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Sommaire | octobre 2016

Éditorial 4 | Le roi est mort ? › Valérie Toranian

Dossier | La nostalgie du roi 8 | La monarchie, figure symbolique ou figure gouvernante › Philippe Raynaud 16 | Emmanuel Le Roy Ladurie. « La a réussi une synthèse entre les deux traditions nationales » › Valérie Toranian et Aurélie Julia 26 | De la monarchie absolue à la monarchie impossible › Jean-Christian Petitfils 39 | La « monarchie républicaine », une vieille tradition française ? › Jacques de Saint Victor 50 | La République et le roi caché › Sébastien Lapaque 57 | Balzac, légitimiste ou révolutionnaire ? › Robert Kopp 68 | Le drame des premières dames françaises › Stéphane Bern 73 | Les royalistes du refus. 1940-1944 › François-Marin Fleutot 78 | E ii R 90 › Jean-Pierre Naugrette 85 | Amis › Marin de Viry

Études, reportages, réflexions 92 | Que faut-il entendre par sacré ? › Régis Debray 103 | Brexit : retour sur un séisme politique › Ran Halévi

2 OCTOBRE 2016 109 | Les « trumponomics » menacent-ils l’économie américaine ? › Annick Steta 117 | Connaissez-vous Giuseppe Capograssi ? › Robert Redeker

Littérature 122 | Vaine › Camille Laurens 130 | Milada › Frédéric Mitterrand 135 | Les œufs d’or. Journal › Jean Clair 141 | Emma Bovary en 1774 › Michel Delon 144 | Barbet Schroeder. Retour à Ibiza › Richard Millet 148 | Malraux avec nous › Stéphane Guégan 152 | Léon Daudet › Frédéric Verger

Critiques 158 | Expositions – Y a-t-il quelqu’un ? › Bertrand Raison 161 | Disques – Rhorer ou la liberté au sérail › Jean-Luc Macia

Notes de lecture

OCTOBRE 2016 3 Éditorial Le roi est mort ?

elon un sondage publié le 29 août 2016 par l’institut BVA, 17 % des Français seraient favorables à ce que la fonc- tion de chef de l’État soit occupée par un roi. Pas de quoi menacer, en cette année électorale, « la République une et indivisible, notre royaume de France », chère à Charles SPéguy. Plus intéressant, en cas d’exercice du pouvoir par un roi, 39 % (soit + 16 points par rapport à 2007) anticiperaient des conséquences plutôt positives sur l’unité nationale, et 37 % (+ 14 points), sur la stabilité du gouvernement. Toujours d’après ce sondage, la nostalgie des rois serait une sorte de fièvre chronique qui touche d’abord les sujets de droite, voire d’extrême droite. Pourtant, c’est le plus jeune et le plus moderne des ministres de gauche, Emmanuel Macron, qui avait fait part de son intérêt pour la figure royale, dans une étonnante interview accordée à l’hebdoma- daire le 1, le 8 juillet 2015. « Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! […] Pourtant, ce qu’on attend du président de la République, c’est qu’il occupe cette fonction. Tout s’est construit sur ce malentendu. »

4 OCTOBRE 2016 Mais de quoi cette absence est-elle le nom ? Déception, défiance, lassitude envers la classe politique et l’exécutif ? Certainement. Mais aussi le signe que notre époque, qui a tourné le dos au sacré, ne cesse d’en ressentir le manque et tente de le compenser en évoquant des valeurs qu’elle peine à définir. Comme l’explique Régis Debray, « quand une société se sent une fragilité, une possibilité de naufrage, un risque d’abandon, son premier réflexe, c’est de consacrer, pour consolider, réaffirmer, affermir ». De nos jours, déplore notre philo- sophe médiologue, « n’est légitime et valorisant, chez nos officiels, que la langue des valeurs, cet édulcorant “citoyen” qui est au sacré civique ce que Walt Disney est à Sophocle, le Nutella à la crème anglaise ou le McDo au resto ». Manque de verticalité, de transcendance, d’incarnation, d’auto- rité, de sens… La nostalgie des rois reposerait-elle sur l’échec de la promesse de la Ve République, qui voulait recréer le lien direct entre l’État et le peuple à travers une présidence aux pouvoirs et à l’autorité renforcés ? « Le risque pour une démocratie, qu’elle soit centralisée ou fédérative, présidentielle ou parlementaire, c’est d’atteindre le point fatal où elle ne se suffit plus à elle-même », répond le romancier et essayiste Sébastien Lapaque. « Hélas, les guerres et les crises majeures ne manquent pas pour que cela advienne. Il lui manque alors un ciel étoilé. » , qui avait le sens de la France, avait souhaité une république qui dépasse « les déchirements de la Révolution en consti- tuant une sorte de régime mixte dans lequel l’institution présidentielle représenterait l’élément monarchique d’une constitution fondamen- talement républicaine », rappelle l’historien Philippe Raynaud. Mais tout n’est pas de Gaulle… Pour Emmanuel Le Roy Ladurie, qui nous retrace l’histoire des grands rois ayant contribué à créer l’État moderne que nous connaissons, « de Gaulle est un mélange extraordi- naire de Jeanne d’Arc, de Henri IV et de Louis XIV. C’est le genre de figure qu’on ne rencontre qu’une fois par siècle ». Le Roi-Soleil, sym- bole de la monarchie absolue, est en couverture de ce numéro. C’est sous son règne, rappelle l’historien Jean-Christian Petitfils, qu’émerge l’État français moderne à la fin des guerres de religions : « À la fois

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révolutionnaire et conservateur, Louis XIV a poussé au maximum la vieille machine, sans en renouveler les bases. [...] Ce n’est pas l’abso- lutisme louis-quatorzien qui est la cause de la Révolution, mais plutôt son évaporation au sein d’une société en décomposition... » Et pour conclure avec Stéphane Bern, notre monarchiste natio- nal, le signe de l’ambivalence que les Français continueront toujours d’entretenir avec la figure royale s’illustre par leur rapport passionnel avec la première dame : « Étrangement, les premières dames les plus populaires furent celles qui se comportèrent comme des reines – à l’image de Bernadette Chirac – alors que nos concitoyens se montrent plus circonspects lorsque l’amour règne en maître à l’Élysée ! »

Valérie Toranian

6 OCTOBRE 2016 dossier LA NOSTALGIE DU ROI

8 | La monarchie, figure révolutionnaire ? symbolique ou figure › Robert Kopp gouvernante › Philippe Raynaud 68 | Le drame des premières dames françaises 16 | Emmanuel Le Roy Ladurie. › Stéphane Bern « La France a réussi une synthèse entre les deux 78 | Les royalistes du refus. traditions nationales » 1940-1944 › Entretien réalisé par › François-Marin Fleutot Valérie Toranian et Aurélie 78 | E ii R 90 26 | De la monarchie absolue à › Jean-Pierre Naugrette la monarchie impossible › Jean-Christian Petitfils 85 | Amis › Marin de Viry 39 | La « monarchie républicaine », une vieille tradition française ? › Jacques de Saint Victor

50 | La République et le roi caché › Sébastien Lapaque 57 | Balzac, légitimiste ou LA MONARCHIE, FIGURE SYMBOLIQUE OU FIGURE GOUVERNANTE

› Philippe Raynaud

elon une interprétation courante de notre régime, il est entendu que nous vivons depuis 1958 sous une « monarchie républicaine », dont l’appréciation varie selon l’appréciation que l’on porte sur l’héritage monarchique de l’histoire de France – et sur la place Squ’il convient de lui faire dans l’imaginaire national « républicain ». Dans une certaine sensibilité « républicaine » minoritaire, qui retrouve une certaine vigueur aujourd’hui chez les tenants de la « VIe République », nos maux viennent du caractère monarchique de nos institutions, dont les « dérives » ne sont qu’une conséquence d’une hypertrophie du pou- voir exécutif. Pour d’autres, au contraire, la réussite de la Ve République tient précisément à ce qu’elle a réussi à dépasser les déchirements de la Révolution en constituant une sorte de régime mixte dans lequel l’institution présidentielle représenterait l’élément monarchique d’une constitution fondamentalement républicaine. Il reste que, monarchie républicaine ou non, la République française, qui a longtemps banni les chefs des anciennes familles régnantes, et dont la Constitution actuelle prévoit que « la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision » (art. 89), reste d’une intransigeance républicaine

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remarquable, qui la porte à se tenir elle-même comme essentiellement différente des démocraties européennes qui, comme le Royaume-Uni, la Suède, les Pays-Bas, la Belgique ou l’Espagne, ont conservé l’insti- tution royale. Inversement, ces « monarchies constitutionnelles » sont

des régimes parlementaires où l’exécutif Philippe Raynaud est professeur de est responsable devant le Parlement et où, philosophie politique à l’université quelle que soit leur histoire passée, « le roi Paris-II Panthéon-Assas. Dernier ouvrage publié : la Politesse des règne mais ne gouverne pas ». La probléma- Lumières (Gallimard, 2013, prix tique « monarchique » est donc en France Montaigne, prix La Bruyère de essentiellement ambivalente, puisqu’elle l’Académie française). › [email protected] peut exprimer aussi bien la volonté de ren- forcer ce que le juriste Georges Burdeau appelait le « pouvoir d’État » en retrouvant les vertus supposées de l’ancienne monarchie absolue pour suppléer les défaillances des institutions démocratiques, que la nostalgie d’une autorité sans pouvoir dont la fonction serait essentielle- ment symbolique, comme c’est le cas dans les monarchies européennes d’aujourd’hui. Pour comprendre l’ambivalence de la relation des Français à la monarchie, on peut partir d’une interview donnée en 2015 par Emma- nuel Macron, dont l’intérêt pour la figure royale avait d’autant plus frappé les commentateurs qu’il passe pour un des plus « modernes » des hommes politiques :

« La démocratie comporte toujours une forme d’incom- plétude car elle ne se suffit pas à elle-même. Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napo- léonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace. On le voit bien avec l’interrogation permanente sur la figure prési-

OCTOBRE 2016 OCTOBRE 2016 9 la nostalgie du roi

dentielle, qui vaut depuis le départ du général de Gaulle. Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. Pour- tant, ce qu’on attend du président de la République, c’est qu’il occupe cette fonction. Tout s’est construit sur ce malentendu. (1) »

Ce qui est le plus remarquable dans cette analyse, c’est le glisse- ment opéré d’une analyse qui souligne l’« incomplétude » de la démo- cratie à des exemples d’ailleurs très différents (Napoléon, de Gaulle), mais qui semblent tous deux exprimer un appel à un renforcement de l’efficacité gouvernementale et de la puissance étatique. Dans la suite de son interview, le jeune ministre se situe d’ailleurs clairement dans la ligne de ceux qui, sous la IIIe et la IVe République, dénonçaient la faiblesse du pouvoir exécutif (2), en déplorant la préférence des Fran- çais « pour les principes et pour la procédure démocratique plutôt que pour le leadership » et en plaidant pour l’introduction dans la vie poli- tique française d’« un peu plus de verticalité ». Le président aurait pro- gressivement perdu sa dignité quasi-royale en devenant « normal » et cette désacralisation de la fonction présidentielle se paye par une perte d’autorité et d’efficacité gouvernante. Nous touchons là au cœur d’un certain imaginaire français, dont il faut précisément nous détacher si nous voulons comprendre les ressorts du sentiment monarchique dans les démocraties où l’institution royale a subsisté. Dans l’Europe moderne, le modèle de la monarchie française a exercé une attraction puissante au XVIe et au XVIIe siècle, mais il a ren- contré assez vite un rival qui n’a pas cessé de limiter son influence. Ce modèle alternatif à la monarchie absolue est le régime anglais, que nous avons coutume d’appeler « monarchie parlementaire » ou « constitu- tionnelle » mais que la plupart des grands auteurs du XVIIIe siècle considéraient plutôt comme un « régime mixte », où coexistaient des éléments monarchiques et républicains (Hume) ou même qui était en fait « une République sous les dehors de la monarchie » (Montes- quieu). Ce régime n’a pas toujours été libéral, et on peut considérer que l’autorité de la grande Élisabeth Ire n’a pas grand-chose à envier à celles

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des rois de France, mais il se distingue par la permanence d’une orga- nisation complexe, dans laquelle le roi est inséparable du Parlement, dont il est lui-même une des composantes (King in Parliament) et qui est le véritable titulaire de la souveraineté. L’histoire de la monarchie anglaise est du reste une histoire sanglante, dans laquelle une longue guerre civile a opposé les deux « roses » de Lancastre et de York, et où, après que les Tudor aient incarné la réconciliation nationale, la tenta- tive des Stuart pour se rapprocher du modèle français a abouti à une première révolution « républicaine » et à l’exécution de Charles Ier. L’institution royale a néanmoins survécu parce qu’elle apparaissait comme une composante naturelle d’une « Ancienne Constitution » dont l’origine se perd dans la nuit des temps mais qui est dans l’his- toire anglaise la source à laquelle il faut toujours revenir pour fonder la liberté. C’est pour cela que la « Glorieuse Révolution » (1688), qui vise à clore un cycle de changements en restaurant les libertés anglaises, se contente d’un écart minimal dans l’ordre de succession et ne remet pas en question l’institution royale, qui jouera encore un rôle majeur dans la politique anglaise du XVIIIe siècle, avant d’acquérir une place nouvelle et paradoxale avec le développement de la démocratie. À la fin du XVIIIe siècle, le roi n’est pas véritablement populaire et le sens dynastique n’est pas particulièrement développé dans un pays où différentes familles régnantes se sont succédé depuis la mort d’Élisa- beth Ire mais il est indiscutablement légitime parce qu’il joue un rôle doublement essentiel dans la Constitution (non écrite). Comme on l’a vu, et comme le redira Burke contre les révolutionnaires français, la permanence de l’institution royale s’inscrit d’abord dans une histoire continue qui est le vrai fondement de la liberté ; cette idée sera reprise plus tard par des libéraux conservateurs comme Walter Bagehot (3) et Guglielmo Ferrero (4) qui voient dans la permanence de la légiti- mité monarchique en Angleterre un facteur paradoxal de légitimation de la démocratie : le peuple anglais acceptait d’autant plus facilement d’obéir à la loi qu’il croyait en cela obéir à la reine (5). D’un autre côté, la Couronne est au fondement de l’unité de l’Empire, dont les sujets ne reconnaissent l’autorité que parce qu’ils sont les sujets du roi (6). L’invention de la famille royale et de ses traditions, qu’admire tant

OCTOBRE 2016 OCTOBRE 2016 11 la nostalgie du roi

Régis Debray (7), viendra plus tard, avec Disraeli, qui a su voir dans la monarchie anglaise un puissant ressort de légitimité ; la reine Victoria incarnait l’unité de l’Empire, dont la gloire rejaillissait en retour sur la reine et sur la famille royale, en leur donnant une popularité dont les Tories étaient les premiers bénéficiaires. Le génie de la politique anglaise a fait le reste, qui repose sur la capacité des institutions à faire apparaître les innovations les plus radicales comme le fruit d’un développement naturel de la tradition. Sauvée par le divorce et l’abdi- cation d’Édouard VIII (dont les penchants pro-allemands n’auraient pas manqué de perturber la politique britannique), la monarchie a su jouer son rôle dans la mobilisation de l’Angleterre pendant la Seconde­ Guerre mondiale ; un beau film de Tom Hooper, le Discours d’un roi, a montré la transformation proprement royale qui permit au Albert de surmonter son bégaiement pour devenir le roi que la Grande-Bretagne attendait pour remplir sa tâche historique.

Le prestige de la royauté et la dimension people

L’histoire des autres monarchies parlementaires européennes est souvent assez différente de celle de l’Angleterre : la démocratie peut s’y être installée plus récemment, après de longues périodes de conflit de légitimité comme en Espagne, et le passage à la monarchie limitée ou « libérale » a pris des formes très diverses. Mais il reste que, pour l’essentiel, les monarchies constitutionnelles présentent deux points communs majeurs. D’un côté, même si son concours reste théorique- ment nécessaire pour donner une pleine autorité à certaines parties de la législation, le roi ou la reine n’a pas en temps ordinaire de fonc- tion législative ou gouvernante active ; d’un autre côté, l’institution royale continue d’être perçue comme un élément important de l’ordre constitutionnel : elle joue le rôle d’un garant paradoxal (puisque non démocratique) de l’État de droit et, plus généralement, elle apparaît comme une figuration sensible des limites de l’imaginaire démocra- tique (8). Le rôle de la monarchie est majoré dans les situations de crise, où elle peut faire pencher la société dans le sens de la transition

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démocratique : c’est ce qui s’est produit en Espagne lors de la tentative de coup d’État de 1981 (9) et il arrive aussi, comme c’est le cas en Belgique, que la figure du roi soit la dernière incarnation de l’unité nationale dans un pays en proie à des divisions irréductibles. Si la monarchie peut encore apparaître comme la clé de voûte des institutions dans certaines situations difficiles, il n’est pas certain qu’elle puisse indéfiniment résister à la dynamique spontanée de la démocra- tie moderne. Dans les temps ordinaires, le prestige de la royauté peut se rapprocher de celui des people, ce qui ne va pas sans affecter dan- gereusement ce qu’elle peut conserver de sacralité. La famille royale anglaise a appris à gérer cette difficulté et si les incertitudes qui ont suivi la mort de la princesse Diana en 1997 ont pu paraître remettre en question le prestige de la famille royale, le savoir-faire de la reine a permis de montrer que la monarchie était capable de faire une place à la dimension people sans se laisser détruire par elle. Comme l’avait bien vu Régis Debray, les funérailles de Lady Di marquèrent provisoi- rement l’intégration de la sensibilité people dans les rites traditionnels (10). Le processus de désacralisation se poursuit depuis à bas bruit, mais il est contrebalancé par l’adhésion populaire à une vision enchan- tée de l’histoire anglaise qui fait évidemment une place importante à la monarchie. La question du « coût » de la monarchie et du montant de la liste civile revient périodiquement en débat, et certains journaux se demandent si la gentillesse de « Kate Middle-Class » peut suffire à légitimer la famille royale ; d’un autre côté, les Anglais (11) semblent se reconnaître dans Downtown Abbey, et les Tudor eux-mêmes font l’ob- jet d’une série télévisée populaire. À l’exemple anglais, on peut toute- fois opposer le contre-exemple de l’Espagne, où Juan Carlos n’a pas pu surmonter une impopularité croissante et a dû abdiquer en 2014 au profit de son fils Felipe, dont on ne sait pas encore s’il réussira à incar- ner durablement une monarchie dont le maintien dans la Constitu- tion de 1978 fut le fruit de compromis subtils et délicats, puisqu’il ne fut possible qu’avec l’accord des héritiers de la République. Pour finir, toutes les monarchies européennes doivent naviguer entre la tradition et le people et compenser la fin de leur gloire passée par l’entretien de leur popularité.

OCTOBRE 2016 OCTOBRE 2016 13 la nostalgie du roi

Ce bref examen des ressorts qui font vivre aujourd’hui la monarchie suffisent à montrer la distance qui sépare la France des autres démo- craties. Le fait majeur en France est que la monarchie a cessé d’être naturelle et que sa très improbable restauration ne pourrait apparaître que comme la revanche d’une France irrémédiablement disparue contre un régime (la République) dont la légitimité n’est plus réelle- ment contestée. Si, comme le disait François Furet en 1978 (12), la révolution française est terminée, c’est parce que, d’un côté, la gauche a de fait abandonné la perspective d’une autre révolution et que, de l’autre, la droite a fini par accepter l’essentiel de la Révolution. La force des monarchies contemporaines vient de ce qu’elles incarnent la continuité historique et que de ce fait même elles peuvent apparaître comme des garantes d’unité et de modération ; or, la réinstallation de la figure du roi dans les institutions françaises apparaîtrait comme une nouvelle rupture dans l’histoire de France, qui marquerait la victoire des vaincus contre des vainqueurs qui, aujourd’hui, se confondent avec la quasi-totalité du peuple français. Plus profondément, on peut considérer que le sort de l’idée monarchique s’est joué au début de la IIIe République, lorsque les efforts d’une Assemblée qui comptait en son sein beaucoup de royalistes pour ménager une possibilité de restauration ont été anéantis par le prétendant lui-même, qui refusait le drapeau tricolore au motif que Henri V ne pouvait reconnaître que le drapeau blanc de Henri IV. La tentative ultérieure de l’Action fran- çaise pour faire de la monarchie l’instrument du nationalisme intégral ne fit qu’accentuer le divorce entre le pays et l’idée monarchique : la dévotion au « roi » de Charles Maurras et de ses amis s’appuyaient sur un calcul utilitaire sans véritables racines émotionnelles (13), elle était trop hostile à l’ensemble de l’héritage révolutionnaire pour fon- der l’unité nationale et elle s’insérait dans un programme autoritaire peu compatible avec la sérénité que l’on attend de la figure royale. La naissance ultérieure de la Ve République devait confirmer cet échec : la « monarchie républicaine » pouvait bien tenter de restaurer un « pou- voir d’État » affaibli par « cent soixante-neuf ans » (14) de discorde, elle restait parfaitement étrangère à la symbolique royale. La France a cherché, et en grande partie réussi, à doter la République d’un pouvoir

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gouvernemental qui a hérité de certains traits de l’ancienne monarchie absolue mais elle a du même coup fait le deuil de ce qui, ailleurs, fait vivre l’idée royale, qui ne survit plus guère que chez des conteurs (par- fois talentueux) comme Stéphane Bern ; elle a en revanche su promou- voir, pour son plus grand bonheur, la famille du prince de Monaco, grâce à qui la dimension people de l’imaginaire royal est présente dans le royaume de Philippe Auguste et de Saint Louis.

1. Le 1, n° 64, 8 juillet 2015. 2. Voir sur cette question le beau livre de Nicolas Roussellier, la Force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France. XIXe-XXIe siècles, Gallimard, 2015. 3. Walter Bagehot, The English Constitution, Chapman and Hall, 1867. 4. Guglielmo Ferrero, Pouvoir. Les génies invisibles de la cité, traduit en 1943 et en 1945, rééd. Livre de Poche, 1988. 5. Walter Bagehot, op. cit., cité in Philippe Lauvaux, « Monarchies, royautés et démocraties couronnées », le Débat, n° 73, janvier-février 1993, p. 109. 6. C’est pour cela que, pour l’Irlande comme pour les États-Unis, le choix de la forme républicaine de gouvernement était inséparable de la lutte pour l’indépendance. 7. Voir notamment « Admirable Angleterre », in le Monde, 10 septembre 1997. 8. Sur tous ces points, je renvoie à l’article fondamental de Philippe Lauvaux, auquel je dois plus que je ne saurais dire ; Philippe Lauvaux, art. cit., p. 103-120. 9. Le rôle joué par Siméon II en Bulgarie (comme premier ministre entre 2001 et 2005) montre d’ailleurs que l’imaginaire monarchique (et en l’occurrence dynastique) peut être présent dans la transition démo- cratique sans même qu’il soit besoin de restauration. 10. Régis Debray, « Admirable Angleterre », art. cit. 11. Il n’est pas certain que ce soit le cas de tous les Britanniques. 12. François Furet, Penser la révolution française, Gallimard, 1978. 13. Voir sur ce point les souvenirs de Philippe Ariès, Un historien du dimanche, Le Seuil, 1980, p. 52, cité par Philippe Lauvaux, art. cit., p. 118. 14. Cent soixante-neuf ans représente la différence entre 1958 et 1789, que de Gaulle évoque dans son récit de la genèse de la nouvelle Constitution dans Mémoires d’espoir, Plon, 1999.

OCTOBRE 2016 OCTOBRE 2016 15 « LA FRANCE A RÉUSSI UNE SYNTHÈSE ENTRE LES DEUX TRADITIONS NATIONALES »

› Entretien avec Emmanuel Le Roy Ladurie réalisé par Valérie Toranian et Aurélie Julia

De Hugues Capet à Louis Philippe, l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie nous présente les rois qui ont construit l’État moderne tel qu’il subsiste encore aujourd’hui.

Revue des Deux Mondes – Quels rois jouèrent un rôle important dans la constitution de l’État moderne ?

Emmanuel Le Roy Ladurie Commençons par l’année «1453, qui marque la fin de la guerre de Cent Ans. La France, plus exactement l’hexagone virtuel, compte dix millions d’habitants au lieu des vingt millions canoniques. Bien que dépeuplé, le pays tra- verse une période heureuse : la population mange à sa faim, les res- sources sont abondantes. Louis XI monte sur le trône en 1461. Être à la fois cruel, énergique et bigot, il réussit à mater les petites guerres si bien que sous son règne la démographie se développe et retrouve progressivement son niveau d’avant la peste noire de 1340, soit

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vingt millions d’habitants. Ce chiffre reste stable jusqu’en 1715. Les Valois sous la Renaissance sont des rois talentueux. Si Charles VIII et Louis XII engagent des guerres en Italie tout à fait inutiles, pour ne pas dire ridicules, ils importent la culture italienne. De gothique, la France devient « renaissante ». François Ier marche sur les pas de ses prédécesseurs : tout en se lançant dans des guerres parfois contes- tables, il continue l’italianisation de la société. Bien que la crois- sance économique soit satisfaisante, un processus de paupérisation s’enclenche : les salaires réels baissent progressivement et la pauvreté s’accroît à la base. Henri II, le deuxième fils de François erI , prend les rênes du pouvoir en 1547. Cet homme dur Emmanuel Le Roy Ladurie est et énergique parvient en dix ans de règne historien, membre de l’Institut. à détourner les guerres vers les fronts du Derniers ouvrages publiés : Une vie avec l’histoire. Mémoires (Tallandier, Nord et de l’Est, tout en gardant un pied 2014) et les Paysans français d’Ancien en Italie. Il renforce la solidité du royaume Régime (Seuil, 2015). mais persécute fâcheusement les protestants. Les guerres de religions (de 1560 à 1596) vont fortement marquer le territoire : la Saint- Barthélemy divise pour la première fois le pays en deux. Entre 1579 et 1580, la révolte gronde dans le Dauphiné. Catherine de Médi- cis, vive et volontaire, réprime les contestations à Romans. Bien que femme, italienne, et mal vue, elle s’identifie au royaume et c’est là, je crois, une réussite. Henri III est sacré à Reims en 1575. C’est une personnalité très intéressante, absolument pas cantonnée à son image d’homosexuel : on l’a repéré un jour avec 24 filles de joie ! La royauté entame à cette époque son travail d’équilibre entre les dix-huit mil- lions de catholiques et les un à deux millions de protestants. Henri III ne favorise aucun camp ; il veut se situer au milieu, il est assez remar- quable à ce titre. Il est mort sans descendance. S’annonce l’illustre règne de Henri IV, un roi qui change quatre ou cinq fois de religion. L’historien Pierre Gobert dit de lui : « c’est le roi le plus expérimenté de la France. » En plus de son esprit brillant, Henri IV fait preuve de qualités guerrières. Il n’hésite pas à prendre des risques considérables : on l’a vu un jour se défendre au pistolet contre une foule. Après des guerres difficiles, il signe l’édit de Nantes en 1598, son grand chef- d’œuvre. La France entre dans une période de paix, de croissance

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économique et de reconstruction. À l’heure de son assassinat, Henri IV partait vers nos frontières du Nord-Est pour reprendre les hostili- tés. Arrivent Louis XIII et deux cardinaux, Richelieu et Mazarin (qui concernent davantage les premières années du jeune Louis XIV). La période se crispe. Après la journée des Dupes au cours de laquelle Louis XIII, âgé de 29 ans, réitère sa confiance en Richelieu et contraint sa mère, Marie de Médicis, à l’exil, la France tourne le dos à la paix – démarche peut-être critiquable. En 1635, elle entre en conflit avec l’Espagne ; c’est la guerre de Trente Ans. Les combats sévissent dans toute l’Europe. Ils cessent le 11 avril 1713, avec le traité d’Utrecht signé à l’échelle ouest-européenne, voire centro-européenne, entre les royaumes de France et de Grande-Bretagne. Le pays en sort non pas exsangue mais fatigué. Louis XIV est un grand roi dans un pays misé- où un paupérisme considérable côtoie d’incontestables richesses. Les choses s’inversent au XVIIIe siècle : Louis XV est un homme de qualité mais que le pouvoir ennuie ; il se désintéresse de sa fonction. Louis XVI est un assez grand roi : il a jusqu’à un certain point inventé les États-Unis, ce qui n’est pas rien ! Il a été pris dans un système qu’il n’arrivait plus à dominer…

Revue des Deux Mondes – Revenons à François Ier. Le roi s’entoure de clercs ; ceux-ci constituent une classe nouvelle qui change la relation du roi aux sujets ; ils deviennent des intermédiaires et se substituent en quelque sorte au rôle et aux prérogatives de la noblesse...

Emmanuel Le Roy Ladurie Sous François Ier, la classe des officiers s’accroît – ce sont des fonctionnaires qui achètent leurs charges et qui les redonnent à leurs enfants s’ils montrent un minimum de capacités. On en dénombre 5 000 – ils seront 50 000 sous Louis XIV. À l’époque, outre la noblesse d’épée, la noblesse se divise en deux catégories : la noblesse de robe et la noblesse des conseils, autrement dit la robe du Parlement et la robe du Conseil. La robe du Conseil, qui compte des bourgeois dans ses rangs, gouverne la France avec les maîtres des requêtes – les maîtres des requêtes existent depuis

18 OCTOBRE 2016 OCTOBRE 2016 « la france a réussi une synthèse entre les deux traditions nationales »

le Moyen Âge ; vous en trouvez encore aujourd’hui à l’ENA, c’est incroyable ! Il y a à l’époque une volonté d’écarter la noblesse clas- sique de type féodal, la noblesse militaire, vouée plutôt à l’armée.

Revue des Deux Mondes – François Ier n’est-il pas un artisan de cette dépossession par la noblesse de certains pouvoirs ?

Emmanuel Le Roy Ladurie La robe du Conseil détient le pouvoir de façon à peu près constante à l’époque. Les choses sont différentes sous Louis XIV ; le roi gouverne de façon coûteuse, ses nombreuses guerres ruinent partiellement le pays ; néanmoins, il ne cherche pas à conquérir l’Europe entière, il concentre ses efforts sur les pourtours de l’Hexagone. De ce point de vue, son règne est un succès. Sous les apparences de la grandeur et de la religion, le Roi-Soleil fait preuve de sagesse. Il y a une tentative de reprise de pouvoir proprement dite par les nobles pendant la Régence. Sur les avis de Saint-Simon, Philippe d’Orléans instaure des conseils spécialisés dans divers domaines : les affaires étrangères, l’économie… mais c’est le désordre et les conseils sont judicieusement dissous au bout de quelques années. Les officiers de la robe du Conseil reprennent le gouvernement. Le XVIIIe siècle poursuit sur le même style avec un petit changement : le gouvernement est tenu certes par la robe du Conseil mais aussi par des familles de grands robins, les Colbert, les Le Tellier-Louvois… Le système se perpétue jusqu’à la Révolution.

Revue des Deux Mondes – Quels sont les rois qui ont manifesté le plus grand sens de l’État ?

Emmanuel Le Roy Ladurie Louis XIV, bien sûr. Le Régent, lui, ouvre le système, mais le peuple n’est pas représenté. Les parlements sont constitués d’« officiers » civils. Dans les villes, il existe des conseils municipaux ; leur gouvernement est oligarchique, et non démocratique. Au XVe siècle, voire au-delà, s’organisent de nombreux états généraux, à la différence du XVIIe et du XVIIIe siècle, où il ne s’en tiendra que deux, en 1614 et en 1789. Il n’y a donc plus de représentations nationales,

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uniquement des représentations provinciales – par exemple les États de Languedoc, de Bretagne, de Normandie. Plus nous allons vers le nord, moins il y a d’assemblées. Nous sommes dans un système absolutiste.

Revue des Deux Mondes – Quel rapport le peuple entretient-il avec la noblesse locale ?

Emmanuel Le Roy Ladurie Il n’est sans doute pas mauvais, les pay- sans connaissent leur châtelain. Au XVIIe siècle, les révoltes populaires sont dans la majorité des cas des révoltes anti-fiscales (1) : l’impôt s’est en effet beaucoup accru sous Richelieu entre 1625 et 1635 avec la guerre de Trente Ans. Les tours de vis fiscaux déclenchent des révoltes populaires contre l’État, pas tellement contre la noblesse. Pour trou- ver des révoltes anti-nobles, il faut remonter à la jacquerie de 1358 ou bien à la Révolution française ; une scission apparaît alors entre le peuple et la noblesse. Les classes privilégiées sont visées par 1789. Le roi est en général bien vu. Louis XVI n’était pas détesté.

Revue des Deux Mondes – Louis XVI mène-t-il des réformes structurantes ?

Emmanuel Le Roy Ladurie Les choses se passent en dessous des rois, c’est-à-dire au niveau économique. De la fin des guerres de Louis XIV en 1713 à la Révolution, la croissance économique augmente de façon constante. Elle égale celle de l’Angleterre, soit environ 2 % par an. Seulement, à la différence de l’Angleterre, la France n’est pas mécanisée. La Révolution bloque l’économie, l’historien­ Maurice Lévy-Leboyer la qualifie même de catastrophe nationale. La croissance reprend à partir de 1818. La monarchie française subsiste jusqu’en 1870. Louis XVIII est un assez bon roi, Charles X n’est pas une lumière, Louis-Philippe est méritant, Napoléon III excelle dans la sphère économique mais prend des décisions insensées sur le plan diplomatique et militaire : il engage des guerres aberrantes en Crimée et au Mexique que l’on paye très

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cher. La monarchie est un système stable : elle a duré depuis Hugues Capet jusqu’à Napoléon III. De 1870 à 1958, la France a connu des gouvernements éphémères, ce qui n’a pas empêché la croissance éco- nomique. De Gaulle a stabilisé le pouvoir.

Revue des Deux Mondes – Les Anglais ont réussi à concilier la monarchie et le Parlement, les Français n’y sont pas parvenus. Pour- quoi est-ce foncièrement incompatible chez nous ?

Emmanuel Le Roy Ladurie Je serais volontiers royaliste mais je n’ar- rive pas à croire à l’existence d’un ADN privilégié, d’un ADN royal qui donnerait régulièrement des souverains ; ce n’est pas rationnel ; je suis donc républicain. Nous avons eu deux empires et trois monarchies après 1789. Rien n’a tenu, en raison, peut-être, de l’extrémisme des Français. La République a trouvé sa légitimité définitive avec la guerre de 1914- 1918, moyennant 1,5 million de morts. Je n’imagine pas un retour de la monarchie. La France a réussi une synthèse entre les deux traditions nationales : la monarchie et la république. Le régime actuel ne stimule pas beaucoup l’économie, mais ce n’est peut-être pas son rôle. Il y a tout de même plus de dignité dans ce régime que dans les gouvernements des IIIe et IVe Républiques, celles-ci pourtant excellentes pour l’économie.

Revue des Deux Mondes – Les ors, les palais de la République, la première dame : autant d’éléments qui entrent dans le champ séman- tique de la monarchie. Est-ce une immaturité républicaine ?

Emmanuel Le Roy Ladurie Je vais répondre sur un détail. Personne n’imagine le président Obama avoir une maîtresse. Il en a peut-être une, mais l’idée est inconcevable. Obama réalise l’idéal américain, à savoir un président marié, fidèle à sa femme. En France, on a toujours plus ou moins admis le pluralisme conjugal des présidents, des Pre- miers ministres ou des politiciens, comme s’il s’agissait d’un caractère original de la culture française. Sous l’influence américaine, les choses vont peut-être changer.

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Revue des Deux Mondes – La légèreté française vient-elle de la monarchie ?

Emmanuel Le Roy Ladurie Oui. Prenons nos rois. Henri IV est un grand amateur de femmes, à la différence de Louis XIII, plutôt embarrassé à l’encontre de la gent féminine. Jusqu’à son mariage avec Mme de Maintenon en 1683, Louis XIV a collectionné les maîtresses, chaque fois des grandes dames. Après son union, il s’est révélé être un mari fidèle assez exigeant envers son épouse ; le Roi-Soleil a donc incarné les deux personnages. Philippe ­d’Orléans est un grand libé- ral, ce qui est essentiel, même si on a souvent parlé de la Régence comme d’un régime de dîners qui versaient dans la galanterie pure et simple… Louis XV s’entoure de toute sorte de dames élégantes : je pense à Mme du Barry, issue du milieu des courtisanes. Louis XVI est un homme chaste, attaché à sa femme, ayant du mal à accom- plir son devoir conjugal. Napoléon connut quelques maîtresses ou filles d’opéra, mais rien d’extraordinaire. Louis XVIII était peut-être impuissant, Charles X un peu vieux, Louis Philippe fidèle à son épouse et Napoléon III assez porté sur le beau sexe. C’est finalement variable.

Revue des Deux Mondes – Le peuple cherche-t-il une figure d’auto- rité ? Un pouvoir incarné ?

Emmanuel Le Roy Ladurie Le pouvoir est incarné mais tout dépend de l’« incarneur ». François Mitterrand était un monarque, je lui reproche d’avoir jeté l’argent par les fenêtres ; il a tout de même laissé une Bibliothèque. était excellent pour conquérir le pouvoir, un peu médiocre parfois pour le gérer. On est souvent injuste avec , qui n’est pas parvenu à s’imposer ; il a été courageux avec les réformes de la retraite ; ses efforts lui ont valu une offensive très grande des médias.

Revue des Deux Mondes – S’il y a une nostalgie du roi au XXIe siècle, n’est-ce pas avant tout une demande de sacré ?

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Emmanuel Le Roy Ladurie Il existe une sacralité effective mais sans religion sous-jacente. Vous ne verrez jamais la télévision française retransmettre une messe en l’honneur de personnes tuées lors d’un attentat, par exemple. En revanche, le président de la République se déplace à chaque fois sur les lieux de l’attentat, c’est une autre forme de sacralité. Nous sommes dans les rites républicains.

Revue des Deux Mondes – La sacralité républicaine a-t-elle remplacé la sacralité religieuse ?

Emmanuel Le Roy Ladurie Non, les deux formes existent tou- jours. En Angleterre, lorsque de graves événements surviennent, les personnes se rendent dans une cathédrale. En France, il n’en était pas question jusqu’au massacre de Nice, qui semble avoir changé cette orientation.

Revue des Deux Mondes – Les monarchies anglaise et espagnole représentent-elles la pérennité d’une histoire, d’un pays, d’une nation, à un niveau autre que politique ?

Emmanuel Le Roy Ladurie Il faut distinguer l’Angleterre de l’Espagne.­ Dans le premier cas, il y a une continuité totale, un peu irri- tante et prétentieuse. Malgré la décapitation de Charles Ier en 1649, la monarchie s’est à peine interrompue. En Espagne, c’est tout à fait dif- férent : les Espagnols ont « recousu » le système après une épouvantable guerre civile. Nous ne sommes pas dans la continuité. Pour des histoires personnelles, le roi Juan Carlos est parti ; son successeur se défend à peu près. La France a connu plusieurs régicides : Henri III a été assassiné par un moine en 1589 ; Henri IV l’a été par Ravaillac en 1610. Louis XV a fait l’objet d’une tentative d’assassinat. Louis XVI a été guillotiné. Louis-Philippe était visé lors d’un attentat. Les petites révolutions du XIXe siècle ont chassé Louis-Philippe puis Napoléon III. J’ai rencontré le prétendant actuel, Louis de Bourbon, un garçon charmant, qui ne se fait aucune illusion sur le sujet. Le système monarchique est derrière

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nous. Nous sommes aujourd’hui dans une continuité républicaine.

Revue des Deux Mondes – À quel roi François Hollande vous fait-il penser ?

Emmanuel Le Roy Ladurie À un roi faible… Charles IX peut-être.

Revue des Deux Mondes – Et Nicolas Sarkozy ?

Emmanuel Le Roy Ladurie Il a un petit côté non pas Napoléon mais Bonaparte, me semble-t-il.

Revue des Deux Mondes – Poursuivons la liste : , Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand et Jacques Chirac ?

Emmanuel Le Roy Ladurie Avec son culte pour les arts, Pompi- dou n’est pas indigne de Louis XIV. Sa maladie l’a empêché de briller davantage ; c’était un intellectuel de bon niveau. Il y a du Charles X dans Valéry Giscard d’Estaing, d’un point de vue physique, s’entend. Giscard est un réformateur qui n’a pas vraiment réussi à se faire aimer. C’est aussi peut-être François Ier, même si c’est lui faire beaucoup d’honneur. Il a engagé quelques guerres… Cette propension des pré- sidents à faire des guerres pose une question : les grands rois sont insé- parables des grandes guerres ; peut-on avoir un grand roi ou un grand président en dehors d’une période de guerre ? Je n’ai pas la réponse. François Mitterrand serait Louis XIV pour les monuments semés à Paris, je pense à la Bibliothèque nationale, à la pyramide du . Il a voulu ne pas être oublié comme le furent beaucoup de présidents de la République. Jacques Chirac, grand candidat mais président fai- blard, pourrait être un Louis-Philippe.

Revue des Deux Mondes – Et Charles de Gaulle ?

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Emmanuel Le Roy Ladurie Nous sommes ici dans une autre dimension. De Gaulle est un mélange extraordinaire de Jeanne d’Arc, de Henri IV et de Louis XIV. C’est le genre de figure exceptionnelle que l’on rencontre une fois par siècle et parfois moins encore.

Revue des Deux Mondes – Terminons le tour d’horizon avec Alain Juppé et ; à qui vous font-ils penser s’ils devenaient un jour présidents ?

Emmanuel Le Roy Ladurie Alain Juppé est un homme intelligent et capable mais son âge lui fait tort. Si l’on regarde l’histoire, entrait lui aussi dans sa soixante-treizième année quand il fut élu président. Hormis le sinistre épisode de la Commune qui tua dix mille hommes, Thiers fonda la IIIe République, ce qui n’est pas rien ! Si on compare Manuel Valls aux grands leaders socialistes, il pourrait s’apparenter à Jaurès – si celui-ci avait eu le pouvoir, il aurait certaine- ment procédé à des dévaluations.

1. Les révoltes du XVIIe siècle ont largement été étudiées par le Russe Boris Porchnev et par Roland Mousnier.

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› Jean-Christian Petitfils

u milieu du XIXe siècle, un Russe disait plaisam- ment à un visiteur étranger : « Chaque pays a sa Constitution : la nôtre est l’absolutisme de droit divin tempéré par l’assassinat !… » Ambigu et trompeur, le concept d’absolutisme – le mot n’ap- paraîtA qu’en 1797 sous la plume de Chateaubriand – conduit à des assimilations douteuses et à des contresens historiques, que ne nous épargnent pas les dictionnaires : « Système de gouvernement, dit le Nouveau Petit Robert, où le pouvoir du souverain est absolu, n’est soumis à aucun contrôle. Voir Autocratie, césarisme, despotisme, dicta- ture, tyrannie. » Si sa date de naissance est difficile à déterminer, on sait du moins qu’il meurt en France avec la Révolution de 1789 (1). Mais comment le caractériser ? Il convient de distinguer l’aspect juridique et la pratique gouvernementale. D’un point de vue théorique, la monarchie française a toujours été considérée depuis le Moyen Âge comme une monarchie « sans lien ». « Le roi est empereur en son royaume », affirmait-on au XIIIe siècle.

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Le terme de potestas absoluta, emprunté au droit romain (Ulpien au IIIe siècle) se retrouve dans les écrits d’Hostiensis (XIIIe), de Balde de Ubaldis (XIVe) et de Jean Bodin (les Six Livres de la République, 1576). « Le roi ne tient que de Dieu et de l’épée », énonçait fièrement au début du XVIIe le jurisconsulte Antoine Loysel, formule reprise par Louis XIV dans ses Mémoires pour l’instruction du dauphin (2). De là la doctrine du droit divin, mise en forme à partir du XVIe siècle et exaltée au XVIIe par Claude d’Albon, le cardinal de Bérulle et Bossuet. Recevant lors de son sacre l’onction de Reims, le « très-chrétien » est l’oint du Seigneur, son « lieutenant » ou « vicaire » sur la Terre. Il exerce en plénitude l’autorité dévolue à un souverain temporel, non pour lui, mais pour le service du bien commun. Loin d’être un despote ou un dictateur sans foi ni loi, il a des devoirs envers Dieu : le respect du Décalogue et de Jean-Christian Petitfils, historien et écrivain, est l’auteur d’une trentaine la morale religieuse, du droit naturel, des d’ouvrages, dont des biographies droits de l’Église. Il lui faut se soumettre aux de Louis XIII, Louis XIV, Fouquet, lois fondamentales du royaume, ébauche de Louis XV, Louis XVI (Perrin) et un Dictionnaire amoureux de Jésus (Plon, Constitution non écrite et coutumière (loi 2015). Dernier ouvrage paru : la salique, inaliénabilité du domaine de la Bastille, mystères et secrets d’une Couronne, etc.). Il a également des devoirs prison d’État (Tallandier, 2016). › [email protected] envers ses sujets : la paix, la sécurité, la protection de leurs personnes et de leurs biens. Agissant comme prin- cipe d’unité, il incarne la nation dans sa continuité, sans pour autant confondre sa personne mortelle avec l’État. La fameuse formule « l’État, c’est moi » est apocryphe. Sur son lit de mort, Louis XIV dira au contraire : « Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours. » « La souveraineté du roi, écrivait au début du XVIIe siècle Car- din Le Bret, n’est pas plus divisible qu’un point en géométrie. » En lui, en effet, réside la pleine souveraineté législative, ce qui en fait l’unique personne publique dont la mission spécifique est d’assumer la res publica. Tel est le principe constitutif que les Bourbons, après les Capétiens directs et les Valois, partageront jusqu’à Louis XVI inclus. N’en déplaise aux auteurs de dictionnaires, l’absolutisme ne se confond ni avec le césarisme des Bonaparte, ni avec le totalitarisme des dictateurs du XXe siècle. Ses moyens d’action sur la société sont ­beaucoup

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plus restreints. Sous l’Ancien Régime, celle-ci est plurielle, lignagère, clanique, foisonnante de diversités, composée d’un enchevêtrement de statuts personnels et de corps jaloux de leurs privilèges (c’est-à-dire de statuts particuliers, privata lex), d’un fourmillement de franchises ou de coutumes ancestrales. Les hommes s’insèrent dans différentes commu- nautés : familles, corporations, métiers, confréries laïques ou religieuses, académies, villes, provinces. Ils se trouvent intégrés dans l’un des trois ordres structurant juridiquement la société, le clergé, la noblesse et le tiers état. Simples sujets dépourvus de droits politiques, ils n’ont pas à se prononcer sur l’action gouvernementale, qui relève du monarque et de son Conseil. Le roi, en effet, ne gouverne jamais seul, mais avec l’appui du Conseil, organe de décision et instance judiciaire et administrative, dérivé de la Curia regis médiévale. Le Conseil, librement désigné par le monarque, comporte plusieurs sections qui se spécialisent sous Louis XIV, les plus importantes étant le Conseil d’en haut, composé des ministres d’État – y sont évoquées les grandes affaires intérieures ou extérieures –, le Conseil des dépêches, où siègent les secrétaires d’État chargés de répondre aux correspondances des intendants et des gouverneurs, et le Conseil royal des finances, s’occupant des recettes et des dépenses. Le roi n’est pas lié par la règle de la majorité, mais il la respecte en général. Pour être exécutoires, les édits et doivent être enregistrés par les treize parlements de Paris et de province, gardiens de la cohérence des lois, qui disposent d’un droit de remontrance, plus ou moins encadré au cours des temps. Le souverain peut passer outre à leur refus d’enre- gistrement, à condition de tenir un « lit de justice » : il impose alors sa volonté à ses conseillers que sont les magistrats, au milieu d’un appareil de prestige pompeux, manifestant par là le « mystère » de la monarchie. L’absolutisme se trouve donc tempéré par des interdits moraux, des règles et des procédures solennelles. Entendu en ce sens, ce n’est pas une idéologie, mais un système. Après la théorie, la pratique. Sous cet angle, l’émergence de ce qu’on appelle habituellement l’absolutisme se conjugue avec celle de l’État moderne à la fin des guerres de religions. C’est la période char- nière. S’il fallait prendre une date de naissance symbolique, ce serait

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l’édit de Nantes de 1598, moment où, pour assurer l’unité nationale, le pouvoir royal se place au-dessus des divisions religieuses. La loi civile du roi l’emporte alors sur les opinions ou les appartenances religieuses, renvoyant celles-ci peu ou prou dans la sphère du privé (même si, bien entendu, l’État reste par nature catholique).

La construction de l’appareil d’État

Dès lors, l’effort de construction de l’appareil d’État s’affirme. Il ne s’agit plus, comme dans les temps anciens, de coiffer tant bien que mal la tumultueuse et anarchique société de corps et d’ordres, mais de la transformer, de l’unifier, d’y faire régner l’ordre et l’harmonie. Unifier ne veut pas dire uniformiser. La monarchie absolue, que les historiens préfèrent appeler « monarchie administrative », n’a rien à voir avec la table rase opérée par la Révolution. Le roi, en effet, a signé des capitulations avec les provinces nouvellement incorporées ; il s’est engagé à respecter et à protéger leurs privilèges. Certaines d’entre elles, dotées d’assemblées représentatives, conservent le droit de voter et de répartir l’impôt direct : la Bretagne, la Normandie, le Dauphiné, le Lan- guedoc, la Bourgogne, la Provence… Si le pouvoir royal tente contre ces institutions quelques coups de boutoir, il lui est difficile de les suppri- mer, car ses sujets restent attachés aux libertés provinciales. La guerre joue un rôle d’accélérateur de la modernité. L’entrée de la France dans la guerre de Trente Ans à partir de 1635 (la paix ne sera signée avec l’empereur qu’en 1648 et avec l’Espagne qu’en 1659) rend la centralisation indispensable. Le budget annuel de l’État bon- dit alors de 40 à 200 millions de livres. Jamais un effort fiscal aussi important n’avait été demandé aux peuples. L’accroissement de ses besoins pousse l’État à se rationaliser et surtout à user de la contrainte. À partir de ce moment, perçu comme un intrus, il donne l’impression d’envahir la sphère des communautés autonomes. En l’absence d’une bureaucratie couvrant l’ensemble du territoire, le roi s’appuie sur les chaînes de solidarité et les réseaux d’influence des Grands. Ces mécanismes de clientèle et de fidélités sont l’essence

OCTOBRE 2016 OCTOBRE 2016 29 la nostalgie du roi

même de la société d’Ancien Régime, au moment où les structures féodales proprement dites s’essoufflent. Les Grands se partagent les gouvernements, les places, les honneurs, les dignités curiales. Avides de puissance et de richesse, ils entrent fréquemment en révolte contre le roi. L’instabilité politique naît de leur défection. On le voit sous la régence de Marie de Médicis, qui doit acheter les rallie- ments à prix d’or. On le voit encore sous celle d’Anne d’Autriche, au cours de laquelle éclate la Fronde (1648-1653), marquée par l’agita- tion des gens de robe et des du sang. Pour contrer la puissance exorbitante des Grands, le pouvoir royal élève des compagnies d’officiers. Un office est une dignité et une charge de service public rétribuée, que le pouvoir met en vente. Cela va des jaugeurs de foin, des contrôleurs de marchés aux conseillers et présidents de parlements, trésoriers généraux de France, en passant par les huissiers, sergents et autres auxiliaires de justice. Certaines de ces charges confèrent la noblesse au bout d’une ou deux générations. La vanité est au cœur du système. D’où l’émergence d’une opulente noblesse de robe, cherchant à s’agréger par de prestigieux mariages aux vieux lignages de la noblesse d’épée. En 1515, on compte un peu plus de 4 000 officiers pour toute la France. En 1665, ils sont 46 000. À la fin du XVIIIe siècle, ils ne dépasseront pas les 51 000. C’est peu, comparé à nos 5,5 millions de fonctionnaires et para-fonctionnaires d’aujourd’hui. Quand on parle d’absolutisme, il faut avoir ces chiffres en tête. En dépit de son déve- loppement au Grand Siècle, le pouvoir central reste structurellement faible. C’est d’autant plus vrai que les officiers finissent par se libérer de son emprise, grâce à la vénalité et la transmission héréditaire des charges. On sait combien les membres des parlements ont été gens indépendants et indociles. Pour lutter contre les forces centrifuges de l’aristocratie d’épée et de robe, les cardinaux-ministres, Richelieu puis Mazarin, mettent en place une nouvelle catégorie de fonctionnaires royaux, les commis- saires, nommés et révocables à volonté. Le meilleur exemple en est l’intendant qui reçoit mission, à côté du gouverneur de la province, représentant du roi, de faire prévaloir le point de vue de l’État au sein

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de circonscriptions fiscales appelées généralités. La solution est efficace sans être la panacée. Ces commissaires ne sont que quelques centaines, tirés en général du corps des maîtres des requêtes. Les cardinaux-ministres ont donc été conduits à créer leurs propres réseaux de clients, poussant à la cour et au sein de l’élite régionale leurs parents, amis et protégés. Devenant pourvoyeurs du patronage royal en distribuant les pensions, bénéfices ecclésiastiques, lettres d’anoblis- sement et autres grâces, ils entrent en concurrence avec les réseaux des grands féodaux. Il en résulte une violente opposition de la haute aristocratie au « despotisme ministériel ».

L’absolutisme louis-quatorzien

À la mort de Mazarin en mars 1661, Louis XIV supprime le poste de Premier ministre et prend en main les affaires de l’État. Après l’ar- restation de Fouquet, le contrôleur général des Finances – en l’occur- rence Jean-Baptiste Colbert – devient, sous son autorité directe, le personnage-clé. Les intendants passent en majeure partie sous sa res- ponsabilité. À l’État de justice se substitue l’État de finance, comme l’a dit Michel Antoine. Pour autant, le roi ne dispose que de peu de moyens. Un secrétariat d’État (on dirait aujourd’hui un ministère) représente au plus cinq ou six bureaux, quelques commis, soit au total, pour l’appareil central, 700 à 800 personnes, avec les intendants et les maîtres des requêtes. Une misère ! Faute d’administration structurée, le souverain doit au début de son règne partager ses faveurs entre deux clans, deux grandes familles rivales, les Colbert d’un côté, les Le Tellier-Louvois de l’autre, sus- citant volontairement leur concurrence au sein du gouvernement. Aux Colbert échoient les finances, le commerce, l’économie, les bâti- ments, les arts, les lettres, la Maison du roi, aux Le Tellier-Louvois l’administration de la guerre, essentielle dans une monarchie où les dépenses militaires représentent certaines années les trois quarts du budget. Ces deux clans installent leurs réseaux au cœur de l’État et de

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la cour, étendent leurs ramifications en province, ce qui, en l’absence de fonctionnaires au sens moderne du terme, permet au roi de gou- verner efficacement. On se trouve encore dans un système étatique incomplètement institutionnalisé, où le poids des clientèles demeure essentiel. L’œuvre de rationalisation de ces grands vizirs renforce indis- cutablement la puissance de la monarchie absolue. Par un jeu de bascule savamment dosé, divisant pour mieux régner, Louis XIV élargit ainsi son espace politique. À l’âge du ministériat, qui caractérisait le règne de Louis XIII et la régence d’Anne d’Autriche, et dans lequel le monarque se trouvait isolé face à un Premier ministre disposant d’une clientèle propre, succède l’âge des clans, système dans lequel le roi gouverne par arbitrage des deux clans qui se partagent les postes. À la mort de Louvois en juillet 1691, tout change. Louis XIV devient son propre Premier ministre. C’est la dernière étape de la construction de la monarchie administrative. Étape tardive, comme on le voit, puisque plus de la moitié de son règne personnel est passée. Les ministres, les commis, les conseillers lui rendent compte directe- ment. Les affaires ne sont présentées au Conseil d’en haut que pour la forme. Aucun de ses collaborateurs n’a désormais les moyens d’animer son propre réseau. Le roi a ramené à lui toutes les clientèles, celles des Grands comme celles des ministres. Cessant d’être l’arbitre entre les clans, il est l’unique gestionnaire de son royaume. Cette modification du processus décisionnel représente un progrès dans la construction étatique, mais renforce l’isolement du pouvoir, qui a déjà coupé tous les ponts avec la société, fermé ou encadré tous les canaux de com- munication traditionnels (états généraux, droit de remontrance des parlements, états provinciaux…). Et l’enfermement du gouvernement à Versailles, à partir de 1682, n’arrange rien. Dans l’édification de l’État louis-quatorzien, une place particulière est réservée à la propagande : la Petite Académie (ancêtre de l’Acadé- mie des inscriptions et belles-lettres) est fondée par Colbert ; les écri- vains et les artistes sont mobilisés au service de la louange du roi ; on met en scène les pompes royales, Te Deum, ballets de cour, carrousels et autres divertissements royaux.

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En même temps, Louis XIV parvient à « domestiquer » la haute noblesse. Le système de cour lui sert d’efficace instrument de mani- pulation sociale, régulant les tensions et organisant la circulation des élites. Le monarque élève la noblesse de robe au détriment des Grands. Avec de petits riens, distribués en toute liberté, des préséances qui avivent les jalousies, il discipline la haute aristocratie turbulente et frondeuse. On se bat pour avoir droit à un tabouret devant la reine, à un coussin à l’église, à une porte s’ouvrant à deux battants au lieu d’un et, pendant ce temps, absorbé par le jeu des vanités, on oublie les guerres intestines... Au milieu de la richesse inouïe qui se déploie à Versailles, la politique se fait spectacle, avec le prince comme metteur en scène de sa propre gloire. Ainsi, en cinquante-quatre ans de règne personnel, Louis XIV a transformé son royaume. Avec des moyens limités, il a suppléé à la faiblesse chronique de la royauté capétienne, à la vénalité des offices, à l’absence d’un droit unique couvrant tout le royaume. Il a créé un État plus centralisé, non en installant des armées de fonctionnaires en province – il en aurait été bien incapable –, mais en intégrant au corps politique les réseaux périphériques de la haute aristocratie, en fédérant autour de sa personne les clientèles ministérielles. Prenant conscience du déclin du patronage des Grands, les élites locales se tournent vers lui par un phénomène de « contagion de l’obéissance ». Cependant, à sa mort, l’État unifié et rationnel n’existe pas encore. Louis XIV n’a pas supprimé le chevauchement des coutumes et la divergence des jurisprudences, comme le fera la table rase révolution- naire. Il n’a réformé en profondeur ni la vieille machine du capitalisme fiscal, qui associait étroitement l’État aux couches supérieures de la noblesse dans le partage des ressources financières, ni l’extravagant sys- tème des offices, comme Colbert l’aurait souhaité. On n’aura garde d’oublier la puissance des résistances : jacqueries, émotions populaires pour raisons fiscales. Nombreuses au temps de Louis XIII, elles subsistent sous son successeur, tout en diminuant d’intensité à la fin du règne. À cet égard, la puissance de l’État abso- lutiste trouve sa limite peu glorieuse dans sa capacité restreinte à lever l’impôt, assez largement refusé par le monde paysan.

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Attentif à ne pas susciter de trop fortes tensions, le roi a dû, sans trop l’avouer, transiger avec les groupes, renégocier les franchises des villes, conclure avec les notables locaux des « contrats de confiance », confirmant ou étendant leurs privilèges. Les parlements, les états pro- vinciaux, à condition de se cantonner dans leurs domaines de com- pétence, ont finalement joui sous son règne d’une assez grande auto- nomie. On touche ici du doigt la fragilité de cette machine pataude, hésitante et cahotante, qu’est l’absolutisme, force d’unification et de centralisation au sein d’une société prémoderne, avec laquelle d’une certaine manière il est contraint de faire corps. Dans un état de perpétuelle tension dynamique, la monarchie absolue, a dit François Furet, n’a cessé « de tisser une dialectique de subversion à l’intérieur du corps social ». À la fois révolutionnaire et conservateur, Louis XIV a poussé au maximum la vieille machine, sans en renouveler les bases. Avec lui, l’absolutisme atteint son apogée, mais aussi ses limites.

Crise de la monarchie absolue

Les historiens – Tocqueville le premier – ont longtemps surestimé la centralisation louis-quatorzienne. En 1789, la société française n’est encore, selon la formule de Mirabeau, qu’un « agrégat inconstitué de peuples désunis ». Le pouvoir royal meurt non d’un excès de puissance, mais de faiblesse, embarrassé dans ses contradictions internes. Ce n’est pas l’absolutisme louis-quatorzien qui est la cause de la Révolution, mais plutôt son évaporation au sein d’une société en décomposition... Bridée sous le Grand Roi, la haute aristocratie ne songe qu’à prendre sa revanche : en témoigne la gigantesque réaction nobiliaire qui se poursuit bien au-delà de l’éphémère polysynodie de la Régence. Certes, sous le règne personnel de Louis XV, les institutions donnent l’impression de se développer et de se moderniser. Le travail du Conseil du roi devient plus méthodique, les bureaux ministériels s’étoffent de services spécialisés (domaine, régie, enregistrement, vingtième…), des corps compétents apparaissent (ingénieurs du roi, des mines, des ponts

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et chaussées…), les outils statistiques se multiplient. Mais ce n’est que la façade ravalée d’un immeuble vétuste qui menace ruine. En réalité, l’État royal dépérit, étouffé par une société envahissante. Rayonnantes de puissance et de richesse, les différentes noblesses – d’épée, de robe et de finance – s’unifient peu à peu. Mariant leurs enfants et étendant leur emprise sociale et politique, elles occupent les allées du pouvoir. Prenant goût à la direction des affaires, elles résistent farouchement aux tentatives de réformes gouvernementales et ne songent qu’à récupérer les attributs de la puissance publique, dont elles ont été dépossédées. Cette colonisation de l’État a pour effet de transformer la monarchie absolue en monarchie aristocratique. Au lieu d’avoir domestiqué la noblesse, c’est la noblesse qui l’a domestiquée ! Évolution socio-politique d’autant plus dangereuse qu’elle se conjugue avec le développement, sur le plan des idées, d’un libéralisme aristocra- tique, influencé par Fénelon, Boulainvilliers et Montesquieu, qui vise à revenir, sinon aux « temps gothiques », du moins à une monarchie tem- pérée et décentralisée, antérieure à Richelieu et à Louis XIV. Le modèle de référence est la Glorious Revolution anglaise de 1688, qui associe les élites nobiliaires au gouvernement du royaume (3). Une partie du mou- vement des Lumières va dans ce sens. Rousseau est davantage lu dans les châteaux que dans les chaumières. Pour beaucoup, l’aspiration à la liberté se mêle à la nostalgie des libertés au pluriel, c’est-à-dire des privi- lèges et des franchises. On est à la fois libéral et rétrograde, progressiste et réactionnaire. Cette idéologie s’exprime au sein des parlements, qui s’attachent alors à déstabiliser les fondements de l’absolutisme royal. Au tournant des années 1750-1755, le conflit avec le Conseil du roi s’ampli- fie. Il est si violent qu’il met en cause la nature même du pouvoir royal. Louis XV est obligé de briser le mouvement par des lits de justice répétés. Signe des temps, le terme « citoyen » commence à se répandre. Une sociabilité nouvelle, égalitaire, démocratique, se développe à travers les académies provinciales, les sociétés de pensée, les loges maçonniques, les clubs, la presse plus ou moins clandestine. Ces forces nouvelles revendiquent une pleine liberté de critique. Ce qui relevait autrefois des « mystères de l’État » se trouve brusquement dévoilé et discuté publiquement !

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Le talon d’Achille de la monarchie bourbonienne réside toujours dans son extravagant système fiscal, à la fois archaïque, improductif, inégalitaire et profondément injuste. Il était plus facile à la monarchie britannique de lever des impôts, grâce au vote du Parlement, qu’à la France, dépourvue d’assemblée représentative. Paradoxe du pouvoir dit absolu ! À ce handicap s’ajoutait l’absence de banque d’État permettant au Trésor de faire face à ses pressants besoins de trésorerie. Après l’ex- périence ratée de , sous la Régence, l’État vivra d’expédients, jusqu’au jour où les moyens de sa survie lui seront refusés. Une autre difficulté vient de la désacralisation de la royauté. Or, la dimension du sacré a toujours été essentielle à l’absolutisme français (contrairement au despotisme éclairé, dont la nature politique laïcisée est fort différente). Le sacre de Reims donnait au « très-chrétien » la dimension transcendantale qui lui permettait de se situer nettement au-dessus des corps et des ordres du royaume. Le prince, être quasi divin, investi par Dieu pour régner en maître absolu sur ses peuples, attendait de ses sujets soumission et adulation. Déjà perceptible à la fin du règne de Louis XIV, le phénomène de désacralisation s’accé- lère au cours du XVIIIe siècle, où l’on ne croit plus, par exemple, au « miracle » du toucher des écrouelles. Lucide et intelligent, Louis XV a conscience, à la fin de son règne, de l’anémie du pouvoir monarchique. Au début de 1771, après le renvoi de Choiseul, il décide de supprimer les parlements comme corps politiques et de remplacer la vénalité des offices par une justice gratuite. Tel est le « coup de majesté » supervisé par l’énergique chancelier de Maupeou. Se met alors en place un gouvernement de combat, animé par le trium­ virat Maupeou-Terray-d’Aiguillon. Cette révolution royale est malheu- reusement vouée à l’échec, car elle ne comble pas la grande lacune du système absolutiste : une représentation de la nation, permettant aux peuples d’exprimer leurs souhaits et leurs revendications. Se forme alors un vaste mouvement d’opposition, le parti patriote, qui va du haut clergé et de l’aristocratie d’épée aux franges de la petite bourgeoisie et de l’artisanat des villes. Ce front multiforme, aux inté- rêts divergents, s’appuie sur une puissance nouvelle, redoutable et dévastatrice, l’opinion publique. L’idée de nation commence à se dis-

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socier de la personne du roi, censée pourtant l’incarner : évolution particulièrement dangereuse pour le pouvoir monarchique, qui ne dispose d’aucun relais dans l’opinion.

La révolution de la souveraineté

En accédant au trône le 10 mai 1774, le jeune Louis XVI hérite de cette situation critique. Sous l’influence de son principal conseiller, Maurepas, il se débarrasse du triumvirat et rappelle le Parlement. C’est la première grande erreur du règne, car elle relève une force d’opposition arrogante et rétrograde, enivrée d’un esprit de revanche, qui va contrecarrer systémati- quement tous les efforts de rénovation. Ainsi échoue la réforme de Turgot, visant à libéraliser le commerce des grains, à supprimer les corporations sclérosées et à remplacer la corvée par un impôt payable par tous. Ainsi échoue encore la réforme de Charles Alexandre de Calonne, s’attachant à créer une banque d’État et un impôt égalitaire, la subvention territoriale, fiscalisant la noblesse, une « nuit du 4-août avant la lettre », selon la for- mule de Louis Blanc, peu suspect de complaisance à l’égard de la royauté. Les privilégiés se crispent sur leurs droits, leurs avantages acquis, entraînant derrière eux le petit peuple. Au printemps de 1788, la société tout entière est en état de révolte ouverte. Le pays est menacé d’implosion. Ne pouvant éviter la banqueroute, le gouvernement royal se résigne à convoquer les états généraux… Ceux-ci se réunissent le 5 mai 1789. Le 17 juin, le tiers état se pro- clame Assemblée nationale et, au nom des idées rousseauistes, acca- pare la plénitude de la souveraineté. « Ce décret, dira avec pertinence Mme de Staël, était la Révolution même. » Le 20, trois cents députés du tiers et quelques membres de la noblesse et du clergé prononcent le fameux serment du Jeu de Paume, jurant de ne pas se séparer tant qu’une Constitution du royaume n’aura pas été écrite, dépouillant ainsi le roi de sa propre souveraineté. Avec cet événement fondateur, qui voit un gigantesque déplace- ment de pouvoirs, c’est non seulement la société d’ordres mais l’édi- fice séculaire du mystère capétien, auréolé du sacre de Reims, qui est

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mis à bas. On passe d’une représentation de la nation à l’ancienne, assise sur la juxtaposition des intérêts sociaux, à celle d’une nation moderne, fondée sur un corps politique unifié, englobant l’ensemble des citoyens, dans laquelle en définitive le roi n’a plus sa place, à part celle d’un simple fonctionnaire de la nation. Associée bientôt à l’idée républicaine, la révolution de la souverai- neté est pour la monarchie un point de non-retour. La Restauration échouera avec sa charte « octroyée », qui voulait faire renaître la fiction de la souveraineté monarchique. Même la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe ne parviendra pas à s’enraciner. En 1873, le comte de Chambord, petit-fils de Charles X, gâchera la dernière chance d’un retour au pouvoir de la lignée capétienne en refusant maladroitement de devenir le « roi légitime de la Révolution », symbolisé par le dra- peau tricolore. Quant à Charles de Gaulle, il jettera sur la royauté héréditaire la dernière pelletée de terre en créant sa « monarchie répu- blicaine » qui dure depuis près de soixante ans et dont les Français, attachés à la personnalisation du pouvoir et à l’élection de leur pré- sident au suffrage universel, ne sont pas prêts, quoi qu’on en dise, à se débarrasser. Adieu le frisson sacré du drapeau fleurdelisé ! Désormais, selon le mot célèbre de Charles Péguy, « la république une et indivi- sible, c’est notre royaume de France ! ».

1. Denis Richet, la France moderne. L’esprit des institutions, Flammarion, 1973 ; David Parker, The Making of French Absolutism, Edward Arnold, 1983 ; Michel Antoine, « La monarchie absolue » in Keith Michael Baker, The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, tome I, The Political Culture of the Old Regime, Pergamon Press, 1987 ; François Olivier-Martin, l’Absolutisme français, Loysel, rééd. de 1988 ; Richard Bonney, l’Absolutisme, Presses universitaires de France, 1989 ; Nicholas Henshall, The Myth of Absolutism. Change and Continuity in Early Modern European Monarchy, Longman, 1992 ; Fanny Cosandey et Robert Descimon, l’Absolutisme en France, histoire et historiographie, Seuil, 2002. 2. Louis XIV, le Métier de roi. Mémoires et écrits politiques, présentation de Jean-Christian Petitfils, Perrin, 2012, p. 77. 3. Jacques de Saint Victor, les Racines de la liberté, le débat français oublié, 1689-1789, Perrin, 2007.

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› Jacques de Saint Victor

n 1958, en raison de l’incapacité du régime des partis à résoudre la question algérienne, le général de Gaulle réussit à mettre fin au « parlementarisme absolu » (Raymond Carré de Malberg). La Constitution de 1958 institua ce que certains juristes, comme Maurice EDuverger, désignèrent sous le terme de « monarchie républicaine » (1). Aussi surprenant que cela paraisse, cette synthèse originale n’était pas une nouveauté dans l’histoire juridique de notre pays. La « monarchie républicaine » compte un précédent fort lointain – et largement oublié – remontant au Moyen Âge, ce qui souligne combien l’histoire répu- blicaine a en France des racines profondes. Elle n’est pas née en 1792. Cela n’autorise pas à conclure à une permanence républicaine, par- delà une parenthèse de plusieurs siècles de monarchie absolue (nous verrons pourquoi en conclusion), mais il n’en demeure pas moins que cette expérience médiévale de « monarchie républicaine » souligne l’an- cienneté méconnue en France d’un idéal qui a longtemps concurrencé l’idéal monarchique. La recherche historique et juridique la plus avancée désigne en effet aujourd’hui sous le terme de « monarchie républicaine » les tentatives politiques qui ont surgi depuis le XIIIe siècle jusqu’au siècle de Louis XIV

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pour contrebalancer en France la trop grande puissance royale (2). Pour résumer très (trop) succinctement ce vaste mouvement, il faut insister sur l’importance de la redécouverte de la pensée politique d’Aristote au XIIIe siècle, à l’occasion de la IVe croisade Jacques de Saint Victor, historien (la Politique d’Aristote fut traduite en 1260 du droit et des idées politiques, est en latin par l’érudit flamand Guillaume de professeur des universités (Paris-XIII- Moerbeke). Les écrits politiques du Stagirite Cnam). Parmi ses derniers livres parus, Blasphème. Brève histoire d’un crime se diffusèrent auprès d’un petit nombre de imaginaire (Gallimard, 2016) et Via clercs qui étaient tous associés à l’Université Appia (Équateurs, 2016). Il va publier de Paris, en particulier Albert le Grand, son avec Thomas Branthôme une Histoire disciple Thomas d’Aquin et son élève Pierre de la République en France (Economica, 2017). d’Auvergne (qui achèvera l’œuvre de Tho- mas d’Aquin). Ce petit groupe fut le premier à reprendre la vieille typo- logie aristotélicienne (monarchie-aristocratie-république), familiarisant ainsi – non sans mal d’ailleurs – leurs lecteurs à nombre de termes nou- veaux de la philosophie­ politique antique. La diffusion des textes politiques d’Aristote permet de mieux saisir la singularité de l’évolution de la pensée occidentale sur le pouvoir, par comparaison, par exemple, à la pensée islamique. La redécou- verte de la Politique d’Aristote sortit la chrétienté de l’enfermement de l’augustinisme politique et des velléités de théocratie politique apparue au haut Moyen Âge, malgré le fameux « rendez à César… ». Avec la philosophie politique d’Aristote, les lecteurs chrétiens du Stagirite se virent contraints de « concilier la vision aristotélicienne d’une vie civile auto-suffisante et les préoccupations plus détachées de ce monde qui étaient celles de la chrétienté augustinienne » (3). La Politique d’Aristote diffusa dans le monde du bas Moyen Âge le principe de l’autonomie du politique, ainsi que des idées comme celles de « citoyenneté », de « participation au gouvernement », de « bien commun » et de « Constitution mixte ». Autant de thèmes « républi- cains » qui bouleversèrent la pensée politique de l’Occident chrétien et lui permirent de rayonner dans les siècles suivants. Le travail de relecture en profondeur de la vie politique française au bas Moyen Âge, mené depuis quelques années par des historiens anglo-saxons comme James B. Collins ou James M. Blythe, en rupture

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avec les écrits de l’École de Cambridge (John Pocock, Quentin Skin- ner), ainsi que par des médiévistes français comme Jacques Krynen ou Alain Boureau, permet de mieux saisir l’importance de Thomas d’Aquin et de ses disciples de la Sorbonne dans l’essor de la pensée républicaine au Moyen Âge et à la Renaissance, en France comme dans le reste de l’Europe (4). Selon l’historien des idées James M. Blythe, Thomas d’Aquin est « responsable de l’amorce d’une réhabili- tation médiévale de la République » (5). Il faut évidemment s’entendre sur les mots. La pensée républicaine, c’est-à-dire celle de la res publica, n’est pas nécessairement le contraire de la simple forme monarchique du pouvoir. La distinction fondamen- tale pour les disciples de Thomas d’Aquin, très différents des hommes de 1792, repose sur une différence entre gouvernement monarchique et gouvernement politique. Dans le « gouvernement royal », un seul gou- verne de manière absolue, c’est-à-dire en n’étant pas soumis aux lois, comme dans la famille où le père exerce seul et librement le pouvoir sur ses enfants (sans être nécessairement, d’ailleurs, un tyran). Tandis que dans le « gouvernement politique », celui qui gouverne (ce peut être un roi ou un président élu, etc.) le fait conformément aux lois établies par la communauté. C’est le gouvernement par les lois qui caractérise le gouvernement républicain (6). Même si sa pensée est fort complexe en la matière, Thomas d’Aquin réaffirmera à plusieurs reprises l’idée que les citoyens sont fondamentalement égaux et qu’à ce titre il n’est pas juste qu’un seul domine de manière héréditaire et absolu. L’élec- tion doit se combiner avec l’alternance entre dominants et dominés. Il serait « juste », ajoute-t-il même, « que certains dirigent une partie du temps, et d’autres à un autre moment » (7). Mais l’Aquinate sait bien que les nations européennes sont devenues trop grandes pour renouer avec la démocratie directe athénienne. Aussi écarte-t-il cette illusion et se contente-t-il d’un pouvoir limité par des lois émanant de la communauté ; c’est la res publica. Les héritiers français de l’Aquinate, en particulier les principales figures de la scolastique thomiste, de Pierre d’Auvergne à Jean Juvé- nal des Ursins en passant par Nicole Oresme ou Jean Gerson, vont défendre en France ce « gouvernement politique ». Ils le feront soit

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au sein des états généraux de la fin du Moyen Âge, soit même au sein du Conseil du roi où ces clercs vont s’affronter durant les XIVe et XVe siècles aux juristes royaux, ces « chevaliers ès lois » partisans, eux, d’un gouvernement royal absolu (délié des lois). Si les seconds l’emporteront, le combat fut parfois incertain, contrairement à ce que laisse penser l’histoire classique offerte par la tradition monarchique. Les disciples de Thomas d’Aquin disposaient en effet d’arguments théoriques de poids. Face aux légistes royaux, s’appuyant sur le droit romain impé- rial (qui affirmait notamment que « le prince n’est pas juridique- ment lié par les lois » (Princeps legibus solutus est), les défenseurs de la « monarchie républicaine » pouvaient eux aussi se réclamer de références tirées du droit romain républicain, et même impé- rial. Dans la Somme théologique, Thomas d’Aquin fera grand cas de la Constitution impériale Digna Vox, edictee par les empereurs Theodose II et Valentinien III en 429, où ces derniers acceptaient de se soumettre à la loi (8). Cette Constitution deviendra un texte majeur de la tradition républicaine prémoderne, depuis les théolo- giens thomistes de la Sorbonne jusqu’au « civisme nobiliaire » d’un Henri de Boulainvilliers au XVIIIe siècle, en passant par les monar- chomaques du XVIe siècle. Elle est citée par exemple en exergue du Vindiciae contra tyrannos (1579), un des pamphlets protestants majeurs contre la monarchie des Valois. Il faut avec l’historien Diego Quaglioni souligner l’importance de cette loi Digna vox qui est « à l’origine de toutes les discussions sur la conception partagée et double » du pouvoir (9). Autre texte de référence de cette tra- dition républicaine, l’antique règle romaine de droit privé qui sti- pulait que « ce qui concerne tout le monde doit être approuvé par tout le monde », Quod omnes tangit ab omnibus approbatur. Dès la seconde moitié du XIIIe siècle, cette règle influencera directement les théories canoniques de la représentation, marquant les techni­ ques délibératives des assemblées d’Église, avant de s’étendre aux assemblées politiques représentatives (10). Elle finit par devenir si célèbre dans les discours « républicains » qu’on ne la désignera plus que sous le sigle « QOT » (quod omnes tangit). QOT consti-

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tue avec Digna Vox le principal corpus intellectuel de la tradition « républicaine » médiévale, ce que les Anglo-Saxons appellent le « constitutionnalisme médiéval ».

Une tradition républicaine médiévale

Le monde moderne a ainsi hérité du monde antique l’idéal d’un ordre juridique et politique et le culte « républicain » du droit passera par le thomisme comme modèle de civilisation qui marquera profondé- ment le débat politique européen, depuis la crise des XIVe et XVe siècles jusqu’aux guerres de religions (11). Sans entrer, faute de place, dans le détail des vicissitudes historiques, précisons qu’il y eut, même dans l’histoire de la France médiévale, quelques brèves tentatives de mise en place concrète de cette « monarchie républicaine », en particulier trois grandes séquences dans les rébellions de cette époque meurtrie par les exactions guerrières et par la Grande Peste (1356-1358 ; 1379-1383 ; 1412-1422). Toutes ne furent pas de même importance mais celle des états généraux de 1356-1358, avec Étienne Marcel, qui déboucha sur la grande du 3 mars 1357, à la suite de la défaite de Poi- tiers, fut de loin la plus importante et la plus significative. Michelet a prétendu que cette « révolution » des états de 1357 aurait substitué « la république à la monarchie » (12). L’historiographie contemporaine est évidemment plus réservée mais certains médiévistes, comme Jacques Krynen, précisent qu’en définitive « les historiens républicains et libé- raux du XIXe siècle n’avaient pas entièrement tort », soulignant que cette ordonnance de 1357 changeait profondément le gouvernement : elle mettait « l’administration dans les mains des états généraux » et, pour sauvegarder les libertés, établissait « la soumission du pouvoir monarchique aux droits de la communauté » (13). C’est la raison qui fera écrire à James B. Collins que les états généraux de 1356-1358 marquèrent la naissance de la « monarchie républicaine » en France (14). Il ne s’agit évidemment pas de comparer Étienne Marcel à Dan- ton mais quelque chose d’essentiel se joue de 1350 à 1420 ; ce fut le principal espoir en France, avant les guerres de religions, de réaliser

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un projet de « monarchie républicaine » formulé par les héritiers de Thomas d’Aquin. Il est à noter l’importance de ce discours républicain au-delà même de nos frontières. Selon James B. Collins, c’est ce dis- cours français du « bien public », bien plus que le discours républicain italien de « l’humanisme civique » du XVe siècle (celui de Leonardo Bruni puis de Machiavel), qui va inspirer Cromwell et le programme de commonweale de l’Angleterre républicaine du XVIIe siècle (15). Pour autant, les nécessités de la guerre de Cent Ans affaiblirent en France ce rêve de « monarchie républicaine » qui n’était pas adapté à l’entreprise de reconquête royale. Il s’éteindra petit à petit du fait des circonstances. On va encore le retrouver, de façon insoupçon- née, dans certains débats du concile de Constance (1415), ou dans des textes épars, comme la célèbre ordonnance du 21 octobre 1467 prise par Louis XI pour interdire le licenciement des officiers royaux. Cet embryon de statut de la fonction publique aboutit à mettre fin à la « foire aux places ». En garantissant un statut inamovible à ses agents, le roi acceptait de se lier les mains au nom du « bien com- mun ». Il admettait que l’idéal de res publica puisse lui imposer de ne pas être totalement maître des agents de la chose publique. Cette garantie essentielle contre l’arbitraire du pouvoir deviendra le fon- dement même de toute fonction publique républicaine, c’est-à-dire d’une administration protégée par un statut pour agir au service non du pouvoir mais du « bien commun ». C’est d’ailleurs l’épuisement de cette thématique républicaine du « bien commun » au profit du « bien de l’État » qui va marquer au XVIe siècle, et plus encore au XVIIe, avec Richelieu et Louis XIV, le lent effacement en France de l’idéal républicain au profit de l’idéal monarchique pur. L’extinction de cet esprit de la res publica corres- pondra chez nous à l’aube de la modernité. Les guerres de religions, en imposant l’existence d’un pouvoir civil supérieur aux factions reli- gieuses pour assurer la paix civile, accélèreront ce mouvement, après avoir semblé relancer les thèmes « républicains » (notamment chez les monarchomaques ). Dans son célèbre ouvrage les Six Livres de la République (1576), Jean Bodin, en consacrant la souve- raineté absolue du roi, fera disparaître la notion de république en la

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fusionnant dans celle d’État. Si on suit le grand médiéviste anglais John Watts, ce concept moderne d’État n’existait pas dans l’Europe médiévale, tout au moins au singulier, mais il existait des assemblées de la communauté, états généraux ou provinciaux. Dans son ouvrage, The Making of Polities, Europe 1300-1500, Watts parle de politie plus que d’État. Ce dernier concept, forgé par Machiavel, puis par Bodin, apparaît comme un organisme nouveau reposant sur un triple refus de la Cité antique, de la res publica christiana et de la seigneurie féo- dale. L’État existait évidemment de façon sommaire avant Machiavel mais, après lui, les hommes de la Renaissance éprouvèrent le besoin de le qualifier en tant que tel, notamment pour le distinguer désor- mais de la « chose publique » (on passera dans les discours officiels du « bien commun » au « bien de l’État »). Ainsi s’ouvrit un débat larvé à partir du XVIe siècle : doit-on privilégier l’État ou la République ? Bodin tranchera la question en France au profit de l’État, tandis qu’en Pologne, par exemple, les diètes optèrent pour la république (nobi- liaire), la Rzeczpospolita, avec l’élection du roi et l’instabilité politique que l’on sait…

Recréer le lien direct entre le pouvoir et le peuple

Cette évolution ne fit que conforter en France la sensibilité monar- chique, déjà fort ancrée, et l’exemple sanglant de Cromwell acheva de rendre la république odieuse. Dès lors, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on ne reparlera plus (pour ainsi dire) de république en France (16). Mais les autres nations européennes ne connurent pas la même évo- lution. Outre dans les cités italiennes, l’idéal républicain prospéra dans les Provinces-Unies et en Angleterre au XVIIe siècle et il engen- dra en 1688 les prémices du gouvernement parlementaire. Au fond, comme le précise Montesquieu, la monarchie parlementaire anglaise n’est qu’une « republique qui se cache sous la forme de la monarchie » (17). John Stuart Mill ajoutera, un siècle plus tard, qu’en Angle- terre, chacun sait bien que la monarchie n’est qu’une fiction mais les esprits y sont habitués à ne jamais « mettre en pratique d’une manière

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complète les principes qu’ils professent » (18). Cet esprit républicain trouva néanmoins sa consécration avec l’indépendance des colonies anglaises d’Amérique au XVIIIe siècle, dans un sens du reste conserva- teur, la République fédérale américaine étant sciemment évoquée par les rédacteurs de 1787 pour tourner le dos à la démocratie (19). Tel ne fut pas le cas en France en 1792. Et c’est bien cette différence qu’il faut noter en conclusion de cette trop brève archéologie d’une sensibilité républicaine oubliée, tapie au cœur de notre histoire médiévale. Cette « monarchie républicaine des Anciens », comme on pourrait la qualifier, diffère en profondeur de celle remise au goût du jour par le général de Gaulle. Car, en 1958, le projet gaulliste s’inspire, au fond, bien plus de la tradition démocra- tique jacobine qui, elle-même, a puisé à son tour, comme l’ont rappelé tant d’historiens depuis Edgar Quinet, dans l’esprit de la monarchie absolutiste. Cette dernière s’est longtemps caractérisée par l’alliance du roi et du peuple contre les pouvoirs intermédiaires (clergé, noblesse, parlements, etc.), alors que la « monarchie républicaine des Anciens » favorisaient au contraire ces derniers. La « monarchie républicaine des Modernes », celle du général de Gaulle, cherchait précisément, rappe- lait Marcel Gauchet, à court-circuiter les élites et recréer ce lien direct entre le pouvoir d’État et la masse du peuple par-dessus les corps intermédiaires (20). Ainsi s’expliquent le référendum puis l’élection du président au suffrage universel direct. De Gaulle répondait en ce sens à l’une des grandes aspirations du peuple français, que résume l’esprit profond de la Révolution. C’est un point que n’a pas vu Tocqueville, déduisant qu’il y eut, de 1789 à 1793, « deux mouvements en sens contraire [...] : l’un favorable à la liberté, l’autre favorable au despotisme » (21). Charles Dupont-White, un contemporain de Tocqueville, a, dans l’Individu et l’État (1857), rétorqué qu’il existe une unité cachée du projet révolutionnaire. Ce grand penseur libéral aujourd’hui oublié, ami et traducteur de John Stuart Mill, estime que 1793 n’infirme pas 1789. Il n’y a pas « deux mouvements en sens contraire » dans la révolution mais « il n’y en a peut-être qu’un, hostile aux castes. De cette source unique découlent et la puissance de l’État et l’émancipation des individus » (22). De

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Gaulle s’inscrit parfaitement dans cette tradition libérale-jacobine (oxymore qui ne paraîtra paradoxal qu’à ceux ignorant la tradition française du « libéralisme d’État » à la Turgot) d’hostilité aux « castes » et, de fait, sa « monarchie républicaine » tente, comme l’État jacobin après l’État royal, d’être une arme contre le triomphe des forces de la prédation (féodalisme ou, ultérieurement, capitalisme corporatif). Ainsi, si l’idéal de la forme monarchique revient au goût du jour, du fait d’un manque d’incarnation et en raison même de la crise de la représentation (on sait, depuis Carl Schmitt, que le couple représen- tation-incarnation fonctionne comme un sablier ; quand la représen- tation est à la baisse, comme aujourd’hui où tant de citoyens doutent des partis et du système représentatif, le besoin d’incarnation est à la hausse (23)), il n’en demeure pas moins que l’opinion est (à tort ou à raison) convaincue qu’une monarchie, même parlementaire (comme en 1830), reste étroitement liée à ces « castes » ou, à tout le moins, qu’elle ne serait d’aucune utilité pour les combattre (24). C’est la rai- son pour laquelle toute velléité de restauration monarchique, même d’un roi d’opérette, se heurtera longtemps en France à cet obstacle psychologique. Ainsi ne peut-on comparer la « monarchie républicaine » des Modernes à celle des Anciens. Cette dernière serait plutôt à l’origine des actuelles démocraties libérales, avec leurs inévitables propensions oligarchiques (25), tandis que la « monarchie républicaine » gaulliste était au contraire destinée à lutter contre toute forme de captation de la souveraineté populaire. Malgré certains défauts (mais c’est un autre sujet), elle reste adaptée aux aspirations contemporaines anti- élitaires, si tant est que le président de la République accepte de jouer pleinement son rôle. Le mystère de la crise française actuelle – qui peut se résumer ainsi : comment avec les institutions de la Ve Répu- blique nous retrouvons-nous dans une situation d’impuissance digne du « Bas-Empire républicain » de la IVe ? – trouve peut-être, parmi d’autres raisons, un début d’explication dans la violation croissante de cet esprit des origines par les locataires de l’Élysée. Le régime gaulliste a depuis trop d’années cédé à des castes médiatico-énarchiques ani- mées, depuis Maastricht, d’une logique de défiance, voire d’hostilité

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au peuple, comme en témoigne par exemple la négation du non au référendum européen de 2005. Ce soutien apporté par le pouvoir à la « révolte des élites » (Christopher Lasch) n’est pas inédit dans l’his- toire. Le 23 juin 1789, Louis XVI, rompant avec la tradition de ses ancêtres, fit lui aussi le jeu des privilégiés en révolte contre le tiers. Le résultat est connu : en deux ans, la monarchie fut balayée.

1. Maurice Duverger, la Monarchie républicaine. Comment les démocraties se donnent des rois, Robert Laffont, 1974. La thèse centrale de cet essai est que sous la pression de contraintes techniques et éco- nomiques, le pouvoir d’État s’est renforcé dans toutes les démocraties occidentales au détriment du Parlement. Un peu partout, le chef de l’exécutif tend à devenir un monarque républicain. L’auteur ne se contentait pas d’évoquer la question française mais il abordait aussi ce qu’il appelait alors les deux autres « monarchies d’Occident » (présidentielle à l’américaine, néo-parlementaire de style britannique). 2. James B. Collins, la Monarchie républicaine : État et société dans la France moderne, Odile Jacob, 2016. 3. Quentin Skinner, les Fondements de la pensée politique moderne (1978), Albin Michel, 2009, p. 89. 4. Il permet aussi de remettre en cause la célèbre thèse de l’École de Cambridge qui ne veut voir dans le précédent des cités italiennes du Moyen Âge ou de la Renaissance, en particulier Venise et Florence, la seule matrice du renouveau du mouvement républicain en Europe (on peut lire sur ce débat la synthèse utile de Serge Audier, les Théories de la République, La Découverte, 2004). 5. James M. Blythe, le Gouvernement idéal et la Constitution mixte au Moyen Âge, Cerf, 2005, p. 90. 6. « Le gouvernement est royal quand celui qui dirige a plein pouvoir. Il est politique lorsque celui qui a préséance voit son pouvoir limité par certaines lois de la cité », écrit Thomas d’Aquin (Libros politicorum, tome I, chapitre i, p. 13). 7. Sur tous ces points, qui sont évidemment bien plus complexes dans la pensée de saint Thomas, voir James B. Blythe, op. cit., p. 76 et sq. 8. La Constitution Digna Vox dit exactement la chose suivante : « Digna vox maiestate regnantis legibus alligatum se principem profiteri : adeo do auctoritate iuris nostra pendet auctoritas (C’est un propos digne de majesté de celui qui règne que le prince se déclare lui-même soumis à la loi ; car notre autorité elle- même dépend de celle du droit) ». Citant une décrétale de Grégoire IX, qui fait référence à Digna Vox, Thomas d’Aquin affirme : « Quiconque fixe un point de droit pour autrui doit s’appliquer ce droit à soi- même » (Somme théologique). 9. Diego Quaglioni, « La souveraineté partagée au Moyen Âge », in Marie Gaille-Nikodimov, le Gouverne- ment mixte. De l’idéal politique au monstre constitutionnel en Europe (XIIIe-XVIIe siècles), Presses univer- sitaires de Saint-Étienne, 2005, p. 18. 10. Olivier Christin, Vox populi. Une histoire du vote avant le suffrage universel, Seuil, 2014 ; voir aussi Albert Rigaudière, Histoire du droit et des institutions dans la France médiévale et moderne, Economica, 2010, p. 386. La règle « QOT », applicable en droit romain aux tutelles multiples, fut remise en usage par les canonistes dès le premier concile du Latran (1123). 11. Pour être plus précis, il faudrait ajouter que Thomas d’Aquin distingue entre l’aspect coactif des lois (pouvoir de contrainte) et l’aspect directif des lois (la morale de la justice). Au sens propre, nullus cogitur a se ipso, c’est-à-dire que personne ne peut s’obliger juridiquement, toutefois il ajoute que le princeps, tout en étant libre sous l’aspect coactif des lois, est moralement lié à leur observation (car il est soumis au pouvoir directif de la loi de nature qui lui impose d’être juste). Il théorise ainsi une dialectique subtile : la souveraineté implique la solutio a legibus, c’est-à-dire l’indépendance de la force coactive de la loi qui vient du princeps ; lequel, cependant, est soumis à un principe moral qui lui impose de se soumettre au droit sur le plan directif. 12. Jules Michelet, Œuvres, 1840, Meline, Cans et Cie, tome III, livre VI, p. 497. 13. Jacques Krynen écrit que « la grande époque de résistance doctrinale à l’absolutisme se situe autour de ces années cruciales » (l’Empire du roi. Idées et croyances politiques en France XIIIe-XVe siècles, Galli- mard, 1993, p. 419). 14. James B. Collins, op. cit., p. 25 : « La crise de 1356 marqua la naissance de la monarchie républicaine ». 15. Idem, p. 28. 16. Sur quelques velléités républicaines dans la France du Grand Siècle et des Lumières, voir Éric Gojosso, le Concept de république en France (XVIe-XVIIIe siècles), Presses universitaires d’Aix-, 1998. 17. Montesquieu, De l’esprit des lois, livre V, chapitre. xix. 18. John Stuart Mill, la Révolution de 1848 et ses détracteurs, traduit par , Baillière, 1875, p. 33. 19. Ainsi James Madison explique : « dans une démocratie, les gens s’assemblent et exercent le pouvoir en personne ; dans une République, ils s’assemblent et gouvernent par le biais de leurs représentants [...] Une démocratie, conséquemment, ne peut être établie que dans un petit endroit. Une République peut englober une vaste région » (voir Francis Dupuis-Déri, Démocratie. Histoire politique d’un mot, Lux, 2013, p. 188). 20. Marcel Gauchet, Éric Conan et François Azouvi, Comprendre le malheur français, Stock, 2016, p. 77. 21. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome I, I, 5.

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22. Charles Dupont-White, l’Individu et l’État, Librairie de Guillaumin et Cie, 1865 (troisième éd.), cha- pitre vi, section 4. 23. Ce besoin peut s’exprimer différemment ; voir notre précédent article, « Une timide (mais préoccu- pante) percée de “l’antipolitique” à la française », Revue des Deux Mondes, juillet-août 2016, p. 108 et sq. 24. Même si la tradition des petites monarchies d’Europe du Nord semble démontrer le contraire ; mais la population limitée de ces pays semble la cause principale de leur cohésion sociale, non leur régime monarchique. Il en va différemment au Royaume-Uni, où la figure royale crée une cohésion mais ne limite pas l’esprit de caste, bien au contraire.. 25. Il n’y a là aucun jugement critique mais un simple constat que les thuriféraires de la démocratie libé- rale finissent même par perdre de vue, confondant libéralisme et démocratie ; voir par exemple la tenta- tive caricaturale d’un juriste de faire passer le référendum, arme de la démocratie, pour antidémocratique (Dominique Rousseau, « Le référendum n’est pas un instrument de la démocratie mais du populisme » (sic) (Libération, 7 juillet 2016).

OCTOBRE 2016 OCTOBRE 2016 49 LA RÉPUBLIQUE ET LE ROI CACHÉ

› Sébastien Lapaque

« Je répète : il est impossible de se débarrasser de son passé. Il est nécessaire d’accepter son passé. Cela signifie que de cette nécessité indéniable, il faut faire une vertu. La vertu en question est la fidélité, la loyauté, la piété au vieux sens latin du mot pietas. » Leo Strauss, Pourquoi nous restons juifs (1).

u cœur de l’été 2015, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie et des Finances du gouver- nement socialiste de Manuel Valls, a déconcerté le spectateur en évoquant la figure du roi, à la fois comme présence et comme absence, dans le cadre d’unA long entretien sur la vie politique française contemporaine accor- dée à l’hebdomadaire le 1. Verbatim :

« La démocratie comporte toujours une forme d’incom- plétude, car elle ne se suffit pas à elle-même. Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif, le roi n’est plus là ! (2) »

50 OCTOBRE 2016 OCTOBRE 2016 la nostalgie du roi

Cette déclaration a été largement reprise. Mais elle était tellement décalée et inattendue qu’elle n’a suscité aucun commentaire appro- fondi. Même pour démentir cette évidence que la seule lecture de Tocqueville, qui l’a observé à propos de l’Amérique, permet pourtant de comprendre : le risque pour une démocratie, qu’elle soit centra- lisée ou fédérative, présidentielle ou parlementaire, c’est d’atteindre le point fatal où elle ne se suffit plus à elle-même. Hélas, les guerres et les crises majeures ne manquent pas pour que cela advienne. Il lui

manque alors un ciel étoilé. Pour révoquer Sébastien Lapaque est romancier, ce péril, et aux États-Unis d’Amérique, elle essayiste et critique au Figaro adopte des formes monarchiques, elle rap- littéraire. Il collabore également au pelle aux hommes leur divine origine… In Monde diplomatique. Son recueil Mythologie française (Actes Sud, God we trust… Des historiens des institu- 2002) a été récompensé du prix tions pourraient le démontrer ici : à bien Goncourt de la nouvelle. des égards, la démocratie en Amérique est › [email protected] l’héritière de la monarchie anglaise qui l’a précédée à l’époque des Treize colonies. Mais comment les grandes têtes molles qui peuplent les médias et ceux qui se sont hissés à la direction des partis auraient- ils pu renvoyer la balle à Emmanuel Macron en soutenant le principe d’une immanence pure, d’un exercice du pouvoir autofondé, sans passé ni lumière d’éternité ? Ces individus ne croient pas à ce qu’ils croient. Ils n’ont même pas la maîtrise du corpus théorique censé sou- tenir le système politique qu’ils prétendent défendre. Des « cancres savants », aurait rugi Georges Bernanos en songeant à notre élite, dont la culture inutile ressemble au bois mort de l’arbre sec. Voyez ces polytechniciens qui désindustrialisent, ces énarques qui privatisent, ces normaliens qui s’embrouillent dans les références lit- téraires. Relire tous les ans les Grands Cimetières sous la lune, le plus antifasciste des livres royalistes, est un exercice de santé mentale dont l’homme libre ne devrait jamais se passer : « J’admire les idiots culti- vés, enflés de culture, dévorés par les livres comme par des poux, et qui affirment, le petit doigt en l’air, qu’il ne se passe rien de nouveau, que tout s’est vu. Qu’en savent-ils ? » De droite et de gauche, les adversaires d’Emmanuel Macron jurent que le ministre de l’Économie donne le change en faisant semblant­

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d’avoir lu tous les livres. Il ferait partie des nouveaux barbares, amou- reux du pouvoir, de la puissance et de l’argent, mais étrangers à l’art et à la pensée. Ce n’est pas l’impression que procure la lecture de sa réflexion publiée dans le 1. On sent que cet ancien élève de Paul Ricœur a lu René Girard, Régis Debray, Jean-Pierre Dupuy et Jean- Pierre Manent – peut-être même Pierre Legendre… Reprenant une idée exprimée par le ministre dans la dernière partie de l’entretien, l’éditeur l’a intitulée « L’imparfait du politique ». Cette nécessité « d’accepter le geste imparfait » où s’élucide l’essence du politique, ce consentement nécessaire à « l’imperfection du moment », voilà ce qui fondait le royalisme d’un genre un peu particulier du philosophe et écrivain Maurice Clavel. La « figure du roi » évoquée par Emmanuel Macron nous rappelle que le pouvoir n’est pas une fin en soi. Contrai- rement à ce que soutenait Machiavel, la question qui se pose – juive et chrétienne à la fois – n’est pas « comment prendre le pouvoir et le conserver ? » mais « comment parvenir au perfectionnement de la loi ? ». C’est tout le mystère de la légitimité, le « secret du roi » que le général de Gaulle a essayé de penser – en s’arrangeant pour vivre avec les formes politiques de son temps. Seul capable de nous soustraire au règne du n’importe qui, le roi, cet « apaiseur », détenteur d’une légitimité appuyée sur le consentement populaire, est au fondement des « mythes et mythologies » politiques dont Raoul Girardet a donné une typologie définitive. On notera que l’historien qui a formé des générations d’étudiants en sciences politiques, et notamment Jean-Pierre Chevènement, a intimement lié crise de légitimité et crise d’identité.

« On est en droit, semble-t-il, de parler de crise de légitimité lorsque, aux questions posées à l’égard de l’exercice régu- lier du pouvoir, les réponses cessent d’apparaître évidentes, de s’imposer comme “pertinentes et péremptoires”. C’est alors que le devoir de loyauté perd sa valeur d’exigence première. Que, silencieusement ou violemment, se défont ou se brisent les liens de la confiance ou de l’adhésion. [...] Le pouvoir, les principes sur lesquels il repose, les pra-

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tiques qu’il met en œuvre, les hommes qu’ils exercent et qui l’incarnent, sont désormais ressentis comme “autres”, font figure d’ennemis ou d’étrangers… Et telle est bien la situation de vacuité que la France présente l’originalité d’avoir connue avec une particulière fréquence au cours des deux derniers siècles de son histoire. (3) »

« Forme d’incomplétude » selon Emmanuel Macron ; « situation de vacuité » selon Raoul Girardet. L’idée est la même. Lorsque tout va bien, le pouvoir est ce qui va de soi ; quand il apparaît tronqué, absurde et vacant – hier en monarchie, aujourd’hui en démocratie –, les choses vont mal. Confronté à cette situation de crise, on peut être tenté par la manière forte, par une autorité débarrassée du consentement popu- laire – c’est la solution fasciste et la solution technocratique, celle d’un pouvoir exercé à l’intérieur du seul « cercle de la raison » jadis tracé par d’un doigt intransigeant. Poussons l’insolence : autour d’un maréchal défaitiste établi dans une ville d’eaux, la tentation fas- ciste et la tentation technocratique ont jadis convergé en France à travers des personnalités telles que Pierre Pucheu ou Jean Bichelonne, major de l’École polytechnique après avoir obtenu au concours d’en- trée la moyenne de notes la plus élevée depuis la création de l’École : 19,75 sur 20… « Reprendre le pouvoir », ainsi que le proposait le philosophe royaliste Pierre Boutang dans un singulier traité sur la légi- timité publié en 1977 (4), c’est se libérer de ces deux tentations de la force – fasciste ou technocratique –, qui rôdent dangereusement en France depuis le début du nouveau siècle. Hélas, ces deux proposi- tions identiques – les droits du sang et la rationalité administrative – se font aujourd’hui face, comme seule à seule, oblitérant l’une et l’autre la générosité de la proposition politique et le sentiment de ten- dresse que doit provoquer la détermination du bien public. Ou bien ou bien Alain Juppé… Confronté à ce « ou bien ou bien » d’un genre atroce, on comprend que des esprits libres aient envie de se souvenir de la parole de Maurice Clavel, qui ne s’est pas totalement perdue dans les folies de son siècle, et de méditer avec lui sur « la figure du roi ». C’est cette figure réconciliatrice, cette

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image d’un arbitre qui ne retranche pas mais additionne, qui a per- mis au philo­sophe qui remonte de Kant à Platon de se soustraire à la tentation fasciste à la fin des années trente, lorsqu’il étudiait à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Le roi, selon l’auteur du Tiers des étoiles, est non seulement celui qui permet au politique de réduire les effets funestes de la volonté de puissance en échappant à la compéti- tion pour le pouvoir, mais il est aussi celui qui, par l’exposition de sa faiblesse, nous donne à voir la fragilité des choses humaines et nous dispose à se voir « soi-même comme un autre », comme aurait dit Paul Ricœur – à qui son maître Gabriel Marcel a dû parler de « l’idée de relation concrète » à laquelle il tenait tant et qui fondait son royalisme. La monarchie ne rend pas un individu non commun à la multitude – l’erreur de Louis XIV fut de le croire. Elle couronne l’homme en liant les sujets du politique les uns aux autres tels les membres d’une même famille. C’est sur ce thème que Georges Bernanos exprimait son espérance royaliste, notamment dans sa Lettre aux Anglais, publiée à Rio de Janeiro en 1942, durant son exil brésilien :

« Lorsque l’homme aura tout perdu, nous réclamerons aussi pour lui, bon gré mal gré, l’Onction qui le divi- nise ; nous lui ouvrirons la route du Sacre. (5) »

L’incomplétude démocratique, l’homme découronné… Forçons dans l’épouvante en écrivant ici que tout pouvoir est un péché et que seul le roi et sa figure toujours présente dans notre imaginaire nous permettent de le savoir et de le sentir. Saint-Just n’avait pas tort lorsqu’il proclamait rageusement, à l’oc- casion du procès de Louis XVI, qu’« on ne règne pas innocemment ». Mais qui mieux qu’un roi de France a assumé cette absence d’inno- cence dans l’exercice du pouvoir ? Saint Louis, le « roi prud’homme » frappé par le typhus, mourant sur un lit de cendres à Tunis, Henri III assassiné par le moine Clément, Henri IV succombant au poignard de Ravaillac, Louis XVI guillotiné sans que le peuple français l’ait jamais souhaité ?

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Lorsqu’il évoquait la possibilité d’une restauration monarchique dans le cher et vieux pays aux destinées duquel veillèrent Philippe Auguste et François Ier, Maurice Clavel demandait que, la veille du sacre, on insistât sur cette part maudite de l’autorité mal exercée, sur le péché qu’impliquait l’usage sans souci du pouvoir. Et pour faire bonne mesure, il suggérait qu’à Reims, le prince chrétien fût fouetté en public – pour demander pardon au peuple français des fautes com- mises par ses ancêtres – avant de recevoir l’onction qui sauve et la couronne qui perpétue. Cher vieux Clavel ! Il avait déjà bien du mal à faire entendre toutes ces choses aux lecteurs du Nouvel Observateur au cœur des années soixante-dix. Imagine-t-on l’ampleur de la tâche qui se présente aujourd’hui à nous ? Parler ensemble, et indistinctement, d’autorité, de légitimité et de consentement en réveillant la figure du roi… Cette image de réveil ne nous vient pas tout à fait par hasard. Depuis le 21 janvier 1793, le roi dort. Car si l’homme qui était roi est mort, le roi ne meurt pas en France. Même lorsqu’il n’y a plus rien à sauver, il habite nos rêves, hante nos institutions. Être français, c’est accepter sa figure présente et absente, comprendre, avec Charles Péguy, qu’après mille ans de monarchie, la République une et indivi- sible n’est pas une démocratie « moderne », mais « notre royaume de France ». Il n’y a pas d’autre moyen de révoquer l’angoisse qui nous fit crier que le roi n’est plus là. Voilà encore ce qu’Emmanuel Macron a eu la liberté de dire.

« On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléoniens et gaullistes, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace. On le voit bien avec l’interrogation permanente sur la figure présidentielle, qui vaut depuis le départ du général de Gaulle. Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. Pourtant, ce qu’on attend du président de la République, c’est qu’il occupe cette fonction. (6) »

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Les Français ont besoin d’une idée royale du pouvoir et de sa jus- tice – une idée donnée par l’Histoire, possiblement acclimatée en République, portée par l’élu du peuple souverain. Pour se retrouver soi-même et se retrouver dans les autres, la France réclame un homme autour duquel ses enfants puissent se rassembler. Non pas un de ces surhommes dont on a beaucoup rêvé au XXe siècle, mais un homme ordinaire dans lequel le Moyen Âge chrétien a souvent reconnu le Christ. Un père, un frère, un voisin. « Le premier venu », expliquait malicieusement Jean Paulhan, qui préférait confier ses destinées à ce genre d’homme plutôt qu’à un habile parvenu au sommet du pouvoir après bien des reniements et bien des manœuvres.

« Un roi est précisément un voisin, il n’a pas à être par- ticulièrement intelligent (et en général il ne l’est pas) ni particulièrement génial ou courageux, il est un homme comme vous ou moi et en admettant qu’il est roi, et en l’aimant comme tel, nous admettons que n’importe qui peut gouverner, ce qui est le sentiment démocratique par excellence. (7) »

Hors de possibilité de fonder une dynastie, restaurons le tirage au sort.

1. Leo Strauss, Pourquoi nous restons juifs. Révélation biblique et philosophie, La Table ronde, 2001. 2. Emmanuel Macron, « J’ai rencontré Paul Ricœur qui m’a rééduqué sur le plan philosophique », le 1, 8 juillet 2015. 3. Raoul Girardet, Mythes et Mythologies politiques, Le Seuil, 1986. 4. Pierre Boutang, Reprendre le pouvoir, Le Sagittaire, 1977. 5. Georges Bernanos, Lettre aux Anglais, Atlantica Editora, Rio de Janeiro, 1942 ; Éditions Charlot, Alger, 1944 ; Cahiers du Témoignage chrétien, 1944 ; Gallimard, 1946. 6. Emmanuel Macron, art. cit. 7. Jean Paulhan, Choix de lettres, tome II, 1937-1945, Traité des jours sombres, édition de Dominique Aury et Jean-Claude Zylberstein avec la collaboration de Bernard Leuilliot, introduction de Bernard Leuilliot, Gallimard, 1992.

56 OCTOBRE 2016 OCTOBRE 2016 BALZAC, LÉGITIMISTE OU RÉVOLUTIONNAIRE ?

› Robert Kopp

J’écris à la lueur de deux vérités éternelles : la religion, la monarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament, et vers lesquelles tout écrivain de bon sens doit essayer de ramener notre pays. » Cette profession de foi, proclamée par Bal- «zac dans l’avant-propos dont il a fait précéder la Comédie humaine, en 1842, n’a pas empêché Victor Hugo de déclarer, au moment des obsèques du romancier, le 21 août 1850, au Père-Lachaise : « À son insu, qu’il le veuille ou non, qu’il y consente ou non, l’auteur de cette œuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolution- naires. Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne. Il arrache à tous quelque chose, aux uns l’illusion, aux autres l’espé- rance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque. (1) »

Lectures contradictoires

Il existerait donc deux Balzac : celui qui dit haut et fort ce qu’il pense et celui qui parle sans savoir ce qu’il dit. Par conséquent, il y a toujours eu deux lectures de Balzac, une qui fait de l’écrivain un légitimiste, l’autre un révolutionnaire. L’une qui prend au pied de la

OCTOBRE 2016 OCTOBRE 2016 57 la nostalgie du roi

lettre les intentions affichées par l’auteur dans ses préfaces ou dans ses articles de journaux, l’autre qui cherche dans ses romans des aveux qui auraient pu lui échapper malgré lui. Ce qui ne signifie aucunement que tous les conservateurs auraient fait de Balzac leur porte-drapeau, suivant l’exemple de Barbey d’Aurevilly, de Robert Kopp est professeur de Bourget ou de Maurras, ni que les progres- littérature française moderne à sistes le reconnaissent unanimement comme l’université de Bâle. Dernières un des leurs en l’annexant à leur cause, publications : Baudelaire, le soleil comme font Engels, Lukacs et la critique noir de la modernité (Gallimard, 2004), Album André Breton marxiste. Les oppositions sont à l’intérieur (Gallimard, coll. « Bibliothèque de de chacun des camps : les conservateurs hos- la Pléiade », 2008), Un siècle de tiles à Balzac sont aussi nombreux, à com- Goncourt (Gallimard, 2012). › [email protected] mencer par certains de ses contemporain, comme Alfred Nettement, puis Paul Thureau-Dangin, l’historien de la monarchie de Juillet, sans parler du Vatican, qui a mis la Comédie humaine à l’index, que ne le sont les progressistes, Eugène Sue en tête, reprochant à Balzac de ne pas « dire la cause de toutes ces infamies si admirablement peintes par lui » (2). Et chacun d’invoquer en faveur de sa thèse un certain nombre de textes ou d’essayer de montrer que Balzac, malgré son apparente « conversion » au légitimisme, au lendemain de la révolution de Juil- let, n’a pas totalement renié le libéralisme de sa jeunesse, ni son intérêt pour les saint-simoniens ou les fouriéristes, et que malgré les ruptures et les reniements, il existe toujours aussi des continuités. Ce que per- sonne, en revanche, ne met en doute, c’est que les idées politiques affichées par Balzac aient évolué, que de révolutionnaires, elles soient devenues réactionnaires et que l’écrivain ait pensé, un moment, à devenir député, voire ministre, du parti légitimiste. Certains critiques voient dans ce changement l’influence de Mme d’Abrantès, de la marquise de Castres ou encore de Mme Hanska, son admiratrice polonaise, son égérie et enfin sa femme, rencontrée pour la première fois autrement que par correspondance à Neuchâtel, en 1833. Sans doute aussi ce que l’on a appelé « l’esthétisme social » de Balzac a-t-il accentué le goût de l’auteur pour un régime aristocra- tique, renforcé son horreur du bourgeois et son indifférence, voire son

58 OCTOBRE 2016 OCTOBRE 2016 balzac, légitimiste ou révolutionnaire ?

mépris, à l’égard des classes laborieuses. Sans doute, enfin, la lecture de Louis de Bonald ou de Joseph de Maistre a pu le conforter dans cette voie. Mais il y a plus. Balzac est avant tout un fervent partisan d’un pouvoir stable et fort, ce qui a fait défaut à la Restauration et ce qui manquait cruellement à ses yeux à la monarchie de Juillet. D’ailleurs, rien de plus instable qu’une monarchie constitutionnelle, à moins de s’appuyer sur une pairie héréditaire. Argument longuement développé dans les « Lettres sur Paris », publiées dans le Voleur entre sep- tembre 1830 et mars 1831, ainsi que dans l’Enquête sur la politique des deux ministères, qui devait lui servir de programme électoral (3). Tout en acceptant la révolution de Juillet « comme un fait », Balzac regrette qu’elle n’ait pas été suivie par une reprise en main plus ferme, car « plus la commotion a été vive, violente, et plus il faut de despotisme pour restituer à la chose publique les caractères de la paix et de la tranquillité » (4). Sinon, le pouvoir, « soumis à une constante discussion », est à la merci d’intérêts partisans, car « toutes les majorités peuvent se vendre et s’acheter » (5). C’est pourquoi, l’ancien libéral, même lorsqu’il est devenu légitimiste, garde la nostalgie du « système de Napoléon ». Napo- léon « professeur d’énergie », stabilisateur de la Révolution, organisateur d’un pouvoir fort, capteur des forces jeunes de la France et dominateur de l’Europe. « La conséquence d’une révolution quelconque est donc la dictature – avait-il écrit dans la dernière de ses « Lettres sur Paris », du 29 mars 1831 – la grande faute de la révolution de Juillet est donc de ne pas avoir donné trois mois de dictature au lieutenant général du royaume pour asseoir fortement les droits du peuple et les droits du trône. (6) »

Balzac bonapartiste ?

Depuis l’inventaire qu’en a fait Hector Fleischmann, les jugements de Balzac sur Napoléon ont fait couler beaucoup d’encre, tant ils sont nombreux et variés (7). On se rappelle que sous la Restauration, libé- raux et bonapartistes faisaient souvent cause commune, les deux s’oppo- sant aux légitimistes au pouvoir. Contrairement aux libéraux, dont les idées ne trouvaient guère à s’incarner dans quelque mythe populaire,

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les bonapartistes profitaient de la légende napoléonienne transmise par ceux qui avaient participé à la grande épopée et dont le souvenir était ravivé, dans les années 1820, par la publication des Mémoires de Napoléon et du Mémorial de Sainte-Hélène d’Emmanuel de Las Cases, qui furent parmi les plus grands succès de librairie de l’époque. À ce mythe, Balzac sacrifie dès ses romans de jeunesse, écrits en collaboration et publiés sous pseudonyme, ainsi dans le Centenaire ou dans l’Héritière de Birague, mettant en scène un personnage romanesque promis à un grand avenir : le grognard. Avec Goguelat, qui raconte au cours d’une veillée la campagne de Russie, il sera au cœur du Médecin de campagne, un des romans les plus conservateurs de Balzac, écrit au moment de sa « conversion » au légitimisme, et où est affirmé avec force l’importance de l’autorité illimitée du père et celle de la religion comme lien social par excellence. La politique réactionnaire de Joseph de Villèle, à la fin de la Restau- ration, avait d’ailleurs provoqué une recrudescence de la ferveur bona- partiste, comme en témoigne l’ode À la colonne de la place Vendôme de Victor Hugo, publiée en 1827, et qui fait écho à un grave incident dans les milieux diplomatiques. Les titres nobiliaires des généraux de l’Em- pire avaient été supprimés par une clause secrète des traités de 1815. Or, en 1827, lors d’une réception, l’ambassadeur d’Autriche fit annoncer les maréchaux Soult et Oudinot sans leurs titres respectifs de duc de Dal- matie et de Reggio, ce qui provoqua leur retrait immédiat. Épisode qui nous fait sourire, mais nous fait mieux comprendre l’importance d’une cérémonie comme celle du retour des cendres, en 1840, symbole d’une politique de réconciliation voulue par Louis-Philippe (8). Balzac fait partie des déçus de la révolution de Juillet. Les répu- blicains qui traversent la Comédie humaine sont certes parmi les per- sonnages les plus sympathiques, mais ce sont des utopistes qui n’ont pas d’avenir. Ainsi Michel Chrestien, ardent saint-simonien, rêvant d’une « fédération de l’Europe », membre actif du Cénacle, adorateur muet de Diane de Maufrigneuse, meurt dans le soulèvement du 6 juin 1832, au lendemain des funérailles du général Lamarque, immorta- lisées par Victor Hugo dans les Misérables. Voici comment Balzac le décrit dans Illusions perdues :

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« Homme politique de la force de Saint-Just et de Dan- ton, mais simple et doux comme une jeune fille, plein d’illusions et d’amour, doué d’une voix mélodieuse qui aurait ravi Mozart, Weber ou Rossini, et chantant cer- taines chansons de Béranger à enivrer le cœur de poé- sie, d’amour ou d’espérance, Michel Chrestien, pauvre comme Lucien, comme Daniel, comme tous ses amis, gagnait sa vie avec une insouciance diogénique. [...] Ce gai bohémien de l’intelligence, ce grand homme d’État, qui peut-être eût changé la face du monde, mourut au cloître Saint-Merry comme un simple soldat. La balle de quelque négociant tua là l’une des plus nobles créatures qui foulassent le sol français. (9) »

Un personnage dont la probité et la candeur sont un tel handicap dans le monde des Rastignac que Balzac le fait mourir à 30 ans.

Le grand homme est celui qui dure

Balzac sait que le cours de l’histoire est irréversible. Il sait aussi que les idées, en politique, sont moins importantes que les rapports de forces. Le grand homme politique, à ses yeux, est celui qui dure, celui qui arrive à maintenir son pouvoir tout en assurant le bonheur public, le bonheur général étant solidaire de l’ordre et l’ordre lui-même soli- daire de la stabilité du pouvoir. Peu importe, au fond, que cet homme s’appelle Napoléon ou Louis XVIII. Le rapprochement semble éton- nant. Il illustre pourtant parfaitement la « conversion » du comte Fon- taine, le vieux Vendéen du Bal de Sceaux, qui, « invariable dans sa religion aristocratique » en avait « aveuglément suivi les maximes ». Ayant refusé les avances de Napoléon, il sollicite toutefois vainement Louis XVIII à son retour, qui, pour se maintenir sur le trône, ménage d’abord les puissances nouvelles. Ce n’est qu’après les Cent-Jours qu’il assouplit ses positions en devenant un des favoris du roi.

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« La nouvelle conscience politique du comte de Fontaine était encore le résultat des conseils et de l’amitié du roi. Ce prince philosophe avait pris plaisir à convertir le Vendéen aux idées sages qu’exigeaient la marche du XIXe siècle et la rénovation de la monarchie. Louis XVIII voulait fondre les partis, comme Napoléon avait fondu les choses et les hommes. Le roi légitime, peut-être aussi spirituel que son rival, agissait en sens contraire. Le dernier chef de la mai- son de Bourbon était aussi empressé à satisfaire le tiers état et les gens de l’Empire, en contenant le clergé, que le premier des Napoléon fut jaloux d’attirer auprès de lui les grands seigneurs ou à doter l’Église. (10) »

Les principes au nom desquels Balzac fait ici l’éloge de Louis XVIII sont les mêmes qui l’avaient conduit, dans Physiologie du mariage, à faire l’apologie du machiavélisme de Metternich, qui déclarait :

« Un pouvoir est un être moral aussi intéressé qu’un homme à sa conservation. Le sentiment de la conserva- tion est dirigé par un principe essentiel, exprimé en trois mots : ne rien perdre. Pour ne rien perdre, il faut croître, ou rester infini ; car un pouvoir stationnaire est nul. (11) »

Dans les Deux Rêves, Balzac va plus loin encore, puisqu’il justifie, dans un récit fantastique, il est vrai, et par la bouche de ses person- nages, à la fois la Saint-Barthélémy, la révocation de l’édit de Nantes et la Terreur, trois « crimes » commis au nom de la raison d’État, afin de refaire l’unité du royaume (12).

« J’ai condamné les huguenots sans pitié, dit Marie de Médicis, mais sans emportement, ils étaient l’orange pour- rie de ma corbeille : reine d’Angleterre, j’eusse jugé de même les catholiques, s’ils y eussent été séditieux. Pour que notre pouvoir eût quelque vie à cette époque, il fallait dans l’État un seul Dieu, une seule foi, un seul maître. (13) »

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Le premier ferment de dissolution a évidemment été introduit dans la société par la Réforme.

« En appelant l’attention de tous les bourgeois sur les abus de l’Église romaine, dit-elle, Luther et Calvin faisaient naître en Europe un esprit d’investigation qui devait ame- ner les peuples à vouloir tout examiner. [...] Il s’agissait bien moins d’une réforme dans l’Église que de la liberté indé- finie de l’homme qui est la mort de tout pouvoir. (14) »

Et Robespierre lui fait écho en présentant le jacobinisme et la ­Terreur comme seuls moyens de garantir l’unité de la nation. Qu’il s’agisse de Metternich invoquant Machiavel, de Napoléon et Louis XVIII essayant d’équilibrer les partis, de Catherine de Médicis et de Robespierre ayant recours à des méthodes « totalitaires », la visée est à chaque fois la même : il s’agit d’unifier des forces contradictoires.

Quel avenir pour une France bourgeoise ?

Or la Révolution a emporté l’Ancien Régime, le Consulat et l’Em- pire ont mis fin à la Révolution, l’Europe s’est coalisée contre l’Empire, la Restauration a elle-même été balayée par une autre révolution. Mais la fièvre générale qui a entraîné les intellectuels et les écrivains vers l’action politique au lendemain des journées de Juillet est rapidement retombée, sauf pour ceux qui ont participé à cette course aux places dont Balzac se moque dans la Peau de chagrin. Sa propre carrière poli- tique a d’ailleurs pris fin avant même d’avoir commencé. Il ne réus- sit pas à persuader les légitimistes du bien-fondé de sa candidature. Désormais, le romancier se contente de son rôle d’observateur à peine partial et d’analyste impitoyable de la société bourgeoise qu’il a sous les yeux. Il ne regarde qu’elle, ne s’intéressant ni aux classes laborieuses ni aux paysans, qui représentent les trois quarts de la population fran- çaise, sauf dans un de ses tout derniers romans, qui donne d’eux une image peu flatteuse.

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Sa véritable force est de mettre à nu le fonctionnement de cette bourgeoisie, de mettre à nu les mécanismes qui régissent son com- portement. Il se livre donc, selon ses propres termes, à une véritable « physiologie » et à une « pathologie de la vie sociale » de la France entre 1800 et 1840 environ. Et le meilleur moyen pour comprendre une société lui paraît être l’étude de ses mythes. La comédie sociale est transparente pour celui qui sait lire les signes qu’elle émet malgré elle. Prenons un exemple au hasard, la Vieille Fille, roman paru à la fin de 1836 en feuilleton dans le journal la Presse, que venait de fonder Émile de Girardin (15). C’est le tout début de la presse à 40 francs (80 francs auparavant), qui misait sur les petites annonces et la littérature pour augmenter le nombre de ses lecteurs. Étaient particulièrement visés les provinciaux et les femmes. La littérature devait donc servir d’appât, il fallut donc qu’elle fût populaire. Comment s’y prendre ?

« Il faut d’abord et avant tout que la littérature soit ­amusante et utile. [...] Il faut l’autorité des grands noms littéraires ; il faut la coopération des jeunes écrivains qui s’avancent avec tant d’espoir et d’ardeur ; il faut l’appro- bation et l’aide de ceux-là qui se sont retirés de la lice, après l’avoir traversée glorieusement. (16) »

Et parmi les grands noms figure à cette époque Balzac qui, de sur- croît, est le romancier préféré des femmes. Girardin signe donc avec lui pour trois études de femmes. La Vieille Fille raconte l’histoire de Rose Cormon, une demoiselle d’Alençon qui ne voulait pas manquer le dernier moment de se marier, car « la nature l’avait faite pour enfanter plusieurs fois ». Elle hésite entre le chevalier de Valois, « une belle image des vieux restes du siècle de Louis XV », autrement dit un débris de l’ancienne France, et le sieur du Bousquier, « une belle image des gens qui ont fait des affaires sous la République et qui sont devenus des libéraux sous la Restaura- tion », c’est-à-dire un débris de la France nouvelle. Ne sachant pas lire les mythes qui pourtant « nous pressent de toutes parts », « servent à tout » et « expliquent tout », elle fait le mauvais choix en épousant

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du Bousquier, causant ainsi « les effroyables malheurs de sa vie conju- gale ». En effet, si elle n’avait pas été tout à fait ignorante en « anthro- pologie » ou si au moins elle avait lu l’Art de connaître les hommes par la physionomie de Gaspar Lavater, elle aurait, « en observateur instruit », remarqué le « nez prodigieux », « magistral et superlatif » du chevalier de Valois, elle aurait écouté sa voix aux « sons amples et redondants ». Elle aurait reconnu à ces signes « une organisation nerveuse, consé- quemment vivace », malgré le « corps grêle » et le « teint blafard » du personnage, qui, à première vue, n’annonçait pas une « forte santé ». De même, elle ne se serait pas laissé abuser par la « riche muscula- ture », le « poitrail de l’Hercule Farnèse » de du Bousquier, ni, surtout, des rumeurs qui faisaient de lui le séducteur de Suzanne, car elle aurait deviné son impuissance à son « nez aplati », à son « faux toupet » et à sa voix de « spéculateur éreinté ». À travers deux visages de la France, dont aucun ne dégage une promesse d’avenir, puisque l’union de Mlle de Cormon restera stérile et que le chevalier de Valois est tout au plus soupçonné d’avoir engrossé une soubrette, Balzac suggère que la Révolution a conduit le pays dans une impasse d’où même le légitimisme ne saurait le sortir, d’autant qu’il témoignera finalement plus d’admiration à Napoléon qu’à la branche aînée et qu’il ne sera jamais un démocrate (17).

Élites défaillantes et sans grandeur

La France, pour Balzac, est entrée dans une phase de médiocrité. Sur ce point, il partage l’avis de Chateaubriand et de Tocqueville. Et la formation des élites, telle qu’elle est pratiquée dans les grandes écoles, ne permettra pas de la mettre sur les rails de la modernité. La critique qu’en fait le polytechnicien déçu Grégoire Gérard dans le Curé de village, autre roman paraissant dans la Presse, mais en 1839, est sans appel :

« La Belgique, les États-Unis, l’Allemagne, l’Angleterre, qui n’ont pas d’écoles polytechniques, auront chez elles des réseaux de chemins de fer, quand nos ingénieurs en

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seront encore à tracer les nôtres, quand de hideux inté- rêts cachés derrière des projets en arrêteront l’exécution. On ne pose pas une pierre en France sans que dix pape- rassiers parisiens n’aient fait de sots et inutiles rapports. Ainsi, quant à l’État, il ne tire aucun profit de ses écoles spéciales ; quant à l’individu, sa fortune est médiocre, sa vie est une cruelle déception. (18) »

Le regard que Balzac pose sur la France de la Restauration et de la monarchie de Juillet est sans complaisance. Il dénonce avec lucidité les déséquilibres croissants qui existent entre Paris et la province, observe la désertification des campagnes, décrit la fuite des talents vers la capi- tale, note la prolifération du cancer bureaucratique, s’inquiète de l’ap- pauvrissement des classes populaires, fustige le règne de l’argent qui imprime désormais sa loi à toute la société. Or, faire de lui par avance un critique du capitalisme paraît largement exagéré. En revanche, la France qu’il décrit est bien celle dont est sortie la France d’aujourd’hui, marquée à jamais par son passé monarchique et les rêves de l’Empire. Pour Balzac aussi, la France ne pouvait être la France sans la grandeur. Il n’est jamais trop tard pour le relire et, vu l’ampleur de son œuvre, chacun est sûr de découvrir un texte qu’il ne connaît pas encore et dont l’actualité lui réservera de nombreuses surprises.

1. Honoré de Balzac, la Comédie humaine, édition publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », tome I, 1976, p. 13. Victor Hugo, Œuvres complètes, sous la direction de Jean Massin, Club français du livre, tome VII, 1968, p. 317. 2. Cité par Bernard Guyon, la Pensée politique et sociale de Balzac, seconde édition augmentée, Armand Colin, 1967, p. 795. 3. Tous ces textes, excellemment présentés et annotés par Roland Chollet et René Guise, figurent dans le tome II des Œuvres diverses, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996. 4. Honoré de Balzac, « Enquête sur la politique des deux ministères », in Œuvres diverses, tome II, op. cit., p. 1003. 5. Honoré de Balzac, « Du gouvernement moderne », texte de septembre 1832, destiné au journal légiti- miste le Rénovateur, qui avait précédemment publié son « Essai sur la situation du parti royaliste », mais qui n’a pas accepté le texte, qui n’a été révélé qu’en 1900 par le vicomte de Lovenjoul et figure désormais dans le tome II des Œuvres diverses, op., cit., p. 1066-1083. 6. Idem, p. 978. 7. Hector Fleischmann, Napoléon par Balzac. Récits et épisode du Premier Empire tirés de la Comédie humaine, Librairie universelle, 1913. Voir également, parmi beaucoup d’autres publications, Maurice Des- cotes, la Légende de Napoléon et les écrivains français du XIXe siècle, Minard, 1967, et Jean Tulard, le Mythe de Napoléon, Armand Colin, 1971, coll. « U ». 8. Voir Jean Tulard, « Le retour des Cendres », in les Lieux de mémoire, Gallimard, coll. « Quarto », tome II, 1997, p. 1729-1753. 9. Honoré de Balzac, Illusions perdues, la Comédie humaine, in Œuvres diverses, tome V, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 317. 10. Honoré de Balzac, le Bal de Sceaux, Scènes de la vie privée, in Œuvres diverses, tome I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 117.

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11. Honoré de Balzac, Physiologie du mariage, Études analytiques, in Œuvres diverses, tome XI, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 1053. 12. Récit publié le 8 mai 1830 dans la Mode puis, en décembre 1830, dans la Revue des Deux Mondes, sous le titre « Le Petit Souper. Conte fantastique », et enfin incorporé dans lesÉtudes philosophiques, où il constitue la troisième partie de Sur Catherine de Médicis. 13. Honoré de Balzac, la Comédie humaine, in Œuvres diverses, tome XI, op., cit., p. 450. 14. Idem, p. 452. 15. Sur cet événement capital pour l’histoire culturelle, voir Alain Vaillant et Marie-Ève Thérenty, 1836. L’an I de l’ère médiatique : étude littéraire et historique du journal la Presse d’Émile de Girardin, Nouveau Monde Éditions, 2001. 16. Samuel-Henri Berthoud, « Lectures du soir », dans le Musée des familles, fondé par Émile de Girardin en 1833 comme pendant au Journal des connaissances utiles et qui servait de banc d’essai à la nouvelle littérature industrielle, avril 1834. 17. Pour une étude détaillée des mythes modernes mis en place dans la Vieille Fille, je me permets de renvoyer à mon édition commentée, Gallimard, coll. « Folio », 1978. 18. Honoré de Balzac, le Curé de village, la Comédie humaine, in Œuvres diverses, tome IX, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 805.

OCTOBRE 2016 OCTOBRE 2016 67 LE DRAME DES PREMIÈRES DAMES FRANÇAISES

› Stéphane Bern

éritage de la monarchie, le rôle de première dame peine à trouver sa place dans la France républicaine alors que les États-Unis ont parfaitement su tra- duire à la Maison-Blanche la délicate mission non écrite d’épouse du chef d’État, telle qu’elle est vécue Hau quotidien dans les cours royales d’Europe. Pour les Américains, qu’il s’agisse d’Eleanor Roosevelt, de Jackie Kennedy, de Michelle Obama ou d’Hillary Clinton (qui risque de s’installer bientôt dans le bureau ovale comme présidente), la « First Lady » est la figure fémi- nine du pouvoir, la touche d’humanité et d’élégance… Les Français, eux, entretiennent un rapport passionnel à leur première dame, qui correspond assez bien à la relation ambiguë qui les unit au président élu d’une République d’essence monarchique qui confère au chef de l’État un pouvoir « régalien ». Étrangement contradictoires, les Français, qui étaient très nombreux à écrire aux épouses des prési- dents élus pour demander une aide sociale ou une intervention, ne croient pas en l’utilité d’une première dame à l’Élysée depuis que la compagne du président Hollande, Valérie Trierweiler, en a été congé- diée et qu’aucune autre n’est venue officiellement la remplacer. En

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effet, selon un sondage commandité à l’Institut français d’opinion public (Ifop) par le magazine Point de vue en mai dernier, une majo- rité de Français est opposée à la création d’un statut officiel de « pre- mière dame », dont la présence à l’Élysée est majoritairement jugée « secondaire » par 62 % des sondés, contre 6 % qui la jugent « indis- pensable », 14 % « très importante » et 18 % « assez importante ». Seulement 31 % des sondés se prononcent pour la création, comme aux États-Unis, d’un statut officiel pour la « première dame » (5 % « tout à fait favorables » et 26 % « plutôt favorables »), contre 69 % qui se disent opposés à une telle mesure (31 % « plutôt opposés », 38 % « tout à fait opposés »). Certes, la situation en France est parti- culière depuis que la vie personnelle du président de la République a quitté la sphère privée pour s’étaler à la une des gazettes. Une véritable révolution de palais s’est déroulée sous nos yeux ces dernières années car Nicolas Sarkozy est le premier président à divorcer et à se remarier à l’Élysée, tandis que François Hollande est devenu en 2012 le premier président de la Ve République non marié, Stéphane Bern est journaliste, posant un véritable casse-tête protocolaire écrivain, présentateur de télévision, aux chancelleries. La difficulté majeure animateur de radio, producteur et vient du fait que le conjoint du président comédien. Le volume 7 de la série « Secrets d’histoire » paraît le de la République n’a pas de statut officiel 3 octobre 2016 chez Albin Michel. en France. D’une certaine manière, Yvonne de Gaulle dans l’ombre du Général, Claude Pompidou éminence grise de la culture, Anne-Aymone Giscard d’Estaing investie dans le combat pour l’enfance, Danielle Mitterrand la rebelle, et Bernadette Chirac habitant la fonction et les palais de la République comme une souveraine… toutes les premières dames de la Ve République ont tenté de donner une substance à un statut qui n’en est pas un et d’incarner un rôle que la Constitution n’a pas prévu. Une position intenable : plus elle s’inscrit dans la continuité des reines de France – certes sans couronne –, plus elle jouit d’une grande popularité, mais plus elle se rebelle pour garder son indépendance de femme et plus l’opinion publique se déchaîne. La compagne de François Hollande en a fait l’amère expérience. Et, étrangement, son absence de statut ­conjugal a encore davantage ­fragilisé sa position, faisant l’objet de

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critiques féroces comme à la pire époque des libelles orduriers contre les favorites royales. Privées de statut officiel, fût-il non écrit dans le protocole de la République, les compagnes du président François Hollande sont considérées comme des concubines, une position qui ne les relie plus au rang des reines de France mais des maîtresses royales, dont le sort ne dépend que du cœur du monarque sur lequel elles règnent. Il est impossible assurément d’échapper à la lecture de la Ve République sans le prisme de l’histoire. Jusqu’au statut de la première dame, tout fleure bon l’Ancien Régime et les vestiges de la monarchie française ! Certes, en d’autres temps, les reines de France féminisèrent la cour – et par là même eurent une influence considérable sur les arts, la culture et la civilisation française – mais, épousées plus pour agran- dir le pré carré ou tisser des alliances stratégiques que par amour, elles n’étaient considérées que comme des « ventres » nécessaires pour enfanter le dauphin qui assurerait la continuité de la dynas- tie. Parfois, le destin leur permit de jouer un rôle politique majeur lorsque la mort prématurée du roi, leur époux, fit d’elles des régentes durant la minorité du dauphin. Ce fut le cas de la reine Louise de Savoie (mère de François Ier), de Catherine de Médicis (mère des der- niers rois Valois François II, Charles IX et Henri III), de Marie de Médicis (mère de Louis XIII) et d’Anne d’Autriche (mère de Louis XIV), respectivement épouses de Charles d’Orléans, de Henri II, de Henri IV et de Louis XIII. Ces épouses furent amenées à jouer un rôle de premier plan dans la politique française, se métamorphosant en louves redoutables pour défendre le trône de leur fils, à qui elles voulaient transmettre un héritage intact. Après tout, les reines de France n’étaient-elles pas davantage considérées comme mères plu- tôt qu’épouses ? De fait, le mariage du roi était affaire d’État où le cœur n’avait pas sa place. Bien vite, il y eut cohabitation au sommet de l’État entre la reine, au statut reconnu et sanctifié par les sacre- ments de l’Église, vecteur de la transmission dynastique, et la reine de beauté qui régnait sur le cœur du roi et les plaisirs de la cour. Jamais dans l’histoire les rois ne se sont privés de s’adonner aux plaisirs de la chair et les suivantes, servantes et autres dames de la cour dis-

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pensaient leurs faveurs au monarque comme un véritable honneur, mais la première maîtresse royale à bénéficier d’une position connue et reconnue reste Agnès Sorel, dame de beauté et reine du cœur de Charles VII. Désormais les rôles sont partagés entre la reine en titre, souvent en retrait (du fait de ses origines étrangères et de l’indiffé- rence affective du souverain) mais jouissant d’une position reconnue et respectée car de ses entrailles est né le futur roi, et la favorite qui, sachant régner sur les sens et le cœur du roi, deviendra l’astre bril- lant de sa cour, exerçant son influence parfois considérable comme la marquise de Pompadour ou la comtesse du Barry, sans parler de Mme de Maintenon, qui se fit épouser secrètement par un Louis XIV veuf et vieillissant. Aux reines le respect du public, aux maîtresses les libelles, les insultes, les accusations de vider les caisses de l’État. Car si la reine incarne la permanence de l’État et la continuité dynastique, les maîtresses royales deviennent les figures archétypales des courti- sanes, dont le règne forcément éphémère s’appuie sur des coteries et des clans, des faveurs et des prébendes accordées à ses partisans. Cela avait aussi ses avantages, comme celui de concentrer les critiques du peuple sur la maîtresse prévaricatrice, assoiffée de richesses et d’hon- neurs. La maîtresse renvoie forcément l’image du roi amoureux qui exerce son pouvoir viril… tout en cédant à une coupable faiblesse qu’il doit confesser pour faire ses Pâques. Comme l’écrit l’historien Guy Chaussinand-Nogaret­ dans les Femmes des rois (1), « désormais la favorite tint le premier rôle féminin dans le spectacle monarchique et dans la symbolique du pouvoir. Elle fut le personnage allégorique où se croisèrent, dans l’ambiguïté de l’érotique royale, le droit de cuissage du premier seigneur de France et la fertilité métaphysique du surhomme souverain ». Gare au moment, pourtant, où la maî- tresse divinisée devient l’obscure sorcière lubrique et vénale qui jette l’ombre du discrédit sur le monarque, à l’image de Louis XV, dit « le bien-aimé » mais bien peu pleuré… Le drame de son petit-fils Louis XVI fut certainement d’aimer sincèrement son épouse, la reine Marie-Antoinette et, n’ayant jamais eu l’idée de prendre une maî- tresse, toutes les critiques du régime se focalisèrent sur l’infortunée souveraine, parée de tous les maux dont souffrait la France.

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Depuis la dernière souveraine française, l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, les Français regardent avec circonspection leurs « premières dames ». D’un côté ils ne leur reconnaissent aucune légitimité puisqu’ils ne votent pas pour un couple présidentiel, mais de l’autre, ils sont des milliers à écrire chaque année à la présidence de la République pour demander de l’aide, une assistance ou une intro- duction. Étrangement, les premières dames les plus populaires furent celles qui se comportèrent comme des reines – à l’image de Berna- dette Chirac – alors que nos concitoyens se montrent plus circons- pects lorsque l’amour règne en maître à l’Élysée ! Pour autant, nul ne semble aujourd’hui s’émouvoir du fait que personne ne joue plus le rôle de première dame, visitant les crèches, les écoles, les hôpitaux, les maisons de retraite… Partout en Europe, les reines et les princesses se sont dessiné un rôle à leur mesure comme super-assistantes sociales, se dévouant aux causes caritatives et humanitaires dont les responsables politiques se déchargent volontiers. Les Français gagneraient sans doute à ce qu’une « Fondation de la première dame » – avec bureau et secrétariat – permette à l’épouse du prochain président de la Répu- blique d’assumer ce rôle caritatif et social autrefois assigné aux reines de France.

1. Guy Chaussinand-Nogaret, les Femmes des rois : d’Agnès Sorel à Marie-Antoinette, Tallandier, 2012.

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› François-Marin Fleutot

u début de ses Mémoires, (1), le secrétaire de Jean Moulin, affirme qu’il a rejoint Londres et la Résistance parce qu’il était alors dis- ciple de Charles Maurras. Gilbert , alias le colonel Rémy, qui a organisé l’un des meilleurs réseauxA de renseignement de la France libre, n’a cessé de répéter qu’il était maurrassien. Philippe de Hauteclocque, maréchal de France, a poursuivi sa lecture quotidienne de l’Action française même pendant ses conquêtes africaines. Ils ne sont pas les seuls puisqu’on trouve des néomonarchistes et des royalistes dans presque tous les mouvements et réseaux de la Résis- tance dès 1940. Dans les bureaux du général de Gaulle à Londres, on en croise beaucoup, de Mlle de Miribel au capitaine d’Estienne d’Orves, du général François d’Astier de La Vigerie à Jacquelin de La Porte des Vaux, jusqu’à l’ancien précepteur du comte de Paris, l’abbé Louis-Charles de Dartein. La liste est loin d’être close. Certains viennent de l’Action française et d’autres simplement de cette France de tradition monarchiste qui n’a jamais accepté le discours extrémiste de ce mouvement. Une large partie des amis du roi a choisi, dans ces temps de déconfiture républicaine, de se battre pour la France libre.

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Pourtant, le maître à penser de l’Action française, Charles Maur- ras, n’a pas pris ce chemin-là. L’auteur de la Dentelle du rempart a au contraire soutenu, envers et contre presque tous, son engagement auprès du maréchal Pétain, certains de ses disciples allant jusqu’à par- ticiper aux combats de l’ennemi. Prétendant soutenir une politique pour « la seule France », sa ligne de crête, comme il l’écrit jour après jour, il poursuit la parution de son quotidien, même sous la censure de l’occupant, et engage ses troupes dans le pétainisme vengeur des années d’avant-guerre… Voilà bien tout le paradoxe d’une époque où le pourfendeur du régime républicain et de toutes ses déviances depuis le début du siècle se rallie à la figure tutélaire du seul maréchal de France authen- tiquement républicain ! Allons, en 1940 il n’est pas le seul puisque tous les groupes politiques (socialistes, communistes, radicaux, libé- raux, démocrates-chrétiens…) représentés dans les Assemblées lui ont donné le pouvoir les 9 et 10 juillet. Allons, il n’est pas le seul, à l’instant de la débâcle, à rêver de l’armistice en attendant des jours meilleurs. Mais Charles Maurras n’est pas n’importe quel politicien.

Polémiste brillant, penseur incontesté de la François-Marin Fleutot est l’auteur de droite conservatrice, germanophobe à en Des royalistes dans la Résistance rendre malade Aristide Briand ou Robert (Flammarion, 2000), et de Voter Pétain ? Députés et sénateurs aux Schuman, lui qui a fait descendre dans la rue temps de l’Occupation (Pygmalion, plusieurs générations de jeunes gens contre 2015). À paraître : Jacques Renouvin la politique de la Société des Nations, lui qui et les groupes francs de la s’est fait le chantre du nationalisme intégral Résistance. et de l’indépendance de la patrie, choisit l’attentisme… derrière le pouvoir légal. Dès les accords de Munich (1938), il s’est rallié à la grande masse pacifiste qui a poursuivi dans le défaitisme pour finir dans le pétainisme. Bien qu’il ne se soit pas rallié au nazisme ni ne souhaite la victoire de l’Allemagne, il juge que les gouvernements de la IIIe République n’ont pas bien préparé la France et conseille d’attendre et d’armer ! « Armer ! Armer ! » Malheureusement les nazis n’ont pas attendu. Nombre de ses disciples n’acceptent pas cette position et quittent son mouvement, rejoignant la longue cohorte des dissidents et des

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exclus. C’est l’époque où Jacques Renouvin, l’ancien chef des Came- lots du roi des années 1929-1934, gifle spectaculairement sous l’Arc de Triomphe Pierre-Étienne Flandin, le futur ministre du Maréchal. Jacques Renouvin (2) s’engage dans la Résistance dès août 1940 et organise les groupes francs, seuls groupes d’action directe contre les collabos de la zone Vichy. Il n’est pas le seul à se révolter ! Si beau- coup de résistants métropolitains ne sont pas anti-pétainistes en 1940, certains ne connaissent pas d’atermoiements, tel le duc Gabriel de Choiseul-Praslin, engagé avec Edmond Michelet (3), Ferdinand Paloc (4), Michel et Jacques Renouvin, tous royalistes, dans le mouvement Combat. Le duc termine sa résistance à Évaux-les-Bains, prisonnier politique du vieux maréchal, qu’il a bien connu à son état-major pen- dant la Grande Guerre. Dans la toute jeune Résistance métropolitaine, en zone occupée, peu se réclament du Général sauf Jean de Launoy. Jean de Launoy avec son ami Maurice Dutheil de La Rochère (5) sont rattachés au réseau du musée. Jean de Launoy écrit dans son journal la Vérité française (6) qu’il a entendu parler de De Gaulle comme du général de l’avenir dans l’Action française de juin 1940, faisant allu- sion à des articles de Charles Maurras, Léon Daudet et Maurice Pujo. Arrêté par les nazis, il est fusillé place Balard le 27 octobre 1942. Ils ne sont pas les seuls ! Hélène de Suzannet cache des enfants juifs de Paris en Vendée. Elle se proclame gaulliste dès le début de ­l’Occupation. Arrêtée, mise en résidence surveillée, elle est présente à la Libération, membre du comité de la Libération en Vendée. Elle est l’une des trente-trois premières femmes à siéger dans une assemblée républicaine. Élue députée avec son ami le jeune Armand de Baudry d’Asson, militant de l’Action française, lieutenant de cavalerie, mobi- lisé en 1939. La défaite accomplie, il rentre chez lui et s’oppose à la présence des Allemands. Armand de Baudry d’Asson (7) est arrêté déporté au camp de Neuengamme en juin 1944. Libéré, il est élu aux Assemblées constituantes et sera constamment réélu jusqu’en 1958. D’autres seront peut-être plus attentistes, comme Raymond du Jon- chay, membre de l’état-major des Forces françaises de l’intérieur (FFI) en 1944, et le général Benoît-Léon Fornel de La Laurencie, le délégué de l’État français à Paris d’août à décembre 1940. C’est lui qui protège

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les manifestants du 11 novembre 1940, qui fait arrêter Marcel Déat en décembre et qui est l’un des rares proches du Maréchal à protester contre cette collaboration envisagée en octobre 1940. Démissionné, il rejoint la Résistance et finit la guerre prisonnier administratif de l’État français. Alors oui, quand Charles Maurras s’enthousiasme en février 1941 pour la politique du Maréchal dans la revue le Petit Marseillais (article « La divine surprise »), les jeux sont faits, les cassures avec la France combattante consommées. Les nombreux résistants néomonarchistes et royalistes ne l’écoutent plus, ils l’ont déjà quitté. Pendant que Georges Bernanos, de son lointain exil, envoie ses fils combattre avec la France libre, Guy Hattu et Michel Bernanos participent au Débar- quement en juin 1944, Charles Maurras laisse ses militants s’enrôler dans la Milice de Joseph Darnand… C’est une triste réalité qui voile depuis plus de soixante-dix ans une autre vérité : l’engagement des royalistes, disciples ou non de Maurras, dans la Résistance et surtout leur participation, bien réelle, à presque tous les mouvements, réseaux, armées clandestines ou non pour libé- rer le pays. La place manque ici pour conter leur engagement, leurs exploits, leur sacrifice et pour beaucoup leur martyr. Du jeune Raymond Toublanc (8), de ses amis Jean Dauphin (9) et Jacques Bordier (10) au lieutenant Hubert de Lagarde (11), tous morts déportés dans les camps nazis, en passant par Louis Pélissier, chef de groupe franc du réseau Morhange et compagnon de la Libération, et Marcel Joyeux, tous deux fusillés. Rappelons-nous aussi Raymond Fas- sin (12), qui travaille lui aussi avec Jean Moulin, et tous ceux qui ont organisé le débarquement d’Alger en novembre 1942 (Henri d’Astier de La Vigerie, Alfred Pose, Jacques Tarbé de Saint Hardouin). Souve- nons-nous du jeune Fernand Bonnier de La Chapelle, qui a liquidé l’amiral Darlan… Quelques noms jetés là sur le papier ne représentent qu’une petite partie d’un long inventaire. Même la famille de France a connu l’horreur : Amélie d’Orléans (13), son mari Amalric de Rambuteau (14) et leurs deux enfants, Philibert (15) et Maurice (16), ont été arrêtés le 14 juin 1944 par la Gestapo dans leur château de Rambuteau et déportés à Buchenwald.

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Monsieur n’en reviendra pas. Ne se souvenir que de l’attitude de Charles Maurras et de son Action française pendant cette période se révèle ainsi trop sommaire. Car, non, ô combien non, les royalistes n’ont pas abdiqué face à l’horreur nazie.

1. Daniel Cordier, Alias Caracalla, mémoires, 1940-1943, Gallimard, 2009. 2. Jacques Renouvin est né à Paris le 6 octobre 1905. Il devient le n° 35217 au camp de Mauthausen où il décède le 24 janvier 1944. Le général de Gaulle le fait compagnon de la Libération le 20 janvier 1946. 3. Edmond Michelet est né le 8 octobre 1899 à Paris. Il devient le n° 52576 au camp de Dachau. Libéré le 29 avril 1945, il est Juste parmi les nations et sera plusieurs fois ministre du général de Gaulle. 4. Ferdinand Paloc est né à Ganges le 22 juin 1896, chef des Mouvements unis de la Résistance de l’Hé- rault en 1943, arrêté, déporté, il prend le train I 211 le 12 mai 1944 et devient le n° 51369 au camp de Buchenwald-Dora. 5. Maurice Dutheil de La Rochère est né le 9 mai 1870 à Versailles. Déporté le 8 juin 1942, il décède le 13 décembre 1943 au cam de Sonnenburg. Il est décoré de la croix de guerre 1914-1918, de la rosette de la Résistance, de la croix de guerre 1939-1945, de la croix de guerre américaine, et a été fait commandeur de la Légion d’honneur. 6. La Vérité française n° 3 octobre 1940, lettre à Charles Maurras par Jean de Launoy sur le site de la bibliothèque François-Mitterrand. 7. Armand de Baudry d’Asson est né le 17 avril 1910 à Ixelles (Belgique). Il devient le n° 36273 au camp de Theresienstadet (Terezin). Il est libéré le 8 mai 1945. 8. Raymond Toublanc est né à Poitiers le 21 juin 1920. Il devient le n° 66477 au camp de Sachsenhausen. Il décède au camp mouroir de Sandbostel le 27 mars 1945. 9. Jean Dauphin, né le 23 avril 1921 à Angers, devient le n° 17417 au camp de Buchenwald. 10. Jacques Bordier est né le 12 juillet 1901 à Angers. Il devient le n° 20787 à Buchenwald. Il décède au camp de Dora le 28 février 1944. 11. Hubert de Lagarde décède le 25 janvier 1945 au camp de Dora. 12. Raymond Fassin est né à Gennevilliers le 6 décembre 1914. Il devient le n° 97648 au camp de Sachsen- hausen. Il décède au camp de Warenstedt le 12 février 1945. 13. Amélie de Rambuteau est née le 11 septembre 1900. Elle prend le train I 264 le 14 août 1944 et devient le n° 57806 au camp de Ravensbrück. 14. Almaric de Rambuteau est né à Genève le 29 août 1890. Il prend le train I 265 le 17 août 1944 pour Buchenwald et devient le n° 78855 au camp de Neu Stassfürt. Il y décède le 13 décembre 1944. 15. Philibert de Rambuteau est né à Paris, le 14 septembre 1923. Il prend le train I 265 le 17 août 1944 pour Buchenwald et devient le n° 78907 au camp de Neu Stassfürt. Il est libéré par la Croix-Rouge le 8 avril 1945. 16. Maurice de Rambuteau est né à Paris le 5 février 1927. Il prend le train I 265 le 17 août 1944 pour Buchenwald et devient le n° 78853 au camp de Neu Stassfurt. Il est libéré par la Croix-Rouge le 8 avril 1945.

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› Jean-Pierre Naugrette

lle est toujours aussi discrète, mais présente. Lorsque je travaille ou que j’écris, il m’arrive de percevoir un léger tintement, et me demander d’où vient ce bruit insolite. Un insecte battant des ailes contre le rideau ou la vitre ? Le bruit est trop régulier. Je mets toujours Eun certain temps à comprendre que c’est elle, qui trône sur une éta- gère et qui agite rituellement la main droite, perpétuellement levée, chaque fois qu’un rayon de soleil pénètre dans l’appartement, grâce à une petite batterie solaire camouflée dans son sac à main noir, qu’elle tient dans la main gauche. Elle est tout de rose vêtue, elle porte un collier, des gants blancs et des mocassins noirs. C’est une statuette, un cadeau de mes amis : elle, la « reine solaire » ou solar queen, Sa Gra- cieuse Majesté la reine Élisabeth II d’Angleterre, qui vient de battre un record de longévité. Inauguré le 2 juin 1953, son règne a d’ores et déjà dépassé en durée celui de la reine Victoria (1837-1901). Elle a connu treize Premiers ministres, de à en passant par Harold Macmillan et Margaret Thatcher, ou bien les travaillistes Harold Wilson et . Elle entretenait une relation affectueuse avec Churchill, qu’elle avait connu pendant la Seconde Guerre mondiale. Harold Wilson était très attaché à elle, et se rendait

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volontiers dans sa résidence écossaise de Balmoral. Elle a eu 90 ans le 21 avril dernier. Elle est plus populaire que jamais, dans une Angle- terre qui s’extasie sur ses petits et arrière-petits-enfants. Une photo la représente, en robe bleu ciel, flanquée de son fils Charles, de son petit-fils le prince William, et du jeune George, dont le prénom même semble gage de continuité : il rappelle celui du propre père d’Élisa- beth, George VI, et la dynastie des Hanovre. Pour l’instant, le jeune George, âgé de 2 ans, est monté sur une sorte de tabouret pour arriver à la hauteur des grands, qui sont assis, mais un jour, qui sait, il pour- rait se hisser sur le trône. Alors même qu’elle n’est pas réputée avoir un caractère commode, la « reine solaire » semble aujourd’hui irradier, et faire l’unanimité. Le 21 avril, des flambeaux portaient l’inscription symbolisant l’anniversaire d’Elizabeth II Regina :

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Happy and glorious

Il faut avouer que les conseillers en communication de Sa Majesté ont fait fort. Un numéro de Point de vue en témoigne, par un dos- sier intitulé « Les 90 ans d’Élisabeth II, la reine qui défie le temps » (1). Naguère, c’était Lord Snowdon, ancien Jean-Pierre Naugrette est professeur époux de la princesse Margaret, photo- de littérature anglaise du XIXe siècle graphe de son état, qui se chargeait des à l’université Sorbonne-Nouvelle photos officielles. Aujourd’hui, c’est Annie Paris-III. Spécialiste de R.L. Stevenson Leibovitz, autant dire la plus célèbre et et d’Arthur Conan Doyle, il est aussi traducteur et romancier (Exit Vienna, à la mode des portraitistes américaines, Le Visage vert, 2012). Dernier ouvrage ancienne compagne de Susan Sontag, col- paru : Détections sur Sherlock Holmes laboratrice des magazines Rolling Stone ou (Le Visage vert, 2015). › [email protected] Vogue, légende vivante de la photographie – c’est elle qui a pris la dernière photo de John Lennon, le jour de sa mort. Celle représentant la reine en bas des marches d’un escalier appartenant aux terrasses privées du château de Windsor est extra­

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ordinaire. La reine est flanquée de Willy et Holly, de Vulcan et Candy. Non point des gardes du corps, des colosses ou des molosses, mais de tout petits chiens. Les deux premiers sont des corgis, les deux derniers des dorgis. Le ciel couvert, si typiquement anglais, les pierres grises, les chiens qui semblent prêts à se faire tuer pour leur maîtresse, le sourire de la reine au pied d’une statue de licorne gardant l’emblème de la Couronne, voilà qui dégage une incroyance impression de puissance : l’élégance et la simplicité de l’ensemble, la lumière jouant avec la gri- saille font penser à des tableaux de Gainsborough. La reine ne porte aucun signe distinctif de sa royauté. Elle est habillée simplement, gilet bleu pâle, robe sombre, mocassins noirs à talons, les mêmes que ma « reine solaire ». La palette de Leibovitz a transformé ces éléments simples en véritable tableau. La royauté est ailleurs, non pas sur sa per- sonne, mais dans les corrélats qui l’entourent : les chiens posés sur les marches, l’emblème de la licorne dressée, la perspective des escaliers monumentaux. Elle est là, telle qu’en elle-même. Elle règne. À l’inté- rieur, une photo de famille la réunissant avec ses arrière-petits-enfants possède également la majesté d’une conversation piece du XVIIIe siècle. Comme dans la photo d’extérieur, les tons sont plutôt pastel, atténués – les Anglais diraient subdued ou bien toned down. Avec cette faible exposition, Leibovitz a réussi à faire passer la patine du temps. Avec les techniques les plus modernes de l’art, incruster ces visages dans le décor de l’histoire, de manière à les rendre incontestables. Aucune pose, aucune affectation : une arrière-grand-mère comme une autre en Angleterre. Un autre magazine, le très respectable Woman’s Weekly du 7 juin 2016, rappelle au détour d’un dossier – la reine fait la cou- verture, en tenue framboise –, que la photographie est l’une de ses « passions » depuis toujours. La reine et la famille royale possèdent cette formidable capacité d’incrustation. Ils s’incrustent : cela fait longtemps qu’ils règnent, les Windsor descendent des Hanovre, qui règnent depuis le début du XVIIIe siècle. Il s’agit bien de s’incruster dans le décor de l’histoire. Célébrer l’anniversaire sans envoyer le signal funeste du memento mori, qui risquerait de rappeler la vie éphémère. Mieux vaut donc poser pour l’éternité, en indiquant qu’on possède non seulement ce

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« sens du passé » cher à Henry James, le respect absolu des traditions, que la monarchie par définition incarne, mais aussi celui de l’avenir incarné par la présence, sur la photo, des descendants : Mia, la fille de Zara Tindall, tient le sac de son arrière-grand-mère – le même sac qui recèle la petite batterie de la « reine solaire ». Célébrer le grand âge en affichant la jeunesse, quelle admirable réponse rhétorique ! Il faut également vivre et affronter le présent, ce qui implique d’incruster son image dans l’événement contemporain. On se souvient du petit film de 6’16” tourné par Danny Boyle à l’occasion de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Londres, le 27 juillet 2012. Un visiteur pénètre au palais de Buckingham. Il est escorté par des cor- gies empressés jusqu’aux appartements de la reine. C’est James Bond (Daniel Craig), qui vient aux ordres, au service secret de Sa Majesté. Boyle avait dans un premier temps proposé le rôle de la reine à l’ac- trice Helen Mirren, qui l’avait joué dans The Queen,de Stephen Frears en 2006, mais c’est Élisabeth elle-même qui a insisté pour le tenir en personne. Elle et son fidèle James sortent du palais pour embarquer dans un hélicoptère. On connaît la suite : ils survolent un Londres en liesse, les passants les acclament aux accents de la célèbre musique du film les Briseurs de barrages (The Dam Busters, 1955), consacré à l’hé- roïsme de la RAF lors d’une opération contre les barrages de la Ruhr. Même la statue de Churchill lève les bras au ciel. Arrivés au-dessus du stade olympique, la reine saute en parachute – ou plutôt sa doublure, un cascadeur habitué à ce genre de prouesse. Lorsque la reine réelle, flanquée du prince Philip – aujourd’hui âgé de 95 ans –, pénètre dans les gradins, c’est du délire : on a l’impression qu’elle vient tout juste de se débarrasser de son parachute. L’image n’est évidemment pas innocente. Elle rappelle le rôle essen- tiel joué par la famille Windsor durant la Seconde Guerre mondiale. Pendant le Blitz, le père d’Élisabeth, le roi George VI, couronné en 1937, avait su se montrer quand et où il le fallait, au milieu des ruines et des gravats, flanqué de son épouse, la reine mère, dite « Queen Mum », décédée en 2002 à l’âge canonique de 101 ans – autre pro- messe de longévité pour sa fille. On sait qu’Élisabeth avait effectué un stage dans la mécanique des transports : le film de Frears y fait allu-

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sion lorsque sa Range Rover tombe en panne au milieu d’un gué en Écosse. Cette famille-là était proche du peuple. Sur la fameuse photo du V Day, le 8 mai 1945, alors que le Premier ministre victorieux Winston Churchill est invité à saluer la foule depuis le balcon de Buc- kingham entre le roi et la reine, Élisabeth, sur la gauche, est en uni- forme, manière d’envoyer un signal au peuple, de lui dire que la prin- cesse a combattu à sa manière, qu’elle n’est pas restée inerte, qu’elle n’a pas passé la guerre à jouer avec ses corgies, qu’elle aussi a mis la main à la pâte, ou plutôt dans le cambouis. Ce jour-là, la famille royale anglaise était adulée : pas une seule voix ne se serait élevée pour la cri- tiquer. Sitôt la cérémonie achevée, il paraît qu’Élisabeth a descendu les marches du palais quatre à quatre pour se fondre dans la foule, à peine déguisée, afin de partager cette liesse. Quand on a moins de 20 ans, quoi de plus naturel ?

Élégie pour David Bowie et Diana Spencer

Le début de l’année 2016 a vu un événement qui a bouleversé les Anglais, et le monde entier. Le 10 janvier, décédait à Manhattan David Bowie, à l’âge de 69 ans. Il fallait être à Londres en ce mois de janvier pour constater à quel point le départ de Bowie – créature sulfureuse, androgyne, bisexuelle : on l’a retrouvé un matin au lit avec Mick Jagger, certaines photos sur lesquelles ils s’embrassent ne laissent aucun doute sur leur relation – a marqué les esprits. Il n’y avait guère de magasin à Londres qui n’affichât l’image de cette « icône » : même au Victorian & Albert Museum, des vidéos avaient été installées qui diffusaient des films sur ou avec Bowie, attroupement garanti. The Observer du 17 janvier lui consacrait un dossier spécial de six pages. Même David Cameron, se souvenant sans doute du silence éloquent avec lequel Margaret Thatcher avait accueilli la disparition de John Lennon, a salué Bowie comme « un génie ayant fourni la bande-son de nos vies ». Le chanteur avait déclaré au Guardian en 1986 que « de toutes les formes d’art, le rock est la forme artistique vivante ». De fait, toute une génération, dont la mienne, se posait deux questions : com-

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ment une « icône » peut-elle mourir, et avec qui étions-nous lorsque la chanson Life on Mars ? a paru dans l’album Hunky Dory en 1971 ? Deux manières d’envisager le rapport trouble entre l’icône et la mort, entre l’icône et l’amour. En reproduisant seize photos Polaroid de l’idole réalisées pour l’album Aladdin Sane en 1973, toutes en noir et blanc sauf une, au milieu, en couleur, le chanteur androgyne aux che- veux roux, le visage barré d’un éclair rouge bordé de bleu, The Obser- ver rappelait que l’icône pop, telle que l’a popularisée Andy Warhol avec ses portraits de célébrités dupliquées dans l’infini de la série, était périssable : elle peut être populaire, adulée, mais elle est foncièrement mortelle. Warhol mettait sur le même plan ses séries de célébrités et celle des « Désastres » représentant accidents de voiture ou chaises électriques. La mort de Bowie a fait ressurgir une autre Angleterre, que l’anni- versaire annoncé de la reine avait tendance à refouler. Celle des jeunes, des Midlands et leurs terrils, des Rolling Stones, de Liverpool, des Beatles, du footballeur génial George Best, d’, celui-là même qui a chanté, aux obsèques de son amie Diana, sa célèbre chan- son Candle in the Wind, élégie qui déplore la vie éphémère, la chan- delle exposée au vent. Dans les Swinging Sixties, c’est plutôt du côté de Carnaby Street que de Buckingham Palace, de Manchester United que de Downing Street que nous nous sommes engagés, pour la vie, par amour inconditionnel de l’Angleterre (2). De ce point de vue, la plus grave crise traversée par la famille royale anglaise dans les vingt dernières années a été son retard à l’allumage lors du décès tragique de Diana à la fin de l’été 1997. Comme l’a bien montré le film de Ste- phen Frears, l’absence de réaction de la famille royale a été si mal vécue par les Anglais que c’est le Premier ministre travailliste de l’époque, Tony Blair, qui s’en est ému au point de convaincre Élisabeth­ qu’il fallait afficher le deuil national, et descendre dans la rue afin de rendre hommage à « la princesse du peuple ». En allant inspecter les fleurs jonchées aux grilles de Buckingham Palace, la reine s’est-elle souvenue du soir du 8 mai 1945, où elle s’était mêlée à la foule en liesse ? Cette fois, il fallait impérativement, sous peine de périr, aller se mêler à la foule en deuil.

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Il fallait un Premier ministre travailliste pour lui faire comprendre qu’il valait mieux porter le deuil d’une icône pop pour préserver sa propre légitimité, et donc incruster sa longévité dans l’histoire de l’Angleterre. On ne dira jamais assez, dans cette monarchie parlemen- taire qu’est le Royaume-Uni, le rôle paradoxal des Premiers ministres démocratiquement élus, qui rendent une visite hebdomadaire à la reine pour converser avec elle, permettant d’étayer la monarchie en lui donnant une assise populaire. Dès 1964, Harold Wilson, dans une photo célèbre, avait su s’afficher aux côtés des Fab’ Four. Lors de la finale de la Coupe du monde en 1966 à Wembley, c’est une reine radieuse, vêtue de jaune canari, qui avait remis le trophée à Bobby Moore : elle avait 40 ans, c’était la reine du peuple. La tragique des- tinée de Diana a rappelé à Élisabeth II qu’elle ne pouvait continuer à régner que si elle réussissait à coïncider avec son peuple : toute la stratégie de la reine consistera à rester populaire sans jamais chercher à accéder au statut fragile d’icône pop (mais il y a peu de chance : elle sera toujours plus proche de Gainsborough que d’Andy Warhol). Pour cela, il fallait s’adapter, ne serait-ce que par des signes envoyés à la population, sans forcément changer en profondeur. Il faut faire semblant de sauter en parachute avec James Bond pour faire semblant d’être dans l’air du temps. Lorsqu’on envoie un carton d’invitation à sir Elton John pour une réception à Buckingham Palace, il faut accep- ter de rectifier le libellé en incluant son époux, David Furnish – le chanteur avait protesté contre cet oubli, vite réparé. Ne pas oublier ce qu’est le peuple : sans quoi les mânes de John Lennon, de George Harrison, de George Martin (3), de David Bowie, de Lady Di, cette autre Angleterre dont les nouvelles vagues se brisent régulièrement aux marches du palais, risqueraient de faire chanceler cette arrière-grand- mère nonagénaire si solidement installée sur son trône.

1. Point de vue, n° 3536, 27 avril-3 mai 2016, p. 14-15. 2. Voir Jean-Pierre Naugrette, Pelé, Kopa, Banks et les autres… Les dieux de mon enfance, La Différence, 2014. 3. Ancien producteur des Beatles, décédé le 8 mars 2016.

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› Marin de Viry

« Amis » est le titre du « chapitre moins 1 » du prochain livre de Marin de Viry, Un roi, immédiatement, qui paraîtra en janvier 2017 aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux.

uguste est un ami, mais c’est un banquier d’affaires de gauche. En ce bas monde, il a réalisé un modèle de trajectoire. Au moment où j’aborde le grand sujet qui me taraude, il me regarde de l’air bienveillant que le professionnel de la réussite a pour l’amateur. A« Auguste, je sens qu’il est temps pour moi de jouer une partition de mon âme que je n’ai jamais osé interpréter en public. – Je m’inquiète, Marin. – Je pense qu’il est nécessaire et urgent de dire que la France doit être catholique et royale, immédiatement. » Auguste me regarde d’un air clinique dans lequel passe brièvement une nuance de compassion. « Sur le plan logique, pas de problème, Marin : catholique et royal, ça va bien ensemble. Sur le plan personnel, il faut juste faire face à la séquence suivante : tu vas devenir ridicule, puis pauvre, et si ça tourne mal, martyrisé. – Ce serait un immense honneur, Auguste. »

OCTOBRE 2016 OCTOBRE 2016 85 la nostalgie du roi

Albane est une grande amie mais c’est une ancienne fiancée. Il y a longtemps, nous avons navigué à la voile dans les Cyclades en nous rencontrant charnellement toutes les trois heures et demie environ.

Dans les intervalles, je lisais du Shake- Marin de Viry est critique littéraire, speare en barrant en nouille (c’est-à-dire enseignant en littérature à Sciences en créant un sillage tortueux qui signale Po, directeur du développement de PlaNet Finance. Il a publié Pour à l’observateur amusé un barreur approxi- en finir avec les hebdomadaires matif ou distrait). Il n’était pas humai- (Gallimard, 1996), le Matin des nement possible de bien barrer à l’allure abrutis (Lattès, 2008), Tous touristes (Flammarion, 2010) et Mémoires d’un ou au cap en ayant à bord l’intégrale du snobé (Pierre-Guillaume de Roux, théâtre de Shakespeare, le spectacle des 2012). Cyclades et Albane dans le plus simple › [email protected] appareil. C’était très instructif : quelle que soit l’ardeur de la prime jeunesse, on ne peut pas faire trois choses merveilleuses à la fois, et bien barrer. En rentrant à Paris, nous avons diminué un peu le rythme de nos effusions charnelles pour des raisons pratiques : nous n’étions plus en vacances. Cela a duré sept ans, quand même, avec des variantes où, l’été, les Cyclades laissaient la place au lac Léman, puis Venise, puis Trieste, puis Turin, puis Rocamadour. Nous déjeu- nons désormais deux fois par an en tête-à-tête. « Albane, j’ai enfin trouvé le prolongement de notre idylle dans les Cyclades et ailleurs. Tu te souviens que ce bonheur était douloureux à force d’être intense ? Nous disions qu’une chose pareille devait trouver sa fin dans quelque chose de plus grand que nous, car en ce qui nous concernait, nous n’avions plus la force d’aller plus loin. Ce prolonge- ment, cette extension, cette vie nouvelle, c’est de publier un livre qui dira que la France doit être catholique et se doter d’un roi qui règne sur elle, immédiatement. – Tu es en train de me dire que moi nue + Shakespeare + vingt ans de réflexion = un roi + la religion catholique, immédiatement ? – C’est exactement ça. Tu es précise et factuelle, comme d’habitude. – Tu as toujours été étrange... Tu planais en silence pendant long- temps sans t’occuper de rien, muet, et puis tout à coup tu piquais ta crise, laquelle consistait en une grande déclaration dont la nécessité intérieure était évidente et qui avait généralement un sens, mais loin-

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tain par rapport aux préoccupations centrales de la moyenne de nos contemporains… Tu t’exprimais bruyamment sans crier gare et sans égard aux circonstances et au public, parce qu’il fallait que ça sorte. Comme tu es le même qu’autrefois, je n’ai rien d’autre à dire qu’à moins d’assumer une frustration qui ferait chuter ton existence dans la folie ou la maladie, écris ce que tu as à écrire. Le résultat imprimé a 99 % de chances de tomber à plat, mais au moins tu n’auras pas d’ulcère ni de fixette. Les soins de ton âme et de ta santé mentale avant tout. – Puisqu’on y est, Albane, si tu aimes les planeurs muets, pourquoi partages-tu ton existence avec un bavard rampant ? – Marin, en ces heures où tu aspires à t’élever jusqu’aux intérêts supérieurs de la patrie et de l’âme, il n’est pas digne que tu insultes en douce mon légitime époux, gâchant en cela la pureté de ton geste futur par un retour de basse jalousie. Va travailler. »

Christian est un ami mais c’est un polytechnicien luthérien qui fut mon premier patron, au style de management dur mais juste. Il a revendu trois fois la société qu’il a créée et vit dans un château en Basse-Saxe sans pouvoir vraiment s’arrêter de travailler, malgré ses 75 ans. Il considère qu’il a toujours une responsabilité envers ses anciens collaborateurs, et les reçoit volontiers. C’est un être aussi rationnel que moral, un brin docte. Nous partageons une immense choucroute dans une salle de garde dont le plafond blasonné est perdu dans l’obscurité, et l’argenterie de notre table est léchée par le reflet des flammes qui s’élèvent dans l’immense cheminée féodale. « Christian, tu connais ma grande affection pour les protestants. – Cette introduction flatteuse me paraît celer une sournoise res- triction mentale, et peut-être tenter d’introduire un vil sophisme tentateur, ce qui serait bien dans les manières biaisées de la branche irresponsable du christianisme à laquelle tu appartiens, et dont tu t’obstines à vanter les mérites. Crache ta Valda. – OK Christian. Je vais faire une pause dans ma course pour rat- traper l’argent afin d’écrire un livre qui s’appellera “Un roi, immédia- tement”, et qui annoncera que la France doit être catholique et royale.

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Je voulais te dire que je ne manquerai pas de saluer la pierre chrétienne que le protestantisme apporte à l’édifice commun dont j’appelle l’érec- tion de mes vœux ardents. – Chacun son truc. Tu vas perdre combien de jours de facturation pour ça ? – Je n’ai pas vraiment calculé, mais en gros une bonne cinquantaine. – Tu as toujours été distraitement dispendieux, et je soupçonne cette disposition de correspondre à une nature intrinsèquement per- verse. Reprends du jarret, tu t’es mal servi. – OK, Christian, je peux y aller ou tu as un problème de fond dont tu voudrais me faire part ? – Combien de pages par jour peux-tu produire ? – De zéro à trois. Mais je parlais d’un problème de fond... – Ce qui nous fait de zéro à cent cinquante, si je prends cinquante jours de travail. Quelle est la moyenne du nombre de pages d’un livre traitant d’un sujet général que la France doit traiter ? – Mmmm... je dirais deux cents. Mais Christian, je... – L’écart-type ? – Mmmm... je dirais trente pages. Je... – Tu vas dans le mur, et c’est bien un problème de fond. La volu- métrie d’abord. L’ouvrage doit atteindre cent soixante-dix pages minimum, or tu peux en produire cent cinquante au maximum. Prends cent jours de vacances au lieu de cinquante, et fais ton livre foutraque. – Merci, Christian. Il y a quand même quelque chose de rude auquel je ne m’habitue pas entièrement, chez les protestants. – “La vérité, l’âpre vérité” ! – Arrête de citer Danton, s’il te plaît, ça me gâte le goût de ce mer- veilleux “vendanges tardives”. »

Frédéric est un ami mais c’est un écrivain célèbre. « Frédéric, tu dis dans tes romans que la modernité déglingue et que l’homme pourrait la sauver s’il savait se transformer enfin en un être inoffensif, quelque chose comme un dragueur de plage écolo, gentil, un peu délirant et moral – mais pas trop. Malgré de

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belles tentatives du côté de la presse de gauche, de tes œuvres, et du ministère de l’Éducation nationale, il n’arrive pas à opérer cette transformation. – Oui, l’homme futur que j’ai tant appelé de mes vœux est le fils d’Aldo Maccione et de Virginia Woolf. Le matin, planeur stratégique dans une ONG scandinave ; le soir, French lover dans le Montana. C’est un idéal que nous n’avons pas atteint. C’est l’échec de notre génération. – On sait qu’on ne pourra jamais y arriver. Beaucoup, à ton imita- tion, ont mis toutes leurs forces dans la bataille pour ériger en idéal un hermaphrodite social-démocrate béat et végétalisé, mais l’homme a du mal à adhérer vraiment à ce projet. – Il faut reconnaître que cet imbécile est violent et a des rêves de grandeur. – Quant au monde, il ne va s’arrêter comme ça de déglinguer. – Je te le concède. – Bon. Friedrich, je vais écrire un récit dans lequel je dis que la France doit être catholique et royale. – Tu as raison, ça suffit comme ça ! Halte aux hipsters voltairiens et aux pétasses agnostiques en Smart ! Il nous faut des femmes délicieuse- ment sexy et profondément croyantes, déchirées entre le désir amou- reux et l’appel de l’invisible ; des hommes chevaleresques et ardents, qui ne calculent pas, qui foncent vent du cul dans la plaine, le tout dans un bain de grande culture française, et avec un roi pour recrépir et souder l’ensemble, yooooo ! Le concept tient tout seul, la base line est un peu oubliée mais en trois semaines de spots télé je te relance le truc comme en 1914 : “Montjoie”, “Saint-Denis”. Fonce, je te regarde. – On va quand même se taper un petit calva avec le café avant de monter à cheval. – Mouif. D’ailleurs, comme tu le sais, mon point de vue est celui des intérêts supérieurs de la bamboula ; or, je pense que la bamboula gagnera à l’établissement d’une monarchie. Bamboula-monarchie, ça sonne mieux que Bamboula-république. Pour que la bamboula atteigne son point culminant, il faut en effet que les gens qui la font soient sublimes. Le fêtard professionnel a quelque chose d’usé, de

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­rassis. Il danse, il couche, il danse, il couche, et puis après ? Tandis que le fêtard qui est par ailleurs chevaleresque, avec un truc transcendant dans l’œil, qui a de la conversation, cultivé, policé – mais musculeux, hein ? C’est important, le muscle –, donne à la bamboula ce tour majestueux et tragique qu’elle a dans le Guépard, sans pour autant abandonner cette culture de l’excès et du n’importe quoi qui m’est chère. Voilà : la grande différence, c’est qu’on fera les after à l’église ! C’est vraiment bien, ton truc. »

Sébastien est un ami mais c’est un écrivain qui est déjà catholique et monarchiste. Il tape dur, mais charitablement. « Sébastien, je vais écrire un livre qui va s’appeler “Un roi, immé- diatement”. Je ne sais pas pourquoi je t’en parle parce que tu es déjà catholique et royal. – Houlà, Marin ! T’as pas la caisse, t’as pas la culture, t’es un enfant, tu vas te planter. Conclusion : fais-le. Dis-moi quand même ce que tu vas raconter. »

90 OCTOBRE 2016 OCTOBRE 2016 ÉTUDES, REPORTAGES, RÉFLEXIONS

92 | Que faut-il entendre par sacré ? › Régis Debray

103 | Brexit : retour sur un séisme politique › Ran Halévi

109 | Les « trumponomics » menacent-ils l’économie américaine ? › Annick Steta

117 | Connaissez-vous Giuseppe Capograssi ? › Robert Redeker QUE FAUT-IL ENTENDRE PAR SACRÉ ?

› Régis Debray

Philosophe et médiologue, Régis Debray poursuit sa réflexion sur la place de la transcendance et des croyances dans notre société moderne. Ce texte est un extrait, en avant-première, de son nouvel ouvrage Allons aux faits. Croyances historiques, réalités religieuses (1).

ien n’est sacré en soi, mais on ne connaît pas de société, fût-elle officiellement athée, qui n’ait en son sein un point de sacralité, légitimant le sacrifice et interdisant le sacrilège. Le sacralisé ou l’intouchable se distingue du profane ou de l’anodin par des traits Rinvariants, reconnaissables à l’œil nu, auxquels restent aveugles beau- coup d’esprits prétendus émancipés. Étrange destin que celui de ce mot, à la fois étrange et familier. Hier dans toutes les bouches, abondamment, surabondamment salué et reconnu, il n’est plus bien porté. Il n’a plus droit de cité. « Sacré » est devenu tabou, ou du moins malséant. Le substantif fait peur par ce qu’un référent ainsi baptisé suppose de révérence et l’épithète fait sourire par la nuance d’ironie admirative qu’on y met. Une sacrée musique n’est pas une musique sacrée. Si l’on sourit en parlant d’un

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sacré farceur ou d’une sacrée jolie fille, c’est au fond pour mieux conju- rer la crainte ou l’embarras que suscitent aujourd’hui l’amour sacré de la patrie et autres versets républicains qui nous semblent un peu trop sentir la terre et les morts, le cantique des armes et l’hécatombe des corps. Aussi le sacré est-il absent des discours publics, proscrit de nos textes législatifs. On peut dire qu’une tombe a été profanée, rédiger une loi contre l’outrage à la Marseillaise et au drapeau, interdire de manipuler le génome de l’espèce humaine, prohiber le trafic d’organes prélevés sur un cadavre, mais il ne s’en déduit pas qu’on puisse remonter à la cause et dire qu’une sépulture, un hymne national, le génome ou la dépouille humaine ont du sacré en eux, sans quoi il n’y aurait, c’est logique, ni outrage, ni viol, ni profanation. Profaner, oui, ça se dit couramment, sacraliser, halte-là. Un livre de cuisine qui parlerait du cuit mais non du cru, un bulletin météo du froid mais non du chaud susciteraient quelque étonnement, mais ce qui nous étonnerait, nous, c’est d’entendre le mot « sacré » dans la bouche d’un politique ou d’un sociologue, alors que la distinction entre le sacré et le profane est aussi banale que celle des jours fériés et des jours ouvrables. Elle est à tous les coins de rue, cette opposition, mais sans le nom propre. N’est légitime et valorisant, chez nos officiels, que la langue des valeurs, cet édulcorant « citoyen » qui est au sacré civique ce que Walt Disney est à Sophocle, le Nutella à la crème anglaise ou le McDo au resto. Nous savons le rôle que joue l’addiction au sucre et au dou- cereux dans l’infantilisation des peuples. Nos malheureux ministres, pour s’adapter à l’air du temps, qui est à la moraline, le complément du règne des chiffres, tartinent leurs discours avec les « valeurs de la République » et on comprend pourquoi : cette douceur ne coûte rien. Nos valeurs sont sans pénalités. Elles n’obligent à rien de sérieux ni de précis, dépourvues qu’elles sont d’infractions, de règlements et de sanctions, alors que là où il y a du sacré stipulé, il y a de l’impératif catégorique avec du contraignant et de l’obligatoire. La valeur est molle, le sacré est dur. La valeur plaît à tous – c’est la fonction du kitsch, et la ressource des politiques. Le sacré éloigne. On y flaire quelque chose d’effrayant, de sanguinaire ou de mauvais

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augure, ce qui n’a rien d’absurde, en un sens, car le sacré peut se défi- nir, de prime abord, comme cela qui légitime le sacrifice et interdit le sacrilège. Or nous n’avons aucune envie de nous sacrifier pour quoi que ce soit et nous détestons viscéralement les interdits, sauf pour la gloriole de les enfreindre. Le plus drôle est encore ceci : notre société, que le fameux « il est interdit d’interdire » faisait il y a peu rougir de plaisir, ne cesse depuis d’aligner des sanctions de toute sorte pour qui viole telle loi mémorielle, telle bienséance de langage, telle règle de politesse. Légion sont les mots à ne plus prononcer (« race », par exemple), les gestes à ne pas faire (déjà suspect, le baisemain), les vête- ments à ne pas porter (le voile). Et il n’y a rien là de répréhensible, bien au contraire, ni même d’original, tant il est vrai que toutes les sociétés humaines, depuis la nuit des temps, ont un « il est interdit de ne pas interdire » sinon pour devise ou slogan, mais pour ligne de conduite et règle irrémédiable. Nous nous vantons de ne plus rien tenir pour sacré, mais trou- vons fort normal que les auteurs d’une bande dessinée au second degré ironisant sur les nazis et les déportés juifs soient condamnés à une forte amende et leur ouvrage interdit à la vente (2). Que la pédophilie soit un crime sans pardon. Et que s’en aller cuire un œuf sur le plat au-dessus de la flamme du soldat inconnu, à l’Arc de triomphe, ou, pis encore, aller ouvrir une crêperie sous le portail du camp d’extermination d’Auschwitz, constitue plus qu’une incon- gruité ou un acte de mauvais goût. Mais surtout, que le mot « sacri- lège », en ces occasions, ne soit pas prononcé ! Il nous ferait rougir, nous, les lecteurs du Canard enchaîné pour qui la liberté de penser s’appelle . D’où vient ce malaise, dédain ou refoulement ? À première vue, d’un amalgame avec la bondieuserie et la sacristie. Je l’ai longtemps faite mienne, cette confusion subreptice, jusqu’au jour où, me promenant à Moscou sur la place Rouge, du temps de l’Union soviétique, et allumant nonchalamment un cigarillo, je vis un soldat à chapka accourir pour m’enjoindre aussitôt, avec des gestes impérieux, de mettre fin à cette impiété. Interdit de fumer, non seule- ment dans, mais même devant le mausolée de Lénine. Mon geste mal-

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heureux m’apprit que l’athéisme officiel n’est pas « sacrifuge » (comme on dit vermifuge), mais compulsivement « sacrophile », jusqu’à la manie, avec des solennités sans spiritualité, des ferveurs réfrigérées mais qui en imposent. Il suffisait, pour découvrir ce religieux réduit aux acquêts, de par- courir l’Union soviétique avec les hiérarques du Politburo, les hié- rarchies dans le Parti, le hiératisme des cérémonies officielles et les hiérophantes des instituts du marxisme-léninisme, qui initiaient les profanes aux mystères de la science matérialiste. Du préfixe hiéros, en grec, « sacré », mais là encore, ce rappel eût été fort déplacé dans le monde communiste. À l’autre pôle, en revanche, où l’on pouvait s’attendre à un préjugé favorable – décidément, le public manque, j’en sais quelque chose –, la paroisse n’est guère mieux disposée que la cellule. Un bon chrétien y verra une valeur encore païenne et primitive à ses yeux (en quoi il a raison : le sacré était là bien avant Jésus-Christ, et même avant Dieu). Les fidèles se rattrapent avec la racine agios, qui veut dire « saint » (d’où nos hagiographies).

[...] Dire qu’il y a eu, dès le paléolithique, du sacré sans religion, suivi, au néolithique, de religions sans théologie, cela veut dire, si l’on se retourne vers l’avenir, que la mort de Dieu ne signifierait nullement une sortie de la religion, ni celle-ci la sortie du sacré. Rabattre le sacré sur le religieux reviendrait à réduire les chants et musiques sacrés du monde au répertoire liturgique, au plain-chant, aux antiphonaires et aux musiques de messe. En éliminant le gospel, les negro-spirituals, le flamenco, les chants corses, et les chorales de l’Armée rouge, héritières des chœurs byzantins. Tout ce qui psalmodie une expérience ou une souffrance collective, tout ce qui se danse en faisant cercle, main sur l’épaule. Tout ce qui fait battre le cœur, accélère le pouls, ou donne la chair de poule. Quand le divin pinacle s’effondre ou s’effrite, les murs du religieux restent debout. Et quand les murs tombent à leur tour, le socle du sacré demeure. Il est de fondation. Comment le sait-on pour la nuit des temps ? Parce que sur les champs de fouilles, les frissons sacrés s’évanouissent, mais les tumulus sont toujours là.

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Non seulement la notion de sacré, contrairement à celle de reli- gion, a une traduction linguistique sous toutes les latitudes, mais c’est la seule dont on peut suivre l’expression matérielle tout au long de l’histoire, depuis les sociétés sans écriture jusqu’à la nôtre. L’oppo- sition dedans-dehors, ou fermé-ouvert, a traversé toutes les médias- phères : la mnémosphère, l’ère des transmissions de mémoires non écrites, par le biais des constructions monumentales et des pierres dressées ; la logosphère, transmission orale de textes manuscrits ; la graphosphère, l’ère des livres et des imprimés ; la vidéo­sphère, enfin, où la distraction régnante, de mieux “Le chaman survivra en mieux entretenue, n’empêche pas à l’archidiacre. les tueries pour la conquête ou le Le fond des âges contrôle d’un mur, d’une esplanade n’a pas de fin, et ou d’un lieu de naissance. Disons que notre demeure symbolique s’est édi- les rituels de transe fiée par strates successives, repérables se retrouvent au chronologiquement, mais dont cha- Zénith, dans les cune s’emboîte dans la suivante, sans concerts de rock” disparaître pour autant. Le plus « sau- vage » n’est pas éliminé par le plus « civilisé ». Le chaman survivra à l’archidiacre. Le fond des âges n’a pas de fin, et les rituels de transe se retrouvent au Zénith, dans les concerts de rock.

En matière de ferveur collective, l’âge des circuits intégrés n’est donc pas brouillé avec l’âge du bronze. Sans doute, la fonction guer- rière a perdu ses vieux prestiges, et c’est dans les batailles surhumaines des origines, Iliade, Chanson de Roland, le Cid, dans l’enthousiasme unificateur des épopées fondatrices que la référence à une instance sacrée revêt tout son éclat, comme en témoignent les grands portails de mots situés à l’orée des narrations nationales. La paix et l’absence d’ennemis démobilisent et rejettent dans l’ombre ces flamboyances communautaires et archaïques. Mais même dans notre paisible démo- cratie, on en a encore des aperçus, par moments. Chez nous, et non à l’île de Pâques ou au musée des Arts premiers.

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Nos obsèques nationales dans la cour des Invalides, avec sonnerie aux morts et roulements de tambour, nous donnent à sentir un sacré d’ordre institutionnel. Et nos défilés silencieux République-Bastille, en hom- mage à nos massacrés, un sacré de communion populaire. La départe- mentale qui nous mène à Verdun s’appelle la Voie sacrée, et le Chant des partisans, au mont Valérien, le 18 juin, nous fait passer un frisson dans l’échine. Pas de prêtres dans ces liturgies profanes, ni de djinns. Rien de surnaturel. Ou alors si, mais autogéré. Le sacré, c’est du transcendant fait maison, du surnaturel cousu main, sans aide extérieure. Premier constat pour l’historien des mentalités : il n’y a pas de sacré pour toujours, mais toujours du sacré dans une communauté orga- nisée. C’est déjà une raison suffisante pour éviter l’article défini : le sacré en soi n’existe pas, comme une réalité substantielle, surnaturelle et immuable qui se révélerait de loin en loin par des hiérophanies – comme un volcan en sommeil par des jets de lave épisodiques. Non. Rien n’est sacré par nature, et n’importe quoi peut le devenir : un arbre de mai, la source d’un fleuve, un parchemin, un tableau, voire un fémur ou une plume d’oie (on fait relique de tout). Non qu’on change de sacré comme de chemise, mais nos vénérations vont et viennent, et il y a un temps pour tout, même pour le sacré. Une sépulture peut être ouverte et une dépouille remplacée par une autre dès lors qu’un squelette n’a plus de nom propre, et je peux proclamer à voix haute, en 2016, Via Veneto, à Rome, que le Christ n’est pas ressuscité – ce qui m’eût fait sentir de très près le fagot au XVIe siècle –, mais je risquerais ma peau si je clamais sur les trottoirs du Caire que Mahomet n’a jamais rien reçu de l’ange Gabriel (alors que nier la résurrection d’Osiris, trois mille ans plus tôt, dans le même lieu, m’eût vite expédié au Royaume des morts). Le sacré d’hier n’est pas celui d’aujourd’hui, et, sur un même terri- toire, ils peuvent se succéder sans graves difficultés. Il y a toujours des gens en France, du moins on peut l’imaginer (pour le redouter ou s’en réjouir), prêts à se faire trouer la peau pour une cause qui les dépasse, mais on n’entend plus personne réciter « Mourir pour la patrie, c’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie », et rares sont les chrétiens qui donneraient leur vie pour l’honneur de Dieu et de la foi. Pour la

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­maisonnée et les enfants, en revanche, ce n’est pas impossible. « La famille, c’est sacré. » Changement de portage et repli sur le noyau dur. Je ne parle pas, bien sûr, des human bombs qui imposent de force le martyre à leurs victimes.

[...] Par où se voit la visée première d’un acte de sacralisation : le déve- loppement durable. Surmonter le chaos, conjurer le terrain vague, maîtriser l’informe et l’infini. Isoler, délimiter, donc sauvegarder, frei- ner la dégradation, prévenir la dispersion. Le sacré, ce n’est pas du luxe, c’est le radeau des hommes à la mer. C’est mon assurance-vie, une façon de se mettre hors eau, pour ne pas disparaître avant l’heure, ou plutôt pour ne pas couper les amarres avec ce qui me tient à flot. Le sacré me rattache à un passé et me fait la promesse d’un avenir. C’est bien pourquoi, quand une société se sent une fragilité, une possibilité de naufrage, un risque d’abandon, son premier réflexe, c’est de consa- crer, pour consolider, réaffirmer, affermir. Comment procédons-nous pour ce faire en régime laïque ? En votant une loi, par exemple, assortie de sanctions en cas de non-­ respect. L’hymne national, en 2001, est sifflé dans le Stade de France, au cours d’un match de foot. Le drapeau piétiné ? S’ajoutera en 2003 une nouvelle disposition dans le Code pénal (article 433-5-1) punis- sant de 7 500 d’amende l’outrage public fait à l’hymne national et au drapeau tricolore « au cours d’une manifestation organisée ou réglementée par les autorités publiques ». Le champ d’application est limité à l’espace public, car telle est bien la fonction et la visée du sacré, la cohésion d’un collectif. J’ai en revanche licence de siffler la Marseil- laise chez moi, d’entonner son interprétation reggae, de peindre les trois couleurs sur mon paillasson, d’insulter le chef de l’État – pas de délit en ce cas, pas d’amende. C’est à domicile. Pas vu pas pris. Cela ne touche pas à l’ordre public ni à l’âme de la nation. Le seul problème qui reste à trancher, par les tribunaux civils et seulement par eux, c’est où faire passer la frontière, dans l’espace public, entre du culturel licite (Serge Gainsbourg, « Aux armes, et caetera ») et du manifestement illi- cite, civique ou confessionnel.

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L’acte de délimiter ne sépare pas le politique du religieux, elle soude l’un à l’autre. Le rex latin a pour première fonction, sacerdo- tale, de regere fines, signaler où les choses commencent et finissent. Et c’est un dieu, Terminus, qui borne le champ d’oliviers. Les juris- consultes romains citaient comme exemple de res sanctae les murs et les portes de la ville. Sacrées elles sont, mais par transfert ou ricochet en tant que facteur de discontinuité. Comme le sont les fonction- naires de la porte. Le sacré fait frontière, et la frontière fait du sacré. En grec ancien, instituer une divinité se dit horizein theon, borner un dieu. « Soyez saints », enjoint le Lévitique aux Hébreux. Traduction : écartez-vous, ne vous assimilez pas. Ne mélangez pas la laine d’ori- gine animale avec le lin d’origine végétale (Deutéronome, 22, 11), non plus que le lait avec la viande (Exode, 23, 19), et ne vous mélan- gez pas vous-mêmes avec les goyim. Ce qui vaut pour les textiles et les aliments vaut pour l’humain comme pour le territoire. Israël doit rester séparé des autres nations et son territoire a été proclamé « pro- priété inaliénable du peuple juif ». Le dur désir de durer, le laïque n’y échappe pas, et l’athée non plus. Et il fait ce qu’il faut sans lésiner sur les moyens. D’où la sacralisation du patrimoine culturel, attestée par la sacro-sainte règle de l’inalié- nabilité des collections publiques dans nos musées, dût-elle se payer d’un grand embarras diplomatique en cas de demande de restitution par des États étrangers de telle ou telle pièce jadis dérobée sur leur territoire – un manuscrit coréen, un vieux japonais, ou même des restes humains, têtes de Maoris ou crânes de chefs ornés. Qu’est- ce qu’un patrimoine, en effet, sinon ce qu’on hérite de ses aïeux et qu’on entend léguer à ses descendants ? Et que tient-on pour sacré, dans n’importe quelle communauté, sinon la continuité fondatrice par quoi elle se définit, c’est-à-dire ce qui précède, succède et excède chacun de ses membres, que personne n’est en droit de s’approprier, et dont nul individu ne doit pouvoir disposer à sa guise ? De là découle un autre trait distinctif, assez étrange dans une société de marché : le sacré ne se marchande pas. Inappréciable, ina- liénable, non monnayable et indivis, c’est un bien collectif. La Joconde n’a pas de prix et ne sera jamais mise aux enchères (prions pour cela).

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Guernica non plus, en Espagne. Ce qui ne va sans astreinte pour les individus (l’inscription au patrimoine d’une demeure n’est pas forcé- ment une bonne nouvelle pour son propriétaire). On n’échangera pas, pour faire la paix ou clore une négociation, une tonne de moellons du mur des Lamentations contre une tonne de la Kaaba, ni une lettre manuscrite d’un mien aïeul contre celle d’une autre famille. Pas de brevet pour le génome humain, pas de salle des ventes pour la relique, pas de marché pour le corps humain. Le sacré fait la nique à l’individualisme. L’icône orthodoxe peinte par un moine n’est pas signée. Le tag et le graff non plus. D’où une certaine parenté entre les arts sacrés de jadis et le street art d’aujourd’hui : le refus du marché, le regroupement en ateliers, l’enseignement par les maîtres, le choix des lieux publics. Le graffeur est un médiéval post-moderne, un Mon- sieur Jadis qui s’insurge. Tout anarchiste qu’il soit, il refuse de « jouer perso » en tirant la couverture à lui. De façon générale, tout ce qui relève du jeu communautaire sera vu comme pathologique, ruineux ou désastreux, par Sa Majesté le moi. Ainsi Karl Kraus, à propos du drapeau, dans son très savoureux Je n’ai aucune idée sur Hitler : « Un morceau d’étoffe coloré ne signifie rien pour l’individu isolé ; le fait que ce soit la foule qui en ait besoin, voilà une grande possibilité de ruine. » L’article 433-5 de notre Code pénal aurait bien fait rire Kraus, mais la décomposition d’une multitude en un tohu-bohu de hordes indistinctes, privées d’emblème fédérateur, ne nous donnerait guère l’occasion de rire. Dans notre check-list, n’oublions pas la fonction magnétique. Un lieu sacralisé est toujours un point de ralliement, de convergence pour une diaspora, un but de pèlerinage, l’an prochain à Jérusalem, à chaque mouvance le sien – que ce soit le Saint-Sépulcre, la place de la République ou la roche de Solutré. S’y réaffirment une identité collec- tive, un vieux compagnonnage ou quelque retrouvaille avec l’essentiel. Le haut lieu refait lien. Le sanctuaire de Delphes, qui réunissait lors des panégyries (comme celui d’Olympie lors des Jeux) les cités rivales de la Grèce, servit de creuset au panhellénisme. La Mecque voudrait bien l’être pour le panislamisme. Et le site d’Auschwitz a pu rassem- bler tous les chefs d’État européens, le russe et l’allemand compris,

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au moment de célébrer l’anniversaire de sa libération. C’est un site fédérateur et à ce titre sacralisé. On y célébrera peut-être un jour, s’il venait à se former, un paneuropéisme. Mais qui consacre bien exècre bien, et ces lieux de concorde où s’affiche une appartenance sont, ipso facto, des lieux de discorde, où le taux d’homicide est plus élevé qu’ailleurs. Faire corps, c’est faire face, au Sarrasin, à l’infidèle, au Boche, aux cocos ou aux deux cents familles. Un entre-nous, c’est toujours un contre-eux qui ne dort que d’un œil, toujours prêt à se réveiller au moindre empiétement. Là où s’exalte “Faire corps, un regroupement couve un affrontement. c’est faire face, Terre sainte, terre minée. Enfants de chœur au Sarrasin, à s’abstenir. La violence rôde, les zones tam- pons et les missions de surveillance ou l’infidèle, au d’interposition de l’ONU sont bienvenues. Boche, aux cocos Voyez Hébron et ses colons, le mont du ou aux deux cents Temple à Jérusalem, le temple hindouiste familles” d’Ayodhya en Inde, reconquis sur l’empla- cement d’une mosquée, dans une violence inouïe, le sanctuaire de Preah Vihear à la frontière du Cambodge et de la Thaïlande, avec ses duels d’artillerie. Voyez aussi ce qui s’échange d’injures et de horions autour d’un monument aux morts ou d’un héros soviétique en granit, entre la Russie et l’Estonie. Il est clair que notre présent état d’esprit a deux excellentes raisons de tourner le dos au sacralisé. D’abord, le rejet de toute sujétion à un dogme quelconque, l’allergie à tout ordre imposé, et ensuite l’exalta- tion d’un individu sans fil à la patte, qui exige de garder le libre choix de tout ce qui le fait exister. Or, le sacré, c’est tout ce qui se fait, se lit, se chante, en groupe, en cadence, au coude-à-coude, et qui ne se choi- sit pas dans une vitrine de magasin. Soit le comble de l’ingrat pour le contemporain occidental. Et il est vrai que si la chose publique peut difficilement se passer d’un point de sacralité, un individu peut n’en voir que les aspects contraignants et même rebutants. Le saint est tout bon, c’est un élu, un glorieux, qui, béatifié ou canonisé après sa mort dans l’Église

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catholique, mérite un culte d’honneur universel et public dit de dulie (l’adoration, ou culte de latrie, est réservée à Dieu). Le sacré, lui, n’ira jamais sans dommages collatéraux. Sacer esto, disait-on en latin : qu’il soit maudit. Le sacrum, c’est le coccyx, et les vertèbres sacrées jouxtent nos fesses. Le crucial a toujours double sens. Sublime et repoussant. Le sacré est ambivalent, comme le feu, qui peut brûler et ranimer, comme l’eau, qui noie et ravive, comme tout ce qui touche aux fondamen- taux. Ces éléments naturels ont leur légende noire. Il n’empêche que de l’une et l’autre nous avons besoin pour survivre. En grec ancien, hieros voulait aussi dire, chez Homère, « fort », « vigoureux ». Ce qui consolide peut aussi ankyloser. « Deux choses menacent le monde, disait Valéry, l’ordre et le désordre. » Disons, dans le même esprit, que deux choses menacent nos communautés humaines : le sacré et le profane. Trop de sacré – pensons à l’ordre sacré que fait régner l’islam intégriste dans la vie des fidèles (et des autres) –, c’est immobilisme et pétrification. Pas assez – pensons à notre Europe actuelle –, c’est démembrement et relâchement. Il y a des lieux et des moments où il faudrait crier bien haut : arrêtons de transmettre pieusement, innovons, délivrons-nous des ancêtres et des héritages. Et d’autres où l’on aurait envie de gueuler : arrêtons de communiquer et de couper la tête à tout ce qui dépasse. Sacralisons ce qui nous fait tenir debout et ne profanons pas jusqu’à l’indispensable. Comme disait un certain Vladimir Ilich, « tout dépend des conditions ». Et vu les nôtres aujourd’hui, en France, on se prend à penser que la République aura un avenir plus assuré du jour où un chef de l’État osera évoquer à voix haute, du haut d’une tribune, non de sempiter- nelles valeurs en carton-pâte, mais un sacré remis à neuf, effrontément laïque et courageusement déplacé.

1. Régis Debray, Allons aux faits. Croyances historiques, réalités religieuses, Gallimard-France Culture, 2016. 2. Jean-Marie Gourio et Philippe Vuillemin, Hitler=SS, Epco, 1987.

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› Ran Halévi

Un grand festival de démocratie » : c’est ainsi que David Cameron a désigné la consultation nationale qui allait faire sortir le Royaume-Uni de l’Union européenne, mettre fin à sa propre carrière poli- tique, déchirer le parti conservateur, conduire le «Labour au bord de l’implosion et mettre en péril, pour finir, l’inté- grité du pays. La décision de recourir au référendum avait suscité de violentes critiques, notamment dans les milieux économiques, qui dénonçaient l’irresponsabilité du Premier ministre, en prédisant des lendemains catastrophiques si le non à l’Europe l’emportait – après le choc des premiers jours et une chute momentanée de la livre, puis l’installa- tion du nouveau gouvernement de Theresa May, il est toujours un peu tôt pour pouvoir vérifier ces sombres prédictions. D’autres plai- daient au contraire, non sans quelque raison, qu’on ne pouvait empê- cher les citoyens du Royaume-Uni de se prononcer sans truchement sur une question aussi capitale qui intéressait les fondements de leur existence nationale. Cet appel à la démocratie directe, qui nous est f­amilier depuis la Révolution française, l’est beaucoup moins aux Bri- tanniques, inventeurs du régime parlementaire et guère sensibles aux charmes rousseauistes de la souveraineté du peuple.

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En décidant pour le référendum, M. Cameron ne s’est posé, lui, aucune question d’ordre théorique ; il jugeait d’après les contraintes et les opportunités. Depuis des années, le harcèlement des ­ sceptiques au sein du parti conservateur n’avait cessé de parasiter le travail du gouvernement ; sans parler de la pression de l’UK Inde- pendance Party (Ukip), dont la faconde souverainiste et les semonces contre l’immigration trouvaient de larges échos dans l’opinion, jusqu’à menacer d’enlever nombre de circonscrip- Ran Halévi est historien, directeur tions tenues par les Tories. De guerre lasse, de recherche au CNRS, professeur le Premier ministre finit par se persuader au Centre de recherches politiques qu’une consultation nationale était devenue Raymond-Aron et directeur de collections aux Éditions Gallimard. inévitable, et il y inclinait d’autant plus que les sondages prédisaient une confortable majorité contre la séparation. Depuis son entrée à Downing Street en 2010, David Cameron a souvent connu les faveurs de la chance. La coalition qu’il avait formée, faute de majorité, avec les libéraux-démocrates a tenu tout au long de la législature. En 2014, il réussit à rallier une nette majorité contre l’indépendance de l’Écosse, avant d’emporter l’année suivante les élec- tions législatives qui assuraient aux conservateurs, pour la première fois depuis un quart de siècle, une majorité absolue au Parlement. Un oui franc sur l’Europe, espérait-il, aurait permis d’affaiblir l’Ukip et de museler durablement les « vieux rats » de son parti. Et puis les paramètres économiques étaient plutôt prometteurs : ces dernières années, le Royaume-Uni a connu la plus forte croissance en Europe, une baisse continue du chômage et un développement spectaculaire de la City, premier pourvoyeur au monde des services financiers. Reste que cette relative prospérité n’a guère profité aux salariés modestes et aux retraités – eux jugeaient en fonction de leur situation personnelle et non d’après les indicateurs de la Bourse. Il faut noter également que l’idée européenne n’a jamais enflammé les esprits outre-Manche. La classe politique – à quelques rares excep- tions, celle en particulier de Tony Blair – envisageait les rapports du Royaume-Uni au continent en termes plutôt pragmatiques qu’idéolo- giques ; elle cherchait à en tirer les meilleurs avantages en évitant de pousser trop loin l’intégration : elle ne voulait ni de la monnaie unique

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ni de l’espace Schengen. Et beaucoup de Britanniques auraient sans doute fait leur, peu ou prou, ce mot prononcé par Winston Chur- chill en 1930 : « Nous ne voyons que bienfaits [dans une Europe] que nous espérons plus prospère et plus libre […]. Mais nous avons notre propre rêve et notre propre vocation. Nous sommes avec l’Europe, mais pas de l’Europe. Nous y sommes liés mais pas incorporés. Nous y sommes intéressés, associés, mais non assimilés. » M. Cameron n’y faisait pas exception. Sur l’Europe comme sur le référendum, auquel il finit par se résigner, il se révélait tout au long plus tacticien que convaincant et beaucoup moins habile qu’à l’ordi- naire. Lui qui avait publiquement déclaré ne pas aimer Bruxelles, au moment où il réussit à lui arracher quelques concessions décoratives, et assuré quelques mois plus tôt que le Royaume-Uni pouvait très bien prospérer hors de l’Union européenne, s’échinait maintenant à avertir que le Brexit serait une calamité nationale. De fait, le Premier ministre avait décidé de tenir le référendum indépendamment de ce qu’il pou- vait obtenir, ou non, de ses partenaires européens. Cette ambiguïté n’échappait à personne. Qui pouvait croire que, revenu de Bruxelles les mains vides, il aurait fait campagne pour la séparation, comme il l’avait juré à tout va ? L’espèce de porte-à-faux dans lequel il s’était enfermé allait contrarier ses réunions publiques devant un public pas- sablement dubitatif, voire franchement hostile. Les partisans du « remain » n’ont pas réussi non plus à séparer la question de l’Europe de celle de l’immigration. Il est vrai que défendre l’Union européenne n’est pas chose aisée ces derniers temps, même pour ses partisans les plus convaincus : d’un côté, une coalition d’États pléthorique, divisée, paralysée face aux crises poli- tiques, financières, migratoires ; de l’autre, une bureaucratie loin- taine, boursouflée, envahissante et discréditée. Quant aux immigrés, le Royaume-Uni en a accueilli quelque deux millions depuis une quinzaine d’années, venant essentiellement de l’Union européenne – c’est dire combien la question de l’immigration là-bas est différente de ce que nous connaissons en France. On sait que les bénéfices générés par ces immigrés dépassent le « coût » de leur présence. Mais les victimes de la récession, là encore, voyaient moins les statistiques

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que la pression aggravée par ces arrivées sur le système de santé, l’accès au logement et les prestations sociales. Et puis, à la peur et à la colère se mêlait aussi, à lire certains témoignages, la nostalgie d’une Angleterre d’un autre temps, à la fois insulaire et impériale, suffi- sante à elle-même, maîtresse de son destin, dont le souvenir conti- nue à résonner dans les tréfonds de l’esprit national. « Les Anglais, avait dit Adam Smith, sont une nation de boutiquiers », mais avec des ambitions planétaires ; ce pays n’a jamais complètement oublié les temps où il « régnait sur les vagues » des océans.

Du grand festival démocratique au vote sanction contre les élites

David Cameron, comme beaucoup d’autres, a sous-estimé les retombées explosives de la détresse des laissés-pour-compte de la mondialisation, les sentiments d’insécurité économique, d’aliénation culturelle, de dépossession identitaire. Il croyait pouvoir miser sur le concours du Labour en faveur du oui à l’Europe. C’était sans compter avec l’incurie et les inconséquences de Jeremy Corbyn, un rescapé de la vieille secte marxisante des années soixante, devenu leader du parti grâce à la mobilisation massive d’une jeune gauche radicale qui entend révolutionner le mouvement travailliste de l’intérieur. M. Corbyn, dont le dogmatisme pittoresque ne s’embarrasse guère de cohérence, se déclarait concomitamment hostile à « l’Europe des capitalistes » et… favorable à une immigration massive, ce qui rejetait du coup dans le camp du non nombre d’électeurs travaillistes. Enfin, les partisans du maintien dans l’Union européenne méju- geaient probablement aussi la redoutable influence de la presse popu- laire et tabloïde à grand tirage, unanime à soutenir le Brexit avec des tirades xénophobes, de fausses alarmes et de grosses ficelles, jusqu’à assurer que la reine elle-même y était secrètement favorable. Des experts en communication ont calculé, au lendemain du vote, que 82 % des articles de presse consacrés au référendum se prononçaient pour la séparation.

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Mais l’erreur la plus lourde de conséquence de M. Cameron portait sur le sens politique du référendum. Convier le peuple à se prononcer sur un sujet d’une telle portée suppose que les enjeux en soient clai- rement définis, argumentés et débattus pendant la campagne. Autre- ment, cet exercice grandeur nature de démocratie directe risque de dégénérer en vote d’humeur, comme ce fut le cas aux élections euro- péennes de 2014, sans réel enjeu, où l’Ukip avait largement devancé et le Labour et les Tories. Or la campagne de ce référendum s’est signalée par la vacuité affligeante des débats, l’enfumage volontaire et les vati- cinations démagogiques de part et d’autre. Si bien que le « grand fes- tival démocratique » censé décider de l’avenir du Royaume-Uni s’est transformé, effectivement, en vote sanction contre les élites en général et l’establishment politique en particulier. Et comme les Britanniques ne font rien comme les autres, les leaders de cette rébellion n’étaient ni un bouffon à l’italienne comme Beppe Grillo, ni un caïd de la télé-réalité à l’américaine comme , mais des membres éminents de… ce même establishment. Tel , ancien maire de Londres et aspirant Premier ministre, converti sur le tard aux bienfaits du Brexit par un calcul politicien tellement com- pliqué qu’il finit lui-même par s’y perdre. Ou son alter ego occasionnel, Michael Gove, le ministre de la Justice, expert en combinaisons téné- breuses, qui allait bientôt trahir son complice pour convoiter Downing Street. On connaît la suite : c’est Theresa May qui devait s’y installer, en expédiant M. Gove dans le désert des arrière-bancs parlementaires et en appelant M. Johnson, sa victime de la veille, au Foreign Office, tâche pour laquelle on ne reconnaissait à l’impétrant aucune qualité avérée. Boris Johnson et Michael Gove, ex-journalistes devenus hommes politiques, incarnent à eux seuls les méfaits déplorables de la désin- volture en politique. Non pas en raison de leur position en faveur de la séparation – elle est en soi parfaitement honorable, et défendable – mais parce qu’à aucun moment pendant cette campagne, et encore moins au lendemain du vote, dont le résultat les a pris apparemment par surprise, ils n’ont proposé le début du commencement d’un dessein « post-Brexit », si ce n’est des rodomontades souverainistes, des pro- messes improbables et des contrevérités sonores. Il fallait les entendre, à

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­l’annonce des résultats­ du référendum, vainqueurs un peu perdus, débi- ter en direct des circonvolutions creuses pour envelopper leur stupeur et leur désarroi. Il y avait, donc, comme une « division de travail » dans le camp du non à l’Europe : les élites servaient la partition sur la réappropriation de la souveraineté ; le peuple exprimait son inquiétude existentielle et la peur de l’immigration. Ce référendum participe d’un mouvement plus général qui touche nos démocraties un peu partout. Nous sommes en train de changer d’époque. Les Britanniques, d’habitude si pragmatiques, viennent de manifester à la faveur de cette consultation nationale un désaveu de leurs élites et une volonté d’en découdre qui font le lit du populisme un peu partout. On l’a vu en Grèce, en Espagne, en Italie, un peu chez nous aussi. Désormais, même en Angleterre, berceau du régime représentatif, comme en Amérique, la plus ancienne de nos démocraties modernes, le système bipartisan, réputé inébranlable, peine à y résister. Sans doute certains des partisans de la séparation ont-ils regretté leur choix au vu des résultats. D’autres n’hésitent pas à l’assumer, qui en toute connaissance de cause, qui dans une parfaite indifférence aux conséquences (surtout dans les bastions populaires du non). C’est dire la dimension insurrec- tionnelle qu’a prise l’aspiration à recouvrer un « entre-soi national » dans un pays où la fierté patriotique s’exprime pourtant au grand jour sans complexes. Revanche de l’identité sur l’économie. Seulement l’identité, chose primordiale, ne constitue pas un pro- gramme politique, encore moins quand elle est portée par le désespoir, les ressentiments, ou la nostalgie. Mais elle demeure le ressort essentiel de toute construction politique. À trop le méconnaître, elle prend un caractère éruptif jusqu’au sein des démocraties les mieux assises. Je ne suis pas certain que nos chancelleries et nos « élites » aient pris la pleine mesure de ce sourd « besoin de nation ». À défaut d’une refondation du projet européen accordée à cette réalité intangible, la fracture ouverte par le Brexit risque de s’étendre avant longtemps au reste du continent. Si ce n’est déjà le cas.

Ce texte est la version étoffée d’une tribune parue dans le 30 juin 2016. Nous remercions la direction du journal de nous avoir autorisé sa publication.

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› Annick Steta

élection présidentielle américaine opposera, le 8 novembre prochain, deux candidats que tout sépare. Devenue la championne du Parti démocrate après une longue bataille contre Bernie Sanders, le seul membre du Congrès des États-Unis à se pré- L’senter comme « socialiste », Hillary Clinton est un pur produit de la méritocratie américaine. Née en 1947 à Chicago, dans une famille appartenant à la classe moyenne, elle est diplômée de Wellesley Col- lege – un prestigieux établissement d’enseignement supérieur de pre- mier cycle réservé aux femmes – et de l’école de droit de Yale. Après avoir enseigné le droit durant quelques années, elle exerça le métier d’avocat jusqu’à l’élection de son mari, , à la présidence des États-Unis. Sénatrice de 2001 à 2009, elle fut nommée secré- taire d’État en janvier 2009 par , qu’elle avait vaine- ment combattu durant les primaires du Parti démocrate pour l’élec- tion présidentielle de 2008. Elle quitta ses fonctions en février 2013 et consacra l’essentiel de son temps durant les deux années suivantes aux actions caritatives menées par la Fondation Clinton ainsi qu’à la rédaction du deuxième volume de ses mémoires. Elle prononça par

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ailleurs un ­certain nombre de discours très généreusement rémunérés, à l’invitation notamment d’établissements financiers – dont trois pour Goldman Sachs, une banque d’investissement qui a été mise en cause pour son rôle dans le déclenchement de la crise des subprimes et de la crise de la dette publique grecque (1). Cette proximité supposée avec Wall Street lui a valu d’être durement critiquée par Bernie Sanders durant la campagne pour l’investiture du Parti démocrate. Soutenu par les jeunes et les cols bleus, le sénateur du Vermont a considé- rablement compliqué la campagne de Hillary Clinton. Assez piètre

oratrice, celle-ci ne parvient pas à soulever Annick Steta est docteur en sciences l’enthousiasme de ses auditoires. Elle peine économiques. par ailleurs à surmonter l’impopularité › [email protected] dans laquelle elle est engluée depuis les années qu’elle a passées à la Maison-Blanche. Brillante et charmante en privé, elle semble froide et distante en public. Son investiture ne faisait toutefois guère de doute : sa rivale potentielle la plus dangereuse, la sénatrice Elizabeth Warren, avait refusé d’entrer dans la course. À l’inverse, personne ou presque n’aurait parié sur la victoire de Donald Trump lorsque celui-ci annonça, en juin 2015, sa candidature à l’investiture du Parti républicain. S’il était de longue date connu des Américains, peu nombreux étaient ceux qui lui reconnaissaient la moindre crédibilité politique. D’un an plus âgé que sa rivale démo- crate, Donald Trump est issu de la bourgeoisie d’affaires new-yorkaise. Son grand-père, Frederick Trump, qui avait émigré d’Allemagne en 1885, fit fortune dans l’hôtellerie, la restauration et les maisons closes dans le nord-ouest des États-Unis et l’ouest du Canada à l’époque de la ruée vers l’or. Après sa mort prématurée, sa veuve et son fils Fred firent fructifier les investissements immobiliers qu’il avait réalisés dans le Queens, l’un des arrondissements de New York. C’est sur la base du capital financier et relationnel de ses ascendants que Donald Trump bâtit sa fortune. Après avoir étudié à l’université Fordham, un établis- sement catholique fortement marqué par son héritage jésuite, il rejoi- gnit Wharton, qui proposait l’un des rares programmes d’études en investissement immobilier disponibles à cette époque. Dans le même temps, il commença à travailler pour l’entreprise familiale. Devenu un

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magnat de l’immobilier grâce à sa maîtrise de la loi sur les faillites, qui lui a maintes fois permis de se dégager des dettes colossales qu’il avait contractées pour financer ses projets pharaoniques, Donald Trump multiplia ses sources de revenu en transformant son nom en marque qu’il apposa sur les produits les plus divers : vêtements et accessoires pour homme, montres, parfums, boissons, chocolats, meubles, etc. Sa notoriété grandit encore grâce à l’émission de téléréalité qu’il anima de 2004 à 2015. « The Apprentice » (« l’apprenti ») mettait en scène des candidats disposant d’une expérience dans le secteur privé et appelés à gérer un projet particulier. Le vainqueur de chacune des six premières saisons gagnait le droit de diriger l’une des entreprises de Donald Trump durant un an, contre une rémunération de 250 000 dollars. À la fin de chaque épisode, l’homme d’affaires signifiait son élimina- tion à l’un des candidats par un cinglant « You’re fired » (« Vous êtes renvoyé »).

Le pari protectionniste de Donald Trump

Loin de se contenter d’être devenu un membre de poids de la haute société new-yorkaise et une personnalité médiatique incon- tournable, Donald Trump envisageait depuis plusieurs décennies de s’engager en politique. Il caressa l’idée de se présenter à la présidence des États-Unis en 1988, en 2004 et en 2012. Alors que la plupart des sondages réalisés en 2011 montraient qu’il accusait un net retard sur les candidats potentiels à l’investiture républicaine, d’autres lui accordaient une avance d’ampleur variable. C’est à cette époque qu’il relança la polémique sur le lieu de naissance de Barack Obama et sur son éligibilité à la fonction de président des États-Unis. La Maison-Blanche répliqua en publiant, en avril 2011, l’intégralité de l’acte de naissance du président en exercice. Quelques semaines plus tard, Donald Trump annonça qu’il renonçait à se présenter à l’élec- tion de 2012, tout en affirmant qu’il l’aurait gagnée. La plupart des observateurs estimèrent que cette candidature avortée n’était qu’une énième opération publicitaire destinée à accroître la notoriété de

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Donald Trump et à valoriser sa marque. C’est pourquoi ils ne l’ont pas davantage pris au sérieux lors de son entrée en lice en juin 2015. L’appareil du Parti républicain n’a pas fait preuve de davantage de prescience. Deux facteurs semblaient susceptibles d’enrayer l’ascen- sion du « Donald », comme l’appellent les Américains. Les répu- blicains ne le considèrent tout d’abord pas vraiment comme l’un d’entre eux. Il a longtemps oscillé entre le Parti démocrate et le Parti républicain, s’inscrivant alternativement auprès de ces deux forma- tions. Quant aux positions qu’il défend depuis son entrée en cam- pagne, elles diffèrent notablement de celles qui constituent le cor- pus idéologique traditionnel du « parti de l’éléphant » (2). Le Parti républicain disposait par ailleurs de plusieurs candidats potentiels de très bon niveau pour l’élection de 2016. Ses hiérarques pensaient donc que Donald Trump, qui était dépourvu de toute expérience politique, n’avait pas la moindre chance de gagner une compétition aussi relevée. Or celui-ci a bénéficié à plein du rejet dont sont l’objet l’establishment politique et, de façon plus générale, l’ensemble des élites, ainsi que de l’incapacité des républicains comme des démo- crates à répondre à la colère d’une partie des classes populaires. Le cœur de son électorat, souligne Laure Mandeville dans un article consacré à l’ascension de Donald Trump, est « la classe moyenne blanche paupérisée » (3). Ces ouvriers et employés disposant d’un faible niveau d’éducation sont les grands perdants des deux lames de fond qui remodèlent l’économie mondiale : l’intensification de la concurrence internationale et l’automatisation. Cette fraction de la population a été progressivement délaissée par le Parti démo- crate, qui s’est montré plus enclin à défendre les minorités raciales et sexuelles. Mais alors que Bernie Sanders fait figure d’épouvan- tail socialisant pour une partie de ces travailleurs déclassés, Donald Trump a su capter leur intérêt en ranimant le rêve américain. Le por- trait qu’il fait des États-Unis n’est pas le reflet de la réalité, mais tra- duit la perception des électeurs qu’il a cherché à conquérir. À leurs yeux comme aux siens, l’Amérique est au bord de l’effondrement. Sa prospérité a été sapée par une concurrence étrangère déloyale, qu’il s’agisse de celle des pays avec lesquels les États-Unis commercent ou

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des immigrés qui « voleraient » le travail des nationaux. D’où le slo- gan qu’il a retenu pour sa campagne : « ! » (« Rendre à l’Amérique sa grandeur ! »). Les remèdes que propose Donald Trump relèvent du populisme le plus éhonté et ne contribueraient nullement à améliorer la situation des individus auxquels il s’adresse prioritairement. Alors que le Parti républicain est attaché à la liberté des échanges internationaux, son candidat s’est fait le héraut d’une politique protectionniste consistant à dénoncer les accords de libre échange auxquels les États-Unis sont partie. Il se fait fort d’utiliser ses qualités autoproclamées de négo- ciateur pour conclure de nouveaux accords plus favorables aux inté- rêts de son pays. Il soutient par ailleurs qu’il dénoncera le partenariat transpacifique signé en février dernier, mais pas encore ratifié. Porté par Barack Obama, cet accord de libre échange est destiné à renforcer les liens commerciaux entre les États-Unis et les pays de la zone Asie- Pacifique de manière à faire contrepoids à la Chine. Les économistes ne s’accordent pas sur l’impact qu’aurait le partenariat transpacifique sur la croissance, l’emploi et les salaires américains. Ce sont ces incer- titudes qui ont incité Hillary Clinton à réclamer que cet accord soit substantiellement amélioré avant d’être ratifié. Mais, contrairement à Donald Trump, la candidate démocrate ne croit pas qu’isoler com- mercialement les États-Unis en dénonçant les traités de libre-échange qui les lient actuellement permettrait de lutter contre la désindustria- lisation et le chômage. Leurs propositions en matière d’immigration sont également radicalement différentes. Donald Trump veut limiter l’immigration légale et lutter très fermement contre l’immigration illé- gale en expulsant les 11 millions de sans-papiers vivant aux États-Unis ainsi qu’en édifiant un mur le long de la frontière avec le Mexique. Peu lui importe que les ressortissants mexicains soient désormais plus nombreux à quitter les États-Unis qu’à tenter d’y entrer (4). Hillary Clinton, qui considère qu’il serait impossible d’expulser les sans- papiers présents sur le territoire national, privilégie quant à elle la mise en place d’un « parcours vers la citoyenneté » permettant aux ressor- tissants étrangers ne constituant pas une menace pour l’ordre public de sortir de la clandestinité. La candidate démocrate ne fait pas preuve

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de naïveté en la matière : elle sait que l’économie américaine a besoin de la main-d’œuvre bon marché fournie par les immigrés. Ces der- niers occupent généralement les emplois peu qualifiés et faiblement rémunérés que refusent les citoyens américains. La première épouse de Donald Trump, Ivana, l’a d’ailleurs parfaitement compris : elle a déclaré en avril dernier que « nous avons besoin d’immigrés. Qui va passer l’aspirateur dans nos salons et nettoyer derrière nous ? Les Amé- ricains n’aiment pas faire ça ».

Hillary Clinton, candidate des classes moyennes

Alors que Donald Trump compte, à tort, sur la fermeture des fron- tières pour créer les nouveaux emplois correctement rémunérés que réclament les Américains, Hillary Clinton défend des mesures suscep- tibles d’être plus efficaces. Elle veut en particulier stimuler l’activité en consacrant 275 milliards de dollars à la modernisation des infrastruc- tures, dont beaucoup sont dans un état de délabrement inquiétant. La création d’une banque nationale destinée au financement des infras- tructures permettrait de lever une partie des fonds nécessaires auprès du secteur privé. La candidate démocrate souhaite par ailleurs porter le salaire minimum de 7,25 à 12 dollars de l’heure au niveau fédéral, tout en incitant les villes et les États dans lesquels une telle hausse serait économiquement viable à aller jusqu’à 15 dollars. Les propositions formulées par Hillary Clinton en matière fiscale témoignent de sa volonté de lutter contre l’endettement de l’État fédéral tout en préservant le pouvoir d’achat des classes moyennes. Destinées à assurer le financement de mesures progressistes, dont l’ex- tension des systèmes d’assurance santé, l’accès de tous les enfants à l’école maternelle à partir de l’âge de 4 ans et la réduction des droits d’inscription à l’université, les hausses d’impôt qu’elle a annoncées concerneraient les contribuables les plus aisés. Seuls les ménages dont le revenu imposable est supérieur à un million de dollars par an ver- raient leur impôt augmenter : leur taux d’imposition ne pourrait être inférieur à 30 %. Une surtaxe de 4 % serait appliquée à ceux dont le

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revenu imposable excède les cinq millions de dollars. La candidate démocrate abaisserait par ailleurs le seuil de déclenchement de l’impôt sur les successions de 5,45 à 3,5 millions de dollars pour une personne seule et de 10,9 à 7 millions de dollars pour un couple marié, tout en faisant passer le taux de cet impôt de 40 à 45 %. À l’opposé, la réforme fiscale préconisée par Donald Trump serait particulièrement avantageuse pour les plus riches. Le candidat républicain veut réduire de sept à trois le nombre de tranches de l’impôt sur le revenu et abais- ser le taux frappant la tranche supérieure de 39,6 à 33 %. Il promet également de supprimer l’impôt sur les successions, que les républi- cains qualifient d’« impôt sur la mort ». Aucune des mesures fiscales promues par Donald Trump ne bénéficierait aux ménages modestes, dont il prétend embrasser la cause. Aux baisses d’impôt concernant les particuliers s’ajouterait une diminution significative du taux marginal supérieur de l’impôt sur les sociétés, qui passerait de 35 à 15 %. Ce « choc fiscal » pourrait avoir un impact désastreux sur l’économie amé- ricaine. Si le candidat républicain procédait aux coupes budgétaires au moyen desquelles il envisage de le financer, l’activité se contracterait brutalement. La seule solution alternative consisterait en une augmen- tation spectaculaire de l’endettement public, qui pèserait in fine sur les contribuables américains. La faiblesse et le caractère lacunaire du programme économique présenté par Donald Trump constituent des atouts de poids pour Hil- lary Clinton. Les électeurs semblent en effet de plus en plus conscients des risques que la mise en œuvre des « Trumponomics » ferait peser sur l’Amérique. C’est dans la dernière phase de la campagne que l’expérience politique accumulée par la candidate démocrate pourrait faire la différence. Hillary Clinton a su rassembler le Parti démocrate à l’issue des primaires en reprenant certaines des propositions de Bernie Sanders sans trop se déporter vers la gauche. Ses propositions écono- miques sont par ailleurs cohérentes avec la sociologie de son électorat. Donald Trump semble au contraire s’être enfermé dans la rhétorique qui lui a permis de dominer ses rivaux républicains. Or ses provoca- tions et ses dérapages n’enchantent guère que ses supporters les plus fidèles. Persister dans cette voie lui interdira d’élargir sa base électorale,

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ce qui est indispensable pour l’emporter. Mais il n’y parviendra pas en défendant les intérêts des plus riches et en comptant sur la fermeture des frontières pour améliorer le sort du reste de la population. En faisant de Donald Trump le candidat du Parti républicain à la Maison- Blanche, des millions d’Américains ont manifesté leur rejet des appa- reils politiques. Il est néanmoins probable qu’au moment de voter, ils hésiteront à remettre leur pays entre les mains d’un aventurier.

1. Voir sur ce point : http://money.cnn.com/2016/04/20/news/economy/hillary-clinton-goldman-sachs. 2. L’éléphant est le symbole du Parti républicain, tandis que l’âne est celui du Parti démocrate. 3. Laure Mandeville, « Qui a peur de Donald Trump ? », Politique internationale, n° 151, printemps 2016, p. 30. 4. Pew Research Center, « More Mexicans leaving than coming to the U.S. », novembre 2015.

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› Robert Redeker

Italie du XXe siècle avait son nouveau Giambat- tista Vico, et la France ne le savait pas. En se plon- geant dans les premiers volumes enfin traduits de Giuseppe Capograssi (1889-1956), notre pays va découvrir un penseur de très haut vol, un passant L’considérable dont l’exploration prendra au moins une décennie. Cette situation évoque un peu ce que fut, dans l’édition et dans la pensée, la découverte et défrichement de l’œuvre de Søren Kierkegaard, dont on ne prit la mesure que lentement, grâce à l’obstination de Paul-Henri Tisseau. Juriste bardé d’une immense culture humaniste, Capograssi est un philosophe du droit. Seulement, sa conception du droit trouve sa place dans un horizon philosophique plus large d’une étonnante richesse. Les Éditions de la revue Conférence, qui ont entrepris la tra- duction de ses œuvres complètes, viennent de publier un nouveau volume traduit par Christophe Carraud, l’Expérience juridique (1). Capograssi – qui fit partie, au détriment de sa carrière, des très rares juristes à refuser de prêter serment à Mussolini en 1931 – part en guerre contre la réduction du droit à un ensemble de techniques – son déracinement – et à son accaparement par l’État devenu l’alpha

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et l’oméga de la vie collective, son but en soi. Il identifie le droit avec l’expérience concrète. Mieux : il fait sienne l’affirmation d’Antonio Rosmini, l’un de ses maîtres intellectuels, qu’il extrait d’un injuste oubli, selon laquelle « la personne concrète est le droit subsistant ». Le droit, au fond, c’est l’individu. Une illustration de sa pensée du droit tient dans l’extraordinaire philosophie de l’agriculture qui ouvre l’Expérience juridique. De fait, c’est dans le travail de la terre, dans le lien à la terre, qu’historiquement le droit plonge ses origines – d’où toute cette phénoménologie, d’une magistrale subtilité, du droit

agraire, matrice du droit en général, proposée Robert Redeker est philosophe. par Capograssi. Infiniment éloigné de Carl Derniers livres parus : le Progrès ? Schmitt, son contemporain, notre philo­ point final(Ovadia, 2015), Bienheureuse vieillesse (Éditions du sophe déploie pourtant une lecture serrée Rocher, 2015) et, en collaboration et critique de l’adversaire de Schmitt, Hans avec Laurence Vanin et Jürgen Kelsen. Son refus de Kelsen ressemble à la Wertheimer, l’Europe : l’ère du vide (Ovadia, 2015). critique portée par Friedrich Hegel contre Emmanuel Kant : abstraction, ignorance de la vie concrète. Kelsen reste « à la surface de la norme et de la vie » en idéalisant les normes, en les platonisant. Or, au contraire, pour Capograssi, et c’est tout à fait dans l’esprit de Vico, les normes juridiques, loin d’être des idéaux transcendants s’imposant verticalement à la réalité, sont immanentes à l’expérience du droit. Kelsen méconnaît l’expérience juridique. Outre Kierkegaard on songe souvent à Maurice Merleau-Ponty en parcourant Capograssi. Sa conception du droit s’explique par son idée de la vie. Sa philosophie du droit est bâtie sur sa philosophie de la vie. « La philosophie, dit-il, n’a d’autre donné que la vie » et d’autre but que « d’expliquer la vie à partir de l’expérience commune ». Son œuvre est une pensée au milieu du monde, au milieu de la vie, tout comme celle de Merleau-Ponty. Une pensée de la vie au sein de la vie, d’où sa perception du droit comme vie. Cette pensée ne surplombe ni le monde ni la vie, mais les éclaire et les explique depuis leur imma- nence. Cette immanence lui permet de saisir « l’action comme sœur du rêve ». L’analyse de l’« expérience commune » (tel est le titre de l’un des volumes traduits) pourrait se connecter à l’analytique existentiale chez Martin Heidegger, du moins le Heidegger d’Être et Temps, qui est

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aussi une pensée dans le quotidien, essayant de saisir la vie et la mort, les structures dernières de l’existence. Mais le philosophe de Messkirch se heurte à un échec (il abandonne la rédaction de son maître-livre en cours de route), quand Capograssi, parce que sa pensée est plus serpentine (pour Leonard de Vinci, la vie était « serpentine »), plus souple, épouse mieux la finesse de la vie, ne subit pas un tel échec. Et aussi parce qu’au mépris hautain heideggérien pour le « on » qu’est l’homme de la rue se substitue l’empathie amoureuse de Capograssi pour l’homme ordinaire, qu’il s’agit, par le droit, de sauver. Cette vision de la vie, qui est la lumière dans laquelle se déploie la pensée de Capograssi, intègre une pensée de l’individu. Il faut le noter : une pensée conséquente de l’individu est une chose très rare. L’indi- vidu est ce que la science et la philosophie depuis Aristote refusent. L’individu est également ce qu’il y a de plus insupportable aux sociétés modernes, qui ne sont individualistes que de nom, favorisant plutôt un égoïsme de masse. L’exaltation de l’intensité, des expériences, en témoigne : « l’individu, dans cette agitation effrénée, à force de pen- ser à soi, est parvenu à s’oublier lui-même ; s’étant jeté dans l’action, il est toujours en dehors de ce vivre qui en définitive est son but ». Pascal et Kierkegaard pourraient signer cette analyse. D’action en action, de conquête en conquête, « la vie se passe sans vivre ». L’indi- vidu contemporain se noie et sa vie se perd dans l’exaltation moderne, pourtant individualiste, de l’activité. Les trois matériaux maçonnant de la philosophie de Capograssi se fondent chacun sur les deux autres : le droit, la vie, l’individu. C’est pour l’individu que le droit et l’État doivent être faits, non l’inverse. La finalité du droit, « la vie humaine pour tous, la vie individuelle pour chacun », pourrait servir de blason à toute la démarche de Capo- grassi. Cette citation permet de comprendre sa magistrale réflexion sur la Déclaration universelle des droits de l’homme, aujourd’hui tant décriée. La guerre, en effet, « la catastrophe » des camps, a révélé par la négation, en le traitant comme ennemi, ce qu’est par essence l’individu : la valeur, ce qu’il faut sauver. Du coup, « le lien profond entre droit et vie individuelle » est apparu, définitivement. Fortement marqué par Vico et Giacomo Leopardi, mais aussi par Blaise Pascal,

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Pierre-Joseph Proudhon et Maurice Blondel, Giuseppe Capograssi, exemple même de l’intellectuel européen de grande culture huma- niste, fut l’un des penseurs les plus originaux et les plus profonds du siècle passé. Un penseur qu’il faut lire pour mieux formuler nos débats d’aujourd’hui sur le droit, l’éthique ou la responsabilité. Arpentons le continent Capograssi, encore vierge, nous n’en deviendrons que plus intelligents et plus humains.

1. Giuseppe Capograssi, l’Expérience juridique, Éditions de la revue Conférence, 2016. Déjà parus : Ana- lyse de l’Expérience commune, 2013 ; Incertitudes sur l’Individu, 2013 ; Essai sur l’État, 2014 ;Réflexions sur l’autorité et sa crise, 2013. Cinq autres volumes sont déjà traduits.

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122 | Vaine › Camille Laurens

130 | Milada › Frédéric Mitterrand

135 | Les œufs d’or. Journal › Jean Clair

141 | Emma Bovary en 1774 › Michel Delon

144 | Barbet Schroeder. Retour à Ibiza › Richard Millet

148 | Malraux avec nous › Stéphane Guégan

152 | Léon Daudet › Frédéric Verger VAINE

› Camille Laurens

L’auteure de Celle que vous croyez revient sur une rencontre avec l’artiste ORLAN et livre un texte drôle et triste sur l’abandon, le féminisme, la difficulté à communiquer.

e sors de la station Sablons. Je ne viens jamais dans ce coin de Paris. C’est le début de l’été, il est 19 h 15, la rue est déjà presque vide, les rares commerces sont fermés, un air de riche province imprègne jusqu’aux visages. Je longe le Jardin J d’acclimatation, aperçois au loin le bateau ivre de la Fon- dation Vuitton, son manteau d’Arlequin imaginé par Daniel Buren. Quelques gouttes de pluie s’écrasent devant moi, je presse l’allure. À l’entrée administrative, un vigile fouille mon sac, coche mon nom sur une liste, me remet un badge. Après cinq minutes d’attente, un autre me guide jusqu’au studio installé dans le vaste auditorium du musée. Sur un panneau mobile est écrit en grosses lettres magnétiques, sur- monté du mot « silence » : « Actuellement en direct : ORLAN ». Pas trace de mon propre nom : ils ont dû manquer de lettres. J’ai accepté une invitation à dialoguer avec ORLAN pour la web-radio poétique éphémère de la fondation, je suis heureuse de rencontrer cette artiste dont je connais l’œuvre et admire l’audace, c’était prévu à 20 heures, suis-je en retard ? A-t-on commencé sans

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moi ? Mais non. Il est 19 h 35, une jeune femme regarde mon badge et m’autorise à entrer d’un geste dédaigneux. Le public est très clair- semé sur les bancs de l’amphithéâtre où se tient le studio éphémère. À l’avant-droite du podium, les trois poètes responsables de l’émission animent le direct, et un coup d’œil suffit à m’informer qu’ORLAN n’est pas encore là. Je m’assieds au premier rang. Les poètes lisent tour à tour leur chronique d’un ton fébrile, j’aime le tremblement de leur voix, ils ne sont pas rodés, pas spécialistes, ils ont peur, ça change des pros, même si leur peur les empèse, les gourme un peu – c’est le début d’une émission en direct qui doit durer vingt-quatre heures, il faut qu’ils s’assouplissent. Le ciel grisaille derrière les vitres immenses. Puis deux performeurs se présentent, ils écrasent Camille Laurens est romancière et sous différentes chaussures – une bottine essayiste. Dernier ouvrage publié : rouge au pied droit, un godillot au pied Celle que vous croyez (Gallimard, gauche – différents matériaux posés sur le 2016). sol. Crissements, craquements, chuintements, ils déroulent un cinéma pour l’oreille dont les auditeurs n’ont que la bande-son alors que nous, spectateurs, assistons au film, à son étrange familiarité. Tandis que j’ai le privilège de voir l’envers de la perception, je ferme les yeux pour avoir seulement l’effet radio, c’est idiot. Quand je les rouvre, ORLAN, tous les regards tournés vers elle, est en train de descendre l’escalier qui mène au studio, précédée d’une femme en émoi qui l’ins- talle cérémonieusement à un siège du mien et lui explique en chucho- tant la suite du programme. Elle me jette un coup d’œil inexpressif puis s’en va. Je ne saurais lui en vouloir de ne pas m’avoir identifiée au premier regard, je n’ai pas les cheveux en pétard blancs et noirs ni de grosses lunettes à branches jaunes ni des incrustations pailletées aux tempes, implantées sous anesthésie. Mais enfin j’ai été invitée. Je me sens décommandée. Au bout de trois minutes, la femme en émoi – la conservatrice ? – revient. « Vous êtes Camille Laurens ? », me demande-t-elle. J’acquiesce. « J’ai oublié de vous présenter Camille Laurens », dit-elle à ORLAN. Je tends une main énergique qu’elle serre d’un air suspicieux.

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« Je n’ai pas entendu votre nom », me dit-elle après le départ de l’hôtesse. Je reprends en chuchotant : « Camille Laurens, nous allons partici… – Mais vous êtes qui ? », demande-t-elle, le regard furibond. Cette question existentielle me trouble. « Je sommes plusieurs », devrais-je répondre, la référence à une citation d’elle l’amadouerait peut-être (sûrement, me dis-je) mais trop tard, j’ai l’esprit d’escalier, je bafouille : « Je, je suis romanci... – Tenez ! », coupe-t-elle, et elle me donne sa carte de visite. ORLAN, en lettres rouges, à côté de sa photo couleur, suivi de son adresse mail, ses numéros de fixe et de mobile, l’adresse de son domicile et celle de son site. « Vous êtes qui ? », est donc une ques- tion simple, qui n’appelle pas d’autre réponse que ces coordonnées visuelles, géographiques et médiatiques, je ne sais pas pourquoi mon angoisse croît – sans doute parce que je ne dispose pas d’une carte équivalente, je n’ai jamais eu de carte de visite, ça facilite pourtant les choses, je m’en rends compte en cet instant. « Vous êtes qui ? », et toc, vous dégainez votre carte de visite, les présentations sont dans la poche. « Et nous devons faire quelque chose ensemble ? », ajoute-t-elle avec un air d’incrédulité qui confine à l’insolence. Elle a dû recevoir, comme moi, les trois ou quatre mails collectifs envoyés par les poètes pour préparer l’émission – « le talk-show », était-il indiqué –, où figuraient nos photos respectives et une notice bio-bibliographique de chacune de nous. « Vous n’avez pas été prévenue par mail que je… – Ah oui !, se rappelle-t-elle soudain. Oui, module-t-elle d’une moue. Mais sur la photo, vous étiez belle. » Deux jeunes gens arrivent dos courbé jusqu’à nos sièges, inter- rompent notre conversation pour s’adresser à ORLAN avec un res- pect teinté d’excitation. Ils sont étudiants aux Beaux-Arts du Mans, ils doivent réaliser une interview de l’artiste, à quel moment souhaite-t-elle la faire ? Maintenant (mais c’est un peu court) ? Ou à la fin de l’émis- sion ? ORLAN hoche la tête, elle se souvient parfaitement de cela, qui

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a été annoncé dans les différents mails : on lui a demandé, comme à moi, d’indiquer par retour cinq morceaux de musique ou pièces sonores dont elle devra, comme moi, commenter le choix « poétique » lors d’un entretien hors antenne avec des étudiants des Beaux-Arts du Mans. Les deux entretiens seront diffusés plus tard dans la nuit. « Eh bien oui, après l’émission », dit ORLAN. « Très bien, répondent les étudiants toujours courbés vers elle. Nous viendrons vous chercher à la fin de l’émission. » Et ils s’en vont en crabe sans un regard pour moi. Ça ne me dérange pas d’être invisible, en général. Je cultive même ce don à plaisir, souvent, car il me donne tout loisir d’observer, d’écouter. L’anonymat est un atout pour un écrivain. Il s’imprègne du monde sans que le monde s’en avise ou s’en irrite. Mais sur le fil de l’anonymat, le funambule n’a qu’une angoisse, celle de tomber dans le néant. Je ne suis pas en grande forme, je viens de perdre mon père après une lente agonie – le dernier battement de cœur fait une espèce de clic, le bruit discret d’un interrupteur, et zéro s’affiche sur l’écran. J’ai maintenu ma parti- cipation à cette émission par amitié pour Jean-Michel, l’un des poètes organisateurs. C’est lui qui m’a invitée il y a plus de six mois. Un vieux, très vieux sentiment d’abandon reprend vie dans ma poitrine. Est-ce que plus personne ne me reconnaîtra jamais, maintenant que mon père est mort ? Mais je me raisonne. Ces étudiants ne me connaissent pas, c’est normal, ils n’ont pas fait attention ; d’ailleurs, face à ORLAN, tel- lement à la pointe du visible, comment ne pas disparaître ? À la fin de l’émission, ils auront compris que je suis l’autre invitée et ils viendront me chercher. Ils viendront me chercher – j’entends ma propre angoisse qui reflue vers l’enfance en s’affolant : est-ce qu’on m’oublie complète- ment ? Est-ce que quelqu’un va venir me chercher ? Finalement, notre émission commence, nous montons sur l’estrade, elle à gauche, moi à droite. Je m’assieds « Non, non, désolé, me dit le cameraman, là vous êtes à la place d’ORLAN. » Je me lève, je m’assieds sur l’autre siège, à l’arrière-plan. L’entretien commence avec ORLAN, qui a sorti de son sac des livres d’elle, des livres sur elle, les a étalés sur la table. Elle s’exprime avec aisance et complaisance

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pendant une dizaine de minutes, s’autocitant quelquefois à l’aide de ses livres. Puis on en vient à moi. Jean-Michel lit un bref passage d’un de mes romans, où j’établis un parallèle entre le désir érotique et l’écriture, remarque ce qu’il y a souvent de charnel dans mon travail – sans doute a-t-il en vue, pour ORLAN, un développement sur le body art – et me pose cette première question : « Alors pour vous, Camille Laurens, le corps de l’écrivain, qu’est-ce que c’est ? » J’hésite un instant, c’est un de mes défauts, au moins radiopho- niques, je réfléchis toujours avant de répondre. « Le corps de l’écrivain ? Eh bien, d’abord c’est le texte, c’est… » La voix d’ORLAN me coupe sèchement, mais je ne comprends pas, ses mots chevauchent les miens. « Pardon ? », dis-je. Elle reprend d’une voix cassante : « “Vaine”. Pas “vain”. De l’écrivaine. Le corps de l’écrivaine. Vous êtes une femme, je crois ? – Oui, dis-je avec une pointe d’agacement, mais je parle en général, je réponds à une question générale. » (Pourquoi s’en prend-elle à moi et non à Jean-Michel, qui a le premier employé le masculin ?) Elle me toise, contente d’avoir repris la parole avant même qu’on me l’ait donnée : « Oh moi, je n’aime pas le général. Ça ne m’intéresse pas, les gens qui parlent en général. » J’ai envie de m’en aller. Je vais me lever et laisser la place, ou plutôt je vais quitter la place qu’on ne me laisse pas. M’en aller me semble soudain la seule manière de faire comprendre que je suis là. J’éprouve déjà la sensation de cette action, me lever, je suis à une fraction de seconde de cette décision, le désir de partir est déjà levé en moi, mais dans cet infime fragment de temps quelque chose du corps d’ORLAN m’arrête, l’intuition, derrière ses yeux hostiles, d’une souffrance dont je ne suis que l’exutoire – une douleur familière, qui me regarde. Alors je reste. Simplement j’appelle mon double à la rescousse, la jumelle mentale qui prend en main toutes les situations quand moi je ne peux plus – je lui passe le relais de l’interview, elle

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est polie, intelligente, discrète mais ferme ; n’ayant aucune espèce d’émotion, elle manie admirablement le langage, la conversation, l’humour – « Dit-on poétesse, poétrice, poéteresse ? », demande-­ t-elle même en se tournant vers sa voisine. C’est un pur esprit qui connaît tout de l’art charnel, qui pourrait parler d’ORLAN pendant des heures, et ORLAN le sent, elle le comprend, elle s’amadoue de tant de science d’elle. ORLAN parle à son tour, aussi souvent que possible. Elle revendique son féminisme. Elle explique que son nom s’écrit uniquement en lettres capitales parce qu’elle n’aime pas l’idée d’être majuscule au début puis de devoir se réduire : elle ne veut pas courber l’échine, explique-t-elle tandis que mon corps à moi s’est déjà ratatiné à la taille d’une vieille olive, je m’éprouve noyau dans son enveloppe fripée, mais elle me regarde moins durement, je le vois bien, je fonds sous sa dent. Elle évoque la pétition qu’elle a lancée contre la mort en octobre 2011, elle invite tout le monde à la signer, ma jumelle hésite à dire : « 892 signataires en cinq ans, ce n’est pas un franc succès : est-ce que les gens n’ont pas d’humour ? Ou trop peur d’aborder le sujet ? », mais je l’en empêche. « N’est-ce plutôt qu’au fond ils veulent mourir – pas maintenant, pas criblé de balles terroristes, pas d’une mort vaine, mais mourir un jour, oui, les gens veulent bien ? » Mais je ne le dis pas. C’est la fin de l’émission. Ma jumelle se replie, moi je me déplie. Les étudiants des Beaux-Arts reviennent, ils entraînent fièrement ORLAN hors du studio, toujours sans un regard vers moi. « Je n’ai jamais entendu parler de vous, me lance ORLAN en guise d’adieu. Mais on ne peut pas connaître tout le monde. » « Bon, me disent les poètes avant de reprendre le direct, le début a été un peu houleux, mais ensuite c’était bien. ORLAN a l’air d’une tigresse, mais en fait c’est une brebis, une artiste très fragile. Merci d’être venue. Au revoir. » Ma jumelle n’étant plus disponible, je fais mon sourire de vieille olive. Je sors du studio, je sors du musée, ruminant une sorte d’humilia- tion sous contrôle. Pourquoi cet entretien avec les étudiants a-t-il été annulé ? Est-ce parce que j’avais choisi de parler de Couperin et de

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Carlos Gardel plutôt que de Philip Glass ? Je repense à Barthes disant de quelqu’un : « Il est snob au bon sens du terme. » Et comme on lui demandait ce que c’était, le bon sens du terme : « C’est quelqu’un qui veut s’éloigner de la norme. » J’en suis là de mes réflexions normales sur la normativité de Couperin lorsqu’une femme arrive à ma hauteur sur le trottoir où j’attends le feu vert. Elle est vêtue de rouge avec des déchirures soigneusement ciselées dans l’étoffe – un styliste de renom, sans nul doute. « J’étais à la fondation, me dit-elle. J’ai trouvé dommage que la ques- tion du plagiat n’ait pas été abordée, c’est quand même ce qui vous réunit, non ? Vous avez fait un procès pour plagiat et elle aussi, elle a… – Non, dis-je en m’engageant sur le passage protégé, je n’ai jamais fait de procès pour pla… – Ah non, pardon, c’est le contraire, on vous a fait un procès pour plagiat… – Non, pas davantage. – Vous êtes sûre ? », me réplique-t-elle. Nous arrivons ensemble à la station Sablons, pour la fuir je me dirige vers le seul magasin ouvert à cette heure. J’entre dans le Monoprix, file dans une cabine d’essayage dont je tire le rideau. Là, je tape sur mon téléphone : « ORLAN procès. » L’artiste plasticienne accuse la chanteuse américaine Lady Gaga d’avoir copié son univers, notamment en portant sur son dernier clip deux petites incrustations – factices – aux tempes. Son avocat plaide qu’ORLAN a vécu dans son corps, par le biais de vraies opérations chirurgicales, ce que Lady Gaga ne fait que mimer. Il réclame pour la plaignante… 38 millions de dollars. Elle va perdre, c’est certain. Mais il n’y a pas l’ombre d’un commentaire critique : à 38 mil- lions de dollars, personne ne se moque. On est au bon sens du terme. Je finis par descendre dans le métro, je m’engouffre dans la rame qui arrive. Il reste une seule place assise, un strapontin au bout du wagon. Je m’y dirige lorsque je suis bousculée sans ménagement. La dame en rouge déchiré me double en roulant des hanches et va s’asseoir sur le strapontin, d’où elle me regarde d’un air de défi. Ma jumelle se rap- pelle opportunément une conférence de… de qui ? Badiou ? : « Une femme, c’est quelqu’un qui n’a pas de place. Qui la cherche. »

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Une semaine plus tard, la Poste me retourne l’envoi que j’avais fait à ORLAN de mon dernier roman avec cette dédicace : « À vous, chère ORLAN, parce le féminisme consiste aussi à s’intéresser à ce que font les (autres) femmes ». « Inconnu à cette adresse » est griffonné à la main sur l’enveloppe – tout le monde ne sait pas qu’ORLAN est une femme. Je vérifie : en recopiant sa carte de visite, je me suis effectivement trompée d’adresse.

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› Frédéric Mitterrand

Ce texte est un extrait, en avant-première, du livre Mes regrets sont des remords, qui sera publié au mois de novembre aux Éditions Robert Laffont.

e regrette de n’avoir pu défendre Milada Horáková lors du procès de Prague en juin 1950 où elle fut condamnée à mort. Oh, je ne l’aurais pas défendue dans l’enceinte du tribunal puisque le public y avait été trié sur le volet par les commu- J nistes pour remplir la salle grande comme un théâtre. Sa fille de 16 ans et sa sœur n’y furent pas admises. Je ne l’aurais pas défendue non plus comme un avocat l’aurait fait pour une accusée ordinaire, elle n’avait besoin de personne, elle sut se défendre elle-même avec une grandeur d’âme que nul n’était capable d’atteindre. Je repense à elle à chaque fois que j’assiste à un assassinat perpétré par des juges, et vouloir défendre Milada Horáková plus de soixante ans après son procès, c’est seulement veiller sur mon indignation pour qu’elle reste intacte à chaque fois qu’une telle iniquité se reproduit, ce qui n’est pas si facile puisque la liste ne cesse jamais de s’allonger chaque jour et partout. Le procès est intégralement filmé dans un beau noir et blanc à l’éclat métallique, bien contrasté et soigneusement éclairé, qui saisit le dispositif général et les protagonistes avec netteté, encore que les caméras restent essentiellement pointées sur les accusés et le public, les juges n’apparaissent que de trois-quarts ou de dos ; les caméras sont un autre juge. Milada est au premier rang avec ses douze autres

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­prétendus complices en haute trahison, parmi lesquels on compte d’anciens chefs d’entreprise, des journalistes, des professeurs et une ex- députée du Parti socialiste comme elle. Avec son tailleur sombre bien coupé, les revers de son corsage blanc, sa coiffure soignée aux tempes

grises, ses lunettes de professeur d’univer- Frédéric Mitterrand est animateur- sité qui mettent en valeur son regard clair, producteur de télévision, chroniqueur, ses traits purs, réguliers, encore jeunes, elle écrivain, réalisateur de documentaires et de films. Il a dirigé l’Académie de tranche nettement sur son entourage. À France à Rome de 2008 à 2009 avant la fois simple et belle. À vrai dire, on ne d’être nommé ministre de la Culture voit qu’elle. C’est certainement le but que et de la Communication (2009- 2012). Dernier ouvrage publié : Une recherchaient ceux qui ont juré sa perte, et adolescence (Robert Laffont, 2015). c’est peut-être le seul point sur lequel elle est d’accord avec eux, quoique pour des raisons évidemment contraires : elle servira d’exemple. Son attitude attentive et tranquille accentue encore la force de sa présence. Tous les autres ont ingurgité de force la leçon du repentir des coupables, ils s’agitent un peu sur leur banc, gardent la tête baissée, recommencent. L’aveu a du mal à passer mais c’est trop tard, trop dangereux de revenir en arrière. Milada reste droite, ne bouge pas, fixe les juges, elle n’a pas peur. Des experts chevronnés sont venus de Moscou pour prodiguer de bons conseils de mise en scène. Il faut que le procès ait toutes les appa- rences d’une justice impartiale. Donc pas de réactions intempestives du public, pas d’aboiements furieux de la part des juges, on n’est plus chez Vychinski. Même les gardes ont l’air de braves soldats Chvéik et font passer des verres d’eau aux accusés. La contrepartie indispen- sable se joue ailleurs : dans les usines où se succèdent des meetings qui appellent au châtiment exemplaire des coupables, à la radio et dans les journaux, où s’exprime la juste colère des masses qui réclament ven- geance, sur les milliers de lettres et de pétitions qui circulent en exi- geant que soient exterminés les agents de la réaction. Écoliers et collé- giens ne sont pas en reste, ils découvrent avec gourmandise l’usage de fortes expressions imagées pour désigner l’ennemi : la vermine félonne, les chiens assoiffés de sang, les vipères lubriques, l’increvable bestiaire infantile et maléfique des Walt Disney du stalinisme. Le scénario est parfaitement rodé : d’un côté apparence de correction et de légalité,

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de l’autre manipulation des foules et climat de haine hystérique. On connaît tout cela par cœur, mais à cette époque, ça marchait encore très bien auprès des communistes français, intellectuels et sympathi- sants compris. Et puis, en 1950, on est encore tout au début, la tyran- nie n’a pas encore instillé la terreur sur les visages, courbé les corps sous le poids des difficultés quotidiennes, enveloppé tout ce qui bouge de grisaille et de laideur, Rita Hayworth posait sur le pont Charles et Christian Dior faisait défiler le New Look au palais Buquoy trois ans plus tôt. Raison de plus pour que le procès se déroule, à l’usage de ceux qui n’auraient pas compris, parfaitement et jusqu’à la mort. Milada Horáková est âgée de 48 ans. C’est une juriste de grande réputation qui a travaillé pour la mairie de Prague et à la tête d’orga- nisations féminines. C’est une patriote qui a été arrêtée et torturée par la Gestapo avant d’être enfermée à Theresienstadt et dans des prisons allemandes. C’est une socialiste de culture chrétienne qui a été élue députée au lendemain de la guerre et qui s’est opposée à la montée au pouvoir des communistes avant de démissionner lors du « coup de Prague » en 1948. Elle aurait pu partir à l’Ouest après la défenestra- tion de Jan Masaryk et la démission du président Beneš, ses amis, elle a décidé de rester, comme en 1939 quand Hitler s’est emparé de la Bohême. Elle connaît personnellement la plupart des dirigeants com- munistes et les renégats qui les ont rejoints ; elle leur résistera avec tous les moyens dont elle dispose : les lois qui n’ont pas encore été violées, le prestige dont elle jouit auprès d’une grande partie de l’opinion qui n’a pas encore été asservie, la parole que des campagnes de dénoncia- tions haineuses n’ont pas encore réussi à faire taire. Ils n’oseront pas la toucher. Ils la font arrêter pourtant en septembre 1949. Désormais, devant ces juges qu’elle affronte sans trembler et qui l’écoutent poliment sans l’interrompre pour qu’elle aille bien au bout de sa déposition, face à ces micros argentés qui répercutent ses propos dans le pays tout entier et que la radio commente avec une indigna- tion furieuse, sous l’œil de ces caméras qui la regardent en perma- nence, comme Dreyer regardait Jeanne d’Arc, perversion sans limites, mêmes gros plans et même lumière, Milada ne doute plus un seul ins- tant qu’elle risque sa vie. Mais justement, sa vie, elle l’a déjà donnée,

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dès son adolescence, lorsqu’elle manifestait contre les Habsbourg, et plus tard, à chacune des étapes de son existence, pour construire une République tchécoslovaque libre, égale et fraternelle, fidèle à l’idéal du président Tomáš Masaryk, qui l’aimait comme sa fille. Elle le leur rappelle, sans négliger aucun détail, et d’ailleurs ils n’apprennent rien qu’ils ne sachent déjà. Mais ce n’est pas la mémoire qui compte pour eux, c’est la volonté d’en finir. Ce que la Gestapo n’avait pas osé faire, ces juges, ces micros, ces caméras ont reçu pour instruc- tion de l’accomplir puisqu’elle mérite la mort. Si le Parti condamne des coupables, on peut le comprendre, mais s’il exécute légalement une héroïne innocente, alors l’objectif est atteint, la terreur peut se répandre, nul n’osera plus lui résister. Milada le sait, elle le leur dit tranquillement, c’est une évidence. La procureure est une jeune femme aux joues bien pleines, rien d’une virago paranoïaque, une brave fille du peuple qui exprime la juste sévérité des masses. Ludmila Brožová a été choisie avec soin, elle joue également sa carrière. Elle n’a que faire du passé de Milada, juste bon pour les poubelles de l’histoire, elle accable Milada, elle exige la mort pour Milada. Lorsque le président du tribunal prononce le verdict et égrène d’une voix neutre les lourdes peines de prison et les condamnations à la peine capitale, il n’omet pas de préciser qu’elle s’applique au docteur Milada Horáková, ex-députée. Il ne sera pas dit dans la presse bourgeoise étrangère que la justice tchécoslovaque n’aura pas respecté les formes jusqu’au bout. Les gibets tchécoslovaques en ce temps-là étaient des instruments de mort assez bizarres. Un poteau, où l’on attachait le supplicié avec une corde au cou, et un petit monte-charge pour les pieds, qui des- cendait brusquement. La strangulation était rarement parfaite car la tête s’appuyait sur le poteau, les vertèbres cervicales ne se brisaient pas toujours sous le choc et il fallait alors attendre que la corde serrant le cou procède bien à l’étouffement, ce qui prenait un certain temps durant lequel le corps, quoique solidement attaché, continuait de se débattre. Il semblerait que les Polonais avaient aussi adopté le même procédé qui tient à la fois de la pendaison classique et du garrot espa- gnol mais qui se révèle beaucoup moins efficace. Le fait est que Milada

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Horáková a mis quelques instants à mourir lorsqu’elle fut exécutée, après trois autres condamnés, le 27 juin 1950. Elle avait eu l’autori- sation de voir sa fille une dernière fois la veille mais pas de la toucher ni de l’embrasser et avait mis fin d’elle-même à la rencontre. Le pré- sident Gottwald, prototype particulièrement perfectionné de criminel stalinien alcoolique, avait évidemment refusé la grâce, une grâce que Milada n’avait pas demandée alors qu’une campagne internationale sans précédent avait intercédé en sa faveur. On notera que Rudolf Slánský et plusieurs dirigeants du Parti qui furent exécutés deux ans plus tard par le même Gottwald, selon le vieil adage qui veut que « le parti se purifie en se purgeant », ne levèrent pas le plus petit doigt pour épargner Milada. Je n’ai pas encore eu le courage d’aller chercher dans les mémoires d’Artur London, rescapé de ce massacre, pour lire ce qu’il en dit peut-être dans ses mémoires. Les larmes de crocodile des anciens dirigeants communistes m’ont toujours soulevé le cœur. Milada Horáková a été réhabilitée, une première fois lors du « prin- temps de Prague », en 1968, puis définitivement lors de la chute du communisme en 1990. Plusieurs rues portent son nom, des livres, des films, des émissions de télévision lui ont été consacrés, elle est chaque année l’objet d’un hommage solennel de la République tchèque. Sa fille, Jana, relit de temps en temps la lettre qu’elle lui a écrite quelques heures avant sa mort et que la justice a mis quarante ans à lui remettre, mais c’est à chaque fois pareil, elle ne parvient pas à la lire jusqu’au bout et, les yeux pleins de larmes, elle la replie en demandant qu’on veuille bien l’excuser. Ludmila Brožová, la procureure, a eu quelques ennuis dans les années deux mille. La justice démocratique est plus lente que la justice communiste. De toute façon, c’était une très vieille dame, on pataugeait dans les controverses habituelles sur la respon- sabilité, la dictature, la prescription. Elle est finalement morte quand on commençait à avoir pitié d’elle. Quant à Salwa Bugaighis, avo- cate libyenne assassinée le 25 juin 2014 à Benghazi, vous n’aurez pas besoin de chercher longtemps pourquoi je regrette aussi de n’avoir pu la défendre. C’est à peu près la même histoire que celle de Milada Horáková et les meurtriers courent encore.

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› Jean Clair

image m’est revenue, et avec elle l’odeur des aubé- pines. Une passoire à la main, j’allais ramasser les œufs pondus la veille. J’avais fini par repérer les nids, dont les poules changeaient sans arrêt l’empla- cement, comprenant qu’on volait leur couvée. Elles L’nichaient désormais au creux des haies, au hasard d’une trouée. Elles n’avaient plus l’imprudence de pondre dans le poulailler. La tournée durait un long quart d’heure. Je récoltais une douzaine d’œufs, parfois une vingtaine, plus fier qu’un chercheur de pépites, puisque c’était bien les œufs d’or, cette quête qui découvrait chaque matin dans les herbes des gros calots blancs, parfois tièdes, d’un plaisir si différent qu’à Pâques, chez les bourgeois des villes, la quête des œufs en chocolat cachés dans le jardin. La joie était là, simple et quoti- dienne, renouvelée, comme la promesse de l’Évangile, et qui semblait par ailleurs servir un but et vous rendre utile, un instant, dénicher de vrais œufs, des œufs frais qui, la semaine écoulée, le dimanche, au marché, comptés, enveloppés dans du papier journal un par un et disposés précautionneusement dans un grand panier, seraient vendus,

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et rapporteraient un peu de cet argent qui avait peu cours à la ferme et qu’on cacherait à son tour, avec le même soin que les poules leur couvaison, dans les tiroirs fermés des grosses armoires de chêne.

Je me suis souvenu de cet épisode en raison peut-être des images insupportables vues hier soir à la télévision d’un élevage de poules pondeuses, des centaines de milliers – trois cent mille, disait le journa- liste –, entassées dans des couloirs infinis, sans air et sans lumière, pas plus hauts qu’elles et les tenant tête baissée, Jean Clair est membre de l’Académie la crête aplatie, sur des centaines de mètres, française, essayiste et historien de et qui survivaient, beaucoup agonisantes, l’art. Dernier ouvrage publié : la parmi les cadavres de leurs congénères, les Part de l’ange. Journal 2012-2015 (Gallimard, 2016). carcasses, les plumes, les poux et les fientes. Quelle armée de libérateurs, comme ceux dont j’avais vu un après- midi, débouler les blindés de Caen et d’Avranches, viendrait un jour redonner aux animaux la liberté et la protection qui leur sont dues, et à nous le bonheur que nous avions chaque jour de pouvoir vivre à leurs côtés ? (L’image était trop forte, déplacée comme on dit ? Bien des années après, il retrouverait ce plaisir découvert à la ferme dans la cueillette des œufs, quand, la nuit, glissant sa main à l’aveuglette sous les draps, il sentirait l’arrondi lisse et tiède du bras de celle qui dormait près de lui, et refermait doucement ses doigts sur lui, aussi doucement et lentement qu’il refermait sa main d’enfant sur les œufs, pour ne pas l’éveiller, mais aussi pour s’assurer de retrouver son trésor au réveil. Dans la nuit d’aujourd’hui se répétaient ainsi, dans l’homme qui approchait de la vieillesse, des gestes qui remontaient à l’enfance, quand on avait approché les mystères de la vie et de la mort, non seulement les mystères de la naissance quotidienne et renouvelée, les mystères de la génération (comment un coq tout seul pouvait-il, etc.), mais plus encore, le mystère même de l’Incarnation, les embrouilla- minis savants des théologiens à travers les siècles, si bien qu’on appro- chait là, sans trop y croire, le mystère même de la Trinité, pressentant que ce n’était pas le Père qui était important mais, battant des ailes tout là-haut, la Colombe, celle qui, survolant l’image sinistre du Dieu

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sacrificateur soutenant dans ses bras étendus, comme les ailes de la colombe, mais ici immobiles et durs, la croix où il avait laissé crucifier son Fils, l’oiseau céleste qui poussait sans doute des gloussements de joie, assuré dans son envol d’avoir pondu son œuf, un œuf premier, un œuf parfait, un œuf cosmique, indéfiniment reproductible et fécond, lisse et doux, la Poule des cieux, qui avait donné vie à un monde jusque-là indifférent aux hommes.)

De la femme des années trente, dont le mollet un instant entrevu vous emplissait de curiosité, à celle d’aujourd’hui, presque cent ans après, ouvrant les cuisses pour les besoins du film et rompre un peu l’ennui, jusqu’à écarter les lèvres pour qu’on voie bien au fond, un cycle s’est déroulé, aussi rigoureux qu’un cycle biologique ou astronomique… Et maintenant ? Le retour en amont ? Le cilice à nouveau ? Le voile ? L’in- terdit ? Retrouver Éros, comme d’autrefois le dieu, pour arrêter l’éparpil- lement des membres, réunir à nouveau tous les morceaux, en un corps qui permettrait l’amour, et à l’espèce de ne pas s’éteindre ?

La mère patrie Grève sur les chaînes nationales. Je cherche au hasard des fréquences une station qui émettrait encore un son. Rap un peu partout, rock, slam, fureur et éructations. Et puis soudain une voix humaine, des sons qui ont un sens, et, comme sauvée du déluge, qui résonne : « La mère patrie, c’est celle qui… » Où suis-je tombé ? De quel enregistrement ancien – Radio Courtoisie ? Radio Notre-Dame ? – est sorti ce mot immémorial ? Bien- tôt, se dévoile l’identité de cette voix du fond des éthers, sauvée du déluge de la modernité : c’est Radio Orient, la radio de la Tunisie… « La mère patrie »… Qui oserait encore user de ce terme désuet, unissant en lui le principe maternel et l’autorité paternelle ? Cha- teaubriand, jadis : « Les pieds me brûlaient à Paris ; je ne pouvais m’ha- bituer au ciel gris et triste de la France, ma patrie, qu’aurais-je donc pensé du ciel de la Bretagne, ma matrie… ? Mais ces choses-là sont décidément devenues incompréhensibles. Aussi a-t-on inventé ce sigle idiot, l’UE, l’Union européenne, pas même une nation, pas même un sol, pas même un lieu, pas même un ciel…

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« Secouer les puces », « chercher des poux », « chasser les mouches », « avoir des fourmis dans les jambes » : combien nous avons été long- temps proches d’une vie animale dont nous partagions la présence cachée, irritante et continue…

Les Croix de bois « Faire le pet » : j’avais oublié cette drôle d’expression, et à la lire chez Roland Dorgelès, dans les Croix de bois, je l’avais mal comprise. Il m’est revenu après que, moi aussi, dans mon enfance, à l’école, bien souvent, mes camarades m’avaient demandé : « Tu feras le pet » ? Le pet vient ici de « pétard », et faire le pet, c’est vérifier qu’il n’y a pas de danger, pas d’alerte à donner. Ce langage des tranchées, on en trouve des centaines d’exemples dans les dialogues du livre, plus savoureux, plus étonnants les uns que les autres, argot des mobilisés qui était celui des ouvriers, des prolos, des Parigots, qui formeraient les bataillons. Extraordinaire langue du peuple, pleine de saveur et de science. L’argot des gamins des années cinquante, que j’avais parlé dans la rue et à l’école, était celui des poilus. Transmis tel quel par les pères aux enfants ? Dorgelès l’a scru- puleusement noté. Aujourd’hui, cette langue est devenue à peu près incompréhensible. Qui aujourd’hui sait encore ce que veut dire « avoir les grolles », « l’avoir à la caille », « se faire bigorner » ? Nous sommes très loin de cette Grande Guerre, dont nous n’entendons pas plus la langue que celle d’un pays si vieux qu’il aurait disparu.

La peau lente La polenta qu’aimait tant déguster mon père sur le front italien en 1917, entre l’Isonzo et le Piave, la « peau lente », disait-il… Mais il y retrouvait aussi peut-être, roulant sous la langue, la sensation du grain particulier de cette pâte blanche ou jaune, si semblable au grain de la peau, qu’il avait découverte si loin de chez lui.

Jean-Luc Mélenchon et Jean-Marie Le Pen ont ceci de singulier qu’ils sont à peu près les seuls dans la classe politique à parler un français élégant et sûr. Le Pen avançait des subjonctifs avec grâce. Mélenchon use de métaphores qui nous font sourire tant elles sont savoureuses.

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L’amour et le respect de la langue se sont conservés aux deux extrémités de la pensée politique, comme sur une reproduction où parfois les bords gardent leur éclat alors que le centre a pâli. Gauche et droite parlent une langue vulgaire, à peine compréhensible, confuse et truffée de ces bar- barismes, solécismes et faux sens qu’à l’école on nous apprenait patiem- ment à traquer. « Il s’agit d’une subordination de témoin », dit un député à la radio, ce matin, pour s’en indigner.

Edvard Munch, le Cri : cette figure fuligineuse qui monte dans l’air comme une flamme et se dissout, étonnante prémonition du destin de l’individu, à partir de 1914, le début de la fin, qui se dissoudrait dans le tourbillon des feux, ou pareil aux fumées des gaz qui l’asphyxie- raient – vison plus étonnante encore dans sa prédiction hallucinée que les peintures de villes réduites en ruines que la peinture expression- niste allemande représenterait dès 1913.

La puissance silencieuse, la présence, de l’écrivain, qui demeure, qui perdure, qui ne s’épuise pas, est bien supérieure à l’emprise tyran- nique du cinéma, ou du théâtre, autrement bruyants. Invisible, on entend sa voix, mais on ne le voit pas et souvent même, quand il est mort depuis longtemps, on ne l’a jamais vu. Il est pareil à Dieu, une voix dont on ne voit pas le visage. Ou, si l’on veut, en des termes plus profanes, proche de l’analyste dont le pouvoir de guérison vient du fait qu’il écoute et répond, mais qu’on ne le voit pas. Peut-être même est-il pareil à la mère des premiers moments, celle dont on entendait la voix, filtrée par l’eau originelle, avant d’avoir vu le jour, mais dont on ignorait encore les traits. L’écrivain possède ainsi un pouvoir qui a affaire avec les débuts de la parole, avec la naissance des mots, avec le bruit de la langue, si puis- sante, dans son murmure, que ni les hommes d’action ni les hommes politiques, tous ceux qui croient, dans leurs discours, peser sur nos vies et nos décisions, ne possèdent. La force du for intérieur est ce murmure des origines, dont la source est cachée, que la lecture, comme une prière, déroule et permet au monde de continuer peut-être d’exister.

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Schéhérazade Un livre dont la lecture ne donne pas l’envie, à son tour, d’écrire quelque chose, quelques pages, ou quelques lignes seulement, est un livre inutile. La lecture est un échange où chaque mot devient l’écho d’un autre, ou sa préparation, l’appel auquel on répond. Dans le texte imprimé, se devine, plus ou moins visible par endroits, un texte caché dont on entend par moments sourdre les syllabes. Ainsi se crée cette chaîne ininterrompue des mots qu’on appelle littérature, mais qui est bien plus, une parole interprétée sans fin, par-delà les années et les pays. Tout lecteur, comme tout écrivain, répète à son insu la fable de Schéhérazade : il reprend le fil, il continue, il prolonge, il écarte la mort. Un livre à lire, trouver encore un livre ce matin, et si je l’ouvre, la journée pourra se passer, tout entière contenue dans la tête d’un autre, et le fil ne sera pas rompu.

Les réformateurs De tous les hommes célèbres qui, dans les années trente, portaient une moustache semblable à celle de Hitler, le plus ressemblant me semble avoir été Piet Mondrian, et d’une ressemblance, sur les photos, qui est parfois saisissante. Ce furent après tout, sous leur forme exces- sive, des réformateurs de société, l’un et l’autre, croyant en la toute- puissance des formes, et particulièrement les alignements orthogonaux de verticales et d’horizontales, et les monochromies sévères. Albert Speer à cet égard, metteur en scène des scénographies de Nuremberg, n’est jamais très éloigné de l’auteur de De Stijl.

Les fins de mois « Les fins de mois » : l’expression m’est revenue, que je trouve dans le dernier livre qu’Yves Bonnefoy ait écrit, l’Écharpe rouge. C’était l’an- goisse de mes parents, leur ambition, leur idée fixe : atteindre les fins de mois. Mais il semblait que le temps, à mesure qu’il passait, se faisait plus lent, plus lourd, plus épais, plus collant. On n’arriverait jamais à la fin du mois. Que ferait-on alors ? Le malheur du prolétariat est d’abord métaphysique.

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› Michel Delon

ue se passe-t-il en France durant le printemps, l’été et l’automne 1774 ? Un historien traditionnel répon- dra que Louis XV meurt le 10 mai, aussitôt rem- placé par son petit-fils, duc de Berry, qui prend le Q nom de Louis XVI. Un de ses collègues, plus sou- cieux des phénomènes économiques, rappellera que Turgot, nommé ministre par le jeune roi, signe le 13 septembre un décret libéralisant le commerce des blés. Cette liberté soudaine et la mauvaise récolte de l’été 1774 provoquent des révoltes populaires, baptisées « guerre des farines ». C’est pourtant de tout autre chose que nous parle Arlette Farge dans la Révolte de Mme Montjean (1). Le 30 mars 1774, un tail- leur d’ouvrages de mode, qui demeure rue Croix-des-Petits-Champs à Paris, entreprend un journal personnel. Pendant neuf mois, jusqu’en janvier 1775, il noircit soixante-quatre pages, sans orthographe fixe et presque sans ponctuation. Au terme d’une circulation dont on ignore tout, le cahier se retrouve dans une série de dossiers judiciaires aux Archives nationales, glissé dans une chemise fourre-tout, intitulée « Documents de diverse nature », sur laquelle Arlette Farge tombe par hasard.

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Si M. Montjean quitte ses tissus et ses ciseaux pour prendre la plume, c’est qu’il est bouleversé par l’attitude de sa femme. De retour de la campagne, elle a décidé qu’elle ne voulait plus travailler à ses côtés : c’est à l’homme de nourrir son épouse. Et joignant le geste à la parole, elle sort au bras d’amis qui sont sans doute ses amants, fré- quente les cafés et les guinguettes, pose chez une femme peintre. Le mari est dépassé par une telle attitude. Il se tourne vers la famille et la belle-famille. Tous se disent favorables à la Michel Delon est professeur à la manière forte. Les lettres de cachet, les cou- Sorbonne. Il est notamment l’auteur vents sont faits pour mater de telles velléi- du Dictionnaire européen des tés d’indépendance. Pourtant M. Montjean Lumières (PUF, 1997) et de Sade, un athée en amour (Albin Michel, 2014). hésite, tergiverse, il prend des notes sous le › [email protected] choc des événements, il garde trace de ce qui se passe. Prépare-t-il un mémoire pour un avocat ? Est-il retenu par un amour qu’il ne sait pas traduire en mots ? Arlette Farge aurait pu éditer ce journal, comme Michel Foucault avait publié les mémoires d’un transgenre au milieu du XIXe siècle, Herculine ou Abel Barbin, et comme elle-même a donné les dossiers du garde suisse des Champs-Élysées, greffier des débordements dans les allées et les fourrés du jardin royal (2). Il lui aurait fallu trans- crire, ponctuer, normaliser cette prose « un peu ahurie, prise de vitesse et d’émotion », l’entourer d’un commentaire savant qui fournisse des informations sur le milieu et l’époque. Il aurait fallu combler les manques et les silences. Dans la logique d’un travail qui l’a menée d’une thèse sur le vol d’aliments à Paris (3) jusqu’aux récentes médi- tations sur la voix, la souffrance ou la matérialité des objets dans la vie quotidienne des Parisiens du XVIIIe siècle (4), elle a préféré cheminer dans les marges de ce texte atypique. M. et Mme Montjean sont des artisans qui travaillent pour les élites. Ils fréquentent ces grands bourgeois et aristocrates qui affichent leur loisir et s’autorisent une liberté de mœurs, enviée et dénoncée comme libertinage. Leurs clients peuvent jeter l’argent par les fenêtres, la dila- pidation prouve le privilège. M. Montjean doit au contraire gérer son économie, sa bonne tenue et sa réputation, il négocie avec les excès de sa femme et soudain lui aussi franchit la limite lorsqu’il se saisit d’une

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épée pour aller se battre au Palais-Royal avec un ami de Mme Mont­ jean. Lui aussi vit dans l’imitation du modèle aristocratique. Tout le quartier s’affole, le duel est évité. La police intervient également pour calmer le jeu. Le commissaire joue les conciliateurs. Se réclamant à la fois des vies minuscules racontées en roman- cier par Pierre Michon et de la micro-histoire revendiquée par Carlo ­Ginzburg, Arlette Farge s’aventure entre les traces des voix du passé et la rationalité du discours savant. La logique des grands nombres ou des statistiques propose des explications générales, elle rend compte de nécessités. Le détail des documents particuliers et le grain des voix dont un écho parvient jusqu’à nous suggèrent la résistance de ce qui est vécu individuellement : une résistance aux lois générales. Mme Mont­ jean serait-elle une féministe avant la lettre ? Une Madame Bovary qui ne peut même pas rêver à de grandes escapades romanesques ? Elle réclame maladroitement une autonomie, elle esquisse une révolte. Des détails de table disent de vrais plaisirs : les goujons, les perches au bord de l’eau, les huîtres même, mais l’alcool rend vite les gestes grossiers. On tombe dans les voies de fait. L’explication bafouille. Pourquoi le journal s’arrête-t-il au bout de neuf mois ? Qu’est devenu ce couple ? La force de l’essai est de ne pas tenter de répondre. Il lui suffit de faire entendre des silences et de révéler les « interstices des existences ». L’écart d’une petite bourgeoise inconnue dans la rue Croix-des-Petits- Champs prend soudain l’importance de la mort d’un souverain.

1. Arlette Farge, la Révolte de Mme Montjean. L’histoire d’un couple d’artisans au siècle des Lumières, Albin Michel, 2016. 2. Michel Foucault, Herculine Barbin dite Alexina B., Gallimard, 1978 ; Arlette Farge et Laurent Turcot, Fla- grants délits sur les Champs-Élysées. Les dossiers de police du gardien Federici (1777-1791), Mercure de France, 2008. 3. Arlette Farge, Délinquance et criminalité. Le vol d’aliments à Paris au XVIIIe siècle, Plon, 1974. 4. Arlette Farge, Essai pour une histoire des voix au XVIIIe siècle, Bayard, 2009 ; la Déchirure. Souffrance et déliaison sociale au XVIIIe siècle, Bayard, 2013 ; le Peuple et les choses, Bayard, 2015. Voir égale- ment Michel Delon, « La parole populaire à Paris au XVIIIe siècle », Revue des Deux Mondes, mai 2015, p. 164-167.

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› Richard Millet

a perception que nous avons, en France, du cinéaste suisse Barbet Schroeder est assez ambiguë. Il est vrai que ce compagnon de route de la Nouvelle Vague n’a presque pas fait carrière au pays de Truffaut, hormis comme acteur, dans la Boulangère de Monceau, le pre- Lmier des Six Contes moraux d’Éric Rohmer, et, surtout, comme producteur : il est le créateur, en 1962, avec Rohmer, des Films du Losange, qui produiront les films des deux co-fondateurs, et aussi de Jacques Rivette, Lars von Trier, Michael Haneke, Otar Iosseliani et bien d’autres. Sa carrière américaine n’a pas peu accentué l’image d’un cinéaste cosmopolite, voire hétéroclite, en tout cas inclassable par ses sujets comme par les langues dans lesquelles il tourne (fran- çais, anglais, espagnol, allemand), son style, lui, relevant d’une éco- nomie, d’une distanciation presque objectiviste. Barfly, le Mystère von Bülow, JF partagerait appartement, la Vierge des tueurs sont deve- nus célèbres, ainsi que son documentaire sur l’ubuesque dictateur ougandais Idi Amin Dada. Ses films français (la Vallée, Maîtresse) n’ont pas, malgré leurs qualités, atteint ce rang quasi mythique, sauf, peut-être, plus tard, le documentaire consacré à Jacques Ver-

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gès (l’Avocat de la terreur). Il est vrai que ces films succédaient à More, son premier long-métrage, sorti en 1969, et qui est devenu le « film culte de l’underground », prétend une agaçante expression qui ne veut d’ailleurs pas dire grand-chose ; mais l’action se passe en majeure partie à Ibiza, qui fait partie de l’archipel des Baléares, avec lequel les Allemands et, plus largement, les peuples germaniques, entretiennent un rapport privilégié : Walter Benjamin s’était réfu- gié à Ibiza dans les années trente, et Thomas Bernhard séjournait fréquemment à Majorque. Quant au dernier film de Schroeder, Amnesia, sorti en 2015, il se passe tout entier à Ibiza : c’est donc une boucle qui se referme, quarante-cinq ans après More, et ce n’est nullement anodin. Film sans doute trop célèbre, More ne décrit donc ni l’underground, ni les hippies, ni même la liberté sexuelle de ce temps-là, comme on l’a trop vite affirmé. C’est plutôt un film sur le nihilisme européen et

la déchéance de l’Occident. Le personnage Richard Millet est écrivain et éditeur. principal, Stefan, est un être pur qui quitte Derniers ouvrages publiés : Jours la grisaille de Lübeck pour aller vers le soleil, de lenteur (Fata Morgana, 2016) et astre qui acquiert dans le film une dimen- Province (Léo Scheer, 2016). sion païenne, laquelle est, avec la nudité et le farniente, la condition d’une damnation à laquelle la rencontre avec la drogue donne son tour irréversible : Stefan est initié au hachich et à l’héroïne par Estelle, jeune Américaine qu’il est venu retrouver dans l’île et qui vit sous la protection d’un ancien nazi régnant sur le trafic de drogue. Estelle est la nouvelle Ève – et la nudité, au sein de la nature, l’envers du para- dis : une innocence perdue, sans espoir de rédemption ; d’ailleurs, au moment où, sous l’emprise de la drogue, Estelle murmure : « Relax », deux mouches se posent sur elle : comment ne pas voir là le signe du démon ? J’ai connu Ibiza, dans ces années-là : c’était en effet le rocher où venaient s’échouer, dans les dernières années du franquisme, non seulement une jeunesse qui se fuyait elle-même, bien plus qu’elle ne « contestait » politiquement l’époque, mais aussi ses prédateurs. Il n’était guère difficile de comprendre que naissaient là, culturellement, ceux qu’on appellerait, bien des années plus tard, les bobos, c’est-à-

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dire les falsificateurs des idéaux européens – ce qui rend More tout à la fois actuel et lointain, surtout à cause de la musique de Pink Floyd, qui passait alors pour avant-gardiste mais qui nous semble aujourd’hui bien pâlichonne, et relevant presque de la variété. La bande-son d’Amnesia est plus intéressante, elle, puisqu’elle mêle Beethoven et la musique électro composée par Jo, un jeune Allemand venu vivre dans l’île, en 1989, pour travailler à sa musique dans une maison isolée, mais qui se produit comme DJ dans la boîte la plus branchée d’Ibiza : l’Amnesia, dont le nom est évidemment symbo- lique de l’amnésie générale propre à une Europe qui refuse l’héritage dont elle est spirituellement et intellectuellement constituée, l’amné- sie ayant en quelque sorte la même fonction que la drogue des années soixante, surtout au moment où, dans le film, on voit tomber, à la télévision, sans qu’il en soit question entre les personnages, le mur de Berlin. Jo a pour voisine une septuagénaire qui vit devant la mer, iso- lée, depuis cinquante ans – une Allemande, elle aussi, qui, par solida- rité avec les victimes du nazisme, a fait vœu de ne plus s’exprimer dans la langue de Goethe et refuse même de monter dans la Vokswagen du jeune homme. Celui-ci tombe sous le charme de cette singulière Martha (jouée par Marthe Keller) qui provoquera, lors de la visite de la mère et du grand-père de Jo, une scène mémorable, au cours de laquelle l’amnésie dans laquelle vivaient ces gens sera mise à mal, sans épargner personne, pas même Martha, qui comprendra que, d’une certaine façon, elle n’avait fait que fuir, n’étant même pas une victime de l’Holocauste, puisqu’elle était réfugiée en Suisse pendant la guerre. L’amour entre Martha et Jo étant physiquement impossible, cette der- nière deviendra, quelques années plus tard, une mère de substitution pour le jeune homme et pour l’épouse dont il aura un enfant. La symbolique éthique n’est-elle pas trop démonstrative ? Sans doute, quoique, chez Schroeder, les êtres n’aient jamais rien de carica- tural ni de manichéen. Schroeder montre plus qu’il ne juge, y compris dans le pire. Reste que ce film (qui occulte ce qu’est devenu Ibiza, aujourd’hui : un haut lieu de la prostitution, de la drogue et de la « fête » européenne, c’est-à-dire un accomplissement du nihilisme) doit être surtout pensé comme un absolu contrepoint à More : par-

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delà l’histoire d’amour et la question de la culpabilité allemande, Schroeder nous amène à méditer sur la décomposition morale de l’Europe, malgré la victoire du violoncelle de Martha (en écho au vio- loncelle de Mstislav Rostropovitch jouant devant le mur de Berlin en train de choir). Vivre à Ibiza, comme le font ces deux êtres, est en fin de compte une marginalisation qui leur permet de renouer avec la tradition, laquelle triomphe sur l’immédiate et illusoire séduction du présent. Quarante ans après Stefan, Jo incarne un nouveau moment de la civilisation post-chrétienne où l’éthique a pris le pas sur l’auto- destruction et où la fuite et le refus du consumérisme sont devenus des valeurs. Là où, dans More, le temps n’existait plus, Amnesia établit une relation apaisée avec l’histoire. Nous savons pourtant que ce n’est qu’une illusion, le nihilisme ne désarmant pas ; il faut cependant, sug- gère Schroeder, continuer à croire qu’on peut trouver, dans les marges du temps historique, de quoi se ressourcer au plus pur de soi.

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› Stéphane Guégan

intemporalité des grands défunts de l’ère moderne est chose fragile… Régulièrement, il faut refaire les comptes et se demander si leur réputation a grandi ou diminué, si leur présence reste ou non utile dans le paysage contemporain. La féroce actualité L’exige des preuves tangibles de survie. En ces mois d’automne, qua- rante ans après sa mort, André Malraux n’échappe pas au bilan de santé. Certes, l’auteur de la Condition humaine reste lu et demeure un sujet chaud pour la recherche et les éditeurs. Et cet anniversaire a précipité quelques publications notables. De son côté, le monde des musées, qui doit une belle part de son aura à Malraux, qui lui doit surtout de s’être pensé comme force agissante, n’a pas cru bon d’organiser la vaste exposition que le multiculturalisme des Voix du silence et le ministre de De Gaulle semblent appeler. Attendons et tournons-nous vers les livres, peu nombreux mais révélateurs d’un regard plus compréhensif sur les positions esthétiques et politiques d’un homme que l’intelligentsia plus ou moins sartrienne aura tenu, ou tient, pour un « ennemi de classe » et un esthète inconséquent.

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Il en est même qui lui reprochent encore d’avoir vite rompu son compagnonnage avec les communistes, fraternité qui ne dura que le temps de la lutte antifasciste et se brisa sur les sombres réalités de la guerre d’Espagne et de la Résistance. Longtemps enfin retentirent le « J’accuse » de Maurice Nadeau, à l’époque turbulente du Front de libération nationale (FLN), les railleries soixante-huitardes et le rejet de ses écrits sur l’art, jugés d’un élitisme fumeux. Premier constat, la thèse grossière de la trahison, du révolution- naire rallié, fait désormais moins d’adeptes chez les plus jeunes ou les mieux informés. On recommandera, à cet égard, la lecture attentive des Dits et écrits d’André Malraux, dont une nouvelle édition augmen- tée vient de paraître (1). Sous les dehors d’une bibliographie qui tend à l’exhaustivité et à la neutralité, Jacques Chanussot et Claude Travi déroulent le catalogue impressionnant d’une œuvre polymorphe et commentent les matériaux d’une biographie virtuelle, souhaitable, et renouvelée en ce qu’elle cesserait, par exemple, d’opposer l’ami des

cubistes, contempteur du vieux monde Stéphane Guégan est conservateur colonial et chantre d’un Orient riche de au musée d’Orsay, historien de l’art tous les possibles au champion du gaul- et de la littérature. Dernier ouvrage publié : Matisse Baudelaire. Les lisme et de la création souveraine, rattrapé Fleurs du mal (Hazan, 2016). par les atermoiements de la politique algé- › [email protected] rienne et par le durcissement fatal du régime. À l’évidence, les décla- rations anti-impérialistes et anti-occidentales que Malraux multiplia en 1925, après l’affaire peu reluisante des statues khmères, ont large- ment contribué à la légende d’un écrivain hostile à toute ingérence européenne en pays conquis et assujetti. On serait pourtant bien en peine de trouver le moindre appel à l’indépendance ou à la révolu- tion dans les colonnes de l’Indochine, note justement Sophie Doudet (2). La lucidité de Malraux ne lui fera pas davantage défaut lors du Front populaire, dont les apories l’inquiètent, il ira jusqu’à parler des « revendications hitlériennes » de certains grévistes. Il lève encore le poing, défile, mais n’en pense pas moins. On sait qu’il fut un résistant de la dernière heure par pragma- tisme (militaire) et prudence (idéologique) face au noyautage com- muniste. Sous l’Occupation, du reste, le travail éditorial mobilise son

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­effervescence native. Fidèle à Gaston Gallimard, il suit les nouveaux poulains d’un œil fraternel. Une correspondance passionnante s’engage alors avec Albert Camus, dont il a apprécié l’assez malrucien Étranger et qu’il fait profiter de l’appui de Drieu, malgré les répugnances du cadet envers la NRF et sa ligne collaboratrice (3). L’époque est aux compromis. Ces lettres nous confirment la note de l’irremplaçable Malraux par lui-même de Gaëtan Picon (1953) : du patriotisme et de la noblesse de Drieu, fasciste maintes fois suicidé, Malraux n’a jamais douté. S’il peut y insister auprès de Picon, au début des années cin- quante, c’est que la mémoire déjà faussée des années sombres l’insup- porte et qu’il a trouvé en de Gaulle un de ces « type(s) exemplaire(s) de l’homme » sans lesquels la société contemporaine resterait orpheline de la seule éthique qui puisse remplacer les religions disparues. Le divin, fût-il appréhendé sur ce mode, et l’art, dût-il rejouer son destin à chaque métamorphose, empêchent l’homme et le monde de retour- ner au chaos, à condition que l’individu moderne y trouve le moyen d’accéder à une autre dimension de lui-même, pour le dire comme Henri Godard. Autour de la Condition humaine, ce dernier a réuni un ensemble d’écrits en manière de portrait, la fiction et la réflexion esthétique retrouvant leur lien commun à la tragédie de l’existence (4). Car la grandeur, ou l’absolu – deux mots chers à Malraux –, se conquiert sur la précarité des êtres et des œuvres. Il y a pour lui un génie de la forme, quelles que soient les cultures, qui ne s’explique pas par elles. Ce génie, qui est refus du néant, ne saurait s’épuiser dans le regard de l’historien. Il déborde l’analyse rétrospective, il est porteur des fameuses métamor- phoses qui relient les hommes et les temps. L’œuvre d’art contient en elle les ferments de sa mutation continue, son éternité est mouvante, avant d’être émouvante. La vision malrucienne du « musée imagi- naire », étendu au patrimoine mondial, ne renia jamais l’esthétique des années dix et vingt, marquées par le refus de tout illusionnisme et le triomphe du primitivisme. Plus exclusif qu’on préfère l’admettre, le panthéon de Malraux revendique une pensée de l’universel et une hygiène de la confrontation. Mais la richesse de notre héritage propre n’eut pas à s’y sacrifier à l’amour de l’autre (5).

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1. Jacques Chanussot et Claude Travi, Dits et écrits d’André Malraux, Éditions universitaires de Dijon, 2016. 2. Sophie Doudet, Malraux, Gallimard, coll. « Folio biographies », 2016. 3. Albert Camus-André Malraux, Correspondance 1941-1959, édition établie par Sophie Doudet, Galli- mard, 2016. 4. André Malraux, la Condition humaine et autres écrits, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2016. 5. Dominique Vaugeois (Malraux à contretemps. L’art à l’épreuve de l’essai, Jean-Michel Place, 2016) reva- lorise les écrits sur l’art à partir des critères qu’ils se donnent : le montage non linéaire des œuvres et des reproductions, le primat métaphysique et existentiel, le refus (relatif) de toute historicité et l’exaltation du fait créateur en sa pleine autonomie. Mais elle ne saisit pas toujours le sens des critiques qui furent adressées au formalisme de Malraux (dont les miennes, en 2004, lors de l’entrée des Écrits sur l’art en « Pléiade »). Voir, en dernier lieu, Stéphane Guégan, « Il faut tuer l’art moderne », l’Infini, n° 135, prin- temps 2016.

OCTOBRE 2016 OCTOBRE 2016 151 LÉON DAUDET

› Frédéric Verger

l est significatif que la réédition d’un choix d’œuvres de Léon Daudet (1) ne reprenne pas la couverture de l’édition originale : en 1992, elle s’ornait d’une étrange image aseptisée de la figure de Léon, épurée de ce mélange de jovialité et de mélancolie qui rendent touchantes la plupart de ses photographies. Cette Isagesse un peu triste annonçait bien la façon dont on voulait le vendre : toutes polémiques éteintes, une figure pittoresque mais convenable des lettres françaises, mi-Ariel mi-Raimu. En 2015, on ne rigole plus : la couverture reproduit une photo d’actualité montrant notre Léon – d’une rondeur si parfaite qu’elle en prend quelque chose de fantas- tique, d’hoffmannesque – défilant lors d’une fête de Jeanne d’Arc aux côtés des figures plus ascétiques et lugubres de Charles Maurras et de Maurice Pujo. On sent que les éditeurs, quand ils ont rêvé aux lecteurs du volume, n’ont pas entrevu que des figures d’esthètes. Les succès de l’extrême droite, le retour de la posture antisémite laisse présager tout un vivier potentiel de fascinés plus ou moins honteux, plus ou moins savants, qui sont prêts à assouvir leur pulsion de dévergondage poli- tique en allant jusqu’à acheter un livre (c’est aussi le cas pour la réé- dition de Rebatet, dont il est naïf ou hypocrite de croire que le relatif succès est simplement dû à une curiosité documentaire).

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Il y a là quelque chose d’un peu triste, car les textes de Daudet s’y voient réduits au combat politique de leur temps, alors que leur intérêt et leur grandeur tiennent à tout ce qui lui échappe. Même s’il serait stupide d’ignorer son engagement, puisque les portraits et les combats politiques forment l’essentiel de la matière de ses souvenirs, il le serait tout autant de croire que ces centaines de pages contiennent une pensée, voire des opinions politiques au sens le plus articulé du mot : les lecteurs de Daudet savent que de sa conversion au royalisme intégral de Maurras il parle toujours avec la révérence et la discrétion

de l’homme qui ne veut pas déflorer le secret Frédéric Verger, professeur agrégé d’une illumination. Pour le reste, la poli- de lettres, est l’auteur d’un roman, tique a été pour lui une sorte d’oratorio sans Arden (Galimard, 2013). fin de mépris, d’agacements et de colères. La plupart des malheureuses victimes de ses emportements sont de toute façon inconnues du lec- teur d’aujourd’hui et le plaisir et la jubilation qui naît à la lecture de ses portraits n’a rien à voir avec la vérité historique, ni des hommes ni des faits. Lire Daudet en espérant trouver dans ses textes un penseur politique est aussi incongru que de se plonger dans le théâtre de Fey- deau pour y trouver un conseiller conjugal. Mieux que de la pensée politique, on trouvera dans ce gros volume de la jouissance. Celle avec laquelle dans ses meilleures pages, Daudet jouit de la vie, c’est à de la gourmandise qu’il éprouve à dévorer et dégus- ter la comédie humaine. L’appétit de vivre, la sensualité, jamais la goin- frerie mais le goût de croquer, de sucer ses frères humains. Chaque être, médecin, littérateur, politicien, mérite d’être savouré, la langue est croc et papille, d’où la férocité et la bonté. Féroce d’agacement, tendre de cœur, personne de moins sectaire (le talent, la bonté se trouvent partout, même chez ses adversaires) mais cette humanité profonde est mêlée à une sorte de folie, de colère qui prend souvent des allures de paranoïa. La paranoïa politique est une ivresse, tout tourne, s’explique, chavire en complots de cloportes. Et ces complots eux-mêmes sont délectables puisqu’ils font naître la sainte colère, qui est une volupté et une muse. Cette folie politique l’a jeté dans des combats qui tenaient du délire, qui ont fait de lui une sorte de Don Quichotte au sens le plus strict de la comparaison, c’est-à-dire avec ce qu’elle comprend aussi de cruel et

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de dangereux. Il y a quelque chose de sombre, de froid comme la mort, caché au fond de cet appétit de colère et de combat, comme s’il était bon qu’il y ait des adversaires mesquins, stupides puisqu’ils sont en somme la preuve que la magnanimité, la grandeur et l’esprit ne sont pas que des illusions ou des réalités incertaines et fuyantes. C’est néanmoins à son honneur – et combien significatif – que l’antisémitisme virulent qu’il exprime dans les années 1900 s’estompe peu à peu, au point qu’il le dénonce en 1937 comme une stupidité au moment où s’en reven- diquent tous ceux qui aiment hurler avec les loups. Qu’on n’imagine pas qu’il faut pour l’apprécier connaître les évène- ments ou les personnages qui paraissent sur son théâtre. Tout est vivant sur la page, comme chez Saint-Simon, dont Proust l’a si justement rapproché pour sa capacité à voir la noirceur et la bonté, parfois dans le même trait et chez le même être. Mais Saint-Simon est âpre, bonté et méchanceté des êtres ont toujours quelque chose de noir, de distillé en liqueur de sainteté ou de satanisme, c’est l’âme qu’il presse. Le trait, la concentration de Daudet rappellent davantage la farce féroce des anciens spectacles de marionnettes napolitaines ou provençales, c’est le caquetage, la danse et le vide des grotesques de Rabelais, une huma- nité bavassière et batracienne qui tient de la ménagerie de La Fontaine et des réprouvés de Dante. Dans les premiers tomes, notamment dans Fantômes et vivants, on trouvera l’évocation du milieu Hugo, famille, artiste et tout le milieu politique républicain de gauche qui fut la pre- mière famille de Daudet. C’est peut-être son volume le plus allègre, le plus comique, où de nombreux portraits font éclater de rire. Devant la douleur, l’Entre-deux-guerres, Salons et journaux mêlent admirable- ment la satire, l’ironie et la tendresse. Les volumes les plus tardifs sont plus sombres, marqués d’un grotesque plus âpre, bien que soulevés par la même alacrité, le même appétit de vivre. Le choix de l’édition a le grand mérite de présenter l’intégralité de certains textes mais l’incon- vénient d’ignorer des passages admirables dans ceux qui n’ont pas été retenus. Ainsi toutes les évocations des plages et des baigneuses de Belgique, des paysages britanniques de Vingt-neuf mois d’exil, où une sensualité et une sensibilité d’une finesse et d’une profondeur prous- tiennes s’expriment avec une vigueur, un abandon à la Montaigne (2).

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La réédition de Rebatet (3) fait redescendre de ces hauteurs et l’on mesure la décadence dans ses pages non tant de la France que de l’Ac- tion française. Rebatet, c’est la vie rétrécie qui veut voir grand. Narcisse qui se croit Isaïe. Le malaise esthétique et moral, mystérieusement indissociables, que fait naître la lecture des Décombres, et qui ne vient pas d’un manque de talent car Rebatet savait écrire et était doté d’un indéniable don de polémique, tient à l’amour aveugle et enfantin des phrases : la verve ne lui fait pas défaut, mais tout est bête, car rien n’est compris, senti, des grands mots qu’il agite, qui renvoient à des signi- fications creuses et banales qu’il a trouvées partout, sauf en lui-même. Tout est senti chez Daudet, alors qu’on a l’impression que Rebatet n’existe qu’au travers de la quincaillerie idéologique accumulée depuis cinquante ans dans l’arrière-boutique­ de l’Action française, où il va chercher pour les brandir avec une conviction farouche un carquois, une épée, une oriflamme comme un enfant dans un grenier. Rien n’est senti, hors le plaisir qu’il prend à manier ces mots. Chevalerie de salle de rédaction, qui croit que la noblesse n’est qu’une affaire de formules. Le Werther des apocalypses, dont toute l’ivresse n’est portée que par cette colère immature qui ne voit dans les malheurs de la patrie que des motifs de vexation.

1. Léon Daudet, Souvenirs et polémiques, Bouquins, 2015. 2. On trouvera rééditée la merveilleuse anthologie préparée en 1968 par Kléber Haedens dans Léon Daudet­, Souvenirs littéraire, coll. « Les carnets rouges », Grasset, 2009. 3. Le dossier Rebatet. Les décombres - L’inédit de Clairvaux, Bouquins, 2015.

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CRITIQUES

EXPOSITIONS 158 | Y a-t-il quelqu’un ? › Bertrand Raison

DISQUES 161 | Rhorer ou la liberté au sérail › Jean-Luc Macia EXPOSITIONS Y a-t-il quelqu’un ? › Bertrand Raison

ttardons-nous un instant auprès de Hal 9000, l’ordinateur star du film de Stanley Kubrick 2001, A l’odyssée de l’espace, qui, doté d’une voix mielleuse, s’acharne à détruire les membres d’une mission intergalac- tique et finit par « mourir » sous la main de Dave, l’unique survivant de ce funeste équipage. Eh bien, en l’espèce, cette séquence, dûment présentée dans une des salles du musée du Quai Branly, résume à elle seule le propos de l’exposi- tion « Persona » consacrée aux rapports ambigus que nous vouons aux objets qui nous entourent et qui peu ou prou provoquent des effets de présence. Car Hal 9000, outre ses composants électroniques, apparaît dans sa rage destruc- trice sous l’aspect ambivalent d’une figure quasi humaine. Il observe les astronautes, les traque à travers le prisme inquié- tant de son œil infrarouge et va même jusqu’à tenter de se réconcilier avec son « liquidateur », qui ne l’entend pas de cette oreille. Poussant l’héroïsme jusqu’au bout, Hal, dans une scène désormais légendaire, agonisera pianissimo, progressivement désactivé en chantant une ritournelle de plus en plus inaudible. Par ailleurs, le choix de l’extrait se révèle à plus d’un titre captivant si non seulement l’on s’intéresse au face-à-face entre l’homme et la machine mais plus encore à la chanson fredonnée par l’infortuné Hal dont son concepteur lui aurait appris les couplets. La comptine parle en effet du désir amoureux, elle réclame la récipro- cité, la belle Daisy Bell du refrain saura-t-elle répondre à son admirateur qui se désespère ? Que faisons-nous d’autre d’ailleurs lorsque nous conversons avec notre chien ou que nous engueulons un portable aux abonnés absents même

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si nous savons pertinemment que le téléphone restera aussi muet que l’animal de compagnie ? Pourtant la question n’a rien d’obsolète, elle nous concerne même de très près si l’on considère la nouvelle population de robots qui se développe à vitesse grand V. Quel statut leur accorder ? Doivent-ils nous ressembler ? Le nouvel horizon technologique qui nous attend rend poreuse la frontière qui sépare l’humain du non-humain. Une perspective qui redonne une actua- lité percutante aux arts premiers, qui se sont saisis bien avant nous de cette interrogation. En effet, les masques et autres artefacts dont nous célébrons la qualité esthétique avaient aussi pour objet de questionner la notion de per- sonne, voire d’en élargir considérablement le périmètre en prenant en compte l’environnement proche et lointain. À force de tout esthétiser et poussés par l’élan du siècle des Lumières, nous nous sommes certes retrouvés au sommet de la pyramide de l’intelligence, mais au prix d’une solitude de plus en plus grande, isolés sur notre piédestal de la terre comme du ciel. Or, il ne s’agit pas, dans le match machine- humain, note l’anthropologue Emmanuel Grimaud, co- commissaire de « Persona », de savoir « si les machines pensent mais de comprendre dans quelles conditions elles peuvent nous donner l’impression qu’elles pensent ». Et à ce moment-là les choses changent quelque peu et dans ces zones intermédiaires nous faisons l’expérience de l’existence de quasi-personnes. Pour s’en convaincre, un petit film d’animation au début du parcours démontre la facilité avec laquelle nous projetons sur ce que nous voyons nos fan- tasmes anthropomorphiques. Sur un fond uniforme, deux triangles et un cercle entrent et sortent d’un carré qui, à l’occasion, ouvre et ferme l’un de ses côtés. Ce test monté par des psychologues en 1944 (1) montre que la majorité des spectateurs décrit l’action en termes d’intentionnalité, un triangle est tantôt perçu comme « agressif » ou « excité » alors que le cercle paraît « fragile », « hésitant ». Certains

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même y déchiffrent une course-poursuite voire une histoire d’amour. Une seule personne de l’échantillon s’est bornée à la description pure et simple des formes géométriques. Quand on assigne des qualités normalement attribuées à la personne, on évoque souvent l’anthropomorphisme. Or, poursuivent les commissaires dans leur article d’ouverture : « Il n’est pas anodin que les théories les plus sophistiquées sur l’anthropomorphisme­ débouchent toutes sur le même constat : les relations humaines constitueraient l’étalon de mesure le plus spontané pour développer des relations riches avec ce qui nous entoure. (2) » Conséquence logique de ce qui précède, l’exposition entend justement être le manifeste de la richesse de ces relations dont elle répertorie à plaisir le foisonnement des pratiques. Citons pêle-mêle Berenson le robot amateur d’art (2011), le tourbillon des créatures imaginaires tourmentant saint Antoine d’après une gravure de Martin Schongauer (1487-1488), une pierre à cochons du Vanuatu (XXe siècle) et l’étonnante valise d’un chas- seur de fantômes belge (1926-1940). La liste est loin d’être close. Toutefois le plus curieux, c’est que l’arrivée de la robotique réactive tout un univers d’entités que nous avons eu trop l’habitude d’ignorer ou de mépriser. Désormais, et quelle revanche eu égard à notre passé, nous allons pouvoir demander s’il y a quelqu’un auprès de nous sans forcément nous adresser à l’un de nos congénères.

1. Emmanuel Grimaud, Anne-Christine Taylor, Denis Vidal, Thierry Dufrêne, « Qui est là ? Présences-limites et effets de personne », article d’ouverture du catalogue de l’expo- sition « Persona. Étrangement humain », Musée du quai Branly-Actes Sud, 2016, p. 14. « Persona » ouvre ses portes jusqu’au 13 novembre 2016. 2. Idem.

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l sait tout faire ou presque. Il a chanté, il compose et surtout il dirige. Jeune quadragénaire, il est l’un des I chefs français les plus sollicités. Jérémie Rhorer est réputé pour son interprétation de Mozart, dont il a dirigé les opéras dans les plus prestigieux théâtres d’Europe. Nous l’avons croisé il y a quelque temps grâce à un DVD des Dialogues des carmélites de Poulenc au Théâtre des Champs- Élysées dans la magnifique mise en scène d’Olivier Py. Et il a son propre orchestre, Le Cercle de l’harmonie, qu’il fait briller un peu partout. L’Enlèvement au sérail manquait à son palmarès. Malheureusement la production qu’il a diri- gée au Festival d’Aix en juillet 2015 a été plombée par une mise en scène prétentieuse et ratée de Martin Kušej plon- geant l’œuvre dans l’univers du djihadisme. Par chance, il a redirigé quasiment la même équipe en concert à Beaune puis aux Champs-Élysées, où cet album a été capté (1). Débarrassé de ce visuel encombrant, la direction de Rho- rer retrouve une vigueur et une respiration qui illuminent d’une sève régénérée cette partition d’un Mozart à l’orée de sa maturité. Évitant tout pittoresque orientalisant et sans forcer sur la caricature ou sur l’humour, il équilibre parfai- tement les facettes d’une œuvre où l’humanisme n’est pas du côté que l’on croit, où les péripéties amoureuses sont plus complexes que dans les romances à trois sous. Bien sûr le livret de Gottlieb Stephanie n’est pas au niveau de ceux de Da Ponte et la partition a ses petites faiblesses mais Amadeus y dispense aussi de vrais bijoux comme les airs de Konstanze, de Belmonte et d’Osmin ou les ensembles. Confinée dans un sérail, il est vrai guère rigoureux, c’est

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la liberté que chantent la musique de Mozart et l’interpré- tation de Rhorer. La difficulté du rôle de Konstanze est survolée sans faille par Jane Archibald que, pourtant, on a entendu en juin dernier à durcir inconsidérément ses aigus. Méforme passagère sans doute car elle brille ici avec une virtuosité éclatante. La lumière de la voix du ténor Nor- man Reinhardt, le grave profond et la cocasserie de Mischa Schelomianski, et tous les autres, dont ce fameux Cercle de l’Harmonie, coloré et bondissant, complètent un tableau presque parfait.

Et aussi… Musicien exigeant, qui évite de trop se produire et refuse toute facilité, Pierre Hantaï nous enchante depuis plus de trois décennies grâce à son clavecin miroitant de couleurs, jamais sec, toujours chantant et surprenant. Ses Bach sont mémorables mais ce sont peut-être ses gravures de sonates de Domenico Scarlatti qui se révèlent les plus épatantes. Pour le label de René Martin, l’homme de la Folle journée nan- taise, il propose un quatrième CD (2) qui surpasse peut-être tout ce qu’il nous a offert jusqu’ici. Les sonates de l’Italien de Madrid sont concises (peu dépassent les cinq minutes et il y en a 17 dans ce CD) mais proposent une récréation d’un monde rythmique, volcanique et d’une incroyable multipli- cité d’affects qui exigent du claveciniste de l’inventivité, des recherches d’effets et même de petits trucages techniques pour atteindre au sublime. Et, à ce jeu, Hantaï n’a pas d’égal : il fait virevolter les guirlandes de notes et tressauter des rythmes endiablés ; il varie les angles d’attaque et s’adonne à l’ivresse comme à de brusques alanguissements nostalgiques. Il y a ici à la fois une Espagne fantasmée, une Italie survoltée et une science du clavier que peu de virtuoses peuvent exposer. Une fête pour l’oreille, sans cesse titillée par les éclats du clavecin, mais aussi pour l’esprit car ainsi exaltée cette musique est un kaléidoscope d’humeurs musicales.

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Deux grands violonistes français pour finir. Le premier, Philippe Graffin, fut un proche de Menuhin, qui dirigea son premier disque, et est devenu un virtuose invité par les meil- leurs orchestres. Ici c’est avec une formation moins réputée mais valeureuse, l’Orchestre de Padoue et de Vénétie, qu’il nous offre un tube et des pages plus sombres (3). Le tube, c’est le célébrissime concerto de Mendelssohn, dont il enlève avec un archet étincelant les mélodies accrocheuses, leur donnant un souffle et une carrure que trop d’interprètes négligent pour privilégier la bravoure. L’accompagne le ténébreux concerto de Schumann, introverti, ardu, que son épouse ne voulait pas publier après la mort du compositeur. C’est pourtant un témoignage de la fantasmagorie de l’esprit d’un Schumann au bord de la folie. Graffin y puise des moments d’étrange beauté comme dans la brève Fantaisie encore moins connue. Direction adéquate de Tuomas Rousi. Augustin Dumay est plus expérimenté. Sa silhouette de géant occupe les scènes depuis les années soixante- dix dans tous les répertoires et genres musicaux. On est heureux de retrouver ce grand musicien, discret depuis quelques années, dans un étincelant Concerto n° 2 de Bar- tók (4), dont il met en vedette le lyrisme passionné inspiré des mélodies populaires slaves mais aussi le modernisme virulent dont on assèche trop souvent les audaces. Sonori- tés épanouies, technique­ incomparable, foisonnement des rubatos : Dumay est là au top, d’autant que l’accompagne- ment de Kent Nagano et du Symphonique de Montréal est d’une verdeur cinglante. Ce que démontre aussi le second CD de cet album où Nagano fait flamboyer le Concerto pour orchestre du même Bartók. Un couplage idéal.

1. Wolfgang Amadeus Mozart, l’Enlèvement au sérail par Jérémie Rhorer, 2 CD Alpha 242. 2. Domenico Scarlatti, Sonates pour clavecin. Vol. 4 par Pierre Hantaï, CD Mirare MIR 285. 3. Felix Mendelssohn, Schumann, Concertos pour violon par Philippe Graffin, CD Cobra 0043. 4. Béla Bartók, Concerto pour violon n° 2, concerto pour orchestre par Augustin Dumay et Kent Nagano, 2 CD Onyx 4138.

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NOTES DE LECTURE

L’Insouciance Pierre Boutang Karine Tuil Stéphane Giocanti › Marie-Laure Delorme › Olivier Cariguel

Examens d’empathie Cannibales Leslie Jamison Régis Jauffret › Marie-Laure Delorme › Charles Ficat

Une histoire du flou Le Roman des voyageuses Michel Makarius françaises (1800-1900) › Bertrand Raison Françoise Lapeyre › Olivier Cariguel Supplément inactuel avec codicille intempestif au Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés François Kasbi › Charles Ficat notes de lecture

ROMAN nous pourtant pas lutté pour pouvoir L’Insouciance inventer nos vies ? Karine Tuil La romancière montre l’engrenage et la Gallimard | 530 p. | 22 € répercussion de la violence sous toutes ses formes. La violence qui se nourrit Le lieutenant Romain Roller revient d’elle-même comme un ogre insatiable. brisé d’Afghanistan. Il entame une L’Insouciance dénonce la compétition liaison avec la journaliste et écrivaine victimaire, l’info-spectacle, le piège Marion Decker mais apprend rapide- identitaire. L’explosion et l’implosion de ment qu’elle est l’épouse de l’homme la cruauté y est placé au cœur des des- d’affaires franco-américain François tins. « Jusqu’à quel point peut-on se pro- Vély. Un scandale explose. Le catho- téger et protéger les autres ? » Le moi ne lique François Vély a posé, lors d’un peut plus se tenir à l’abri du monde. Les reportage pour un magazine, sur un personnages de l’Insouciance existent par siège-sculpture en forme de femme leur part égale d’ombre et de lumière. Ils noire. Les réseaux sociaux se sou- sont tous héritiers d’une histoire fami- viennent alors qu’il est le petit-fils liale. Au cœur d’une intrigue ramifiée, de l’antiquaire juif Mordekhai Lévy se pose la question de la liberté. Comme et l’accusent de racisme. Le Noir et Salman Rushdie dans Deux ans, huit musulman Osman Diboula, conseil- mois et vingt-huit nuits (Actes Sud, ler de l’Élysée sur la touche, prend sa 2016), Karine Tuil nous rappelle que défense publiquement. L’ancien ani- la peur a envahi nos vies. Et que c’est mateur social, fils d’immigrés ivoiriens, elle qui marque la fin de l’innocence, de compte ainsi se remettre en selle. Tout l’insouciance. › Marie-Laure Delorme est en place pour être sauvé, pour être perdu.

L’auteure de l’Invention de nos vies brasse ESSAI les destins, les univers, les territoires. Examens d’empathie Des émeutes à Clichy-sous-Bois en 2005 Leslie Jamison aux ors de l’Élysée sous Nicolas Sarkozy, traduit par Emmanuelle et Philippe Karine Tuil excelle dans le mélange de Aronson la réalité et de la fiction. Elle s’inspire Pauvert | 336 p. | 22 e mais n’aspire pas. On retrouve le thème d’une société obsédée par les questions Faut-il s’embarrasser de la souffrance identitaires. Chacun de ses personnages de l’autre ? L’essayiste américaine Leslie se retrouve enfermé à double tour. Dans Jamison marche sur les traces de Joan un corps cloué sur un lit d’hôpital, dans Didion et de Janet Malcom pour faire le regard des autres avec l’assignation exploser les genres. Examens d’empathie identitaire, dans une vie de couple sans est un recueil de textes, un mélange de plus d’amour, dans une mémoire meur- reportages, de souvenirs, de critiques. trie au retour d’Afghanistan. N’avons- « Empathie » vient du grec empatheia

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(de em, « à l’intérieur » et patho, « souf- autres ne m’arrivent, ou j’ai peur que france, ce qui est éprouvé »). L’auteure les autres cessent de m’aimer si je ne fais décrit l’empathie comme un voyage en pas miennes leurs difficultés. » Examens terre étrangère. Comment se comporter d’empathie a été couvert d’éloges par la face à la douleur, réelle ou imaginaire, critique aux États-Unis. Leslie Jamison d’autrui ? « À quel moment l’empathie consacre des pages fortes à la posture renforce-t-elle la douleur qu’elle cherche de l’anti-sentimentalisme nous sculp- à atténuer ? Est-ce qu’en donnant aux tant à bon compte comme maître du gens la possibilité de parler de leur mala- bon goût face aux autres. Elle expose die – de la triturer, de l’observer, de la les nombreux pièges de l’empathie mais partager – on les aide à la traverser, ou son essai plaide pour le « cœur ouvert » ne fait-on que raffermir son emprise ? » plutôt que pour le « cœur fermé ». Elle Leslie Jamison multiplie les expériences développe une philosophie de l’atten- et les exemples. Elle est « patiente- tion à autrui : être humain. › Marie-Laure actrice » payée pour mimer des symp- Delorme tômes que les étudiants en médecine doivent diagnostiquer ; elle subit une ESSAI agression une nuit au Nicaragua et se Une histoire du flou retrouve le visage tuméfié après un coup Michel Makarius de poing ; elle se rend à une réunion de Le Félin | 140 p. | 23 € personnes pensant être atteinte d’une même maladie imaginaire ; elle franchit D’entrée de jeu, nous sommes préve- les murs d’une prison pour rendre visite nus : il ne s’agit pas ici de pontifier à à un prisonnier dont toute l’existence propos de l’indétermination de l’art, pas a été centrée sur le mouvement, elle plus que de s’enfermer dans la pure sub- lit des auteures explorant la souffrance jectivité du jugement esthétique en se féminine, elle observe l’ultramarathon plaçant sous l’empire du flou artistique. de Barkley, dans le Tennessee. Elle s’in- Non, c’est autrement plus stimulant car terroge sur un comportement de « tou- Michel Makarius se propose de parler riste » face à la souffrance. On partage, clairement du flou au pays de Descartes, oui, mais à distance. On partage, oui, qui s’en méfie comme de la peste, n’y mais un moment. voyant qu’une source de confusion et La jeune romancière américaine parle de d’erreur. D’où la méfiance de l’histoire sa vie personnelle. Ses amours malheu- de l’art à se laisser embarquer dans reuses, son avortement, son opération pareil examen. Et pourtant le flou a de du cœur, son frère atteint un temps de quoi fasciner, n’existant que comme un paralysie, ses problèmes avec l’alcool. « écart vis-à-vis de la netteté » il a donc Elle montre combien son empathie bien des choses à nous apprendre tant à elle découle de sa timidité et de sa par rapport au visible qu’au statut de peur. « J’ai peur que les problèmes des la représentation. À cet égard, le flou

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relève non d’une esthétique de l’ap- ESSAI proximation dans laquelle on aimerait Supplément inactuel avec le confiner mais bien d’une histoire. Elle codicille intempestif au Bréviaire capricieux de commence, pour s’en tenir à l’Occident, littérature contemporaine dans l’ombre portée de la perspective et pour lecteurs déconcertés, du sfumato. La première ne se contente désorientés, désemparés pas de diminuer les objets ou les figures François Kasbi dans le lointain, elle en altère la netteté. La Bibliothèque | 167 p. | 14 € « Telle est la raison – signale l’auteur – des paysages vaporeux à l’arrière-plan de Voilà un volume qui ravira les lec- la tête de Mona Lisa et de sainte Anne. » teurs passionnés de littérature : Fran- Quant au second, il borde le visible d’in- çois Kasbi a composé quelques études visible à l’image de cette épaule gauche qui témoignent de son incondition- du Saint Jean Baptiste de Léonard de nelle passion pour les écrivains et leurs Vinci qui se dissout dans la nuit du fond œuvres. Loin des modes et des conven- de la toile. L’indéterminé, l’indéfini, le tions, il associe à ses auteurs de prédi- brouillard mettront cinq siècles pour lection un sens de la liberté. On ne envahir la surface des tableaux impres- s’étonnera pas de trouver des chapitres sionnistes. Faire voir n’existe pas indé- consacrés à Stendhal l’intercesseur, à pendamment de ce qui est dissimulé. l’élégant André Fraigneau ou au com- Finalement, on ne montre bien qu’en plexe Roger Nimier. On nage parfois en cachant et ce parcours mouvementé du plein esprit hussard sans que l’auteur se flou et du net recoupe un débat qui fit montre dupe des stéréotypes que véhi- rage chez les partisans de la touche et du cule ce mot, par trop usé à force d’avoir trait entre la couleur et le dessin. Diver- servi à tout bout de champ. Kasbi n’en gence tenace qui opposa par exemple néglige pas certains attributs : le whisky, Titien à Michel-Ange. Le plus heureux les cigarettes, la désinvolture, la pri- de cet itinéraire, c’est qu’il n’a rien de mauté du style avant toute autre consi- dogmatique, il suit à la trace les diffé- dération – toute une panoplie qui garde rents « régimes de l’évanescence » des son charme… masses ombreuses de Rembrandt aux Les affinités de Kasbi l’orientent aussi panoramas romantiques obstrués par la vers un XIXe siècle rebelle, Gobineau, brume de Caspar David Friedrich sans Barbey, Bloy, et quelques grands du oublier les nuages de John Constable. XXe siècle : Claudel, Valéry, Aragon… Chercheur trop tôt disparu, Michel C’est un amoureux qui écrit à travers ces Makarius nous entraîne dans les aléas pages, comme si aucun sujet autre que singuliers de cette obscure clarté qui fait la littérature française ne pouvait retenir notamment l’objet de deux chapitres son attention, et qui cherche à s’inscrire épatants sur le portrait et la photogra- dans le sillage d’un Pascal Pia ou d’un phie. › Bertrand Raison Hubert Juin. À notre époque si acciden-

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tée, il est réconfortant de savoir que des naire de sa naissance, l’essayiste et histo- esprits épris d’émotions littéraires et de rien de la littérature Stéphane Giocanti bibliographies continuent à œuvrer pour consacre une biographie à l’auteur de la transmission des lettres. Avec un sens l’Ontologie du secret, « l’un des grands du détail qui n’exclut pas l’humour, ce textes métaphysiques du siècle », selon Supplément inactuel (sous un patronage George Steiner. Il arpente les multiples nietzschéen que ne renierait sans doute faces de ce « menhir aventureux ». Un pas son auteur) a le mérite de nous rap- physique de colosse paysan forézien, une peler la puissance d’une certaine littéra- mémoire d’éléphant dévouée à la récita- ture. Au détour d’une épigraphe, Kasbi tion de vers de Rimbaud, une verve de cite Stendhal : « Voici un de mes grands polémiste, une œuvre philosophique malheurs, l’éprouvez-vous comme moi ? ardue orientée sur la transcendance de Je suis mortellement choqué des plus l’être et du désir, et des mutations idéo- petites nuances. » (Souvenirs d’égotisme.) logiques qui en surprirent plus d’un ont N’est-ce pas là justement un des grands façonné l’image d’un maître à penser pouvoirs du verbe que de provoquer des fascinant. séismes ? › Charles Ficat Normalien, agrégé de philosophie, militant de l’Action française, Pierre Boutang est un brillant professeur à BIOGRAPHIE Pierre Boutang Clermont-Ferrand au début de l’Occu- Stéphane Giocanti pation. Il y suscite l’admiration de ses Flammarion | 464 p. | 28 € élèves. Maréchaliste des premiers jours, il rencontre Pétain. Forte déception. Le philosophe Pierre Boutang (1916- Le vainqueur de Verdun « était plutôt 1998) fut une figure de poids du cou- gendarme que chevalier », dira-t-il plus rant royaliste français. Son œuvre mul- tard en forme de boutade. Son position- tiforme (pamphlets, essais, romans, nement politique se complique ensuite articles, traductions de Platon et de en Afrique du Nord, de Giraud à de William Blake), l’originalité de ses tra- Gaulle. Il retrouvera à Paris ses maîtres, jectoires intellectuelles et sa force de les philosophes Jean Wahl et Gabriel séduction ont laissé une empreinte sur Marcel. Il renoue alors avec le milieu une génération d’écrivains et journa- royaliste, collabore à Aspects de la France, listes. Esprit par moments inclassable, il s’en sépare pour fonder l’hebdomadaire cultiva des amitiés au-delà de ses affini- la Nation française (1955-1967). Il en tés premières : Maurice Clavel, George est le directeur politique et ouvre ses Steiner, qui le considérait comme un colonnes à des écrivains et journalistes « lion-enfant », furent ses amis. L’un à la sensibilité de gauche, mais aussi à de ses éditeurs, le Sagittaire (seconde des personnes de la société civile entraî- époque, années soixante-dix) était situé nées par son énergie. Avec fidélité et dis- clairement à gauche. À l’heure du cente- tance, archives et témoignages à l’appui,

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­Stéphane Giocanti creuse les sillons bio- et complices dans l’amour, accentue la graphiques de « l’odyssée du secret » de finesse et la précision du propos. Régis Pierre Boutang. › Olivier Cariguel Jauffret a réussi son pari : on est pris au jeu de l’intrigue et au charme du machiavélisme des deux protagonistes. ROMAN Octogénaire, Jeanne habite Cabourg, sa Cannibales fin approche ; Noémie, artiste peintre, Régis Jauffret se remet mal de la rupture avec Geoffrey Éditions du Seuil | 192 p. | 17 € et pense toujours à lui. Dans son théâtre impitoyable, l’auteur prête à ses person- Le personnage de Geoffrey, au cœur de nages de mauvaises pensées qui font de ce roman règlement de comptes, sans lui un moraliste. La musique très pure doute un double de l’auteur, apparais- de sa langue, non dénuée de préciosité – sait déjà discrètement dans le célèbre peut-être parce qu’il s’agit de caractères Microfictions (2007), qui avait rencon- féminins – ne donne que plus d’écho au tré un immense succès à sa parution. dessein sordide des deux femmes que Autant dire que Cannibales prolonge les circonstances de la vie empêcheront l’œuvre abondante de Régis Jauffret de réaliser. Avec Cannibales, Régis Jauf- en reprenant les thèmes cruels jusqu’à fret plante des dans le cœur et l’obsession qui en font sa marque de ausculte avec talent les souffrances de fabrique. Cette fois, il ne s’agit pas de l’amour. › Charles Ficat s’inspirer d’un fait divers comme dans Sévère (2010), Claustria (2012) ou la

Ballade de Rykers Island (2014), qui ont ESSAI d’ailleurs valu à leur auteur quelques Le Roman des voyageuses péripéties judiciaires. Jauffret s’attaque françaises (1800-1900) ici aux relations d’amour les plus essen- Françoise Lapeyre tielles : à la mère, à la maîtresse. Ces Payot | 304 p. | 9,15 € deux-là, Jeanne et Noémie, vont cor- respondre et entreprendre une liquida- Le Roman des voyageuses françaises est tion du malheureux Geoffrey jusqu’à un livre à contre-courant. D’abord, sa dévoration finale. Dans ce roman l’auteure l’a dédié avec humour « aux épistolaire, elles ne sont pas les seules ânes et aux mules sans lesquels rien de à s’écrire : Geoffrey lui-même se fendra tout cela ne serait arrivé ». Une formule de quelques missives cependant qu’une du journaliste et écrivain suisse Nico- Marie-Bérangère d’Aubane prendra las Bouvier qui publia en 1963 l’Usage également la plume. Ces interventions du monde, devenu un ouvrage-culte, confèrent une dimension polyphonique donne le ton : « Il vaut mieux souvent au projet cannibale. lire les voyageurs qui écrivent que Ce choix d’un échange de lettres sans les écrivains qui voyagent. » Et Fran- date entre personnages féminins, rivales çoise Lapeyre ne s’intéresse qu’à des

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­aventurières ­intrépides ou frondeuses, médecin une petite Africaine de 6 ans, qui brisent les codes sociaux tout en res- couverte de plaies. Les tristes dessous de tant aussi, pour certaines, prisonnières la politique coloniale française qu’elle d’un racisme sous-jacent. Le carcan dévoile, à leur retour, coûtèrent sa place des mentalités ne cède pas d’un coup. à son époux. Fanny Loviot, elle, s’élève Mais ces héroïnes à la conquête du contre les traitements subis par les monde n’ont cure des conditions maté- esclaves au Brésil, réduits à du « bétail rielles et contestent le statut rigide de humain ». En dressant une série de por- la femme docilement cantonnée à son traits de militantes, Françoise Lapeyre domicile en Europe. Leur décision ne rend justice aux voyageuses inconnues s’apparente pas à des coups de tête. Telle qui firent leur expérience du monde Louise Bourbonnaud, une Parisienne avant Alexandra David-Néel et Isabelle qui partit seule vers 1885 en Espagne, Eberhardt. › ­Olivier Cariguel au Portugal et à Gibraltar, puis aux Amériques, aux Antilles, en Inde et en Extrême-Orient : « Jeune encore, jouis- sant d’une assez belle fortune, veuve, c’est-à-dire maîtresse de mes actions, j’ai entrepris de faire “mon tour du monde” non en quatre-vingt jours mais selon mon caprice. » La presse célébra « un pionnier national » (notez la tournure masculine), relevant que les miss amé- ricaines ont imité sa manière originale de sillonner le globe. Raymonde Bonne- tain convainquit son mari, chargé d’une mission d’observation, de l’emmener en 1892 au Soudan (l’actuel Mali) avec sa fille de 7 ans et leur chien Typ. Près de Tombouctou l’attend une vie par cinquante degrés dans une garnison militaire frappée d’une forte morta- lité. Qu’importe ! Elle y reconstitue un intérieur français avec des divans, des rideaux et même un piano, un luxe planté au milieu des sables du désert. Choquée par la traite musulmane – la capture des Noirs pour leur asservisse- ment en Afrique et sur toutes les terres de l’islam – elle achète contre l’avis du

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