Adrien CARALP Séminaire du CEMI 9 avril 2015 Les cycles d’innovation dans le domaine des véhicules militaires

Introduction

1) Eléments de départ

Une étude des évolutions à l’œuvre dans le domaine des véhicules militaires depuis une vingtaine d’années laisse entrevoir trois éléments marquants : - L’effondrement de la demande sur le marché des chars lourds au niveau mondial ; - Une évolution de la demande vers des véhicules plus légers et polyvalents ; - Des progrès technologiques récents et significatifs dans le domaine des véhicules à roues. Ces trois éléments s’inscrivent dans un contexte de changements majeurs, à savoir la fin de la guerre froide et de l’affrontement bipolaire, mais aussi l’évolution des politiques de défense d’un certain nombre d’Etats avec le passage d’une posture de défense du territoire national à des opérations de projection de troupes à l’étranger. Au niveau industriel, le cas de la France est de ce point de vue un exemple tout à fait éloquent : la production du char lourd Leclerc cesse à l’été 1998 et le principal véhicule militaire actuellement en production est le VBCI, véhicule blindé de combat d’infanterie, plateforme à roues 8x8 qui a vocation à remplacer les véhicules à chenilles AMX-10 P. Ces évolutions sont souvent énoncées, que ce soit dans des rapports d’organisations internationales, de think tanks ou dans la presse spécialisée ; elles ne sont en revanche jamais décrites de façon approfondie. On a en ce sens plutôt affaire à des affirmations qui s’appuient sur l’énumération d’un certain nombre d’exemples concrets. C’est de ce constat que réside l’origine du présent document : recourir à une étude statistique de l’innovation technologique dans le domaine des véhicules militaires en comparant l’évolution dans le temps de plusieurs catégories de plateformes, de façon à avoir une étude scientifiquement recevable des trois évolutions précédemment décrites. Dans ce cadre, l’objectif est d’étudier l’innovation technologique de trois catégories de plateformes : le char lourd qui constitue le véhicule militaire le plus puissant et le plus lourdement armé, mais aussi le véhicule de combat d’infanterie (VCI) à chenilles, catégorie intermédiaire dont le châssis peut être utilisé pour d’autres applications, et enfin le véhicule à roues 8x8, catégorie plus légère mais dont les progrès technologiques récents tendent à les rapprocher des performances des VCI chenillés. L’analyse statistique porte sur trois mesures

1 de l’innovation technologique : le poids maximum au combat (en tonnes), la puissance maximale du moteur (en chevaux) et, synthèse de ces deux éléments, le rapport puissance/masse (nombre de chevaux par tonne). L’objectif étant d’avoir recours à une perspective historique destinée à mieux comprendre la situation présente, l’étude porte sur plusieurs décennies, de 1960 à 2010. Les éléments relatifs aux sources utilisées et à la méthodologie employée sont précisés en deuxième partie.

2) Cadre théorique mobilisé

Dans une perspective théorique, le cadre d’analyse qui semble le plus pertinent pour se livrer à une telle étude est celui du cycle de vie de la technologie, souvent formalisé sous la forme d’une courbe en S. Ce modèle postule qu’une technologie, mais aussi un produit ou un secteur d’activité, passe par quatre phases : lancement, croissance, maturité et déclin. Au départ fondamentalement empirique, ce modèle est théorisé en 1986 par Richard Foster dans son ouvrage Innovation. The Attacker’s Advantage. L’auteur s’y interroge sur la difficulté qu’ont les entreprises établies (les défenseurs) lorsqu’elles sont confrontées à l’émergence d’une nouvelle technologie, généralement accaparée avec succès par de nouveaux entrants (les attaquants). L’approche repose sur l’importance pour une entreprise d’apprendre à maîtriser et à animer le processus d’innovation, plutôt que de le considérer comme un élément imprévisible, impossible à contrôler et à diriger. Une telle analyse repose sur le modèle de la courbe en S du cycle de vie de la technologie et de ses quatre phases, et plus particulièrement sur une bonne compréhension des mécanismes à l’œuvre dans la partie haute de la courbe, qui correspond à la fois aux limites (lorsqu’une technologie ne progresse qu’à un taux marginal décroissant) et aux discontinuités (lorsqu’une nouvelle technologie succède à une ancienne). Richard Foster considère que ce modèle constitue un instrument de prévision utile, d’autant qu’il contraint l’entreprise à un certain nombre de décisions a priori contre-intuitives : ne pas hésiter à cannibaliser une technologie et un produit pourtant rentable et mature de façon à pérenniser son activité sur le long terme. L’objectif n’est pas ici de se servir de ce modèle dans une vision prospective, mais de l’employer comme grille de lecture venant faciliter l’analyse en le confrontant aux résultats statistiques afin d’examiner si la succession de différentes phases d’innovation peut être observée dans le secteur des véhicules militaires, selon quelle modalité, et la façon dont ces phases se chevauchent dans le temps selon les trois catégories de plateformes étudiées.

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Une dizaine d’années plus tard, un autre auteur, Clayton Christensen s’interroge à nouveau sur la difficulté qu’ont les entreprises établies à faire face à l’émergence d’une nouvelle technologie. Son ouvrage, The Innovator’s Dilemma. When New Technologies Cause Great Firms to Fail, est publié en 1997. Dans la continuité des travaux de Richard Foster, Clayton Christensen reprend le modèle de la courbe en S du cycle de vie de la technologie tout en renouvelant la distinction traditionnelle entre innovation incrémentale et innovation de rupture. L’auteur y définit une technologie de rupture (disruptive technology) comme l’assemblage de composants issus de technologies déjà existantes et éprouvées en une nouvelle architecture de produits qui offre au client un ensemble d’attributs et une nouvelle proposition de valeur non encore disponible. En ce sens, la technologie de rupture n’implique aucune technologie nouvelle et propose dans un premier temps des performances inférieures à celles de l’offre de référence. Avec le temps cependant, la technologie de rupture progresse et concurrence par le bas l’offre de référence, jusqu’au stade où elle parvient à satisfaire la demande moyenne du marché. Dans les exemples qu’il donne des technologies de rupture potentielles, Christensen mentionne le cas des drones par rapport aux avions de combat : dans un premier temps, le drone offre des performances largement inférieures et se trouve cantonné à des applications spécifiques telles que la surveillance. Les progrès technologiques laissent cependant envisager, à terme, une possible concurrence directe entre la technologie de rupture (le drone) et l’offre de référence (l’avion de combat traditionnel). La question posée est alors de savoir si une logique similaire peut être identifiée dans le domaine des véhicules à roues par rapport aux véhicules à chenilles.

3) Objectif de l’étude et annonce de plan

Comme mentionné précédemment, l’objectif est double : Il s’agit d’abord de vérifier par le recours à des données quantitatives la pertinence des trois propositions de départ (perte d’intérêt sur le segment des chars lourds, recentrage sur des plateformes plus légères et progrès majeurs réalisés récemment sur le segment des véhicules à roues lourds) mais aussi l’ampleur de ces évolutions. Dans cette perspective, le modèle du cycle de vie de la technologie tel que proposé par Richard Foster est employé comme grille de lecture venant aider à la classification et à l’interprétation des résultats obtenus. Il s’agit également d’étudier plus spécifiquement les deux dernières catégories de véhicules (véhicule de combat d’infanterie chenillé et véhicule à roues 8x8) de façon à déterminer si les progrès technologiques réalisés dans cette dernière catégorie permettent

3 d’approcher voire d’égaler les caractéristiques des véhicules chenillés. Dans cette seconde perspective, c’est le modèle de l’innovation de rupture tel que proposé par Clayton Christensen qui est mobilisé.

La présentation prend la forme d’un plan en trois parties. Sont d’abord présentés les éléments théoriques de départ, à savoir le modèle du cycle d’innovation et la théorie de la discontinuité, puis la théorie de l’innovation de rupture. La deuxième partie porte sur une étude statistique de l’innovation technologique dans le secteur des véhicules militaires des années 1960 à nos jours. Enfin, la troisième partie confronte les modèles théoriques aux résultats statistiques obtenus.

I) Eléments théoriques : cycle d’innovation et rupture technologique

L’approche de Richard Foster comme celle de Clayton Christensen se situe dans le domaine de la stratégie technologique des firmes. Le point de départ des deux auteurs est identique, à savoir le constat selon lequel des entreprises bien établies, voire en position dominante sur un secteur d’activité, perdent leur hégémonie et sont concurrencées par d’autres entreprises qui utilisent une technologie nouvelle et proposent des produits moins coûteux. Dans le cas de Foster, les entreprises en place gèrent la technologie de façon pertinente dans le cadre d’évolutions et de changements continus, mais se trouvent désarmées face à des situations de discontinuités rapides et brutales. Dans le cas de Christensen en revanche, les entreprises en place gèrent les innovations de continuité, fussent-elles radicales, de façon pertinente, mais se trouvent désarmées face à des innovations de rupture.

A) Richard Foster : le modèle de la courbe en S et la gestion des discontinuités

1) Présentation

Richard Foster est le premier auteur à avoir mis en avant le modèle de la courbe technologique en S dans un ouvrage de 1986, intitulé Innovation. The Attacker’s Advantage, traduit en français par L’innovation. Avantage à l’attaquant. Son point de départ réside dans la prise de distance avec l’idée, pourtant largement répandue, selon laquelle l’innovation serait un phénomène individuel et hasardeux, impossible à planifier et à diriger de façon significative. Selon l’auteur en effet, « pour la plupart des spécialistes, l’innovation est le fait

4 d’un homme solitaire, créatif, voire génial. Selon eux, on ne peut pas la diriger ni la prévoir. On peut l’espérer ou tout au plus la faciliter. Mais pour moi, il s’agit de bien autre chose : c’est une bataille de marché entre, d’une part, des innovateurs, qui attaquent et essaient de gagner de l’argent en changeant l’ordre des choses, et, d’autre part, ceux qui se défendent pour protéger leur marge brute ».1 Dans cette perspective, l’avantage à l’attaquant dont il est question réside dans le constat, très répandu dans le monde des affaires, selon lequel l’entreprise établie (le défenseur) dispose d’un avantage considérable par rapport au nouvel entrant (l’attaquant) : tout comme le militaire qui a eu le temps de fortifier sa position pour se préparer à un éventuel assaut, l’entreprise établie dispose en effet normalement de la plus grande part de marché, des meilleurs services de production et de distribution. Elle se trouve donc en position de force dans le cas d’une éventuelle lutte concurrentielle. Selon l’auteur cependant, « rien n’est plus faux : le défenseur est dans une position intrinsèquement désavantageuse ».2 Certes, il domine le marché et bénéficie d’une productivité élevée, alors que le produit proposé par le nouvel entrant fait souvent figure de curiosité voire de gadget dans un premier temps. Le défenseur tend cependant à ignorer le potentiel de son adversaire. Or l’auteur relève que « dans chaque cas, on retrouve le même phénomène : une nouvelle technologie voit le jour, à côté d’une technologie en phase de maturité mais encore perfectible. Cela permet à un nouveau concurrent de saisir l’occasion de ravir la première place aux leaders établis ».3 Pour une entreprise en place en effet, investir dans une nouvelle technologie alors même que la technologie dominante est performante et rentable s’avère être particulièrement difficile. C’est pourtant ce que préconise l’auteur : « la redistribution des ressources est donc une affaire difficile, car au départ les décisions prises par la direction générale peuvent sembler contraire aux intérêts de la société, et on l’accusera de se risquer dans des terrains glissants et inconnus. Pourtant, pour gérer une discontinuité technologique, c’est bien ce qu’il faut faire : renoncer au passé et à une technologie juste au moment où elle entre dans sa phase la plus productive ».4 C’est en ce sens que l’auteur, via le modèle de la courbe en S, propose d’aller à l’encontre d’un certain nombre d’idées reçues quant à la stratégie technologique des firmes en situation concurrentielle. 5

1 Richard FOSTER, L’innovation. Avantage à l’attaquant, Paris, InterEdition, 1986, 316 p., p. 18 2 Ibid., p. 105 3 Ibid., p. 37 4 Ibid., p. 108-109 5 Ainsi, « bien que les concepts de courbe en S, de limite et d’avantage à l’attaquant ne soient pas simples à mettre en pratique, ils contribuent à expliquer un certain nombre de phénomènes qui vont souvent à l’encontre des idées reçues en matière de gestion : pourquoi les leaders perdent, pourquoi un avantage n’est jamais acquis

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2) Le modèle de la courbe en S

Richard Foster déclare avoir puisé dans la lecture de La structure des révolutions scientifiques du philosophe des sciences Thomas Kuhn le modèle selon lequel une technologie progresse d’abord lentement, puis accélère avant de décliner de façon inexorable. Son approche s’inscrit dans la continuité de la notion de cycles économiques, telle que formulée par Nikolaï Kondratieff et reprise dans les années 1930 par Joseph Schumpeter. Ainsi, « Schumpeter démontra que la première vague dura de 1790 à 1840 avec des innovations principalement dans le textile, qui exploitèrent le potentiel apporté par le charbon et la vapeur. La deuxième vague, de 1840 à 1890, porta directement sur le développement du chemin de fer et la mécanisation de la production. La troisième, de 1890 à 1940, reposa sur l’énergie électrique, les découvertes de la chimie et le moteur à explosion. La quatrième vague, celle que nous vivons (1940 – 1990 ?) est basée sur l’électronique. Toutefois, la vague d’innovation pourrait bien ne pas se ralentir comme les trois précédentes ».6 L’auteur considère ainsi que, contrairement à l’approche selon laquelle l’innovation serait individuelle et hasardeuse, le changement technologique est caractérisé par des structures prévisibles et analysables. Cette structure prend la forme d’une courbe en S, définie comme « la représentation graphique de la relation entre les efforts cumulés consacrés à l’amélioration d’un procédé ou d’un produit et les résultats obtenus grâce à cet investissement ».7 Contrairement à une représentation fréquente de ce modèle, l’axe horizontal représente les efforts réalisés et non le temps nécessaire, dans la mesure où « ce n’est pas le temps qui passe qui mène aux progrès mais les efforts, et nous serions incapables de tirer la moindre conclusion sur l’avenir en assignant un taux d’effort constant à une période de temps donnée ».8

définitivement ; pourquoi un produit perd sa compétitivité plus vite qu’on ne s’y attend ; pourquoi les petites sociétés dégainent plus vite que les grandes ; et pourquoi les dirigeants qui tentent de contrôler la vitesse de l’innovation dans leur secteur échouent presque toujours » (Ibid., p. 40). 6 Ibid., p. 52-53 7 Ibid., p. 29 8 Ibid., p. 97

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Figure : le modèle de la courbe en S 9

Selon ce modèle, les progrès sont d’abord très lents lors de l’élaboration d’un procédé ou d’un produit nouveau. La situation s’accélère à mesure que le savoir-faire est maîtrisé. « Enfin, plus l’investissement financier augmente, plus les progrès techniques deviennent marginaux ».10 La courbe en S sous-tend en effet deux phénomènes majeurs que sont l’apprentissage et le rendement marginalement décroissant. Pour l’auteur, la courbe en S est utile à des fins de prévision. Elle constitue ainsi une base permettant de savoir jusqu’à quels points les produits pourront être améliorés, et avec quels efforts. Elle permet également d’appréhender la dynamique concurrentielle en se faisant une idée des capacités de ses concurrents. Comme mentionné précédemment, l’axe horizontal mesure les efforts consentis dans le développement de la technologie (par exemple le montant des investissements annuels). Aussi, « la difficulté n’est pas de prévoir l’évolution de la technologie, puisque nous l’avons vu, la courbe en S est plutôt stable, mais de prévoir quelle quantité d’argent les concurrents vont investir dans le développement de la technologie ».11

3) La limite de la technologie et la gestion stratégique des discontinuités

Lorsque l’on suit cette courbe et ses différentes phases, on arrive à une situation de limites qui se manifestent au sommet de celle-ci : « dans le monde des affaires, les limites déterminent quelles technologies, quelles machines et quelles méthodes sont sur le point de

9 Ibid., p. 29 10 Ibid., p. 30 11 Ibid., p. 97

7 devenir obsolètes ».12 Cette situation est liée à l’effort consenti, au sens où « il peut apparaître qu’une technologie a encore un grand potentiel en réserve mais […] en réalité, ce qui la fait progresser, ce sont des investissements de plus en plus importants ».13 L’entreprise confrontée à cette situation fait alors face à deux possibilités : « soit augmenter ses investissements pour que les progrès continuent à la même allure, soit accepter qu’ils ralentissent ».14 La situation devient de plus en plus hostile pour les entreprises concernées, dont la seule possibilité est alors de faire reposer les clés du succès sur d’autres facteurs que la technologie : « si elles doivent continuer à prospérer à l’avenir, elles devront s’appuyer sur d’autres compétences, par exemple, le marketing, la fabrication ou les approvisionnements ».15 Dans ce contexte cependant, « la question qui se pose alors est de savoir s’il existe un autre moyen d’obtenir le produit réclamé par le client, s’il existe éventuellement une nouvelle technologie pas encore développée qui serait plus performante que l’actuelle, de moins en moins perfectible ».16 Quel que soit le secteur d’activité en effet, « il est rare qu’une seule technologie puisse satisfaire les besoins de tous les clients. Plusieurs technologies sont presque toujours présentes et se font concurrence ».17 La courbe en S n’a de sens et d’intérêt que dans une situation de changement technologique. Ainsi, « une entreprise doit approcher de ses limites au moment où d’autres, qui ont peut-être moins d’expérience, sont en train d’explorer d’autres technologies aux limites plus reculées ».18 L’auteur parle de discontinuité technologique pour qualifier les transitions d’un groupe de produit ou de procédés à un autre. Dans ce modèle, « il existe une pause entre la fin d’une courbe en S et le début de la suivante, qui ne résulte pas du savoir qui a permis l’amorce de la première, mais d’une connaissance entièrement neuve et différente ».19 Les courbes en S vont donc toujours par paire, comme représenté dans le schéma en page suivante : « l’intervalle qui les sépare représente une discontinuité, le moment où une technologie en remplace une autre ».20

12 Ibid., p. 30 13 Ibid., p. 97 14 Ibid., p. 66 15 Ibid., p. 66 16 Ibid., p. 98 17 Ibid., p. 100 18 Ibid., p. 33-34 19 Ibid., p. 34 20 Ibid., p. 99. Selon l’auteur en effet, « si l’on sait que telle technologie n’a plus guère de grandes possibilités, sauf à un coût prohibitif, et qu’une autre technologie plus avancée a un plus grand potentiel, on peut en déduire que l’apparition d’une discontinuité, avec ses conséquences sur la concurrence, n’est qu’une question de temps » (Ibid., p. 69)

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Figure : succession de courbes en S et discontinuité21

Toute la difficulté vient de la capacité à appréhender de façon fine les limites d’une technologie. Ces limites sont définies comme celles des facteurs de performance technique qui font le prix du produit aux yeux du client. A partir de là, « tout le problème consiste à relier ces « facteurs de performance technique » qui sont des qualités mesurables du produit ou du procédé, aux facteurs que le client perçoit, lui, comme importants lors de la décision d’achat ».22 Or ces facteurs sont parfois difficiles à mesurer voire même impossibles à quantifier en termes techniques, ce qui pose la question de la possibilité même de déterminer des limites.23 Par ailleurs, l’existence d’une autre technologie susceptible de satisfaire de façon plus performante les besoins du consommateur n’est pas systématique. De ce point de vue, « ce n’est donc pas parce qu’on touche à la limite qu’il existe automatiquement une nouvelle technologie plus performante. Si cette dernière existe et si elle est économiquement intéressante, alors et seulement alors, le jeu concurrentiel sera modifié ».24

21 R. FOSTER, L’innovation. Avantage à l’attaquant, op. cit., p.99 22 Ibid., p. 69 23 Différents consommateurs peuvent ainsi apprécier différemment un même produit. Les limites techniques peuvent parfois être atteintes du point de vue du consommateur, qui est pleinement satisfait du produit sans qu’il soit nécessaire de l’améliorer plus encore. Enfin, l’appréciation des paramètres de la performance peut évoluer, soit à l’initiative du consommateur qui, satisfait du niveau de performance du produit, en cherchera un autre, soit sous l’influence de facteurs externes comme des changements dans l’environnement social ou économique : lois sur la pollution, augmentation du coût de l’énergie… (Ibid., p. 70-71) 24 Ibid., p. 84

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4) Généralisation du modèle et éléments de controverse

La courbe technologique peut donc être définie comme « diagramme représentant de manière corrélée l’amélioration des performances techniques d’une technologie en fonction de l’effort de recherche et de développement fourni et/ou du temps ».25 Comme le rappellent Helfer, Kalika et Orsoni, « le cycle de vie des secteurs et le cycle de vie des technologies sont liés car, d’une part, le cycle de vie du secteur est conditionné par le cycle de vie que connaissent les technologies et, d’autre part, les choix technologiques de l’entreprise sont influencés par la phase dans laquelle se trouve le secteur sur lequel elle intervient ».26 En effet, « c’est parce qu’une technologie se banalise qu’un secteur se met à décliner (remplacé par une autre activité reposant sur une activité nouvelle) ».27 Il en résulte qu’une technologie déterminée connaît un cycle de vie qui commande et est commandé par le cycle de vie du secteur. Ce modèle dispose donc de plusieurs applications puisque l’on distingue : - Le cycle de vie des technologies (courbe en S) - Le cycle de vie des produits (courbe en S) - Le cycle de vie de l’adoption des technologies par les clients (courbe en cloche) - Le cycle de vie des secteurs d’activités (courbe en S)

Ces concepts sont largement répandus et utilisés, vraisemblablement de par la pertinence leur aspect empirique. Ainsi, « le cycle de vie ne fait qu’appliquer aux domaines de la stratégie de l’entreprise le concept de vieillissement, en distinguant les diverses phases qui vont de la naissance à la mort ».28 Leur utilisation reste cependant controversée, les principales critiques portant sur le caractère explicatif limité du modèle, son aspect déterministe, voire même la possibilité d’une prophétie auto-réalisatrice quant à l’évolution à venir d’une technologie ou d’un produit. Michael Porter, dans son ouvrage Choix stratégiques et concurrence, s’intéresse à la question de l’évolution d’un secteur d’activité et revient sur les critiques suscitées par le modèle de cycle de vie d’un produit.29 Selon lui, « le vrai

25 Séverine LE LOARNE et Sylvie BLANCO (dir.), Management de l’innovation, 2e éd., Paris, Pearson France, 2012, 410 p., p. 402 26 Jean-Pierre HELFER, Michel KALIKA et Jacques ORSONI, Management stratégique, 9e éd., Paris, Vuibert, 2013, 473 p., p. 178 27 Ibid., p. 178 28 Ibid., p. 176 29 Les critiques sur la notion de cycle de vie du produit sont au nombre de quatre : « la durée des phases varie beaucoup d’un secteur à l’autre, et il n’est souvent pas clair de savoir dans quelle phase du cycle de vie se situe un secteur » ; « la croissance d’un secteur ne suit pas toujours la courbe en S » ; « les firmes peuvent influer sur

10 problème que pose le cycle de vie du produit, en tant qu’instrument servant à prédire l’évolution d’un secteur, est qu’il cherche à décrire un seul mode d’évolution, censé intervenir invariablement […]. Comme l’évolution réelle des secteurs emprunte nombre de voies différentes, le cycle de vie n’est pas une évolution qui se vérifie toujours, même s’il reste un mode d’évolution fréquent, ou même le plus fréquent. Rien, dans le concept, n’indique quand il prévaudra et quand il ne prévaudra pas ».30 Malgré ces limites évidentes, le modèle reste utile. Comme le relèvent de façon paradoxale Helfer et al., « le concept de cycle de vie, en dépit de son caractère déterministe et simplificateur, doit être connu du manager, ne serait-ce que pour tenter de le contrarier à son profit ».31

Figure : illustration de la discontinuité technologique par Richard Foster32

Le voilier à sept mâts Thomas W. Lawson (à gauche) est mis en service en 1902. Conçu pour rivaliser avec les premiers navires à vapeur qui commencent à concurrencer le transport de fret aux voiliers, ses sept mâts portent autant de voilure que le permet l’espace disponible. Sa marge de manœuvre est sacrifiée à la vitesse. Peu maniable et instable, il coule au mouillage lors d’un gros grain dans la Manche en décembre 1907. Le prototype expérimental à turbomoteur Turbina (à droite) est mis en service quelques années plus tôt, en 1894. Il est décrit par Foster comme « l’une des nombreuses technologies déjà bien connues qui menaçaient la suprématie des voiliers bien avant qu’on cessât leur construction ».

l’allure de la courbe de croissance en innovant, en repositionnant le produit, en le développant de diverses façons » ; « la nature de la concurrence qui est associée à chaque phase du cycle de vie diffère selon les secteurs » (Michael PORTER, Choix stratégiques et concurrence. Techniques d’analyse des secteurs et de la concurrence dans l’industrie, Paris, Economica, 1982, 426 p., p. 173-174). 30 Ibid., p. 174 31 J.-P. HELFER, M. KALIKA et J. ORSONI, Management stratégique, op. cit., p. 182 32 R. FOSTER, L’innovation. Avantage à l’attaquant, op. cit., p. 25-26 et p. 68

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B) Clayton Christensen et l’innovation de rupture (disruptive innovation)

1) Présentation

Clayton Christensen a écrit l’ouvrage The Innovator’s Dilemma. When New Technologies Cause Great Firms to Fail, livre issu d’une thèse de doctorat, publié en 1997 par les presses de la Harvard Business Review. Comme le mentionne explicitement le titre, la question posée y est celle des causes de l’échec de grandes entreprises qui ont acquis des positions dominantes dans leur(s) domaine(s) d’activité. Plus particulièrement, « ce livre concerne l’échec d’entreprises dans leur tentative de rester au sommet de leurs secteurs d’activité lorsqu’elles sont confrontées à certains types de changement de marché et de changement technologique ».33 A partir de plusieurs études de cas, en particulier dans le domaine du secteur des disques durs pour l’informatique, mais aussi des excavateurs mécaniques et de l’industrie de l’acier, Clayton Christensen relève qu’à chaque nouvelle génération de matériel, la majorité des entreprises dominantes se trouve contrainte de quitter le marché pour laisser la place à de nouveaux entrants, qui acquièrent progressivement une position dominante avant de se laisser distancer à leur tour lorsqu’une nouvelle technologie survient. Tout en s’inscrivant dans la continuité du modèle de la courbe en S tel que développé précédemment par Foster, Christensen part de ce constat pour repenser la distinction entre innovation de continuité et innovation de rupture. Dans cette perspective, l’innovation de continuité consiste pour une entreprise à rendre une technologie existante plus performante de façon à satisfaire ses clients, à augmenter ses marges et à accroître sa part de marché face à ses concurrents. Il s’agit d’un mouvement ascendant, qui peut conduire à des innovations radicales. A contrario, l’innovation de rupture consiste en la découverte ou la mise en œuvre d’une technologie plus basique dans un même domaine, qui s’adresse, du fait de ses performances plus limitées, à un marché restreint voire à un nouveau marché. Il s’agit donc d’un mouvement descendant, mais dont les progrès au cours du temps vont conduire à approcher voire dans certains cas à dépasser la technologie existante. Clayton Christensen considère que les entreprises en place, obnubilées par la recherche de la satisfaction de leurs clients, cherchent à améliorer leurs produits par des

33 Clayton M. CHRISTENSEN, The Innovator’s Dilemma. When New Technologies Cause Great Firms to Fail, Boston, Harvard Business Review Press, 2000, 252 p., p. IX.

12 innovations de continuité et négligent des innovations de rupture pourtant à leur portée, car ces dernières ne vont pas dans le sens de la satisfaction de leurs clients existants et s’adressent à un marché restreint. Ce faisant, les entreprises établies ne tiennent pas compte de l’évolution de la demande moyenne du marché, cette dernière progressant souvent à un rythme inférieur à celle de la technologie proposée. Certes, la technologie dominante offre toujours des performances supérieures à celles de la technologie de rupture. Mais lorsque cette dernière progresse suffisamment pour satisfaire la demande moyenne du marché, elle offre un rapport qualité-prix beaucoup plus avantageux ce qui précipite la chute des entreprises en place. C’est donc à une meilleure compréhension du processus d’innovation que se livre Clayton Christensen dans cet ouvrage. Il en déduit un certain nombre de règles, de façon à ce que les dirigeants d’entreprises puissent être amenés à prendre la bonne décision lorsqu’ils sont confrontés au dilemme d’une nouvelle innovation : poursuivre les pratiques traditionnelles de gestion de l’entreprise, ou au contraire suivre des principes alternatifs mais plus appropriés. L’auteur relève que « ces règles, que j’appelle les principes de l’innovation de rupture, montrent que lorsque des entreprises performantes se retrouvent en situation d’échec, cela est souvent dû au fait que leurs dirigeants ont soit ignoré ces principes, soit choisi de les combattre ».34 L’auteur va en effet jusqu’à comparer les lois qui régissent le fonctionnement des entreprises innovantes aux lois fondamentales de la nature, qu’il convient de connaître et d’exploiter et non de combattre si l’on souhaite parvenir à ses fins.35

2) Un renouveau de la distinction technologie de continuité/technologie de rupture

L’ouvrage repose sur la distinction entre technologies de continuité (sustaining technology) et technologies de rupture (disruptive technology), concepts radicalement différents de la distinction traditionnelle entre innovation incrémentale et innovation radicale. Alors que les technologies de continuité, qui sont les plus fréquentes, tendent à améliorer la performance du produit, les technologies de rupture conduisent à la conception d’un produit aux performances plus limitées, du moins au départ. Le terme retenu, disruptive, insiste sur l’aspect perturbateur de cette seconde forme d’innovation. Contrairement à la définition généralement retenue d’une innovation de rupture, également qualifiée de radicale, Clayton Christensen considère qu’« historiquement, les technologies de rupture n’impliquent pas de nouvelles technologies, elles consistent plutôt en

34 Ibid., p. XIII. 35 Ibid., p. 108

13 des composants construits autour de technologies éprouvées et rassemblées en une nouvelle architecture de produits qui offrent au client un ensemble d’attributs qui n’était pas encore disponible ».36 Malgré des performances inférieures, les technologies de cette seconde catégorie « présentent d’autres caractéristiques qu’une catégorie de consommateurs restreinte (et généralement nouvelle) apprécie. Les produits basés sur des technologies de rupture sont généralement meilleur marché, plus simples, plus petits, et, souvent, plus faciles à utiliser ».37 Ainsi, « les technologies de rupture apportent à un marché une proposition de valeur très différente de ce qui était disponible jusque-là ».38 Clayton Christensen relève qu’« un des résultats importants révélé dans ce livre est que la technologie de continuité la plus complexe et la plus radicale n’a que très rarement précipité la chute d’entreprises dominantes ».39 En revanche, « de façon ironique, dans chacun des cas étudiés dans ce livre, c’est une technologie de rupture qui a précipité la chute d’entreprises dominantes ».40

3) Apports et limites du modèle de la courbe en S lorsqu’appliqué aux technologies de rupture

Cette approche repose sur une approche alternative au modèle de la courbe en S étudié précédemment. Ce modèle tend à représenter l’innovation sous la forme d’un cycle de quatre phases (lancement, croissance, maturité, déclin). Lorsqu’une technologie arrive au point où les progrès se font à un taux décroissant, alors elle se trouve sous la menace d’une nouvelle innovation qui va lui succéder. Clayton Christensen remarque que « de nombreux universitaires ont considéré que l’essentiel de la gestion de la stratégie technologique était d’identifier quand le point d’inflexion de la courbe de technologie en S actuelle a été atteint, et d’identifier et de développer une technologie suivante prenant la suite et qui supplantera éventuellement l’approche actuelle ».41 Il se démarque de ce modèle, considérant que la courbe en S est un instrument utile, y compris à des fins de prospective, dans le cadre de technologies de continuité, mais que ce modèle « pose la mauvaise question lorsqu’il est utilisé pour évaluer une technologie de rupture. Ce qui importe est alors de savoir si la technologie de rupture s’améliore en partant d’un niveau inférieur en suivant une trajectoire qui va au final croiser

36 Ibid., p. 215 37 Ibid., p. XV 38 Ibid., p. XV 39 Ibid., p. XV 40 Ibid., p. XV 41 Ibid., p. 39

14 avec les besoins du marché ».42 Dans cette perspective, l’innovation de rupture ne peut être présentée sur un schéma représentant la succession de différentes courbes en S tel que formulé par Richard Foster. En effet, « l’axe vertical d’une innovation de rupture, par définition, doit mesurer des attributs de la performance différents de ceux qui sont pertinents dans les réseaux de valeur établis ».43 Il propose donc le modèle de la courbe en S de la technologie de rupture, tel que présenté ci-dessous.

Figure : la courbe en S de la technologie de rupture44

4) La prise en compte de l’évolution de la demande moyenne du marché

Le point de départ réside dans le constat selon lequel les technologies tendent à progresser plus rapidement que la demande du marché. Cela « signifie que dans leurs efforts destinés à fournir de meilleurs produits que leurs concurrents et à bénéficier de prix et de marges plus élevées, les fournisseurs ‘dépassent’ souvent leur marché ».45 Ainsi, les entreprises seraient tentées d’offrir à leurs clients plus que ce dont ils ont besoin, voire même plus que ce que ces derniers sont prêts à payer. Or dans cette perspective, « cela signifie que les technologies de rupture qui sont susceptibles d’offrir des performances trop limitées aujourd’hui, par rapport à la demande des utilisateurs sur le marché, pourraient être

42 Ibid., p. 51 43 Ibid., p. 41 44 Ibid., p. 41 45 Ibid., p. XVI

15 pleinement compétitives au niveau des performances sur le même marché à l’avenir ».46 Ces éléments sont illustrés sur le schéma ci-dessous :

Figure : le rythme de l’évolution du progrès technologique (de continuité et de rupture) par rapport à celui de la demande du marché47

Le problème pour les entreprises en place vient cependant de leur difficulté à appréhender cette seconde forme d’innovation. En effet, très souvent, « la conclusion faite par les entreprises établies est qu’investir de façon dynamique dans les technologies de rupture ne constitue pas une décision rationnelle d’un point de vue financier » et ce pour trois raisons.48 - Tout d’abord parce que les produits issus de technologies de rupture sont plus simples et moins onéreux, ils conduisent généralement à des marges plus faibles et non à de meilleurs profits. - Ensuite, ces technologies sont généralement commercialisées dans des marchés émergents ou insignifiants, en tout cas dans un premier temps, ce qui intéresse donc peu les grandes entreprises établies. - Enfin, les clients les plus rentables des firmes établies ne veulent généralement pas de ces nouveaux produits, qu’ils ne peuvent généralement pas utiliser au départ du fait de leurs faibles performances.

C’est un point sur lequel insiste l’auteur et qui le distingue de l’approche des barrières à l’entrée telle que généralement retenue par la théorie économique. Ainsi, « les économistes

46 Ibid., p. XVI 47 Ibid., p. XVI 48 Ibid., p. XVII

16 ont abondamment décrit les barrières à l’entrée et à la mobilité et la façon dont elles fonctionnent […]. La protection sans doute la plus solide dont bénéficient les petites firmes lorsqu’elles fondent des marchés émergents pour des technologies de rupture est qu’elles font quelque-chose qui n’a tout simplement aucun sens pour les acteurs établis ».49

Figure : illustration de la technologie de rupture par Clayton Christensen50

Dans les années 1960, les excavateurs mécaniques à câbles (à gauche, une photographie de 1955) font face à la concurrence directe des excavateurs à énergie hydraulique (à droite, une affiche publicitaire du début des années 1950). La nouvelle technologie qui émerge après la Seconde Guerre mondiale est au départ bien moins performante : elle ne concurrence donc pas du tout la technologie précédente et s’adresse à une demande nouvelle (les petits travaux de terrassement jusque-là réalisés à la main). Sans jamais atteindre les capacités de la technologie précédente, elle progresse cependant jusqu’à satisfaire la demande moyenne du marché, précipitant alors la chute des entreprises jusque-là dominantes. Ces caractéristiques en font une technologie de rupture. En revanche, Christensen considère que le passage des excavateurs à vapeur aux excavateurs à moteurs à combustion dans les années 1920 a constitué une technologie de continuité, bien que de nature radicale.

49 Ibid., p. 228 50 Ibid., p. 62 et 67

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II) Etude statistique de l’innovation technologique dans le secteur des véhicules militaires depuis les années 1960

Cette deuxième partie est consacrée à une étude statistique de l’innovation technologique dans le domaine des véhicules militaires des années 1960 à nos jours. Trois plateformes sont comparées ici : char lourd, véhicule de combat d’infanterie à chenilles (VCI), véhicule à roues 8x8. Trois indicateurs statistiques sont utilisés afin de mesurer les trajectoires technologiques. Il s’agit d’indicateurs simples, permettant un accès systématique à des données relativement fiables : le poids maximum au combat (en tonnes), la puissance du moteur (en chevaux), le rapport puissance/masse (en nombre de chevaux par tonne). Les données utilisées sont issues de trois ouvrages publiés chez l’éditeur parisien Histoire & Collections en 2009, 2011 et 2012, respectivement consacrés aux chars de combat, aux véhicules de combat d’infanterie à chenilles et aux véhicules blindés de combat à huit roues motrices. Figurent dans ces trois livres les principaux programmes et leurs évolutions majeures au niveau mondial des années 1960 à nos jours.51 Comme dans tous les ouvrages qui se livrent à une recension de ce type, la liste de programmes n’est jamais entièrement exhaustive. Certains véhicules sont susceptibles d’avoir été omis par l’auteur, alors d’autres qui sont mentionnés n’y ont peut-être pas leur place (par exemple dans le cas d’une variante étrangère d’un véhicule exporté). Toutefois, le nombre de programmes ainsi que la période historique traitée permettent d’avoir des données suffisamment précises et fiables pour en tirer des conclusions. Sur une période d’une cinquantaine d’années, le nombre de programmes recensés dans l’étude statistique est de 46 pour les chars lourds, 34 pour les véhicules de combat d’infanterie à chenilles et de 41 pour les véhicules 8x8. Le terme de « rupture » tel qu’il est employé dans cette seconde partie doit être pris dans son acception traditionnelle, c’est-à-dire opposant l’innovation incrémentale à l’innovation radicale.

51 Sauf mention contraire, toutes les données techniques et l’intégralité des graphiques qui suivent proviennent de ces trois sources : Youri OBRAZTSOV, Chars de combat, Paris, Histoire et Collections, 2009, 118 p. Youri OBRAZTSOV, Véhicules de combat d’infanterie, Paris, Histoire et Collections, 2011, 117 p. Youri OBRAZTSOV, Véhicules blindés de combat à roues 8x8, Paris, Histoire et Collections, 2012, 117 p.

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A) Les chars lourds

Figure : évolution du poids maximum des chars lourds (en tonnes)

Figure: évolution de la puissance maximale des chars lourds (en chevaux)

Figure : évolution du rapport puissance/masse des chars lourds (nombre de cv par tonne)

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Figure : illustration de l’innovation dans le domaine des chars lourds

Dans la période récente, le poids maximum des chars lourds culmine à 69,5 tonnes avec le M1 Abrams américain (à droite) en 1990. Aucun véhicule n’atteint par la suite un poids supérieur L’Abrams ne constitue cependant pas le char le plus lourd jamais construit, loin s’en faut. Issu de la fascination d’Hitler pour les chars très lourds, le Mauss allemand (à gauche) atteignait en 1944 le poids record de 188 tonnes. Se déplaçant à la vitesse de 20 km/h, incapable de franchir un obstacle sans être remorqué par d’autres véhicules, inapte à traverser un pont car il menaçait alors de faire s’écrouler l’édifice sur son passage, le véhicule était en fait inutilisable en situation de combat. Il dépassait de très loin les limites technologiques pour un tel engin.

Le poids maximum évolue de façon régulière et semble se répartir en deux grands ensembles : - Tranche inférieure : autour de 36 à 40 tonnes dans les années 1960 jusqu’à 54 - 55 tonnes maximum dans les années 2000 ; - Tranche supérieure : de 49 à 53 tonnes dans les années 1960 jusqu’à plus de 60 tonnes dès les années 1980 et jusqu’à nos jours. Le poids des chars lourds culmine en 1990 avec le M-1A2 Abrams américain et ses 69,5 tonnes. Il n’y a à ce titre pas de rupture majeure. Le poids maximum est atteint dès 1990 et il est peu probable qu’il soit dépassé à l’avenir.

La puissance évolue de façon beaucoup plus marquée, avec une rupture très nette au milieu des années 1970. - De 1959 à 1977 : la plupart des moteurs développent 600 à 800 chevaux, quelques- uns dépassant quelque-peu cette limite. - Depuis 1978 : la fin des années 1970 est caractérisée par des progrès considérables puisque quelques moteurs vont jusqu’à développer 1 500 chevaux.52 La plupart des nouveaux programmes se situent cependant dans la tranche intermédiaire des 1 200 chevaux et il faut

52 Le premier char lourd équipé d’un moteur développant 1 500 chevaux est le Leopard-2A4 allemand produit en 1979. Les versions ultérieures du Leopard 2 sont également équipées d’un moteur de même puissance.

20 attendre dix années pour qu’à partir de 1990, de nombreuses plateformes développent également 1 500 chevaux.

Le rapport puissance/masse évolue de façon relativement proche avec là aussi une rupture technologique autour de 1975. - De 1959 à 1975 : les plateformes oscillent entre un ratio généralement légèrement inférieur à 15 cv/t pour les plus faibles, et un ratio légèrement inférieur ou égal à 20 cv/t pour les plus performantes. - Depuis 1976 : les programmes dont le ratio est inférieur à 15 cv/t se font plus rares et disparaissent au milieu des années 1980. Ceux dont le ratio est légèrement inférieur ou égal à 20 cv/t restent nombreux dans les années 1980 et 1990 mais disparaissent à la fin des années 1990. La plupart des nouveaux chars lourds se situent autour de 25 cv/t, l’un d’entre eux atteignant même les 30 cv/t en 1990.53

On distingue donc trois phases dans l’évolution des principales caractéristiques techniques des chars lourds. - De 1959 à 1977 : phase d’innovations limitées. - De 1978 à 1990 : phase d’innovations majeures dans tous les domaines.54 - Depuis 1990 : phase de stagnation, voire de légère régression. Cette situation s’explique en partie par un intérêt bien moins marqué pour les chars lourds même si cette situation doit être quelque-peu relativisée…

53 Il s’agit non pas du M1-A2 américain mais du char japonais Type 90 produit localement par Mitsubishi Heavy Industries. Sa motorisation de 1 500 chevaux n’est alors pas une première mais son poids relativement faible de 50 tonnes lui permet d’atteindre un rapport puissance/masse particulièrement élevé. 54 La rupture de 1978-1979 est marquée par trois nouvelles plateformes aux caractéristiques bien différentes ce qui illustre les compromis et les choix dans le domaine des véhicules militaires. Le T-80B soviétique (1978) s’illustre par un rapport puissance/masse record de 25,90 cv/t. du fait d’un poids modeste (42,5t.) et d’une motorisation puissante mais lointaine des maximums (1 100 cv.). L’année suivante, le Leopard 2-A4 allemand est caractérisé par une puissance record de 1 500 chevaux, un poids important mais loin des maximums (55,15 t.) d’où un rapport puissance/masse record de 27,27 cv/t. Toujours en 1979, le Merkava Mk1 israélien atteint le poids record de 61 tonnes mais avec une faible motorisation (900 cv.) d’où un rapport puissance/masse très faible de 14,28 cv/t. - 1978 : le T-80B (URSS) : 42,5 tonnes, 1 100 chevaux, soit un ratio de 25,90 cv/t. - 1979 : le Leopard 2-A4 (Allemagne) : 55,15 tonnes, 1 500 chevaux, soit un ratio de 27,27 cv/t. - 1979 : le Merkava Mk1 (Israël) : 61 tonnes, 900 chevaux, soit un ratio de 14,28 cv/t.

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B) Les véhicules de combat d’infanterie (VCI) chenillés

Figure : évolution poids maximum des VCI chenillés (en tonnes)

Figure : évolution de la puissance maximale des VCI chenillés (en chevaux)

Figure : évolution du rapport puissance/masse des VCI chenillés (nombre de cv par tonne)

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Figure : illustration de l’innovation dans le domaine des VCI chenillés

Avec plus de 1 200 véhicules commandés, la famille de véhicules de combat d’infanterie chenillés la plus répandue en Europe est celle du CV90, conçu par l’entreprise suédoise Hägglunds, désormais filiale du groupe anglo-américain BAE Systems. Alors que le premier véhicule (le CV-9040, à gauche dans le cadre d’une opération de maintien de la paix des Nations Unies) entre en service dans l’armée suédoise en 1993 avec un poids de 22,8 tonnes, BAE Systems Hägglunds continue d’améliorer la plateforme de départ, permettant au châssis d’être utilisé pour toute une famille de véhicules. Les progrès technologiques réalisés permettent à l’entreprise de dévoiler à la fin des années 2000 le CV90 en version char léger (le CV-90120-T, à droite), d’un poids de 35 tonnes et équipé d’un canon de 120 mm.

Malgré une très grande diversité du poids maximum, trois périodes peuvent être distinguées. - De 1960 à 1980 : hormis deux exceptions, le poids maximum se situe entre 11 et 15 tonnes.55 - De 1981 à 2000 : à compter de 1981, on assiste à un gain de poids et à une plus grande diversité, la plupart des plateformes se situant entre 15 et 30 tonnes. - Depuis 2001 : ce n’est qu’au cours de la décennie 2000 que des programmes dépassent cette limite des 30 tonnes avec notamment le SPZ Marder A5 allemand (37,5 tonnes en 2002) suivi par un autre véhicule allemand, le SPZ Puma et ses 40,7 tonnes en 2010 pour la version C.

La puissance évolue de façon relativement similaire, avec une progression cependant moins marquée en fin de période. - De 1960 à 1980 : hormis les deux exceptions mentionnées précédemment, les programmes de 1960 à 1980 sont équipés de moteurs de 300 chevaux environ.

55 Les deux véhicules dépassant cette limite sont respectivement le SPZ Marder allemand en 1971 (28,2 tonnes) et le VCTP argentin en 1979 (28,8 tonnes) développé en partenariat avec l’Allemagne à partir du châssis du SPZ Marder.

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- De 1981 à nos jours : des progrès considérables ont lieu à partir de 1981, la plupart des plateformes étant désormais équipées de moteurs situés entre 400 et 800 chevaux avec une tendance générale de 400 à 600 chevaux de 1980 à 2000 puis de 600 à 800 chevaux de 2000 à 2010. Seuls deux programmes tardifs dépassent ce plafond à la fin de la décennie, dont le Puma catégorie C précédemment mentionné et ses 1 088 chevaux.

Le rapport puissance/masse évolue également de façon relativement proche, en trois temps. - De 1960 à la fin des années 1970 : il oscille entre 15 et 20 cv/t, dépassant parfois ce palier pour atteindre 22 cv/t. - De 1979 à 2001 : le ratio se situe désormais entre 20 et 25 cv/t pour la plupart des programmes, trois étant en-dessous de 20 et un seul légèrement au-dessus de 25.56 - Depuis 2002 : la tendance est à un rapport puissance/masse de plus en plus élevé, avec des véhicules qui dépassent les 25 et les 30 chevaux par tonne. Le SPZ Puma allemand constitue ainsi une dernière évolution avec un ratio de 34 cv/t pour la version A avec un poids de 31,45 tonnes.57

On distingue donc trois phases dans l’évolution des principales caractéristiques techniques des VCI chenillés : - De 1960 à 1980 : phase de stagnation et de rares évolutions, à l’exception du SPZ Marder allemand en 1971 qui préfigure les progrès à venir. - De 1981 à 2000 : phase d’innovations majeures dans tous les domaines. - Depuis 2000 : phase d’innovations plus limitées, comme en atteste la quasi absence de gains de puissance au cours de cette période. Il s’agit donc plus d’une période d’innovations incrémentales par rapport à la rupture que constitue la phase précédente.

56 Il s’agit du BMP-3 soviétique avec un rapport puissance/masse de 26,7 cv/t en 1987. 57 Le BMP-3M russe dévoilé en 2003 ne pèse que 19,7 tonnes, d’où un ratio élevé de 33,5 cv/t. Le ZBD-05 chinois, véhicule de combat amphibie dévoilé en 2005 possède le rapport puissance masse record de 37,8 cv/t ce qui s’explique en réalité par le poids très modeste de 18 tonnes couplé à une motorisation puissante de 680 chevaux. Comme pour la plupart des véhicules chinois, ces chiffres sont cependant des estimations.

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C) Les véhicules à roues 8x8

Figure : évolution du poids maximum des véhicules 8x8 (en tonnes)

Figure : évolution de la puissance maximale des véhicules 8x8 (en chevaux)

Figure : évolution du rapport puissance/masse des véhicules 8x8 (nombre de cv par tonne)

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Figure : illustration de l’innovation dans le domaine des véhicules à roues 8x8

Le Mobile Gun System (MGS) de l’armée américaine (à gauche) entre en service en 2006. Il intègre un canon de 105 mm, soit le même calibre que celui d’un char lourd, sur le châssis d’un véhicule de transport de troupes plus ancien, le de 16,5 tonnes. Le poids total du MGS est de 18,8 tonnes, ce qui implique une perte de mobilité et un niveau de blindage revu à la baisse par rapport à la version de départ. Le véhicule n’a au final été produit qu’en quantité limitée car il va au-delà des limites permises par le châssis d’un véhicule 8x8 de l’époque. Les progrès technologiques récents dans le domaine des véhicules 8x8 permettent désormais d’équiper efficacement ces derniers d’armes lourdes comme des canons de 105 mm ou des mortiers de 120 mm. Ces progrès posent la question du caractère de technologie de rupture au sens de Clayton Christensen (disruptive innovation) des véhicules 8x8 par rapport à la catégorie précédente des VCI chenillés. Symbole de ce possible rattrapage, le Véhicule Blindé de Combat d’Infanterie français (à droite) destiné à remplacer les véhicules à chenilles AMX-10 P.

Le poids maximum évolue de façon fulgurante mais tardive, à partir du milieu des années 1990. Trois périodes peuvent ainsi être distinguées : - De 1959 à 1995 : le poids oscille entre 10 et 15 tonnes et tend à se rapprocher de ce pallier, à deux exceptions majeures : le Spahpanzer Luchs allemand en 1975 qui atteint les 19,6 tonnes en 1975 et le B1 Centauro italien qui atteint en 1990 les 24,8 tonnes.58 - De 1996 à 2004 : la plupart des plateformes oscillent entre 15 et 20 tonnes, un véhicule se distinguant de façon précoce par un poids de 28 tonnes dès 2002. Il s’agit de l’AMV de l’entreprise finlandaise Patria. - Depuis 2004 : hormis une exception, tous les programmes de véhicules 8x8 se situent au-dessus de 20 tonnes.59 Quelques programmes dépassent le plafond des 30 tonnes : il s’agit du Freccia italien qui atteint pour la première fois les 30 tonnes en 2008, suivi du programme germano-néerlandais GTK Boxer (33 tonnes en 2009) puis du véhicule suisse Piranha V (33 tonnes en 2010).

58 Alors que le Luchs est un véhicule de reconnaissance, le Centauro est un véhicule à armement lourd destiné à être doté d’un canon de 105 mm. 59 Le VBCI français figure dans cette catégorie, avec une mise en service en 2008 et un poids de 28 tonnes

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La puissance évolue de façon relativement similaire. - De 1959 à 1995 : alors que les tous premiers véhicules approchent les 200 chevaux sans les atteindre, tous les programmes de 1970 à 1995 se situent entre 200 et 300 chevaux à trois exceptions près.60 - De 1996 à 2004 : il s’agit d’une période intermédiaire où la plupart des programmes se situent entre 300 et 400 chevaux, quelques-uns se situant en dessous, quelques-uns au- dessus. - Depuis 2004 : à une exception, tous les véhicules produits pendant cette période développent plus de 400 chevaux, certains atteignant la barre des 700 chevaux.

Face à des progrès aussi importants en un laps de temps réduit, le rapport puissance/masse se distingue au contraire par une relative stagnation. Malgré une légère tendance à l’évolution, ce dernier reste en effet majoritairement autour des 20 chevaux par tonnes sur l’ensemble de la période, soit une progression largement inférieure à celle des VCI chenillés et même à celle des chars lourds. Trois périodes peuvent être distinguées concernant l’évolution de ce ratio. - De 1959 à 1975 : période difficile à mesurer du fait du faible nombre de programmes. Le ratio est alors inférieur à 20 cv/t à une exception, le TAB 71-M roumain qui développe 25,6 cv/t en 1971.61 - De 1976 à 1995 : période de progrès sensibles, la plupart des programmes se situent autour de 20 cv/t et tendent parfois à dépasser légèrement cette limite supérieure. En particulier, le TAB-77 roumain développe en 1983 un ratio de 22,8 cv/t.62 - Depuis 1995 : la tendance est à la hausse, bien que la plupart des véhicules développent environ 20 cv/t. Cette relative stagnation doit être mise en perspective avec le graphique représentant l’évolution du poids maximum dés véhicules 8x8 : depuis 2004, à une seule exception, aucun programme de véhicule 8x8 n’est inférieur à 20 tonnes alors que la plupart des véhicules se situaient en-dessous de ce seuil avant cette date. On a donc un gain de poids considérable avec un rapport puissance/masse relativement constant. Dans le cas des chars lourds et des VCI chenillés, la progression plus forte de cet indicateur en fin de période

60 Outre le Luchs allemand (1975, 390 cv) et le B1 Centauro italien (1990, 520 cv) précédemment évoqués, doit être mentionné le sud-africain, véhicule à armement lourd entré en service en 1990 avec une motorisation de 563 cv. pour un poids maximum de 28 tonnes. 61 Ce véhicule est une version produite localement sous licence du BTR-60 soviétique, avec un moteur plus puissant et un poids de 12,7 tonnes. 62 Ce dernier est une version produite localement sous licence du BTR-70 soviétique. Son poids encore plus limité que celui de son prédécesseur (11,2 tonnes) explique le gain de puissance, important pour l’époque.

27 s’explique par la persistance de programmes plus légers en fin de période mais dotés d’une motorisation plus puissante.63

On distingue donc trois phases dans l’évolution des principales caractéristiques techniques des véhicules 8x8. - De 1959 à 1995 : phase de stagnation et de rares évolutions à l’exception du Luchs allemand et surtout du Centauro italien qui préfigurent les évolutions à venir. - De 1996 à 2004 : phase d’innovations importantes dans tous les domaines, qui peut être décrite au vu de la période suivante comme étant une phase de transition. - Depuis 2005 : phase de rupture technologique majeure avec, pour la première fois, quelques véhicules qui atteignent voire dépassent les 30 tonnes.

III) Résultats obtenus et application des modèles théoriques

A) Synthèse des résultats obtenus

Cette étude statistique permet d’abord de rappeler l’existence de certaines valeurs de référence concernant les trois catégories de véhicules. Ainsi, un char lourd se situe globalement dans une fourchette oscillant entre 40 et 65 tonnes pour une motorisation majoritairement entre 1 200 et 1 500 chevaux. Un véhicule de combat d’infanterie chenillé se situe dans une fourchette de 15 à 30 tonnes (malgré quelques programmes récents dépassant ce seuil) pour une puissance très majoritairement située entre 400 et 800 chevaux. Enfin, un véhicule 8x8 se situe entre 20 et 30 tonnes pour les programmes de la décennie écoulée (entre 15 et 20 tonnes pour ceux de la décennie précédente), avec une puissance qui oscille essentiellement autour de 400 et 600 chevaux pour la décennie écoulée (entre 300 et 400 chevaux pour la décennie précédente). D’un point de vue dynamique, les résultats obtenus permettent d’étudier la succession des différentes phases d’innovations pour ces trois catégories de véhicules. On constate en effet la présence systématique de trois périodes, variables au niveau de leur durée et de leur

63 Les programmes qui se distinguent par leur puissance sont le Piranha III suisse (1996) et son successeur le Piranha V (2010) qui développent tous deux un rapport puissance masse situé entre 20,7 et 32 cv/t. selon les configurations. Le caractère modulaire des véhicules et de leur motorisation tend donc à fausser quelque-peu l’analyse. Entre les deux, le programme saoudien Al Fahd développe en 1998 30 cv/t. pour la version de 19,6 tonnes.

28 périodicité, que l’on peut qualifier comme suit : phase de stagnation, phase d’innovations limitées, phase d’innovations majeures/rupture.

De façon à faciliter la lecture de la succession de ces différentes phases selon les trois catégories de plateformes, on peut représenter les résultats obtenus via un schéma tel que ci- dessous. L’objectif est de comparer les rythmes de progrès technologiques au cours du temps selon les trois catégories de plateformes, et non de comparer le niveau de performance des plateformes les unes par rapport aux autres. L’axe vertical représente donc un simple indicateur du rythme de l’innovation technologique, et non une mesure quantifiable du niveau de performances. Les phases d’innovations décrites précédemment y sont représentées comme suit : - phase de stagnation : droite horizontale. - phase d’innovation limitée : droite faiblement inclinée. - phase d’innovation majeure : droite fortement inclinée.

Figure : représentation comparée de l’évolution rythme de l’innovation technologique des trois catégories de véhicules

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On constate que les avancées technologiques sont relativement faibles de 1960 à la fin des années 1970 sur l’ensemble des plateformes. C’est dans les années 1980 que se produisent des évolutions majeures (progrès majeurs dans le domaine des chars de 1977 à 1990, progrès majeurs dans le domaine des VCI de 1980 à 2000). Les progrès réalisés dans le domaine des chars lourds cessent brutalement en 1990 avec la fin de la guerre froide et l’arrivée à des performances qu’il semble difficile de dépasser. Les véhicules à roues 8x8 sont au contraire caractérisés par une stagnation de 1960 à 1995 suivie de deux phases de progrès majeurs réalisées entre 1996 et 2004 et depuis 2005. Les véhicules de combat d’infanterie chenillés se situent dans une situation intermédiaire, avec des progrès majeurs réalisés entre 1977 et 2000 puis des progrès de moindre importance depuis 2000.

De façon à affiner les résultats obtenus, il est également possible de classer les données utilisées dans les graphiques en deuxième partie de façon à étudier l’évolution du nombre de programmes dans le temps en fonction des trois catégories. Cela permet d’obtenir le graphique ci-dessous.64

Figure : nombre de programmes par décennie et par catégorie

64 De façon à avoir un classement par décennie, ont été retirés de ce graphique les programmes antérieurs à 1960 et postérieurs à 2009. Les ouvrages qui recensent les différents programmes de véhicules militaires comme ceux utilisés ici n’étant jamais entièrement exhaustifs, le nombre de programmes par décennie doit être considéré comme un indicateur et non comme un chiffre exact.

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On constate sans surprise la hausse progressive du nombre de programmes de chars lourds des années 1960 aux années 1990 et son effondrement dans les années 2000 à un niveau inférieur à celui des années 1960. Cette situation est logiquement compensée par une augmentation du nombre de programmes concernant des plateformes plus légères. Les VCI chenillés progressent des années 1960 aux années 1980, stagnent au cours de la décennie 1990 avant de connaître un rattrapage brutal dans les années 2000. Les véhicules 8x8 évoluent de façon constante mais modeste des années 1960 aux années 1980. Le nombre de programmes explose dans les années 1990 et reste stable au cours de la décennie 2000. Les plateformes 8x8 constituent alors la principale catégorie de véhicules militaires en nombre de nouveaux programmes, légèrement devant les VCI chenillés.

Ce dernier élément permet de constater, sans surprise, la corrélation forte qui existe entre le nombre de programmes et l’intensité des progrès technologiques réalisés. Cette corrélation est particulièrement importante pour ce qui est des chars lourds et des véhicules 8x8. Elle est en revanche moins évidente pour les VCI chenillés, ces derniers enregistrant des progrès majeurs au cours des années 1990 malgré une stagnation du nombre de programmes puis des progrès plus limités au cours des années 2000 alors que le nombre de programmes y est en forte augmentation.

B) Comparaison des cycles d’innovation des différentes plateformes selon le modèle de la courbe en S

Le modèle du cycle de vie de la technologie sous la forme d’une courbe en S, tel que théorisé par Richard Foster, peut servir de grille d’analyse pour appréhender les évolutions à l’œuvre, décrites précédemment de façon purement empirique. L’approche retenue est alors celle de la succession des cycles de vie des technologies (1). Il est également possible d’affiner ce modèle à l’aune de développements théoriques plus récent, en intégrant les distorsions éventuelles au modèle de la courbe en S lorsqu’appliqué au secteur des véhicules militaires (2) mais aussi en prenant en considération la possible coordination des cycles de vie des technologies au sein des principaux Etats producteurs (3).

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1) La succession des cycles de vie des technologies

En reprenant le modèle du cycle de vie de la technologie à partir des éléments théoriques présentés ci-avant, on arrive à l’interprétation suivante : - Le char lourd connaît une phase de lancement de 1960 à 1977, une phase de croissance de 1977 à 1990 puis une phase de déclin depuis 1990. - Lui succède alors une seconde technologie, celle des véhicules de combat d’infanterie, plus légers et polyvalents mais toujours à chenilles. Ces derniers connaissent une évolution relativement proche avec une phase de lancement de 1960 à 1980, une phase de croissance de 1980 à 2000 suivie d’une phase de maturité depuis 2000. - Enfin, lui succède une troisième technologie, celle des véhicules à roues 8x8. La croissance est tardive puisqu’elle débute seulement en 1995 avec, peut-être, une amorce à venir de maturité.

Il semble en effet évident que la limite technologique dans le domaine des chars lourds ait été atteinte au début des années 1990 (ces limites se situent autour de 70 tonnes et 1 500 chevaux) et qu’il soit difficile d’aller plus en avant compte tenu des capacités actuelles, sauf à sacrifier à la mobilité du véhicule. Pour ce qui est des VCI chenillés, une marge de progression supplémentaire semble tout à fait accessible. Se pose cependant la question des « limites techniques du point de vue du consommateur » telles que définies par Richard Foster au sens où, hormis des utilisations spécifiques, on peut douter de l’intérêt porté par une force armée pour un véhicule de combat d’infanterie de plus de 40 tonnes. Il résulte logiquement du ralentissement des progrès enregistrés dans ce domaine l’émergence d’une troisième technologie, plus à même de répondre aux attentes actuelles des forces armées : les véhicules à roues 8x8.

De ce point de vue, la nouvelle technologie offre des performances qui sont inférieures à celles de la technologie précédente, ce qui peut sembler paradoxal au vu du modèle de Richard Foster. Dans les faits cependant, une telle évolution n’est peut-être pas aussi surprenante : l’exemple classique de l’innovation technologique sous la forme d’une succession de courbes en S reste celui de l’industrie de la musique, caractérisée par la succession de trois technologies : disque vinyle, disque compact, support dématérialisé. Cette évolution se traduit par des performances sonores inférieures à chaque nouvelle technologie. Richard Foster reconnaissait ainsi que l’appréciation des paramètres de la performance par le

32 consommateur est susceptible d’évoluer. L’innovation technologique a en effet pour objectif de se focaliser sur les éléments valorisés par le client final. Or les évolutions géopolitiques liées à la fin de la guerre froide ainsi que les diminutions des dépenses militaires qui s’ensuivent poussent logiquement un nombre grandissant d’Etats producteurs et acquéreurs à se focaliser sur des véhicules plus légers et moins onéreux. Foster reconnaissait également que le fait d’atteindre une limite, comme cela semble être le cas pour les chars lourds, ne signifie pas qu’il existe automatiquement une nouvelle technologie plus performante.

2) La prise en compte de distorsions éventuelles par rapport au modèle du cycle de vie

De façon à ne pas tomber dans le travers d’un trop grand conformisme à un modèle contesté du fait de son caractère simplificateur et déterministe, il est possible d’affiner les résultats obtenus en comparant les distorsions qui peuvent exister entre le modèle du cycle de vie de la technologie, par rapport à la situation telle que décrite suite aux résultats statistiques. On peut, dans cette perspective, mobiliser la modélisation de Helfer et al. Celle-ci est conçue dans le cadre du cycle de vie de l’activité, c’est-à-dire mettant en relation l’évolution des ventes avec le temps, mais elle s’applique tout autant au cycle de vie de la technologie tel que défini précédemment. Ce modèle propose quatre modalités d’évolutions différenciées telles que présentées dans le graphique en page suivante : A) Raccourcir la phase d’introduction B) Accélérer et prolonger le processus de croissance C) Allonger le plus possible la phase de maturité D) Relancer le produit en lui donnant une deuxième jeunesse E) Retarder et ralentir le déclin

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Figure : les actions visant à contrarier le cycle de vie « normal » selon Helfer et al.65

En reprenant ces éléments de façon analytique et en les appliquant aux résultats obtenus concernant les progrès technologiques réalisés dans le domaine des véhicules militaires, on peut en déduire les observations suivantes : - Les chars lourds restent un engin de suprématie sur le champ de bataille au sens où il n’existe aucune autre plateforme terrestre qui offre une telle puissance sur les trois critères suivants : mobilité, protection, puissance de feu. De ce point de vue, toutes les grandes forces armées dans le monde restent équipées de ce type de véhicule. Le char lourd est un des symboles de grands programmes de type guerre froide, comme la dissuasion nucléaire et ses vecteurs, mais aussi d’autre plateformes comme les porte-avions ou les destroyers : ce sont des programmes qui existent toujours même s’ils sont moins importants dans le contexte stratégique actuel. Les efforts industriels existent toujours dans ce domaine, mais ils portent essentiellement sur des programmes de revalorisation pour des plateformes qui resteront en service pour les 20 à 30 années à venir. Ces éléments conduisent à relativiser quelque peu les résultats issus des seules données statistiques et à considérer que la trajectoire technologique des chars lourds est sans doute plus proche du point C du graphique, à savoir un allongement de la phase de maturité. - Les VCI chenillés bénéficient vraisemblablement de la chute des investissements consentis dans le domaine des chars lourds, d’autant que leurs châssis peuvent être employés pour d’autres utilisations, en particulier comme chars légers voire médians. Leur trajectoire technologique est celle de progrès majeurs au cours des années 1980 et 1990, puis de progrès plus modérés au cours des années 2000. En revanche l’évolution du nombre de programmes

65 J.-P. HELFER, M. KALIKA et J. ORSONI, Management stratégique, op. cit., p. 180

34 laisse apparaître une augmentation dans les années 1970 et 1980, une stagnation dans les années 1990 puis une forte augmentation dans les années 2000. Cette situation contrastée (rythme du progrès technologique plus faible mais nombre de programmes plus élevé, dans un contexte favorable aux plateformes médianes) porte à interpréter la trajectoire technologique actuelle comme proche du point D du graphique, à savoir comme une tentative de relancer un produit également conçu dans une doctrine d’emploi de type guerre froide en lui donnant une deuxième jeunesse. - Les véhicules 8x8 bénéficient du contexte sécuritaire et budgétaire actuel. Ils connaissent des progrès considérables sur un laps de temps particulièrement court, en deux étapes (de 1995 à 2004, et depuis 2004) jusqu’à changer fondamentalement leurs caractéristiques et leur employabilité au sein des forces armées. L’intensité des progrès technologiques réalisés, ainsi que le grand nombre de programmes au cours des années 1990 et 2000, évoquent le point B du graphique, à savoir le fait d’accélérer et de prolonger le processus de croissance.

3) La coordination des cycles de vie des activités

Dans le but d’affiner les résultats obtenus, il est également possible de faire le lien entre cycle de vie de la technologie et cycle de vie du produit. Le modèle de la courbe en S postule qu’une technologie, lorsqu’elle arrive dans une phase de progrès marginal décroissant, se trouve sous la menace d’une technologie nouvelle et potentiellement plus performante. Toutefois, la relative proximité des phases identifiées pour ces trois catégories de véhicules permet d’interpréter cette évolution non pas sous la forme d’une succession mais d’une coordination des cycles de vie des activités. Cette dernière est définie comme la situation où « pendant la phase de croissance de l’activité 1, les recherches et la mise au point de l’activité 2 seront effectuées. L’activité 2 sera en croissance dans la phase de maturité de l’activité 1 et se trouvera en maturité lorsque l’activité 1 entamera son déclin ».66 Le point de départ de cette approche réside dans le constat suivant : contrairement au modèle proposé par Richard Foster, les trois technologies existent dès le départ. Le modèle de la courbe en S s’y observe parce-que ces dernières progressent avec des rythmes d’évolution différenciés. Or cette évolution s’explique peut-être plus par des facteurs exogènes (priorité donnée par les gouvernements des principaux pays producteurs en fonction de leurs impératifs sécuritaires) que par des facteurs endogènes (capacités de la firme et des organismes de

66 Ibid., p. 180

35 recherche associés à concevoir et commercialiser une innovation). Cela expliquerait la focalisation sur les chars lourds dans les années 1980 et sur les véhicules 8x8 dans les années 2000. Le modèle de la coordination des cycles de vie des activités peut être illustré par l’exemple français évoqué en introduction : c’est ainsi la même entreprise, GIAT Industries devenue Nexter Systems, qui a eu à gérer la succession des trois plateformes correspondantes, dans un ordre quelque-peu différent : véhicule de combat d’infanterie chenillé AMX-10 P (1973-1994), char lourd Leclerc (1991-2008), véhicule à roues 8x8 VBCI (depuis 2008).67

Figure : la coordination des cycles de vie des activités selon Helfer et al.68

Dans cette perspective, on peut donc considérer que le char lourd (activité 1) est en croissance permanente des années 1960 aux années 1990 puis connaît une phase de déclin brutale dans les années 2000. Les années 1980, 1990 et 2000 marquent l’émergence des VCI chenillés (activité 2). La diminution du rythme des innovations, somme toute logique après trente années de progrès continus, peut accréditer l’idée selon laquelle cette seconde activité arriverait à un stade de maturité. Le milieu des années 1990 puis les années 2000 marquent alors l’émergence des véhicules 8x8 (activité 3) qui pourrait potentiellement conduire à précipiter le déclin de l’activité 2.

67 Les dates mentionnées ici ne sont pas celles de l’ensemble du programme, mais uniquement celles de la première et de la dernière livraison effectuées auprès de l’armée française. Sont également exclus les programmes de modernisation et de revalorisation de matériel. 68 J.-P. HELFER, M. KALIKA et J. ORSONI, Management stratégique, op. cit., p. 180

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B) Application de la théorie de la rupture telle que formulée par Clayton Christensen

1) Modalités d’application de la théorie de la rupture au secteur des véhicules militaires

Les graphiques présentés en deuxième partie montrent que si le poids maximum au combat des véhicules à roues reste bien évidemment en-deçà de celui des chars lourds, la question d’un rattrapage évoquant une technologie de rupture telle que définie par Clayton Christensen peut se poser pour la catégorie intermédiaire des véhicules de combat d’infanterie. Dans cette hypothèse, les deux trains de roulement (chenilles et roues) correspondent aux deux types de technologies identifiées par Christensen : les véhicules à chenilles sont conçus comme une technologie de continuité et les véhicules à roues 8x8 comme une technologie de rupture. Ce point de départ peut avoir de quoi surprendre, la roue n’étant pas en soit une technologie particulièrement nouvelle et révolutionnaire ; ce sont en réalité les attributs récents des véhicules à roues qui en font une technologie susceptible d’être qualifiée de disruptive. Les deux technologies bénéficient chacune de caractéristiques propres que l’on peut résumer comme suit : « une chenille est un train de roulement continu métallique, alors qu’un système à roues est un train de roulement discontinu en caoutchouc. La roue est faite pour rouler et la chenille pour franchir ».69 Toutefois, la chenille permet historiquement de supporter des charges beaucoup plus lourdes que les essieux des véhicules à roues. Ainsi, « à la suite de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des pays, en particulier les Etats-Unis, l'Union soviétique et les puissances européennes, privilégièrent l'usage de la chenille. Pour une raison simple : les chars de combat devenaient de plus en plus lourds, passant, en trois décennies, de 30 à 60 tonnes. Or, jusqu'aux années 80, il était quasiment impossible de construire un engin à roues de plus de 15 tonnes ».70 A cela s’ajoute un dernier élément : les véhicules militaires à roues sont généralement issus en grande partie de retombées en provenance de l’industrie civile, notamment du secteur des poids lourd. Youri Obraztsov relève ainsi que comparés aux engins blindés chenillés, les véhicules à roues « sont plus faciles à entretenir et leur coût d’acquisition est moindre ».71

69 Marc CHASSILLAN et Eric MICHELETTI, « Le débat roues vs chenilles dans l’armée française: historique et perspectives futures », RAIDS, 2006, hors-série n°20: les chars légers en action, 2e partie, p. 30‑35., p. 4 70 Jean-Dominique MERCHET, « Roues / chenilles. Arrête ton char », Libération, 19 août 2008. 71 Youri OBRAZTSOV, Véhicules blindés de combat à roues 8x8, Paris, Histoire & Collections, 2012, 117 p., p. 6

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2) Etude comparée des trajectoires technologiques des VCI chenillés et des véhicules 8x8

Les graphiques étudiés en deuxième partie montrent que pour une catégorie intermédiaire de véhicules comme les VCI, le poids maximum reste autour de 15 tonnes dans les années 1960 et 1970 puis augmente considérablement dès le début des années 1980. Il se situe alors dans une fourchette oscillant entre 15 et 30 tonnes. En revanche, pour les véhicules 8x8, les progrès sont plus tardifs et progressifs : ce n’est qu’à partir du milieu des années 2000 que les véhicules à roues 8x8 dépassent de façon significative le seuil de 20 tonnes. On peut donc représenter cette évolution de façon schématique, sur la base du modèle proposé en première partie par Clayton Christensen.

Figure : rythme d’évolution du poids maximum des VCI chenillés (rouge) et des véhicules 8x8 (vert) par rapport à la demande moyenne du marché pour un véhicule médian (noir)

De façon à représenter la demande moyenne, figurent en noir sur le schéma les performances demandées sur le segment supérieur et sur le segment inférieur du marché pour un véhicule médian. Figurent en rouge et en vert l’évolution schématique des performances des véhicules de combat d’infanterie chenillés et des véhicules 8x8. On constate que dans les années 1960 et 1970, le poids des véhicules médians est relativement peu élevé et caractérisé par une grande stabilité, entre 10 et 15 tonnes (le poids des VCI est en effet légèrement inférieur à 15 tonnes, celui des 8x8 entre 10 et 13 tonnes).

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Véhicules à roues et à chenilles font alors jeu relativement égal, chacun disposant bien sûr des avantages et inconvénients relatifs à son train de roulement. Les années 1980 sont marquées par une évolution majeure du poids des véhicules médians (demande moyenne du marché), qui évolue d’une fourchette de 15 à 25 tonnes au début des années 1980 pour se situer entre 25 et 35 tonnes autour de 2010. Dès le début des années 1980 en effet, le poids maximum des VCI chenillés augmente brutalement avec des programmes qui dépassent alors les 20 tonnes. Les progrès continuent par la suite jusqu’à atteindre les 30 tonnes pour la tranche supérieure au début des années 2000, puis dépasser cette limite jusqu’à atteindre 35 voire 40 tonnes en fin de période. Les véhicules à roues ne suivent pas une telle évolution et progressent de façon lente en se rapprochant progressivement des 15 tonnes jusqu’au milieu des années 1990. Cette tendance à des véhicules plus lourds dans les années 1980 limite alors l’utilisation des véhicules à roues et cantonne ces derniers à des usages plus basiques, comme simples véhicules de transport de troupes par exemple. Au milieu des années 1990 cependant, les véhicules à roues 8x8 progressent de façon significative en deux temps. Ils dépassent progressivement le plafond de 15 tonnes puis, à partir du milieu des années 2000, ils se situent dans une fourchette de 20 à plus de 30 tonnes. Ils atteignent alors le niveau de la demande moyenne du marché et se rapprochent voire égalent les caractéristiques des véhicules chenillés. On a donc affaire à une succession de deux grandes modalités d’innovation technologique. Au début des années 1980, le poids des VCI chenillés augmente de façon considérable en un laps de temps restreint alors que les progrès réalisés dans le domaine des véhicules à roues sont mineurs. Ces progrès contribuent à redéfinir la structure de marché avec l’émergence d’une nouvelle offre de référence. La demande moyenne augmente alors logiquement de façon considérable, reléguant les véhicules à roues au rang de plateformes légères pour des applications basiques. Au sens de Christensen cependant, il s’agit d’une innovation de continuité, bien qu’à caractère radical, car elle ne fait que rendre plus performante une technologie existante. Une seconde innovation technologique majeure se produit à la fin des années 2000, lorsque les progrès réalisés rapidement par les véhicules à roues depuis le milieu des années 1990 leur permettent d’atteindre le niveau de la demande moyenne du marché, de se rapprocher voire d’égaler les caractéristiques techniques des VCI chenillés. On a cette fois-ci affaire à une innovation de rupture au sens de Clayton Christensen, bien qu’elle semble moins radicale que ne l’a été l’innovation précédente : elle contribue à redéfinir la structure du marché mais en un mouvement descendant, c’est-à-dire en concurrençant par le bas et de façon progressive l’offre de référence.

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Conclusion L’interprétation des résultats obtenus selon le modèle du cycle de vie de la technologie permet de confirmer la validité de ce cadre théorique dans le cas de la présente étude et, par conséquent, d’aider à l’interprétation des résultats obtenus. On observe en effet non seulement la présence de différentes phases qui évoquent une courbe en S pour chacune des trois catégories de plateformes étudiées, mais aussi un phénomène de succession de ces différentes technologies entre elles. On a dans ce sens une technologie 1 (chars lourds) qui atteint ses limites au début des années 1990, à laquelle succède une technologie 2 (VCI chenillés) qui semble être en phase de maturité, à laquelle commence à succéder depuis le milieu des années 2000 une technologie 3 (véhicules à roues 8x8) qui est en phase de croissance et peut-être en amorce de maturité. Les développements théoriques postérieurs à ceux de Richard Foster permettent également d’affiner cette approche, par la prise en compte des distorsions observées par rapport au modèle de départ puis en prenant en considération l’hypothèse d’une coordination des cycles de vie des activités. La spécificité de la succession des différents cycles, chacun caractérisé par le recours à des plateformes aux caractéristiques moins performantes, ne remet pas en cause l’approche de Richard Foster au sens où l’évolution de la technologie va de pair avec l’évolution des attentes du client par rapport à cette technologie. Or ces attentes sont forcément revues et corrigées en profondeur suite à la fin de la guerre froide. Alors que les chars lourds évoluent dans une trajectoire technologique à part, du fait de leurs caractéristiques (suprématie sur le champ de bataille), la relative proximité en fin de période entre les technologies 2 et 3 ainsi que la différence fondamentale au niveau de leurs trains de roulement conduit non plus à affiner mais à réinterpréter les résultats obtenus sous l’angle de la technologie de rupture telle que théorisée par Clayton Christensen. Cette seconde approche s’inscrit dans la continuité du modèle de la courbe en S mais repose sur une nouvelle définition de la distinction traditionnelle entre innovation de continuité et innovation de rupture. Dans cette perspective, on constate clairement la succession de deux grandes phases dans les trajectoires d’innovation comparées des technologies 2 et 3 : les VCI connaissent une innovation technologique radicale au début des années 1980, qui reste cependant une innovation de continuité au sens où elle ne fait qu’améliorer la technologie existante. En revanche, les véhicules 8x8 connaissent une innovation technologique de rupture à la fin des années 2000 au sens où leur technologie plus basique et moins coûteuse progresse jusqu’à satisfaire la demande moyenne du marché pour un véhicule médian, concurrençant ainsi par le bas l’offre de référence représentée par les VCI chenillés.

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