Faculteit Letteren en Wijsbegeerte Academiejaar 2006-2007 Esther Kestemont

Le Cymbalum Mundi de Bonaventure Des Périers: la difficile interprétation d’un recueil humaniste

Promotor : Dr. Alexander Roose

Verhandeling voorgelegd aan de Faculteit Letteren en Wijsbegeerte tot het behalen van de graad licentiaat in de Taal- en Letterkunde: Romaanse Talen

Remerciements

Ecrire le mémoire est le dernier stade à franchir avant d‟obtenir le diplôme. Après les quatre Ŕ pour certains d‟entre nous même plus de quatre Ŕ années d‟étude, ce travail en est le couronnement. Or, le résultat final, que vous détenez à ce moment, n‟aurait pas pu se réaliser sans l‟aide de certaines personnes. Tout d‟abord, mes remerciements les plus reconnaissants vont à Dr. Alexander Roose. Outre son enthousiasme et son encouragement, qui ne peuvent que produire un effet contagieux, je le remercie de sa disponibilité ainsi que de ses conseils constructifs. Ma gratitude va aussi à ma famille, surtout à mes parents. Ils m‟ont non seulement donné la possibilité d‟entamer des études universitaires, mais ils m‟ont soutenue du début à la fin. En dernier lieu, je tiens à remercier mon ami, Frank Ketels. Il n‟est pas facile de participer à la besogne d‟une personne en train d‟écrire son mémoire. Je le remercie pour avoir assumé les soins du ménage, pour son aide Ŕ surtout à propos de l‟aspect technique du mémoire Ŕ et pour son soutien perpétuel.

Table des matières

1. Introduction ………………………………………………….……………….. p. 1

2. Préface historique ……………………………………………….….……….. p. 4

2.1 Le XVIe siècle …………………………………...…….……………... p. 4 2.2 Bonaventure Des Périers ……….……………..……………….… p. 6 2.2.1 L‟affaire du Cymbalum Mundi …………….….……….. p. 8 2.2.2 Les répercussions pour l‟auteur ……………….…..… p. 15

3. Le Cymbalum Mundi ……………………….……………………..……...…. p. 20

3.1 La forme ……………………………………….……………..….…… p. 20 3.2 Le contenu : résumé des quatre dialogues ………..…………. p. 21 3.2.1 Dialogue I ………………………………….……………… p. 21 3.2.2 Dialogue II ……………………………………….…...…… p. 22 3.2.3 Dialogue III ………………….………………..…………… p. 23 3.2.4 Dialogue IV ……………………….………….…….……… p. 24

4. L‟interprétation du Cymbalum Mundi …………….………...…….…….. p. 26

4.1 Une œuvre contraire au christianisme …………..……...……. p. 27 4.1.1 André Zébédée …………….….………………………….. p. 28 4.1.2 Guillaume Postel …………….………………...………… p. 28 4.1.3 Jean Calvin …………….……………………….………… p. 29 4.1.4 Un jugement qui se passe de lecture ? ………..……. p. 30 4.1.4.1 Henri Estienne ………………….….………….. p. 31 4.1.4.2 François Grudé, sieur de La Croix du Maine ……….…………….………….……… p. 32 4.1.4.3 Jean Chassanion …………….…………….….. p. 33 4.1.4.4 Estienne Pasquier …………………….………. p. 33 4.1.4.5 Le père Marin Mersenne ……………….……. p. 34 4.1.4.6 Pierre de l‟Estoile …….….………….…………. p. 35 4.1.4.7 Théophile Spizelius …….....….……………...... p. 35 4.1.4.8 Morery ……………………..…………………….. p. 36 4.1.4.9 Nicolas Catherinot …………….…………....… p. 36 4.1.4.10 Georges Daniel Morhofius ………………... p. 37 4.1.4.11 Pierre Bayle …………………...……………… p. 37 4.1.5 Gisbertius Voetius …………………..……….………….. p. 38 4.1.6 Bernard de La Monnoye ………………..……………… p. 38 4.1.7 Eloi Johanneau : A la recherche des clefs du Cymbalum Mundi …………………..…………………… p. 40 4.1.7.1 Le sens du titre et de l‟épître dédicatoire ... p. 40 4.1.7.2 Le sens des quatre dialogues ………….…… p. 42 4.1.8 Charles Nodier ……………….…………….…………….. p. 47 4.1.9 Paul Lacroix Jacob ……………....…….……………...… p. 51 4.1.10 Félix Frank ……………………….………..……………. p. 52 4.1.11 Henri Hauser …………………………………...………. p. 53 4.1.12 Alfred Jeanroy …………………………….…....………. p. 53 4.1.13 Pierre-Paul Plan …………………….……………….…. p. 53 4.1.14 Abel Lefranc …………………….……………..………... p. 54 4.1.15 Henri Busson ………….…………..……….…………… p. 55 4.1.16 Ernst Walser …………………….……………..……….. p. 57 4.1.17 Josef Bohatec …………………….……………..…….... p. 59 4.1.18 Lucien Febvre : « Pro Celso » ……………..……….… p. 61 4.1.18.1 Dialogue II : « Un dialogue sur la Réforme » p. 62 ……………….……..…...……….…. 4.1.18.2 La rencontre avec Etienne Dolet …..….….. p. 66 4.1.18.3 Dialogue I & III : « Le Livre de Jupiter » ………………….…...………….…… p. 68 4.1.18.4 La rencontre avec Celse, à travers Origène ……………………..…………………. p. 72 4.1.18.5 Dialogue III & IV : « Les Bêtes qui parlent » ……….……………………….……… p. 75 4.1.18.6 Conclusion ……………………….…………… p. 76 4.1.19 Henri Just ……….……………………………….……… p. 78 4.1.20 Léon Wencelius ……….…………...... ………… p. 79 4.1.21 Claude Albert Mayer ………...... …….…...... p. 80 4.1.22 Pierre Jourda ……………….…………………..………. p. 83 4.1.23 Roland Mousnier …………...... p. 83 4.1.24 A. M. Schmidt ………………….………….……………. p. 84 4.1.25 Christopher Robinson …...……….……………...……. p. 84 4.1.26 Jean Wirth …………….………………………...………. p. 87 4.1.27 Malcolm C. Smith …………………….………...……… p. 88 4.1.28 Max Gauna ………….……………………………..……. p. 91 4.1.29 Laurent Calvié …………….……………………...…….. p. 94

4.2 L‟absence de jugement …………………………….…...………… p. 96 4.2.1 Le Cymbalum Mundi, œuvre innocente ….….……… p. 96 4.2.1.1 Antoine du Verdier, sieur de Vauprivas …. p. 97 4.2.1.2 Prosper Marchand ….….……………………… p. 97 4.2.1.3 ……….…………...…………………….. p. 100 4.2.1.4 Le père Niceron …….………………………….. p. 102 4.2.1.5 L‟abbé Sabatier de Castres …………………. p. 103 4.2.1.6 Philipp-August Becker …….…….….....…….. p. 103 4.2.1.7 Louis Delaruelle ………..……………………… p. 104 4.2.1.8 Olivier Millet ………….……………..…………. p. 107 4.2.2 Le Cymbalum Mundi, œuvre inintelligible …….……. p. 109 4.2.2.1 L‟abbé Goujet ………..…………………….…... p. 109 4.2.2.2 M. Auguis …………….…………………………. p. 110 4.2.2.3 Jean Céard ……….…………………………….. p. 110 4.2.2.4 André Tournon ……….………………...……… p. 111

4.3 Une œuvre chrétienne ………………….………..………………. p. 113 4.3.1 Le Duchat ………………………………………………… p. 113 4.3.2 Louis Lacour ………………………….………..…..…….. p. 114 4.3.3 Adolphe Chenevière ………….…………………………. p. 116 4.3.4 Verdun-Louis Saulnier : Le Cymbalum Mundi, œuvre hésuchiste ……………………………….……… p. 117 4.3.4.1 Les thèmes du Cymbalum Mundi …………. p. 118 4.3.4.2 « Une apologie du silence » …………………. p. 119 4.3.4.3 L‟hésuchisme : Une foi évangélique, une politique non-interventionniste ……...…….. p. 125 4.3.4.4 Le Cymbalum Mundi situé dans l‟œuvre de Des Périers ……………...…….…...……….. p. 126 4.3.5 Lionello Sozzi …………….……………….……….……… p. 127 4.3.6 Peter Hampshire Nurse : Scepticisme et Spiritualité …………………….……..…………………... p. 128 4.3.6.1 Les sources intellectuelles du Cymbalum Mundi ………….……………...…… p. 129 4.3.6.2 Le sens du Cymbalum Mundi …….………… p. 132 4.3.7 Michael A. Screech : Le Cymbalum Mundi, œuvre catholique .....………………….………………………...... p. 135 4.3.7.1 Une condamnation étrange …………….…… p. 136 4.3.7.2 L‟auteur du Cymbalum Mundi …………..…. p. 138 4.3.8 Heather Ingman .....………….………...………………… p. 140

4.4 Une œuvre philosophique ……………………………………….. p. 143 4.4.1 Wolfgang Spitzer : Une critique de l‟homme et de son abus de la parole ………………………………….. p. 144 4.4.2 Ian R. Morrison : Une œuvre éthique, une perspective comique ……………………….…………… p. 145 4.4.3 Wolfgang Boerner : « Une de la société peinte dans ses représentants typiques » …………. p. 148 4.4.4 François Berriot : « Une des premières manifestations de l‟agnosticisme » ? ………….…….. p. 151 4.4.5 Yves Delègue : La parole en cause ……….………….. p. 154 4.4.6 Michèle Clément : Le Cymbalum Mundi, œuvre cynique ………………….………………………………… p. 157

5. Conclusions ……………………………….…….……………………………. p. 160

6. Bibliographie …………………………………………………………………. p. 166

7. Annexe ………………….……………………………………………………… p. 172

1. Introduction

L‟objet de notre étude, le Cymbalum Mundi, attribué à Bonaventure Des Périers (attribution que nous reprenons), est un livre mal connu de nos jours. C‟est d‟autant plus étonnant lorsque l‟on se rend compte du nombre impressionnant d‟études consacrées à ce livret. Dès sa parution, le Cymbalum Mundi a attiré l‟attention, que cela soit pour en faire l‟éloge ou, au contraire, pour condamner ses prétendues idées blasphématoires. Les opinions ne pourraient être plus partagées par rapport au sens de l‟œuvre.

Le Cymbalum Mundi n‟est qu‟un tout petit livre, composé de quatre dialogues divertissants. Or, la plupart des critiques ont cru discerner dans ce court texte beaucoup plus qu‟un simple divertissement d‟érudit. Ils ont conseillé de ne pas se limiter au sens littéral du livre et ils ont tenté de dégager « le sens caché ». L‟objectif de notre étude ne sera pas d‟ajouter, à notre tour, une interprétation du Cymbalum Mundi. Pour arriver à une interprétation cohérente et nouvelle, il faudrait non seulement une analyse profonde des arguments textuels du livre même, mais aussi une étude approfondie des autres œuvres de Des Périers. Notre étude se concentrera sur les diverses interprétations du Cymbalum Mundi qui ont été formulées dans le passé. Nous nous efforcerons de rassembler toutes ces interprétations et de présenter, en forme résumée, leurs points essentiels. Nous ne voudrions toutefois pas prétendre de proposer un survol exhaustif. Pour le faire bien trop d‟auteurs ont étudié le Cymbalum Mundi. Un grand nombre des critiques a dédié un essai ou même un livre entier à Des Périers et à son opuscule. Plusieurs ont même proposé une nouvelle édition du livre. D‟autres n‟ont mentionné le texte de Des Périers qu‟en passant. Il convient aussi de remarquer qu‟un grand nombre d‟études n‟ont analysé qu‟un détail ou qu‟un seul aspect du Cymbalum Mundi et n‟apportent donc rien sur le sens en général. Ces analyses ont été négligées, parce que l‟enjeu de notre travail constitue justement l‟interprétation du sens général du livre de Des Périers. Pour le reste, il est également possible que dans l‟interminable liste des interprétations, quelques noms seraient échappés à notre attention. Nous allons toutefois tenter de réunir la plupart des opinions sur le sens général du Cymbalum Mundi. Tout en nous concentrant sur les plus importantes. De toute évidence, nous tenterons de présenter ici en tout cas un survol plus complet et plus élaboré que tous ceux présentés par quelconque tentative antérieure.

Nous commencerons par une préface historique, dans laquelle nous présenterons d‟abord succinctement le climat qui régnait au XVIe siècle. Dans la seconde partie de la préface, nous tenterons de retracer la vie de Bonaventure Des Périers Ŕ une vie pleine d‟obscurités, ce qui constitue la raison pour laquelle plusieurs érudits semblent avoir glissé dans la conjecture Ŕ, ainsi que l‟affaire du Cymbalum Mundi. Nous expliquerons le sort qu‟a connu ce livre, ainsi que celui de son auteur et de l‟imprimeur. Nous présenterons ensuite le livre même : sa forme et son contenu. L‟argument de chaque dialogue sera résumé afin que le lecteur puisse avoir une idée du contenu des quatre dialogues. Cela dit, nous ajouterons le Cymbalum Mundi dans sa totalité en annexe 1 . Comme les différentes interprétations se réfèrent évidemment à l‟œuvre, nous estimons qu‟il est utile de rendre le texte même. C‟est également pour cette raison que nous voudrions en recommander la lecture avant de lire notre étude. Après toutes ces explications générales, suivront les différentes interprétations. Pour la clarté, nous opterons pour une division en quatre groupes. Le premier ensemble rassemblera les opinions défavorables au sujet du Cymbalum Mundi. Ces thèses, qui considèrent le livre comme « une œuvre contraire au christianisme », constituent sans doute la majorité des interprétations divergentes. Dans le deuxième groupe, nous rassemblerons les études qui se caractérisent par une « absence de jugement ». D‟une part, ce groupe est composé de ceux qui affirment « l‟innocence » du Cymbalum Mundi. Par ailleurs, on trouvera dans ce groupe aussi ceux qui considèrent

1L‟édition que nous avons reproduit en annexe, est l‟édition phototypique de Pierre-Paul Plan : Bonaventure DES PERIERS, Cymbalum Mundi, Réimpression de l‟édition 1537 fac- similé de l‟exemplaire unique conservé à la Bibliothèque de Versailles, par Pierre-Paul Plan, , Société des Anciens Livres, 1914. le texte de Bonaventure Des Périers comme une « œuvre inintelligible ». Et puis, il a été suggéré aussi que le petit livre serait en fait « une œuvre chrétienne ». C‟est ce qui deviendra clair dans la troisième partie des interprétations. En dernier lieu, nous regrouperons quelques interprétations qui ont en commun qu‟ils diffèrent de ceux qui examinent le Cymbalum Mundi surtout, et presque uniquement, sous le rapport de la . Ce quatrième groupe considère le texte de Des Périers plutôt comme « philosophique ». Il importera alors, après avoir parcouru enfin toutes ces interprétations du Cymbalum Mundi, d‟en dégager les plus valables ou, en tout cas, les éléments qui se révèlent les plus intéressants.

2. Préface historique

2.1 Le XVIe siècle

Bonaventure Des Périers, ainsi que toute l‟agitation autour de son fameux opuscule, Cymbalum Mundi, est un produit du XVIe siècle. Après des temps difficiles avec la grande peste de 1348 et la guerre de Cent Ans, la connaît non seulement un essor démographique et économique, mais aussi une intellectuelle et artistique. Souvent, l‟image de la lumière est associée à cette période, tandis que les siècles précédents sont dépeints comme immergés dans les ténèbres. L‟époque humaniste se caractérise par un sentiment de renaissance. Mais le renouveau de ce temps, qui touche plusieurs domaines, semble d‟abord l‟apanage d‟un petit groupe de lettrés et d‟artistes dont l‟« enthousiasme a été si vif, leur zèle à le propager si actif, l‟éclat des œuvres qu‟ils ont produites si éblouissant, qu‟ils ont eu un rayonnement considérable »2.

Dans le domaine de la religion, les choses se mettent aussi à bouger. Le XVIe siècle connaît une foi omniprésente3. Les gens ont le crucifix au mur et des images pieuses dans la maison, la journée est réglée par le son des cloches, les jours sont indiqués par des noms de saints et ainsi de suite. Robert Mandrou a considéré la dévotion des pratiquants comme une espèce de « conformisme social »4. Sous une autre optique, cette croyance fortement divulguée a été attribuée à la peur de la mort. En tout cas, il importe de ne pas sous-estimer la religiosité des fidèles de cette époque : « [Il] y a souvent chez eux une authentique soif de Dieu et de sa parole. »5.

2 Arlette JOUANNA, et al., La France de la Renaissance. Histoire et dictionnaire, Paris, Robert Laffont, 2001, p. 9. 3 A propos de la foi profonde de ce temps, nous renvoyons le lecteur non seulement à Arlette JOUANNA, et al., ibid., mais aussi à l‟œuvre également fondamentale de Lucien Febvre : Lucien FEBVRE, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Édition revue avec 6 planches hors texte, Paris, Albin Michel, « L‟évolution de l‟humanité, troisième section, IV », 1947. 4 Arlette JOUANNA, et al., op. cit., pp. 271-272. 5 Ibid., p. 275. Quoi qu‟il en soit, parmi les chrétiens une rupture se produit au XVIe siècle. Certains se font partisans d‟une réforme et rompent avec l‟Eglise romaine. D‟autres préfèrent des changements réalisés de l‟intérieur6.

Ce qui importe pour nous, c‟est l‟atmosphère tendue qui régnait à ce moment-là suite aux multiples conflits religieux. Toute liberté est compromise et tout comportement qui s‟écarte de la convention et de la tradition, devient suspect. La peur des hérésies règne : aussi le XVIe siècle est-il connu comme une époque de grandes poursuites. Le Journal d’un bourgeois de Paris sous François 1er 7 , tenu de 1519 à 1530 par Maître Nicolas Versoris, dresse un tableau de la vie quotidienne de cette période. Le document présente « un mélange d‟événements privés et publics, de réflexions personnelles, de racontars et de rumeurs du temps »8. Versoris tient le registre des faits de la rue, comme les supplices et les pendaisons. Le fragment n° 265 témoigne de l‟intolérance religieuse et des persécutions frénétiques du XVIe siècle :

265. Environ le IIIe ou quattresme jour d‟aoust et aultres plusieurs jours suivant, passerent grant quantité de gens d‟armes lancequenez qui revenoient du meurtre et occisions des Luteriens tués et occis en Lorraine, lesquels en plusieurs places autour Paris firent des maulx infinis, mesmement au villaige de Chesle où ils entrèrent dans l‟abbaye. Toutesfoys ilz y en eust tués quelques uns, samblablement à Paris et à Corbeil et Melun, toutesfoys ilz firent de gros torz sur le plat pays, ilz estoient au nombre de six milles. S‟ils eussent esté abandonnez au villagoys, ilz n‟y eussent guères arrester, car tout le plat pays estoit envirun contre eulx9.

C‟est dans ce climat troublé qu‟a été publié le Cymbalum Mundi, petit livre, à première vue totalement innocent, attribué à Bonaventure Des Périers. Notre premier chapitre (Cfr. 3) traitera de la forme et du contenu de ce recueil de

6 Pour les détails de « la déchirure religieuse » de cette époque, nous renvoyons le lecteur à La France de la Renaissance. Histoire et dictionnaire : Ibid., pp. 271-359. 7 Journal d’un bourgeois de Paris sous François 1er, Texte choisi, établi et présenté par Philippe Joutard, Paris, Union générale d‟éditions, « Le monde en 10/18 », 1963. 8 Ibid., p. 6. 9 Ibid., pp. 88-89. dialogues, mais nous parlerons ici d‟abord du sort qu‟a connu cet ouvrage, ainsi que de son auteur.

2.2 Bonaventure Des Périers

Au préalable, il convient d‟avouer que beaucoup de doutes à propos de la vie de Des Périers subsistent. Par ailleurs, il n‟y a pas non plus un accord général sur les œuvres qu‟il faut lui attribuer. Aussi, Michael A. Screech n‟est-il pas d‟accord pour désigner « sans preuve convaincante », comme il le dit lui-même, Des Périers comme l‟auteur du Cymbalum Mundi. Screech reprend de Guillaume Postel le nom d‟un certain Villanovanus, mais après quelques hypothèses sur l‟identité de ce dernier, il admet ignorer la réponse à la question : Qui est l‟auteur du Cymbalum Mundi ?10. Charles Nodier pour sa part avait attribué plusieurs œuvres à Des Périers qui selon Louis Lacour ne sauraient être de sa main, ainsi par exemple le Valet de Marot contre Sagon, la traduction de l‟Andrie de Térence et les Discours11.

Jean Bonaventure Des Périers, ou Johannes Eutychus Deperius, est né au début du XVIe siècle. Les biographes doutent de la date exacte, tout comme du lieu de naissance. Ils proposent, en gros, trois dates différentes (1498, 1500 et 1510), mais ils sont d‟accord pour le lieu : la petite ville d‟Arnay-le- Duc, qui se situe dans le pays de Bourgogne, pas loin d‟Autun. Pendant ses années de jeunesse, Des Périers est l‟élève et le protégé d‟un certain « Monseigneur de Saint Martin »12 . Sur l‟identité de ce dernier, plusieurs hypothèses ont été formulées 13 . Colletet y voit un homme nommé de Mesmes, tandis que Lacour identifie ce personnage au cardinal de Guise. Plus tard, Lacour, ainsi que Paul Lacroix, se joint à l‟opinion de Colletet. Toutefois, Chenevière est convaincu qu‟il s‟agit en réalité de Robert Hurault, abbé de Saint-Martin d‟Autun, hypothèse qui sera reprise plus tard sans le

10 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, pp. 14-15. 11 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, pp. 150-151, 163-164. 12 Une pièce de vers de la main de Bonaventure à Marguerite de Navarre en témoigne : les vers sont cités par Adolphe Chenevière : Adolphe CHENEVIERE, Bonaventure des Periers. Sa vie, ses poésies, Paris, Plon, 1886, p. 7. 13 Ibid., pp. 7-16. moindre doute par Peter Hampshire Nurse 14 . Tout ceci n‟est pas sans importance : le lecteur le verra un peu plus loin. Cet abbé a rempli le rôle de précepteur et de conseiller de la sœur du roi, Marguerite de Navarre.

Après ces années d‟études classiques, suit une existence vagabonde qui dura jusqu‟à 1536. Pendant ce laps de temps, Des Périers collabore à une traduction française de la , celle d‟Olivetan qui a été publiée à Neufchâtel en 1535. « Cette Bible […] est la première édition ou traduction protestante en langue française […] » 15 . Bonaventure est l‟un des trois collaborateurs de cette entreprise, les deux autres étant H. Rosa et Math. Gramelinus. Rosa et Des Périers ont été chargés de l‟interprétation de la Table de tous les mots ébrieux, chaldéens, grecs et latins, tant d’hommes que de femmes, de peuples, de pays, de cités, de fleuves, de montaignes, et d’autres, lesquelz sont contenus au vieil et nouveau Testament, extraictz de plusieurs bons autheurs et familièrement traduictz en françoys. Sous la rubrique Concinnatores tabulae ad lectorem, on retrouve deux distiques dont l‟un porte la signature de Des Périers. Chenevière signale encore que, à son avis, la tâche de Des Périers renfermait également la traduction. Son rôle de participation aurait donc été double 16.

Son travail avec Olivetan recouvre l‟année 1534 ainsi qu‟une partie de 1535. En 1536 paraît à Lyon le premier volume des Commentarii linguae latinae d‟Etienne Dolet, auquel Des Périers a collaboré depuis le printemps de l‟année 1535. Dolet a lui-même indiqué avoir reçu l‟aide de Des Périers pour le travail préparatoire de son immense recueil Commentaires de la langue latine : « Bonaventure Des Periers, héduen, nous apporta le secours de son travail assidu pour l‟exécution du premier volume de nos Commentaires. »17.

C‟est en 1536, année où il prend aussi la défense de Marot dans la querelle qui oppose celui-ci à Sagon, que Des Périers rencontre Marguerite de

14 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, p. vii. 15 M. Reuss cité par Adolphe Chenevière : Adolphe CHENEVIERE, op. cit., p. 30. 16 Ibid., pp. 27-28. 17 Ibid., p. 34. Navarre lors d‟une cérémonie religieuse. Il est si impressionné par sa présence qu‟il veut devenir son serviteur à tout prix. Il se voit attribué d‟abord la charge de secrétaire, ensuite celle de valet de chambre. Ce n‟est par conséquent pas étonnant que la sœur du roi apparaît fréquemment dans les vers de Des Périers et qu‟il lui dédie même un grand nombre de poèmes. Lucien Febvre signale que « [s]ur 73 pièces avec dédicace que nous a conservé le recueil des Œuvres, 30 sont dédiées à la seule Marguerite contre 4 à Marot ; 4 à Du Moulin ; 3 à François Ier ; 3 à Madame de Saint- Pater… »18. A la fin de l‟année, il lui fait parvenir un long poème satirique et ironique, Prognostication des Prognostications pour tous temps, à jamais, sur toutes autres véritable ; laquelle descoeuvre l’impudence des prognostiqueurs, par le biais de son ami Antoine du Moulin. Cette œuvre, publiée sous le pseudonyme de « maître Sarcomoros, natif de Tartarie et secrétaire du roi de Cathay », ridiculise les auteurs d‟almanachs et de prognostications.

2.2.1. L‟affaire du Cymbalum Mundi

A cette époque, Des Périers travaille déjà à son Cymbalum Mundi. Ce petit livre paraît de façon anonyme en février 1537, avant Pâques (c‟est à dire : en 1538 nouveau style)19, mais est presque aussitôt condamné et supprimé. Le mardi 5 mars 1537 (avant Pâques, soit en 1538), Pierre Lizet, premier président de la cour du Parlement de Paris, reçoit une lettre du roi ainsi qu‟une du chancelier, accompagnées d‟un exemplaire du Cymbalum Mundi. Comme le roi y voyait « de grands abuz et heresies », il ordonne de poursuivre l‟imprimeur tout comme l‟auteur. L‟arrêt du Parlement date du jeudi 7 mars :

Jeudi viie jour de mars [M] Ve XXXVII2. Manée : Ce jour, me Pierre Lizet, premier président en la court de ceans, a dict à icelle que mardi dernier, sur le soir, il receut un pacquet où y avoit unes lettres du Roy et une

18 Lucien FEBVRE, « Origène et Des Périers ou l‟énigme du Cymbalum mundi », in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, II, 1942, p. 120. 19 L‟année commençait alors à Pâques. du Chancellier, avec ung petit livre en langue françoise intitulé : Cymbalum mundi, et luy mandoit le Roy qu‟il avoit faict veoir ledict livre et y trouvoit de grands abuz et heresies et que, à ceste cause, il eust à s‟enquerir du compositeur et de l‟imprimeur, pour l‟en avertir, et après proceder à telle punition qu‟il verroit estre à faire. Suivant lequel commandement il avoit fait telle diligence que, hier, il fit prendre ledict imprimeur, qui s‟appeloit Jehan Morin, et estoit prisonnier, et avoit fait visiter sa bouticque, et avoit l‟on trouvé plusieurs fols et erronez livres en icelle, venans d‟Allemaigne, mesmes de Clement Marot, que l‟on voulloit faire imprimer. A dit aussi que aucuns theologiens l‟avoient adverty qu‟il y avoit de present en ceste ville plusieurs imprimeurs et libraires estrangiers, qui ne vendoient sinon livres de l‟impression d‟Allemaigne contenans plusieurs habuz et erreurs, et aujourd‟huy es Colleges on ne lisoit aux jeunes escoliers, sinon livres parmi lesquelz y avoit beaucoup d‟erreurs et qu‟il y failloit pourvoir promptement, estant certain que l‟on feroit service à Dieu, bien à la chose publicque et service très agreable au Roy, lequel luy escripvoit que l‟on ne luy povoit faire service plus agreable que d‟y donner prompte provision. Sur ce la matière mise en délibération.20

Notons que Bonaventure Des Périers n‟y est pas nommé. La lettre royale parle « du compositeur et de l‟imprimeur », mais c‟est uniquement l‟imprimeur, Jean Morin, qui est arrêté et emprisonné. Il semble toutefois que, dès le début, Morin aurait révélé le nom de l‟auteur afin de ne pas porter lui-même toute la responsabilité. C‟est ce qui peut être dérivé de la supplique du pauvre imprimeur, adressée au chancelier Du Bourg. Il s‟agit d‟un texte sans date, copié par du Puy, garde de la Bibliothèque du Roi, sur l‟exemplaire du Cymbalum Mundi de 1538 et qui a été conservé à la Bibliothèque nationale :

A Monseigneur le Chancelier. Supplie humblement Jehan Morin, pauvre jeune garçon libraire de Paris, que comme ainsi soit qu‟il aye, par ignorance et sans aucun vouloir de mal faire ou mesprendre, imprimé un petit livret appellé Cymbalum mundi, lequel livre seroit tombé en scandale et reprehension d‟erreur, à cause de quoy ledit suppliant pour ce qu‟il l‟a imprimé auroit esté mis en prison à Paris et à présent y seroit detenu en grande pauvreté et dommage à lui insuportable. Qu‟il vous plaise d‟une benigne grace lui

20 Nous avons reproduit le texte d‟après Abel Lefranc qui l‟a collationné d‟après le registre même du Parlement (X1a 1540, fol. 221) : Abel LEFRANC, « Rabelais et les Estienne. Le procès du Cymbalum de Bonaventure des Périers », in Revue du seizième siècle, XV, 1928, p. 359. faire ce bien de lui octroïer lettres et mander à Monsr le premier Président de Paris et à Monsr le lieutenant criminel que vous voulez bien qu‟il soit relasché, à caution de se representer toutes fois et quantes que le commandement luy en sera fait, attendu que par sa deposition il a declaré l‟auteur dudit livre et que, en ce cas, il est du tout innocent et qu‟il n‟y eust mis sa marque ny son nom s‟il y eust pensé aucun mal. Ce faisant ferez bien et justice, et l‟obligerez a jamais prier Dieu pour vostre prosperité et santé. 21

Morin a apparemment désigné l‟auteur, cependant Des Périers ne se trouve nulle part cité. Cette requête de la part de l‟imprimeur comporte pour le reste la demande d‟être mis en liberté puisqu‟il serait « du tout innocent ». Il déclare avoir imprimé l‟opuscule, ignorant le caractère hérétique de ce petit livre. Il donne pour preuve le fait que sa marque ainsi que son nom y figurent. Toutefois, il ne semble pas que Morin ait pu regagner sa liberté. Des charges nouvelles aggravent au contraire sa situation : il aurait vendu quatre livres impies à un autre libraire parisien, Jean de la Garde. Comme ce dernier vient d‟être condamné, il n‟est pas difficile de s‟imaginer que la situation de Morin devient particulièrement précaire. Pierre Lizet adresse à ce moment-là, le 16 avril, une lettre au chancelier du Bourg afin d‟apprendre la volonté du roi concernant toute l‟affaire :

Monseigneur, je vous ay voulu advertir que Jehan Morin libraire qui a faict imprimer le petit livre intitulé : Cymbalum mundi, pourquoy il a esté constitué prisonnier, suivant l‟ordonnance du Roy, s‟est trouvé depuis chargé d‟avoir vendu à ung nommé Jehan de la Garde, aussi libraire, quatre petit livres, les plus blasphemes, heretiques et scandaleux que l‟on sçauroit point dire et contre le Sainct Sacrement de l‟autel et toute la doctrine catholique, lesquels livres ont esté bruslez avec ledit de la Garde et aultres, executez, ces jours passez, à mort. Et parce que ledit Morin libraire est prisonnier, de l‟ordonnance du Roy, vostre plaisir soit en parler audit Seigneur, à ce qu‟il luy plaise me faire entendre, sur ce, son plaisir et commandement. Monseigneur, après m‟estre humblement recommandé à vostre bonne grace, priray le benoist sauveur vous donner très bonne et très longue vie. De Paris, ce XVe avril [1538]. Vostre plus humble serviteur, Pierre LIZET.22

21 La supplique citée par Abel Lefranc : Ibid., pp. 359-360. 22 La lettre citée par Abel Lefranc : Ibid., pp. 360-361.

Comment la sentence est-elle formulée ? Abel Lefranc, suivant en cela Alfred Cartier et Adolphe Chenevière, nous apprend qu‟il y aurait eu un arrêt du Parlement du 19 mai 1538, ordonnant la destruction du Cymbalum Mundi23. Il n‟y a néanmoins pas de document pour l‟attester. Nous avons en revanche une pièce copiée par Nathan Weiss, secrétaire de la Société de l‟Histoire du Protestantisme français, dans les registres du Parlement de Paris. Il s‟agit d‟un nouvel arrêt du Parlement qui date du 10 juin 1538 et qui a été publié par Pierre-Paul Plan dans sa réédition en fac- similé du Cymbalum Mundi de 1537 :

Veu par la court le proces faict par le prevost de Paris alencontre de Jehan Morin prisonnier de la cociergerie du Palais de Paris, appelant de la sentence contre luy donnée par led. Prevost ou son lieutenant, par laquelle et pour raison de ce qu‟il auroit baillé, vendu et delivré aulcuns livres contenans plusieurs erreurs et scandales et faict imprimer en sa maison ung livre intitulé Cymbalum mundi ouquel y a, comme l‟on dit, aulcuns erreurs et paroles scandaleuses contre la foy catholicque comme plus à plein est declairé oudit proces, il auroit esté condemné à estre mené en ung tumbereau devant l‟eglise nostre dame de Paris et illec faire amende honorable, nue teste et à genoulx, tenant en ses mains une torche de cire ardant et requerir mercy et pardon à Dieu, au roy et à justice, et les meschans livres qui seroient trouvés en sa possession bruslés en sa présence. Ce faict, estre battu nud de verges par les carrefours de ceste ville de Paris, aiant la corde au col, tourné au pilory, banny à tousjours de ce roiaume, et ses biens declairés confisqués au roy. Et oy et interrogé par lad. court icelluy prisonnier sur sa cause d‟appel et tout considéré, il sera dit que avant de proceder au jugement dud. proces lad. court a ordonné et ordonne led. livre intitulé Cymbalum mundi estre monstré et communiqué à la faculté de théologie pour sçavoir si en icelluy y a aulcuns erreurs ou heresies ; et aussi sera informé super vita et moribus dud. prisonnier pour ce faict et le tout veu par lad. court estre procédé au jugement dud. procès ainsi que de raison. Et cependant led. prisonnier sera mis en lieu seur et il sera advisé pour le mieulx à ce que cependant il se puisse faire penser et medicamenter de la maladie à luy survenue. XVII° jun. Ve XXXViiij°.

LESUEUR rapr. A. LESUEUR. F. DE SAINCT ANDRÉ.24

23 Ibid., p. 361. 24 L‟Arrêt du Parlement cité par Abel Lefranc : Ibid., pp. 361-362. Le verdict du prévôt de Paris est dur. Le prévôt ordonne non seulement la destruction du Cymbalum Mundi tout comme les autres livres trouvés chez Morin, mais condamne à perpétuité l‟imprimeur à l‟exil. Premièrement, le condamné doit encore faire amende honorable, subir des peines corporelles et tous ses biens seront confisqués par le roi. Cette sentence, observe Lucien Febvre, paraît être très sévère, mais n‟est qu‟une « bagatelle » comparé au sort qu‟a connu Jean de la Garde25. Morin fait appel de ce jugement auprès du Parlement, action qui lui procure, au moins, un peu de répit : le Cymbalum Mundi sera soumis à la Faculté de théologie, réunie au Collège de Sorbonne, avant de passer aux actes. Entre- temps, les autorités se lancent dans une enquête sur le passé du prisonnier. Comme la décision date du 19 juillet, Febvre en conclut que la Faculté a eu besoin d‟« un bon mois pour examiner le mince livret »26, vu que l‟ordre pour renvoyer l‟opuscule date du 17 juin 1538. Du Plessis d‟Argentré résume l‟avis de la Faculté dans sa Collectio judiciorum :

Anno domini millesimo quingentesimo octavo, die decima nona mensis Julii, congregata Facultate apud Collegium Sorbonae super libro intitulato : Cymbalum mundi, misso ad Facultatem per Curiam Parlamenti, auditis deliberationibus magistrorum nostrorum, conclusum fuit quod, quamvis liber ille non continet errores expressos in Fide, tamen quia perniciosus est, ideo supprimandus.27

La Sorbonne conclut que même si le Cymbalum Mundi ne renferme pas d‟ « erreurs expresses en matière de foi », il faut le supprimer car il est « pernicieux ». Les Magistri Nostri considéraient l‟esprit du livre en général comme dangereux. Ce jugement fait immédiatement comprendre la rareté du livre. Il n‟y a que trois exemplaires qui ont survécu : un de l‟édition de 1537 et deux de celle de 1538.

25 Lucien FEBVRE, « Une histoire obscure. La publication du Cymbalum mundi », in Revue du seizième siècle, XVII, 1930, p. 11. 26 Ibid., p. 12. 27 Du Plessis d‟Argentré cité par Alfred Cartier: Alfred CARTIER, « Le libraire Jean Morin et le Cymbalum mundi de Bonaventure des Periers devant le Parlement de Paris et la Sorbonne », in Société de l’histoire du Protestantisme français. Bulletin historique et littéraire, XXXVIII, 1889, p. 580. Cartier ainsi que Screech mettent en lumière le caractère un peu bizarre du jugement. Cartier souligne « la rigueur habituelle des jugements de la Sorbonne » qui ne correspond pas à l‟« indulgente modération des termes de cette condamnation ». La question suivante se pose : La Sorbonne faisait-elle mine de rien pour ne pas faire de la publicité à un livre très hérétique, ou bien ne comprenait-elle en fait rien à propos de la véritable nature de l‟opuscule ? 28 Screech pour sa part souligne la « légalité douteuse » du jugement et signale qu‟il ne connaît « aucune condamnation d‟aucun livre par les censeurs de la Sorbonne ou du Parlement Ŕ pas une seule Ŕ entre 1535 et 1539, sauf celle-ci »29. Il nous renvoie ensuite au livre de Francis Higman dans lequel celui-ci dit ironiquement : « [T]he Faculty has here descended to saying in effect, „since the king has said it is dangerous, it must be‟. »30.

Nous jugeons approprié d‟insérer ici une petite parenthèse à propos des hypothèses de Screech. Celui-ci s‟étonne du fait qu‟un livre soit condamné. Toutefois, même si entre 1535 et 1539 nul autre livre que le Cymbalum Mundi a été condamné, la suppression d‟une opuscule considérée comme hérétique ainsi que la poursuite de son auteur, n‟est pas un fait singulier au XVIe siècle. Le cas du libelle de Geoffroy Vallée, De arte nihil credendi (L’Art de ne croire en rien) ou Le fléau de la foi 31 , peut être raconté à titre d‟exemple. Dans ce petit livre, l‟auteur parle des différentes croyances. Pour lui, ce qui compte, c‟est le savoir : non pas la croyance aveugle, mais la connaissance du monde et de soi par laquelle on peut atteindre Dieu. Celui qui croit par simple foi, ou par crainte ou peur, se situe dans l‟ignorance. Seulement le savoir et la réelle compréhension du monde mènent au repos et à la félicité.

28 Ibid., pp. 580-581. 29 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, p. 8. 30 Francis M. HIGMAN, Censorship and the Sorbonne. A bibliographical study of books in French censured by the faculty of theology of the university of Paris, 1520-1551, Genève, Droz, 1979, p. 35. 31 L’Art de ne croire en rien. Suivi de Livre des trois imposteurs, édition établie et préfacée par Raoul Vaneigem, Paris, Payot & Rivages, 2002. Vallée, qui a exprimé ses pensées librement, a dû en subir les conséquences. Son livre, qu‟il a eu la hardiesse de signer de son nom, n‟est pas passé inaperçu : « Une lecture attentive révèle […] chez le jeune homme une perspicacité que l‟Eglise estima[it] assez outrageante pour l‟envoyer à la mort, à l‟âge de vingt-quatre ans. »32. Le 9 février 1574, Vallée a été pendu.

Revenons au Cymbalum Mundi. Celui-ci est donc supprimé, mais qu‟advint-il en définitive de son imprimeur? Chenevière conclut qu‟ « [o]n ne saurait dire si Jehan Morin fut, comme Jehan de la Garde, brûlé avec le livre qu‟il avait imprimé »33. Ce doute concernant l‟issue de l‟affaire pour Morin règne chez tous les érudits. Toutefois, Cartier est :

persuadé que, dans le fait que Des Periers a pu trouver à Lyon un imprimeur disposé à entreprendre une nouvelle édition du Cymbalum [(Cfr. infra : 2.2.2)], il faut voir une preuve, ou si l‟on veut une présomption de plus, que Jean Morin était sorti indemne des poursuites intentées à l‟occasion de la première. Une condamnation aurait certainement détourné Bonyn d‟une publication dont le danger eût été trop palpable pour qu‟il se fût hasardé à en courir le risque.34

Cartier voit la publication d‟une seconde édition du livre comme la confirmation de l‟élargissement du libraire. Lefranc, pour sa part, remarque encore qu‟il existe une édition du Roman de la Rose de 1538 qui porte le nom de Jehan Morin. Ceci le porte à suggérer la possibilité que le frère aîné de l‟imprimeur, qui s‟appelle également Jean, ait remplacé le petit Jean dans la firme35. Toutefois, Febvre considère cette hypothèse comme invraisemblable et résout à attendre une hypothèse meilleure36. Il convient ici de mentionner un problème capital, présenté par Febvre, problème qui obstrue, en fait, d‟établir la clarté sur l‟issue de l‟affaire : « [O]n ne sait jamais au XVIe siècle, l‟année partant généralement de Pâques, si un livre qui porte le millésime de 1537 n‟a pas été imprimé en janvier, février,

32 Ibid., p. 23. 33 Adolphe CHENEVIERE, op. cit., p. 65. 34 Alfred CARTIER, op. cit., pp. 587-588, n. 1. 35 Abel LEFRANC, op. cit., p. 365. 36 Lucien FEBVRE, op. cit., 1930, pp. 12-13. mars ou même avril 1538. »37. Comme les dates de publication exactes du Cymbalum parisien, du Cymbalum lyonnais (Cfr. infra : 2.2.2) ainsi que du Roman de la Rose peuvent indiquer l‟acquittement ou non de Morin, le doute qui subsiste concernant le millésime n‟est pas sans importance38. Mais nous ignorons ce qu‟est devenu finalement de Morin.

2.2.2. Les répercussions pour l‟auteur

Pour ce qui est de l‟auteur du livre, Bonaventure Des Périers, nous savons avec certitude qu‟il a été dénoncé par Morin. Lefranc estime que Des Périers s‟est probablement réfugié à Autun et qu‟il a recherché la protection de la reine de Navarre39. Cartier en revanche croit que Bonaventure n‟a pas voulu se sauver. Au contraire, même : Des Périers ne semble pas avoir prêté attention au jugement du livre. La sentence tempérée de la Sorbonne aurait amené l‟auteur à se croire « assez sûr de l‟impunité pour donner, la même année 1538, une nouvelle édition du Cymbalum »40, le Cymbalum lyonnais. En effet, Des Périers, qui a quitté Paris Ŕ alors qu‟il n‟était vraisemblablement pas poursuivi lui-même Ŕ a fait paraître une seconde édition de l‟opuscule à Lyon. Après ce qui est arrivé à la première édition, il est étonnant que Bonaventure ait pu trouver un imprimeur, Benoît Bonyn ou Bounyn, prêt à prendre un tel risque. Febvre souligne l‟étrangeté de cette décision de Des Périers ainsi que l‟étrangeté de celle de Bonyn. Ces décisions ne concordent pas avec l‟attitude prudente attendue41.

Certains cherchent l‟explication auprès des protecteurs de Bonaventure. Surtout dans les relations que Des Périers entretenait avec Marguerite de Navarre, Bonaventure étant son protégé. Toutefois, à ce sujet, Chenevière mentionne que la reine de Navarre n‟a sans doute pas bien accueilli la

37 Ibid., p. 21. 38 Pour plus de détails du raisonnement de Febvre, nous renvoyons le lecteur à son article : Ibid., pp. 21-25. 39 Abel LEFRANC, op. cit., pp. 365-366. 40 Alfred CARTIER, op. cit., p. 583. 41 Lucien FEBVRE, op. cit., 1930, p. 26. répétition du scandale42. Febvre, en revanche, qui préfère se baser sur des faits établis, ne voit dans l‟argumentation de Chenevière « que du sentiment et des interprétations »43. Par ailleurs, Febvre relativise aussi la deuxième explication de cette réimpression du Cymbalum Mundi : l‟air qui règne à Lyon 44 . L‟opinion généralement admise est celle de « la longanimité des autorités lyonnaises » 45 . Il aurait existé à Lyon une tolérance plus grande. Febvre affirme que si la situation n‟y différait de celle à Paris, il y avait certes moins de contrôle. Or, il ne faut pas exagérer : « [O]n n‟avait pas le droit d‟y provoquer impunément, sous l‟œil sévère du cardinal de Tournon, les autorités spirituelles et morales du royaume, ni d‟y répandre ouvertement des œuvres condamnées et suspectes d‟un inquiétant “lucianisme”. »46. Dans un autre article de Febvre, Origène et Des Périers ou l’énigme du Cymbalum mundi47, où celui-ci rappelle brièvement les circonstances de la publication du Cymbalum Mundi, il reprend la réfutation de cet argument sur base de quelques exemples concrets :

La mansuétude des pouvoirs locaux ? l‟indulgence bien connue des gens de justice lyonnais ? Je veux bien. Mais il faudrait en parler à Baudichon de la Maisonneuve et à son compagnon Jean Janin dit le Colognier (1534). Il faudrait en parler aux « mal sentans » qui se voient emprisonner à Lyon en 1537. Aux luthériens qui y seront brûlés vifs en 1540. A Marot qui rentrant en France de Ferrare, au mois de décembre 1536, y avait reçu, debout sur le seuil du sanctuaire, en présence « pour le moins » d‟une « douzaine de témoins » un coup de baguette à la fin de chaque verset du Psaume Miserere qu‟un officiant, verge en main, récitait devant lui. Il faudrait en parler à Pierre de Vingle, obligé de s‟enfuir précipitamment de Lyon à Genève puis à Neuchâtel, pour avoir imprimé, en 1531, un livre suspect : l‟Unio Hermani Bodii in unum corpus reducta. Il faudrait en parler à Dolet enfin, à Dolet, revenant de Paris à Lyon après le meurtre de Compaing, avec, en poche, le pardon du roi : saisi

42 Adolphe CHENEVIERE, op. cit., pp. 66-67. 43 Lucien FEBVRE, op. cit., 1930, pp. 26-27. 44 Ibid., pp. 27-30. 45 Ibid., p. 29. 46 Ibid., p. 30. 47 Lucien FEBVRE, op. cit., 1942. cependant, et jeté en prison par le sénéchal sitôt rentré sur les bords de la Saône. Il faudrait en parler.48

Troisième argument qui devrait adoucir l‟invraisemblable parution du Cymbalum lyonnais : « la légende du faux nom »49. Febvre explique que selon certaines sources, Bonyn ne résidait plus à Lyon en 1538. Quelqu‟un d‟autre aurait employé le nom du disparu pour l‟édition lyonnaise, afin d‟échapper lui-même aux persécutions éventuelles. Il s‟agirait d‟un certain Michel Parmentier. Or, Febvre réfute cette thèse en avançant trois arguments50. Febvre avance lui-même, dans son article de 1942, une hypothèse sur la date du Cymbalum lyonnais. Il se base sur l‟opinion de « l‟autorité souveraine en matière d‟impression lyonnaise » 51 , Julien Baudrier, selon lequel l‟impression d‟un opuscule tel que le Cymbalum Mundi ne prendrait pas le temps de dix jours dans un atelier suffisamment équipé. Dans cette perspective, il semble tout à fait vraisemblable que « le Cymbalum soit sorti des presses de Bonnyn soit dans les derniers jours de 1537, avec le millésime antidaté de 1538 ; soit dans les premières semaines de 1538, avant la lettre du Roi et les poursuites du Parlement de Paris »52.

Quoi qu‟il en soit, une seconde édition de l‟opuscule a été publiée. Toutefois, il semble qu‟elle ait connu le même sort que la première. Elle n‟aurait, elle non plus, pas échappé à la proscription. Mais ni l‟imprimeur ni l‟auteur ne semblaient avoir été inquiétés cette fois-ci. Ceci semble être confirmé par le fait que Des Périers, en 1539, se trouve encore dans l‟entourage de Marguerite. Par ailleurs, cette année fut selon Chenevière, plutôt joyeuse pour l‟auteur :

[S]on méfait paraît oublié ; lui-même est revenu à Lyon, et y a trouvé des amis, des protecteurs. […] Cette indulgence, cette faveur même que rencontre Bonaventure et

48 Ibid., p. 116. 49 Lucien FEBVRE, op. cit., 1930, pp. 30-33. 50 Pour une explication détaillée de cette légende et de sa réfutation par Febvre, nous renvoyons le lecteur à l‟article de Febvre : Ibid., pp. 30-31, ainsi qu‟aux œuvres citées dans la note n° 1 à la page 30 du même article. 51 Lucien FEBVRE, op. cit., 1942, p. 117. 52 Ibid. que nous avons expliquées par certaines causes particulières, doivent être d‟ailleurs rattachées à un fait historique plus général. Il semble qu‟après les exécutions de janvier 1535, les rigueurs se relâchent quelque peu. […] Bref, les années 1536 à 1542, malgré le tribunal de l‟ et la chambre ardente du Parlement, sont une période de rémission. […] Tout cela nous aide à comprendre que Bonaventure ait, avec ses frères, obtenu son pardon, et qu‟il ait trouvé à Lyon, comme tous ces illustres indisciplinés, un abri sûr et paisible.53

Des Périers aurait donc trouvé à Lyon une vie tranquille, sans poursuites. Il ne vivait pas du tout, écarté de la cour, en disgrâce. Sa pièce, Voyage de Lyon à Notre-Dame de l’Isle, par exemple, qui date du 15 mai 1539, témoigne d‟une « [p]oésie heureuse et riante d‟un homme qui n‟éprouve aucune inquiétude, aucun embarras, et se targue le plus naturellement du monde de hautes et puissantes relations », remarque Febvre54.

Pourtant, Chenevière raconte que le bonheur de Des Périers n‟a pas duré55, ce qui est confirmé par Lacour56. Marguerite aurait éloigné Bonaventure, privant ainsi l‟auteur des ressources nécessaires pour survivre. Mais grâce à ses autres protecteurs, comme Hurault, ainsi qu‟à quelques aumônes modestes de la reine de Navarre, Bonaventure a pu survivre. Ce sont des années tristes pour l‟auteur du Cymbalum Mundi. En guise de divertissement, Des Périers se dédie à la mise en ordre de ses compositions, probablement entre les années 1539 et 1544. C‟est aussi à cette époque, vers 1539 ou 1540, qu‟il a rassemblé et rédigé ses Nouvelles récréations et joyeux devis, publiés à titre posthume (en 1558).

A la fin de sa vie, Bonaventure est un pauvre poète. A cette pauvreté s‟ajoute la solitude. Bonaventure perd des amis : Marot, exilé, meurt en 1543 et Dolet est contraint à se réfugier au début de 1544. « Abandonné, malade, hanté de sombres regrets, désespérant de l‟avenir, Bonaventure ira lui-même au-devant de cette mort qui seule pourra lui donner “A perpétuité

53 Adolphe CHENEVIERE, op. cit., pp. 70-71. 54 Lucien FEBVRE, op. cit., 1930, p. 19. 55 Adolphe CHENEVIERE, op. cit., pp. 71-104. 56 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1856, pp. xlix-lix. Loysir et liberté”. »57.

« Ses dernières paroles sont un pardon, et il se frappe d‟une main que la morale nomme injustement criminelle », remarque Lacour58. L‟Apologie pour Hérodote d‟Henry Estienne témoigne du suicide de Bonaventure Des Périers :

Je n‟oublieray pas Bonaventure Des Periers, l‟auteur du détestable livre intitulé Cymbalum mundi, qui, nonobstant la peine qu‟on prenoit à le garder (à cause qu‟on le voyoit estre désespéré, et en délibération de se deffaire), fut trouvé s‟estant tellement enferré de son espée, sur laquelle il s‟estoit jetté, l‟ayant appuyée le pommeau contre terre, que la pointe, entrée par l‟estomach sortoit par l‟eschine.59

Faut-il ajouter foi à ce témoignage ? Chenevière répond favorablement à cette question, tout comme La Croix du Maine par exemple. D‟autres, comme Le Duchat et Charles Nodier, se méfient du témoignage d‟Estienne. D‟autres encore, comme Paul Lacroix et Louis Lacour considèrent le suicide comme une certitude, mais hésitent sur la façon dont il s‟est accompli60. Concluons que le doute subsiste, non seulement pour ce qui est des circonstances, mais aussi concernant la date de la mort de Bonaventure. Les érudits proposent diverses dates pour la fin de Des Périers : 1535, 1537, 1539 et 155461. Nous sommes enclin à suivre Lacour dans son raisonnement. Il situe le suicide de Bonaventure quelque part durant l‟hiver de 1543 à 1544.

Par ailleurs, force est de constater que la rumeur du suicide alimente la réputation sulfureuse, la lecture hétérodoxe des écrits de Bonaventure. Le suicide est un péché capital et Bonaventure ne peut pas l‟ignorer. S‟il a choisi de se suicider, il a transgressé consciemment un point essentiel de la doctrine de l‟Eglise, qui estimait les âmes des suicidés condamnés à l‟errance perpétuelle.

57 Adolphe CHENEVIERE, op. cit., p. 101. 58 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1856, p. lvij. 59 Henri ESTIENNE, Apologie pour Hérodote (Satire de la société au XVIe siècle), Nouvelle édition, faite sur la première et augmentée de remarques par P. Ristelhuber, Avec trois Tables, I, Paris, Isidore Liseux, 1879, p. 403. 60 Adolphe CHENEVIERE, op. cit., pp. 101-104. 61 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1856, pp. lviij-lix.

3. Le Cymbalum Mundi

3. 1 La forme

Ci-dessus se trouve reproduit la page de titre de l‟édition princeps du Cymbalum Mundi62. Celle-ci contient le titre originel Ŕ et donc complet Ŕ du livre : Cymbalum mundi, en français, contenant quatre dialogues poétiques, fort antiques, joyeux et facétieux. Cette œuvre, qui a fait scandale, a été publiée pour la première fois en février 1537, de façon anonyme (Cfr. supra :

2.2.1). L‟opuscule, écrit originairement en ancien français 63 , comporte quatre dialogues précédés d‟une espèce d‟introduction. Dans cette introduction, le recueil de dialogues est présenté comme traduit du latin par Thomas du Clévier. Celui-ci l‟aurait « trouvé en une vieille librairie d‟ung monastere qui est auprès de la cité de Dabas »64. Comme il avait promis, il y a environ huit années, de faire parvenir sa trouvaille à son ami, Pierre Tryocan, il le lui envoie à présent. Avant de passer aux interprétations nombreuses de ce petit livre qui a causé un si grand retentissement, nous parcourrons d‟abord le contenu des dialogues.

3.2 Le contenu : résumé des quatre dialogues

3.2.1 Dialogue I

62 Il faut signaler ici une remarque importante formulée par Yves Delègue dans son édition du Cymbalum Mundi de 1995, pp. 39-40, n. 2 : « Le malheur veut, ajoutant encore au trouble de toute interprétation, que cette figure, qui a été collée sur une page de garde dans le seul exemplaire que nous ayons de l‟édition de 1537, n‟est peut-être pas la figure originaire. On la retrouve sur une édition du Roman de la Rose, parue l‟année suivante, il est vrai. Les libraires faisaient usage d‟une même figurine pour des ouvrages différents. T. Peach […] qui a étudié de près l‟exemplaire unique du CM [Cymbalum Mundi], conservé à la Bibliothèque de Versailles, est affirmatif : “Malgré qu‟on en ait, cette figure ne tient aucune clef pour l‟interprétation du texte, et les diverses interprétations qu‟on lui a attribuées se révèlent oiseuses.” […] Le frontispice de l‟édition de 1538 est tout autre. » 63 Il faut remarquer ici deux choses : 1) Certains affirment que le Cymbalum Mundi a d‟abord été composé en latin et qu‟il a ensuite été traduit en français. C‟est Prosper Marchand qui souligne le doute qui existe à ce sujet. Il conclut lui-même qu‟il s‟agit d‟une composition française. Voir la Lettre de Prosper Marchand dans l‟édition du Cymbalum Mundi de 1841, pp. 4-7. 2) Laurent Calvié a adapté le Cymbalum Mundi en français moderne, afin qu‟un public plus large puisse y accéder. Il s‟agit de l‟édition du Cymbalum Mundi de 2002. 64 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, p. 3. Mercure, le messager des dieux, est envoyé vers la terre de la part de son père Jupiter. Pour ce qui est de ce séjour, Mercure est chargé de plusieurs commissions. La tâche la plus importante consiste à faire relier le Livre des Destinées de Jupiter. Mais les autres dieux lui ont imposé aussi de faire ou de ramener telle ou telle chose. Mercure décide d‟aller à Athènes et sa descente sur terre est remarquée par deux hommes, Curtalius et Byrphanès. En premier lieu, Byrphanès a du mal à s‟imaginer qu‟il s‟agit vraiment de Mercure, mais l‟apparence, l‟allure et les façons de faire de la personne ne laissent subsister aucun doute. Les hommes se rencontrent dans un cabaret et boivent ensemble. Dès le moment où Mercure s‟en va afin d‟examiner le logis, les deux hommes en profitent pour dérober le livre de Jupiter. Le livre est remplacé par un livre similaire et c‟est ainsi que Mercure ne remarque pas le vol. Avant que ce dernier poursuive son chemin, deux disputes éclatent. La première traite du vin. Mercure considère que « Jupiter ne boit point de nectar meilleur » 65 , ce que les deux hommes voient comme sacrilège. La seconde dispute concerne l‟hôtesse. Mercure lui promet que cinquante ans s‟ajouteront à sa vie et qu‟elle en jouira pleinement. Comme l‟hôtesse s‟en moque, Mercure rétracte ses mots. Une fois Mercure parti, Curtalius et Byrphanès se targuent d‟avoir trompé « le prince et patron des robeurs »66. Toutefois craignent-ils la réaction de Jupiter au moment où celui-ci saura son livre perdu. Pour cette raison, les deux larrons recherchent leur vol dans son Livre des Destinées afin de voir si l‟issue de toute cette affaire s‟y trouve pronostiquée.

3.2.2 Dialogue II

Trigabus, compagnon de Mercure dans ce deuxième dialogue, fait savoir à Mercure qu‟il a bien ridiculisé les philosophes en fracassant la pierre philosophale, en la mettant en poudre ensuite et finalement en la disséminant de par l‟arène du théâtre où ils se disputaient. Dès ce moment-

65 Ibid., p. 8. 66 Ibid., p. 11. là, comme les savants attribuaient à cette pierre des qualités merveilleuses, les philosophes ont consacré tout leur temps à en rechercher des pièces. Ils se battent pour en obtenir un fragment et se vantent quand ils croient en avoir découvert un. Mercure accompagne Trigabus au théâtre pour y observer ces philosophes : cherchant et disputant, pleins de jalousie. Afin de ne pas être reconnu, Mercure se travestit. Il déforme son visage pour qu‟il ait l‟air d‟un vieillard. Comme Trigabus veut absolument savoir comment il s‟est transformé, Mercure promet de lui livrer ce secret après la visite au théâtre. Arrivés à cet endroit, Mercure se moque des idées et des actions de ceux qui cherchent obstinément des restants de la pierre philosophale et perdent ainsi leur temps. Il se livre même à un peu d‟auto-ironie en mettant en question l‟action de Mercure. Il suggère que la pierre philosophale n‟a peut- être rien à voir dans cette affaire et que Mercure s‟amuse de voir les philosophes passer leur temps à chercher par terre et à se quereller. Avant que Mercure ne quitte le théâtre, Trigabus lui rappelle sa promesse. Mercure dit son secret de déguisement dans l‟oreille de Trigabus, mais si bas que celui-ci n‟en perçoit rien du tout. Trigabus en tire la conclusion suivante : « Or je reviens à moy-mesmes et cognois que l‟homme est bien fol, lequel s‟attend avoir quelque cas de cela qui n‟est point, et plus malheureux celuy qui espere chose impossible. »67.

3.2.3 Dialogue III

Or, le premier dialogue avait révélé que le livre de Jupiter a été dérobé par deux hommes. Le livre par lequel ils l‟ont remplacé, contient les aventures amoureuses et le récit de jeunesse de Jupiter. Afin de retrouver le plus vite possible le Livre des Destinées, Mercure pense qu‟il faudra lancer un cri public à Athènes, et si nécessaire, même aux quatre coins du monde. Celui qui rendra le livre ou qui donnera toute information permettant de le récupérer, recevra tout ce qu‟il désire.

67 Ibid., p. 22. Les commissions de la part des dieux sont rappelées à Mercure. Ainsi, Junon lui demande de donner une recette à Cléopâtre. Minerve a plusieurs désirs : que cesse la querelle parmi les poètes, que Mercure ramène de la poésie de Pindare, etc. Vénus pour sa part demande à Mercure de dire à son fils, Cupidon, d‟aller tromper et abuser les Vestales. Mercure rencontre Cupidon et lui fait part de ce qui est arrivé au livre de Jupiter. Cupidon a entendu parler d‟un livre merveilleux avec lequel deux hommes prédisent l‟avenir, mais il ignore où se trouvent ces deux hommes. Après avoir transmis le message de Vénus à Cupidon, Mercure donne le pouvoir de la parole à Phlégon, un cheval qu‟il voit à ce moment-là. Il s‟amuse à le voir et croit que cette curiosité plaira aux hommes, désirant toujours des nouveautés. Dans un premier temps, le palefrenier, Statius, est stupéfait et sans écouter ce que dit son cheval exactement il invite les gens à venir l‟entendre. Or, après avoir bien écouté le discours, il comprend que le cheval se plaint d‟être mal traité. Sur ce Statius change totalement d‟attitude. Il aurait préféré que Phlégon n‟ait jamais su parler, tandis qu‟Ardélio, un des spectateurs, continue de s‟émerveiller de ce miracle. Mercure, content d‟avoir créé une telle nouveauté, s‟en va pour s‟occuper du cri public.

3.2.4 Dialogue IV

Hylactor est un chien qui sait parler, raisonner et comprendre. Il rêve déjà de la bonne vie qu‟il mènera au moment où les hommes seront au courant de ses capacités. Pour le moment, il ne laisse encore rien entrevoir parce qu‟il veut d‟abord trouver un compagnon qui sait parler comme lui. Entre-temps il s‟amuse de diverses plaisanteries. Contre toute attente, Hylactor rencontre Pamphagus, un chien qui sait parler tout comme lui. En peu de temps, ils se rendent compte qu‟ils ont tous les deux été chiens d‟Actéon. Le contraste entre le bon traitement de leur ancien maître Actéon et leur misérable situation présente est grand. Les deux chiens s‟écartent des hommes et Pamphagus explique à Hylactor la raison pour laquelle ils savent parler. C‟est que les chiens d‟Actéon ont dévoré leur maître, transformé en cerf par Diane. Or, Pamphagus et Hylactor ont mordu la langue de leur maître et en ont même avalé un morceau. Les deux chiens se disputent au sujet des avantages et des inconvénients de savoir parler. Leurs opinions se contredisent. Pamphagus ne s‟intéresse pas à la gloire, selon lui passagère, de cette capacité extraordinaire et veut simplement vivre comme il convient à un chien. Hylactor, en revanche, se laisse aveugler par l‟attention qu‟il recevrait indiscutablement. Sur le chemin de retour, les chiens remarquent un paquet de lettres : Les Antipodes inférieurs aux Antipodes supérieurs. Ils le cachent afin de lire les lettres une autre fois et ils se séparent. Il semble évident qu‟Hylactor ne pourra plus longtemps se priver de parler devant les hommes, de sorte que ces hommes parleront à leur tour de lui.

4. L’interprétation du Cymbalum Mundi

Jusqu‟à présent, nous avons dressé une image générale du XVIe siècle, surtout à propos des difficultés de religion de ce temps. Outre ce tableau historique, nous avons présenté également un survol de la vie de Bonaventure Des Périers, ainsi que de l‟affaire du Cymbalum Mundi. Alors que la forme et le contenu de l‟opuscule ont été traités en troisième lieu, nous passons maintenant aux différentes interprétations de l‟œuvre et donc à l‟analyse du texte même. Dans le passé, plusieurs érudits ont formulé les hypothèses les plus diverses. La question demeure néanmoins : Quel est le vrai sens du Cymbalum Mundi ? L‟ouvrage, est-il chrétien, ou, au contraire, impie ? S‟agit-il de déisme, d‟évangélisme ou peut-on y discerner un questionnement, des accents qui annoncent le libertinage érudit ? Avant de passer aux réponses, il nous semble intéressant de prendre en considération la remarque de Lucien Febvre, qui, dans son œuvre Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais68, se posait la question de savoir s‟il est en fait possible de ne pas croire au XVIe siècle : « Ne nous demandons point si la rupture [avec le christianisme] était facile Ŕ mais si les conditions étaient remplies, ou non, qui pouvaient rendre possible une telle rupture. » 69 . Febvre présente le XVIe siècle comme un « temps très chrétien »70 où la vie des hommes est dominée nécessairement, depuis la naissance et même au-delà de la mort, par la religion.

Le christianisme, aujourd‟hui, c‟est une confession entre plusieurs autres […]. Autrefois, au XVIe siècle, […] : le christianisme, c‟était l‟air même qu‟on respirait dans ce que nous nommons l‟Europe et qui était la chrétienté. C‟était une atmosphère dans quoi l‟homme vivait sa vie, toute sa vie Ŕ et non pas seulement sa vie intellectuelle, mais sa vie privée aux actes multiples, sa vie publique aux occupations diverses, sa vie professionnelle quel qu‟en fût le cadre. Le tout, automatiquement en quelque sorte, fatalement, indépendamment de toute volonté expresse d‟être croyant, d‟être catholique, d‟accepter ou de pratiquer sa religion…

68 Lucien FEBVRE, op. cit., 1947. 69 Ibid., p. 361. 70 Ibid., p. 401. Car aujourd‟hui, on choisit. D‟être chrétien ou non. Au XVIe siècle, point de choix. On était chrétien en fait. On pouvait vagabonder en pensée loin du Christ : jeux d‟imagination, sans support vivant de réalité. Mais on ne pouvait même pas s‟abstenir de pratique. Qu‟on le voulût ou non, qu‟on s‟en rendît compte nettement ou non, on se trouvait plongé dès sa naissance dans un bain de christianisme, d‟où on ne s‟évadait même pas à la mort : Car cette mort était chrétienne nécessairement, socialement, de par les rites auxquels nul ne pouvait se soustraire Ŕ même s‟il s‟était révolté devant la mort, même s‟il avait raillé et fait le plaisantin à ses derniers moments. De la naissance à la mort, toute une chaîne de cérémonies, de traditions, de coutumes, de pratiques se tendaient Ŕ qui toutes étant chrétiennes ou christianisées, liaient l‟homme malgré lui, le tenaient captif même s‟il se prétendait libre. Et d‟abord, enserraient sa vie privée71.

4.1 Une œuvre contraire au christianisme

Nous avons déjà vu (Cfr. 2.2.1) que le Cymbalum Mundi a, presque immédiatement après sa publication, provoqué une réaction du roi. Après l‟intervention royale l‟opuscule a été supprimé. Toutefois l‟œuvre avait suscité l‟intérêt d‟un grand nombre d‟érudits, d‟une telle façon qu‟on l‟étudie encore aujourd‟hui. C‟est surtout à partir de la condamnation de la part de Calvin que les accusations à propos de ce petit livre ont commencé à se multiplier. Mais le contraire s‟est produit également. Certains ont pris la défense du Cymbalum Mundi et de son auteur. Ainsi, il y a ceux qui ont affirmé qu‟il s‟agit d‟une œuvre totalement innocente (Cfr. 4.2.1). D‟autres assuraient que le Cymbalum Mundi est une œuvre véritablement chrétienne (Cfr. 4.3). Et un autre groupe encore avouait de ne rien comprendre du livre (Cfr. 4.2.2). Plus récemment, d‟autres interprétations se sont encore ajoutées à la liste déjà élaborée (Cfr. 4.4). Nous aborderons ici d‟abord les interprétations qui considèrent le Cymbalum Mundi comme une œuvre contraire au christianisme.

71 Ibid., pp. 362-363. 4.1.1 André Zébédée

André Zébédée était professeur au Collège de Guyenne dès 1533, mais cet érudit, proche des mouvements de la Réforme, avait dû quitter Bordeaux au début de 1538. C‟est pendant cette année qu‟il compose une lettre à Genève, adressée à Charles de Candely :

France est par granz espritz tirée à l’enseigne d’Epicure, et (…) celluy qui a faict le Cymballum mundi ne tendit jamais à aultre chose. Lequel, ce dit, estoit sorty de eulx, et avoit esté clerc d‟Olivetain a mectre La Bible en francoys.72

Cette lettre s‟attaque donc au Cymbalum Mundi. Comme Zébédée semble ici surtout référer bien plus à la dissidence religieuse de l‟œuvre qu‟aux accointances que présente le texte avec l‟épicurisme, nous avons choisi de l‟intégrer parmi les interprétations « contraires au christianisme » au lieu de placer cette lettre parmi les interprétations « philosophiques ». Pour le reste, la lettre permet, comme l‟a souligné Malcolm C. Smith, de confirmer que Bonaventure Des Périers est bien l‟auteur du texte. Cette identification se fera plus tard d‟une façon explicite dans l‟Apologie pour Hérodote d‟Henri Estienne.

4.1.2 Guillaume Postel

En 1543, Guillaume Postel a publié son Alcorani seu Mahometi Legis, ouvrage « dans lequel il accusait les soi-disant évangéliques de son temps […] d‟avoir cessé d‟être chrétiens pour devenir mahométans » 73 . Postel y affirme qu‟ « [i]ls ne sont pas peu nombreux, ceux qui ont fait profession publique de leur impiété, comme le montrent le Traité des trois Prophètes de Villanovanus, le Cymbalum Mundi, le Pantagruel et les Nouvelles Îles, dont les auteurs étaient naguère aux avant-postes des cénévangélistes »74. Postel

72 La lettre d‟André Zébédée citée par Berriot : François BERRIOT, Athéismes et athéistes au XVIe siècle en France, II, Lille, Cerf, 1984, p. 639. L‟écriture cursive est de notre main. 73 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, p. 10. 74 Guillaume Postel cité par Calvié dans l‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 8. L‟écriture cursive est de notre main. accuse donc fermement le Cymbalum Mundi Ŕ parmi d‟autres œuvres Ŕ d‟impiété. Et il n‟est certainement pas le seul à soutenir une telle opinion.

4.1.3 Jean Calvin

Laurent Calvié a noté que Jean Calvin « s‟[est] montré extrêmement hostile à Des Périers dans son Des Scandales, publié en 1550 »75. Le ton du discours entier de Calvin se veut ferme. Dans le texte qui nous intéresse ici, Autre scandale, qu’il semble que l’Evangile soit une ouverture de impiété 76 , Calvin déplore la situation religieuse de son époque : « Comme ainsi soit que tous semblassent bons chrestiens, il y a trente ans, et que chacun servist à Dieu sans contredict, selon que la guise et coustume estoit pour lors, maintenant l‟impieté et contemnement de Dieu se monstre quasi par tout et se jette hors des gons, comme on dit en commun proverbe. »77 Il remarque que « [m]aintenant si l‟Evangile est comme une torche allumée qui chasse l‟hypocrisie et descouvre l‟impieté, c‟est injustement faict de s‟en scandaliser » 78 . Il veut par conséquent inciter au comportement suivant : « […] n‟imaginons plus que l‟Evangile soit comme source de l‟impiété que nous voyons venir en avant. […] Mais plustost rendons graces à Dieu de ce que les pensées des cueurs se revelent. »79 Calvin poursuit son discours sur l‟Evangile, « par lequel Dieu se presente et donne à nous en la personne de son Fils »80.

Or la plus part à grand‟peine daigne recevoir un tel thresor, comme une chose bien vulgaire, les autres le jettent à leurs pieds, les autres le laissent là, pource qu‟ils preferent les delices et autres vanitez de ce monde, les autres le convertissent en risée, pour en causer à plaisir.

75 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 11, n. 13. 76 Jean CALVIN, Des Scandales, Edition critique par Olivier Fatio, Avec la collaboration de C. Rapin, Genève, Droz, 1984, pp. 131-141. 77 Ibid., pp. 131-132. 78 Ibid., p. 133. 79 Ibid., p. 134. 80 Ibid., p. 135. Après que tout cela s‟est faict, que s‟ensuit-il ? Comme ainsi soit que telles gens eussent auparavant quelque sentiment de Dieu, ils abbayent puis après contre luy ainsi que chiens et se plaisent comme en une grande subtilité ; mesmes ils se font à croire qu‟ils sont comme demidieux, quand ils osent despiter le ciel et toute divinité. Or si c‟est une chose monstrueuse qu‟un homme soit converti en beste brute, telle maniere de gens sont d‟autant plus à deplorer, quand ils ne sont point touchez de leur mal.81

A la fin de son article, Calvin énumère quelques personnes qui illustrent sa pensée. Parmi ces exemples figure aussi Bonaventure Des Périers, nommé Deperius par Calvin.

Chacun sçait qu‟Agrippa, Villeneuve, Dolet, et leurs semblables ont tousjours orgueilleusement contemné l‟Evangile : en la fin, ils sont tombez en telle rage, que non seulement ils ont desgorgé leurs blasphemes execrables contre Christ et sa doctrine, mais ont estimé, quant à leurs ames, qu‟ils ne differoyent, en rien des chiens et des pourceaux. Les autres, comme Rabelais, Degovea, Deperius et beaucoup d’autres que je ne nomme pas pour le présent, après avoir gousté l’Evangile, ont esté frappez d’un mesme aveuglement. Comment cela est-il advenu, sinon que desja ils avoyent par leur outrecuidance diabolique profané ce gage sainct et sacré de la vie eternelle ? Je n‟en ay guere nommé pour ceste heure ; mais nous avons à penser que Dieu nous monstre au doigt toutes telles gens, comme miroirs, pour nous advertir de cheminer en sa vocation avec crainte et solicitude, de peur qu‟il ne nous en adviene autant.82

4.1.4 Un jugement qui se passe de lecture ?

Nous avons opté ici pour ce titre Ŕ qui peut sembler un peu bizarre Ŕ à cause de la Lettre de Prosper Marchand à Monsieur B. P. D. et G. sur le Cymbalum mundi83. Ce titre permet de regrouper un nombre d‟interprétations qui ont non seulement en commun qu‟elles condamnent le Cymbalum Mundi, il s‟agit également d‟interprétations dont Prosper Marchand met en doute les fondements de leur condamnation.

81 Ibid., p. 135-136. 82 Ibid., pp. 136-140. L‟écriture cursive est de notre main. 83 La lettre de Prosper Marchand sur le Cymbalum Mundi, ainsi que celle d‟Eloi Johanneau, accompagne l‟édition du Cymbalum Mundi de 1841. Tous ceux qui en parlent comme d‟un ouvrage impie et détestable, n‟en parlent ainsi, que parce qu‟ils ne l‟ont point vu, comme la plupart en conviennent. Pas un d‟eux ne donne aucune raison du jugement qu‟il en porte ; et ce qu‟ils en disent tous n‟est absolument fondé que sur un bruit commun.84

4.1.4.1 Henri Estienne

Les propos d‟Henri Estienne sont de grande importance. D‟abord, parce que c‟est lui qui a le premier attribué le Cymbalum Mundi à Bonaventure Des Périers85. Mais aussi parce que les paroles d‟Estienne attestent la thèse du suicide de Bonaventure86. Dans l‟Apologie pour Hérodote, publiée en 1566, le discours d‟Estienne porte, à notre connaissance, deux fois sur Bonaventure et sur son opuscule. Une première fois, il le mentionne à côté de Rabelais et désigne les deux hommes comme des blasphémateurs.

Je parleray maintenant de ceux qui ne se contentent de proférer leurs blasphèmes haut et clair entre leurs semblables, ou en présence d‟autres aussi, ausquels ils s‟efforcent de faire despit en despitant Dieu ; ou bien d‟en remplir les banquets et compagnies joyeuses (où ils font couler lesdicts blasphèmes sous prétexte de gosseries et rencontres facétieuses), mais, afin que tout le monde en puisse estre tesmoin, les font imprimer. Qui est donc celuy qui ne sçait que nostre siècle a faict revivre un en un François Rabelais, en matière d‟escrits brocardans toute sorte de religion ? Qui ne sçait quel contempteur et mocqueur de Dieu a esté Bonaventure des Periers, et quels tesmoignages il en a rendu par ses livres ? Sçavons-nous pas que le but de ceux-ci et de leurs compagnons a esté, en faisant semblant de ne tendre qu‟à chasser la mélancholie des esprits et leur donner du passetemps, et en s‟insinuant par plusieurs risées et brocards qu‟ils jettent contre

84 Ibid., p. 13. 85 Il faut remarquer ici deux choses : 1) Selon Malcolm C. Smith, l‟attribution du Cymbalum Mundi à Bonaventure Des Périers est due d‟abord à André Zébédée. Voir surtout les pages 595-596 de : Malcolm C. SMITH, « A sixteenth-century anti-theist (on the Cymbalum mundi) », in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, LIII, 1991, pp. 593-618. 2) Cette attribution du Cymbalum Mundi à Bonaventure Des Périers n‟a pas été acceptée unanimement. Prosper Marchand remarque que certains, comme Mersenne et Spizelius, estiment que Des Périers est seulement responsable de la traduction du livre, comme l‟indique l‟épître dédicatoire : L‟édition du Cymbalum Mundi de 1841, p. 4. Voir aussi l‟interprétation de Michael A. Screech (Cfr. 4.3.7.2). 86 Or, on se dispute sur la question d‟ajouter foi ou non au témoignage d‟Estienne. Voir p. 19 de notre Préface historique. l‟ignorance de nos prédécesseurs (laquelle a faict qu‟ils se sont laissez mener par le nez aux cagots abuseurs), venir après à jetter aussi bien des pierres en nostre jardin, comm‟on dit en commun proverbe ? c‟est à dire, donner des coups de bec à la vraye religion Chrestienne ?87

Bonaventure apparaît une seconde fois dans l‟œuvre d‟Estienne lorsque ce dernier évoque le suicide de « l‟auteur du détestable livre intitulé Cymbalum mundi »88.

4.1.4.2 François Grudé, sieur de La Croix du Maine

La Croix du Maine, à qui nous devons une Bibliothèque des écrivains de France, mentionne également Bonaventure Des Périers. Il affirme qu‟ « [i]l est l‟auteur d‟un livre détestable et rempli d’impiété, intitulé Cymbalum Mundi ou Clochette du Monde, écrit premièrement en latin par icelui des Periers, et depuis traduit par lui-même en français, sous le nom de Thomas du Clevier ; imprimé à Paris l‟an 1537 »89. Selon Prosper Marchand, La Croix du Maine aurait repris simplement les propos d‟Henri Estienne. De plus, Marchand voit dans le fait que La Croix du Maine attribue les Nouvelles Récréations non pas à Bonaventure, mais à Jacques Pelletier et à Nicolas Denisot, une raison supplémentaire pour ne pas se rendre compte de l‟opinion de La Croix du Maine concernant le Cymbalum Mundi.

Si La Croix du Maine s‟est ainsi trompé sur les Récréations de des Periers, livre commun pour lors, et imprimé en plusieurs endroits, il n‟est pas étonnant qu‟il se soit égaré en parlant du Cymbalum Mundi, qui était un livre rare et connu de très- peu de personnes. Ainsi, le témoignage qu‟il rend de l‟impiété de cet ouvrage, ne doit pas être d‟une grande autorité.90

87 Henri ESTIENNE, op. cit., pp. 189-190. L‟écriture cursive est de notre main. 88 Ibid., p. 403. Voir aussi p. 19 de notre Préface historique. L‟écriture cursive est de notre main. 89 La Croix du Maine cité par Prosper Marchand dans l‟édition du Cymbalum Mundi de 1841, p. 14. L‟écriture cursive est de notre main. 90 Ibid., p. 15. 4.1.4.3 Jean Chassanion

L‟expression « détestable livre » réapparaît sous la plume du protestant de Monistrol en Velay, Jean Chassanion. A la page 170 des Histoires mémorables des grands et merveilleux jugements et punitions de Dieu, avenus au monde, principalement sur les grands, à cause de leurs méfaits contrevenants aux commandements de la loi de Dieu, il n‟hésite pas à écrire le jugement suivant :

Ce malheureux Bonaventure des Periers, auteur du détestable livre intitulé Cymbalum Mundi, où il se moque ouvertement de Dieu et de toute religion, tomba finalement en désespoir et se tua soi-même, maugré tous ses gardes.91

4.1.4.4 Estienne Pasquier

Une même condamnation du Cymbalum Mundi, mais par le biais de mots beaucoup plus forts, vient d‟Estienne Pasquier. Pasquier mentionne, dans une lettre adressée à Etienne Tabourot des Accords, que « Du Perrier a encore composé un autre livre, intitulé Cymbalum Mundi, qui est un lucianisme qui mérite d’être jeté au feu avec son auteur, s’il était vivant »92. Louis Lacour signale la critique que Guillaume Colletet a, dans sa vie manuscrite de Bonaventure, formulée à propos des mots de Pasquier :

Il me semble que c‟est estre bien rigoureux, et que c‟est aller bien viste pour un docte et franc Gaulois, qui n‟estoit pas tellement ennemy des vieilles hardiesses et de l‟ingénieuse raillerie qu‟il en voulût effacer tous les caractères dans les œuvres de Lucien mesme. Et si le Pantagruel de Rabelais luy a tant pleu, comme luy ont si souvent reproché ses adversaires, je m‟estonne pourquoy il traitte si mal ceste cymbale à sonnette resonnante, qui ne despleut pas aux curieux de son temps et qui fit alors tant de bruit. Il faut que j‟advoue que les divers eschantillons que j‟en ay veus dans la Prosopographie et dans la Bibliothèque de Du Verdier ne sont nullement

91 Jean Chassanion cité par Prosper Marchand dans l‟édition du Cymbalum Mundi de 1841, p. 16. L‟écriture cursive est de notre main. 92 Estienne Pasquier cité par Prosper Marchand : Ibid. L‟écriture cursive est de notre main. impies ni criminels, et qu‟il y a des dialogues dont le plus sevère Caton du Christianisme ne rougiroit pas d‟estre l‟autheur.93

Prosper Marchand considère Pasquier comme un de ceux qui n‟ont pas lu le Cymbalum Mundi. Car, s‟il avait lu l‟opuscule, Marchand « ne doute point qu‟il n‟eût changé de sentiment, et qu‟en faveur de l‟ouvrage il n‟eût fait grâce à l‟auteur ; lui surtout, qui approuvait si fort ses Nouvelles Récréations, qui, selon moi [selon Marchand], ne sont pas, à beaucoup près, si innocentes que son Cymbalum Mundi »94.

4.1.4.5 Le père Marin Mersenne

Le père Marin Mersenne s‟est lui aussi attaqué au Cymbalum Mundi. Dans ses Questiones in Genesim, il affirme que « Bonaventure de Perez était un monstre et un fripon d’une impiété achevée »95.

Bonaventura de Perez, monstrum et impiissimus nebulo, quem plurimi atheum fuisse asserunt atque in vita fuisse impiissimum, et morte periisse, non fuit autor Cymbali Mundi ; sed in gallicum illud transtulit et sic edidit anno 1538. Ille liber constat quatuor dialogis, et plurimas fabulas de Jove, Mercurio, etc., complectitur, per quas fidem catholicam irridere, et ea quae de Deo verissima esse dicimus et credimus, rejicere velle videtur.96

Mersenne estimait donc que les « fables » du Cymbalum Mundi servent de prétexte pour se moquer de la foi catholique. Prosper Marchand rappelle la réponse formulée par G. Voetius face à une telle accusation. Voetius pensait « qu‟on peut bien, sous le voile de la Fable, se moquer de la religion, afin d‟avoir des échappatoires ; mais aussi, que l‟on peut soutenir que ceux qui le prennent de la sorte, sont des calomniateurs »97.

93 Guillaume Colletet cité par Louis Lacour dans l‟édition du Cymbalum Mundi de 1856, p. lxiv, n. 1. 94 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1841, pp. 16-17. 95 Mersenne cité par Prosper Marchand : Ibid., pp. 17-18. L‟écriture cursive est de notre main. 96 Mersenne cité par Prosper Marchand : Ibid., p. 17, n. 2. 97 Voetius cité par Prosper Marchand : Ibid., p. 18. 4.1.4.6 Pierre de l‟Estoile

Pierre de l‟Estoile constitue quelque peu un cas à part. Celui-ci Ŕ qui a condamné le Cymbalum Mundi comme l‟ont fait beaucoup d‟autres Ŕ a fixé sa condamnation sur le livre même, c‟est-à-dire, sur l‟exemplaire du Cymbalum Mundi de la Bibliothèque du Roi. Ainsi, on peut retrouver au total deux remarques sur la page de titre. En caractères rouges, de l‟Estoile y a noté : « Bonaventure des Periers, homme méchant et athée, comme il appert par ce détestable livre. »98 et « Telle vie, telle fin ; avéré par la mort de ce misérable, indigne de porter le nom d‟homme. »99 Au-dessus du premier dialogue, il a enfin ajouté encore « Dixit insipiens in corde suo : Non est Deus. »100

4.1.4.7 Théophile Spizelius

L‟auteur Théophile Spizelius, « fort connu dans la république des lettres par la quantité d‟ouvrages qu‟il a mis au jour » 101 , s‟est aussi aperçu du Cymbalum Mundi. Il le qualifie d‟ « un très-méchant et exécrable livre »102, jugement qu‟il explique davantage dans son Scrutinium atheismi oetiologicum de 1663 :

Nequissimum illud Mundi Cymbalum quod latinè primò conscriptum Bonaventura de Perez (quem, teste Mersenno, p. 669, plurimi atheum fuisse asserunt) gallicè vertit. Quatuor ille liber constat dialogis, in quorum primo Mercurius, Byrphanes, Curtalius, et hospita ; in secundo Trigabus, Mercurius, Rhetulus, Cubercus et Drarig ; in tertio Mercurius, Cupido, Celia, Phlegon, Statius et Ardelius ; in quarto denique duo canes colloquentes, Hylactor et Pamphagus, introducuntur. Quibus plurimas de Mercurio, Jove, etc., fabulas complectitur auctor, per quas fidem christianam irridere, et ea quae de Deo verissima esse dicimus et credimus, rejicere

98 Pierre de l‟Estoile cité par Prosper Marchand : Ibid., p. 19. L‟écriture cursive est de notre main. 99 Pierre de l‟Estoile cité par Prosper Marchand: Ibid. 100 Pierre de l‟Estoile cité par Prosper Marchand: Ibid. 101 Ibid., p. 20. 102 Théophile Spizelius cité par Prosper Marchand : Ibid. L‟écriture cursive est de notre main. velle videtur. Hinc non defuerunt qui initio libri illius haec verba scripserint : « Dixit insipiens in corde suo : Non est Deus. »103

Dans son Felix litteratus, seu Commentationes de vitiis litteratorum, Spizelius reprend encore brièvement son jugement :

Execrabile insuper Mundi (ita dictum) Cymbalum, quod latinè primò conscriptum Bonaventura de Perez gallicè vertit, quatuor constans dialogis, quorum argumenta recensuimus alibi.104

4.1.4.8 Morery

Prosper Marchand remarque que « [c]eux qui ont travaillé à l‟augmentation du Dictionnaire historique sous le nom de Morery, copient simplement au mot

DES PERIERS, ce qu‟avait dit avant eux La Croix du Maine »105. Ils se rangent de cette façon donc du côté de ceux qui accusent le Cymbalum Mundi d‟être un livre détestable et impie.

4.1.4.9 Nicolas Catherinot

Nicolas Catherinot, conseiller au présidial de Bourges, a publié en 1685 l‟Art d’imprimer. Il s‟agit d‟un traité qui porte sur les avantages ainsi que sur les abus et les dangers de l‟imprimerie. Dans ce texte, il adhère à la condamnation du Cymbalum Mundi pour impiété, avouant toutefois, en même temps, qu‟il ne l‟a jamais vu.

Mais les abus de l‟imprimerie sont grands, comme quand on imprime des ouvrages contre l‟Église, comme ces deux livres impies, que je n‟ai jamais vus et que je ne désire point voir, l‟un de Tribus Impostoribus, l‟autre, Cymbalum Mundi. Ce dernier est de Bonaventure des Periers, officier de Marguerite de Valois, duchesse de Berri, lequel périt misérablement.106

103 Théophile Spizelius cité par Prosper Marchand : Ibid. 104 Théophile Spizelius cité par Prosper Marchand : Ibid. 105 Ibid., p. 21. 106 Nicolas Catherinot cité par Prosper Marchand: Ibid. L‟écriture cursive est de notre main. Prosper Marchand réagit fermement Ŕ et sa réaction paraît certainement justifiée Ŕ au propos de Catherinot :

Je ne crois pas qu‟on puisse raisonner plus pitoyablement. En effet, condamner un livre comme impie, lorsque dans le même temps on convient qu‟on ne l‟a jamais vu, n‟est-ce pas donner une marque de petit jugement ? Mais s‟obstiner à condamner ce livre, et protester qu‟on ne veut point le voir ni se désabuser de ce qu‟on en croit, c‟est être, à mon gré [au gré de Marchand], non-seulement sans jugement, mais encore sans droiture et sans équité, et ne vouloir se soumettre qu‟à ses propres fantaisies.107

4.1.4.10 Georges Daniel Morhofius

Georges Daniel Morhofius, quant à lui, mentionne le Cymbalum Mundi dans son Polyhistor de 1688. Dans le chapitre VIII de ce traité, où il expose sa pensée sur des livres impies, il inclut le livre de Bonaventure dans son énumération.

Hujus generis plures alii sunt libri : ut, Ars nihil credendi, qui adscribitur Gothofrido a Valle, cujus mentio fit apud Voetium, Disput. de atheismo : et alius, cujus titulus Cymbalum Mundi, cujus itidem mentionem facit Voetius, qui ejus auctorem nuncupat Bonaventuram des Periers ; ut etiam Henricus Stephanus in Tract. Praeparatorio ad Apol. Herodoti, Mersennus, Comment. in Genesin, vocat eum de Perez ; etc.108

Or, Prosper Marchand remarque « qu‟il [Morhofius] ne place le Cymbalum Mundi parmi les livres d‟impiété, que sur le témoignage des auteurs qu‟il cite, et qu‟il ne dit rien de lui-même »109.

4.1.4.11 Pierre Bayle

C‟est dans son Dictionnaire historique et critique que Pierre Bayle s‟est attaqué, à son tour, à Bonaventure. Il avoue de n‟avoir « jamais vu son

107 Ibid. 108 Georges Daniel Morhofius cité par Prosper Marchand: Ibid., p. 22, n. 1. 109 Ibid. Cymbalum mundi qui est, dit-on, un ouvrage très-impie »110. Son ignorance par rapport à l‟opuscule ne le retient cependant pas de condamner l‟œuvre. Calvié remarque que Bayle « n‟hésite […] pas à colporter et à amplifier le jugement de Mersenne à son endroit »111 :

Il ne paroît point que du Verdier-Vauprivas ait trouvé aucun venin dans cet Ouvrage, mais seulement le ridicule de la Religion Paienne etc. La plupart des autres Lecteurs ont prétendu que sous le prétexte de se moquer du Paganisme, Bonaventure des Periers avoit attaqué la véritable Religion […]. Il [Mersenne] ajoûte qu‟il est possible qu‟un homme seme l‟Athéïsme, ou l‟Epicuréïsme, dans des Ouvrages badins, et pleins de fictions, et que l‟on se serve de cette ruse afin que si l‟on étoit poursuivi, l‟on eût des échappatoires […]. Mais Lucien, qui s‟est tant moqué des faux Dieux du Paganisme et des impostures de la Religion des Grecs, ne laisse pas d‟être digne de détestation ; puis qu‟au lieu de faire cela par un bon motif, il n‟a cherché qu‟à contenter son humeur moqueuse, et qu‟à ouvrir la carrière à son style satirique, et qu‟il n‟a pas témoigné moins d‟indifférence, ou moins d‟aversion, pour la vérité que pour le mensonge […]. Rabelais doit être considéré comme un Copiste de Lucien, et je pense qu’il faut dire la même chose de Bonaventure des Periers ; car je trouve que les Protestans ne sont pas moins en colere contre le Cymbalum mundi que les Catholiques.112

Prosper Marchand reprend la remarque que « [n]‟ayant point vu son ouvrage [le Cymbalum Mundi], il [Bayle] devait du moins, ce me semble [à Marchand], suspendre son jugement, et ne pas le condamner sur le témoignage d‟autrui »113.

4.1.5 Gisbertius Voetius

Gisbertius Voetius, un professeur de l‟Université d‟Utrecht, semble avoir longtemps hésité quant au sens du Cymbalum Mundi. Il en parle dans ses Selectarum disputationum theologicarum de 1648, où il formule son opinion nuancée : « S‟il rejette vraiment ce que les saintes écritures nous ont révélé

110 Pierre BAYLE, Dictionnaire historique et critique, III, Amsterdam, 1730, p. 677, notice « Periers ». L‟écriture cursive est de notre main. 111 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 10. 112 Pierre BAYLE, op. cit., p. 677, notice « Periers ». L‟écriture cursive est de notre main. 113 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1841, p. 23. sur Dieu, nous souscrivons entièrement au jugement de Mersenne ; mais s‟il rejette seulement les fables sur le purgatoire et d‟autres inventions humaines, alors il n‟est sûrement pas coupable d‟athéisme. »114

4.1.6 Bernard de La Monnoye115

A première vue, l‟érudit Bernard de La Monnoye ne se montre pas plus décisif que Voetius. Il ne formule que des « soupçons d‟impiété » dans la réédition du Cymbalum Mundi de 1732.

Si j‟osois debiter ici mes soupçons, je dirois que Mercure jouë dans ces Dialogues un rolle bien odieux pour le Christianisme. Je dirois, par exemple, qu‟on prétend ridiculiser celui qui nous apporta, descendant des Cieux, la Verité éternelle : verité qui, par les divisions qu‟elle a causées, a (s‟il est permis de le dire) bouleversé tout l‟Univers ; permettant qu‟à cause d‟elle il se remplit de Schismes, d‟Heresies, d‟opinions extravagantes, etc… Si ces soupçons avoient lieu, adieu la sainteté du Cymbalum et du pieux dessein de ruiner le paganisme.116

En revanche, lorsque son discours porte sur le sens du titre de l‟œuvre, il semble convaincu de l‟intention moqueuse et anti-chrétienne de Des Périers. Il essaie de démontrer que chaque dialogue a son sens spécifique par rapport au but visé par l‟œuvre dans sa totalité.

Le titre de Cymbalum Mundi que porte l‟ouvrage de des Periers insinue assez que son but était de se moquer du ridicule des opinions des hommes, et de prouver que tout ce que l’on croit vulgairement n’est pas plus raisonnable que le vain son d’une cloche, ou de l’instrument appelé en latin cymbalum. Pour établir, ou plutôt pour renouveler ce système que le christianisme avait ruiné, il fallait commencer par tourner en ridicule la Providence et la Divinité ; c‟est ce que des Periers essaye dans le premier et dans le troisième dialogue ; il fallait ensuite détruire la vérité, c‟est là le but du deuxième ; enfin il censure le goût pour le merveilleux et la nouveauté, voilà le dessein du

114 Gisbertius Voetius cité par Calvié dans l‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 11. 115 Il faut remarquer ici que les citations que Peter H. Nurse et Eloi Johanneau attribuent à Bernard de La Monnoye, et que nous reprenons ici, ont été attribuées à Camille Falconet par Laurent Calvié. Ce qui est sûr en tout cas, c‟est qu‟elles proviennent de la réédition du Cymbalum Mundi de 1732. 116 Bernard de La Monnoye cité par Peter H. Nurse dans l‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, p. xxxiii. quatrième dialogue, qui, ainsi que je le crois, n‟aurait pas été le dernier, si des Periers avait eu le temps d‟achever l‟établissement de son système, qu‟il n‟a qu‟ébauché, et qu‟il aurait développé s‟il eût vécu.117

4.1.7 Eloi Johanneau : A la recherche des clefs du Cymbalum Mundi

Le nom d‟Eloi Johanneau en est un qui n‟est certainement pas à négliger à propos du Cymbalum Mundi. Johanneau est l‟auteur d‟une lettre, adressée au baron de Schonen, le 12 mars 1829. Dans cette lettre, il s‟engage à rendre « la clef du Cymbalum Mundi », « ce petit ouvrage [qu‟il ne considère] pas encore aussi recommandable par son propre mérite, aussi curieux par la matière qu‟il traite, que par la manière dont il est écrit » 118 . Johanneau examine les quatre dialogues l‟un après l‟autre, après avoir d‟abord expliqué l‟épître dédicatoire ainsi que le titre de l‟œuvre.

4.1.7.1 Le sens du titre et de l‟épître dédicatoire

Quant à l‟épître dédicatoire, Johanneau fait savoir que, en étudiant la suscription « THOMAS DU CLEVIER A SON AMI PIERRE TRYOCAN S. », et

en faisant attention au nom de Thomas, [il a] deviné que du Clevier était l‟anagramme d‟incrédule, et Tryocan celle de croyant, épithètes qui conviennent très-bien, la première à Thomas l‟incrédule, qui ne voulut pas croire que Jésus-Christ était ressuscité ; la deuxième à Pierre, le chef des croyants, qui, après l‟avoir renié à la passion, le confessa après la résurrection, et au vicaire de saint Pierre, au pape. […] Thomas incrédule est donc le nom supposé sous lequel Bonaventure des Periers se cache dans cet ouvrage anonyme. Cela seul ouvre déjà les yeux, en donne sinon la clef, au moins l’esprit, et justifie déjà le reproche d’incrédulité qu’on a fait à ce petit livre, ainsi que l’opinion de ceux qui y voient une allégorie satirique contre le christianisme, malgré tout ce que Prosper Marchand allègue pour établir le contraire. Déjà vous voyez que ce n’est pas sans raison que ce petit livre était tombé, dès qu’il

117 Bernard de La Monnoye cité par Eloi Johanneau dans l‟édition du Cymbalum Mundi de 1841, p. 84. L‟écriture cursive est de notre main. 118 Ibid., p. 80. parut, en scandale et répréhension d‟erreur, […] ; et que, comme le dit l’Imitation, il n’y a pas de fumée sans feu : fumus non sine igne ascenditur.119

Johanneau signale encore deux choses à propos de cette suscription. D‟abord que le -s- à la fin, constitue le -s- initial de « salut ». On obtient donc au total « Thomas incrédule, à son ami Pierre croyant, salut. ». Une seconde remarque porte sur le fait

qu'il y a une lettre de différence, un v, ou plutòt un u (puisqu‟on ne distinguait pas alors cette lettre de l‟autre) pour une n, dans le nom de du Clevier ; mais c‟est une licence permise dans l‟anagramme ; et cette altération, si c‟en est une, aura pu être faite à dessein pour dépayser les lecteurs, qui en effet, depuis trois cents ans, n‟ont pas vu qu‟il y avait là une anagramme.120

A partir du nom Thomas qui désignerait Des Périers, Johanneau a pu deviner aussi le sens du titre. Il a établi un lien avec le surnom de l‟apôtre Thomas : Didyme. Il s‟est rendu compte « qu‟il y avait un grammairien célèbre d‟Alexandrie, du même nom de Didyme, qu‟on surnommait Cymbalum mundi, à cause du bruit qu‟il faisait par ses nombreux ouvrages »121. Tout un raisonnement a permis à Johanneau de conclure que « [c]‟est donc parce que des Periers s‟attendait bien que son petit livre […] ferait du bruit dans le monde, comme un airain sonore ou une cymbale retentissante, qu‟il lui a donné le titre de Cymbalum Mundi, cymbale ou tocsin du monde »122.

Johanneau reprend alors son analyse de l‟épître dédicatoire. A son avis, Des Périers s‟y présente Ŕ sous le nom de Thomas Ŕ seulement comme le traducteur du livre à cause de la « crainte qu‟[il] avait des bûchers allumés alors dans toute la France contre les sectateurs de la nouvelle doctrine de

119 Ibid., pp. 80-82. Les phrases cursives sont de notre main. 120 Ibid., p. 81. Laurent Calvié explique davantage dans l‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, pp. 18-19, n. 36 : « Pour comprendre cette anagramme, il faut se souvenir que, dans les textes imprimés au XVIe siècle, le -v- se confond avec le -u- et que le -u- a la forme d‟un -n- renversé. L‟anagramme macrocosmique (Du Clévier pour incrédule) comporterait ainsi l‟anagramme microcosmique du -v- pour le -n-. ». 121 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1841, p. 83. 122 Ibid. Luther et de Calvin, et même contre les gens de lettres qui en étaient soupçonnés, et qui n‟étaient que philosophes comme lui »123. Pour ce qui est du monastère auprès de la cité de Dabas où l‟auteur aurait trouvé le traité, Johanneau identifie Dabas avec la cité de Lyon, « qui est d‟à bas ou en aval de la Saône par rapport à l‟Ile-Barbe » 124 . Le monastère devrait donc être celui de l‟Ile-Barbe. En dernier lieu, Johanneau interprète encore les mots que l‟auteur affirme avoir adaptés dans sa traduction :

Or, notez que sous le nom de ce prétendu vin de Beaune ou de Falerne, il entend non-seulement le nectar des dieux, mais celui de la sainte cène ; que sous le nom de Protée ou de maître Gonin, il entend le prêtre catholique qui change en dieu le pain et le vin au sacrifice mystique de la messe ; et c‟est ce que ma clef du premier dialogue va rendre plus clair que le jour.125

4.1.7.2 Le sens des quatre dialogues

Johanneau parcourt les quatre dialogues et chaque fois, avant d‟en expliquer le sens, il en résume l‟argument. Il commence évidemment par le premier dialogue. Dans ce dialogue, il identifie Mercure avec Jésus-Christ, « le messie, l‟envoyé de Dieu, qui descend sur la terre et va à Jérusalem porter la nouvelle loi, la loi de vie éternelle, y publier l‟Évangile »126. Jupiter serait alors Dieu. Par rapport au livre de Jupiter, celui-ci constituerait l‟Ancien Testament. Johanneau veut prouver ceci par le biais de son titre :

Quae in hoc libro continentur : CHRONICA RERUM MEMORABILIUM, quas Jupiter gessit, antequàm esset ipse. FATORUM PRESCRIPTUM, sive, eorum quae futura sunt, certae dipositiones. CATALOGUS HEROUM IMMORTALIUM, qui cum Jove vitam victuri sunt sempiternam.

123 Ibid., p. 85. 124 Ibid., p. 86. 125 Ibid., p. 87. 126 Ibid., p. 89. C‟est-à-dire, 1° Chroniques des choses mémorables que Jupiter a faites avant de naître : c‟est le Pentateuque ; 2° Oracles des destinées, ou prédictions de ce qui doit arriver : ce sont les Prophéties ; 3° Catalogue des héros qui doivent jouir de la vie éternelle avec Jupiter : ce sont les Livres des Rois, et les autres livres historiques de la Bible. C‟est donc la Bible entière, à l‟exception du Nouveau Testament, qui est le livre que les deux voleurs mettent en place de l‟Ancien.127

Pour ce qui est de Byrphanes et de Curtalius, ceux-ci sont identifiés avec « les deux juifs saint Pierre et saint Paul, devenus chrétiens, qui ont mis le Nouveau Testament à la place de l‟Ancien qu‟ils ont dérobé, et ont cherché querelle ensuite aux Juifs qui voulaient continuer à observer l‟ancienne loi »128. Or, Johanneau est de l‟opinion que ces deux larrons représentent aussi deux des contemporains de Bonaventure : Byrphanes représenterait Claude Rousselet, tandis que Curtalius s‟identifiérait avec Benoît- Symphorien Le Court (Benedictus Symphorianus Curtius). Johanneau explique ensuite encore la véritable identité des personnages secondaires, ainsi que celle du cabaret.

Le cabaret […] est le cénacle où Jésus-Christ fit la cène avec ses apôtres, avant sa mort et après sa résurrection. L‟hôtesse est Marthe, à qui l‟Eglise donne le nom d‟hôtesse de Jésus-Christ […], et qui reçut chez elle, à table, ce dieu descendu du ciel ; c‟est la Samaritaine à qui il demanda à boire, près du puits de Jacob, et qui ne voulut d‟abord pas croire toutes les promesses qu‟il lui faisait. Les vestales qui ont suffoqué huit petits enfants, sont les religieuses ; les cinq druides qui se sont laissé mourir de male-rage, sont les docteurs de Sorbonne et les moines, que Marot et Rabelais, amis de des Périers, détestaient tant.129

Pour étayer sa thèse sur le vrai sens du dialogue, Johanneau avance ensuite un grand nombre d‟arguments textuels130. Comme il est impossible de les reproduire ou de les résumer tous ici, nous passons au deuxième dialogue.

127 Ibid., p. 90. 128 Ibid., p. 91. 129 Ibid., p. 92. L‟analyse de Johanneau du second dialogue commence également par une série d‟identifications. Comme Rhetulus serait l‟anagramme de Lutherus, ce personnage désignerait . Cubercus serait l‟anagramme de Bucerus, « à une lettre près, qui est de trop, à dessein sans doute et pour dépayser le lecteur »131. Le personnage Cubercus représenterait ainsi Martin Bucer,

Ministre luthérien qui a professé la théologie à Strasbourg pendant vingt ans, qui a donné les Explications de l’Évangile, et un grand nombre d‟ouvrages de controverse ; qui avait publié, dès 1529, un Commentaire sur les psaumes ; qui était un des plus zélés réformateurs, et que le cardinal Contarini regardait comme le théologien le plus redoutable qu‟eussent les hétérodoxes. Quelques écrivains, à la vérité, ont assuré qu‟il était mort juif. Alors il serait mis en scène ici, non-seulement pour ridiculiser ses Explications de l’Évangile, mais l‟Ancien Testament, dont il seroit censé défendre la cause dans ce dialogue.132

Quant au personnage de Drarig, Johanneau remarque que c‟est le nom retourné de Girard, sans proposer une identification plus concrète. La seule chose qu‟il considère comme certain à propos de ce personnage, « c‟est que Girard […] fait ici le rôle d‟un alchimiste qui cherche la pierre philosophale »133. Un dernier nom qu‟il explique, est celui de Trigabus. Selon Johanneau, celui-ci « doit être plutôt un nom imaginé à plaisir, qui signifie le triple gabeur ou moqueur, et désigner l‟auteur lui-même »134. Johanneau conclut des noms des interlocuteurs que ce second dialogue aurait dû être en fait le troisième et affirme ensuite ce qu‟il croit être le sens du dialogue concernant la pierre philosophale. Ce dialogue

qui n‟est en apparence qu‟une dérision de la recherche de la pierre philosophale, dans la personne de Drarig, en est une encore du judaïsme ou de l‟évangélisme dans celle de Cubercus, du protestantisme dans celle de Rhetulus, et enfin du

130 Nous voudrions recommander la lecture de la lettre entière d‟Eloi Johanneau, à cause de l‟impossibilité de rendre ici tous les détails de son analyse intéressante. 131 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1841, p. 100. 132 Ibid., pp. 100-101. 133 Ibid., p. 101. 134 Ibid. christianisme même dans le personnage de Mercure. Trigabus, en effet, qui se moque de tout, des trois et de la pierre philosophale, y compare à cette chimère la vraie religion, la religion de l‟Evangile ; ou au moins prétend que personne n‟en a la vraie intelligence. […] des Periers se moque des protestants comme des catholiques, des chrétiens comme des juifs, et ne croit pas plus aux uns qu‟aux autres.135

Passons au troisième dialogue. Pour ce qui est de ce dialogue, ainsi que du quatrième, Johanneau remarque que

les noms des personnages […] ne sont plus traduits des noms véritables, comme dans le premier, ni des anagrammes comme dans le second. Comme l‟auteur y met en scène des souverains et non des particuliers, je pense qu‟il a cru devoir user encore de plus de prudence, pour que les vrais noms ne fussent pas découverts, afin que si l‟on parvenait à les deviner, on ne pût pas au moins prouver qu‟on avait rencontré au juste.136

Quant aux identifications, Johanneau commence par l‟explication de Celia et de son ami. Celia représenterait Marguerite de Valois et son ami serait Clément Marot, « qui en était amoureux, comme le prouvent nombre de pièces de vers, où il la célèbre sous différents noms »137. Le cheval Phlégon « doit désigner le peuple, qui […] se révolta, en Saxe d‟abord, puis dans presque toute l‟Allemagne septentrionale, contre Charles- Quint, pour soutenir la doctrine de Luther »138. La preuve que Johanneau avance, « c‟est que Charles-Quint disait […] qu‟il parlerait espagnol à Dieu, français aux hommes, italien à sa maîtresse, anglais aux oiseaux, allemand aux chevaux ou à son cheval, et que ce mot célèbre devait être connu de des Periers »139. Le nom de Statius, « qui signifie qui se tient debout, dessus ou auprès, sans bouger, qui veut le STATU QUO »140, serait Charles-Quint ou bien François Ier. Finalement, Ardelio, « dont le nom latin […] est analogue à celui de Phlégon, et opposé à celui de Statius, signifie un boute-feu, un brouillon, un homme

135 Ibid., p. 102. 136 Ibid., pp. 117-118. 137 Ibid., p. 116. 138 Ibid. 139 Ibid., p. 117. 140 Ibid. remuant, qui se mêle de tout, doit donc être Luther ou Calvin, peut-être même François Ier, qui soutenait en Allemagne le parti des protestants contre Charles-Quint »141. A l‟avis de Johanneau, ce troisième dialogue devrait être en réalité le second. Ici, Mercure revient sur terre pour faire un cri public. Ceci « doit être une allégorie de la seconde proclamation ou publication de l‟Evangile par Luther et Calvin » 142 . Johanneau explique encore tous les détails du troisième dialogue après quoi il examine le dernier.

Ce quatrième dialogue est dominé par la conversation de deux chiens, Hylactor et Pamphagus. Ceux-ci, « dont les noms grecs signifient, l‟un l‟Aboyeur, l‟autre Dévore-tout, […] pourraient bien être Clément Marot et Bonaventure des Periers […]. Ils étaient en effet tous deux serviteurs, domestiques de François Ier, chiens de cour […]. »143 L‟ancien maître de ces chiens, Actéon, serait donc François Ier ou bien Henri II, son fils. Diane, celle qui avait causé la métamorphose d‟Actéon en cerf, représenterait Diane de Poitiers, « qui était la maîtresse du fils après avoir été celle du père »144. « Gargilius, qui s‟en va à la chasse avec tous ses chiens, serait alors Louis de Brézé, qui était à la fois grand veneur de France et mari de Diane de Poitiers. »145 Il reste alors à identifier les anciens compagnons d‟Hylactor et de Pamphagus. Ce seraient

Melanchthon, (terre-noire) Zuingle et Osiander, ou des gens de lettres de la cour de François Ier et de celle de la reine de Navarre, partisans des nouvelles doctrines de Luther et de Calvin, mais qui se taisaient et n‟écrivaient pas ; tandis que Hylactor et Pamphagus étaient les seuls chiens de cette meute qui parlaient, c‟est-à-dire les seuls philosophes qui osaient écrire ; encore le second se montre-t-il bien plus réservé que le premier.146

141 Ibid. 142 Ibid., p. 118. 143 Ibid., p. 134. 144 Ibid. 145 Ibid. 146 Ibid., p. 136. En général, Johanneau affirme que l‟obscurité règne surtout dans ce quatrième dialogue, qui, à son avis, n‟a plus de véritable lien avec les trois premiers. Pour Johanneau, ce dernier dialogue semble

être l‟exposition d‟un plan nouveau de critique, le premier d‟une suite d‟autres dialogues, dans lesquels l‟auteur devait se moquer, toujours sous le voile de l‟allégorie, des principaux mystères et miracles des deux religions juive et chrétienne, de la création, de Jésus-Christ et de ses douze apôtres, du jugement dernier, de l‟ascension ou apothéose de l‟Homme-Dieu, et de la résurrection, sous les titres de Fables de Prométhée, d’Hercule de Libye, du Jugement de Pâris, de Psaphon, d’Érus qui ressuscita.147

En définitive, Johanneau remet le jugement au sujet du Cymbalum Mundi à son ami auquel il adresse cette lettre : « C‟est à vous à décider si la réputation d‟athéisme et d‟impiété qu‟il a eue dès l‟origine était fondée, toute vague qu‟elle était […]. »148 Il affirme d‟abord déjà lui-même que,

[a]près toutes ces explications, il est inutile […] de prouver que le Cymbalum Mundi n‟est pas un ouvrage antique, qu‟il n‟a pas été composé anciennement en latin, trouvé dans une vieille bibliothèque, et traduit par Thomas du Clevier, comme l‟auteur le veut faire croire. Mais ce qui est certain, c‟est qu‟il respire l‟antiquité, quòd redoleat antiquitatem ; qu‟on y reconnaît, en le lisant, un imitateur de Rabelais et de Lucien, et le traducteur du Lysis de Platon.149

4.1.8 Charles Nodier

Ayant exposé ci-dessus la thèse d‟Eloi Johanneau, il faut distinguer ensuite un autre interprète du Cymbalum Mundi qui a vécu au XIXe siècle. Il s‟agit d‟ « un seiziémiste reconnu et [d‟]un personnage influent du Cénacle romantique, membre, qui plus est, de l‟Académie Française et bibliothécaire du Roi à l‟Arsenal »150 : Charles Nodier. Celui-ci aurait même possédé un exemplaire de l‟opuscule, de l‟édition de 1538.

147 Ibid. 148 Ibid., p. 154. 149 Ibid., p. 153. 150 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 18. Nodier décrit amplement la vie de Des Périers, ainsi que ses œuvres. Il présente par exemple la cour comme un lieu où règne une ambiance cordiale. Or, ces affirmations lui ont valu une réponse très critique de la part de Louis Lacour.

M. Nodier, voulant élever au premier rang des écrivains françois un homme dont à peine on est sûr de posséder un ouvrage, commence par poser en principe que dans les choses douteuses il est permis de conjecturer, in re parum nota conjectare licet ; et il use très largement du bénéfice de cette maxime. Il conjecture donc, ou plutôt il affirme… M. Nodier ne dit pas où il a puisé ces renseignements ; mais qu‟importe ?… Sérieusement, la nécessité de composer à Des Periers une pacotille littéraire (car il est de lui-même fort dégarni) paroît avoir emporté M. Nodier un peu loin. Au reste, ni l‟érudition ni la bonne foi de M. Nodier ne peuvent être un seul instant mises en doute ; tout ce qu‟il dit de Bonaventure Des Periers, il le croit ; mais M. Nodier ressemble au père Tournemine, pour le portrait de qui les jésuites avoient composé ce distique : C‟est notre père Tournemine Qui croit tout ce qu‟il imagine.151

Quant à l‟analyse du Cymbalum Mundi même, Nodier remarque d‟abord que « [p]lusieurs [des] notes [de Bernard de La Monnoye] prouvent que la clef du Cymbalum Mundi ne lui avoit pas échappé, et cette clef n‟échapperoit aujourd‟hui à personne, car elle est cachée dans le plus simple de tous les artifices, c‟est-à-dire l‟anagramme »152. Nodier explique alors, à son tour, la suscription de l‟épître dédicatoire où il est possible de retrouver « Thomas l‟incrédule » et « Pierre le croyant » (Cfr. 4.1.7.1). Il avoue ensuite d‟être seulement « l‟éditeur de la petite découverte »153 : « je n‟ai aucune envie d‟en dérober l‟honneur à M. Éloi Johanneau »154. Louis Lacour remarque toutefois que Nodier ne marchait pas simplement sur les traces de Johanneau : « Il fit plus, il le plagia le mieux du monde, et Johanneau, de colère enflammé, fit sur-le-champ imprimer contre Nodier une courte diatribe, aujourd‟hui fort

151 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1856, p. xcvj. 152 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 154. 153 Ibid., p. 155. 154 Ibid. rare, que M. Ferdinand Denis a eu la complaisance de mettre à notre disposition. »155

Passons à son analyse des quatre dialogues. A propos du premier dialogue, Nodier rappelle que de La Monnoye a identifié Byrphanes et Curtalius avec « les avocats les plus célèbres de Lyon, Claude Rousselet et Benoît Court »156, thèse à laquelle il se joint.

L‟idée de mettre le dieu des voleurs aux prises avec deux avocats qui s‟emparent du livre des destinées pour le remplacer par le bouquin de la loi ; qui font ensuite à ce dieu, qu‟ils ont reconnu d‟abord, un procès en sacrilège, et qui parviennent à lui faire redouter à lui-même les suites de son impiété, cette idée, dis-je [Nodier], est tout-à- fait digne de Desperiers […].157

Quant au second dialogue, Nodier s‟oppose à l‟opinion de, par exemple, Johanneau. Ce dernier estimait que ce deuxième dialogue devrait être en fait le troisième et vice versa. Selon Nodier

[c]e second dialogue est un entracte, un véritable intermède, dont l‟action se passe entre le premier et le troisième. Mercure volé ne s‟est pas aperçu d‟abord du larcin qui lui avoit été fait […]. Il a donné au relieur un livre pour l‟autre sans y prendre garde, et c‟est en attendant son livre qu‟il s‟amuse à parcourir Athènes, dans la compagnie de son ami Trigabus.158

Nodier réfute la thèse de Prosper Marchand qui affirme que le deuxième dialogue comporte « une raillerie des chimistes ». Selon Nodier, « [l]a pierre philosophale de Desperiers, c‟est la vérité, c‟est la sagesse révélée ; tranchons le mot, c‟est la religion, et cette allégorie impie est si claire, qu‟elle ne vaut presque pas la peine d‟être expliquée »159. Les « hommes opiniâtres qui contestent entre eux la possession du livre imaginaire »160 seraient donc point des alchimistes. « Ce sont des théologiens. C‟est Cubercus ou Bucerus,

155 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1856, p. lxviij, n. 1. 156 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 156. 157 Ibid., pp. 156-157. 158 Ibid., p. 157. 159 Ibid., p. 158. 160 Ibid. c‟est Rhetulus ou Lutherus, les deux chefs, divisés en certains points, de la nouvelle réforme ; c‟est Drarig ou Girard, un des écrivains militans [sic] de la communion romaine. »161 Le troisième dialogue est selon Nodier moins significatif, mais charmant. Ce dialogue porte d‟abord encore sur le « Livre des destinées », après quoi « Desperiers oublie son sujet, et le reste du dialogue n‟est plus qu‟une fantaisie de poëte [sic], mais une fantaisie à la manière de Shakespeare ou de La Fontaine »162. Pour ce qui est du quatrième dialogue, Nodier, tout comme Johanneau, estime que celui-ci constitue un dialogue à part. Nodier remarque que

[l]es raisons dont Panphagus [sic] se sert pour se dispenser de parler parmi les hommes, contiennent les plus parfaits enseignemens de la sagesse, et, quoique n’étant que d’un simple chien, elles méritent toute l‟attention des philosophes. Il faut remarquer aussi dans ce dialogue la jolie fiction des Nouvelles reçues des Antipodes, où la vérité menace de se faire jour par tous les points de la terre, si on ne lui ouvre une issue libre et facile.163

Après avoir analysé les quatre dialogues brièvement, Nodier conclut qu‟ « [i]l est donc trop prouvé aujourd’hui que l’ouvrage de Desperiers méritoit réellement le reproche d’impiété qui lui a été adressé par son siècle, et qu‟il s‟étoit bien attiré des persécutions que rien ne justifie d‟ailleurs, car rien ne peut justifier la persécution »164. Cette condamnation du Cymbalum Mundi n‟empêche toutefois pas Nodier de faire l‟éloge de Des Périers et de son œuvre, et ceci même à plusieurs reprises. Il considère ainsi par exemple que, « [a]bstraction faite du scepticisme effréné de Desperiers, de son ironie et de ses sarcasmes, son livre est digne de plus de réputation qu‟il n‟en a conservé »165.

161 Ibid. 162 Ibid., pp. 158-159. 163 Ibid., p. 159. 164 Ibid. L‟écriture cursive est de notre main. 165 Ibid., pp. 159-160. 4.1.9 Paul Lacroix Jacob

En ce qui concerne l‟opinion de Paul Lacroix Jacob sur le Cymbalum Mundi, peu de mots nous suffisent. Jacob Ŕ qui « donna en 1841 une nouvelle édition, en tête de laquelle il reproduisait la lettre d‟Éloi Johanneau, tandis que dans le même temps, il faisait réimprimer les Nouvelles Récréations et Joyeux Devis de Bonaventure Des Périers, en tête desquelles il reproduisait la notice de Charles Nodier »166 Ŕ se joint au reproche d‟impiété de Nodier et de beaucoup d‟autres. Saulnier résume que « Jacob, dans sa première édition, s‟en tenait en somme à l‟analyse de Charles Nodier, qui trouvait notamment dans le second dialogue du Cymbalum une “allégorie impie” transparente, et dans tout l‟ensemble les traits d‟un sceptique jouant avec la religion »167.

Jacob est aussi à la base d‟une autre édition, celle de 1858. Dans cette édition, Jacob exprime, dans les grandes lignes, la même opinion que celle que l‟on retrouve dans son édition de 1841. A part de l‟éloge de Nodier, il s‟y remarque toutefois également l‟éloge de Louis Lacour. Saulnier signale aussi que « la seconde opinion venait, si l‟on veut, nuancer et préciser l‟autre »168. Comme dans l‟édition de 1841, Jacob reproduit l‟analyse de Nodier sur les quatre dialogues du Cymbalum Mundi dans sa totalité. La conclusion de Jacob reste la même qu‟en 1841 : « C‟est Charles Nodier, si habile et si ingénieux à deviner les énigmes littéraires, qui nous fournira à peu près le dernier mot de celle-ci, en nous prouvant que le Cymbalum est un chef- d’œuvre de fine et malicieuse plaisanterie qui va droit à l’impiété »169. Une affirmation importante de la part de Jacob à propos du Cymbalum Mundi Ŕ « formule [à l‟avis de Saulnier] quelque peu déconcertante »170 Ŕ est cependant propre à l‟édition de 1858 : « La hardiesse de cette satire déguisée ne fut peut-être pas une mauvaise recommandation pour son auteur auprès

166 Ibid., pp. 17-18. 167 V.-L. SAULNIER, « Le sens du Cymbalum Mundi de Bonaventure des Périers », in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, XIII, 1951, p. 44. 168 Ibid. 169 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1858, p. xxxi. L‟écriture cursive est de notre main. 170 V.-L. SAULNIER, op. cit., p. 44. de la Reine de Navarre, car, si le véritable sens de l‟allégorie est au fond antichrétien, sinon athée, rien n‟est plus facile que de le rattacher aux idées nouvelles de la Réforme […] »171.

4.1.10 Félix Frank

L‟analyse de Nodier, n‟a pas seulement exercé une influence sur le bibliophile Jacob. Comme Laurent Calvié le signale, « [c]ette conclusion fut unanimement admise et l‟on en retrouve les grandes lignes dans les diverses introductions des éditions et rééditions » 172 du Cymbalum Mundi. La condamnation de l‟opuscule ne se montre toutefois pas toujours aussi féroce comme par exemple chez Félix Frank. Dans son édition de 1873, Le Cymbalum Mundi, texte de l’édition princeps de 1537, « nous sommes [, affirme Saulnier,] en présence d‟un véritable manifeste de l‟incrédulité »173 :

« C‟est l‟incrédule qui catéchise le croyant ». L‟auteur lancera son pamphlet contre les catholiques et les protestants, contre les croyants de tout bord ». Le Cymbalum, c‟est « la cloche du monde, substitué au cloître. Il se rit du symbole traditionnel de la religion, et il est le symbole de la pensée nouvelle ». Partout se devine « le défi, la déclaration de guerre aux adorations du passé ».174

La conclusion de Frank est que « [l]e Cymbalum est un Contre-Evangile »175. A propos de cette conclusion, Saulnier fait la remarque suivante : « Non seulement, donc, Des Périers tendrait à détruire toute croyance religieuse […] : mais son livre, loin de se contenter d‟y tendre par les plaisanteries malignes d‟un sceptique, d‟un esprit sans conviction (comme pensait en somme Jacob), représenterait, sinon le manuel de l‟incroyant, du moins le manifeste très étudié d‟une conviction négative. »176

171 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1858, p. xxxiv. 172 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 21. 173 V.-L. SAULNIER, op. cit., p. 45. 174 La thèse de Félix Frank résumée par V.-L. Saulnier : Ibid. 175 Frank cité par Saulnier : Ibid. 176 Ibid. 4.1.11 Henri Hauser

Saulnier remarque que, parmi ceux qui se joignaient résolument à l‟opinion de Frank, il faut notamment distinguer Henri Hauser. Celui-ci a affirmé qu‟ « [u]n livre comme celui de Des Périers, trop clair dans ses obscurités voulues, n‟allait à rien [de] moins qu‟à saper les bases de toute religion fondée sur la révélation, de toute morale fondée sur le devoir »177. Une note de son article De l’humanisme et de la réforme en France (1512-1552) de 1897, comportait, de plus, la remarque suivante : « Il me semble impossible de ne pas être d‟accord avec M. F. Frank. »178

4.1.12 Alfred Jeanroy

Tandis que certains adoptent entièrement les conclusions de Frank, d‟autres doutent face à une thèse si hardie. « [N]‟étant pas sûr qu‟il convienne d‟aller aussi loin que lui, l‟on concède (par exemple avec Alfred Jeanroy) que Bonaventure mit au moins dans le Cymbalum le scepticisme le plus aigu »179. Jeanroy exprime ainsi l‟opinion, dans l‟article « Despériers » de la Grande Encyclopédie, que « [p]lus résolument que personne au XVIe siècle, il [Bonaventure] est sceptique et peut-être athée »180. Saulnier signale que « Jeanroy met [aussi] en garde contre les gloses trop vétilleuses sur le moindre détail du livre »181 : « Il [le Cymbalum Mundi] attire par son obscurité et la hardiesse de pensée qu‟on y devine. Le meilleur moyen de ne pas le comprendre est de vouloir tout y expliquer. »182

4.1.13 Pierre-Paul Plan

Un nom important qui s‟ajoute à la liste des sectateurs de Félix Frank, est celui de Pierre-Paul Plan. Dans son édition de 1914 (une reproduction

177 Henri Hauser cité par Saulnier : Ibid., p. 46. L‟écriture cursive est de notre main. 178 Henri Hauser cité par Saulnier : Ibid., n. 1. 179 Ibid. 180 Alfred Jeanroy cité par Saulnier: Ibid. L‟écriture cursive est de notre main. 181 Ibid., n. 2. 182 Alfred Jeanroy cité par Saulnier: Ibid. phototypique), Cymbalum Mundi, Réimpression de l’édition 1537 fac-similé de l’exemplaire unique conservé à la Bibliothèque de Versailles, Plan dit que « Félix Frank débrouilla tout le fatras de ses devanciers, conserva le bon et mit au point le reste »183. Plan prend pour base le commentaire de Frank et affirme que :

Pour avoir raillé « les débuts de la Réforme se heurtant aux résistances du catholicisme, les divagations et les luttes intestines des réformateurs mêmes », pour avoir montré « les doctrines, les traditions, les pratiques religieuses et la tyrannie morale aux prises avec la loi de Nature », pour avoir évoqué la « révolte ou plutôt la révolution générale des esprits », le doux, l‟inoffensif poète des roses, l‟excellent, l‟artiste, le prodigieux conteur des Joyeux Devis paraît avoir subitement perdu tous droits à la vie sociale, être tombé, de la situation privilégiée où l‟avaient placé l‟amitié, l‟estime, la faveur de la plus admirable des reines, dans la condition misérable d‟un bohème traqué.184

4.1.14 Abel Lefranc

Dans l‟année 1922, trois auteurs se sont penché sur la question du sens du Cymbalum Mundi : Abel Lefranc, Henri Busson et Ernst Walser. Lefranc, pour sa part, s‟est intéressé à cette question à partir de son intérêt pour Rabelais. Saulnier remarque que, « sur plus d‟un point, il [Lefranc] faisait siennes les propositions de Frank. Mais c‟est avec une autre autorité qu‟il articulait la sentence. »185 Selon l‟avis de Lefranc, le Cymbalum Mundi

représente « l’attaque la moins déguisée et la plus violente qui ait été dirigée, au cours du XVIe siècle, contre l’essence même du christianisme ». Le sens du titre ? Ce « cymbalum » n‟est autre que la cloche destinée à être entendue du monde entier pour appeler les hommes à la vérité ».186

C‟est surtout le quatrième dialogue qui a attiré l‟attention de Lefranc. Il identifie Pamphagus avec Rabelais et croit qu‟Hylactor représente

183 Saulnier parlant de l‟opinion de Pierre-Paul Plan : Ibid., n. 3. 184 La thèse de Pierre-Paul Plan résumée par Calvié dans l‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 21. 185 V.-L. SAULNIER, op. cit., p. 52. 186 Abel Lefranc cité par Saulnier : Ibid. L‟écriture cursive est de notre main. Bonaventure même. Lefranc estime que ce dernier dialogue du Cymbalum Mundi « est là pour nous dire que ce rationalisme anti-chrétien est la conviction commune des deux hommes, mais que Des Périers reproche à Rabelais de ne pas faire connaître au monde la vérité découverte par lui »187. Saulnier signale encore que l‟identification des personnages de Lefranc a provoqué des objections. Lefranc est resté cependant sur ses positions.

4.1.15 Henri Busson

Le livre d‟Henri Busson, Le Rationalisme dans la littérature française de la Renaissance, 1533-1601, traite du fait que « le rationalisme vient de Padoue, et ne se répand guère en France avant 1540. Or, Des Périers, qui ne paraît pas connaître les thèses italiennes, apparaît comme un précurseur étonnant. » 188 Avant d‟exposer sa thèse concernant Bonaventure et le Cymbalum Mundi, Busson annonce déjà que « [l]‟auteur, par une feinte habile qui dérouta les inquisiteurs et les critiques jusqu‟au XVIIIe siècle, soit par bizarrerie d‟esprit Ŕ on a dit qu‟il était mort fou Ŕ y a mêlé les blasphèmes contre le christianisme, la satire à la mode contre l‟Eglise et les théologiens, les plaisants récits, analogues à ceux des Contes, et des fragments sans portée apparente »189. Selon Busson, Bonaventure était protestant, mais lorsque les humanistes français devaient choisir entre le camp de Calvin ou le retour au catolicisme, « il fut de ceux qui restèrent neutres, ou plutôt qui se moquèrent des deux partis et se rallièrent à un troisième : celui des libertins » 190 . Quant au premier dialogue du Cymbalum Mundi, le titre du livre de Jupiter semble cacher, à l‟avis de Busson, trois thèses libertines : « 1° Dieu a créé le monde, non pas dans le temps, mais de toute éternité (averroïsme padouan) ; 2° Conviction déterministe (cf. le De Fato de Pomponazzi) ; 3° le Christ n‟est

187 Ibid. 188 Ibid., p. 53. 189 Henri BUSSON, Le Rationalisme dans la littérature française de la Renaissance (1533- 1601), Nouvelle édition, revue et augmentée, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1957, p. 179. 190 Ibid., p. 180. qu‟un homme divin (évhémérisme) »191. Mais Des Périers ne s‟est pas arrêté là. Busson estime que « ce qui donne à son livre un accent unique à cette date, c‟est qu‟il s‟attaque en face à Jésus-Christ lui-même et nie la Révélation »192. Pour ce qui est du titre, Busson dit d‟abord que ceux qui ont tenté de l‟interpréter dans le passé, ont seulement projeté le sens qu‟ils attribuaient au livre sur ce titre obscur. Lui-même croit que

le mot cymbalum (qu‟il ne faut pas isoler de son complètement) […] [se réfère] aux cymbales retentissantes et creuses dont les coups rythmaient les danses orgiastiques des galles, prêtres de Cybèle. L‟expression entière, selon un commentaire pénétrant d‟Adrien Turnèbe est un sobriquet méprisant appliqué à Apion, un rhéteur de basse condition, bavard, charlatan et qui promettait à ses dupes de rendre leur nom immortel, comme faisaient les prêtres de Cybèle aux fidèles de la déesse pour attirer les foules et quémander les offrandes. Mais comme Apion n‟était pas prêtre de la Mère des dieux, au lieu de l‟appeler cymbale de Cybèle, Cymbalum Matris deorum, comme les galles, Tibère l‟appelait cymbalum mundi, cymbale du monde.193

Dans l‟opuscule de Bonaventure, cette « injurieuse appellation »194 convient donc évidemment à Mercure et comme Mercure peut être identifié avec Jésus, « ce titre hermétique est un premier blasphème ! » 195 « L‟attaque principale contre le christianisme remplit [cependant] le second dialogue »196, dans lequel Luther, Bucer et Erasme se disputent la pierre philosophale. Qu‟est-ce que représente cette pierre philosophale aux yeux de Busson ?

[…] la doctrine contenue dans l‟Evangile. Doctrine sans force désormais. Outre qu‟elle est faite « de tous larcins », c‟est-à-dire pillée aux philosophes anciens, […] cette pierre qui devait renouveler le monde n‟a pas réussi à l‟améliorer […]. Nous voilà arrivés au blasphème culminant de ce second dialogue. Car si, comme il est évident, la pierre philosophale est l‟Evangile autour duquel se disputent les sectes, Mercure qui l‟a apportée aux hommes représente Jésus.197

191 Saulnier résume les trois thèses libertines : V.-L. SAULNIER, op. cit., p. 53, n. 7. 192 Henri BUSSON, op. cit., p. 181. 193 Ibid., p. 182. 194 Ibid., p. 183. 195 Ibid. 196 Ibid., p. 184. 197 Ibid., pp. 184-185. Le troisième dialogue comporte, selon Busson, seulement une « suite de scènes gracieuses ou légèrement satiriques, […] sans portée religieuse »198, où Mercure ne représente plus le Christ, mais simplement le Mercure de la mythologie. Le quatrième dialogue, en revanche, a toujours suscité des conjectures. Les critiques se sont cassé la tête quant à l‟identification d‟Hylactor et de Pamphagus, comme le fait aussi Busson. Pas tout à fait certain, il semble admettre que Pamphagus représenterait Rabelais. Ce qui est sûr selon Busson, c‟est que les noms des deux chiens ont été puisés d‟une lecture du récit d‟Ovide sur la métamorphose d‟Actéon. Busson remarque toutefois que

Des Périers a pris le premier et le dernier de cette liste [d‟Ovide]. N‟est-ce pas refuser de choisir ? n‟est-ce pas leur seule place dans le récit d‟Ovide qui leur a valu ce choix ; et non la valeur sémantique de leur nom ? Ainsi se trouve ruinées les hypothèses que l‟on a voulu tirer de ce que l‟un s‟appelle le goulu et l‟autre l‟aboyeur.199

A propos du sens de ce quatrième dialogue, Busson mentionne en dernier lieu encore que les fables à la fin sont pleines de signification et il conclut : « Comment ne pas voir dans ce livre la négation de toute religion positive ? »200.

4.1.16 Ernst Walser

Ernst Walser s‟est également mêlé au débat autour du livre de Bonaventure, dans son Der Sinn des Cymbalum Mundi von B. des P. : eine Spottschrift gegen Calvin de 1922. Il s‟agit d‟une thèse unique qui a provoqué un grand nombre de réactions. Walser discerne dans le Cymbalum Mundi surtout « une attaque contre l‟Institution Chrétienne, dans sa doctrine de la Prédestination »201. Le premier dialogue est tout à fait révélateur de cette attaque. Le livre de Jupiter serait l‟Institutio de 1536 « et l‟allusion vise la

198 Ibid., p. 185. 199 Ibid., p. 187. 200 Ibid., p. 188. L‟écriture cursive est de notre main. 201 V.-L. SAULNIER, op. cit., p. 54. doctrine calvinienne de la Grâce »202. Walser identifie alors Byrphanes avec Lefèvre d‟Etaples tandis que Curtalius représenterait Calvin même. Ardelio serait Farel. Il s‟agirait donc de trois réformateurs.

Les objections au sujet de la thèse de Walser se sont accumulées. Ainsi, Josef Bohatec a remarqué que « [i]n der Institutio von 1536 Ŕ denn nur um diese kann es sich handeln Ŕ hat Calvin die Providenzlehre in einem einzigen Satz zusammengefat und vornehmlich ihren praktischen Nutzen betont […]. Dazu kommt, da Calvins Institutio um diese Zeit in Frankreich noch nicht bekannt war. »203 Lucien Febvre a lui aussi réfuté la thèse de Walser :

le long titre du livre des Destins ne saurait définir l‟Institution ; il est absurde de songer que Des Périers puisse présenter l‟Institution comme le livre commun de Calvin et de Lefèvre, par une confusion d‟idées insoutenable ; au surplus, quand l‟évangélisme de Bonaventure est connu, on nous le présente ici comme l‟ennemi et le censeur de l‟évangélisme, sans chercher ni pourquoi ni comment, alors que tout le problème est dans cette conversion.204

Par ailleurs, Saulnier y ajoute encore quelques remarques. Premièrement, il affirme que les identifications, certainement celles de Curtalius et Ardelio, ne sont pas correctes. Ensuite, il remarque que Walser a totalement négligé le troisième, ainsi que le quatrième dialogue, dont on doit évidemment aussi tenir compte. Ce qui n‟est pas raisonnable non plus, selon Saulnier, c‟est de d‟abord discerner dans le Cymbalum Mundi « une critique de la doctrine de Calvin, ou de la Réforme en général, et puis on conclut qu‟il s‟agit du livre d‟un sceptique, qui a rompu avec tout christianisme : il faudrait choisir »205. Cette liste d‟objections qui pourrait s‟allonger, permet à Saulnier de conclure qu‟ « [a]u total, la thèse de Walser peut n‟être nullement retenue »206.

202 Ibid. 203 Josef BOHATEC, Budé und Calvin, Studien zur Gedankenwelt des französischen Frühhumanismus, Wien, Hermann Böhlaus Nachf., 1950, p. 190. L‟écriture cursive est de notre main. 204 Les objections de Lucien Febvre résumées par Saulnier : V.-L. SAULNIER, op. cit., p. 54. 205 Ibid. 206 Ibid., p. 55. 4.1.17 Josef Bohatec

La première condamnation du Cymbalum Mundi qui succède à celles de l‟année 1922, ne se produit qu‟en 1939. C‟est Josef Bohatec qui fait paraître à ce moment-là sa thèse Ŕ « sous un titre qui le masquait »207, comme l‟a signalé déjà Saulnier Ŕ, Calvin et l’humanisme. Une dizaine d‟années après, en 1950, il reprend son commentaire dans son œuvre, Budé und Calvin.

Ce sont surtout les deux premiers dialogues du Cymbalum Mundi qui intéressent Bohatec. Pour ce qui est du premier dialogue, Saulnier résume qu‟il « serait une adaptation satirique du célèbre livre de Guillaume Budé, De transitu hellenismi in christianismum. Soit la pensée religieuse des novateurs, à l‟époque, considérée comme une contamination du christianisme par l‟hellénisme […] »208 : « In seiner dem König Franz gewidmeten Schrift: De transitu Hellenismi in Christianismum vom Jahre 1534 beklagt sich Guil. Budé über den Geist des Hellenismus, der sich in Frankreich eingebürgert habe und das Christentum zu zersetzen drohe. » 209 Tandis que Budé se proclame contre cette « contagion helléniste », Des Périers fait le contraire. Selon Bohatec, on remarque l‟influence de Budé et de son œuvre à propos de plusieurs éléments, notamment à propos du livre des Destins. Ce livre de Jupiter représenterait la Bible, « mais telle que Budé en définissait la valeur et la portée »210. Le titre réfère donc aux trois aspects de la Bible, définis par Budé :

1° Elle contient les « actes » de la Providence, « series factorum providentiae », dit Budé (theurgia). 2° A la lire avec foi, elle nous apprend « illa omnia quae sint, quae fuerint, quae mox euentura trahantur » (fata prouidentiae). 3° Ceux qui savent renoncer au « sensus communis » ont été de toute éternité inscrits sur l‟album de la Providence : « in album relati destinatricis prouidentiae ».211

207 Ibid., p. 58. 208 Saulnier résumant la thèse de Bohatec: Ibid. 209 Josef BOHATEC, op. cit., p. 190. 210 Saulnier résumant la thèse de Bohatec : V.-L. SAULNIER, op. cit., p. 58. 211 Les trois aspects de la Bible selon Budé, résumés par Saulnier : Ibid., n. 4. Quant au Mercure, Bohatec affirme que « [a]lle Ausleger des “Cymbalum” haben mit Recht bemerkt, da sich hinter dem Mercur Christus verbirgt »212. Mais, « [w]ährend aber Budé die Mission Jesu darin sieht, die “selbstbewute Philosophie des Hellenismus als fadenscheinig zu erweisen und sein unsittliches Reich zu erstören”, ist der Mercur des “Cymbalum” selbst mit allen Fehlern behaftet, die Budé als die hervorstechendsten Merkmale der hellenistischen Ethik brandmarkt »213. Le Mercure de Des Périers est donc « Vertreter des hellenistischen widerchristlichen Prinzips » 214 . Toutefois, il devient encore « l‟allié ou le héraut des Réformés »215 lorsqu‟il se dispute avec Byrphanes et Curtalius. Car, selon Bohatec, « [u]nter Curtalius kann […] nur Budé verstanden werden » 216 et Byrphanes s‟identifiérait avec Robert Estienne, tous les deux ennemis des Réformés.

Bohatec signale comme deuxième influence importante pour Des Périers, Dolet : « Jedenfalls stellt sich der zweite Dialog des “Cymbalum” als eine satirische Wiedergabe der Gedanken Dolets dar, die dieser in seinem “Dialogus de imitatione Ciceroniana, adversus Desiderium Rotterdamum” über Erasmus und die Hauptvertreter der Reformation entwickelt hat. » 217 Bohatec affirme que, dans ce second dialogue, qui reproduit de façon satyrique certaines idées de Dolet, non seulement les Réformateurs, mais aussi « einzelne Lehren der katholischen Kirche (Fastenvorschriften, Zölibat, Kultusformalitäten) gegeielt [werden]» 218 . Saulnier résume trois points importants :

1° Tout comme Dolet, Des Périers confond Erasme dans la série des théologiens réformistes, aux côtés d‟un Luther et d‟un Bucer. 2° Tous deux reprochent à la Réforme de mêler l‟humain au divin, de prétendre appuyer les choses divines sur des forces humaines. 3° Tous deux reprochent aux Réformateurs de se perdre en de longs discours, en des bavardages sans prix pour la vérité, où chacun ne tend qu‟à

212 Josef BOHATEC, op. cit., p. 193. 213 Ibid., pp. 193-194. 214 Ibid., p. 194. 215 Saulnier résumant la thèse de Bohatec : V.-L. SAULNIER, op. cit., p. 59. 216 Josef BOHATEC, op. cit., p. 203. 217 Ibid., p. 181. 218 Ibid. se gagner une espèce de gloriole, et pour n‟aboutir, dans une controverse sans cesse renaissante, qu‟à d‟incessantes querelles.219

L‟influence de Dolet serait donc certainement présente. Or, Dolet et Bonaventure visent une toute autre conclusion : « celle de Dolet est d‟un évangéliste ; Des Périers tendrait à l’impiété. Non tant par sa représentation de Mercure que par l‟intervention du personnage de Trigabus, le trois fois moqueur, que Bohatec identifie avec Villanovanus. »220 Quelle est alors, en définitive, l‟opinion de Bohatec au sujet du Cymbalum Mundi ?

Au fond, Des Périers se présente comme l‟ennemi du dogmatisme. Il n‟est pas athée, ne rejette nullement l‟idée de Dieu ; mais son idéal, « Bene uiuere et laetari », qui est d‟un épicurien, d‟un eudémoniste, s‟oppose assez nettement à la religion traditionnelle pour avoir été considéré, par une confusion de l‟époque, comme une des formes de l‟ « athéisme ».221

Saulnier formule quelques critiques sur la thèse de Bohatec. D‟abord, il critique le fait que Bohatec n‟examine que la moitié du Cymbalum Mundi. De plus, il hésite à « admettre que chacun de ces livres [de Budé et de Dolet] soit la source, et la source unique ou de très loin la plus importante, de l‟un des [deux premiers] dialogues »222.

4.1.18 Lucien Febvre : « Pro Celso »223

Comme nous avons déjà expliqué, non seulement la vie de Des Périers, mais également son œuvre est entouré de mystère. Lucien Febvre s‟est aussi penché plusieurs fois sur cet opuscule qui constitue l‟objet de notre recherche. Il a tenté, comme tant d‟autres avant lui ainsi que tant d‟autres qui le suivront encore, de chasser cette obscurité qui semble propre au Cymbalum Mundi. C‟est dans l‟article Origène et Des Périers ou l’énigme du Cymbalum mundi de 1942 qu‟il essaye d‟en élucider la signification, ayant

219 V.-L. SAULNIER, op. cit., p. 59. 220 Ibid., pp. 59-60. L‟écriture cursive est de notre main. 221 L‟opinion générale de Bohatec résumée par Saulnier: Ibid., p. 60. 222 Ibid. 223 Lucien FEBVRE, op. cit., 1942, p. 129. auparavant déjà parlé de son « histoire externe »224, dans un article de 1930, Une histoire obscure. La publication du Cymbalum mundi.

Après avoir remarqué que l‟épître dédicatoire du livre constitue un « prologue indifférent »225, « dont le seul intérêt est d‟avoir mis aux champs, par sa première phrase, une troupe de naïfs : des petits-fils sans doute de Pierre qui croit tout »226 , Febvre passe aux dialogues. Ceux-ci, qui pourraient être dénommés de la manière suivante, « I, Le livre volé. Ŕ II, En quête de la Pierre Philosophale. Ŕ III, Le cheval qui parle. Ŕ IV, Le Colloque des deux Chiens. »227, recouvrent selon Febvre trois grands thèmes. En premier lieu, le livre des Destins, qui occupe le premier dialogue ainsi qu‟une partie du troisième. Le deuxième dialogue est voué à la Pierre Philosophale, tandis que le thème des Bêtes parlantes se retrouve dans le quatrième dialogue et dans l‟autre partie du troisième. Or, le lien entre toutes ces parties, et donc l‟interprétation du Cymbalum Mundi, semble difficile à saisir. Toutefois Febvre distingue un dialogue parmi les quatre : le second, qui lui semble contenir tous les enjeux du XVIe siècle.

4.1.18.1 Dialogue II : « Un dialogue sur la Réforme »228

Febvre considère le deuxième dialogue comme un dialogue à part. Ceci premièrement à cause des deux personnages que l‟on a identifiés à Luther et Bucer. Mais également parce que, au-delà de ces références historiques, ce dialogue, « tout en développant un mythe sans grande portée, celui de la Pierre Philosophale, il pose devant les contemporains d‟Erasme, de Luther, de Farel, ce qu‟on peut nommer : le problème philosophique de la Réforme »229. Les noms des interlocuteurs sont en soi révélateurs. Il y en a cinq dont Mercure, le fils de Dieu, et Trigabus, personnage fantaisiste et compagnon de

224 Ibid., p. 24. 225 Ibid., p.25. 226 Ibid. 227 Ibid. 228 Ibid., p. 24. 229 Ibid., p. 26. Mercure dans ce dialogue. Mais ce sont les trois autres qui se révèlent plus significatifs : Rhétulus, Cubercus et Drarig. Les deux premiers ont été identifiés facilement dans le passé : tandis que Rhétulus est une anagramme de Lutherus, Cubercus renvoie à Bucerus. Comme on a retrouvé Girard dans Drarig, la question qui se pose est la suivante : « quel est donc le mystérieux Girard que Bonaventure admet à l‟honneur de dialoguer, sur pied d‟égalité, avec les deux puissants maîtres de la Réforme allemande et de la Réforme strasbourgeoise ? » 230 . Les exégètes du Cymbalum Mundi ont cherché la réponse en parcourant tous les Girard ou Gérard du XVIe siècle. Comme à l‟avis de Febvre, « Luther et Bucer appellent nécessairement un partenaire de leur taille »231, l‟auteur de Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, estimait que Drarig ne pouvait être qu‟Erasme232. Après avoir tranché dans ce débat, Febvre se penche sur le deuxième dialogue afin de tenter de discerner la signification, le message que Bonaventure a voulu transmettre à travers ces « trois protagonistes de la vie religieuse de leur temps »233. Ce qui frappe Febvre à la lecture de ce texte, c‟est l‟ironie,

[q]ui va loin. Mais loin sans grand danger, notons-le, pour l‟auteur anonyme du Cymbalum. Car ce sont les philosophes qui se disputent la pierre, non les prêtres (les Druides, comme dit Bonaventure) ou les théologiens des religions rivales. Et si l‟on objecte que la pierre est de Dieu, que c‟est le Fils de Dieu lui-même qui l‟a montrée aux hommes, brisée ensuite, et qui, en mêlant les morceaux au sable de la terre, les a rendus si pareils à celui-ci que personne, maintenant, ne sait plus discerner l‟authentique du contrefait, le divin du terrestre, l‟original de la copie et l‟Evangile des Commentaires Ŕ l‟auteur, pour se défendre, peut toujours s‟écrier, contrefaisant l‟innocent : « Mais où voyez-vous écrites de semblables choses ? Je ne pensais, sans plus, qu‟à la vérité philosophique, aux incertitudes de la raison humaine, au scepticisme que l‟Eglise n‟interdit pas de manifester devant ce que les hommes appellent leur vérité ». Thèse difficile à soutenir si l‟accusateur s‟avise de rapprocher les promesses de Mercure aux philosophes […] des promesses du Christ annonçant

230 Ibid., pp. 27-28. 231 Ibid., pp. 28-29. 232 Pour les détails de cette identification: Ibid., pp. 28-30 ; p. 35, n. 1. 233 Ibid., p. 30. (Marc, XVI, 17-18) aux Apôtres que ceux qui croiraient en lui « feraient merveilles » eux aussi […].234

Febvre remarque plus loin encore que ce dialogue est imprégné de cette sorte de subtilités, « et quand l‟allusion se fait plus précise, elle tombe soigneusement sur la Réforme Ŕ qu‟il n‟est pas interdit de “gaber”, certes, en terre catholique »235.

Un passage spécifique qui se révèle important, et que Febvre reprend encore plus tard, traite du travestissement de Mercure. Febvre se demande comment il faut l‟interpréter : « Car enfin, à quoi penser ? Au fils égal, consubstantiel au Père ? à la Transfiguration ? à la Transsubstantiation ? »236. Il cite ensuite la question que Bodin s‟est posé à ce sujet dans l‟Heptaplomeres : « Y a-t-il rien de plus étonnant et de moins croyable, de plus contraire aux sens et à la raison que, par le moyen de cinq petits mots, une infinité de Dieux se puisse faire avec autant de petits pains ? »237.

Par ailleurs Febvre étudie aussi le portrait de Bucer et surtout celui de Luther, esquissés par Bonaventure. Il note entre autres que les paroles de Rhétulus entrent en résonnance avec celles de Luther, qui lui aussi choquait beaucoup les auditeurs de son époque. A ce propos, Febvre s‟appuie sur les observations de W. Moore qui a affirmé que

[c]est une caricature excellente, en ce qu‟elle isole et grossit l‟essentiel du personnage. Ce chercheur avide, qui parcourt l‟arène les yeux fichés en terre à la recherche de la pierre philosophale de la vérité, impatient de toute interruption, irrité de ce que les autres ne reconnaissent pas pour véritable le morceau qu‟il en a retrouvé Ŕ voilà bien l‟énergie et l‟intransigeance qui devaient frapper les contemporains de Luther.238

234 Ibid., pp. 31-32. 235 Ibid., p. 33. 236 Ibid., p. 33. 237 Bodin cité par Febvre: Ibid. 238 W. Moore cité par Febvre: Ibid., p. 34. En somme, dans ce dialogue, Bonaventure s‟oppose en quelque sorte à Luther. A travers le personnage de Mercure, il met en doute les affirmations de Rhétulus. Il pose la question de savoir si celui-ci détient réellement des fragments authentiques de la Pierre. Même s‟il s‟agit d‟une caricature et si Bonaventure s‟écarte quelque peu de son modèle,

on sent le ton. Et l‟accent. […] Disons qu‟il traduit, avec force, le désappointement de tant d‟hommes qui, entre 1520 et 1540, crurent pouvoir abriter, non sans quelque naïveté, leurs rêves d‟un meilleur avenir temporel derrière les appels à la Liberté des protagonistes de la Réforme : une Liberté toute spirituelle, mais que les malheureux prenaient pour totale.239

Febvre conclut de ce deuxième dialogue que, en 1537, Bonaventure n‟est plus le même homme qu‟en 1535, le temps où il collaborait à la traduction de la Bible en français : « deux ans plus tard, le voilà désabusé et qui, revenant de la Réforme (un revenant revenu) porte sur les protagonistes du mouvement qu‟il suivait hier un jugement ironique et amer. Nuancé de quelque indulgence, s‟il s‟agit de Bucer. Dur, et blessé, s‟il s‟agit de Luther […] » 240 . Le scepticisme de Bonaventure face aux réformateurs se laisse facilement déduire du texte. Le dialogue à propos de la Pierre Philosophale semble assez intelligible :

quand on se remémore tous les propos […] du Dialogue ; […] la Pierre apportée sur terre par ce Fils de Dieu, puis mise en petits morceaux dont un Erasme, un Luther, un Bucer se disputent âprement la propriété Ŕ cette Pierre ne saurait figurer autre chose, sinon la Parole de Dieu […], sinon l‟Evangile apporté sur terre par un Fils de Dieu, puis mis en pièces par les commentateurs, les docteurs, les créateurs de schismes, de sectes et d‟hérésies […].241

Febvre Ŕ convaincu que Bonaventure s‟est détourné des communes croyances, qu‟il s‟est séparé des réformateurs et qu‟il a délaissé la vérité pour s‟adonner à une espèce d‟incertitude générale Ŕ estime que deux rencontres

239 Ibid., p. 38. 240 Ibid., p. 39. 241 Ibid., p. 40. ont provoqué ce changement en Des Périers. Premièrement, celle avec Dolet. Ensuite, l‟entrée en contact avec Celse, à travers Origène.

4.1.18.2 La rencontre avec Etienne Dolet

Febvre considère comme évident l‟influence de l‟humaniste Dolet et de ses idées sur l‟auteur du Cymbalum Mundi. Une certaine conformité se laisse percevoir déjà quand on examine l‟épître de 1534, avec laquelle Dolet s‟est adressé au lyonnais Guillaume Scève. Cette épître, qui constituait la dédicace à un De Imitatione Ciceroniana et dont l‟objectif était de faire scandale, comportait les mots suivants :

Ici, [à Paris] […], dans les conversations de tous les jours, on n‟entend parler que des insultes faites au Christ par les luthériens. Les adeptes de cette secte stupide, poussés par un ardent désir de faire parler d‟eux, ont proposé dernièrement certains griefs à l‟encontre du culte chrétien qui ont enflammé plus violemment encore la haine dont ils étaient déjà l‟objet. Un certain nombre d‟entre eux ont été jetés en prison, comme suspects d‟erreur luthérienne ; les uns appartiennent à la lie du peuple, les autres à l‟élite de la classe marchande. Dans cette tragédie, je joue, quant à moi, le rôle de simple spectateur. Je déplore les événements ; je plains les malheurs de certains accusés Ŕ mais je me ris de la folie de certains autres qui mettent leur vie en danger par un entêtement ridicule et une intolérable obstination.242

Les dialogues du Cymbalum Mundi semblent reproduire les idées quelque peu cyniques, formulées par Dolet243. Mais qu‟est-ce qui relie exactement Bonaventure à ce clerc ? Comme c‟est souvent le cas à propos de la vie et de l‟œuvre de Bonaventure, peu est connu de leurs relations personnelles, tout « [c]omme sont énigmatiques les relations de De Périers avec l‟équipe neuchâteloise qui préparait alors le remaniement de la traduction du Nouveau Testament par Lefèvre d‟Etaples : sous le nom de Bible d‟Olivetan,

242 L‟épître de Dolet citée par Febvre : Ibid., p. 41. 243 Pour les détails concernant ces ressemblances entre l‟épître de Dolet et le Cymbalum Mundi: Ibid., pp. 42-43. il devait constituer la première Bible en français qui se soit donnée pour authentiquement réformée »244. Febvre étudie successivement les hommes de cette équipe, tels que Robert Olivetan (le chef de l‟équipe), Antoine de Marcourt, Malingre (le Gramelin qui a, tout comme Bonaventure, rédigé une des tables du livre), …afin d‟en brosser un tableau collectif. Ce sont

des convaincus ; des ardents ; des passionnés ; des hommes qui n‟avaient pas hésité à répondre à un appel de conscience, à un mouvement de révolte. Mais des irréguliers aussi ; des improvisés ; des hommes de plus d‟élan que de régularité. Et qui, presque tous, avaient leur petit coin réservé, leur petit vain d‟écrivain, leur petit secret de poète ou d‟homme de théâtre. A l‟occasion, ils mettaient le tout Ŕ comme allait le faire leur ami, le transfuge Bonaventure Ŕ au service de la cause qui leur était chère…245

Febvre a constaté donc une grande rupture qui se situe entre 1535 et 1536. Aucun élément établi, aucun fait avéré ne permet d‟expliquer comment elle s‟est produite, mais ce qui semble certain, c‟est qu‟en passant de cette équipe neuchâteloise à Dolet, Bonaventure a été confronté à un autre climat, une autre conception du monde :

Olivétan, c‟était le Nord sérieux, raisonnable, et chrétien : profondément sérieux, profondément chrétien, encore que vif d‟esprit, chaud de tempérament, passionné d‟opinion. Dolet, c‟était l‟Italie. L‟Italie des « gladiateurs de lettres », avec ses hardiesses, ses parti-pris [sic], ses étranges détachements.246

Bonaventure collaborait aux Commentaires de Dolet, qui ont été publiés en 1536, et entrait de cette façon en contact avec les réflexions surprenantes de ce dernier. Dolet possède une grande liberté d‟esprit. Tout, « ses mots, et ses propos, et ses gestes et ses manières d‟être, sonnait italien et, même à Lyon Ŕ la ville à demi-florentine Ŕ surprenait, déconcertait, mais aussi parfois émouvait et captivait les Français pondérés et traditionnalistes [sic] »247.

244 Ibid., p. 44. 245 Ibid., p. 47. L‟écriture cursive est de notre main. 246 Ibid., p. 48. 247 Ibid., pp. 52-53. Febvre s‟imagine un Bonaventure très susceptible à l‟intelligence de son patron, un Bonaventure plein d‟admiration. Mais il pense aussi que cet intellectuel est bouleversé par les problèmes religieux et vraisemblablement déçu par les actions des réformateurs. Bonaventure a certainement subi l‟influence de Dolet selon Febvre. Les vers, l‟Homme de bien qu‟on peut lire dans le Recueil des Œuvres en témoigne. Il suffit pour s‟en rendre compte de le comparer à l‟article HOMO des Commentaires. Febvre affirme que

[l]a pensée est aussi ferme, elle est aussi hardie que la pensée de Dolet. Mais elle est plus posée, plus réfléchie, plus tempérée dans son expression. Elle est, si l‟on veut, plus française et déjà plus classique.248 et conclut que Dolet

a dû contribuer à émanciper l‟esprit de Des Périers, il n‟a pas fait de lui, en tout cas, un imitateur de ses façons de penser et de dire. Il a contribué, sans nul doute, à en faire Des Périers. Le Des Périers du Cymbalum Mundi.249

Or, Febvre ajoute à cela qu‟une autre rencontre a laissé un empreint profond sur Bonaventure. Toutefois, avant d‟approfondir cette autre influence importante, il reprend l‟analyse du Cymbalum Mundi.

4.1.18.3 Dialogue I & III : « Le Livre de Jupiter »250

De toute évidence, Febvre ne peut faire l‟impasse sur les trois autres dialogues, qui posent plus de problèmes d‟interprétation. Au préalable, il souligne néanmoins sa volonté de procéder non pas par l‟analyse de détails comme on fait souvent, mais en dégageant le sens général du texte. Il reprend plus tard que

248 Ibid., p. 58. 249 Ibid., pp. 58-59. 250 Ibid., p. 60. [n]e pas s‟occuper de l‟ensemble mais du détail : telle fut la pratique de nos vieux érudits. Elle suppose une obstination méritoire. Elle obtient des succès. […] C‟en est un que d‟avoir dégagé Luther et Bucer de leur gangue latine et pédante. Seulement, on ne fait point sa part à l‟ingéniosité. Mis en goût, les vieux commentateurs ont traité en rébus, de la première à la dernière ligne, tout le Cymbalum. Comme si l‟identification des acteurs du dialogue, obtenue par surprise, pouvait conduire à comprendre un texte qui, pour être interprété correctement, suppose la connaissance approfondie des courants d‟idées et des croyances du temps. Le résultat ? Une série cocasse d‟identifications qui n‟identifient rien.251

Febvre poursuit ensuite son analyse du texte qui portera d‟abord sur le premier dialogue Ŕ une « scénette Ŕ légère de ton, lourde d‟arrière- pensées »252 Ŕ ainsi que sur le début du troisième. Dans ces deux parties du livre, Mercure et le livre des Destins occupent une position principale. Dans le premier dialogue, il y a deux faits qui retiennent le plus l‟attention. D‟abord, le fait que Mercure descend sur terre. Ensuite, le fait que Mercure Ŕ « non seulement un larron, mais l‟auteur de tous les larrecins »253 Ŕ se fait voler le livre de Jupiter par deux hommes, Byrphanes et Curtalius, qui le remplacent par un livre semblable. Quant au début du troisième dialogue, ce qui surprend c‟est que Jupiter ne s‟emporte nullement contre le monde ou contre Mercure. Mercure se montre étonné de la clémence de Jupiter qui va à l‟encontre de « la coutume des dieux : faire payer par des millions d‟innocents la peine qu‟un seul mérite… »254.

Il s‟agit ici de scènes qui recouvrent un sens plus profond. Febvre veut tenter d‟en élucider la signification. Le but est de comprendre et il pose la question de la voie qu‟il faut prendre à cette fin.

Evidemment, en respectant les règles du jeu. Toute audace lucianesque est par définition « polyvalente ». Elle ne suggère pas qu‟une malice à la fois. Elle laisse le lecteur libre de collaborer avec l‟auteur selon sa fantaisie. Elle ne définit, elle n‟arrête rien. Elle est faite pour mettre hors d‟eux, pour enrager ces esprits géométriques et

251 Ibid., pp. 67-68. 252 Ibid., p. 64. 253 Ibid., p. 62. 254 Ibid., p. 65. bornés qui, dès le XVIe siècle, préfèrent la brutale attaque de front d‟un Luther aux souplesses ambiguës d‟un Erasme. Se ménager toujours, en cas de danger, une porte de sortie : autre loi du genre. Ici, la porte est majestueuse, une vraie porte cochère. Jupiter l‟altinonant, Mercure, Vénus, Minerve, Cupidon, Charon et le Styx, Athènes et l‟Académie : depuis quand serait-il interdit à un bon chrétien, en l‟an de grâce 1537, et par qui, et par quel faux sentiment de convenance, de se divertir aux dépens du paganisme et de la mythologie ?255

Febvre continue sa recherche. Il réfute les identifications du passé qui ont reconnu en Curtalius différentes personnes du XVIe siècle : Benoit Court, Hilaire Courtois, Courault, Calvinus, …. Pour ce qui est de Byrphanes, celui- ci a été identifié avec Claude Rousselet de Lyon, Gérard Roussel, Lefèvre, …, tandis qu‟Ardélio, un personnage du troisième dialogue, est selon les uns Farelio, selon d‟autres, Ardillon, …256. A l‟avis de Febvre, ces recherches n‟aboutissent à pas grand chose :

en créant ces personnages, Des Périers a-t-il songé plus particulièrement à tel ou tel de ses contemporains ? On n‟en voit pas la nécessité. Byrphanes, Curtalius, Ardelio ne sont pas des « caractères », ce ne sont que des utilités. S‟obstiner à faire d‟eux des personnages considérables de leur temps, c‟est partir sur une fausse piste : d‟un mot, vouloir réduire le Cymbalum aux proportions d‟une revue de fin d‟année.257

Febvre ne nie pas que le Cymbalum Mundi abonde en allusions, mais « [t]out ceci ne mène pas bien loin. Ou mène trop loin »258. Il démontre le danger de l‟obsession exacerbée d‟identification par le cas d‟Ernst Walser (Cfr. 4.1.16). Celui-ci a affirmé que le premier dialogue du Cymbalum Mundi ne ridiculise pas les Livres Saints ou le christianisme. Selon Walser, Bonaventure se moque dans la première partie « simplement de Calvin, et de Lefèvre d‟Etaples, de leurs personnes, de leur doctrine, de leur livre enfin, l‟Institution Chrétienne »259. Par ailleurs Febvre note que cette interprétation,

255 Ibid., p. 67. 256 Pour plus de détails sur ces identifications : Ibid., p. 68. 257 Ibid., p. 69. 258 Ibid. 259 Ibid., p. 71. selon lui fautive, provient du choix pour l‟anagramme. Ce qui semble au contraire certain selon Febvre, c‟est que

l'ironie du premier Dialogue est le fait d‟un « Evangéliste à la française » - un Evangéliste qui viserait Lefèvre, tête, si je [Febvre] ne m‟abuse, du mouvement évangéliste en France ? Ŕ un Evangéliste qui se gausse du miracle (voyez la fin du premier Dialogue) ; un Evangéliste qui se rit, ou s‟indigne, de la théorie du péché originel, du genre humain expiant tout entier la faute d‟un seul homme ; un Evangéliste qui se rit du Dieu suprême, ce vieux rassoté [sic], tout éperdu parce qu‟on lui a volé son livre et réduit à menacer l‟univers de parcourir, tel un vulgaire astrologue, les douze maisons du ciel pour trouver le coupable : voilà, en vérité, un Evangéliste d‟une espèce assez rare ?260

Febvre ajoute immédiatement que les hommes, qui, en 1537, se moquent « des crédules, de ceux qui implorent de la divinité ce qui ne peut pas manquer de survenir un jour, […] et qui crient Miracle ! là où la froide raison ne révèle que le jeu normal des lois naturelles » 261 , ne se nomment pas évangélistes. Il s‟agit de libertins, voire « libertins d‟avant-garde »262.

Febvre se demande ensuite si Des Périers pourrait avoir lu l‟Institutio Christiana de Jean Calvin et si le Cymbalum Mundi constitue par conséquent « une attaque contre Calvin et sa doctrine de la Prédestination »263. Il estime que « [s]i Des Périers a lu l‟Institutio de 1536 ; si dans l‟Institutio, les passages consacrés à la Prescience divine et à la Prédestination l‟ont frappé spécialement Ŕ c‟est, n‟en doutons pas, parce que, déjà, il était arrivé à des conclusions nettes, à des conclusions parfaites hétérodoxes sur ces points délicats »264. L‟influence de Dolet a déjà été signalée, mais il est possible de discerner une seconde rencontre significative pour Bonaventure.

260 Ibid., pp. 71-72. 261 Ibid., p. 72. 262 Ibid. 263 Ibid., p. 73. 264 Ibid., p. 74. 4.1.18.4 La rencontre avec Celse, à travers Origène

Origène et ses œuvres étaient connus au XVIe siècle. Febvre met en lumière que c‟est surtout une des œuvres d‟Origène qui a attiré l‟attention de Bonaventure : le Contra Celsum. Cette œuvre se retrouve en tête du tome IV de l‟édition de 1512 des ORIGENIS ADAMANTII OPERA, publiée par Josse Bade et Jean Petit. Les rééditions témoignent du succès de ce texte. Mais le climat change et, en 1522, une réédition fait l‟objet d‟une des batailles de théologiens : « [c]est qu‟entre-temps, Origène était devenu Erasmien, ou Erasme origéniste »265. Ceci n‟empêche toutefois qu‟Origène reste en vogue, car au XVIe siècle les hommes ont le « goût pour ces docteurs du second siècle »266.

Le Contra Celsum, de quoi traite-t-il au juste ?

Quant à l‟ouvrage lui-même, il représentait la réfutation d‟un écrit composé à la fin du IIe siècle (probablement entre 178 et 180 après J.-C.) et dirigé, sous le nom de Discours Véritable, contre le Christianisme par un philosophe de nous mal connu : Celse, un ami de Lucien peut-être, un épicurien de tendance en tout cas, et un adversaire incisif du christianisme.267

Dans le Contra Celsum, Origène reprend et réfute tour à tour les affirmations de Celse, ce qui rend possible une restitution du Discours Véritable. Dans ce dernier ouvrage, Celse met en scène un juif qui s‟en prend essentiellement à

la personne même et à la vie de Jésus. Car il fallait démontrer que les Chrétiens avaient tort de croire à sa divinité : Jésus ne fut qu‟un homme, un homme médiocre […]. Fruit des amours adultères […]. C‟est là [en Egypte] qu‟il apprit des charlatans qui ont toujours fait le renom du pays, un certain nombre de tours et d‟artifices dont la crédulité, plus tard, fit des miracles. Ŕ Quant à ses disciples : des gens de rien, eux aussi ; […] Ŕ Ses prédictions ? on les lui a prêtées après coup ; mais lui, qu‟a-t-il prévu ? rien, pas même la trahison de tel de ses disciples. Ŕ Sa résurrection enfin ? un comble d‟impudence. […] Ŕ Non rien, ni dans la personne, ni dans les actes, ni

265 Ibid., p. 77. 266 Ibid., p. 78. 267 Ibid., p. 80. dans la brève destinée de Jésus ne saurait nous faire penser à un héros divin. Tout est médiocrité dans la vie de ce médiocre. […] Ŕ Et cependant, ô ironie, c‟est ce médiocre qui a donné naissance à une grande école religieuse …268

Celse réfute également une autre idée importante : la descente sur terre de Dieu ou du fils de Dieu. Celse ne peut pas s‟imaginer une seule raison qui pousserait un être divin à cette action. Selon Febvre, cette attitude de Celse, « une pareille répugnance pour la théophanie »269, provient de l‟influence du platonisme : « [v]oilà pourquoi il [Celse] raillait l‟anthropomorphisme des Juifs et des Chrétiens »270.

Febvre s‟imagine que Bonaventure a découvert les réflexions de Celse par le biais de l‟œuvre d‟Origène, probablement lorsqu‟il résidait à Lyon en 1536. Cette lecture aurait profondément impressionné l‟auteur du Cymbalum Mundi, d‟une telle façon que « tous les thèmes sur quoi brode la fantaisie de Des Périers, ce sont précisément les thèmes fondamentaux du livre de Celse. Et d‟abord, naturellement, le thème de la Descente de Dieu sur terre. »271 Febvre donne plusieurs exemples d‟analogies entre le Cymbalum Mundi et le Discours véritable. Il y a par exemple la difficulté de concevoir que Dieu, ou le fils de Dieu, soit descendu sur terre, que nous retrouvons aussi auprès de Curtalius (une fois que Jupiter et Dieu, Mercure et Christ ont été mis en parallèle). L‟affirmation de Celse que Jésus est un homme médiocre, un larron, explique par exemple le fait que dans le premier dialogue, Mercure s‟écarte des deux hommes pour aller voler la statuette d‟argent. Naturellement, si on accusait Bonaventure d‟un tel sens caché, il pourrait se défendre en disant que « Mercure, c‟est Mercure. […] En vérité, Messieurs, quoi de suspect dans mon innocente scénette ? » 272 Toutefois, Febvre est convaincu que « Des Périers a lu Celse. Et Celse l‟a troublé. »273 Il résume :

268 Ibid., pp. 80-81. 269 Ibid., p. 82. 270 Ibid. 271 Ibid., p. 84. 272 Ibid., p. 86. 273 Ibid. Jésus, un pauvre hère. Un dévoyé. Un assez bon magicien, fertile en tours de passe- passe. Le christianisme, un plagiat : ce que disent de bon les Ecritures « a été beaucoup mieux dit par les Grecs, et sans tout cet appareil gênant de promesses et de menaces de la part de Dieu ou de son fils. » Mais ce qu‟elles disent de mal vient aussi de là ; voyez le mythe subtil des deux livres : le plus récent, le livre des chrétiens, la Bible, qui déjà tombe en ruine de vieillesse, même relié à neuf, au goût du jour. Et l‟autre, le livre des païens, la Mythologie, qui ne vaut ni moins ni plus. Byrphanes constate philosophiquement : « A les voir, il n‟y a pas grande différence de l‟un à l‟autre ». Entre le Dieu de la Genèse, qui se promène en figure humaine dans son jardin d‟Eden, qui s‟irrite et s‟emporte contre ses créatures Ŕ ce Dieu anthromorphe [sic] dont Origène fait bon marché lui-même Ŕ et les Dieux des Païens, la distance est courte. Celse l‟a dit. Des Périers s‟en émeut.274

Febvre veut quand même encore parcourir brièvement des problèmes qui « intéressent Dieu, sans plus : Dieu l‟unique et l‟essentiel »275. Une première question importante porte sur Dieu et ses pouvoirs. Selon Celse, Dieu ne peut pas faire tout ce qu‟il veut. Il ne fait rien qui va à l‟encontre de la Nature. Cette conception se retrouve dans le Cymbalum Mundi. Un second point important traite du savoir de Dieu. Si celui-ci sait tout, pourquoi permet-il que le livre des Destins soit volé, sans punir les coupables ? C‟est une attitude que Celse défend déjà : « [i]l [Celse] rit des Ecritures judéo- chrétiennes qui prêtent à Dieu des fureurs de sauvage, d‟atroces rancunes, des accès de colère personnelle contre les impies »276.

Il n‟est pas possible de reproduire ici tous les détails de l‟analyse de Febvre277, mais il ressort déjà de notre présentation que Febvre confère à Celse une influence fondamentale pour ce qui est du Cymbalum Mundi : « au départ même du Cymbalum, il y a sans nul doute le Discours Véritable transmis par Origène aux hommes de la Renaissance, pour qu‟ils en fassent un bréviaire de libertinisme »278.

274 Ibid., pp. 88-89. 275 Ibid., p. 89. 276 Ibid., p. 90. 277 Pour l‟analyse détaillée des parallèles entre l‟œuvre de Celse et le Cymbalum Mundi, nous renvoyons le lecteur à l‟article de Febvre: Ibid., pp. 76-94. 278 Ibid., pp. 92-93. Ainsi vont leur train jusqu‟au bout, côte à côte et liés par des liens qui ne se desserrent point, le Discours Véritable et le Cymbalum Mundi. Celse fournit les thèmes, les arguments, la substance. Bonaventure lit, médite, assimile Ŕ et puis, d‟une plume légère, avec une prudence égale à sa hardiesse, brode sur la trame de pensées « fort antiques » (qui se trouvent toutes modernes) d‟ingénieux et subtils dialogues, volontairement obscurs et imprécis, et qui ne reprennent leur plénitude de sens qu‟une fois rapprochés de ce qui leur donne une assiette solide, une bonne base Ŕ leurs fondations.279

Après avoir établi cette source, Febvre en examine encore l‟influence à propos du thème des Bêtes parlantes.

4.1.18.5 Dialogue III & IV : « Les Bêtes qui parlent »280

Il convient ici de mentionner d‟abord une objection de Celse face au christianisme. Selon les chrétiens, l‟univers entier a été créé pour l‟homme. Celse trouve cette idée ridicule et croit que « les bêtes sont privilégiées, car toutes choses leur viennent sans effort. […] Les vrais Rois, ce sont donc les bêtes, et non les hommes, qui cependant se proclament Rois des Animaux, sous prétexte qu‟ils mangent ceux-ci pour se nourrir. » 281 Origène réfute vivement cette réflexion, « [m]ais Celse demeure incrédule, et finalement, sans grand souci de logique, il se demande si les bêtes sont aussi inférieures à l‟homme qu‟on veut bien le prétendre »282. L‟affirmation de Celse que « [c]‟est de l‟Univers, non des créatures en tant que telles, que Dieu prend soin » 283 , provoque la réaction suivante d‟Origène : « Dieu prend soin des êtres intelligents par préférence à l‟Univers »284.

Après ce bref rappel des propos de Celse, Febvre reprend l‟analyse du texte de Bonaventure. Il remarque à propos de la fin du troisième dialogue Ŕ où

279 Ibid., p. 91. 280 Ibid., p. 95. 281 Ibid. 282 Ibid., p. 96. 283 Ibid. 284 Ibid. Mercure confère le pouvoir de parler au cheval Phlégon Ŕ que Phlégon « débite sur l‟heure une profession de foi toute celsique »285. La marque du Discours Véritable semble néanmoins encore plus présente dans le quatrième dialogue, qui représente la conversation de deux chiens, Hylactor et Pamphagus. Ceux-ci se disputent sur le choix de faire savoir aux hommes qu‟ils savent parler ou non : Faut-il parler ou non ? Le lien avec Celse semble évident selon Febvre. Il s‟imagine que Bonaventure, ayant lu l‟œuvre de Celse, s‟est posé les questions suivantes :

Alors, garder tout cela pour soi ? Mais, si c‟était la vérité ? et même, si ce n‟était point la vérité, se condamner, en se taisant, à ne point recevoir d‟autrui l‟argument décisif et libérateur ? Ŕ Parler alors, proclamer la vérité nouvelle, l‟Evangile du railleur ; dogmatiser contre le dogmatisme ?286

Febvre établit encore un lien entre Celse et les fables dont Hylactor parle à la fin du quatrième dialogue, mais cette analyse nous mènerait trop loin287. Dans le septième chapitre de son article, Febvre survole ce que les contemporains ont pensé du Cymbalum Mundi288, mais nous passons ici immédiatement à sa conclusion.

4.1.18.6 Conclusion

Le Cymbalum ne s‟attarde pas à ce qui retient tout le monde autour de son auteur. Le Cymbalum n‟est pas l‟œuvre d‟un docteur asservi, qu‟il le veuille ou non, aux lois et aux soucis des hommes de son milieu. Le Cymbalum est l’œuvre d’un libre esprit, Dedalus, qui vole de ses ailes, librement, où il veut… Sans doute, il n‟échappe pas aux préoccupations de ceux qui l‟entourent. Pas complètement. Ils discutaient beaucoup, alors, sur la Providence et sur les Miracles. A sa façon, Des Périers les suit. Mais en déplaçant le problème. Il ne donne pas du Fatum une définition en règle, comme Dolet. Mais c‟est que le Cymbalum n‟est pas un traité dogmatique. Et il suffit pour ses besoins à son auteur de se référer implicitement aux conceptions de Dolet. […] Ce à quoi Des Périers réfléchit, ce n‟est

285 Ibid., p. 97. 286 Ibid., p. 83. 287 Pour les détails: Ibid., pp. 102-104. 288 A ce sujet, nous renvoyons le lecteur au chapitre VII de l‟article de Febvre : Ibid., pp. 105-122, ainsi qu‟à notre Préface historique (plus spécifiquement : Cfr. 2.2.1 et 2.2.2). pas tant à la Providence ou au Miracle, qu‟à la prévision par Dieu des actes qui engagent les créatures. […] Le problème qu’il pose, […] avec une hardiesse stupéfiante […], c’est tout simplement le problème de la divinité de Jésus. La négation de cette divinité…289

A cette époque, en 1537, il n‟était pas évident de poser de telles questions. Selon Febvre, ce n‟est qu‟une soixantaine d‟années plus tard que ce type de questions surgit. Voilà pourquoi Febvre parle de la « stupéfiante précocité »290 de Bonaventure. Febvre considère comme certain que Bonaventure a lu Celse. Les arguments de ce dernier lui auraient permis d‟attaquer le dogme de la divinité de Dieu de façon directe. Il s‟agit donc, en somme, d‟« une application directe à Jésus des vieilles doctrines d’Evhémère »291. Bonaventure va ainsi plus loin que par exemple Dolet Ŕ ce libre esprit Ŕ, en 1538, ou Postel, en 1543 : deux hommes qui ont également exprimé des idées evhémériques en exceptant toutefois le Christ. Febvre attribue l‟exceptionnelle critique de Des Périers à la lecture du Discours Véritable et affirme que :

[s]on climat […] n‟est pas le climat romain, le climat transalpin d‟un condottière [sic] de l‟humanisme. […] Des Périers est Français, Français tempéré, moralisant, discret, sans ambition. Et plus près de l‟hellénisme d‟un Celse que de l‟âpre véhémence d‟un Cellini de lettres. […] ce qu‟il a fait seul, c‟est non seulement d‟avoir lu le Contra Celsum ; […]. Ce qu‟il a fait seul, c‟est d‟entrer avec cette ardeur, cette spontanéité, cette fraîcheur dans les arguments du champion de l‟hellénisme. C‟est d‟avoir fait du Contra Celsum d‟Origène, un Pro Celso si enthousiaste, si convaincu, qu‟autre miracle : il a voulu le communiquer aux autres hommes. Ouvrir sa main pleine de vérités. Suivre les conseils imprudents et généreux d‟Hylactor, le bon chien.292

Febvre cite encore Busson. Celui-ci conclut à propos de l‟Heptaplomeres de Bodin qu‟il ne connaît « de tout le XVIe siècle, [pas] une attaque plus radicale

289 Ibid., pp. 123-124. L‟écriture cursive est de notre main. 290 Ibid., p. 125. 291 Ibid., p. 126. L‟écriture cursive est de notre main. 292 Ibid., pp. 128-129. […] dirigée contre la base même du christianisme »293. Febvre reprend ces mots pour les appliquer en revanche au Cymbalum Mundi de Bonaventure Des Périers. Il conclut que :

le Cymbalum, cette première et complète transfusion de l’esprit celsique dans notre littérature […] Ŕ le Cymbalum fut, lui, l‟Introduction à la Vie libertine. […] Le Cymbalum : dans toute la force du terme, avec toutes les conséquences du fait et pour lui et pour son auteur : un livre précurseur. Le livre d’un précurseur.294

4.1.19 Henri Just

Dans son essai peu accessible, La pensée secrète de B. des P. et le sens du Cymbalum Mundi de 1948, Henri Just propose une interprétation plutôt obscure du livre. Voici un résumé de sa thèse :

Le Cymbalum est l‟œuvre d‟un cynique, traître à la cause de l‟Evangélisme. Mais c‟est un écrit ésotérique : en l‟abordant, nous pénétrons dans la cabbale, dans un monde secret, où tout est symbole, et ce monde est celui d‟une confrérie occulte. Le texte déchiffré, on aboutit à la conclusion suivante. La pensée religieuse de Des Périers : celle d’un esprit attaché au mysticisme juif, antichrétien. Le dessein du Cymbalum : diffuser, contre le principe monarchique de droit divin affirmé par l‟autorité, la notion mystique du règne de l‟homme, dans une brochure de prosélytisme : avec, chemin faisant, des allusions aux sectes, et aux tribulations du « pauvre peuple » de Lyon.295

Par rapport à l‟interprétation de Just, Saulnier formule plusieurs observations critiques, dont la plus importante est celle d‟un manque de clarté : « Pris par son sujet, pénétré de ses convictions, M. Just avait sans doute trop à dire pour détailler sa pensée, et la plier aux rigueurs d‟une analyse logique. »296 Saulnier indique cependant aussi les intérêts de la thèse de Just. En premier lieu, celle-ci « témoigne de connaissances variées, dans les domaines particulièrement difficiles de la symbolique et de la

293 Ibid., p. 130. 294 Ibid., p. 131. L‟écriture cursive est de notre main. 295 La thèse d‟Henri Just résumée par Saulnier : V.-L. SAULNIER, op. cit., pp. 63-64. L‟écriture cursive est de notre main. 296 Ibid., p. 65. chronique » 297 . Un deuxième mérite concerne l‟attention accordée à la cabbale : « or, il n‟est pas douteux pour nous que le monde du XVIe siècle ait été pénétré, entre autres, par les traditions juives, et les recherches à ce propos, toujours ingrates, méritent des remerciements. »298

4.1.20 Léon Wencelius

Il est difficile de classer Léon Wencelius. Faut-il considérer son interprétation comme « contraire au christianisme » ou fallait-il la classer parmi celles que nous avons appelées « innocentes » ? Car l‟argumentation et la conclusion de son Bonaventure des Périers, moraliste ou libertin : une nouvelle interprétation du Cymbalum mundi de 1949, ne semblent pas s‟accorder. Nous avons choisi toutefois d‟intégrer son analyse dans le premier groupe, à cause du poids de son argumentation.

Wencelius s‟est penché sur l‟examen des trois grands thèmes du livre. Le premier thème est le registre des Destins. Un premier point important : pour Wencelius, Mercure est simplement Mercure. Celui-ci ne s‟identifie donc pas à Jésus-Christ. Le livre de Jupiter représenterait « la doctrine que les Réformateurs voulaient restaurer, c‟est-à-dire celle de l‟autorité souveraine de la Bible et de la prédestination » 299 . Les deux larrons, Curtalius et Byrphanes seraient respectivement Lucrèce et Lucien. « L‟épisode aura donc pour but de nous présenter ces deux grands incroyants, Lucien et Lucrèce, se moquant d‟une prétendue révélation nouvelle. »300 Pour ce qui est du deuxième thème, la Pierre philosophale, « [l]a satire lancée contre tous les chercheurs de la pierre philosophale vise tous les théologiens, catholiques ou protestants »301. Tandis que Trigabus représenterait dans le second dialogue Dolet, la fonction de Mercure est d‟éclaircir le sens de

297 Ibid. 298 Ibid. 299 Saulnier résumant la thèse de Wencelius : Ibid. 300 Saulnier résumant la thèse de Wencelius : Ibid., p. 66. 301 Saulnier résumant la thèse de Wencelius : Ibid. l‟épisode : « la religion n‟est qu‟une invention de gens malins qui se sont servis de l‟instinct que l‟homme a pour la vérité pour le dominer »302. Wencelius explique en troisième lieu encore le thème des bêtes parlantes (cheval ou chiens). « L‟histoire des animaux qui parlent signifie simplement la philosophie désabusée d‟un homme qui, devant la méchanceté des hommes, devant ce monde “qui est celui de l‟antiphysie rabelaisienne”, voudrait s‟en évader, et cherchera son bonheur dans l‟obéissance à la bonne Nature, et l‟art de jouir du présent. »303

Voilà l‟argumentation de Wencelius, dont Saulnier a signalé Ŕ à juste titre, à notre avis Ŕ qu‟elle ne correspond à sa conclusion. Car, en définitive, Wencelius « donnera raison aux critiques “qui, comme Voltaire ou Chenevière, n‟ont vu dans le pauvre Bonaventure qu‟un moraliste sceptique et épicurien”. L‟horreur de tous les fanatismes religieux, le goût de jouir de la vie, tels sont les mouvements de son âme. »304 Nous reproduisons ci-dessous brièvement la critique de Saulnier :

[…] il faut choisir. Ou bien Des Périers est, tout bonnement, dégoûté de tous les fanatismes : telle est bien la conclusion de M. Wencelius, mais ses analyses allaient beaucoup plus loin, elles mettaient en branle Lucien et Lucrèce, elles faisaient bafouer l‟idée même de religion. Ou bien, comme le présageaient ces analyses, Des Périers affiche des convictions nettement irréligieuses : mais alors, que devient l‟aimable sceptique ? […] Ne pourrait-on pas dire, ou presque, que le critique pose une conclusion qui est celle de Delaruelle au bout d‟une argumentation qui ressemble à celle de Frank ?305

4.1.21 Claude Albert Mayer

L‟article de Claude Albert Mayer, The Lucianism of Des Périers, qui date de 1950, se joint à l‟opinion de Lucien Febvre. Mayer n‟a pas l‟intention d‟exposer une nouvelle interprétation. Il veut surtout démontrer Ŕ en

302 Saulnier résumant la thèse de Wencelius : Ibid. 303 Saulnier résumant la thèse de Wencelius : Ibid. 304 Ibid. 305 Ibid., p. 67. s‟appuyant sur l‟analyse de Febvre Ŕ que Bonaventure ne s‟est pas seulement fondé sur Celse, mais que l‟influence de Lucien est, du moins, aussi grande. De plus, Mayer s‟engage à expliquer d‟une façon détaillée ce que signifie en fait cette formule si souvent utilisée pour désigner l‟opuscule de Des Périers: « it is generally acknowledged by the critics that the Cymbalum Mundi is a “Lucianic” work, but as a rule they have gone no further than this simple assertion »306.

Mayer est convaincu que l‟idée de base des deux premiers dialogues (ainsi que du début du troisième) Ŕ Mercure qui descend sur la terre Ŕ provient de Lucien. Pour ce qui est de Mercure et de Trigabus, ils constituent deux personnages lucianesques. Ainsi, « the character of Mercury […] has all the attributes of Lucian‟s Mercury » 307 . A propos de Trigabus, que Febvre considérait plutôt comme un personnage fantaisiste, Mayer pose la question suivante : « Would it not be more accurate to see in Trigabus, the threefold jester, Lucian‟s Menippus, whose chief occupation also is to jeer at all stupidities? »308. Il ajoute encore à ses argumentations que Phlégon, le cheval du troisième dialogue « is certainly an imitation of the cock of the Somnium sive Gallus »309, qui peut parler lui aussi.

Un second point de l‟analyse de Mayer, plus important pour nous, traite de l‟incrédulité de Des Périers. Mayer affirme que, « [w]hilst accepting all his [de Febvre] conclusions, and recognising that the anti-christianism of Des Périers is due to the sort of revelation brought about by his reading of the Contra Celum [sic], it is however probable that part of the religious satire of the Cymbalum is derived directly from Lucian »310.

Non seulement Lucien se moque volontiers des crédulités, des superstitions, des prétendus miracles, pour se méfier de tout surnaturel et ne faire confiance qu‟à la

306 C. A. MAYER, « The lucianism of Des Périers », in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, XII, 1950, p. 190. 307 Ibid., pp. 190-191. 308 Ibid., p. 193. 309 Ibid. 310 Ibid., p. 194. raison et aux lois de nature. Mais tel de ses opuscules agite très précisément les problèmes mêmes auxquels s‟attaque le Cymbalum. En particulier, le Jupiter tragoedus […]. Or, tout le fond du Cymbalum est là. Il n‟est pas jusqu‟aux attaques particulières lancées contre le Christ, accusé d‟être un charlatan et un imposteur, qui ne puissent attester une réminiscence de Lucien.311

Tous ces rappels à Lucien permettent à Mayer d‟affirmer que « Bonaventure Des Périers owes as much to Lucian as he does to Celsus. In point of fact the first two dialogues of the Cymbalum, the two dialogues which deal with religion, contain a great many ideas found in Lucian. »312 Après avoir indiqué l‟influence de Lucien dans les deux premiers dialogues, Mayer spécifie par rapport au second « that its whole conception is contained in one of Lucian‟s works, namely in Hermotimus »313.

Lycinus, à la recherche d‟une route propre à le mener vers la cité du bonheur, hésite dans le choix d‟un guide. Il en est tant qui se présentent : l‟épicurien, le stoïcien, toute la séquelle ; et chacun de prétendre qu‟il est seul à savoir le secret du bon chemin… Et s‟ils se trompaient tous également ?314

Le deuxième dialogue du Cymbalum Mundi, où il s‟agit de disputes concernant la Pierre philosophale, ressemble clairement, à l‟avis de Mayer, à l‟intrigue de l‟Hermotimus sive de Sectis. Il conclut que « [t]he main idea in these two dialogues is the same. Several sects, each of which claims to possess the truth; hence the probability that none of them possess it. »315 Saulnier remarque toutefois qu‟il pense que « l‟Hermotimus n‟est que l‟une des sources du scénario de la Pierre philosophale, entre bien d‟autres, dont M. Bohatec nous avait peut-être révélé la plus précieuse dans le De imitatione de Dolet »316.

311 Résumé de Saulnier : V.-L. SAULNIER, op. cit., p. 68. 312 C. A. MAYER, op. cit., p. 201. 313 Ibid., p. 204. 314 Résumé de Saulnier : V.-L. SAULNIER, op. cit., p. 68. 315 C. A. MAYER, op. cit., p. 205. 316 V.-L. SAULNIER, op. cit., p. 69. En définitive, Mayer conclut que Des Périers a manifestement imité Lucien: « Bonaventure did not confine himself to writing dialogues “à la manière de Lucien”; he imitated his model outright »317. Son imitation n‟est cependant pas « slavish. In most cases it is rather a very free adaptation. » 318 Il considère donc comme totalement correcte la description du Cymbalum Mundi comme « a truly Lucianic work »319.

4.1.22 Pierre Jourda

Ce n‟est que brièvement, dans l‟introduction du volume Conteurs français du XVIe siècle de 1965 Ŕ volume qui contient entre autres les Nouvelles Récréations et Joyeux Devis Ŕ que Pierre Jourda mentionne le Cymbalum Mundi. Une phrase lui suffit pour résumer le cas de Des Périers et de son œuvre : « Il [Bonaventure Des Périers] est l’auteur incontesté du Cymbalum Mundi, livre mystérieux fait de dialogues satiriques dirigés contre la foi chrétienne, sur lesquels on n’a pas fini d’épiloguer. »320 En introduisant ensuite les Nouvelles Récréations et Joyeux Devis, Jourda affirme qu‟il n‟y a « [r]ien de commun, à vrai dire, entre les Joyeux Devis et les négations ou les outrances du Cymbalum Mundi » 321. Cette dissemblance s‟explique peut-être par le doute qui règne Ŕ et Jourda le rappelle Ŕ sur la véritable identité de l‟auteur des Joyeux Devis. Les contes s‟accompagnent dans l‟édition de Jourda néanmoins du nom de Des Périers, car « nombre d’indices permettent d’admettre l’attribution traditionnelle »322.

4.1.23 Roland Mousnier

D‟après François Berriot, Roland Mousnier se joint à ceux qui considèrent le Cymbalum Mundi comme un livre critique envers la religion. Dans son œuvre

317 C. A. MAYER, op. cit., p. 207. 318 Ibid. 319 Ibid. L‟écriture cursive est de notre main. 320 Pierre JOURDA, Conteurs français du XVIe siècle, Paris, Gallimard, Pléiade, 1965, p. xxvii. 321 Ibid., p. xxix. 322 Ibid., p. xxx. de 1967, Les XVIe et XVIIe siècles. La grande mutation intellectuelle de l’humanité, Mousnier « indique que le Cymbalum mundi reprend “les critiques fondamentales de Celse contre la divinité de Jésus Christ et l‟inspiration des Evangiles” » 323 . Manifestement, Mousnier adhère aux analyses de Lucien Febvre.

4.1.24 A. M. Schmidt

Deux années plus tard, en 1969, A. M. Schmidt s‟est également penché sur Des Périers et sur son œuvre. Schmidt, dans ses Poètes du XVIe siècle, attribue la pensée du Cymbalum Mundi à l‟influence qu‟Etienne Dolet a exercée sur Bonaventure. Schmidt affirme qu‟ « après sa rencontre avec Dolet, Des Periers est devenu “habile aux arguments de la pensée anti- chrétienne” »324.

4.1.25 Christopher Robinson

Une trentaine d‟années après Mayer, Christopher Robinson souligne lui aussi le lucianisme du Cymbalum Mundi325. L‟objet de son étude ne se réduit cependant pas seulement à l‟œuvre de Des Périers. Robinson s‟assigne un but plus général : son ouvrage de 1979 est l‟examen de Lucian and his influence in Europe. Selon Robinson, le Cymbalum Mundi constitue « [t]he principal French example of Lucianic satirical dialogue, and at the same time one of the strangest specimens of the genre »326. Il affirme que ni la carrière, ni la poésie, ni les novelles de Des Périers… rien « prepare one for the disillusioned unmasking of the intellectual pretensions of his time which the Cymbalum offers. »327

323 Berriot résumant l‟opinion de Roland Mousnier : François BERRIOT, op. cit., p. 649. 324 Berriot résumant l‟opinion de A. M. Schmidt : Ibid., pp. 649-650. L‟écriture cursive est de notre main. 325 A propos de l‟analyse de Mayer, Robinson formule la remarque suivante : « The question of Lucianic influence on Des Periers was examined by C. A. Mayer, [...] but not in such a way as to contribute much to an overall interpretation of the dialogues. » : Christopher ROBINSON, Lucian and his influence in Europe, Londres, Duckworth, 1979, p. 116, n. 1. 326 Ibid., p. 116. 327 Ibid. Robinson résume tour à tour les quatre dialogues et signale déjà quelques détails qui pourraient se révéler significatifs. Dans le premier dialogue, le livre de Jupiter est volé et un livre pareil est mis à sa place: « a of the Old Testament ? »328 Pour ce qui est des philosophes du second dialogue, Rhetulus, Cubercus et Drarig : « the first two names are transparent anagrams for Luther and Bucer, the third probably standing for Erasmus‟ Christian name, Gérard »329. Dans le troisième dialogue, Cupidon informe Mercure que les deux larrons qui ont volé le livre de Jupiter, gagnent de l‟argent en enregistrant des gens dans le livre d‟immortalité : on pourrait ici discerner une référence à « the Catholic practice of indulgences »330.

Robinson énumère ensuite quelques « borrowings from Lucian at the level of ornamental motifs »331, mais comme il se rend compte que ces motifs ne permettent pas à voir clair quant au sens de l‟œuvre, il se met à examiner « the significant parallels […] of thought »332. Il commence par l‟idée centrale du second dialogue. Cette idée, « of the various sects quarrelling over doctrines which substitute speech for action, occurs in Icaromenippus 5-10 and Menippus 4-6, but is most substantially expressed in Hermotimus »333. Les conclusions des deux auteurs sont semblables : « In each case the rejection of metaphysical speculation as absurd and useless is the core of the argument »334. Comme la plupart des érudits, Robinson considère le second dialogue comme le moins obscur des quatre. Ce qui semble toutefois manifeste, c‟est que « Jupiter and Mercury are plainly the representatives of revealed religion, and imply a perilously close analogy with the Father and God the Son »335. Robinson établit des liens avec Lucien et remarque que « Des Periers is handling very dangerous issues, hinting at the powerlessness of God and openly presenting the inadequacy of the traditional account of him.

328 Ibid. 329 Ibid. 330 Ibid., p. 117. 331 Ibid. 332 Ibid., pp. 117-118. 333 Ibid., p. 118. 334 Ibid. 335 Ibid., pp. 118-119. His treatment of the representatives of orthodoxy, Curtalius and Byrphanes, is no less dangerous and no less Lucianic. »336 Robinson est de l‟opinion que, une fois qu‟on est conscient des parallèles lucianesques, les deux premiers dialogues ainsi que le début du troisième, « are recognizable as attacks on revealed religion, on its exploitation by Roman Catholicism, and on the vanity of the attempts by reformist theologians to claim for themselves special knowledge of an unattainable and perhaps non- existent truth »337.

En quoi consiste alors le sens du troisième et du quatrième dialogue ? Robinson signale qu‟on y retrouve une soif de nouveauté(s), qui se manifeste en fait dans chaque dialogue et qui se voit attaqué déjà par Lucien : « men are presented as passing over the fundamentals in preference for the cult of the superficial, a fault allied to the preference for speech over action in Dialogue 2 »338. Un dernier lien entre Lucien et le Cymbalum Mundi distingué par Robinson, est « the doctrine of silence in the fourth dialogue. […] Extending the idea of the folly of useless speech in the second dialogue, Des Periers arrives at the logical notion that only silence is justified. »339 Toute son analyse, mène Robinson aux conclusions suivantes :

It is difficult to say that Des Periers drew his ideas from Lucian. More probably he was inspired as to the general form in which to express ideas he already held by his reading of the dialogues, which was evidently extensive. The literary parallels are almost as strong as the tematic onesthe dramatic form in which the Cymbalum dialogues are cast, the blending of burlesque and irony, the opposition between eiròn (Trigabus) and alazòn (the self-condemning philosophers), the device of the talking animal. The final message, with its negative emphasis, is certainly in key with the negative nature of the world-view that can most easily be derived from a reading of Lucian. It is not hard to see why the work should have been labelled a dangerous Lucianism, and treated with consequent hostility, in a period of rampant dogmatism.340

336 Ibid., p. 119. 337 Ibid. L‟écriture cursive est de notre main. 338 Ibid., pp. 119-120. 339 Ibid., p. 120. 340 Ibid. 4.1.26 Jean Wirth

Jean Wirth, quant à lui, propose une interprétation qui ne renvoie plus du tout au lucianisme du Cymbalum Mundi. Wirth s‟est penché sur l‟œuvre de Des Périers à partir de l‟analyse de Wolfgang Boerner de 1980. C‟est deux années plus tard que Wirth compose un compte rendu de la thèse de Boerner, qui lui permet de formuler ses propres pensées341. Contrairement à Boerner, qui discerne dans le Cymbalum Mundi surtout une satire du XVIe siècle et accorde à l‟aspect religieux une place secondaire, Wirth remet la critique religieuse sur le premier plan. A son avis, le Cymbalum Mundi traite d‟un thème très populaire à la Renaissance : « les abus de l‟Eglise ont engendré la Réforme ; la Réforme fit naître les discussions ; les discussions engendrent l‟anarchie qui favorise l‟épicurisme ; tout le monde veut jouir de la vie, c‟est la sédition, la révolte, le monde à l‟envers »342. Selon Wirth, Des Périers met en lumière les aspects tragique et comique de ce thème, car « [d]‟une part, il n‟y avait pas grand‟chose [sic] à détruire [(le livre de Jupiter n‟était par exemple pas capable de prévoir qu‟on le volera),] [d]‟autre part, le renversement carnavalesque est assez sympathique » 343 . Les évènements du Cymbalum Mundi s‟inscrivent selon Wirth assez bien dans le calendrier carnavalesque. Il remarque ainsi un lien entre, d‟une part, les quatre dialogues et, d‟autre part, les bacchanales, l‟épiphanie, les fêtes printanières du 1er mai et les saturnales. Ces correspondances lui suggèrent qu‟

[i]l est probable que Des Périers pensait à un plan calendaire qui aurait mis en scène les grandes fêtes carnavalesques dans leur succession, pour faire une allégorie religieuse et politique. Peut-être, pensait-il en même temps à une typologie astrologique du type Jupiter/Mercure/Vénus/Saturne, à un retour cyclique des

341 Voir aussi 4.4.3 où nous avons rendu les remarques de Wirth à propos de la thèse de Boerner. 342 Jean WIRTH, « Compte rendu de Wolfgang BOERNER, Das « Cymbalum Mundi » des Bonaventure des Périers. Eine Satire auf die Redepraxis im Zeitalter der Glaubenspaltung, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1980 », in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, XLIV, 1982, p. 193. 343 Ibid. quatre âges du monde, mais sans arriver à faire entrer parfaitement sa matière dans ces cadres préfabriqués ?344

4.1.27 Malcolm C. Smith

En 1991, Malcolm C. Smith croit pouvoir apporter finalement de la certitude à propos du sens du Cymbalum Mundi, après des années de « simples conjectures ». Se basant surtout sur un passage spécifique de l‟œuvre, l‟essai de Smith, A sixteenth-century anti-theist (on the Cymbalum mundi), veut démontrer que la condamnation de ce petit livre et de son auteur Ŕ formulée en premier lieu par ses contemporains Ŕ était fondée.

Smith commence par l‟explication du titre du Cymbalum Mundi. A son avis, le titre ne provient pas de St. Paul, mais trouve son origine dans la préface de l‟Historia naturalis de Pline. Selon lui, il est possible d‟en déduire l‟explication du titre « cymbalum mundi » : il s‟agirait d‟un « strident orator acclaimed by the mighty, fits the content of the work Ŕ for it is about people who fill the world with noise »345. Smith pose ensuite la question de l‟auteur du Cymbalum Mundi, mais décide de n‟y répondre lui-même qu‟à la fin de son analyse. Il s‟engage d‟abord à examiner le personnage d‟Hylactor : le sens de ses actions, son message et son identité.

Pour ce qui est des actions d‟Hylactor, Smith considère ce chien comme « a mischiefmaker »346, « a thoroughly anti-social creature »347 et dit que c‟est pire encore. Ce qui est d‟une grande importance ici, c‟est la liste qu‟Hylactor fournit lui-même de ses méchancetés, au début du quatrième dialogue. Smith affirme « that all Hylactor‟s five acts of mischief echo the (and that all allude to the Christian Church, and show Hylactor undermining it) » 348 . Le fait qu‟Hylactor affirme que s‟il rencontre les autorités au cours d‟une telle aventure, il crie « Qui me pourra prendre, si

344 Ibid., pp. 193-194. 345 Malcolm C. SMITH, op. cit., p. 595. 346 Ibid., p. 597. 347 Ibid. 348 Ibid., p. 598, n. 12. me prenne ! »349, réfère également à la Bible : « Hylactor is […] playfully and impiously echoing Christ‟s instruction to his disciples to listen receptively to his message. Hylactor‟s own discourse is the anti-parable of an anti-theist. »350 Quant au message d‟Hylactor, il est certain, selon Smith, que ce chien représente quelqu‟un qui est sur le point d‟attaquer le christianisme en public. Avant de se lancer dans une telle attaque, Hylactor espère trouver des esprits qui partagent sa pensée. Smith explique encore pourquoi ce « anti-theist » est représenté comme un chien : « In the sixteenth century, cynics and atheists were frequently denounced as “dogs”. »351 Smith poursuit en proposant une enquête sur l‟identité d‟Hylactor. Après avoir rapporté toutes les indications fournies par l‟auteur, Smith affirme que « [o]ne contemporary perfectly fits all these elements Ŕ Estienne Dolet »352. Puis, il se tourne vers le compagnon d‟Hylactor et se demande qui pourrait être ce Pamphagus.

Smith signale Ortensio Lando (ou Landi) comme un premier candidat pour le personnage de Pamphagus, mais trouve un meilleur candidat dans François Rabelais. Ce choix est, selon Smith, renforcé par l‟identification du personnage d‟Actéon. Cet ancien maître des deux chiens, Hylactor et Pamphagus, représenterait « an ancient writer who was often denounced as an atheist and who, according to a legend recorded by Suidas and frequently reiterated in the sixteenth century, was punished for his impiety precisely by being devoured by dogs: the satirist Lucian. »353 Le terme de « lucianisme » pourrait s‟appliquer certainement sur Pamphagus-Rabelais. Smith doute cependant de la possibilité de décrire Hylactor-Dolet de cette façon. A première vue, cette description ne serait pas correcte, mais « the term “Lucianic” was readily applied in polemical literature to anyone thought to be a mocker of religion, and particularly to anyone thought to deny the

349 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, p. 36. 350 Malcolm C. SMITH, op. cit., p. 599. 351 Ibid., p. 600. 352 Ibid., p. 601. 353 Ibid., p. 606. immortality of the soul, as Lucian had supposedly done. And, whether Dolet liked it or not, others saw him as “Lucianic”. »354

Après toutes ces révélations, Smith, en considérant les réactions des contemporains de l‟auteur du Cymbalum Mundi, comprend les condamnations.

[W]e can now see exactly why the theologians felt the work « contains no explicit doctrinal errors, but is pernicious ». On the one hand, the allusion to anti-theism is veiled (and the author does not endorse anti-theism anyway) ; but on the other, the author intimates that the theist consensus is breaking down, that a small number of « dogs » are exchanging anti-theist views and that one of them is seeking out kindred spirits and awaiting the right moment to unleash his impious views openly on the flock of Christ.355

De plus, si le livre contiendrait plus d‟impiétés que celles indiquées par Smith, la condamnation était davantage fondée, dit-il. Smith donne ensuite une autre raison de l‟hostilité exprimée envers le Cymbalum Mundi : le fait que le second dialogue semble attaquer des théologiens. Cet argument porte Smith à se demander si l‟auteur de l‟opuscule pourrait avoir été un nicomédite, car une source possible de ce deuxième dialogue pourrait être trouvée dans l‟œuvre Loci omnium ferme capitum evangelium […] Actorum item Apostolorum de 1527. Dans cette oeuvre, le moine Otto Brunfels avait déclaré que « the gospel was “crumbling” and that not a single grain of it was left »356. Ce moine est connu comme le fondateur du nicodémisme Ŕ « the opinion that the secret beliefs in one‟s heart matter more than the words which one utters in the presence of men »357 Ŕ et Smith s‟engage à démontrer la relation intellectuelle entre Brunfels et l‟auteur du Cymbalum Mundi.

Smith retourne enfin à la question de l‟identification de l‟auteur de l‟opuscule. Smith, qui soutient que l‟attribution du Cymbalum Mundi à

354 Ibid., p. 607. 355 Ibid., p. 609. 356 Le moine Otto Brunfels cité par Smith : Ibid., p. 612. 357 Ibid. Bonaventure Des Périers est due d‟abord au témoignage d‟André Zébédée358, souscrit finalement à cette identification et énumère ses raisons. A partir de cette argumentation, il rappelle brièvement le lien qui existait entre Des Périers et Marguerite de Navarre, avant de passer aux conclusions. En définitive, Smith pose la question : « Have we discovered an atheist ? »359 Smith conclut que « while the author of the Cymbalum mundi cannot be called an atheist, he can be called irreligous, for he is cavalier in his dismissal of dogmatic theology and complaisant in the presentation of his mischievous atheist Hylactor »360. Si l‟auteur n‟est pas athée, Hylactor l‟est certainement. Smith a identifié ce dernier avec Dolet, mais veut formuler toutefois encore deux hésitations à propos du prétendu athéisme de Dolet. D‟abord, que son athéisme ne pourrait être que réputation : « He may, in other words, simply have been a reckless young scholar who never outgrew a desire to defy an establishment which he saw as corrupt and oppressive ; and, ultimately, a victim of his wounded pride rather than a martyr to . »361 La seconde hésitation provient du fait que, « in the years after his death, several scholars (interestingly, all of them Catholics) praised him and paid tribute to his scholarship though they must certainly have known of his reputed views and that he had been condemned to death on charges related to those views »362.

4.1.28 Max Gauna

Plus ferme que celui de Smith est le jugement de Max Gauna à propos du Cymbalum Mundi. Tandis que Smith se gardait de désigner Des Périers comme un athée et l‟indiquait prudemment comme « irreligious », Gauna se montre convaincu que, dans le Cymbalum Mundi, Bonaventure s‟attaque au christianisme. Son livre de 1992, Upwellings. First Expressions of Unbelief in the Printed Literature of the French Renaissance, est divisé en trois parties. Après la partie la plus générale, The Dissident Tradition, l‟auteur aborde le problème du Cymbalum Mundi, après quoi il porte encore son attention sur

358 Le témoignage d‟André Zébédée cité et expliqué par Smith : Ibid., p. 595-596. 359 Ibid., p. 616. 360 Ibid., pp. 616-617. L‟écriture cursive est de notre main. 361 Ibid., p. 617. 362 Ibid., p. 618. les Dialogues de Jacques Tahureau. L‟analyse de Gauna se révèle intéressante, notamment parce que Gauna parcourt dans son analyse successivement tous les éléments de chaque dialogue et résume les interprétations généralement admises. Dans cette présentation élaborée, il incorpore ainsi peut-être les éléments les plus intéressants des thèses qui précèdent son livre. Nous nous limiterons ici à la présentation de sa propre opinion de façon générale.

Gauna tire quelques conclusions générales en ce qui concerne la portée du Cymbalum Mundi. D‟abord, que la religion est le thème central du livre de Des Périers. Gauna admet que d‟autres sujets y sont présents également, surtout par exemple le thème de la parole avec son utilisation et ses abus. L‟œuvre est toutefois impregnée de références à la religion, qui constitue ainsi le thème dominant. Une deuxième conclusion de Gauna, porte sur la présentation de la religion dans le Cymbalum Mundi. L‟épître dédicatoire annonçait déjà une perspective négative selon Gauna et il affirme que son analyse des dialogues à en fait confirmé cette première impression. A son avis, il n‟y a que deux « clauses », donc pas même des phrases entières, qui présentent le christianisme sous une lumière positive. Sa troisième conclusion générale concerne l‟influence de Lucien qu‟on distingue en général dans le Cymbalum Mundi. Gauna, pour sa part, croit que les dialogues sont en effet profondément lucianesques. Il formule une remarque à ce sujet, non sans importance à notre avis. Il fait la distinction entre, d‟une part, le lucianisme à propos des aspects formels et de l‟humour d‟une œuvre, et, d‟autre part, le lucianisme impliquant une satire religieuse. Il rappelle que

[i]t is quite true that sincere and convinced Christians of the Renaissance, of whom Erasmus and More are among the most celebrated, loved, translated, imitated Lucian. They found him funny, they appreciated much of his irony, and they admired many of his purely rhetorical works [...]. It is yet possible [...] to imitate and take what you want from Lucian, remaining the while a good and true believer. More and Erasmus prove the point amply, but it all depends on what is taken and the use to which it is put.363

C‟est donc l‟objet de l‟imitation qui importe. Gauna continue son argumentation en disant que Bonaventure n‟imite pas seulement les techniques de Lucien, comme l‟ironie, mais l‟œuvre « display[s] the same religious nihilism, [et] concentrate[s] on the antinomies of religious , notably in the matter of Fate, Providence, prayer, and individual responsability, which are perfectly obviously applicable to , and which form the matter of certain Lucianic dialogues »364. A partir de ces trois grandes conclusions, Gauna formule encore quelques inférences, après quoi il résume lui-même toutes les idées qui, ensemble, forment le Cymbalum Mundi :

Lucianic satire of the absurdities and contradictions inherent in the notions of fate, Providence, divine prescience and human responsibility, divine omnipotence and evil in the world, the concept of eternity and temporal creation ; skeptical demonstration of these aporiai ; wickedly sharp dramatizations of the topoi of Euhemerism, of Machiavellian political religion, of the appalling and unjustifiable degeneration of such political and religious authority into cynical tyranny ; brutal satire of human credulity, the poetic worship of Nature in the most basic of her drives: all come together in the product of a particular genius working upon the fonds commun of the dissident tradition. Add to this the specific preoccupations of this genius concerning especially the ideas conveyed by  and parolle, and the relationship of the word with truth, falsehood, religion, and divinity, a supreme mastery of irony and innuendo compounded by the sheer physical necessity of obscurity, and we have a pale but recognizable description of a uniquely fascinating work of art.365

363 Max GAUNA, Upwellings. First Expressions of Unbelief in the Printed Literature of the French Renaissance, Rutherford, Madison, Teaneck, Fairleigh Dickinson University Press, 1992, p. 181. 364 Ibid., p. 182. 365 Ibid., p. 200. 4.1.29 Laurent Calvié

En 2002, Laurent Calvié a donné une nouvelle édition du Cymbalum Mundi, qui présente le texte en français moderne. Cette adaptation a pour but de faire en sorte qu‟un public plus large puisse accéder au texte de Des Périers. Calvié accompagne le texte d‟une préface dans laquelle il donne un survol chronologique des diverses interprétations du Cymbalum Mundi, quoique moins élaboré et moins complet que le nôtre. Pour le reste, il ajoute aussi un dictionnaire, qui comporte « les linéaments exégétiques qui [devraient] permettre une lecture éclairée de l‟opuscule »366.

Dans sa préface, ayant d‟abord affirmé qu‟ « il ne [lui] appartient pas d‟entrer à [son] tour dans l‟arène du théâtre et de proposer […] une nouvelle interprétation d‟ensemble du Cymbalum mundi » 367 , Calvié donne ensuite toutefois sa propre opinion à propos des différentes interprétations existantes. Calvié passe sur ceux qui considèrent le Cymbalum Mundi comme « un livre inintelligible », « car il ne peut s‟agir que de fourbes ou de sots » 368 . Il ne se joint pas non plus à l‟opinion que les dialogues constitueraient une imitation exacte de Lucien. Il réfère ici à l‟argument de Louis Lacour qui met les lecteurs en garde au sujet des anachronismes. En revanche, Calvié admet que les dialogues de Des Périers comportent une critique essentielle du langage, « mais ils mettent en cause tant d‟autres choses, et tant d‟autres autorités, que si cet aspect de l‟œuvre était le principal, on devrait conclure que Bonaventure s‟est trompé de cible, a égratigné la religion et la monarchie par accident et a voulu cacher un pamphlet anti-logique sous le voile de l‟athéisme » 369 . Ici apparaît déjà clairement l‟opinion de Calvié Ŕ que nous rendrons un peu plus loin Ŕ qui considère le Cymbalum Mundi comme une œuvre athée. Continuons. L‟opuscule n‟exprime pas non plus une philosophie sceptique ou épicurienne selon Calvié, « car l‟auteur, loin de la sage épochè sceptique et du loisir

366 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 31. 367 Ibid., p. 30. 368 Ibid., p. 31. 369 Ibid. paisible prôné par les épicuriens, prend la parole, tel Hylactor, pour affirmer ce qu‟il croit être la vérité, et entre ainsi dans la mêlée politique. La lettre des Antipodes laisse en outre filtrer un espoir qui n‟a rien de cynique. »370 Calvié réfute aussi les interprétations qui désignent le Cymbalum Mundi comme une œuvre évangélique anti-catholique, ou, au contraire, comme une œuvre catholique anti-évangélique. La première réfutation provient du fait que l‟ouvrage, selon Calvié, « met à mal toutes les formes connues de l‟évangélisme, il faudrait alors supposer que Des Périers fût le seul adepte de sa secte, une secte, qui plus est, étonnamment naturaliste »371. La seconde réfutation est relative au fait que « les nonnes y étouffent leurs enfants, les moines y souffrent inutilement de l‟abstinence sexuelle, les riches s‟y paient une tranche de paradis et les derniers y restent les derniers »372. Calvié signale une faute qui semble être commise par tous les partis. Il s‟agit du fait qu‟on tente de deviner le sens du Cymbalum Mundi à partir des autres œuvres de Des Périers, « dont la chronologie relative n‟est même pas établie » 373 . Calvié se pose alors une question à laquelle il répond immédiatement lui-même : « Ne conviendrait-il pas plutôt de considérer ce qu‟on y lit et d‟y trouver un testament anti-chrétien ? Certes, mais un testament anti-chrétien écrit par un homme qui n’appartient à aucune autre confession. »374 Il reprend ensuite sa recherche. Peut-être le Cymbalum Mundi exprime-t-il une espèce d‟agnosticisme ? Calvié croit que « c‟est fort improbable, si l‟on songe que Des Périers vit, lors de la grande famine de 1530 »375 et réfère à la description qu‟en donne Claude de Rubys dans son Histoire véritable de la ville de Lyon de 1604. Serait-il alors « la bible de l’athéisme »376 ?

Nihil obstat, comme disaient naguère certains valets des papes, mais d‟un athéisme libérateur, qui à la mort de Dieu, mise en scène dans le premier dialogue […], et à la ruine des Églises, achevée au dialogue II […], fait succéder le réveil de la nature et de

370 Ibid. 371 Ibid. 372 Ibid., p. 32. 373 Ibid. 374 Ibid. L‟écriture cursive est de notre main. 375 Ibid., p. 33. 376 Ibid. L‟écriture cursive est de notre main. l‟instinct vital au dialogue III […], et l‟expression débridée du désir d‟une liberté et d‟une égalité perdues, dans le dernier dialogue […].377

Calvié conclut donc qu‟il s‟agit d‟une œuvre athée. Deux questions s‟imposent alors encore. Comment expliquer la clémence du jugement de la Sorbonne ? « Sans doute [selon Calvié], parce que le Cymbalum mundi procédait prudemment sous le double masque de l‟allégorie et du scepticisme impuissant auquel semblait conduire la critique fondamentale du langage que développe l‟opuscule : débile humanité, qui n‟a pour soutien qu‟un outil défectueux, le trop humain langage ! »378 Et comment expliquer l‟intervention du roi par rapport à un des protégés de sa sœur, Marguerite ? Calvié argumente que c‟est « [p]eut-être parce que ce pamphlet antireligieux se doublait d‟une critique sociale et politique, qui apparaît sans le moindre voile dans les propos de Trigabus, de Phlégon, d‟Hylactor et même de Mercure »379.

4.2 L‟absence de jugement

Nous avons vu que, dès sa publication, le Cymbalum Mundi a été condamné. Et ceci même par des hommes qui ne semblent pas avoir lu le livre. L‟interprétation la plus répandue de l‟opuscule a certainement été celle qui désigne le livre comme impie. Toutefois, il y a aussi des lecteurs qui choisissent de ne pas porter un jugement sur l‟œuvre de Bonaventure. D‟une part, parce qu‟ils n‟en ont rien compris. D‟autre part, parce qu‟ils estiment qu‟il ne s‟agit pas d‟une œuvre qui attaque le christianisme, mais d‟une simple fiction.

4.2.1 Le Cymbalum Mundi, œuvre innocente

Nous examinerons ici d‟abord ces opinions positives au sujet du Cymbalum Mundi, qui croient que le texte de Bonaventure Des Périers est, somme toute,

377 Ibid. 378 Ibid. 379 Ibid. une œuvre assez innocente. Et certains considèrent même que le Cymbalum Mundi est une œuvre réussie, qui mérite tous les éloges.

4.2.1.1 Antoine du Verdier, sieur de Vauprivas

Vraisemblablement, le Cymbalum Mundi a connu son premier défenseur en Antoine du Verdier. Celui-ci mentionne le texte de Bonaventure dans sa Bibliothèque françoise de 1585. Il a affirmé de n‟avoir « trouvé autre chose en ce livre qui mérite d‟avoir été plus censuré que la Métamorphose d’Ovide, les Dialogues de Lucien, et les livres de folâtre argument et de fictions fabuleuses »380.

4.2.1.2 Prosper Marchand

Mais pour la deuxième défense, il faudra attendre deux siècles. Ce n‟est qu‟au XVIIIe siècle, avec Prosper Marchand, bibliographe et éditeur, que le Cymbalum Mundi soit présenté de nouveau sous un jour favorable. Sa Lettre critique dans laquelle on fait l’Histoire, l’Analyse et l’Apologie du Cymbalum Mundi, publiée sous le nom de Félix de Commercy en 1706, constitue selon Laurent Calvié « la première monographie consacrée au Cymbalum »381. Dans l‟exorde de cette lettre que nous reproduisons ci-dessous, Marchand exprime clairement son incompréhension face aux accusations adressées à Bonaventure et à son oeuvre. A son avis, l‟œuvre est plus connue par le tintamarre qu‟on a fait, que par son contenu même. Marchand souligne toutefois l‟art et le génie dont témoigne l‟œuvre. Il esquisse aussi immédiatement le plan de sa lettre.

Je m‟acquitte avec plaisir, Monsieur, de la promesse que je vous fis, il y a quelques jours, de vous mander ce que je pensois du Cymbalum mundi. C‟est un petit ouvrage, plus curieux par la réputation que lui ont donnée les auteurs qui en ont parlé que recommandable par son propre mérite, et par la matière que l‟on y traite. On ne peut

380 Antoine du Verdier cité par Prosper Marchand : L‟édition du Cymbalum Mundi de 1841, p. 15. 381 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 12. pas néanmoins disconvenir qu‟il ne soit fort agréablement écrit et fort ingénieusement composé pour le temps auquel il a été fait. En effet, on y remarque, en général, une satyre fine et délicate, dont quelques auteurs modernes n‟ont pas dédaigné d‟emprunter divers traits, sans en avertir leurs lecteurs : et nous voyons peu d‟ouvrages du même temps, dont le stile [sic] soit aussi épuré, et dans lesquels il entre autant d‟art et de génie ; tant il est vrai que ce qui vient des personnes d‟esprit, de quelque âge qu‟il soit, portent toujours avec soi un caractère qui le distingue des écrits médiocres. Je vous envoie donc, comme je vous l‟avois promis, les remarques que j‟ai faites sur ce petit livre, et, pour le faire avec quelque ordre, je les ai divisées en trois parties. Dans la première, vous verrez ce que l‟on pense ordinairement du Cymbalum mundi, quel est son auteur, en quelle langue il l‟a composé, et les éditions qu‟on en a faites. Dans la seconde, afin que vous en puissiez juger par vous-même, j‟ai pris soin de vous en faire une analyse. Enfin, dans la troisième, j‟essaye de le justifier des accusations mal fondées que l‟on fait contre lui ; et, après avoir examiné ce qu‟en disent différens [sic] auteurs qui en ont parlé, je répondrai à ce qu‟ils en ont avancé.382

Marchand entreprend donc dans sa lettre « une exégèse littérale »383. Celle-ci le mènerait à conclure que le reproche d‟impiété n‟est pas justifié. Il n‟a pu discerner aucune preuve qui démontre que le Cymbalum Mundi ridiculise la religion. Il caractérise comme de la mauvaise volonté, voire de l‟injustice, le fait d‟attribuer à Bonaventure des propos qui n‟ont pas été les siens. Calvié a signalé que Marchand « reprochait ainsi aux détracteurs du Cymbalum de s‟être montré à son égard plus sorbonicole et plus sorbonigène que les théologiens de la Sorbonne »384.

Je ne vois qu‟un prétexte auquel on peut avoir recours pour crier si fort contre le livre dont nous parlons. C‟est de nous faire entendre que, sous le voile de divinités païennes, son auteur se soit efforcé d‟anéantir absolument le premier Etre, et de tourner en ridicule tout ce que l‟on croit de la religion ; et c‟est là le parti qu‟a pris le père Mersenne, minime, dans ses Questions sur la Genèse, où il se souvient de cet ouvrage. Mais c‟est une accusation vague qui tombe d‟elle-même. Car, outre qu‟il n‟en apporte aucune preuve sensible et convaincante, c‟est être, à mon avis, très- injuste, et choquer directement le principe de la charité, que de vouloir interpréter en un mauvais sens des choses qui d‟elles-mêmes ne sont nullement mauvaises. En

382 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1841, pp. 1-2. 383 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 13. 384 Ibid. effet, d‟où sait-on que l‟intention de l‟auteur ait été de parler contre la Divinité ? Que peut-on trouver dans son livre qui prouve une accusation d‟une telle conséquence ? Et enfin, de quelles raisons se sert-on pour nous en convaincre ? N‟est-il pas plutôt de l‟équité, de prendre en bonne part ce que dit un auteur, lorsque ses paroles sont susceptibles d‟un bon tour ? N‟est-il pas plus raisonnable de le recevoir dans le sens naturel qui se présente le premier à l‟esprit, que d‟y donner mal à propos des interprétations mystérieuses et forcées, auxquelles, selon toutes les apparences, il n‟a jamais pensé ? Rien n‟est plus faux ni plus injuste que ce principe […].385

Marchand plaide donc en faveur du Cymbalum Mundi. Yves Delègue a remarqué plus tard que la clémence de Marchand est inspirée d‟Antoine du Verdier. Les deux érudits considèrent l‟œuvre de Bonaventure comme un simple « badinage facétieux à la mode lucianesque »386. Or, cette opinion comportait ainsi comme effet secondaire que : « [l]e texte y perdait en notoriété comme en scandale »387.

Une autre remarque non négligeable a été formulée par Laurent Calvié. Celui-ci soutient l‟opinion que les paroles de Marchand ne sont pas à comprendre littéralement. Selon Calvié, Marchand a simplement voulu éviter la censure à propos de son édition du Cymbalum Mundi. « Toute sa lettre est ainsi ironique. »388 Il avance deux preuves : « le reproche qu‟il [Marchand] fait au minime Marin Mersenne de “choquer directement le principe de la charité” et les deux passages de sa lettre où il renvoie dos à dos Bonaventure des Périers et les Pères de l‟Église »389 :

D‟ailleurs, si après les auteurs dont je viens de parler, il m‟est encore permis de citer ici les Pères de l‟Église, ne seraient-ils pas presque tous sujets aux mêmes reproches ; eux qui, s‟abandonnant presque toujours sans aucune réserve à la véhémence et à l‟impétuosité de leur zèle, ont raillé si amèrement toutes les divinités du paganisme, et qui ont traité toute la Fable des anciens d‟une manière si dure et si impitoyable ? […] et, je le répète encore, si l‟on voulait s‟en [de la méthode exégétique

385 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1841, p. 11. 386 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1995, p. 118. 387 Ibid. 388 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 13, n. 15. 389 Ibid. employée par Mersenne] servir pour examiner les ouvrages des Pères de l‟Église […].390

4.2.1.3 Voltaire

Non seulement Prosper Marchand a parlé de l‟injustice à propos de la persécution et de la suppression du Cymbalum Mundi. Dans ses Lettres à son altesse monseigneur le Prince de ****. Sur Rabelais et sur d’autres auteurs accusés d’avoir mal parlé de la religion chrétienne de 1768, Voltaire marche sur les traces de Marchand. Ses lettres parlent d‟auteurs anglais, allemands, … . C‟est la septième lettre qui traite des Français. Dans l‟introduction de cette lettre, Voltaire affirme d‟abord « qu‟en France il y a plus d‟hommes accusés d‟impiétés que de véritables impies »391. Il compare ensuite les théologiens et les moines à « des sentinelles […] qui pensent que l‟ennemi est aux portes : Pour peu qu‟ils soupçonnent qu‟on leur en veut dans un livre, ils sonnent l‟alarme »392.

Le premier auteur français abordé dans cette lettre est Bonaventure Des Périers. Selon Voltaire, Bonaventure a fait l‟objet d‟une « persécution fondée sur des terreurs paniques » 393 . Il ne comprend pas toute la cohue faite autour de ce petit livre. A son avis, Des Périers n‟avait que l‟intention de

faire en latin quelques dialogues dans le goût de Lucien : il composa quatre dialogues très insipides sur les prédictions, sur la pierre philosophale, sur un cheval qui parle, sur les chiens d‟Actéon. Il n‟y a assurément dans tout ce fatras de plat écolier, un seul mot qui ait le moindre & le plus éloigné raport [sic] aux choses que nous devons révérer394.

Mais, après que quelques docteurs ont été convaincus du fait qu‟ils étaient indiqués par les personnages de Bonaventure, les recherches sur l‟ouvrage

390 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1841, pp. 10-11. 391 VOLTAIRE, Lettres à son altesse monseigneur le Prince de ****. Sur Rabelais et sur d’autres auteurs accusés d’avoir mal parlé de la religion chrétienne, Londres, 1768, p. 52. 392 Ibid. 393 Ibid. 394 Ibid., p. 53. L‟écriture cursive est de notre main. n‟ont connu de fin : « chaque fainéant crut d‟y trouver des allusions, & les docteurs de crier à l‟hérétique, à l‟impie, à l‟athée »395. Finalement, le livre a été supprimé. Voltaire remarque que le sort réservé à son livre a eu un grand impact sur Bonaventure. La condamnation du Cymbalum Mundi aurait mené de façon directe au suicide de son auteur. Selon l‟avis de Voltaire, Bonaventure n‟a pas pu supporter la condamnation inique. Ironiquement, les détracteurs de Bonaventure et de son œuvre ont vu son suicide comme la preuve de sa culpabilité.

L‟injustice de la persécution frappa si fortement le cerveau de Bonaventure, qu‟il se rua de son épée dans le palais de Marguerite [de Navarre]. Toutes les langues des prédicateurs, toutes les plumes des théologiens s‟exercèrent sur cette mort funeste. Il s‟est défait lui-même, donc il était coupable, donc il ne croyait point en Dieu, donc son petit livre, que personne n‟avait pourtant la patience de lire, était le catéchisme des athées ; chacun le dit, chacun le crut : credidi propter quod locutus sum, j’ai cru parce que j’ai parlé ; est la devise des hommes. On répète une sotise [sic], & à force de la redire on en est persuadé.396

Voltaire désigne ensuite encore deux hommes qui, dans le passé, ont condamné le livre comme impie sans pourtant l‟avoir lu. Il s‟agit d‟abord de Catherinot, dont nous avons déjà parlé (Cfr. 4.1.4.9). Ce conseiller de Bourges a mentionné deux livres impies dont le Cymbalum Mundi. Mais comme il a avoué en même temps de ne les pas avoir lu, Voltaire pose la question suivante : « Eh mon ami, si tu ne les as pas vus, pourquoi en parles-tu ? »397. La deuxième personne dont Voltaire doute si elle a lu le Cymbalum Mundi est le Minime Mersenne (Cfr. 4.1.4.5), qui estimait que l‟auteur de l‟opuscule était « un monstre et un fripon, d‟une impiété achevée »398.

395 Ibid. 396 Ibid., p. 54. 397 Ibid. 398 Mersenne cité par Voltaire: Ibid. Cela dit, Yves Delègue Ŕ dans son édition du Cymbalum Mundi de 1995 Ŕ se demande si Voltaire avait en fait lui-même lu l‟opuscule399. Charles Nodier se joint à cette mise en question400. Voltaire, à qui il « importait de dénoncer l‟acte de fanatisme dont le livret avait été l‟objet » 401 , conclut son propos sur Bonaventure en affirmant qu‟après la réimpression gérée par Prosper Marchand en 1711, « le voile fut tiré, on ne cria plus à l‟impiété, à l‟athéisme, on cria à l‟ennui, & on n‟en parla plus »402.

4.2.1.4 Le père Niceron

L‟interprétation de Voltaire peut être mise en rapport avec celle du père Niceron. Louis Lacour en a même dit qu‟ils « se donneront la main et marcheront de bonne entente »403. Niceron, tout comme Voltaire, reproche à plusieurs auteurs de ne pas avoir lu le Cymbalum Mundi avant de passer au jugement. A son avis, il n‟y a rien dans ce livre qui permette de l‟accuser de lèse-christianisme. Il oppose ainsi Des Périers à Rabelais. Selon Niceron, les recherches mènent trop loin et attribuent à Bonaventure des visées trop calculées.

Plusieurs auteurs en ont parlé sans l‟avoir lu, et l‟ont traité de livre impie et détestable ; mais il n‟y a rien qui reponde à ces qualitez. On y raille, à la verité, les divinités du paganisme ; mais l‟on n‟y trouve pas ces obscenitez et ces profanations que l‟on trouve dans Rabelais… Peut-être l‟auteur n‟a-t-il pas eu des desseins si profonds qu‟on lui attribue, et qu‟il s‟est contenté de badiner sur les sujets qui se sont presentez à son esprit : aussi les quatre dialogues ont-ils peu de liaison entre eux. L‟on peut dire, au reste, que c’est fort peu de chose.404

399 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1995, p. 118. 400 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 152. 401 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1995, p. 118. 402 VOLTAIRE, op. cit., pp. 54-55. 403 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1856, p. lxv. 404 Ibid., pp. lxv-lxvj. L‟écriture cursive est de notre main. 4.2.1.5 L‟abbé Sabatier de Castres

Il convient ici de mentionner également l‟abbé Sabatier de Castres. Dans son ouvrage de 1801, Les trois siècles de la littérature françoise, ou Tableau de l’esprit de nos écrivains, depuis François I, jusqu’en 1801, par ordre alphabétique, celui-ci mentionne Bonaventure et son livre parmi d‟autres. C‟est surtout la ressemblance entre son opinion et celle de Prosper Marchand qui saute aux yeux. Comme ce dernier, Sabatier de Castres estimait que le traitement qu‟a subi le Cymbalum Mundi a augmenté l‟intérêt que beaucoup d‟auteurs y ont porté.

Les titres qui lui donnerent de la célébrité dans son Siècle, ne feroient pas à présent la moindre sensation. On étoit si peu accoutumé alors à la bonne critique, que son Cymbalum Mundi fut regardé comme une Production étonnante ; dans le fond, ce n’est autre chose qu’un Recueil de Dialogues satiriques qui n’offrent rien de juste & de piquant. Aujourd‟hui que les ridicules qui en sont l‟objet ont été remplacés par des ridicules d‟une autre espèce, ses plaisanteries ont perdu tout leur sel, faute d‟application. Ce qui donna de l‟éclat à ce livre, ce fut le censure de la Sorbonne & un Arrêt du Parlement qui le condamna au feu. Beaucoup de mauvais Ouvrages, dans notre Siècle, n‟ont fait du bruit dans le monde, que par un pareil traitement, & auront le même sort.405

4.2.1.6 Philipp-August Becker

Plus d‟un siècle plus tard, Philipp-August Becker se dégage à son tour des thèses hardies à propos du Cymbalum Mundi. Dans son œuvre de 1924, Bonaventure Des Périers als Dichter und Erzähler, Becker s‟intéressait surtout à l‟œuvre poétique et aux contes de Des Périers, comme le titre l‟annonce déjà. Il s‟arrête cependant aussi un moment au Cymbalum Mundi. Nous reproduisons ci-dessous le résumé que donne Saulnier de l‟interprétation de Becker.

405 M. l‟abbé Sabatier de CASTRES, Les trois siècles de la littérature françoise, ou Tableau de l’esprit de nos écrivains, depuis François I, jusqu’en 1801, par ordre alphabétique, Sixième édition, Paris, Libraires Associés, 1801, III, pp. 408-409. L‟écriture cursive est de notre main. Dans le Cymbalum, Becker se contentait en somme de voir le jeu capricieux d‟une fantaisie ou d‟une imagination sceptique. Un passage, bien sûr, est de satire religieuse : la dispute des docteurs, dans le deuxième dialogue, est une évidente critique des querelles de l‟époque. Mais, ailleurs, ce n’est guère qu’une succession de scènes mal liées, d’une pensée inoffensive. L’orientation sceptique de l’ensemble (skeptische Widmung) n’autorise nullement à déceler un dessein précis et cohérent (Ausfluss eines einheitlichen Grundgedankens). Et seule s‟aperçoit clairement, dans son expression finale, une sagesse d‟ironie et de retraite. Se laisser vivre, voilà le mot d‟ordre. Il n’était nullement dans la pensée de l’auteur de s’en prendre avec âpreté à la doctrine religieuse. Rien ici, quoi qu’on en ait dit, qui soit hérétique. Et le critique de sourire, s‟il met face à face les quatre petits dialogues et la masse des commentaires qu‟on en a tirés. Bien frivole lui paraît le Cymbalum, en regard des poésies religieuses de son auteur.406

Saulnier signale le caractère superficiel de la thèse de Becker et y reproche aussi qu‟elle « paraît encourager le lecteur à la solution paresseuse, qui consiste d‟une part à lire l‟opuscule dans sa teneur la plus légère, et d‟autre part à le considérer comme un assemblage d‟épisodes distincts » 407 . Les faiblesses que Saulnier croit remarquer à propos de la thèse de Becker, proviennent à son avis du fait que Becker étudie surtout Des Périers en tant que conteur et poète : « l‟auteur du Cymbalum ne l‟avait pas attaché »408.

4.2.1.7 Louis Delaruelle

Une année après la défense du Cymbalum Mundi de la part de Becker, Louis Delaruelle réagit également, pour prendre la défense du petit livre. Comme le premier, Delaruelle découvre quelques traits d‟une satire légère dans l‟œuvre. Or, tous les deux n‟ont distingué, en général, nullement un dessein « pernicieux » de la part de l‟auteur409. Dans son Étude sur le problème du « Cymbalum mundi » de 1925, Delaruelle examine les quatre dialogues,

406 La thèse de P. A. Becker résumée par Saulnier : V.-L. SAULNIER, op. cit., pp. 55-56. L‟écriture cursive est de notre main. 407 Ibid., p. 56. 408 Ibid. 409 C‟est la raison pour laquelle nous avons choisi d‟intégrer les thèses de Becker et de Delaruelle parmi les interprétations qui considèrent le Cymbalum Mundi comme une œuvre innocente, plutôt que parmi celles qui considèrent l‟œuvre comme contraire au christianisme. après quoi il entend confronter les résultats de son enquête aux connaissances de l‟époque et de la vie de l‟auteur, ainsi qu‟aux autres œuvres de Des Périers.

Delaruelle commence par l‟analyse du titre en entier. Il rappelle le fait que le titre trouve son origine chez Pline, où la formule « cymbalum mundi » sert de surnom à un grammairien vantard. Cette origine permet à Delaruelle de suggérer que Des Périers, en utilisant cette expression, pourrait avoir parlé « cum grano salis » 410 et que le titre a peut-être une intention ironique. L‟interprétation que propose Delaruelle de la devise Ŕ « Probitas laudatur et alget » Ŕ, qui se trouve au-dessous de la marque de l‟imprimeur (Cfr. p. 20 de notre travail) et qui provient de Juvénal, est plus qu‟intéressante 411 . Delaruelle voit dans cette formule Ŕ qu‟il traduit de la manière suivante : « on célèbre les gens honnêtes, mais comme on ne les secourt pas, ils ont froid »412 Ŕ « une plainte discrète du poète, dont le talent est apprécié, mais peu rémunéré »413.

L‟analyse de Delaruelle, portant ensuite sur les quatre dialogues, ne distingue dans le premier dialogue rien d‟autre qu‟ « une fantaisie inspirée de Lucien [qui] est parfaitement cohérente et se suffit à elle-même » 414 . Il s‟oppose fermement à ceux qui ont identifié Mercure au Christ et leur reproche un « système d‟allégorie […] intenable »415. Il admet en revanche que ce dialogue comporte un aspect de satire au sujet des druides et des Vestales, toutefois sans portée significative. Delaruelle réfute aussi la prétendue allusion du livre de Jupiter à la Bible. Il estime qu‟à travers ce livre, « Bonaventure se moque [simplement] de la passion qui pousse les

410 L. DELARUELLE, « Étude sur le problème du “Cymbalum mundi” », in Revue d’Histoire littéraire de la France, XXXII, 1925, p. 5. 411 Il s‟agit ici d‟une des seules fois que cette devise a été analysée. L‟explication de Delaruelle nous paraît tout à fait valable, quoiqu‟elle ne semble pas apporter grand-chose à propos de l‟interprétation générale de l‟œuvre (Voir p. 20 de notre travail). Nous la reprenons donc surtout à cause de son caractère unique. 412 L. DELARUELLE, op. cit., p. 5. 413 Ibid. 414 Ibid., p. 6. 415 Ibid. hommes à vouloir connaître l‟avenir, malgré la défense qui leur en était faite. Il parle en philosophe, nullement en ennemi de la religion. »416 Le second dialogue constitue selon Delaruelle le dialogue le plus important et le plus obscur. Pour ce qui est des personnages, Rhetulus et Cubercus représenteraient respectivement Luther et Bucer, tandis que Drarig est identifié ici pour la première fois avec Gérard Roussel417. Quant à Trigabus et Mercure, « ils y jouent le rôle que jouent dans certains dialogues de Lucien Hermès et Charon »418. A propos des allusions à la religion dans ce deuxième dialogue, Delaruelle pense que « l‟œuvre commence comme une critique toute générale des minuties auxquelles s‟attarde la religion catholique ; elle continue et se termine comme une satire de la réforme. En aucun endroit elle n‟attaque [cependant] les dogmes essentiels de la religion chrétienne. »419 Le troisième dialogue constitue selon Delaruelle une simple fantaisie lucianesque. Dans l‟épisode où le cheval Phlégon se met à parler, Delaruelle croit reconnaître même une fable de La Fontaine : l‟Homme et la Couleuvre. Finalement, il y a encore le quatrième dialogue dont Delaruelle affirme qu‟il est un dialogue à part, à cause de l‟absence de Mercure. Il exprime pour le reste son désaccord par rapport à l‟identification des deux chiens de la part d‟Abel Lefranc. Selon Delaruelle, Hylactor et Pamphagus ne représenteraient pas, respectivement, Des Périers et Rabelais. Il estime, au contraire, que c‟est Pamphagus qui exprime les pensées de l‟auteur. La question de l‟identification d‟Hylactor reste cependant sans réponse. Delaruelle se résout à dire « qu‟Hylactor est une création de son [de Des Périers] cerveau »420. Le sens de ce dernier dialogue alors ? Pour l‟expliquer, Delaruelle fait une comparaison avec une fable de La Fontaine : le loup et le chien.

[Des Périers] laisse entendre que la vie des grands n‟est pas faite pour lui. Sans doute, grâce à ses talents, il pourrait gagner leur faveur, mais à quoi bon ? Il n‟y

416 Ibid., p. 7. 417 Cette identification de Drarig se retrouve plus tard dans l‟analyse de Michael A. Screech (Cfr. 4.3.7.1). Celui-ci accentue cependant que le vrai nom de Maistre Girard, était Girard Roussel et non Gérard Roussel. Selon Screech, c‟est justement le fait que le personnage du Cymbalum Mundi s‟appelle Drarig et pas Drareg, qui exclut toute hésitation par rapport à l‟identification. 418 L. DELARUELLE, op. cit., p. 9. 419 Ibid., p. 12. 420 Ibid., p. 18. arriverait qu‟aux dépens de sa liberté et, d‟ailleurs, il sait bien que cette faveur peut être passagère et s‟en ira comme elle est venue.421

En général, Delaruelle discerne au sujet du Cymbalum Mundi « [q]uelques plaisanteries lancées en passant contre les moines et les religieuses »422, ainsi que quelques « allusions au formalisme de l‟Église romaine » 423 . Il admet toutefois que le livre comporte une seule attaque ferme, qui s‟adresse aux réformés. Or, la conclusion qu‟il tire en définitive, est que « le Cymbalum [lui] apparaît comme l’œuvre d’un aimable esprit qui n’a eu, en l’écrivant, aucun dessein pernicieux »424. Delaruelle, confrontant en dernier lieu encore les résultats de son enquête aux connaissances du XVIe siècle, à la vie de Des Périers et aux autres œuvres de l‟auteur (en réalité surtout à ses Nouvelles Récréations et Joyeux Devis), voit son interprétation concernant le sens du Cymbalum Mundi confirmée. A notre avis, Delaruelle semble en réalité plutôt adapter les faits à sa théorie.

4.2.1.8 Olivier Millet

La thèse d‟Olivier Millet, Le Cymbalum Mundi et la tradition lucianique, exposée au Colloque de Rome de 2000, examine l‟influence de Lucien de Samosate comme l‟ont déjà fait avant lui, entre autres, Claude Albert Mayer et Christopher Robinson. Or, tandis que les études de ces deux derniers s‟inscrivaient dans la tradition de condamnation du Cymbalum Mundi, les conclusions de Millet ne révèlent qu‟une influence « innocente » de Lucien. Comme l‟avait indiqué Max Gauna, l‟influence de Lucien peut se manifester au côté purement formel d‟une œuvre, sans que les idées « radicales » sont reprises, mais la reprise peut aller plus loin qu‟une simple imitation formelle. Millet fait aussi cette distinction et pose la question suivante : « le Cymbalum est-il un texte littérairement lucianesque, ou doit-il également être compris

421 Ibid., p. 17. Il convient de remarquer la proximité par rapport au sens dégagé par Delaruelle de la devise de la page de titre. 422 Ibid., pp. 18-19. 423 Ibid., p. 19. 424 Ibid. L‟écriture cursive est de notre main. dans une perspective lucianique, et si oui, laquelle ? » 425 Comme cette question centrale de la thèse de Millet le montre déjà, Millet fait la distinction entre les termes « lucianesque » et « lucianique »426. Il explique la différence à partir de la thèse de madame Lauvergnat-Gagnière427. Pour ce qui est du terme « lucianesque », « [p]assent au premier plan, outre toute une série de traits poético-littéraires, le rire railleur, démystificateur et iconoclaste, la recherche de l‟insolite, le spoudogelaion. »428 Ce terme désignerait donc une influence « innocente » de Lucien. Le terme « “lucianique” (et “lucianiste”) au contraire désigne un rire moqueur qui signale une attitude ou une intention impies, attitude ou intention que le terme d‟athéisme, à la fois très précis (comme instrument d‟attaque visant à disqualifier un adversaire) et variable dans sa signification exacte selon le contexte, dénonce, au XVIe siècle et à l‟âge classique, de la façon la plus nette »429. Pour pouvoir décider de quelle influence il s‟agit précisément à propos du Cymbalum Mundi, Millet analyse les éléments qui réfèrent à Lucien. Ensuite, il examine encore de façon plus détaillée, le rôle de Mercure dans le livre de Des Périers et il compare le Cymbalum Mundi à « une autre composition littéraire également lucianesque de la Renaissance humaniste, le Momus d‟Alberti »430. Nous n‟entrons toutefois pas dans tous ces détails et passons immédiatement à la conclusion de Millet.

Olivier Millet distingue surtout une influence « lucianesque » dans le Cymbalum Mundi : « Plus qu‟une source d‟idées religieuses ou philosophiques déterminées, c‟est cela que l‟auteur du Cymbalum, me semble-t-il [à Millet], a retenu de plus fondamental de Lucien : l‟ambivalence ironique Ŕ et indécidable Ŕ du point de vue, que signale et nourrit le

425 Franco GIACONE (éd.), Le Cymbalum Mundi. Actes du Colloque de Rome (3-6 novembre 2000), Genève, Droz, 2003, p. 317. 426 Nous n‟avons pas appliqué cette distinction terminologique nous-mêmes. Notre utilisation de ces termes dans notre travail n‟indique donc nulle part une telle différence d‟influence. 427 Ch. Lauvergnat-Gagnière, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au XVIe siècle. Athéisme et polémique, Genève, Droz, 1988. 428 Franco GIACONE (éd.), op. cit., p. 317. 429 Ibid., p. 318. 430 Ibid., p. 329. caractère souvent réflexif de l‟œuvre de Lucien. » 431 A partir des correspondances que Millet a pu démontrer entre l‟opuscule de Des Périers et Lucien, il discerne donc « une tendance générale de l‟intertextualité lucianesque » 432 dans le Cymbalum Mundi. Il signale toutefois encore un point important à propos de cette intertextualité :

On a affaire à une référence à Lucien mais qui évite constamment l‟imitation directe dans l‟ensemble ou le détail ainsi que la reprise cohérente d‟un thème, d‟une pensée ou d‟une narration. La référence Ŕ à travers un nom propre, un thème esquissé, ou encore un réseau de références, mais seulement ponctuelles, au même texte Ŕ, permet ainsi de mesurer les bifurcations que suit, par rapport aux modèles lucianesques, le texte du Cymbalum. Lucien est salué, sous forme de clins d‟œil constants, comme principe d‟ironie et d‟équivoque, mais en même temps l‟auteur du Cymbalum semble vouloir suggérer au lecteur qu‟il s‟agit chez lui de tout autre chose, à moins que le lucianisme, ce soit précisément cela : non pas une inspiration idéologique déterminée et déterminable (comme chez Mayer), mais un jeu littéraire et poétique qui met radicalement en cause, avec le sérieux de sa propre énonciation, celui de toute énonciation. Le mystère serait-il alors qu‟il n‟y en a pas ?433

4.2.2 Le Cymbalum Mundi, œuvre inintelligible

Après les accusateurs, nous avons parcouru ci-dessus ce qu‟on peut appeler les défenseurs de Des Périers et du Cymbalum Mundi. Lacour résume : « Voilà des auteurs qui comprennent que le Cymbalum est un livre impie ; en voici d‟autres qui comprennent qu‟il est innocent […]. Passons à ceux qui n‟y comprennent rien.»434

4.2.2.1 L‟abbé Goujet

Une première personne prête à avouer son ignorance au sujet du Cymbalum Mundi est l‟abbé Goujet : « Il m‟a ennuyé et je n‟y ai rien compris »435. Ce qui

431 Ibid., p. 326. 432 Ibid. 433 Ibid., pp. 326-327. 434 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1856, p. lxvj. 435 L‟abbé Goujet cité par Lacour: Ibid. fait écrire à Lacour : « De Profundis ! Paix à ceux que le Cymbalum ennuie ! Que leurs œuvres leur soient légères ! »436.

4.2.2.2 M. Auguis

Cette incompréhension de l‟opuscule qui a touché l‟abbé Goujet, semble se manifester également chez « son obscur “disciple” »437, M. Auguis. Celui-ci a affirmé que « [c]es quatre dialogues sont tout à fait inintelligibles pour nous »438.

4.2.2.3 Jean Céard

Jean Céard souligne lui aussi le caractère fondamentalement polysémique ou ambiguë du texte de Des Périers. Son essai, « Dialogues poétiques » : La mythologie dans le Cymbalum Mundi, qui appartient à l‟ensemble, Cymbalum Mundi. Actes du Colloque de Rome (3-6 novembre 2000), étudie le traitement de la fable dans le Cymbalum Mundi. Céard examine les éléments mythologiques, surtout à propos de quelques passages. Par exemple la fin du quatrième dialogue où Hylactor dit à Pamphagus qu‟il a encore plusieurs fables à lui raconter et dans lesquelles beaucoup d‟érudits ont cru reconnaître des allusions au christianisme. Au cours de son analyse de ces quelques passages, Céard pose systématiquement la question suivante : « Est-il [l‟auteur] en train de renvoyer la mythologie à la simple fable ? Ou interprète-t-il ces fables comme voilant et désignant d‟autres réalités, signifiées par elles, et qu‟il récuse ? » 439 . Céard affirme que les commentateurs du Cymbalum Mundi répondent en général positivement à la seconde partie de cette question. Or, Céard même ne semble pas parvenir à trancher : « comment savoir si elle [la facétie] est un simple jeu ou si elle désigne intentionnellement un autre sens ? »440

436 Ibid. 437 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 16, n. 25. 438 M. Auguis cité par Calvié: Ibid. 439 Franco GIACONE (éd.), op. cit., p. 154. 440 Ibid., p. 157. L‟écriture cursive est de notre main. Céard explique la raison pour laquelle, selon lui, on est tenté de ne pas lire les dialogues comme de simples « belles histoires ». Cette « résistance [d‟une lecture simple] vient plutôt de ce que certains détails, certains noms désignent si fortement les temps modernes […], que nous sommes tentés de ne considérer la fable antique que comme le voile de réalités modernes »441. Et c‟est ce qui, selon Céard, explique aussi la tendance à unifier l‟ouvrage, « pour mieux en reconstruire le sens »442.

Pour ma part [pour la part de Céard], j‟en viens à me demander si la cohérence lacunaire du Cymbalum mundi n‟est pas à l‟image de la façon dont la fable y est traitée. Ici l‟auteur semble s‟adonner au plaisir de la raconter, en l‟infléchissant dans le sens badin et plaisant que j‟ai indiqué ; là il paraît n‟y voir que des contes puérils ; ailleurs encore, on dirait qu‟il désigne par elle un autre sens, quel qu‟il soit ; mais aussi, plus souvent encore, selon une expression que j‟ai déjà employée mais ne puis que répéter, il se tient dans l‟entre-deux Ŕ et laisse le lecteur dans l‟entre-deux. Mais tels sont les droits de la fiction : les dialogues du Cymbalum mundi sont des « dialogues poétiques ».443

Dans son étude, Céard ne s‟engage donc pas à donner une nouvelle interprétation du Cymbalum Mundi. Il questionne au contraire les présupposées qui fondent la plupart des interprétations proposées et pose la question de savoir si le livre de Des Périers cache en réalité un sens plus profond.

4.2.2.4 André Tournon

André Tournon, qui a également participé au Colloque de Rome de 2000, tente pour sa part une nouvelle interprétation du Cymbalum Mundi. Dans son essai, Exégèse par énigmes : L’épître liminaire du Cymbalum Mundi, il tente de dégager le sens du livre à partir de l‟examen de l‟épître dédicatoire.

441 Ibid., p. 160. 442 Ibid. 443 Ibid., p. 161. A première vue, après l‟analyse des jurons, des expressions que l‟auteur annonce avoir remplacés par d‟autres, plus familiers, etc., Tournon admet que le texte semble inviter à une lecture contraire au christianisme.

Sous prétexte de scrupules de traducteur, l‟épître liminaire attire donc l‟attention sur des détails qui mettent en cause la piété chrétienne (bafoué par les formules blasphématoires), le sacrement de la messe catholique (parodié par le « nectar de Jupiter ») et le talisman du Verbe que prétendent avoir trouvé et détenir les théologiens de la Réforme (émietté en une « pierre philosophale » peut-être inexistante)… On a reconnu les principaux des traits qui ont accrédité auprès des critiques des XIXe et XXe siècles, Lucien Febvre inclus, l‟idée que le Cymbalum Mundi était l‟œuvre d‟un mécréant ; et il faut leur donner poids, puisqu‟ils ne sont pas prélevés par tel ou tel commentateur en fonction de ses propensions idéologiques, mais bien par « Thomas du Clevier », signataire de l‟épître liminaire et soi-disant découvreur et traducteur de l‟ouvrage.444

Mais il se garde bien toutefois d‟en tirer immédiatement une conclusion définitive. D‟abord, d‟autres éléments, comme les chansons chantées par Cupido, doivent être soumis à une analyse. Il y a surtout un fait à propos de l‟épître liminaire du Cymbalum Mundi qui attire l‟attention de Tournon. C‟est que Thomas du Clevier

donne à conclure qu‟est placée sous nos yeux une contrefaçon, qui comprend tout, les quatre dialogues et l‟épître même qui la dénonce. Car celle-ci stipule expressément que le texte ne doit pas être livré aux imprimeurs ; et pourtant nous le lisons imprimé ; donc, logiquement, il a été mis sous presse par quelqu‟un d‟autre que le signataire de l‟épître, et l‟on doit par conséquent soupçonner les malfaçons coutumières des pirates de l‟édition, thématisées dans le texte même par les avatars du livre de Jupiter, et par ce qu‟il pourrait advenir des récits relatifs à Phlégon, d‟après la fin du III dialogue :

Le bruit en sera tantost par la ville, quelcun le mettra par escript, et par adventure sui y adjoustera du sien pour enrichir le compte. Je suis asseuré que j‟en trouveray tantost la copie à vendre vers ces libraires.445

444 Ibid., p. 402. 445 Ibid., p. 408. Selon Tournon, quelqu‟un aurait adapté le texte originel. Ainsi, il serait donc impossible de deviner le sens réel du livre. Par conséquent, le livre semble tout à fait inintelligible et les hypothèses concernant le sens semblent vouées à l‟incertitude. Il est aussi possible que le Cymbalum Mundi ne recèle point un sens profond et que celui qui l‟a adapté, a seulement voulu le suggérer afin de rendre le livre plus intéressant. Pour reprendre les mots de Tournon même :

Nous voici donc réduits à la perplexité totale, même ou surtout si nous avions cru trouver une clef, une signification irrécusable : le paradoxe du Menteur est intervenu pour fausser irrémédiablement le système dans la mesure où il serait tenu pour doctrinal, et pour l‟aviver, avec l‟incertitude, comme stimulant de la pensée. […] En d‟autres termes : les traits révélateurs sont des points d‟incertitude textuelle, et le livre est globalement un leurre, défiant toute sagacité.446

4.3 Une œuvre chrétienne

A propos de toute la cohue créée autour du Cymbalum Mundi, nous avons vu que certains préfèrent de ne pas se mêler dans le débat. Ils affirment simplement de ne pas comprendre toutes les accusations face à ce petit livre innocent. D‟autres, en revanche, choisissent de défendre l‟opuscule plus fermement. Ils réfutent les accusations d‟impiété et soutiennent au contraire que le Cymbalum Mundi constitue vraiment une œuvre chrétienne.

4.3.1 Le Duchat

L‟opinion de Le Duchat à propos du Cymbalum Mundi a été citée par Louis Lacour. Le Duchat affirme que le Cymbalum Mundi constitue une œuvre catholique : « Si Des Periers a écrit ce livre, il le fit étant enfant de l‟Eglise romaine. »447 Ainsi l‟interprétation de Le Duchat rejoint celle de Michael A. Screech, comme nous verrons plus tard (Cfr. 4.3.7).

446 Ibid., pp. 408-409. 447 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1856, p. lxv. 4.3.2 Louis Lacour

C‟est en 1856 que Louis Lacour a publié les Œuvres françoises de Bonaventure Des Périers. Dans la préface, il retrace la vie et les œuvres de l‟auteur. Au moment où le Cymbalum Mundi est évoqué, Lacour propose un résumé des différentes interprétations du livre. Il veut exposer « les révolutions de l‟opinion sur ce petit volume »448. Il commence par un rappel de la clémence de la Sorbonne et finit sur sa propre opinion. Lacour affirme encore que « plusieurs érudits et gens de lettres s‟en [du Cymbalum Mundi] occupèrent, et la plupart en parlèrent sur la foi de Calvin, qui ne l‟avoit pas vu »449.

Pour ce qui est du point de vue de Lacour, celui-ci ne s‟aligne pas sur l‟opinion alors largement répandue qui voyait le Cymbalum Mundi comme une œuvre impie. Lacour affirme que l‟opuscule

fut bien ce qu‟il prétendoit être, la tympanisation du monde, c‟est-à-dire la ridicule comédie des croyans de son époque, qu‟il voit tous s‟appuyer d‟une main sur l‟autel, de l‟autre sur l‟échafaud. Il [Des Périers] pensa qu‟une réforme anodine était inutile, et vouloit tout détruire.450

Il oppose au reproche d‟impiété que

le Cymbalum n‟est point un livre impie dans le sens où ce mot a toujours été employé par tous les peuples, c‟est-à-dire un livre qui ne reconnoisse ni dieu ni loi religieuse. Son seul tort est de contenir « de grands abus et hérésies », c‟est-à-dire de bouleverser les idées reçues des chrétiens […].451

Il expose ensuite ce qui, à son avis, constitue la « quintessence du Cymbalum »452 :

448 Ibid., p. lxiij. 449 Ibid. 450 Ibid., p. lxij. 451 Ibid., p. lxviij. 452 Ibid., p. lxix. [L]e Cymbalum dit à Christ : « Tu es le prince des robeurs, tu avois trouvé chez les Grecs et chez les Romains, au milieu des superstitions du paganisme, des préceptes de la plus pure morale et de la plus saine raison, tu en avois fait un corps de doctrine qui pouvoit être bon ; mais tu l‟as accompagné d‟une pratique si bizarre et tant de momeries, que depuis quinze cent ans nous cherchons encore, et sans espérance de pouvoir jamais nous accorder, le moyen de nous conduire d‟après tes prétendues règles. Tu n‟es pas fils de Dieu, tu n‟a pas apporté la vérité, et si tu es fils de Dieu, ton père est un vieux rassotté qui n‟a jamais rien prévu dans sa prescience infinie, car son livre éternel, tombant en loques, que tu viens prier la terre de remettre à neuf, nous te le volons comme tu as volé les sages de l‟ancienne Grèce, et ni toi ni lui n‟avez su ni ne saurez ce qu‟il contient. Si tu avois apporté la vérité sur la terre, seroient-ils, ces bélîtres, à se disputer tous à qui la possède ? N‟eût-elle pas été si évidente qu‟elle nous eût aveuglés si nous ne nous fussions prosternés devant elle ? Tu as réussi parce que tu avois la parole sûre, comme Luther réussit aujourd‟hui, qui a la langue bien pendue. Tous deux vous vous êtes servis des mêmes moyens, et la pierre philosophale, que tu dis avoir semée dans l‟arène, n‟étoit que pierre de champs. Si la vérité étoit connue, qu‟aurions-nous besoin d‟avocats ni de médecins ? y auroit-il des esclaves à ne pouvoir parler, cherchant en vain à reconquérir leur liberté, et des maîtres à jouir de tout ? Je le conçois, ta religion est bonne pour le profit de quelques-uns ; mais la vérité est à l‟avantage de tous. Il y a utilité pour beaucoup à ce que la vérité reste cachée ; mais on finira par la découvrir, et déjà des antipodes elle nous arrive, et les intéressés ont beau masquer, estouper les fissures, il faudra céder lorsqu‟elle se fera jour de toutes parts.453

Lacour conclut que l‟on ne peut pas condamner le Cymbalum Mundi, dans sa totalité, comme un livre impie. Ce n‟est pas parce qu‟il critique certains aspects du Christ et du christianisme que la religion est totalement absente de l‟œuvre.

Est-ce un livre impie qui parleroit de la sorte ? Et parce qu‟il nie la divinité de Christ, veut-il dire par cela qu‟il n‟y a point de Dieu, qu‟il n‟y a point de religion ? Loin de Bonaventure Des Periers la pensée de nier la présence d‟un Dieu créateur, son œuvre est plein de lui ; mais il le veut débarrassé des langes dont les hommes enfants l‟ont enveloppé à leur image ; il le veut grand et juste, et que tous nos efforts soient d‟arriver à sa connoissance par la recherche de la vérité.

453 Ibid., pp. lxviij-lxix. Thomas du Clévier n‟a pas dit à Pierre Tryocan qu‟il ne croyoit à rien, mais qu‟il ne croyoit pas à tout ; il fait comme l‟apôtre : « Que je voye, je croirai ! »454

Il faudrait donc rechercher la vérité : « elle est encore à trouver ; on la trouvera »455. Mais, ceux qui tentent de la rechercher sont poursuivis. C‟est ce que Lacour déplore.

Oui, la vérité existe, reconnoissons-le avec le sage ; c‟est une statue élevée sur la surface de la terre et immobile au milieu des bouleversements et des ruines ; mais qu‟importe-t-il, puisque ceux qui la veulent contempler sont persécutés et mis à mort ?456

4.3.3 Adolphe Chenevière

En 1886, dans son Bonaventure des Periers. Sa vie, ses poésies, Adolphe Chevevière prend, à son tour, la défense de l‟auteur du Cymbalum Mundi. Selon Saulnier, c‟est « précisément contre la thèse de Frank [(Cfr. 4.1.10)] (mais, en fait, contre toute la critique du XIXe siècle, et l‟idée d‟une hardiesse de Des Périers) que prenait position […] Chenevière »457. Chenevière affirme d‟abord qu‟une évolution paraît s‟être produite dans l‟esprit de Bonaventure : « Lui qui, l‟année précédente [1536], apparaissait comme un fervent champion de la cause protestante, va railler avec une égale ironie l‟Église et les dissidents. […] Il va s‟attirer la haine des deux partis, catholique et protestant […]. »458 Chenevière affirme toutefois qu‟on a faussement interprété ce petit livre qu‟est le Cymbalum Mundi. Il estime que, « l‟intention railleuse de l‟auteur visait les hommes plus que la Divinité, qu‟il attaquait certains apôtres du Christianisme plus que le Christianisme lui-même, les utopies de la Réforme plus que les vérités de la foi »459. Selon Chenevière, une opinion telle que celle de Félix Frank va trop loin.

454 Ibid., pp. lxix-lxx. 455 Ibid., p. lxx. 456 Ibid., p. lxxj. 457 V.-L. SAULNIER, op. cit., p. 45. 458 Adolphe CHENEVIERE, op. cit., pp. 59-60. 459 Ibid., p. 61.

Bonaventure, pensons-nous [Chenevière], n‟a pas rêvé si haute entreprise. Il n‟a voulu ni saper l‟ancien édifice religieux, ni en construire un nouveau […]. Avant tout, il a voulu railler ; aimant à rire, il se moque de tous ceux que le fanatisme égare, et qui nuisent ainsi à la cause qu‟ils croient servir. Aussi bien n‟épargne-t-il ni la Réforme, ni l‟Église catholique. Mais, bien que touchant à des choses graves, sacrées, il ne profane rien, et son scepticisme, impitoyable envers les hommes, n‟a rien d‟injurieux pour la Divinité. Après avoir traduit la Bible, traduit des psaumes, des cantiques ; après s‟être donné à la Réforme esprit et corps, il avait compris que l‟intolérance était ici autant que là, […].460

Saulnier résume que « [r]espectueux de la religion, l‟auteur du Cymbalum n‟aurait voulu fustiger que l‟intolérance, où qu‟elle fût »461.

4.3.4 Verdun-Louis Saulnier : Le Cymbalum Mundi, œuvre hésuchiste

L‟article de Verdun-Louis Saulnier de 1951, Le sens du Cymbalum Mundi de Bonaventure des Périers, est divisé en deux grandes parties. Saulnier parcourt d‟abord les recherches déjà effectuées sur le sens du livre, avant de passer à sa propre opinion. Nous nous intéresserons ici surtout à la deuxième partie, où Saulnier affirme de vouloir ouvrir une voie nouvelle. En ce qui concerne les interprétations qui ont précédé la sienne, il en distingue en gros deux :

Les thèses lénifiantes : Des Périers n‟a voulu qu‟amuser, distribuant sans plus quelques coups de patte contre tels abus ou tels ridicules, mais la satire n‟est ni méchante ni profonde, et l‟auteur reste en somme fidèle à la foi de l‟Eglise. Les thèses de la hardiesse : il s‟est chargé d‟attaquer avec violence les fondements de la foi traditionnelle, qu‟il se contente d‟un scepticisme corrosif ou qu‟il aille jusqu‟à proclamer une pensée rationaliste.462

Nous verrons que Saulnier s‟éloigne de ces deux groupes. Il commence son analyse par une remarque non sans importance. Même s‟il est vrai que

460 Ibid., p. 62. 461 V.-L. SAULNIER, op. cit., p. 45. 462 Ibid., p. 137. chaque détail du livre ne comporte pas de signification, l‟erreur commise fréquemment est de n‟examiner que quelques aspects de l‟œuvre. Ainsi, on court le risque de négliger des détails significatifs. C‟est la raison pour laquelle Saulnier se met d‟abord à relever les « thèmes authentiques »463 du Cymbalum Mundi, au lieu de commencer par le dégagement de morceaux. Au total, il distingue trois groupes de thèmes.

4.3.4.1 Les thèmes du Cymbalum Mundi

D‟abord, la critique par rapport aux Catholiques et aux Réformés. Ainsi, quant aux Catholiques par exemple, « [s]ous des dehors transparents, Des Périers s‟en prend […], mais ni plus ni moins que tant d‟humanistes, au relâchement des mœurs ecclésiastiques aussi bien qu‟à certains excès de la discipline »464. Un deuxième groupe de thèmes concerne l‟objectif des activités et des efforts des hommes dans le monde. Deux thèmes se révèlent ici les plus importants : le thème de l‟égoïsme et celui de l‟argent. Pour ce qui est de l‟égoïsme, Saulnier désigne une différence qui permet d‟opposer les hommes aux dieux. Tandis que, en ce qui concerne les commissions des dieux, « [i]l ne s‟agit pas seulement de rapporter quelque chose au ciel, mais aussi de faire quelque bien aux hommes »465, « [l]‟égoïsme est la loi du monde : avec lui, partout les calculs d‟intérêt, l‟ingratitude et l‟injustice » 466 . Quant à l‟argent, l‟idée de lucre se retrouve à plusieurs endroits dans l‟œuvre de Bonaventure : « [l]e monde du Cymbalum est un monde de trafics et de contrebande »467. En dernier lieu, se pose encore la question de la façon de vivre des hommes. Un troisième groupe de thèmes comporte ainsi surtout « la manie des nouvelles, le règne des mots, les disputes, la dissimulation »468.

463 Ibid., p. 138. 464 Ibid. 465 Ibid., p. 139. 466 Ibid. 467 Ibid., p. 140. 468 Ibid. Selon Saulnier, la récurrence et la permanence de ces thèmes dévoilent au lecteur le sens du livre, la pensée fondamentale de Bonaventure : « Loin de peindre un simple toile de fond, ils [les thèmes] constituent les péripéties de la pièce qui se joue »469. Après les avoir parcourus, Saulnier conclut :

Au total, si, dans le Cymbalum, quelques abus se trouvent assez clairement dénoncés, si le régime du monde s‟y trouve défini comme un régime de férocité, la caractéristique générale qui se dégage de ces menées tient en deux mots : agitation, et confusion.470

4.3.4.2 « Une apologie du silence »471

Selon Saulnier, l‟intention première de Bonaventure est d‟instruire. Le Cymbalum Mundi aurait été écrit pour inciter les hommes à une forme de neutralité idéologique.

La thèse générale nous paraît la suivante. Qui recherche la vérité trouve le monde partagé entre deux partis : celui de la vérité traditionnelle, qui n‟est fait que de conservateurs égoïstes, et celui des novateurs, qui ne sont que des agitateurs dangereux ou inutiles. Dans ces conditions, le seul dessein raisonnable et loyal consiste à ne pas intervenir.472

Saulnier veut démontrer les bases de sa conclusion et analyse à cette fin le livre dans sa totalité. Après avoir remarqué encore une fois qu‟il faut examiner tous les dialogues et que ceux-ci possèdent des liens entre eux, il commence par l‟analyse du titre.

Il rappelle que le titre trouve son origine chez Pline l‟Ancien, vraisemblablement à travers les Adages d‟Erasme. Il affirme ensuite que « l‟expression de “cymbalum mundi” apparaît comme un sobriquet

469 Ibid., p. 142. 470 Ibid., p. 143. 471 Ibid. 472 Ibid. railleur »473 et que « [c]e que Des Périers signifie en reprenant pour titre la formule rapportée par Pline, c‟est la vanité de parler »474.

Mais ses remarques au sujet de la dédicace sont bien plus importantes. Qu‟on identifie depuis longtemps Thomas du Clévier avec « l‟incrédule » et Pierre Tryocan avec « le croyant », ne lui convainc pas de la présumée « profession d‟incroyance » 475 du Cymbalum Mundi. Il objecte à ces anagrammes le fait d‟avoir corrigé le texte, car Thomas du Clévier ne peut donner « l‟incrédule » que si on change le v en un n. Il ajoute à ceci qu‟il est parfaitement possible d‟analyser ces noms d‟une autre façon. Pour Thomas du Clévier, il propose ainsi une autre solution : Thomas « élucideur » 476 . Toutefois, Saulnier regarde de plus près celle que l‟on admet généralement et conclut que cette solution des anagrammes ne permet pas de parler d‟impiété :

[…] à l‟époque de Luther et de Calvin, l‟Eglise se sentirait peut-être soulagée, si elle n‟avait à convertir que des Thomas ? Ce que rejetait ce saint incroyant, c‟était la croyance sur parole, la croyance aveugle. Tout comme lui, Des Périers se méfie des mirages et des phantasmes ; des trompeurs aussi. La foi en Dieu n‟est pas en cause, mais seulement le degré de confiance qu‟il faut accorder à ses interprètes.477

Saulnier se met ensuite à examiner les quatre dialogues. Le premier dialogue met en scène « l‟attitude des gens en place, des tenants de la Tradition, devant l‟interventionnisme religieux »478 pour en démontrer l‟insuccès. Afin d‟éclairer ceci, Saulnier considère de plus près les personnages principaux de ce dialogue. Quant à Mercure, qui est identifié dans la plupart des thèses avec le Christ, Saulnier soutient que « [l]e Christ n‟est qu‟un cas particulier de notre Mercure : or ce qui compte surtout, c‟est l‟idée générale qu‟il incarne »479, c‟est-à-dire « l‟interventionnisme en matière de foi »480. Pour ce

473 Ibid., p. 144. 474 Ibid. 475 Ibid. 476 Ibid. 477 Ibid., pp. 144-145. 478 Ibid., p. 145. 479 Ibid., pp. 145-146. qui est de Byrphanes et de Curtalius, ils s‟identifient avec les autorités présentes dans le monde. Ils constituent donc des représentants de la tradition, « ce sont, d‟une façon générale, les théologiens de l‟intolérance, avec leurs complices dans les pouvoirs civils »481. Quant à l‟intrigue de ce premier dialogue, Saulnier affirme que la descente sur terre de Mercure ne s‟effectue « pas pour faire relier le fameux livre, mais bien pour avoir commerce avec les hommes »482. Que « le livre sera confié à un homme »483 permet de comprendre le sens du dialogue : « la divinité accepte de prendre contact avec les hommes, et notamment de communiquer à quelqu‟un d‟entre eux, pour un jour, la connaissance de toute vérité » 484 . Saulnier distingue quatre effets importants à propos de cette action et conclut ensuite :

Ainsi donc, Dieu a envoyé aux hommes un émissaire porteur de toute vérité. Aussitôt arrivé, il se heurte aux gens en place, à ceux qui profitent de la tradition, et qui ont tôt fait de rendre inutile le cadeau. Papelards ou pharisiens (ceux mêmes qui, comme dit saint Matthieu, nettoient le dehors de la coupe tandis qu‟au-dedans ils sont pleins de rapines) seront toujours imbattables, et partant toute intervention inutile. Tel est le sens de la conclusion que Mercure tire lui-même : « C‟est pitié d‟avoir affaire aux hommes, que le grand diable ayt part à l‟heure que mon père Jupiter me donna jamais l‟office pour traficquer et converser entre les humains. »485

Tandis que le premier dialogue a mis en scène les représentants de la tradition, le deuxième montre l‟attitude des novateurs face à l‟interventionnisme. Ce dialogue nous présente Rhetulus (Luther), Cubercus (Bucer) et Drarig (Erasme) qui se disputent d‟une part, Mercure et Trigabus qui se moquent des philosophes d‟autre part. Le sens de tout ceci ?

Autant dire, au total, que Mercure aurait mieux fait de rester chez lui que de venir donner aux hommes la pierre, l‟instrument de toutes les puissances, entendez un cadeau du ciel. Les prétendus disciples, ceux qui ont d‟abord accueilli ses propos,

480 Ibid., p. 145. 481 Ibid., p. 146. 482 Ibid. 483 Ibid. 484 Ibid. 485 Ibid., p. 148. compromettront la cause de la vérité tout autant que les conservateurs qui étouffent sa voix.486

Saulnier souligne encore deux thèmes qui apparaissent dans le deuxième dialogue. D‟abord, la métamorphose de Mercure. Saulnier ne la relie pas à la Transfiguration. A son avis, ce déguisement sert un but spécifique : il fait en sorte que les docteurs parlent librement. Ceci permet à Bonaventure de montrer « des disciples, convaincus à l‟origine, mais qui ont dégénéré par faiblesse » 487 . Par ailleurs, un autre thème attire l‟attention : celui de Mercure comme trompeur. Saulnier ne voit pas de preuves. A son avis, il n‟y a par exemple rien qui démontre que la pierre que Mercure a donnée autrefois était vraiment fausse, les plaisanteries sont qualifiées des « facéties de goliard très-chrétien »488 et ainsi les exemples peuvent se multiplier.

Saulnier passe ensuite au troisième dialogue. Ici, Mercure « [b]ien persuadé désormais qu‟il n‟a rien à attendre, ni des traditionalistes, ni des disciples qui acceptèrent de le suivre sur de nouveaux chemins, Ŕ qu‟on ne le comprenne pas, ou qu‟on accommode toute révélation à servir le seul intérêt Ŕ, notre missionnaire va pouvoir méditer sur deux apologues qui lui enseigneront la sagesse »489. D‟une part, Cupido lui montre le côté contraire à l‟interventionnisme. Cupido, c‟est celui qui « ne s‟occupe de nulle entremise »490 et qui se situe de cette façon au côté du bonheur et de la sagesse. Ce que Cupido nous enseigne peut-être également, c‟est que « s‟il est deux chemins vers la vie immortelle (car Cupido et Mercure sont des dieux), à savoir l‟amour et les œuvres, le premier est bien le meilleur »491. D‟autre part, il faut distinguer l‟intrigue concernant Phlégon. Cet épisode constitue pour Phlégon lui-même une leçon de conformisme, tandis que pour Mercure, il s‟agit d‟« une démonstration de l‟inutilité des miracles et des

486 Ibid., p. 149. 487 Ibid., p. 150. 488 Ibid., p. 151. 489 Ibid., p. 152. 490 Ibid., p. 153. 491 Ibid. disciples populaires »492. La moralité exprimée ici porte de nouveau sur le fait qu‟il vaut mieux de se taire. Saulnier établit encore un lien avec le premier dialogue :

Statius, selon nous, représente clairement le conservateur (stare), le partisan du statu quo. Et Phlégon devant Statius, c‟est à peu près Mercure devant Curtalius et Byrphanes : dans les deux cas, celui qui se mêle d‟apporter une vérité nouvelle se voit en fin de compte évincé, et menacé de male mort par ceux qui tiennent le pouvoir. Une différence toutefois : Mercure est dieu, et se tirera d‟affaire ; Phlégon n‟est qu‟un sujet, et rentrera dans le rang.493

Finalement, Saulnier arrive au quatrième dialogue, dominé par la conversation d‟Hylactor et de Pamphagus. Leur débat traite de la question s‟il faut parler ou non aux hommes. Donc, « au lieu de se perdre dans la ratiocination des philosophes, ou de se lancer dans les récriminations terre- à-terre d‟un Phlégon, ces nouveaux disciples vont débattre du principe même de l‟intervention, et pour nous faire conclure que les disciples n‟ont qu‟à se taire »494. Saulnier explique pourquoi Bonaventure a fait des personnages de ce dernier dialogue des chiens et éclaire également le choix du mythe d‟Actéon. Ensuite, il se demande qui, Hylactor ou Pamphagus, a raison dans le débat. Quel est le point de vue de Bonaventure ? Saulnier conclut que c‟est Pamphagus qui l‟emporte.

L‟idée du quatrième dialogue se définit donc ainsi : là où un dieu a échoué (c‟était le sens des trois premiers), d‟humbles servants ne sauraient réussir. Il est vain, pour de modestes disciples de la vérité, d‟aller croire que leur intervention puisse régénérer le monde. Ils feraient bien mieux de se taire, n‟acceptant de converser qu‟entre eux.495

Saulnier se lance ensuite à la recherche de l‟identité de Pamphagus et d‟Hylactor. Il affirme retrouver en Pamphagus Des Périers même : « ce sont

492 Ibid., p. 154. 493 Ibid. 494 Ibid., p. 155. 495 Ibid., p. 157. les pensées de l‟auteur qu‟il proclame puisque c‟est à lui que le texte donne raison »496. Quant à Hylactor, cet interventionniste peut être identifié avec Dolet. A propos de Dolet, Saulnier ajoute encore que, bien qu‟ordinairement l‟influence de Dolet sur Bonaventure se trouve soulignée, c‟est à son avis surtout le contraire qui s‟est produit. Nous remarquons ici donc le contraire de l‟affirmation de Febvre par exemple. Ce dernier distinguait deux influences fondamentales quant à Des Périers, dont celle de Dolet.

Il y a, pour nous, une évolution de Des Périers : de l‟évangélisme avoué (vers 1536) à l‟évangélisme secret (dans le Cymbalum). Mais il est aussi une évolution de Dolet (s‟il a gardé sa manie de parler) : du traditionalisme qui ne répudie que les fanatismes (vers 1535) à l‟ambition de proclamer une pensée nouvelle (1538). Et partant, si l‟un des deux hommes eut à réveiller l‟autre, ce fut Des Périers. Et c‟est ce que confirme en fait le Cymbalum. […] C‟est en somme Dolet, qui, converti à l‟évangélisme par Des Périers (je donne cette formule pour brutale), voudrait l‟entraîner à parler au monde : mais l‟autre refuse, parce qu‟il sait la vanité d‟intervenir. C’est là, pour nous, le dernier secret du Cymbalum : mettre en garde contre un enthousiasme indiscret, imprudent et efficace, ceux-là mêmes qui, gagnés à la cause évangélique, risquent de la compromettre par trop de pétulance […].497

Saulnier reprend ensuite son analyse du quatrième dialogue, où il distingue encore trois difficultés : « elles portent sur les compagnons réformateurs, sur l‟intervention des Antipodes, sur l‟allusion terminale à certaines fables païennes »498.

Puis, il passe à sa conclusion du Cymbalum Mundi dans sa totalité. A l‟avis de Saulnier, rien de bon ne peut provenir de l‟action de parler. Des Périers aurait écrit son ouvrage expressément pour inciter au silence. Même si écrire pour prôner le silence peut sembler bizarre, Bonaventure n‟était pas le seul à le faire à cette époque. Dans la partie suivante de son article, Saulnier s‟engage à situer Des Périers dans un courant d‟époque.

496 Ibid. 497 Ibid., pp. 159-160. L‟écriture cursive est de notre main. 498 Ibid., p. 160. Pour l‟analyse de ces trois points importants, nous renvoyons le lecteur à l‟article de Saulnier : Ibid., pp. 160-162. 4.3.4.3 L‟hésuchisme : Une foi évangélique, une politique non- interventionniste

Saulnier emploie le terme hésuchisme pour indiquer une deuxième forme de l‟évangélisme, qui naît vers 1540 et à laquelle appartiendraient, outre Bonaventure, également par exemple Rabelais et Marguerite de Navarre. Il s‟agit d‟un « évangélisme taciturne »499. Qu‟est-ce que Saulnier désigne au juste par le terme hésuchisme ?

L‟hésuchisme est une continuation de l‟évangélisme : il est l‟évangélisme, dès que celui-ci décide de ne plus intervenir dans les querelles. Quiétisme si l‟on veut (et j‟ai décalqué sur ce mot celui d‟hésuchisme, faute de mieux) : mais le mot même de quiétisme nous gênerait, […] L‟hésuchisme se définit par la haine des espions quels qu‟ils soient ; par le goût de penser pour soi, entre soi, et sans rien dire : en attendant sans doute que, la tempête passée, viennent des temps meilleurs. Contre tous les tracassiers, inquisiteurs d‟un côté, missionnaires novateurs de l‟autre, il pose une double loi : de silence et d‟immunité ; deux exigences complémentaires, un devoir et un droit. Nous n‟interviendrons pas, semblent-ils dire aux pouvoirs : mais laissez-nous tranquilles. D‟où la haine résolue des mots : il nous suffit d‟un livre, l‟Evangile, et d‟une foi, la confiance totale dans le Christ. Il est, de cette attitude, un simple aspect de prudence : se taire, c‟est évidemment éviter les coups […]. Il en est un aspect de découragement spirituel : les pouvoirs en place domineront toujours, et l‟injustice est inguérissable, l‟intervention serait donc inutile […]. Il est enfin de l‟hésuchisme un fondement métaphysique, qu‟indiqueront mieux les libertins spirituels : le péché ou l‟injustice est le fruit d‟une permission de Dieu […].500

Saulnier souligne encore que, tandis que l‟hésuchisme semble s‟accorder sur certains points Ŕ « l‟insouciance affichée et le culte de l‟amour »501 Ŕ avec l‟épicurisme, il ne le rejoint en fait nullement. Il ne faut pas non plus relier l‟hésuchisme au scepticisme. « La foi est intacte, et plus ardent encore l‟amour du fidèle. La seule illusion perdue est celle de l‟utilité de

499 Ibid., p. 163. 500 Ibid., pp. 163-164. 501 Ibid., p. 166. l‟intervention. »502 Pour ce qui est du rationalisme, l‟hésuchisme s‟y oppose totalement : « [n]on seulement Des Périers reste fidèle, au lieu de s‟émanciper ; mais loin de prêcher une religion nouvelle et d‟écrire un Contre-Evangile, la nouveauté et la prédication sont précisément ce qui lui répugne le plus »503.

Afin de rendre clair où se situe exactement l‟hésuchisme parmi toutes les formes de croyance du XVIe siècle, Saulnier en fournit un schéma que nous considérons utile de reproduire ci-dessous :

1. Les fidèles : a) les bien pensants : ceux qui (soit par simplicité, routine ou lâcheté, soit après un examen loyal) ne jurent que par les commandements de la Sorbonne, et pratiquent avec exactitude ; b) dans le respect de la même confession, toutes les formes de la tiédeur et de la distraction ; c) les humanistes modérés, qui ne critiquent que quelques abus. 2. Les évangélistes : a) l‟évangélisme érasmien, un retour aux sources, et un apostolat ; b) l’hésuchisme : la même foi exacte (et une vie intérieure ardente), mais sans propagande ; c) le dilettantisme : dans le respect de l‟Evangile, tous les effilochements de la foi, jusqu‟à une quasi-indifférence douillette ; abandon et relâchement, une vie intérieure assoupie ou extasiée. 3. Les Réformés : tous les degrés, du calvinisme au socinianisme. 4. Les incroyants : a) ceux pour qui le Christ n‟est pas un dieu, mais un homme supérieur ; b) ceux pour qui ce n‟est qu‟un charlatan ; c) les sceptiques, qui répudient le christianisme, et ne croient à rien ; d) les apologistes de l‟incrédulité, qui, non contents de ne croire à rien, se mêlent d‟assurer la propagande du rationalisme.504

4.3.4.4 Le Cymbalum Mundi situé dans l‟œuvre de Des Périers

En dernier lieu, Saulnier examine encore la position qu‟occupe le Cymbalum Mundi face aux autres œuvres de Bonaventure. Il souligne ici surtout le lien avec la Prognostication des prognostications, ouvrage qui a été publié en 1537, quelques mois avant le Cymbalum Mundi. Saulnier affirme que

502 Ibid. 503 Ibid., p. 167. 504 Ibid. L‟écriture cursive est de notre main. l‟hésuchisme s‟y retrouve aussi clairement que dans le Cymbalum Mundi et qu‟il est possible de désigner plusieurs points de correspondance entre les deux œuvres505. Mais,

[s]‟il est de sens tout conforme à celui de la Prognostication, le Cymbalum se trouve aussi en parfait accord avec l‟ensemble de l‟œuvre de Des Périers. Avec les passages d‟orientation évangéliste […]. Avec ces vers où se devine le tempérament d‟un découragé, « pauvre et lasse créature » […]. Avec ceux où se révèle une âme éprise de paix […]. Avec les pages où s‟analyse le besoin mystique de l‟amour souverain […].506

Saulnier conclut donc que le Cymbalum Mundi ne constitue pas du tout une rupture par rapport aux autres œuvres de Des Périers. Le sens profond qu‟il est possible de dégager de cet ouvrage, rejoint tout à fait les idées inhérentes aux autres.

4.3.5 Lionello Sozzi

Lionello Sozzi, qui publie en 1965 l‟étude, Les contes de Bonaventure des Périers. Contribution à l’étude de la nouvelle française de la Renaissance, explique dans sa préface aussi l‟affaire du Cymbalum Mundi. Les quelques phrases qui résument son opinion sur le livre de Des Périers, semblent indiquer qu‟il adhère à la thèse de Saulnier. D‟abord, Sozzi affirme que « [l]e mince opuscule acquit bientôt, il est vrai, la triste renommée d’ouvrage “athée et libertin” »507. Il souligne alors que cette réputation provient de l‟attaque de la part des milieux réformés :

Les premières accusations lancées contre Des Périers seront celles d‟André Zébédée, de Jean Calvin, d‟Henri Estienne : elles refléteront leur réaction, toute de dépit et de colère, contre un ouvrage où les chefs de la Réforme sont la cible d’une satire aussi

505 Pour les détails de cette analyse: Ibid., pp. 168-170. 506 Ibid., pp. 170-171. 507 Lionello SOZZI, Les contes de Bonaventure des Périers. Contribution à l’étude de la nouvelle française de la Renaissance, Torino, G. Giappichelli, 1965, p. 37. L‟écriture cursive est de notre main. persiflante ; un ouvrage, surtout, où l’évangélisme militant est abandonné, et qui semble prôner une attitude religieuse plus réservée et plus prudente.508

Il renforce ensuite cette affirmation que le Cymbalum Mundi serait une œuvre tout à fait chrétienne, en suggérant que les poursuites lancées contre l‟imprimeur Morin n‟avaient rien à faire avec le Cymbalum Mundi. Selon Sozzi, Morin aurait été persécuté « à la suite des autres fautes qui lui avaient été imputées » 509 . Ceci expliquerait immédiatement aussi, selon Sozzi, comment l‟opuscule a pu être réimprimé à Lyon, sans que l‟imprimeur de cette deuxième édition ait été poursuivi510.

4.3.6 Peter Hampshire Nurse : Scepticisme et Spiritualité

Calvié, dans la préface de son édition du Cymbalum Mundi, a remarqué que « le grand seiziémiste français [Saulnier] eut des sectateurs, et non des moindres » 511 . Il désigne entre autres Peter H. Nurse, qui a fourni la première édition critique du Cymbalum Mundi512. Quelques articles de sa main portent également sur Des Périers et sur son petit livre : Christian platonism in the poetry of Bonaventure Des Périers 513 et Érasme et Des Périers514.

Dans l‟introduction de son édition du Cymbalum Mundi, Nurse esquisse d‟abord brièvement la vie de Des Périers, ainsi que le procès de l‟opuscule. Il rappelle ensuite que, dès sa parution et ceci jusqu‟au milieu du XXe siècle, le Cymbalum Mundi a été accusé d‟impiété : « Jusque-là, tout paraissait simple : Des Périers était “athée”, et il ne restait qu‟à expliquer sa

508 Ibid., pp. 37-38. L‟écriture cursive est de notre main. 509 Ibid., p. 38. 510 Sozzi semble oublier ici que cette édition lyonnaise du Cymbalum Mundi a toutefois été supprimée tout comme la première édition. 511 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 25. 512 Editions du Cymbalum Mundi de 1958, 1967, 1983, 1999. 513 Peter H. NURSE, « Christian platonism in the poetry of Bonaventure Des Périers », in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, XIX, 1957, pp. 234-244. 514 Peter H. NURSE, « Érasme et Des Périers », in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, XXX, 1968, pp. 53-64. défection »515. A son avis, la thèse de Saulnier signifie un point de rupture, « où tout est remis en question » 516 : « Des Périers n‟aurait jamais cessé d‟être évangélique et le Cymbalum serait une “apologie du Silence”, en face de ces exégètes excessifs dont les commentaires finissaient par saper la foi » 517 . Nurse affirme que l‟interprétation de Saulnier offre quelques avantages. Non seulement elle permet « d‟expliquer l‟intervention salutaire de Marguerite de Navarre en faveur d‟un auteur dont l‟attitude religieuse se rapprochait de la sienne »518. Cette interprétation montre également que le sens du Cymbalum Mundi s‟inscrit parfaitement dans « ce que l‟on sait des tendances du poète, telles qu‟elles émanent de ses poésies toutes remplies d‟une saveur évangélique et néo-platonicienne [sic]»519. Avant d‟exposer sa propre analyse du Cymbalum Mundi, Nurse annonce déjà que, « tout en épargnant la thèse de M. Saulnier, [il s‟est] efforcé de situer la pensée du Cymbalum dans un courant mystique qui, surgi de sources lointaines, est venu rejoindre le confluent de la “dévotion moderne” »520.

4.3.6.1 Les sources intellectuelles du Cymbalum Mundi

Nurse rappelle que tandis que « le XIIIe siècle français [le siècle de la Scolastique] fut le point culminant de l‟activité intellectuelle de l‟Europe »521, « [d]eux siècles de guerres intestines eurent raison de cette grandeur »522. Il s‟est produit un « mouvement de réaction contre l‟École »523 et « cette ferveur se cristallisât en ouvrages d‟inspiration commune sous forme de Traités de la Vie Spirituelle »524. L‟œuvre fondamentale était L’Imitation de Jésus-Christ de Thomas à Kempis. Dans son article de 1957, Nurse explique cette tendance spiritualiste davantage :

515 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, p. xi. 516 Ibid. 517 Ibid. 518 Ibid., p. xii. 519 Ibid. 520 Ibid. 521 Ibid. 522 Ibid. 523 Ibid. 524 Ibid., p. xiii. If Ficino‟s Neo-Platonist thought found so fertile a soil in France during the Renaissance, it was largely because of the revival of Christian spirituality, which had first gathered strength in the Low Countries in the XIVth and XVth centuries and which was spread in the West by the writers and missionaries of the movement known as the Devotio Moderna ; no single text played a greater part in this revival than the Imitation of Christ, which set out a simple religion of Love, transcending the theological controversies and terminological disputes of the Schoolmen. In France, this mystic doctrine exercised a still greater appeal after Luther‟s secession had given rise to a fresh series of religious quarrels: those like Guillaume Briçonnet and Marguerite de Navarre, who were torn by the conflicting arguments of the two main parties, tended more and more to withdraw into the silence of their own contemplative life and to grasp at the solace offered by a personal mysticism, in which Love reconciled all opposites, uniting not only man with his fellow-men but also man with God.525

Selon Nurse, on pourrait « tirer de l‟Imitation de Jésus-Christ la leçon dont naîtront indirectement les préoccupations religieuses contenues dans les quatre Dialogues de 1537 » 526 . On retrouve dans l‟œuvre de Thomas à Kempis « cette religion tout intérieure qui découle de ce qu‟on pourrait appeler la Loi du Silence : […] Il y a là non seulement l‟idée de la tranquillité de l‟esprit, chère au « quiétisme » à venir, mais aussi la proscription de la verbosité humaine. »527

Chez les mystiques français de la Préréforme, nous retrouvons cette importance de la spiritualité chrétienne : « ils proclamèrent la primauté de l‟intelligence spirituelle en face du texte sacré » 528 . L‟exemple que Nurse donne ici est celui de Guillaume Briçonnet, évêque de Meaux. Ses écrits s‟inscrivaient parfaitement dans cette Loi du Silence dont parle Nurse.

Fidèle à l‟Imitation […], l‟évêque de Meaux préconise l‟intériorisation de toute activité religieuse et fait, lui aussi, l‟apologie du Silence. La raison étant corrompue, il faut exclure de nos dévotions tout effort conscient. […]

525 Peter H. NURSE, op. cit., 1957, p. 237. 526 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, p. xiii. 527 Ibid., p. xiv. 528 Ibid., p. xv. Convaincu de l‟insuffisance des « orthodoxies », l‟évêque cherchait donc le salut dans le silence de la méditation personnelle. […] Un autre aspect de la pensée de Briçonnet correspond à ce qu‟on pourrait appeler le côté politico-social de la Loi du Silence. Jusqu‟au début de 1524, l‟évêque avait usé de son influence sur Marguerite pour qu‟elle intéressât son frère, François Ier, à la réformation de l‟Église. […] A la fin de février 1524, Briçonnet conseille à la duchesse d‟Alençon la prudence. Cette adoption d‟une politique de « conformisme » marque un moment décisif dans l‟histoire de cette évolution, puisque l‟évêque y disait adieu à son évangélisme militant. Il admettait avec saint Paul que quiconque se révolte contre l‟autorité risque de s‟égarer par orgueil. Il croyait, de plus, que le temps était peu propice aux réformes […] La seule Charité doit régler nos actes, et mieux vaut « contraindre nostre honneur à se contenter et dissimuler » que de rompre l‟unité spirituelle de la chrétienté, en semant partout la haine et la violence, filles des controverses théologiques.529

Dans l‟œuvre d‟Etienne Dolet, Nurse discerne une reprise évidente des affirmations de Thomas à Kempis et de Briçonnet. Il relie aussi les écrits de Dolet au Cymbalum Mundi. A son avis, différents « faits semblent confirmer la thèse de M. Bohatec, qui veut que le Cymbalum ait pris certaines idées de fond aux écrits de Dolet »530.

Toutefois, Nurse est convaincu que l‟idée de base du Cymbalum Mundi ne provient pas des écrits de Dolet. Il estime que Marguerite de Navarre était la première source d‟inspiration de Des Périers.

Cependant, si le Cymbalum doit plus d‟une idée à la pensée de Dolet, c‟est Marguerite qui fournit à Bonaventure le principal contingent. Trop fougueux pour jouer le rôle d‟apôtre de la paix, Dolet ne pouvait s‟accomoder de l‟idée « quiétiste ». Cette idée trouve d‟ailleurs peu de place dans son œuvre. N‟est-ce, après tout, la Reine qui, par l‟exemple et les écrits, révéla à l‟auteur du Cymbalum l‟importance de la doctrine d‟Amour ?531

529 Ibid., pp. xvi-xviii. 530 Ibid., p. xix. 531 Ibid., p. xx. 4.3.6.2 Le sens du Cymbalum Mundi

Comme Saulnier, Nurse souligne dans l‟introduction de son édition le lien entre le Cymbalum Mundi et la Prognostication des Prognostications. Ensuite, il se concentre toutefois sur l‟analyse du Cymbalum Mundi. Il dépeint d‟abord le « Tableau de la misère de l‟Homme »532, esquissé par l‟opuscule. Comme dans l‟œuvre entière de Bonaventure, le pessimisme domine aussi dans le Cymbalum Mundi.

La même conception sombre s‟y retrouve, mais sous une forme dramatique ; et comme le dit M. Saulnier, le diagnostic du mal constitue le fond et l‟unité de ce livre. Les quatre Dialogues roulent, en effet, sur l‟anarchie morale, dans un monde où haine et violence sont monnaie courante, où loin de la paix oubliée, l‟on se querelle et se bat sans cesse. Les habitants de cette terre sont dévorés par l‟ennui ; leurs jours se passent à quérir les divertissements.533

Tandis que certains ont vu ce thème comme une leçon d‟épicurisme, Nurse y voit plutôt « la condamnation de la nature humaine »534. Il parcourt ensuite brièvement les quatre dialogues, après quoi il se demande en quoi la leçon positive de l‟œuvre consiste.

C‟est tout d‟abord qu‟il est aussi inutile que dangereux de parler. […] Déjà pour des raisons pratiques, le Silence est fort souhaitable. […] Après avoir parlé, il est bien rare, selon l‟Imitation, que l‟on rentre dans le silence avec une conscience intacte. […] Mais la leçon va plus loin. La loi de Silence ne vise […] point le seul parler, mais s‟étend aux opérations de l‟esprit. Les actes des dieux, pas plus que la connaissance de l‟avenir, ne sont de notre ressort.535

Nurse signale que la phrase de saint Paul, « Non plus sapere quam oportet »536, sert de devise à Bonaventure. Puis, il fait encore le lien avec De Viro Bono (L’Homme de Bien), texte d‟Ausone que Des Périers a traduit et dans lequel se retrouve la même idée. On pourrait être tenté de dire qu‟il ne

532 Ibid., p. xxiii. 533 Ibid., p. xxiv. 534 Ibid. 535 Ibid., pp. xxvi-xxvii. 536 Saint Paul cité par Nurse: Ibid., p. xxviii. s‟agit là certainement pas d‟une morale chrétienne, mais plutôt de stoïcisme ou de pyrrhonisme. « C‟est précisément pour prévenir cette objection que [Nurse a] défini le courant de spiritualité chrétienne d‟où serait sorti le Cymbalum Mundi. »537 Un peu plus loin, Nurse explique davantage la leçon définitive de l‟œuvre et en éclaircit en même temps le titre :

Évangélique (et surtout paulinienne), elle exalte la Charité pure […]. Elle explique le sens et le titre du Cymbalum Mundi qui ont fait l‟objet de tant d‟interprétations. […] Le Cymbalum Mundi désigne bien ce « monde-cymbale » où chacun « parle langages des hommes », mais où personne n‟entend la vraie Charité, ressemblant par là à « l‟airain qui résonne, ou la cymbale qui tinte ».538

Nurse se met ensuite à examiner les allégories de l‟œuvre, avant de revenir à la question de l‟incrédulité de Bonaventure. Il conclut que

[s]i, pour le fond, sa morale est d’inspiration chrétienne, sa théologie contredit toutes les « orthodoxies ». Les Dialogues blessent autant les catholiques (Byrphanes et Curtalius, vendeurs d‟indulgences) que les réformateurs tels que Luther et Bucer. […] Bonaventure est donc incroyant, mais d’une incroyance qui ne porte que sur les doctrines « littérales », celles des hommes qui auraient falsifié la Vérité spirituelle de Dieu.539

A partir de cette conclusion, Nurse relie Des Périers à une espèce de libertinisme érudit, annoncé par Briçonnet. On retrouve ce libertinisme dans « des traités mystiques rédigés entre 1547 et 1549, publiés par Charles Schmidt en 1876 »540. La doctrine de ces opuscules Ŕ qui proclament « la spiritualisation totale de la religion, d‟où la distinction entre le “Christ selon la lettre” et le “Christ en l‟esprit” »541 Ŕ aide à comprendre le rôle de Mercure dans le Cymbalum Mundi. Selon Nurse

537 Ibid., p. xxix. 538 Ibid., p. xxxii. 539 Ibid., pp. xxxviii-xxxix. L‟écriture cursive est de notre main. 540 Ibid., p. xl. 541 Ibid. [l]e dieu, qui apporte et « sème » la Pierre en petits morceaux, joue un rôle analogue à celui du Christ ; mais là s‟arrête, à notre avis [à l‟avis de Nurse], l‟identification. […] La raison d‟être de Mercure […] est évidente : dieu des orateurs, dieu des voleurs, grand mystificateur selon la tradition lucianesque, il a fourni à Des Périers les traits principaux du rôle dont il avait besoin. […] En nous tenant au fond de l‟œuvre de Des Périers, avec tous les rappels de l‟Imitation de Jésus-Christ qui l‟émaillent […], nous aurons lieu de croire que Mercure représente avant tout les pièges de la Raison et les tentations de l‟éloquence.542

En dernier lieu, Nurse affirme encore qu‟il se peut que Des Périers a franchi le pas du « libertinage spirituel [au] libertinage affranchi de toute discipline religieuse »543.

[I]l [Des Périers] affiche des doutes à l‟égard de toutes les opinions. Par là, il rejoint l‟epochê des sceptiques et la suspension de jugement de Le Vayer, si proche parente de la Loi du Silence. […] Mais la vraie source où puisa Bonaventure fut celle de la Spiritualité chrétienne dont nous [Nurse] venons de traiter. Avec Lucien, c’est saint Paul qui préside à la composition du Cymbalum Mundi […].544

Nurse conclut en définitive que « [s]cepticisme et spiritualité, ces deux notions se côtoient et s‟accolent dans les pages “libertines” du Cymbalum Mundi »545.

Nous avons démontré ci-dessus l‟opinion de Nurse à propos du Cymbalum Mundi, ceci en nous basant surtout sur l‟introduction de son édition de l‟œuvre. Les articles de Nurse ajoutent des perspectives intéressantes pour ce qui est de l‟analyse du Cymbalum Mundi. Néanmoins, nous avons choisi de ne pas entrer dans les détails de ces articles. Pour deux raisons. D‟abord, parce que l‟introduction de Nurse est révélatrice de son interprétation. Mais aussi parce que dans le premier article, Christian platonism in the poetry of Bonaventure Des Périers, Nurse s‟engage à chercher des preuves de sa thèse

542 Ibid., pp. xli-xliii. 543 Ibid., p. xliv. 544 Ibid., pp. xliv-xlv. L‟écriture cursive est de notre main. 545 Ibid., p. xlv. dans l‟œuvre poétique de Bonaventure. Ceci nous mènerait donc trop loin. Dans l‟autre article, Érasme et Des Périers, le but de Nurse est de comparer l‟Eloge de la Folie d‟Erasme au Cymbalum Mundi. L‟objectif de cet article constitue donc également une recherche trop précise pour le but que nous poursuivons ici, c‟est-à-dire, présenter l‟interprétation générale de l‟auteur au sujet du Cymbalum Mundi.

4.3.7 Michael A. Screech : Le Cymbalum Mundi, œuvre catholique

Le seiziémiste, Michael A. Screech, a été invité par Nurse à écrire une préface pour son édition du Cymbalum Mundi. Dans cette préface, Screech propose une interprétation qui diffère de celle de Nurse. Même si de façon générale, Nurse et Screech sont d‟accord sur le fait que le Cymbalum Mundi ne constitue point un livre impie, leurs thèses se différencient quant aux spécifiques.

Pour l‟essentiel M. Hampshire suit, tout en modifiant, l‟interprétation de V.-L. Saulnier, […]. M. Hampshire rejette l‟opinion selon laquelle le Cymbalum Mundi serait un ouvrage particulièrement impie. Au contraire, pour lui il s‟agit d‟un livre à la fois sceptique et croyant : sceptique face aux tendances littéralistes qu‟il attribue à certains théologiens orthodoxes en France ; croyant à la mode de ceux qui se délectaient d‟une spiritualité chrétienne voisine de celle de Thomas a Kempis ou de Marguerite elle-même. C‟est sur ce point que je [Screech] ne suis plus d‟accord avec M. Hampshire. Ce n‟est pas seulement que je ne connaisse pas dans la France de l‟époque beaucoup de théologiens orthodoxes tellement voués aux tendances littéralistes ; c‟est plutôt que le Cymbalum Mundi me paraît toujours Ŕ comme il paraissait à la Sorbonne Ŕ un livre tout à fait orthodoxe.546

Screech estime que le Cymbalum Mundi est un livre tout à fait catholique. A son avis, l‟auteur de l‟opuscule a eu l‟intention de ridiculiser les évangéliques. Et il pense que cette intention se révèle dans le titre même de Bonaventure.

546 Ibid., p. 3. Ce n’est pas d’une exégèse littéraliste que ce livre se moque dans ses fables lucianesques, mais des « évangéliques » tels Luther et Bucer qui, ayant rompu l‟unité de l‟église, font beaucoup de bruit en prétendant avoir percé les secrets de la prédestination éternelle, prédestination dont, pour les catholiques traditionnels, les secrets sont cachés même aux fidèles, sauf en cas de rares révélations. C‟est à cause de leur vain tintamarre que les théologiens de ce petit livre méritent la condamnation classique et proverbiale : Cymbalum Mundi. Ils remplissent le monde d‟une tapageuse vanité.547

Nous savons que le Cymbalum Mundi a été poursuivi. Et que ces poursuites ont eu lieu après une intervention du roi. Une telle intervention est bizarre en soi, mais l‟étrangeté s‟accroît encore lorsqu‟on adopte le point de vue de considérer le Cymbalum Mundi comme un livre parfaitement orthodoxe. Dans sa préface, Screech s‟engage à éclairer ce qui a été la cause de la colère du roi.

4.3.7.1 Une condamnation étrange

Screech survole le procès du Cymbalum Mundi. Plusieurs aspects du procès sont selon lui remarquables. D‟abord, et principalement, « cette intervention du roi dans une affaire de censure [,ce qui] constituait une démarche tout-à- fait [sic] extraordinaire »548. Screech affirme que, « en 1538, sans les menaces du roi, personne n‟aurait pensé ni à examiner ni à condamner le Cymbalum Mundi »549. Le jugement de la Sorbonne constitue un autre aspect surprenant550. Ce jugement est, selon Screech, « d‟une légalité douteuse : on condamne un livre pour des hérésies spécifiques » 551 . Il ajoute à cela qu‟il ne connaît « aucune condamnation d‟aucun livre par les censeurs de la Sorbonne ou du

547 Ibid., pp. 3-4. L‟écriture cursive est de notre main. Pour ce qui est du titre, Cymbalum Mundi, nous voudrions renvoyer le lecteur aussi à une autre étude de Screech : M. A. SCREECH, « The meaning of the title Cymbalum Mundi », in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, XXXI, 1969, pp. 343-345. Cette étude s‟oppose à la thèse de, entre autres, Saulnier et Nurse, qui ont indiqué St. Paul comme la source du titre. Screech objecte que la source serait plutôt Pline, chez qui la formule « cymbalum mundi » est présente dans sa totalité, au lieu que le seul mot « cymbalum » comme chez St. Paul. 548 Ibid., p. 6. 549 Ibid. 550 Voir aussi notre Préface historique, p. 13. 551 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, p. 8. Parlement Ŕ pas une seule Ŕ entre 1535 et 1539, sauf celle-ci »552. Selon Screech, la Sorbonne n‟a pas voulu supprimer le Cymbalum Mundi, « [m]ais la raison du plus fort se montra, une fois de plus, la meilleure. Le roi, frustré du jugement qu‟il revendiquait, réussit à supprimer absolument et totalement le livre. » 553 Screech remarque que « ce livre, que l‟autorité suprême en la matière avait jugé exempt d‟erreurs expresses en matière de la foi, devient, presque tout de suite, l‟épouvante des fidèles et, un peu plus tard, la coqueluche des athées »554.

La question que se pose Screech est de savoir pourquoi le roi a voulu supprimer ce livre. Comme le Cymbalum Mundi ne semble pas contenir d‟« erreurs expresses en matière de la foi » et qu‟il ne s‟attaque pas à la dignité royale, qu‟est-ce qui pourrait avoir poussé François Ier à une telle intervention ? Screech cherche la réponse dans les anagrammes du deuxième dialogue de l‟œuvre. Il identifie Rhetulus avec Luther et Cubercus avec Bucer, mais quant à Drarig, il n‟est pas d‟accord avec la solution généralement admise. Drarig ne représenterait pas Erasme. Selon Screech, c‟est le nom de Girard Roussel qui se cache sous l‟anagramme, thèse qu‟il défend fermement555.

« Erasme », dit-on, le plus souvent. Mais qui, en 1538, savait que le nom de famille de Didier Erasme de Roterdam avait été Ŕ peut-être Ŕ Geerts (ou Gerhard) ? Et qui, sachant cela, eût pu voir Geerts ou Gerhard (ou même Gerardus) caché sous l‟anagramme Drarig ? En plus, rien Ŕ rien du tout Ŕ dans le Cymbalum Mundi ne rappelle ni Erasme, ni ses écrits, ni ses doctrines. En revanche, il suffit de consulter les documents contemporains pour se rendre compte qu‟il y avait bien en France à cette époque un Girard important et puissant, protégé par la cour et que les durs de la Sorbonne considéraient comme un luthérien des plus dangereux : il s‟agit de Girard Roussel, évêque d‟Oleron, aumônier de la reine de Navarre. Attaquer ce Girard-là serait provoquer la colère royale. […]

552 Ibid. 553 Ibid., pp. 8-9. 554 Ibid., p. 9. 555 Cette identification au sujet de Drarig a déjà été proposée en 1925 par Louis Delaruelle (Cfr. 4.2.1.7). Celui-ci affirmait que Drarig représenterait Gérard Roussel. Si cette identification, de nos jours, ne nous saute plus aux yeux, cela est dû en partie à la relative obscurité dans laquelle cet évêque « luthérisant » est tombé, en partie aussi à la fâcheuse habitude que nous avons de donner aux gens du XVIe siècle des noms de notre fantaisie. Ceux qui, au XVIe siècle, ne connaissaient pas personnellement Girard Roussel, l‟appelaient Ruffus, Gerardus, ou Gérard. […] Mais Girard, lui, s‟appelait Girard non Gérard. C‟est par le nom de Girardus (Ruffus) qu‟il signe ses lettres ; c‟est sous ce nom qu‟il figure dans les livres de comptes de Louise de Savoie et de Marguerite d‟Angoulême. Si le Cymbalum Mundi avait parlé d‟un Drareg (Gérard) on aurait pu hésiter ; mais Drarig, Girard, a bien pu être interprété à l‟époque comme une claire allusion à celui qu‟on appelait Maistre Girard. Mais cette forme de son nom Ŕ la seule authentique Ŕ a été vite oubliée.556

Screech conclut que, « en 1537, aux yeux de ses ennemis, un tel homme se rangeait tout naturellement sur le même rang que Luther et Bucer »557. Ce serait donc à cause de l‟attaque dirigée contre ce Girard Roussel, que le Cymbalum Mundi s‟est vu prohibé.

Mais, comment expliquer alors que Bonaventure Des Périers, un évangélique lui-même, se serait attaqué à un autre protégé de Marguerite de Navarre ? C‟est ce que Screech élucide dans la dernière partie de la préface.

4.3.7.2 L‟auteur du Cymbalum Mundi

Screech contredit simplement que Bonaventure serait l‟auteur du Cymbalum Mundi. Il propose une thèse qui présente un certain Villanovanus comme l‟auteur de l‟opuscule. Pour cette affirmation, Screech se fonde sur les propos de Guillaume Postel. Or, Calvié, dans la préface de son édition du Cymbalum Mundi de 2002, remarque qu‟il s‟agit en fait d‟une interprétation erronée des paroles de Postel.

[I]l [Screech] prétend […] que Guillaume Postel considère un certain Villanovanus comme l‟auteur du Cymbalum, alors que ce vieux fou de Postel attribue à ce dernier le très énigmatique Traité des trois Prophètes, non le Pantagruel ou le Cymbalum mundi […]

556 Ibid., pp. 11-13. 557 Ibid., p. 14.

Screech ne cite du texte de Postel que les mots De tribus prophetis, Cymbalum Mundi et considère qu‟il désigne un seul ouvrage sous ces deux titres, le second étant apposé au premier. A ce compte-là, il aurait dû attribuer également le Pantagruel à Villanovanus et prétendre que c‟était un troisième intitulé sous lequel il fallait également entendre le Cymbalum, puisque la phrase de Postel place sur le même plan Cymbalum Mundi et Pantagruellus : « id arguit nefarius tractatus Villanovani de tribus prophetis, Cymbalum Mundi, Pantagruellus et Novae insulae quorum authores olim erant Cenevangelistarum antesignani. »558

Quoi qu‟il en soit, Screech attribue l‟œuvre à Villanovanus. Mais lequel, « car il y a plusieurs auteurs qui avaient pour surnom Villanovanus, Neufville ou Villeneuve »559 ? Screech parcourt quelques possibilités qui se révèlent toutes inadéquates. Il conclut : « Sachons admettre notre ignorance, en attendant mieux. »560

Screech affirme, à l‟appui de sa thèse, que « ce n‟est [toutefois] que quarante ans après la suppression du Cymbalum Mundi que le nom de Bonaventure Des Périers a été attaché, sans preuve, à ce livre devenu entre-temps légendaire » 561 . Calvié rétorque que « ladite attribution se trouve dans l‟Apologie pour Hérodote, publiée en 1566, soit vingt-neuf ans après le

Cymbalum »562. En dernier lieu, Screech remarque encore que, de façon générale, « cette fausse certitude »563 qui désigne Bonaventure comme l‟auteur, est admise. Ceci même par des hommes qui ne semblent pas avoir lu l‟œuvre, comme Mersenne. Calvié se sent de nouveau obligé à corriger : « il [Screech] n‟hésite pas […] à affirmer que Marin Mersenne […] n‟avait pas “eu le livre entre les mains”, alors que le savant minime cite l‟inscription à l‟encre rouge portée sur la page de titre de l‟exemplaire qui se trouve aujourd‟hui à Paris et qui était alors dans la bibliothèque de ses amis, les frères Dupuy »564.

558 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 27. 559 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, p. 14. 560 Ibid., p. 15. 561 Ibid. 562 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, pp. 26-27. 563 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, p. 16. 564 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 27. Selon Calvié, « Michael A. Screech n‟hésite […] pas à forcer un peu la réalité objective pour la plier à ses fins démonstratives […] »565.

4.3.8 Heather Ingman

En 1989, Heather Ingman, sans vouloir délibérément exposer une nouvelle interprétation du Cymbalum Mundi, parvient dans son essai néanmoins à considérer les choses sous un jour nouveau. Dans son essai, Silence, Harpocrates and the “Cymbalum Mundi”, Ingman souligne l‟importance du « silence » au XVIe siècle et établit un lien avec le livre de Des Périers. Son analyse sur le thème du silence du XVIe siècle nous paraît particulièrement intéressante en relation avec la thèse de V.-L. Saulnier (Cfr. 4.3.4). Ingman explique que lors des troubles de cette époque, où règnaient la censure et les persécutions, « silence was often the only possible mark of protest »566. Ingman donne l‟exemple de Ronsard et de Montaigne. Débattre sur des questions de religion était devenu dangereux. Mais, à part de cette forme de protestation, le silence s‟imposait parfois aussi parce que certains écrivains « found human language simply inadequate to express the mystery of God »567. Ingman s‟appuie pour le démontrer sur le cas de Du Bellay. Les écrivains étaient donc conscients des limites du langage. Ingman souligne l‟importance dans la théologie orthodoxe, de cette idée de l‟insuffisance du langage humain pour exprimer les mystères de la religion. Elle s‟appuie pour le démontrer sur plusieurs exemples : Erasme et le Colloquium heptaplomeres de Jean Bodin. Ces exemples illustrent encore que « practical ways of using silence to increase faith were explored in the sixteenth century and silence was often made part of worship »568. Or, Ingman nous apprend que ce thème du silence n‟est pas seulement propre à la chrétienté : « the association of wisdom with silence goes back to classical times, to writers such as Pindar, Euripides and Plutarch » 569 .

565 Ibid., p. 26. 566 Heather INGMAN, « Silence, Harpocrates and the “Cymbalum Mundi”», in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, LI, 1989, p. 569. 567 Ibid. 568 Ibid., p. 570. 569 Ibid. Certains de ces auteurs et leurs théories sur le silence ont exercé une influence au XVIe siècle, sur des auteurs de livres d‟emblème « where the theme of silence figures prominently »570. Dans ces livres, différents symboles réfèrent au thème du silence. Un symbole récurrent était un pêcher, « since its leaves were thought to resemble a tongue »571. Ce symbole référait à la déesse égyptienne, Isis, et aussi à son fils, Horus qui est devenu le dieu du silence, Harpocrates. Ingman rappelle que, dans la littérature de la Renaissance, ce dieu Harpocrates s‟unissait avec Hermes ou Mercure, dieu de l‟Eloquence. A partir de cette association, Ingman examine le Cymbalum Mundi. Elle se pencha donc surtout sur le rôle de Mercure. Des esprits très critiques pourraient avancer qu‟une analyse de ce type n‟est qu‟une étude fragmentaire. Il s‟agit, à notre avis, quand même d‟une étude essentielle, car pour la majorité des interprètes du Cymbalum Mundi, c‟est justement le rôle de Mercure qui est décisif. C‟est du rôle qu‟on attribue à Mercure que dépend le sens de l‟œuvre.

Ingman rappelle d‟abord que, à propos du rôle de Mercure, certains ont vu en lui une figure parodique du Christ, « for others, he stands for the temptations to rhetoric in face of the divine mysteries »572. Elle passe ensuite à l‟examen des dialogues. Dans les trois premiers dialogues, Mercure semble être représenté de façon traditionnelle : il est « messenger god, god of thieves, psychopomp, god of alchemy, god of eloquence »573. Mais quand on regarde ses actions de plus près, elles contredisent parfois celles à laquelles on s‟attendrait de la part de Mercure. Ainsi, les deux larrons parviennent par exemple à lui voler le livre de Jupiter dans le premier dialogue. Le message qu‟il transmet dans le second dialogue Ŕ « that men are wrong to rely on mere words to transform their lives »574 Ŕ ne semble pas correspondre non plus avec l‟image attendue. « However, if we look more closely at the Mercury myth in the Renaissance, we find that the classical versions underwent

570 Ibid. 571 Ibid., p. 571. 572 Ibid., p. 572. 573 Ibid., p. 573. 574 Ibid. certain transformations » 575 . Ainsi, on représentait Mercure par exemple comme une figure spirituelle qui avait comme tâche de transformer le terrestre et le temporal au céleste et à l‟éternel. Et cette représentation correspond avec le Mercure du Cymbalum Mundi selon Ingman. Elle affirme que, « [i]n the Cymbalum Mundi, there is evidence that Mercury is attempting to lead humans towards knowledge of spiritual things and, as one would expect in this parable of human wickedness, his efforts fail »576. Ingman donne ensuite des exemples des quatre dialogues. A son avis, il est clair que Mercure, dans les trois premiers dialogues, tente de dégager les humains de leurs « earthly occupations » 577 . En examinant alors surtout le second dialogue, Ingman suggère que « [t]he author of the Cymbalum Mundi may be suggesting that the squabbling theologians [...] are so concerned with their merely human arguments, that they are in danger of sacrificing the spiritual truths of the Church founded by Christ »578. Voici le noyau de l‟interprétation de Ingman à propos du livre de Bonaventure : « The message of the Cymbalum Mundi, far from being subversive or atheistic, could be interpreted as one supportive of the Catholic status quo. » 579 S‟il y a de la critique formulée par l‟oeuvre, Ingman limite cette critique tout à fait aux Réformateurs.

En dernier lieu, Ingman étudie le quatrième dialogue. Ce qui constitue un point non négligeable de son analyse, selon nous, c‟est qu‟elle propose des arguments à l‟encontre du prétendu manque d‟unité de l‟ouvrage. A première vue, il semble que ce quatrième dialogue se sépare des autres, surtout à cause de l‟absence de Mercure. Or, Ingman démontre que ce dialogue comporte bien des références à Mercure et que Mercure est, par conséquent, présent en filigrane. Il y a par exemple le dieu égyptien Anubis qui évoque Mercure (Anubis était parfois représenté comme Mercure pendant la Renaissance). Il y a aussi l‟association avec Harpocrates à travers Anubis (Anubis était associé aux parents de Harpocrates, Isis et Osiris). Les

575 Ibid. 576 Ibid., p. 574. 577 Ibid. 578 Ibid., pp. 574-575. 579 Ibid., p. 575. L‟écriture cursive est de notre main. éléments égyptiens du quatrième dialogue rappellent ainsi le dieu égyptien, Horus/Harpocrates, qui dans la Renaissance s‟unissait tantôt avec Mercure. Ce rappel permet à Ingman de poser que

if the author wished to present Mercury not only as the classical god of eloquence, but also as the Renaissance god of eloquent silence (who recommends silence particularly in relation to religion), this would fit in well with our [de Ingman] analysis of Mercury‟s role in the first three dialogues. […] If the Egyptian atmosphere is being stressed in dialogue IV in order to remind us of the god Harpocrates, this would be appropriate in a work which seeks to impose silence on bickering theologians [...]. It would also lend unity to the four dialogues Ŕ indeed, the number four was sacred to Mercury, an additional reason for supposing that he is not absent from the fourth dialogue.580

Ingman conclut son analyse en affirmant que le Cymbalum Mundi semble refléter une certaine « orthodox wisdom set out much earlier by Ignatius of Antioch »581 et que l‟œuvre ressemble ainsi à celle d‟Etienne Dolet, Dialogus de imitatione ciceroniana. Tous les deux recommandent le silence aux Réformateurs. En sa conclusion, Ingman affirme que « it would seem that the author of this text shared Dolet‟s opinion that the Reformers were bringing religion into disrepute by their squabbles and that they would be wiser to remain silent, a point that is made largely through the author‟s use of the Mercury figure in all his guises »582.

4.4 Une œuvre philosophique

Jusqu‟à présent, nous avons mis en lumière les thèses qui discernent dans le Cymbalum Mundi une attaque face au christianisme, ou, au contraire, qui choisissent, d‟une part, de ne pas porter un jugement sur le livre, d‟autre part, celles qui objectent qu‟il s‟agit vraiment d‟une œuvre chrétienne. La question centrale concernait donc toujours la religion, quoique les réponses formulées présentaient les nuances les plus diverses. Dans la dernière partie

580 Ibid., pp. 576-577. 581 Ibid., p. 577. 582 Ibid. de notre travail, nous voudrions attirer l‟attention sur des thèses qui s‟éloignent de cette question de religiosité. Il s‟agira ici d‟interprétations qui affirment que l‟œuvre de Des Périers vise à transmettre d‟autres pensées, plus philosophiques, si l‟on veut. C‟est la raison pour laquelle nous avons opté pour le titre « Une œuvre philosophique ». Ce titre permet de regrouper des interprétations qui n‟accordent plus à l‟aspect religieux une place centrale, mais qui, toutes, accentuent d‟autres aspects du livre, plutôt négligés par les interprétations que nous venons de traiter.

4.4.1 Wolfgang Spitzer : Une critique de l‟homme et de son abus de la parole

Wolfgang Spitzer fait partie de ce groupe qui ne parle plus d‟une attaque au christianisme. En 1951, il a publié son article, The Meaning of Bonaventure Des Périers’ Cymbalum Mundi, dans lequel il se met d‟abord à contredire les trouvailles de Lucien Febvre. Il réfute plusieurs des correspondances entre le Contra Celsum et le Cymbalum Mundi indiquées par Febvre, sans nier toutefois la possibilité d‟une influence de la part de l‟œuvre de Celse. Un fait important de sa thèse, est que, selon Spitzer, Mercure n‟est pas le Christ. Mercure est « messenger, psychopompos, magician, liar, god of noisy eloquence, and the deceiving word “as this serves man‟s futile metaphysical pursuits, vain ambitions, and self-deception”, the god “of the lower or ancillary forms of eloquence.” »583 L‟aspect principal du livre, qui présente une unité selon Spitzer, est la « parole »,

with a number of related but subordinate themes : merveilles, nouvelles, gloire, and so on. The satire deals with parole as encouraging and nourishing men‟s vices, especially those brought about by his vain urge to transcend his natural condition, attempting to be and do what he cannot. Bonaventure then is a skeptic, but not antireligious except insofar as religion incorrectly understood may encourage men idly to believe themselves other than they really are.584

583 Par rapport à la thèse de Wolfgang Spitzer, nous référerons toujours au résumé de Max Gauna : Max GAUNA, op. cit., p. 157. 584 Ibid. Parcourons l‟analyse de Spitzer par rapport aux différentes parties du Cymbalum Mundi. Pour ce qui est de l‟épître dédicatoire, Spitzer croit que « Thomas l‟incrédule » et « Pierre le croyant » désignent, d‟une façon générale, « the enlightened believer as opposed to the stupidly superstitious one »585. Quant au premier dialogue, Spitzer se base surtout sur l‟analogie qu‟il pense découvrir entre le titre du livre de Jupiter et la Prognostication des Prognostications. Il en conclut que ce dialogue se moque des astrologues. Dans le second dialogue, presque toujours considéré comme une attaque évidente des théologiens, Spitzer affirme que « [t]he satire is not aimed at theology or at God, but at men who believe they have been given special truths and powers by Him »586. Dans le troisième dialogue, Spitzer discerne la satire de la parole par rapport à l‟amour : « parole as the deceiving word in the game of love » 587 . Il est aussi possible de distinguer une satire par rapport au « the vain attmpt [sic] to transcend one‟s natural state, as Phlegon assumes speech as a vehicle for revolt »588. Le quatrième dialogue enfin traiterait principalement de la fable et de la parole trompeuse, mensongère. L‟analyse de Spitzer propose donc que,

[f]inally it is paroles and the fabrications of men expressed by them that are the target of the Cymbalum‟s satire. “No broad attack on religion is intended; it is man, not

the divine principle who is under fire.”589

4.4.2 Ian R. Morrison: Une œuvre éthique, une perspective comique

L‟essai, The Cymbalum Mundi revisited de Ian R. Morrison, présente en 1977 une interprétation totalement différente des autres thèses de ces années. Comme il l‟explique lui-même, la première partie de son essai tente de déterminer les thèmes principaux du texte. La seconde partie « attempts to

585 Ibid. 586 Ibid. 587 Ibid. 588 Ibid. 589 Ibid., p. 158. L‟écriture cursive est de notre main. define some of [the literary] qualities, […] to suggest that they have a significant bearing on the meaning of the Cymbalum »590. Avant d‟exposer sa propre thèse, Morrison formule quelques remarques à propos de l‟épître dédicatoire. Dans le passé, on a vu la double anagramme Ŕ « Thomas l‟incrédule » et « Pierre le croyant » Ŕ comme une preuve du lèse- christianisme. Morrison, quant à lui, argumente que « the association of “incrédule” with his name [Thomas] tends to empty the word of its subversive implications »591, car, « in the end his unbelief was overcome [...] he ceased to be “incrédule” »592. Morrison confère ensuite de l‟importance au fait que les dialogues ne constitueraient qu‟une traduction :

The fiction that the dialogues are a serves, then, to convey two points. First, Thomas practically advertises the stylistic felicities of the work; and if any justification is needed for studying that aspect of the Cymbalum, Thomas provides it here. Second, the importance attached to giving pleasure suggests that the Cymbalum will not prove predominantly grave in content; in other words, the promise of entertainment to come counterbalances the earlier hint of weighty religious matters.593

Morrison examine entre autres la portée religieuse du Cymbalum Mundi et il annonce déjà qu‟il « shall argue that the treatment of Mercure, as of the other ancient , is comic, and that insofar as this comedy incorporates a message, it is a fairly simple ethical one » 594 . Avant d‟expliquer son raisonnement, il veut d‟abord réfuter les études selon lesquelles le Cymbalum Mundi comporterait un sens plus lourd et qui désigneraient donc, sans doute, l‟étude de Morrison comme superficielle. Or, comme il n‟est pas possible de parcourir toutes ces études, Morrison « shall deal only with the studies which seem to have been most widely accepted, those of Febvre and

590Ian R. MORRISON, « The Cymbalum Mundi revisited », in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, XXXIX, 1977, p. 263. 591 Ibid. 592 Ibid. 593 Ibid., p. 264. 594 Ibid., p. 265. M. Saulnier » 595 . Nous passons toutefois immédiatement à l‟analyse de Morrison même.

Morrison propose d‟abord de répondre à deux questions, qui se recouvrent en partie : « what is the significance of the ancient gods, and what, if any, is the religious meaning of the work ? »596 Morrison conclut que « the gods in the Cymbalum are predominantly comic, and that their function is to exhibit in a ridiculous light some well-known human failings. On the other hand, they appear to be theologically insignificant. »597 Quelle est alors la portée religieuse de l‟œuvre dans sa totalité ? Afin de pouvoir répondre à cette question, Morrison analyse le sens du livre de Jupiter, ainsi que de la pierre philosophale. Quant au livre, il conclut que, même si « a hint of incredulity surrounds Jupiter‟s book »598, le livre est « essentially comic, and its religious significance [est] almost negligible » 599 . Pour ce qui est de la pierre philosophale, « there is very little trustworthy evidence to suggest that the Stone has a primarily spiritual significance »600. Morrison examine de plus près le deuxième dialogue. Il admet l‟identification de Rhetulus, Cubercus et Drarig avec, respectivement, Luther, Bucer et Erasme. Il conclut néanmoins que tout ce « survey of religious content suggests that the Cymbalum contains religious satire, but is not essentially anti-Christian or anti-religious. The survey suggests also the importance of ethical content. »601

L‟étude de Morrison sur la « portée éthique » comporte deux objectifs : « to identify the chief characteristics of mankind as depicted in the Cymbalum [et] to show that the handling of moral questions is descriptive rather than prescriptive or didactic »602. Pour ce qui est de la représentation des hommes dans l‟œuvre, Morrison identifie leurs caractéristiques fondamentales avec

595 Ibid. 596 Ibid., p. 268. 597 Ibid., p. 270. 598 Ibid., pp. 270-271. 599 Ibid., p. 271. L‟écriture cursive est de notre main. 600 Ibid., p. 272. 601 Ibid., p. 273. L‟écriture cursive est de notre main. 602 Ibid. « folly, curiosity and pride » 603 . Comme nous l‟avons déjà mentionné, Morrison ne croit pas que l‟auteur du Cymbalum Mundi à l‟intention d‟instruire. A son avis, « [i]nsofar as an authorial attitude can be detected, then, it is apparently that of the descriptive moralist, who contents himself with merely identifying men‟s faults »604.

Morrison se propose de répondre à une dernière question: « We have seen in the Cymbalum enough instances of comedy to warrant trying to show systematically that the work is essentially comic, and that in it men‟s failings are an object of laughter rather than anguish or despair. We must begin by asking to what genre the Cymbalum belongs. »605 Morrison distingue dans le Cymbalum Mundi une espece de « dramatic irony » 606 et souligne le détachement de l‟auteur par rapport à l‟œuvre, auquel le lecteur participe également. Ce détachement « excludes anguish or despair at this exhibition of human weakness »607. La conclusion finale de Morrison ?

I [Morrison] have tried to show that the significance of the Cymbalum is primarily ethical and its perspective comic. That interpretation is retrograde in the sense that it is closer in spirit to that of Delaruelle than to the more sophisticated readings of later years. Naturally, I do not imagine this to be the last word on the Cymbalum. On the contrary, I hope to have drawn attention to two needs. One is for a restatement of the anti-religious and the heretical interpretations of the book. The second is for a much more thorough study of the work‟s literary qualities [...].608

4.4.3 Wolfgang Boerner : « Une satire de la société peinte dans ses représentants typiques »609

En 1980, Wolfgang Boerner ajoute une interprétation toute nouvelle à la liste. Boerner a consacré une œuvre immense (elle compte 416 pages) au

603 Ibid., p. 276. 604 Ibid., p. 277. 605 Ibid. 606 Ibid., p. 279. 607 Ibid., p. 280. 608 Ibid. L‟écriture cursive est de notre main. 609 Une proposition du résumé que Boerner donne de son interprétation, citée par Yves Delègue : Ibid., pp. 11, n. 4. livre de Bonaventure : Das « Cymbalum Mundi » des Bonaventure des Périers. Eine Satire auf die Redepraxis im Zeitalter der Glaubenspaltung. Il a examiné le livre sous tous ses aspects. Boerner n‟étudie pas « simplement » les quatre dialogues. Il les examine à partir de quatre grands problèmes qui existent par rapport au texte. En même temps, il s‟occupe de la réfutation de thèses formulées dans le passé, qui ont proposé des solutions contradictoires à ces problèmes. Jean Wirth a schématisé la démarche de Boerner de la manière suivante :

Dialogues Problèmes Critiques I Le C. M. comme imitation littéraire Febvre II Le C. M. comme document sur l‟agita- Bohatec/ tion humaniste Saulnier III Le C. M. comme objet de l‟interpréta- W. Spitzer/ tion immanente Nurse IV Le discours, objet du débat dans le qua-  trième dialogue 610

Boerner ne se joint pas aux opinions généralement admises au sujet du livre. Il discerne dans le Cymbalum Mundi un tableau du XVIe siècle. Le fait que Boerner définit l‟opuscule comme une « satire [qui renvoie] aux querelles littéraires, religieuses et sociales du temps » 611 a été critiqué par Yves Delègue. Selon l‟avis de ce dernier, Boerner restreint ainsi la portée du Cymbalum Mundi. Pour plus de clarté concernant le contenu de la thèse de Boerner, nous reproduisons ci-dessous le résumé qu‟il en a donné lui-même.

[N]ous avons compris le Cymbalum Mundi comme une satire de la société peinte dans ses représentants typiques. Le premier dialogue est dirigé contre les agents tout puissants de l‟Etat, devant lesquels même un dieu est contraint d‟avoir peur. Le deuxième caricature les porte-paroles de la Réforme, qui approuvent les changements sociaux dans la seule mesure où leurs avantages matériels en sont accrus. Le troisième raille les conventions sociales d‟une couche qui a gagné fortune et crédit, le comportement des femmes et la naïveté des pauvres. Les causeurs mis en scène ne déplorent pas seulement la misère de leur existence individuelle.

610 Jean WIRTH, op. cit., p. 191. 611 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1995, p. 12. Exemplairement est illustrée la façon dont ils gardent le droit de leur côté, en usant de moyens rhétoriques qui n‟en sont pas moins douteux. Le Cymbalum Mundi témoigne d‟un essai pour transformer le monde d‟ici-bas à partir de positions éthico- sociales, et cela dans le but de simplifier les rapports entre la parole et l‟action, c‟est aussi la restauration d‟un ordre perdu. Ce livre atteste une foi chrétienne qui inclut la force nécessaire pour surmonter les conflits sociaux ; il n‟exprime pas l‟expression d‟un rationalisme critique.612

Non seulement Delègue, mais aussi Jean Wirth formule quelques remarques critiques à propos du travail de Boerner. D‟abord, Wirth objecte à la vision de Boerner, qui voit les quatre dialogues comme un tout et qui veut rendre cette cohérence dans l‟interprétation, que le livre ne témoigne pas d‟une unité. Ainsi, pour ne reproduire qu‟un exemple, chaque dialogue comporte d‟autres personnages. Wirth affirme que l‟œuvre « témoigne […] d‟hésitations et de repentirs » 613 . Deuxièmement, Boerner reprend de Félix Frank l‟argument que l‟action des dialogues a comme arrière-plan un cadre carnavalesque. Wirth est d‟accord, « mais pourquoi raisonner comme si ces trois fêtes bien distinctes [les bacchanales, l‟épiphanie et les saturnales] n‟en formaient qu‟une seule ? »614 La troisième remarque de Wirth concerne le vocabulaire qu‟utilise Boerner. Wirth explique que l‟allemand a deux mots, « Rede » et « Wort » pour le mot français « parole ». Le sens des mots allemands diffère toutefois. Boerner emploie surtout le mot « Rede », « parce qu‟il considère comme essentielle la critique du discours ». Or, selon Wirth, il aurait mieux fait d‟employer « Wort », car ce mot comporte la connotation biblique de « parole ». Et il s‟agit là d‟un sens essentiel, surtout dans le deuxième dialogue. De plus, Wirth argumente que

[s]i l‟on admet les connotations religieuses du mot parole, un élément fondamental d‟organisation apparaît. Les théologiens catholiques du premier dialogue mettent le désordre en substituant leur propre livre à celui de Jupiter. Les réformateurs du second sont les charlatans, les alchimistes de la parole. Au troisième dialogue, Mercure donne le don des langues au cheval qui, comme le voit très bien Boerner,

612 Le résumé que Boerner donne de son interprétation cité par Yves Delègue : Ibid., pp. 11- 12, n. 4. 613 Jean WIRTH, op. cit., p. 192. 614 Ibid. symbolise le peuple. Les chiens reçoivent à leur tour ce don ; en fait de Pentecôte, c‟est le monde à l‟envers qui surgit, avec l‟irruption des Antipodes.615

Wirth formule encore une quatrième remarque. Il distingue Ŕ comme nous avons vu dans la citation ci-dessus Ŕ une unité dans l‟œuvre, ce qui forme à notre avis un contraste avec sa première remarque. Wirth explique que cette unité est cachée en quelque sorte à cause des discontinuités de l‟œuvre. Il argumente ensuite que

ces discontinuités ont un sens précis. Les personnages des quatre dialogues adorent des divinités différentes ou bien, si l‟on préfère, adorent la divinité sous des formes différentes. Les théologiens sont surtout préoccupés par le Père, Jupiter, et enverraient volontiers au bûcher le Fils, Mercure, dont les réformateurs du second dialogue diffusent la parole. Celia et le cheval du troisième dialogue ne pensent qu‟à Vénus et à son fils Cupidon, tandis que les chiens du quatrième adorent tout naturellement Anubis, mais aussi Cerbère tricéphale et Diane chasseresse. On retrouve ainsi une idée qui remonte à Xenophane de Colophon : chacun se fait des dieux à son image.616

4.4.4 François Berriot : « Une des premières manifestations de

l‟agnosticisme » 617?

L‟interprétation de François Berriot ne confère pas non plus aux références au débat religieux dans le Cymbalum Mundi une place primordiale. Dans son livre Athéismes et athéistes au XVIe siècle en France, qui date de 1984, Berriot étudie Des Périers et son œuvre à partir d‟Henri Estienne. Ce dernier mettait en garde le lecteur contre trois esprits « athées » : Pierre Strozzi et Rabelais, mais surtout Des Périers. Berriot s‟engage à examiner le sens du Cymbalum Mundi. A cette fin, il travaille assez minutieusement. Il se met d‟abord à parcourir succinctement tout ce qui a été dit de Bonaventure et de son opuscule. Ensuite, il analyse le sens de tous les ouvrages attribués à Des Périers afin de voir si ceux-ci aident à interpréter le Cymbalum Mundi.

615 Ibid., p. 193. 616 Ibid. 617 François BERRIOT, op. cit., p. 679. Berriot se demande d‟abord ce que signifie le titre de l‟œuvre Ŕ « fait-il allusion […] à la sottise humaine, sans cesse occupée à emplir l‟univers de son bruit vain ? D‟autant que le sous-titre […] annonce une sotie, satire en quelque sorte […] »618 Ŕ et cherche des choses significatives dans la vignette de « la Vertu Indigente » que l‟édition de 1537 présentait (Cfr. p. 20 de notre travail), ainsi qu‟à propos de la devise, empruntée à Juvénal, qui accompagne la vignette. Quant à la l‟épître dédicatoire, Berriot croit que cette lettre pourrait être « une invitation, pour le lecteur, à “décrypter” les les [sic] dialogues »619. Or, Berriot annonce immédiatement qu‟il ne veut pas se livrer à la recherche de clés, comme beaucoup ont fait avant lui : « En ce qui nous [Berriot] concerne, nous jugeons plus prudent de relire simplement le texte, ne tenant compte que de ce qu‟il dit expressément : il est, par lui-même, assez audacieux pour se passer de toute addition ! »620

Un premier fait qui semble incontestable selon Berriot, est que « le pamphlet a été écrit par un lettré »621. Berriot note en outre qu‟à son avis, la source la plus importante de Des Périers ne serait pas Lucien ou Celse, mais Ovide. Ce dernier ne représentant pas encore un auteur libertin dans la première moitié du XVIe siècle, il ne s‟agirait pas seulement d‟ « érudition humaniste assez nette dans les références littéraires […], mais aussi [de] prudence dans le choix d‟autorités qui ne peuvent faire condamner comme subversive une œuvre pourtant fort ambiguë »622. Berriot remarque ensuite que le Cymbalum Mundi offre un tableau du XVIe siècle, non sans comporter une satire sociale. Berriot démontre que le Cymbalum Mundi représente une société dans laquelle le dogmatisme, la vanité et la curiosité sont des aspects omniprésents.

Devant le spectacle si pitoyable offert par la société et les erreurs de ceux qui devraient l‟éclairer, comment espérer jamais atteindre une parcelle de justice ou de

618 Ibid., p. 669. 619 Ibid., pp. 669-670. 620 Ibid., p. 670. 621 Ibid. 622 Ibid., p. 671. vérité ? La folie est générale et individuelle ; c‟est bien la grande leçon qu‟on tire de la contemplation de notre univers où les savants deraisonnent [sic] le plus. Ainsi, la charge sociale, dans le Cymbalum mundi, aboutit à une remise en question fondamentale de la sagesse humaine ; or, les théories philosophiques […] avancées dans le livre, conduisent à la même conclusion.623

Berriot signale ensuite la « démystification des religions antiques » 624 et continue par affirmer que, dans le Cymbalum Mundi, « exception faite de Minerve, les divinités antiques ont pour raison de vivre les jeux érotiques, et pour ambassadeur le plus grand abuseur qui soit » 625 . Berriot distingue ensuite plusieurs blasphèmes, les uns ambigus, les autres plus certains. « [L]‟auteur semble saper toute religion et toute métaphysique en général. »626 Poursuivant son discours, Berriot affirme qu‟il est assez évident que Bonaventure, « ennemi du dogmatisme de ceux qui “promettent rendre raison et juger de tout” […], refusant les autorités […] se livre à une critique générale de la raison humaine. […] La pensée humaine est inapte à pénétrer une vérité insaisissable. »627 Pour cette raison, Berriot estime que la dernière phrase du second dialogue « est peut-être le dernier mot du Cymbalum »628 : « […] l‟homme est bien fol, lequel s‟attend avoir quelque cas de cela qui n‟est point, et plus malheureux celuy qui espere chose impossible. »629 Berriot estime que le Cymbalum Mundi a un but non seulement descriptif, mais que l‟opuscule veut instruire. Une première leçon qui se dégage de la phrase citée ci-dessus, est celle de « l‟utile silence de vérité » 630 . Deuxièmement, l‟œuvre semble vouloir inciter, selon Berriot, « à ne pas courir après “cela qui n‟est point”, à ne pas espérer “chose impossible” […] et à vivre en “ce monde icy” »631. Elle prône donc une espèce de « conformisme social, [qui] dans une vie souvent dure, s‟accompagne pourtant des joies les

623 Ibid., p. 673. 624 Ibid. 625 Ibid., p. 674. 626 Ibid., p. 675. 627 Ibid., p. 676. L‟écriture cursive est de notre main. 628 Ibid. 629 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, p. 22. 630 François BERRIOT, op. cit., p. 677. 631 Ibid., p. 678. plus simples et les plus vives »632. Car le Cymbalum Mundi inviterait ses lecteurs à « vivre au mieux sa propre existence » 633 . Cette invitation épicuriste, que Berriot veut souligner, « n‟exclut pas [selon Berriot], peut-être l‟évangélisme du collaborateur d‟Olivetan et du compagnon de Marguerite : comme si notre XVIe siècle ne nous donnait pas, souvent, chez ses plus grands esprits, l‟exemple d‟une foi sincère côtoyant le scepticisme et l‟érotisme païen ! »634 Après tout cela, quel est alors le sens du Cymbalum Mundi ? Quelle a été l‟intention de Des Périers en écrivant ce petit livre ?

Nous [Berriot] n‟en savons rien ; cependant, scepticisme affirmé vis à vis des théologies et de la raison humaine en général, volonté de garder « l’utile silence de vérité », invitation à être heureux dans un monde hostile, constituent peut-être les leçons essentielles du petit livre. Calvin, dans son Traité des Scandales et Henri Estienne, dans son Apologie ont taxé d‟athéisme ce qui fut peut-être une des premières manifestations de l’agnosticisme vers lequel, à un moment de sa courte vie, a pu pencher ce jeune intellectuel […].635

4.4.5 Yves Delègue : La parole en cause

En 1995, Yves Delègue a donné une nouvelle édition du Cymbalum Mundi. Un des mérites de cette édition est, à notre avis, qu‟elle comporte des textes qui constituent ce qu‟on pourrait appeler des modèles possibles ou des sources d‟inspiration possibles à propos des quatre dialogues. Pour ce qui est de l‟interprétation de Delègue, il annonce lui-même qu‟il entend « suivre une ligne d‟intelligibilité qui [lui] paraît en enlacer d‟autres, et sur laquelle on n‟a pas suffisamment insisté »636. Delègue ne prétend point fournir LE sens du Cymbalum Mundi. Au lieu de fermer les débats, il affirme vouloir faire le contraire et vouloir attirer l‟attention sur des aspects du livre négligés jusqu‟alors. L‟objet de recherche de Delègue est la parole, comme l‟indique

632 Ibid. 633 Ibid., p. 679. 634 Ibid. 635 Ibid. L‟écriture cursive est de notre main. 636 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1995, p. 6. déjà le titre de sa préface, Le « Cymbalum Mundi » ou la parole en question637.

Delègue rappelle que le Cymbalum Mundi a été considéré comme « un livret subversif » 638 dès sa parution. Il reconnaît pour sa part également le caractère subversif du livre, mais ne partage pas les réponses données comme explication. Selon Delègue, l‟œuvre « raille toutes les “opinions”, mais dans le dessein de sonder leur source même, c‟est-à-dire la “parole”, qui les invente et les exprime ; il jette le doute sur cela même dont la maîtrise permet à certains de s‟arroger autorité et pouvoir » 639 . Delègue s‟oppose, entre autres, à l‟analyse de Wolfgang Boerner qui réduisait trop la portée de la satire selon Delègue. Il estime que l‟objectif de l‟opuscule ne réside pas dans le fait de « défendre ni d‟attaquer telle ou telle position religieuse, sociale ou politique ». La parole occupe selon lui une position centrale et le Cymbalum Mundi « traçait les limites et les pouvoirs de la parole en exercice, ses dangers et ses illusions, sa vérité et sa pitié aussi »640. Delègue examine dans son analyse chaque dialogue pour en dégager le sens de la métaphore de la parole. Ainsi, il distingue respectivement « la parole d‟en haut » pour ce qui est du premier dialogue, « la parole du monde » propre au second dialogue, « la parole du désir » qui apparaît dans le début du troisième dialogue, « la parole refoulée », celle de Phlégon, « la parole du ventre » à propos d‟Hylactor et, en dernier lieu, « la voix de derrière » au sujet des lettres des Antipodes inférieurs aux Antipodes supérieurs 641 . En somme, Delègue propose donc un inventaire des différents rôles de la parole dans le Cymbalum Mundi. A la fin de son analyse, il offre lui-même un schéma de ce qu‟il conçoit comme espèce d‟épure de l‟œuvre :

637 Nous voudrions remarquer ici que, par exemple, Wolfgang Spitzer souligne déjà l‟importance de la parole dans le Cymbalum Mundi (Cfr. 4.4.1). Or, Yves Delègue s‟engage en effet à examiner la parole dans tous ses aspects dans le Cymbalum Mundi et rend ainsi une analyse très détaillée à ce sujet. 638 Ibid., p. 10. 639 Ibid., p. 11. 640 Ibid., p. 12. 641 Nous avons cité ici les titres respectifs des différentes parties de l‟analyse d‟Yves Delègue: Ibid., pp. 12, 17, 22, 25, 27, 30. 642

Delègue souligne ensuite l‟ambiguïté que le Cymbalum Mundi comporte. Il ne réussit pas lui-même à trancher le sens de l‟œuvre, à décider ce qu‟a voulu transmettre au juste l‟auteur. Puis, il affirme que « [c]es hésitations s‟alimentent d‟une passion, elle-même très ambiguë, qui compose la loi dynamique régissant, du plus élevé au plus bas, les divers étages de l‟univers : la “curiosité”, qui pousse les êtres doués de parole à guetter partout des “nouvelles” »643. Delègue affirme que « la parole est la cause,

642 Ibid., p. 34. Les pages auxquelles Delègue se réfère dans son schéma sont des pages de son édition du Cymbalum Mundi de 1995. 643 Ibid., p. 36. l‟instrument et le terrain où la curiosité s‟exerce »644 et que ceci forme « le nœud qui tient encore [les] quatre dialogues »645. En dernier lieu, l‟analyse de Delègue porte sur la question qui domine la conversation d‟Hylactor et de Pamphagus : faut-il parler ou plutôt se taire ? Ici aussi, Delègue ne parvient pas à trancher. En définitive, il dit de comprendre la réaction forte et hostile de la part des contemporains au sujet du Cymbalum Mundi : « il [le Cymbalum Mundi] brouille les pistes, renverse les critères de la croyance, équilibre les discours contraires et les neutralise, sans jamais ouvrir d‟autre issue où se fier que le leurre ou la ruse »646.

4.4.6 Michèle Clément : Le Cymbalum Mundi, œuvre cynique

Au Colloque de Rome de 2000, Michèle Clément a proposé sa vision au sujet du livre de Bonaventure : Le Cymbalum Mundi, un texte cynique ? Elle entend démontrer non seulement qu‟il s‟agit d‟une œuvre cynique, mais elle veut indiquer ce qui permet un tel jugement et en quoi consiste alors exactement le cynisme du Cymbalum Mundi. En premier lieu, Clément rappelle brièvement les origines de la philosophie cynique, ainsi que sa réapparition dans l‟humanisme européen de la fin du XVIe siècle. Des Périers a donc certainement pu entrer en contact avec cette philosophie. Clément se met ensuite à indiquer les éléments proprement cyniques dans le Cymbalum Mundi. Ainsi, par exemple le discours de Pamphagus contient une thèse cynique : « mieux vaut être un chien qu‟un homme. C‟est le propre de la philosophie cynique que de placer les animaux plus haut que les hommes. » 647 Le titre comporterait selon elle « la dénonciation cynique d‟un monde sans vertu (en termes pauliniens : “sans charité”), et donc, en creux, promotion d‟un monde où la charité existerait »648. Clément énumère encore quelques autres exemples et propose ensuite une analyse sur l‟impact de la tradition cynique dans le livre de Des Périers. Elle annonce que

644 Ibid., p. 38. 645 Ibid. 646 Ibid., p. 39. 647 Franco GIACONE (éd.), op. cit., p. 502. 648 Ibid., p. 503.

[l]es cibles principales du Cymbalum mundi sont des cibles cyniques : la crédulité et la curiosité vaine et sotte, la prétention de connaître l’incompréhensible. Ce sont ces trois réalités qui contribuent au cymbalum mundi, c‟est-à-dire au tintamarre du monde et elles sont attaquées selon un mode cynique : la pédagogie par le contre-exemple, seule à même de faire tomber les masques sociaux, dont le plus redoutable est le masque humaniste.649

Clément découvre dans le Cymbalum Mundi une « satire de la crédulité ou la leçon de l‟incrédulité »650. L‟œuvre montre que la rhétorique est devenue un instrument habile afin de tromper les hommes. Cette idée est surtout exprimée clairement dans le second dialogue, où elle s‟applique non seulement aux discours des philosophes, mais aussi à Mercure même. Clément rappelle que les cyniques « sont très violents envers les orateurs et les philosophes qu‟ils qualifient de démagogues ou d‟inutiles »651 et affirme que, dans le Cymbalum Mundi,

face aux fausses promesses, la leçon implicite qu‟un peu d‟incrédulité ne nuit jamais commence à s‟imposer et [que] l‟on peut réinterpréter en bonne part le qualificatif d‟incrédule dans la dédicace du Cymbalum mundi. Par incrédulité s‟entend la capacité à soupçonner la validité d‟un fait ou d‟un énoncé.652

Le message que Des Périers aurait voulu transmettre, serait donc de ne pas croire tout ce qu‟on vous dit. Il faut se demander si un discours apporte en effet de la vérité au lieu de se fier immédiatement aux paroles des hommes. Clément estime qu‟un message de ce type pourrait être mis en relation avec la religion, surtout à cause de la présence des deux prénoms d‟apôtres dans l‟épître dédicatoire. Le point suivant de son analyse porte pour cela le titre : « satire de la crédulité spirituelle : la leçon d‟agnosticisme »653. Dans cette partie, Clément affirme que ce n‟est pas la foi chrétienne qui est attaquée dans le Cymbalum Mundi. Le livre exprimerait « un point essentiel

649 Ibid., p. 504. L‟écriture cursive est de notre main. 650 Ibid., p. 505. 651 Ibid., p. 506. 652 Ibid. 653 Ibid. de la doctrine cynique : l‟agnosticisme »654. C‟est donc plutôt la curiosité de l‟homme et sa prétendue connaissance face à ce qui le dépasse, qui sont dénoncées dans l‟œuvre. « Cela entre en résonance avec une expression agnostique que reprend tout le milieu évangélique au début du XVIe siècle : “quae supra nos nihil ad nos”. »655 Avant de souligner que la forme des quatre dialogues est tout à fait cynique, Clément explique encore de façon plus détaillée la méthode que Des Périers utilise pour faire passer cette leçon agnostique :

Le texte de Bonaventure Des Périers Ŕ c‟est ce qui en fait la difficulté Ŕ n‟est pas doctrinaire donc il ne pose pas dogmatiquement le recours à l‟incrédulité et à l‟agnosticisme, il montre, à rebours, ce à quoi conduit de n‟y avoir pas recours. Or, cette conséquence, c‟est le triomphe du bruit. […] Bonaventure Des Périers ne va pas dénoncer ce bruit. Il va agacer l‟oreille en bonne méthode cynique, tympaniser, produire le « cymbalum mundi » jusqu‟à provoquer (espérer provoquer) une conversion des mœurs, grâce à une apologie bruyante du silence. […] [L]e cymbalum mundi va servir la pédagogie de Des Périers, de manière oblique. Comme il a exhibé la crédulité pour promouvoir l‟incrédulité, la vanité du savoir pour promouvoir l‟agnosticisme, il va faire du bruit pour signifier la nécessité du silence, dans le hors texte. C‟est la « vaine parolle de mensonge » […] qui va désigner, malgré elle, « l‟utile silence de vérité » […].656

A travers cette méthode cynique, les quatre dialogues doivent donc inciter les hommes à changer. En définitive, l‟influence de la tradition cynique par rapport au titre, à certains thèmes et même à la méthode employée par l‟auteur, permet à Clément d‟affirmer que Des Périers représente « une des premières voix cyniques du siècle, […] [c]ritique féroce d’un humanisme trop confiant dans les vertus de la parole, (de la rhétorique) qui a laissé grandir la faille entre les mots et les actes »657.

654 Ibid., p. 507. 655 Ibid., p. 508. 656 Ibid., p. 509. 657 Ibid., p. 511. L‟écriture cursive est de notre main. 5. Conclusions

« quaerite et invenietis » (Mt, 7 : 7)

La citation de la Bible résume parfaitement l‟action à laquelle les critiques se sont livrés à propos du Cymbalum Mundi. Car la plupart ont recherché avec passion et assiduité le prétendu sens caché de l‟œuvre. Et nous savons que qui cherche, trouve. Or, un problème se pose : les sens qu‟on a dégagés du livre ne se correspondent pas et vont même jusqu‟à la contradiction totale. Comment savoir alors quelle interprétation est la plus correcte ? Dommage que Bonaventure Des Périers ne soit plus capable de répondre lui-même à cette question. Nous voudrions tenter néanmoins de tirer quelques conclusions générales à partir de ce survol d‟interprétations.

En premier lieu, quelques remarques concernant la méthode de recherche. Certains critiques n‟ont examiné que quelques dialogues, qui selon eux suffiraient pour pouvoir déterminer de quoi il s‟agit en général dans le Cymbalum Mundi. D‟autres ont insisté sur la nécessité d‟analyser tous les quatre dialogues. D‟autres encore, ne croyant pas que l‟examen du Cymbalum Mundi seul suffirait, se sont efforcés de regarder aussi les autres œuvres attribuées à Des Périers. Finalement, il y a encore ceux qui, ayant Ŕ à leur avis Ŕ discerné une source fondamentale du Cymbalum Mundi, ont cru l‟analyse de cette source indispensable à l‟étude du livre de Des Périers. Une première remarque à formuler, est que le Cymbalum Mundi doit être étudié dans sa totalité. On ne peut pas négliger un ou plusieurs dialogues. Bonaventure n‟ayant pas indiqué que tel dialogue serait plus important qu‟un autre, les quatre doivent être inclus dans l‟analyse. Pour ce qui est de la question de l‟unité de l‟œuvre, nous croyons qu‟elle est bien présente. L‟argument fréquemment utilisé à l‟encontre de cette unité est que Mercure apparaît dans les trois premiers dialogues, tandis qu‟il serait absent dans le quatrième. Or, certains érudits, dont Heather Ingman, ont suggéré que Mercure est bien présent dans ce dernier dialogue, quoique implicitement. Outre cet argument, certains, comme Frank, Boerner et Wirth, ont indiqué le cadre carnavalesque qui forme l‟arrière-fond, ce qui constitue un lien supplémentaire entre les quatre dialogues. Outre les quatre dialogues, il faut également prendre en compte l‟épître dédicatoire. Nous nous joignons à l‟opinion généralement répandue que cette « préface » aux dialogues, constitue en fait une fiction littéraire et qu‟elle fait ainsi partie de l‟œuvre. La page de titre, pour sa part, ne semble pas apporter grand-chose. D‟abord parce que celle de l‟édition de 1537 et celle de l‟édition de 1538 ne présentaient pas la même image. Mais aussi parce que, comme Delègue a signalé, les imprimeurs utilisaient la même image pour différentes œuvres. Une seconde remarque par rapport à la méthode de recherche : l‟analyse des autres œuvres attribuées à Des Périers n‟est certainement pas un travail vain. Car, une telle analyse pourrait confirmer ou non les résultats concernant le Cymbalum Mundi. Ceci vaut également pour l‟examen d‟une source possible du livre. Or, nous croyons qu‟il ne faut pas se limiter à une seule source littéraire Ŕ une faute commise par Lucien Febvre Ŕ car le Cymbalum Mundi semble être imprégné de références à plusieurs sources diverses. Il est ainsi parfaitement possible que Bonaventure a éprouvé l‟influence des idées de Celse. L‟œuvre contient toutefois aussi des références à, par exemple, Ovide et Lucien.

Passons aux conclusions au sujet du sens du Cymbalum Mundi. En gros, nous avons distingué quatre groupes d‟interprétations : celles qui considèrent le Cymbalum Mundi comme une œuvre contraire au christianisme, celles qui prétendent, au contraire, qu‟il s‟agit en effet d‟une œuvre chrétienne, celles qui discernent plutôt une portée philosophique dans le livre et, en dernier lieu, celles qui s‟abstiennent de participer au jugement du livre. Ce dernier groupe se divise encore, d‟une part, en ceux qui considèrent le Cymbalum Mundi comme une œuvre innocente et, d‟autre part, en ceux qui affirment simplement qu‟il s‟agit d‟une œuvre inintelligible. Nous n‟allons pas tenir compte ici de ce groupe qui présente ainsi une absence de jugement. D‟abord, parce que, à notre avis, affirmer que le livre est tout simplement inintelligible, est une solution trop facile. Ensuite aussi parce que l‟œuvre de Des Périers nous semble évidemment contenir une signification cachée. Il y a d‟abord déjà la condamnation du livre dès sa parution qui paraît le prouver, mais l‟analyse du livre permet également une telle conclusion.

Ainsi, il convient de distinguer d‟abord l‟analyse d‟Eloi Johanneau. Johanneau s‟est mis à la recherche des clefs du Cymbalum Mundi. Même si nous ne sommes pas nécessairement d‟accord avec toutes ses trouvailles, force est de constater qu‟il a néanmoins indiqué plusieurs éléments qui peuvent être mis en relation avec le christianisme. Ainsi par exemple les anagrammes de l‟épître dédicatoire. Nous nous joignons à l‟analyse qui a porté sur « Thomas l‟incrédule » et « Pierre le croyant ». Cela dit, cette analyse nous semble toutefois pas encore prouver la prétendue incrédulité du livre, car Morrison a souligné Ŕ à juste titre à notre avis Ŕ que cette résolution de ces anagrammes ne permet en rien un jugement négatif : Thomas l‟incrédule n‟a-t-il pas fini par croire ?

Plusieurs érudits ont insisté sur les allusions à la religion, s‟appuyant surtout sur le deuxième dialogue. On a identifié Rhétulus et Cubercus avec, respectivement, Luther et Bucer, identification à laquelle nous souscrivons. Quant à Drarig, le doute persiste : s‟agirait-il d‟Erasme ou de Girard Roussel ? Tandis que nous ne pouvons pas trancher cette question, nous affirmons, comme la plupart des études, que ce second dialogue semble critiquer surtout les Réformateurs. Or, dans l‟ensemble des dialogues, aussi certains aspects de l‟Eglise romaine paraissent être l‟objet de l‟esprit critique de Des Périers. Il est possible de relever, par exemple, une satire par rapport aux druides et aux vestales. Mais, il est également possible de discerner une critique de la pratique des indulgences, à travers les actions de Curtalius et Byrphanes. Le livre des Destinées semble s‟identifier avec l‟Ancien Testament. Et dans le deuxième dialogue, les propos de Trigabus, portant sur les conditions à remplir pour pouvoir trouver des pièces de la Pierre philosophale, semblent même se référer à l‟ensemble des religions. Reste la question de savoir si les critiques formulées au sujet de la religion, constituent une attaque de la foi même. Nous y reviendrons dans ces conclusions.

D‟abord, nous voudrions insister sur le fait que, selon nous, la religion constitue donc tout à fait l‟aspect le plus important du Cymbalum Mundi. Il est vrai que plusieurs études ont révélé que le livre présente aussi un certain nombre d‟autres aspects importants. Or, nous estimons que ceux-ci se rapportent tous au thème central de la religion. Quand Boerner distingue ainsi par exemple une satire de la société du XVIe siècle, il faut bien observer que cette époque se caractérisait, comme nous l‟avons indiqué dans notre Préface historique, pour un grand part par les bouleversements relatifs à la religion. La curiosité des hommes se retrouve aussi parmi les points principaux du livre. Certaines études, comme celle de Berriot, ont relié ce thème Ŕ à juste titre à notre avis Ŕ aux principes de l‟agnosticisme. Le lien avec la religion apparaît ici aussi : l‟homme doit accepter de ne pas pouvoir connaître le divin. Un autre grand thème qui a été discerné dans le Cymbalum Mundi, lié à la curiosité : la parole. Ce thème Ŕ que nous considérons également comme un thème des plus importants du livre Ŕ peut aussi être relié à l‟aspect religieux.

Nous voudrions ici rapprocher les études concernant l‟importance de la parole (celles de Spitzer et de Delègue) et les études qui parlent du silence (en premier lieu, celle de Saulnier, mais aussi celle de Nurse, d‟Ingman, de Berriot et de Smith). La parole occupe certainement une place importante dans le Cymbalum Mundi. Le livre présente Ŕ Delègue l‟explique très bien Ŕ les pouvoirs de la parole, mais aussi ses limites, ses dangers, etc. Ce qui semble surtout important, c‟est l‟abus de la part des hommes face à la parole, ainsi que l‟inutilité de parler. Le deuxième dialogue, qui met en scène les Réformateurs, démontre par exemple que les hommes ont beau parler, mais que leurs actions ne correspondent pas toujours à ce qu‟ils disent. La satire semble ici évidente, surtout à propos de la religion.

Le Cymbalum Mundi semble inciter au silence. Nous souscrivons au jugement de ces quelques critiques qui ont discerné dans le Cymbalum Mundi une tendance à prôner le silence. Or, il est difficile de décider que ce silence était lié à l‟évangélisme Ŕ comme prétend par exemple Saulnier Ŕ ou que cette incitation au silence faisait partie d‟une stratégie de dissimulation. D‟une part, Des Périers a pu simplement transférer un message, ou plutôt un choix, de silence. Ce silence prôné par le Cymbalum Mundi, pourrait exprimer une foi silencieuse, une espèce de spiritualité intérieure. Le Cymbalum Mundi adhérait dans ce cas à l‟évangélisme et ne serait nullement impie. D‟autre part, ce silence qui apparaît dans le Cymbalum Mundi, pourrait constituer en réalité un voile servant à cacher d‟autres intentions. Ainsi, on trouverait dans le livre l‟idée de la dissimulation par le silence. Le silence serait le signe d‟un autre message, il ne s‟agirait de cette façon que d‟une stratégie du silence. Cette deuxième possibilité permet de considérer le Cymbalum Mundi comme une œuvre impie. Il s‟agirait alors d‟une forme d‟athéisme, d‟une critique dissimulée de la religion.

Nous voudrions encore regarder ici deux éléments du Cymbalum Mundi, qui prendraient un sens différent suivant qu‟il s‟agirait d‟une foi silencieuse ou d‟une stratégie de silence. D‟abord, le Cymbalum Mundi semble présenter des éléments épicuriens. De tels éléments pourraient se conjuguer avec l‟idée d‟une stratégie de silence : les disciples d‟Epicure aimaient se retirer dans le jardin, sans s‟occuper du monde. Même si, d‟autre part, Bonaventure pourrait avoir seulement évoqué ces éléments, sans de les avoir assumés. Deuxièmement, il faut certainement souligner l‟influence de Lucien de Samosate dans le Cymbalum Mundi. Gauna et Millet ont expliqué que l‟influence de Lucien peut être simplement « lucianesque », c‟est-à-dire formelle, ou « lucianique », propre à la satire religieuse. Le tout est de déterminer la portée de cette influence. Si le Cymbalum Mundi présente les caractéristiques formelles des pièces de Lucien, l‟alternative demeure : est-ce que le rire de Lucien est seulement mobilisé pour étayer une foi silencieuse ou au contraire pour miner, dans l‟esprit de Lucien, cette foi par la dissimulation, c‟est-à-dire le rire et une stratégie du silence ?

En dernier lieu, deux questions restent. La première porte sur le pourquoi de la persécution du Cymbalum Mundi. Dans le cas où le livre comporterait une stratégie du silence et de la dissimulation et serait par conséquent athée, l‟explication serait évidente. Dans l‟autre cas, quand il s‟agirait donc d‟un livre appartenant à l‟évangélisme, la réponse serait moins précise, moins claire. Les tensions entre le Parlement, la Sorbonne et le roi n‟expliquent pas les condamnations ultérieures… Une ultime question demeure : comment expliquer le suicide de Bonaventure Des Périers ? Ce suicide semble favoriser l‟explication d‟une stratégie du silence. Mais Voltaire avait avancé une autre explication, par ailleurs assez probable. La persécution a peut-être été insupportable pour Des Périers. Il aurait préféré de mourir. Nous ne saurons probablement jamais la vérité sur ce qui s‟est passé et sur le sens du Cymbalum Mundi. Tout ceux qui découvrent ce petit livre ne semblent néanmoins pas pouvoir résister au plaisir de parler de l‟énigme qu‟il contient.

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