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Revue d'histoire du XIXe siècle Société d'histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle

25 | 2002 Le temps et les historiens Actes de la journée d'étude du 23 septembre 2000, Archives nationales

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/rh19/488 DOI: 10.4000/rh19.488 ISSN: 1777-5329

Publisher La Société de 1848

Printed version Date of publication: 1 December 2002 ISSN: 1265-1354

Electronic reference Sylvie Aprile, Michèle Riot-Sarcey and Jean-Claude Caron (dir.), Revue d'histoire du XIXe siècle, 25 | 2002, « Le temps et les historiens » [Online], Online since 01 November 2004, connection on 22 September 2020. URL : http://journals.openedition.org/rh19/488 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ rh19.488

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Tous droits réservés 1

TABLE OF CONTENTS

Ont collaboré à la production de ce numéro

Introduction Sylvie Aprile

Temps et histoire en débat. “Tout s’oublie” et “rien ne passe” Michèle Riot-Sarcey

Articles

Présentation Alain Corbin

Quelques aspects de l’écriture du temps chez les historiens français de la seconde moitié du XXe siècle Jean Leduc

Les Français face au temps de l’Empire Natalie Petiteau

Les régimes d’historicité : un outil pour les historiens ? Une étude de cas : la « guerre des races » Patrick Garcia

Comment on récrit l’histoire. Les usages du temps dans les Écrits sur l’histoire de Fernand Braudel Gérard Noiriel

Première table ronde

Première table ronde. Présentation Michèle Riot-Sarcey

Augustin Thierry et la politique de l’histoire.Genèse et principes d’un système de pensée. Loïc Rignol

“Peindre les habitudes de la société actuelle” : le temps des contemporains dans Lucien Leuwen ou le roman entre journal et histoire. Xavier Bourdenet

La journée révolutionnaire et le temps de l’apprentissage de son illégitimité politique Louis Hincker

“Explorer le domaine de l’histoire” : comment les “féministes” du Second Empire conçoivent-elles le passé ? Alice Primi

Réflexions sur le temps en politique : l’exemple de l’exil Sylvie Aprile

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Seconde table ronde

Seconde table ronde. Présentation Jean-Claude Caron

Entre l'histoire et l'oubli : quel projet d'écriture ? François Fourn

Les temps retrouvés de Waterloo Jean-Marc Largeaud

Temps des historiens, temps des mémorialistes : complémentarité et rivalité Damien Zanone

Présent, passé, futur : la mort et le temps politique (1820-1830) Emmanuel Fureix

La gloire et le temps Corinne Legoy

De l’historicisation des discours romanesques Éric Bordas

Conclusion.Le temps des historiens ou regards sur le passé Jean-Claude Caron

Lectures

Comptes rendus

Roger Price, The French Second Empire. An anatomy of political power Cambridge, Cambridge University Press, 2001, 507 p. Nicolas Bourguinat

Jean-Claude CARON, L'Été rouge. Chronique de la révolte populaire en (1841) Collection historique, , Éditions Aubier, 2002, 352 p. François Ploux

Fabrice BOYER, Martignac (1778-1832). L'itinéraire politique d'un avocat bordelais Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2002, 470 p. Jean-Claude Caron

Yannick MAREC, Bienfaisance communale et protection sociale à Rouen (1796-1927). Expériences locales et liaisons nationales Paris, La Documentation française/Association pour l'étude de la l'histoire de la Sécurité sociale, 2002, 2 tomes, 1362 p. Jean-Claude Caron

Jean-Noël LUC [dir], Gendarmerie, État et société au XIXe siècle, Actes du colloque du Centre de recherches en histoire du XIXe siècle, 10 et 11 mars 2000 Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, 487 p. Annie Crépin

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Philippe ARTIERES et Jean-François LAE, Lettres perdues. Écriture, amour et solitude, XIXe-XXe siècle La vie quotidienne, Paris, Éditions Hachette, 2003, 268 p. Nicole Edelman

David S. KERR, Caricature and French political culture 1830-1848. Charles Philipon and the illustrated press Oxford, 2000, Clarendon Press, 242 p., 56 illustrations en noir et blanc. Annie Duprat

Annie STORA-LAMARRE [dir.], La Cité charnelle du droit Annales littéraires de l'Université de Franche-Comté, volume 736, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2002, 157 p. Nicole Edelman

Philippe Hamon, Imageries, littérature et image au XIXe siècle Paris, Éditions José Corti, 2001, 315 p. Judith -Caen

Karlheinz STIERLE, La Capitale des signes. Paris et son discours traduit de l'allemand par Marianne Rocher-Jacquin, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l'homme, 2001, 630 p. Judith Lyon-Caen

Luc CAPDEVILA et Danièle VOLDMAN, Nos morts. Les sociétés occidentales face aux tués de la guerre (XIXe-XXe siècles) Paris, Éditions Payot et Rivages, 2002, 282 p. Odile Roynette

Alice BULLARD, Exile to paradise. Savagery and Civilization in Paris and the South Pacific, 1790-1900 Stanford, Stanford University Press, 2000, 380 p. Hélène Blais

Edmondo DE AMICIS, Le Livre Cœur, traduction de Piero Caracciolo, Marielle Macé, Lucie Marignac et Gilles Pécout, notes et postface de Gilles Pécout suivi de deux essais d'Umberto Éco Paris, Éditions Rue d'Ulm/Presses de l'École normale supérieure, 2001, 490 p. Odile Roynette

Notes de lecture

Archives du féminisme. Bulletin de l'Association Archives du féminisme, n°4, 2e semestre 2002, 40 p. Nicole Edelman

Mnémosyne. Bulletin d'information de l'Association pour le développement de l'histoire des femmes et du genre, n°1, juin 2002, 62 p. Nicole Edelman

Louis CHEVALIER, Classes laborieuses et classes dangereuses Paris, Librairie académique Perrin, 2002, 565 p. Jean-Jacques Yvorel

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Actualités

Thèses dix-neuvièmistes

Culture, croyances et médecine (XIXe-XXe siècle) Mémoire pour le diplôme d'Habilitation à diriger des recherches, sous le tutorat d'Alain Corbin, Université Paris 1- Panthéon-Sorbonne, 2 volumes, 485 f°, soutenu le 4 juin 2002 devant un jury constitué de Philippe Boutry, Jacqueline Carroy, Alain Corbin, Olivier Faure, Jean-Yves Mollier (président) et Michelle Perrot. Nicole Edelman

Les lois du genre. Identités, pratiques et représentations sociales et culturelles, France, XIXe siècle Mémoire pour le diplôme d'Habilitation à diriger des recherches, sous le tutorat d'Alain Corbin, Université Paris 1- Panthéon-Sorbonne, soutenu le 26 juin 2002 devant un jury constitué de Jean-Claude Caron (président), Alain Corbin, Arlette Farge, Agnès Fine, Michelle Perrot et Jacques-Guy Petit. Gabrielle Houbre

Les procureurs généraux du Second Empire Thèse pour le doctorat en histoire sous la direction de Francis Démier, Université Paris 10-Nanterre, 2 volumes, 520 f° + annexes, soutenue le 25 octobre 2002, devant un jury constitué de Frédéric Chauvaud, Francis Démier, Jean- Claude Farcy, Jacqueline Lalouette (présidente) et Jacques-Guy Petit. Anthony Poncier

La candidature officielle en France de la Restauration aux débuts de la IIIe République. Retour sur l'historiographie d'une pratique d'État thèse pour le doctorat en science politique sous la direction de Bernard Lacroix, Université Paris 10-Nanterre, 3 volumes, 224, 211 et 121 f°, soutenue le 13 décembre 2002 devant un jury constitué de Pierre Gaborit (président), Dominique Dammame, Brigitte Gaïti, Raymond Huard et Bernard Lacroix, mention très honorable avec les félicitations du jury à l'unanimité. Christophe Voilliot

Le pouvoir et les Beaux-Arts sous la Restauration (1815-1830) Thèse de doctorat en histoire sous la direction de Francis Démier, Université Paris 10-Nanterre, soutenue le 18 juin 2002 devant un jury constitué de Jean-Pierre Chaline (président), Marie-Claude Chaudonneret, Jean-Paul Clément, Francis Démier et Ségolène Le Men. Émeline Wirty

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Ont collaboré à la production de ce numéro

mise en page/édition papier et électronique Laurent Clavier relectures techniques et corrections typographiques Fabrice Bensimon, Laurent Clavier, Louis Hincker, Judith Lyon-Caen, Jean-Luc Mayaud auteurs et rédacteurs Sylvie Aprile, Fabrice Bensimon, Hélène Blais, Éric Bordas, Xavier Bourdenet, Nicolas Bourguinat, Jean-Claude Caron, Alain Corbin, Annie Crépin, Annie Duprat, Nicole Edelman, François Fourn, Emmanuel Fureix, Patrick Garcia, Louis Hincker, Gabrielle Houbre, Jean-Marc Largeaud, Jean Leduc, Corinne Legoy, Judith Lyon-Caen, Gérard Noiriel, Natalie Petiteau, François Ploux, Anthony Poncier, Alice Primi, Loïc Rignol, Michèle Riot-Sarcey, Odile Roynette, Christophe Voilliot, Émeline Wirty, Jean-Jacques Yvorel, Damien Zanone

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Introduction

Sylvie Aprile

1 En septembre 2000, nous avons souhaité prolonger la recherche initiée lors de la première journée d’étude intitulée “ (Re)penser le XIXe siècle ”. Le thème retenu semblait une évidence, parler du temps, penser le temps, n’est-ce pas l’essentiel, le cœur du travail de l’historien ? Force était de constater que l’intérêt s’était surtout porter dans les dernières années sur l’espace, à travers notamment les études sur les échelles et les frontières, les territoires. La réflexion menée sur l’“ invention du XIXe siècle ”, les travaux d’Alain Corbin, nous avaient pourtant montré que la réflexion sur le temps était présente dans nos préoccupations d’historiens mais aussi dans celles des contemporains, travaillés par le temps, tant passé qu’à venir.

2 Il fallait alors articuler ce double regard, organiser ce va-et-vient. Loin de nous l’idée de construire une typologie, de répertorier tous les usages du temps. Le temps demeurait un enjeu, celui du présent des contemporains comme du regard des historiens. Il s’agissait de partir de recherches en cours ou achevées, de multiplier les approches à partir de jalons théoriques et de cas concrets, à la recherche des compréhensions perdues comme des pratiques mémorialistes. Si la recherche faite par les historiens du XIXe siècle a été privilégiée, nous avons voulu également faire appel à des chercheurs venus d’horizons divers. La journée s’est ainsi organisée autour de quelques interventions et de deux tables rondes donnant matière à discussion et nous remercions tous ceux qui ont participé à cette aventure qui se voulait collective. La matinée consacrée plus spécifiquement au temps des contemporains a été introduite par Alain Corbin qui a rappelé les usages de la mémoire et des enjeux nouveaux du temps au XIXe siècle : temps de la bourgeoisie, de l’individu, durée capétienne du politique. Se sont ensuite succédés des intervenants qui avaient à cœur d’interroger cette multiplicité de temporalités, de penser à la fois la réception de l’événement, “ ce futur du passé ”, la durée et l’écriture du temps. Gérard Noiriel nous livrait ainsi une réflexion inédite sur la durée braudelienne, Patrick Garcia explicitait les régimes d’historicité.

3 Une table ronde animée par Michèle Riot-Sarcey réunissant jeunes chercheurs et chercheurs plus confirmés s’entendait ensuite à présenter à travers des travaux variés sur les femmes, le voisinage, la citoyenneté, l’exil et à partir de sources ou traces

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diverses, des archives judiciaires à Lucien Leuwen, les tensions mises à jour, partagées ou oubliées par les hommes et les femmes, présents et représentés, de “ ce temps-là ”.

4 L’après-midi semblait délimiter un autre champ mais ô combien proche en réalité, celui de la multiplicité des regards de l’historien. Natalie Petiteau mettait ainsi en évidence les continuités et discontinuités de l’historiographie napoléonienne, Jean Leduc nous invitait à réfléchir aux usages des temps et des temporalités par les historiens dans leur écriture de l’histoire. Une seconde table ronde animée par Jean-Claude Caron présentait aussi une série de réflexions de jeunes historiens et littéraires sur la perception et la représentation du temps qui guident leurs recherches. En point d’orgue, nous avons voulu ouvrir notre revue à d’autres recherches. La communication faite par Éric Bordas, au séminaire Histoire, littérature et genre de l’Université Paris 8 animé par Michèle Riot-Sarcey et Isabelle Tournier, qu’il a eu la générosité de nous réserver, nous a semblé avoir sa place ici. Son analyse de Valentine de George Sand est une invitation à tisser et nouer plus fermement des liens puissants entre histoire et littérature.

5 Il faut pour conclure cette introduction qui n’est qu’un prologue, remercier tous ceux qui nous ont permis de réaliser intellectuellement et matériellement cette réunion et plus particulièrement Odile Krakowitch qui a eu l’idée d’associer les Archives nationales à cette journée, ce qui nous a permis de nous retrouver dans un lieu marqué par l’épaisseur mais aussi la dissonance des temps.

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Temps et histoire en débat. “Tout s’oublie” et “rien ne passe”

Michèle Riot-Sarcey

1 Tout semble avoir été dit sur le rapport familier de l’historien au temps. Cependant, l’idée, simple en apparence, suscite encore des interrogations et provoque des malentendus, sans engendrer des échanges d’ordre épistémologique. Pourtant, le temps dans sa linéarité, compagnon des récits historiques, n’est pas toujours perçu au rythme des horloges. Sous ses multiples facettes, il déborde la durée et dérange les continuités, en s’emparant des esprits pour s’arrêter, perdurer, bousculer, infléchir les comportements et bouleverser, parfois sans rien changer des rapports sociaux, les modes d’être au monde.

2 Temps et histoire ne marchent pas, comme on le sait, d’un même pas. Le passé se déploie dans le temps et le temps passe en effaçant la part majeure du passé. Il me semble que la tâche de l’historien se situe précisément à un point de convergence entre deux visions du XIXe siècle, également partagées par les contemporains : entre l’obsession de Balzac devant le temps qui passe, quand “tout s’oublie” et l’objection qu’adresse Baudelaire à ses contemporains, oublieux du passé et satisfaits devant le passage triomphant du progrès : “rien ne passe”. C’est pourquoi il ne peut être question d’entrecroiser mémoire et histoire, tant les subjectivités individuelles interfèrent dans les visions du présent autant que dans les constructions du passé. En ce sens, l’objectivation du passé est aussi illusoire que l’idée d’une “mémoire” comme “présent du passé” 1. L’objectivation ne peut atteindre qu’un fragment du passé. Pour l’essentiel, les sujets agissants --sujet assujetti, effacé ou nié et sujet en pouvoir de dire ses actes et de penser le devenir des hommes comme l’action des autres-- sont au cœur de la fabrique de l’histoire, dans son avènement comme dans son écriture. Et, par effet de sens, la part majeure des expériences du passé reste inaccessible à l’historien. À ces questions, me semble-t-il, nous sommes confrontés, si nous voulons dépasser la sentence de Hegel selon lequel la seule histoire possible serait celle des vainqueurs : une histoire dont l’intelligibilité est accessible à la raison universelle 2 et qui se façonne à travers les discours d’hommes, en puissance de transcrire les faits, y compris ceux qui leur échappent, dans un rapport de continuité temporelle.

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3 Émile Benveniste distingue trois types de temps : “le temps physique”, “le temps chronique” et le “temps linguistique”, lequel est irréductible aux deux autres par les formes d’énonciation que suppose la construction d’un discours sur le “physique” comme sur le “chronique”. Si l’objectivation du temps physique est dans l’ordre des choses, le temps chronique, “fondement de la vie des sociétés”, comprend une double dimension, subjective et objective. Et, de fait, la multiplicité des temporalités individuelles reste insaisissable dans l’unicité d’un savoir temporel toujours présupposé. “Ce sont [des] repères --j’ajouterais : seulement-- qui donnent la position objective des événements, et qui définissent donc aussi notre situation par rapport à ces événements. Ils nous disent, au sens propre, où nous sommes dans la vastitude de l’histoire, quelle place est la nôtre parmi la succession infinie des hommes qui ont vécu et des choses qui sont arrivées” 3. Or, c’est par le langage que la jonction entre passé et présent s’opère. Là, le temps linguistique est à l’œuvre, mais en réalité, selon Benveniste, il n’y a qu’un temps possible : le présent. “Le langage ne dispose que d’une seule expression temporelle, le présent […]. Celui-ci, signalé par la coïncidence de l’événement et du discours, est par nature implicite” 4. D’où la confusion des temps, l’interpénétration des subjectivités, celle des acteurs interprètes des faits contemporains, entremêlée à celle de l’historien, lui-même muni d’outils conceptuels propres à son temps.

4 En l’absence de toute réflexion sur ces interférences, l’historien a tendance à privilégier le sens dominant, celui qui l’a emporté aux dépens de bien d’autres, par le sens univoque donné à l’événement considéré. De plus, par la pratique de l’objectivité dite scientifique, celui-ci feint de se croire à l’abri de l’anachronisme, à la manière de Fustel de Coulanges, soucieux de taire les connaissances présentes pour mieux comprendre l’habitus des anciens. Or, en suivant les recommandations de Nicole Loraux, le rapport conscient de l’analyste entre présent et passé permet de poser au passé des questions que les contemporains ne se posaient pas 5 --projet esquissé par Marc Bloch, comme on le sait. Et pour l’essentiel, cette méthode est aujourd’hui courante, sans être réellement pensée. Aussi importe-il de réfléchir à ces tensions entre temporalités : là, je situerais le travail de l’historicité par l’analyse des signifiants en constante évolution dans le jeu de leur transmission.

5 La notion, difficile, n’est pas toujours bien comprise et souvent, à mon sens, assimilée, à tort, à l’idée de temporalité.

6 François Hartog fut le premier, en France, à ma connaissance, à employer le terme dans un usage bien spécifique, en forgeant le syntagme de “régime d’historicité”. “J’entends par là, une formulation savante de l’expérience du temps qui, en retour, modèle nos façons de dire et de vivre notre propre temps […]. Un régime d’historicité ouvre et circonscrit un espace de travail et de pensée […]. Il rythme l’écriture du temps, représente un ordre du temps auquel on peut souscrire ou, au contraire (et le plus souvent), vouloir échapper, en cherchant à en élaborer un autre […]. Quand le passé n’éclaire pas le futur, l’esprit marche dans les ténèbres” 6.

7 Ce qui importe à François Hartog, c’est de penser et travailler l’expérience du temps dans un rapport que je devine en tension entre des temporalités différentes.

8 L’idée d’expérience --notion clé me semble-t-il en histoire-- traverse les travaux de Reinhardt Koselleck. Le théoricien de l’histoire pose comme centrale la question du langage et, par là même, du sens.

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9 À propos de l’événement --moment de différenciations de l’expérience--, il rend compte de l’écart entre événement, interprétations et récit. “L’avant et l’après constituent l’horizon du sens” 7. Parce qu’il “subsiste toujours un écart entre l’histoire en cours et ses conditions de possibilités langagières”. Le travail de l’historien peut alors s’apparenter à celui du littéraire par l’analyse des enjeux sémantiques qui révèlent des conflits de pouvoir dans le jeu d’interprétations synchroniques puis diachroniques.

10 Empruntant à Dilthey la notion d’historicité, Koselleck l’explicite. “Avec la notion d’historicité, la philosophie et l’herméneutique ont repris à leur compte une catégorie à même de fonder, pour ainsi dire métaphoriquement, la relativité (en perpétuel dépassement de soi) de tout ce qui est historique et, par là même, elles sont parvenues à lui dérober ce qu’elle avait d’irritant. La notion d’historicité exprime, d’une manière particulière, ce qui avait été visé au XVIIIe siècle avec celle d’histoire générale --en tant que condition de possibilité de l’histoire” 8. Avec Koselleck, la notion prend forme, mais seulement comme esquisse. Signifiant à la fois la réalité d’un processus historique et sa conceptualisation, le mot Geschichtlichkeit 9, en ce sens, reste trop général pour élaborer une réflexion sur les enjeux de signification.

11 C’est la raison pour laquelle, l’apport d’Henri Meschonnic me semble important, y compris pour les historiens, quelque peu malmenés par le théoricien du langage. Celui- ci travaille la notion dans un rapport étroit entre sujet et signification. “L’historicité n’est pas simplement l’inscription des valeurs dans l’histoire. Ce ne serait que leur caractère historique. L’histoire consiste exactement dans l’illusion d’une limitation du sens aux conditions de production du sens, l’illusion que la connaissance du sens n’est autre que la connaissance de ses conditions. C’est le positivisme des historiens. Dans la mesure où leur certitude de science les rend sourds à la théorie du langage. Mais l’historicité rassemble ces conditions et la capacité en même temps, de transformer les conditions du voir, du sentir, du comprendre, du lire et de l’écrire, imprévisiblement, de telle sorte que cette transformation, qui est l’activité d’un sujet, se communique indéfiniment à d’autres sujets…” 10. Cependant, la difficulté s’accroît quand Meschonnic affirme que l’historicité du non-sujet s’avère irreprésentable. Si l’idée me semble juste, prise à la lettre, sa mise en œuvre rend l’écriture de l’histoire presque impossible.

12 J’en déduis que l’historien est assigné à une double tâche quand il cherche à échapper aux données de l’histoire : à la fois interroger la construction du sens et enquêter sur le sujet qui le porte.

13 C’est pourquoi le terrain de l’expérience peut être le lieu de découverte du processus de fabrique de l’histoire : expériences dans l’événement, par exemple, dont l’interprétation, en dernière instance, aboutit, le plus souvent, à la négation des sujets pris dans le mouvement de l’histoire.

14 Dans ses formes langagières, l’expérience peut être saisie, dans son présent comme dans son devenir, à partir d’enjeux sémantiques, lisibles dans les pratiques textuelles et perceptibles dans les traces laissées par les contemporains. Mais les traces sont inégalement accessibles : les fondateurs d’effectivité historique, aux repères continus (comme le libéralisme par exemple), sont largement privilégiés au détriment des épreuves de ceux qui font usage de termes dont la signification reste étrangère au sens commun des mots, particulièrement politiques. Là, tout un ensemble d’espoirs inaccomplis et de compréhensions éphémères sont perdus pour l’histoire. D’autant que, le temps faisant son œuvre, l’écart se creuse entre mémoire et histoire.

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15 La réflexion d’un Balzac me paraît intéressante à cet égard. Obsédé par la coupure révolutionnaire qui se répète en 1830 dans l’inachèvement, il tente, avec Une Ténébreuse affaire, de faire retour sur les erreurs d’un temps dont l’impossible rédemption sera imaginée, plus tard, par l’écriture de L’Envers de l’histoire contemporaine. “Ceux qui lisent aujourd’hui [1833-1840] des histoires de la Révolution Française ne sauront jamais quels immenses intervalles la pensée publique mettait entre les événements si rapprochés de ce temps [situation des événements du récit au début du premier Empire]. Le besoin général de paix et de tranquillité, que chacun éprouvait après de violentes commotions, engendrait un complet oubli des faits antérieurs les plus graves” 11. Le rapport au passé récent, presque passé présent, est au cœur des préoccupations des contemporains et sans doute à l’origine d’une philosophie de l’histoire rendue nécessaire par l’effacement de la puissance transcendante que représentait la théologie d’Ancien régime. “C’est qu’en ce début du siècle, encore sous le choc de la coupure révolutionnaire, penser l’Histoire impliquait de repenser le Temps” 12.

16 Le processus par lequel “tout s’oublie”, dans la reconstruction du temps, est accessible dans la plupart des discours de l’époque. Soulignons l’intérêt de cette première moitié du XIXe siècle où nombre de créateurs d’idées, novatrices avant que d’êtres normatives, de Guizot à Tocqueville, disent ce qu’ils font et font ce qu’ils disent. Thiers en est une figure presque emblématique.

17 Afin de concrétiser mon propos, je souhaiterais, ici mettre en œuvre le travail partiel de l’historicité 13, par l’esquisse d’une analyse d’un texte d’, de 1831. Tentative expérimentale d’autant plus intéressante que Thiers fait un usage du temps très particulier --comme beaucoup d’adeptes du gouvernement des hommes.

18 Afin d’écarter les critiques à l’encontre de “Juillet”, de ce qu’il nomme “quelques scènes de chouanneries”, Thiers expose sa vision du gouvernement. “Pour faire cesser [les manifestations], il faut calmer, éteindre les passions […], c’est du temps qu’il faut, quand on n’a pas recours aux mesures violentes […]. Il faut donc tout attendre du temps qui coûte, il est vrai, à l’impatience des hommes, mais qui seul dissout les partis, en leur montrant la vanité de leurs espérances, l’impuissance de leurs menées […]. Il n’y a point de répugnance que ce temps si bienfaisant n’efface” 14. L’homme politique donne ici une preuve remarquable de la maîtrise du temps. Son aptitude à dominer les hommes se lit dans sa capacité à user du temps, mis au service d’un pouvoir en phase de constitution.

19 Dans ce texte, destiné à ses pairs plus qu’aux contemporains dans leur indifférenciation, l’interprétation de l’événement révolutionnaire consiste non pas à nier le fait, mais à en gommer les aspérités. Thiers rétablit ainsi le lien entre passé immédiat et présent d’avenir en instituant une continuité, certes déstabilisée mais non encore défaite par les Trois glorieuses. Il lui importe, tout d’abord, d’effacer l’idée de rupture. Et, dans ce dessein, il invoque l’effet du temps. Mais avant d’en affirmer son propre usage, il procède par négations successives des sujets révolutionnaires. Il commence par attribuer l’essentiel de la responsabilité du conflit à Charles X : “Il créa ce célèbre ministère du 8 août qui a fait les , amené la révolution de Juillet et produit la monarchie de 1830” 15. Ce détour rhétorique lui permet, en une phrase, de restituer au roi sa puissance en le faisant advenir comme seul sujet, au sens auteur du terme, des événements. La Révolution est ainsi réduite à une “crise de régime”. Cependant la démonstration serait insuffisante si la royauté et la France n’étaient pas réconciliées pour légitimer la nouvelle monarchie, issue des barricades et si bien mise en pièce par Heinrich Heine 16. Le peuple, objet de sollicitude, n’est que l’instrument de

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La France. Si Charles X fit un “coup d’État”, la “France fit une Révolution” 17 “politique” qui, par opposition à 1789, n’impliquait aucun bouleversement “social” 18. La séparation entre politique et social est désormais inscrite dans la pensée libérale et devient, par construction répétitive, le credo de toutes les autorités politiques en accédant au sens commun. Peu à peu, au fil de la démonstration, le peuple échappe au réel ; dans ses représentations abstraites, il n’est plus que métaphores. “Paris a fait la révolution de Juillet, Paris, c’est-à-dire toutes les classes de la capitale […]. Parce que Paris et la France ne faisaient qu’un dans le moment” 19. Cette négation du peuple comme sujet de sa propre cause, est, selon Thiers, dans l’ordre naturel d’un énoncé politique, car les mots dont le sens fait signe ne peuvent être prononcés par une entité non identifiée. Néanmoins, Thiers éprouve le besoin de donner un sens à l’événement en écartant tout autre forme d’interprétation. Car l’événement, dans sa dimension politique, introduit une conjoncture, impensable dans les termes traditionnels au moment de son avènement et qui reste irréductible au mode de penser commun 20. Aussi est-il nécessaire de rétablir l’ordre ordinaire des choses et des gens. “Le peuple, par son ardeur naturelle, est toujours assez disposé à la révolte contre le gouvernement. Mais pour oser s’y livrer, il a besoin de recevoir le signal de la classe moyenne ; ce qui fait que le sort de tous les gouvernements est dans cette classe, c’est-à-dire dans l’opinion” 21. On ne peut être plus clair et, nous le savons, l’ensemble de cette construction est largement partagé par les autorités de l’époque dont la finalité a pour objet de placer le peuple en position d’extériorité par rapport à l’opinion commune, malgré les protestations véhémentes de journalistes comme Armand Carrel, ou de Sociétés comme celle des Amis du peuple 22.

20 Que savons-nous, en effet, aujourd’hui du “peuple” de 1830 ? Par le croisement des sources, l’essentiel des “faits” de Révolution a pu être restitué. Mais s’il a été possible de comptabiliser la part populaire en quantifiant la présence des métiers sur les barricades 23, l’individu est absent et n’est représenté que par sa fonction. Que voulaient-ils ? Qu’espéraient-ils ? Pourquoi, en ce moment particulier, chacun était-il là ? Les sujets révoltés sont restés muets pour l’histoire. Les libéraux les ignorent, les républicains les invoqueront, les socialistes inventeront leur histoire, mais les espoirs, les compréhensions, les significations présentes dans l’événement révolutionnaire semblent faire défaut au récit historique si l’on en juge par la plupart des ouvrages disponibles aujourd’hui. Or, l’historien peut retrouver les traces des espoirs de 1830, sous des formes diverses : les pétitions adressées aux Chambres des représentants, les lettres aux écrivains, aux journaux (la correspondance parvenue au Globe est éloquente à cet égard), aux hommes politiques (Lamartine, Cabet par exemple). Enfin, dans la floraison de petits opuscules et autres manifestes qui fleurissent au lendemain des journées révolutionnaires, on peut découvrir des propos dignes de Michelet sur le “soleil de juillet”, avec, en supplément, une critique des vainqueurs. “Au moment où j’étais en extase devant le magnifique horizon qui se déroulait devant nous, comme vous j’ai été surprise et pétrifiée d’horreur en voyant les lauriers de Juillet et la couronne de ses héros subir tant de hideuses métamorphoses” 24.

21 Le peuple, dans sa composition différenciée, n’advient comme sujet de l’histoire, au sens téléologique, qu’au moment où il est en mesure d’accepter les termes du partage entre politique et social. C’est ainsi que la confusion, par l’espoir, s’installe en 1848, quand l’emporte, dans le temps court des revendications, l’idée de République démocratique et sociale. Mais très vite, avec la “victoire” du suffrage “universel”, la question sociale est traitée hors des principes proclamés par les autorités

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républicaines ; l’universalité abstraite est alors détachée du quotidien des individus. La liberté reste le privilège de ceux qui déjà la possèdent. Aussi pourrait-on croire, que la vision de Marx n’a guère été dépassée. “Les hommes font leur propre histoire, or, ils ne la font pas de leur propre gré, mais selon des circonstances qu’ils ne choisissent pas eux-mêmes, qu’ils trouvent à leur arrivée, qui leur sont directement données et transmises” 25.

22 C’est ici que le travail de l’historicité intervient. Comme fonction de l’analyse historique, il se limite à révéler des constructions sémantiques dont l’enjeu est resté invisible sur la longue durée des significations qui l’ont emporté dans le mode d’intelligibilité de l’histoire.

23 Car, en réalité, “rien ne passe”. D’autres événements succèdent à 1830 et font ressurgir, sous d’autres formes, espoirs et compréhensions perdues… Mais ceci est une autre histoire pour un autre temps. De mon point de vue, penser l’historicité dans les discontinuités comme dans le temps long, c’est tout simplement aider à décrypter un processus de fabrique de l’histoire dans l’expérience conflictuelle de la mise en mots, expérience qui participe des “conditions de possibilité de l’histoire”.

24 Michèle Riot-Sarcey est professeur à l’Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

NOTES

1.. Paul RICŒUR, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 111. 2.. Voir HEGEL, Leçons sur la Philosophie de l’Histoire, Paris, Éditions Vrin, 1946 (1831-32), 417 p. 3.. Émile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris, Éditions Gallimard, 1974, p. 72. 4.. Idem, p. 74. 5.. Voir Nicole LORAUX, “Éloge de l’anachronisme en histoire”, dans Le Genre humain, n° 27, juin 1993, pp. 23-39. 6.. François HARTOG, “Temps et Histoire”, dans Annales, Économies, sociétés, civilisations, n° 6, novembre-décembre 1995, pp. 1220-1221. 7.. Reinhardt KOSELLECK, Le Futur Passé, contribution à la sémantique des temps historiques, traduit de l’allemand par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1990, p. 134. 8.. Reinhart KOSELLECK, L’Expérience de l’histoire, traduit par Alexandre Escudier, Paris, Éditions Gallimard/Éditions du Seuil, 1997, p. 98. 9.. Je remercie Pierre Pénisson pour ses précisions quant à la traduction du terme. 10.. Henri MESCHONNIC, Politique du rythme, Lagrasse, Éditions Verdier, 1995, p. 142. Théoricien du langage, Henri Meschonnic a très largement explicité cette notion d’historicité dans ses ouvrages, particulièrement dans la Politique du Rythme. Or ces critiques adressées aux historiens “positivistes” peuvent être d’un grand profit pour notre discipline. Cependant, la liaison étroite qu’il établit entre sujet et historicité ne

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peut être recevable comme telle par l’historien. Cette idée toutefois aide à comprendre comment et pourquoi l’histoire des vaincus n’est guère possible, hors d’une méthode critique des processus de mise à l’écart des acteurs de l’histoire dans la construction d’un sens de l’histoire. 11.. Honoré de BALZAC, Une ténébreuse affaire, préface René Guise, Folio Classique, Paris, Éditions Gallimard, 1973, p. 31. Ce type de réflexion historique, sous forme d’incise, ponctue fréquemment les romans de Balzac dont l’ambition, comme on le sait, était d’écrire l’histoire de son temps à travers La Comédie Humaine. 12.. Nicole MOZET, “De sel et d’or : Eugénie Grandet, Une histoire sans Histoire”, dans Catherine Nesci [dir.], Corps/Décors : Femmes, orgies, parodies, Amsterdam/Atlanta, GA, Éditions RODOPI, 1999, p. 215. 13.. Le travail sur l’historicité est ici incomplet, car il serait nécessaire de mener l’analyse du sens (par rapport à la place faite au peuple, par exemple) dans son devenir jusqu’à la réussite du gouvernement représentatif dans sa concrétisation républicaine. 14.. Adolphe THIERS, La Monarchie de 1830, Paris, Éditions Alexandre Mesnier, 1831, p. 85. (C’est moi qui souligne). 15.. Idem, p. 10. 16.. Voir Heinrich HEINE, De la France, traduction, notes et postface par Jean-Luc Besson, Paris, Éditions du Cerf, 1996, 380 p. 17.. Adolphe THIERS, ouv. cité, p. 11. 18.. Idem, p. 4. Notons la modernité de la pensée de Thiers, capable de distinguer la Révolution sociale de la Révolution politique. Distinction qui, dans leurs significations respectives, resteront identiques au cours de ces deux derniers siècles. Le politique est désormais synonyme de la politique et le social se rapporte aux conditions de chaque classe au sein d’une société régie par la politique. Sans interférence d’aucune sorte. 19.. Idem, p. 37. 20.. Je reprends ici la définition que j’ai donnée de l’événement dans Michèle RIOT- SARCEY, Le Réel de l’Utopie, Paris, Éditions Albin Michel, 1998, 309 p. 21.. Adolphe THIERS, ouv. cité, p. 16. 22.. Voir Jean-Claude CARON, “La Société des Amis du peuple”, dans 1830 --Romantisme, n° 28-29, 1980, pp. 169-180. 23.. Voir, entre autres, la chapitre consacré au peuple par David H. PINKNEY, La Révolution de 1830 en France, Paris, Presses universitaires de France, 1988, 463 p. 24.. Julie FANFERNOT, L’Étincelle, prospectus, 1833. 25.. Karl MARX, Der achtzehnte brumaire, MEW, volume 8, p. 115, cité par Reinhart KOSELLECK, L’Expérience de l’histoire, ouv. cit, p. 93. Cette traduction m’apparaît plus explicite que celles des travaux en français sur le 18 brumaire.

RÉSUMÉS

Temps et histoire ne marchent pas, comme on le sait, d’un même pas. C’est pourquoi il importe de distinguer le récit historique des constructions des contemporains. Michèle Riot-Sarcey interroge la notion d’historicité en se référant aux travaux de Koselleck. L’usage de l’historicité,

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dont elle donne une définition, permet alors d’analyser les enjeux du temps : enjeux sémantiques et politiques. Comme exemple, et pour sa démonstration, Michèle Riot-Sarcey analyse un texte de Thiers de 1831, qui présente un usage du temps, alors mis au service d’une interprétation de 1830 d’où sont gommées les aspérités de l’événement, impossible à loger dans une vision linéaire du temps politique.

A debate on time and history. ‘One never forgets’ and ‘everything can be forgotten’. As we know, time and history do not walk in step. That is why it is important to distinguish historical narrative from constructions created by contemporary people. Referring to Koselleck’s works, Michèle Riot-Sarcey tackles the notion of historicity (‘historicité’). The use of historicity, (for which a definition is provided), enables us to analyse the main issues at stake in the study of time : semantic and political stakes. For example, to serve her demonstration, Michèle Riot-Sarcey analyses an 1831 text by Thiers, in which time is utilised for an interpretation of the 1830 revolution from which the main bumps (traces ?) of the event had been erased, because they did not fit into the mould of a linear vision of political time.

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Articles

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Présentation

Alain Corbin

image Chaque société possède sa charpente temporelle. Celle qui ordonne, depuis l'Antiquité, les représentations de la durée en Occident se caractérise par le schème d'un cours linéaire et non cyclique du temps, inscrit entre l'Incarnation et la Parousie attendue. Toutefois, ce primat de l'écoulement linéaire se trouve traditionnellement scandé par le cycle liturgique, lequel, depuis au moins l'aube du XVIIIe siècle, tend à se confondre avec l'alternance des saisons. image Chaque société possède, en outre, ses symboles, ses marqueurs, ses synchroniseurs qui façonnent les représentations du temps. La figure de Saturne, le calendrier des bergers, l'emprise ascendante des signes du Zodiaque d'une part, les cloches, les crécelles, les horloges, la sirène ou le sifflet d'autre part, en sont les meilleurs exemples. image Cette charpente temporelle ainsi structurée ne cesse d'être travaillée par une série de processus. Pour s'en tenir à la Révolution et au XIXe siècle, on peut relever : image 1) la laïcisation --ou le désenchantement-- des références temporelles. Le calendrier de Fabre d'Eglantine constitue le signe le plus évident de cette évolution, tout comme le recul de ce qu'Alphonse Dupront appelle le "temps cérémoniel" ; image 2) l'imposition de plus en plus lourde d'un temps neutre, linéaire, celui des horloges, des sirènes ou des sifflets, aux dépens du rythme cyclique qui était celui des cloches ; image 3) une exigence accrue de précision qui se traduit par l'apprentissage progressif de la minute, puis de la seconde, voire du dixième ou du centième de seconde ; image 4) l'assignation de plus en plus autoritaire de chacune des séquences temporelles à une tâche ou à une activité désignée ; qu'il s'agisse du travail ou du loisir --ce que l'on peut encore lire comme un progrès de la monochrome aux dépens de la polychrome, c'est-à-dire comme un retrait de la disponibilité ; image 5) enfin, l'injonction de la précision, qui se lie à tous ces processus. image L'individu se trouve de plus en plus intensément soumis à un quadrillage, à une discipline du temps, à une arithmétique des heures qui s'est peu à peu propagée des couvents, des casernes et des pensionnats vers les lieux de travail et jusqu'à l'intérieur de l'espace domestique. La hantise de l'emploi du temps, puis la diffusion de l'agenda traduisent le progrès de cet asservissement.

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image Il serait, toutefois, bien trop simple de s'en tenir à ces quelques constatations. Les usages sociaux du temps diffèrent les uns des autres avec une clarté sur laquelle Georges Gurvitch a naguère insisté ; au point qu'à ses yeux, une classe voire un groupe social se définit d'abord par son rapport au temps. Celui de la bourgeoisie, on le sait, se distingue au XIXe siècle de celui en fonction duquel l'aristocratie pense . Les migrants limousins venus travailler à Paris vivaient selon une longue durée, celle du patrimoine ; ce qui les distinguait de l'ouvrier parisien, installé dans un temps plus court. Le pêcheur, le berger eux-mêmes se différencient, à ce propos, de l'agriculteur. Ces représentations sociales croisent bien souvent celles d'un temps politique spécifique. La durée capétienne, qui est celle des ultras sous la Restauration, s'oppose à la temporalité courte et saccadée des régimes successifs de la Révolution et de l'Empire. image L'inscription de l'individu dans l'histoire, les repères majeurs qui ont structuré son existence échappent, pour une part, à ces représentations sociales du temps ; et la façon dont cette figuration singulière de la durée s'accorde ou s'oppose aux cadres sociaux de la mémoire, naguère scrutés par Maurice Halbwachs, forme un objet historique de tout premier intérêt. Jean-Clément Martin, entre autres historiens, a ainsi suivi le fil de la mémoire et le jeu de l'oubli au sein d'une société limitée, celle de la Vendée. La manière dont l'événement, dans la diversité de ses séquences, est vécu ou reconstruit par l'individu entre dans la construction de l'identité ; elle s'articule à la mémoire de soi, elle contribue à ordonner les représentations de l'avenir. image Or, le XIXe siècle constitue une époque privilégiée pour l'historien désireux de réfléchir à la manière dont ces enjeux et ces processus s'entrelacent. Ce moment d'accentuation de la conscience du sujet est aussi celui d'un bouleversement radical du temps géologique, de l'essor de la notion de société traditionnelle, de l'approfondissement du sens de l'immémorial, de la tension entre un avenir conçu comme riche de progrès et un passé dont on désire retarder la perte et l'oubli. image Arrêtons-nous sur quelques aspects plus précis de notre objet. Il me semble que l'histoire d'une période, d'une génération ou d'un régime politique implique la mesure et l'analyse de la connaissance du passé qui était alors celle des individus concernés. La figure du temps écoulé aide à la compréhension du présent, en même temps qu'elle le travaille. De la même manière, la vision de l'avenir --le futur du passé--, elle aussi en perpétuelle transformation, suscite un ensemble de désirs et de craintes, d'attentes et de résolutions qu'il est nécessaire à l'historien de bien percevoir. Les représentations de l'avenir de soi, de l'avenir du groupe, de l'avenir de la communauté nationale induisent bien des comportements. De ce fait, l'histoire constitue, quel que soit le régime, un enjeu politique de premier ordre. image Reconnaissons-le, la nécessité de tenir compte de la simultanéité de représentations du temps multiples et divergentes complique le travail des historiens. Un récent colloque tenu dans le cadre de la Société d'histoire de la révolution de 1848 a ainsi montré combien le sens plus ou moins aigu des délais nécessaires à la modification de l'ordre politique ou social avait déterminé les conduites des insurgés, en 1848 comme en 1851. Nous l'oublions trop souvent : les individus que nous considérons comme contemporains, car leur vie s'est déroulée à la même époque, ne partageaient pas les mêmes représentations du temps. Leur sens de la profondeur temporelle différait grandement. C'est là, sans doute, la clé de compréhension de nombreux conflits, de nombreuses tensions et de bien des malentendus qui font l'histoire. image Alain Corbin est professeur émérite

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à l'Université Paris 1-Panthéon-Sorbonn

RÉSUMÉS

Dans sa brève introduction Alain Corbin souligne les décalages et les multiples représentations du temps des contemporains. Cette donnée est souvent négligée par l'historien. Or, chaque société possède sa charpente temporelle, ses symboles, ses marqueurs, ses synchroniseurs, sans cesse retravaillés et qui façonnent le rapport des individus et des groupes à la connaissance du passé et à la compréhension du présent

In his short introduction, Alain Corbin underlines the discrepancies and the multiplicity of the representations of time by contemporaries. This is often neglected by historians. Each society has its own time frame, its symbols, its marks, its synchronisers, which are all constantly worked out again and again. They shape the relationship between individuals and groups on the one hand, and their knowledge of the past and their understanding of the present on the other hand.

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Quelques aspects de l’écriture du temps chez les historiens français de la seconde moitié du XXe siècle

Jean Leduc

1 « L’histoire est de bout en bout écriture » dit Paul Ricœur 1. Au sein du vaste problème de l’écriture de l’histoire — c’est à dire de sa construction — j’ai choisi de m’intéresser plus particulièrement, dans cet exposé, à ce que le même auteur appelle la « phase littéraire ou scripturale » 2 de l’opération : la mise en texte proprement dite, les mots qu’emploient les historiens, les formes qu’ils leur donnent et la manière dont ils les arrangent pour exprimer la temporalité.

2 Je me poserai, à ce propos, trois questions : • À quels temps les historiens conjuguent-ils les verbes ? • Quels mots ou expressions porteurs d’indications temporelles utilisent-ils de préférence ? • Comment organisent-ils leurs ouvrages sur la « flèche du temps », aussi bien à l’échelle macro-textuelle (le plan d’ensemble de leurs ouvrages) que micro-textuelle (l’agencement des séquences) ?

3 Ces questions, les littéraires — utilisant les grilles élaborées, par exemple, par Gérard Genette 3 ou Harald Weinrich 4 — se les posent, à propos des textes romanesques. En revanche, ils négligent complètement de se les poser à propos des œuvres des historiens contemporains. Et quand je dis « contemporain », cela nous reporte loin en arrière, Michelet semblant être le dernier à être digne de l’attention des spécialistes de l’analyse littéraire. Ces derniers semblent considérer l’histoire comme hors du champ de la « littérarité ». Il suffit de consulter les publications à l’usage des étudiants en littérature ou en linguistique pour prendre la mesure de cette indifférence. Cette indifférence pouvait mieux se comprendre quand l’histoire, soucieuse de se faire admettre à part entière dans le champ des sciences humaines, entendait se garder de ce que Langlois et Seignobos appelaient les « ornements littéraires ». Elle se comprend moins dès lors que les historiens de métier, sans renoncer à leur ambition de dire quelque chose de véridique sur le passé, admettent et professent, dans leur grande majorité : premièrement que l’histoire est toujours reconstruction de ce passé ;

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deuxièmement que l’histoire, même la plus « structurale », reste peu ou prou un récit ; troisièmement que, pour « boucher les trous » laissés par les sources, mais aussi pour donner sens et vie à ce récit, l’histoire comporte toujours une part de fiction, utilise les ressorts de la fiction. Ce qu’ rassemble dans la formule suivante : « Le travail historique n’est qu’une reconstruction du passé, à partir des traces disponibles et grâce à l’écriture » 5. Cette inflexion épistémologique des historiens pourra-t-elle convaincre leurs collègues littéraires de considérer le texte historique contemporain comme digne de leur analyse ? On note quelques signes récents en ce sens concernant l’écriture de Duby 6. Il est vrai que la critique, de son côté, semble, aujourd’hui, en rabattre un peu de sa conception très exclusiviste de la « littérarité » 7.

4 En attendant, je fais le pari que les outils d’analyse élaborés par les littéraires sont transférables aux textes historiques contemporains, ce qui revient à postuler que ceux- ci peuvent appartenir, eux aussi, au champ littéraire. Les constats que je hasarde, ne font, on va le voir, que confirmer des intuitions que, sans doute, nous partageons tous. Encore fallait-il vérifier le bien fondé de ces intuitions et esquisser des typologies, ce que j’ai tenté de faire à partir d’un échantillon d’une centaine d’ouvrages d’historiens universitaires français publiés dans la seconde moitié du XXe siècle 8 L’histoire universitaire, aujourd’hui, utilise massivement le présent de narrationLe présent de l’indicatif est devenu, depuis un quart de siècle, le temps de base des séquences narratives du texte historique 5 Il n’a jamais été absent des autres séquences. Ainsi il a toujours été utilisé par l’historien pour introduire une citation (Michelet, dans Histoire de la Révolution française : « Dans son livre de 1796, écrit en pleine réaction, Necker nous avoue confidentiellement ce qu’était son projet […] : "Le défaut de mon projet […]" »), pour commenter un document et, bien sûr, pour formuler un jugement (« La convocation des États Généraux de 1789 est l’ère véritable de la naissance du peuple », phrase inaugurale du même ouvrage). Dans une séquence narrative où les verbes se conjuguent aux temps du passé, le présent (on parlera ici, dans ce cas, de « présent historique ») a souvent été utilisé pour donner un effet de dramatisation, d’accélération de l’action (du même Michelet, au détour d’un récit au passé des événements du 12 juillet 1789 : « Un jeune homme, Camille Desmoulins, saute sur une table »).

6 Ce qui est nouveau, dans la seconde moitié du XXe siècle et surtout dans son dernier quart, c’est, dans la narration des événements, le passage d’un système où les temps de base étaient le passé simple (pour exprimer l’action) et l’imparfait (pour dresser l’arrière-plan) à un système où le temps de base est le présent : on parlera, dans ce cas, de « présent de narration » 9 (pour le distinguer du « présent historique » qu’on vient d’évoquer). • Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, ce choix du présent de narration était très rare (Pierre Renouvin, Adrien Dansette, Jacques Chastenet). • Son usage se répand dans la seconde moitié des années 1960 et, surtout, dans les années 1970 : il est le temps de base des thèses (et ouvrages ultérieurs) d’Emmanuel Le Roy Ladurie (1966), François Lebrun, André Kaspi, Michel Vovelle, Robert Mandrou, etc. Cependant, à cette époque, beaucoup restent encore fidèles au passé simple, tels Pierre Barral, Adeline Daumard, Philippe Dollinger, Jean Jacquart, etc. • Il ne devient massif qu’à partir des années 1980, encore que le passé conserve des adeptes tels Jean-Jacques Becker, Nicolas Werth ou les auteurs du Livre noir du communisme.

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7 On remarque, quelle que soit leur pratique, des « dérapages » chez d’assez nombreux auteurs. Entendons par là des passages intempestifs (abandon temporaire sans justification logique telle que analepse ou prolepse) du présent de base aux temps du passé ou vice-versa. Certains auteurs dépassent même le stade du dérapage pour confiner à l’errance, semblant balancer sans cesse entre passé simple et présent de l’indicatif, tel Jacques Le Goff. Dans quelle mesure ces usages divers sont-ils des choix conscients et comment expliquer l’invasion du présent de narration au cours du dernier tiers du siècle ? 8 Remarquons d’emblée que les tentatives de corrélation entre l’usage de tel ou tel temps de base et la génération ou l’orientation idéologique de l’historien ainsi que la période et le sujet qu’il étudie n’aboutissent à aucun résultat significatif. • L’usage croissant du présent de narration résulte-t-il d’une contamination inconsciente de l’écrit par l’oral ? Le passé simple a pratiquement disparu du langage oral courant, laissant place au présent, essentiellement, semble-t-il, pour des raisons de facilité d’usage. De surcroît, notre corpus est composé d’ouvrages universitaires, c’est-à-dire d’ouvrages rédigés par des gens qui, presque tous, enseignent : or il suffit — ce qui fut souvent notre cas — d’écouter enseigner l’histoire pour constater que cela se fait presque toujours au présent de narration. Écrit-on l’histoire comme on la parle ? Il serait intéressant d’étudier un échantillon d’historiens non enseignants… • Cette irruption du présent est-elle plutôt un choix, plus ou moins conscient, plus ou moins raisonné, un choix épistémologique : la volonté d’établir un certain type de rapport entre l’événement passé que l’on narre et le moment présent de la narration, une manière de « gérer » l’écart temporel entre « histoire » au sens de ce qui s’est passé jadis ou naguère et « histoire » au sens de ce que j’en dis hic et nunc ? Si tel est le cas, on peut formuler au moins deux hypothèses.

9 Première hypothèse : choisir, désormais, le plus souvent, le présent de narration, ne serait-ce pas vouloir rendre le passé présent — « comme si on y était » — faire revivre le passé, comme Michelet avait l’ambition d’une « résurrection de la vie intégrale » ?

10 Seconde hypothèse : à l’inverse de cet effort supposé pour rapprocher le passé du présent, choisir le présent de narration, ne serait-ce pas, au contraire, une manière de marquer leur infranchissable distance, une manière d’affirmer la présence de l’historien. Pour reprendre la distinction de Benveniste, les historiens universitaires français, dans le dernier quart du XXe siècle basculeraient ainsi, dans les séquences narratives, du mode du « récit » (dont le temps de base est le passé simple, temps de l’accompli, où, comme disait Barthes, l’histoire « se raconte toute seule ») au mode du « discours » (dont le passé simple est exclu, où le présent domine, où s’affiche la présence de l’énonciateur). Si l’usage même du présent de l’indicatif n’est peut être pas un choix conscient, il pourrait résulter d’une attitude intellectuelle qui, elle, est tout à fait consciente et de plus en plus répandue : l’historien sait qu’il ne peut échapper à son présent.

11 Jacques Rancière 10 fait de Michelet le précurseur de ce « présentisme » du texte historique. Avec cet historien, dit-il, « la mise du récit au présent rend ses pouvoirs d’assertion analogues à ceux du discours ». Jacques Rancière s’appuie surtout sur le passage que Michelet consacre à la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790, texte où, en effet, le présent règne en maître. Cependant, si l’on analyse l’étude, par Michelet, d’autres grandes journées de la Révolution, on constate que l’usage des temps de la conjugaison y reste, en fin de compte, très « classique ». Il en va ainsi du récit des

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journées de juillet 1789, de celui du 10 août 1792 ou de Valmy : le temps de base y est le passé simple, avec — il est vrai assez souvent — des passages au présent historique pour exprimer la soudaineté, la précipitation. Quant à l’arrière-plan, il est, même pour la Fête de la Fédération, à l’imparfait/plus-que-parfait.

12 On peut remarquer que le roman français du dernier demi-siècle n’a pas suivi la même évolution que l’histoire, du moins pas avec la même ampleur. Certes, le Nouveau Roman a fait un large usage du présent (et s’en est expliqué). Certes ce présent est — à dessein ou intempestivement — plus employé dans les romans d’aujourd’hui qu’autrefois. Mais les temps du passé (au premier rang desquels le passé simple) y restent largement dominants, particulièrement… dans les romans d’anticipation. Le texte historique est saturé d’indicateurs temporels. Il privilégie ceux qui expriment une datation absolue 13 On entendra par indicateurs temporels — autres que les temps de la conjugaison — les mots ou groupes de mots à connotation temporelle tels que adverbes, locutions adverbiales, prépositions, conjonctions, locutions conjonctives, adjectifs, substantifs, verbes. Deux constats peuvent être faits : Premier constat : dans les séquences narratives, ces indicateurs sont nombreux 14 Le critère quantitatif utilisé pour l’enquête est le pourcentage de signes typographiques qu’ils représentent dans chaque séquence étudiée.

15 Ne font exception à cette règle que les séquences de type « scène » (au sens de Genette, c’est à dire quand, à défaut d’être isochrones, le temps du récit et le temps de l’histoire qu’il raconte sont plus ou moins proches : le détail du récit est alors si grand que les faits n’ont pas besoin de médiateurs pour s’y enchaîner l’un à l’autre). En revanche, plus l’écart entre temps du récit et temps de l’histoire que raconte ce récit se creuse, autrement dit plus l’historien a recours au « sommaire » (accélération du récit) ou à « l’ellipse » (intervalle de temps non raconté), plus les indicateurs sont nombreux, représentant 10 % et souvent plus des signes de la séquence.

16 La même variation peut être observée dans les séquences narratives des romans ; cependant, même dans les plus elliptiques, le pourcentage d’indicateurs temporels observés y est presque toujours bien moindre que dans les séquences comparables des textes historiques (en général de moitié). Cela tient à une différence fondamentale entre texte historique et texte romanesque 17 Le texte romanesque se réfère presque exclusivement à une chronologie interne : il pratique une datation relative situant les faits racontés les uns par rapport aux autres ; il utilise donc surtout des indicateurs d’enchaînement ; de surcroît, il reste souvent dans le flou, l’à-peu-près 11. Le texte historique use, lui aussi, pour lier le récit, d’indicateurs d’une chronologie relative mais — et c’est le second constat — sa spécificité est de faire constamment référence à une chronologie externe : il pratique une datation absolue, situant les faits par rapport au temps universel, celui du calendrier et le faisant souvent avec précision (allant jusqu’à mentionner le quantième). Et cette caractéristique se retrouve jusque dans les séquences non narratives des textes historiques, même si, dans ces « pauses » (Genette), les indicateurs temporels sont généralement beaucoup moins nombreux que dans les séquences narratives. Dans tous les cas, la mention des dates est l’une des composantes du caractère référentiel de l’écriture de l’histoire, un des fondements de sa crédibilité.

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« Sans repères chronologiques, la connaissance du passé n’est que de la bouillie informe » dit Alain Corbin 12. L’histoire — même lorsqu’elle semble s’en défendre — est toujours, peu ou prou narration, « mise en intrigue » d’un récit 18 C’est pourquoi — cela a déjà été souligné par d’autres — on ne saurait parler de « retour du récit ». On se placera successivement à l’échelle macro-textuelle et à l’échelle micro- textuelle. À l’échelle macro-textuelle, celle de l’organisation d’ensemble des ouvrages, le plan chronologique l’emporte largement, qu’il soit explicite ou non • Il peut être exclusif, à quelques pauses descriptives près (l’auteur présente souvent un état initial). • Il peut être dominant, tout en ménageant, — le plus souvent au cœur de l’ouvrage — une partie descriptive qui concerne généralement les aspects économiques, sociaux ou culturels, moins « racontables » que les faits de politique intérieure ou internationale. • Il peut prendre des formes plus subtiles. Tel est souvent le cas de l’histoire à tendance anthropologique. En démographie historique, histoire de la population, histoire de la famille, par exemple, l’auteur aborde successivement les âges de la vie, les étapes de la procréation : ainsi procède Mireille Laget dans Naissances 13. Dans d’autres domaines, l’auteur peut proposer une série de tableaux mais cette succession de tableaux décrivant des états différents les uns des autres suggère, en fait, un « procès », une évolution et constitue donc un récit (Philippe Carrard 14 parle de « récit par strates ») : ainsi font Philippe Ariès dans L’homme devant la mort 15 ou Duby dans Le temps des cathédrales 16. L’auteur peut aussi aborder successivement des thèmes, des aspects différents, mais il se trouve qu’il s’agit d’aspects dominants du sujet à une période donnée : on a souvent, dans ce cas, un plan « en tuiles », l’auteur remontant en arrière pour exposer la genèse de chacun des thèmes successivement abordés : ainsi font Pierre Guillaume dans son ouvrage sur les tuberculeux 17 ou Alain Corbin dans celui qu’il consacre à la prostitution 18. • Rares sont, en fin de compte, les ouvrages dont le plan d’ensemble est entièrement ou à dominante clairement thématique et où le narratif ne se manifeste qu’à l’échelle micro- textuelle. Introduction à la France moderne 19 de Mandrou, La peur et l’Occident de Jean Delumeau ou la thèse de Michel Vovelle sur la vie religieuse en Provence 20 relèvent de ce type de construction. • Entre les ouvrages à plan exclusivement ou majoritairement chronologique et les ouvrages à plan thématique, on en trouve qui combinent, de manière équilibrée, thématique et chronologique, qu’il s’agisse d’une alternance assez régulière (comme dans Histoire de l’éducation dans l’Antiquité 21 de Henri-Irénée Marrou ou La fête révolutionnaire 22 de Mona Ozouf) ou d’un glissement progressif d’un mode à l’autre (comme dans Les droites en France de René Rémond 23). • On peut aussi mentionner le cas du « récit répétitif » (au sens de Genette : quand une même histoire donne lieu à plusieurs récits) : ainsi, dans Saint Louis 24, Jacques Le Goff présente successivement un récit de vie classique, une présentation chronologique des regards des contemporains, un portrait en pied du roi. Cette manière de varier les points de vue peut être repérée aussi dans Le dimanche de Bouvines 25 de Duby, voire dans la thèse de Braudel. À l’échelle micro-textuelle, le récit n’est jamais absent

19 Le texte historique est un entrelacement (un « collage » dit Philippe Carrard) de séquences narratives d’une part, de séquences explicatives, argumentatives ou descriptives d’autre part. Notons le caractère un peu formel de ces distinctions : ainsi

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chacun sait que la séquence la plus factuelle est implicitement explicative, l’ordre temporel de mention des faits induisant un enchaînement chrono-logique, une impression de lien de cause à effet chez le lecteur. • Le récit peut-être dominant (on dit aussi enchâssant) : dans ce cas, les séquences narratives non seulement occupent une large place mais encore elles précèdent le discours de l’historien sur l’événement raconté qui vise à en éclairer le sens : séquences explicatives et argumentatives ou narration rétrospective (analepse). • Le récit peut être dominé (enchâssé) : dans ce cas, les séquences narratives occupent une place plus réduite — il peut même s’agir de la simple allusion à un fait que l’auteur suppose connu ou d’un rappel sommaire — et ces récits suivent le discours de l’auteur, venant, a posteriori, à l’appui de ses affirmations, les illustrant d’exemples (exempla).

20 A vrai dire, plus encore que le rapport quantitatif entre séquences narratives et séquences non narratives, c’est leur ordre dans le texte qui caractérise récit dominant et récit dominé : ainsi dans le passage de sa thèse que Braudel consacre à Lépante, le tiers seulement des 21 séquences sont narratives et le combat lui-même n’occupe que trois lignes ; mais ce sont les séquences narratives qui ouvrent chaque phase de ce texte, précédant toujours les séquences explicatives, rythmant ce qui, en fin de compte, est bien un récit.

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21 Conclusion toute provisoire : en ce qui concerne sa temporalité, le texte de l’histoire universitaire française qu’on dit nouvelle s’inscrit à la fois en continuité et en rupture avec ses devanciers. Continuité dans la mesure où — comme le roman — il reste fondamentalement un récit, mais — à la différence du roman — un récit constamment et explicitement référentiel, non seulement parce qu’il renvoie systématiquement à ses sources mais parce qu’il « se cale » sans cesse, par la mention de dates, à une chronologie qui lui est extérieure. Rupture dans la mesure où, écrit jadis aux temps du passé, le texte historique se conjugue, aujourd’hui, le plus souvent, au présent de l’indicatif.

22 Cette ébauche se veut une invitation — adressée aux historiens et aux littéraires, pourquoi pas associés — à des recherches plus systématiques sur la « textualité » de l’histoire, et pas seulement en ce qui concerne la temporalité : d’autres pistes sont possibles, telles que l’usage de la métaphore, les marques explicites de la présence de l’auteur (l’usage du « je » ou du « nous »), la focalisation, l’intertextualité, etc.

NOTES

1. Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 171. 2. Idem, p. 171. 3. Gérard GENETTE, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, 1972, 288 p.

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4. Harald WEINRICH, Tempus, besprochene und erzählte Welt, Stuttgart, W. Kohlhammer Verlag, 1964, traduction française Le Temps, Paris, Éditions du Seuil, 1973, 333 p. 5. Emmanuel MACRON, « La lumière blanche du passé », dans Esprit, août-septembre 2000, p. 22. 6. Danielle Bohler, spécialiste de littérature médiévale, s’interroge sur « Le travail de l’écriture » dans les ouvrages de Georges Duby consacrés à l’histoire des femmes ; voir Danielle BOHLER, « Le travail de l’écriture », dans Clio. Histoire, femmes, sociétés, n° 8, 1998, pp. 44‑63 ; Mirna Velcic-Canivez, qui enseigne la linguistique, analyse Le chevalier, la femme et le prêtre : Mirna VELCIC-CANIVEZ, « Histoire et intertextualité. L’écriture de Georges Duby », dans Revue historique, n° 613, janvier-mars 2000, pp. 187‑206. 7. On remarquera qu’au XIXe siècle, le clivage histoire/roman n’avait pas cette rigueur. Les Goncourt, qui ont commencé par des ouvrages d’histoire avant de publier des romans, écrivent dans leur Journal, en date du 24 novembre 1861 : L’histoire est un roman qui a été, le roman de l’histoire qui aurait pu être ». 8. Pour une analyse d’ensemble des rapports entre temps et histoire, je me permets de renvoyer à Jean LEDUC, Les historiens et le temps, Paris, Éditions du Seuil, 1999, 328 p. 9. Nous empruntons cette distinction à Anne HERSCHBERG-PIERROT, Stylistique de la prose, Paris, Éditions Belin, 1993. 10. Jacques RANCIÈRE, Les noms de l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1992, 213 p. 11. Ce ne fut pas toujours le cas : beaucoup de romans du XIXe siècle comportent des mentions directes ou indirectes de dates exactes ; certains commencent même par une référence au calendrier tels Le Cousin Pons, La Cousine Bette, Les Paysans, La Chartreuse de Parme, L’Éducation sentimentale, etc. 12. Alain CORBIN, Historien du sensible, Paris, Éditions La Découverte, 2000, p. 175. 13. Mireille LAGET, Naissances. L’accouchement avant l’âge de la clinique, Paris, Éditions du Seuil, 1982, 346 p. 14. Philippe CARRARD, Poétique de la Nouvelle histoire, Lausanne, Éditions Payot, 1998, 256 p. 15. Philippe ARIÈS, L’Homme devant la mort, Paris, Éditions du Seuil, 1977, 641 p. 16. Georges DUBY, Le Temps des cathédrales, Paris, Éditions Gallimard, 1976, 379 p. 17. Pierre GUILLAUME, Du Désespoir au salut, Paris, Éditions Aubier, 1986, 376 p. 18. Alain CORBIN, Les Filles de noce, Paris, Éditions Aubier, 1978, 571 p. 19. Robert MANDROU, Introduction à la France moderne, Paris, Éditions Albin Michel, 1961, 401 p. 20. Michel VOVELLE, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle, Paris, Éditions Plon, 1973, 697 p. 21. Henri-Irénée MARROU, Histoire de l’éducation dans l’antiquité, Paris, Éditions du Seuil, 1948, 596 p. 22. Mona OZOUF, La Fête révolutionnaire, Paris, Éditions Gallimard, 1976, 340 p. 23. René RÉMOND, La Droite en France de 1815 à nos jours, Paris, Éditions Aubier, 1954, 323 p. 24. Jacques LE GOFF, Saint Louis, Paris, Éditions Gallimard, 1996, 976 p. 25. Georges DUBY, Le Dimanche de Bouvines, Paris, Éditions Gallimard, 1973, 302 p.

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RÉSUMÉS

Comment, par leurs choix d’écriture, les historiens français de la seconde moitié du vingtième siècle expriment-ils la temporalité ? Le présent de l’indicatif a pris, au cours du dernier quart du siècle, la place du passé simple comme temps de base des séquences narratives. Parmi les mots ou groupes de mots qui servent d’indicateurs temporels, prédominent ceux qui expriment une datation absolue. Enfin le récit chronologique est la forme dominante de construction, aussi bien à l’échelle macro-textuelle qu’à l’échelle micro-textuelle.

Some aspects of the writing of time among French historians in the second half of the 20th century. How did the French historians of the second half of the twentieth century express the time ? During the last quarter of the century, the present tense replaced the "passé simple" (past simple) as the basic tense of narrative sequences. Among the words or groups of words indicating time, those expressing an absolute dating predominate. The chronological narrative is the main form of the historical books, on the macro-textual scale as well on the micro-textual one.

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Les Français face au temps de l’Empire

Natalie Petiteau

1 La cause semble désormais entendue : la période moderne s’achève, universitairement parlant, en 1799 et l’Empire ouvre donc l’ère contemporaine. Je laisse aux historiens de la Révolution le droit ou le devoir de défendre le rattachement des années 1789‑1799 à l’ère contemporaine. Voilà qui renvoie à des débats dans lesquels, de toute façon, l’impact des années 1800‑1815 est bien rarement pris en considération.

2 Pourtant, puisque l’Empire se trouve désormais ouvrir la période contemporaine, il devient d’autant plus essentiel de cesser d’en enfermer l’histoire dans les sphères au sein desquelles il a presque uniquement, jusqu’à présent, suscité l’intérêt. Il est vrai que plus que n’importe quelle période, l’Empire, notamment parce qu’il s’inscrit dans le temps très court de quinze années, a été le terrain privilégié d’une histoire essentiellement événementielle et même anecdotique, et dominée en tout cas, bien évidemment, par la reconstitution minutieuse de chacune des batailles de la période.

3 Or, on a abusivement négligé de jeter sur ces quinze années consulaires et impériales des regards neufs, porteurs des questionnements communs à l’ensemble d’une communauté historienne sans cesse en quête de renouvellements depuis les succès de l’école des Annales. C’est pourquoi j’ai personnellement souhaité organiser mes recherches post-doctorales dans le cadre d’une thématique que j’intitule « les Français et l’Empire ». S’interroger sur l’attitude des Français à l’égard non seulement de ce régime politique, mais aussi des bouleversements humains induits par les mutations sociales qu’il a organisées, ou par les guerres dans lesquelles il a été impliqué, appelle donc, entre autres, une étude de la perception de ce moment historique par les contemporains, mais aussi par les historiens.

4 Finalement, comprendre les rapports que les Français ont à l’Empire, c’est analyser les lectures successives de ce temps qui signifie pour beaucoup de contemporains et d’historiens du XIXe siècle densité des événements, mais aussi ouverture d’une ère nouvelle, alors même que nombre de mémorialistes témoignent de la perception d’un temps individuel souvent, mais pas forcément, marqué par un retour à un cours apaisé

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de l’existence. Manifestement, il existe différents « temps de l’Empire », selon les sources auxquelles on se réfère. Les reconstitutions des mémorialistes ou le vécu d’un temps individuel 5 La lecture des correspondances entretenues par les contemporains de l’Empire ne révèle pas de réflexions générales sur les temps vécus par leurs auteurs 1 : ces correspondances montrent bien au contraire des hommes et des femmes préoccupés du quotidien, sans jamais exprimer le sentiment de vivre des temps d’exception, du moins lorsqu’il s’agit de civils. Ce n’est qu’à l’heure de la mise en forme de leurs mémoires que quelques Français qui ont vécu l’Empire ont reconstitué a posteriori leur perception de ces temps. Temps de restauration 6 Si l’expression « restauration » renvoie inévitablement l’historien aux années 1814‑1815, il n’est pas certain que les hommes et les femmes du premier XIXe siècle n’aient pas aussi pensé aux années du Consulat et de l’Empire en terme de restauration. En tout cas, un témoignage de Chateaubriand prouve qu’il existe une volonté d’effacer en partie les temps révolutionnaires, si bien que 1800 serait entre autres vécu comme un temps de retour en arrière : en 1800, à Paris, il observe en effet que « sur les murailles étaient barbouillées ces inscriptions républicaines déjà vieillies : LIBERTE, EGALITE, FRATERNITE OU LA MORT. Quelquefois on avait essayé d’effacer le mot MORT, mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche de chaux. Cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde, comme ces peuples sortant de la nuit de la barbarie et de la destruction du Moyen Âge » 2. Notons que pour Chateaubriand, cette tentative d’effacer ce qui a été signifie en fait volonté de recommencement, de retour en arrière, après quoi il parle d’ailleurs des années du Consulat comme d’une époque de renaissance de l’ordre social 3. Or, Charles de Rémusat a laissé un témoignage identique sur les réactions de ses concitoyens face à la recrudescence de cérémonial, aux premiers temps de l’Empire : on y voyait « les symptômes croissants de retour à l’ordre » 4.

7 Pour d’autres mémorialistes, moins soucieux que Chateaubriand ou Rémusat de perspicacité dans la compréhension du temps écoulé, 1800 permet de renouer avec le cours normal de l’existence, de mettre entre parenthèses les années 1789‑1799, autre tentative, donc, pour effacer le temps passé. Ainsi, pour la marquise de La Tour du Pin, la chute du Directoire est accueillie comme une heureuse nouvelle et le Consulat lui laisse avant tout l’agréable souvenir du retour des émigrés 5 et de la restauration des plaisirs domestiques 6. Victorine de Chastenay interprète elle aussi le moment de l’établissement du régime de Napoléon comme un temps de restauration parce qu’elle peut goûter le rétablissement progressif de son univers familier : les mémorialistes démontrent en fait que chacun n’envisage que le temps de son groupe social, sans pour autant oublier le temps strictement individuel des difficultés financières ou familiales qui ne cessent pas aussitôt que s’établit le nouveau pouvoir… 7 Même la reine Hortense laisse entendre, dans ses mémoires, qu’elle a davantage vécu l’Empire au rythme de ses chagrins domestiques qu’à celui des grands événements politiques auxquels elle est pourtant directement mêlée 8. Temps de retour aux plaisirs et art de vivre dans l’instant : une ère au temps immobile ? 8 Quoi qu’il en soit, le sentiment de restauration n’est pas propre aux ci-devants nobles. Ainsi, le général Boulart conserve des années du Consulat le souvenir d’un temps de retour aux plaisirs, temps qu’il a goûté alors qu’il est en poste à Thionville : en

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évoquant la sociabilité et les plaisirs des soirées d’alors, il note qu’« il semblait qu’on eût à cœur de se dédommager du temps perdu » 9. Et 1803, alors qu’il est cette fois en poste à Besançon, chacun sentait que l’« on commençait à s’éloigner des temps désastreux de la Révolution ; la confiance s’était rétablie dans les relations sociales ; la prospérité renaissait, l’avenir souriait ; on ne demandait pas mieux que de se dédommager pour le présent des privations du passé ; on s’entendait donc admirablement pour s’amuser » 10. Le Consulat semble donc être perçu comme un temps d’insouciance où chacun peut se laisser aller à vivre dans l’instant.

9 Or, les années de guerre, pour une raison inverse, encouragent bientôt également à cultiver l’art de vivre dans l’instant. À propos du temps de son mariage, en 1805, Boulart se souvient qu’« à cette époque, on était façonné à toutes les chances qui résultent de l’état de guerre ; on réfléchissait beaucoup à l’avance, mais, une fois le parti pris, on se résignait à toutes les conséquences, et l’on profitait habilement pour le plaisir de tous les instants que le service de l’État ne réclamait pas impérieusement » 11. De cette ivresse à vivre dans l’instant, naît, Boulart le reconnaît bien volontiers, l’habitude de dépenser sans compter, parce que « le présent était tout, et l’avenir paraissait si assuré qu’on ne s’en inquiétait pas ; c’était un temps de délire et d’illusions » 12. Le général Lasalle a lui aussi fort bien traduit comment les hommes de sa génération ont alors pu vivre sans penser au lendemain, en se satisfaisant de la plénitude d’un présent fait de gloire et d’aventures : « Moi, j’ai assez vécu à présent. Pourquoi veut-on vivre ? Pour se faire honneur, pour faire son chemin, sa fortune ; eh bien ! j’ai 33 ans, je suis général de division. Savez-vous que l’empereur m’a donné l’année dernière 50 000 livres de rentes ? c’est immense » et encore « […] c’est déjà un plaisir assez grand que de faire la guerre ; on est dans le bruit, dans la fumée, dans le mouvement ; et puis quand on s’est fait un nom, eh bien ! on a joui du plaisir de se le faire ; quand on a fait sa fortune, on est sûr que sa femme, que ses enfants ne manqueront de rien : tout cela, c’est assez. Moi je puis mourir demain » 13.

10 Les contemporains de Napoléon semblent donc nombreux à avoir vécu les années de son règne dans la certitude d’avoir atteint une ère de fortune éternelle, au point de s’inscrire dans un temps immobile, sentiment exprimé même sous la plume d’un Alfred de Musset : « La mort elle-même était si belle alors, si grande, si magnifique dans sa pourpre fumante ! Elle ressemblait si bien à l’espérance, elle fauchait de si verts épis qu’elle en était comme devenue jeune, et qu’on ne croyait plus à la vieillesse » 14. Par ailleurs, Marguerite de La Tour du Pin, à propos de l’année 1813, rappelle que l’« on était si confiant dans la fortune de Napoléon, que l’idée ne venait à personne d’admettre qu’il eût d’autre ennemi à craindre que les frimas qui lui avaient été si fatals pendant la campagne de Russie » 15. Personne, donc, ne paraît envisager que l’avenir puisse ne pas ressembler au présent. Cependant, le sentiment d’immobilité peut naître de ce que ces années, si denses pour certains, ont été pour d’autres des années d’indifférence et de vacuité. La comtesse de Boigne note que sa vie a été d’une extrême monotonie durant les années de l’Empire : et parce qu’elle n’a que très peu pris part aux grands événements, elle n’a « guère de jalons pour fixer les époques » 16. Temps de rupture et de désolation 11 Mais pour ceux qui ont subi les contrecoups des événements militaires, l’Empire a laissé le souvenir d’un temps de rupture. Encore enfant au temps des Cent Jours, la comtesse d’Agoult, dont le père décide de suivre Napoléon dans sa nouvelle campagne, tout en prenant la précaution de placer sa famille à l’étranger, a vécu l’année 1815 comme un

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tournant de son existence : « Et c’est ainsi que Napoléon Bonaparte, en venant soudain ressaisir la couronne impériale, en jetant par tout le monde le trouble et l’effroi, jetait du même coup, dans la paix de mon enfance, une première perturbation. Son épée conquérante, qui menaçait l’Europe, tranchait sans le savoir, dans l’ombre de mon existence, les premiers liens de l’habitude qui me rattachaient encore au berceau ; elle me tirait brusquement de ce premier rêve doré du matin, commencé par l’enfant dans la nuit du sein maternel » 17.

12 Mais aux Français qui ne perçoivent les malheurs des temps que lorsque leur vie personnelle est véritablement touchée, au paroxysme de 1815, s’ajoutent tous ceux que ces temps de guerre ont meurtri dans leur chair et leur âme. Pour eux bien sûr, l’Empire a pu laisser avant tout le souvenir d’un temps de désolation, loin de la légende d’un petit peuple qui aurait été unanimement nostalgique de la période napoléonienne. N’oublions pas, en effet, les paroles d’Alfred de Musset : « Jamais il n’y eut tant de nuits sans sommeil que du temps de cet homme ; jamais on ne vit se pencher sur les remparts des villes un tel peuple de mères désolées ; jamais il n’y eut un tel silence autour de ceux qui parlaient de mort » 18. Hommes d’État et hommes de guerre : temps politique et temps militaire 13 Aux témoignages qui rendent compte d’un temps individuel s’opposent ceux qui inscrivent les acteurs de l’épopée impériale dans un temps militaire et politique, perçu bien souvent comme un temps d’exception et de mutation. Un temps d’exception 14 Témoignant des conversations tenues dans les cercles proches de la cour consulaire, Charles de Rémusat donne de la société du temps de son enfance l’image d’un monde conscient de vivre un moment particulier de l’histoire, bruissant en permanence des hauts faits politiques et militaires d’un présent magnifié : « On n’imagine pas combien les faits et gestes du Consulat étaient l’entretien quotidien des familles, combien les souvenirs de la Révolution revenaient souvent dans la conversation, combien l’histoire contemporaine se faisait alors au grand jour » 19.

15 De même Boulart exprime clairement le sentiment d’avoir été le spectateur d’événements mémorables. Il en est ainsi de la cérémonie du sacre du 2 décembre 1804 : « je n’en ai pas moins été très satisfait et flatté d’avoir assisté, en qualité de témoin convoqué, à une cérémonie si grande, si bien ordonnée, si extraordinaire, et qui nous paraissait alors si pleine d’avenir. De nombreux siècles s’écouleront probablement avant que nos neveux ne voient quelque chose d’aussi prodigieux : on doit être fier d’avoir été acteur d’une pareille scène et s’enorgueillir de pouvoir en prendre acte » 20.

16 En dépit du froid sévère qui fait souffrir les hommes qui, comme Boulart, assistent à la cérémonie, celle-ci laisse le souvenir de l’apothéose « d’un être prodigieux » si bien que « le passé, le présent, l’avenir, absorbaient presque simultanément la pensée, et tenaient l’esprit dans une sorte de fascination » 21. Si les témoins directs de la vie politique de ces années impériales ont l’impression, a posteriori, d’avoir vécu des années sans pareil, ils n’en ont pas moins, comme les mémorialistes témoignant de leur seule vie privée, tendance à recomposer le temps de l’Empire comme un temps immobile où présent, passé et avenir ne font plus qu’un. Toutefois, le présent apparaît à beaucoup de ces témoins directs des bouleversements politiques comme incomparable aux temps passés. À propos du sacre toujours, le comte de Lavalette parle de « la plus grande solennité qui ait été offerte depuis mille années au monde chrétien » 22. À l’autre extrémité de la période, le retour de l’île d’Elbe lui a laissé le souvenir d’« un

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événement immense, et tellement singulier, que les quatorze siècles de la monarchie n’avaient rien présenté de si extraordinaire » 23. Si bien que chaque témoin doit se sentir l’obligation de raconter ce temps d’exception 24. L’Empire est en fait perçu comme « la grande époque » que chaque acteur est fier d’avoir vécue, au point de se complaire à vivre dans ce passé indéfiniment remémoré, comme pour s’enfermer, là encore, dans un temps immobile 25. Quant aux batailles qui ponctuent ces temps de lutte entre la France et une partie de l’Europe, leurs acteurs, célèbres ou obscurs, en font des moments d’exception qui méritent seuls, finalement, de ponctuer la mémoire de ces années : Gourgaud, quelques jours après Austerlitz, écrit à sa famille en proclamant que l’on parlera longtemps de cette bataille 26, Boulart qualifie Essling de « si longue, si éternelle journée » 27, et le modeste François Imonet, caporal natif d’Avignon et blessé à Wagram, qualifie cette journée d’« immortelle » 28. Étudier ce que ces années ont laissé dans les mémoires de leurs acteurs permet donc de saisir leur perception, à tout le moins leur recomposition, de ces temps rythmés par les combats. Un temps rythmé par la guerre 17 Or, ce qui frappe précisément à la lecture de la majorité des mémorialistes de l’Empire, c’est la place accordée aux faits militaires : pour les officiers comme pour les combattants plus modestes, le temps de l’Empire est avant tout un temps ponctué par la guerre que chacun s’applique à reconstituer, restituant de ce fait une forme de temps individuel puisque chacun a eu sa propre vision des événements, au travers, toutefois, des sources officielles 29. Ainsi les éphémérides du général Boyeldieu ne font état que des événements militaires 30, et montrent en fait ce que pouvait être l’écho des Bulletins de la Grande Armée, où les hauts faits d’armes sont reconstitués heure par heure 31. Et parce que chacun a en tête de telles éphémérides, on se résigne à la restauration de la monarchie grâce à une superposition mentale de plusieurs temps. Le capitaine Bertrand se rappelle comment l’Empereur restait alors leur Drapeau, leur point de ralliement : « Le souvenir de notre passé glorieux, précise-t-il, nous faisait oublier un moment les malheurs de la patrie, et nous sentions que notre cœur, avec toute notre âme, allait vers lui, bien que la discipline nous fit obéir au Drapeau blanc » 32.

18 Pourtant, ce temps, s’il est rythmé, dans la mémoire de chacun, par les grandes batailles, demeure bien souvent un temps imprécis. Auguste Thirion, par exemple, livre des souvenirs presque sans date où le temps est presque toujours évalué de façon imprécise 33, à l’exception, toutefois, des passages consacrés à la campagne de Russie 34, traces sans doute de ce qu’il aura conservé le célèbre 29e bulletin, tandis qu’il indique plus systématiquement des dates ou des délais dès lors qu’il s’agit de sa vie familiale 35. Il semble que moins la moisson de lauriers a été abondante, plus le militaire a négligé le temps collectif des combats pour s’inscrire de préférence dans le temps individuel de la vie affective. Toutefois, par l’engagement même dans une vie ponctuée de repères qui sont communs à un grand nombre de personnes, l’Empire a sans doute été un temps d’intériorisation du calendrier : désormais, on perçoit le temps en fonction de la grille précise des quantièmes et des mois. Or, en 1807 encore, un témoignage du baron Boulart révèle comment, parmi les troupes bivouaquant à proximité de Friedland, circule bientôt la nouvelle que le jour qui se lève est l’anniversaire de la bataille de Marengo 36. Cet épisode montre en fait que les hommes connaissaient encore rarement la date du jour. Mais bientôt, tous les hommes déjà rentrés dans leurs foyers et pourvus d’une pension disposent d’un document reconstituant leurs états de service. Dès lors, ces pièces officielles ont constitué de précieux supports pour une acquisition, non seulement par les vétérans eux-mêmes, mais aussi par leurs familles, de la

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connaissance du calendrier de leur existence, normé de nouveau, depuis 1806, par le comput chrétien. Par le fait des formalités administratives induites par la retraite militaire, l’Empire signifie l’entrée dans une ère où le temps est perçu au travers de références universelles et non plus seulement en fonction de repères individuels. En cela aussi, l’Empire est bien le temps de l’entrée dans le contemporain.

19 Reste que ce temps est pour tous un temps fragmenté entre l’avant et l’après 1815. Nombre de mémoires prouvent, par leur chronologie, que le temps qui mérite d’être conté s’arrête en 1815. Les raisons d’une telle démarche sont explicitées, par exemple, par le colonel Noël : « Me voilà à la fin de mes souvenirs militaires ; car, quoique j’aie encore appartenu pendant quinze ans à l’armée, je n’ai presque rien à raconter de cette période de paix » 37. Or une telle attitude est également le fait des historiens qui proposent leur propre recomposition d’un temps collectif. Les historiens et la recomposition d’un temps collectif 20 Les historiens du XIXe siècle ont toujours prétendu, mais bien souvent en vain, livrer une histoire objective de la période consulaire et impériale : en réalité, ils ont bien davantage exprimé leur opinion à propos de l’Empire, au point de le présenter tour à tour comme un temps soit condamnable soit mémorable 38. Une impossible distanciation 21 Si les contemporains de l’Empire n’ont pas forcément eu le sentiment de vivre des années sans pareil, les historiens ont quant à eux la vive conscience de se trouver face à une période exceptionnelle. Antoine-Clair Thibaudeau, notamment, l’exprime, en 1827, dans sa préface aux six volumes de son Histoire générale de Napoléon Bonaparte, en soulignant que les années 1789‑1815 ont constitué certes un temps très court, mais dont l’influence sur le sort du monde a été immense, ouvrant de ce fait un vaste champ à l’histoire 39. Si bien que la première préoccupation de tout historien est de souligner que le temps qui le sépare de son objet d’étude est une garantie d’objectivité. Dès lors, chaque œuvre majeure consacrée, au XIXe siècle, à l’histoire des années 1800‑1815, débute par une profession de foi où l’on sent combien l’auteur est soucieux de se montrer comme débarrassé du poids de ce passé et donc apte à en livrer une histoire objective. Ainsi, en 1822, Arnault ouvre sa Vie politique et militaire de Napoléon par cette affirmation : « Napoléon n’est plus. Le temps où l’on peut écrire son histoire est arrivé » 40. Pourtant, en 1827, Thibaudeau ne reconnaît à aucun de ses prédécesseurs l’aptitude à l’objectivité : « Quel observateur était assez clairvoyant pour saisir la vérité à travers les nuages dont [cette histoire] était enveloppée, quel acteur assez impartial pour la révéler, quel témoin assez courageux pour la dire ? » 41.

22 Les lendemains de 1830 donnent un nouvel élan à l’historiographie napoléonienne, à l’heure où des auteurs comme Tissot viennent condamner implicitement les prétentions de leurs prédécesseurs : selon lui, « dans le cours des années qui ont suivi 1814, l’annonce d’une histoire de Napoléon aurait équivalu à celle d’une entreprise de louanges outrées ou d’invectives sanglantes. Aujourd’hui que les passions refroidies se sont fondues dans un besoin de justice et d’impartialité, et que [l]es fautes [de Napoléon] ne sont pas plus contestées que son génie, une telle publication ne saurait soulever de défiance » 42. Et si cet auteur d’une nouvelle Vie de Napoléon se croit autorisé à se proclamer le premier historien enfin objectif, c’est parce que le temps écoulé a permis l’accumulation de mémoires auxquels puiser et l’accès à des sources jusqu’alors inconnues. Et si Louis Ardant revendique lui aussi, pour son Histoire de Napoléon, le droit à l’objectivité, c’est parce que l’avènement d’un roi-citoyen et le retour du drapeau

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tricolore laissent espérer, selon lui, que les haines exprimées sur la tombe de Sainte- Hélène sont définitivement éteintes 43.

23 Pourtant, en 1900, lord Rosebery ne semble pas avoir encore trouvé une seule histoire satisfaisante de la vie de Napoléon : « Qui nous écrira la vie de Napoléon comme elle doit être écrite ? Jusqu’ici, poser la question eût été peine perdue. Les préjugés et les passions du temps étaient encore trop près de nous pour qu’on pût songer à écrire un tel livre. Et aujourd’hui même nous n’en sommes pas bien éloignés, car la reine Victoria avait déjà deux ans à l’époque de la mort de Napoléon et il existe probablement encore des personnes qui l’ont vu. Puis le Second Empire a ranimé, multiplié ces sentiments presque dans leur intensité première et la réaction qui a suivi le Second Empire en a prolongé encore l’existence. Peut-être ne sommes-nous pas assez complètement sortis de la sphère historique de Napoléon pour qu’il soit possible d’écrire sa vie » 44.

24 Ainsi, pour paraphraser Conan Doyle, la Grande Ombre de Napoléon s’étendrait sur tout le XIXe siècle, au point qu’en 1900 les Européens vivraient en un temps encore marqué par l’emprise napoléonienne. Le siècle entier n’aurait donc été qu’un prolongement des temps impériaux, empêchant par là même les historiens de livrer des œuvres objectives 45. Du reste, la revendication des auteurs demeure celle d’une histoire de Napoléon et non d’une histoire de la période. Napoléon a de toute façon capté systématiquement les regards des historiens qui, dans un souci d’objectivité, mais aussi dans la logique de l’historiographie du XIXe siècle, ont inlassablement reconstitué les événements de la vie de l’empereur, respectant une matrice qui met notamment l’accent sur l’enfance de leur héros : celle-ci contiendrait en germe le destin futur de l’empereur. L’ouvrage de Touchard-Lafosse et Saint-Amant, publié en 1825, en est un témoignage : « La nature semble hâter pour lui cette saison de la vie. Étranger aux jeux de ses camarades, il se montre silencieux, réservé, méditatif. Son premier âge est empreint d’une maturité inaccoutumée […]. Son imagination exaltée porte son existence tout entière dans l’avenir ; les temps futurs semblent s’offrir à lui sous l’aspect qu’ils auront : on dirait qu’il pressent l’élévation que lui prépare le destin » 46.

25 Finalement, les historiens du XIXe siècle ont enfermé l’histoire de l’Empire dans un temps uniquement rythmé par les événements de la vie militaire et diplomatique 47, se contentant donc de livrer une chronique, au sens littéral, se prononçant par ailleurs sur l’opportunité de condamner ou de louer ces temps bouleversés par les combats 48. D’un temps mémorable à un temps condamnable 26 Dans les œuvres consacrées aux années 1800‑1815, les historiens du XIXe siècle ont en fait avant tout traduit leurs opinions politiques et révélé comment chaque période a repensé les temps napoléoniens. On sait combien les années 1814‑1816 ont vu se multiplier les pamphlets fortement hostiles à Napoléon 49, tandis que, dès les années 1820, se développe une légende dorée qui trouve son apogée sous la Monarchie de Juillet après quoi, et Rosebery l’a bien remarqué, le Second Empire a donné un nouvel essor à la légende noire. Le présent de chaque historien a donc été déterminant dans l’interprétation du temps de l’Empire 50.

27 Nombreux sont les historiens qui ont contribué à la construction de la légende dorée, faisant de Napoléon un acteur de l’histoire à nul autre pareil, placé sur un piédestal pour son génie politique, pour son aptitude à réorganiser la France ou pour son habileté militaire, donnant à son règne le caractère d’un temps mémorable, caractère que, selon Arnault, même les contemporains auraient perçu par comparaison entre le passé et le présent : « Comparant le présent au passé, la nation bénissait sincèrement

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l’homme auquel elle était redevable d’une prospérité qui semblait ne pouvoir qu’augmenter » 51.

28 De même, pour Louis Ardant, « Napoléon remplit le monde de son nom et couvrit les armes françaises d’une gloire impérissable. Grand capitaine, adroit politique, profond législateur, il surpassa les plus hautes célébrités de l’histoire » 52. Ou encore, pour Tissot, « il est des hommes privilégiés sur qui la postérité prononce un jugement définitif sans qu’il ait passé par l’épreuve du temps, ou plutôt à l’égard desquelles elle ne fera que ratifier la conviction unanime d’une génération encore palpitante des souvenirs de leur vie, et dont la voix aura parlé trop haut pour n’être pas entendue. Napoléon est un exemple de cette vérité, lui dont la grande figure historique s’est reflétée avec tout son éclat dans la fin d’un siècle et dans le commencement d’un autre ; homme étonnant, et qui grandit à être vu à distance » 53.

29 Oubliant sa revendication d’un droit à l’objectivité conquis par le temps écoulé, Tissot proclame bien au contraire que l’éloignement dans le temps ne peut que renforcer le prestige de Napoléon. Pour Norvins également, « dans l’espace de plusieurs siècles, l’histoire ne présente pas un homme à qui Napoléon puisse être comparé. […] Dans cent ans, on ne comprendra ni l’apparition ni la destruction de cet homme à part dans l’histoire comme dans la nature, qui, d’une île de la Méditerranée, s’élevant tout à coup sur l’Europe, la domina pendant vingt ans, disparut de la terre, et laissa ses débris au milieu des flots » 54. Mais à se laisser impressionner par le caractère exceptionnel du souverain dont ils tentent de connaître le règne, les historiens du XIXe siècle ont quelque peu négligé de mettre cette période en perspective. Elle est plus souvent lue comme moment d’exception que comme un temps véritablement fondateur. On loue l’œuvre législative et administrative sans toujours la mettre en rapport avec les temps présents. Toutefois Thiers, dans son ultime volume de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, paru en 1862, a rendu hommage « au père de l’administration moderne », et « au plus grand organisateur qui ait paru dans le monde » 55. Du reste, parce que Napoléon a agi en différents domaines, et parce qu’il n’a pas la même attitude à l’égard de la nation selon qu’on le considère en 1799, en 1807, en 1814 ou en 1815, le temps du Consulat et de l’Empire est fractionné par les historiens : on se souvient bien sûr de Larousse qui considère que l’homme politique qu’était Bonaparte est mort à Saint-Cloud, le 19 brumaire. Mais n’oublions pas que, dès le premier XIXe siècle, certains historiens voient en 1807, année d’engagement dans la guerre d’Espagne, un moment de rupture entre l’Empire mémorable et l’Empire condamnable 56.

30 Mais c’est précisément au nom du fait que Napoléon peut être perçu comme le fondateur de la France contemporaine que certains auteurs qui opèrent ce travail de mise en perspective voient dans l’Empire un temps à jamais condamnable. Taine en est un remarquable exemple. S’il reconnaît bien volontiers que « [Napoléon] a fait la France moderne » 57, c’est parce qu’il a non seulement établi un pouvoir exécutif concentré et fort mais aussi parce qu’il a réduit au silence l’opinion publique et établi l’isolement de chaque individu 58 : la France napoléonienne connaît de ce fait un contraste frappant avec la France d’avant 1789 et c’est précisément parce que le règne de Napoléon est l’avènement d’une nouvelle organisation sociale que ce temps est, aux yeux de Taine, absolument condamnable 59.

31 Pour Michelet en revanche, c’est à l’aune de l’œuvre du Second Empire qu’il faut prononcer son jugement sur les années 1800‑1815. Il insiste sur le parallèle à établir entre le César d’Austerlitz et celui de Sedan 60. L’Empire est avant tout le temps d’un

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nombre de morts effroyable 61. Et si cette période est bien à ses yeux fondatrice du contemporain, c’est parce qu’elle inaugure tout ce que le XIXe siècle présente de regrettable pour l’histoire humaine : « ceux qui croient que le passé contient l’avenir, et que l’histoire est un fleuve qui s’en va identique, roulant les mêmes eaux, doivent réfléchir ici et voir que très souvent un siècle est opposé au siècle précédent, et lui donne parfois un âpre démenti. Autant le dix-huitième siècle, à la mort de Louis XIV, s’avança légèrement sur l’aile de l’idée et de l’activité individuelle, autant notre siècle, par ses grandes machines (l’usine et la caserne) attelant les masses à l’aveugle, a progressé dans la fatalité » 62.

32 Pour Michelet en effet, vers 1800, partout en Europe, le phénomène majeur est l’enrégimentation, dans l’usine ou dans la caserne 63, mais surtout il déplore que « l’esprit de guerre avait alors gagné le monde » 64. L’Empire est donc là encore un temps condamnable, parce qu’il a inauguré pour les hommes du nouveau siècle les maux dont ils ont depuis trop souvent souffert : parce que la logique du temps de guerre relie Sedan à Austerlitz, le XIXe siècle a été lourdement marqué par l’entreprise napoléonienne. Pour Michelet comme pour Taine, qui sont parmi les premiers à inscrire l’Empire dans un temps séculaire, le XIXe siècle est le siècle de Napoléon, mais ils le proclament pour mieux le déplorer.

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33 Manifestement, le temps des historiens de l’Empire, si, du moins, on se limite à interroger l’historiographie du XIXe siècle, n’est que partiellement celui des contemporains. Ils ont oublié que, pour beaucoup de ces derniers, le temps présent n’était pas vécu comme un temps linéaire mais plutôt réversible, pour reprendre l’expression de Krzysztof Pomian 65. Finalement, les Français qui ont vécu sous le règne de Napoléon n’ont-ils pas fort bien écouté ce qu’a proclamé le nouveau chef de la France au lendemain de brumaire : « La révolution est finie, elle est fixée aux principes qui l’ont commencée ». Bonaparte a donc lui-même invité ses concitoyens à vivre ces années 1800‑1815 comme un retour en arrière. Mais, à l’heure de la remémoration, certains mémorialistes ont aussi montré la densité de ce temps rythmé par ce qu’ils ont jugé comme les heures glorieuses du règne. Si bien que les historiens les ont suivis sur la voie de la reconstruction de la densité événementielle pour donner finalement du temps de l’Empire l’idée d’un temps linéaire : en obéissant aux règles qui veulent alors que seule la reconstitution chronologique des événements garantisse l’objectivité de l’histoire, ils ont privé pour longtemps les Français d’une inscription de l’Empire dans un étagement de temporalités. On sait en effet que plus que pour d’autres périodes, l’histoire économique et sociale de l’Empire a été largement négligée. Or, que signifiait pour tel paysan ce temps de consolidation de la propriété des biens nationaux, de confirmation de la disparition des droits seigneuriaux mais aussi, bien souvent, de longue absence d’un fils enrôlé dans l’armée ?

34 Or, ce temps de l’Empire demeure un temps défini par les élites, qu’ils s’agisse des mémorialistes ou des historiens : en dehors des rares traces laissées par les anonymes dans les dossiers militaires, comment savoir la perception du temps de l’Empire par l’ensemble des contemporains, par les petits, les obscurs, les sans-grade ? La nature des sources offertes à nos investigations nous empêchera donc toujours de traiter dans

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toutes ses dimensions cette belle question de l’écart entre temps des contemporains et temps de l’historien…

NOTES

1. Voir par exemple la correspondance d’Annette de Mackau ou celle de général Bertrand, pour ce qui est des correspondances publiées ; Correspondance d’Annette de Mackau, comtesse de Saint-Alphonse, dame du Palais de l’impératrice Joséphine (1790‑1870), éditée par Chantal de Toutier-Bonazzi, Paris, SEVPEN, 1967, 459 p. ; général Bertrand, Lettres à Fanny, 1808‑1815, annotées et présentées par Suzanne de la Vaissière-Orfila, Paris, Éditions Albin Michel, 1979, 500 p. 2. François-René de CHATEAUBRIAND, Mémoires d’outre-tombe, Bibliothèque de La Pléiade, Paris, Éditions Gallimard, 1951, volume 1, p. 437. 3. Idem, p. 510. 4. Charles de RÉMUSAT, Mémoires de ma vie. tome 1 : Enfance et jeunesse. La Restauration libérale (1797‑1820), présentés et annotés par Charles H. Pouthas, Paris, Librairie Plon, 1958, p. 52. 5. Marguerite de LA TOUR du PIN, Mémoires (1778‑1815) suivis d’extraits inédits de sa correspondance (1815‑1846), avec une introduction et des notes de Christian de Liedekerke-Beaufort, collection « Le Temps retrouvé », Paris, Éditions du Mercure de France, 1989, p. 272 notamment. 6. Idem, p. 287. 7. Victorine de CHASTENAY, Mémoires, 1771‑1815, collection « L’histoire en mémoires », Paris, Librairie Académique Perrin, 1987, p. 293. 8. Voir notamment son témoignage lors de la proclamation de l’Empire : Mémoires de la reine Hortense, publiés par le Napoléon, Paris, Librairie Plon, 1927, tome 1, p. 166. 9. Mémoires du général d’artillerie baron Boulart, présentés par Jacques Jourquin, Bibliothèque napoléonienne, Paris, Éditions Tallandier, 1992, p. 113. 10. Idem, p. 120. 11. Idem, p. 132. 12. Idem, p. 213. 13. François-Guy HOURTOULLE, Le Général comte Lasalle, Paris, 1979, cité par Abel POITRINEAU, « Fonctionnarisme militaire ou catharsis guerrière ? » dans Paul VIALLANEIX et Jean EHRARD [dir.], La bataille, l’armée, la gloire, 1745‑1871, Clermont- Ferrand, Publications de la faculté des lettres et sciences humaines de Clermont- Ferrand, 1985, tome 1, p. 216. 14. Alfred de MUSSET, La Confession d’un enfant du siècle, Folio, Paris, Éditions Gallimard, 1973 (1ère édition 1836), pp. 20‑21. 15. Marguerite de LA TOUR du PIN, Mémoires…, ouv. cité, p. 339. 16. Mémoires de la comtesse de Boigne, née d’Osmond, édition présentée et annotée par Jean-Claude Berchet, Paris, Éditions du Mercure de France, 1982, volume 1, p. 169. 17. Mémoires, souvenirs et journaux de la comtesse d’Agoult, présentation et notes de Charles F. Dupêchez, Paris, Éditions du Mercure de France, 1990, tome 1, p. 64.

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18. Alfred de MUSSET, La confession d’un enfant du siècle, ouv. cité, pp. 20‑21. 19. Charles de RÉMUSAT, Mémoires de ma vie, ouv. cité, p. 33. 20. Mémoires du général d’artillerie baron Boulart, ouv. cité, pp. 124‑125. 21. Idem, pp. 125‑126. 22. Mémoires et souvenirs du comte de Lavalette (1769‑1830), édition présentée et annotée par Stéphane Giocanti, Paris, Éditions du Mercure de France, 1994, p. 252. 23. Idem, p. 332. 24. Idem, p. 25. 25. Capitaine DESBŒUFS, Les étapes d’un soldat de l’empire. Souvenirs (1800‑1815), Paris, Librairie des Deux Empires, 2000 (1ère édition en 1901), p. IX. 26. Archives nationales, 314 AP 9, fonds Gourgaud, lettre du général Gourgaud à sa famille, 24 frimaire an XIV. 27. Mémoires du général d’artillerie baron Boulart, ouv. cité, p. 218. 28. Service historique de l’armée de terre, dossier de pension de François Imonet, 2 Yf 45 106. 29. De ces mémoires essentiellement occupés du fait militaire témoignent notamment les Mémoires du général baron de Marbot, édition présentée et annotée par Jacques Garnier, Paris, Éditions du Mercure de France, 1983, 2 volumes. 30. Général BOYELDIEU et général TESTE, Souvenirs de deux généraux du Premier Empire, Paris, Éditions Teissedre, 1999, p. 44 notamment. 31. Napoléon BONAPARTE, Proclamations, ordres du jour, bulletins de la Grande Armée, collection 10‑18, Paris, 1964, 184 p. 32. Capitaine BERTRAND, Mémoires. Grande Armée, 1805‑1815, Paris, Librairie des Deux Empires, 1999, p. 154. 33. Auguste THIRION, Souvenirs militaires, Paris, Librairie des Deux Empires, 1998, 197 p. 34. Idem, pp. 92‑93. 35. Idem, p. 56 et p. 59 par exemple. 36. Mémoires du général baron de Marbot, ouv. cité, p. 166. 37. Colonel NOËL, Souvenir militaire d’un officier du Premier Empire (1795‑1832), Paris, Librairie des Deux Empires, 1999, p. 199. 38. Pour de plus longs développements sur ce thème, je me permets de renvoyer à Natalie PETITEAU, Napoléon, de la mythologie à l’histoire, L’Univers historique, Paris, Éditions du Seuil, 1999, 439 p. 39. Antoine-Clair THIBAUDEAU, Histoire générale de Napoléon Bonaparte, de sa vie privée et de sa vie publique, de sa carrière politique et militaire, de son administration et de son gouvernement, Paris, Éditions Ponthieu, 1827, 6 volumes, préface de l’auteur non paginée. 40. A. V. ARNAULT, Vie politique et militaire de Napoléon, Paris, Éditions Émile Babeuf, 1822, introduction non paginée. 41. Antoine Clair THIBAUDEAU, Histoire générale de Napoléon Bonaparte, ouv. cité, préface de l’auteur non paginée. 42. Pierre-François TISSOT, Histoire de Napoléon rédigée d’après les papiers d’État, les documents officiels, les mémoires et les notes secrètes de ses contemporains suivie d’un précis sur la famille Bonaparte et précédée de réflexions générales sur Napoléon, Paris, Éditions Delange- Taffin, 1833, 2 volumes, 468 et 488 p, prospectus joint. 43. Louis ARDANT, Histoire de Napoléon. Détails sur sa famille, sa naissance, son éducation, son mariage, ses conquêtes, ses généraux, son exil et sa mort, Paris, Éditions Didier, 1833, p. 5.

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44. Lord ROSEBERY, Napoléon. La dernière phase, traduit par Augustin FILON, Paris, Éditions Hachette, 1901 (1ère édition 1900), p. 1. 45. Ce qui renvoie à l’affirmation de l’historien Thiénot : « L’histoire ne naît pour une époque que quand elle est morte tout entière », cité par Jean LEDUC, Les Historiens et le temps, Points-Histoire, Paris, Le Seuil, 1999, p. 60. 46. Georges TOUCHARD-LAFOSSE, J.‑S. SAINT-AMANT, Précis de l’histoire de Napoléon, du Consulat et de l’Empire avec les réflexions de Napoléon lui-même sur les événements et les personnages les plus importants de son époque suivi d’un examen politique et littéraire des ouvrages qui se rattachent le plus immédiatement à l’histoire de Napoléon, Paris, Éditions A. Thoisnier-Desplaces, 1825, p. 9. 47. Voir notamment baron BIGNON, Histoire de France depuis le 18 brumaire (novembre 1799) jusqu’à la paix de Tilsitt (juillet 1807), Paris, Éditions Béchet/Éditions Firmin Didot, 1829‑1850, 14 volumes ; F. TISSOT, Histoire de Napoléon, ouv. cité, ou Louis ARDANT, Histoire de Napoléon, ouv. cité. 48. Thibaudeau est l’un des rares à mettre l’accent sur les aspects civils de l’histoire de la période. 49. Jean TULARD, L’Anti-Napoléon. La légende noire de l’empereur, Archives, Paris, Éditions Gallimard, 1965, 260 p. 50. Je renvoie pour de plus amples développements à Natalie PETITEAU, Napoléon, de la mythologie à l’histoire, ouv. cité. 51. A. V. ARNAULT, Vie politique et militaire de Napoléon, ouv. cité, volume 1, p. 124. 52. Louis ARDANT, Histoire de Napoléon, ouv. cité, p. 5. 53. Pierre-François TISSOT, Histoire de Napoléon…, ouv. cité, prospectus. 54. Jacques MARQUET de MONTBRETON de NORVINS, Histoire de Napoléon, 4e édition, Paris, Éditions Furne, 1833 (1ère édition 1827‑1828), volume 1, pp. VII-VIII. 55. Adolphe THIERS, Histoire du Consulat et de l’Empire, Paris, Éditions Paulin-Lheureux, 1862, tome 20, p. 726 et p. 730. 56. Voir par exemple Georges TOUCHARD-LAFOSSE et J.‑S. SAINT-AMANT, Précis de l’histoire de Napoléon, ouv. cité, p. 136. 57. Hippolyte TAINE, Les Origines de la France contemporaine. Tome 2 : La Révolution et le régime moderne, Collection Bouquins, Paris, Éditions Laffont, 1986 (1ère édition 1890‑1893), p. 372. 58. Idem, p. 461. 59. Idem, p. 464. 60. Jules MICHELET, Histoire du XIXe siècle. Directoire. Origine des Bonaparte, Paris, Librairie Germer Baillière, 1872, p. VII. 61. Idem, p. VIII. 62. Idem, p. IX. 63. Idem, pp. X-XI. 64. Idem, p. XXII. 65. Krzysztof POMIAN, L’Ordre du temps, Paris, Éditions Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1984, p. 56.

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RÉSUMÉS

Il existe différentes perceptions du temps de l’Empire. Les mémorialistes civils ont le sentiment d’un retour à un temps d’apaisement et de restauration d’un cours habituel de l’existence, tandis que les militaires disent combien les temps de l’Empire sont avant tout caractérisés par la densité des événements guerriers et constituent des temps d’exception. Avec les historiens, dès les lendemains de 1815, les années 1800-1815 sont érigées en temps mémorables. Pour l’heure cependant, on ne connaît guère que le temps des élites.

The French and the time of the Empire. There were various perceptions of the time of the Empire. The civil memorialists had the feeling of a return to a time of appeasement and restoration of a usual course of the existence. The soldiers said how much the times of the Empire were first and foremost characterised by the density of the warlike events and how they constitute times of exception. After 1815, with historians, the years 1800-1815 were set up in memorable times. However, for now, one hardly knows but the time of the elite.

AUTEUR

NATALIE PETITEAU Maître de conférences à l’Université d’Avignon

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Les régimes d’historicité : un outil pour les historiens ? Une étude de cas : la « guerre des races »

Patrick Garcia

1 La réflexion sur la notion de régimes d’historicité — c’est-à-dire la valeur sociale affectée à chacun des temps (passé/présent/futur) — s’est particulièrement développée à partir des années 1980 pour tenter de saisir la spécificité du temps présent au sein de la période contemporaine entendue au sens classique du découpage historien. Appuyée tant sur les travaux de sémantique historique de Reinhart Koselleck que sur les analyses de Paul Ricœur, elle a été notamment utilisée — dans le cadre de problématiques parfois divergentes — par François Hartog, Pierre Nora, Bernard Lepetit ou encore par l’anthropologue Gérard Lenclud pour ne retenir que les travaux les plus marquants 1.

2 L’ambition de cette communication est de tester la valeur heuristique de cette notion, non pour l’histoire du temps présent, mais pour l’époque moderne et contemporaine. C’est dans cette perspective que je me suis proposé de reprendre le dossier de la « guerre des races ». À grands traits cette controverse, qui s’étend du XVIIe siècle à la première moitié du XIXe siècle et dont les acteurs sont, notamment, Boulainvilliers, l’abbé Dubos, Montlosier, Guizot et Augustin Thierry 2, porte sur les origines de la noblesse, le fondement de ses prérogatives et partant sur la légitimité de l’absolutisme monarchique 3. Le terme de race, est-il besoin de le préciser, ne doit pas être entendu dans l’acception biologique qu’il a pris au cours du XIXe siècle mais fonde une distinction entre Francs et Gaulois, vainqueurs et vaincus. Ce corpus, identique à celui mobilisé par Michel Foucault pour son cours au collège de France en 1976, m’a conduit à discuter les thèses de ce dernier sans que l’appréciation de celles-ci constitue l’axe de ma réflexion 4.

3 La démarche que je me propose de suivre pose donc, à la fois, la question de l’utilisation historienne de thèses développées aux confins de l’histoire et de la philosophie et celui du rapport entre événement et longue durée. La « guerre des races » : un changement de perspective ?

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4 Si on suit les analyses de Michel Foucault la controverse qui se déploie à partir des thèses soutenues par Boulainvilliers jusqu’à leur réarticulation au XIXe siècle par Augustin Thierry et François Guizot forme un ensemble, animé d’une même dynamique qui se caractérise par l’introduction de la conflictualité dans une histoire — l’historiographie absolutiste — qui l’évacuait. À ce titre, Foucault la qualifie de « contre-histoire ». L’un des enjeux de cette analyse est, notamment, de contester la thèse selon laquelle la bourgeoisie aurait inventé l’histoire et d’arrimer l’essor de cette historiographie à celui de la modernité, caractérisée comme moment de mise en discipline. Dans cette perspective, malgré de très fines notations sur la valeur des temps dans l’historiographie libérale 5, la place de l’événement révolutionnaire est presque gommée. En tout cas celui-ci n’inaugure pas un rapport nouveau à l’historicité. Je voudrais, pour ma part, soutenir que si l’introduction de la conflictualité correspond bien, comme le montre Foucault à une entrée dans l’historicité, le statut de celle-ci est reconfiguré par l’événement révolutionnaire et change alors pleinement de nature. En ce sens, l’événement produit de l’irréversible qui s’inscrit dans le texte des historiens libéraux à travers la métaphore de « l’abîme » qui « nous sépare […] de notre passé » 6 et qui ne saurait être subsumé par la longue durée de l’entrée en modernité. Une rupture temporelle 5 Pour argumenter ma position je m’appuierai, en premier lieu, sur les convictions exprimées par les historiens du début du XIXe siècle quant à la spécificité de leur rapport au temps et à l’histoire. L’incommensurabilité de la Révolution française 6 On peut, pour illustrer ce thème, prendre pour guide Chateaubriand et l’Essai historique sur les révolutions qu’il rédige à Londres en 1797 et réédite, assorti d’une préface, dans le cadre de ses œuvres complètes en 1826 7. Quel objet s’assigne Chateaubriand ? Il s’en explique en préface en posant deux questions majeures : « I. Quelles sont les révolutions arrivées autrefois dans les gouvernements des hommes ? […] II. Parmi ces révolutions, en est-il quelques-unes qui, par l’esprit, les mœurs et les lumières des temps, puissent se comparer à la révolution actuelle de France ? » 8.

7 À partir de ce questionnement, l’auteur envisage l’ensemble des changements politiques connus de lui, survenus depuis l’antiquité, en Europe comme en Asie, et qu’il qualifie uniment de « révolutions ». Son dessein est de montrer, qu’en définitive, la Révolution française obéit aux mêmes lois que les précédentes crises politiques, qu’il « n’y a rien de nouveau sous le soleil » 9. Dans un telle logique identifier qui était Robespierre, les Jacobins à Athènes, à Sparte ou à Rome doit permettre de pressentir ce que sera le devenir de la France révolutionnée : « Déjà nous possédons cette importante vérité, que l’homme, foible dans ses moyens et dans son génie, ne fait que se répéter sans cesse ; qu’il circule dans un cercle, dont il tâche en vain de sortir ; que les faits même qui ne dépendent pas de lui, qui semblent tenir au jeu de la fortune, sont incessamment reproduits : en sorte qu’il deviendroit possible de dresser une table, dans laquelle tous les événements imaginables de l’histoire d’un peuple donné, se trouveroient réduits avec une exactitude mathématique ; et je doute que les caractères primitifs en fussent extrêmement nombreux, quoique de leur composition résulteroit une immense variété de calculs.

8 Mais quel fruit tirer de cette observation pour la révolution françoise ? Un très-grand. Un homme bien persuadé qu’il n’y a rien de nouveau en histoire, perd le goût des

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innovations : goût que je regarde comme un des plus grands fléaux qui affligent l’Europe dans ce moment » 10.

9 À partir de cet axiome Chateaubriand n’est pas loin de reprendre entièrement à son compte le vieux statut assigné à l’histoire comme magistra vitæ (maîtresse de la vie, source d’enseignement 11). « Celui qui lit l’histoire ressemble à un homme voyageant dans le désert, à travers ces bois fabuleux de l’antiquité qui prédisoient l’avenir » 12.

10 Pourtant, chemin faisant, bien que fasciné par le jeu d’analogies et d’emprunts qui marque le geste et la parole révolutionnaires, il est contraint, dès la version primitive du texte (1797), de distinguer la Révolution française des autres révolutions qu’il a identifiées. « Ainsi, lorsqu’une révolution arrivoit dans l’ancien monde, les livres rares, les monuments des arts disparoissoient ; la barbarie submergeoit une autre fois la terre, et les hommes qui survivoient à ce déluge, étoient obligés, comme les premiers habitants du globe, de recommencer une nouvelle carrière, de repasser lentement par tous les degrés de leurs prédécesseurs. […] Il n’en est pas de même pour nous ; il seroit impossible de calculer jusqu’à quelle hauteur la société peut atteindre, à présent que rien ne se perd, que rien ne sauroit se perdre : ceci nous jette dans l’infini » 13.

11 Le futur n’est pas la répétition, la réitération du passé. L’avenir se déploie et il est inédit, quant à l’histoire elle connaît des accélérations. Chateaubriand entérine ici la nouvelle acception du terme de « révolution » qui cesse à la fin du XVIIIe siècle, comme le montre Jean-Marie Goulemot 14, de renvoyer à son acception astronomique, à l’idée de retour, de cycle, de restauration pour signifier celle de rupture, de (re)fondation. Il est encore plus net dans la préface de 1826 où il prend le contre-pied de sa démarche initiale : « Il survenoit une révolution qui mettoit toutes mes comparaisons en défaut : j’écrivois sur un vaisseau pendant une tempête, et je prétendois peindre comme des objets fixes, les rives fugitives qui passoient et s’abîmoient le long du bord ! […] Chez les anciens l’esprit humain étoit jeune, bien que les nations fussent déjà vieilles ; la société étoit dans l’enfance, bien que l’homme fût déjà courbé par le temps. C’est faute d’avoir fait cette distinction, que l’on a voulu, mal à propos, juger les peuples modernes d’après les peuples anciens, que l’on a confondu deux sociétés essentiellement différentes, que l’on a raisonné dans un ordre de choses tout nouveau, d’après des vérités historiques qui n’étoient plus applicables » 15.

12 L’autocritique est complète. Le passé est dépassé, l’avenir est ouvert et, à la façon de Marc Bloch pour qui les hommes sont plus fils de leur temps que de leurs pères 16, Chateaubriand soutient dans la préface de la réédition (1826) : « Je ressemblois à presque tous les hommes de cette époque : j’étois né de mon siècle » 17. Ainsi la comparaison historique n’est plus un réservoir d’expériences disponibles dont on pourrait tirer les leçons pour la conduite des affaires, il n’assure plus la lisibilité du présent, ni celle de l’avenir. De ce changement de statut du passé, à l’unisson des historiens libéraux, il tire argument pour fonder l’idée d’un gain d’intelligibilité. C’est désormais le présent à la fois comme expérience 18 et comme futur en gestation qui permet de comprendre vraiment le passé. Un gain d’intelligibilité de l’histoire 13 « Nous venons après la monarchie tombée ; nous toisons à terre le colosse brisé, nous lui trouvons des proportions différentes de celles qu’il paraissait avoir lorsqu’il était debout. […] Les historiens du dix-neuvième siècle n’ont rien créé ; seulement ils ont un monde nouveau sous les yeux, et ce monde nouveau leur sert d’échelle rectifiée pour mesurer l’ancien monde » 19.

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14 La révolution marque une fin, un achèvement qui induit et permet une relecture et une meilleure compréhension d’un passé désormais considéré comme révolu. Sur un autre mode Guizot dans les années 1820 soutient : « Le moment est venu de considérer avec la plus entière impartialité ces vieux temps de la vie de notre France, car nous en pouvons beaucoup apprendre et nous n’avons plus rien à démêler avec eux » 20. Certes la forclusion invoquée du passé relève autant du souhait que du constat et renvoie à l’achèvement attendu depuis 1790 de la Révolution. Toutefois l’historiographie est ainsi extraite de l’impératif d’immobilité, de l’intemporalité qui, pour reprendre une expression de Henri Duranton, apparaissait comme la « contrainte structurale » de l’historiographie monarchique 21.

15 Cette appréciation résiste-t-elle à l’analyse ? Il faut pour en juger se tourner vers le corpus de la contre-histoire. Quelle historicité anime la « contre-histoire » ? 16 L’objet de Boulainvilliers, quand il entreprend de collationner les rapports des intendants pour en faire une synthèse à destination du Dauphin qui va succéder à Louis XIV, est clairement exprimé dans sa préface : « Pourquoi l’enquête ? : Il [le Prince] veut surtout être en état de comparer les pratiques du tems passé avec celles de nos jours, dans la vue de former lui-même un plan favorable à ses Sujets futurs 22.

17 C’est dans le passé même qu’ils [les ] peuvent aprendre à jouir de leur gloire présente, et à l’assurer pour l’avenir » 23.

18 Certes, Foucault le souligne avec force, en se référant à la conquête et aux droits qui en découleraient pour les descendants des Francs, comme en montrant que la monarchie loin d’avoir été toujours semblable à elle-même possède une histoire et que sa construction s’est opérée aux dépends de la noblesse, Boulainvilliers réintroduit l’histoire là où l’historiographie royale n’avait de cesse de l’évacuer 24. Mais la perspective que Boulainvilliers adopte relève elle-même d’une autre intemporalité. C’est en fait le combat de deux origines dont la logique est identique et peut se résumer dans le primat accordé à l’ancienneté. Avoir été, suffit à être légitime. Dans cette perspective la contre-histoire de Boulainvilliers comme l’historiographie absolutiste fonctionnent également comme un « discours de droit public » (Foucault). Dans les deux cas le souhait de Boulainvilliers — « revenir dignes de nos pères » — tient lieu d’idéal. La question débattue au cours du XVIIe et du XVIIIe siècles est essentiellement celle de l’écart entre l’état contemporain des institutions politiques et leur état primitif. C’est pourquoi, alors que Boulainvilliers montre une dégradation, décrit une conquête usurpée par la monarchie, les historiens qui lui sont opposés — pour des raisons différentes — tendent, au contraire, à nier tout processus et à présenter la monarchie installée dès le premier jour.

19 « On se fait communément une fausse idée de la manière dont la Monarchie Française a été établie dans les Gaules et de sa première constitution. Sur la foi de nos premiers Historiens, on se représente les Rois prédécesseurs de Clovis et Clovis lui-même, comme des Barbares qui conquirent à force ouverte les Gaules sur l’Empire Romain, dont ils se faisaient gloire d’être les destructeurs. […] C’est dans cette supposition que quelques Écrivains modernes ont fait de l’établissement de notre Monarchie, un Tableau a peu près semblable à celui que des relations détaillées nous font de l’invasion de la Grèce par les Turcs, ou de la conquête des Royaumes du Nouveau Monde par les Castillans et que ces Auteurs ont même prétendu que les Francs avoient réduits leurs nouveaux Sujets à une condition approchante de la servitude. […] Il ne se passa néanmoins rien de

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semblable dans la Gaule, lorsque à la fin du cinquième siècle de l’Ère chrétienne, et au commencement du sixième, ces Provinces passèrent l’une après l’autre sous la domination de nos Rois » 25.

20 Sans entrer, ici, dans le détail de l’argumentation ; l’affrontement entre la perspective continuiste, défendue par les historiographes absolutistes et les défenseurs des droits du tiers état, et la mise en évidence de discontinuités par l’historiographie nobiliaire, que souligne Foucault, se joue essentiellement autour de la description et de l’interprétation de la scène primitive qui voit l’installation des Francs et l’établissement de la monarchie et autour de la continuité dynastique et de la nature de la succession des « races » régnantes. Deux stratégies concomitantes 21 Les textes historiques produits pendant les années qui suivent la Révolution introduisent un déplacement des enjeux et de la façon de poser le problème. Certes, la rupture avec le modèle de l’historia magistra vitæ s’effectue lentement. On peut, par exemple, le trouver aussi bien chez Mably que chez Thouret 26 et, sous une forme abâtardie, (les leçons de l’histoire) bien plus tard dans le siècle et même au-delà. Certes, la tradition d’une histoire à la Mézeray ne s’évanouit pas comme en témoigne l’entreprise d’Anquetil 27 et son succès éditorial. Pour autant, le débat porte désormais non plus tant sur l’origine que sur la nature de la dynamique à l’œuvre, sur le processus. Si la construction de généalogies, de « filiations inversées » (Gérard Lenclud) demeure d’actualité et que les libéraux entendent mettre en évidence une autre continuité de la nation portée cette fois par le tiers état, sa légitimité se construit désormais du point de vue de l’avenir. Elle n’est plus toute entière contenue dans le moment fondateur. De surcroît, cette position permet une historicisation sans précédent de l’histoire de France que l’on cherche à rendre par un style d’écriture en prenant le roman comme ressource.

22 Plutôt que de considérer la reprise du débat sur les « races » comme la poursuite des polémiques des deux siècles passés, il convient plutôt d’identifier les deux stratégies à l’œuvre chez Guizot comme chez Thierry qui manifestent un nouveau statut et un nouvel usage du passé. Forger une nouvelle généalogie 23 Le premier enjeu repérable est une revendication de légitimité qui fait écho aux anciennes modalités de légitimation par l’ancienneté. Pas plus que la noblesse, le tiers n’est né d’hier. Il possède sa propre histoire et celle-ci est glorieuse. Rendre la bourgeoise fière d’elle-même 24 Rendre la bourgeoise fière d’elle-même, c’est l’objectif explicite de Guizot. S’adressant à ses étudiants en 1828, il évoque la peinture de la bourgeoisie de Liège livrée par Walter Scott dans Quentin Durward et la récuse : « Il en a fait un vrai bourgeois de comédie, gras, mous, sans expérience, sans audace, uniquement occupé de mener sa vie commodément. Les bourgeois de ce temps, Messieurs, avaient toujours la cotte de maille sur la poitrine, la pique à la main ; leur vie était presque aussi orageuse, aussi guerrière, aussi dure que celle des seigneurs qu’ils combattaient. C’est dans ces continuels périls, en luttant contre toutes les difficultés de la vie pratique, qu’ils avaient acquis ce mâle caractère, cette énergie obstinée, qui se sont un peu perdus dans la molle activité des temps modernes » 28.

25 Dès 1818, Augustin Thierry, développe la même idée dans un article du Censeur européen : « Nous sommes les fils de ces serfs, de ces tributaires, de ces bourgeois que les

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conquérants dévoraient à merci ; nous leur devons tout ce que nous sommes. À leurs noms se rattachent des souvenirs de vertu et de gloire ; mais ces souvenirs brillent peu, parce que l’histoire, qui devait les transmettre était aux gages des ennemis de nos pères » 29.

26 Il s’agit donc pour les historiens libéraux de s’acquitter d’une dette, de rectifier dans l’histoire ce qui est en passe de l’être dans la vie politique. À suivre Thierry ou Guizot, la légitimité de la bourgeoisie à détenir le pouvoir plonge loin ses racines : elle remonte aux municipalités gallo-romaines puis s’affirme dans le mouvement communal du XIIe siècle. Ainsi, chacune des études historiques réunies dans la version publiée sous forme de recueil des Lettres sur l’histoire de France s’achève par un éloge de la détermination des bourgeoisies urbaines à obtenir des « garanties » 30. En ce sens comme l’écrit Thierry, en conclusion de sa vingt-sixième et dernière Lettre sur l’histoire de France, « Son histoire [celle de la bourgeoisie identifiée au tiers] répond de l’avenir ». On touche ici à l’une des convictions majeures des libéraux : pour clore le cycle des révolutions il faut (r)établir un lien entre le présent et le passé. Aucun régime, puisque l’inscription dans le temps, dans la durée, confère encore pour une large partie de la société une autorité, ne peut assumer d’être né d’hier 31. Pour de ne pas être « ces mouches nées d’hier » dont se moquait Edmund Burke 32, il faut retisser le lien de l’histoire. Pour autant, cette filiation est pensée du point de vue du devenir, elle est comme le dit Foucault « régressive ». Elle ne témoigne pas seulement d’une haute antiquité, d’une véritable noblesse acquise par le travail, l’industrie et les combats, elle correspond au mouvement de l’histoire. Guizot et Thierry n’ont de cesse de le réaffirmer. À une légitimité statique, une légitimité lié à un ordre primitif, originaire et originel (presque naturel comme le montre Foucault en relevant la figure du Franc sauvage de Boulainvilliers à Montlosier) se substitue une légitimité fondée sur le mouvement. Alors que pendant des siècles la question était de descendre d’une lignée invaincue 33 — sinon aux temps héroïques lorsque les Achéens prirent Troie —, sur le modèle hégélien de la dialectique du maître et de l’esclave diffusé par Victor Cousin, seul désormais compte le processus qui libère le dominé 34. Le travail, la montée en puissance ont valeur d’anoblissement. La meilleure part de la nation 27 Cette vision de l’histoire construite du présent permet de proposer une continuité nationale alternative à la continuité monarchique. À plusieurs reprises, alors que les Ultras dominent le gouvernement, les propos de Guizot ou de Thierry ne sont guère éloignés de la célèbre formule employée par Sieyès dans son pamphlet Qu’est-ce que le tiers état ? : « Pourquoi [le Tiers-état] ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et d’avoir succédé à des droits de conquête ? »

28 Ainsi Thierry défend-t-il l’idée selon laquelle le Tiers serait plus français que la noblesse : « Ceux qui égayaient les fêtes des châteaux par la poésie et la musique étaient aussi des roturiers ; enfin la langue que nous parlons aujourd’hui est celle de la roture ; elle la créa dans un temps où la cour et les donjons retentissaient des sons rudes et gutturaux d’un dialecte germanique » 35.

29 C’est le renversement de l’argumentation de Montlosier pour qui l’affranchissement des serfs à fait naître un nouveau corps dans la nation qui, depuis lors, n’a de cesse de dessaisir, avec la complicité de la monarchie, le corps issu de la fusion des aristocraties franque, romaine et gauloise. Toutefois si l’argument polémique est quelques fois

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employé — la Révolution n’aurait en définitive, selon les termes de Thierry, fait qu’« effacer la conquête » et mettre fin à la « guerre civile » (Guizot) permanente qui structurait l’histoire de France — la « guerre des races » ne court pas, pour les libéraux, au long des siècles. D’une part, le recours à l’idée de conquête et partant de l’extériorité de la noblesse vis-à-vis de la nation est surtout polémique. Il est mobilisé en réaction à l’argumentation et aux prétentions des Ultras 36. D’autre part, elle s’achève quand avec les souverains de la troisième race, la dynastie capétienne, le français devient la langue de la cour et qu’une osmose s’est accomplie entre les différents peuples qui cœxistent dans les Gaules après la chute de l’Empire romain. Au reste la définition que Guizot donne dès 1820 sa conception de la lutte des races est claire. « En disant que, depuis l’origine de notre monarchie, la lutte de deux peuples agite la France, et que la révolution n’a été que le triomphe de vainqueurs nouveaux sur les anciens maîtres du pouvoir et du sol, je n’ai point entendu établir une filiation historique, ni supposer que le double fait de la conquête et de la servitude s’était perpétué, constant et identique, à travers les siècles. Une telle assertion serait évidemment démentie par les réalités. Dans ce long espace de temps, les vainqueurs, les vaincus, les possesseurs et les possessions, les deux races enfin se sont rapprochées, déplacées, confondues ; elles ont subi dans leur existence et leurs relations, d’innombrables vicissitudes. […] Mais il n’en est pas moins vrai que, depuis treize siècles, par le résultat de la conquête et de la féodalité, la France a toujours renfermé deux situations sociales profondément diverses et inégales, qui ne se sont point amalgamées ni placées, l’une envers l’autre, dans un état d’union et de paix, qui n’ont cessé enfin de lutter, celle-ci pour conquérir le droit, celle-là pour retenir le privilège » 37.

30 Là encore un point de vue dynamique l’emporte sur une vision statique : la race est devenue classe, « situation sociale » pour respecter les mots employés en 1820. Ce qui n’empêche pas, bien au contraire, au nom du mouvement de la civilisation, du progrès, de la « force des choses » 38, les libéraux de se poser comme le débouché naturel de la France, comme la France elle-même.

31 On assiste donc à un jeu subtil où sont convoqués des arguments d’ordres (et de temporalités) différents réinterprétés dans une logique nouvelle.

32 Cependant l’instrumentalisation politique du débat — avouée par Thierry lui-même : « En 1817, préoccupé d’un vif désir de contribuer pour ma part au triomphe des opinions constitutionnelles, je me mis à chercher dans les livres d’histoire des preuves et des arguments à l’appui de mes croyances politiques » 39 —, ne correspond qu’à un seul aspect de ce regard nouveau porté sur le passé. Son historicisation s’effectue dans le même mouvement. Produire le sentiment de l’historicité. Établir la distance temporelle 33 Comment retranscrire un passé dépassé ? Que ce soit Thierry, Guizot voire Montlosier l’historiographie post-révolutionnaire n’a pas de critiques assez dures contre ses prédécesseurs. Le bilan historiographique qui permet de définir en creux le chemin à suivre pour réformer les études historiques représente d’ailleurs, une large part de l’œuvre de Thierry. Parmi les griefs récurrents l’un d’eux joue un rôle particulièrement important : le reproche d’anachronisme (trois occurrences du terme dans les Lettres de Thierry, deux dans les Considérations). Si les travaux précédents n’aident pas à la compréhension de l’histoire du pays, c’est d’abord parce qu’ils ne prennent pas en compte la distance temporelle et que, de ce fait, les rois mérovingiens ou carolingiens sont dépeints sous les traits des monarques contemporains des historiens. Les citations

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fourmillent dans les textes de Thierry et de Guizot pour attester de cette incompréhension de l’histoire. Ainsi Velly comme Mézeray ou le Père Daniel sont épinglés pour avoir « arrangé le passé comme le présent s’arrange et présenté les mêmes figures et les mêmes mœurs quatorze fois en quatorze siècles » 40. Pour en convaincre ses lecteurs Thierry met, par exemple, en regard la formulation de Grégoire de Tours disant que Childeric est déposé pour avoir « abusé » des filles de la noblesse et celle de Velly lui reprochant d’avoir été, à l’instar de tout Français, trop « galant » 41. Dès lors, l’enjeu de la réforme historique à laquelle appelle et se consacre Thierry est de peindre « nos aïeux tels qu’ils furent, et non tels que nous sommes » 42. C’est la reconnaissance de l’altérité, du passé en tant qu’« Autre » pour reprendre un thème cher à Michel de Certeau.

34 Pour fonder ce renouvellement de la perception historique les historiens de la génération libérale ne dispose d’aucun moyen documentaire supplémentaire, les archives ne sont pas encore le lieu de travail consacré et ne le deviendront que lentement après la révolution de Juillet 43. L’assise documentaire reste donc pour l’essentiel équivalente à celle sinon de Boulainvilliers, du moins de Dubos et plus encore de Mably, c’est-à-dire les récits imprimés de Grégoire, Sidoine Appolinaire, Tacite… Rendre l’historicité passe donc par un combat contre les « faux-amis » ces mots qui, par le truchement des traductions, transportent une réalité sociale dans un temps qui n’est pas le sien — Thierry appelle à se méfier de « France » et de « royauté » 44 —, une lutte ardente autour de l’étymologie correcte d’un terme, le rejet d’une lecture articulée sur des notions juridiques trop parfaites pour correspondre à la réalité du temps 45. Certes cette ressource de l’historicisation n’est pas nouvelle. Elle appartient déjà à l’outillage dont use par exemple Dubos ou avant lui Nicolas Fréret (1714) qui récusait l’étymologie proposée par Boulainvilliers selon laquelle « franc » viendrait de « libre » et proposait en lieu et place ferox qui signifie fier, intrépide, orgueilleux et cruel 46 ; mais elle devient systématique. Ainsi à propos du débat sur les assemblées franques et carolingiennes Guizot tranche : « Il serait plus absurde encore d’attribuer au VIIIe siècle notre science et nos inventions en fait de despotisme, que de prétendre y retrouver nos institutions et nos garanties en fait de liberté » 47. De son côté Thierry récuse l’emploi de la « dénomination de Français, reportée, je ne dis pas au-delà du Rhin, mais seulement au temps de la première race » 48. Il dénonce de même l’illusion d’une permanence géographique de la France : « Ainsi, par une fausse assimilation des conquêtes des rois franks au gouvernement des rois de France, dès qu’on rencontre la même limite géographique, on croit voir la même existence nationale et la même forme de régime. […] Si l’on veut que les habitants de la France entière, et non pas seulement ceux de l’Ile de France, retrouvent dans le passé leur histoire domestique, il faut que nos annales perdent leur unité factice et qu’elles embrassent dans leur variété les souvenirs de toutes les provinces de ce vaste pays, réuni seulement depuis deux siècles en un tout compact et homogène » 49. Le roman comme ressource 35 La question essentielle est donc de marquer la distance, « d’écarter la fausseté de couleur et de caractère ». Pour y parvenir une ressource s’offre à Thierry, le roman c’est-à-dire une écriture narrative propre à rendre le temps, d’où les hommages à Walter Scott ou aux Martyrs de Chateaubriand. Bien sûr l’appui sur le roman n’est pas licence poétique pour Thierry qui entend faire de « l’art en même temps que la science », la fiction est du côté des histoires à fonctions légitimatrices qu’il dénonce. C’est parce qu’ils étaient des « historiens à système » dont les thèses servaient de

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justification et d’argumentation politiques que les historiens précédents ont failli. Libérée de cette contrainte par la rupture révolutionnaire Clio peut prospérer.

36 Ainsi parce qu’un abîme sépare le monde de la Restauration de l’Ancien régime des abîmes autrefois « inaperçus » 50 s’ouvrent dans le tissu historique et sous les pas du nouvel historien qui doit les combler par une patiente érudition ou reconnaître la vacuité de la documentation dont il dispose, l’absence de traces 51. Le nouveau régime d’historicité est aussi la découverte de la lacune, de la béance en lieu et place de la plénitude de l’historiographie précédente 52.

37 Bien sûr construite du présent cette démarche historicisante n’interdit pas la comparaison puisque c’est précisément de l’expérience du présent que l’historien tire les ressources de son intelligence de l’histoire 53. La subtile dialectique entre l’analogie et la nécessaire distanciation théorisée à la fin du siècle par Charles Seignobos est en place.

38 Sur cette base le modèle romanesque doit aider à produire le sentiment d’étrangeté du passé — d’où la tentative de restitution des sonorités germaniques dans les noms francs (Chlkodowig pour Clovis, Merowig pour Mérovée, Karle-le-Grand pour Charlemagne…) qui jouent dans le texte un véritable rôle de marqueurs d’historicité 54. Il doit surtout donner à l’histoire cette chair, cette épaisseur qui fait défaut à l’histoire factuelle de ses prédécesseurs que l’on pourrait, puisque Thierry revendique de produire une histoire narrative, qualifier d’histoire « infra-narrative », qui ne permet pas de rendre sensible le temps à jamais perdu. Le recours au mode d’écriture romanesque, à la mise en intrigue, est d’autant plus licite que l’histoire perçue dans son étrangeté non seulement se charge d’exotisme mais possède en elle-même les caractères du drame, dégage une poésie.

39 Ainsi le nouveau régime d’historicité qui se met en place peut non seulement se lire comme le primat désormais accordé à l’avenir projeté, en fonction duquel s’organise et prend sens le mouvement de l’histoire, mais aussi comme reconnaissance de l’« absent de l’histoire » 55. Présence/absence ; de façon symbolique ce basculement de la conscience historique peut s’exprimer à travers deux productions littéraires : une fable tout d’abord « La belle au bois dormant » dans laquelle un siècle passe, du moins dans la version de Grimm 56, sans que rien ne change. Un roman ensuite : L’homme à l’oreille cassée d’Edmond About 57 où après quarante six années de sommeil le monde a tant changé que le héros ne parvient pas à s’y adapter et se suicide…

***

40 Au terme de ce parcours il me semble que les catégories méta-historiques mobilisées, loin d’obscurcir le corpus analysé l’éclaire et mettent en relief la force de l’événement révolutionnaire dans la perception de l’histoire et dans l’entrée dans une nouvelle historicité. De ce point de vue la fixation au XVIIIe siècle du processus de disciplinarisation de l’histoire par Foucault paraît trop précoce puisqu’il semble qu’en dépit de la montée d’une autre conscience de l’histoire à travers la philosophie des Lumières l’outillage mental, pour parler comme Lucien Febvre, indispensable aux historiens pour comprendre le passé dans son altérité n’est pas réuni avant la rupture révolutionnaire qui se révèle pour le coup véritablement instauratrice.

41 Pour autant il serait imprudent et faux de généraliser ce que nous avons vu à l’œuvre dans le travail de quelques historiens à l’ensemble de la population. Comme toute

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rupture dans les représentations, les changements de régimes d’historicité s’effectuent « par tuilage », c’est-à-dire selon des modalités et des temporalités particulières selon les groupes sociaux voire les individus. — Rheinhart Koselleck prend précisément un exemple qui survient dans les dernières années du XVIIIe siècle pour illustrer l’historia magistra vitæ 58. Cela doit nous induire à inclure dans la fonction sociale de l’historien cette dimension évidente, et pourtant souvent passée sous silence, qui est de dire et de redéfinir le temps. En ce sens les historiens ne sont pas seulement les marqueurs de la mise en place d’un nouveau régime d’historicité, ils en sont aussi les acteurs et les producteurs.

NOTES

1. François HARTOG, « Temps et histoire « Comment écrire l’histoire de France ? » », dans Annales, histoire, sciences sociales, n° 6, 1995, pp. 1219‑1236 ; François HARTOG et Gérard LENCLUD, « Régimes d’historicité », dans Alexandru DUTU et Nobert DODILLE [dir.], L’État des lieux des sciences sociales, Paris, Éditions L’Harmattan, 1993, pp. 18‑38 ; Rheinhart KOSELLECK, Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Francfort- sur-le-Main, Suhrkamp, 1979, traduction française Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1990, 334 p. ; Bernard LEPETIT, « Le présent de l’histoire », dans Bernard LEPETIT [dir.], Les Formes de l’expérience, Paris, Éditions Albin Michel, 1995, pp. 273‑298 ; Gérard LENCLUD, « La tradition n’est plus ce qu’elle était… : sur les notions de tradition et de société traditionnelle en ethnologie », dans Terrain, n° 9, octobre 1987, pp. 110‑123 ; Gérard LENCLUD, « Qu’est-ce que la tradition ? », dans Marcel DÉTIENNE [dir.], Transcrire les mythes, Idées, Paris, Éditions Albin Michel, 1994, pp. 25‑44 ; Pierre NORA [dir.], Les Lieux de mémoire, Paris, Éditions Gallimard, 1984‑1993 ; Paul RICŒUR, Temps et récits, Paris, Éditions du Seuil, 1983 ; Paul RICŒUR, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000. Pour une synthèse du mouvement de l’historiographie en France depuis la Révolution voir Christian DELACROIX, François DOSSE et Patrick GARCIA, Les Courants historiques en France XIXe-XXe siècles, Paris, Librairie Armand Colin, 1999. 2. Elle se poursuit sous une autre forme avec Fustel de Coulanges ; voir François HARTOG, Le XIXe siècle et l’histoire. Le cas Fustel de Coulanges, Points, Paris, Éditions du Seuil, 2001 (1ère édition 1988). 3. Sachant que l’absolutisme est une construction théorique jamais pleinement réalisée ; voir Robert DESCIMON et Fanny COSANDEY, L’Absolutisme en France. Histoire et historiographie, Points, Paris, Éditions du Seuil, 2002. 4. Michel FOUCAULT, « Il faut défendre la société ». Cours au collège de France, 1976, Hautes études, Paris, Éditions Gallimard/Éditions du Seuil, 1997. Voir aussi Jean-Claude ZANCARINI [dir.], Lectures de Michel Foucault, volume 1, À propos de « Il faut défendre la société », Fontenay aux Roses, ENS Éditions, 2001. Je remercie Jean-Claude Zancarini d’avoir bien voulu me communiquer ce recueil avant même sa parution.

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5. Michel FOUCAULT, « Il faut défendre la société »…, ouv. cité ; voir notamment p. 203 et p. 209, quand Foucault développe l’idée selon laquelle dans l’historiographie libérale « le moment fondamental, ce n’est plus l’origine, le point de départ de l’intelligibilité, ce n’est pas l’élément archaïque, c’est au contraire, le présent ». 6. François GUIZOT, Essais sur l’histoire de France pour servir de complément aux « Observations sur l’histoire de France » de l’abbé Mably, Paris, Ladrange, 1836 (1ère édition 1823), p. 341. 7. François-René de CHATEAUBRIAND, Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la Révolution française, dans François-René de CHATEAUBRIAND, Œuvres complètes, Paris, Ladvocat, 1826‑1831, tomes 1 et 2. Voir la très riche analyse que propose de ce texte François HARTOG, « Les anciens, les modernes, les sauvages ou le "temps" sauvages », dans Jean-Claude BERCHET [dir.], Chateaubriand le tremblement du temps, Toulouse, Presses Universitaire du Mirail, 1994. 8. François-René de CHATEAUBRIAND, Essai historique…, ouv. cité, pp. 17‑18. 9. Idem, p. XXIII. 10. Idem, pp. 400‑401. 11. Pierre Le Moyne dans son Discours sur l’histoire (1638) résume ainsi cette ambition : « Que l’historien sache que son office est de réformer ou de perfectionner le moderne sur l’antique et le présent sur le passé » ; cité par Charles-Olivier CARBONNEL, « Retour baroque à une histoire narrative. Les théoriciens de l’histoire en France au XVIIIe siècle (1598‑1681) », dans Lucien BOIA [dir.], Études historiographiques, Bucarest, 1985, pp. 7‑30. 12. François-René de CHATEAUBRIAND, Essai historique…, ouv. cité, p. 87. 13. Idem, pp. 55‑56. 14. Jean-Marie GOULEMOT, Le règne de l’histoire. Discours historique et révolutions XVIIe- XVIIIe siècle, Éditions Albin Michel, 1996. 15. François-René de CHATEAUBRIAND, Essai historique…, ouv. cité, pp. XXIII et XXX. 16. Marc BLOCH, Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien, Paris, Éditions Armand Colin, 1974 (1ère édition 1944), p. 41. 17. François-René de CHATEAUBRIAND, Essai historique…, ouv. cité, p. XXIII. 18. « Il n’est personne du XIXe siècle, qui n’en sache plus que Velly ou Mably, plus que Voltaire lui-même, sur les rebellions et les conquêtes, le démembrement des empires, la chute et la restauration des dynasties, les révolutions démocratiques et les réactions en sens contraire » ; voir Augustin THIERRY, « Avertissement », dans Augustin THIERRY, Lettres sur l’Histoire de France pour servir d’introduction à l’étude de cette histoire, Paris, A. Sautelet, 1827, repris dans Augustin THIERRY, Œuvres, Paris, Éditions Garnier frères, 1867, tome 1 ; citation p. 3. 19. François-René de CHATEAUBRIAND, Études ou discours historiques sur la chute de l’Empire romain, la naissance et les progrès du christianisme et l’invasion des barbares, suivis d’une Analyse raisonnée de l’histoire de France, Paris, Lefèvre, 1831, pp. 26‑27. 20. François GUIZOT, Essais sur l’histoire de France…, ouv. cité, préface de la 1ère édition. 21. Henri Duranton emploie cette expression à propos de Pharamond dont l’existence pour l’historiographie royale est « une contrainte structurale suffisamment forte pour qu’on ait pu craindre, en l’éliminant, que tout l’édifice monarchique s’écroulât » ; Henri DURANTON, « Les contraintes structurales de l'histoire de France : le cas Pharamond », dans Synthesis. Bulletin du Comité national de littérature comparée de la République socialiste de Roumanie, tome IV, 1977, pp. 153‑164, citation p. 161 ; cité par Chantal GRELL, « L’histoire de France et le mythe de la monarchie à la fin du XVIIe siècle », dans Yves-

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Marie BERCÉ et Philippe CONTAMINE [dir.], Histoires de France, historiens de la France, Paris, Librairie Honoré Champion, 1994, pp. 165‑188. 22. Henri DE BOULAINVILLIERS, Histoire de l'ancien gouvernement de la France, avec quatorze lettres historiques sur les parlements ou États généraux, par feu M. le comte de Boulainvilliers, La Haye/Amsterdam, aux dépens de la Compagnie, 1727, pp. VI‑VII. 23. Idem, p. XVII. 24. Comme le montre Chantal Grell, le procédé de numérotation des rois depuis Pharamond gomme toutes les discontinuités dynastiques et lie « indissolublement l’histoire de la France à celle de ses rois : la « France » prend ainsi paradoxalement naissance avec le premier d’entre eux, Pharamond, qui régnait en Germanie, avant la conquête franque ». Elle ajoute plus loin que dans l’historiographie royale : « L’arrivée des rois français n’est paradoxalement présentée ni comme une libération, ni comme une conquête mais comme la rencontre heureuse d ’une monarchie et d’un peuple. L’histoire de France naît hors de tout contexte historique, hors du temps commun de l’histoire » ; voir Chantal GRELL, « L’histoire de France… », art. cité, p. 168 et p. 180. 25. Abbé DUBOS, « Discours préliminaire », dans Abbé DUBOS, Histoire critique de l’établissement de la Monarchie Française dans les Gaules, Paris, Didot, 1742, pp. 1‑2. 26. Mably insiste sur cette qualité de l’histoire dans De l’étude de l’histoire, ouvrage écrit à l’intention du prince de Parme : « L’histoire doit être pendant toute votre vie l’école ou vous vous instruirez de vos devoirs », et il reprend à son compte à propos de l’histoire l’adage romain « de te fabula narratur » ; voir Gabriel BONNOT DE MABLY, De l’étude de l’histoire, à monseigneur le prince de Parme, Paris, Éditions Fayard, 1988 (1ère édition 1775), p. 11 et p. 284. Jacques-Guillaume THOURET, dans l’Abrégé des révolutions de l’ancien gouvernement français, rédigé en prison pendant la Terreur et publié en 1800, tout en soutenant que depuis la Révolution « un jour nouveau luit sur notre histoire », envisage l’histoire comme un moyen d’éducation républicaine sui instruit du bien fondé de la Révolution ; voir Guillaume THOURET, Abrégé des Révolutions de l’ancien gouvernement français. Ouvrage élémentaire, extrait de l’abbé Dubos et de l’abbé Mably, Paris, Didot, 1800, p. 90. 27. Louis-Pierre ANQUETIL L’histoire de France depuis les Gaulois jusqu’à la fin de la monarchie, Paris, Garnery, 1805. Elle est « continuée » à plusieurs reprises et atteint successivement le sacre de Charles X puis la révolution de 1830. Ainsi en 1837 paraît une nouvelle édition « revue et corrigée », continuée jusqu’en 1837 par Louis de Maslavie, Paris, P.‑H. Krabbe, 1837. 28. François GUIZOT, Cours d’histoire moderne : Histoire de la civilisation en Europe, Pluriel, Paris, Éditions Hachette, 1985 (1ère édition 1828), p. 185. 29. Cité par Anne DENEUIL CORMIER, Augustin Thierry. L’histoire autrement, Paris, Éditions Publisud, 1996, p. 113. 30. Sur les Lettres lire : Marcel GAUCHET, « Les Lettres sur l’histoire de France d’Augustin Thierry », dans Pierre NORA [dir.], Les lieux de mémoire. tome 2. La nation, Paris, Éditions Gallimard, 1986, volume 1, pp. 247‑316. 31. « La liberté est forte d’avoir vécu ; elle se fortifie par ses souvenirs, et la société, pour croire en elle-même a besoin de n’être pas d’hier. […] La légitimité [des institutions] doit être ancienne, car autrement elle n’est pas ». soutient Guizot dès 1820 ; voir François GUIZOT, Du Gouvernement de la France depuis la restauration et du ministère actuel, Paris, Ladvocat, 1820, p. 206. De surcroît l’histoire enseigne la modération, le compromis à concilier le système et l’expérience, conviction dont témoigne aussi Thierry : « La politique de la raison est sans doute la plus haute et la

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plus digne d’être obéie, mais on peut aisément s’y méprendre et suivre, à sa place, l’entraînement des passions, ou l’entêtement des préjugés ; la politique de l’histoire (j’entends de l’histoire bien comprise) est moins absolue, moins tranchante, mais plus sûre. Depuis un demi-siècle, nous nous laissons ballotter sans relâche par le vent des idées ; le temps serait venu d’asseoir nos convictions sur une base non seulement logique, mais encore historique, de ne plus nous en tenir, hommes de théorie, à la raison pure de l’assemblée constituante, ou, hommes de pratique, à l’expérience d’hier » ; voir Augustin THIERRY, Récits des temps mérovingiens précédés de Considérations sur l’Histoire de France, Paris, Just Tessier, 1840, p. XVII. C’est cette réflexion qui conduit Guizot après 1830 à promouvoir la recherche et l’enseignement historiques en dotant la France d’« institutions de mémoire ». Voir Pierre ROSANVALLON, Le moment Guizot, Paris, Éditions Gallimard, 1985 ; Laurent THIES, « Guizot et les institutions de mémoire », dans Pierre NORA [dir.], Les Lieux de mémoire, tome 2, La Nation, Paris, Éditions Gallimard, 1986, volume 2, pp. 569‑592. 32. Cité par Mona OZOUF, XXe conférence Marc Bloch, Sorbonne, 17 juin 1998, dans Le Monde, 19 juin 1998, citée par Philippe DUJARDIN, Des Modernes et de leurs possibles traditions, dans « Transmettre aujourd’hui ? Retours vers le futur », dans EspacesTemps, n° 74/75, 2000, p. 45. 33. Montesquieu, cité par Guizot, fait encore état de cette prévention : « Cette prétention injurieuse au sang de nos premières familles, ne le serait pas aux trois grandes maisons qui ont successivement régné sur nous. L’origine de leur grandeur n’irait point se perdre dans l’oubli, la nuit et le temps ; l’histoire éclairerait des siècles où elles auraient été des familles communes ; et pour que Childeric, Pépin et Hugues- Capet fussent gentilhommes, il faudrait aller chercher leur origine parmi les Romains ou les Saxons, c’est-à-dire parmi les nations subjuguées ! » (Esprit des lois, Livre XXX, Chapitre XXV) et Guizot de commenter « Puérilité indigne d’un si grand génie ! » ; voir François GUIZOT, Essais sur l’histoire de France…, ouv. cité, p. 337. 34. Sur la philosophie comme ressource pour les historiens libéraux voir Marcel Gauchet, Philosophie des sciences historiques, Points, Paris, Éditions du Seuil, 2002 (1ère édition 1988). 35. Augustin THIERRY, « Lettre sur l’Histoire de France », dans Le Courrier Français, n° 23, juillet 1820 ; reproduite dans Marcel GAUCHET, Philosophie des sciences historiques, Le moment historique, Points, Paris, Éditions du Seuil, 2002, pp. 69-73, citation p. 73. 36. Thierry écrit en 1840 que Guizot et lui-même « firent de la polémique sociale avec l’antagonisme des Franks et des Gaulois » ; voir Augustin THIERRY, Récits des temps mérovingiens…, ouv. cité, p. 186. 37. François GUIZOT, Du Gouvernement de la France…, ouv. cité, p. IV. 38. François GUIZOT, Essais sur l’histoire de France…, ouv. cité, p. 43. 39. Augustin THIERRY, « Avertissement » de la première édition, dans Augustin THIERRY, Lettres sur l’Histoire de France…, ouv. cité, p. 1. 40. Augustin THIERRY, « Troisième lettre », dans Le Courrier Français, 6 août 1820, réunie aux autres lettres dans Augustin THIERRY, Lettres sur l’Histoire de France…, ouv. cité, p. 33. 41. Ibidem. 42. Ibidem. 43. Michelet est le premier historien qui se prévaut du contact avec les archives, Thierry ne se met en scène que dans des bibliothèques.

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44. « Il faut se garantir du prestige qu’exerce, par la vue du présent, non seulement le mot de France, mais encore celui de royauté. Il faut que l’imagination dépouille les anciens rois des attributs de puissance dont se sont entourés leurs successeurs ; et quand on écrit, comme l’abbé Dubos, sur l’établissement de la monarchie française, ne pas laisser croire qu’il s’agit d’un gouvernement semblable à celui qui portait ce nom au dix-septième et au dix-huitième siècles » ; voir Augustin THIERRY, « Neuvième Lettre », dans Augustin THIERRY, Lettres sur l’Histoire de France…, ouv. cité, p. 91. 45. « Il faut […] renoncer à la prétention de classer les conditions et les hommes d’après un principe général et simple, soit qu’on le cherche dans la nature des événements ou dans l’appréciation légale de la vie des individus. Toute hypothèse régulière et systématique est trompeuse, parce que tout système, toute règle permanente, étaient étrangers à la société. Il faut se borner à recueillir, dans les monuments, les dénominations par lesquelles étaient désignés les diverses classes de citoyens » ; voir François GUIZOT, Essais sur l’histoire de France…, ouv. cité, p. 198. Pour respecter le passé en tant que passé l’histoire doit devenir « idiomatisante ». 46. Cité par Augustin THIERRY, Considérations…, ouv. cité, p. 40. 47. François GUIZOT, Essais sur l’histoire de France…, ouv. cité, p. 328. 48. Augustin THIERRY, « Deuxième Lettre », dans Le Courrier Français, 30 juillet 1820, repris dans Augustin THIERRY, Lettres sur l’Histoire de France…, ouv. cité, p. 20. 49. Idem, p. 6 et p. 39. 50. Augustin THIERRY, « Cinquième Lettre », dans Le Courrier Français, 10 septembre 1820, repris dans Augustin THIERRY, Lettres sur l’Histoire de France…, ouv. cité, p. 80. 51. À plusieurs moments Thierry fait état dans les Récits des temps mérovingiens de l’absence de source à laquelle il propose parfois de suppléer en s’inspirant d’une situation ou d’un acte analogue ; voir augustin THIERRY, Augustin THIERRY, Récits des temps mérovingiens…, ouv. cité. 52. Il suffit en contre-point de se rappeler que dans l’histoire de Mézeray le médaillon représentant de Pharamond était seul laissé en blanc « de manière, commente Chantal Grell, à suggérer le caractère symbolique d’un législateur dont on ne pouvait même pas connaître le visage » ; voir Chantal GRELL, « L’histoire de France et le mythe de la monarchie… », art. cité. Henri Duranton montre que cette mutation est déjà à l’œuvre chez Voltaire qui remet en cause l’existence de Pharamond et ne considère pas Clovis comme un roi de France. Il en conclut : « C’est s’inscrire en faux contre une vision organiciste du passé français qui le voit se développer à partir d’une cellule initiale, se métamorphosant sans doute, mais dans la logique d’un programme génétique. Voltaire installe le vide » ; voir Henri DURANTON, « Voltaire historien de l’histoire de France : un iconoclaste dans le temple de Clio ? », dans Chantal GRELL et François LAPLANCHE [dir.], La monarchie absolutiste et l’histoire de France. Théories du pouvoir, propagandes monarchiques et mythologies nationales, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 1987, p. 224. 53. Voir par exemple la comparaison entre l’empire carolingien et celui de Napoléon pour expliquer que la dissociation de ce qui a été uni par la force peut s’accomplir sans drame et que les entités régionales ressurgissent aussitôt que l’emprise carolingienne faiblie comme les états et les nations un moment rassemblés sous la domination française ; voir Augustin THIERRY, « Onzième Lettre », dans Augustin THIERRY, Lettres sur l’Histoire de France…, ouv. cité. 54. Le terme de « marque » est explicitement employé par Thierry pour qui le recours aux noms germaniques a pour enjeu de marquer « la différence des époques » ; voir

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Augustin THIERRY, « Avertissement » de la seconde édition, dans Augustin THIERRY, Lettres sur l’Histoire de France pour servir d’introduction à l’étude de cette histoire, Paris, A. Sautelet, 1829, repris dans Augustin THIERRY, Œuvres, Paris, Éditions Garnier frères, 1867, tome 1 ; citation p. 6. 55. Michel DE CERTEAU, L’Absent de l’histoire, Repères, Tours, Éditions Mame, 1973. 56. Dans celle de Perrault seule la mode vestimentaire et musicale a changé. 57. Edmond ABOUT, L’Homme à l’oreille cassée, Paris, Éditions Hachette, 1862. 58. Rheinhart KOSELLECK, Le Futur passé…, ouv. cité, chapitre 2.

RÉSUMÉS

Élaboré aux confins de l’histoire et de la philosophie le concept de “ régime d’historicité ” (id est la valeur sociale affectée à chacun des temps — passé/présent/futur) peut-il être utile aux historiens dans leurs travaux empiriques ? C’est cette question que cet article se propose de travailler en prenant pour laboratoire l’historiographie française sous la Restauration et la façon dont elle reprend le dossier la “ guerre des races ” ouvert à la fin du XVIIe siècle.

Are the modes of historicity tools for historians? A case study: the “war of the races”. Elaborated on the borders of history and , could the concept of modes of historicity (id est the social value attached to each tense — past/present/future) be useful to historians in their empirical works ? This article tries to answer this question studying the way which the topic of the “war of the races”, introduced in French historiography at the end of the 17th century, was dealt with during the Restoration.

AUTEUR

PATRICK GARCIA Maître de conférences, Institut universitaire de formation des maîtres de Versailles

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Comment on récrit l’histoire. Les usages du temps dans les Écrits sur l’histoire de Fernand Braudel

Gérard Noiriel

« Cette fois, il n’était pas question de récrire ». Fernand BRAUDEL, Écrits sur l’histoire, 1969. « C’est la marque de la plus grande superficialité que de trouver en toute chose du mal et ne rien voir du bien positif qui s’y trouve. L’âge rend en général plus clément ; la jeunesse est toujours mécontente ». HEGEL, La Raison dans l’histoire, 1830.

1 L’organisation de cette journée a été motivée par la conviction que nous, historiens, nous aurions besoin de réfléchir à la question du temps pour progresser dans nos entreprises empiriques. Ce point de départ — que je partage — mérite néanmoins d’être clarifié car il n’est pas sûr que nous l’envisagions tous de la même manière. Mon intervention portera non pas sur le statut du temps en histoire, mais sur un problème plus modeste : comment les historiens ont-ils abordé la question du temps dans leurs écrits sur l’histoire ? Cette intervention s’inscrit dans le cadre d’un programme de recherches plus vaste qui vise à mieux comprendre les décalages entre les discours et le travail empirique dans notre discipline. Dans l’introduction de l’ouvrage récent qu’il a coordonné sur l’historiographie allemande entre 1918 et 1945, Peter Schöttler parle d’une « science de la légitimation » (Legimitationwissenschaft), pour qualifier les travaux des historiens soucieux de maintenir leur existence académique dans un État soumis à un pouvoir totalitaire 1. L’Allemagne nazie représente, évidemment, un cas extrême. Mais le problème posé est plus général et concerne aussi les historiens des sociétés démocratiques. Je pense en effet qu’une bonne partie de leurs écrits sur l’histoire, passés ou présents, peuvent être considérés comme des discours de justification 2, destinés à défendre leurs propos antérieurs, leur position académique, leurs ambitions ou leur notoriété. Précisons d’emblée que cette hypothèse n’implique aucune forme de

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dénonciation. Les pratiques de justification font partie, à mes yeux, des contraintes qui pèsent sur notre métier. L’important est de les clarifier, de les expliciter, de façon à pouvoir les discuter en connaissance de cause.

2 Pour essayer de vous convaincre de l’intérêt de ce genre d’analyses, j’ai choisi un exemple dont il n’est pas besoin de souligner l’importance : l’ouvrage de Fernand Braudel intitulé Écrits sur l’histoire 3. Ce livre présente un triple intérêt pour la question qui nous occupe aujourd’hui. Le premier tient évidemment au privilège que l’auteur accorde à la réflexion sur le « temps de l’histoire ». Le deuxième concerne l’importance accordée à l’interdisciplinarité. L’ouvrage plaide en effet pour une meilleure communication entre l’histoire et les sciences humaines et propose des solutions pour qu’elles adoptent un vocabulaire et même un langage communs. Le troisième intérêt de ce livre est lié à la réception de ses thèses, notamment le fameux concept de « longue durée ». Comment expliquer le formidable écho qu’il a rencontré, non seulement chez les historiens, mais plus généralement dans l’ensemble des sciences sociales et chez les philosophes ? J’aborderai ces problèmes en mobilisant les instruments d’analyse qui sont propres au « métier d’historien ». C’est, à mon sens, la contribution la plus utile que nous puissions fournir à la réflexion collective sur les problèmes que l’on appelle souvent « épistémologiques ». Un problème de chronologie 3 Respectueux des règles élémentaires de la méthode historique, telles qu’elles ont été codifiées en France par Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos à la fin du XIXe siècle 4, j’envisagerai l’ouvrage de Braudel comme un document qu’il faut soumettre aux diverses opérations dites « analytiques », notamment la critique « externe » et la critique « interne ». Pour un exposé sur le « temps » il fallait, évidemment, commencer par dater le document. Rien de plus simple en apparence. L’éditeur nous fournit l’information gracieusement, grâce à l’« achevé d’imprimer » (octobre 1969) qui figure en fin de volume. L’auteur lui-même nous donne les moyens d’être plus précis. Braudel a mis la dernière main à l’avant-propos le 16 mai 1969, au moment où il achevait « d’en lire les épreuves » 5. Comme ce livre est un recueil de textes que Braudel a écrits entre le milieu des années 1940 et le début des années 1960, il existe naturellement un décalage entre la date où ils ont été publiés pour la première fois et la date de leur réédition aux éditions Flammarion. Mais l’auteur lui-même nous invite à ne pas en tenir compte. Dans l’avant-propos, il précise qu’à l’exception de « minimes corrections matérielles », « ces quelques pages paraissent sous leur forme originale et avec leur date ». Il ajoute qu’en relisant ces écrits d’un seul jet, il a pu constater qu’ils formaient bel et bien un tout homogène 6, centré sur la question de « la nature même de l’histoire ». Plus précisément, la cohérence des Écrits est fournie par la notion de « longue durée », autour de laquelle, affirme Braudel, l’histoire et les sciences de l’homme peuvent fabriquer le langage commun dont elles ont besoin.

4 Sans mettre en doute la « sincérité » de l’auteur, nous ne pouvons pas ignorer, nous qui avons été formés à la critique documentaire, que des corrections matérielles si « minimes » soient-elles altèrent la nature d’un document historique. Lorsqu’on examine l’immense littérature qui a été consacrée à l’œuvre de Fernand Braudel, on constate que c’est seulement après la parution de cet ouvrage que les analyses sur sa « conception de l’histoire » ont pris naissance. C’est le premier résultat auquel a abouti la réunion en un volume de textes choisis par Braudel parmi d’autres, textes parus initialement dans des publications très diverses et très dispersées (revues savantes,

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brochure, encyclopédie, extrait d’ouvrage…). À partir de 1969, chacune de ces études prend son sens par rapport au nouvel ensemble dans lequel elle s’inscrit. Ce regroupement des textes dans un même espace matériel a considérablement facilité leur confrontation. Ceux qui n’auraient pas eu le temps d’aller fouiner dans les bibliothèques pour retrouver les études originales ont pu disposer, grâce à Fernand Braudel lui-même, d’un « instrument de travail » d’autant plus utile que l’ouvrage a été publié d’emblée dans une collection de poche ; ce qui a permis aux historiens de pouvoir le ranger dans leur propre bibliothèque pour une somme modeste et un faible encombrement. Le titre du livre et le nom de l’auteur constituent d’autres éléments de la mise en forme qui a contribué fortement à unifier l’objet a posteriori 7. Les « minimes corrections matérielles » dont parle Braudel ont joué leur rôle dans le travail visant à persuader les lecteurs que la réflexion sur le « temps » serait le thème unificateur de l’ouvrage. L’« avant-propos » rédigé pour cette édition va dans le même sens, on l’a vu. La transformation de ces études en « chapitres », classés en fonction d’un plan thématique, repris dans la table des matières, est un autre moyen de guider la lecture. Ce plan, inventé pour l’édition du livre, est en trois parties, comme il se doit : « Les temps de l’histoire », « l’histoire et les autres sciences de l’homme », « histoire et temps présent ». Ces titres n’ont pas été choisis au hasard. Ils confortent l’argument de l’avant-propos sur l’unité de la pensée de Braudel autour de la question du temps comme lieu privilégié du dialogue entre histoire et sciences de l’homme.

5 Pour le problème qui m’occupe ici : analyser les usages du temps dans les écrits des historiens sur le temps, il est intéressant de s’arrêter un instant sur les deux principales difficultés que pose cette mise en forme livresque. La première tient au brouillage de la chronologie. Le classement thématique adopté en 1969 aboutit à présenter les chapitres dans un ordre qui ne correspond pas à l’historicité de l’élaboration des études qu’ils « reproduisent ». Cet ordre semble suggérer que la pensée de Braudel sur l’histoire n’a elle-même pas d’histoire. Elle paraît fixée dans ses grandes lignes dès le départ (la préface de la première édition de sa thèse sur la Méditerranée, premier chapitre des Écrits) et se dérouler ensuite dans le cadre des « dialogues » que Braudel développe avec les sciences humaines. La deuxième difficulté, liée à la première, tient au brouillage des contextes. Chacune des études de Fernand Braudel rassemblées dans les Écrits s’adressait au départ à un public très ciblé : la préface d’une thèse, une leçon inaugurale au Collège de France, un compte-rendu dans les Annales, un chapitre du Traité de sociologie de Georges Gurvitch, un article d’encyclopédie, etc., toutes ces interventions visent des groupes de lecteurs différents. Et leur reprise dans un livre publié par un grand éditeur — qui doit équilibrer son budget en touchant un public dépassant largement le cercle restreint des chercheurs en sciences humaines — transforme également les conditions de leur réception. À la recherche de « l’événementiel » 6 Ces constats concernant la datation des Écrits ne sont pas suffisants pour conclure que la « conception braudelienne » du temps se serait modifiée avec le temps. Ils permettent simplement d’apercevoir un problème. Pour tenter de le résoudre, il fallait poursuivre l’analyse du document en passant de la critique externe à la critique interne. J’ai donc relu les Écrits pour comparer la définition de la « longue durée » proposée dans les textes les plus anciens du recueil (principalement la préface à la première édition de la Méditerranée 8) avec la définition donnée dans les textes les plus tardifs (principalement l’étude sur « la longue durée », publiée par les Annales en 1958). Mais l’exercice a tourné court car l’expression « longue durée » ne figure pas dans la

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préface. Elle n’apparaît pour la première fois qu’en 1958, dans l’article des Annales. La comparaison terme à terme étant impossible, il ne restait plus qu’à décortiquer la définition figurant dans ce dernier texte. « La formule bonne ou mauvaise, écrit Braudel, m’est devenue familière pour désigner l’inverse de ce que François Simiand, l’un des premiers après Paul Lacombe, aura baptisé histoire événementielle. Peu importent ces formules ; en tout cas c’est de l’une à l’autre, d’un pôle à l’autre du temps, de l’instantané à la longue durée, que se situera notre discussion » 9.

7 Cette citation me servira de fil conducteur tout au long de mon exposé. Elle résume en effet parfaitement la façon dont Fernand Braudel positionne toute sa réflexion sur l’histoire. Remarquons d’abord qu’il ne parle pas de « définition », mais de « formule ». La « longue durée » n’est désignée que par référence à son contraire : « l’histoire événementielle », de façon à baliser l’espace de la discussion que Braudel développe dans la suite du texte. Gaston Bachelard avait déjà constaté dans l’entre-deux-guerres que la pensée scientifique fonctionnait le plus souvent par couple 10. Mon enquête sur « la conception braudelienne du temps » ne devait donc pas se focaliser sur l’expression « longue durée » qui l’a rendue célèbre. Il fallait tenter d’identifier le couple qu’elle forme avec « histoire événementielle ». J’ai repris mes Écrits en explorant cette nouvelle piste. Comme le montre le petit tableau ci-joint — qui indique les occurrences de ces deux termes dans les quatre premiers chapitres du livre (ce qui était suffisant pour le problème qui nous occupe ici) — les deux mots sont étroitement solidaires. Pratiquement absents du vocabulaire initial de Braudel, ils surgissent brutalement à partir de 1958.

Titre de l’article Occurrences occurrences « longue « événementiel » durée »

Préface à la première édition de la Méditerranée 0 1 (1949)

Leçon inaugurale au Collège de France (1950) 0 0

La longue durée (1958) 26 12

Histoire et sociologie (1958) 6 10

8 Mais même au cours de cette période, l’usage de ces termes est d’une intensité variable selon les études considérées. On ne les trouve pratiquement pas dans le chapitre « Histoire des civilisations » (1959) de l’Encyclopédie française, ni dans l’article « Unité et diversité des sciences de l’homme » (1960) publié dans la Revue de l’enseignement supérieur. C’est lorsqu’il s’adresse aux spécialistes des sciences humaines, les historiens des Annales ou les lecteurs du Traité de sociologie, que Braudel utilise massivement le couple longue durée/événementiel. Ces deux termes relèvent donc du langage spécialisé et sont utilisés pour nourrir le débat scientifique. Ayant constaté (cf. tableau ci-dessus) que dans le premier chapitre des Écrits (qui « reproduit » un extrait de la préface) le terme « longue durée » n’était jamais employé, à la différence d’« histoire événementielle » qui apparaît une fois, j’ai tenté d’élucider cette anomalie. Lorsqu’on

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consulte le texte original, on se rend compte que cette préface relève d’un genre très pratiqué par les historiens, bien que peu valorisé : l’exposé de soutenance, parfois appelé « défense » de la thèse 11. Certes, cette caractéristique est affaiblie dans le texte de 1949 parce que la Méditerranée a été éditée trois ans après la soutenance. Une analyse plus complète aurait exigé de se reporter à l’exemplaire initial de la thèse qui a circulé entre 1946 et 1949, suscitant un premier débat et des critiques auxquelles Braudel répond dans cette « première » édition 12. Ce décalage temporel entre le moment de la soutenance et l’édition sous forme de livre n’efface pas pour autant complètement la nature de la préface. Candidat au titre de docteur ès lettres, Braudel aborde le premier « palier » de la carrière d’un historien. Il doit s’efforcer de convaincre les membres du jury que le travail qu’il soumet à leur approbation répond aux normes scientifiques sur lesquelles repose la discipline. L’intérêt majeur de cette préface tient au fait qu’elle montre comment un historien « écrit l’histoire » quand il est face à ses juges. Le cas de la Méditerranée est d’autant plus intéressant à cet égard que son auteur se réclame explicitement d’un courant historiographique, rassemblé autour des Annales, en lutte ouverte contre le pôle dominant, courant qui est encore marginal dans l’institution historienne au moment où Braudel soutient sa thèse. Envisagée comme discours de justification, cette préface nous renseigne sur la marge de manœuvre dont dispose un historien soucieux de défendre la perspective critique dans laquelle il s’inscrit tout en respectant les normes qui dominent le milieu professionnel auquel il appartient. Ces contraintes d’énonciation expliquent que la préface soit organisée autour d’un certain nombre de « passages obligés » que l’on retrouve dans tous les exposés de soutenance dignes de ce nom. Braudel n’échappe pas au rituel des remerciements. Un candidat qui veut être reconnu par ses pairs doit nécessairement reconnaître sa dette à leur égard. On ne s’étonnera pas que Lucien Febvre, auquel Braudel dédie sa thèse, soit évoqué chaleureusement. Mais Braudel ajoute : « Ma pensée reconnaissante se porte à mes maîtres de la Sorbonne il y a 25 ans ». On constate que dans la liste des autorités remerciées figure le nom d’Émile Bourgeois, la bête noire de Lucien Febvre, celui qui incarnait à ses yeux, plus encore que Seignobos, « l’histoire-manuel » qu’il exécrait 13. Tout exposé de soutenance doit aussi s’efforcer de justifier le sujet traité dans la thèse. Les commentateurs de la préface ont souvent cité le passage où Braudel évoque le renversement de perspective que lui a suggéré Lucien Febvre. Alors que le sujet déposé en Sorbonne en 1923 était conforme aux attentes de l’histoire diplomatique : « la politique méditerranéenne de Philippe II », intitulé dit-il que ses « maîtres d’alors approuvaient fort », Braudel décide finalement de mettre l’accent sur l’espace méditerranéen à l’époque de Philippe II, ce qui lui permet de faire une place à la géographie, la société, l’économie et la civilisation. « En s’intéressant à ce jeu souterrain, la thèse sortait de l’histoire diplomatique ». Il est évident que ce renversement n’allait pas de soi pour les historiens des années 1930‑40. Non pas, comme on le dit souvent, en raison de l’importance accordée aux aspects économiques et sociaux. Ceux-ci avaient leurs partisans à la Sorbonne, notamment en histoire moderne, grâce à Henri Hauser. L’inversion de la perspective posait problème parce qu’elle contredit les normes historiennes en vigueur concernant la « taille du sujet ». Une thèse d’histoire étant toujours délimitée par des bornes spatio-temporelles, justifier le sujet c’est justifier les limites que le candidat lui a assignées. Fernand Braudel ne se soucie guère de défendre le découpage chronologique qu’il a choisi. Celui- ci ne pose pas de problème car il respecte les catégories de l’histoire politique traditionnelle (le « règne » de Philippe II). En revanche, Braudel doit justifier l’étendue

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démesurée de sa monographie. La professionnalisation de l’histoire au début de la Troisième République s’est faite par la valorisation du « travail sur archives ». Un historien ne peut décemment soutenir son doctorat que s’il a consulté toutes les sources disponibles. La thèse de Lucien Febvre portait déjà sur l’époque de Philippe II. Mais elle s’inscrivait dans un cadre régional : la Franche-Comté. Etendre la recherche aux dimensions de tout l’espace méditerranéen, ce n’était pas raisonnable car il était impossible d’être exhaustif. La communauté des historiens représentée ici par les membres du jury risquait d’interpréter ce choix comme une forme de prétention incompatible avec la posture modeste que doit adopter celui qui frappe à la porte de la maison histoire. Dans sa préface, Fernand Braudel tente de désamorcer la critique : « J’espère aussi qu’on ne me reprochera pas mes trop larges ambitions, mon désir et mon besoin de voir grand ». Il adopte un profil bas en reconnaissant que l’ampleur du sujet ne lui a pas permis de consulter toutes les archives. Cela aurait nécessité 20 vies ou 20 historiens précise-t-il. Et il admet qu’il s’agit là d’une faiblesse de son travail. « Je sais par avance que ses conclusions seront reprises, discutées, remplacées par d’autres et je le souhaite. Ainsi progresse et doit progresser l’histoire ». Pour défendre le cadre méditerranéen qu’il a retenu pour cette recherche, Braudel mobilise un argument cher à Lucien Febvre et Marc Bloch : l’histoire-problème. Dans la plupart des thèses, le découpage monographique n’est pas justifié. Il est posé comme une évidence, parce qu’il coïncide avec des entités géo-politiques familières (la ville, la région, le département, la nation…). Pour Braudel, au contraire, tout le problème est-là. Il réfute par avance ceux qui penseraient que « la question préjudicielle ne se pose pas, que la Méditerranée est un personnage d’histoire à ne pas définir car défini depuis longtemps […] suivant le pointillé de ses contours géographiques » 14. L’un des buts centraux de la thèse, j’y reviendrai, c’est de chercher dans l’histoire les véritables limites de son objet.

9 Le dernier passage obligé d’un exposé de soutenance consiste à justifier le plan choisi. C’est ce point précis qu’abordent les pages consacrées au « temps », republiées dans les Écrits. Dans les thèses d’histoire, le plan est presque toujours établi après coup. C’est le moment où l’historien passe de l’analyse à la synthèse, de l’élaboration des faits à leur groupement. Outre la règle impérieuse des trois parties, le plan doit être suffisamment large et souple de façon à pouvoir englober tout ce que l’historien a découvert dans les archives. Braudel respecte scrupuleusement ces deux contraintes. Son plan comprend trois parties et permet de présenter une « histoire totale » de la Méditerranée. Ce souci d’exhaustivité le pousse à accorder une large place aux aspects politiques et diplomatiques de l’historiographie traditionnelle. « Notre enquête ne serait pas complète », écrit-il dans l’introduction de la troisième partie, « si nous laissions ce plan événementiel hors de prise » 15. Si l’on déblaie les multiples strates de commentaires qui ont recouvert ces quelques pages depuis 1969, les considérations de Braudel sur le temps qui figurent dans la préface apparaissent comme des justifications sur la façon d’agencer les faits rassemblés. Affirmer cela, ce n’est nullement mettre en cause l’importance de cette thèse, mais refuser d’en situer l’intérêt là où il n’est pas. Il suffit d’en revenir au texte initial pour s’apercevoir que Fernand Braudel lui-même n’accordait pas une grande importance à ce plan. Les trois parties qu’il a retenues « ne veulent être que des moyens d’exposition ». « Je ne me suis pas interdit, chemin faisant, ajoute-t-il, d’aller de l’un à l’autre ». Il précise ensuite qu’il n’y a aucun lien de nécessité entre les trois parties, « chacune étant en soi un essai d’explication ». Par rapport aux plans les plus courants dans les thèses d’histoire de cette époque, la nouveauté tient au fait que Braudel a choisi une présentation thématique et non chronologique ; ce qui va

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à l’encontre des règles du récit historique, tout au moins tel que le pratiquait l’histoire narrative au début du XIXe siècle. Sur ce point aussi, Braudel estime nécessaire de se justifier. Cette décomposition de l’histoire de la Méditerranée en « plans étagés », « c’est peut-être ce que l’on me pardonnera le moins, même si j’affirme que les découpages traditionnels fractionnent, eux aussi, l’histoire vivante et foncièrement une, même si j’affirme contre Ranke ou Karl Brandi que l’histoire-récit n’est pas une méthode ou la méthode objective par excellence, mais bien une philosophie de l’histoire elle aussi » (c’est moi qui souligne). Les deux derniers mots de cette citation montrent bien, à mon sens, que pour Braudel l’architecture globale d’une recherche historique met toujours en œuvre un point de vue particulier, une « philosophie de l’histoire », qui est de l’ordre des préférences de l’historien, mais qu’il n’est pas nécessaire de discuter. Et Braudel ajoute, comme pour enfoncer le clou : « si l’on me reproche d’avoir mal assemblé les éléments de ce livre, j’espère qu’on trouvera les morceaux convenablement fabriqués, selon les règles de nos chantiers » 16. Autrement dit, ce qui compte vraiment, c’est l’analyse, la production des faits historiques (les « morceaux »), plus que la synthèse, l’assemblage proposé dans le plan. Un problème identitaire 10 Replacé dans son contexte, le paragraphe de la préface que Braudel a « reproduit » dans les Écrits apparaît donc comme une simple justification du plan. La dimension « théorique » que les commentateurs lui ont donnée après-coup ne résiste pas à une lecture précise du texte. Arrêtons-nous néanmoins sur la « philosophie de l’histoire » qui sous-tend cette architecture. Elle est résumée dans la citation que l’on retrouve dans la plupart des commentaires sur la « conception braudelienne du temps » : « ainsi sommes-nous arrivés à une décomposition de l’histoire en plans étagés. Ou si l’on veut, à la distinction dans le temps de l’histoire, d’un temps géographique, d’un temps social, d’un temps individuel. Ou si l’on préfère encore, à la décomposition de l’homme en un cortège de personnages » 17. Je pense qu’on ne peut pas comprendre le sens de ce passage si l’on omet de rappeler qu’à cette époque, le dialogue avec les sciences humaines auquel participe Braudel concerne essentiellement les rapports entre l’histoire et la géographie. Certes, ce point a été fréquemment souligné et la Méditerranée a été célébrée comme le chef-d’œuvre inégalé de la géohistoire qu’il défendait 18. Mais une question est restée dans l’ombre : en quoi cet ancrage géographique a-t-il affecté l’organisation de la thèse ? La réponse exige un rapide détour par la genèse intellectuelle des rapports entre l’histoire et la géographie en France. Le premier acte, c’est la publication du Tableau de la France par Jules Michelet en 1832. Ce dernier insistera par la suite sur le côté fondateur de ce texte, parce que c’est à ce moment-là qu’il a eu l’intuition (« l’éclair de Juillet ») que la France était « une personne ». Privilégiant le « milieu » contre la « race » qu’Augustin Thierry considérait alors comme le facteur essentiel de l’histoire, Michelet part à la découverte des provinces. Il les présente comme les parties, les membres, d’un même organisme tout en insistant sur l’idée que l’esprit du personnage se tient au centre, dans la ville- lumière, théâtre de la Révolution qui a rassemblé les « nationalités » primitives de la France en une seule et même « nation » 19. Au début du XXe siècle, Paul Vidal de la Blache entre en scène pour le deuxième acte. Reprenant la problématique de Michelet dans le volume qui inaugure l’histoire de France dirigée par Ernest Lavisse, il l’adapte — comme l’indique le titre même de l’ouvrage : « La France. Tableau géographique » — aux intérêts d’une géographie qui conquiert alors son autonomie sur la scène universitaire 20. La dialectique progressiste de Michelet (la nationalité française résulte du

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dépassement des conflits entre les provinces rurales et le centre urbain, du combat de la lumière contre l’ombre) se fige. Les permanences du monde rural, la lutte multiséculaire des paysans contre la nature (que Vidal appelle « le genre de vie »), ont forgé la « physionomie », la personnalité propre de la France. Et cette physionomie est directement lisible — pour peu que l’on sache déchiffrer les traces que ce passé a laissées dans les paysages du présent. Fernand Braudel découvrira ces questions principalement grâce à Lucien Febvre, le héros principal du troisième acte. En réhabilitant l’œuvre de Michelet, quelque peu malmenée par les historiens « méthodistes », Lucien Febvre rétablit la priorité de l’histoire sur la géographie dans l’analyse de l’espace. Alors que cette discipline était tournée vers le présent, Lucien Febvre, lui, a les yeux rivés sur le XVIe siècle. En combinant la problématique de la « personne » avec celle, plus classique, de « l’époque », il contribue au renouvellement de la recherche historique sur la Renaissance, ouvrant du même coup une vaste réflexion sur le concept de « civilisation » 21.

11 Le vocabulaire de la Méditerranée place la thèse dans le sillage de cette histoire géographique. Le mot « personnage » y revient comme un leitmotiv. Fernand Braudel affirme d’ailleurs explicitement dans la préface que l’objet central de ce travail vise à caractériser la Méditerranée au XVI e siècle. Tâche extrêmement difficile selon lui car « son personnage est complexe, encombrant, hors série ». Dans le compte rendu louangeur qu’il a consacré à la thèse, Lucien Febvre situe à ce niveau la réussite de Braudel. « Pour la première fois une mer ou, si l’on préfère, un complexe de mers se voit promu à la dignité de personnage historique » 22. Le problème que veut résoudre Braudel est d’ordre identitaire. De même que Michelet avait tenté de montrer pourquoi la France était une « personne », de même Braudel part à la recherche de la personnalité propre de la Méditerranée à l’époque de Philippe II. Sans entrer dans les détails d’une question que j’ai développée ailleurs 23, il faut rappeler que la discipline historique s’est autonomisée au début du XIXe siècle, en proposant des réponses à ce type de questions. Grâce à son œuvre, Jules Michelet a fait connaître aux historiens français la conception « herméneutique » de l’histoire élaborée par l’École historique allemande. La formulation la plus explicite en a été donnée par Wilhelm von Humboldt dans son petit essai sur la Tâche de l’historien. Le passé ne nous est accessible que grâce aux traces que les hommes ont laissées de leur passage sur la terre. L’historien doit donc commencer par un méticuleux travail d’analyse de ces traces, pour élaborer des matériaux, des faits (les « morceaux » de Braudel). Mais dans un second temps, il doit entreprendre un effort de synthèse qui a pour but de rassembler en un tout cohérent (Zusammenhang) les éléments épars qu’il a dégagés au préalable, de façon à mette en relief ce qui fait la spécificité (la personnalité) d’une époque, d’une nation, d’une civilisation. Au bout du compte, la tâche de l’historien, c’est de comprendre, grâce à cet effort de synthèse, le sens de l’unique, du singulier, « der Sinn für die Wirklichkeit » 24. L’histoire parvient ainsi à un mode de généralisation qui a en commun avec les sciences exactes (ou les statistiques), d’éliminer les effets accidentels, mais en dégageant des traits caractéristiques, et non des lois ou des constantes 25. Éclairée à la lumière de sa genèse intellectuelle, la Méditerranée de Fernand Braudel peut donc être envisagée comme un Tableau dont l’ambition n’est pas d’offrir une histoire totale du monde méditerranéen, mais de la peindre comme un tout.

12 Dans cette perspective organiciste, l’agencement des temporalités vise à mettre au jour des niveaux plus ou moins déterminants de l’identité du « personnage ». Par analogie avec la personne humaine, deux grands registres identitaires sont explorés : le premier

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touche à la permanence de l’individu à travers le temps, le second concerne sa forme 26. Dans sa thèse, Fernand Braudel croise ces deux dimensions. La permanence de soi figure sur l’axe diachronique du plan « étagé » ; centré sur l’opposition entre la profondeur et la surface. De même que les événements marquants des premières années de la vie, enfouis dans son inconscient, déterminent la personnalité de l’individu, de même la Méditerranée a gardé les traces de son plus lointain passé et, à l’époque de Philippe II, celles-ci façonnent encore son identité. Les structures économiques et sociales, traitées dans la deuxième partie, traduisent un niveau de permanence intermédiaire. Quant aux péripéties de la vie politique du XVIe siècle, elles sont bien trop récentes, trop superficielles, pour avoir eu le temps de marquer véritablement la personnalité de la Méditerranée. L’axe synchronique du plan « étagé », centré sur l’opposition immobile/rapide, définit la forme propre de la Méditerranée. L’identité d’une personne, c’est aussi son esprit, l’énergie vitale qui rassemble ses éléments épars en un tout organique. Dans sa thèse, Fernand Braudel développe cette dimension en privilégiant la notion de mouvement. Les trois parties de la thèse correspondent aux trois types de mouvement (quasi immobile, rythmé, rapide) qui expriment le « lien vital » propre au personnage Méditerranée. En premier lieu, la thèse analyse l’élaboration du milieu méditerranéen, à la fois physique et humain, en décrivant l’extrême lenteur de la dialectique homme/nature qui a façonné la « physionomie » du personnage Méditerranée, physionomie identifiable grâce aux traces encore visibles dans l’aujourd’hui de Philippe II. La deuxième partie étudie la liaison des éléments au tout à travers le mouvement des capitaux (l’économie) et des hommes (les « destins collectifs »). Le thème de la circulation est ici privilégié pour décrire l’unité de l’espace méditerranéen. La grande place accordée à l’étude des villes signale leur importance en tant que nœuds de communication. En dernier lieu, Braudel aborde le mouvement considéré comme le plus rapide, propre à « l’événementiel », rythmé par les péripéties des relations diplomatiques. Cette partie est conçue, pour reprendre le terme de Braudel lui-même, comme une étude de « l’orchestration » des événements politiques. Elle vise donc là aussi à dégager l’unité du monde méditerranéen 27. La problématique identitaire qui organise cette thèse et lui donne sa cohérence justifie les critiques que Braudel adresse dans sa préface à l’histoire-récit. Il nous explique que son but n’était pas d’aborder l’histoire de son personnage en disant : « il est né le… » ou « voici comment les choses se sont passées ». Ce mode d’exposition aurait été contradictoire avec les principes mêmes de l’histoire-tableau car celle-ci a pour but de caractériser un personnage et non pas de raconter sa vie, tâche qui relève précisément du récit.

13 Pour achever de vous convaincre que ce n’est pas « la conception du temps » qui fait l’intérêt de la Méditerranée et de sa préface, je terminerai cette partie en évoquant deux ouvrages parus en 1943, au moment même où Braudel rédigeait sa thèse, ouvrages qu’il a lus avec attention et intérêt. Le premier, commis par André Siegfried traite, justement, de la Méditerranée 28. Le fondateur de la géographie politique française, émule de Vidal de la Blache lui aussi, et que Lucien Febvre a attiré au comité de rédaction des Annales, présente une fresque qui fait la part belle aux permanences de l’histoire. Il centre son récit sur l’opposition entre deux grands « personnages » : le sédentaire et le nomade qui incarnent, nous dit Siegfried, le combat multiséculaire entre deux civilisations antagonistes (celle du désert et celle de la Méditerranée) ; entre deux religions (le Christianisme et l’Islam) ; entre deux mondes l’Orient et l’Occident, l’Asie et l’Europe 29. Le second ouvrage que je voudrais évoquer rapidement, est celui de

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Gaston Roupnel, Histoire et destin 30. Dans le compte rendu élogieux qu’il en donne en 1944, Fernand Braudel estime que l’auteur est parvenu dans ce livre à conjuguer les points de vue sur l’histoire de la Revue de synthèse et des Annales. Il précise : « La plus grande satisfaction que m’apporte ce livre ce sont les pages denses, intelligentes, qui mettent en cause une histoire de profondeur et de masse : il l’intitule assez heureusement histoire structurale ». Et Braudel ajoute : « Au-delà d’une histoire de surface, événementielle disait François Simiand, historisante écrit Gaston Roupnel, le livre nous a appris à distinguer une histoire profonde (une histoire structurale), celle-ci portant celle-là dans son large mouvement. Cette distinction est même admirablement faite » 31.

14 Ces deux exemples, rapidement évoqués, suffisent à montrer que le thème de la « permanence » ou de la « profondeur » du temps, que Braudel décline sous différents angles dans sa thèse, n’a donc rien de neuf à l’époque où il l’écrit. Faut-il pour autant mettre Siegfried, Roupnel et Braudel dans le même sac ? Je ne le pense pas. Les livres de Siegfried et de Roupnel sont très peu documentés. Ce sont des essais qui visent un vaste public dont il faut satisfaire les attentes. Ce genre d’ouvrages se résume à la « philosophie de l’histoire » qu’ils véhiculent. En l’occurrence il s’agit d’une vision conservatrice et pessimiste du monde, qui s’accorde avec la propagande pétainiste, nourrie des stéréotypes à la mode sur les permanences ethniques, la métaphysique de l’Âme paysanne et du Destin. On sait qu’à l’époque, Braudel est partisan de l’Algérie française. Lorrain et fier de l’être, les thèses sur l’enracinement, sur les permanences du monde rural, exercent une incontestable séduction sur sa pensée. Mais à la différence de Siegfried et de Roupnel, Braudel est tenu par sa discipline. Sa thèse est le produit de vingt années de travail au cours desquelles il a consulté une masse considérable d’archives. La réalité historique, avec laquelle Braudel est resté en contact grâce à toutes ces sources, fonctionne comme un « rappel à l’ordre » lui permettant de « garder les pieds sur terre ». Constamment soumis à l’exigence de l’administration de la preuve, il ne lui est pas possible de divaguer sur l’Avenir de la Race blanche. On le voit bien quand on examine les deux grandes critiques qu’il adresse à Roupnel dans son compte-rendu. D’une part, il lui reproche de livrer ici et là ses opinions politiques, manquant ainsi au principe de l’objectivité scientifique qui doit gouverner le travail de l’historien. D’autre part, il déplore la faiblesse de sa documentation. Les pages qui concernent la Méditerranée, « me semblent, dit Braudel, trop Académie Française ». C’est tout dire ! Certes, il aurait sans doute été possible d’appréhender la Méditerranée en abordant autrement la question de l’objectivité de l’histoire. Une familiarité plus grande avec l’œuvre de Marc Bloch aurait certainement permis à Braudel de s’interroger davantage sur le rapport de l’historien à son propre présent, en l’occurrence l’Algérie coloniale des années 1930‑40. Mais il s’agit-là d’un débat sur les divers « points de vue » à partir desquels peut être traité un même objet de recherche sans sortir des limites de la discipline historique, débat dans lequel je ne peux pas m’engager ici. Ces points de vue ne sont certainement pas sans conséquences politiques, mais les rapports entre les deux niveaux (scientifique et politique) sans beaucoup plus compliqués qu’on ne le dit généralement.

15 N’étant pas « seizièmiste », il ne m’est pas possible d’apprécier tout ce que cette thèse a apporté à la connaissance des multiples problèmes dont elle traite page après page. Mais même si on laisse de côté ce point essentiel, la Méditerranée peut être considérée comme un moment fort dans l’histoire de notre discipline parce que pour la première fois la problématique identitaire est mise en œuvre en respectant scrupuleusement les

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normes du métier d’historien, telles qu’elles ont été définies à la fin du XIXe siècle. Elle donne une intelligibilité globale aux faits qu’elle a élaborés, sans pour autant leur faire violence. La tension entre l’archive et le problème oblige Braudel à mobiliser les considérations sur le temps qui dominent l’air de son temps, mais pour les plier, les adapter, aux exigences de son travail empirique. La performance tient au fait que le plan sert doublement sa réflexion puisqu’il déploie, comme je l’ai indiqué plus haut, les deux axes de la problématique identitaire (la permanence de soi et la forme ; c’est-à- dire le temps et l’espace ; c’est-à-dire l’histoire et la géographie). Au-delà du plan, on constate que le style vise aussi à indiquer aux lecteurs où se trouve la solution du problème. Les études consacrées à la Méditerranée ont souvent souligné la qualité de son écriture, sa dimension poétique, illustrée notamment par un recours très fréquent aux métaphores marines. En puisant dans le vocabulaire que les poètes ont forgé pour décrire le monde marin, Fernand Braudel le met au service d’une recherche historique dont l’objet est, précisément, de peindre le portrait de la mer Méditerranée. Les thèmes de la profondeur et du mouvement qui structurent le plan sont ainsi « mis en images » grâces aux ressources qu’offre la littérature.

16 Au terme de cette analyse, l’anomalie de vocabulaire évoquée plus haut peut être éclaircie. Dans la préface de 1949, « événementiel » ne vit pas en couple avec « longue durée » parce que les deux partenaires ne se sont pas encore rencontrés. Braudel baigne dans la vision du temps qui est à la mode à son époque, inspirée par Bergson. Le temps est saisi dans sa dimension subjective. Il est ressenti, intériorisé. Il n’est pas possible de le mesurer car il est ancré dans l’expérience vécue des individus. Lorsqu’on lit attentivement le compte-rendu du livre de Gaston Roupnel Histoire et destin, on constate que Braudel utilise déjà un couple de termes pour nommer cette approche subjective du temps. « Événementiel »/« surface » s’oppose alors à « structure »/« profondeur ». Les « échelles » du temps 17 Les textes publiés en 1958 sur la « longue durée » ont été écrits dans un contexte qui n’a plus grand chose à voir avec celui de l’immédiat après-guerre. Fernand Braudel vient d’accéder au « deuxième palier » de sa carrière. Tenu longtemps en marge des institutions universitaires, il est devenu professeur au Collège de France en 1950. En 1956 il a succédé à Lucien Febvre à la présidence de la VIe section de l’École pratique des hautes études (EPHE), institution neuve dont la mission est de développer la recherche en sciences humaines, à un moment où les universités américaines multiplient les projets interdisciplinaires centrés sur les « aires culturelles ». Le contexte intellectuel lui aussi a beaucoup changé. Un vent d’optimisme souffle désormais sur l’université française, incitant beaucoup de chercheurs à croire dans la possibilité d’une science de la société, capable de dégager des relations objectives et véritablement explicatives. Cet idéal explique l’engouement pour le marxisme et, plus encore, pour le structuralisme. Sur le plan politique, la conjoncture est marquée par la guerre d’Algérie, ce qui n’est pas sans importance pour Fernand Braudel, ancien professeur de l’université d’Alger.

18 Les contraintes de justification qui s’imposent à l’historien ayant atteint le « deuxième palier » ne s’expliquent plus par le souci de trouver un poste. Désormais, il s’agit d’étendre le lopin labouré en profondeur dans la thèse, de façon à délimiter un nouveau « domaine » de la recherche historique (un « paradigme » disent les plus ambitieux) que les apprentis historiens sont fermement invités à explorer dans leurs premières recherches. Étant donné la position institutionnelle qu’il occupe, Fernand Braudel

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dispose de moyens exceptionnels pour atteindre cet objectif. Déjà dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 1950, le « tableau » de la discipline qu’il avait brossé visait à justifier son programme scientifique, avec l’ambition explicite de « dépasser cette marge première de l’histoire » que constituait à ses yeux l’histoire-récit 32. Les textes de 1958 prolongent et élargissent l’objectif, puisque désormais c’est l’ensemble des sciences humaines qui sont concernées par le programme braudelien. Les spécialistes de l’historiographie contemporaine ont souligné la dimension « stratégique » de son texte sur la « longue durée » 33. En 1958, l’histoire n’est plus en rivalité avec la géographie qui semble marginalisée. Désormais, elle doit compter avec des disciplines en pleine expansion, principalement la sociologie (représentée alors par la haute figure de Georges Gurvitch) et l’anthropologie (que plusieurs livres retentissants de Claude Lévi-Strauss ont projetée sur le devant de la scène intellectuelle française) 34. Dans le même temps, les choses ont bougé aussi chez les historiens. Ernest Labrousse occupe, à la Sorbonne, la chaire d’histoire économique et sociale que la disparition de Marc Bloch a laissé vacante. En quelques années, il s’est taillé un domaine qui attire un grand nombre d’étudiants dynamiques et pleins d’avenir. L’engouement pour les méthodes statistiques, l’attrait exercé par le nouveau plan en trois parties (articulant l’économique, le social et le politique) défendu par Labrousse avec enthousiasme, contribuent fortement à populariser l’idée que ce domaine constitue le lieu principal de l’innovation en histoire.

19 Envisagés comme discours de justification, les deux articles qui lancent la « longue durée » sont intéressants parce qu’ils montrent comment Braudel argumente pour convaincre les chefs de file des disciplines voisines que la « crise des sciences humaines » ne pourra être résolue que s’ils acceptent de se regrouper sous sa propre bannière. Le couple longue durée/événementiel est la pièce maîtresse du discours général sur l’histoire que Braudel développe alors pour justifier son entreprise. C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre l’importance qu’il accorde désormais à la question du « temps de l’histoire ». En partant du principe que le temps est une réalité indépendante des usages que les chercheurs peuvent en faire, il affirme que l’historien est le plus proche de cette réalité car elle est la matière même sur laquelle il travaille. Cette matière peut être mesurée car il existe une « échelle unique » du temps à l’aune de laquelle s’évaluent toutes les durées. Le temps long (« longue durée ») s’oppose ainsi au temps court (« événementiel »). Entre les deux, se situe un temps intermédiaire (la « moyenne durée »). Ces affirmations sur le temps sont présentées comme des évidences. Le but de Braudel n’est pas, en effet, d’entrer dans une longue discussion théorique sur le sujet, mais de justifier une hiérarchie des formes de savoir conforme aux intérêts intellectuels et institutionnels qu’il défend. Le pôle répulsif est représenté par « l’histoire événementielle » 35, constamment désignée comme « traditionnelle ». À l’opposé, se situe le pôle attractif, appelé « l’histoire nouvelle », elle-même décomposée en deux ensembles : d’une part l’histoire économique et sociale labroussienne ; d’autre part la longue durée braudelienne. Même si elles contribuent toutes les deux à l’innovation, la première est inférieure à la seconde car c’est une histoire de « moyenne durée ». Le privilège qu’elle accorde aux cycles et aux conjonctures la rend incapable de s’élever à la « longue durée », qui seule englobe toutes les temporalités de l’histoire. Cette limite explique que l’histoire économique et sociale, qu’on appellera bientôt « l’histoire sérielle », ne parvienne pas vraiment à s’émanciper complètement de « l’événementiel ». Après avoir présenté ce panorama de l’histoire, Braudel se tourne vers les disciplines voisines en affirmant que le clivage qui divise l’histoire les traverse

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également. D’un côté, le mot « durée », cher à l’historien, a pour équivalent le mot « palier » cher au sociologue. D’un autre côté, la « longue durée » est un terme quasiment synonyme du mot « structure » qu’emploie Claude Lévi-Strauss. Le vocabulaire des sociologues et des anthropologues tend donc à se rapprocher de celui des historiens parce qu’ils combattent eux aussi les représentants des courants traditionnels de leur discipline, ces commentateurs de l’actualité qui ont les yeux rivés sur les événements politiques et se contentent d’analyser les aspects superficiels du monde social. L’alliance entre les chefs de file des principales sciences de l’homme est donc possible. Mais elle ne peut se faire que sous l’égide des historiens car le temps est une réalité dont nul ne peut s’évader, contrairement à ce que pense Claude Levi-Strauss (qui conçoit les structures comme des modèles « invariants ») et Georges Gurvitch (qui tombe dans l’erreur inverse, en définissant le temps comme une variable relative aux groupes sociaux pris comme objet d’étude par le chercheur). Alors que la Méditerranée véhiculait une perspective subjective sur le temps, au service d’une problématique herméneutique et identitaire, tout le raisonnement développé dans les articles sur « la longue durée » renvoie à une définition objective de la temporalité. Appréhendé au niveau de l’histoire humaine toute entière (et non de l’objet d’étude, comme c’était le cas dans la thèse), le temps apparaît désormais comme une réalité mesurable. Les durées sont projetées sur une échelle unique, ce qui permet de les superposer, comme les étages d’une maison, de façon à hiérarchiser les domaines du savoir 36.

20 La comparaison des discours sur l’histoire tenus en 1949 par le candidat Braudel et en 1958 par le président Braudel montre donc une rupture radicale dans la façon d’envisager le temps. Ce fait ne saute pas aux yeux parce qu’il emploie le plus souvent possible les mêmes mots pour nommer des arguments différents. L’expression « plans étagés » utilisée dans la préface est reprise dans l’article sur la « longue durée » ; de même que l’opposition entre « profond » et « superficiel », entre « inconscient » et « conscient », « lent » et « rapide », « immobile » et « agité ». Mais désormais ces termes sont subordonnés au clivage « temps long »/« temps court » qui délimite un espace de discussion adapté aux multiples préoccupations que la position institutionnelle de Braudel a fait surgir dans les années 1950, alors qu’elles n’avaient pas d’importance pour lui au moment où il rédigeait sa thèse. Grâce à ces textes sur la « longue durée », Braudel se positionne par rapport aux autres courants de sa propre discipline et par rapport aux autres sciences humaines. Mais il se situe aussi par rapport aux autres mondes avec lesquels il est désormais en contact : principalement les journalistes et les hauts fonctionnaires. À ce stade, le couple longue durée/événementiel sert aussi à défendre l’autonomie du monde savant contre ceux qui confondent sciences humaines et commentaires de l’actualité ou contre ceux qui cherchent à les utiliser à des fins d’expertise.

21 Soulignons enfin que dans les deux articles sur la « longue durée » analysés ici, Fernand Braudel appuie constamment son argumentation en prenant des exemples empruntés à ses propres travaux sur la Méditerranée et à d’autres recherches historiques menées dans la même perspective. La mobilisation des études empiriques est en effet indispensable dans ce type de justification. N’étant pas philosophe et ignorant délibérément les travaux philosophiques sur le temps, ce n’est qu’en reliant ses réflexions sur le sujet à sa thèse que Fernand Braudel peut convaincre les lecteurs de leur intérêt. Si « la conception braudelienne du temps » a permis de produire une œuvre empirique aussi magistrale que la Méditerranée, alors on ne peut mettre en doute sa valeur heuristique pour l’ensemble des sciences humaines. Tel est le message qu’il

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s’agit de faire passer. L’ouvrage publié en 1969, Écrits sur l’histoire, se situe dans le prolongement de cette logique justificatrice. Sa fonction essentielle est de convaincre les lecteurs que la « conception braudelienne » de la temporalité — conçue comme superposition de durées objectives et mesurables — aurait été élaborée avant la thèse qui n’en serait que la mise en œuvre empirique. C’est à mon sens ce qui explique le caractère insolite du premier chapitre des Écrits. Sur le plan formel, c’est de loin le plus court (moins de trois pages) et le seul qui résulte d’un charcutage du texte original. En récrivant ainsi sa préface, Braudel parvient à produire un livre qui débute par des considérations sur le « temps de l’histoire », en les associant aux débuts de sa carrière. La présence dans les quelques pages extraites de la préface du mot « événementiel », associé au nom de « Simiand », facilite la mise en équivalence avec les textes de 1958. Dans le même temps, cet extrait de la préface ne comprend pas le mot « structure », central dans le texte original. Dans le premier vocabulaire utilisé par Braudel pour évoquer le temps, le terme « structure » vivait en couple avec « événementiel », comme synonyme de profondeur/surface, pour désigner la « permanence de soi » du personnage Méditerranée. En 1958, cette union est devenue illégitime, parce qu’il n’est plus possible d’utiliser le mot « structure » dans une perspective herméneutique ou identitaire. Le premier sens du mot est ainsi gommé laissant le champ libre au second sens, bien en place dans les textes de 1958 sur la « longue durée » : « Pour nous, historiens, une structure est […] une réalité que le temps use mal et véhicule très longuement » 37. Et Braudel précise un peu plus loin. « C’est par rapport à ces nappes d’histoire lente que la totalité de l’histoire peut se repenser, comme à partir d’une infrastructure. Tous les étages, tous les milliers d’étages, tous les milliers d’éclatement du temps de l’histoire se comprennent à partir de cette profondeur, de cette semi- immobilité ; tout gravite autour d’elle » 38. Les usages des noms propres 22 Pour compléter cette enquête, je me suis interrogé sur les usages que Braudel avait pu faire des noms propres dans cet immense travail de récriture de ses premiers propos sur le temps. Là encore, il n’est pas inutile d’en revenir à des considérations de méthode. La vérification des sources est une autre dimension importante de la critique historique, comme chacun sait. Pour les pères fondateurs de l’histoire méthodique, un fait ne peut être considéré comme totalement établi que s’il est validé par les autres spécialistes du domaine considéré. C’est ce principe qui explique l’importance accordée aux références en bas de page, grâce auxquelles les lecteurs pourront vérifier l’exactitude des citations ou des propos présentés par l’auteur. Dans quelle mesure les discours de justification développés par Braudel respectent-ils ce principe ? Telle est la nouvelle question qui s’est imposée à moi à ce stade de l’enquête.

23 Pour y voir plus clair, j’ai regroupé dans un petit tableau les passages où le lexique événementiel était associé à un nom d’auteur.

« L’histoire événementielle de François Simiand » (1949) 39

« La formule bonne ou mauvaise m’est devenue familière pour désigner l’inverse de ce que François Simiand, l’un des premiers après Paul Lacombe, aura baptisé histoire événementielle » (1958) 40.

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« Ainsi dès le début de ce siècle, une protestation, un doute au moins s’élevait contre une histoire restreinte aux événements singuliers, et de ce fait prestigieux, à cette histoire "linéaire", "éventuelle", événementielle, finira par dire Paul Lacombe » (1958) 41.

« Événementiel, qu’a créé Paul Lacombe (il hésitait, je l’ai dit, entre éventuel et événementiel) qu’a adopté François Simiand et qui a rebondi chez les historiens, il y a une dizaine d’années, a été dès lors lancé sur une orbite commune ». (1958) 42.

24 Plusieurs « détails » m’ont intrigué dans ces citations. D’abord « événementiel » n’est jamais mis entre guillemets. Ce point est particulièrement frappant dans le passage où l’évocation du rôle de Paul Lacombe est la plus explicite : « linéaire » et « éventuelle » sont entre guillemets, événementiel est en italiques, mais les guillemets sont absents. Ensuite, lorsque le terme « événementiel » est relié au nom des « pères fondateurs », le vocabulaire présente des marques d’incertitude : « … peu importent les formules » ; « finira par dire… » ; « il hésitait… ». Enfin, les références sont toujours vagues. Dans les Écrits, la fréquence du mot « événementiel » varie dans le même sens que la fréquence des noms propres. Les deux articles de 1958 constituent, sur ce plan aussi, un point culminant. Les deux « héros fondateurs », Simiand et Lacombe sont entourés de beaucoup d’autres personnages : Ranke, Aron, Seignobos, Halphen, Labrousse, Mantoux, Bloch, Ariès… Mais, paradoxalement, l’usage de ces noms propres n’a jamais pour but de fournir aux lecteurs les références précises (auteur, titre de la publication, date et page) des citations mentionnées comme fondatrices. D’une façon générale, il faut souligner que ces écrits sur l’histoire sont des textes pratiquement sans notes. Néanmoins, la liberté prise à l’égard des règles élémentaires de la méthode historique (indiquer ses sources) est plus ou moins grande selon les cas. C’est dans sa contribution au Traité de sociologie de Gurvitch que Braudel est le plus scrupuleux. Les grands ouvrages qui ont alimenté la controverse sur l’histoire au début du siècle sont indiqués, de même que les citations (avec la pagination). Pourtant, même dans ce texte, l’expression « histoire événementielle » n’est jamais associée une référence précise. En me reportant aux textes que Fernand Braudel cite à l’appui de ses affirmations, et en les lisant attentivement du début à la fin, je me suis rendu compte qu’en fait, ni Paul Lacombe ni François Simiand n’avaient employé (dans les études citées en tout cas) la formule « histoire événementielle » 43.

25 Cette expression n’existe pas dans leur langage parce que les problèmes qui les préoccupaient au début du siècle ne sont pas les problèmes de Braudel en 1958. Dans son ouvrage, Paul Lacombe affirme que l’étude des mobiles psychologiques des actions humaines est l’objet de l’histoire. Chaque fait historique peut être analysé dans ce qui fait sa particularité ou sa généralité. Opposant l’événement, qu’il appelle souvent « l’accidentel » (ce qui n’arrive qu’une fois) à l’institution, le « régulier » (l’événement qui se répète), Lacombe en conclut que l’histoire ne deviendra une véritable science que lorsqu’elle parviendra à dégager les constantes qui expliquent la conduite des hommes à travers l’histoire. François Simiand cite effectivement Lacombe dans les textes que mentionne Braudel. Mais sa réflexion est d’une autre nature. Elle vise à démontrer qu’une science sociale, intégrant l’histoire, et calquée sur le modèle des sciences naturelles, est non seulement possible, mais nécessaire. Il rejette le point de vue des historiens qui cherchent à s’approprier la science sociale, en le désignant par l’expression « histoire historisante », formule attribuée au philosophe Henri Berr. Cette

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expression est adéquate pour caractériser les enjeux de ces querelles. Elle renvoie au débat allemand, puis européen, sur l’historicisme. Les partisans de ce courant de pensée se réclament de la philosophie de l’esprit qu’a développée Wilhelm Dilthey dans la prolongement de Humboldt. Ils estiment que l’histoire doit s’intéresser avant tout aux actions des individus qui ont vécu dans des mondes disparus pour en restaurer la signification. À l’inverse, les philosophes positivistes affirment que l’histoire peut devenir une science au même titre que les sciences naturelles, en dégageant sinon des lois, du moins des constantes. Lacombe et Simiand s’inscrivent, chacun à sa manière, dans cette seconde mouvance. L’essentiel ici est de souligner que la mise en cause de l’histoire politique n’est pas un point central de ce débat. Simiand s’attaque effectivement au livre de Charles Seignobos sur l’histoire politique de l’Europe, mais il s’en prend aussi vigoureusement à Henri Hauser, éminent représentant de l’histoire économique et sociale.

26 Dans les articles consacrés à la « longue durée », la confusion entre un débat de nature philosophique et une querelle entre différentes chapelles de l’histoire permet à Braudel de situer dans le passé, des luttes de concurrence qui appartiennent au présent. Il forge alors une mémoire de l’histoire qui, comme toute mémoire, a pour fonction de justifier des intérêts partisans. L’une des contraintes les plus fortes qui pèse sur les historiens engagés dans ce genre de concurrence, c’est qu’ils ne peuvent pas citer nommément les collègues qui sont visés par la critique. Il faut s’en prendre à des historiens qui sont morts, en sachant que les lecteurs avertis « comprendront d’eux-mêmes » que la scène se passe au présent. L’effort de justification dans lequel Braudel est engagé en 1958 le pousse à camper une scène fondatrice, où s’affrontent des géants de la pensée. Dans ce récit mythique, chaque personnage remplit une fonction précise. Evoquer le nom de Simiand est une nécessité, comme on l’a vu plus haut, pour ancrer l’idée d’une continuité de la réflexion braudelienne sur l’histoire. Dans sa thèse, Braudel met en œuvre une approche subjective du temps, qui est aux antipodes de la démarche « objective », « expérimentale », soucieuse de dégager des relations explicatives, qu’a constamment défendue François Simiand. Dans la préface de la Méditerranée, la référence à Simiand n’a donc pas d’autre fonction que d’indiquer publiquement dans quel camp Braudel tient à se situer : celui des Annales. Le nom de Seignobos n’est pas mentionné, car, dans cet exposé de soutenance, il convenait de ménager les professeurs de la Sorbonne. En 1958, Braudel est engagé dans un combat plus explicite contre l’histoire politique qui tient toujours le haut du pavé, quoi qu’on en dise. L’évocation du couple Simiand/Seignobos et le rappel de la « célèbre » controverse qui les a opposés au début du siècle, sert d’argument pour illustrer la permanence du combat opposant l’histoire « nouvelle » et l’histoire « traditionnelle ». Le nouveau personnage, introduit dans l’article sur la « longue durée », Paul Lacombe 44, est lui aussi mobilisé en fonction des nécessités stratégiques de l’heure. Cette entrée en scène est une conséquence directe du « dialogue » ouvert avec les sciences humaines. Lorsque Braudel ne s’adressait qu’aux historiens, la référence à Simiand, « compagnon de route » des Annales, était suffisante. Mais dans un débat avec les disciplines voisines, les choses se compliquent. L’historien doit en effet avoir le dernier mot pour que les « leçons du passé » puissent servir au présent. L’invention du couple Simiand/Lacombe a pour but de résoudre cette difficulté. La place qu’ils occupent dans ces articles a d’abord pour but de montrer que le dialogue entre l’histoire et la sociologie a été initié au début du siècle. C’est pour cela que Simiand, qui était présenté en 1950, comme un « philosophe devenu économiste » 45, devient « sociologue » quand il s’agit de défendre la « longue

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durée » dans le Traité de Gurvitch 46. Le tour de passe est encore plus spectaculaire en ce qui concerne Paul Lacombe. Cet ancien compagnon de Gambetta, devenu Inspecteur général des bibliothèques, après un court passage par la préfectorale, est présenté par Braudel comme un « historien de première classe ». En réalité, Paul Lacombe est un « touche à tout » assez représentatif de la génération qui a précédé la professionnalisation de l’histoire. Il a publié une multitude d’essais qui vont d’une étude sur la famille dans l’Antiquité, jusqu’à l’inévitable « petite histoire du peuple français », en passant par des réflexions sur la psychologie de l’enfant, des propositions pour l’adoption du mode de scrutin à la proportionnelle, etc. Son livre sur la « science de l’histoire » est un tissu de banalités. Fasciné par les thèses de Tarde sur l’imitation, il s’appuie essentiellement sur la « sociologie » de Spencer pour nourrir une polémique visant à défendre les partisans du « milieu » contre les partisans de la « race ». Mais l’important pour Braudel, c’est de camper une scène fondatrice en mettant face-à-face le « représentant » de la sociologie et le « représentant » de l’histoire. Cette scène doit atteindre deux objectifs. D’une part, elle doit rappeler que le « dialogue » initial a été interrompu (sinon quel sens pourraient avoir des articles appelant à une reprise de la discussion ?). D’autre part, elle doit donner le « beau rôle », cette fois-ci, à l’historien. Pour satisfaire le cahier des charges, l’auteur de « la longue durée » commence par critiquer Simiand. Dans la querelle sur l’histoire, au lieu de s’en prendre à ce pauvre Seignobos, il aurait dû s’adresser à Lacombe « pour avoir un adversaire à sa taille » Et il ajoute à destination des lecteurs qui n’auraient pas encore compris où il voulait en venir : « la polémique n’est possible que si les adversaires se prêtent, consentent, à "se battre sabre au clair" » 47. Autrement dit, le « dialogue » entre l’histoire et les sciences humaines a tourné court au début du XXe siècle parce que le sociologue n’a pas voulu se mesurer à l’historien. En affirmant que Simiand aurait emprunté à Lacombe la formule « histoire événementielle » 48, Braudel enfonce le clou. La supériorité intellectuelle de l’histoire par rapport aux sciences humaines légitime ses prétentions à l’hégémonie.

27 Dans les textes sur la « longue durée », Fernand Braudel traite l’histoire de l’histoire, de la même façon qu’il appréhende l’histoire de ses propres écrits, en brouillant la chronologie et le contexte. Ranke, Seignobos et Halphen se retrouvent ainsi dans le même sac « événementiel » alors qu’ils appartiennent à des époques et à des générations très différentes et qu’ils n’ont pratiquement rien en commun, ni dans leur pratique d’historien, ni dans leur discours sur l’histoire. Les noms propres, comme les « formules », servent en fait à désigner des positions. Comme Fernand Braudel l’écrit lui-même dans la présentation de la courte bibliographie qui accompagne le texte qu’il a donné à Gurvitch, les auteurs cités « illustrent les conflits entre l’histoire et la sociologie » 49. Les références étant utilisées ici à titre d’« illustrations », le fait d’en ajouter ou d’en supprimer n’a pas tellement d’importance. C’est sans doute cette logique qui conduit Braudel à réaménager son livre d’images en fonction des enjeux du moment. Voyez cette citation empruntée à l’extrait de « la première édition de la préface » de la Méditerranée qui figure dans les Écrits : « Au-dessus de cette histoire immobile, une histoire lentement rythmée, on dirait volontiers, si l’expression n’avait été détournée de son sens plein, une histoire sociale, celle des groupes et des groupements » 50. Comparez maintenant le même passage tel qu’il figure dans la véritable édition originale, publiée en 1949 : « Au-dessus de cette histoire immobile, se distingue une histoire lentement rythmée, l’histoire structurale de Gaston Roupnel, on dirait volontiers, si l’expression n’avait été détournée de son sens plein, une histoire sociale, celle des groupes et des groupements » 51. L’image de Gaston Roupnel, devenue

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trop encombrante, a été retirée de l’album et sa définition de la structure est expédiée aux oubliettes de l’histoire. Mais cette coupure n’est signalée par aucun signe typographique. La même opération est effectuée, mais cette fois-ci dans l’autre sens, avec Paul Lacombe. Dans le texte véritablement original imprimé en 1949, on lit : « l’histoire événementielle de Simiand ». Dans le texte mentionné comme étant celui de « la première édition », imprimé en 1985, le même passage dit : « l’histoire événementielle de Paul Lacombe et de François Simiand » (c’est moi qui souligne). Lacombe, que Braudel a sorti de son chapeau en 1958, précède désormais Simiand dans un texte rédigé dix ans plus tôt ! Le troisième palier 28 Pour prolonger jusqu’à son terme cette analyse sur la place du temps dans les discours de justification de Fernand Braudel, il faudrait insister plus longtemps que je ne peux le faire ici sur le « troisième palier » qui correspond à l’intégration du grand historien dans les sphères les plus élevées du monde académique, intégration qui achève la « montée en généralité » des carrières les plus réussies. Les articles de 1958 concernant la « longue durée » s’inscrivaient parfaitement dans la logique du « deuxième palier ». Le chef d’école, porte-parole d’un nouveau projet scientifique, y défend le principe d’autonomie du monde savant contre les journalistes et les gouvernants. Il tient un discours offensif, polémique, rejetant sans ménagement l’histoire politique traditionnelle. Mais le succès aidant, Braudel devient un « entrepreneur » de la science. Cette nouvelle position impose un nouveau discours de justification dont témoigne déjà la deuxième préface de la Méditerranée, rédigée pour l’édition de 1966, elle-même entièrement refondue 52. Braudel précise que « la Méditerranée ne date pas de 1949, année de sa publication, ni même de 1947, année où elle fut soutenue comme thèse en Sorbonne. Elle était écrite dans ses grandes lignes, sinon entièrement écrite, dès 1939, au terme de la première jeunesse éblouissante des Annales de Marc Bloch et de Lucien Febvre, dont elle est le fruit direct. Aussi bien le lecteur ne se trompera-t-il pas à tels arguments de la préface de la première édition : ils se dressent contre des positions anciennes, aujourd’hui oubliées dans le monde de la recherche, sinon dans celui de l’enseignement. Notre polémique d’hier poursuit des ombres » 53. On retrouve dans ce passage les caractéristiques habituelles du discours de justification. Braudel ne fournit aucune référence pour situer précisément les « arguments » dont il se désolidarise. Les « ombres » ne sont pas nommément désignées. Mais les principaux intéressés comprendront l’intention de l’auteur. Il s’agit de pacifier les relations entre la VIe section de l’EPHE et le courant de l’histoire politique qu’incarne Pierre Renouvin à la Sorbonne. Pour que ses projets institutionnels aient une chance d’aboutir, Braudel doit ménager ses anciens adversaires qui détiennent des positions-clé dans les réseaux de pouvoir. Comment pourrait-il d’ailleurs continuer à polémiquer avec les hauts dignitaires de la profession alors qu’il les côtoie désormais régulièrement dans des réunions, des réceptions, des colloques ? Qui plus est, un « entrepreneur » de la science n’a plus guère le loisir d’aller aux archives. Braudel s’en est d’ailleurs lui-même souvent plaint. Le temps nécessaire aux « recherches profondes » se dérobe d’autant plus que, la notoriété aidant 54, le grand historien est de plus en plus sollicité par des instances extérieures à la science. Après vingt années passées dans l’anonymat et la solitude des salles d’archives, comment résister à l’appel du large ? N’est-il pas important, par ailleurs, que le grand public soit informé des travaux que les savants ont élaborés dans leur jeunesse ? Dans le cas de Fernand Braudel, le passage au « troisième palier », qui le mènera à l’Académie française, est d’autant plus spectaculaire qu’il coïncide avec le

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moment où l’histoire commence à intéresser les journalistes. Dès le début des années 1960, Braudel a publié un manuel destiné aux classes de Terminale, Grammaire des civilisations. Par la suite, il va multiplier les écrits de vulgarisation, en s’adaptant à la demande des éditeurs. Il publie ainsi des textes biographiques sur Charles Quint et Philippe II, dans le plus pur style de « l’histoire événementielle ». Il donne aussi de nombreux articles à la presse, notamment dans Le Corriere della Serra 55. La Méditerranée étant devenue un thème à la mode, Braudel collabore par ailleurs à une douzaine d’émissions sur le sujet pour la télévision, en 1976. Comme le souligne Maurice Aymard, au cours des années 1970, « Fernand Braudel découvrait les médias dont il s’était jusque là tenu à l’écart. Ils ne devaient plus le quitter » 56. Il n’est pas possible dans le cadre de cette contribution d’analyser la réception des Écrits sur l’histoire, au cours de cette troisième phase de la carrière de Braudel, pour montrer son rôle dans le processus de récriture de l’histoire. Très schématiquement, disons que cet ouvrage va devenir une pièce essentielle dans les discours de justification visant à promouvoir « l’héritage des Annales » au sein de la nouvelle génération des historiens regroupés boulevard Raspail. Même ceux qui résistent à la tentation hagiographique découvrent alors leur discipline avec les lunettes que leur a fournies Fernand Braudel 57. L’idée que celui-ci aurait élaboré une conception originale du temps de l’histoire s’impose comme une évidence, en France, mais aussi sur le plan international 58. Parallèlement, et ceci explique cela, la « troisième génération » se lance avec ardeur dans le combat contre « l’histoire événementielle ». Les bémols introduits par Braudel lui-même n’y changeront rien. La jeunesse, disait déjà Hegel, a besoin d’être mécontente pour justifier son droit à l’existence intellectuelle 59.

29 Je conclurai mon propos par un paradoxe qui n’en est pas vraiment un. La meilleure preuve de la réussite de Braudel dans son entreprise de récriture de l’histoire a été donnée par celui qui a contesté le plus vivement ses arguments : Paul Ricœur. Dans sa trilogie, Temps et Récit, ce dernier élève à la dignité d’objet philosophique des réflexions triviales sur la temporalité, reprenant du même coup à son compte, à la fois le vocabulaire et les références braudeliennes concernant « l’histoire événementielle ». Ainsi la critique apparente des Écrits sur l’histoire aboutit-elle finalement à leur consécration 60.

NOTES

1. Peter SCHÖTTLER, Geschichtsschreibung als Legitimationwissenschaft, 1918‑1945, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1997, « Einleitung » ; voir aussi Niklas LUHMAN, Legitimation durch Verfahren, Neuwied am Rhein, Luchterhand, 1969, traduction française La légitimation par la procédure, Paris/Laval, Éditions du Cerf/Presses de l’université de Laval, 2001 (1ère édition 1969). 2. Pour un aperçu plus général sur ce problème, voir Gérard NOIRIEL, Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Éditions Belin, 1995, 343 p.

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3. Fernand BRAUDEL, Écrits sur l’histoire, Champs, Paris, Éditions Flammarion, 1986 (1ère édition 1969), 314 p. Mes citations font référence à cette édition de poche. Je me suis néanmoins assuré qu’elles étaient conformes au texte original. 4. Charles‑Victor LANGLOIS et Charles SEIGNOBOS, Introduction aux études historiques, Paris, Éditions Hachette, 1898. 5. Fernand BRAUDEL, Écrits…, ouv. cité, p. 5 6. « Que cet ensemble soit cohérent me fait plaisir » confie-t-il aux lecteurs ; idem, p. 6. 7. Dans la réédition du volume en collection « Champs », chez Flammarion, le nom propre « Braudel » s’étale en grosses lettres sur toute la largeur de la couverture, sans le prénom, signe suprême de reconnaissance et preuve de l’importance du contenu du livre. 8. Comme ce texte est au cœur de mon analyse, pour simplifier, je l’appellerai désormais « préface ». 9. Fernand BRAUDEL, Écrits…, ouv. cité, p. 45. C’est moi qui souligne. 10. Gaston BACHELARD, La Formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Éditions Vrin, 1977 (1ère édition 1938), 256 p. 11. Ce point a été souligné par Antoine Prost : « comme toute préface, (ce texte) poursuit prioritairement l’objectif de justifier le plan », Antoine PROST, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 120. 12. Dans la conclusion de la première édition, Braudel explique lui-même l’itinéraire de son travail, voir Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Librairie Armand Colin, 1949, pp. 1093 et suivantes ; Voir aussi Giuliana GEMELLI, Fernand Braudel, Éditions Odile Jacob, 1995 (1ère édition 1990), pp. 75 et suivantes. 13. Dans l’ouvrage de Lucien FEBVRE, Combats pour l’histoire, Paris, Librairie Armand Colin, 1953, 458 p., qui rassemble ses principaux articles sur la discipline, l’expression « histoire événementielle », très rare sous sa plume, apparaît pour la première fois en 1932, dans un compte rendu au vitriol du manuel d’histoire diplomatique d’Émile Bourgeois (p. 62). 14. Toutes ces citations sont extraites de Fernand BRAUDEL, « Préface », La Méditerranée…, ouv. cité, 1949. 15. Idem, p. 721. 16. Idem, « Préface », p. XI. 17. Idem, p. IX. 18. La conclusion de la première partie « géohistoire et déterminisme » souligne que « la démarche vise ici à détacher la géographie de l’analyse des réalités actuelles », « la poser dans le passé ». Il ajoute que « l’ambition certaine de ce livre », c’est d’élaborer une géohistoire « forçant les historiens à tenir compte davantage de l’espace et les géographes du temps », Fernand BRAUDEL, La Méditerranée, ouv. cité, 1949, pp. 295‑296. 19. La fête de la Fédération du 14 juillet 1790, marquée par l’imposant défilé des provinces du Royaume, est vue comme le symbole de cette unité nationale, voir Jules MICHELET, Le Tableau de la France, Bruxelles, Éditions Complexe, 1987 (1ère édition 1832), 149 p. 20. Paul VIDAL DE LA BLACHE, La France. Tableau géographique, Paris, Éditions Hachette, 1908, 365 p. 21. Je ne peux pas, dans le cadre de ce texte, insister sur le double héritage des premières Annales : la problématique des civilisations chère à Febvre/Braudel est très

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différente de la problématique des sociétés défendues par Marc Bloch et élargie dans une perspective plus économique par Ernest Labrousse. Sur ces usages différents du temps, voir notamment Gérard MAIRET, Le Discours et l’historique. Essai sur la représentation historienne du temps, Tours, Éditions Mame, 1974, 235 p. 22. Dans Revue historique, avril‑juin 1950, repris dans Lucien FEBVRE, Pour une histoire à part entière, Paris, SEVPEN, 1962, pp. 169‑170. 23. Gérard NOIRIEL, « Nations, nationalités, nationalismes. Pour une socio-histoire comparée », dans Gérard NOIRIEL, État, nation, immigration, Paris, Éditions Belin, 2001 pp. 87‑144. 24. Voir Wilhelm VON HUMBOLDT, La tâche de l’historien, Lille, Presses universitaires, 1985 (1ère édition 1821), et la présentation de Jean Quillien. 25. Sur la différence entre ces deux modes de généralisations, voir notamment Antoine‑Augustin COURNOT, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, Paris, Éditions Vrin, 1975 (1ère édition 1851), 550 p. 26. En français, nous ne disposons que du seul mot « identité » pour désigner ces deux dimensions, distinguées par beaucoup d’autres langues ; voir notamment en anglais (same, self) et en allemand (gleich, selbst). J’ai découvert l’importance de cette distinction en lisant l’ouvrage de Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990, p. 13. 27. Fernand BRAUDEL, La Méditerranée…, 1949, ouv. cité, p. 721. 28. André SIEGFRIED, Vue générale de la Méditerranée, Paris, Éditions Gallimard, 1943, 190 p. Dans une lettre à Lucien Febvre, Braudel parle chaleureusement de ce livre ; il y fait plusieurs fois références dans sa thèse. Voir sur ce point F. HOARAU, L’autre Méditerranée, mémoire de maîtrise sous la direction de Claude Liauzu, Université Paris 7, 2000. C’est dans sa thèse que Siegfried a élaboré sa vision de l’histoire ; voir André SIEGFRIED, Tableau politique de la France de l’Ouest, Paris, Librairie Armand Colin, 1913, 535 p. À ses yeux, les péripéties de la vie politique masquent des constantes que l’on ne peut expliquer, au-delà des facteurs économiques, sociaux ou institutionnels, que par les permanences ethniques. Dans l’Ouest, les « Normands » ne votent pas comme les « Français » parce que dix siècles après l’installation des Vikings, leur spécificité originelle n’a pas été totalement effacée. 29. Sur les rapports ambigus des historiens français à la Méditerranée, voir Claude LIAUZU, L’Europe et l’Afrique méditerranéenne, Bruxelles, Éditions Complexe, 1999, notamment p. 151. 30. Gaston ROUPNEL, Histoire et destin, Paris, Éditions Grasset, 1943, 413 p. « Rêve de livre : celui de Roupnel » écrit Braudel dans une lettre à Lucien Febvre. Dans le compte- rendu d’Histoire et destin qu’il publie dans les Annales, Braudel évoque la « vigoureuse et émouvante Histoire de la campagne française », qu’a publiée Roupnel en 1932. Les thèses de ce professeur de l’université de Dijon, viticulteur et journaliste à ses heures, ont rencontré un grand écho notamment dans les milieux régionalistes partisans d’un retour à la terre. Roupnel y affirme entre autre que « le sensible génie qui anime l’œuvre actuelle de la Race blanche n’est pas un enfant de la ville ! » ; voir Gaston ROUPNEL, Histoire de la campagne française, Paris, Éditions Grasset, 1932, p. 414. Sur les rapports de Roupnel et de Braudel, voir Erato PARIS, La genèse intellectuelle de l’œuvre de Fernand Braudel. La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Athènes, Institut de recherches néohelléniques, 1999. 31. Fernand BRAUDEL, « Faillite de l’histoire. Triomphe du destin ? », dans Mélange d’histoire sociale, tome 6, 1944, pp. 71‑76.

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32. Fernand BRAUDEL, Écrits…, ouv. cité, p. 23. 33. Voir notamment François DOSSE [dir.], Lire Braudel, Paris, Éditions La Découverte, 1988, 233 p. ; Brigitte MAZON, Aux origines de l’EHESS, Paris, Éditions du Cerf, 1988, 187 p. ; Giuliana GEMELLI, Fernand Braudel, ouv. cité ; Jacques REVEL [dir.], Fernand Braudel et l’histoire, Pluriel Littérature, Paris, Éditions Hachette, 1999, 215 p. 34. Voir notamment Claude LEVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Librairie Plon, 1958. 35. Jusqu’à la publication de l’article sur la « longue durée » dans les Annales, la formule « histoire événementielle » n’est pas centrale dans son vocabulaire. Elle n’apparaît pas dans la leçon inaugurale du Collège de France. À cette époque, Braudel semble hésiter entre plusieurs formulations possibles. L’article intitulé « pour une économie historique » (1950), oppose « une histoire structurale à une histoire qu’il vaut mieux appeler conjoncturale qu’événementielle » ; voir Fernand BRAUDEL, Écrits…, ouv. cité, p. 128. 36. En même temps, comme il s’agit ici de propos qui révèlent davantage du « sens pratique » que d’une réflexion rigoureuse sur l’histoire, Fernand Braudel maintient une fenêtre ouverte sur la conception herméneutique du temps. D’où les références appuyées à Philippe Ariès qui en présente une vision modernisée, et sans doute plus acceptable, même s’il elle s’ancre dans une même tradition de pensée que celle de Gaston Roupnel. « Le véritable objet de l’histoire réside dans la prise de conscience du halo qui particularise un moment du temps, comme la manière d’un peintre caractérise l’ensemble de son œuvre » écrit Philippe ARIÈS, Le Temps de l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1986 (1ère édition 1954), p. 221. Les ouvrages ultérieurs d’Ariès illustreront une mutation comparable à celle de Braudel concernant la temporalité. 37. Fernand BRAUDEL, Écrits…, ouv. cité, p. 50. 38. Idem, p. 54. 39. Idem, p. 12. 40. Idem, p. 45. 41. Idem, pp. 102‑103. 42. Idem, p. 108. 43. Voir François SIMIAND, « Méthode historique et sciences sociales », dans Revue de Synthèse historique, 1903, pp. 1‑22 et pp. 129‑157 (il s’agit au départ d’une conférence présentée à la Société française de philosophie) ; et Paul LACOMBE, De l’histoire considérée comme science, Paris, Éditions Hachette, 1894, 415 p. ; et Paul LACOMBE, « La science de l’histoire d’après M. Xénopol », dans Revue de Synthèse historique, n° 1, 1900, pp. 28‑51. 44. Au début du XXe siècle personne — à l’exception de Simiand, pour des raisons stratégiques faciles à comprendre — ne considère vraiment Lacombe comme un « historien ». Lucien Febvre en parle en des termes quelque peu ironiques. Évoquant les réunions organisées par Henri Berr au siège de la Revue de synthèse, avant 1914, il écrit : « à gauche, je le vois encore, parfois endormi et silencieux, puis brusquement éveillé, vif, pétulant, l’habitué des habitués, Paul Lacombe, original esprit qui tint sa partie avec autorité dans les premiers concerts de la Synthèse », Lucien FEBVRE, Combats, ouv. cité, p. 314. À aucun moment, Febvre ne le présente comme l’inventeur de la formule : « histoire événementielle ». 45. Fernand BRAUDEL, Écrits…, ouv. cité, p. 31 46. Idem, p. 98. 47. Ibidem.

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48. L’idée que Simiand aurait « repris à son compte » les thèses de Lacombe est affirmée dans plusieurs autres passages des Écrits ; voir notamment Fernand BRAUDEL, Écrits…, ouv. cité, p. 102. 49. Idem, p. 121. 50. Idem, p. 11. Souligné dans le texte. 51. Fernand BRAUDEL, « Préface », dans La Méditerranée, ouv. cité, 1949, p. IX. C’est moi qui souligne l’expression : « l’histoire structurale de Gaston Roupnel ». Le nom de Roupnel est cité à plusieurs reprises dans les Écrits, mais de façon assez ambigüe. Après avoir souligné que pour l’historien « le temps colle à sa pensée comme la terre à la bêche du jardinier », il ajoute : « L’angoisse de 1940 aidant, Gaston Roupnel a écrit à ce propos des mots qui font souffrir tout historien sincère », Fernand BRAUDEL, Écrits…, ouv. cité, p. 75. 52. Pour une comparaison de la première et de la deuxième version de la thèse, voir Giuliana GEMELLI, Fernand Braudel, ouv. cité, chapitre 3 : « les métamorphoses du temps historique ». 53. Fernand BRAUDEL, « Préface », dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Librairie Armand Colin, 1966, p. 16. La seconde préface est datée du 19 juin 1963. 54. Restée confidentielle jusque dans les années 1960, la thèse est rééditée en 1966, puis en 1976, en 1979, en 1982, etc. Les traductions et les éditions de poche marquent la consécration mondiale de la Méditerranée. 55. Comme pour les films qui ont rencontré un grand écho dans le public (Rambo I, Rambo II, etc.), les producteurs sont incités à donner une suite. D’où la publication de Fernand BRAUDEL, Écrits sur l’histoire II, Paris, Éditions Arthaud, 1990, 307 p., qui rassemblent ces textes disparates, avec un avant-propos de Paule Braudel, l’épouse du grand historien. 56. Maurice AYMARD [dir.], « Préface », dans Les Écrits de Fernand Braudel. Autour de la Méditerranée, Paris, Éditions de Fallois, 1996, p. II. 57. La critique des « présupposés positivistes » de « l’histoire événementielle » réunit me semble-t-il, au-delà de ce qui les oppose, tous les historiens qui ont écrit sur l’histoire à partir des années 1970 (Paul Veyne, Michel de Certeau, Pierre Vilar, François Furet, etc.) La popularisation de cette mémoire de l’histoire, doit beaucoup aux liens étroits tissés avec l’édition commerciale. Le « nouveau » est un argument de vente efficace. Les trois volumes dirigés par Jacques Le Goff et Pierre Nora, Faire de l’histoire, Paris, Éditions Gallimard, 1974, qui inaugurent la collection « Bibliothèque des histoires », où tous ces grands auteurs sont réunis, joueront un rôle décisif dans ce travail de récriture de l’histoire. La crédibilité de ce nouveau discours repose sur le fait que, dans le même temps, des recherches empiriques de grande qualité paraissent au sein du Centre de recherches historiques de l’EHESS, sous la direction ou dans la mouvance de Fernand Braudel et de ses successeurs. 58. Les textes rassemblés par Jacques Revel sont très instructifs sur le rôle joué par les Écrits dans la relecture de la Méditerranée, en France, mais aussi aux États-Unis ; voir Jacques REVEL [dir.], Fernand Braudel et l’histoire, ouv. cité. 59. Les rares voix dissonantes seront complètement étouffées par le concert des klaxons anti-positivistes. Jean Glénisson plaide pour que l’histoire de l’histoire devienne un véritable objet de connaissance. Mais ses appels à la mise en place d’une véritable chaire d’historiographie ne seront pas entendus, parce que la mémoire de l’histoire est un enjeu de pouvoir trop important pour la livrer aux savants ; voir Jean

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GLÉNISSON, « L’historiographie française contemporaine : tendances et réalisations », dans La recherche historique en France de 1940 à 1965, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1967, pp. IX‑LXIV. 60. Paul RICŒUR, Temps et Récit, Paris, Éditions du Seuil, 1986, tome 1, pp. 82 et suivantes. Il écrit, lui aussi, à propos de la formule « histoire événementielle » : « selon l’expression forgée par Paul Lacombe et reprise par François Simiand et Henri Berr » (p. 184), en renvoyant aux mêmes textes que Braudel. Ricœur se livre ensuite à une lecture de la Méditerranée qui est présentée comme une analyse de la « pratique » de l’historien, mais qui est en fait entièrement centrée sur les trois pages de la préface reproduites dans les Écrits. Toute l’analyse de Ricœur — qui vise à démontrer que, quoiqu’il en dise Braudel n’est jamais sorti du « récit » — n’a de sens que si l’on accepte le présupposé d’une continuité dans la « conception braudelienne du temps ». Loin d’affirmer qu’il est « sorti du récit », les premiers commentateurs de la Méditerranée reprochaient plutôt à Braudel d’en être resté trop prisonnier. Dans son compte-rendu de 1951, Bernard Baylin affirme : « le fond du problème, c’est que Braudel a pris une attitude poétique vis-à-vis du passé pour un problème historique », dans Jacques REVEL [dir.], Fernand Braudel et l’histoire, ouv. cité, p. 75. Aux États-Unis, la critique de la Méditerranée est fréquente dans les écrits des partisans du « linguistic turn ». Leurs présupposés sont les mêmes que ceux de Ricœur. Pour une présentation d’ensemble, voir Philippe CARRARD, Poétique de la Nouvelle histoire. Le discours historique en France de Braudel à Chartier, Lausanne, Éditions Payot, 1998 (1ère édition 1992), 256 p.

RÉSUMÉS

Le but de cette étude est de mieux comprendre comment les historiens justifient le type de contribution qu'ils apportent à la connaissance. La façon dont Fernand Braudel a abordé la question du temps dans ses écrits sur la “longue durée” est à cet égard très instructive. Elle montre que loin de procurer un savoir neuf sur le sujet, ses textes ont pour but de défendre un programme de recherches à l'intérieur de la discipline et par rapport aux autres sciences humaines. L'argumentation est adaptée aux enjeux qui dominent chacun des grands moments de la carrière de Braudel. Les discours sur le temps accompagnent la montée en généralité qui illustre les carrières les plus réussies. Ils aliment une mémoire de l'histoire adaptée aux luttes de concurrence qui opposent les historiens entre eux.

How history is re-written. The uses of time in Fernand Braudel’s writings on history. The purpose of this study is to understand better how historians justify the type of contribution they add to general knowledge. The way Fernand Braudel tackled the issue of time in his writings on "long stretches of time" is indeed very telling. It shows that far from offering womething new on the topic, the purpose of his writings is to defend a research programme within the subject and compared with other fields in human sciences. Arguments are adapted to the issues at stake at the various moments of Braudel's career. Works on time go side by side with the attempt at generalising made by successful historians. They feed on a memory of history suited to the struggles of competition opposing historians with one another.

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AUTEUR

GÉRARD NOIRIEL Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales

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Articles

Première table ronde

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Première table ronde. Présentation

Michèle Riot-Sarcey

1 Dans son ouvrage intitulé Devant le temps, Georges Didi-Huberman souligne un aspect paradoxal de l’écriture de l’histoire : “On dit que faire de l’histoire, c’est ne pas faire d’anachronisme ; mais on dit aussi que remonter vers le passé ne se fait qu’avec le présent de nos actes de connaissance”. Se référant à Marc Bloch, il précise : “La connaissance historique serait un processus à rebours de l’ordre chronologique, une remontée dans le temps, c’est-à-dire strictement un anachronisme” 1. À cette difficulté s’ajoute le rapport au temps des contemporains ; loin d’être uniforme, comme on a trop souvent tendance à le présupposer, la perception du passé, au regard d’un présent jamais identique, ne se conjugue pas au même temps et ne se pense pas au même rythme. Quant au futur, sans cesse présent, il se projette dans des espaces aux modelés souvent insaisissables. D’où une multiplicité de temporalités dans les réceptions contemporaines : perceptions changeantes, au gré de l’oubli, de l’effacement, de l’évolution des connaissances ou encore, en fonction des besoins de chacun comme des nécessités du moment.

2 Aussi avons-nous souhaité, dans cette table ronde, privilégier cette forme de questionnement. Comment quelques acteurs du XIXe siècle, du lettré reconnu à l’insurgé plus ou moins anonyme, se situaient-ils dans le temps ? Du présent au passé présupposé, inconnu, remémoré, écrit et reconstruit, chacun, au XIXe siècle, construit sa propre chronologie dans une période où la connaissance temporelle est en cours de bouleversement. En effet, l’étude d’une marche rationnelle du passé cohabite avec la certitude d’une perte irréparable ou d’un espoir inaccompli. Raison, sentiment et quête d’une nouvelle légitimité fondent, en quelque sorte, le socle commun du rapport au temps des contemporains.

3 Loïc Rignol nous présente l’ambition d’Augustin Thierry dans sa “politique de l’histoire” dont l’objectif explicite est de “raviver la conscience du peuple en révélant une classe à elle-même”. Chez l’historien libéral, le “passé est examiné à la lanterne du présent”. C’est ainsi que la “nouvelle histoire cherche à révolutionner l’ordre des chronologies, en offrant une nouvelle logique du temps”. Le rapport au passé a alors pour but de trouver une nouvelle légitimité au politique dans ce temps de désarroi où

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le présent n’est vécu que dans l’écart entre un passé à repenser et un futur pensé dans l’harmonie entre les classes. 1848 met en terme à cette “foi politique”.

4 Xavier Bourdenet montre une autre vision du temps, celle du roman, dans l’écriture de Lucien Leuwen par Stendhal. “Chargé de construire le présent”, Lucien Leuwen, par la médiation de son narrateur, aide à penser le temps des contemporains comme expérience humaine. Il s’agit là d’une mise en perspective du temps comme “construction” et non plus comme “donnée de l’histoire”. C’est toute la notion de contemporain qui est ici travaillée. Le présent est alors pensé dans l’interaction de deux échelles, “celle de l’événement ponctuel” et “celle de l’avènement plus durable d’une nouvelle logique du siècle”. Affranchi d’une chronologie très précise, Stendhal joue de “court-circuits de l’énoncé par l’énonciation”, et c’est le “présent de Stendhal qui se donne à lire à travers celui de Lucien”.

5 Louis Hincker infléchit encore le regard sur le temps. 1848, outre les journées révolutionnaires, est aussi le temps “de l’apprentissage de l’illégitimité politique”. Là le temps “n’est pas une donnée de la vie politique et sociale, mais une variable, un objet de catégorisation”. Les “combattants”, “insurgés” et autres “victimes” cherchent, par différentes procédures, en 1848, en 1851, voire en 1881, à appréhender le temps de l’héritage révolutionnaire et de sa légitimité. Sans cesse redéfini, ce temps échappe aux données du Siècle qui depuis longtemps s’est inscrit dans une linéarité d’où s’écartent les acteurs de l’événement.

6 Autre temps, autre vision du passé chez les “féministes” du Second Empire. Alice Primi interroge le domaine de l’histoire d’où les femmes sont écartées. L’histoire triomphe alors, “rédigée, enseignée, constituée en science par les hommes” -- une histoire écrite sans elles. Défiant le temps qui leur est dénié, des femmes cherchent à retrouver les traces d’un passé oublié, voire effacé ; elles ne “rencontrent que des individues isolées”. Aucune continuité dans le devenir historique des femmes. Le collectif ne s’inscrit que dans le temps court de l’événement ponctuel. Maria Deraismes, Jenny d’Héricourt redessinent ainsi les contours des grandes césures historiques, 1789, 1830, 1848.

7 Tout autre est le temps de l’exil. Sylvie Aprile s’arrête sur le temps politique des exilés qui est marqué “par une double absence, celle du présent et de la terre natale, preuve que le temps et l’espace de l’exil sont étroitement mêlés”. Le présent est alors écart entre le passé arrêté et un avenir vu comme “retour”, sous forme “d’action différée”. L’attente, la peur de l’oubli, l’entre deux toujours plus étendu accentuent alors le besoin de s’enraciner dans le temps pour “déjouer l’instabilité présente” par la construction d’une filiation et la recherche d’une communauté. Le temps est ainsi perçu comme “horizon d’attente”. Ce temps également échappe à la linéarité historique, chère à l’écriture du politique.

8 Michèle Riot-Sarcey est professeur

9 à l’Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

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NOTES

1.. Georges DIDI-HUBERMAN, Devant le Temps, Paris, Éditions de Minuit, 2000, p. 31.

RÉSUMÉS

Loïc Rignol, Xavier Bourdenet, Louis Hincker, Alice Primi, Sylvie Aprile, chacun à sa manière, scrute le temps des contemporains. Du présent au passé présupposé, inconnu, remémoré, écrit et reconstruit, du lettré à l’insurgé, de la femme à l’exilé, chaque acteur du XIXe siècle construit sa propre chronologie, dans une période où la connaissance temporelle est en cours de bouleversement.

First round table Each in their own ways, Loïc Rignol, Xavier Bourdenet, Louis Hincker, Alice Primi, and Sylvie Aprile examine the concept of time. From the present to the presupposed, unknown, remembered, written and reconstructed past ; from the well-read man to the insurgent, from the woman to the exile, each protagonist of the 19th century frames his own chronology, in a period when the knowledge (concept ?)of time is being transformed.

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Augustin Thierry et la politique de l’histoire.Genèse et principes d’un système de pensée.

Loïc Rignol

1 Au moment où le XIXe siècle éprouve la mort du christianisme et la fin corrélative de l’ordre social qu’il fécondait, Saint-Simon prophétise un nouveau christianisme, organisé après sa mort dans l’Église qui porte son nom. Augustin Thierry pour sa part, son secrétaire et même son fils adoptif, entend restaurer cette transcendance perdue en renouant les fils du passé. Il la projette dans le temps et non dans le ciel. La nouvelle politique ne se présente plus comme une nouvelle religion, mais comme une nouvelle histoire. Celle-ci doit lier les hommes en les re-liant à leurs ancêtres. L’œuvre d’Augustin Thierry développe à cet effet une analyse profonde des rapports unissant, dans la connaissance, le passé et le présent. La raison historique y obéit à une rationalité politique. Elle se doit de “rechercher les racines des intérêts, des passions, des opinions qui nous agitent, nous rapprochent ou nous divisent, d’épier et de suivre dans le passé la trace de ces émotions irrésistibles, qui entraînent chacun de nous dans nos divers partis politiques” 1. L’histoire politique est inséparable d’une politique de l’histoire, dont Ernest Charrière donne, sous la Monarchie de Juillet, une définition remarquable : “la politique est la science du présent et l’histoire celle du passé” 2. Augustin Thierry propose plusieurs mécanismes pour expliquer les ressorts de l’histoire de France 3. Son dispositif repose d’abord sur la circularité, à une époque donnée, de la politique et de l’histoire. La pensée de l’historien suppose ensuite une influence réciproque du passé et du présent dans la structure même du discours historique : cette articulation fonde la positivité de la science de l’histoire. Enfin, la mise en forme politique du savoir historique ouvre la possibilité d’une réfutation de la connaissance du passé par les événements du présent. La politique de l’histoire est mise à mal par l’Histoire de la politique 4. Savoir des luttes et lutte de pouvoirs 2 Il existence une appartenance fondamentale du discours historique à la lutte politique. Augustin Thierry affirme ainsi que ses premières recherches devaient lui fournir “un

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arsenal d’armes nouvelles pour la polémique” 5 engagée contre la Restauration. “En 1817, préoccupé d’un vif désir de contribuer pour ma part au triomphe des opinions constitutionnelles, je me mis à chercher dans les livres d’histoire des preuves et des arguments à l’appui de mes croyances politiques” 6. Plus qu’une histoire politique, il s’agit explicitement pour lui, comme pour Guizot, d’une politique de l’histoire. Celle-ci se double d’une joute intellectuelle contre les positions adoptées par Montlosier, profitant de l’installation du nouveau régime pour publier, en 1814, son livre De la monarchie française. Il y rappelle les droits nés de la conquête franque pour justifier le rétablissement des prérogatives de la noblesse : “le dépouillé du 4 août 1789 a pris en haine tous les principes, tous les éléments constitutifs de la société moderne, tout ce qui, depuis six siècles, grandit et s’élève” 7. Les conflits politiques du présent tirent leur sens des vieilles invasions qui, du fond des âges, continuent de régir le destin de la société française. Celle-ci reste marquée par la brisure originelle de la conquête qui commande tous les événements ultérieurs. Le plus immédiat se comprend par le plus lointain. “Je crus apercevoir, dans ce bouleversement si éloigné de nous, la racine de quelques-uns des maux de la société moderne : il me semble que, malgré la distance des temps, quelque chose de la conquête des barbares pesait encore sur notre pays, et que, des souffrances du présent, on pouvait remonter, de degré en degré, jusqu’à l’intrusion d’une race étrangère au sein de la Gaule, et à sa domination violente sur la race indigène” 8. Le schéma historique, partagé par ses contemporains, s’articule autour de deux moments forts. Au Ve siècle, la race des Francs asservit celle des Gaulois et organise sa domination de classe à travers les institutions et les lois. “Nous croyons être une nation, et nous sommes deux nations sur la même terre, deux nations ennemies dans leurs souvenirs, inconciliables dans leurs projets : l’une a autrefois conquis l’autre ; et ses desseins, ses vœux éternels sont le rajeunissement de cette vieille conquête énervée par le temps, par le courage des vaincus et par la raison humaine” 9. La lutte de classes, née de cette rivalité de races, se perpétue jusqu’à la Révolution, second pivot de l’histoire nationale. Revanche des vaincus, elle renverse le pouvoir né de la conquête. Le Tiers-État, de sang gaulois, se libère enfin du joug du roi et de la noblesse, d’origine franque. “Tout ce qu’avait produit, dans l’ordre politique, la succession des événements arrivés en Gaule depuis la chute de l’empire romain, cessa d’exister par la révolution française” 10.

3 Issue des races s’affrontant dans l’État depuis les invasions, chaque classe expose ainsi ses revendications politiques en explorant le passé à la recherche d’arguments à faire valoir dans le présent. Chacune écrit son histoire pour contester celle de son adversaire. Les chevaux de la conquête soulèvent autant la poussière des archives que celle des batailles. “Chez nous, par des causes qui tiennent à la fois au génie particulier de la nation et à la diversité des éléments nationaux, l’histoire abstraite et spéculative, dans des vues de polémique sociale, a eu, depuis le réveil des études, une extrême importance ; elle a été l’arme des passions et des intérêts politiques ; elle a dominé, d’un côté, sur les recherches désintéressées, et de l’autre, sur l’histoire narrative. Soulevées tour à tour par divers courants de l’opinion publique, les vieilles traditions des classes rivales servirent de fondement à des théories nouvelles, plus ou moins savantes, plus ou moins ingénieuses, mais ayant toutes cela de commun qu’elles ne remuaient le passé dans ses profondeurs que pour en faire sortir, bon gré, mal gré, quelque chose de conforme aux idées, aux désirs, aux prétentions populaires ou aristocratiques du moment” 11. Savoir des antiques luttes entre les vainqueurs francs et les vaincus gaulois de la conquête, le discours historique donne lieu, en retour, à une

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lutte des savoirs pour imposer une interprétation de l’histoire de France qui les relate 12. L’antagonisme historiographique n’est donc que le reflet des rivalités historiques : la connaissance du passé est lutte de classes dans la théorie et dans la pratique. Le savoir de l’histoire apparaît par conséquent comme un pouvoir dans l’Histoire, un pouvoir de faire l’Histoire, d’influer sur le cours des événements. Dire l’histoire et la faire, c’est tout un. Le cercle de l’histoire 4 Le lien entre le passé et le présent se situe au cœur du complexe politique et historique d’Augustin Thierry. Sa pensée décrit trois cercles ou trois boucles déclinant le principe de cette implication réciproque. Révolution dans l’Histoire et révolution de l’histoire 5 Augustin Thierry écrit après la Révolution française qui impose, d’après lui, une rénovation, mieux, une révolution du discours historique pour lui permettre de rendre raison de l’émancipation du peuple : “un changement total est indispensable dans la manière de présenter les moindres faits historiques” 13. Il faut, écrit-il avec énergie, “planter, pour la France du dix-neuvième siècle, le drapeau de la réforme historique” 14. Les populations, actrices de la révolution de l’Histoire, doivent devenir les figures centrales du récit historique. La démocratie de 1789 doit conduire à une démocratisation du discours qui en montre la genèse. La nation doit prendre la Bastille de l’histoire comme elle a pris celle du pouvoir.

6 Savoir des combats d’autrefois, savoir dans les combats actuels, l’histoire doit réactiver la mémoire des enfants du Tiers-État. Il faut leur rappeler la servitude de leurs pères, ce péché originel de l’histoire de France expliquant tous les maux ultérieurs. L’historien doit renouer le fil du temps, mieux remonter la longue chaîne de la soumission pour perpétuer la lutte : la raconter dans le passé pour la gagner dans le présent. “Nous sommes les fils des hommes du Tiers-État ; le Tiers-État sortit des communes, les communes furent l’asile des serfs ; les serfs étaient les vaincus de la conquête” 15. Les descendants doivent se montrer fidèles à la mémoire de leurs ancêtres obscurs. Sans noms et sans titres, ces “subjugués” comme il les appelle souvent, se sont révoltés pour sortir de la servitude et les précéder dans le long mouvement de libération. “Non, ce n’est pas d’hier que notre France a vu des hommes employer leur courage et toutes les facultés de leur âme à fonder pour eux-mêmes et pour leurs enfants une existence à la fois libre et inoffensive. Ils nous ont précédés de loin, pour nous ouvrir une large route, ces serfs échappés de la glèbe, qui relevèrent, il y a sept cents ans, les murs et la civilisation des antiques cités gauloises. Nous qui sommes leurs descendants, croyons qu’ils ont valu quelque chose, et que la partie la plus nombreuse et la plus oubliée de la nation mérite de revivre dans l’histoire. Si la noblesse peut revendiquer dans le passé les hauts faits d’armes et le renom militaire, il y a aussi une gloire pour la roture, celle de l’industrie et du talent. C’était un roturier qui élevait le cheval de guerre du gentilhomme, et joignait les plaques d’acier de son armure. Ceux qui égayaient les fêtes des châteaux par la poésie et la musique, étaient aussi des roturiers ; enfin la langue que nous parlons aujourd’hui est celle de la roture ; elle la créa dans un temps où la cour et les donjons retentissaient des sons rudes et gutturaux d’un dialecte germanique” 16. Augustin Thierry ne cesse d’appeler ses contemporains à se rappeler leur origine et à perpétuer la mémoire des luttes acharnées menées par leurs prédécesseurs contre leurs ennemis. L’histoire organise la cérémonie du souvenir. Elle élève, en parole, leurs monuments aux morts.

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7 “Nous qu’on appelle des hommes nouveaux, sachons prouver que nous ne le sommes pas ; sachons nous rallier, par des souvenirs populaires, aux hommes qui, avant nous, ont voulu ce que nous voulons, aux hommes qui ont compris comme nous les libertés de la terre de France. L’esprit d’indépendance généreuse et paisible nous a précédés de loin sur cette terre ; ne craignons pas de la remuer profondément, pour y retrouver cet esprit […]. Ne nous y trompons pas, ce n’est point à nous qu’appartiennent les choses brillantes du passé ; ce n’est point à nous de chanter la chevalerie : nos héros ont des noms plus obscurs. Nous sommes les hommes des cités, les hommes des communes, les hommes de la glèbe, les fils des paysans que des chevaliers menacèrent près de Meaux, les fils de ces bourgeois qui firent trembler Charles V, les fils des révoltés de la jacquerie” 17.

8 La mission de Thierry est donc claire : raviver la conscience du peuple, révéler une classe à elle-même 18 pour remporter la lutte millénaire contre ses oppresseurs. “Ainsi, de formule en formule, à travers l’intervalle de quinze siècles, nous sommes conduits au terme extrême d’une conquête qu’il s’agit d’effacer” 19. Le savoir historique doit devenir le théâtre de la bataille ultime que les adversaires se livrent depuis des siècles. Or, comment le peuple pourrait-il se souvenir de ses aïeux alors que l’histoire dominante nie son existence ? Quel récit ferait-il retentir “le cri de haine qui s’est prolongé, grandissant toujours” 20 contre le régime d’oppression né des invasions ? Une nouvelle histoire doit naître pour faire renaître les vaincus d’autrefois. Elle célébrera le baptême du vieux peuple gaulois. “Je sens en moi la conviction profonde que nous ne possédons pas encore une véritable histoire de France” 21, écrit Thierry, “il nous manque l’histoire des citoyens, l’histoire des sujets, l’histoire du peuple” 22.

9 Or, si “la roture, aussi bien que la noblesse de France, [a] une histoire et des ancêtres” 23, tout les oppose. L’histoire dynastique et aristocratique relate la vie des oppresseurs et jette leurs sujets dans les cachots de l’oubli. Il faut frapper “d’un coup mortel la version monarchique de l’histoire de France” 24 qui se résume trop souvent aux “annales domestiques de la famille régnante” 25. Elle doit s’effacer devant l’histoire nationale, racontant le destin de la multitude. Contre la biographie des puissants, récitée par les historiographes d’Ancien Régime, “une biographie qui a pour héros un de ces personnages collectifs appelés peuples” 26 doit voir le jour, écrit Amédée Thierry.

10 La “race” se place au cœur de la révolution historique proposée. Son élargissement sémantique obéit à cette stratégie : elle opère le renversement politique de l’histoire, rendu nécessaire par l’œuvre révolutionnaire à continuer. Le terme désigne désormais des peuples, des masses jusque-là anonymes et rejette au second plan les familles privilégiées. “Il n’y aurait pas besoin de diminuer, avec intention, l’importance des races royales, pour que celle des races populaires frappât davantage l’imagination du lecteur. Ce seraient de grands arbres qui s’élèveraient tout à coup dans un champ parsemé de buissons, des fleuves qui naîtraient dans une plaine arrosée par de petits ruisseaux” 27. L’historiographie devient photographie. La race se présente comme le daguerréotype de l’histoire démocratique. Augustin Thierry fixe pour la première fois la figure politique du peuple sur la feuille d’argent du temps, comme Daguerre immortalise, à la même époque, les images de la vie sur le cuivre plaqué d’argent. La race est pensée pour cela dans une immobilité essentielle. Parmi les infinies variations susceptibles de l’altérer au cours des temps, ce nouveau héros collectif manifeste “quelque chose d’individuel, de constant, d’immuable” qu’on voit sortir “du milieu de tant d’aventures si diversifiées, passées en tant de lieux, se rattachant à tant de

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situations sociales si différentes, ainsi que dans l’histoire d’un seul homme, à travers tous les incidents de la vie la plus romanesque” 28. Les nations possèdent, à l’instar des individus, un type mental, un génie spécifique, des “instincts moraux” et des “passions héréditaires” 29, perdurant à travers les siècles, comme l’atteste la race gauloise qui “s’y montre constamment identique à elle-même” 30. Edwards prolonge les travaux des frères Thierry, en les dotant de fondements naturalistes. La permanence morale des races est liée à un type physique inaltérable, explique-t-il en 1829 dans sa fameuse lettre à Amédée Thierry, Des caractères physiologiques des races humaines considérés avec l’histoire. Elle jette les bases d’une anthropologie historique, nouvelle à l’époque. Son programme est validé en 1839 par la fondation, à son initiative, de la Société ethnologique de Paris. Elle se consacre à l’étude de la “la monade race” 31, selon l’expression du saint-simonien Euryale Cazeaux. Le fondateur y développe à nouveau ses thèses principales : “Il n’y aurait pas d’ethnologie si les races ne pouvaient pas durer un temps illimité. […]. L’auteur a fait voir le fait que des peuples peuvent subsister avec le même type pendant une longue suite de siècles, qui embrasse presque toute l’étendue des temps historiques” 32. La race est, dans le mouvement infini et tumultueux des civilisations, la seule réalité intangible, l’astre fixe éclairant ses évolutions. Le physiologiste construit le principe de la race-demeure. Les peuples vivent à jamais dans leur race qui, seule, ne meurt pas. Valeur suprême pour l’historien, elle enferme l’éternité dans le temps et l’ordre dans l’histoire.

11 Aussi la race assume-t-elle un rôle nodal dans le dispositif historique et politique d’Augustin Thierry. Elle réalise le retournement de l’histoire officielle pour faire jouer, contre les généalogies nobles et royales, la généalogie même du peuple. Elle s’offre comme la chambre obscure retournant l’image traditionnelle retenue par l’histoire, pour élever à la lumière du discours les oubliés du passé, qui ont vécu, lutté et souffert dans l’ombre du pouvoir. Un nouveau regard se porte sur eux. L’histoire scrute désormais les profondeurs des sociétés, les sous-sols des nations, les coulisses invisibles du monde qui, bien mieux que les rituels souverains, les manifestations spectaculaires de l’État et de ses “races”, disent la vérité des époques. La généalogie nationale se pense comme archéologie sociale. Guizot écrit en ce sens : “C’est par l’étude des institutions politiques que la plupart des écrivains, érudits, historiens ou publicistes, ont cherché à connaître l’état de la société, le degré ou le genre de sa civilisation. Il eût été plus sage d’étudier d’abord la société elle-même pour connaître et comprendre ses institutions politiques. Avant de devenir cause, les institutions sont effet ; la société les produit avant d’en être modifiée ; et au lieu de chercher dans le système ou les formes du gouvernement quel a été l’état du peuple, c’est l’état du peuple qu’il faut examiner avant tout pour savoir quel a dû, quel a pu être le gouvernement” 33. Michelet fixe le mot d’ordre de l’époque. On remonte le temps en fouillant le sol des organisations humaines. La lumière vient de la nuit.

12 “Il faut que je perce la terre, que je découvre les bases profondes de ce monument ; l’inscription, je le vois, est maintenant tout enfouie, cachée bien loin là-dessous… Je n’ai pour creuser là, ni pioche, ni fer, ni pic ; mes ongles y suffiront. […] Aujourd’hui encore je creuse… Je voudrais atteindre au fond de la terre” 34.

13 Mais la “race” accomplit une seconde révolution en articulant la science sur la politique. S’il faut révolutionner l’histoire pour lui permettre de penser et de continuer la Révolution dans l’histoire, c’est que la connaissance et la politique s’impliquent logiquement. On retrouve ainsi, dans les écrits d’Augustin Thierry, la loi de succession

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réciproque des révolutions politiques et des révolutions scientifiques formulée par Saint-Simon. Toute révolution politique introduit une révolution scientifique et inversement, toute révolution scientifique engage nécessairement une révolution politique. “L’histoire constate que les révolutions scientifiques et politiques ont alterné, qu’elles ont successivement été, à l’égard des unes et des autres, causes et effets” 35. C’est bien la Révolution politique, marquant l’irruption de la race asservie sur la scène de l’Histoire, qui introduit une révolution scientifique dans la manière d’écrire l’histoire. Cette inflexion première entraîne un retournement de l’axe traditionnel du savoir. La nouvelle histoire révolutionne l’ordre des chronologies, en offrant une nouvelle logique du temps. Le passé à la lanterne du présent 14 Le présent trouve son sens et sa vérité dans l’exploration des époques antérieures. La conquête du Ve siècle rend raison en effet des clivages politiques contemporains. Mais inversement, la connaissance positive de l’Histoire tire son intelligibilité des événements politiques présents. C’est à la lumière de la crise révolutionnaire que le mouvement secret et profond de l’Histoire de France se manifeste dans toute sa clarté. La Révolution est prise de conscience, éclair de vérité. Mouvement de reconquête, elle jette une lumière crue sur la conquête du passé à laquelle elle répond. De même, les révolutions de 1789 et de 1830 donnent leur signification aux révolutions communales du Moyen Âge qui les préparent et les annoncent 36. “C’est une chose profondément vraie, et le meilleur commentaire pour l’histoire du passé se trouve dans les révolutions contemporaines. Après de longues années de troubles politiques, les esprits doivent être disposés à comprendre la série de mouvements et de crises dont se compose la vie des sociétés” 37. Augustin Thierry voit dans ce rapport la clé d’intelligibilité du passé, car “il a fallu que le temps vînt où l’on pourrait appliquer aux révolutions du passé le commentaire vivant de l’expérience contemporaine, où il serait possible de faire sentir, dans le récit du soulèvement d’une simple ville, quelque chose des émotions politiques, de l’enthousiasme et des douleurs de notre grande révolution” 38. Si la marche réelle de l’Histoire est progressive, la marche intellectuelle de l’histoire est, elle, à la fois progressive et régressive. L’historien y insiste.

15 “Ce sont les événements, jusque-là inouïs, des cinquante dernières années, qui nous ont appris à comprendre les révolutions du Moyen Âge, à voir le fond des choses sous la lettre des chroniqueurs, à tirer des écrits de Bénédictins ce que ces savants hommes n’avaient point vu […]. Il leur manquait l’intelligence et le sentiment des grandes transformations sociales. Ils ont étudié curieusement les lois, les actes publics, les formules judiciaires, les contrats privés ; ils ont discuté, classé, analysé les textes, fait dans les actes le partage du vrai et du faux avec une étonnante sagacité ; mais le sens politique de tout cela, mais ce qu’il y a de vivant pour l’imagination sous cette écriture morte, mais la vue de la société elle-même et de ses éléments divers, soit jeunes, soit vieux, soit barbares, soit civilisés, leur échappe, et de là résultent les vides et l’insuffisance de leurs travaux. Cette vue, nous l’avons acquise par nos propres expériences, nous la devons aux prodigieuses mutations du pouvoir et de la société qui se sont opérées sous nos yeux ; et, chose singulière, une nouvelle intelligence de l’histoire semble naître en nous, à point nommé, au moment où se complète la grande série des renversements politiques, par la chute de l’empire élevé sur les ruines de la République française qui avait jeté à terre la monarchie de Louis XVI” 39.

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16 Pierre-Simon Ballanche est sans doute l’initiateur philosophique de cette nouvelle rationalité de l’histoire. Il affirme, dès 1829, le principe d’une lecture progressive et régressive du temps. Il soutient que la scène primitive de la sécession plébéienne sur l’Aventin se répète à travers les âges. Elle constitue la préface, le prologue des développements ultérieurs de l’histoire universelle. “Dans l’histoire romaine, nous trouvons en quelque sorte la formule générale de toutes les histoires” 40. La première page, écrite en latin, serait indéfiniment recopiée dans toutes les langues du monde, par tous les peuples qui ont suivi. L’esprit humain est en effet toujours le même : “le genre humain est un ; toutes les histoires des sociétés humaines sont unes et identiques” 41. Les analogies gouvernant l’histoire délivrent donc la vérité du début car celui-ci se répète sans fin. Ce qui s’est produit à l’origine est semblable à ce qui s’est passé indéfiniment par la suite. Ce qui vient après éclaire donc ce qui existait avant. La méthode historique connaît le passé par le présent, qui lui donne sa vérité. “Ainsi l’homme règne sur le passé, et le gouverne ; le passé, pour l’esprit, est encore le présent, plus modifiable même que le présent. Nous faisons le présent à notre insu ; notre intelligence achève le passé. Le passé n’est irrévocable que pour Dieu, parce qu’il n’a rien à y découvrir : il l’a vu par la prescience, avant qu’il ne fût accompli, au lieu qu’il se développe incessamment pour l’humanité” 42. C’est pourquoi Ballanche imagine une prédiction, non pour l’avenir mais pour le passé. “Perdu dans de telles rêveries, je m’étais demandé si le don de prophétie ne pouvait pas s’appliquer au passé, comme quelquefois il s’est appliqué à l’avenir ; si l’inspiration vaticinatrice ne pouvait pas, comme le vieux Janus, avoir deux faces ; s’il n’y a pas des sibylles pour démêler la pensée vraie et lucide enfouie sous les faits obscurs ou mensongers ; si toute l’histoire humaine n’est pas un continuel palimpseste dont il faut chercher à faire revivre l’écriture primitive, cachée par l’écriture d’un âge suivant” 43. Pour Ballanche comme pour Thierry, l’histoire est palindrome, elle peut se lire dans les deux sens. Réconciliation historique et unification historiographique 17 Après avoir perpétué en son siècle la guerre des siècles opposant Francs et Gaulois, l’historien prône la paix civile lorsque les Trois Glorieuses ont fait triompher ses idées politiques. La haine des races doit céder la place à la réconciliation des classes. En 1836, il est chargé par Guizot, alors ministre de l’Instruction publique, de diriger le travail de collection et de publication des chartes des communes et des villes de France, des statuts et règlements des anciennes corporations d’arts et métiers. L’œuvre éditoriale obéit à une ambition politique : faire la généalogie du tiers pour montrer ses droits au moment de sa victoire. Le recueil est ainsi “destiné à éclairer les origines et l’histoire du tiers-état” 44, de “ces familles sans noms et sans gloire, d’où sont sortis les hommes qui firent la révolution de 1789 et celle de 1830” 45. Il doit aussi montrer la haute mission qui fut la sienne d’unir à sa personne les ordres hostiles. Il entend célébrer “la haute fortune politique de ce troisième ordre, le dernier en date, longtemps le moindre en pouvoir, mais que la Providence destinait à vaincre les deux autres, et à les absorber dans une seule masse nationale, désormais compacte et homogène” 46. Dans un tel contexte, le triomphe du Tiers-État obéit à un plan caché, un dessein secret de l’histoire de France. “Vue de ce point extrême, la série de nos changements sociaux prend un sens plus fixe et plus complet […]. Depuis le XIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe siècle, il y a suite et progression dans la vie nationale ; d’un point à l’autre, à travers l’intervalle de sept cents ans, l’œil peut mesurer une même carrière laborieusement parcourue, l’esprit se figurer un même but, poursuivi sans relâches par toutes les générations politiques, par tous ceux à qui la coutume, la loi ou la force des choses ont tour à tour

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donné le pouvoir. Les révolutions ont achevé l’œuvre des réformes ; les contre- révolutions n’ont point fait disparaître ce qui avait été fondé sur la vraie ligne de ce progrès. De tant de destructions, de créations, de transformations successives, sont résultées à la fin trois choses : la nation une et souveraine ; la loi une, égale pour tous, faite par les représentants de la nation ; le pouvoir royal s’appliquant, sous le contrôle du pays, aux nouvelles conditions de la société. Tout est renouvelé aujourd’hui sans que la tradition soit rompue ; voilà ce qu’a fait le travail des siècles, et voilà pour nous, dans l’avenir, le chemin que trace l’expérience, la leçon que donne l’histoire du pays” 47.

18 Dans cette téléologie, le Tiers se présente comme la matrice d’une nation française désormais réconciliée dans une commune liberté. Les antagonismes de classes, moteur de l’Histoire, ont disparu sous un régime abolissant pour toujours les formes de soumission et d’oppression nées au Moyen Âge. Cette réconciliation politique introduit une pacification dans le discours historique : l’unification dans l’Histoire engendre une histoire unifiée. L’histoire n’est plus dès lors dans son esprit une lutte de classe intellectuelle et politique. Il existe bien une fin, aux deux sens du mot, de l’histoire/ Histoire. L’historien affirme en ce sens :

19 “En résumé, le nouveau caractère, le cachet d’originalité que la théorie de l’histoire de France a reçu des études contemporaines, consiste, pour elle, à être une, comme l’est maintenant la nation, à ne plus contenir deux systèmes se suivant l’un l’autre et répondant à deux traditions de nature et d’origine opposées, la tradition romaine et la tradition germanique. […]. Il semble que cette révolution scientifique soit une conséquence et un reflet de la révolution sociale accomplie il y a cinquante ans, car elle est faite à son image ; elle met fin aux systèmes inconciliables, comme celle-ci détruit, pour jamais, la séparation des ordres. On ne verra plus notre histoire tourner dans un cercle sans repos, être tantôt germanique et aristocratique, tantôt romaine et monarchique, selon le courant de l’opinion, selon que l’écrivain sera noble ou roturier. Son point de départ, son principe, sa fin dernière, sont fixés dorénavant ; elle est l’histoire de tous, écrite pour tous ; elle embrasse, elle associe toutes les traditions que le pays a conservées ; mais elle place en avant de toutes celles du plus grand nombre, celles de la masse nationale, la filiation gallo-romaine par le sang, par les lois, par la langue, par les idées” 48.

20 Ses Considérations sur l’histoire de France, publiées en 1840, viennent achever l’édifice historiographique. L’historien y retrace l’histoire sociale et politique de l’histoire elle- même. “Ainsi, la critique des systèmes et l’exposition des controverses historiques se lient, d’époque en époque, à une vue des partis sociaux et des révolutions nationales” 49. Augustin Thierry dévoile, dans la logique des régimes politiques et des systèmes sociaux, la loi de production de la connaissance historique. La science de l’histoire culmine dans une méta-histoire. “Dans cet examen, je me suis borné aux théories fondamentales, aux grands systèmes de l’histoire de France, et j’ai distingué les éléments essentiels dont ils se composent. J’ai trouvé la loi de succession des systèmes dans les rapports intimes de chacun avec l’époque où il a paru. J’ai établi, d’époque en époque, l’idée nationale dominante et les opinions de classe ou de parti sur les origines de la société française et sur ses révolutions” 50. L’histoire s’écrit dans l’Histoire. La connaissance historienne est une connaissance historique. Elle implique un rapport dialectique ou mieux, circulaire, entre le passé et le présent, la politique et l’histoire dessinant une série de boucles : la Révolution dans l’Histoire introduit une révolution dans l’écriture de l’histoire, l’émergence de la Démocratie dans l’Histoire implique une

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démocratisation de l’histoire, l’unification des classes sociales s’affrontant dans l’Histoire engendre une histoire unifiée. En somme, la série de nœuds et de boucles animant l’ensemble de sa rhétorique en témoigne : l’historien est enfermé dans son siècle, il est “bouclé” dans l’Histoire. Cette circularité propre au discours historique devait ruiner la belle assurance du penseur. La révolution de 1848 et la réfutation de l’histoire bourgeoise 21 Les constructions historiographiques d’Augustin Thierry rendent possible la réfutation de la connaissance du passé par les événements actuels. Si le présent délivre la vérité du passé, toutes les modifications du présent bouleversent la connaissance que l’on peut en avoir. La politique en acte répudie la connaissance historique, le passé est pour ainsi dire rattrapé par l’actualité. L’Histoire se faisant réfute alors l’histoire des savants. C’est ainsi que dans son système, la révolution de 1848 est impossible car impensable dans une société réunifiée. Son éclatement a donc pour effet de ruiner son interprétation de l’histoire nationale. Il ne dissimule pas son désarroi, du reste, dans une lettre d’une cruelle lucidité adressée à Madame de Circourt en 1850.

22 “J’ai pu me remettre à mon travail, à cette toile de Pénélope, commencée il y a six ans et dont je ne vois pas encore le bout. À toutes les causes de lenteur qui existaient pour moi, notre déplorable révolution en a joint une autre qu’il faut combattre, c’est le doute sur l’histoire de France telle qu’elle m’apparaissait naguère et que j’aimais à la construire dans un ordre que je croyais être le plan même de la providence. Maintenant je ne la comprends plus, le présent a bouleversé mes idées sur le passé et à plus forte raison sur l’avenir ; j’ai perdu ma foi historique et, chose que je n’aurais jamais cru, ma foi politique s’en va” 51.

23 Après la révolution de 1848, Augustin Thierry accentue la tendance de ses travaux à promouvoir la pacification sociale. Aussi parle-t-il de “la catastrophe de février 1848” 52, réactivant des rivalités qui n’ont plus lieu d’être selon lui. Il est conscient d’avoir joué les apprentis sorciers en expliquant l’Histoire de France par l’antipathie des races et des classes s’y trouvant mêlées par la violence des conquêtes. Le prolétaire n’est-il pas à l’égard du bourgeois, ce que ce dernier était à l’égard du noble, un opprimé et un exploité ? Dans cette nouvelle interprétation, la guerre sociale produit toujours ses effets. La concorde promise sur l’autel de l’égalité et de la liberté n’est qu’un leurre. La révolution de 1830, achevant le mouvement de 1789, assure le triomphe de la bourgeoisie et non du peuple, pourtant acteur principal des combats. Les Trois Glorieuses sont les nouvelles Journées des Dupes de l’histoire de France. Dès 1831, dans son cours d’histoire de France dispensé aux ouvriers, Laponneraye dénonce ainsi avec violence le nouveau régime qui reconduit l’asservissement du peuple en lui imposant de nouveaux maîtres : “Le peuple, trop grand pour connaître la défiance a été lâchement trompé. Il s’est battu pour reconquérir ses droits, il a vaincu, car le peuple est invincible, et la liberté après laquelle il courait, la liberté lui a passé devant le nez. Des milliers de citoyens sont tombés sous la mitraille bourbonienne, le pavé de la capitale a été inondé de son sang, pourquoi ? pour que monsieur tel succédât à monsieur tel, pour que quelques gros financiers devinssent des excellences !” 53 Ces propos subversifs lui valent d’être poursuivi, au mois d’avril 1832, devant les assises de la Seine, pour excitation à la haine de classes, déjà passée de mode. Il proclame devant ses juges la perpétuation de la lutte, mettant aux prises la bourgeoisie au pouvoir, oisive et méprisante, et le prolétariat, exploité et misérable. “La société est partagée en deux camps : l’un petit, l’autre immense ; l’un peuplé d’une poignée d’individus, l’autre

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d’une multitude innombrable ; le premier où siège l’oisiveté, l’orgueil et la richesse ; le second où habite le travail et la souffrance, la misère et la vertu” 54. Sa défense personnelle est une charge collective, elle alarme ses juges. Laponneraye est condamné à deux années de prison et à 1000 francs d’amende.

24 Pour désamorcer ces analyses, récurrentes depuis 1830, Augustin Thierry récuse désormais toute hostilité entre les classes. Elle ne possède plus de validité historique. Il stigmatise “les préjugés répandus par des systèmes qui tendent à diviser en classes mutuellement hostiles la masse nationale aujourd’hui une et homogène” 55. Si en effet les différences ethniques définissent les classes ennemies, le prolétariat et la bourgeoisie, étant de même souche celte, ne peuvent se faire la guerre. La rivalité ne peut se comprendre qu’entre races différentes, c’est-à-dire entre Francs et Gaulois. Puisque le Tiers-État constitue “la nation entière moins la noblesse et le clergé” 56, son émancipation marque l’affranchissement de tous les vaincus d’autrefois. L’antagonisme des classes est désormais impensable.

25 Son livre L’histoire de la formation et des progrès du Tiers-État se présente comme une grande fresque racontant la lente fusion démocratique de la roture et de la noblesse. L’histoire n’est plus conflit mais mouvement d’union et d’agrégation dans un régime garantissant liberté et égalité à tous indistinctement, éradiquant en cela toute trace d’asservissement. Il voit dans la révolution de 1789 le moment de cette fraternisation universelle à l’œuvre depuis la Conquête. Sa Bible de l’histoire de France possède sa sainte Cène : “Elle finit à la réunion des trois ordres en une seule et même assemblée, quand cesse le schisme qui séparait du Tiers-État la majorité de la noblesse et la minorité du clergé, quand l’illustre et malheureux Bailly, présidant ce premier congrès de la souveraineté nationale peut dire : "La famille est complète", mot touchant qui semblait de bon augure pour nos nouvelles destinées, mais qui fut trop tôt démenti” 57. Il n’y a plus ni opprimés ni oppresseurs sur la terre de France, tel est en substance le message de l’historien. Son discours historique se présente à nouveau comme une grande téléologie de la nation conduite par la Providence, à travers les vicissitudes de l’Histoire, vers la liberté et l’égalité. Démontrer la fraternisation entre les classes opérée par le travail des siècles, c’est promouvoir l’unité et la paix sociales pour désamorcer les rivalités du moment. Il prétend démontrer historiquement la formation de l’unité pour, de fait, la faire exister présentement. Il propose ainsi une nouvelle politique de l’histoire.

26 “Entre ces deux points extrêmes, on voit se poursuivre à travers les siècles la longue et laborieuse carrière par laquelle les classes inférieures et opprimées de la société gallo- romaine, de la société gallo-franke et de la société française du Moyen Âge, se sont élevées de degré en degré jusqu’à la plénitude des droits civils et politiques, immense évolution qui a fait disparaître successivement du sol où nous vivons toutes les inégalités violentes et illégitimes, le maître et l’esclave, le vainqueur et le vaincu, le seigneur et le serf, pour montrer enfin à leur place un même peuple, une loi égale pour tous, une nation libre et souveraine” 58.

27 * * *

28 Comme la plupart de ses contemporains, Augustin Thierry croit en la toute-puissance des idées. Il pense que les mots de l’historien, comme la parole du Dieu de la Genèse, ont le don d’incarner les choses, de les faire exister. Sa machinerie scientifique aurait le pouvoir d’actionner les rouages de l’Histoire pour la créer à volonté. Accélérant son cours, sous la Restauration, il en arrêterait la marche sous la Monarchie de Juillet.

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Nouveau Dieu, son regard transcendant contemple les siècles, embrasse tous les âges pour abolir la distinction du passé et du présent dans la présence immuable de son système. Celui-ci enferme aussi bien les lois d’évolution des sociétés que les règles de la connaissance historique qui en rend compte. En cela, adversaire acharné de l’histoire monarchique, il sacre une nouvelle royauté, celle de l’historien, souverain des événements. Mais le théoricien des luttes a forgé des armes qui se retournent contre son inventeur. Elles tombent entre les mains du plus grand des historiens, l’Histoire elle-même, qui décide toujours, en dernière instance, du sort du combat. Le savant en est la créature, non le créateur.

29 Loïc Rignol est doctorant à l’Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

NOTES

1.. Augustin THIERRY, Lettres sur l’histoire de France, pour servir d’introduction à l’étude de cette histoire, sixième édition revue et corrigée, Paris, Éditions Tessier, 1839 (1ère édition 1827), p. 17. 2.. Ernest CHARRIÈRE, La politique de l’histoire. Première partie. Histoire, Paris, Éditions Charles Gosselin, 1841, Introduction, p. 9. 3.. Sur la vie et l’œuvre de l’historien, voir Anne DENIEUL CORMIER, Augustin Thierry. L’histoire autrement, Éditions Publisud, 1996, 466 p. 4.. Je choisis d’écrire l’Histoire pour désigner l’ensemble des événements constituant la réalité historique, objet d’étude pour l’histoire dont le discours cherche à en saisir le sens et la vérité. 5.. Augustin THIERRY, “Préface du 10 novembre 1834”, dans Dix ans d’études historiques, troisième édition revue et corrigée, Paris, Éditions Tessier, 1839 (1ère édition 1835), p. 8. 6.. Augustin THIERRY, “Avertissement”, dans Lettres sur l’histoire de France…, ouv. cité, pp. 1-2. 7.. Augustin THIERRY, Considérations sur l’histoire de France, 1840, dans Œuvres complètes, nouvelle édition revue et corrigée, tome 4, Paris, Éditions Furne, 1846, p. 114. 8.. Augustin THIERRY, Dix ans d’études historiques, troisième édition, ouv. cité, pp. 7-8. 9.. Augustin THIERRY, Dix ans d’études historiques, Paris, Éditions Firmin-Didot, 1883 (1ère édition 1835), pp. 257-258. 10.. Augustin THIERRY, Considérations sur l’histoire de France, ouv. cité, p. 93. 11.. Augustin THIERRY, Considérations sur l’histoire de France, ouv. cité, p. 22. 12.. Voir en ce sens Michel FOUCAULT, Il faut défendre la société : cours au Collège de France, 1975-1976, Paris, Éditions du Seuil, 1997, 283 p. 13.. Augustin THIERRY, Lettres sur l’histoire de France…, ouv. cité, p. 21. 14.. Augustin THIERRY, “Préface du 10 novembre 1834”, dans Dix ans d’études historiques, troisième édition, ouv. cité, p. 14. 15.. Augustin THIERRY, Dix ans d’études historiques, réédition, ouv. cité, p. 262. 16.. Augustin THIERRY, Dix ans d’études historiques, troisième édition, ouv. cité, pp. 335-336.

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17.. Augustin THIERRY, Dix ans d’études historiques, troisième édition, ouv. cité, pp. 154-155. 18.. Voir Pierre ROSANVALLON, Le moment Guizot, Bibliothèque des sciences humaines, Paris, Éditions Gallimard, 1985, notamment le chapitre 6, “Révéler une classe à elle- même”, pp. 179-220. 19.. Augustin THIERRY, Dix ans d’études historiques, réédition, ouv. cité, p. 262. 20.. Augustin THIERRY, Considérations sur l’histoire de France, ouv. cité, p. 18. 21.. Augustin THIERRY, Lettres sur l’histoire de France…, ouv. cité, p. 16. 22.. Augustin THIERRY, Dix ans d’études historiques, troisième édition, ouv. cité, p. 331. 23.. Idem, p. 4. 24.. Idem, p. 181. 25.. Augustin THIERRY, Lettres sur l’histoire de France…, ouv. cité, p. 15. 26.. Amédée THIERRY, “Introduction”, dans Histoire des Gaulois, depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’entière soumission de la Gaule à la domination romaine, Paris, Éditions A. Sautelet et Cie, tome 1, p. j. 27.. Augustin THIERRY, Dix ans d’études historiques, réédition, ouv. cité, p. 292. 28.. Amédée THIERRY, “Introduction”, dans Histoire des Gaulois …, ouv. cité, p. ij. 29.. Augustin THIERRY, Dix ans d’études historiques, troisième édition, ouv. cité, p. 175. 30.. Amédée THIERRY, “Introduction”, dans Histoire des Gaulois …, ouv. cité, p. iij. 31.. Euryale CAZEAUX, “Lettre sur le programme à suivre par la Société ethnologique, Paris, le 20 mai 1839”, lue à la séance du 27 mars 1846, Bulletin de la Société ethnologique de Paris, tome premier, 1846, Paris, 1847, p. 20. 32.. William Frédéric EDWARDS, “Esquisse de l’état actuel de l’Anthropologie ou de l’histoire naturelle de l’homme”, Mémoires de la Société ethnologique, tome premier, deuxième partie, Paris, 1841, p. 124. 33.. François GUIZOT, Essais sur l’histoire de France, cinquième édition, Paris, Charpentier, 1842, p. 66. 34.. Jules MICHELET, Le Peuple, Paris, Éditions Garnier-Flammarion, 1974 (1ère édition 1846), p. 154-155. 35.. Henri de SAINT-SIMON, Mémoire sur la science de l’homme, dans Œuvres complètes de Saint-Simon et Enfantin, précédées de deux notices historiques, volume 40, réimpression de l’édition de 1865-1878, Aalen, Otto Zeller, 1964, p. 191. 36.. Voir Laurent CLAUZADE, “Le statut philosophique des communes médiévales chez Saint-Simon, A. Thierry et A. Comte”, Cahiers de recherches médiévales, n° 2, 1996, pp. 97-108. 37.. Augustin THIERRY, Dix ans d’études historiques, troisième édition, ouv. cité, p. 438. 38.. Augustin THIERRY, Considérations sur l’histoire de France, ouv. cité, p. 76. 39.. Idem, pp. 121-122. 40.. Pierre-Simon BALLANCHE, “Formule générale de tous les peuples, appliquée à l’histoire du peuple romain. Premier Fragment”, Revue de Paris, première série, tome 1-3, mai 1829, Paris, 1829, p. 149. 41.. Idem. 42.. Idem, p. 153. 43.. Idem, p. 144. 44.. Augustin THIERRY, Rapport sur les Travaux de la collection des monuments inédits de l’histoire du Tiers-État, adressé à M. Guizot, ministre de l’Instruction Publique, le 10 mars 1837, Paris, Éditions J. Tessier, 1837, p. 5. 45.. Idem, p. 25.

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46.. Idem, p. 6. 47.. Augustin THIERRY, Considérations sur l’histoire de France, ouv. cité, p. 133. 48.. Idem, pp. 129 et 131. 49.. Idem, p. 92. 50.. Augustin THIERRY, “Préface du 25 février 1840”, dans Considérations sur l’histoire de France, ouv. cité, p. 7. 51.. Augustin THIERRY, Lettre à Madame de Circourt, 13 janvier 1850, Bibliothèque de l’Arsenal, Ms 13522/3. 52.. Augustin THIERRY, “Préface”, dans Essai sur l’histoire de la formation et des progrès du Tiers-État, suivi de deux fragments du recueil de monuments inédits de cette histoire, Genève, Mégariotis Reprints, 1979 (1ère édition 1853), p. X. 53.. Albert LAPONNERAYE, Cours public d’histoire de France, depuis 1789 jusqu’en 1830, Paris, impr. de David, s.d., [1831], p. 15. 54.. Albert LAPONNERAYE, Défense du citoyen Laponneraye, prononcée aux assises du département de la Seine, le 21 avril 1832. Présidence de M. Dupuy. M. Partarieu Lafosse remplit les fonctions d’accusateur public, Paris, Impr. de A. Mie, s.d., p. 5. 55.. Augustin THIERRY, “Préface”, dans Essai sur l’histoire de la formation…, ouv. cité, p. VI. 56.. Idem, p. VII. 57.. Idem, p. VIII. 58.. Augustin THIERRY, dans Essai sur l’histoire de la formation…, ouv. cité, p. 2.

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“Peindre les habitudes de la société actuelle” : le temps des contemporains dans Lucien Leuwen ou le roman entre journal et histoire.

Xavier Bourdenet

“nous sommes chargés de construire le présent” 1

1 Ma contribution à cette table ronde consacrée au “Temps des contemporains” consistera en une série de notes de travail pour tenter des éléments de réponse à une question que l’on peut énoncer de diverses manières. Par exemple : comment un texte porte-t-il sa date ? Comment un roman est-il situé ? Comment un roman tient-il à son temps ? Ou encore, plus simplement : comment lit-on du temps dans un roman ? On pourrait également faire intervenir la notion de moment, en examinant comment un texte, en l’occurrence Lucien Leuwen, qui me servira d’exemple, tout à la fois tient à, aide à construire, et témoigne d’un moment particulier, au sens où Pierre Rosanvallon parle du “moment Guizot”.

2 C’est donc la question de la temporalité qui me retiendra. Si la critique s’est beaucoup intéressée à la question du temps dans l’œuvre littéraire, elle l’a toujours fait sur le mode poétique de l’analyse du récit (je renvoie là-dessus à Genette et aux narratologues de tous bords) ou sur le mode herméneutique, ou philosophique disons (c’est globalement l’approche d’un Paul Ricœur). Ce qui s’est toujours trouvé délaissé dans ces analyses, c’est finalement ce que j’appellerai le temps historique de référence. Prendre ce dernier en considération, en faire l’objet premier de l’analyse, c’est donc déplacer le regard de la poétique ou de l’herméneutique, à la sociocritique, voire à l’histoire. C’est en tout cas être amené à réfléchir sur les liens entre littérature et histoire, à travailler à la frontière de ces deux disciplines. Le pari est que ce travail à la frontière est la meilleure façon de saisir la spécificité du texte romanesque, autrement dit de penser la délicate question de la valeur.

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3 Ce qui m’intéresse ici dans la question de la temporalité et de ses rapports au texte littéraire, ce n’est pas le temps en tant que donnée fondamentale de la perception et de l’expérience humaine, mais en tant qu’il est déjà de l’histoire, qu’il construit de l’histoire. Je me bornerai donc à interroger “le temps des contemporains” dans Lucien Leuwen. Tout mon propos s’inscrit contre un premier réflexe qui consisterait à dire que le temps des contemporains est précisément tout ce qui est extérieur, inessentiel au roman, tout ce qui n’est que pure contingence, tout ce qui pèse sur le texte mais ne le constitue pas intimement. C’est là une dimension présente mais pas exclusive, loin de là. Le temps des contemporains ne doit pas être envisagé uniquement comme une détermination externe du texte. Autrement dit, Lucien Leuwen en particulier, mais c’est valable pour le texte romanesque en général, conduit à montrer combien le temps des contemporains est fait de temporalités multiples, différentes, divergentes. Si bien que l’analyse ne peut avoir pour tâche que de les démêler, les comprendre les unes par rapport aux autres, de dessiner un écheveau complexe là où on attendait une réalité uniforme et homogène. Il s’agira donc de voir que le rapport au temps n’est pas une donnée de l’histoire, mais bien une construction. D’où la citation que j’ai placée en épigraphe à ce travail. Construction qui implique nécessairement un sujet. Bref, mon propos sera de montrer comment on peut, ou plutôt comment on doit, face au texte romanesque, pluraliser, fragmenter cette notion de temps des contemporains. Écrire le présent 4 Je voudrais d’abord interroger la notion même de contemporain. On définira la contemporanéité le plus simplement du monde comme une relation anonyme entre individus vivant à la même époque.

5 Lucien Leuwen est un roman du présent. Les diverses préfaces qui explicitent le projet de Stendhal, ne laissent aucun doute à cet égard : ce roman, qui “doit être un miroir” 2, “s’avise de peindre les habitudes de la société actuelle” 3 et “ne raconte point une action passée il y a cent ans, les personnages sont contemporains, ils vivaient ce me semble il y a deux ou trois ans” 4. “Il y a deux ou trois ans” : si l’on note que cette préface est datée du “21 octobre 1836”, voilà qui nous ramène pour les personnages à 1833-1834. Et telles sont bien les années décrites par le roman si l’on reconstitue la chronologie de sa diégèse. Stendhal d’ailleurs le fait, à son propre usage, dans les marginales du roman. Mais 1834, c’est également l’année même où est commencé le roman. Il est écrit en 19 mois, de mai 1834 à novembre 1835 (avec une ultime série de corrections en septembre-novembre 1836). Il y a donc quasi coïncidence entre le moment d’écriture et la chronologie de l’histoire narrée. Les multiples allusions à l’actualité dans le roman ne font que confirmer cette contemporanéité immédiate du texte. Le décalage entre l’événement auquel il est fait allusion et son enregistrement dans la fiction n’est parfois que de quelques semaines.

6 Lucien Leuwen s’écrit donc en fonction d’une actualité saisie sur le vif, grâce à la médiation du journal --distance géographique oblige : Stendhal est à Civita-Vecchia quand il compose le roman. Il suffit de lire “les journaux du temps”, comme dit Stendhal, en parallèle avec Lucien Leuwen, pour réaliser à quel point leur matière est la même. Témoin cette note de Stendhal, incorporée au texte lui-même et non pas reléguée dans les marginales, lorsqu’il est question chez Mme Grandet de la quête organisée pour les accusés du “procès d’avril” que l’on transfère de Lyon à Paris : “Voir les journaux du commencement de mars 1835” 5. Ou encore cette phrase du narrateur : “Cette réplique chaleureuse de M. Grandet, et toute palpitante d’intérêt, comme il

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l’aurait appelée lui-même, ressemblait comme deux gouttes d’eau à un article de journal de MM. Salvandy ou Viennet, et nous en ferons grâce au lecteur, qui aura certainement lu quelque chose dans ce genre-là ce matin” 6. Si bien que le roman est travaillé par le modèle journalistique. Il faudrait ici analyser comment ce modèle est thématisé dans le roman. Je passe, pour ne retenir que cette idée : le roman du présent, c’est (entre autres choses) le roman de l’actualité (au sens le plus politique, le plus journalistique, le plus “fait divers” du terme).

7 Mais il est bien évident que la notion même de “contemporain” (et donc celle de présent ) n’est pas réductible à cette attention scrupuleuse à une chronologie immédiate. Le terme est assez souple pour s’appliquer à des périodes de temps très variables. C’est même son inconvénient majeur. Se pose d’emblée, avec un tel terme, une question d’échelle : de qui et jusqu’à quand est-on contemporain ? Si l’on examine les différentes expressions désignant le présent dans Lucien Leuwen, on est confronté selon les cas à des échelles de temps différentes, toujours difficiles à établir avec certitude. On peut toutefois avancer qu’une grande partie de ces expressions désigne le régime de Juillet, s’applique aux années 1830-1835. Autrement dit, il s’agit d’un découpage politique du présent, sensible par exemple dans cette phrase du légitimiste M. de Pontlevé à la directrice des postes de Nancy : “madame la directrice, il entre dans mon pénible devoir de le dire, tout ce qui ne nous aide pas dans ces temps difficiles est contre nous” 7. Dans la bouche d’un légitimiste les “temps difficiles” se laissent identifier aux temps de la chute des Bourbons, id est à la Monarchie de Juillet. Mais d’autres expressions s’appliquent à un présent plus étendu, élargissent le champ du contemporain. On aura alors affaire à un découpage non plus politique mais davantage sociologique du présent. C’est, par exemple, une phrase du narrateur sur “cette maladie du trop raisonner qui coupe bras et jambes à la jeunesse de notre temps et lui donne le caractère d’une vieille femme” 8, dans laquelle Stendhal renvoie à une génération qui déborde le cadre du seul régime de Juillet pour se comprendre comme une référence à l’enfant du siècle et donc définir le présent comme celui de la restauration de la monarchie par opposition à l’épopée napoléonienne. Ce sont surtout toutes les expressions temporelles désignant le présent des mœurs : “avec l’élégance actuelle de nos façons polies, qu’est-ce qu’une femme peut connaître d’un jeune homme correct, après cinquante visites, si ce n’est son degré d’esprit et le plus ou moins de progrès qu’il a pu faire dans l’art de dire élégamment des choses insignifiantes ?” 9.

8 L’actualité est ici celle des convenances, de la politesse, de la “correct[ion]”. Elle ne porte pas en elle de datation précise. Mais l’intertexte stendhalien permet d’apprécier cet adjectif “actuelle” : de fait, pour le lecteur des chroniques pour l’Angleterre, les convenances qui corsètent la France de 1834 ont été mises en place par Napoléon. Stendhal y revient à plusieurs reprises. Se dessine alors un présent qui ne naît plus avec 1830 mais avec l’Empire.

9 Les scansions du temps contemporain peuvent remonter encore au-delà avec des mentions comme celles-ci : “Chez Mlle Gosselin [danseuse à l’Opéra], un Torpet [“rédacteur éloquent d’un journal ministériel”, faiseur, orgueilleux et assommant] est impossible. Et voilà pourquoi la bonne compagnie en France, est arrivée à une époque de décadence. Nous sommes arrivés au siècle de Sénèque et n’osons plus agir et parler comme du temps de Mme de Sévigné et du Grand Condé. Le naturel se réfugie chez les danseuses” 10.

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10 Les références convoquées (“siècle de Sénèque”/”temps de Mme de Sévigné et du Grand Condé”) prouvent cet agrandissement de l’échelle temporelle permettant d’apprécier le présent. La scansion ici est presque celle d’une histoire globale de la civilisation. On rejoint avec un tel exemple le moyen le plus englobant de désigner le présent dans Lucien Leuwen, et dont Stendhal use abondamment : l’échelle du siècle. Un seul exemple, cette appréciation du narrateur sur Lucien : “En un mot, la société qui donne si peu de plaisir au XIXe siècle, lui faisait peur à chaque instant. Comme chez la plupart de ses contemporains du balcon des Bouffes, une vanité puérile, une crainte extrême et continue de manquer aux milles petites règles établies par notre civilisation, occupait la place de tous les goûts impétueux qui, sous Charles IX, agitaient le cœur d’un jeune Français” 11. Le “contemporain” est ici explicitement assimilé au “XIXe siècle” et se définit par opposition au siècle de Charles IX.

11 Ainsi, à regarder le détail du texte, on s’aperçoit que le temps des contemporains est particulièrement variable, extensible, qu’il est fonction de l’échelle choisie en contexte. C’est une première façon de le pluraliser. Le temps des contemporains dans Lucien Leuwen, c’est donc à la fois, et selon les cas : 1) l’année 1834 ; 2) le régime de Juillet (1830-1834) ; 3) le moment de restauration du principe monarchique (1815-1834) ; 4) le moment d’instauration des “convenances” depuis l’Empire (1804-1834) ; 5) le “siècle” (dont la délimitation est d’ailleurs elle-même problématique chez Stendhal : quand commence le XIXe siècle ?).

12 Plus l’échelle s’agrandit, plus le temps des contemporains devient homogène et dessine l’image d’un temps étale. À l’inverse, se situer au ras de l’actualité, comme Stendhal le fait souvent dans ce roman, on l’a vu, en prenant comme modèle le journal, c’est donner l’image d’un temps bouleversé, rapide, soumis à des changements brusques et fréquents. L’échelle choisie pour apprécier le temps des contemporains influe donc sur le rythme du roman. Globalement, en schématisant outrageusement, on dira que Lucien Leuwen naît de l’interaction, de la dialectique de deux échelles temporelles opposées (celle de l’événement ponctuel, de l’actualité du journal versus celle de l’avènement plus durable d’une nouvelle logique, du “siècle”) dans la saisie du “temps présent”. Les va- et-vient entre ces deux échelles construisent la temporalité propre de Lucien Leuwen. Inscrire le temps 13 “Règle : ne pas marquer le temps avec une exactitude géométrique” 12.

14 Le double mouvement qu’on vient de signaler (être inscrit dans l’actualité la plus immédiate, et en même temps s’en extraire) correspond à toutes les déclarations de Stendhal lorsqu’il est confronté à des allusions rattachant directement son texte à ce qu’il nomme lui-même ses “modèles” et qu’il prend soin de consigner dans les marges de son roman. Laisser reconnaître aisément le “modèle”, c’est tomber dans la “satire”. Or, Stendhal est catégorique sur ce point, tant dans les préfaces que dans les marginales : la “satire […] n’entre point dans mon plan” 13. Tout simplement parce que “cette chose si amusante, la satire personnelle, ne convient point, par malheur, à la narration d’une histoire” 14. Et Stendhal de se recommander sans cesse d’”éviter la personnalité” 15. “Personnalité”, “application” 16, ou encore “allusion” (“cet ouvrage-ci est fait bonnement et simplement, sans chercher aucunement les allusions, et même en cherchant à en éviter quelques-unes”) 17, autant de termes qui renvoient tous à la même idée : intégrer au texte des modèles sans les dissimuler, c’est transformer le roman en texte à clés. C’est le dater (au sens le plus péjoratif du terme) irrémédiablement, et manquer le projet qui est celui de Lucien Leuwen.

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15 À cet égard il y a une note capitale de Stendhal : “Grande parenthèse. --Inséré dans le texte ; excuse bouffonne, mais cependant sérieuse pour l’absence de personnalité cherchée : MM. les ministres récemment nommés sont tellement connus pour leur esprit, leur probité et la fermeté de leur caractère, etc., etc., que je n’ai eu que peu d’efforts à faire pour éviter le plat reproche de personnalité cherchée. Rien de plus facile que d’essayer le portrait d’un de ces messieurs, mais un tel portrait eût semblé bien ennuyeux au bout d’un an ou deux, lorsque les Français seront d’accord sur la rédaction des deux ou trois lignes que l’histoire doit leur accorder. Éloigné de toute personnalité par le dégoût, j’ai cherché à présenter une moyenne proportionnelle entre les ministres de l’époque qui vient de s’écouler, et ce n’est point le portrait de l’un d’eux ; j’ai eu soin d’effacer les traits d’esprit ou de personnalité contre quelqu’une de ces Excellences. 13 novembre 34. Civita-Vecchia” 18.

16 Cette “moyenne proportionnelle” que Lucien Leuwen entend mettre au jour nécessite une distance minimale d’avec l’événement trop particulier, particularisant, d’avec l’allusion qui serait de l’ordre de la stigmatisation et non de la “moyenne”. Cette distance se traduit temporellement ici : c’est la précision “au bout d’un an ou deux, lorsque les Français…”.

17 L’idée est donc bien que pour rendre compte de l’”époque”, du contemporain, le roman doit absolument s’affranchir d’une trop stricte dépendance à l’égard de tout ce qui pourrait le dater trop étroitement. Et ce qui est valable pour le personnel du roman (éviter toute personnalité), l’est a fortiori pour le traitement de la chronologie. D’où la “règle” que Stendhal se rappelle à lui-même : “ne pas marquer le temps avec une exactitude géométrique” 19. Le traitement de la chronologie se fera avec un léger décalage, ou reposera sur un effacement des repères. Cette règle est reprise dans les notes où Stendhal brosse une chronologie des événements de la diégèse. Il prend soin de préciser que cette chronologie est à son seul usage et ne doit aucunement apparaître dans le roman : “22 février 35. --Chronologie. --Échafaudage pour moi ; je l’écris uniquement pour éviter les contradictions dans les petits mots de description de saisons ou autrement. Probablement les époques exactes resteront dans le vague. Rien ne vieillit un roman comme le dernier chiffre des dates. Ainsi, dans le texte, au lieu de 1835, dire 183. ; au lieu de aller à Caen, aller à ***” 20.

18 La plupart du temps cette règle est appliquée par le roman quand il s’agit de désigner le présent le plus immédiat. Ainsi lors de l’arrivée de Lucien à Nancy : “ce fut sur les huit heures et demie du matin, le 24 mars 183*, et par un temps sombre et froid, que le 27ème régiment de lanciers entra dans Nancy” 21. On remarquera qu’on retrouve ici, dans l’emploi des dates, le problème de l’échelle évoquée plus haut. En effet, supprimer le dernier chiffre de la date, c’est changer d’échelle, c’est, en l’occurrence, passer de l’échelle de l’année à celle du régime : 183* désigne la Monarchie de Juillet, et donc peut saisir une “époque”.

19 Le principe est d’affranchir le texte d’une chronologie historique trop précise. Quand il ne le fait pas en supprimant le dernier chiffre des dates, le roman y parvient en brouillant la référence temporelle à l’événement. C’est ce qui se passe de manière paradigmatique dans la phrase d’ouverture de Lucien Leuwen : “Lucien Leuwen avait été chassé de l’École polytechnique pour s’être allé promener mal à propos, un jour qu’il était consigné, ainsi que tous ses camarades : c’était à l’époque d’une des célèbres journées de juin, avril ou février 1832 ou 34”.

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20 Entrer dans un roman, par l’intermédiaire de la phrase d’incipit, c’est aussi entrer dans le temps, dans un certain rapport au temps. Le moins qu’on puisse dire est que, de ce point de vue, la phrase d’ouverture de Lucien Leuwen est particulièrement retorse. On a affaire à une datation explicite (mois et années) mais ambiguë (énumération des mois allant à l’encontre de la chronologie --de juin à février ; redoublement du “ou” multipliant les hypothèses). Incertitude qui rend parfaitement indéterminé le point de départ du roman. La phrase, comme le note Michel Crouzet, “refuse ce qu’elle fait, la fixation d’une date précise, jour mois année” 22. Stendhal ouvre donc son roman, de manière programmatique, sur un refus et un brouillage de la référence temporelle. C’est le prix à payer pour écrire le présent sans tomber dans l’actualité satirique. Mais le flou de ces déterminations initiales est, comme le dit M. Crouzet, “lui-même un piège et masque la précision des allusions que le lecteur peut saisir” 23. Il n’y a en effet que deux dates plausibles, qui font partie des hypothèses offertes par cette première phrase : juin 32 et avril 34. “Le texte suppose une donnée historique exacte et précise, mais mise à distance et comme obscurcie”. Si l’on tient compte cette fois de la donnée “promenade de l’École Polytechnique”, le choix se restreint encore. C’est en effet lors de l’insurrection des 5 et 6 juin 32, à l’occasion des obsèques du général Lamarque, que les polytechniciens se sont “promenés” : les élèves consignés n’avaient pas obtenu le droit de suivre le cortège. Une soixantaine d’élèves forcèrent la consigne et se joignirent aux manifestants-émeutiers.

21 On retiendra encore qu’outre une datation explicite, cette phrase contient une datation implicite qui sélectionne déjà un certain nombre de données. Ainsi la mention de l’”époque” qui suppose une échelle temporelle (on y revient) plus large que celle de la simple année (1832 ou 1834), en tout cas qui invite à inscrire ces deux dates dans une durée plus vaste. Ainsi également le terme même de “journées”, qui en 1834, ne peut pas ne pas désigner d’autres “journées” tout aussi “célèbres” : les “journées de Juillet” (l’expression, largement consacrée et diffusée, sera reprise plus loin dans le roman). On y ajoutera un petit jeu prosodique qui est loin d’être anodin : dans les “journées de juin”, comment ne pas entendre justement “les journées de juillet” ? Se trouve alors expliquée l’incohérence relevée plus haut qui faisait commencer l’énumération par le mois de juin et non par celui de février. Si on y ajoute la mention de l’École Polytechnique, qui a joué un rôle non négligeable dans la révolution de Juillet, on admettra que cette phrase retorse est une manière biaisée d’inscrire 1830, d’entrer dans le régime de Juillet, c’est-à-dire effectivement une “époque”, de choisir d’emblée une échelle qui pourra bien être celle d’une “moyenne proportionnelle”.

22 Notons enfin qu’entrer dans 1830 par le biais des journées de 1832 ou 1834, c’est entrer dans le régime de Juillet par le biais de ses moments de déstabilisation. Lucien Leuwen s’ouvre sur une déstabilisation du pouvoir. C’est un point que le roman va continuellement, et à des niveaux très divers, reprendre et travailler pour saisir quelque chose d’une nouvelle forme du pouvoir. Il y aurait là dessus beaucoup à dire mais cela nous éloignerait de notre sujet.

23 Cet incipit du roman, dans la construction du temps qu’il propose, fait de manière exemplaire ce que tout le roman s’emploiera à faire : il situe en désituant. Il refuse une dépendance trop stricte à la chronologie, à l’événement historique, dépendance qui aurait pour effet de tuer le roman. Car, c’est bien de la survie du roman qu’il s’agit. “ Rien ne vieillit un roman comme le dernier chiffre des dates” relevait-on plus haut. Contre la vieillesse, c’est-à-dire tout ce qui date le texte, un ensemble de procédés (on vient d’en

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avoir un aperçu) qui permettront au roman de durer. Le rapport au temps qui est évoqué ici est sans cesse référé à des considérations d’ordre génériques. C’est un roman que Stendhal entend composer. Se trouveront donc rejetés comme éléments exogènes, toutes les personnalités, les indications anecdotiques qui ne correspondent pas au régime de temporalité propre au genre romanesque. Témoin ces deux citations. Après l’épisode de l’insurrection des ouvriers à N*** : “Pour les détails militaires, stratégiques, politiques, etc., etc., de cette grande affaire, voir les journaux du temps” 24. L’actualité, dans son aspect anecdotique (les “détails” et l’énumération que les “etc.” laissent ouverte) est référée au journal. Ce n’est pas de ces détails-là que le roman va se tisser : “[…] la crise ministérielle que tous les yeux voyaient s’élever rapidement à l’horizon et s’avancer. Les disputes entres le maréchal ministre de la guerre et ses collègues devenaient journalières et l’on peut dire violentes. Mais ce détail se trouvera dans tous les mémoires contemporains et nous écarterait trop de notre sujet. Il nous suffira de dire qu’à la Chambre M. Leuwen était plus entouré que les ministres actuels” 25.

24 Pour qui veut écrire le présent (“les ministres actuels” : l’actualité est celle ici du narrateur, la même que celle de ses personnages --1834-35), le “détail” marque spécifique d’un genre (“les mémoires particuliers”) ne peut s’intégrer sans dommage à un autre (“notre sujet”, id est le roman et sa “moyenne proportionnelle”).

25 Le roman s’écrit donc contre les mémoires qui, à l’instar du journal, enregistrent le temps des contemporains dans ses aspects les plus contingents et éphémères. Se dessine ainsi, à l’intérieur même de Lucien Leuwen, un pôle qui servira de contre-modèle à l’élaboration du roman. Il s’agit pour Stendhal de définir un statut et un lieu d’énonciation propres au roman. La distinction des différents genres que propose Lucien Leuwen est fonction de la temporalité, du mode choisi pour rendre compte du “temps des contemporains”. On a vu plus haut que Lucien Leuwen était travaillé par le modèle journalistique. Il faut ajouter que ce modèle est sans cesse tenu à distance, que le roman ne s’écrit que dans cette tension entre reconduction et mise à distance du modèle journalistique. Le roman se définit contre le journal. Dans le rapport au temps, c’est le statut du texte qui se cherche et se définit.

26 On voit donc qu’il faut absolument tenir compte des contraintes génériques quand on aborde, comme aujourd’hui, le texte sous l’angle de la temporalité. Cette précaution est capitale pour le texte littéraire, mais elle reste valable quel que soit le texte envisagé. Ce qui veut dire aussi que le temps des contemporains ne peut s’envisager qu’en situation, en contexte, en fonction du document à partir duquel on le reconstitue. Un système a trois “temps” : passé/présent/futur 27 On peut, comme je l’ai fait jusqu’à présent, aborder la question du contemporain, du présent, de l’intérieur, en faisant varier l’échelle. Mais on peut aussi l’aborder de l’extérieur, c’est-à-dire définir le présent par opposition à un passé et à un futur, qu’il présuppose. Le présent se comprend et se construit comme un certain rapport au passé et au futur : Lucien Leuwen convoque massivement ces deux autres “temps”.

28 Pour la saisie du passé, on retrouve le problème de l’échelle. En fait, en toute logique, l’époque passée de référence est fonction de l’échelle choisie pour délimiter le “contemporain”. Mais elle est aussi fonction, et c’est capital, du personnage dont il est question. Chaque personnage dans la diégèse se définit par son rapport au temps. C’est une dimension primordiale dans la construction du personnel romanesque de Lucien Leuwen. Témoin cette interrogation de Lucien : “Mon sort est-il donc de passer ma vie

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entre des légitimistes tous égoïstes et polis, adorant le passé, et des républicains, fous généreux et ennuyeux, adorant l’avenir ?” 26.

29 La citation est intéressante parce qu’elle évacue le présent, qui du coup acquiert un statut problématique (largement exploité dans le roman : on commence à voir combien ce temps des contemporains ne va pas de soi) et ne peut plus se définir que comme un “entre-deux”, par opposition au “passé” et à “l’avenir”. La position de Lucien est ici précisément celle du “entre”, autrement dit du présent de ce “jeune Parisien de 1834” 27 ainsi que Stendhal le définit. La recherche de son être par Lucien (“mon sort/ma vie”), qui oriente tout le roman, se comprend donc aussi comme une recherche, une construction du présent. On voit combien le traitement du passé et de l’avenir engage pleinement un sujet, qu’il contribue à construire ; il est une dimension de l’être, au même titre qu’un trait de caractère (“égoïste” versus “généreux”).

30 Le passé sera alors l’objet d’une sélection ad hoc, d’une instrumentalisation (dont la part inconsciente est difficile à établir), d’une valorisation ou dévalorisation en fonction des époques choisies. Ainsi les références temporelles émaillant le discours des personnages seront un lieu fortement axiologique du texte. Chacun des personnages du roman a son système propre d’appropriation du passé --et donc, en creux, d’appréciation du présent : toute axiologie concernant le passé se retourne en une axiologie concernant le présent. Aspect mis en lumière par cette citation extraite d’une conversation entre Lucien et M. de Serpierre, ancien lieutenant de roi et légitimiste convaincu : “Celui-ci aimait à expliquer qu’il n’y avait de repos et de tranquillité pour la France qu’à la condition de remettre précisément toutes choses sur le pied où elles se trouvaient en 1786. --Ce fut le commencement de notre décadence, répéta plusieurs fois le bon vieillard ; inde mali labes 28. Rien n’était plus plaisant, aux yeux de Lucien, qui croyait que c’était précisément à compter de 1786 que la France avait commencé à sortir un peu de la barbarie où elle est encore à demi plongée” 29.

31 Le système d’opposition est ici explicité par les parallélismes (“précisément” et reprise de la date de 1786) qui le rendent plus frappant (antithèse : “commencement de notre décadence”/”commencé à sortir un peu de la barbarie”). Le rapport contrasté au passé (en l’occurrence à l’événement révolutionnaire) traduit une appréciation antithétique du présent (d’un côté “mali”, de l’autre “sortir de la barbarie” : décadence versus progrès) chez deux personnages. Ou plutôt trois. Parce que le “est” fait apparaître, là où on attendrait un imparfait conformément à la concordance des temps, un présent d’énonciation qui est à mettre au compte du scripteur lui-même et qui convoque dans le texte le temps de l’écriture. Nouvelle façon de souligner que le présent du scripteur et celui de la diégèse ne font qu’un. Le roman du présent permet, et même sollicite pour créer tout son effet, de tels court-circuits de l’énoncé par l’énonciation. C’est le présent de Stendhal qui se donne à lire à travers celui de Lucien.

32 Les trois grandes époques passées de référence dans Lucien Leuwen sont le XVIIIe finissant mais pas encore révolutionnaire (1779 : “Ah ! c’était le beau temps !” 30, si l’on en croit M. de Serpierre), la République et l’épopée napoléonienne. Si cette dernière (et surtout la période de l’Empire) peut, selon l’échelle adoptée en contexte, être incluse dans le temps des contemporains, elle est le plus souvent envisagée comme une époque révolue, comme un passé qui aide à saisir en creux, par défaut, le présent. C’est dire qu’elle est presque systématiquement valorisée comme temps de la vaillance et de l’énergie, de la valeur, comme temps de l’élan et de l’avancée par opposition à la “halte dans la boue” 31 des temps présents. Cette saisie négative du présent par survalorisation

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d’un passé est particulièrement flagrante pour tout ce qui relève du paradigme militaire si important dans le roman. Ainsi, dans une première version du texte : “Le métier militaire actuel n’avait pour lui [Lucien] que le retentissement lointain du de Marengo [1800] et de Montmirail [1814], l’espionnage actuel et la guerre aux tronçons de choux avec les ouvriers en faisaient un cloaque” 32

33 Après le canon victorieux, les tronçons de choux… On retrouve avec le “cloaque” l’image de la boue. La citation permet ici une fixation de la valeur dans des noms propres (Marengo/Montmirail) qui à eux seuls cristallisent “ce temps héroïque” 33.

34 Il serait, dans cette perspective d’une définition du présent par référence à un passé orienté, sélectionné, instrumentalisé (opération constitutive d’un sujet), intéressant d’étudier le cas de Mme Grandet. Elle ne cesse en effet de se penser, et de penser son temps, par référence à de grands modèles qu’elle s’emploie à copier. Or ces modèles sont antithétiques, puisque empruntés à des temps inassimilables l’un à l’autre : l’Ancien Régime (avec les figures de “Mme de Chevreuse” ou “Mme de Longueville”), la Révolution (avec la figure de “Mme Roland”) et l’Empire (“Mme de Staël”). Il faudrait analyser en détail comment s’opèrent ces sélections et voir en contexte pourquoi telle figure est appelée plutôt que telle autre. En tout cas on a bien là la preuve que le passé se lit depuis un sujet : mettre ces figures en série est caractéristique de Mme Grandet, constitue une identité. Le roman invite à interroger ce rapport différencié au passé en fonction notamment des catégories identitaires (légitimiste, juste-milieu, “femme de marchand” 34 pour Mme Grandet par exemple, etc.).

35 Ce qui vaut pour l’énoncé (constitution des personnages et de leur présent par leur rapport au passé), vaut également au niveau de l’énonciation. On en a déjà eu un exemple avec la citation ci-dessus. De manière plus explicite, la première préface situait le présent du scripteur par opposition à un passé fortement valorisé. Par cette référence, le présent est alors vécu sur le mode du manque et de la dégradation (c’est exactement ce qui se passe pour la plupart des personnages du roman) : “Du reste, quel triste temps que celui où l’éditeur d’un roman frivole demande instamment à l’auteur une préface du genre de celle-ci ! Ah ! qu’il eût mieux valu naître deux siècles et demi plus tôt, sous Henri IV, en 1600 !” 35

36 C’est également à ce niveau de l’énonciation, du rapport du scripteur à son texte et à sa publication, que l’autre pôle temporel, celui du futur, se laisse appréhender dans Lucien Leuwen. L’histoire du texte est relativement complexe et rend problématique la notion même de contemporain. De fait, Lucien Leuwen n’a jamais été publié du vivant de Stendhal, alors même qu’il est conçu comme le roman de “la société actuelle”. Une partie du texte (environ un tiers), correspondant aux pages que Stendhal avait revues et dictées, a été publiée par Romain Colomb en 1855 sous le titre Le Chasseur vert. Il faut attendre 1894 pour une édition complète (J. de Mitty). 1855/1894. Surgit immédiatement la question : de qui ce texte est-il contemporain ? Elle pourrait sembler vaine si Stendhal lui-même n’avait programmé ce décalage entre composition et publication. Roman du/au présent, Lucien Leuwen est pourtant impubliable dans le présent de 1834-36. Au contraire, il suppose et projette sa lecture dans le futur. Roman des contemporains, il ne pourra être lu par ces mêmes contemporains. Il y va en fait d’une censure (“Si la police rend imprudente la publication, on attendra dix ans”) 36, mais tout autant d’une autocensure (Stendhal est fonctionnaire de ce régime de Juillet qu’il stigmatise : il y va de sa place). Si bien que, dans l’esprit même de son auteur, Lucien Leuwen ne pourra paraître qu’après la chute de la Monarchie de Juillet, c’est-à-

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dire précisément lorsque le présent décrit sera devenu un passé. Autrement dit quand le temps sera devenu de l’histoire. Pour preuve, cette note où Stendhal s’essaie à trouver un titre et une page de couverture : “L’ORANGE DE MALTE. Tome 3. PARIS. 1839. (après the end de l’expérience actuelle)” 37. “L’expérience actuelle”, c’est le régime de Juillet, dont Stendhal programme la chute avant le fin des années 1830.

37 On s’explique alors mieux pourquoi le roman s’acharne avec autant d’empressement à repousser le modèle journalistique et ses “personnalités” et autres “applications”. Outre des considérations d’ordre générique, c’est proprement la lisibilité du texte qui est en question. Le romancier doit adopter dans le traitement du présent, de l’actuel, un regard qui soit d’emblée rétrospectif qui se situe en quelque sorte déjà dans le futur. On touche ici à la capacité du roman à s’abstraire du présent. Ce décalage nécessaire, Stendhal l’évalue à un ou deux ans : “Rien de plus facile que d’essayer le portrait d’un de ces messieurs, mais un tel portrait eût semblé bien ennuyeux au bout d’un an ou deux, lorsque les Français seront d’accord sur la rédaction des deux ou trois lignes que l’histoire doit leur accorder” 38.

38 La note fait intervenir le temps de “l’histoire”, que Stendhal garde comme point de mire lors de la rédaction du roman du présent. “Suite du plan, 19 janvier 35. --Leuwen pousse à la chute du ministère ; toutes les démissions sont données, mais Leuwen, ne voulant point du ministère et ne trouvant personne à lui dévoué pour faire un ministère, Leuwen trouve que la plus grande et la plus visible action qu’il puisse exercer est de refaire ce ministère. (Dois-je admettre un ministère de trois jours, le ministère Bassano ? Si L’Orange paraissait en mai 1835, non ; mais quand elle se montrera, le ministère Bassano sera comme aujourd’hui le ministère Casimir Périer : le temps aura passé sa patine. Donc, prendre cet événement, qui n’a d’autre inconvénient que de donner un nom à MM. de Vaize et Bardoux, mais cela même est affaibli par le temps ; il suffit de quelques traits pour dérouter la personnalité et l’application” 39.

39 Le décalage est cette fois de quelques années (le ministère Périer date de 1831). Le temps, progressivement, efface les arêtes : on voit comment l’idée de “moyenne proportionnelle” qui commande l’écriture de Lucien Leuwen, se rapproche de cet effet de “patine” du temps. L’acheminement vers le temps de l’histoire est donc celui d’un “affaiblissement” : “Le siècle est si adonné à la platitude que ce qui nous semble extravagance en 35 sera à peine suffisant pour amuser en 1890. À cette époque, ce roman sera peinture des temps anciens, comme Waverley (sans faire comparaisons de talents). Ce qui semble exorbitant à nos esprits timides est encore bien au-dessous de nos mœurs actuelles, lesquelles sont cependant bien étiolées (excepté dans l’art de voler, par le télégraphe, à la Bourse). J’ai copié les personnages et les faits d’après nature, et j’ai constamment affaibli. Que sera-ce si un diable d’éditeur eunuque affaiblit encore cette copie affaiblie de mœurs étiolées ?” 40

40 L’affaiblissement dû au romancier, c’est-à-dire le traitement du présent par mise à distance de l’actualité trop marquée, doit essayer de correspondre à l’effet qu’aura le passage du temps sur l’appréciation du présent du scripteur par la postérité : “Appo coloro che questo tempo chiameran antico [parmi ceux qui appelleront notre temps l’ancien temps]. Je voudrais bien savoir ce qu’on dira du temps présent dans cinquante ans. [c’est-à-dire quand nous serons pour la postérité ce que 1785 est pour nous. --4 avril 1835]. Par quel côté surtout se moquera-t-on de nous ? Objection : je vois dans la Gazette du 24 décembre que c’est là la prétention de tous les romanciers” 41.

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41 “Dans cinquante ans” : ce sera le temps de l’historien. Il est à l’horizon du “romancier”. Le roman du présent, en l’occurrence Lucien Leuwen, est donc pensé par Stendhal entre le journal et l’histoire, entre l’accueil sans distance ni recul de l’actualité la plus immédiate, et la “patine” du temps de l’histoire. Inscrit dans son présent, le romancier ne peut par définition porter sur son temps le regard qui sera celui de l’historien. La position d’énonciation propre au roman stendhalien s’expérimente donc comme une perpétuelle tension : une position qui n’est pas encore celle de l’histoire mais qui n’est plus celle du journal. Le présent est bien un entre-deux.

42 * * *

43 Envisagé à partir de l’exemple du roman stendhalien “le temps des contemporains” apparaît bien comme une réalité complexe, plurielle et nullement homogène. Le singulier de l’expression qui intitule cette table ronde est trompeur et il semble nécessaire de reconstituer non pas le mais les temps des contemporains. Le présent n’y est nullement une donnée uniforme et figée mais tout au contraire une dynamique en perpétuelle construction. C’est d’ailleurs par et dans cette construction que le texte est à même de tenir un discours sur l’histoire, d’être lecture active et critique d’un moment. En d’autres termes, c’est elle qui confère au texte littéraire sa valeur : dans cette dynamique c’est le sujet Stendhal, ou Stendhal comme sujet, qui se donne à lire.

44 Xavier Bourdenet est doctorant

45 à l’Université de Franche-Comté

NOTES

1.. STENDHAL, Lucien Leuwen, édition Michel Crouzet, GF, Paris, Éditions Garnier- Flammarion, 1982, tome 2, p. 260. 2.. Idem, p. 89. 3.. Idem, tome 1, p. 87. Je souligne. 4.. Idem, p. 91. Je souligne. 5.. Idem, tome 2, p. 425. 6.. Idem, p. 392. 7.. Idem, p. 111. 8.. Idem, tome 1, p. 103. 9.. Idem, p. 337. 10.. Idem, tome 2, p. 214. 11.. Idem, tome 1, p. 161. 12.. Idem, note 331. 13.. Idem, tome 2, p. 91. 14.. Ibidem. 15.. Idem, note 662. 16.. Idem, tome 1, note 506. 17.. Idem, p. 89. 18.. Idem, tome 2, note 238. Je souligne.

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19.. Idem, tome 1, note 331. 20.. Idem, tome 2, p. 582. 21.. Idem, tome 1, p. 124. Je souligne. 22.. Idem, note 7*. 23.. Idem. 24.. Idem, tome 2, p. 17. 25.. Idem, p. 363. Je souligne. 26.. Idem, tome 1, p. 222 ; Je souligne. 27.. Idem, note 290. 28..”Là débute le malheur” ; VIRGILE, L’Enéide, II, vers 97, “hinc mihi prima mali labes”. 29.. STENDHAL, Lucien Leuwen, ouv. cité, tome 1, p. 215. Je souligne. 30.. Idem, tome 2, p. 38. 31.. Idem, tome 1, p. 102. 32.. Idem, note 155. Je souligne. 33.. Idem, p. 162. 34.. Idem, tome 2, p. 180. 35.. Idem, tome 1, p. 88. Je souligne. 36.. Idem, p. 89. 37.. Idem, tome 2, p. 581. 38.. Idem, note 238. 39.. Idem, note 591 40.. Idem, p. 585 41.. Idem, p. 588

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La journée révolutionnaire et le temps de l’apprentissage de son illégitimité politique

Louis Hincker

1 C’est en menant une recherche de type sociobiographique sur les participants des différentes journées révolutionnaires parisiennes de la Seconde République, qualifiés tour à tour de “combattants”, d’”insurgés”, ou encore de “victimes” dans le cadre de procédures de récompense, de répression, et d’indemnisation, que leur rapport au temps nous est apparu équivoque, peu transparent, loin d’être linéaire 1. C’est en relevant minutieusement la date à laquelle avait été écrite chaque pièce des dossiers d’archives les concernant, que s’est imposée la nécessité de comprendre ce qu’avait pu représenter le temps écoulé depuis l’envoi d’une demande de récompense, depuis une arrestation dans l’attente d’une prochaine libération. C’est en relevant ces dates qu’il devenait de plus en plus évident que la durée de détention, s’étalant sur plusieurs semaines, plusieurs mois, plusieurs années, pouvait dépasser de très loin celle de quelques journées révolutionnaires éphémères, voire celle des années de la Seconde République.

2 Bien entendu, ce n’est pas le temps en lui-même qui peut être observé dans les procédures dont nous parlons, mais les mots pour le dire, l’écrire, et les différentes manières d’y parvenir en fonction des ressources mobilisées par les uns et par les autres. Le temps n’est pas une donnée de la vie politique et sociale, mais une variable, un objet de catégorisation. Le rapport au temps des participants des journées révolutionnaires est en effet sans cesse redéfini au lendemain de chaque nouvel événement. Les impétrants se retrouvent dans la situation à devoir qualifier et catégoriser rétrospectivement devant les autorités la nature de leur participation. Leurs discours d’auto-glorification, et/ou de justification révèlent qu’à ces occasions leur rapport au temps est l’objet d’un débat conflictuel avec leurs interlocuteurs. Aussi ce rapport au temps est-il foncièrement socialisé et intersubjectif, soumis à une évaluation de sa légitimité.

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3 Ils prétendent par exemple que les combats étaient incertains, parfois imprévisibles, inattendus. Ils développent aussi un sens de l’opportunité pour taire ou développer un discours sur la fidélité à soi-même, sur leurs antécédents familiaux. Ils recomposent leurs trajets précédant les événements à l’aide de toutes sortes de papiers personnels, souvent produits pour la circonstance. Leurs “antécédents politiques”, qui en fonction des événements deviennent un capital ou un stigmate, font l’objet d’une attention méticuleuse de la part des autorités. “Vieux républicain” ne veut pas dire la même chose en février 1848, en juin 1848, en juin 1849, en décembre 1851, selon les procédures sous la plume d’un requérant, d’un prévenu, d’un commissaire de police, d’un dénonciateur ou d’un intercesseur. Pour les participants aux journées révolutionnaires, l’important est de parvenir à se réassurer au présent en actualisant une partie de leur trajet selon les bénéfices qu’ils comptent en retirer : bénéfices matériels comme le secours, concrets comme la libération, bénéfices plus symboliques quand cela devient aussi une question d’honneur et de reconnaissance.

4 L’enjeu plus général de ce face-à-face est celui de l’apprentissage de la citoyenneté. Celui-ci est vécu pour les personnes qui nous intéressent ici sur le mode d’un long apprentissage de l’illégitimité politique de la prises d’armes citoyenne. Il importe de considérer les modalités de ce processus fondamental.

5 Avec la révolution de février, le citoyen est d’abord et avant tout un homme en armes qui peut figurer la souveraineté et revendiquer tout le mérite attaché à son expérience du combat. La démocratisation des rangs de la garde nationale vient couronner cet idéal d’une citoyenneté combattante. Mais les journées du 15 mai et de juin 1848 lui font perdre sa légitimité. Les autorités cherchent à faire naître un sentiment de culpabilité chez les “citoyens-combattants” dorénavant “prévenus d’insurrection”. À partir de l’été 1848, tout contact avec les armes, en dehors des cadres reconnus et autorisés, est suspecté de dangerosité. Au lendemain des journées de juin, les “témoins oculaires” auscultent les traces et les indices, et pour tout dire les stigmates présents sur les corps des combattants. Les prévenus doivent dorénavant faire la preuve de leur reconversion morale. Peu à peu repentants, ils demandent grâce en reconnaissant eux- mêmes les effets bénéfiques du temps de la détention. Formels et stéréotypés, les repentirs n’en sont pas moins les témoignages d’un apprentissage imposé et encadré de l’illégitimité de l’ex “citoyen-combattant”.

6 À trente ans de distance, les Républicains arrivés au pouvoir au début des années 1880 héritent de ce processus de délégitimation de la prises d’armes, ravivé par le tragique de la Commune. Ils peuvent cependant s’accorder le temps de la réflexion et se déclarer maîtres de la mémoire en définissant par avance la signification politique qu’ils entendent accorder à la reconnaissance mesurée dont peuvent bénéficier les “victimes du 2 décembre” qui ont pris les armes pour résister au coup d’État. À sa manière, la loi du 30 juillet 1881, qui offre une réparation à ces “victimes”, juge une nouvelle fois la légitimité des conduites. La démocratie représentative réaffirme sa souveraineté sur un mode de participation à l’espace public qui n’est plus d’actualité. Au moment de rétablir l’union entre les citoyens et d’enraciner le régime républicain, la figure du révolutionnaire et encore plus celle de l’”insurgé” appartiennent au passé.

7 Trente après les faits, l’indemnisation des “victimes du 2 décembre” par la loi du 30 juillet 1881, qui ne récompense pas mais propose des dédommagements, perpétue une initiation au temps politique voulue par les autorités. Pour les pouvoirs publics des années 1880, comme pour ceux qui les avaient précédés, l’apprentissage de la

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citoyenneté doit être le fruit d’une éducation. Mais ce n’est pas qu’une affaire de durée nécessaire à cet apprentissage. Une procédure comme celle qui indemnise les “victimes du 2 décembre” durant ces premières années de la Troisième République, comme au temps des années 1848-1851, tend aussi à unifier le temps de la citoyenneté pour parer aux effets centrifuges des temporalités singulières de chacun des trajets personnels. À plus long terme, la temporalité propre aux journées révolutionnaires disparaît, et la trace qu’en porte chacun des participants s’estompe. Quelques années de plus, et le décès symbolise la disparition d’une forme de citoyenneté révolue.

8 Le XIXe siècle est friand de ce type d’apprentissage : on peut interpréter les manières de les instituer, mais aussi d’y résister et d’y consentir, comme des politiques du temps en acte. Ces politiques du temps définissent des modes de socialisation en articulant les appartenances et les aspirations. C’est un réel pouvoir que de déclarer quand tel ou tel peut enfin devenir citoyen. Cette conception d’un apprentissage nécessitant une certaine durée préalable d’incubation s’oppose à l’immédiateté d’une journée révolutionnaire qui offre à tous la possibilité de participer à l’espace public ici et maintenant. C’est pourquoi les “citoyens-combattants”, selon leur intérêt, peuvent très bien soit rappeler soit taire leurs antécédents. De leur côté, les autorités assignent à chacun un passé, une continuité avec soi-même, qui peut entrer directement en conflit avec la manière choisie par l’impétrant pour justifier son trajet. Se re-nommer devient alors une manière de lutter contre sa renommée. Même arborée par les protagonistes, l’univocité des identités obéit à un travail incessant d’actualisation de leur passé en fonction des nouveaux événements qui surviennent.

9 Dans ces conditions, que reste-t-il dans les années 1880 aux survivants, à leurs veuves et à leurs descendants, qui réclament une indemnisation comme “victime du 2 décembre”, pour pouvoir obtenir une forme de reconnaissance ? Parce qu’au centre des débats sur la légitimité politique, l’héritage révolutionnaire ne peut être qu’appréhendé dans sa dimension temporelle et par le travail de catégorisation incessante dont il fait l’objet aussi bien de la part des familles des impétrants que des autorités. Une procédure comme celle qui indemnise “les victimes du 2 décembre” impose sa temporalité, épouse les devenirs, recompose les rapports au passé et au futur, s’insère dans les histoires familiales, intervient dans les relations entre les générations. La temporalité de la procédure modèle la socialisation des familles des anciens “citoyens-combattants” qui vieillissent avec leurs expériences et qui portent dans le temps les significations successives de celles-ci en fonction d’une arrestation, d’une transportation, d’un exil, d’une libération, d’un décès, de l’espoir d’une réparation. Les dossiers des requérants ne renseignent pas sur les causes de la participation aux événements, ou si peu. Ils révèlent que les significations apportées aux expériences obéissent à un travail incessant de réactualisation du passé. Les dossiers montrent qu’une journée révolutionnaire n’épuise pas sa signification dans l’instant de son déroulement. Les devenirs impriment aux expériences de nouvelles significations. C’est pourquoi l’étude des trajets des uns et des autres est si précieuse. Les dossiers des requérants permettent de travailler sur cet aspect mal connu du rapport à la politique. Ils amènent à réfléchir sur les manières dont les événements perdurent en fonction des aléas de la socialisation. Les requérants, pour une indemnisation, comme pour une libération trente ans plus tôt, sont entièrement tournés vers l’issue des procédures. Ils en attendent une solution heureuse. Ils anticipent sur leur sort. Les pièces qu’ils écrivent, se font écrire et versent à leur dossier n’ont rien du journal ou des mémoires. Si l’on peut les considérer comme une

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forme d’écriture autobiographique, il faut tenir compte de la temporalité qu’elles transcrivent qui est d’abord et avant tout anticipation et de manière secondaire rétrospection. La requête n’est pas une forme d’analyse du passé. Elle engage le rapport au temps, et entérine l’acceptation de la temporalité d’une procédure entièrement tournée vers la recomposition des devenirs en fonction des nouvelles normes et valeurs.

10 Toute tentative de reclassement via la réparation est une forme de reclassement dans le temps. Les curriculum vitae versés pour obtenir une indemnisation comme “victime du 2 décembre”, trente après les faits, énumèrent les déboires, les vicissitudes, ne retranscrivent pas avec précision les enchaînements chronologiques des causes et des conséquences, mais les superposent, les entremêlent, nivellent les époques en les actualisant sans toujours les hiérarchiser. Les récits rétrospectifs qui veulent passer pour des récits d’expériences ne sont produits qu’aux seules fins intéressées des requérants. Les veuves et les descendants, par exemple, reconstituent leur identité, leur assise, bouleversées par la disparition du chef de famille en exprimant un rapport au temps. Les familles disent la précarité de leurs statuts et de leurs positions. La retranscription des trajets égraine les pertes, les gains passés ou un temps espérés, chiffre en espèces sonnantes et trébuchantes le temps perdu, celui du manque à gagner et de la perte d’un revenu. De toutes les manières de mobiliser le temps, c’est la production d’archives personnelles, et le versement de pièces justificatives à son propre dossier qui peuvent s’avérer le plus efficace pour obtenir une indemnisation. Mais il faut avoir conserver des papiers personnels. Faute d’archive, reste la possibilité d’obtenir des certificats des témoins des faits de l’époque, s’il en est encore de vivant et à condition de n’avoir pas complètement rompu ou de pouvoir renouer avec eux. Les requérants dans les années 1880 peuvent aussi en appeler aux archives publiques qui selon eux ne peuvent que porter la trace de ce qu’ils avancent. Reste surtout le droit d’écrire des récits d’expériences, de se fabriquer un curriculum vitae.

11 Il n’est pourtant pas si plaisant de devoir rappeler que l’on a été par le passé “signalé comme dangereux”. Les requérants espèrent être enfin disculpés. À leurs yeux, la loi du 30 juillet 1881 a une fonction amnistiante. Ils ne comptent pas tant sur une pleine et entière réhabilitation que sur une réparation à la hauteur de l’injustice qu’ils disent avoir subi. En mettant un terme au temps des condamnations, l’indemnisation viendrait solder la pénalisation de leurs expériences révolutionnaires, notamment pour participation aux journées de juin 1848, le cas échéant. En effet, les anciens “prévenus de juin 1848” en particulier, plus que les autres, comprennent toute l’opportunité qui s’offre à eux pour obtenir une part de la réparation définie par la loi, qui pourtant ne leur est pas destinée. Considérant la loi d’indemnisation comme favorable par principe aux “victimes politiques”, ils tentent de se défaire du stigmate de la condamnation ou de la transportation dont ils sont encore porteurs, au risque de voir leur requête rejetée pour “Affaires de 1848”, ou “Faits antérieurs au coup d’État”, selon la terminologie de l’administration. L’indemnisation peut donc ne pas seulement servir à relégitimer les expériences du “citoyen-combattant”, elle peut aussi les absoudre.

12 Dans les années 1880, le statut de “victime” permet aux survivants de se requalifier, il témoigne d’une volonté de renouer avec la citoyenneté, même si cela implique de se défaire d’une partie de la signification des expériences passées, celles liées à la prise d’armes. Il s’agit, en suivant la lettre et l’esprit de la loi du 30 juillet 1881, de faire reconnaître l’emprise très actuelle de la nécessité, de soulager les vieux jours des

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anciens de la Seconde République, et d’en faire bénéficier la famille de l’ancien “citoyen-combattant”.

13 Louis Hincker est doctorant à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne

NOTES

1.. Doctorat d’histoire en cours : Être insurgé et être citoyen, à Paris durant la Seconde République, Université de Paris I, sous la direction d’Alain Corbin.

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“Explorer le domaine de l’histoire” 1 : comment les “féministes” du Second Empire conçoivent-elles le passé ?

Alice Primi

1 Dès le durcissement du régime républicain après juin 1848, et durant le temps long de la réaction, les femmes qui s’étaient exprimées publiquement et collectivement pour faire entendre leurs droits sont dispersées et contraintes au silence 2. Elles se retrouvent en même temps dépossédées de leur participation à l’élan révolutionnaire et au projet républicain : après avoir été déformée et ridiculisée 3, leur intervention sur la scène publique se retrouve finalement occultée. Or sous le Second Empire, certaines femmes s’indignent à nouveau de leur infériorité civile et de leur exclusion civique 4. Tout en formulant leurs revendications, elles éprouvent la nécessité de situer celles-ci dans une continuité, dans un temps historique et politique. Afin d’acquérir une légitimité, de contrer leurs adversaires, d’étayer les projets qu’elles nourrissent pour l’avenir, elles ont recours à l’Histoire, aux faits irréfutables et aux personnages consacrés par l’autorité de la science historique. Cherchant à se conforter elles-mêmes dans leur engagement, à combattre leur marginalisation, mais aussi à exhorter leurs contemporaines à se solidariser dans une cause commune, elles se tournent vers le passé pour y trouver des racines théoriques, reconnaître une filiation politique, reconstituer une mémoire collective : autant d’éléments qui doivent servir de soubassement à une prise de conscience générale des femmes.

2 De toute évidence, les femmes qui entreprennent cette démarche ne peuvent reprendre à leur compte l’histoire rédigée, enseignée, constituée en science par des hommes et pour des hommes. Elles entendent ainsi relever un double défi : d’une part retrouver un passé qui n’a jamais été écrit, construire une histoire qui n’existe pas, celle des femmes ; d’autre part contribuer à réécrire l’histoire de l’humanité, non seulement en lui restituant sa moitié ignorée, mais aussi en insistant sur l’importance des rapports de pouvoir à l’intérieur des sociétés. Ce faisant, elles se heurtent à des lacunes

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considérables, qui posent notamment le problème de la constitution et de la transmission de la mémoire collective féminine, directement tributaire des aléas du temps présent. Cette mémoire peut être délibérément tronquée par des femmes elles- mêmes, comme le fait Eugénie Niboyet dans Le Vrai Livre des Femmes qu’elle publie en 1863 5 : espérant rentrer en grâce alors qu’elle subit encore les conséquences néfastes de ses actes passés 6, elle atténue sa participation à la révolution de 1848 et rejette la responsabilité des excès qu’on lui reproche sur les femmes qui l’entouraient, qu’elle décrit comme une masse anonyme portée aux débordements. La réécriture constante de l’histoire, entreprise aussi bien par les hommes au pouvoir que par des femmes soucieuses de respectabilité, prive donc de racines les femmes de la génération suivante qui cherchent en vain la trace d’efforts communs, d’actions collectives ; le silence qu’elles rencontrent remet en question la légitimité même de leur démarche : alors qu’elles entendent faire l’histoire d’un groupe, elles ne rencontrent que des individues isolées.

3 Celles qui essaient malgré tout de constituer un passé aux femmes éprouvent beaucoup de difficultés à leur attribuer une image valorisante dans l’histoire. Le choix des durées étudiées détermine fortement la représentation donnée des femmes. Si c’est le temps long des siècles, voire des millénaires d’oppression qui est évoqué, c’est alors “la Femme” qui est mise en scène, dans un rôle de victime plus ou moins consentante. Ainsi l’ouvrage de Mlle de Marchef-Girard intitulé Les Femmes, leur passé, leur présent, leur avenir 7 trace en fait une histoire de la condition féminine remontant aux temps bibliques et mythologiques : les femmes y apparaissent entièrement passives face aux évolutions successives, à l’exception d’Olympe de Gouges et de Mme de Staël, dont l’existence s’achève par un échec. Pour montrer les femmes comme des sujets agissants, aspirant à contribuer elles-mêmes au changement, il faut au contraire privilégier le temps court de quelques événements choisis, et se confronter alors à un passé très fragmenté, constitué d’interventions sporadiques et sans lendemain, correspondant généralement à des moments de désordre. Cette impossibilité de restituer une histoire continue et cohérente est flagrante dans la quasi-totalité des ouvrages qui tentent d’esquisser une histoire des femmes. Généralement celle-ci se présente d’une part comme une énumération chronologique mais hétéroclite de personnages dont la seule caractéristique commune est d’être des célébrités de sexe féminin ; d’autre part, à partir de 1789, comme une succession d’événements auxquels ont pris part des femmes --qui sont alors le plus souvent anonymes. C’est ainsi qu’André Léo évoque l’intervention publique des femmes en 1789, 1830, 1848, tout en soulignant les longs temps d’immobilisme et de régression qui succèdent à ces moments 8. Les femmes échouent donc à se reconstruire une histoire linéaire, prétendant à un progrès continu ; leur passé politique collectif ne s’incarne que dans le temps court de l’événement sans suite.

4 Malgré ces handicaps, la plupart des “féministes” qui se manifestent sous le Second Empire ne peuvent se dispenser de recourir à l’histoire, ce qui implique plusieurs démarches. Elles se livrent d’abord à une relecture du passé qui a pour but de démentir la “loi” selon laquelle la vie publique serait dévolue uniquement aux hommes. Elles sont également amenées à construire leur propre histoire : le souci de rendre leur visibilité aux femmes les amène à faire resurgir du passé des personnages et des événements qui sont restés dans l’ombre des faits triomphants. Cela les conduit nécessairement à envisager une histoire spécifique aux femmes, l’histoire de leur oppression et de leur exclusion, à contresens de l’histoire des progrès masculins. Enfin, même si cette

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histoire qu’elles s’approprient est dépourvue de toute continuité, les “féministes” prennent soin de l’interpréter, d’y trouver un mouvement et un sens au service de leur démonstration présente. Sans craindre la contradiction, elles se servent du passé à la fois pour y chercher des preuves que le sceau de l’histoire rend irréfutables, mais aussi pour mettre en évidence l’aspect éphémère de bien des phénomènes, afin de combattre tout immobilisme qui serait justifié par la tradition. Ainsi Jenny d’Héricourt met en parallèle la situation actuelle des femmes et celle des serfs de l’Ancien Régime : “Jusqu’ici, ne s’est-on pas servi de classifications basées sur des caractères qu’on a reconnus purement transitoires plus tard, pour opprimer, déformer et calomnier ceux que l’on reléguait dans les rangs inférieurs ? L’histoire est là pour nous donner ce salutaire enseignement. La vile pédaille [sic], la gent taillable et corvéable à merci, n’était bonne qu’à battre les étangs et à se laisser tondre jusqu’au vif ; où est-elle aujourd’hui ? elle invente, gouverne, légifère et transforme peu à peu notre globe” 9.

5 Le recours aux femmes célèbres du passé, quasi systématique, permet de revaloriser un sexe méprisé et d’en prouver les aptitudes réelles ; de la philosophe Hypathie à Henriette Stove, les auteures énumèrent des listes de personnages conformes à leurs sympathies personnelles et qui représentent, selon la formule de Mlle de Marchef- Girard, “des preuves entre les mains de la femme pour réclamer plus tard sa place dans la société” 10. Au-delà de cette démarche classique, un autre objectif, plus nouveau et plus décisif apparaît : démontrer l’historicité du statut inférieur des femmes et des rapports sociaux entre les sexes, d’une part pour suggérer qu’une évolution en la matière est réalisable, d’autre part afin de faire sortir les femmes de l’état de nature auquel les vouent la plupart des théoriciens du XIXe siècle. Les “féministes” ressentent l’urgence de briser l’enfermement des femmes dans le temps immuable et cyclique de la biologie, et de les réintroduire enfin dans le temps historique du politique, dans le mouvement linéaire du progrès. Dans la conférence qu’elle fait en 1868 sur “La Femme et le Droit”, Maria Deraismes remonte ainsi aux origines bibliques et “géologiques” de l’humanité afin de prouver que “l’infériorité des femmes n’est pas un fait de nature […] ; c’est une invention humaine, c’est une fiction sociale” 11 ; Jenny d’Héricourt, quant à elle, veut montrer que l’oppression des femmes n’est ni une situation éternelle ni une fatalité : elle évoque complaisamment un âge d’or de la Gaule où les femmes auraient occupé de hautes fonctions sacerdotales jusqu’à l’arrivée du christianisme, responsable de leur dévalorisation sociale 12. Il s’agit donc de faire l’histoire des représentations qui conditionnent le statut actuel des femmes afin de faire reconnaître leur droit à l’égalité avec les hommes. Le recours au passé permet de justifier leurs revendications présentes, notamment en rappelant aux contemporains les leçons de l’histoire. Dans sa conférence “La Femme dans la Société”, Maria Deraismes formule cet avertissement : “[…] si par ignorance ou par préjugé, l’estimation faite de la valeur des individus, l’appréciation portée sur leur caractère, leur capacité, leur tendance est contraire à la réalité, la distribution des fonctions devient absolument arbitraire […]. Les rapports sont faussés et la société évolue anormalement. C’est ce qui frappe notre esprit dans l’étude des sociétés modernes comme dans celle des sociétés anciennes, malgré les progrès partiels qu’elles réalisent incontestablement dans l’ordre inférieur. L’élimination de la femme dans la gestion des intérêts généraux, cause un dommage considérable aux nations et entrave leur marche. Et, hormis certaines écoles socialistes, et en tête le saint-simonisme et le fouriérisme, les hommes d’État réputés les plus fameux n’ont été ni assez observateurs ni d’assez bonne foi pour reconnaître par où leur système pèche. C’est à croire qu’ils ignorent l’histoire” 13.

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6 Enfin, ces “féministes” du Second Empire cherchent aussi à légitimer leur engagement en s’inscrivant dans une filiation politique reconnue. Toutes décrivent la Révolution de 1789 et la Déclaration universelle des droits de l’Homme comme un moment décisif pour la prise de conscience des femmes et leur intervention sur la scène publique. La référence récurrente aux révolutions (1789, 1830, 1848) suggère même que ce sont les femmes partisanes de l’égalité qui sont les vraies héritières de cette Déclaration, voire les vraies républicaines, alors que ceux qui se disent tels ne sont que des imposteurs. Jenny d’Héricourt se dit volontiers “élève des doctrines résumées par notre glorieuse révolution” et décide de mesurer la sincérité des convictions républicaines et de l’attachement au progrès à l’aune des droits accordés aux femmes. La descriptions des révolutions du point de vue des femmes, privées des acquis libéraux et premières victimes des réactions qui s’ensuivent, permet de faire apparaître des décalages avec l’histoire des hommes, ainsi que les contradictions de l’histoire officielle. André Léo dénonce donc l’imposture qu’est la représentation admise de la Révolution : “Quand on a mis en poudre le droit divin, c’était pour que chaque mâle (style proudhonien) en pût avoir une parcelle […]. La démocratie croit exister ; elle n’est qu’à l’état de rêve dans le vieux corps monarchique où elle gît encore […]. Elle attend la matrice qui doit la former, la mère libre qui l’enfantera” 14. Pour elle comme pour d’autres, la Révolution n’est pas le commencement de la démocratie, c’est le moment où l’histoire des femmes s’est brutalement dissociée de celle des hommes, alors que le principe d’égalité aurait justement dû réunir l’ensemble de l’humanité.

7 Ce faisant, ces femmes du Second Empire s’approprient en la détournant la conception d’un temps linéaire, d’une loi historique conduisant nécessairement au progrès : pour dénoncer les contradictions et les impasses du système politique de leur époque et convaincre l’ensemble de la société de l’intérêt d’affranchir les femmes, elles proposent leur interprétation propre de l’histoire nationale comme de celle de l’humanité entière. Mesurant le progrès en référence à Fourier, selon le degré de liberté accordée aux femmes, elles font apparaître une temporalité différenciée selon le sexe : d’un côté les acquis politiques des hommes, et les innovations matérielles dont ils sont les artisans et les bénéficiaires, de l’autre l’immobilisme voire la régression du statut social des femmes. La discontinuité de l’histoire des femmes et de leurs luttes permet en même temps de révéler les rapports de pouvoir qui sont à l’œuvre, les contradictions des positions politiques, les décalages entre les discours et la réalité. André Léo démontre ainsi que, malgré les apparences, l’ordre ancien s’est maintenu : “Lorsqu’on s’oppose à la revendication pour la femme de la liberté et de l’égalité […] il faut s’avouer du moins que l’on vit encore de l’esprit du passé, qu’on se fait le champion de l’ordre ancien, contre les principes de l’ordre nouveau” 15. De cette manière, les femmes parviennent à dénoncer le caractère faux et illusoire du progrès que veut donner à lire l’histoire officielle : tant que les temporalités masculine et féminine divergent, il ne saurait être question de progrès pour l’humanité, comme le proclame Maria Deraismes : “notre affranchissement est encore à faire ; et tant qu’il ne se fera pas, le progrès sera enrayé” 16. Si après 1848 et après le coup d’État beaucoup d’historiens s’interrogent désormais sur le sens qu’il faut donner à l’Histoire, ces femmes gardent foi dans l’idée de progrès : elles estiment que leur oppression suffit à expliquer les “contradictions” apparentes du passé et restent persuadées que le véritable progrès est encore à venir. Il exige seulement le respect de la “vraie” loi historique, ainsi qu’insiste Jenny d’Héricourt : “Les émancipateurs, prenant la femme au berceau de l’humanité, la voient lentement marcher vers l’émancipation civile. Intelligents disciples du progrès, ils veulent, en lui

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tendant une main fraternelle, l’aider à remplir sa destinée. Les non émancipateurs, niant la loi historique, méconnaissant le mouvement progressif et parallèle du prolétariat, de la femme et de l’industrie vers l’affranchissement, veulent repousser la femme bien au-delà du Moyen Âge, jusqu’à Romulus et aux patriarches bibliques” 17. Ces “féministes” du Second Empire qui tentent d’explorer l’histoire et de retracer son mouvement concluent leur réflexion en plaçant leurs contemporains devant le choix suivant : perpétuer le passé et son système répressif ou bien cheminer vers l’avenir. Alternative formulée par André Léo : “L’ordre dans sa vieille signification n’a jamais été que le silence des opprimés, c’est-à-dire l’hypocrisie du désordre. L’ordre véritable, c’est celui que nous cherchons. Il est dans la réalisation complète des trois grands termes : liberté, égalité, fraternité, et non dans les voies du despotisme” 18.

8 Alice Primi est doctorante à l’Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

NOTES

1..”La femme comme l’homme est appelée à explorer le domaine de l’histoire ; il y a là, comme en toutes choses, place pour deux […]”, Henriette, La Voix des Femmes, n° du 20 avril 1848. 2.. Notamment par des mesures légales telles que le “Décret sur les Clubs” du 28 juillet 1848, qui exclut les femmes au même titre que les mineurs, et le décret organique sur la presse du 17 février 1852, qui réserve la rédaction de journaux politiques aux seuls Français majeurs jouissant des droits civils et politiques. 3.. Par exemple dans le journal satirique Charivari qui caricature le Club des Femmes d’Eugénie Niboyet en mai et juin 1848, puis les “femmes saucialistes” en avril, mai et juin 1849. 4.. Le terme --anachronique-- de “féministe” me permet de désigner cet ensemble d’individues qui ont conscience de l’oppression de l’ensemble de leur sexe et revendiquent des droits pour recouvrer une certaine dignité, voire parvenir à l’égalité. 5.. Eugénie NIBOYET, Le Vrai Livre des Femmes, Paris, Dentu, 1863, 246 p. 6.. Elle multiplie les démarches pour retrouver l’indemnité littéraire qui lui a été retirée après juin 1848 et cherche en vain des subventions pour fonder un journal pour les femmes. 7.. Mlle J. de MARCHEF-GIRARD, Les Femmes, leur passé, leur présent, leur avenir, Paris, Éditions Louis Chappe, 1860. 8.. André LÉO (Léodile BÉRA), La Femme et les mœurs. Monarchie ou liberté, Paris, Éditions du Lérot, 1990 (1ère édition 1869), 166 p. 9.. Jenny P. D’HÉRICOURT, La Femme affranchie. Réponse à MM. Michelet, Proudhon, E. de Girardin, A. Comte et aux autres novateurs modernes, Bruxelles, Éditions Lacroix, 1860, tome 2, p. 123. 10.. Mlle J. de MARCHEF-GIRARD, Les Femmes, leur passé, leur présent, leur avenir, ouv. cité, p. 36. 11.. Maria DERAISMES, Ève dans l’Humanité, Paris, Éditions Côté-Femmes, 1990 (1ère édition 1891), p. 39.

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12.. Jenny P. D’HÉRICOURT, La Femme affranchie…, ouv. cité. 13.. Maria DERAISMES, Ève dans l’Humanité, ouv. cité, p. 90. 14.. André LÉO, La Femme et les mœurs…, ouv. cité, pp. 104-108. 15.. Ibidem. 16.. Maria DERAISMES, Eve dans l’Humanité, ouv. cité, conférence “La Femme et le Droit”, p. 32. 17.. Jenny P. D’HÉRICOURT, La Femme affranchie…, ouv. cité, p. 228. 18.. André LÉO, La Femme et les mœurs…, ouv. cité, pp. 112-113.

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Réflexions sur le temps en politique : l’exemple de l’exil

Sylvie Aprile

1 A priori, l’exil politique se prête mal à une réflexion sur le temps et semble mieux adapté à une approche des espaces et territoires que des temporalités. Forme de déracinement qui implique des déplacements singuliers ou collectifs, l’exil impose des espaces contraints de résidence, des mobilités, des formes d’appropriation ou d’euphémisation géographiques qui récusent semble-t-il la temporalité.

2 L’exil est aussi dépossession et l’exilé, pour paraphraser le titre d’un ouvrage de Christa Wolf, n’est nulle part et n’a nulle part. Il ne participe donc pas au présent, il ne s’inscrit pas dans l’action politique. Il se situe à la fois physiquement et métaphoriquement sur les marges, à la périphérie du pays et du peuple qu’il a été contraint de quitter. Il est marqué comme l’immigré par une double absence, celle du présent et de la terre natale, preuve que le temps et l’espace de l’exil sont déjà étroitement mêlés.

3 Cette absence du présent est aussi volontaire : pour être supportable, la situation du banni dans cet ailleurs quel qu’il soit, doit être vécue comme provisoire donc dominée par une temporalité éphémère. L’exil qui ne peut en effet être perçu que comme passager devient en quelque sorte un espace d’attente.

4 Le temps est ainsi par défaut ou en creux une donnée essentielle, car si l’espace de l’exil peut être un jour effacé par la grâce ou la chute du régime proscripteur, jamais son temps ne peut être aboli. Comme dans le mythe d’Ulysse, par le truchement du retour, l’exilé voudrait non seulement se réapproprier de l’espace mais également revenir en arrière dans le temps 1.

5 Il nous appartient donc après avoir explicité cette relation particulière au présent de réfléchir au rapport spécifique entretenu avec le passé entendu comme l’inscription dans une histoire de l’exil et avec l’avenir qui pose de multiples façons la question politique du lendemain.

6 Pour le proscrit, le temps de l’exil est une durée inscrite entre deux dates, un écart. La première est celle du départ, celle qui est marquée par un événement qui a conduit à s’exclure du territoire. La seconde date est bien entendu, imprécise et mobile : la fin de

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l’exil relève de la prophétie, de l’imprécation, du calcul ou de l’action si l’on songe au tyrannicide. L’exil est donc une durée par définition impossible à mesurer et qui devient objet de spéculation. L’exilé se représente souvent non sur une ligne temporelle mais au sommet d’un triangle, en surplomb et en suspens. On peut donc grossièrement distinguer trois façons de penser le temps et dans le temps pour les exilés. Il existe tout d’abord un temps arrêté, en second lieu, un temps qui inscrit dans le passé et rassure l’exilé et celui de l’avenir qui est celui du retour et de l’action différée. C’est à partir des exilés du Second Empire que cette recherche est menée, donc sur une période longue d’exil d’une vingtaine d’années pour ceux qui n’ont pas accepté l’amnistie qualifiée d’amnésie comme le dit non sans violence la définition du Grand dictionnaire du XIXe siècle de Pierre Larousse. Le temps arrêté de l’exil 7 Le déphasage temporel apparaît dans tous les témoignages des exilés. On retrouve ainsi les mêmes topoï sur le temps arrêté et le refus de s’installer dans le présent, dans les mémoires d’une émigrée de la Révolution comme, la Comtesse de Boigne ou chez la républicaine Hermione Quinet. La première est à Londres dans les années 1790, la seconde à Bruxelles dans les années 1850 et le même rapport au présent est décrit et analysé. La femme de l’écrivain décrit dans les Mémoires d’exil, le rôle symbolique joué par la pendule du conventionnel Baudot qu’il avait acheté en 1815 : “En la voyant en mouvement, peut être, on comptait trop sur elle. En réalité, les heures semblaient s’être arrêtées. Immobilité humiliante, intolérables moments de calme plat pires que l’orage ; ce n’est ni la tristesse, ni la joie, mais l’attente” 2. Elle poursuit : “Ce provisoire dura huit ans. Ce qui peint ce campement au jour le jour, c’est que sauf les livres, tous les effets restèrent dans les malles. Je puis dire qu’on ne déballa que le 30 août 1859, quand l’exilé répondit à l’amnistie par sa lettre et par son exil, désormais volontaire” 3. La comtesse de Boigne parlant de l’émigration de la noblesse à Londres évoque le même rejet du présent : “toute personne qui louait un appartement pour plus d’un mois était mal notée ; il était mieux de ne l’avoir qu’à la semaine car il ne fallait pas douter qu’on ne fût toujours à la veille d’être rappelé en France par la contre-révolution” 4. L’exil est toujours vécu comme une épreuve passagère. Durant son exil dans les années 1830, Bertold Brecht écrit : “Nous sommes expulsés, nous sommes des proscrits/Et le pays qui nous reçoit ne sera pas un foyer, mais l’exil / Ainsi nous sommes là, inquiets ; au plus près des frontières / Attendant le jour du retour, guettant le moindre changement” 5. Manès Sperber, autre exilé allemand, exprime également ce refus de se situer au présent : “L’exilé est hostile au présent, la plus éphémère et néanmoins la plus importante période du temps. Ce n’est que dans le passé qu’il trouve sa propre justification et des raisons d’espérer en un avenir qui doit tout réparer, qui doit renverser les usurpateurs, mais aussi élever au premier rang les exilés dans la patrie retrouvée. Cette perte du présent, voulue et cependant subie jour après jour, l’empêche de prendre pied sur la terre d’asile. Il ne le désire pas du tout, car il est toujours en route, pour lui tout est provisoire, chaque "maintenant" devient un entre-temps fugitif” 6.

8 C’est bien sûr par l’expression de la nostalgie et de la déploration que s’exprime ce rejet du présent. L’exil ne se décrit pas, il se déplore dans une intemporalité qui fige ceux qui le subissent. Le mal du pays s’exprime par des références tout aussi spatiales que temporelles. Ernest Cœurderoy évoquant une épouse de proscrit écrit : “Pauvre femme ! depuis le 13 juin, c’étaient d’éternelles secondes qu’elle avait à suivre sur le cadran de la douleur dont les d’airain, ne s’arrêtent jamais. Car elle partageait

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une condamnation perpétuelle, et sa pensée qui creusait toujours le passé et l’avenir était le plus grand de ses maux” 7.

9 Le présent n’est qu’un vide et le proscripteur a ainsi créé la peine la plus subtile. Dans sa préface à l’édition de Dix années d’exil, Simone Balayé souligne que “mentionné à plusieurs fois au cours du livre et dans les lettres de Mme de Staël ce laps de temps est à tel point réitéré qu’il en acquiert un caractère obsessionnel”. On voit également la trace de cette comptabilité de l’exil dans l’œuvre de Victor Hugo, qu’il résume dans une phrase prononcée devant la foule qui l’acclame à son retour : “Vous me payez en une heure, vingt ans d’exil” 8. La durée ne tue pas l’intensité de la rupture qui a caractérisé le moment du départ. Ernest Cœurderoy restitue ainsi les premiers jours de l’exil : “Nous séparer de l’espace et du temps, rompre nos attaches dans le passé et dans l’avenir, nous arracher brusquement à nos occupations de chaque jour, à notre société, à nos proches, c’est nous faire respirer le vide, c’est nous condamner à une mort pleine de lenteurs”. Hugo insiste aussi sur cette perte des habitudes qui font les heures du présent. Le grand texte de l’exil qu’est le roman de Mme de Staël, Corinne, insiste aussi sur la séparation de la terre et des temps quotidiens du pays que l’on a quitté. D’autres auteurs semblent vouloir échapper au présent en fusionnant les temporalités. Jules Vallès écrit durant son séjour contraint à Londres après la Commune : “Chaque jour nous rapproche de notre retour” et il enjoint un de ses amis de le rejoindre, car ensemble “nous vivrons dans le passé”. C’est par une phrase presque identique : “nous vivrons du passé” que Las Cases expose son projet du Mémorial de Sainte-Hélène à Napoléon. Le rapport au temps est une façon de lutter contre l’oubli, de meubler l’attente, de s’inscrire entre le passé et l’avenir sans céder à la dilution du présent.

10 On peut ainsi souligner l’importance du temps dans les récits utopiques qui sont surtout des uchronies comme dans l’Humanisphère de Déjacque et dans les procès- verbaux des tables tournantes de Jersey qui ne se contentent pas de convoquer les hommes du passé mais prédisent aussi la durée de l’exil. Elles prédisent le temps qui reste à vivre à l’Empire, soit deux années, temps qu’a duré la IIe République et qui doit obéir à la loi du flux et du reflux, la loi de la réaction proportionnée à l’action 9.

11 Dans leurs écrits alimentaires --pourrait-on dire-- qui sont souvent des articles ou ouvrages sur la vie et les mœurs du pays d’accueil, ce n’est guère l’actualité qui est décrite mais une série de clichés, de stéréotypes qui créent une connivence, une complicité entre le lecteur français et l’auteur en exil. En racontant ce qui est déjà connu de son lecteur, l’exilé se maintient encore dans un temps figé. Il est alors vain d’y chercher une réalité sociale ou politique spécifique.

12 Corinne Saminadayar-Perrin le souligne à propos de la série d’articles écrits par Jules Vallès et intitulée La Rue à Londres : “Cet intérêt porté au typique explique la dissolution de la temporalité scandée et datée de la chronique dans la répétition cyclique qui caractérise le quotidien”. La Rue à Londres est un texte ancré clairement dans la temporalité de l’exil avec une référence constante à son événement fondateur qui est ici la Commune mais pourtant rien n’indique la marque du temps et l’auteur significativement a recours à un présent de vérité générale 10.

13 Cette remarque vaut tout autant avec des nuances pour tous les proscrits qui publient également de nombreuses études sur la vie et les mœurs anglaises comme Alphonse Esquiros ou Louis Blanc durant le Second Empire qui font plus rarement qu’on ne l’imagine références à des événements précis ou à des faits divers.

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14 L’exilé peut cependant agir sur le temps mais au prix d’une transaction qui lui fait perdre son identité de proscrit et de militant. Le gouvernement impérial a très rapidement proposé des grâces individuelles, mais a également insisté sur le repentir des proscrits et demandé qu’il s’accompagne de lettres témoignant d’un engagement personnel, d’une soumission. La demande s’accompagne alors toujours de justifications temporelles. Si le proscrit souhaite rentrer en France, c’est au nom de la famille en France qui le presse d’accepter. L’acte de soumission développe largement le registre du temps qui passe, de la mort qui guette les êtres chers et âgés. Il est un véritable pacte avec l’oubli, et la proximité des termes amnésie et amnistie dit ici encore un rapport à la fois complexe et étroit entre le temps de l’engagement et celui de la famille, entre le privé et le public. Gérard Noiriel à propos des demandes de passeport a déjà souligné l’importance de la famille et de la terre où sont enterrés ses morts dans ce type de requêtes.

15 Ce temps arrêté a pour corollaire le vieillissement imperceptible mais immuable des structures politiques d’exil : “les titres” ne sont pas remis en jeu, il n’y a guère d’accession pour les plus jeunes. Comme le dit l’exilé polonais Zbigniew Rapacki dans les années 1950 cité par Stéphane Dufoix : “La participation à la vie politique de l’exil s’effectue selon la prime à l’ancienneté sous le double point de vue du nombre d’années vécues et de nombre d’années passées loin de son pays. Les grands rôles sont l’apanage de gens qui totalisent sur le premier point un nombre d’unités égal ou supérieur à 70 et sur le second point 17” 11. Il faut bien sûr ajuster l’image au XIXe siècle, mais ces analyses sont pertinentes et expliquent aussi des formes d’impatience et de conflits qui ne sont pas toujours explicités par le politique et qui n’opposent pas seulement une génération en exil à une nouvelle génération née à l’intérieur du pays mais des vagues successives d’exilés.

16 Cette plainte, ces inquiétudes sont difficilement saisissables pour l’historien qui lui connaît la fin de l’exil, pour qui sa périodisation ne se lit pas à l’échelle de l’individu mais de la communauté des opposants, rythmée par les amnisties et la césure finale du Second Empire. L’exil ne représente alors qu’une parenthèse que l’historien de la littérature appréhende mieux semble-t-il. Le “et il voyagea” de l’Éducation Sentimentale, traduit peut être mieux que tous les discours de déploration, l’épaisseur et la profondeur du silence qui entoure ces années 12. S’enraciner dans la grande famille de la proscription 17 L’exil est ainsi à la fois un temps collectif, où un événement ici pour les proscrits du Second Empire, le coup d’État du 2 décembre 1851, a modifié le cours de l’histoire mais aussi la biographie de chacun. C’est alors pour être supportable, un savoir partagé qui conduit à un profond ancrage dans un passé commun. Ceci permet d’échapper à la réalité du temps qui ne passe pas et qui a pour synonymes : nostalgie, attente, oubli. L’enchevêtrement des temporalités déjà repérées dans ces quelques citations est ainsi révélateur de cette difficulté à produire du neuf, à agir. Ces formes de ressassement sont-elles cependant stériles ? Le recours au passé s’apparente non à une recherche de modèles mais à un ancrage, une forme d’enracinement dans le temps, qui déjoue l’instabilité présente. Les exilés, en faisant appel à leurs illustres prédécesseurs, puisent tout d’abord dans un “stock” de références qui sont des conventions littéraires héritées de leur formation latine et rhétorique, qui établissent entre eux via le passé des connivences implicites. Ovide, Dante sont ainsi constamment évoqués et invoqués. Mais le décompte de ces références fait très vite apparaître des choix, des sélections qui ne

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sont pas des effets de mode mais qui disent aussi un certain nombre de prises de position.

18 Ceci se traduit par exemple par de constants mécanismes de célébration qui sont ici scandés par les anniversaires de la révolution de février et de la révolution polonaise. Ce sont bien entendu des rituels politiques, des modes de socialisation, mais qui disent aussi l’absence de perception du changement et aussi la peur de perspectives nouvelles. Il s’agit de politiser le temps ordinaire --celui qui ne passe pas-- par la construction d’une mémoire communautaire stable.

19 Le recours au passé et les modes d’appropriation de l’histoire sont aussi un terrain de lutte avec le pouvoir en place. L’histoire des prend ainsi sous la plume des exilés ou de leurs sympathisants comme Michelet, une nouvelle dimension. Elle quitte la sphère du religieux pour traduire à la fois, la virulence du pouvoir royal et la place majeure acquise à l’étranger par la communauté française protestante 13. Martin Nadaud qualifie les Huguenots de proscrits de la Saint-Barthélemy, créant ainsi une filiation entre l’histoire d’un groupe nombreux et la poignée d’exilés qu’il côtoie. Le rapport au passé est souvent une nécessité induite par le régime que l’on combat, qui lui-même s’adosse ou s’invente un passé pour s’inscrire dans la durée. Le retour sur l’Empire, le rappel des exploits militaires de Napoléon Ier, sont pour le Second empire une façon d’asseoir le présent et de l’avenir du régime impérial. Ce n’est pas le passé qui donne des leçons au présent mais le présent qui donne sa signification au passé. Le recours au passé devient alors une forme de combat. Il force les républicains à examiner leur propre rapport à l’histoire et notamment à l’histoire de la révolution comme le suggère les débats que suscite l’ouvrage de Quinet sur la révolution.

20 Les régimes “autoritaires” n’investissent pas seulement le présent comme l’a dit le militant anti-fasciste, Gaetano Salvemini, qui déclarait : “Les vainqueurs ne se contentent pas d’occuper le présent, ils projettent leur victoire dans le passé pour prolonger l’avenir”. C’était alors le Risorgimento qui était investi par les fascistes et qui devenait un terrain et un enjeu de débats pour les antifascistes en exil. Jugé souvent vain a posteriori, ce mode de débat semble pourtant nécessaire pour répondre au régime en place.

21 Le recours au passé apparaît aussi dans les modes d’écriture. Si Hugo récuse l’idée même de roman historique, il est certain que bon nombre d’exilés choisissent cette forme littéraire qui a si fortement ressurgi un peu moins d’un siècle plus tard sous la plume des bannis de Hitler, suscitant des débats théoriques passionnés 14. Le roman historique et surtout la biographie historique sont alors une forme d’écriture qui rassure l’écrivain en exil : les personnages s’inscrivent dans une temporalité précise et stable qui justement lui fait défaut dans sa propre existence. De la question du jour à la question du lendemain 22 Pour résister aux méfaits du présent, le proscrit se déplace dans le temps. Il peut dans le passé se construire des filiations et une identité communautaire, mais il cherche aussi --même si ces aspects sont souvent négligés-- à se projeter dans le futur par ses projets politiques. Le temps est aussi perçu en termes d’horizons d’attente et d’espoir qui sont souvent oubliés par les historiens. Ceux-ci accréditent alors un peu rapidement les propos des exilés sur le caractère vain de leur combat et dans le cas de la proscription impériale du travail d’occultation et de disqualification menée par les opportunistes après coup.

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23 Les débats dans la presse et dans les brochures témoignent tout d’abord d’une réelle activité politique qui semble contredire le discours attendu sur l’anomie, l’inertie des exilés. Il est aussi bien éloigné des descriptions des conflits qui opposent les “chapelles” de l’exil, images le plus souvent reprises sans nuance par les historiens. Les conflits sont certes gouvernés par des querelles de personnes et les divisions alimentent le quotidien de tous les groupes restreints de migrants politiques, mais ces dissensions ont malgré tout pour substrat des réflexions précises et des enjeux majeurs qui tournent autour de la “question du lendemain”. Le livre VIII de Napoléon le Petit, de Victor Hugo “le progrès inclu dans le coup d’État” recense et explicite les obstacles à la démocratie qui sont à la fois ceux qui ont fait échouer la précédente et que doit éviter la suivante : “Or, à cet avenir, à cette magnifique réalisation de l’idéal démocratique, quels étaient les obstacles ? Il y avait quatre obstacles, les voici : l’armée permanente, l’administration centralisée, le clergé fonctionnaire, la magistrature inamovible” 15.

24 Cette réflexion mêle étroitement passé et avenir : “Je suppose sur les bancs d’une assemblée le plus intrépide des penseurs qui voit distinctement l’avenir par dessus la haute et sombre muraille du présent […]. Il sait où sont les écueils, il sait que la société croulera précisément par ses quatre faux points d’appui, la centralisation administrative, l’armée permanente, le juge inamovible, le prêtre salarié” 16.

25 Les analyses politiques que l’on trouve dans de nombreux textes qui datent de la même période, celle des débuts de l’exil, émettent les mêmes critiques qui sont aussi des éléments programmatiques trop souvent occultés. Théophile Thoré écrit : “Puisque l’administration, la magistrature, l’impôt, la police, l’armée, le code et le concordat qui sont encore la charpente de notre édifice social ont été créés par la pensée du despotisme, la révolution qui est liberté, égalité, fraternité doit les abolir” 17. Ce débat qui agite les républicains n’est pas sans importance. L’auteur “anonyme” du livre Les bonnes paroles d’un proscrit définit aussi un idéal révolutionnaire modéré : “il faut annuler le parasitisme, fin des frontières, circulation des produits, développement de l’éducation. Les armées doivent disparaître, et les juges aussi en robes rouges ou en robes noires. Des arbitres choisis par les parties, décident à l’amiable de leurs différends. Les communes émancipées ne sont plus livrées, hommes et biens au bon plaisir des préfets et des sous-préfets, créatures dévouées de tyrannie qui s’élève, insulteurs obligés de tout pouvoir tombé. Elles se relient entre elles et à la grande famille française, comme les hommes et les peuples entre eux, par des arbitres ou représentants librement choisis et acceptés”. Plus d’Église (n’ayant personne à confesser), --plus de messes, de mariages, ce tableau bien incomplet et imparfait des aspirations est-il donc si effrayant ? Fallait-il par ignorance ou prévention repousser l’idée et subir l’homme ? 18

26 On pourrait multiplier les exemples de ces condamnations qui sont autant de considérations sur l’avenir. Mais ce projet est lui-même contesté par ceux qui posent autrement la question du lendemain comme Constantin Pecqueur dans Le Salut du peuple et Félix Cantagrel, dans un texte qui porte justement le titre La Question du lendemain. Ce proscrit du 13 juin 1849 récuse presque terme à terme les propositions faites par Hugo et bien d’autres républicains en exil, qui ne sont pas pour lui les questions du jour 19. Pour Cantagrel, “la Révolution est toute dans la question du lendemain, et chacun convient que c’est vrai. Mais cette formule en engendre une autre et de celle-là, nous voudrions que tous les Démocrates fussent pénétrés, imprégnés, saturés ; nous voudrions la planter, dans leur cerveau comme une pensée dominante,

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préoccupante comme une idée fixe ; nous voudrions la mettre à l’ordre du jour permanent de la Démocratie. C’est à savoir que : la question du lendemain est toute dans la question du Travail” 20.

27 Il faut envisager plus nettement qu’on ne l’a fait durant cette période jugée stérile, cette question de la révolution future et c’est notamment en recherchant les acceptions du temps que les enjeux proprement politiques semblent affleurer.

28 La réflexion sur le temps politique n’est pas épuisée et l’exil n’offre ici que quelques perspectives. Qu’est-ce que le temps de la résistance et celui de son écriture ? Le temps politique connaît-il comme le temps social d’amples mutations au XIXe siècle comme l’a montré Alain Corbin dans sa réflexion sur “l’arithmétique des jours” 21 ? Existe-t-il d’ailleurs des usages spécifiques au temps politique en dehors de la périodisation des régimes ou des mécanismes électoraux qui se mettent en place ? Cette réflexion a déjà été largement menée autour de la notion d’événement, et notamment des journées révolutionnaires. On pense aux travaux de Thomas Bouchet et d’Olivier Le Trocquer. On s’intéresse aussi aujourd’hui à ce qui rythme la pratique politique dans les dispositifs électoraux qui expriment à la fois des découpages territoriaux, des scansions et des périodisations. La tradition tout comme l’inexpérience des acteurs, élus et électeurs, sont deux paramètres majeurs inscrits dans le temps. Qu’en est-il en dehors de toute pratique militante ou citoyenne ? Comment inscrire l’exilé dans le temps politique ? Hors de l’immédiateté du “présent” de l’action politique, comment peut-on rendre compte de la durée, de l’épaisseur du temps ? La question semble presque absurde, mais il est nécessaire de la poser aux contemporains comme aux historiens, pour mieux saisir les perspectives de l’engagement et du projet politique qui sont trop commodément dilués dans la notion de culture politique.

29 Sylvie Aprile est maître de conférences

30 à l’Université François Rabelais de Tours

NOTES

1.. Anna VASQUEZ et Angela-Xavier BRITO, “La situation d’exilé. Essai de généralisation fondé sur l’exemple des réfugiés latino-américains”, dans Intercultures, n° 21, avril 1993, p. 58. 2.. Hermione QUINET, Mémoires d’exil, Librairie internationale. p. 11. 3.. Idem. 4.. Comtesse de BOIGNE, Mémoires, du règne de Louis XVI à 1820, tome 1, Le temps retrouvé, 2001 (1ère édition 1907), p. 142. 5.. Bertoldt BRECHT, “Sonnet de l’émigration”, dans Poèmes d’exil, L’Arche, 1966, p. 55. 6.. Manès SPERBER, Au-delà de l’oubli, Paris, Éditions Calman-Lévy, 1979, p. 75. 7.. Ernest CŒURDEROY, Jours d’exil, première partie, Saint-Imier, Canevas éditeur, 1991, p. 214. 8.. Victor HUGO, Carnets de guerre, 5 septembre 1870, dans Œuvres complètes, tome Politique, Bouquins, Paris, Éditions Robert Laffont, 2002, p. 1041.

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9.. Voir Sylvie APRILE, “Autour d’une table : exilés et revenants à Marine-Terrace et Hauteville-House”, dans Alain MONTANDON [dir.], Espaces domestiques et privés de l’hospitalité, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2000, pp. 189-203. 10.. Elle écrit : “La Rue à Londres présente ainsi une Angleterre à la fois résolument contemporaine (sa modernité est celle de l’industrialisation et de l’impérialisme colonial) et curieusement a-chronique” ; voir Corinne SAMINADAYAR-PERRIN “Romanesque et reportage dans La Rue à Londres”, dans Les Amis de Jules Vallès, décembre 2000, p. 39. 11.. Stéphane DUFOIX, Politiques d’exil, Hongrois, Polonais et Tchécoslovaques en France après 1945, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 134. 12.. On peut en écho, évoquer le leitmotiv de Cœurderoy dans Jours d’exil qui est : “Je voyagerai” ; voir Ernest CŒURDEROY, ouv. cité, chapitre : “Rêves de voyage”, pp. 251-276. Sur Flaubert, voir Jacques NEEFS, “Flaubert sous Napoléon III”, dans Comment meurt une république ? Autour du Deux-décembre. Actes du colloque de la Société d’histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle, Lyon, 28 novembre-1er décembre 2001, Paris, Éditions Créaphis, à paraître. 13.. Paul VIALLANEIX, “Michelet, Quinet et la légende protestante”, dans L’esprit républicain. Colloque de l’université d’Orléans, 4-5 septembre 1970, Paris, Éditions Klinksieck, 1972, pp. 79-89. 14.. Albrecht BETZ, Exil und Engagement : deutsche Schriftsteller in Frankreich der dreissiger Jahre, München, Text und Kritik, 1986, traduction française Exil et engagement : les intellectuels allemands et la France, 1930-1940, Paris, Éditions Gallimard, 1991, 409 p. 15.. Victor HUGO, Napoléon le Petit, dans Œuvres complètes, tome Histoire, Bouquins, Paris, Éditions Robert Laffont, 2002, p. 125. 16.. Idem, p. 226. 17.. Théophile THORÉ, La Restauration de l’autorité, J.-B. Tarride, Bruxelles, 1852. p. 23. 18.. François FAVRE, Les bonnes paroles d’un proscrit, Bruxelles, Chez tous les libraires, 1852, p. 29. 19..”Nous voici d’accord sur un certain nombre de points. Mais tous ces points, mais toutes ces mesures sont négatives, et la liberté veut des affirmations”, Félix CANTAGREL, La question du lendemain, 1853, Londres, Horris Printer, pp. 3-5. 20.. Félix CANTAGREL, ouv. cité, p. 5. 21.. Alain CORBIN, “L’arithmétique des jours au XIXe siècle”, dans Le Temps, le désir, et l’horreur, Paris, Éditions Flammarion, 1998, pp. 9-22.

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Articles

Seconde table ronde

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Seconde table ronde. Présentation

Jean-Claude Caron

1 Le temps des historiens ou regards sur le passé : l’intitulé de cette table ronde ne navigue-t-il pas entre le pléonasme et la litote ? Et pourtant, l’interrogation demeure au quotidien dans la pratique de l’historien, comme dans celle du littéraire, ainsi que le confirme la contribution de Damien Zanone : comment appréhender ce passé, ce temps mort que l’historien a l’immense orgueil de vouloir ressusciter, rendre vif aux vivants ? Partant de “ l’oubli ” de Cabet — un oubli qui est une forme de condamnation à mort —, François Fourn évoque, sans fausse pudeur, cette interrogation sur soi, sur sont présent, sur son actualité, à laquelle l’historien se livre trop souvent sans y réfléchir. Pourquoi tel objet d’histoire ? Pourquoi telle approche de l’objet, tel traitement méthodologique ? Au final, quel changement sur le présent de celui qui se livre à cet exercice parfois déconcertant qu’est l’écriture de l’histoire ? Poser des questions, ce n’est pas déjà y répondre : la formule est un peu facile et camoufle ce qui se joue réellement dans l’écriture de l’histoire, quelle qu’en soit la matière. Mais on accordera que si le temps est la matière de cette écriture, alors se mettent inévitablement en branle des enjeux personnels, propres à l’historien, qui recoupent parfois les enjeux historiques, ceux sur lesquels il écrit.

2 Le choix de l’objet “ temps ” renvoie immanquablement à la notion de durée, mais aussi à celles de continuité, de rupture, d’immédiateté, ou encore de mémoire, d’oubli, d’amnésie, à travers lesquelles nous évoluons en permanence, passant consciemment ou non d’une perception du temps à une autre. Passé brûlant, tiède ou refroidi, ou passé présent, réactivé, recomposé. À y réfléchir, si la somme des possibles, en termes de méthode, demeure réduite (l’historien, y compris face à des documents ou des sources qu’il invente parfois, est souvent plus frileux quant à l’usage qu’il convient d’en faire), l’interprétation peut, de son côté, ouvrir des perspectives nouvelles, en particulier lorsque la “ boîte à outils ” des autres sciences humaines ou sociales est mise à contribution. Les différents participants de cette table ronde ont eu à cœur de produire “ en direct ”, sans le secours d’une contribution écrite, qui a été produite dans l’après- coup, une réflexion portant à la fois sur la méthode et l’interprétation. Loin d’être discordantes, leurs interventions permettent de vérifier que des rencontres existent entre des thèmes, des périodes, des espaces, et parfois des disciplines, différents. Ainsi

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du rapport passé/présent (et inversement), mais aussi passé/futur ; ainsi également, du couple continuité/rupture ; ou encore de l’opposition entre temps court et temps long, entre temps “ réel ” et temps “ fictif ” ; entre temps de l’événement et temps de son récit. Indirectement, enfin, toutes ces contributions nous invitent à réfléchir à la relation existant entre le temps et l’espace : c’est en particulier vrai dans la contribution de Jean-Marc Largeaud sur les temps de Waterloo. L’imaginaire du ou des temps — temps court, temps long — qui reconstruit l’événement Waterloo ne peut s’appréhender que dans un cadre spatial lui donnant sa dimension événementielle ; mais l’espace dans lequel est pensé l’événement est également au cœur de l’écriture de l’histoire et de ses variations de temporalité. Peut-on comprendre les discours sur Waterloo sans prendre en considération, suivant les époques, le Paris de l’Arc-de- Triomphe, Sedan ou les champs de bataille de la Première Guerre mondiale ?

3 Le temps des mémorialistes pris en charge par Damien Zanone — qui recense les mémoires historiques publiés dans la première moitié du XIXe siècle — est une invitation à penser la différence des discours ou des modèles narratifs, à la fois dans leur contexte de production et dans leur contexte d’utilisation : voilà au moins une confrontation des temporalités où l’histoire se déploie en majesté, mais dans une forte proximité avec le politique. Celui-ci envahit l’espace funèbre lorsque le temps des ultras et le temps des libéraux sont confrontés par Emmanuel Fureix, à l’occasion des funérailles respectives du duc de Berry et du général Foy. Si les premières sont une invitation à regarder vers un passé inscrit dans la continuité avec le présent, dans une durée qui ne craint pas d’en appeler à l’éternité, les secondes prennent en charge la rupture de 1789 et projettent dans un avenir forcément meilleur le présent intermédiaire. Cela confirme l’idée de cultures du temps qui s’opposeraient dans l’espace public, en différentes circonstances, dont les différentes formes de manifestations politiques témoignent. La gloire abordée par Corinne Legoy dans son étude sur la célébration et la louange des Bourbons sous la Restauration font plus que confirmer le propos. Cette contribution, qui démontre au passage la vraie capillarité des disciplines littéraire et historique, produit pourtant un décalage dans l’interprétation, dans la mesure où elle insiste sur l’immédiateté de la louange, condition même de son existence, quand bien même elle serait fictive : son absence de recul — à la différence des mémoires, par exemple — par rapport à l’événement permet à l’auteure d’évoquer un temps affectif aboutissant à un temps mythique, deux concepts dont la pertinence touchera tous ceux qui sont confrontés à des discours ou des représentations hagiographiques longtemps méprisés ou ignorés de ce fait.

4 Jean-Claude Caron est professeur à l’université de Clermont-Ferrand

RÉSUMÉS

Les interventions de François Fourn, Emmanuel Fureix, Jean-Marc Largeaud, Corinne Legoy et Damien Zanone visent à démontrer comment, partant du présent, l’historien interroge le passé, construit un objet historique et élabore une forme d’écriture de l’histoire. Au cœur de celle-ci, l’objet-temps, décliné sous toutes ses formes.

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Second round table François Fourn, Emmanuel Fureix, Jean-Marc Largeaud, Corinne Legoy and Damien Zanone papers help to understand how the historian, starting from the present, question the past, build a historical subject et draw up his own way of writing history. In the heart of it, lies the "time- object", from every angle.

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Entre l'histoire et l'oubli : quel projet d'écriture ?

François Fourn

1 L’écriture de l’histoire n’est pas un travail sur les seuls écarts, les différences, entre les choses du passé et celles du présent, elle est aussi, surtout même, un travail sur la possibilité qu’elles se rencontrent 1. Ce que je voudrais évoquer ici est la question de l’actualité, qui n’est pas seulement scientifique, des textes produits par les historiens, sans laquelle leur travail est voué au néant de l’indifférence, de l’insignifiance. S’interroger sur cette actualité est s’interroger sur l’acte de porter, à un moment donné, son regard sur le passé, c’est reconnaître à ses propres questionnements leur historicité, sans renoncer à l’idée que la recherche historique est une recherche sur le réel 2. Par-delà ce qui du présent peut déterminer le choix des objets d’un travail sur l’histoire, la manière de les traiter, un maintenant de la connaissance, il convient de s’interroger sur ce que l’écriture de l’histoire peut changer au présent de celui qui s’y livre 3. La question des rapports que les historiens peuvent entretenir avec certaines formes de l’oubli, la nécessité de l’oubli pour les individus 4, surtout ce que les sociétés oublient par l’oblitération sélective des faits auxquels elles sont confrontées, est une entrée possible pour évoquer celle des relations qui, dans les deux sens, peuvent s’établir entre le scripteur de l’histoire et les objets de son travail, entre ce qui est son présent et le passé sur lequel il travaille. L’oubli n’est pas ici ce qui est hors de la mémoire, mais ce que l’on y tient enfoui, immergé, qui peut toujours en réémerger, en resurgir 5.

2 Le point de départ de la réflexion que je propose est un sentiment qui a accompagné, au début des années 1990, mon travail de doctorant sur Étienne Cabet 6 : celui de travailler sur un personnage très oublié, de risquer l’écriture d’une biographie dont l’intérêt, de ce fait, ne paraissait pas évident. Je me demandais si je devais occulter, en partie, l’utopiste, le communiste qu’il avait été pour construire un récit de lui éventuellement lisible. Avec un peu de recul, grâce aussi à des travaux parus depuis 7, je crois, maintenant, que l’oubli d’un tel personnage, vœu de ses adversaires, résultat de leur action, est précisément ce qui peut rendre pertinent la constitution des traces de sa vie en objet de travail historique. La question renvoie à ce qui s’est passé à partir de 1849

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quand ont été vaincues les grandes utopies sociales des années 1840, elle renvoie à ce moment où les hommes, qui avaient jusque-là incarné un futur possible, apparurent à l’opinion publique comme des illuminés, des imbéciles, des escrocs ou des fous. Leurs discours ne fonctionnaient plus, rendus, par d’autres, incompréhensibles, agaçants ou ridicules. Dans l’espace public, leurs mots ne portaient plus, ceux, par exemple, par lesquels ils affirmaient l’identité de leurs doctrines avec celles de Jésus-Christ. Pourquoi ces hommes, admirés ou craints comme les réformateurs sociaux les plus imaginatifs, tout d’un coup basculaient-ils dans l’oubli à peu près complet, pourquoi leurs adversaires triomphaient-ils, ceux qui se réclamaient du “parti de l’ordre” ou ceux qui n’avaient jamais cru à la force pure des idées, même les plus généreuses ? Juin 1848 n’explique pas tout 8.

3 Les historiens, quels que soient leurs projets d’écriture, ont toujours affaire avec l’oubli. C’est un de leurs plaisirs : exhumer les traces enfouies du passé qu’ils étudient, se faire inventeur de sources enfouies dans l’océan des archives 9. Ils n’ont pas tous, pourtant, les mêmes rapports avec ce qui du passé a été oublié et qu’ils ont retrouvé. Les rapports de distance ou de proximité avec les sources ne sont pas les mêmes pour tous. De manière simplificatrice, j’en conviens d’avance, je voudrais ici exposer deux positions possibles tendant, l’une, à considérer l’oubli comme un phénomène naturel, apparenté par son inéluctabilité à ce que serait l’érosion pour la géomorphologie, et l’autre à considérer l’oubli comme un résultat de volontés délibérées, récusant l’automaticité et la linéarité des processus historiques. Dans un cas, l’oublié a le goût de l’inessentiel, de l’insignifiant, de la marginalité, dans l’autre c’est tout le contraire, l’oubli est aussi fondamental pour une société qui continue à exister que le travail du refoulement dans l’inconscient auquel se livre un individu 10.

4 La première hypothèse est celle d’une histoire d’un passé mort, “refroidi”. C’est une histoire que Walter Benjamin désignait comme une histoire évolutionniste, opposée dans ses principes à celle qu’il revendiquait, l’histoire dialectique 11. Pour actualiser et compliquer le problème, on pourrait dire encore l’histoire “objectiviste” ou “scientiste”. C’est la démarche de ceux qui, comme François Furet, sous couvert de distanciation “scientifique”, proposaient de refroidir le passé, pour penser la Révolution française par exemple 12. C’est une histoire où l’on fait encore profession de foi de ne pas, de ne plus en avoir 13. Ceux qui l’écrivent croient pouvoir établir, en niant tout parti pris, un rapprochement, par exemple, entre ce qu’ont été le communisme et l’hitlérisme au XXe siècle pour dénoncer la survivance anachronique de l’un, pourtant semblable, selon eux, à l’autre 14. Ils proposent une lecture du passé comme une voie à sens unique, une continuité vers ce qu’ils appellent la “modernité”. Ils se donnent pour but de montrer à quel point le présent, celui de l’historien, est sans aucun doute le meilleur, qu’il ne faut surtout pas en changer, que le passé ne pouvait que conduire à ce présent. Ils voudraient faire croire qu’il n’existe pas d’alternative à ce temps présent, ils s’identifient aux vainqueurs de l’histoire, par intérêt, par conviction aussi. Le temps présent est perçu comme la phase ultime du progrès, l’ultime domestication des conflits d’un passé sauvage. C’est une histoire qui se propose d’arrêter là le mouvement de l’histoire, infatuée d’elle-même et de son temps, embourgeoisée, sage et raisonnable. Cette histoire apparemment dépassionnée, visant à un consensus prétendument nécessaire, faite pour tuer les combats du passé, faite pour tuer l’histoire, est une histoire à déserter le terrain de l’histoire politique. Pour cette histoire-là, l’oubli a

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frappé les plus faibles, ce qu’ils avaient à dire : leur temps est révolu. L’oubli a opéré la destruction de ce qui ne pouvait et ne devait surtout pas subsister.

5 Il existe une deuxième hypothèse : l’histoire d’un passé toujours présent, d’un passé réactivé. Dans cette hypothèse-là, l’exploration du passé n’est pas la recherche d’une justification du présent, mais une recherche pour changer le présent par l’exhumation de faits enfouis, de faits qui, rendus à la connaissance, peuvent être réactualisés. Il ne s’agit pas, ce qui serait absurde, d’établir un rapport d’homologie entre le présent et le passé, mais un “rapport critique”, selon une expression de Roger Chartier 15. Il ne s’agit pas plus de penser que le passé éclaire le présent, ni que le présent éclaire le passé, mais qu’ils peuvent se rencontrer, fusionner, “dans un éclair pour former une constellation”, écrivait poétiquement Walter Benjamin 16. Le passé a sans cesse été recomposé pour configurer le présent : il existe des formes organisées de l’oubli, elles méritent au moins un examen, elles ne sont pas toutes acceptables. Dans cette configuration, l’histoire est intellectuellement engagée, militante, combattante ; dans le pire des cas elle est relativiste, dans le meilleur et le plus indispensable des cas elle est anti-négationniste. Ceux qui s’y livrent n’ont que faire de refroidir le passé, ce qu’il peut avoir encore de brûlant, seul, les intéresse. L’écriture de cette histoire-là n’est pas, ne veut pas être, simple et inoffensive scansion des choses du passé, mais devenir. Elle ne vise pas au consensus, l’objectif n’est pas de participer à un continuel évitement des conflits. Le scripteur de cette histoire ne prétend pas se tenir en dehors de l’histoire qu’il écrit. Il ne cherche pas un abri sûr pour la conscience, il préfère, il choisit l’inquiétude, au risque parfois de réveiller la douleur, d’anéantir le travail du deuil. C’est une histoire souvent pleine de convictions, de colères, de violences même, certains diront “terroriste”. Entreprise pour susciter la discussion, délibérément porteuse de la dissension, une telle démarche peut-elle prétendre à ce statut “scientifique” revendiqué par ceux qui font croire à leur détachement froid des choses étudiées ? Dire le vrai, travailler sur le réel, impliquerait-il une protestation de neutralité vis-à-vis de ce qui a été construit comme un objet historique ? Y aurait-il ici renoncement au partage de la méthode historique ? L’histoire dominante d’un moment crée des fictions autour desquelles une société croit pouvoir fonctionner : les dénoncer, les déconstruire, n’est pas inévitablement voué à l’ineptie, encore moins au mensonge. Il ne s’agit pas de promouvoir une monstrueuse société sans oubli, d’assigner pour tout un abusif “devoir de mémoire”, mais simplement, en constituant les objets de son travail, de s’interroger sur ce qui du passé peut encore produire des effets dans le présent de l’historien, de s’interroger sur ceux à qui est destiné le travail de l’écriture, de s’interroger sur les raisons de le faire. Exhumer ce qui a été refoulé par le travail incessant de l’oubli peut déstabiliser le présent, ses croyances, ses pratiques sociales, politiques, culturelles. C’est vouloir écrire l’histoire non pour distraire ou endormir, mais rompre les silences autour desquels s’est organisé un certain type de société, pour sortir le présent de sa torpeur, pour le déconcerter, pour le désorganiser, le déranger, le bousculer, l’humaniser, pour continuer à vivre.

6 François Fourn est docteur en histoire

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NOTES

1.. Ce que montre, avec une grande sensibilité, dans un livre d’apparence modeste, Arlette FARGE, Le Goût de l’archive, Points histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1989, 156 p., ou cet autre, écrit avec un sociologue : Arlette FARGE et Jean-François LAÉ, Fracture sociale, Paris, Éditions Desclée de Brouwer, 2000, en particulier pp. 141-168, “L’envers de l’histoire”. 2.. Voir Roger CHARTIER, Au bord de la falaise, L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Éditions Albin Michel, 1998, pp. 11 et 16 entre autres --c’est un problème qui parcourt tout l’ouvrage en fait. Admettre que le travail de l’historien est lié au moment et au lieu où il est produit ne conduit pas nécessairement au relativisme dont il dénonce les dangers. Voir aussi les deux points de vue, en partie contradictoires, de Gérard NOIRIEL, “Les règles du métier”, dans L’Histoire aujourd’hui, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 1999, pp. 421-426 ; et Paul VEYNE, “Débats épistémologiques contemporains”, idem, pp. 427-433. 3.. Arlette FARGE, dans L’histoire aujourd’hui, ouv. cité, p. 266 : “Je pense que l’historien a quelque chose à dire du passé pour que le présent se modifie et que ses violences, par exemple, ne soient pas inéluctables” ; texte déjà publié dans Sciences Humaines, hors série n° 18, septembre-octobre 1997. 4.. Marc AUGÉ, Les Formes de l’oubli, Paris, Éditions Payot, 1998, p. 7, écrit, c’est la première phrase de son livre : “L’oubli est nécessaire à la société comme à l’individu”. 5.. Nicole LORAUX, La Cité divisée, l’oubli dans la mémoire d’Athènes, Critique de la politique, Paris, Éditions Payot, 1997, p. 277, cite cette définition que Lacan donnait de l’inconscient comme étant dans l’homme : “la mémoire de ce qu’il oublie”. 6.. François FOURN, Étienne Cabet (1788-1856), une propagande républicaine, thèse d’histoire sous la direction de Philippe Vigier et Francis Démier, Université Paris 10-Nanterre, juin 1996, Villeneuve d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 1998, 884 p. 7.. En particulier, Michèle RIOT-SARCEY, Le Réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Éditions Albin Michel, 1998, 310 p. ; plus récent, Michèle RIOT-SARCEY [dir.], L’Utopie en questions, La Philosophie hors de soi, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2001, 260 p. 8.. Voir Dolf ŒHLER, Le Spleen contre l’oubli, Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen, Critique de la politique, Paris, Éditions Payot, 1996, 465 p. Selon moi, il surévalue en partie l’importance des événements de juin 1848, spectaculaires certes, mais le déclin des grandes utopies socialistes leur est postérieur d’au moins un an. 9.. Nicole LORAUX, La Cité divisée…, ouv. cité, p. 84, suggère de s’interroger sur le plaisir que l’on a (et que l’on s’emploie à dénier) à écrire l’histoire. 10.. Jean-Bertrand PONTALIS, Ce temps qui ne passe pas, suivi de Le compartiment de chemin de fer, Paris, Éditions Gallimard, 1997, p. 65, qui cite Freud : “Le malade ne peut pas se souvenir de tout ce qui est en lui refoulé et peut-être pas précisément de l’essentiel” ; voir Sigmund FREUD, “Au-delà du principe de plaisir”, dans Essais de psychanalyse, Paris, Éditions Payot, 1968, pp. 7-82. 11.. Il parlait en fait plus souvent du “matérialisme historique” pour désigner son travail d’historien. Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris, Éditions du Cerf, 1997, 974 p. Voir p. 488, par exemple, il écrit : “La présentation matérialiste de l’histoire conduit le passé à mettre le présent dans une position

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critique”. Voir aussi l’introduction de cet ouvrage par Rolf Tiedemann, sur la “conception anti-évolutionniste de l’histoire” qui était celle de Benjamin ; voir Rolf TIEDEMANN, “Introduction”, ibidem, pp. 11-32, en particulier p. 29. 12.. François FURET, Penser la Révolution française, Folio histoire, Paris, Éditions Gallimard, 1978, p. 27. 13.. Bruno Groppo et Bernard Pudal, dans l’ouvrage collectif publié en partie pour répondre à ceux de François Furet, Ernst Nolte et Stéphane Courtois, invitent à une démarche “auto-réflexive”, une prise en compte simultanément du “sujet objectivant” et de “l’objet à objectiver” ; voir Michel DREYFUS, Bruno GROPPO, Claudio SERGIO INGELFORM et alii [dir.], Le siècle des Communismes, Paris, Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2000, p. 20. 14.. L’idée d’un rapprochement apparaît aussi dans Stéphane COURTOIS, Le livre noir du Communisme, Crimes, terreur et répression, Paris, Éditions Laffont, 1997, 846 p. Voir surtout Luc FERRY et Joseph ROVAN, Devant L’histoire : les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi, Paris, 1998, 353 p., en particulier les textes d’Ernst NOLTE, “Un passé qui ne veut pas passer”, ibidem, et Jürgen HABERMAS, “Une manière de liquider les dommages. Les tendances apologétiques dans l’historiographie contemporaine allemande”, ibidem, pp. 47-61. La polémique est évoquée par Paul RICŒUR, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, L’ordre philosophique, Paris, Éditions du Seuil, 2000, pp. 429-436. 15.. Roger CHARTIER, “Les représentations du passé”, dans L’Histoire aujourd’hui, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 1999, p. 18 ; texte déjà publié dans Sciences Humaines, hors série n° 18, septembre-octobre 1997. 16.. Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle…, ouv. cité, p. 478.

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Les temps retrouvés de Waterloo

Jean-Marc Largeaud

1 À qui entreprend de parler de Waterloo, le répertoire de la culture française fournit des références devenues inévitables. La facilité pourrait consister ici à rappeler, par exemple, Stendhal et l’interrogation de Fabrice del Dongo : “était-ce une véritable bataille” ? Le “syndrome de Fabrice” qui a été déduit du célèbre chapitre de La Chartreuse de Parme est resté une figure de l’incompréhension de n’importe quel phénomène social ou historique. Pour l’avoir retrouvé sous la plume de plusieurs historiens français du vingtième siècle, de Raymond Aron à Maurice Agulhon ou Michel Vovelle 1, faudrait-il n’en retenir que l’usage d’un lieu commun, la longue durée des faits de langage ou le poids de la littérature dans la formation des historiens ? Ou, plus imprudemment, devra-t-on aussi trouver dans la force singulière du “syndrome” la trace des vertus critiques et/ou de la séduction de l’ironie de Stendhal ?

2 Substituons une facilité à une autre, car les historiens ne lisent pas uniquement des romans. En 1834, cinq ans avant la parution de La Chartreuse de Parme, un manuel d’histoire demandait aux lecteurs de répondre à une question dont la brièveté, la qualité pédagogique et la tonalité inquiète peuvent aujourd’hui laisser pensif : “Dites quelque chose de la bataille de Waterloo” 2. De l’injonction qui précède déduira-t-on la vérité de ce que les Français d’alors cherchaient à dire du désastre : “quelque chose” ?

3 Entre l’inscription dans l’histoire élémentaire et la vision romanesque, on admettra provisoirement ici que l’injonction possède la vertu heuristique attendue d’un programme de recherche contemporain. On peut l’envisager dans un sens classique, car chercher ce qu’a représenté la défaite de Waterloo pour les Français du XIXe siècle 3 revient à s’interroger sur la façon dont l’événement est perçu ou utilisé. Plus largement, il convient de se demander si un événement est pensable pour un historien en dehors des représentations qui le constituent comme événement, ce qui n’est pas seulement construire un objet et rendre compte de sa chronologie.

4 L’étude abordera d’abord les questions posées par le temps court de l’événement. Dans la seconde partie, il sera fait état du destin surprenant de Waterloo à l’intérieur du temps politique au cours du XIXe siècle. Dans la mesure où la longue durée de la défaite du 18 juin 1815 invite à analyser l’interrogation rétrospective des Français avant 1914,

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on évoquera dans la dernière partie l’utilité et les difficultés d’une relecture au second degré de l’événement. L’événement sur le temps court (1815-1818) 5 L’étude attentive des sources autorise à se demander ce que fut, en son temps, l’événement. La nouvelle de la défaite de Waterloo a précédé l’annonce officielle du désastre par Napoléon. Les conditions dans lesquelles les bruits et les rumeurs se propagent n’ont pas de précédent, même si on peut évoquer la situation dramatique de 1793. Le bruit de la défaite se manifeste dès le 19 juin 4, sur les axes de retraite de l’Armée du Nord et même beaucoup plus à l’écart 5. De plus, la “vérité” impériale, diffusée dans Le Moniteur du 21 juin 1815, constitue une nouveauté sans équivalent dans l’histoire de France, en dépit de l’existence du XXIXe Bulletin qui présentait au pays les désastres de Russie en 1812. La nouvelle, annoncée par l’Empereur lui-même, dans un pays divisé et menacé, en proie à l’inquiétude, révèle, dans sa brutalité, la réalité de l’événement. La force en est redoublée dans les régions qui commencent à subir une invasion souvent brutale. La défaite est donc connue, suivant les lieux, entre le 19 et le 27 juin (au plus tôt) ; elle précède de peu l’annonce de l’abdication.

6 La sobriété du constat pourrait ici suffire, mais laisse insatisfait. Il est pourtant difficile d’aller plus loin car beaucoup d’incertitudes demeurent sur la diffusion de la nouvelle et sur les réactions immédiates. Il faut ainsi regretter le quasi silence des responsables politiques et militaires dans les archives conservées : on peut prudemment émettre l’hypothèse d’une destruction des documents avant le retour de Louis XVIII 6… Il est par conséquent difficile ou hasardeux de faire à la suite de Henri Houssaye le tour de France des réactions à la défaite 7. Ce que l’on en connaît est fragmentaire 8 et, curieusement, l’historiographie française a longtemps délaissé 9 cette période trouble de l’été 1815, sauf dans les revues d’histoire locale 10. Faudrait-il conclure à l’indifférence ou à la neutralité face à l’événement ?

7 L’étude de la presse pourrait le laisser croire en partie. Elle représente une des vraies curiosités de ces temps de guerre et de défaite. Que publie-t-on en effet sur Waterloo ? Entre le 21 et le 27 juin Le Moniteur fournit divers récits de la bataille. Se succèdent Napoléon, le général Drouot, le maréchal Ney dans son intervention à la Chambre des pairs le 22 juin, et plus curieusement, la traduction de la relation de Wellington. En ajoutant la lettre de Ney à Fouché publiée dans le Journal de l’Empire du 27 juin, la liste des principaux récits contemporains est complète. Elle sert de base documentaire à une presse qui commente fort peu l’événement et se contente de le reproduire ou d’y faire allusion. Les maigres articles des journalistes méritent de retenir pourtant l’attention. D’abord parce que fort peu de place est donnée à l’ennemi comme menace ou même comme fantasme. Ensuite parce que sont fournis des détails fantaisistes ou des commentaires promis à l’oubli (l’indication que les soldats de la Garde faits prisonniers auraient été systématiquement fusillés), ou destinés à la plus grande postérité (la phrase fameuse attribuée à Cambronne apparaissant dès le 29 juin). Enfin, parce qu’on peut y lire la réapparition d’une partie de la rhétorique nationale issue de la Révolution, forme de réaction à la défaite, sans commune mesure avec la détermination de 1793. En admettant le poids des incertitudes politiques et militaires, la rapidité de la Restauration laisse en fait peu de chances de saisir l’éventail et surtout la sincérité des réactions du moment.

8 Mais il serait périlleux de borner le temps court de l’événement à l’effondrement brutal de juin et juillet 1815 et à l’expectative des contemporains, car l’événement prend corps

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dans plusieurs séries de traditions picturales ou de filiations de textes où s’élaborent, dans le cadre d’une reconstruction, les premières représentations de la défaite. Il est présent dans les images qui ne dureront pas, celles de la légende noire, comme dans les images qui resteront : les grenadiers, Cambronne, le dernier carré 11. Il est interprété dans des textes dont on retiendra celui de Pierre Colau 12, polygraphe obscur dont le récit, publié dès août 1815, fondé sur une combinaison des relations de Napoléon et du général Drouot tirées du Moniteur, servira de base à plus d’un tiers des relations de la bataille jusqu’à la fin de la Monarchie de Juillet. Si le livre de Colau relève de la catégorie des classiques de l’ombre souvent plagiés, il n’en est pas de même pour celui de Casimir Delavigne dont Les Messéniennes paraissent en 1818 13. Cette entreprise de consolation de la France vaincue au moment où les Alliés quittent le territoire livre sans doute un jalon de la chronologie de l’histoire de Waterloo, d’une bataille perdue aux réalités matérielles de l’occupation d’une partie du pays. Les surprises du temps long (1818-1914) 9 Waterloo demeure dans le temps long : il est nécessaire de retrouver les relations spécifiques de l’événement avec l’histoire.

10 De Delavigne en 1818 à Henri Houssaye en 1898, dernier grand succès de librairie pour “Waterloo” au XIXe siècle, la logique voudrait que l’on ne considère que les registres de l’histoire culturelle ou de l’historiographie pour rendre compte de la longue durée de l’événement. Avec un peu de bonne volonté, il faudrait en outre préciser qu’entre les deux dates s’exprime de façon différente la solide et durable tradition de l’anglophobie française, de Waterloo jusqu’à Fachoda. Mais ce serait méconnaître d’une part la coupure fondamentale de 1870 et d’autre part laisser dans l’ombre un des enseignements de ce que furent d’abord, mais pas uniquement, les temps de Waterloo : ceux de la politique intérieure et de ses surprenantes appropriations de l’événement, non ceux d’une véritable volonté de revanche 14.

11 Avant 1870, Waterloo est un élément parmi d’autres de la rhétorique nationale et du discours sur la Nation. Il est en général utilisé par des opposants afin de dire qui a le droit de parler au nom de la “Nation” ou de la “Patrie” et de ses intérêts pour disqualifier l’adversaire au pouvoir. Revendiquer la grandeur et l’héroïsme des vaincus va de pair avec la volonté de se montrer plus national que l’adversaire politique. Libéraux de l’opposition à Louis XVIII, membres du “mouvement” et légitimistes sous la Monarchie de Juillet, républicains sous tous les régimes ont donc brandi l’épouvantail de Waterloo. Si l’on admet la logique des appropriations politiques, c’est bien une volonté de contrôle politique de la référence à la bataille qui s’énonce dans la revendication. Or, les différents pouvoirs mis en cause ne sont pas restés l’arme au pied. Leurs réponses ont oscillé entre une répression très modérée avant 1830, et la réponse symbolique après cette date. Parce qu’il est impossible de revendiquer ou de commémorer la défaite, la réplique est donc de l’ordre de la stratégie indirecte. Sous Louis-Philippe, le programme de décoration de l’Arc de triomphe réalisé en 1836 constitue le meilleur exemple de choix symbolique. Waterloo s’inscrit en filigrane entre la mention de la dernière victoire, Ligny, et l’allégorie de “la Paix” (1815), faisant pendant à l’”Invasion” pour 1814. Sous le Second Empire, en fonction de ses propres objectifs et sous le feu de la critique républicaine, la propagande du pouvoir jouera sur les succès extérieurs et sur la reconnaissance de la Nation envers les soldats pris dans la tourmente des guerres de 1792 à 1815. Elle honorera tout spécialement les soldats du bataillon de l’île d’Elbe et les blessés de Ligny et de Waterloo lors du règlement du

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testament de Napoléon (1854-1857). On en conclura que, par une présence en arrière- plan, Waterloo peut aussi servir l’ordre établi.

12 Après 1870, après Sedan, Waterloo aurait dû disparaître. Il n’en est rien même si la référence est maintenant située ailleurs que dans le champ des luttes politiques. La récupération de la bataille par les républicains qui en font délibérément un élément essentiel de la culture scolaire républicaine suggère cependant davantage qu’un déplacement du terrain. Avec la condamnation du césarisme menant à la défaite, la place de Waterloo dans l’éducation des citoyens est fondamentale chez Lavisse et d’autres pédagogues. Elle dévoile que les républicains avaient --et pour cause-- intériorisé et neutralisé la fonction de contestation rattachée à Waterloo.

13 Avant 1914, l’événement marquant est en 1898 l’histoire d’Houssaye. Elle est appréciée pour ses qualités dramatiques mais aussi parce qu’elle se rapproche des objectifs scientifiques de la discipline à la fin du XIXe siècle : utilisation massive des sources (et des notes infrapaginales), érudition et souci de la preuve. Il faudrait alors utiliser la catégorie d’événement culturel pour rendre compte d’un triomphe de la librairie. Mais ce n’est qu’une des composantes d’un succès qui lui vaut les louanges de la gauche (et de Jaurès) comme de l’extrême droite (qui voit dans l’œuvre la “démonstration saisissante” du “nationalisme intégral” de Maurras 15). On peut interpréter cette unanimité comme l’expression d’une consolation après Fachoda, donc comme l’adhésion à une expression historiographique de la notion de “revanche”. Mais on doit se demander si la présence de Waterloo au moment où se déroule l’affaire Dreyfus ne donne pas la clé du véritable contexte et une explication possible : Waterloo fut à la fois une façon de dire et d’exorciser “l’esprit de guerre civile” 16.

14 Décrite en fonction de mécanismes d’appropriation ou de contestation, la notion de “temps politique” peut prêter à confusion. Waterloo s’inscrit parfois dans les coupures traditionnelles de l’histoire de France, mais plus souvent dans un décalage à l’intérieur du temps politique, en-deçà ou au-delà des dates de naissance des nouveaux régimes ou des événements qui ramènent l’attention sur le 18 juin 1815. Il est ainsi des dates immanquables, celle de 1829 avec la célèbre attaque de Barthélémy et Méry contre Bourmont sous le ministère Polignac, celle de la révolution de 1830 considérée comme “le dernier coup de canon de Waterloo” dans une formule revendiquée par Alexandre Dumas. Il en est d’autres dont la signification et l’importance doivent être reconstruites. L’année 1857 peut être retenue dans la chronologie pour la parution des Châtiments de Hugo et la publication à Bruxelles de l’Histoire de la campagne de 1815 sous la plume du lieutenant-colonel Charras, véritable chef de l’opposition républicaine en exil : Waterloo s’insère dans la pensée critique républicaine. Or, la place dans l’histoire de l’événement ne prend tout son sens qu’en fonction d’un autre élément du contexte. En 1857, en effet, Napoléon III réinvente le stéréotype du vieillard glorieux ayant bien mérité de la Nation avec la médaille de Sainte-Hélène qui récompense les anciens combattants de la République et de l’Empire. Et si l’on souhaite prouver que l’intervention des républicains en 1857 représente un tournant de cette histoire, il faut tenter l’expérience en dehors des seules indications de contenu et retrouver la généalogie de l’implication de Hugo ou de Charras. C’est alors qu’une périodisation s’impose. On justifiera dans ce cas les dates limites de 1848 et 1857 en évoquant les séquelles de Juin 1848 qui font de l’inauguration du monument de Cambronne à Nantes une opération de maintien de l’ordre, l’achat d’un tableau sur Waterloo par le Comte de Chambord en 1850 ou encore les fortes paroles de Thiers désignant le parti de l’ordre

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comme “vaincu de Waterloo” 17. L’histoire de Waterloo est ainsi située dans l’évolution politique qui mène à l’échec final de la République. Il faut en tirer la conclusion : les républicains exilés pensent Waterloo en fonction du coup d’état de 1851 et des divisions issues de juin 1848.

15 Or, l’exemple du livre de Houssaye le suggère, seul le croisement constant de sources d’origines diverses permet de reconstituer l’ensemble de la chronologie sur le temps long du XIXe siècle, en précisant les données directement issues du temps de la politique et en justifiant les inflexions d’une histoire de l’événement. Waterloo montre une façon de faire de la politique “avec d’autres moyens”. Mais l’obligation de rendre compte d’une part de la diffusion ou de l’impact du souvenir et des thèmes rattachés à la bataille, d’autre part des images ou de la grande peinture et des textes isolés, ouvre sur de considérables difficultés d’analyse. Entre mémoire et représentations : les temps incertains de la délectation morose 16 Ressaisir l’événement dans sa globalité exige de retrouver les milieux, les processus et les règles où il se constitue et s’énonce. Il convient donc d’admettre comme indispensables l’attention aux vecteurs de la mémoire, à la résurrection des codes culturels et aux relations entre identités et événement.

17 Qui porte la mémoire de Waterloo ? Avec le cumul d’un effet de sources et des difficultés de la recherche, on atteint au mieux des groupes, des tendances politiques, des réactions d’individus instruits. Il n’est possible d’entrevoir des perceptions populaires de l’événement que de façon indirecte, dans le Paris de 1830 par exemple. Les autobiographies “populaires” renseignent mal sur ce qu’a pu représenter Waterloo et il serait hasardeux d’extrapoler à partir des remarques incidentes de Norbert Truquin sur la bataille. Des fragments d’interprétation délicate existent. Par exemple, les dossiers des médaillés de Sainte-Hélène mettent toujours en relief la participation aux combats de l’Armée du Nord et de 1815, et mentionnent parfois “Waterloo” même si le militaire était parfois loin du théâtre des combats de 1815. Mais la médiation --et les commentaires-- des maires ou d’autres autorités laissent penser qu’il s’agit au moins autant d’une mémoire confisquée que d’une mémoire populaire… Malgré les incertitudes sur l’oralité et la transmission des thèmes napoléoniens, il conviendrait donc de s’interroger sur les problèmes d’histoire sociale qui justifient la longue durée de l’événement et sur leur propre temporalité.

18 Pour étoffer une analyse des vecteurs de mémoire, est-il davantage pertinent de se tourner vers les ressources spécifiques de l’histoire culturelle ? À s’en tenir à l’histoire du livre les résultats ne sont pas négligeables. Dans la littérature historique exclusivement ou largement consacrée à la campagne de 1815, le républicain Achille de Vaulabelle devance tous ses concurrents avec 16 000 exemplaires et huit éditions de l’Histoire des deux Restaurations de 1844 à 1874 et deux récits de la campagne de 1815 publiés à part 18. Il est rejoint par Thiers avec le vingtième volume de l’Histoire du Consulat et de l’Empire et Waterloo tiré à part en 1862 à 10 000 exemplaires. Le grand succès historique du siècle revient incontestablement à Henri Houssaye, dont l’ouvrage fut édité à 75000 exemplaires de 1898 à la guerre de 1914. Il est légitime de les comparer à d’autres : Le Mémorial de Sainte-Hélène de Las Cases (40 000 exemplaires au moins avant 1850), Les Misérables et Les Châtiments (91 000 et 60 000 exemplaires) de Victor Hugo, le Waterloo d’Erckmann-Chatrian (59 915 exemplaires). Mais en dehors du palmarès, de l’esquisse d’une topographie éditoriale particulière et de la confirmation de la chronologie et du poids de la politique, l’histoire de l’édition ne permet pas de ramener

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de façon univoque au contenu de ce qui a été réellement connu --ou dit-- de l’événement.

19 À défaut, la recherche des codes culturels ouvre d’autres perspectives. Toute bataille, et tout événement, “dignes de mémoire”, possèdent des codes culturels dans lesquels ils s’inscrivent et/ou qui leur sont propres. Il s’agit de trouver les registres de l’explication et de comprendre la place de Waterloo dans les représentations, donc dans des temporalités différentes. Il importe de déterminer ce qui est historiquement actif, ce qui éclaire spécifiquement l’histoire au second degré de la bataille dans les idéologies ou les mentalités collectives. L’étude du rapport à la guerre, de l’héroïsme, de l’histoire militaire 19 et même celle des “mots” de Waterloo trouve alors sa justification.

20 Ce type d’approche fait encourir à juste titre le reproche d’un empirisme mal maîtrisé. Or la fréquentation studieuse des textes conduit à élaborer un éclairage récurrent qui interdit de prendre systématiquement des répétitions pour des reproductions à l’identique de sentiments, d’images ou d’analyse. Les mécanismes identitaires à l’œuvre dans l’expression de la relation à Waterloo conduisent à exploiter ce qui est un peu plus qu’une hypothèse de travail. Les identités explicitement mises en rapport avec Waterloo sont exprimées de deux manières complémentaires. En premier lieu, écrire sur la bataille est une forme d’expression de soi. Contemporains de l’événement, mémorialistes, poètes et historiens se conforment à l’idée d’une obligation : dire “quelque chose” de personnel (le plus souvent d’une banalité sans bornes) de la chute de Napoléon et de la Grande Armée. Nul ne l’a mieux réussi que Chateaubriand dans un passage célèbre où l’auteur guette les bruits de la bataille et réfléchit sur des sentiments probablement reconstruits. Dans les Mémoires d’Outre-Tombe, l’auteur écrit en effet : “la patrie l’emportait en ce moment dans mon cœur” 20. Ce procédé d’association du nom de la bataille ou des mots “France” ou “patrie” ou “liberté” au “moi” est général et se retrouve chez tous ceux qui ont cédé à la tentation de faire de “leur” Waterloo, un hommage à la mesure de la fierté déçue, un morceau de bravoure inégalement réussi.

21 De plus, Waterloo est un réceptacle pour d’autres identités que celle de “Français”. L’intériorisation se pratique dans la posture et l’argumentation de diverses tendances de vaincus. On peut légitimement en rappeler l’énumération déjà entrevue : battus de “1830” (légitimistes, puis républicains), républicains victimes du 2 décembre 1851, anciens combattants de 1870… Il faut par conséquent admettre que plusieurs générations de vaincus peuvent s’identifier aux héros malheureux de Waterloo. Cette intériorisation est d’ailleurs confirmée par le rappel ou la revendication de Waterloo chez des minoritaires ou des marginaux. Waterloo sert à exprimer l’inquiétude devant le bouleversement social, à dénoncer la pathologie urbaine ou l’insolente fortune des banquiers Rothschild. On s’identifie donc positivement aux vaincus du 18 juin pour des raisons qui peuvent rappeler les problèmes spécifiques de 1815 ou, à la lettre, n’en rien dire.

22 La force d’attraction de la grandeur dans la pire des adversités, de la défaite glorieuse, a ainsi donné naissance à une “culture de la défaite” sous la pression d’autres événements qui lui donnent sa propre chronologie. Pour l’ensemble du XIXe siècle et peut-être pour le XXe, Waterloo lui fournit un leitmotiv et en fonde les ambivalences redoutables, entre délectation morose, velléités de revanche et résignation.

23 Les Français du XIXe siècle ont à diverses reprises donné des lectures contradictoires ou concordantes de la bataille du 18 juin 1815 car les rapports de l’événement avec le

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discours sur la Nation, avec l’universel politique et de multiples identités ont garanti sa pérennité. La difficulté principale est de retrouver les repères et les césures d’un processus complexe, négatif et positif, de construction d’une temporalité spécifique où la défaite est insérée dans la mémoire nationale par le biais des oppositions politiques. La manière dont l’événement est adopté ou revendiqué par les familles politiques ou les individus en a fait un élément d’identité partagée qui ne peut être analysé qu’en fonction d’un ensemble de représentations dont le contenu et la structure évoluent à l’intérieur de symboliques et de chronologies politiques, identitaires, guerrières ou nationales. Du temps court de l’événement au temps long des appropriations et des représentations se sont donc indissolublement tissé les liens de la formation conjointe d’une culture et d’un de ses thèmes, Waterloo, à la fois expérience et image définitive de la défaite glorieuse.

24 Jean-Marc Largeaud est maître de conférences

25 à l’Université François Rabelais de Tour

NOTES

1.. On nous pardonnera ici de ne pas faire de renvoi à des références qui seraient en dehors du contexte de la réflexion des historiens cités. 2.. L. C., Cours d’Histoire, Paris, Éditions Moronval, 1834, p. 275. 3.. Comme il ne sera pas fait de renvoi systématique aux allusions et aux citations dans la suite du texte, renvoyons à notre Waterloo dans la mémoire des Français (1815-1914), Thèse d’histoire sous la direction de Claude-Isabelle Brelot, Université Louis Lumière- Lyon 2, janvier 2000, 3 volumes. 4.. Par exemple à Laon. 5.. Le jeune Edgar Quinet apprend la nouvelle par des récits oraux, mais écrit en 1858 : “ Waterloo nous apparut en réalité par les premiers soldats débandés” passant à Charolles. Encore faudrait-il connaître les dates approximatives de l’arrivée des uns et des autres. Voir Edgar QUINET, Histoire de mes idées, Paris, Éditions Flammarion, 1972 (1 ère édition 1858), pp. 106-107, souligné par nous. 6.. Les résumés des dépêches établis pour le ministère de l’Intérieur ont presque tous disparu pour les deux dernières semaines de juin 1815. 7.. Henri HOUSSAYE, 1815, tome 2, Waterloo, Paris, Librairie Plon, 1898. 8.. Rappelons les émeutes de Bourges contre les royalistes et le clergé (23-24 juin 1815) ou le déclenchement des prodromes de la Terreur Blanche à (24-27 juin). 9.. Pour la date de parution et la qualité du texte, il est cependant juste et opportun de rappeler le livre de Félix PONTEIL, La chute de Napoléon Ier et la crise française de 1814-1815, Paris, Éditions Aubier-Montaigne,1943, 349 p. 10.. Signalons au passage le grand silence des histoires régionales des années récentes, sauf exception.

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11.. Le renouvellement des images n’apparaît que plus tard, après 1830, où Napoléon revient dans le carré de la Garde, et avec Les Misérables qui relancent la cavalerie à l’assaut du Mont Saint Jean… 12.. Pierre COLAU, Histoire de Napoléon, Paris, Éditions Vauquelin, 1815. 13.. Une des Messéniennes est consacrée à Jeanne d’Arc ; voir Casimir DELAVIGNE, Trois Messéniennes, élégies sur les malheurs de la France, Paris, Éditions Ladiscat, 1818, 31 p. 14.. Qu’il y ait eu des âmes ardentes prêtes à en découdre, nul n’en doutera. Mais, qui, après 1815, aurait pu raisonnablement prendre la responsabilité d’assumer la logique ultime de la revanche : l’acceptation d’un risque de guerre générale pour reprendre la Belgique et les frontières du Rhin ? Les républicains et les bonapartistes une fois au pouvoir après 1848 s’en sont bien gardés. 15.. Voir Le Soleil, 31 janvier 1901. 16.. Voir Maurice AGULHON, “Pour une conclusion”, dans Jean-Clément MARTIN [dir.], La Guerre civile, entre histoire et mémoire, Nantes, Ouest Éditions, 1995, p. 247. 17.. Dans le célèbre discours sur la loi électorale de 1850, Le Moniteur, 24 mai 1850, p. 1805. 18.. Achille de VAULABELLE, La Campagne et bataille de Waterloo, Paris, Perrotin, 1845, 219 p., est tiré à 5 000 exemplaires en 1845 ; voir Archives nationales, F18* II 32. 19.. Nous renvoyons à Jean-Marc LARGEAUD, “Mémoire et identités : Waterloo et la genèse de la "défaite glorieuse"“, dans Natalie PETITEAU [dir.], Territoires, pouvoirs et identités : voies de renouvellement de l’histoire de l’Empire, colloque, Université d’Avignon, mai 2000, à paraître. 20.. Voir François-René de CHATEAUBRIAND, Mémoires d’Outre-Tombe, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Éditions Gallimard, 1946, livre 23, chapitre 16, p. 963.

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Temps des historiens, temps des mémorialistes : complémentarité et rivalité

Damien Zanone

1 Ma contribution au débat de cette table ronde ne fera pas entendre une parole d’historien mais de “littéraire” (dans l’emploi substantivé que prend l’adjectif pour servir d’étiquette dans le contexte académique des spécialisations universitaires).

2 J’ai mené un travail d’enquête sur les Mémoires (dits “Mémoires historiques”) publiés dans la France de la première moitié du XIXe siècle : travail mené avec la volonté de caractériser une forme --celle des Mémoires-- et aussi, à l’occasion de l’instabilité de celle-ci, avec la volonté de penser la proximité entre différents modèles narratifs (l’écriture de soi, l’ecriture de l’histoire et l’écriture de la fiction).

3 Dans le cadre du débat qui nous réunit, j’aimerais apporter un éclairage sur la manière dont les textes des Mémoires confrontent les deux figures du mémorialiste et de l’historien et problématisent le lien entre elles : en d’autres termes, mon but est de caractériser la stratégie dominante du discours des mémorialistes vis-à-vis des historiens.

4 On peut parler de stratégie, l’enjeu est lourd : dans la période post-révolutionnaire (Restauration et Monarchie de Juillet), la formulation d’un récit de l’histoire contemporaine (celle de la Révolution et de l’Empire) est une préoccupation essentielle et, dans ce contexte, la figure de l’historien prend un prestige herméneutique devant lequel tout le monde acquiesce. La stratégie des mémorialistes, alors, va tendre, à force d’hommages, à neutraliser cette figure en la figeant dans son auréole.

5 Voyons comment procède le discours des Mémoires : le constat pragmatique est fait d’une urgence publique d’un récit unifié de la période récente (le souci de compréhension s’associant volontiers à une volonté judiciaire) ; mais dans le même temps, le constat théorique est réitéré de la difficulté --voire de l’impossibilité-- de l’histoire du contemporain. Pour sortir de l’embarras, les Mémoires sont là : pis-aller, moyen terme, ils sont ce que l’on peut trouver de moins mal dans l’attente partagée

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d’un “temps de l’histoire”. Cette dernière notion se diffuse aussi bien chez les mémorialistes que chez les historiens de l’époque, chacun s’employant à faire valoir son énonciation par rapport à elle : les uns (mémorialistes) trouvant moyen de faire patienter le public dans son attente, les autres (historiens : par exemple René-Jean Durdent, auteur en 1817 d’une Histoire de la Convention nationale) prétendant avoir trouvé quelque astuce pour l’anticiper. Élaborée par la spéculation épistémologique, la notion de “temps de l’histoire” vaut comme une fiction cognitive, voire un mythe de la connaissance en matière historique (il y a un temps où tout sera éclairci, révélé) : cette notion a donc avant tout, dans l’immédiateté du discours, la pertinence d’un dispositif rhétorique.

6 C’est ce dispositif que déploient les Mémoires : entre le temps des événements et le temps de l’histoire, ils s’immiscent et installent un temps de la mémoire. Par là, ils fondent leur légitimité et prétendent à une exclusivité narrative sur l’histoire contemporaine. La figure de l’historien à venir, sans cesse convoquée comme caution par le discours mémorialiste, est hissée à un niveau d’idéalité où, en fait, elle se désincarne. Impossible dans le présent, l’historien finit par apparaître comme impossible tout court… Le futur où on le relègue remplit la fonction d’un temps des projections émancipées du principe de réalité : le discours des Mémoires n’accepte la figure de l’historien qu’en apothéose et c’est une manière de le refuser. Les mémorialistes peuvent bien faire l’hommage de la préséance hiérarchique à “l’historien à venir”, ils se réservent, en attendant, l’occupation du terrain de la contemporanéité, qui est présence réelle.

7 Entre complémentarité affichée et rivalité réelle, la relation entre mémorialistes et historiens, dans le discours des Mémoires, est habituellement naturalisée sur l’axe temporel comme une succession chronologique nécessaire. Cette succession déroulerait les deux étapes d’une fable du savoir : il y aurait d’abord un temps de la mémoire (et donc des mémorialistes), puis un temps de l’histoire (et donc des historiens).

8 Dans le cadre schématisant d’une présentation délibérément très synthétique, je n’aurai donc saisi l’expression de “temps des historiens” que comme un bloc discursif. En négligeant de lire l’expression de “temps des historiens” au gré d’un génitif subjectif (le temps du point de vue des historiens) et en choisissant plutôt d’y lire un génitif objectif (le temps auquel appartiennent les historiens), j’ai exercé mon privilège de “non-historien” en plaçant les historiens comme objet de discours, en les montrant rhétoriquement instrumentalisés par d’autres qui en ont profit. Placée en concurrence à la parole des historiens, celle des mémorialistes peut s’entendre comme un contrepoint qui a la vertu de rendre sensible à la relativité des énonciations ; les unes et les autres construisent leur légitimité par réciprocité.

9 Damien Zanone est maître de conférences

10 à l’Université Stendhal-Grenoble

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Présent, passé, futur : la mort et le temps politique (1820-1830)

Emmanuel Fureix

1 Jamais depuis la Révolution le culte des morts n’avait suscité de telles mobilisations politiques. Sous la Restauration, les morts de princes, de “grands hommes”, d’opposants voire d’émeutiers deviennent des événements politiques, où s’estompe le rite de passage individuel au profit d’une mise en scène publique ou d’une prise de parole collective 1. Ces morts à usage politique sollicitent les trois dimensions temporelles, passé, présent, futur. Plus que tout autre événement, elles font s’entrecroiser un horizon d’attente et un champ d’expérience collectifs 2, et à ce titre, informent sur les imaginaires du temps politique, dont les trois composantes sont rarement étudiées simultanément. Elles renvoient toujours, par delà le défunt, à une expérience commune, plus ou moins traumatique, et contribuent à ce titre à inscrire, parfois brutalement, le passé révolutionnaire dans le présent. Le discours ou le rituel funèbres agissent aussi sur le présent, subrepticement, sous la forme de l’avertissement ou de la contestation. Ces morts suscitent, enfin, des attentes d’avenir, plus ou moins crispées, capables de prolonger ici-bas l’héritage du défunt.

2 Le premier XIXe siècle correspond à cet égard à un basculement du rapport passé/ présent/futur. Avec le sentiment tragique d’accélération du temps, s’est creusé l’écart entre les expériences acquises et le futur représenté 3. Les grands événements funèbres de la Restauration sont les laboratoires privilégiés de ce processus. Ils font émerger deux cultures du temps, deux réponses possibles à cette dislocation du lien entre passé et futur, grossièrement superposables aux sensibilités ultra-royaliste et libérale. La première nie cette dislocation, fige le déroulement du temps dans une éternité fictive, dont le futur découlerait providentiellement d’un passé déjà écrit. La seconde fait du moment funèbre le point de passage vers la promesse de lendemains meilleurs, et l’un des signes de la perfectibilité de l’histoire humaine. Nous les étudierons essentiellement à partir de deux événements, la mort du duc de Berry (février 1820), et la mort du général libéral Foy (novembre 1825), et à l’aide de deux méthodes d’enquête : l’analyse des discours funèbres dans un cas, l’approche anthropologique dans l’autre, à partir du rituel des funérailles.

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Providence et éternité : le temps ultra-royaliste (février 1820, mort du duc de Berry) 3 On connaît, jusqu’à la caricature, l’utopie réactionnaire des ultras 4, ce vieux rêve de rétablissement de l’ordre immuable des choses, et d’effacement de la césure révolutionnaire. La mort violente du duc de Berry, héritier de la dynastie assassiné à la sortie de l’Opéra sous les coups de Louvel, la nuit du 13 au 14 février 1820, met à l’épreuve cette attente un peu désespérée du retour à l’ancien. La Révolution, par la main de Louvel, resurgit en pleine Restauration. Signe apocalyptique ? Dernière expiation d’un passé qui ne passe pas ? L’événement funèbre, ici, offre le meilleur laboratoire qui soit des représentations ultra-royalistes du temps politique. Du décès du prince aux funérailles de Saint-Denis, le 14 mars 1820, les ultras, on le sait, font un retour en force, voient leurs exigences triompher, obtiennent le départ de Decazes et le dépôt de lois d’exception sur la presse et la liberté individuelle. Dans ce moment contre-révolutionnaire de la Restauration, que les libéraux comparèrent à la Terreur blanche de 1815, il est d’autant plus intéressant d’examiner, dans les discours ultras sur la mort du prince, comment la Providence permet d’intégrer un “accident politique” 5 dans un temps monarchique “éternel”.

4 Le présent, aux couleurs du régicide, est englouti dans la répétition du passé révolutionnaire. Le topos du “nouveau 21 janvier” prend forme dans la presse ultra- royaliste dès les lendemains du crime 6. L’allusion au régicide ne relève pas de l’analogie historique, passage obligé de tout discours sur l’événement au XIXe siècle, elle traduit cette étrange confusion des temps qui hante les ultras, l’angoisse de revivre une deuxième fois le drame central de la Révolution. Il faut prendre littéralement ces mots d’un royaliste intransigeant, début mars 1820, qui constate que “le passé vient de ressusciter tout entier dans le crime de Louvel” 7.

5 Cette reviviscence de la Révolution, pour les ultras, est œuvre providentielle, signe d’un gouvernement divin. Elle accomplit une prophétie longtemps scandée. La prophétie, on le sait, est devenue depuis 1789 la clef de lecture contre-révolutionnaire de l’histoire contemporaine, guidée par une interprétation des Écritures, du jugement de Salomon à l’Apocalypse selon Saint-Jean 8. Elle retrouve sous la Restauration un éclat particulier, en particulier auprès des ultras lecteurs du onzième entretien des Soirées de Saint- Petersbourg de Joseph de Maistre 9, et témoins attentifs des oracles de Mademoiselle Lenormand 10, ou du prophète Martin de Gallardon 11. La prophétie permet, précisément, de sortir du temps, de se créer un substitut d’éternité 12. En 1819-1820, les prophéties se multiplient dans le discours ultra, qui annoncent le triomphe de la révolution, voire du régicide. Le retour d’une partie des régicides bannis du territoire en 1815 13, l’élection de l’abbé Grégoire à la Chambre des députés, assimilé à un “régicide”, les soulèvements révolutionnaires en Espagne, les dénonciations libérales des cérémonies expiatoires du 21 janvier 14, font pressentir, dans les mois et semaines qui précèdent l’assassinat du duc, l’imminence de la catastrophe 15.

6 Au lendemain du 13 février, la catastrophe est donc lue comme prophétie réalisée. Une brochure publiée anonymement recense rétrospectivement 43 “pressentiments, rêves, visions, apparitions et singularités” annonciateurs de la mort du prince 16. Les anecdotes sont peuplées de signes surnaturels, et reposent sur les croyances populaires, surtout féminines, en la clairvoyance des rêves prémonitoires 17. Le propos sous-jacent en est proprement politique : le régicide répond à une effroyable logique, prévisible et observable, l’affaiblissement du principe monarchique, autorisé par une dérive libérale du régime, incarnée par Decazes. Dans le même esprit, la mort du duc

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redonne un sursaut d’actualité aux avertissements donnés depuis janvier 1816 par le prophète royal Martin, laboureur beauceron, et relayés par des cercles dévots et une camarilla ultra. Les visions de l’oracle-paysan, en effet, s’étaient poursuivies après son entrevue avec le roi le 2 avril 1816 et, depuis 1819, se faisaient l’écho des sombres menaces qui pesaient sur la Restauration. Leur confirmation par la mort du prince- héritier de la dynastie redonne sens aux voix de la Providence, et tort à la modération de Louis XVIII : “Rougissons d’être français, s’exclame le très royaliste marquis de Sailly. Quel crime affreux vient d’être commis […]. Voilà la suite de tous les malheurs prédits par Martin, s’il [le roi] ne profitait pas des avertissements de l’ange” 18.

7 Cette menace du passé révolutionnaire sur le présent doit, précisément, être conjurée. Durant la cérémonie funèbre, des allusions à la Révolution proposent une réécriture du passé, à rebours, au profit des vaincus. L’oraison funèbre très virulente prononcée à Saint-Denis par le futur archevêque de Paris Hyacinthe de Quélen glorifie les hauts-faits de l’armée de Condé 19, à la façon de Chateaubriand dans son éloge du prince 20. Cette réécriture de l’histoire s’accompagne d’un appel à agir sur le présent, pour garantir l’avenir des Bourbons. Agir pour mieux extirper les “fausses doctrines”, l’athéisme et le libéralisme porté par “mille plumes empoisonnées” 21. Ce travail sur le présent suppose l’achèvement des exercices d’expiation et de pénitence collectives, auxquels invitent toutes les oraisons funèbres prononcées 22.

8 Une expiation d’autant plus nécessaire que les représentations de l’avenir semblent floues. L’interprétation sacrificielle de la mort du prince invite, certes, à l’optimisme : la réversibilité des fautes théorisée par Joseph de Maistre fait du sang du juste l’instrument du salut collectif. Le même Joseph de Maistre croit discerner, à la nouvelle de la mort du duc de Berry, la fin du temps de l’expiation : “Nous chantons bien à l’église Felix culpa ! pour le plus grand de tous les crimes, puisqu’il a perdu le genre humain. Pourquoi ne nous permettrions-nous pas la même exclamation en voyant dans l’avenir tout ce que doit produire cette grande mort toute vitale et vivifiante ? […] N’en doutez pas, Monsieur le Vicomte, nous venons de voir la fin des expiations. Le Régent même et Louis XV ne doivent plus rien, et la Maison de Bourbon a reçu l’absolution” 23.

9 Prolongeant la lecture de la Restauration comme série de miracles, les oraisons funèbres interprètent la lenteur de l’agonie du prince comme une grâce miraculaire 24 : elle lui aurait permis d’accomplir symboliquement ses vertus, notamment par le pardon accordé à Louvel. Cette grâce en annoncerait d’autres, et le salut de la monarchie et de la religion passerait par l’accomplissement d’un “prodige en faveur de la postérité de saint Louis” 25, l’enfant porté par la duchesse de Berry.

10 Mais tous les ultras ne s’accordent pas sur cette représentation apaisée de l’avenir. Le sang versé ne prémunit pas des craintes du pressentiment. Villèle, futur président du conseil ultra, écrit à sa femme le 18 février : “Je puis t’assurer d’après notre expérience que le temps ne fait que l’ [la douleur] accroître par le sentiment des dangers que cet attentat a rendus plus évidents. On se voit au fond de l’abîme et l’on ne sait comment en sortir” 26.

11 L’interprétation prophétique des dernières paroles du défunt --”O France… malheureuse patrie” 27--, grand classique des récits de morts, annonce pour certains “l’éruption prochaine du volcan révolutionnaire” 28. Un missionnaire use d’un ton apocalyptique pour prédire “une ruine générale et prochaine” de l’”univers entier” 29. C’est que la mort violente, pour être expiatoire, n’en révèle pas moins un arrêt de la Providence, un avertissement donné au monarque. La mort est la délivrance d’un

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“secret” 30, que seul un raidissement du régime peut, éventuellement, rendre salvateur. La grande et belle mort du duc de Berry, dont chacune des séquences épouse si bien les formes du drame romantique 31, donne aussi à voir un temps politique très proche du temps romantique, fait de mémoire affective, d’angoisse du futur, et d’un sentiment de perte 32. La promesse : le temps libéral (novembre 1825, funérailles du général Foy) 12 La mort de personnalités d’opposition devint, à partir des années 1820, l’occasion de démonstrations d’opinion. S’invente dans le Paris de la Restauration un nouveau rituel politique, proche à certains égards de la manifestation, confinant même à la révolte ou à l’insurrection sous la Monarchie de Juillet 33. Ces enterrements d’opposition donnent à voir une autre perception du temps politique, un autre mode de liaison passé/ présent/futur, d’où est exclue la providence pour faire toute sa place à la volonté collective. Ce discours sur le temps s’y lit davantage dans le moment des funérailles que dans les réactions immédiates à la mort. Le cortège, Mona Ozouf l’a amplement souligné à propos de la fête révolutionnaire, travaille, façonne, ordonne le temps 34. Les cortèges funèbres des années 1820, par leur ordonnancement, leurs gestes, leurs mots prononcés, expriment une politique du temps, que nous qualifierons de libérale, sans que ses auteurs puissent être toujours clairement identifiés. Nous nous appuierons en particulier sur les funérailles du général Foy, le 30 novembre 1825.

13 Le républicain Armand Marrast, qui décrit dès 1834 le nouveau rituel des “funérailles révolutionnaires” apparu sous la Restauration, voit dans cette politique du temps un art de l’avertissement, où le passé vient télescoper le présent pour produire l’événement : “Aujourd’hui donc, écrit-il, […] au lieu de ces cérémonies graves et tristes, et de ces prières mêlées d’espérance et de crainte, dont le christianisme accompagnait le dernier voyage, nous avons des obsèques bruyantes, agitées ; où les souvenirs ont plus de part que la douleur, où l’on menace le présent en enterrant le passé” 35.

14 Les souvenirs, de fait, s’immiscent dans le cortège pour célébrer audacieusement l’aventure révolutionnaire et impériale, et renvoient à des interdits de représentation dans le présent. L’épée et les épaulettes du général Foy, posées sur le cercueil, saluées et baisées par la foule, évoquent aux spectateurs Jemmapes et Waterloo, autant de références taboues sous la Restauration, mais relayées par la presse et les brochures libérales du moment. Les couronnes civiques déposées sur le cercueil soulignent également la continuité avec une pratique révolutionnaire. Le phénomène se prolonge au cours des années 1820-1830, et en juin 1832 s’observe encore une forte mobilisation patriotique autour du passé révolutionnaire et impérial du général Lamarque : brochures et presse, à la veille des funérailles, égrènent les campagnes du volontaire de 1792 et du pacificateur de la Vendée, tandis que le cortège joue avec les lieux de mémoire de la Révolution et de l’Empire. Un premier détournement du cortège autour de la colonne Vendôme est suivi d’une station place de la Bastille, et d’une tentative de détournement vers le Panthéon. Le temps funèbre des libéraux et des républicains prétend récapituler le passé collectif autour de ses références les plus tues.

15 Sans contradiction, les funérailles libérales sont aussi tendues vers une célébration de l’avenir, occultant quelque peu le passage du défunt vers l’au-delà et son agrégation au monde des morts. Les allusions à l’au-delà, dans des cérémonies faiblement chrétiennes --funérailles du général Foy-- ou clairement civiles --funérailles du député Manuel en août 1827-- sont estompées par les attentes d’avenir ici-bas, dont la foule se fait le

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porte-voix. Les funérailles libérales --puis républicaines sous la Monarchie de Juillet-- sont des moments d’espoir collectif autant que d’affliction, des ovations autant que des adieux. Indice de ces attentes d’avenir, la jeunesse est placée au cœur d’un rituel dont elle n’a pas habituellement le contrôle. C’est elle qui invente le rituel politique des funérailles d’opposition, à l’occasion de la mort de l’étudiant en droit Nicolas Lallemand en juin 1820 : 6 000 étudiants suivent le cercueil de leur camarade, crient Vive la charte ! dans l’enceinte du cimetière et prolongent le cortège par une promenade civique sur les boulevards. C’est elle, en l’occurrence des étudiants et des commis, qui s’empare du cercueil du général Foy, et le porte à bras, en contradiction avec les usages funéraires 36. Elle est aussi au premier plan lors des troubles observés au cours des funérailles de La Rochefoucauld-Liancourt et de Manuel en 1827, suscités par le même port à bras du cercueil. Ce dernier exprimait la conscience d’un héritage à prolonger autant qu’un sentiment de reconnaissance au grand homme.

16 De même, les enfants du défunt prennent une part significative au cortège, placés près du corbillard, en l’absence de la veuve. Il ne s’agit pas seulement de catalyser l’émotion et renforcer le sentiment du sublime, comme l’avaient pratiqué les révolutionnaires. Les enfants du défunt s’identifient avec la nation opposante, qui survit à la mort du grand homme, et sont mis en scène comme tels dans le cortège. Lors des funérailles du général Foy, ses trois fils mènent le deuil, deux d’entre eux sont tenus par la main par Casimir-Périer, autre opposant notoire aux ultras. L’inhumation se conclut également par l’adoption des enfants du général par la nation réunie en corps, au moyen d’une souscription publique. Plus tard, en 1832, le fils du général Lamarque suit, derrière le char funèbre, des invalides qui portaient les insignes du défunt, près de son cheval de bataille. Passé et avenir sont symboliquement réunis dans le cortège. Au compartimentage des temps, caractéristique des fêtes de la Révolution 37, s’oppose ici un mélange des âges, propre à susciter le sentiment d’une immortalité politique et d’une continuité de l’histoire. Cette immortalité politique pouvait également s’exprimer dans des cris de reconnaissance qui confondaient dans leur hommage le défunt et les ténors libéraux qui lui survivaient : la foule scande ainsi, lors des funérailles de Manuel, “Honneur à Manuel ! honneur à Lafitte ! à Lafayette ! à Béranger !” 38.

17 De fait, les funérailles libérales de la Restauration visaient à préparer l’avenir, à diffuser une pédagogie politique, à annoncer des lendemains meilleurs. Dans ces circonstances, le passé du défunt prenait un sens futur : inaccompli, identifié avec celui des “vaincus” de l’histoire, il s’actualisait dans la promesse d’une action à venir, située dans un futur indéterminé. C’est dans les derniers instants précédant l’inhumation que se formulait cette promesse, par les éloges funèbres ou les serments prononcés sur la tombe. Lors des funérailles du général Foy, témoigne un contemporain, “un serment tacite a été prononcé sur la dépouille illustre de l’homme de la patrie. Sa mort a imprimé au corps social un mouvement irrésistible d’ordre et d’indépendance, de force et de sagesse” 39. Les funérailles libérales, reposant sur la religion de l’exemplarité, transmettaient un héritage pour le futur. En mars 1827, lors des obsèques de Stanislas de Girardin, député libéral de Rouen, un des orateurs conclut son discours au Père-Lachaise “en jurant […] de défendre comme lui les libertés publiques jusqu’à son dernier soupir” 40. Les enterrements figuraient, paradoxalement, autant de commencements, dans lesquels Armand Marrast voyait les “préludes de cette pensée d’émancipation générale qui dormait encore au fond de la conscience publique” 41, balbutiements d’une contestation générale de la Restauration.

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18 L’avenir ainsi projeté était actualisé dans le présent, par des allusions au contexte politique contemporain. Cette configuration de l’avenir dans le présent était moins visible dans le cortège que dans les représentations des funérailles, dans les jours suivant l’événement. La foule, en effet, poussait peu de cris séditieux, se contentant de paroles trop vagues pour exprimer des revendications précises 42 ; en ce sens les funérailles libérales se distinguaient nettement de la manifestation moderne. Elles visaient cependant à dire un état de l’opinion et un rapport de force, explicités dans la mise en récit des cortèges. Des brochures diffusées et parfois censurées 43, des articles de presse également censurés, formulaient a posteriori le sens politique de ces mobilisations funèbres. Ainsi les funérailles du général Foy, dans le contexte de procès de presse visant le Constitutionnel et le Courrier français, furent-elles érigées par les libéraux en lutte, dans le présent et l’avenir, pour la liberté d’expression. D’autres en firent un “vote pour la charte” 44 contre un retour à l’ordre ancien, quelques mois après l’adoption de la loi sur le sacrilège 45. Ce travail de représentation peut s’accompagner d’un appel immédiat à l’action, notamment à l’issue des funérailles de Manuel où une brochure relatant l’événement se conclut par un appel électoral signé de la société Aide- toi, le ciel t’aidera, qui invite à voter pour les candidats libéraux, héritiers politiques du défunt 46.

19 Sous la Monarchie de Juillet, cette continuité de l’histoire dessinée par les funérailles libérales tend à se briser. Dès les funérailles de Benjamin Constant, en décembre 1830, plus encore à partir de celles du général Lamarque en juin 1832, l’enterrement d’opposition devient une geste de menace, un face-à-face avec le pouvoir dont l’issue serait suspendue. L’avenir meilleur attendu sur la durée par les libéraux, est plaqué sur le présent par les républicains. Indice rituel de cette métamorphose des temps, Blanqui en décembre 1830, les Amis du Peuple en juin 1832, lors des obsèques de Lamarque, la Société des Droits de l’Homme en février 1834, lors des obsèques de Dulong, appellent leurs amis républicains à manifester en armes. Les républicains voient dans les funérailles une de ces fractures où le temps peut s’arrêter pour engendrer du nouveau, où l’émotion funèbre peut dériver sur l’insurrection. Espérance pour partie brisée par l’échec du cloître Saint-Merry, mais qui durablement fit des funérailles révolutionnaires un “état d’exception” 47.

20 Emmanuel Fureix est doctorant

21 à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonn

NOTES

1.. Notre thèse, en cours, porte sur les mises en scène politiques de la mort sous les monarchies censitaires (1814-1835). 2.. Reinhart KOSELLECK, “Champ d’expérience et horizon d’attente : deux catégories historiques”, dans Reinhart KOSELLECK, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1990, pp. 307-330.

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3.. Ce que Lamartine, dans son Histoire de la Restauration, dit admirablement : “Il n’y a plus d’histoire contemporaine. Les jours d’hier semblent déjà enfoncés bien loin dans l’ombre du passé. Les perspectives reculent par la grandeur et la multitude des choses qui s’interposent entre l’œil et la mémoire” ; voir Alphonse de LAMARTINE, Histoire de la Restauration, Paris, Éditions Lecou, 1851, tome 1, p. 1. 4.. Car on l’a trop souvent identifiée avec le projet politique de la Restauration tout entière. 5.. Le Drapeau Blanc, 17 février 1820. 6.. Chateaubriand évoque ainsi la “grande victime du nouveau 21 janvier” ; voir François-René de CHATEAUBRIAND, “lettre parisienne”, dans Le Conservateur, 18 février 1820. 7.. A.-J.-C. SAINT-PROSPER, La France royaliste aux mânes de Mgr le duc de Berry, Paris, Pichard et Le Normand, 1820. 8.. Ces interprétations resurgissent sous la Restauration, suscitent débat et reçoivent un écho dans l’Ami de la Religion et du Roi. Citons notamment l’Explication de l’allégorie prophétique contenue dans le jugement de Salomon, par l’abbé Cadart, Épernay, 1816, 94 p., et Les Précurseurs de l’Antechrist, histoire prophétique des plus fameux impies qui ont paru depuis l’établissement de l’Église jusqu’à nos jours, ou la révolution française prédite par saint Jean l’évangéliste… Septième édition, Lyon, Rusand, 1822. 9.. Nicole Edelman souligne, par ailleurs, la fascination des émigrés pour le magnétisme et le somnambulisme visionnaire ; voir Nicole EDELMAN, Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France. 1785-1914, Paris, Éditions Albin Michel, 1995, p. 60. 10.. Modèle de la voyante pour le XIXe siècle, elle se rallie avec passion à la cause des Bourbons en 1815. 11.. Voir Philippe BOUTRY et Jacques NASSIF, Martin l’archange, Paris, Éditions Gallimard, 1985. 12..”L’homme, en essayant, à toutes les époques et dans tous les lieux, de pénétrer dans l’avenir, déclare qu’il n’est pas fait pour le temps ; car le temps est quelque chose qui ne demande qu’à finir” ; Joseph de MAISTRE, Les Soirées de Saint-Petersbourg, Onzième entretien, dans Œuvres complètes, Lyon, Librairie générale catholique classique, 1884, tome 5, p. 235. 13.. Par royale, pour les plus âgés et malades d’entre eux. En mai 1819, une série de pétitions adressées aux chambres demandent le retour de tous les bannis. 14.. Les Lettres normandes publient en 1820, sous la plume de Léon Thiessé, un article virulent contre le ressassement expiatoire du 21 janvier, qui vaut à l’auteur et à l’éditeur un procès en cour d’assises pour atteinte à l’inviolabilité de la personne royale. 15.. À titre d’exemple, citons Chateaubriand, qui dans une lettre adressée à Joseph de Maistre le 25 janvier 1820, écrit : “Pour moi, je crois la France perdue, et par conséquent l’Europe ; non qu’il ne nous reste encore des moyens de nous sauver, mais on ne les prendra pas” ; voir François-René de CHATEAUBRIAND, Correspondance générale, Paris, Éditions Gallimard, 1980-1986, tome 3, p. 230. Parmi les témoignages ironiques sur ce prophétisme apocalytpique, citons une caricature libérale de juillet 1819 intitulée “le désespoir des ultras, ou la comète de 1819”. Elle représente des ultras désespérés de voir des bonnets rouges sur la comète ; Lithographie de Plancher, Collection de Vinck, tome 80, Bibliothèque nationale, Cabinet de Estampes, M 10498.

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16.. Pressentimens, rêves, visions, apparitions et singularités qui ont précédé la mort de S.A.R Mgr le duc de Berry ; recueillis et publiés par Madame la marquise de W***, Paris, Moreau, 1820. 17.. Voir Yannick RIPA, “Mort du rêve prémonitoire ?”, dans Yannick RIPA, Histoire du rêve. Regard sur l’imaginaire des Français au XIXe siècle, Paris, Olivier Orban, 1988, pp. 93-102. La majorité des rêves rapportés dans la brochure sont féminins. 18.. Lettre du marquis de Sailly citée par Ernest DAUDET, L’ambassade du duc Decazes en Angleterre (1820-1821), Paris, Librairie Plon, 1910, p. 285. 19..”Il servit ensuite sous les yeux d’un prince qui devait devenir son Roi et le nôtre, dans cette armée qui ne connut, il faut avoir le courage de le dire, ni défections, ni défaites, commandée qu’elle était par trois Condé” ; voir M. de QUÉLEN, Oraison funèbre de Son Altesse Royale monseigneur le duc de Berry, prononcée dans l’église royale de Saint-Denis, par M. de Quélen, coadjuteur de monseigneur l’archevêque de Paris, Marseille, Dubié, s.d., pp. 3-4. 20.. François-René de CHATEAUBRIAND, Mémoires, lettres et pièces authentiques touchant la vie et la mort de Son Altesse Royale Monseigneur Charles-Ferdinand d’Artois, Fils de France, duc de Berry, Paris, Imprimerie de Le Normant, 1820. 21.. M. de QUÉLEN, Oraison funèbre …, ouv. cité, p. 7. 22.. Que nous ne pouvons citer, dans les limites de l’article. 23.. Joseph de MAISTRE, “Lettre de Joseph de Maistre au vicomte de Bonald, 25 mars 1820”, dans Joseph de MAISTRE, Correspondance. 1815-1821, dans Joseph de MAISTRE, Œuvres Complètes. Nouvelle édition, Lyon, Vitte et Perrussel, 1886, tome 13, pp. 213-214. 24..”J’aperçois d’abord une grâce qui renferme toutes les autres, une grâce que je devrais peut-être appeler un miracle, car vous le savez, messieurs, et l’unanime opinion des plus savants maîtres nous autorise à le dire, le Prince, après cet effroyable coup, ne pouvait conserver quelques instants de vie sans que les lois de la nature ne parussent manifestement suspendues” ; voir Oraison funèbre de S. A. R. monseigneur le duc de Berry, par l’abbé D***, Paris, Dentu, s.d., p. 18. 25.. Mandement de Son Éminence Monseigneur le Cardinal Archevêque de Paris, qui ordonne qu’il sot célébré un service solennel pour le repos de l’âme de Son Altesse Royale Mgr le Duc de Berry, Paris, Le Clère, 1820, p. 12. 26.. VILLÈLE, Mémoires et correspondance du comte de Villèle, Paris, Librairie académique Perrin, 1888-1890, tome II, p. 341. 27.. J.-B.-A. HAPDÉ, Relation historique des événements funèbres de la nuit du 13 février 1820, Paris, Dentu, 1820, p. 27. 28.. L’Anniversaire du 13 février 1820, Paris, imp. de Guiraudet, 1823, p. 11. 29.. Abbé ENFANTIN, Oraison funèbre de son Altesse Royale monseigneur Charles-Ferdinand d’Artois, fils de France, duc de Berry, improvisée par M. l’abbé Enfantin, missionnaire, dans l’église de Saint-Roch à Paris, Valence, Montal, 1820, p. 21. 30.. Oraison funèbre de S.A. R. monseigneur le duc de Berry, par l’abbé D***, ouv. cité, p. 15. 31.. Christine MARCANDIER-COLARD, Crimes de sang et scènes capitales. Essai sur l’esthétique romantique de la violence, Paris, Presses universitaires de France, 1998, 298 p. 32.. Nous renvoyons ici aux belles analyses de Georges POULET, Études sur le temps humain/1, Paris, Éditions Pocket, 1989, Introduction. 33.. Nous renvoyons à nos deux articles : Emmanuel FUREIX, “De l’hommage funèbre à la prise de parole : l’enterrement du général Foy (novembre 1825)”, dans Sociétés et Représentations, juin-septembre 2001, pp. 177-204 ; et Emmanuel FUREIX, “Un rituel

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d’opposition sous la Restauration : les funérailles libérales à Paris (1820-1830)”, dans Genèses. Histoire, sciences sociales, n° 46, mars 2002, pp. 77-100. 34.. Mona OZOUF, La Fête révolutionnaire. 1789-1799, Folio, Paris, Éditions Gallimard, 1993 (1ère édition 1976), pp. 260 et suivantes. 35.. Armand MARRAST, “Les funérailles révolutionnaires”, dans Paris révolutionnaire, Paris, Éditions Pagnerre, 1848 (1ère édition 1834), p. 5. 36.. Le transport du cercueil sur un char funèbre était obligatoire. 37.. Mona Ozouf souligne cette séparation des âges dans les célébrations de la morts du roi et les fêtes consacrées à la jeunesse, aux Époux et aux vieillards : Mona OZOUF, La Fête révolutionnaire…, ouv. cité, p. 311. 38.. M. MIGNET, Relation historique des obsèques de M. Manuel, ancien député de la Vendée, Paris, Imprimerie de Gaultier-Laguionie, 1827, p. 11. 39.. Journée du 30 septembre 1825, ou récit des derniers moments et des funérailles du général Foy, Paris, Mongie aîné, 1825, p. 8. 40.. Voir Le Constitutionnel, 2 mars 1827. 41.. Armand MARRAST, “Les funérailles révolutionnaires”, ouv. cité, p. 48. 42.. Lors des funérailles du général Foy, ces cris sont plutôt des hommages de reconnaissance au défunt : “Vive le général Foy ! Honneur et gloire au général Foy ! Au défenseur des libertés publiques ! Il était notre défenseur ! C’était l’homme de la patrie…” 43.. Notamment en 1827 après les funérailles de Manuel. 44.. Dans Le journal des débats, 3 décembre 1825. 45.. Adoptée le 30 avril 1825. 46.. Ainsi peut-on lire dans M. MIGNET, Relation historique… ouv. cité, p. 30 : “Vous auriez sans doute appelé à vous représenter dans les élections qui vont s’ouvrir, le digne citoyen que l’on vient de perdre ; songez que la meilleure manière d’honorer sa mémoire et de venger l’outrage qu’on lui a fait, est de faire constater vos droits pour changer la majorité qui l’en exclut. Souvenez-vous de notre devise : Aide-toi, le ciel t’aidera”. 47.. Expression que nous empruntons à Walter BENJAMIN, “Sur le concept d’histoire, VIII”, dans Œuvres, Folio, Paris, Éditions Gallimard, année, tome 3, pp. 433.

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La gloire et le temps

Corinne Legoy

1 Tout voué à produire du mythe, l’éloge tend, par essence, à l’intemporalité, fondement de la gloire qu’il consacre ; dans l’écriture même de l’éloge, la tension des-historicisante est donc une constante, qui réduit l’histoire à des exempla et ses acteurs à des archétypes. Scandant le temps de la monarchie selon une mécanique fixée au moins depuis le XVIe siècle 1, il semble de surcroît figé dans une vénération respectueuse et sacralisante. Pourtant, l’éloge sourd bien de l’événement qu’il célèbre ou déplore et s’apparente aussi à une écriture réactive, en prise sur le temps politique. Dans la production thuriféraire de la Restauration, ce paradoxe est patent d’une écriture en tension, prise entre l’événement qui la suscite et la représentation idéalisante qu’elle vise. Écriture qui tisse une trame événementielle particulière, faite d’évocations, de parallèles et de transpositions, où la surimposition des temps est systématique, le présent s’arrimant au passé et servant l’avenir. L’éloge apparaît ainsi contraint simultanément par un rêve d’arrachement au temps humain 2 et par un impératif de contemporanéité ; tout comme l’oraison funèbre, et pour reprendre les termes de Nicole Loraux, il se caractérise par “l’inextricable enchevêtrement du temps vécu de l’histoire […] et d’une autre temporalité, celle de la célébration, qui vise à faire du maintenant un toujours” 3. Ce faisant, les plus de 1500 poèmes écrits entre 1815 et 1830 pour célébrer les Bourbons 4 reconstruisent une temporalité politique et historique, qui leur est propre, faite de tris partisans, de mises en sourdine et de mises en exergue. Les représentations du temps dans l’éloge trahissent en effet nettement une perception hypertrophiée et lacunaire, affective et magique, d’un passé et d’un présent à la fois sacralisés et instrumentalisés 5. Mise en scène d’un temps affectif, fait de surimpositions et de crispations ; élaboration d’un temps mythique, livré sur le mode du “quale” 6, à la fois indifférencié et manichéen, orienté et signifiant, didactique et épiphanique. La logique est celle d’un discours qui retient et structure “ce qui est exemplaire” 7, à la charnière des contraintes rhétoriques et des tensions mémorielles de la Restauration.

2 À l’origine de tout éloge se trouve un événement --fête rituelle de la monarchie restaurée, heure de gloire ou grand drame 8-- auquel le texte vient répondre dans l’instant. La proclamation de la concomitance du geste d’écriture et de l’événement,

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faisant de la louange une traduction immédiate du ressenti, expression sans décalage de l’expérience de l’instant, est la caractéristique de ce discours. Tous les événements originaires 9 sont en effet l’objet d’une actualisation, qui abolit la notion de passé proche au profit des représentations d’un présent toujours en acte, vécu et sensible. Usage récurrent du présent, rhétorique performative et postures de la surprise logent efficacement l’instant vécu dans le creux de la parole de gloire et par là-même “présentifient” l’événement. Ces représentations de l’actualité qui font fi des décalages temporels relèvent de la mise en scène d’un temps affectif ; de fait, les registres d’évocation de l’événement arrachent tout le temps raconté à l’indifférence et reposent sur la coprésence (discursive) de l’expérience passée et de l’expérience actuelle. Cette mise en scène émotionnelle est particulièrement nette dans les évocations de l’assassinat du duc de Berry, toutes tendues vers la reviviscence émue et émouvante. Ainsi un Canela déroule-t-il la scène comme si, témoin actif, il avait le pouvoir d’inverser le cours des événements. Il joue d’un feint suspens, qui rend incertaine l’issue de la scène. Le poète voit Berry et le poignard de l’assassin, il met en garde le duc, implore : qu’il voie le poignard, qu’il l’arrête… La prière du poète est cependant inutile puisque l’assassin frappe : c’en est fait 10. Signifiantes aussi sont les fictions de l’imprévu et les mises en scène de la surprise de l’auteur. Elles présentent généralement la même structure : tout d’abord, l’auteur est saisi par un trouble intense, souvent suscité par des cris, des pleurs ou une apparition qui le frappent, puis, sous le coup de l’émotion, il s’interroge vivement et décrypte peu à peu l’événement déclencheur. Par son actualisation sur le mode interrogatif, elles axent ainsi l’évocation de l’événement sur les émois qu’il suscite. Citons, par exemple, les mots d’Antoinette Robert, prélude à son cri de joie à la naissance du duc de : “Quelle douce mélodie se fait entendre ! D’où partent ces sons harmonieux qui troublent le silence de la nuit ? L’air chéri des Français s’élève jusqu’aux nues… Le grand Henri a-t-il quitté la voûte céleste ? Vient-il annoncer à la France qu’il va naître un autre Henri ? … Écoutons : déjà mille échos répètent un Prince ! … un Bourbon ! …” 11.

3 Toutes les représentations du présent dans l’éloge sont donc marquées par cette fiction d’immédiateté, de réception de l’instant dans le feu de l’urgence et de l’émotion. Cependant, si les thuriféraires cherchent à entretenir une mémoire vive de l’événement dans la radicalité de son surgissement et de son écho affectif, paradoxalement, ils l’excèdent aussi et le brouillent en greffant sur lui tout un passé révolutionnaire sans cesse réactivé. De fait, la Révolution française est le moment obsessionnel des éloges de la Restauration et marque les représentations de tous les événements politiques de 1815 à 1830. Ainsi l’assassinat du duc de Berry est-il cet autre régicide qui fait planer de nouveau l’ombre révolutionnaire 12 ; ainsi la révolte espagnole contre Ferdinand VII est-elle l’œuvre de la “horde furieuse” qui sévit en France 13 de même que l’opposition politique, indistinctement, incarne une hydre révolutionnaire éternellement menaçante. Dans cette invariable identification de l’événement nouveau à la Révolution française, dans cette dilution traumatique de la frontière passé-présent, la littérature d’éloge du premier XIXe siècle se révèle comme une écriture de la phobie.

4 Ce temps affectif, pour finir sur ce point, est aussi marqué par la surimposition des couches temporelles, la célébration --ou la déploration-- du présent réactivant invariablement un bonheur ou un malheur antérieur. La célébration du mariage du duc de Berry, par exemple, alimente celle du retour des Bourbons 14, la victoire en Espagne est l’occasion d’une nouvelle célébration de la naissance du duc de Bordeaux 15, quand l’insurrection en elle-même avait ravivé le souvenir du 13 février 1820 16. Ces

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procédures discursives de commémoration semblent là encore placées sous le signe de la hantise, le redoublement de l’intensité du présent par l’évocation d’une émotion passée fonctionnant comme une mécanique tantôt conjuratoire --pour le mariage du duc de Berry par exemple--, tantôt mobilisatrice et politique-- pour la mort du duc de Berry ou l’intervention en Espagne, en particulier.

5 Indissociable de ces procédés d’élaboration et de mise en scène d’un temps affectif : la construction d’un temps mythique. La temporalité de la célébration est bien en effet celle du mythe, où le passé est hypertrophié, l’avenir conjuré et l’histoire abolie.

6 Dans l’éloge, le passé lointain est un passé monumental et schématique, constamment évoqué sur le mode de l’hyperbole. Sont opposés, en une distinction manichéenne et radicale, temps merveilleux et temps obscurs, âge d’or monarchique et apocalypse révolutionnaire. La lecture est à la fois qualitative et globalisante : la Révolution française des panégyristes est un temps sans dates ni faits, une longue et indistincte succession de maux, “temps malheureux de deuil, de trouble et d’anarchie” 17, années ingrates de maux et de souffrances 18 ou “cercle immense de calamités” 19. Ce regard est d’ailleurs celui de toute la tradition contre-révolutionnaire qui ignore les idées d’évolution et de radicalisation. D’un côté, donc, se trouve le passé idyllique des “temps jadis”, passé monarchique lointain et sans véritables repères, de type plus féodal qu’Ancien Régime. Les louanges célèbrent à loisir ces temps glorieux 20 ; temps de l’ordre et de la paix, temps sans troubles ni débats, sans jalousie vis-à-vis des grands 21 ; temps des bonnes mœurs et des bons aïeux. De l’autre, on a le passé infernal des “temps d’égarement”, temps révolutionnaires qu’il faut oublier, déplorer ou expier, époque d’esclavage, de guerres et de morts, de subversion de toutes les valeurs et de perversion 22.

7 Dans ce registre mythique, où le temps est pensé en termes manichéens et qualitatifs, l’avenir est à la fois constamment évoqué sur le mode d’une profération incantatoire et messianique et instamment conjuré. Deux modalités essentielles de la conjuration se dégagent de l’ensemble des éloges : soit l’avenir est conçu comme la réitération sublimée d’un passé idéalisé, soit il est conçu comme un étirement radieux du présent. La naissance du duc de Bordeaux, nouvel Henri IV, laisse ainsi présager le retour d’un règne bienfaisant pour les Français. Il saura, comme le Béarnais, se battre, être franc- buveur et vert-galant et il égalera son courage : “nous aurons notre Henri / Ta valeur nous rendra, si une ligue ennemie ose se manifester, les beaux jours d’Arque et d’Ivry” 23. Un peu différemment le présent peut, lui aussi, être étiré en un futur rassurant : le second retour de Louis XVIII en 1815, par exemple, ouvre pour les panégyristes une ère de bonheur destinée à durer toujours, l’avenir se muant en une éternité radieuse. S’élabore ainsi un temps mythique, caractérisé par la dilution de la succession temporelle et par la réduction de l’incertitude ou de l’inexplicable, présent et avenir étant commandés par un passé idéal. Nouveauté, rupture, progrès ou révolution sont donc des notions absolument étrangères à la parole de gloire, qui réduit chaque événement à un passé connu. On constate, par exemple, une dilution de la singularité de la Révolution elle-même par son identification aux guerres de religion ou par son assimilation à une résurgence ligueuse, vaincue par Dieu et le Roi. De la même façon, l’assassinat du duc de Berry est interprété selon une imagerie qui servit en son temps à rendre compte de l’attentat de Damiens, quand les insurgés espagnols sont, invariablement, de nouveaux Clément ou d’autres Louvel. Par cette réduction mimétique du présent au passé, la parole de gloire opère un aplanissement du temps

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historique, qui se trouve renforcé par le recours à une causalité historique figée ou simpliste --lecture manichéenne de l’histoire, produit du conflit entre le Bien et le Mal, entre Dieu et les forces sataniques ; lecture providentialiste, où elle est le fruit d’une transcendance tantôt vengeresse, tantôt bienveillante.

8 Dans ce temps mythique, l’histoire est donc abolie, au profit d’un écoulement temporel marqué par la continuité et la répétition. La vision est nettement conservatrice qui assigne au temps un déroulement itératif, fait du passé un modèle et non une étape préparatoire à dépasser. L’âge d’or perdu est donc destiné à revenir, la Restauration renoue avec des temps idylliques, les Français redeviennent ces Français galants des temps jadis et le Roi lui-même est un monarque d’autrefois. Le présent est toujours l’image d’un passé merveilleux, et l’avenir lui-même redonnera à la France, parfois mieux encore que le présent, sa gloire d’antan. Cette lecture de l’histoire, qui fond le passé, le présent et l’avenir en une continuité rassurante nous renvoie à la culture légitimiste en même temps qu’il est un procédé rhétorique : il glorifie le pouvoir, le légitime et l’inscrit dans la longue durée capétienne. Si ces lectures du passé et des événements contemporains se fondent sur des interprétations de l’histoire, on ne saurait cependant y voir une pensée cohérente du devenir historique. Certes, elles sont informées par toute une chronosophie chrétienne --reprise par la pensée contre- révolutionnaire--, mais elles se situent en fait à la fois en-deçà et au-delà : elles articulent différents systèmes de représentations du temps historique (qui oscille ainsi entre temps cyclique et temps linéaire ou cumulatif) et différentes interprétations de l’histoire (marquées autant par la pensée contre-révolutionnaire, que par l’illuminisme, les écrits d’un Barruel ou les publicistes ultras). La pauvreté intellectuelle des schémas explicatifs de l’éloge, d’ailleurs souvent contradictoires ou suraccumulés, semble témoigner d’un décrochement entre l’histoire et certains cadres de pensée impuissants à la saisir autrement qu’en la figeant, disjonction certaine entre le temps lent et long des représentations et ce temps bouleversé de la charnière du XVIIIe et du XIXe siècles. Quoi qu’il en soit, la parole de gloire s’impose nettement comme un ensemble de lectures irraisonnées de l’histoire, affectivement, théologiquement et idéologiquement construites.

9 Ce temps façonné par la parole de gloire est donc un temps monumental et sans épaisseur : la succession temporelle est diluée, le passé commande le présent et l’avenir, l’histoire est abolie au profit d’une continuité-éternité rassurante. Pourtant les éloges portent aussi les stigmates de l’événement : passé révolutionnaire et présent politique de la Restauration alimentent un discours de la hantise qui rêve de conjurer les aléas de l’histoire, bien plus qu’il n’aspire à célébrer le temps monarchique.

10 Corinne Legoy est doctorante à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonn

NOTES

1.. À partir de François Ier, le genre de l’éloge royal se développe considérablement, pour trouver son apogée sous Louis XIV. On peut consulter sur ce sujet Giovanni

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DOTOLI [dir.], Politique et littérature en France aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Éditions Didier Érudition, 1997, 579 p. ; Nicole FERRIER-CAVERIVIÈRE, L’Image de Louis XIV dans la littérature française, Paris, Presses universitaires de France, 1981, 439 p. ; Françoise BARDON, Le Portrait mythologique à la cour de France sous Henri IV et Louis XIII. Mythologie et politique, Paris, Éditions Picard, 1974, 326 p. 2.. À la différence de la littérature d’engagement, voir Benoît DENIS, Littérature et engagement. De Pascal à Sartre, Paris, Éditions du Seuil, 2000, chapitre 2, pp. 30-42. 3.. Nicole LORAUX, L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la cité “classique” , Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1981. pp. 13-14. 4.. L’étude de ce corpus a été menée dans le cadre d’une thèse en cours de rédaction : Corinne LEGOY, La louange et la célébration des Bourbons sous la Restauration, thèse d’histoire sous la direction d’Alain Corbin, Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne. Le corpus englobe la quasi-totalité des éloges, manuscrits ou imprimés, écrits entre 1815 et 1830, à la gloire des Bourbons restaurés. L’approche choisie est résolument protéiforme puisque l’éloge est analysé à la fois comme une pratique culturelle et politique et comme une écriture polymorphe. Aussi le corpus mêle-t-il les genres et les formes pour cerner “la parole de gloire” : odes, épîtres, épithalames… mais aussi chansons (couplets, rondes et cantates. 5.. Voir, pour la distinction histoire-mémoire, Pierre NORA, “Entre Mémoire et Histoire. La problématique des Lieux”, dans Pierre NORA [dir.], Les Lieux de Mémoire, Quarto, Paris, Éditions Gallimard, 1997, tome 1. On peut lire aussi, sur cette question, Jacques LE GOFF, Histoire et mémoire, Paris, Éditions Gallimard, 1988. 6.. Max MILNER, “Temps historique et temps mythique dans le romantisme français”, dans Mélanges littéraires François Germain, Dijon, 1979, pp. 109-124. Max Milner citant Cassirer : “La vision mythique et religieuse du monde, en revanche, n’admet jamais que le temps devienne un quantum homogène. Le temps lui est au contraire donné, quelque universelle que puisse être finalement la figure qu’elle attribue, sous la forme spécifique d’un "quale"“ ; idem, p. 112. 7.. On transpose ici la différence dégagée par Michel de Certeau entre l’écriture historique et l’écriture hagiographique : “la combinaison des actes, des lieux et des thèmes indique une structure propre qui se réfère non pas essentiellement à "ce qui s’est passé", comme le fait l’histoire, mais à "ce qui est exemplaire"“, Michel DE CERTEAU, L’écriture de l’histoire, Paris, Éditions Gallimard, 1975, p. 275. 8.. Citons seulement les principaux : outre les fêtes royales (saint Louis le 25 août et saint Charles le 4 novembre), ce sont le second retour des Bourbons en 1815, le mariage du duc de Berry en 1816, l’évacuation du territoire par les Alliés en 1818, l’assassinat du duc de Berry et la naissance du duc de Bordeaux en 1820, l’intervention en Espagne en 1823, la mort de Louis XVIII en 1824 et le sacre de Charles X en 1825. 9.. Nous appelons ainsi les événements qui servent de prétexte à l’écriture d’un éloge, soit l’objet premier de la parole de gloire, mentionné invariablement dans les titres. 10.. CANELA, Ode sur la mort de son Altesse Royale Mgr le duc de Berry, Blois, Imprimerie de Verdier, 1820. 11.. Antoinette ROBERT, Cri de joie d’une Française sur la naissance de son Altesse Royale Mgr le duc de Bordeaux, par Imprimerie de Mme Ve Porthmann, Paris, 1820 ; on peut citer aussi, seul exemple d’un procédé récurrent dans les textes sur l’assassinat du duc de Berry : “Où court ce peuple errant dans cette nuit profonde ? / Quel est ce meurtrier ? quel est cette victime ? / Sur cette épouse en pleurs quel sang a rejailli ?” ; voir Charles LOYSON, Ode sur l’attentat du 13 février 1820, Paris, Imprimerie de Denugon, 1820.

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12.. Citons seulement, parmi une foule d’exemples, A. D’EGVILLY, Nuits françaises, sur l’attentat du 13 février 1820, suivies d’une élégie sur la mort de son Altesse Royale Mgr le duc de Berri, Paris, Imprimerie d’A. Boucher, 1820, dans lesquelles l’auteur souligne que la France croit être revenue aux temps de terreur ; et une anonyme Ode sur la mort de son Altesse Royale Mgr le duc de Berry, Paris, Imprimerie de Le Normant, 1820, pour ces vers : “Ce sang tracera ton histoire : / Déjà s’attache à ta mémoire / Une horrible calamité ; / Providence du régicide, / Au poignard sanglant d’un séide / Tu devras ta célébrité !”. 13.. Ainsi Philippe Albert place-t-il la révolte espagnole “dans la lignée de l’assassinat du duc de Berry, second régicide” et souligne que “cette horde impure”, méditant de nouveaux attentats, trouva un refuge en Espagne, “la terre de l’honneur” ; Philippe ALBERT, L’Espagne délivrée, Paris, Imprimerie A. Brossier, 1820. De la même façon, Pevrieu-Lassale, souligne que la lutte en Espagne contre les insurgés est un combat contre “la ligue”, “du trône et de l’autel odieuse ennemie”, responsable de la Révolution en France ; voir PEVRIEU-LASSALE, L’Espagne délivrée, poème, Toulouse, Imprimerie de Bénichet aîné, 1820. 14.. Voir, entre autres exemples, VALANT, Épithalame sur le mariage de son Altesse Royale Mgr le duc de Berry et de la princesse Marie-Caroline de Naples, Paris, Imprimerie de Ballard, 1816. 15.. Ainsi dans La Guerre d’Espagne, poème en stances régulières ; ou Bouquet au Roi, pour la fête de Sa Majesté, 25 août 1823, Paris, Imprimerie d’A. Boucher, 1823 ; ou dans BOUTEREAU, La Guerre d’Espagne, élégie, Paris, Imprimerie de A. Boucher, 1823. 16.. Voir, notamment, LETOURNAN, La Guerre d’Espagne, Paris, Imprimerie de Pillet aîné, 1823. 17.. Églogue ou entretiens d’un père avec son fils sur les événements politiques actuels, par un citoyen d’Avignon, S.l., 1815. 18.. M. C. ADRIEN LE CLERE, Le Retour de Buonaparte, Épître au Roi, Paris, 1815. 19.. A. LEGRAND, Le Retour des Bourbons, Étrennes aux Français, Paris, Imprimerie Testu, 1815. 20.. Frédéric de BERMONDET DE CROMIÈRES, “Rappelle-toi ces temps fameux vantés dans l’histoire pour toujours”, Chant français, dans Frédéric de BERMONDET DE CROMIÈ RES, Recueil de couplets composés et chantés en l’honneur de Sa Majesté, Paris, Imprimerie de Dondey-Dupré, 1825. 21.. Églogue ou Entretiens d’un père avec son fils, sur les événemens politiques actuels, par un citoyen d’Avignon, S.l, 1815. 22.. On peut citer ici X.-V. DRAP-ARNAUD, Ode au peuple français sur les malheurs de l’anarchie et de l’ambition, à l’occasion de l’avènement légitime du roi Charles X au trône de France, Paris, Imprimerie de C.-J. Trouvé, 1824, ainsi que A. LEGRAND, Le Retour des Bourbons, Étrennes aux Français, Paris, Imp. de Testu, 1815. 23.. LAUMIER, Ode sur la mort de son Altesse Royale Mgr le duc de Berry et la naissance de son Altesse Royale Mgr le duc de Bordeaux, Paris, Imprimerie de Sétier, 1820.

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De l’historicisation des discours romanesques

Éric Bordas

1 Historicisation ne sera pas pris ici dans son sens de philosophie politique de l’histoire, mais comme phénomène énonciatif qui inscrit le discours à l’intérieur d’une scénographie de référence extra-textuelle (ou contexte d’énonciation 1), appelée “histoire” par les théoriciens de l’événementiel chronographique. Rappelons tout d’abord que l’historicisme a un sens très précis en sciences sociales, et renvoie à toute une école de pensée qui veut que les seules lois des phénomènes humains soient des lois d’évolution historique. L’ouvrage classique de Karl Popper a sévèrement condamné cette approche motivée par “la prédiction historique”, “et qui enseigne que ce but peut être atteint si l’on découvre les "rythmes", les "lois" ou les "tendances générales" qui sous-tendent les développements historiques” 2. L’historicisation poétique découvre l’ historicité de la matière discursive, ce qui est tout autre chose que la philosophie de l’historicisme 3.

2 Par historicisation, on entend, dans la perspective poéticienne privilégiée, énonciation de l’histoire dans le discours narratif par la prise en charge configurative de la fiction construite.

3 Ce phénomène discursif peut-être réalisé par des dates, solution simple et efficace, mais non absolue, solution surtout pratiquée dans le roman historique, extérieur à l’histoire, mais peu dans le roman historicisé, qui s’énonce de l’intérieur d’une conscience particulière. À cet égard, on avancera même que les romans historiques de Dumas, par exemple, sont aussi peu historicisés que possible, et qu’ils sont ce qu’il y a de moins historien dans la culture littéraire. L’histoire est, en eux, partout (production, édition, succès), sauf dans leur texte. Les dates de l’histoire du récit, quant à elles, peuvent être hors histoire référentielle collective, mais simples inscriptions d’une chronologie externe de référence. Elles fonctionnent d’abord comme des repères, qui prétendent contextualiser une fiction, dont le rythme et le contenu, la substance même, sont articulés par les événements actantiels. Que ces événements soient datables n’est pas une évidence, et l’on peut même considérer que le réflexe qui consiste à vouloir ramener ce contenu romanesque à un ordre hors-roman est une reconstruction contestable. On

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définit communément le roman historique comme un récit dont le cadre chronologique renvoie à des situations et des faits bien connus de l’histoire politique des hommes, proche ou ancienne, un récit dont plusieurs personnages, principaux ou secondaires, sont des figures attestées et notoires de la mémoire d’un pays 4. De la sorte, on tend à opposer la dimension historique (“réelle”) d’un roman à sa dimension romanesque (“imaginaire”), l’art du grand romancier consistant à trouver l’équilibre entre les deux composantes 5. Mais l’historique, en tant que principe poétique général, se réduit-il à l’illustration de faits scientifiquement attestés et datés ? N’y a-t-il d’historique que l’histoire événementielle des manuels scolaires ou des bulletins d’informations, histoire connue et référenciée, dont la représentation est devenue objet de mises en discours objectifs 6 ? N’existe-t-il pas un romanesque de l’histoire que l’on pourrait trouver ailleurs que dans le roman scottien et ses prolongements, précisément là où on l’attend le moins, du côté de la fiction de l’intime, de l’anonyme, du quotidien ?

4 En fait, c’est plus souvent par des développements ou des notations renvoyant à des faits particuliers de l’histoire collective, ou à des valeurs liées à un contexte bien précis, que se découvre l’historicisation du texte romanesque. De la sorte, le texte est illisible sans le tissu du contexte, tissu chronographique, bien sûr, mais aussi topographique : d’où parle-t-on ? La question n’est pas une métaphore pour dire le temps ; elle renvoie à un positionnement du sujet énonciateur (écrivain et lecteur) dans la sphère sociale de son époque. Ainsi, un récit qui multiplie dans sa prose les repères contextuels de sa propre production est un récit qui historicise sa matière génétique. De la sorte, l’histoire ne s’énonce que dans le présent de sa contextualisation. Il n’y a pas d’histoire au passé : la référence énonciative reste orcentrique-déictique, mais elle peut se déplacer sur l’axe de la réception.

5 Par ailleurs, il convient de comprendre que l’historique, en tant que matière événementielle signifiante, active, ne s’appréhende pas qu’à travers des objets censément politiques. Il y aurait dans cette réduction une timidité terroriste à ne pas vouloir envisager des références politiquement futiles (mention d’un opéra dont on sait qu’il fit fureur à tel moment en tel lieu, présentation d’un costume à la mode d’une certaine époque, réaction psychologique caractéristique d’une tendance, etc.), mais qui dessinent tout le réseau des allusions dont l’historicisation fait sa force première, bien avant la datation donc.

6 Compte tenu de cette façon --qui est un choix-- de lire le roman, l’historicisation, définie comme mode d’énonciation, est l’invention-révélation d’un sujet sensible --sujet ou objet de discours configuratifs : configurés ou configurants--, à partir duquel se découvre un ensemble de valeurs, plus ou moins normatives, que l’on appellera l’ idéologie.

7 Pour étudier ces traces de sujet, qui marquent la conscience d’un moment par la présence d’un passage, on a choisi de travailler sur trois “romans de 1830” : Le Rouge et le Noir de Stendhal, La Peau de chagrin de Balzac, Valentine de George Sand. Si les deux premiers titres, respectivement publiés en 1830 et 1831, n’étonneront personne, le troisième, publié en 1832, risque de susciter de la perplexité. C’est pourtant lui qui sera le principal fil conducteur de l’étude, précisément parce que l’écriture de l’histoire en semble particulièrement absente 7 : l’historicisation y est donc plus retorse que dans Le Rouge et le Noir, sous-titré “chronique de 1830”, et qui se termine avec une héroïne qui va “se jeter aux genoux du roi Charles X” 8, ou que dans La Peau de chagrin, qui s’ouvre sur une orgie fêtant ironiquement le renversement de “l’infâme Monarchie […] par

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l’héroïsme populaire”, et portant des toasts à “une noble victime de juillet”, en un tableau précis et très engagé de la situation présente, telle qu’elle est exposée par un des viveurs parlant du nouveau “gouvernement, c’est-à-dire l’aristocratie de banquiers et d’avocats, qui font la patrie, comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie” 9.

8 En revanche, rien de moins historique, a priori, que la matière romanesque de Valentine. Roman d’amour, roman sentimental sans surprise, qui raconte les états d’âme, les hésitations et les souffrances pathétiques d’une jeune aristocrate “accoutumée à respecter religieusement l’opinion” 10, comtesse et malheureuse de l’être, et d’un fils de paysan, plein “d’ironie et de haine contre la noblesse” 11. En inversant ad libitum les catégories du bourgeois et de l’aristocrate, tantôt du côté du masculin, tantôt du côté du féminin, on reconnaît le schéma actantiel type du récit pour cabinets de lecture, signés indifféremment par Jules Sandeau, Delphine de Girardin, Joseph Méry ou George Sand, entre 1820 et 1840 environ.

9 Et pourtant. Est-on bien sûr qu’un roman d’amour, dont l’histoire est racontée hors dates, sans aucune référence précise à des événements politiques importants et authentiques, qui se passe dans un coin reculé de campagne française, dont le monde est exclusivement fictif, pour ne pas être historique n’en puisse pas pour autant être historicisé par son énonciation du présent, et non par sa non-représentation du passé ? Car l’histoire de Valentine ne se comprend, ne s’énonce, ne se lit et n’existe que par référence à un intertexte historique politique rudimentaire, désormais totalement intégré dans les consciences françaises : la révolution de 1789. Mais au lieu de proposer une fiction sur la révolution, George Sand a l’idée d’écrire un récit qui ne semble évacuer toute écriture historique, au sens le plus naïf de la représentation, que pour mieux proposer une réflexion politique sur ce que cet événement a (mal) mis en place : l’irruption de la conscience du sujet singulier dans son histoire propre. Donc, Valentine ne recompose pas un passé connu 12, passé proche d’ailleurs et peut-être insuffisamment déplacé dans le temps pour pouvoir être déjà perçu comme tel, mais propose un regard sur un présent nouveau, problématisé, et rendu sensible par le passage de l’histoire, vécu comme un bouleversement 13. En 1832 déjà, George Sand mesurait l’originalité de sa position concernant la représentation romanesque du temps politique, elle qui devait déclarer 35 ans plus tard : “Je ne veux pas faire des scènes historiques mais des scènes dans l’histoire” 14.

10 Afin d’étudier l’originalité du traitement de la matière historique par le discours romanesque sandien dans Valentine, on commencera par travailler sur l’historicisation de la fiction, en particulier dans l’écriture de l’arrière-plan qui tire le texte, presque, du côté de la fable. On analysera ensuite la politisation du discours narratif, à travers l’énonciation de la doxa, manifestation ostensible d’un savoir qui ne se cache pas, pour penser l’historique de l’idéologie du texte de la fiction. Enfin, on envisagera ces différents aspects de la poétique du roman sandien, balzacien ou stendhalien comme une anthropologie de la conscience historique, proposée et construite par l’écriture romanesque, et par elle seule, en ces premières années de la Monarchie de Juillet.

11 Valentine, c’est d’abord une série de portraits, qui dresse un tableau satirique de la France rurale des années 1820. Prolixe en détails de présentation du cadre géographique, le sud-est du Berry, le récit n’inscrit aucune date précise dans son texte, mais l’un des événements importants de l’intrigue, l’éloignement de la mère de l’héroïne, est expliqué par une allusion au “passage de madame la duchesse de Berry qui s’en allait ou qui revenait d’un de ses joyeux voyages” 15, ce qui permet de

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comprendre que nous sommes entre 1822 et 1830 environ --repère qui va être confirmé plus exactement peu après par un autre système de référence 16--, car, après les événements de Juillet, comme chacun sait, les “voyages” de la duchesse furent moins anodins et moins “joyeux” 17. Le contexte justifie le texte. La vérité de la fiction doit se déployer entre la disponibilité des références datées et l’évidence des reconnaissances idéologiques présentes. Partant, l’histoire s’énonce dans la vacance des chronologies, hors repère événementiel. L’absence de l’historique comme identité immanente qui viendrait niveler l’imaginaire de la représentation est un appel à une plus grande vigilance politique. Dans le cas de Valentine, cette absence semble surtout devoir renforcer le travail de la présence agissante de l’histoire comme structure générale. Le narrateur sandien propose, en effet, tantôt avec la verve de l’humour, tantôt avec la réserve de l’inquiétude, plusieurs portraits d’acteurs de sa fiction, entre figures et personnages : tous sont de référence historique, en ce qu’ils ne s’expliquent que par l’évolution politique récente de la France.

12 Par exemple, le narrateur sandien a grand soin, dans la présentation des membres du personnel de son imaginaire, de replacer le cas “Bénédict”, ce “héros” qui “à vingt- deux ans, n’avait point acquis ce qu’on appelle une instruction positive” 18, dans une contextualisation précise, qui dessine une scénographie historique du texte. Le discours de l’analyse est d’une clarté univoque sans appel, que tout le reste de la fiction va avoir le plus grand mal à nuancer : “L’ennui, ce mal horrible qui s’est attaché à la génération présente plus qu’à toute autre époque de l’histoire sociale, avait envahi la destinée de Bénédict dans sa fleur ; il s’étendait comme un nuage noir sur tout son avenir. Il avait déjà flétri la plus précieuse faculté de son âge, l’espérance” 19.

13 Cette dernière citation illustre parfaitement l’écriture politique polémique de l’histoire pratiquée par George Sand dans Valentine, ce récit à la fiction non datée. L’énonciation de l’indexical “génération présente” renvoie très clairement à un point d’ancrage qui doit être recherché du côté de la production du texte, soit août 1832 20. La perspective critique proposée pour des personnages des années 1820 se déplace alors singulièrement. C’est ce que nous appellerons une historicisation de la fiction par le discours narratif. Ce n’est pas le rappel d’événements passés qui fait le récit historique, c’est l’inscription du présent déictique dans un passé de pure disponibilité qui fonde la mesure politique du discours du sujet, dans une perspective diachronique de jugement, d’estimation, de mise à distance, qui est une fondation de l’histoire au présent. Si Valentine peut être lu comme un roman historique, c’est comme production d’un texte critique pour le présent de sa rédaction, qui joue du déplacement des actions dans un passé proche pour énoncer quelques jugements sévères. Parfois, c’est une simple allusion à un repère culturel contemporain de l’énonciation du texte, et non du discours de la fiction, qui déplace le vocogramme sandien en aval de sa fiction 21. Ainsi de la remarque sur les idées reçues de la province, avancée sous caution stendhalienne : “Dans les idées de la province, […] suivant la spirituelle définition de M. Stendhal, un bel homme est toujours gros et rouge” 22. La citation du Rouge et le Noir 23 propose un télescopage des références stricto sensu, sans que la cohérence générale de l’énonciation narrative et romanesque, le propos de sa représentation, en soit pour autant pervertie : bien au contraire, la valeur illustrative, voire démonstrative, de la fiction du passé se trouve renforcée par ce constat du présent.

14 Le phénomène est très banal, et l’on en relève des occurrences par dizaines dans n’importe quel roman de cette époque : les références à Rossini, dans La Peau de chagrin

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par exemple 24, peu lisibles pour le lecteur qui n’est pas familier de ses opéras quand elles se limitent à un vers de livret italien, fonctionnent comme des marqueurs externes d’une scénographie des années parisiennes de 1825-1835 environ ; de même, la mention d’un “événement” comme l’est la perte de sa voix par la diva assoluta qu’est à Paris la Malibran en 1828-1831 25 inscrit le texte dans un contexte qui devient très vite étranger à qui ne partage pas ces codes culturels très étroits 26. L’historicisation ne travaille pas ici le texte de la fiction dans le sens de la responsabilisation politique, mais, plus simplement, dans la perspective de représentation d’un moment, historique par cette seule mention.

15 En fait, dans Valentine, la déixis permet le repérage chronologique (presque) exact de l’action, à travers quelques notations concernant l’histoire de la comtesse de Raimbault 27. De celle-ci, il est précisé, en effet, qu’elle a trente-cinq ans lors du retour des Bourbons sur le trône, soit en 1814 28. Nous sommes alors dans un système de repérage externe, positif. Puis, ayant résumé sa vie, le narrateur note : “Maintenant, elle avait cinquante ans” 29. 35 ans en 1814, plus quinze ans : nous sommes en 1829 ; le décodage est alors externe, strictement déictique, donc propre à la loi d’un discours individuel, le discours du récit, et c’est au lecteur d’inscrire les références datables que le texte lui propose à travers les aléas historiques des personnages de la fiction inventée.

16 La force de l’effet est telle que, lorsque le lecteur rencontre d’autres indices déictiques, par exemple dans des discours directs des personnages, il doit faire un effort pour ramener l’axe du présent à la matière de ce proche passé dont la fiction est censée se nourrir. Surtout quand la portée critique du discours est maintenue dans une ambiguïté de ton, qu’il semble choquant de rapprocher des assertions si univoques de la bonne morale républicaine de l’auteur 30. Ainsi du rappel de la marquise de Raimbault à sa réactionnaire belle-fille : “Vous ne voulez jamais comprendre qu’à présent tout le monde en France reçoit de l’éducation ! Ces gens-là sont riches ; ils ont fait donner des talents à leurs enfants. C’est fort bien fait ; c’est la mode : il n’y a rien à dire” 31. Telle phrase n’a pas du tout la même portée, ni la même signification, selon qu’elle est prononcée (ou entendue) en 1829 ou en 1832. “À présent” ouvre une représentation du temps et de la durée, bien au-delà de la ponctualité de la désignation stricte, pour laisser résonner le devenir des phénomènes enclenchés. C’est bien le présent qui énonce l’histoire d’une nation, et non son passé, en ce que ce présent inscrit le devenir d’un événement attesté dans le vécu de la conscience des sujets. L’écriture de l’histoire ne se fait pas au passé, à la différence de l’archéologie du savoir 32.

17 C’est dans La Peau de chagrin que l’on trouve les contradictions les plus intéressantes entre ces deux pratiques d’historicisation des discours, l’interne et l’externe. L’incipit est une pure déixis : “Vers la fin du mois d’octobre dernier” 33, plaçant sa référence résolument à l’extérieur du monde du discours 34. Mais, quelques pages plus loin, Balzac a recours au procédé de la date pour inscrire une contextualisation prétendument historique à l’intérieur de sa prose, comme en une mise en abyme de la fiction dans l’énonciation du récit : “En 1826, à l’âge de vingt-deux ans, vers la fin de l’automne, je suivis tout seul le convoi de mon premier ami, de mon père” 35 --il est vrai que, comme on le voit, la référence est intégrée dans un discours rapporté, ce qui déplace la contextualisation d’un niveau, mais le fonctionnement poétique reste le même. Entre ces deux choix énonciatifs, le roman balzacien déploie tout l’arsenal de la désignation, entre allusion et convocation des références dans les discours inscrits. Un exemple saisissant est l’énoncé suivant, placé en commentaire des répliques avinées, cyniques et

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désenchantées de l’orgie, orgie qui fête, rappelons-le, la fondation d’un journal, en ces temps qui suivent une révolution dont l’un des déclencheurs fut une attaque contre la liberté de la presse --voir le résumé d’un des personnages : “Il s’agit donc de nous inculquer une opinion nationale, de nous prouver qu’il est bien plus heureux de payer douze cents millions trente-trois centimes à la patrie représentée par messieurs tels et tels, que onze cents millions neuf centimes à un roi qui disait moi au lieu de dire nous. En un mot, il s’est fondé un journal, armé de deux ou trois cent bons mille francs, dont le but est de faire une opposition qui contente les mécontens, sans nuire au gouvernement national du roi-citoyen” 36. Le narrateur balzacien a un jugement qui historicise irréductiblement l’énonciation, en proposant presque le procès d’une idéologie poétique : “Mais entre les tristes plaisanteries, dites par ces enfans de la révolution, et les propos des buveurs tenus à la naissance de Pantagruel, il y avait tout l’abime qui sépare le dix-neuvième siècle du seizième. Celui-ci apprêtait une destruction en riant, et le nôtre riait au milieu des ruines” 37. Pour Pierre Citron 38, “Balzac songe à la Révolution de 1789, et non, comme on pourrait le croire pour une scène qui prend place en octobre 1830, à la révolution de Juillet” --le jeu des majuscules (Révolution versus révolution) est certainement pour beaucoup dans cet avis 39. La distinction est-elle vraiment possible ? Ce à quoi travaille l’historicisation de l’énonciation, critique, n’est-ce pas, précisément, à faire disparaître le référent historique au profit de la référence idéologique large ? Un énoncé comme celui-ci illustre une conscience contestataire particulière. La vérité de son intention n’est pas dans l’objet illustratif de l’énoncé, mais dans la motivation présente et active de son énonciation. Ramener l’historicisation à la référence historique datable, c’est choisir le récit du passé contre l’histoire du présent --ce qui n’est d’ailleurs en rien un contresens, mais un choix de lecture.

18 Passé/présent : les frontières sont fragiles. On s’en rend particulièrement compte chez George Sand avec le récit de l’édifiant parcours de mademoiselle Chignon, qui parvient à épouser le général comte de Raimbault, pour voler “avec transport dans le tourbillon des grandeurs de l’Empire” 40. Son destin est celui de toutes les erreurs d’appréciation, des déclassements mal assumés, et des parcours historiques brillants mais incertains : “Avec l’Empire s’était évanouie toute la brillante existence de madame de Raimbault […], et elle s’éveilla un matin, oubliée et délaissée dans la France légitimiste. […] Elle laissa voir à celles qui avaient été ses compagnes et ses amies toute l’amertume de ses regrets, tout son mépris pour les têtes poudrées, toute son irrévérence pour la dévotion réédifiée. […] Dans le système des compensations de la couronne, la comtesse de Raimbault fut oubliée ; il n’y eut pas pour elle la plus petite charge de dame d’atours. Forcée de renoncer à l’état de domesticité si cher aux courtisans, elle se retira dans ses terres, et se fit franchement bonapartiste. Le faubourg Saint-Germain, qu’elle avait vu jusqu’alors, rompit avec elle comme mal pensante. Les égaux, les parvenus, lui restèrent, et elle les accepta faute de mieux” 41. Là aussi, le mouvement brutal et même spectaculaire de l’histoire, avec cet incroyable destin des enfants de l’Empire, n’a pu, au mieux, que produire l’accès à la nostalgie, aux récriminations, à l’insatisfaction : “Garrottée à ce monde oublieux et sans pitié qui n’avait plus pour elle que des déceptions et des déboires, elle se laissait traîner encore comme un cadavre à son char. Où vivre ? comment tuer le temps, et arriver à la fin de ces jours qui la vieillissaient et qu’elle regrettait dès qu’ils étaient passés ?” 42. Le narrateur s’attarde longuement sur le cas exemplaire de cette femme odieuse, de cette classe déclassée et obsolète, dont le destin atteste de ce que le progrès historique n’est pas chose linéaire. L’on sent dans le

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discours de la fiction autant la volonté d’édifier par un repoussoir franchement déplaisant, que celle de régler quelques comptes avec des personnalités certainement en vue au moment de la publication. Sans aller jusqu’à parler de “portrait à clé”, et vouloir rechercher un modèle précis, on ne peut s’empêcher de penser que l’écriture la plus ouvertement “historique” de Valentine, avec ce récit d’une oubliée de l’histoire de France, est sans doute celle dont la scénographie de signification est la plus directement présente et signifiante pour le lecteur de 1832. Que ce soit le récit de l’histoire de ce personnage qui permette le décodage chronologique le plus précis du roman 43 n’est pas un hasard. Le présent rend possible la lecture du passé, et non l’inverse, en histoire comme en politique, comme en linguistique : c’est là une vérité qu’illustre, à sa façon, le décalage entre le spectacle présent du capitaliste qui offre l’orgie au début de La Peau de chagrin, aviné, monstrueux, et la référence de son passé actif et productif. Une fois de plus, les systèmes d’oppositions dialectiques sont, on le voit, de fragile facture pour les codes de signification romanesque, qui biaisent toujours fortement avec la transitivité référentielle.

19 Ultime portrait historique de Valentine, qui reste notre texte conducteur, la figure de la vieille marquise de Raimbault, aïeule faible, et coupable de toutes les lâchetés, de toutes les compromissions de la monarchie finissante, fait entrer le style de la satire dans le récit pour illustrer la permissivité sémillante “des grâces du temps de Louis XV” dont elle offre, du haut de ses quatre-vingts ans, une réjouissante caricature 44. La marquise, souriante et brave femme, image d’une légitimité aristocratique héraldiquement insoupçonnable, ne se comprend que par antithèse avec la comtesse, sa belle-fille, née Chignon, revêche, dure et hautaine. Avec le libre ton des personnes qui se savent tous les droits, elle multiplie les “affabilités insolentes” 45 à l’égard des manants, en une “affectation de popularité” dans laquelle on retrouve “l’habitude d’une protection toute féodale”, note le narrateur 46. Et son injonction familière à Valentine pour l’encourager à parler à Bénédict “pouvait se traduire ainsi : Imite-moi, héritière de mon nom ; sois populaire, afin de sauver ta tête à travers les révolutions à venir, comme j’ai su faire dans les révolutions passées” 47. L’idée est rendue tout aussi nettement par une réplique de la comtesse, qui rappelle, sur le mode ironique satirique certes, mais avec beaucoup de vérité dans le pittoresque psychologique, la dimension historique, encore une fois, de semblable comportement, propre à une certaine classe : “Oh ! vous rêvez toujours la guillotine ; vous croyez qu’elle marche derrière vous, prête à vous saisir à la moindre marque de courage et de fierté” 48. La guillotine, référent historique spectaculaire s’il en est, est l’image, littérale et non symbolique, d’une écriture de l’histoire dans les consciences populaires collectives, au-delà de toute forme de discours scientifique quelconque. Énoncé des fantasmes les plus motivés et les moins imaginaires qui soient, elle inscrit la vérité de ce qui a été, et que l’individu français ne peut plus ne pas penser comme un devenir historique possible. De Stendhal à Sand, on remarque la convergence historique, là encore. Dans Le Rouge et le Noir, dont l’action se passe entre 1827 et 1830, Stendhal précise que les hommes de la société de M. de Rênal “répétaient que le retour de Robespierre était surtout possible à cause de ces jeunes gens des basses classes, trop bien élevés” 49. Plus tard, l’affectation des aristocrates parisiens inspire à Julien Sorel le commentaire suivant : “Ils ont tant de peur des jacobins ! Ils voient un Robespierre et sa charrette derrière chaque haie” 50. Et, lui donnant raison, Norbert de La Mole lance à sa sœur, un peu trop exaltée : “Prenez bien garde à ce jeune homme, qui a tant d’énergie […] ; si la révolution recommence, il nous fera tous guillotiner” 51. Que l’on ne sous-estime pas, aujourd’hui, la vérité littérale de

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ce fantasme ! Les représentations populaires, au XIXe siècle, ont vite fait de susciter ce genre de réaction. Ainsi, en 1857 encore, lors de l’exposition des Glaneuses de Millet, un journaliste du Figaro ne craint pas d’écrire : “Qu’on éloigne les petits enfants ! Voici les Glaneuses de M. Millet qui passent ! […] Derrière ces trois glaneuses se silhouettent, dans l’horizon plombé, les piques des émeutes populaires et les échafauds de 93” 52.

20 Pourtant, la tonalité dominante proposée par George Sand autour du personnage est résolument humoristique. La marquise, avec “ses habitudes de mollesse antique” 53, incarne un autre aspect, un autre style de la nostalgie qui fonde le regard passéiste à partir duquel se construit la fiction historique : elle en est la vision bouffonne, qui serait franchement drôle, si le personnage de Louise n’était là pour rappeler les désastres que semblable égoïsme tranquille et semblable corruption morale provoquent presque toujours. Cette “vieille espiègle du temps de la du Barry” 54 sait raconter “des histoires avec une merveilleuse lucidité de mémoire et une admirable présence d’esprit pour en sauver les situations graveleuses à l’oreille de Valentine” ; le puritain Bénédict reste “confondu, étourdi de tant d’usage avec tant de démoralisation, d’un tel mépris des principes joint à un tel respect des convenances” 55. Celle qui, “malgré toute sa popularité”, ne peut “se décider à offrir un siège au neveu de son fermier” 56, propose sa propre lecture de téléologie sociale, qui résume sa capacité à comprendre les leçons de l’histoire de France, quand elle meurt en donnant pour ultime conseil à sa petite-fille : “ne prends jamais un amant qui ne soit pas de ton rang” 57. Histoire des mœurs et histoire politique se rejoignent en un accord, du moins parfaitement juste eu égard aux acteurs impliqués.

21 Telles sont les figures de cette fable, proposée par la jeune George Sand, pour réfléchir sur les mauvais usages du devenir historique, comme sur les fatalités des destins immuables. La vieille aristocrate sénile et dangereusement ridicule, la parvenue de la première génération, les paysans récemment enrichis et encore mal dégrossis, proposent une comédie de mœurs qui ne se comprend que dans l’inscription d’un intertexte que l’on pourrait appeler “la scénographie de la révolution”. De l’idée même de la révolution, plus que d’une révolution exacte. Ce n’est pas le même bouleversement politique qui a réuni la marquise de Raimbault et mademoiselle Chignon, ou qui a permis la fortune des Lhéry. Mais ces personnages de référence présentent un tableau sans surprise de la France du début du XIXe siècle 58. Parmi eux, Bénédict, Valentine et Louise tentent d’acquérir une épaisseur, une consistance, qui les fera accéder au statut de sujets actifs. Le narrateur sandien organise tout cela avec une parfaite maîtrise, mais non sans contradiction.

22 George Sand n’a jamais prétendu à l’objectivité narrative. Ses récits sont ponctués de jugements de valeur, qui mettent en cause les acteurs de la fiction autant que la figure générale du narrateur omniscient qui s’accorde le droit de condamner ou d’absoudre les éléments les plus engagés du texte. Valentine offre plusieurs exemples d’énoncés dans lesquels le lecteur a le sentiment d’entendre la voix de l’auteur sous la parole du roman. Ce peut être de façon très ponctuelle, à travers la simple incise d’une phrase coordonnée : “Elle avait un profond mépris pour la canaille, et prétendait que, pourvu qu’on la fît boire et manger, on pouvait ensuite lui marcher sur le ventre sans qu’elle se révoltât. Et ce qu’il y a de plus triste en ceci, c’est que madame de Raimbault n’avait pas tout à fait tort” 59. Entre la condamnation d’un préjugé et l’acceptation résignée du même préjugé, l’énonciation narrative sandienne hésite et ne choisit pas. Très éloignée de “l’impartialité de sténographe” affirmée par l’auteur 60, l’énonciation du parti pris se

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propose, ici, dans une articulation précise au texte de la fiction. Le discours d’une certaine doxa est le commentaire direct du récit, qu’il double et menace de son inflation, ou pléonastique ou contradictoire. De la sorte, l’écriture est modalisée par des indicateurs de portée, par des signaux d’énonciation qui appuient la présence d’un sujet transcendant à la fiction, et dont la parole doit rétablir la vérité dans les cas de dérive. Ici, l’avertissement est très clair : ce que la fiction a posé d’odieux en madame de Raimbault ne doit pas empêcher le lecteur de lui donner raison quand il le faut. Ailleurs, c’est un mouvement d’orgueil de la modeste Valentine, se souvenant qu’elle porte “le nom le plus honoré du pays”, qui est justifié par le narrateur : “Cette petite vanité n’avait rien de ridicule, puisqu’elle tirait toute sa considération des vertus et de la bravoure de son père” 61. En somme, la morale de l’idéologie du moment 62 vient redresser les tentations d’une lecture exagérément critique.

23 Or, loin d’être une faiblesse, semblable principe poétique doit sans doute être regardé comme une radicalisation tranquille des démarches parallèles de l’historien et du romancier, qui, tous deux, racontent une histoire, c’est-à-dire proposent une intelligibilité à des faits dont la réunion, la collection et la narration ne vont pas de soi 63. En effet, si l’on suit l’analyse de Roland Barthes sur “le discours de l’histoire” 64, on admet que, dans le discours historique des temps modernes --et le discours narratif est une proposition de discours historique, particulièrement au XIXe siècle--, “le processus de signification vise toujours à "remplir" le sens de l’Histoire”. “L’historien”, ajoute Barthes, “est celui qui rassemble moins des faits que des signifiants et les relate, c’est-à- dire les organise aux fins d’établir un sens positif et de combler le vide de la pure série” 65. Le romancier fait exactement la même chose, motivé par d’identiques volontés de logique et de vérité, qu’on appelle alors “vraisemblance”, et n’hésite pas, quand il le faut, à expliciter le sens de sa démarche dans une volonté de clarté générale et pour le bien (supposé) de chacun. C’est dans ces manifestations de commentaire que l’histoire politique, comme principe de l’idéologie énoncée et de l’idéologie énonçante, inscrit le plus nettement le repère de son présent. Ce sont d’ailleurs ces aspects qui peuvent “dater” un texte, tout comme ce sont eux qui illustrent “l’illusion référentielle” d’un certain rapport à l’autorité du sujet parlant. L’écriture de l’histoire se fait au présent et l’historicisation porte sur les matières idéologiques du moment puisque ce sont elles qui rendent le réel (= la fiction) lisible.

24 Ailleurs, George Sand pend soin de distinguer les deux niveaux d’énonciation, et propose alors la disposition à double entrée d’un niveau 1 de représentation, au passé, centré sur la chose fictive, et d’un niveau 2 de représentation, au présent, consacré à l’analyse des vérités générales. Là encore, la relation de l’un à l’autre est de l’ordre du commentaire, mais l’articulation est implicite et se fait dans le rapprochement des unités réalisé par la lecture continue d’un texte volontairement scindé en deux unités pragmatiques distinctes : la beauté d’Athénaïs “était du genre de celles qui plaisent plus généralement. Les hommes d’une éducation vulgaire aiment les grâces qui attirent, les yeux qui préviennent, le sourire qui encourage. La jeune fermière trouvait dans son innocence même une assurance espiègle et piquante” 66. L’énonciation de la maxime est préparée par le groupe complément de la phrase du récit, portée par une relative adjective, posée hors endophore textuelle et qui sollicite les ressources de l’exophore mémorielle pour susciter l’effet de connivence et de présupposition qui va faire admettre l’assertion catégorique suivante 67. C’est non seulement le contenu même, doxologique, de cette pseudo-maxime, qui illustre un niveau historique de l’énonciation,

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celui de sa mise en signification réalisée par son agencement dans le récit, mais aussi la pratique discursive, avec ses hiérarchies, ses agencements, et son autorité tranquille 68.

25 Une autorité qui peut même oser l’écriture à l’irréel du passé pour avancer les vérités du moment présent, dont on laisse fort à entendre, par cette dilution dans le virtuel et par la détermination générique, qu’elles ont valeur éternelle. George Sand donne un exemple de cette poétique paradoxale dans sa peinture du caractère de Pierre Blutty, mari jaloux mais amant passionné : “et cela fut un exemple de différence du préjugé dans les diverses classes de la société. Un homme de qualité et un bourgeois se fussent trouvés également compromis par l’amour de leur femme pour un autre. Ce fait avéré, ils n’eussent pas recherché Athénaïs en mariage, l’opinion les eût flétris ; s’ils eussent été trompés, le ridicule les eût poursuivis. Tout au contraire, la manière savante et hardie dont Blutty conduisit toute cette affaire lui fit le plus grand honneur parmi ses pareils” 69. Plus encore que dans l’affirmation d’apophtegmes crédibilisés d’abord par leur statut d’outils de cohésion narrative générale, cette écriture à l’irréel assume pleinement l’arbitraire du récit pour mieux rendre incontestable la présence, le travail de l’idéologie générale de distinction des classes dans les différents actants mobilisés, poétiques et fictionnels.

26 De la sorte, l’énonciation sandienne dans Valentine joue de ce que Philippe Hamon comprend comme un “effet-idéologie”, bien différent de l’idéologie elle-même 70. L’assignation, l’identification d’une idéologie exacte dans un récit du XIX e siècle se heurte toujours à des problèmes de désignation, de dénomination, avec lesquels le texte ne cesse de ruser 71. L’effet-idéologie est construit par la mise en scène stylistique “d’ appareils normatifs” 72 du genre de ceux dont nous venons d’analyser trois manifestations. Ces appareils évaluent et modalisent le rapport de la fiction et de l’histoire, dans la perspective d’une critique ou d’une valorisation d’accord.

27 Parfois le discours de la doxa s’étend, s’étale et s’impose en une digression exogène et fait surgir un texte dans le récit, imposant une déclinaison paradigmatique d’items dans la linéarité syntagmatique de la langue narrative. Ainsi le portrait du valet idéal. “Ce qui compléta leur sécurité, c’est que Valentine n’avait gardé à son service aucun de ces valets nés dans la livrée, peuple insolent, ingrat et bas, qui salit tout ce qu’il regarde, et dont la comtesse de Raimbault aimait à s’entourer, pour avoir apparemment des esclaves à tyranniser. Après son mariage, Valentine avait renouvelé sa maison ; elle ne l’avait composée que de ces bons serviteurs à demi villageois qui font un bail pour entrer au service d’un maître, le servant avec gravité, avec lenteur, avec complaisance, si l’on peut parler ainsi ; qui répondent : Je veux bien, ou : Il y a moyen, à ses ordres, l’impatientent et le désespèrent souvent, cassent ses porcelaines, ne lui volent pas un sou, mais par maladresse et lourdeur font un horrible dégât dans une maison élégante ; gens insupportables, mais excellents, qui rappellent toutes les vertus de l’âge patriarcal ; qui, dans leur solide bon sens et leur heureuse ignorance, n’ont pas l’idée de cette rapide et servile soumission de la domesticité selon nos usages ; qui obéissent sans se presser, mais avec respect ; gens précieux, qui ont encore la foi de leur devoir, parce que leur devoir est une convention franche et raisonnée ; gens robustes, qui rendraient des coups de cravache à un dandy ; qui ne font rien que par amitié ; qu’on ne peut s’empêcher ni d’aimer ni de maudire ; qu’on souhaite, cent fois par jour, voir à tous les diables, mais qu’on ne se décide jamais à mettre à la porte” 73.

28 L’opposition radicale entre le bon et le mauvais reproduit le clivage de classe entre le valet né “dans la livrée”, coupable du péché originel d’être ce qu’il est, sans aucune

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perspective de changement, et le serviteur “à demi villageois”, qui est déjà l’option moderne de l’employé de maison, à mobilisation et mobilité plus libre, attaché aux valeurs bourgeoises par toutes les formes du chantage affectif le plus puissant. Le paternalisme condescendant, qui faisait tant horreur à Baudelaire et qui ne permit aucune résurrection marxiste de George Sand dans les années 1960, ne se cache pas dans cette exaltation de “toutes les vertus de l’âge patriarcal”, qui refait surgir l’écriture de la mélancolie, mais loin des aigreurs de la comtesse de Raimbault cette fois-ci, puisque celle-ci fait même figure de contre-exemple sur ce point précis. Mais l’effet-idéologie n’est pas tant dans le contenu même du message social, dans l’énoncé, que dans l’énonciation narrative et son effet d’adresse au lecteur. Tout le texte, là encore, est modalisé par les inscriptions de démonstratifs en emploi d’exophore mémorielle (“ces valets nés dans la livrée”, “ces bons serviteurs à demi villageois”, “cette rapide et servile soumission de la domesticité selon nos usages”), qui puisent dans des références présupposées communes au narrateur et au lecteur. D’ailleurs, l’énonciation s’ouvre, sur la fin, en un “on” de collectivité, sujet d’une prédication au présent de démonstration (“on ne peut s’empêcher”, “on souhaite”, “on ne se décide jamais”), qui tire le discours, hors du récit, du côté du raisonnement 74. Tel est le poids, mémoriel donc, d’un immémorial préjugé. Partant, nous devenons complices de cette écriture de l’histoire, qui assigne des positions très précises aux sujets dans la morale du moment.

29 Le déplacement de l’histoire, de l’historique passéiste vers une politisation du quotidien, sensible jusque dans des lignes a priori aussi anodines que celles-ci, loin de toute représentation d’une conscience active et subversive, renverse les catégories esthétiques attendues, tout comme l’énonciation du strict récit est bouleversée par l’intrusion tranquille du discours, qui le parasite et le prend en otage. Éloquent exemple de ce que Michèle Riot-Sarcey comprend comme “l’historicité de la confrontation, contenue dans le texte, entre énoncé et énonciation” 75. Que cette digression politique, qui fait de l’histoire au présent, soit avancée à partir de, ou autour de, un “individu”, n’est pas un hasard. C’est le sort de l’individu, son entrée sur la scène politique de l’histoire, qui marque le passage des temps archaïques aux temps modernes, entrée spectaculairement illustrée par toutes les formes de repères révolutionnaires. Un individu, mais non un sujet, notons-le, en ce qu’il y a au moins une virtualité d’actance active dans la notion de sujet, qu’il n’y a pas dans la notion d’individu, simple repère quantitatif et figure d’assignation, sujet hors destin mais objet de représentation 76.

30 Le portrait du valet idéal sous la plume de George Sand illustre parfaitement les ambiguïtés d’une bonne volonté d’intention, dans sa prise en charge des réalités d’époque, c’est-à-dire d’abord les préjugés. Comme l’a parfaitement remarqué Michèle Riot-Sarcey, dans une perspective d’énonciation, peut-être discutable, d’adéquation directe des mots aux choses, précisément dans ce processus de représentation chargé d’intentionnalité, “les représentés, socialement semblables, ne font plus corps avec leurs représentants mais, en s’identifiant à l’idée que l’on se fait d’eux-mêmes, ils sont en mesure de consentir à la reproduction des dominations, à la fois politiques et symboliques, l’ensemble constituant le mode d’action du pouvoir” 77. Une telle analyse démontre bien la force vive de la matière à partir de laquelle les discours se constituent, parfois sans bien comprendre ce qu’ils contribuent à mettre en place eux- mêmes : leur propre perte. Objet de l’énoncé, l’individu qu’est le valet est pris en charge par le sujet recteur de l’énonciation, lui-même conditionné par l’idéologie qui le porte,

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et dans la dimension scénographique de laquelle il propose ses constructions fabulaires. Semblable phénomène prouve bien que le sujet de l’énonciation n’est pas un être empirique, puisque cette parole du narrateur ne concrétise pas pour autant le portrait précis d’un narrateur-sujet.

31 Cette opposition, de l’énoncé, politisé, et de l’énonciation, plus ou moins responsable, trouve dans cette problématique de l’individu, répétons-le, un matériau privilégié. Le portrait du valet idéal n’a pas de réalisation précise dans le roman et ne peut pas en avoir puisqu’il n’accède pas au rang d’actant fondateur, mais George Sand comprend tout de même qu’il se joue, ou qu’il va se jouer là, a contrario, quelque chose de déterminant : le passage de l’individu au sujet. Henri Meschonnic a montré que le sujet est un mode de spécification de l’individu 78. Même s’il ne coïncide pas avec lui, le sujet a lieu pourtant en lui. Le sujet s’invente dans et par un discours et, s’il lui confère une systématicité, c’est qu’il est un opérateur de la valeur poétique. “Il y a à faire la différence entre individu et sujet, on ne peut pas nier qu’ils partagent des choses, qu’il n’y a pas de sujet sans individu, même s’il peut y avoir un individu sans que tous les sujets soient là” 79. L’individu qui n’est pas ce sujet-là peut être un autre sujet. Henri Meschonnic reconnaît ainsi le sujet philosophique, le sujet psychologique, le sujet freudien, mais aussi le sujet du bonheur, le sujet de la connaissance des choses, de la domination des choses, etc. 80 Or ces sujets présentent assurément des historicités différentes dans leurs modes d’apparition, leurs activités, les interprétations qu’ils suscitent. En somme, si le sujet présuppose l’individu, il peut le transformer : celui-ci n’en est que le produit.

32 C’est tout le destin de Bénédict, le paysan déclassé, de Valentine, l’aristocrate née pour être fermière, ou de Louise, l’éternelle humiliée, la femme sans statut, la parente pauvre, elle à qui sa belle-mère d’abord, sa sœur ensuite, volent un amant, Louise que ses souffrances ignorées hissent presque au rang de martyr de l’histoire et dont le terrible cri de révolte final, ses imprécations sur le lit de mort de Valentine 81, par son scandale moral, est la marque du refus de cette simple condition passive, intolérable. D’individus, ils sont devenus, malgré eux, des sujets, par amour, et ils en meurent, les gens comme eux, n’ayant pas encore de place dans le monde du présent, tout comme ils ne sont pas les acteurs de l’histoire, de la leur propre pas plus que de celle d’un groupe quelconque 82. Ces trois personnages sont-ils des héros au sens strict du terme, du point de vue du prestige actantiel de la potentialité romanesque ? Ce n’est pas certain, en ce qu’ils agissent peu, et subissent beaucoup. Mais, tout comme avec sa digression sur le valet dont on refuse de le penser comme un type social et politique autonome (d’ailleurs, un valet est-il même vraiment un homme ? reste des valeurs aristocratiques…) 83, dans sa fiction autour de ces trois actants, George Sand comprend que chaque individu, ou chaque coalition d’individus, est porteur d’un dynamisme latent qui, concourant à l’équilibre général, de la société, du récit, le menace perpétuellement. Partout ailleurs, dans Valentine, le roman affirme la suprématie du groupe, de la classe, de la race et du sexe, et c’est d’ailleurs cette supériorité qui finit par briser les efforts d’individualisation et d’originalité de certains. En cela, un roman comme Valentine est l’exacte antithèse, par exemple du roman stendhalien, pourtant cité dans le texte 84. Comme l’expose fort bien Jean Molino : “Dès le début du Rouge et le Noir, la situation sociale et politique est expliquée comme résultant des individus, de leurs intérêts, de leurs relations réciproques et du rapport de force des coalitions qu’ils constituent ; il n’y a pas de nature sociale, il n’y a que des mœurs, qui sont la cristallisation d’une des options possibles de la nature humaine” 85. Chez George Sand, il

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y a d’abord une nature sociale 86. Pourtant, la problématique est bien là, posée, installée, et elle travaille le texte “de l’intérieur”, minant les possibilités romanesques et suggérant une nouvelle cartographie de la représentation sociale en France autour de 1830 87.

33 Par exemple, l’érotisation active du regard, dans la scène 88 où Valentine découvre la beauté très physique du corps de Bénédict, est un premier indice de l’entrée imminente de l’individu (des deux individus ici) dans la sphère du sujet du désir, dans son histoire et son devenir. En cela, l’écriture du sujet est bien ce qu’il y a de plus réel dans Valentine, ce récit sans repère historique explicite, qui écrit l’histoire des classes hors histoire, déplacées dans l’espace (un coin perdu de campagne française) et dans le temps (récit sans date), puisque, comme l’a rappelé Philippe Hamon, “pour le romancier du XIXe siècle, le "réel" n’est pas tant ce qui est, le tel-quel, ni non plus ce qui manque […], que ce qui oblige. Et le texte du roman est traversé de la rumeur de ces voix obligeantes (ou désobligeantes)” 89. Dans Valentine, l’on ne donne pas la parole à ce réel sous-entendu ou mal entendu, et l’on préfère favoriser l’imaginaire de l’idéal pour augmenter la puissance du désir comme force de subversion. De la frustration comme outil de révolte.

34 C’est donc surtout dans les manifestations de ses contradictions, entre ce qu’avance l’énoncé et ce que refuse l’énonciation, que Valentine propose ce que l’on peut comprendre comme une anthropologie de la conscience historique, pensée comme interrogation critique du politique quotidien et contemporain, dans ses possibilités et ses limites d’époque, que seule, peut-être, pouvait alors construire l’écriture romanesque du récit sentimental. Au même moment, exactement, Balzac construisait l’anthropologie de la conscience politique de la France de 1830, et il privilégiait le médium du roman social, ce qui creuse la différence fondamentale entre ces deux écrivains, qui s’apprécièrent toujours beaucoup sans jamais vraiment se comprendre.

35 En effet, ce qu’illustre le déploiement concomitant du roman et de l’histoire comme discipline de référence pour donner à l’humain une intelligibilité dans/de son devenir, durant la première moitié du XIXe siècle, c’est le primat désormais accordé à l’énonciation narrative pour dire la vérité des choses distanciées et offertes comme objets de pensée et de discours. En cela, et si l’on pense, par exemple, à la question de la position et de l’inscription en discours des individus hors histoire, comme les prolétaires ou les valets, ou encore les femmes, massivement mobilisées dans Valentine, on peut rejoindre l’analyse de Roland Barthes pour rendre compte de ce que peuvent faire le roman et l’histoire devant les apories des idéologies : “Se refusant à assumer le réel comme signifié (ou encore à détacher le référent de sa simple assertion), on comprend que l’histoire en soit venue, au moment privilégié où elle a tenté de se constituer en genre, c’est-à-dire au XIXe siècle, à voir dans la relation "pure et simple" des faits la meilleure preuve de ces faits, et à instituer la narration comme signifiant privilégié du réel”. L’histoire narrative puise sa vérité “dans le soin même de sa narration, l’architecture de ses articulations et l’abondance de ses expansions”. “On ferme ainsi le cercle paradoxal : la structure narrative, élaborée dans le creuset des fictions (à travers les mythes et les premières épopées), devient à la fois signe et preuve de la réalité”. Précisément, “la narration historique meurt parce que le signe de l’Histoire est désormais moins le réel que l’intelligible” 90. C’est pourquoi Valentine ne se propose pas comme roman historique, mais comme roman de l’histoire dans l’histoire, pour figurer le dépassement du temps devenu durée, quand la vitesse des

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bouleversements a renversé les figures de référence sans proposer de structures de remplacement. Et c’est également pourquoi le paramètre de la représentation des données temporelles est une des références les plus importantes pour énoncer la vérité romanesque qui dénoncera les impostures historiques. Si l’on accepte la juste synthèse de Claudie Bernard, selon qui le roman historique du XIXe siècle “traite de l’Histoire- passé, par la médiation de l’Histoire-discours, en réponse à une anxiété relative à l’Histoire contemporaine” 91, on dira que Valentine, récit dans l’histoire de son temps, traite de l’histoire-présent, par la médiation du discours romanesque, en réponse à une anxiété relative à l’histoire-passé. Mais quelle est la distance, la limite, entre ce passé très proche et ce présent immédiat ? Telle est la question. Quand passe-t-on de l’un à l’autre ? La question peut-elle dépasser sa propre absurdité ?

36 Le temps est mal ou pas mesuré dans Valentine. Pas de datation, ni de précision exacte en matière de jours, de semaines, de mois, d’années. Tout au plus quelques syntagmes banalisés viennent-ils rythmer les principales articulations factuelles de l’intrigue : “L’absence de la comtesse de Raimbault s’étant prolongé de plusieurs jours au delà du terme qu’elle avait prévu, Valentine revint plusieurs fois à la ferme” 92, “Valentine restait seule pour plusieurs jours, avec sa grand’mère et sa nourrice, au château de Raimbault” 93, etc. En revanche, le phénomène quantitatif de l’énonciation narrative permet de mesurer les pauses, les accélérations, les reprises, c’est-à-dire tout ce qui marque la durée dans un récit. Certains événements qui ne durent que quelques jours sont rapportés sur plus de trente pages, quand d’autres, qui s’inscrivent inévitablement dans un laps de temps de plusieurs années sont résumés en quelques lignes. Caractéristique de l’écriture romanesque, cette marque de disponibilité du rythme énonciatif illustre, dans Valentine, l’écriture de deux types d’histoire, complémentaires mais parfois rivaux : l’histoire de l’individu, et l’histoire de la collectivité. L’échec de la réunion, tentée, de ces deux instances, marque la catastrophe qui va conclure la tentative de Valentine, Bénédict et Louise à accéder au rang de sujets, maîtres de leurs actions et même de leur identité.

37 Il y a un épisode décisif dans Valentine qui fait surgir, soudain, la vérité sensible d’un temps figé dans l’instant du bonheur. Il s’agit du moment où, la mère et les maris étant oubliés, la communauté heureuse des amants peut jouir d’elle-même et de son innocence durement conquise. Ce moment du bonheur, comme souvent chez Sand, s’inscrit dans le cadre d’une délimitation spatiale très précise et fortement construite dans le roman en termes d’actant. Le temps du bonheur a son lieu : le petit pavillon de Valentine, au bout du domaine des Raimbault. “Le pavillon était donc pour tous, à la fin du jour, un lieu de repos et de délices. Valentine n’y admettait aucun profane, et ne permettait aucune communication avec les gens du château. […] C’était l’Élysée, le monde poétique, la vie dorée de Valentine ; au château, tous les ennuis, toutes les servitudes, toutes les tristesses […] ; au pavillon, tous les bonheurs, tous les amis, tous les doux rêves, l’oubli des terreurs, et les joies pures d’un amour chaste. C’était comme une île enchantée au milieu de la vie réelle, comme une oasis dans le désert” 94. La référence à Rousseau est évidente, et l’on retrouve tout le classicisme des structures de contes, avec les délimitations classées selon les axes autorisé versus interdit, profane versus initié, bon versus mauvais, etc. La géographie est politisée, sexualisée, et, replacé dans le contexte général du récit, le pavillon de Valentine est le lieu d’épanouissement des individualités heureuses. Notons tout de même que, loin d’être un lieu de libération, le pavillon élyséen est d’abord un espace émollient et lénifiant, qui réunit les individus en une collectivité choisie mais qui a d’abord pour but de les détourner de

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toute vérité des pulsions : “Au pavillon, Louise oubliait ses amertumes secrètes, ses violences comprimées, son amour méconnu. Bénédict, heureux de voir Valentine s’abandonner sans résistance à sa foi, semblait avoir changé de caractère ; il avait dépouillé ses inégalités, ses injustices, ses brusqueries cruelles. […] La pauvre Louise pleurait en l’écoutant, et s’efforçait de trouver l’amitié de Bénédict plus flatteuse et plus douce que ne l’eût été son amour. Athénaïs, rieuse et folâtre, reprenait au pavillon toute l’insouciance de son âge ; elle oubliait là les tracas du ménage, les orageuses tendresses” 95. Le pavillon a pourtant une dimension érotique affolante, mais dont un couple seulement semble bénéficier pour, d’ailleurs dans son refus, mieux marquer l’instant du bonheur, qui proposerait une énonciation lyrique radicalement autre et intenable dans le prosaïsme de la narration dominante 96.

38 Le pavillon de Valentine, c’est, très évidemment, la représentation de l’utopie achronique qui est la base de tout rêve de démocratie 97. Mona Ozouf 98 vient d’étudier cette représentation d’une micro-société idéale dans Valentine, et elle la rapproche des idéaux saint-simoniens, voyant dans le pavillon élyséen un “phalanstère aristocratique”. Dans ses contradictions, l’Élysée du Berry, dans son espace élitiste et désirant, illustre parfaitement “ce trouble originaire que signifie le mot de démocratie”, selon l’analyse de Jacques Rancière 99, et qui ne peut s’énoncer que par le détour de la fable ou de l’allégorie : “La démocratie n’est pas d’abord un régime de gouvernement ou un état du social. C’est d’abord la pure inscription d’un lieu sans lieu, d’un lieu qui dérange l’ordre naturel des places et des fonctions” 100. On mesure “le trouble de la vie productive et improductive” ainsi instauré dans un détournement “par des incorporels qui dessinent un autre lieu, un lieu sans lieu” 101. Le tour de force de George Sand est, bien sûr, de solliciter les représentations de cet imaginaire désirant à travers les métaphores de l’espace, précisément pour circonscrire les limites d’un “lieu sans lieu” --sans référent topologique strict, mais non sans référence. Pour ce faire, et le temps de quelques pages, le discours du récit abandonne la transitivité directe de la désignation narrante au profit de la démonstration poétique. Le niveau de langue se modifie, devient plus exigeant ; on repère quelques clichés ornementaux dans la mobilisation des topoï argumentatifs et lyriques, comme le motif du locus amœnus. Il y a une sur-sollicitation évidente des “effets-poésie” les plus convenus dans la prose du récit, qui contre-balancent les “effets-idéologie” par lesquels, ailleurs, le texte avait assuré sa pragmatique propre : la vérité de l’utopie étant dans l’articulation des deux langages. Comme l’explique Jacques Rancière, “le "non-lieu" utopique est en fait le sur- lieu d’une hyper-écriture” 102.

39 Or l’écriture de l’utopie correspond à une délimitation spatiale très stricte, mais également à une limitation chronologique. Et sur ce point, comme sur la question de l’espace, Valentine respecte scrupuleusement les règles de tout bouleversement : “Quinze mois s’écoulèrent ainsi : quinze mois de calme et de bonheur dans la vie de cinq individus, c’est presque fabuleux” 103. À la dilatation de l’instant heureux, répond la diffraction, la pulvérisation de la durée en une série de moments qui voient l’histoire s’accélérer et les individus passer d’un état à un autre. À l’instant suspendu du bonheur élyséen, de nature si ostensiblement lyrique, répond la succession de catastrophes finales, de nature évidemment dramatique. Quinze mois en une quinzaine de pages d’un côté, “plusieurs années” 104 résumées en deux pages de l’autre. Seul le temps de l’histoire a de ces déséquilibres quantitatifs pour rythmer la mesure du qualitatif. Le phénomène est d’ailleurs d’ordre objectif, et ne relève pas des illusions ou des facilités

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des romanciers. Bien au contraire, là encore, on voit sur ce point énonciation du discours de l’histoire et pratique du discours du récit romanesque se rejoindre en un parfait accord. L’accélération chronologique finale de Valentine 105, illustration d’une déréliction qui conduit l’histoire à bâcler ses propres constructions insatisfaisantes, ne se comprend que comme le contrepoint de l’extension du moment heureux dans l’utopie. Le désaccord entre le “temps des choses” et le “temps discursif”, pour reprendre les catégories de Michel de Certeau, loin de manifester un arbitraire énonciatif procède au contraire d’un très grand souci de vérité et d’engagement politique de la part du romancier historiographe : “[…] toute historiographie pose un temps des choses comme le contrepoint et la condition d’un temps discursif (le discours "avance" plus ou moins vite, il s’attarde ou se précipite). Moyennant ce temps référentiel, elle peut condenser ou étendre son propre temps, produire des effets de sens, redistribuer et codifier l’uniformité du temps qui coule. Cette différence a déjà la forme d’un dédoublement. Elle crée du jeu et fournit à un savoir la possibilité de se produire dans un "temps discursif" (ou temps "diégétique", dit Genette) mis à distance du temps "réel"“ 106. Même si l’idée d’un “temps réel”, pensé hors mesure subjective, dans une objectivité qui n’existe nulle part, semble en contradiction avec l’effort sandien d’énoncer l’histoire dans l’histoire de la non-histoire, l’analyse de Michel de Certeau vient opportunément rappeler la nature irrémédiablement linguistique de la désignation de l’objet “temps”.

40 C’est à ce propos que l’exemple du Rouge et le Noir offre une particularité tout à fait remarquable, et bien connue des spécialistes : l’anachronisme des dernières pages, avec la mention, déjà citée, de madame de Rênal qui va “se jeter aux genoux du roi Charles X” 107. Or, d’après la chronologie interne, reconstituable de dates en dates qui ponctuent l’ensemble du récit, et d’allusions en notations contextuelles diverses, nous sommes en 1831. Stendhal a rédigé son roman entre octobre 1829 et juillet 1830. Le 27 juillet 1830, Le Rouge et le Noir est en train d’être composé par les typographes de l’éditeur Levavasseur : ils en sont au chapitre 8 du livre 2, et laissent leur besogne en suspens pour ne s’y remettre qu’au mois d’août. Une “note de l’éditeur” est d’ailleurs placée à l’endroit précis de la coupure entre “l’avant” et “l’après”, et elle se trouve étrangement coïncider avec un énoncé politique polémique : “Désespérant de l’Europe, le pauvre Altamira en était réduit à penser que, quand les États de l’Amérique méridionale seront forts et puissants, ils pourront rendre à l’Europe la liberté que Mirabeau leur a envoyée” ; note de bas de page : “Cette feuille, composée le 25 juillet 1830, a été imprimée le 4 août” 108. Pour Pierre-Georges Castex 109, Stendhal s’est passionné pour l’événement, et en a ensuite complètement oublié son livre, dans l’attente du poste que cette nouvelle situation politique pouvait lui donner, négligeant les corrections sur cartons de la fin de l’ouvrage, d’où le fait qu’il ait laissé passer l’étourderie. L’explication factuelle n’est pas contestable, mais il n’en demeure pas moins que, dans la perspective générale de l’écriture du temps comme paramètre historique, cette “erreur” prend une valeur qui, loin d’être incohérente, renforce la logique du roman. Pierre Barbéris parle de “délire chronologique” 110, et cherche surtout à minoriser une bévue qui semble mal cadrer avec “la vérité, l’âpre vérité” poursuivie par l’auteur 111. Mais ce que cette erreur découvre --ou confirme--, c’est que la vérité historique n’est pas dans la référence chronologique extra-textuelle, mais bien dans la cohérence interne du discours scénographique stendhalien. Que l’histoire-récit dépasse l’objet “histoire-temps”, en un renversement dû, non pas au hasard mais au bouleversement, et nous obtenons la démonstration de ce que le rythme sensible de la

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conscience historique est perceptible dans le choc de l’événement, qui fait sens, au risque de faire non-sens, mais certainement pas contresens. Madame de Rênal reste irréductiblement un personnage de l’Ancien Régime, et il y aura toujours des femmes comme madame de Rênal, même quand le régime n’existera plus, et ne sera même plus ancien : encore une fois, si le référent est erroné, la référence, elle, est exemplaire. La bévue de Stendhal, c’est la revanche de l’historicisation poétique sur l’historique empirique. C’est l’illustration d’un temps de l’événement, qui n’a rien à voir avec le temps des dates et des calendriers, un temps purement émotif, affectif, qui dispose des références comme bon lui semble, au gré de l’émotion présente de l’énonciation. La phrase stendhalienne n’a de sens que dans le présent de la production : production de l’écriture, ou production de la lecture. Vouloir la ramener aux cadres des chronologies historiques externes, c’est nier l’ordre interne de la représentation, non seulement littéraire, ce qui n’est rien, mais individuelle. Cet exemple rappelle que l’histoire est une disponibilité libre pour la pratique des discours, contrairement au monde romanesque qui a sa logique, sa cohérence et sa vérité, à l’intérieur de lui-même, et non à l’extérieur 112.

41 Sans prendre les mêmes risques, Balzac et George Sand, eux aussi, ont problématisé de façon très intéressante leur conclusion. Balzac clôt son texte sur un déictique dont la référence reste éternellement suspendue : “Elle était hier aux Bouffons, elle ira ce soir à l’Opéra !…” 113. La chronologie n’existe plus : seule demeure l’évidence de la palpitation du présent. Quant à Valentine, ses dernières pages proposent un singulier raccourci. Le temps événementiel impose son rythme, détaché et distancié, et les destins s’achèvent en de laconiques notations. Les individus les plus incertains dans l’ordre du monde, du point de vue du positionnement du sujet déclassé, sont morts. Les vivants s’arrangent comme ils peuvent, pour tenter de ne pas sortir de cet ordre qu’ils subissent sans le comprendre, ni même vraiment sans le sentir. “Athénaïs, héritière de deux cent mille francs légués par son parrain le maître de forges, acheta le château de Raimbault et les terres qui l’environnaient. M. Lhéry […] vendit ses propriétés, ou plutôt les troqua […] contre les autres terres de Raimbault. Les bons fermiers s’installèrent donc dans l’opulente demeure de leurs anciens seigneurs, et la jeune veuve put enfin satisfaire ces goûts de luxe qu’on lui avait inspirés dès l’enfance” 114. Ultime arrangement : le mariage, qui va entériner symboliquement ce que l’argent a déjà posé matériellement. Athénaïs épouse Valentin, comte de Raimbault, et a très vite une fille, appelée Valentine bien sûr. Enfin, la solitaire Louise “se repose auprès de sa nouvelle famille de la triste carrière qu’elle a fournie” 115. Présent inaccompli et présent accompli se rejoignent, pour ne pas conclure, et laisser la fin du roman grande ouverte sur le passage d’un temps qui semble ne marquer aucune évolution dans la reconduction des individus à leur condition, et leur impossibilité d’accéder au statut de sujets conscients et libres : “Athénaïs était bonne, elle fut heureuse” 116. Encore une fois, les identités naturelles ne peuvent engendrer que le bien. “La famille Lhéry est raillée dans le pays pour ses vanités et ses ridicules ; cependant nul pauvre n’est rebuté à la porte du château, nul voisin n’y réclame vainement un service ; on en rit par jalousie plutôt que par pitié” 117. Optimisme ou pessimisme ? C’est toute la question de la valeur à accorder à l’illustration des dénouements romanesques en général. Peut-être doit-on comprendre que, dans un récit, “l’arrivée au présent ne peut être dépassée” 118, présent des situations et présent des états. Quoi qu’il en soit, Valentine emprunte ici sa poétique à la structure des contes les plus élémentaires et les plus rigoureux, donc les plus authentiques, avec cette reprise finale, exacte et littérale, de la situation initiale, des

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mêmes actants, mais déplacés et positionnés dans un autre ordre sur l’échelle sociale du présent historique 119. Le scandale de la simplicité de la conclusion de Valentine, c’est celui de la fin d’une histoire dont on sait qu’elle s’inscrit elle-même dans une histoire sans fin. La question de la mésalliance, archaïque manifestation d’une lutte des classes qui travaille à déstabiliser les identités posées comme des évidences, est renversée comme une dynamique régénérescence, ultime inscription du passage du temps dans le récit pour faire prendre la mesure du caractère historique de ce qui vient d’être conté puisque sur ce point, et sur ce point seulement, l’évolution, sinon le progrès, n’est pas niable. Le devenir a imposé son état à des essences figées.

42 Tel est ce que l’on a voulu lire comme une anthropologie de la conscience historique. Valentine témoigne de l’impossibilité pour l’individu d’accéder à l’état de sujet à ce moment de l’histoire de France : les révolutions ne le permettent pas, qui assument des compromis et jouent avec des remplaçants pour ne pas proposer ce qu’elles ne savent pas inventer, la responsabilité. Quand Balzac écrit un roman fantastique pour aboutir au même constat, George Sand choisit la forme sans surprise du roman sentimental malheureux pour évacuer la matière historique attendue là où on ne l’attend pas : dans l’irruption d’un présent narrativisable sur la scène de la conscience politique 120. En historicisant la dimension politique des situations sentimentales les plus convenues par une insistance sur les discours idéologiques, explicites ou symboliques, George Sand suggère que l’histoire n’est pas nécessairement là où on la traque, où on l’écoute, et son récit entend proposer une “intelligibilité” de l’événementiel, mais aussi du sensible, qui, par la révélation de sa scénographie fondatrice, hors individu, du côté des générations -- voir le cas “Bénédict” --, inscrit le texte dans le tissu de l’histoire générale des hommes 121. Il n’est d’histoire que contée, et le choix du romanesque, radicalisation du conte comme référence structurelle, permet sans doute de construire des propositions historiques qu’il appartiendra, ensuite, à chacun d’accepter ou de refuser comme de dérangeantes grilles de lecture pour un quotidien désormais problématisé par cette mise en discours. L’anthropologie historique est d’abord une morphogenèse des discours disponibles.

43 Le roman historique de la conscience moderne, c’est-à-dire le roman de l’individu devenu sujet, est d’abord le roman d’une histoire dans l’histoire. On objectera, peut- être, qu’à trop élargir la notion, on perd les plus nécessaires repères d’identification, des esthétiques construites comme des épistémologies disponibles. Mais on assumera cette remise en question de l’objet littéraire “roman historique” pour rappeler l’évidence suivante. Non seulement tout roman, mais tout énoncé est historique, parce que toute énonciation renvoie à son lieu, topo- et chronographique, d’inscription politique à partir duquel commencent à s’articuler les interactions des valeurs et des événements que l’on appelle “l’histoire des hommes”. Il ne peut y avoir de discours qu’historicisé par la conscience sensible du sujet écrivant, du sujet lisant 122. En cela, le texte produit moins de l’historicité qu’il ne la reproduit. C’est pourquoi toute réflexion sur l’histoire est irréductiblement un exigeant apprentissage du présent. En créant un réel historique, dans Valentine George Sand ne construit une absence de l’histoire que pour inscrire l’évidence d’une présence historique active, quand Balzac invente la matière d’un passé racontable pour que celui-ci vienne prendre la place d’un présent impossible --opération poétique assumée parfois au risque de l’anachronisme : voir l’erreur stendhalienne. Revanche des déçus, l’historicisation romanesque est une épreuve de liberté.

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44 Éric BORDAS est maître de conférences

45 à l’Université Paris 3-Sorbonne Nouvell

NOTES

1.. Dominique MAINGUENEAU, Le Contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Éditions Dunod, 1993, p. 123. 2.. Karl POPPER, traduction française Misère de l’historicisme, Presses Pocket, Paris, Éditions Plon, 1988 (1ère édition 1956), p. 7. 3.. On pense au point de départ méthodologique de François HARTOG, “Temps et Histoire”, dans Annales, Économies, sociétés, civilisations, n° 6, 1995, pp. 1220-1221, qui, à travers ce qu’il nomme “les régimes d’historicité”, cherche à saisir “l’événementialité”, ou “teneur en événements”, dans “une temporalité” qui lui serait propre, en particulier dans le rapport qu’une société établie avec son passé. “J’entends par là une formulation savante de l’expérience du temps qui, en retour, modèle nos façons de dire et de vivre notre propre temps […]. Un régime d’historicité ouvre et circonscrit un espace de travail et de pensée […]. Il rythme l’écriture du temps, représente un "ordre" du temps auquel on peut souscrire, ou au contraire (et le plus souvent) vouloir échapper, en cherchant à en élaborer un autre”. Par son expression métaphorique même (“rythme, écriture”), la réflexion de François Hartog indique bien que l’historicité discursive est un paramètre toujours en déplacement et en redéfinition. D’où la difficulté de sa convocation. 4.. Voir la définition minimaliste de René DÉMORIS, “De l’usage du nom propre : le roman historique au XVIIIe siècle”, dans Revue d’histoire littéraire de la France, Paris, 1975, pp. 268-288 : “Le roman historique […] se définira […] comme un récit où se trouvent employés des noms propres mentionnés dans d’autres textes tenus eux-mêmes pour non-fictifs” (p. 268). Cet emploi ne doit pas rester illustratif, mais proposer une véritable intrigue visant à fragiliser les distinctions entre fiction et non-fiction. 5.. Ainsi Yves Ansel réunit-il Les Chouans de Balzac et Quatrevingt-treize de Hugo comme exemples de dérives plus ou moins contrôlées : “Pour être très différents, ces deux romans n’en évoluent pas moins sensiblement de la même manière : le roman est de moins en moins historique, de plus en plus romanesque” ; voir Yves ANSEL : “L’irrésistible ascension du romanesque dans le roman historique”, dans Dominique PEYRACHE-LEBORGNE et Daniel COUÉGNAS [dir.], Le Roman historique. Récit et histoire, Nantes, Éditions Pleins Feux, 2000, pp. 110-117, p. 113. 6.. On prend “représentation” dans le sens très large et très juste proposé par Pierre Glaudes : “Qu’elle soit sociale ou psychologique, la représentation, en tant que telle, est une structure d’intelligibilité : ni redoublement mimétique d’un modèle, ni vérité absolue, mais médiation imaginaire entre la conscience et le monde dont il est impossible de s’abstraire” ; Pierre GLAUDES, “Introduction”, dans Pierre GLAUDES [dir.], La Représentation dans la littérature et les arts. Anthologie, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1999, pp. I-XXV, p. XXI.

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7.. Voir Éric BORDAS, “Valentine, roman historique, roman de l’histoire, ou roman dans l’histoire ?”, dans George Sand Studies, Kent (à paraître). Cette réflexion sur Valentine a d’abord été proposée en février 2001, à la bibliothèque de l’Arsenal, à Paris, dans le cadre du séminaire de Michèle Riot-Sarcey : “Histoire intellectuelle”. La fécondité des échanges a permis un développement de cette base, élargie, aboutissant aujourd’hui au présent article. 8.. STENDHAL, Le Rouge et le Noir, édition de Pierre-Georges Castex, Paris, Éditions Garnier, 1973, p. 486. Sauf précision contraire, les paginations renvoient à cette édition. 9.. Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin, édition de Pierre Barbéris, Paris, Éditions Le Livre de Poche, 1984, pp. 64-65. Sauf précision contraire, les paginations renvoient à cette édition qui reproduit le texte de la première édition du roman, parue en août 1831, et dont on respecte l’orthographe. Lors des rééditions de ce livre à succès, Balzac a considérablement modifié son texte, en des corrections, des suppressions, visant, précisément à déshoristiciser ce témoignage d’une réaction immédiate à l’après- juillet. Par exemple, dans l’édition de 1845, dernière édition revue par Balzac, et la plus souvent éditée désormais, la “noble victime de juillet” de notre exemple devient, plus prosaïquement “un héros de juillet”, ce qui évite toute confusion autour de l’adjectif “noble”. Le texte de 1845 sera parfois cité en note, d’après Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin, édition de Pierre Citron, dans Honoré de BALZAC, La Comédie humaine, édition de Pierre-Georges Castex, La Pléiade, Paris, Éditions Gallimard, 1976-1981, 12 volumes, tome 10, ici p. 90. D’une façon générale, pour une analyse des valeurs politiques de La Peau de chagrin, voir les études réunies par Claude DUCHET [dir.], Balzac et La Peau de chagrin, Paris, Éditions SEDES, 1979, 187 p. 10.. George SAND, Valentine, Paris, Éditions Michel Lévy, 1869, p. 290, (dernière édition contrôlée par l’auteur) ; sauf précision contraire, les paginations renvoient à cette édition. 11.. Idem, p. 84. 12.. Allusion au titre de l’ouvrage de Claudie BERNARD, Le Passé recomposé. Le roman historique français du XIXe siècle, Paris, Éditions Hachette, 1996, 320 p. 13.. En voulant lire Valentine comme un roman historique, on ne fait que reprendre le sage élargissement conceptuel jadis avancé par Jean MOLINO, “Qu’est-ce que le roman historique ?”, dans Revue d’histoire littéraire de la France, Paris, 1975, pp. 195-234. Celui-ci, constatant l’insuffisance de toutes les définitions du roman historique comme genre ponctuel, suggère de l’envisager comme un macrogenre : “le terme désigne alors les récits qui, dans quelque culture que ce soit, utilisent l’histoire selon des procédés divers” (p. 233). 14.. George SAND, “Lettre à Alexandre Dumas fils, le 12 mai 1867”, dans George SAND, Correspondance, édition de Georges Lubin, Paris, Éditions Garnier, 1964-1991, 25 volumes, tome 20, p. 414. Sand commente son propre travail sur Cadio : “C’est une situation romanesque exceptionnelle qui ne peut s’encadrer qu’à un moment de l’histoire et qui traverse les trois années de la Vendée. J’y place plutôt des entretiens, sur des sentiments, et des idées, nés de la situation tendue où l’on était alors, que des faits historiques. Je ne veux pas faire des scènes historiques mais des scènes dans l’histoire. J’y mets une impartialité de sténographe qui m’autorise selon moi à tout dire pour et contre” (je souligne). 15.. George SAND, Valentine, ouv. cité, pp. 97-98. 16.. Voir plus loin.

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17..”[…] femme étourdie et gracieuse”, nous dit le texte, “qui avait réussi à se faire aimer malgré l’inclémence des temps, et qui longtemps se fit pardonner ses prodigalités par un sourire” ; George SAND, Valentine, ouv. cité, p. 98. L’adverbe “longtemps” marque nettement la coupure entre ce qui fut et ce qui n’est plus. 18.. Idem, p. 19. 19.. Idem, p. 21. 20.. Pour la genèse de la création de Valentine, voir George SAND, Valentine, édition critique d’Aline Alquier, Meylan, Éditions de l’Aurore, 1988, pp. 5-12. 21.. Pour Philippe Hamon, le “vocogramme” ou le “phraséogramme” d’une époque est un “ensemble structuré, à la fois invariant et réajustable, de représentations littéraires de discours, d’images de postures d’énonciation, et de lieux d’énonciation formant système, et susceptible de transformations” ; Philippe HAMON, L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Éditions Hachette, 1996, p. 132. 22.. George SAND, Valentine, ouv. cité, pp. 110-111. 23..”M. Valenod, grand jeune homme, taillé en Force, avec un visage coloré et de gros favoris noirs, était un de ces êtres grossiers, effrontés et bruyants, qu’en province on appelle de beaux hommes” ; STENDHAL, Le Rouge et le Noir, ouv. cité, p. 13. 24.. Voir Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin, ouv. cité, pp. 27, 75, 196 et 257. 25.. Idem, p. 80 26..”Le roman se nourrit d’informations qu’il charge de signes, en concurrence avec […] la production socio-historique et socio-culturelle des signes, à ce point de symbiose avec elle qu’il pourrait bien à la limite disparaître comme texte ou plutôt devenir à son tour son propre hors-texte, si n’intervenait "l’harmonie de l’ouvrage", qui fait sa part à une forme d’inconscience […] et situe l’écriture à un autre niveau : celui de la valeur” ; Claude DUCHET [dir.], Balzac et La Peau de chagrin, ouv. cité, p. 80. 27.. Voir plus loin. 28.. George SAND, Valentine, ouv. cité, p. 100. 29.. Idem, p. 101. 30.. Mais en 1832, la conscience politique de George Sand est encore timide (voir ci- dessous, note 83). Pour des synthèses biographiques sur la conscience politique de Sand voir Michèle PERROT, “Présentation. Sand : une femme en politique”, dans George SAND, Politique et polémiques (1843-1850), édition présentée par Michèle Perrot, Paris, Imprimerie nationale, 1997, pp. 7-57 ; et surtout Bernard HAMON, George Sand et la politique. “Cette vilaine chose…”, Paris/Montréal/Budapest/Turin, Éditions L’Harmattan, 2001, 496 p. N’oublions pas qu’en 1875, elle répond à son éditeur, Michel Lévy, qui lui demande de réunir des textes en un volume intitulé Politique et Philosophie : “J’ai changé le titre de politique et philosophie, en celui de polémique, parce que je n’ai pas fait de politique proprement dite”, dans George SAND, Correspondance, ouv. cité, tome 24, p. 194. 31.. George SAND, Valentine, ouv. cité, p. 86. 32.. Voir Michel FOUCAULT, L’Archéologie du savoir, Paris, Éditions Gallimard, 1969. 33.. Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin, ouv. cité, p. 17. 34.. Les romanciers du XIXe siècle aiment ce fait de style, qui rappelle l’énonciation chaleureuse des contes à la veillée. Ils y ont souvent recours dans les premières pages de leurs romans, le procédé fonctionnant comme une captatio benevolentiae tranquille ; voir STENDHAL, Le Rouge et le Noir, ouv. cité, p. 5 : “Une fois, c’était un jour de dimanche, il y a quatre ans de cela […]”. 35.. Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin, ouv. cité, p. 117.

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36.. Idem, p. 65. Dans cet exemple, contrairement à ce qu’il fait par ailleurs le plus souvent (voir ci-dessus, note 9), Balzac durcit l’historicisation dans l’édition de 1845, puisque le texte devient : “Il s’agit donc de nous inculquer une opinion royalement nationale” ; Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin, édition de Pierre Citron, ouv. cité, pp. 90-91. L’adverbe augmente l’ironie et la distance. Commentaire de Pierre Barbéris (à propos du texte de 1831) : “Voici le passage type d’un texte qu’on lit aujourd’hui comme un texte critique, comme un texte de gauche mais qui ne pouvait être lu autrement, en 1831, que comme un texte de droite. […] C’est qu’il n’existe guère alors de point de vue possible sur la trahison de la révolution de Juillet. Il n’y a que dérision sur le thème : ce n’était pas la peine de changer de gouvernement”. On voit que le commentaire critique s’historicise lui-même (“on lit aujourd’hui”). Mais Pierre Barbéris ajoute très finement : “toute la suite du roman va libérer le texte de ce carcan et l’inscrire ailleurs” ; Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin, édition de Pierre Barbéris, ouv. cité, p. 415. Ailleurs, c’est- à-dire dans une autre perspective scénographique, qui fait de l’historique, non plus avec du passé, même proche, mais avec du présent. 37.. Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin, ouv. cité, p. 76. Là encore, la comparaison avec le texte de 1845 est éclairante, mais la perspective de récriture est beaucoup plus ambiguë : “Entre les tristes plaisanteries dites par ces enfants de la Révolution à la naissance d’un journal, et les propos tenus par de joyeux buveurs à la naissance de Gargantua, se trouvait tout l’abîme qui sépare le dix-neuvième siècle du seizième. Celui-ci apprêtait une destruction en riant, le nôtre riait au milieu des ruines” ; Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin, édition de Pierre Citron, ouv. cité, pp. 98-99. Le choix de la typographie (ponctuation, majuscules), le remplacement du personnage rabelaisien du fils par celui du père surtout, et un travail d’assouplissement du “style”, assimilé au matériau langagier parataxique, atténuent la brutalité du parti pris et déplacent résolument la perspective critique, du futur vers le passé. 38.. Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin, édition de Pierre Citron, ouv. cité, p. 1260, qui commente, il est vrai, le texte de 1845 ; voir ci-dessus, note 36. 39.. Là encore, voir ci-dessus, note 36. 40.. George SAND, Valentine, ouv. cité, p. 98. 41.. Idem, pp. 99-100. 42.. Idem, p. 102. 43.. Voir plus haut. 44.. George SAND, Valentine, ouv. cité, p. 80. Dans l’énonciation de la nostalgie, les noms des monarques n’inspirent pas tous les mêmes qualités d’image. La noblesse naturelle de Valentine rappelle “mille souvenirs de la cour de Louis XIV” ; idem, p. 31. 45.. Idem, p. 78. 46.. Idem, p. 31. 47.. Idem, p. 32. 48.. Idem, p. 38. 49.. STENDHAL, Le Rouge et le Noir, ouv. cité, p. 90. 50.. Idem, p. 228. 51.. Idem, p. 298. Sur la scénographie “historique” du Rouge et le Noir, dont le paradigme de la décapitation est une isotopie rectrice, voir Pierre LAFORGUE, “Une histoire anachronique, ou révolution et décapitation dans Le Rouge et le Noir”, dans Pierre LAFORGUE, 1830. Romantisme et histoire, Saint-Pierre-du-Mont, Éditions Eurédit, 2001, pp. 19-48.

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52.. Cité par André Fermigier dans George SAND, François le Champi, édition présentée par André Fermigier, Folio, Paris, Éditions Gallimard, 1976, p. 21. 53.. George SAND, Valentine, ouv. cité, p. 90. 54.. Idem, p. 165. 55.. Idem, p. 97. 56.. Idem, p. 83. 57.. Idem, p. 294. Réjouissante caricature d’une conception historiciste de l’histoire, au sens dénoncé par Karl Popper (voir plus haut). 58.. En cela, Valentine, comme tous les romans de mœurs réussis, illustre ce que Georges Lukacs reconnaissait comme le paramètre décisif du roman historique moderne : “la particularité des personnages dérive de la spécificité historique de leur temps” ; Georges LUKACS, Le Roman historique, Paris, Éditions Payot, 1965, p. 17. 59.. George SAND, Valentine, ouv. cité, p. 169. 60.. Voir plus haut, note 14. 61.. Idem, p. 47. 62.. On reprend la définition de Philippe Hamon : “Tout système de valeurs, partiellement implicite, institutionalisé dans l’extra-texte, et formant le présupposé global du texte” ; Philippe HAMON, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Éditions Hachette, 1981, p. 223, note 64. 63..”L’histoire détermine les modalités de la connaissance, c’est à partir d’elle qu’un fait devient intelligible” ; Paule PETITIER, “Avant-propos”, dans Penser avec l’histoire -- Romantisme, n° 104, 1999, pp. 3-6, p. 3. L’histoire et/est le récit. 64.. Roland BARTHES, “Le discours de l’histoire”, dans Roland BARTHES, Œuvres complètes, édition établie et présentée par Éric Marty, Paris, Éditions du Seuil, 1994, tome 2, pp. 417-427. 65.. Idem, p. 425. 66.. George SAND, Valentine, ouv. cité, p. 35. 67.. La détermination démonstrative discontinue, qui ancre le repérage de l’objet dans un présent de généralité n’introduit pas un nouvel objet de discours mais fait une référence directe à un objet extradiscursif, posé comme implicitement mais évidemment présent à la mémoire du locuteur et de l’allocutaire. Pour une synthèse sur l’exophore mémorielle, voir Éric BORDAS, “Un stylème dix-neuviémiste, le déterminant discontinu un de ces… qui…”, dans L’Information grammaticale, Paris, n° 90, 2001, pp. 32-43. 68.. Le syntagme déterminatif “un de ces… qui…”, authentique balzacisme, est partout dans La Peau de chagrin : voir pp. 70, 110, 184, 196, 303, 306, 308, etc. Mais on en relève également des dizaines d’occurrences dans Le Rouge et le Noir. 69.. George SAND, Valentine, ouv. cité, p. 225. 70.. Philippe HAMON, Texte et idéologie, Paris, Presses universitaires de France, 1997 (1ère édition 1984), p. 20. 71.. C’est là toute la virtuosité de la démonstration de Roland Barthes dans S/Z, mais on sait aussi que c’est l’aspect de son livre qui prête très incontestablement le plus à la critique ; voir Roland BARTHES, S/Z, dans Roland BARTHES, Œuvres complètes, ouv. cité, pp. 555-741. 72.. Philippe HAMON, Texte et idéologie, ouv. cité, p. 20. 73.. George SAND, Valentine, ouv. cité, p. 245. 74.. Ainsi, la langue de Sand est-elle l’aveu inconscient de l’idéologie. C’est un phénomène qu’a remarqué Charles Bruneau, à propos de Valentine précisément, mais

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son analyse reste un peu expéditive : “En 1832, George Sand, parlant en son propre nom, conserve la phrase longue, facilement oratoire, de Jean-Jacques ; elle garde, de Voltaire, le souci de la pureté et les scrupules du bon goût. Elle se classe parmi les écrivains retardataires” ; Charles BRUNEAU, “L’époque romantique”, dans Ferdinand BRUNOT, Histoire de la langue française, Paris, Éditions Armand Colin, 1948, tome 12, p. 422. 75.. Michèle RIOT-SARCEY, “Avant-propos”, dans De la représentation. Histoire et littérature --Romantisme, n° 110, 2000, pp. 3-12, citation p. 12. 76..”Il y a […] une tension, dans la notion de sujet, entre une valeur active et une valeur passive. Actifs, le sujet de la connaissance, le sujet du Droit […]. Passif, le sujet pour la psychologie expérimentale ou pathologique” ; Henri MESCHONNIC, Politique du rythme. Politique du sujet, Lagrasse, Éditions Verdier, 1995, p. 198, qui s’appuie sur l’opposition entre l’étymologie stricte du mot, et ce que désigne sa fonction précise en grammaire. 77.. Michèle RIOT-SARCEY, “Avant-propos”, art. cité, p. 10. Michèle Riot-Sarcey reprend un constat de Michel Foucault : “Cette forme de pouvoir s’exerce sur la vie quotidienne immédiate qui classe les individus en catégories, les désigne par leur individualité propre, les attache à leur identité, leur impose une loi de vérité qu’il faut reconnaître et que les autres doivent reconnaître entre eux”. 78.. Henri MESCHONNIC, Politique du rythme. Politique du sujet, ouv. cité. 79.. Idem, p. 205. 80.. Henri Meschonnic a approfondi cette idée : voir Henri MESCHONNIC, Politique du rythme et théorie du langage, Saint-Domingue, Ediciones Ferilibro, 2000, p. 69. 81.. George SAND, Valentine, ouv. cité, pp. 329-330. 82.. Là encore, on retrouve par la démonstration de la fiction, le phénomène politique historique dénoncé par Michèle Riot-Sarcey : “Par le truchement de ce classement hiérarchique, les individus assujettis aux représentations ont pu alors "librement" consentir à se faire représenter sans, pour autant, être présents, au sens symbolique et social du terme, dans les instances dites "représentatives"“ ; Michèle RIOT-SARCEY, “Avant-propos”, art. cité, p. 10. 83.. C’est pourquoi il est permis de s’étonner, aujourd’hui, de constater à quel point même ces premiers récits de George Sand purent sembler explicitement subversifs. Mais c’est surtout sa critique du mariage qui suscitait la méfiance --voir, par exemple, la véhémente attaque de Bénédict contre la vulgarité des rites collectifs autour de la cérémonie matrimoniale : “Comment, disait-il, voulez-vous avoir des femmes aux mœurs pures, lorsque vous faites publiquement violence à leur pudeur […]. Vous avez tant souillé la pudeur, tant oublié l’amour, tant avili la femme, que vous êtes réduits à insulter la femme, la pudeur, et l’amour” ; George SAND, Valentine, ouv. cité, p. 173. En 1834, dans un article de la Revue de Paris consacré à la romancière, Granier de Cassagnac écrivait : “Elle fait des romans saint-simoniens et proclame la femme libre” (cité par Pierre Salomon, dans George SAND, Indiana, édition de Pierre Salomon, Paris, Éditions Garnier, 1983, p. 4). À quoi George Sand elle-même avait répliqué : “Du temps que je fis Indiana, on criait au saint-simonisme à propos de tout”, (notice de mai 1852 pour la réédition de ce roman, ibidem). Les romans plus ouvertement engagés vinrent un peu plus tard : Le Compagnon du tour de France (1840), Le Meunier d’Angibault (1845), Le Péché de M. Antoine (1845) ; voir Michèle HECQUET, Poétique de la parabole. Les romans socialistes de George Sand, 1840-1845, Paris, Éditions Klincksieck, 1992, 410 p. ; et Bernard HAMON, George Sand et la politique…, ouv. cité. Pour des raisons morales, Valentine semble avoir particulièrement scandalisé Proudhon qui, en 1860, en propose le résumé suivant :

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“Dans Valentine, l’action se passe entre les gens que voici : une mère qui, selon l’expression vulgaire, a rôti le balai ; sa fille Valentine, faisant en l’absence de son mari l’amour avec Bénédict ; le mari de Valentine, qui aimant ailleurs, ne demande pas mieux que d’être cocu afin de faire chanter sa femme ; la sœur de Valentine, chassée de la maison paternelle pour avoir fait un bâtard, et qui, amoureuse de l’amant de sa sœur, sert, faute de mieux, l’amour des deux jeunes gens ; une confidente, demoiselle de village, promise d’abord à Bénédict, et qui, après avoir de dépit épousé un rustre, suit l’exemple de Valentine et de Bénédict. Il est entendu que les choses sont arrangées, le bons sens, la folie, le vice et la vertu distribués entre les personnages, de telle sorte que les amants aient toujours raisons, les maris et les papas semblent ridicules. Pour ajouter à l’émotion, il y a du sang et des morts” ; voir Pierre-Joseph PROUDHON, De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, dans Pierre-Joseph PROUDHON, Œuvres complètes, édition de C. Bouglé & H. Moysset, 1858-1860, réimpression Genève/Paris, Éditions Slatkine, 1982, tome 8, volume 4, pp. 251-252. 84.. Voir plus haut. 85.. Jean MOLINO, “Qu’est-ce que le roman historique ?”, art. cité, p. 209. 86.. Est-ce pour cela que Stendhal goûtait peu Valentine ? “Lu le deuxième volume de Valentine. Ces fiers ouvrages n’ont pas d’existence réelle, manquent de solidité, sont peints de l’extérieur, comme les tableaux de Koat-ven de M. Sue. Sec comme le Sade, n’exprime qu’un seul sentiment, le regret du rang perdu. Nulle peinture de caractère. Style plus franc, plus homme du monde que celui de M. Balzac, mais rien de doux, de tendre, d’humain” ; STENDHAL, Journal, 13 mars 1835, dans STENDHAL, Œuvres intimes, édition établie et présentée par Vittorio Del Litto, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Éditions Gallimard, 1981-1982, 2 volumes, tome 2, p. 240. 87.. C’est pourquoi “limiter la connaissance du passé au contenu de ses représentations, même s’il s’agit d’imaginaires sociaux fondateurs de cultures populaires ou créateurs de normes à travers les discours des élites, c’est réduire l’analyse des textes à l’intelligibilité de leurs énoncés et s’interdire l’analyse des enjeux sémantiques que révèlent leurs énonciations. Autant de pratiques de reconstruction ou d’effacement d’un aspect d’une réalité qu’ils recouvrent. Expérience autre que peuvent exprimer d’autres sujets, le plus souvent évacués du temps long de l’histoire. Se limiter à l’analyse des représentations dites “collectives”, c’est redoubler la mise à l’écart d’expériences singulières, dissonantes ou décalées par rapport aux représentations dont le groupe est l’objet” ; Michèle RIOT-SARCEY, “Les femmes de Platon à Derrida, ou l’impossible sujet d’histoire”, dans Les Temps modernes, Paris, n° 619, juin-juillet 2002, pp. 95-114. L’avertissement de Michèle Riot-Sarcey prend tout son sens dans la perspective de responsabilité politique, non seulement du discours historien, mais aussi du discours romanesque qui invente et propose une matière historicisable, inconnu avant lui. 88.. George SAND, Valentine, ouv. cité, pp. 111-113. 89.. Philippe HAMON, Texte et idéologie, ouv. cité, p. 221. 90.. Roland BARTHES, “Le discours de l’histoire”, art. cité, pp. 426-427. 91.. Claudie BERNARD, Le Passé recomposé…, ouv. cité, p. 68. 92.. George SAND, Valentine, ouv. cité, p. 147. 93.. Idem, p. 208. 94.. Idem, pp. 249-250. 95.. Idem, p. 250 ; je souligne.

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96..”La pâle clarté des étoiles leur permettait à peine de se voir. Pour remplacer ce chaste et dangereux plaisir que verse le regard, ils laissèrent leurs mains s’enlacer. Peu à peu l’étreinte devint plus brûlante, plus avide ; leurs sièges se rapprochèrent insensiblement, leurs cheveux s’effleuraient et se communiquaient l’électricité abondante qu’ils dégagent ; leurs haleines se mêlaient, et la brise du soir s’embrasait autour d’eux […]. - N’est-ce pas que nous sommes heureux ? lui dit-elle, peut-être pour lui faire entendre ou pour se dire à elle-même qu’il ne fallait pas désirer de l’être davantage” ; idem, pp. 256-257. 97.. Le mot “utopie” est dans le texte de Valentine, dans une réplique de Louise, qui en accable Bénédict, l’intellectuel raté : “- Ah ! vous croyez vaincre la destinée par la seule force de votre caractère ! Est-ce cela ? Je vous ai entendu quelquefois développer cette utopie ; mais soyez sûr, Bénédict, que, fussiez-vous plus qu’un homme, vous n’y parviendrez pas” (p. 132). 98.. Mona OZOUF, “Valentine. Le Péché de M. Antoine. Le phalanstère aristocratique”, dans Mona OZOUF, Les Aveux du roman. Le dix-neuvième siècle entre Ancien Régime et Révolution, Paris, Éditions Fayard, 2001, pp. 103-127. 99.. Jacques RANCIÈRE, “Sens et usages de l’utopie”, dans Michèle RIOT-SARCEY [dir.], L’Utopie en question, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2001, pp. 65-78, voir p. 69. 100.. Ibidem. 101.. Ibidem. 102.. Idem, p. 66. 103.. George SAND, Valentine, ouv. cité, p. 252. 104.. Idem, p. 331. 105.. Ou de beaucoup d’autres récits du XIXe siècle : il s’agit là d’un phénomène poétique général, très sollicité, par exemple, par Flaubert dans les “conclusions” de Madame Bovary ou de L’Éducation sentimentale, mais plus encore par Balzac, dont les fins de romans semblent parfois presque manifester des effets de dérapage déroutants ; voir Éric BORDAS, “Rythmes du récit balzacien, ou des mesures sensibles du romantisme français”, dans L’Année balzacienne, Paris, 2000, pp. 159-184. 106.. Michel de CERTEAU, L’Écriture de l’histoire, Paris, Éditions Gallimard, 1975, pp. 104-105. 107.. STENDHAL, Le Rouge et le Noir, ouv. cité, p. 486. 108.. Idem, p. 275. 109.. Idem, p. XVIII et p. 646. 110.. Pierre BARBÉRIS, Sur Stendhal, Paris, Éditions Messidor/Éditions sociales, 1982, pp. 109-111. 111.. On a reconnu l’épigraphe du roman, attribuée à Danton. Le point de vue de Pierre Barbéris est repris par Yves Ansel : manifestement, les stendhaliens ne veulent pas céder à la tentation, grande ici, de la sur-interprétation ; voir Yves ANSEL, Stendhal, le temps et l’histoire, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2000, pp. 23-28. 112.. De façon comparable, mais moins spectaculaire, parce qu’il n’y a pas une référence factuelle précise, Balzac a souvent usé très librement de la chronologie historique. Pierre Barbéris (Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin, ouv. cité, p. 420) remarque que placer la mort de Raphaël “vers la fin du mois de février” 1831 (idem, p. 277), quand on sait que le récit a commencé en “octobre dernier” (voir plus haut), pose quelques problèmes de vraisemblance. Mais, remarque-t-il (ibidem), “février 1831, la fin du Carnaval, bientôt le gouvernement Casimir-Perier (après le pillage de

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l’archevêché), c’est le retour à l’ordre, la fin de la fête et des illusions nées de Juillet. Raphaël ne va pas mourir n’importe quand”. Claude Duchet, pour sa part, après avoir noté que “la chronologie interne du roman fait difficulté”, constate l’évidence de l’inscription de l’après-Juillet dans cette absence même : “le lecteur est invité, par le défaut du millésime, à lire ainsi cette date, comme une absence, à combler de tout ce qu’il a vécu, de part et d’autre de cette secousse, qui a déplacé des hommes sans déplacer les choses, mais a remué les ombres du passé” ; voir Claude DUCHET, “La mise en texte du social”, dans Claude DUCHET [dir.], Balzac et La Peau de chagrin, ouv. cité, pp. 79-92, p. 82. L’idée vient d’être reprise par Pierre Laforgue dans sa synthèse sur les “modes d’être” de la textualité de 1830 : “C’est une des constantes de la littérature de 1830 : la présence de l’histoire dans les œuvres de cette époque se caractérise par toutes sortes de déviances, de distorsions qui relèvent de l’anachronisme. Anachronisme fort proche de l’anisochronie : l’histoire textualisée s’écrit sur une courbe qui ne rencontre que partiellement le référent historique” ; voir Pierre LAFORGUE, 1830. Romantisme et histoire, ouv. cité, p. 11. Pierre Laforgue analyse, dans cette perspective, Le Rouge et le Noir, bien sûr, mais aussi Indiana de George Sand, Vigny, Lamennais, ou encore la Chronique du règne de Charles IX de Mérimée. 113.. Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin, ouv. cité, p. 361. Une fois de plus, le texte de 1845 atténue l’effet, en faisant suivre ces deux phrases d’une courte séquence supplémentaire, qui renforce le dialogisme narratif, mais estompe la brutalité de la référence externe directe : “elle est partout, c’est, si vous voulez, la Société” ; voir Honoré de BALZAC, La peau de chagrin, édition de P. Citron, ouv. cité, p. 294. 114.. George SAND, Valentine, ouv. cité, pp. 331-332. 115.. Idem, p. 334. 116.. Idem, p. 333. 117.. Ibidem. 118.. Armine K. MORTIMER, La Clôture narrative, Paris, Éditions José Corti, 1985, p. 113. 119.. Sur cette poétique structurale, voir Vladimir PROPP, Morphologie du conte, Paris, Éditions du Seuil, 1970, 254 p. En fait, la morphologie du conte, dans toute sa rigueur, rappelle étrangement la loi conductrice du récit historien : “La première contrainte du discours consiste à prescrire pour commencement ce qui, en réalité, est un point d’arrivée, et même un point de fuite dans la recherche. Alors que celle-ci débute dans l’actualité d’un lieu social et d’un appareil institutionnel ou conceptuel déterminés, l’exposé suit un ordre chronologique. Il prend le plus ancien comme point de départ. En devenant un texte, l’histoire obéit à une seconde contrainte. La priorité que la pratique donne à une tactique de l’écart par rapport à la base fournie par des modèles semble contredite par la clôture du livre ou de l’article. Alors que la recherche est interminable, le texte doit avoir une fin, et cette structure d’arrêt remonte jusqu’à l’introduction, déjà organisée par le devoir de finir. Aussi l’ensemble se présente-t-il comme une architecture stable d’éléments, de règles et de concepts historiques qui font système entre eux et dont la cohérence relève d’une unité désignée par le nom propre de l’auteur. Enfin, pour s’en tenir à quelques exemples, la représentation scripturaire est "pleine" ; elle comble ou oblitère les lacunes qui constituent au contraire le principe même de la recherche, toujours aiguisée par le manque. Autrement dit, par un ensemble de figures, de récits et de noms propres, elle rend présent, elle représente ce que la pratique saisit comme sa limite, comme exception ou comme différence, comme passé. À ces quelques traits --l’inversion de l’ordre, le renfermement du texte, la substitution d’une présence de sens au travail de la lacune--, se mesure la "servitude"

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que le discours impose à la recherche” ; voir Michel de CERTEAU, L’Écriture de l’histoire, ouv. cité, p. 102. 120.. Simple hasard, sans doute, mais “Valentine” est le féminin de “Valentin”, nom du héros de La Peau de chagrin, Raphaël de Valentin… 121..”Le roman historique est ainsi, à tout moment, le témoin et le créateur de l’intelligibilité de l’histoire” ; voir Jean MOLINO, “Qu’est-ce que le roman historique ?”, art. cité, p. 234. 122.. Henri Meschonnic va plus loin encore, en affirmant : “L’historicité est le sujet” ; Henri MESCHONNIC, Politique du rythme. Politique du sujet, ouv. cité, p. 189.

RÉSUMÉS

Par historicisation, on entend ici énonciation de l’histoire dans le discours narratif par la prise en charge configurative de la fiction construite. C’est dire que l’on étudie les phénomènes d’inscription textuelle de l’histoire événementielle dans le discours du récit romanesque. Ainsi, l’historicisation, définie comme mode d’énonciation, est l’invention-révélation d’un sujet sensible --sujet ou objet de discours configuratifs : configurés ou configurants--, à partir duquel se découvre un ensemble de valeurs, plus ou moins normatives, que l’on appellera l’idéologie. Pour étudier ces traces de sujet, qui marquent la conscience d’un moment par la présence d’un passage, on a choisi de travailler sur trois “romans de 1830” : Le Rouge et le Noir de Stendhal, La Peau de chagrin de Balzac, Valentine de George Sand. Ces textes, de styles fort opposés, nous apprennent que le roman historique de la conscience moderne, c’est-à-dire le roman de l’individu devenu sujet, est désormais d’abord le roman d’une histoire dans l’histoire.

About the historicisation of romanesque discourse By historicisation, one means the enunciation of history in narrative discourse, the taking into account of constructed fiction. This means that the ways historical events are inscribed within the narrative of the novel are studied. Thus, “historicisation”, defined as a mode of enunciation, is the invention-revelation of a sensitive subject from which one discovers a set of more or less standardised values we shall call ideology. To deal with these traces of the subject, which mark consciousness by the presence of a passage, we have chosen to work on three "1830 novels" : Stendhal’s Le Rouge et le Noir, Balzac’s Peau de Chagrin, George Sand’s Valentine. With these texts, whose styles differ greatly, we learn that the historical novel of modern consciousness --id est the novel of the individual who has become a subject-- is now first and foremost the novel of a story within history.

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Conclusion.Le temps des historiens ou regards sur le passé

Jean-Claude Caron

1 Que retenir, que synthétiser à partir des différentes communications présentées lors de cette journée ? Tout d’abord des évidences, mais qu’il semble nécessaire de rappeler. Ainsi que le temps est le matériau premier de l’historien. Il est même, au fond, le seul matériau sur lequel il puisse prétendre réfléchir (au sens de penser, mais aussi au sens de renvoyer une image, comme un miroir), dans la mesure où l’histoire n’a de sens que parce qu’elle envisage l’action des hommes non d’un point de vue philosophique, psychologique ou fictionnel, mais d’un point de vue chronologique. On a pu dire que le présent n’existait pas, ou que seule l’expérience qui incarnerait le passé et l’espoir qui incarnerait le futur en tiendraient lieu, dans une tension toujours vive. Ce qui revient à dire, aussi, qu’il n’y a pas de temps sans chronologisation, sinon, il s’agirait d’un temps en quelque sorte intemporel, donc imperceptible. Précisons qu’il ne s’agit pas de limiter et encore moins d’assimiler l’histoire à la seule chronologie, mais plus simplement de constater que la légitimité de la discipline histoire vient du fait qu’elle est née dans cette volonté à la fois simple et orgueilleuse de dire ce qui est advenu, par rapport à ce qui est devenu, de décrire l’avènement du devenir des hommes. La formule paraîtra redondante et banale, mais le passé, c’est ce qui s’est passé et que l’historien doit passer : il est une sorte de passeur du passé.

2 L’objet-temps est nécessairement disciplinaire : chaque discipline a construit son rapport au temps et même s’est construite par rapport au temps. Le temps des mathématiciens ou des biologistes n’est pas le temps des historiens. Dès lors, le partage du concept de temps se révèle difficile : ne constitue-t-il pas, en définitive, l’obstacle le plus redoutable, car le moins perceptible, de la communication entre disciplines ? Même les disciplines les plus voisines de l’histoire, comme la philosophie ou la sociologie, n’envisagent pas le temps comme le font les historiens --et inversement. L’historien produit et utilise essentiellement deux usages du temps : on pourra les nommer écart et discontinuité. Le temps des historiens, c’est d’abord la prise en compte de l’écart qui le sépare, lui, le sujet vivant dans un temps que l’on pourrait appeler actuel, de préférence à présent, du temps de l’objet. Mais l’historien doit aussi prendre

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en compte le fait que des discontinuités temporelles s’établissent entre les acteurs de l’histoire. La première difficulté consiste donc à situer les acteurs de l’histoire dans leur temporalité : difficulté double, car d’une part, tous les acteurs de l’histoire ne s’inscrivent pas dans la même temporalité, ou, pour dire les choses plus simplement, n’ont pas le même rapport au temps (de même qu’ils n’entretiennent pas le même rapport à l’espace) ; et, d’autre part, tous les acteurs de l’histoire n’ayant pas un accès direct à la parole, ce sont d’autres acteurs qui parlent en leur nom, et leur attribuent leur propre rapport au temps, le temps dominant. Cette question des temporalités divergentes est fondamentale, en ce qu’elle conditionne l’écriture même de l’histoire, c’est-à-dire le passage au récit qui est d’abord et avant tout un ordonnancement du temps. La contrainte est donc double : celle de penser le passé au présent se conjugue avec celle de penser le futur du présent. L’écriture de l’histoire est projection d’un advenu dans un devenir. En ce sens, il y a bien passage par la fiction, c’est-à-dire par l’utilisation de temporalités construites pour les besoins de la démonstration historique.

3 Dans un compte-rendu du congrès international des sciences historiques d’Oslo, Roger Chartier a affirmé que l’un des principaux dangers qui guettait les historiens, surtout ceux du temps très contemporain, était l’anachronisme. L’affirmation mérite d’être discutée : car elle sous-tend l’idée que l’historien pourrait objectivement penser l’écart entre le présent et le passé, et même dépasser cet écart en évitant de penser le passé avec les concepts du présent, mais aussi qu’il pourrait toucher à “la” réalité, voire à “la” vérité du passé, en bref qu’il y aurait un “passé vrai” que l’abolition de l’écart au présent rendrait perceptible dans une interprétation une et unique. Mais comment penser l’écart entre présent et passé, dans la mesure où la seule compréhension que nous avons du temps relève de l’expérience et non de la pensée ? De même, pourquoi lutter contre la connaissance de ce qui advient ? On se situe alors, pour le coup, dans la négation de ce qui constitue l’écart entre l’événement et nous. Faire “comme si” on ne connaissait pas la suite du fil du temps ne peut être réellement possible : c’est un artifice encore plus lourd, un handicap encore plus pesant que celui qui est parfois dénoncé comme la “tyrannie du passé”. Il n’existe pas d’écriture de l’histoire qui puisse évacuer l’après, ni l’écart, dans la connaissance de l’avant. Si l’on admet que l’histoire, dans son rapport au temps, obéit à la règle de la combinaison des possibles, alors la connaissance de l’après et l’anachronisme ne deviennent plus des adversaires, mais des alliés. Comme l’énonce fort simplement Paul Ricœur, “le passé a eu lieu”. Dès lors, nous proposons d’employer deux autres termes permettant d’éviter le recours à celui d’anachronisme : celui d’hétérochronisme, pour désigner les divergences temporelles ou temporalités hétérogènes entre les acteurs de l’histoire ; et celui d’homochronisme pour désigner les convergences temporelles ou temporalités convergentes entre ces mêmes acteurs. L’écriture de l’histoire est une perpétuelle restitution, mais aussi une perpétuelle conciliation entre le temps et la mémoire, qu’un conflit structurel oppose en permanence : la résolution de la tension entre les deux est le propre même du travail de l’historien.

4 Mais il convient aussi de s’interroger sur la question des convergences et des divergences temporelles entre les producteurs de l’histoire que sont les historiens : sommes-nous sûrs de partir de la même expérience temporelle, de la même perception ou du même rapport au temps, qu’il soit passé, présent ou futur ? Penser le temps, c’est le penser en fonction de notre expérience ; c’est un acte individuel où interviennent, au milieu de données partagées, des conditions propres à chacun d’entre nous. L’écriture

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de l’histoire, en ce qu’elle est d’abord et avant tout le rapport à son temps propre, ou le reflet d’une individuation temporelle, même si on ne peut nier que l’on s’inscrit, volens nolens, dans un temps collectif, apparaît comme le révélateur d’une hétérochronie constitutive même de la conscience humaine. On n’échappe jamais vraiment au temps qui constitue sa propre histoire et qui, sous la forme de la mémoire, habite, nourrit et parfois encombre notre inconscient, telle une sélection d’événements dont certains, pourtant chronologiquement très proches, nous semblent très lointains, et inversement. Il ne s’agit pas de prôner une histoire psychologique qui nierait l’idée même que l’on puisse “partager” le temps, mais de constater que, dans la construction du temps que nous opérons nécessairement, de façon consciente ou non, dans la définition de notre objet historique, nous projetons une temporalité personnelle qui, face au(x) discours constituant notre source, nous fait mettre l’accent sur tel mot et donc sur telle chose, plutôt que sur tel ou telle autre. Ce refoulé que nous traquons dans la source, et qui a précisément pour objet le passé, médiat ou immédiat, est également présent dans notre histoire, faisant écran, parfois, à ce que nous ne voulons pas voir : parce que l’oubli, le refoulement ou la réécriture du passé sont des conditions nécessaires à l’acceptation du présent et à la projection dans le futur. Le “je” de l’historien est présent à tous les stades du processus de l’écriture de l’histoire : depuis l’inscription du sujet choisi dans une temporalité jusqu’à la production du récit --peut- on parler, au sujet de la construction de ce dernier, du temps des mots ?

5 De même que nous --vivant dans le temps au présent-- ne pouvons échapper à la contingence du temps, l’histoire n’échappe pas à la tyrannie du temps ; mais gardons- nous, pour autant, de pré-établir le temps de l’histoire, tâchons de le construire en fonction de l’objet qui est le nôtre. Car le temps est une construction au service d’une démonstration. Alors que la durée est l’expression d’une réalité objective, capable d’être inscrite dans une chronologie du réel, universelle car participant d’une même acceptation du comptage temporel, le temps est un système élaboré pour donner un sens à une somme de durées, dans une perspective à la fois causale (l’avant) et conséquentielle (l’après). Le temps est la perception de la durée selon notre expérience. D’où le fait que l’écriture de l’histoire se déroule, pour employer une métaphore musicale, sur une partition dont les notes --blanches, noires ou croches-- n’auraient pas forcément la même durée pour tous. En résumé, le temps est un mode d’explication d’un présent --incluant le temps qui est au cœur d’une recherche historique et qui appartient pourtant au passé-- défini par un avant et un après. Le temps produit le décalage, mieux : est le produit du décalage avec la durée, car attribuant des valeurs temporelles différentes suivant les événements, à la fois dans leur perception immédiate par les contemporains et dans leur temporalisation par les historiens : un jour d’insurrection ou de révolution est plus qu’un jour, il est extrait de l’échelle de la durée pour passer à l’échelle du temps, et sa durée réelle est prolongée, étendue par une temporalité historique qui en permet la compréhension jusqu’à nos jours, en tout cas l’actualise et en fait un objet d’histoire. Ce qui revient à dire que le passé n’est pas un objet fixe, mais est ce que nous en faisons, ce par quoi et pourquoi nous décidons qu’il est, en fonction de lectures multiples, mais aussi d’usages différents de ce passé. L’historien construit un ordre du temps, rarement défini (on est dans le règne de l’implicite, le plus souvent), et jamais définitif. L’ordonnancement du passé qu’est l’écriture de l’histoire s’inscrit dans un temps en mouvement : mais ce n’est pas nous, dans un présent mouvant, qui allons vers un passé fixe, mais l’inverse.

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6 Jean-Claude Caron est professeur à l’université de Clermont-Ferrand

RÉSUMÉS

Le temps des historiens est bâti sur les notions d’écart et de discontinuité. Mais l’historien doit aussi prendre en compte l’existence de temporalités différentes. Plus que la notion d’anachronisme, nous proposons d’utiliser les notions d’hétérochronisme et d’homochronisme. L’historien doit intégrer sa propre temporalité dans son rapport au temps, et être conscient qu’il construit un ordre du temps en fonction de son objet.

The time of historians --or how to look on the past The time of historians is built on two notions: gap and discontinuity. But the historian must also take into account the existence of different temporalities. More than the notion of anachronism, we suggest to use the notions of heterochronism and homochronism. The historian has to integrate his own temporality in his / her relationship with the notion of time and must be aware that he / she builds an order of time according to the subject of his / her research.

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Lectures

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Lectures

Comptes rendus

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Roger Price, The French Second Empire. An anatomy of political power Cambridge, Cambridge University Press, 2001, 507 p.

Nicolas Bourguinat

image L'important volume publié par Roger Price ne prétend pas être une histoire générale de la France sous le Second Empire mais, comme l'indique son sous-titre, l'"anatomie d'un pouvoir politique" : c'est à travers la construction et la contestation de cet État fort que l'auteur veut appréhender le deuxième épisode bonapartiste de l'histoire de France. Il choisit un plan classique, partant de l'ascension de Louis- Napoléon, envisageant ensuite les fonctions du nouvel État issu du Deux-Décembre -- maintenir l'ordre, assurer le progrès collectif, intégrer les populations--, et terminant par l'étude de la montée des oppositions des années 1860 et finalement de la guerre franco-allemande. N'ignorant rien des récentes tentatives françaises de "réhabiliter" Napoléon III et son système, au nom de l'ampleur de l'œuvre accomplie, il a d'abord relancé une vaste enquête dans les archives : la moisson est impressionnante, notamment aux archives nationales dans les séries judiciaires et les papiers privés, ainsi qu'à la bibliothèque nationale. Quant à la bibliographie, arrêtée en 2000, elle nous est apparue sans faille à l'exception de la thèse de Jacqueline Lalouette, sortie en 1997 et ici oubliée. image Première question : illégitime et oppressif, le Second Empire était-il malgré tout un système viable, assez souple pour évoluer, notamment vers un transfert du pouvoir vers le cabinet et le Corps législatif ? Après Émile Ollivier, nombre de commentateurs sont allés en ce sens --d'autant que cela correspondait bien à la marginalisation progressive de la ligne "dure" des Rouher et autres Persigny-- et ont déploré les occasions manquées et les ouvertures mal récompensées (ou trop tôt stoppées). Roger Price s'oriente vers des conclusions du même type (ainsi p. 467), et on récapitulera ici quelques moments forts de son parcours. image Reprenant les conclusions de son histoire sociale de la Seconde République parue en 1972, il souligne que le régime de 1848 est mort faute d'avoir su relever les défis du passage à une "politique de masse", et que la solution bonapartiste s'est imposée comme un ultime recours autoritaire, afin de parer le danger d'une dérive vers la

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révolution et l'anarchie. Il ne minimise pas les résistances provinciales au coup d'État, mais semble penser que la propagande gouvernementale, depuis 1849, avait terriblement isolé les démocrates-socialistes. Peut-on cependant soutenir que le plébiscite de 1851, qui s'est tenu dans des conditions bien peu démocratiques, fut un succès "d'abord dû à l'immense popularité du prince-président dans les campagnes" (p. 35) ? En réalité, et comme Price l'écrit lui-même d'ailleurs, les votes négatifs furent d'autant plus élevés en province que les départements concernés ne s'étaient pas insurgés, ce qui démontre a contrario le rôle joué par la terreur bonapartiste dans l'orientation des votes populaires. image L'analyse des institutions et des rouages du gouvernement est solide et bien informée (soulignant, ce qui est rare, le rôle du secrétariat personnel de l'empereur tenu par Mocquard puis par Conti, et enfin celui du conseil privé), et elle renoue avec une périodisation traditionnelle : des ouvertures assumées par l'empereur, en 1860, mais de plus en plus contraintes après 1867. L'évolution du régime avait toutefois un terme, assumé par Émile Ollivier lui-même (en quoi il se différenciait de Thiers) : la nécessaire préservation d'une tutelle de l'empereur sur le gouvernement. Cela explique que les réformes des années 1860 aient pu susciter à la fois espoirs et insatisfactions dans tous les camps : chez les libéraux, qui gardaient les yeux fixés sur les pratiques datant de l'orléanisme, chez les républicains toujours inquiets des usages du droit de dissolution et du plébiscite, mais aussi chez les bonapartistes conservateurs, qui étaient impatients, après le plébiscite de 1870, d'en passer à l'après-Ollivier. image Du côté de l'appareil administratif, Price pointe une insatisfaction croissante vis- à-vis des préfets après 1865. Pour les maires, le régime reste pris entre sa volonté de promouvoir des hommes nouveaux et les contraintes nées du jeu local des rivalités et de l'influence : aussi continue-t-il à procéder à des vagues de révocations, comme dans le Bas-Rhin et le Puy-de-Dôme après les élections de 1863. Même en 1870, il ne s'avouait pas prêt à accepter l'élection des édiles. Les scrutins législatifs illustrent les mêmes contradictions. Selon Roger Price, faute d'un personnel politique suffisamment étoffé, le bonapartisme n'avait d'autre choix que de rallier l'ancien personnel d'opposition, notamment la gauche dynastique mais aussi les légitimistes de la Monarchie de Juillet. Sociologiquement, il ne souhaitait pas non plus faire du Corps législatif autre chose que la chambre des "grands notables", même s'il y augmenta légèrement la part des hommes d'affaires. La candidature officielle risquait ainsi de cautionner des hommes "incontournables", et finalement de consolider leur indépendance --en mécontentant la population (la paysannerie notamment), en frustrant les ambitions des petits notables ou des jeunes de la génération montante, et finalement en encourageant ces députés à se dissocier du préfet et du gouvernement, ainsi qu'on l'observa dans le Nord, avec l'entrepreneur catholique Kolb-Bernard, pendant la législature 1857-1863. Le livre donne de nombreuses illustrations de la mobilisation des ressources de l'administration derrière "ses" candidats, de l'apparat des grandes réceptions jusqu'à l'action des réseaux familiaux des petits fonctionnaires, sans oublier l'exaltation, jamais stoppée, de la légende napoléonienne. Il confirme bien qu'après 1863, le système s'essouffle, les "parachutages" de la candidature officielle étant de plus en plus contestés sur le terrain local, comme celui d'Isaac Pereire dans les Pyrénées-Orientales. Mais le régime n'est pas capable de susciter un véritable "parti" loyaliste et de coordonner son action, et encore moins dans le cadre "décentralisé" c'est-à-dire libéré du patronage officiel des candidats que semblaient favoriser Napoléon III et son ministre de l'Intérieur, Pinard,

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après 1868. En 1870, l'administration fit encore un énorme effort de propagande pour promouvoir le "oui" au plébiscite. image L'étude des oppositions, pp. 255-405, conforte ce portrait du régime impérial. Au niveau national, le légitimisme peina, on le sait, à exister. Seul le malentendu du régime avec le clergé et les catholiques relança sérieusement ses candidatures, à partir donc du scrutin de 1863. Aussi bien les prêtres que les nobles se comportèrent alors vis-à-vis du régime impérial comme si un point de non-retour était franchi : des rumeurs circulèrent en Bretagne accusant Napoléon III de préparer en secret une loi de Séparation, tandis qu'autour d'un évêque comme Pie, à Poitiers, renaissaient de véritables salons d'opposition, et il fallut que des mesures sévères soient prises en 1861 contre la Société de Saint-Vincent-de-Paul. Mais l'écho recueilli auprès des ouailles est incertain. On compta en tout cas 25 candidats d'opposition légitimiste en 1863. Mais l'élan était déjà épuisé en 1869-1870 : Berryer était mort, Falloux préféra se retirer après un mauvais premier tour en Vendée, et le plébiscite accentua les divisions (nombre de nobles et d'évêques votèrent oui, contre les consignes d'abstention de L'Union, inspiré par Chambord, et de L'Univers). Les espoirs se reportèrent sur le ministère Ollivier, qui comptait plusieurs cléricaux, qui avait éliminé le laïcard Duruy comme le gallican Baroche, et qui désirait consacrer une commission extra- parlementaire à la décentralisation. image Les libéraux constituent un ensemble aux contours difficiles à saisir, et forment le courant le plus fluctuant vis-à-vis de l'Empire, entre refus, résignation, accommodement et franche opposition. La nostalgie du parlementarisme et le rejet du système de la candidature officielle ne tardèrent pas, de fait, à s'afficher. Les autorités, dans une premier temps, n'en avaient cure, dans la mesure où elles voyaient bien que les libéraux n'avaient pas d'assise populaire. Il fallut plusieurs nouveaux facteurs pour qu'ils puissent proposer une critique du gouvernement autoritaire qui fût parlante pour les masses : notamment le combat contre les monopoles ferroviaires régionaux, la critique de la politique financière, les incertitudes de l'intervention italienne (condamnée par le député libéral Pichon, comme par le républicain Ollivier). Le suffrage universel restait cependant objet tabou pour les libéraux, associé aux désordres révolutionnaires et à l'"imbécillité rurale" qui avait fait la "campagnocratie impériale" (Prévost-Paradol). Les libéraux tirèrent un grand profit des nouvelles lois sur la presse (ainsi la création à Saint-Étienne de L'Eclaireur, par Frédéric Dorian, soutenu par l'industrie lourde). La Revue des Deux-Mondes publia en 1868 plusieurs articles du conseiller d'État J.-B. Duvergier favorables au suffrage universel encadré par d'authentiques partis politiques. En 1863, la "coalition" constituée par le Comité de l'Union libérale du journaliste Nefftzer rapprocha les libéraux de certains catholiques, en même temps qu'elle contribua à détacher certains républicains comme Ferry et Darimon des héritages jacobins. C'était trop peu ou trop tôt pour gagner les masses, comme devaient le montrer plus tard les scores décevants du scrutin de 1869. Mais des gains considérables avaient été faits aux élections locales, à l'aide de différentes alliances. Et surtout c'est au Corps législatif que les symboles de la politique personnelle de Napoléon III, spécialement le traité de 1860, fédérèrent le plus de mécontents derrière le drapeau libéral (en 1868, 63 députés représentants des milieux d'affaires protectionnistes signèrent une motion défendue par Thiers et par Jules Brame, futur membre du cabinet Palikao en 1870). image Côté républicain, les archives dénichées par Price démontrent la persistance d'une parole subversive, au cours des années 1850 et 1860, à travers les placards, les

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chansons séditieuses, mais il estime que la menace des sociétés secrètes et des complots était très exagérée. Le préfet de la Côte d'Or, en 1853, pouvait décrire l'opposition républicaine comme "un parti dont les chefs ont survécu mais qui n'a plus de soldats" (p. 165). Le revival des années 1867-1870 est bien illustré, Price n'oubliant ni l'offensive des hommes du barreau (Protot, le futur communard, à côté de Ferry), ni les grands meetings de Favre et Simon, ni l'expansion des journaux, qui reprirent au vol les ouvrages de Ténot sur le coup d'État (1868), mais aussi d'autres textes comme L'Empire industriel de Georges Duchêne. Price note également la reprise d'une propagande républicaine à destination des masses rurales, avec de nombreuses brochures faisant suite au Suffrage universel et les paysans publié par Ténot en 1865. Quant aux divisions des chefs républicains, elles avaient toujours été vives : Price rappelle très justement qu'Ollivier était soupçonné de se rapprocher du régime dès 1861 (par Hippolyte Carnot), et surtout en 1864 (où il accepta d'être le rapporteur de la loi sur les coalitions). Price montre également que républicains et radicaux ont tôt cherché à se démarquer de l'extrême gauche ouvrière et des initiatives des chambres syndicales, notamment à Rouen (candidature de l'ouvrier typographe Aubry en 1869). Quant aux blanquistes et aux internationalistes, ils s'en inquiétaient autant que le gouvernement impérial. Celui-ci semblait être ramené à la paranoïa répressive de ses débuts, notamment face à la presse républicaine, démultipliée depuis 1867 et accusée de tous les débordements : à côté de L'Avenir d'Auch, où s'illustrait déjà Lissagaray, Le Libéral de Bayonne évoquait au procureur général de Pau "les pires heures de la République" (p. 182). Les uns, comme l'empereur, jugeaient que tout cela conduirait à un affrontement qui finirait par dégager l'horizon (lettre à l'impératrice, 15 octobre 1869), les autres, comme Rouher, tentaient de se rassurer en disant que les excès des journaux d'opposition les discréditeraient eux-mêmes. image La conclusion, selon Price, ne fait néanmoins pas de doute : le Second Empire a mûri, et réalisé plus ou moins la transition entre un césarisme charismatique et l'exercice rationnel d'un pouvoir respectueux des normes du droit. Ce diagnostic s'appuie donc sur une analyse fouillée de l'évolution du régime --que Price voit fondamentalement comme une concession (p. 396) faite à son opposition libérale conservatrice-- jusqu'au succès du plébiscite de 1870, face aux ambiguïtés duquel les républicains étaient désarmés. Price soutient même, (pp. 398-399), que le régime parlementarisé était alors en voie de recréer autour de lui un "parti de l'Ordre", de s'imposer comme l'unique alternative à la révolution sociale, et peut-être même de provoquer de nouveaux ralliements (ceux d' et des hommes de L'Electeur libre, par exemple). Ce pronostic, qui était aussi celui de l'empereur, se heurte, on le devine, toujours au même obstacle : le temps --qui ici se trouva compté par la faute d'une guerre mal préparée. Mais la guerre de 1870 n'était pas un hasard, et du reste Price admet que l'aventurisme militaire était demeuré un trait caractéristique du régime. L'argument selon lequel c'étaient moins les oppositions qui étaient menaçantes, notamment au scrutin de 1869, que les soutiens du régime qui étaient clairsemés ou qui doutaient d'eux-mêmes, paraît en tout cas bien établi. L'opération plébiscitaire de 1870 pouvait en effet remobiliser autour de l'Empire, surtout si une surenchère socialiste continuait à entretenir la peur. Cela posé, il ne faut pas oublier -- et Price cite lui-même une lettre de Thiers très éclairante à ce sujet (p. 434)-- que la guerre pouvait être un moyen d'assurer une reprise en mains au service du bonapartisme autoritaire.

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image Question subsidiaire : est-ce malgré lui que le régime a favorisé la modernisation politique de la France du milieu du siècle, installant dans les mœurs l'exercice du droit de vote, minant sourdement l'autorité des notables, et contribuant à faire de la citoyenneté une notion active et non passive ? Price répond que oui, en un sens tout au moins : c'est qu'il faut comprendre l'Empire en l'insérant dans le cours d'un processus de modernisation politique et d'institutionnalisation des conflits entamé en 1848, qu'il a d'abord bloqué jusqu'en 1860, puis qui a repris son cours. Comme Sudhir Hazareesingh et plutôt à l'opposé de Philip Nord, Price entendait donner aux oppositions leur pleine diversité, au lieu de réduire le coup de projecteur aux seuls républicains, et insister sur leurs dynamiques communes (compromis, passerelles, réseaux familiaux et intellectuels, vie municipale). Temps de changement rapide des cadres économiques et sociaux, le Second Empire est interprétable comme une crise d'adaptation, qui aurait affecté "à la fois les identités collectives et les mécanismes de la mobilisation politique" (p. 255). Certes, la politique nationale est encore fondamentalement l'affaire des élites locales et des notables (même Thiers ne pourrait être élu dans le Nord sans l'appui de la compagnie d'Anzin !), et ce sont elles qui font l'opinion, à côté d'un électorat de masse plutôt suiviste. Les politisations de milieux populaires, encadrées ou non par des représentants de la bourgeoisie petite et moyenne (ainsi les porcelainiers de Limoges), restent l'exception (l'exception urbaine principalement) : mais elles obligent néanmoins les vieilles familles à compter avec elles, et parfois à adapter leurs méthodes de campagne et leur langage. Inversement, avec les travaux publics et les équipements scolaires en premier lieu, les questions d'intérêt public s'insinuent dans les affaires de clocher et modifient la dimension jusque-là communautariste des joutes politiques. Price en conclut que le vote républicain n'est pas le seul, dans ce cadre, à pouvoir être analysé comme rationnel ou moderne. À la suite du coup d'État, le régime avait d'abord poursuivi une œuvre de dépolitisation des masses, mais malgré ses "ententes" locales avec les notables, malgré la personnalisation du pouvoir suprême, il ne pouvait entièrement étouffer une souveraineté populaire qu'il avait lui-même reconnue.

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Jean-Claude CARON, L'Été rouge. Chronique de la révolte populaire en France (1841) Collection historique, Paris, Éditions Aubier, 2002, 352 p.

François Ploux

Dans la France des années 1840, la fiscalité est toujours au cœur du vieux conflit opposant les communautés locales à l'État. La légitimité et l'utilité de l'impôt ne sont pas partout totalement admises ; la question du montant des prélèvements et celle des modalités de leur perception donnent lieu à d'innombrables litiges. L'agitation qu'a provoquée, en 1841, la résistance au recensement Humann est l'un des épisodes les plus spectaculaires de cet affrontement. Assez curieusement, peu d'historiens s'étaient jusqu'à présent intéressés à ces événements. L'ouvrage que publie Jean-Claude Caron vient combler cette lacune. Lorsque, au mois d'août 1840, Jean-, député du Bas-Rhin, devient ministre des Finances du gouvernement que dirige le maréchal Soult, le budget accuse un important déficit. Humann qui, issu d'une famille modeste, a bâti seul sa fortune sous l'Empire, doit d'ailleurs en partie sa nomination à une réputation de bon connaisseur des questions budgétaires (il a été plusieurs fois détenteur du portefeuille des Finances dans les premières années du règne de Louis-Philippe). Pour combler le déficit des finances publiques, Humann décide, plutôt que d'augmenter le tarif de l'impôt, de faire appliquer dans toute sa rigueur le prélèvement de la patente et de la taxe sur les portes et fenêtres. Il ordonne un recensement général des habitations, dont le but est d'assujettir à l'impôt nombre de constructions récentes qui y échappaient. Mais ce sont surtout les modalités de l'opération --énoncées dans une circulaire adressée aux préfets le 25 février 1841-- qui vont provoquer des réactions hostiles : tandis que, jusqu'à présent, les autorités municipales contrôlaient directement la mise à jour des matrices utilisées pour répartir l'impôt entre les contribuables domiciliés dans chaque commune, ce sont désormais les agents du fisc qui, assistés des maires, procéderont au recensement des habitations. Les adversaires du régime, à droite comme à gauche, s'empressent de dénoncer une mesure jugée attentatoire aux libertés

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municipales. De juin à septembre 1841, le recensement provoque une série d'émeutes, certaines d'une grande violence. C'est à l'étude de cette agitation populaire que Jean- Claude Caron consacre L'été rouge. Dans le premier chapitre, l'auteur énumère l'ensemble des facteurs conjoncturels qui ont pu favoriser le déclenchement des troubles. Le régime de Juillet, associé dès son avènement au règne des parasites et des ploutocrates (les "ventrus") est en effet en proie à une grave crise sociale et politique. Les grèves, les émeutes frumentaires, les résistances à la perception des taxes sur les boissons se multiplient en 1839 et 1840. La formation d'un Comité central pour la réforme électorale appuyé sur une réseau de comités locaux inquiète le gouvernement, également préoccupé par les menées subversives des "sociétés secrètes" et par l'émergence du communisme. Jean-Claude Caron insiste d'autre part sur l'extrême fragilité des "équilibres socio-économiques" dans les pays de petite culture : toute innovation, quelle qu'en soit la nature, y est perçue comme une menace susceptible de mettre en danger la survie des exploitations. L'offensive de la presse d'opposition contre le recensement repose sur deux arguments : la dénonciation de l'inquisition fiscale d'une part ; celle de l'exploitation du peuple d'autre part. À une époque où le rapport à l'impôt demeure passionnel, l'agitation qu'a suscitée la décision du ministre et sa contestation par les adversaires du régime va provoquer l'apparition de rumeurs ou, plus exactement, de deux faisceaux de rumeurs : tandis que les contribuables les mieux informés redoutent une augmentation incontrôlée de la ponction fiscale, les habitants des villages situés à l'écart des principaux axes de communication sont persuadés que les agents des impôts ont reçu l'ordre de procéder à un inventaire du linge, du mobilier et des femmes enceintes (pour ne mentionner que les principales variantes de la rumeur), cet inventaire devant servir à établir une nouvelle taxe. Jean-Claude Caron s'interroge sur l'origine de ces faux bruits. Il évoque en particulier la question de la responsabilité des oppositions politiques dans leur diffusion et, du même coup, soulève le problème plus général du degré d'autonomie du mouvement populaire. La hantise d'un nouvel impôt sur le linge et sur les femmes enceintes n'a à vrai dire rien d'inédit (on en trouverait des exemples sous l'Ancien Régime) ; elle relève d'une mythologie antifiscale profondément ancrée dans les mentalités populaires, et prête à resurgir à la moindre impulsion. Reste à savoir dans quelle mesure les opposants qui, dans leur critique de la politique fiscale du régime, utilisent un argumentaire basé sur la dénonciation d'une inquisition fiscale réduisant à néant la sphère privée, n'ont pas délibérément cherché à ranimer ces vieilles peurs. L'auteur mentionne à ce propos un exemple intéressant. Il s'agit d'un article rédigé en 1834 par un avocat alsacien, chef du parti républicain à : il y proteste contre les "limiers du fisc, […] qui, par leur qualité d'étrangers n'ont aucune raison de […] venir insolemment, le chapeau sur la tête, vous dicter chez vous des lois, […], se glisser jusque dans le sanctuaire de votre domicile, dans la chambre de votre femme, y fouiller son lit et le berceau de votre enfant […]". Mais tandis que l'évocation, chez les élites lettrées, de l'agent du fisc ouvrant les armoires relève du procédé rhétorique, les villageois sont quant à eux persuadés que les fonctionnaires vont effectivement compter les draps et les chemises pour établir une nouvelle taxe. L'argumentaire politique et la rumeur populaire paraissent se nourrir d'influences réciproques. Le bruit d'un nouvel impôt est en tout cas fréquemment à l'arrière-plan des violences qui éclatent au cours de l'été 1841. L'opposition au recensement, au demeurant, peut revêtir différentes formes : résistance passive par refus de laisser les contrôleurs pénétrer dans les maisons, apposition de placards (l'affichage de placards

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dénonçant le recensement et celui de déclarations officielles démentant les faux bruits donnent lieu à une véritable "guerre des murs"), érection de barricades, etc. La géographie des résistances au recensement est sans surprise. Le Nord du royaume, à l'exception de quelques localités comme Lille ou Douai, reste à l'écart des troubles : dans ces régions anciennement intégrées à l'espace national, l'impôt, dont on conçoit qu'il puisse avoir des retombées bénéfiques, est plutôt bien accepté. La situation est tout à fait différente dans le Midi, où se fait sentir l'héritage d'une longue tradition de lutte antifiscale. Ici, les agents du fisc se heurtent à une vive opposition de la part des contribuables, en particulier à l'intérieur d'un triangle Bordeaux-Montpellier- Perpignan. Tout un chapitre de L'été rouge est consacré à l'analyse des émeutes qui ont agité Toulouse --épicentre du soulèvement dans le Sud-Ouest-- entre le 4 et le 14 juillet. Ici, c'est le patriotisme local et la volonté des habitants de défendre les libertés municipales menacées par les dispositions de la circulaire Humann qui sont à l'origine du refus du recensement. Deux mois plus tard, les 9 et 10 septembre, les ouvriers de Clermont-Ferrand, associés aux cultivateurs domiciliés dans cette ville et aux habitants des communes limitrophes d'Aubières et Beaumont, se soulèvent à leur tour pour protester contre le recensement des maisons. L'auteur se livre à une étude fouillée de cette insurrection, violente (on déplore une dizaine de mort), qui va provoquer par contagion plusieurs incidents graves dans les campagnes auvergnates (la commune de Chauriat est en particulier le théâtre de troubles à forte connotation anticléricale). Mais à la différence de ce que l'on observe à Toulouse, dans le Puy-de-Dôme c'est la détestation du fisc davantage que la défense de l'autonomie municipale qui est le moteur de l'émeute. En revanche, en Auvergne comme dans le Sud-Ouest, la politisation de la protestation antifiscale ne fait aucun doute (en témoignent les cris et les chants qui retentissent au plus fort de l'émeute, ou encore le contenu des placards appelant les contribuables à s'opposer au recensement). Mais si, à Toulouse, républicains et légitimistes sont côte à côte dans la critique de la politique fiscale du régime comme dans la dénonciation du centralisme étatique, à Clermont c'est la frange la plus avancée du "parti" républicain qui déclenche l'insurrection. La lecture que les magistrats et les préfets proposent des événements dont ils sont témoins repose sur une opposition tranchée entre un peuple égaré et une minorité influente de factieux : ces derniers, issus de milieux plus favorisés, s'efforceraient de manipuler à des fins subversives la crédulité des classes populaires. Cette vision des choses, parce qu'elle tend à déresponsabiliser le peuple, justifie du même coup qu'on lui refuse les droits politiques qu'il réclame, ou que certains réclament pour lui. Tout au long de l'ouvrage, l'auteur s'attache à repérer et à décrypter les stéréotypes et les représentations qui ordonnent et orientent la version officielle de l'événement ; c'est là un des aspects les plus novateurs de son travail. Ainsi l'insurrection de Toulouse est- elle décrite par le procureur général comme le produit du tempérament méridional d'une populace au caractère tout à la fois ardent, passionné et faible. L'Auvergnat est quant à lui naturellement rebelle, brutal et avare. Jean-Claude Caron met en particulier en évidence le poids de ces représentations dans l'analyse qu'il propose de la phase judiciaire de l'affaire. Les deux derniers chapitres intéresseront tous ceux qui réfléchissent au fonctionnement de la machine judiciaire dans la France des notables : on y trouve en particulier une description détaillée des stratégies déployées par les accusés pour tenter d'échapper à une sanction trop sévère.

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Au total, ce travail passionnant est une contribution importante à l'étude des conflits qui traversent la société française sous la monarchie de Juillet. Et si Jean-Claude Caron n'aborde pas cette question --mais tel n'était pas son propos-- son livre permet également de mieux comprendre la violence des émeutes antifiscales de la Seconde République : on conçoit la déception et la rancœur des paysans du Midi pour qui la République était synonyme d'une diminution des impôts ; la géographie des résistances aux "quarante-cinq centimes" évoque d'ailleurs celle des troubles de l'été 1841.

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Fabrice BOYER, Martignac (1778-1832). L'itinéraire politique d'un avocat bordelais Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2002, 470 p.

Jean-Claude Caron

Grâce à la thèse d'archiviste-paléographe de Fabrice Boyer, Martignac n'est plus (ou plus seulement) l'homme de ces dix-huit mois de gouvernement coincé entre Villèle et Polignac, sorte de répit ou de pause dans l'affirmation du royalisme autoritaire de la part de Charles X. Certes, il ne s'agit pas pour Fabrice Boyer de réhabiliter Martignac, ni de le hisser à une position qui n'est pas la sienne : l'homme est un notable venu de Bordeaux faire carrière à Paris ; il n'est pas le seul et l'auteur rappelle notamment qu'il est l'exact contemporain de Peyronnet qui fut son condisciple de collège. Sans être une intelligence supérieure, Martignac représente assez bien cette notabilité de robe qui fit les beaux jours de la Restauration. Personnage humain, qui ne manque pas de sensibilité, il s'intéresse aux arts et à l'occasion les cultive d'une plume plus méritante que réellement convaincante. Ce fils d'avocat bordelais sut éviter les alignements politiques trop visibles --comme son père-- sous le Directoire, le Consulat et l'Empire. Après une éducation assez peu poussée, il devient commis dans une maison de commerce hambourgeoise installée à Bordeaux par le consul de la ville, ce qui lui permet d'aller passer quelque temps dans la cité hanséatique et d'y apprendre l'allemand. Il se lance dans une carrière diplomatique outre-Rhin, grâce à l'entremise de Cabanis, un cousin éloigné de la famille, mais n'y brille pas : peu de constance et de diplomatie pour ce tempérament alors assez vif. Il tâte également de l'armée, sans suite, puis découvre surtout avec enthousiasme la vie parisienne, ce qui suscite son prompt rappel à Bordeaux par son père : en bref, un beau personnage balzacien. Inscrit au barreau de Bordeaux en 1803, il mène dès lors une vie classique de notable, entre cénacle littéraire et ennui, souscrivant sans état d'âme aux valeurs de l'Empire. Il fait un mariage avantageux, avec une jeune et riche divorcée. S'il commet la faute de vouloir soutenir Napoléon en 1814, il se rattrape bien vite et choisit le bon camp

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pendant les Cent-Jours. Les éléments biographiques mobilisés par Fabrice Boyer procèdent d'un minutieux travail de collecte et de mise en ordre, même si quelques questions restent en suspens : ainsi des conditions (où ? quand ?) de l'apprentissage de la science juridique par Martignac. Ce dernier gravit les échelons de la magistrature et de la politique : nommé procureur général de Limoges en 1820, il est élu député de Marmande l'année suivante. Bon orateur, l'ancien avocat réside maintenant une partie de l'année à Paris, à proximité du pouvoir. Grâce à l'appui de Villèle, il devient vice-président de la Chambre et est nommé conseiller l'État. Proche du duc d'Angoulême, nommé généralissime de l'armée des cent mille fils de Saint-Louis, dont la mission est de rétablir Ferdinand VII sur son trône de monarque absolu, Martignac se voit proposé le poste de Commissaire civil en Espagne : cette partie de sa vie, que Fabrice Boyer interprète à juste titre comme un tournant et un tremplin, est décisive pour la suite de sa carrière. L'homme est assez souple pour exercer un véritable magistère politique sans se brouiller avec les militaires, et assez intelligent pour se sortir du guêpier politique dans lequel va s'enfoncer l'Espagne. Il partage avec le duc d'Angoulême un certain dégoût de la violence de la réaction anti-libérale exercée par les partisans de Ferdinand VII. Aussi explore-t-il, remarque Fabrice Boyer, la possibilité d'une hypothétique troisième voie, sorte de centre politique ou de politique du centre à l'écart des extrêmes. Ce gros travailleur est récompensé à son retour en France : nommé ministre d'État par Louis XVIII, il accède au Conseil privé, devient un spécialiste des questions financières et joue un rôle majeur dans l'adoption de la loi dite du "milliard des émigrés". Parallèlement, il prend peu à peu ses distances avec Villèle et lorsque ce dernier enregistre une cuisante défaite aux élections de 1827, Martignac devient un recours possible. Aussi est-il choisi par Charles X qui n'a peut-être pas compris que le Bordelais n'entendait pas poursuivre la politique du Toulousain : autrement dit, Martignac ne souhaite pas faire du villélisme, mais mener sa propre politique. Ce ministère du 4 janvier 1828, un "ministère de techniciens" selon Fabrice Boyer, est assez disparate, avec des barons du villélisme comme Frayssinous aux Affaires ecclésiastiques, La Ferronays aux Affaires étrangères, de Caux à la Guerre, Chabrol à la Marine, mais aussi Portalis à la Justice et le jeune Vatimesnil à l'Instruction publique, Martignac se réservant l'Intérieur. Peu importe, en définitive, Charles X ayant bien l'intention de continuer à "faire du Villèle sans Villèle". Or, Martignac, se positionnant au centre droit, remplace Delavau par Debelleyme à la Préfecture de police, et permet à Villemain, Lacretelle et Michaud de réintégrer leur fonction universitaire. Il obtient une majorité à la Chambre, mais composite, davantage rassemblée par son opposition au système Villèle que par une adhésion au centrisme de Martignac. Celui-ci remanie son gouvernement en écartant Chabrol et Frayssinous, respectivement remplacés par Hyde de Neuville et Feutrier. Martignac crée aussi sa feuille, Le Messager des Chambres. Mais sa majorité parlementaire, sorte de troisième force avant l'heure, reste fragile. Les premiers grands chantiers auxquels s'attelle Martignac (loi moralisant les campagnes électorales, limitation de la fonction d'établissement d'enseignement des petits séminaires par le plafonnement de leurs effectifs -- la mesure vise en particulier les Jésuites qui dirigent huit séminaires--, volonté de redonner plus de pouvoir à l'Université) démontrent une véritable ouverture qui provoque des résistances multiples, chez Charles X et plus encore dans le clergé. Martignac tente de regagner la confiance du roi en organisant un voyage dans l'Est, traditionnel bastion du libéralisme : l'accueil est chaleureux, mais sans plus, et les discours tenus par les élites

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locales ne cachent pas leur désaccord avec la politique menée par le prédécesseur de Martignac. Fabrice Boyer, dans un chapitre particulièrement intéressant, reconstitue les réseaux mis en place par Martignac dans la haute fonction publique et tente de cerner comment le ministre perçoit la question sociale sur fond de crise économique grandissante et d'apparition de l'idée de paupérisme. Sur ce point, le chef du gouvernement dispose d'un conseiller bien informé, Villeneuve-Bargemont, nommé préfet de Lille, qui envoie à Martignac des rapports sur le traitement de la pauvreté, fondés sur une conception traditionnelle de l'assistance : charité, religion, travail, prévoyance. Villeneuve- Bargemont aurait, semble-t-il, soumis à Martignac un projet de limitation ou d'interdiction du travail des enfants, selon leur âge, mais sans succès devant, notamment, l'opposition du ministre du Commerce, Saint-Cricq. Mais Martignac ne semble pas avoir prêté beaucoup d'attention à ce projet. Il est pourtant à l'origine de la création de l'Inspection de l'administration et de la comptabilité des hospices et des établissements de bienfaisance des enfants trouvés et abandonnés, analysée par Fabrice Boyer comme la matrice de l'Inspection générale des affaires sociales. Également intéressé par la question carcérale, Martignac visite des prisons. Moins connue est son action culturelle : l'homme accueille écrivains et artistes dans son salon et nomme à la tête de la direction des Sciences, Arts, Belles-Lettres, de la Librairie et des Théâtres Jospeh-Balthazar Siméon, lui-même amateur confirmé. Martignac soutient une "politique ambitieuse pour le Patrimoine écrit" (Fabrice Boyer), réorganise les Archives, libéralise --prudemment-- la loi sur la presse, se veut aussi plus ouvert avec la censure théâtrale : Fabrice Boyer établit que ce n'est pas lui qui fit interdire Marion Delorme, mais son successeur dans le ministère Polignac, La Bourdonnaie. Enfin, il permet à une expédition scientifique de se rendre en Morée --Quinet en fait partie--, mais les résultats en sont minces. La chute du ministère Martignac se produisit en partie sur la question de la décentralisation. On sait que le ministre de l'Intérieur attachait une grande importance à son projet de loi départementale et communale, qui visait à donner davantage de pouvoir aux conseils locaux en faisant élire, par un corps restreint, leurs membres. Mais la discussion s'enlisa dans des contre-projets, le projet suscitant des oppositions multiples pour des motifs totalement différents (réforme aventureuse pour les uns, réforme insuffisante pour les autres), une vive résistance du roi et même du dauphin, et au final le raidissement de la gauche et de la droite dans des bloc reconstitués : dès lors, Martignac fut incapable de rassembler une majorité. Le 8 août 1829 Polignac était nommé aux affaires et Charles X entamait --ou poursuivait-- une politique réactionnaire, au sens étymologique et politique du terme, qui devait le conduire aux Trois Glorieuses. Rendu à son siège de député, Martignac fut facilement réélu en juin 1830, puis, sans état d'âme, prêta serment de fidélité à Louis-Philippe. Pour ce partisan d'une stricte conservation de l'ordre social, disposé à appuyer le parti de la "Résistance", tout valait mieux que la révolution : dans son dernier discours, prononcé devant la Chambre le 15 novembre 1831, quelques jours avant l'insurrection des canuts lyonnais, il dit son refus de "frayer le retour au passé au travers des désordres de l'anarchie et du malheur du présent". Non sans panache, il accepta, lors du procès des Ministres, dont Fabrice Boyer rappelle le climat d'extrême tension qui l'entoura, de défendre Polignac, un homme qui ne l'avait pourtant pas ménagé lorsqu'il était aux affaires. Il parvint à lui éviter la peine de mort, avec le soutien de Montalivet, ministre de l'Intérieur. Battu au scrutin de juillet 1831, Martignac réagit et se fit réélire lors

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d'une élection partielle au mois d'octobre suivant, menant alors une vie partagée entre les sessions parlementaires et sa résidence de Marmande, où il vaquait à ses occupations de notable. La postérité de Martignac, au delà de celle, immédiate, marquée par ses funérailles officielles (il meurt le 3 avril 1832), fut toute relative. Au fond, le portrait qu'en fit alors son ami mais aussi rival Peyronnet doit être pris en considération : "Moins de force que de grâce, moins que pensée que d'éclat, moins de raisonnement que d'insinuation ; c'était un talent de superficie". Le jugement est rude et peu amène, de la part d'un ami de quarante ans… Mais Fabrice Boyer donne aussi à lire l'analyse développée par George Sand dans Indiana : "Je vous parle de l'année Martignac, de cette époque de repos et de doute, jetée au milieu de notre ère politique, non comme un traité de paix, mais comme une convention d'armistice, de ces quinze mois du règne des doctrines qui influèrent singulièrement sur les principes et sur les mœurs, et qui peut-être ont préparé l'étrange issue de notre dernière révolution". N'est-ce pas, d'une certaine manière, dire la même chose ? Martignac est incontestablement un "second couteau" dans le Panthéon des hommes politiques français. Il était pourtant nécessaire de connaître par le détail cet homme. De ce premier travail scientifique sur Martignac, fondé sur une impeccable érudition, elle-même nourrie par une impressionnante documentation, on saura donc gré à son auteur : grâce à lui, l'histoire politique de la Restauration s'éclaircit et c'est une bonne chose.

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Yannick MAREC, Bienfaisance communale et protection sociale à Rouen (1796-1927). Expériences locales et liaisons nationales Paris, La Documentation française/Association pour l'étude de la l'histoire de la Sécurité sociale, 2002, 2 tomes, 1362 p.

Jean-Claude Caron

Il est plusieurs façons de lire ce volumineux ouvrage. L'une, du point de vue de l'historien, fera la part belle à cette recherche fondée sur la longue durée et sur la volonté de relier toujours le local (en l'occurrence, l'acteur principal du livre, la ville de Rouen) et le national, voire l'international, grâce à la comparaison dans le temps et dans l'espace des systèmes d'assistance sociale. L'autre lecture, faite en tant que citoyen, trouvera matière à réflexion sur le traitement social actuel de la pauvreté, en découvrant comment la cité normande a progressivement élaboré un système de communalisation de l'assistance publique : le "système rouennais" a émergé sous le Directoire, progressé dans la France des notables, connu son apogée sous la Troisième République, avant de décliner dès le tournant des deux siècles et de s'affaisser au lendemain de la Première Guerre mondiale. D'une certaine manière, l'expérience magistralement décrite par Yannick Marec pourrait être lue comme la confrontation permanente des alternatives : face à la pauvreté, existe toujours une alternative dans son traitement, et le choix qui est fait, jadis comme maintenant, est un révélateur particulièrement pertinent du triomphe d'une idéologie et de la traduction matérielle qui en est faite en terme de politique sociale. Parmi les alternatives qui s'offrent aux contemporains en charge de la question sociale et qui nourrissent la réflexion de Yannick Marec : aide publique ou aide privée ? prévoyance ou assistance ? modèle local ou modèle national ? Mais aussi aide laïque ou aide confessionnelle, et, plus largement, prévention de la pauvreté en amont par une politique sociale interventionniste ou traitement social de la pauvreté en aval par une politique de bienfaisance ou de charité ? Comme on le voit, le débat n'est pas archaïque, même si l'opposition entre les

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deux termes de chaque alternative peut aussi laisser la place à une complémentarité de ces deux termes. Le plan chronologique adopté par Yannick Marec s'imposait. Il lui permet de montrer l'évolution de l'assistance à la protection sociale, les politiques complémentaires, mais aussi rivales, des différents acteurs que sont l'État, le département et la commune, la confrontation permanente entre le primat des secours à domicile et celui de l'assistance hospitalière. Du Directoire à la fin du Second Empire, la période reste marquée par les notions de charité et de philanthropie. Déjà en filigrane, et bientôt au premier rang de la préoccupation des édiles, se profile la question du coût du traitement social de la pauvreté. La création d'un Mont-de-Piété en 1826 et l'encouragement à l'épargne sont des "remèdes" insuffisants, surtout dans les périodes de crise, marquées par l'afflux d'enfants abandonnés. La création d'un bureau central de bienfaisance tend à rationaliser l'aide, mais ce sont toujours les paroisses et la bienfaisance privée qui sont en première ligne. À la veille de la Révolution de 1830, 4 000 familles, soit 28 000 personnes --30 % de la population rouennaise-- reçoivent des secours, dont un bon nombre dans les paroisses les plus déshéritées, comme Saint- Maclou ou Saint-Vivien. Avec la Monarchie de Juillet, et notamment sous la municipalité Barbet (1830-1847), les ateliers de charité mis en place visent à moraliser et à fixer la pauvreté, au nom du principe "secours contre travail". On encourage également l'épargne ouvrière, mais la crise de 1846-1848 montre les limites du "système Barbet". Une crise qui génère les émeutes d'avril 1848 et sa trentaine de morts à l'issue des combats qui ensanglantent le pavé rouennais, alors que 14 000 des 100 000 habitants sont inscrits dans les ateliers de charité, dissous en juillet. Les sociétés de secours mutuels comme l'Émulation chrétienne ne peuvent endiguer le flux de la misère. Le Second Empire voit un nouvel effort de rationalisation de l'aide, en développant les secours à domicile, qui relèvent des bureaux de bienfaisance, et en essayant de faire travailler ensemble clercs et laïcs. Mais la crise cotonnière des années 1862-1864 frappe violemment Rouen -- un quart de la population est secourue -- et ses environs-- 40 % à . Globalement, l'assistance hospitalière reste prépondérante, ce que dénoncent les républicains comme Charles Noiret, partisan des secours à domicile et hostile à l'idéal de prévoyance impulsé par les notables. Dans tous les cas, c'est la municipalité qui finance : les deux tiers des sommes allouées aux bureaux de bienfaisance ou aux hospices civils sont d'origine communale. Cela explique la concrétisation du "système rouennais" dans la conjoncture d'affirmation républicaine du dernier quart du XIXe siècle. La spécificité de la crise économique rouennaise, qui sévit dans la filature et dans le bâtiment, se traduit par un appauvrissement de la ville et de sa population ouvrière dont prennent conscience les républicains modérés qui dirigent la municipalité ou représentent la cité normande à la Chambre des députés. Ainsi de patrons sociaux et protestants comme le manufacturier Richard Waddington, frère cadet de William, l'un des rapporteurs de la loi de 1892 sur le travail des femmes et des enfants, et Charles Besselièvre. Les idées d'assistance publique et de droit à l'assistance apparaissent, alors que Jules Siegfried, le très républicain maire du Havre, parle quant à lui de devoir d'assistance, mais en souhaitant "que les mendiants de toute sorte, Italiens, Bohémiens et étrangers ne soient plus tolérés en France et que le gouvernement prenne des mesures, non seulement pour leur faire évacuer le territoire, mais encore pour les empêcher de passer nos frontières" --inutile de gloser sur une parole dont la résonance est frappante… À Rouen, la républicanisation de l'assistance publique est opérée sur une vingtaine d'années, entre

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1879 et 1898, renforçant le poids de la commune. L'élection de Ricard comme maire en 1881, puis de son successeur Lebon en 1887 illustre cette transition essentielle : précisons que les deux édiles se sont convertis au protestantisme pour pouvoir épouser de riches héritières issues de familles manufacturières protestantes. Ricard aura par la suite une carrière au plan national, étant ministre à deux reprises. L'Église, de son côté, n'est pas inactive : elle encourage en particulier la mutualité, avec son "apôtre" Henri Vermont, président de l'Émulation chrétienne, et continue à tenir un rôle essentiel dans les bureaux de bienfaisance et dans les hôpitaux, où travaille un personnel essentiellement religieux. Si l'essor de la mutualité est réel, il demeure pourtant limité. Une des questions qui fait alors débat est celle des retraites, et des cotisations qu'elles entraînent : doivent-elles être obligatoires ou non ? Un organisme comme la Fourmi rouennaise fonctionne sur le mode de versements obligatoires et réguliers dans la durée, qui lui permettent de garantir des intérêts assez élevés ; mais elle ne touche que 1 100 sociétaires en 1901. On enregistre parallèlement une féminisation de la mutualité et une progression du nombre des mutuelles d'employés. Après Paris, mais devant Lyon et Lille, Rouen est au premier rang pour les subventions versées aux bureaux de bienfaisance. Mais face à une gestion déficitaire et à une assistance éclatée, contraignant la municipalité à éponger les dettes des hôpitaux et des bureaux de bienfaisance à coups de subventions extraordinaires, plusieurs solutions sont envisagées : la révision des listes d'indigents, qui provoque une baisse du nombre des secourus de l'ordre de 50 % ; mais surtout des réformes structurelles, fondées sur un principe de laïcisation de l'assistance. Déjà bailleur de fonds, la commune s'érige en gestionnaire de l'aide, en imposant ses hommes à la tête des organes d'assistance, avec la volonté de développer les secours à domicile et les dispensaires, jugés moins coûteux que les structures hospitalières traditionnelles. Les réseaux républicains mis en place se composent essentiellement de médecins. Point essentiel de la réforme, la fusion des administrations jusque là distinctes --et rivales-- des bureaux de bienfaisance et des hospices civils, dans l'optique de la création d'un vrai service public d'assistance médico-sociale, qui continue néanmoins à s'appuyer sur un personnel congréganiste, en particulier féminin : les sœurs sont moins coûteuses que des infirmières laïques. Une commission unique, présidée par le maire, regroupe la gestion des bureaux de bienfaisance et les hospices civils dans leurs activités et leur financement. Ce processus de centralisation, de laïcisation et de professionnalisation de l'assistance est au cœur du "système rouennais" qui s'affirme dans les années 1880 et devient une sorte de modèle communal. Ce sont bien sûr les notables de la "bonne bourgeoisie" de la ville qui le dirigent, mais ils reçoivent le soutien du préfet Hendlé, en poste de 1882 à 1900. Pour Yannick Marec, les objectifs semblent avoir été atteints, avant même le vote de la grande loi de 1893 sur l'assistance médicale gratuite : baisse du nombre de malades hospitalisés, coût stabilisé de l'assistance médicale, amélioration de la couverture médicale des Rouennais, notamment des enfants. Mais le contrepoint, lié à la laïcisation des services, est la forte hausse des dépenses de personnel. Et les hôpitaux rouennais continuent à dépendre davantage des subventions communales que leurs homologues du reste de la France (30 % contre 20 % en moyenne). Cela explique, au delà de l'aspect idéologique, les réticences à l'ouverture d'une école de sages-femmes, les résistances les plus marquées venant d'ailleurs des médecins hospitaliers, souvent proches des milieux catholiques et conservateurs. Si la tension est réelle entre assistance publique et bienfaisance privée, Yannick Marec évoque pourtant une complémentarité entre les deux réseaux. Une bienfaisance privée

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qui, du reste, provient parfois des femmes de notables républicains, comme Mmes Hendlé, Ricard et Waddington, animatrices de l'Œuvre du refuge de nuit et des dispensaires de Rouen ; on relève également la Société protectrice de l'enfance, l'Assistance par le travail qui supplée les ateliers municipaux supprimés en 1881. Mais il existe aussi une bienfaisance maçonnique et des œuvres confessionnelles, protestantes et surtout catholiques : ainsi de l'Œuvre hospitalière de nuit, de l'abbé Bazire, concurrente de l'Œuvre du refuge de nuit. La critique la plus sévère de la politique d'assistance républicaine vient des milieux socialistes, avec des attaques virulentes contre toute forme de philanthropie et la revendication d'une véritable République sociale. Un Cord'homme, oncle par alliance de Maupassant et figure du socialisme rouennais, pourrait reprendre à son compte ce que déclare Paule Mink dans Le Réveil social en 1896 : "Philanthropie, "humanitaireries" et autres balivernes charitables ne sont que des façons de se mettre à l'abri des violences révolutionnaires ou des moyens d'énerver les travailleurs et de les tenir encore en tutelle". Mais la création d'une Bourse du travail en 1896 ne masque pas les divisions du socialisme à Rouen et la faiblesse structurelle du syndicalisme. L'élection d'une municipalité modérée en 1902, alors que le contexte national est d'orientation radicale, et la défaite de Ricard aux législatives témoignent d'une singularité rouennaise. L'époque est plutôt à la réduction des dépenses sociales et les lois comme celles de 1898 sur les accidents du travail, due à Ricard, ou de 1905 sur l'assistance obligatoire aux vieillards, infirmes et incurables, suscitent de vifs débats. Surtout, le Conseil général tend à devenir un acteur incontournable de toute politique sociale, dans un lent, mais irréversible processus de départementalisation de l'assistance publique. Au tournant des deux siècles, le "système rouennais" entre déjà dans ce que Yannick Marec qualifie de déclin. Entre manque de rigueur dans la gestion des bureaux de bienfaisance et réduction des aides municipales, entre crise opposant la municipalité et les personnels de ces bureaux et prise de conscience de l'état pitoyable des hôpitaux, l'exception rouennaise bat de l'aile avant même le début de la Grande guerre. Au lendemain de celle-ci, le préfet en poste de 1918 à 1924, Charles Lallemand, relance la politique d'assistance, évoquant la nécessité d'un "armement social du département" : il définit ainsi la structure prioritaire au sein de laquelle il entend agir, le Conseil général. Confrontée à la crise économique et sociale des années vingt, la municipalité rouennaise entame un processus de désengagement social, marqué par un repli de l'assistance à domicile, la diminution des dépenses médicales ou encore la suppression d'un dispensaire en 1920. La crise hospitalière non résolue achève de mettre fin au "système rouennais", avec la rupture du lien administratif et financier entre le Bureau de bienfaisance, désormais en charge des secours à domicile, et les hospices, chargés de l'aide médicale. C'est la fin de la commission unique et son remplacement par deux commissions distinctes et indépendantes. Ce résumé des quelque 1 200 pages "utiles" de l'ouvrage de Yannick Marec ne prétend ni en épuiser le contenu, ni même en donner une image fidèle, tant les questions abordées sont nombreuses. Ajoutons que le style en est très fluide, la progression très rigoureuse, l'anachronisme écarté au profit d'un jugement constamment historicisé : les rapports des forces en présence apparaissent dans toute leur complexité, ainsi que les débats d'idées, d'une richesse insoupçonnée. En souhaitant publier l'intégralité de sa thèse d'État, l'auteur a évidemment pris le risque de réduire a priori le nombre de ses lecteurs. On pourrait certes reprocher à Yannick Marec de ne nous faire grâce d'aucune des "branches" de son sujet, qu'il s'agisse des expériences, des commissions, des

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individus, au risque parfois de la saturation ou de l'insuffisante hiérarchisation des faits. Mais le sujet n'est pas mince et c'est cette diversité, cette tentation d'une histoire totale de l'assistance rouennaise sur plus d'un siècle qui fait le prix de ce travail. Il s'inscrit dans la lignée des travaux de Catherine Duprat, d'André Gueslin, de Jean-Pierre Gutton, et offre un point de vue complémentaire de celui des travaux de Jean-Pierre Chaline sur la bourgeoisie rouennaise. Il permet d'utiles comparaisons avec les études de Sandrine Kott sur la Haute-Alsace ou de Félix-Paul Codaccioni sur Lille. Mais il établit de plus un dialogue avec les travaux plus théoriques de Giovanna Procacci ou de Henri Hatzfeld. On pourrait également mentionner les différents travaux sur l'histoire du chômage ou sur celle du système hospitalier. Le cadre rouennais, par ses dimensions, offre à Yannick Marec un terrain propice à l'étude globale de la question sociale sous ses différentes facettes, au prix d'un travail que l'on devine de longue haleine. En témoignent tant l'appareil bibliographique que les cartes et graphiques très nombreux offerts par l'ouvrage. Il reste souhaitable qu'un lectorat moins spécialisé puisse disposer d'une version courte de cette thèse : car, on l'a compris, les interrogations développées par Yannick Marec demeurent très actuelles et la question sociale n'appartient pas au passé.

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Jean-Noël LUC [dir], Gendarmerie, État et société au XIXe siècle, Actes du colloque du Centre de recherches en histoire du XIXe siècle, 10 et 11 mars 2000 Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, 487 p.

Annie Crépin

En intitulant l'introduction des actes de ce colloque "La gendarmerie au XIXe siècle, une arme inconnue", J.-N. Luc rappelle que ce champ de recherche a pu être considéré longtemps comme "la configuration du vide". L'histoire de la gendarmerie est d'abord l'histoire d'un oubli dont l'historien analyse les causes multiples. La moindre n'est pas que les missions de la gendarmerie relèvent de domaines différents, ceux de l'armée, de l'administration et de la police, et que, jusque dans les années 1990, aucune historiographie transversale sauf celle de pionniers anglo-saxons dans la décennie précédente, ne s'est intéressée à cette institution et aux hommes qui la constituaient, "trop militaire pour les uns et pas assez pour les autres". J.-N. Luc retrace ensuite les étapes de la découverte d'un chantier historiographique qui constitue enfin l'histoire de la gendarmerie comme objet d'étude autonome. Parmi elles, il y a la création en 1995 du service historique de la gendarmerie nationale. Mais nul doute que ce riche colloque organisé en 2000 sous l'égide du Centre de recherches en histoire du XIXe siècle des Universités Paris 1 et Paris 4, précisément avec le concours du service historique de la gendarmerie nationale (SHGN), ne soit un jalon marquant de ce renouveau. L'ouvrage comporte 487 pages structurées autour de cinq parties. Chacune d'elles est précédée d'une introduction de J.-N. Luc qui est tout à la fois un bilan de la recherche historiographique y compris celle que les communications du colloque viennent illustrer et un programme de celle qu'il faut mener à l'avenir. L'histoire de la gendarmerie est aussi bien politique que sociale, institutionnelle que culturelle : ce qui fut longtemps un obstacle est désormais un atout rendant possibles des démarches

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croisées et de nouvelles approches. Dans la première partie "Le bras armé de l'État", l'approche est surtout institutionnelle. J.-N. Luc rappelle que la gendarmerie est l'héritière de la maréchaussée de l'Ancien Régime dont J. Lorgnier retrace l'histoire sur trois siècles insistant sur le legs qu'elle laisse à la gendarmerie et sur la continuité des missions qu'assument les deux institutions. J.-N. Luc précise les grandes lois organiques qui jalonnent l'histoire de la gendarmerie, dénomination que lui donne la Révolution en 1791. Lui-même insiste davantage sur les différences avec la maréchaussée, évoquant la controverse entre les historiens sur la militarisation du corps qu'il estime accentuée par les lois de 1791 et 1798. Cette dernière est véritablement la charte de la gendarmerie dont B. Gainot nous donne une lecture minutieuse. Comme la conscription instaurée elle aussi par le Directoire et non par le Consulat, Napoléon Bonaparte trouve dans le legs révolutionnaire une institution qu'il n'a pas créée mais qu'il va utiliser de main de maître en lui imprimant sa marque personnelle par les arrêtés de germinal an VIII et surtout de thermidor an IX et en "récupérant" à son profit les rivalités entre police et gendarmerie. Les tensions entre Fouché et Moncey, nommé en l'an X premier inspecteur général de la gendarmerie, dont A. Lignereux brosse une évocation pleine de vivacité, sont loin de se réduire au choc de deux personnalités. Ils sont le signe de "la complémentarité concurrentielle de services rivaux". Si, en fin de compte, la gendarmerie échappe à la "préfectoralisation" et à la "policiarisation", elle est toujours rattachée à la police. En fait, le conflit entre Fouché et Moncey n'est pas circonstanciel, il est le révélateur d'une tendance lourde qui se manifeste tout au long de l'histoire de la gendarmerie et qui tient au pluralisme même des rôles qu'elle doit jouer. Aucune loi, fût-ce l'ordonnance de 1820 prise paradoxalement à un moment d'éclipse du corps dans les faveurs des gouvernants ou le décret de 1854, œuvre d'un régime qui veut au contraire en faire son bras armé, ne règle le problème qui réside dans l'impossibilité de donner définitivement la primauté à l'un des trois puis --à partir de la Restauration-- des quatre ministères dont dépend la gendarmerie. Cette "ambiguïté fondatrice" apparaît à tous les niveaux. En ce qui concerne la police rurale, F. Gaveau analyse la relation ambivalente qui s'établit entre gendarmes et gardes-champêtres, du moins jusqu'au Second Empire. En montrant que les premiers sont à la fois "collègues et surveillants" des seconds, et que la méfiance de ceux-ci envers ceux-là reflète la distance de l'ensemble des ruraux, l'auteur aborde aussi l'histoire sociale des campagnes et celle de l'acculturation des Français envers l'État-nation dont les gendarmes sont un des vecteurs privilégiés. En filigrane apparaît également un second problème qui se posa à tous les régimes. Ils durent éviter deux extrêmes : soit la mainmise d'une autorité unique --centrale ou locale, par exemple celle des maires-- sur la gendarmerie soit l'indépendance totale de l'institution. La recherche d'un équilibre jamais atteint explique que les controverses à propos de ses tâches rebondissent. C'est ainsi qu'un cinquième texte organique, le décret de 1903, s'inscrit en réponse à la mise en question du régime mixte et à l'éventualité d'une démilitarisation du corps, étudiée par X. Borda qui analyse les critiques successives qui lui furent portées, d'abord touchant à son utilité dans une armée vouée à la Revanche, ensuite à sa politisation, en raison des liens qu'elle entretint avec le régime impérial, enfin à son efficacité après de nombreux dysfonctionnements dont l'affaire Vacher fut le révélateur. Le décret de 1903 réaffima le caractère militaire de l'institution mais fut un compromis : il ne mit pas fin au débat ni à la profonde remise en cause du rôle de la gendarmerie. J.-M. Berlière étudie cette

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période de crise qui est aussi un temps de psychose sécuritaire et se traduit par un amoindrissement quantitatif et qualitatif du recrutement. La création en 1908 des brigades mobiles et, en 1921, celle des pelotons mobiles sont les deux solutions apportées à cette crise. A la fin de cette partie, la communication de M.-B. Servier, à la croisée d'une histoire institutionnelle et d'une histoire culturelle, illustre avec brio, par l'exemple de l'Historique de la garde républicaine fait par elle-même, la remarque initiale de J.-N. Luc selon laquelle, bien avant les chercheurs, les gendarmes ont écrit ou plutôt, dans ce cas, "réécrit" leur histoire. La seconde partie "Gendarmes des champs, gendarmes des villes, gendarmes des camps" s'interroge sur ceux qui composent l'arme. D'abord sur le plan quantitatif, et l'introduction tente une périodisation de la croissance des effectifs en comparant leur évolution avec celle de la population française en général et de la population rurale en particulier. En second lieu, elle met l'accent sur la nécessité d'une analyse spatiale. À propos de la répartition territoriale de la gendarmerie, deux logiques s'affrontent en effet, celle du pouvoir local qui s'accroche à la pérennité des postes, celle du pouvoir central qui préfère la cohérence d'un réseau et son adaptation aux nouvelles réalités économiques et sociales. Ainsi, J.-P. Jourdan, en étudiant le maillage territorial du Sud- Ouest et le rythme d'implantation des brigades et en les comparant avec ceux de la maréchaussée, met en lumière l'antagonisme des visées des conseils généraux et de l'administration militaire. Les départements nouvellement annexés constituent un terrain d'observation pour comprendre le mode d'appropriation de l'espace national par l'État, par le biais d'un des ses instruments privilégiés. C'est ce que démontre la communication d'H. Heyriès consacrée à la Savoie. Il conclut au demeurant que la politique d'intégration fut ici frileuse et que la gendarmerie en fit les frais, la payant d'une certaine déconsidération et d'un isolement résultant aussi d'un recrutement trop favorable aux seuls "Français". J.-N. Luc estime que la présence de la gendarmerie en milieu rural ne doit pas occulter sa présence en milieu urbain qui demeure une zone d'ombre de la recherche. En revanche, le rôle de la gendarmerie comme force publique auprès de l'armée voire comme force combattante est illustré ici par deux communications, celle de N. Gotteri à propos de la mission d'information --qui n'était pas exclusive d'autres tâches-- du général Buquet, commandant de la gendarmerie en Espagne pendant l'occupation napoléonienne, celle d'A.-P. Comor : l'historien montre que l'Algérie fut d'abord un "laboratoire de la gendarmerie coloniale" qui devait essaimer en Afrique et en Asie, mais que fut également tenté le pari de l'assimilation, bien que le projet d'une force indigène ait tourné court. Il exista tout au plus des brigades mixtes. La troisième partie "Veiller à la sûreté publique et assurer le maintien de l'ordre et l'exécution des lois" met l'accent sur les missions des gendarmes. La longueur du titre met en évidence le "dédale des mutiples fonctions de la gendarmerie" qui rend artificielles ou théoriques les distinctions entre services ordinaire et extraordinaire, entre missions militaire et civile, entre garanties de la sécurité de l'État et de celle des citoyens. Mieux vaut saisir sur le vif l'activité quotidienne et multiforme des gendarmes. Il ne faut négliger ni la chronologie --les brigands de la monarchie constitutionnelle n'utilisent ni le train ni la bicyclette dont leurs successeurs de la Belle époque savent tirer parti comme le fait remarquer avec humour J.-N. Luc-- ni le contexte local dans lequel cette activité s'exerce. Bien que l'historien estime que la statistique de la gendarmerie, surabondante, n'a pas livré tous ses secrets, le chantier

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commence à être défriché comme l'attestent plusieurs communications. Dans une perspective chronologique, P. Karila-Cohen étudie la recherche du renseignement politique en province sous les monarchies censitaires et, dans cette même perspective, C. Marache évalue la prévention des troubles en Aquitaine au cours du second XIXe siècle. J.-F. Wagniart dans "La gendarmerie et les gendarmes face à la question du vagabondage (1870-1914)" et H. Asséo dans "La gendarmerie et l'identification des "nomades" (1870-1914)" insistent sur le basculement des priorités. À la fin du XIXe siècle, ce n'est plus d'abord l'insoumis que traque la gendarmerie comme elle le faisait sous le premier Empire, (il y a d'ailleurs matière à recherche pour les historiens en ce domaine) c'est le vagabond. Ces transformations qui relèvent aussi d'une nouvelle perception du légal et de l'illégal voire du passage de l'un à l'autre sont révélées par d'autres facettes de l'activité des gendarmes, par exemple la police de la chasse étudiée par C. Estève pour l'époque de la Monarchie de Juillet et du Second Empire, et dont l'auteur évoque magistralement l'arrière-plan politique. Ces mutations du contrôle politique et social qu'exerce le corps sont le reflet des transformations de l'économie et de la société : ainsi le met en lumière la synthèse de J.-F. Tanguy consacrée aux brigades de gendarmerie de Vitré et à leur histoire, du règne de Louis-Philippe au ministère Laval. Aucune de ces communications n'ignore la question cruciale des contacts entre les populations et les gendarmes. Entre la gendarmophobie et les rapports idylliques que d'aucuns historiens ont cru déceler car ils étaient nostalgiques d'un âge d'or de la gendarmerie et en conséquence critiques de ses transformations au XXe siècle, il y a cohabitation. Certes, il est nécessaire d'établir une périodisation et de tenir compte de la diversité des contextes sociaux et locaux. Mais il faut constater que les gendarmes savent appliquer le règlement avec pragmatisme et que les administrés apprécient les secours qu'ils peuvent dispenser. M. Python-Bernicot en donne un exemple à travers l'étude de la coopération des pompiers et des gendarmes. Une histoire sociale de la police de proximité permet d'éviter les stéréotypes. C'est ce à quoi s'attache la quatrième partie "Le gendarme, un soldat qui a pris racine ?". En effet, l'image classique du soldat-paysan implanté dans son terroir est véridique mais doit être nuancée par celle --tout aussi véridique-- du militaire isolé parmi les ruraux, ce qui renvoie aussi à l'ambivalence des rapports entre gendarmes et populations dont il a été question plus haut. Le profil social du gendarme est aussi lié à ces contacts, ne serait-ce que par son mariage qui peut établir ou resserrer des liens avec la société locale, mais déjà par son origine géographique puisque l'on constate dans certaines brigades la surreprésentation des gendarmes locaux. L'enracinement professionnel du gendarme doit également être envisagé en étudiant un autre problème : la gendarmerie est-elle une filière de promotion sociale ? L'origine populaire et rurale des gendarmes est bien attestée, bien que demeurent des zones d'ombre touchant les catégories précises de la paysannerie dont ils sont issus, mais il reste à reconstituer leur trajectoire et l'éventuelle ascension sociale de leurs descendants. De très beaux essais prosopographiques composent cette partie. Ainsi les monographies qu'A.-D. Houtte consacre à la compagnie du Nord dans la première moitié du XIXe siècle et celle de C. Cartayrade concernant la brigade de Tauves sensiblement à la même époque ou le "portrait social" que J.-L. Lenhof brosse par le biais de la micro-histoire de la gendarmerie d'Alençon entre 1820 et 1911. Mais l'image de l'individu permet aussi de dépasser la vision d'une institution uniforme et de démontrer que celle du gendarme

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lui-même est plurielle et peut être atypique --par rapport aux idées reçues-- comme le rappelle P. Lévêque à propos des gendarmes maritimes sous le Consulat et l'Empire. La dernière partie "La gendarmerie en Europe. L'exportation du modèle français" est une démonstration du succès de l'institution que révèle son essaimage en Europe et dans le monde, soit parce qu'elle fut imposée à la faveur de l'expansion napoléonienne ou ultérieurement coloniale, soit parce qu'elle fut imitée par les souverains après le Congrès de Vienne, alors qu'on aurait pu croire qu'ils refuseraient tout ce qui rappelait la "grande nation", ou par les nouveaux États issus de la décolonisation. Elle était tellement liée à la construction d'un État-nation moderne qu'elle fut maintenue, éventuellement modifiée, quand elle existait déjà comme le prouve le cas du Piémont où, selon M. Broers, elle devint l'école de la nation ; au point qu'après l'unification, les "carabinieri" jouèrent un rôle-clé dans l'Italie nouvelle : c'est l'objet de la communication de J. Dunnage qui examine leur rôle jusqu'en 1914 mais aussi les insuffisances de celui-ci. Ainsi l'atteste le cas hollandais à propos duquel C. Fijnaut observe une continuité entre gendarmerie hollandaise et méréchaussée royale des Pays-Bas, de 1805 à 1815. Au demeurant, la Belgique devenue indépendante la garda. A. Tixhon mesure ses tâches à travers les statistiques criminelles. Ces communications permettent aussi une étude comparative que l'on peut établir également à partir du cas espagnol. C'est ce que fait J.-P. Le Flem à propos de la création de la Guardia civil en 1844, fait majeur selon lui de l'histoire politique et militaire de l'Espagne. Il restait au colonel M. Lasen Paz le soin d'étudier son évolution dans laquelle il discerne une volonté --poussée jusqu'à la caricature-- d'imiter l'État français centralisateur. L'ouvrage s'achève par des "regards croisés". Ceux de C. Emsley, un des pionniers anglo-saxons évoqués plus haut, de J.-P. Chaline et d'A. Corbin ainsi que ceux du lieutenant-colonel F. Guelton et du général Philippot, chef du service historique de la gendarmerie nationale, soulignent les apports des communications et, surtout, replaçant leurs démarches dans les préoccupations actuelles de l'historiographie du XIXe siècle, relancent le questionnement et proposent de nouvelles pistes de recherche. Des organigrammes et une chronologie complètent les actes de ce colloque qui fera date.

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Philippe ARTIERES et Jean-François LAE, Lettres perdues. Écriture, amour et solitude, XIXe-XXe siècle La vie quotidienne, Paris, Éditions Hachette, 2003, 268 p.

Nicole Edelman

Dans ce livre, Philippe Artières, et Jean-François Laé mettent au jour des "archives sans qualités". Bafouilles, biftons, lettres et écrits fragmentaires sont le fruit d'un glanage, papiers trouvés au hasard d'autres recherches, disparates et inclassables alors. Ces écrits lacunaires, de statuts très différents, concernent pour les trois quarts le XXe siècle. Seule, une dizaine de lettres d'un travesti prénommé Camille, date du début des années 1890. Ces missives, marquées par l'érotisme, sont adressées à un correspondant anonyme qui a répondu à une petite annonce parue dans Le Matin, en novembre 1893. L'ensemble des trois autres textes est constitué d'une correspondance échangée en 1946 entre un fils incarcéré et sa mère Solange ; de billets d'amour que s'adressent clandestinement des prisonnières ; enfin d'un récit autobiographique écrit en 1970 par un prisonnier quasiment illétré. Cependant, le livre tout entier ouvre sur une expérience de recherche et un questionnement qui peut intéresser tout-e historien-ne. Que faire de tels documents qui se dérobent à la classification ? Comment interroger ces textes épars et presqu'anonymes ? Pour donner sens à ces écrits, Philippe Artières, l'historien, et Jean-François Laé, le sociologue, sortent des sentiers bien tracés par leurs disciplines. Ils ouvrent un dialogue entre histoire et sociologie autour de l'analyse de ces écrits, au rythme changeant, porteurs "de minuscules transactions qui véhiculent des émotions tenues pour secondes", en quête du "très quotidien" de ces lettres perdues. Les écrits qui nous sont donnés à lire, sont des sortes de bouteilles à la mer envoyées par des inconnus plongés, au moment où ils prennent la plume, dans une profonde solitude. Ils dévoilent un intime à vif. Ils permettent une "enquête sur des écritures de crise". À partir de ces traces, même infimes, Philippe Artières et Jean-François Laé, ont pour ambition de restituer une intelligibilité du monde social et "d'appréhender le territoire des émotions d'individus".

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La première partie du livre concerne donc une petite annonce datée du 13 novembre 1893. "Un jeune étranger de 25 ans, installé à Paris, recherche une place de secrétaire chez un monsieur seul et expérimenté. En échange, Max, --puisque c'est le pseudonyme que l'auteur de cette curieuse annonce a choisi-- ne demande aucune rémunération". On sait que l'annonce a déjà paru dans le Matin les mois précédents. On ne sait pas quelles furent les réponses. On sait en revanche que Max a écrit treize lettres à un même destinataire que les auteurs ont retrouvées dans le fonds d'archives Lacassagne à l'intérieur d'une enveloppe. Ces lettres sont intégralement publiées. Elles disent le projet d'une rencontre qui peut-être n'a pas lieu, l'attente d'un plaisir, celui que donne et que prend un homme qui est aussi femme. Autour de ces lettres, Philippe Artières et Jean-François Laé évoquent le développement des petites annonces matrimoniales qui apparaissent dans les journaux dans la deuxième moitié du siècle. Cette rubrique génère de nouvelles écritures de soi (même s'il existe des modèles tout écrits pour les futurs candidats). L'écriture personnelle transparaît cependant plus nettement dans une rubrique, elle aussi nouvelle, dite de "Petites Correspondances" où chacun peut écrire un billet à qui il veut. Des échanges épistolaires clandestins se déploient donc en pleine page de quotidiens à la fin du XIXe siècle. "L'intime, les désirs, le personnel s'approprient des espaces dans le domaine public". D'autre part, après les années 1880, la médecine médico-légale s'intéresse à l'homosexualité qui est construite alors comme une pathologie. Les écrits des invertis sont alors fortement valorisés par les médecins qui, tout à la fois, les recherchent et les font écrire. L'ensemble des sentiments et des passions est l'objet d'investigation à la recherche de vice, de perversion ou de dégénérescence. Les lettres de Max ont donc sans doute été données à Lacassagne puisqu'on sait qu'il les collecte à ce moment pour son travail. Peut-être, Mlle Camille était-il un prostitué, un "petit Jésus" comme certains appelaient ce type d'homme ? Peut-être a-t-il été arrêté avec son "entreteneur" et ces lettres ont-elles été ainsi subtilisées par le médecin ? Peut-être, Max est-il un maître-chanteur qui tend un piège à un inverti ? Le discours de ses lettres semble en effet calqué sur les images de l'inverti largement véhiculées en cette fin de siècle par les romans populaires et la presse, à un point quasiment caricatural. Max serait donc un faux inverti. Ces archives, loin de restituer une pratique homosexuelle, seraient une imposture. "L'archive sans qualités ne prend sens que lorsqu'elle est de nouveau plongée dans les divers bains de son présent". À ce compte seulement, elle peut dévoiler d'infimes détails et quelques éclats du réel. Dans une postface, Philippe Artières et Jean-François Laé réfléchissent au rapport que les individus entretiennent avec de tels papiers : lettres de vacances d'un enfant à ses parents, lettres échangées avant un divorce, avant un mariage, lettres d'aïeuls, etc. Ils interrogent l'écriture de cet ensemble de textes, tous caractérisés par une situation extrême. La petite annonce et les lettres de Max-Camille sont ainsi marquées par la forte contrainte de la concision : "il faut s'écrire et de cet autoportrait dépend l'avenir". Finalement, que faire de ces archives personnelles ? Quel statut leur donner ? Au delà du privé et de l'intime même dont ils entrebaillent l'accès, ces écrits fragiles sont cependant bien souvent "des réponses détournées aux institutions qui les suscitent, comme un chaîne qui vient s'entrecroiser avec la trame du politique, aux prises du pouvoir".

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David S. KERR, Caricature and French political culture 1830-1848. Charles Philipon and the illustrated press Oxford, 2000, Clarendon Press, 242 p., 56 illustrations en noir et blanc.

Annie Duprat

Professeur d'histoire moderne à l'Université de Dublin, l'auteur dresse, dans cet ouvrage, un tableau très convaincant des activités de Charles Philipon, dessinateur mais surtout entrepreneur de presse, devenu progressivement un militant politique actif. En effet, le principal intérêt du livre réside dans la minutie avec laquelle David Kerr étudie le personnage de Philipon, et son parcours, qui débute sous le règne de Charles X avec sa collaboration active au journal La Silhouette (1829-1830), pour s'épanouir pendant la monarchie de Juillet, lorsqu'il fonde successivement La Caricature (période 1830-1835) puis Le Charivari (à partir d'octobre 1832). Les nombreuses reproductions de caricatures sont bien référencées, mais assez peu commentées en tant que telles dans l'ouvrage ; cependant, elles servent de point d'appui pour la présentation, particulièrement bien venue, d'un tableau politique, culturel et social de la France de la période de la Monarchie de Juillet. Cinq œuvres de Philipon, sept de Grandville, six de Traviès, quatre de Bouquet, trois de Desperret, de Decamps et de Jeanron, une quinzaine de Daumier, huit anonymes, et des pièces isolées de Roubaud, Johannot, De Korff et Forest composent le dossier iconographique. On voit, à cette énumération, que l'auteur ne s'est pas consacré à la figure du seul Philipon, en tant que dessinateur, mais qu'il a cherché à saisir la galaxie Philipon, ce monde de talentueux et bouillants dessinateurs qu'il avait réunis autour de lui, malgré des divergences individuelles pas toujours surmontées. Parmi ces documents iconographiques, nous retrouvons nombre de caricatures très célèbres, comme L'ordre règne à Varsovie, de Grandville et Forest, publiée par la maison Aubert en septembre 1831, qui sera bientôt déclinée en L'ordre règne à Paris (chez Aubert) puis L'ordre le plus parfait règne aussi dans Lyon, dans La Caricature, le 5 janvier 1832, ou encore, bien évidemment, les "poires", depuis les "croquades" faites par Philipon durant l'audience même de l'un de ses nombreux procès, jusqu'aux multiples réutilisations,

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par Daumier, Grandville, Traviès ou les autres (pp. 36-37). Le souci de précision et de justesse de l'auteur le conduit cependant à nous montrer, avec un grand luxe de références incontestables, que, si les poires ont rencontré un très grand succès, il ne faut pas se cacher que ce succès était essentiellement parisien, et, pour une bonne partie, estudiantin ; les poires fleurissent, pourrait-on dire, sur les murs du Quartier latin, elles sont présentes sur nombre de dessins du groupe de La Caricature, du Charivari ou des séries de planches vendues par la maison Aubert, mais il ne faudrait pas trop forcer le trait, et David Kerr montre bien les limites de l'action effective de ce persiflage. "Cet art est une puissance" avait écrit Balzac ; certes, et bien avant lui, pendant la Révolution, le royaliste Jacques-Marie Boyer de Nîmes, avait aussi consacré de longues pages de son Histoire des caricatures de la révolte des Français (en 1792) pour dire la même chose, en s'insurgeant d'ailleurs contre cette puissance supposée. La réalité n'est pas toujours aussi aisée à comprendre, et c'est l'objet des chapitres 4, "la caricature et ses publics" (pp. 121-145) et 5, "la caricature et la culture politique dans la France orléaniste" (pp. 146-205), de nous amener à relativiser nombre d'écrits souvent trop hâtifs sur le fonctionnement de l'opinion publique. Mais, se plaçant dans une perspective que l'on pourrait nommer "histoire culturelle", David Kerr montre aussi le rôle des caricatures dans les émeutes de Grenoble, en mars 1832 : lors de défilés insurrectionnels qui ont pris la forme de rassemblements costumés, suivant en cela les anciennes pratiques des carnavals, nombre de participants s'étaient déguisés comme les héros des caricatures de Grandville, montrant par là une proximité avec ce mode d'expression, devenu modèle de contestation (p. 197). Philipon "le Juvénal de la caricature" pour reprendre le mot de Joseph Bathélemy, après avoir suivi des études à l'école des Beaux-Arts de Lyon, et avoir participé aux agitations des carbonari en 1824, fréquente l'atelier de Grandville à Paris à partir de 1827. Collaborateur régulier au journal La Silhouette, dirigé par Bellet, son engagement politique personnel semble incertain et David Kerr le dépeint davantage comme un opportuniste que comme un opposant au régime de Charles X (il a travaillé pour la chronique de la cour de la duchesse de Berry). Avec la révolution de Juillet, et surtout la fondation de La Caricature, Philipon devient de plus en plus radical, et s'oppose systématiquement au pouvoir de Louis-Philippe (voir le chapitre 2, judicieusement intitulé "Philipon versus Louis-Philippe : political caricature, 1830-1836", pp. 65-120). Le contrôle éditorial qu'il exerce sur ses deux publications est très étroit (ainsi que sur les autres moyens de publication dont il dispose, comme L'Association mensuelle pour la lithographie, ou L'association pour la liberté de la presse, même lorsqu'il est incarcéré. Cependant, une étude fine des conditions matérielles de ces entreprises de presse permet de voir que jamais, ni La Caricature, ni Le Charivari, n'ont atteint un équilibre financier satisfaisant ; le prix du papier, le prix des cautionnements et le nombre des amendes, joints au faible nombre des abonnés, expliquent les constantes demandes de soutien faites par Philipon, ainsi que la moindre qualité matérielle des œuvres publiées dans Le Charivari par rapport à La Caricature. Les relations avec Aubert (le propre beau- frère de Philipon) s'avèrent de plus en plus tendues au fur et à mesure que les difficultés financières des entreprises de presse de Philipon s'aggravent. Ouvrage d'une très grande prudence méthodologique, et d'une très grande richesse scientifique, ce livre présente cependant quelques lacunes. Tout d'abord, la bibliographie est souvent ancienne (les ouvrages publiés dans les années 1980 sont mentionnés comme "recently") et assez pauvre en ouvrages ou articles européens, français en particulier --article de Nelly Feuerhan, "La caricature entre politique et

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imagerie populaire. Le cas du Mayeux", ou mon étude portant sur le rôle des caricatures dans la perpétuation de la figure de la République pendant la période de la monarchie constitutionnelle 1). Il est surprenant de ne rencontrer aucune mention de la thèse de Philippe Kaenel 2, qui s'attache de façon particulièrement précise aux figures de Grandville et de Gustave Doré ; absence également de référence aux ouvrages d'Annie Renonciat sur Grandville, ou encore aux études d'Albrecht Juerg sur Daumier 3 et, plus récemment, de Pierre Cabanne 4. Tous ces travaux auraient mérité d'être utilisés, ou, au moins, mentionnés. Second point, la mise en perspective de la caricature des années 1830 par rapport aux années précédentes, est faite beaucoup trop brièvement, à l'emporte-pièce, ce qui conduit l'auteur à mésestimer la production des années de l'Empire et de la Restauration. En réalité, il n'y a pas eu de hiatus entre la Révolution de 1789 et celle de 1830, mais simplement un moindre intérêt des historiens pour la période de l'Empire et surtout pour celle de la Restauration. Enfin, la conclusion, qui pose assez finement la question de l'effet-action (pour reprendre la formule de Christian Jouhaud sur les mazarinades) des caricatures verse un peu dans le travers de l'histoire culturelle américaine en proposant une explication un peu freudienne (il est vrai sous le double patronage, ancien, de Michel Melot et de James Cuno) qui reste bien discutable et dont, pourtant, le reste du livre se détache absolument. Malgré ces réserves, bibliographiques pour la plupart, l'étude de David S. Kerr est un élément important dans la connaissance du fonctionnement de la presse illustrée pendant la période de la Monarchie de Juillet.

NOTES

1.. Nelly FEUERHAN, "La caricature entre politique et imagerie populaire. Le cas du Mayeux", dans Cahiers d'histoire, revue d'histoire critique, n°75, 1999, pp. 45-56 ; Annie DUPRAT, "La meilleure des Républiques ?", L'an I et l'apprentissage de la démocratie. Actes du colloque organisé à Saint-Ouen, les 21-24 juin 1993, par le Comité Idéaux de 89 en 93 et la Ville de Saint-Ouen, Saint-Denis, Éditions PSD, 1995, pp. 463-475. 2.. publiée en version abrégée : Philippe KAENEL, Le métier d'illustrateur 1830-1880, Paris, Éditions Messenne, 1996. 3.. Albrecht JUERG, Honoré Daumier mit selbstzeugnissen und bilddokumenten, Reinbeck bei Hamburg, Rowolt Taschenbush Verlag, 1984. 4.. Pierre CABANNE, Honoré Daumier, témoin de la Comédie humaine, Paris, Éditions de l'Amateur, 1999, 189 p.

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Annie STORA-LAMARRE [dir.], La Cité charnelle du droit Annales littéraires de l'Université de Franche-Comté, volume 736, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2002, 157 p.

Nicole Edelman

Formé de huit contributions fort différentes, organisées autour de trois thèmes : "L'intimité, le droit, le corps" ; "Le corps et les règles du droit" ; "Le corps saisi par l'histoire", La Cité charnelle du droit a pour ambition de repenser la fonction de la Loi dans le rapport qu'elle entretient (ou non) avec le corps. À travers les codes et les jurisprudence, le droit règle en effet les corps tout à la fois dans une dépendance positive : l'union ou la filiation, la retransmission ou la jouissance… ou avec son envers négatif, l'outrage, la blessure, le viol… Or, représentation du corps et droit se transforment lentement ou par à-coups. Toute une série de questions s'ensuit donc. Le livre ne répondra pas à toutes : il se veut prospectif. Quelles sont les interactions qui président à ces évolutions ? Comment le corps apparaît-il dans les codifications du droit ? Que dit le droit sur le corps ? En est-il changé ? escamoté ? Quelle place tient-il dans la pratique juridique ? Comment s'inscrit-il dans un processsus juridique ? La cité charnelle du droit est au XIXe siècle une cité du permis et du défendu, du licite et de l'illicite. Le corps y est bien souvent une chose encombrante. Il est ainsi quasiment absent du Code civil qui ne s'intéresse qu'à la personne, à un individu abstrait sans véritable chair. En civil ou en pénalité, le corps est ainsi convoqué mais toujours innommé. Comme si le droit devait se tenir en dehors du corps et le prendre avec des pincettes. Il faudra attendre 1994 pour que des articles consacré au corps humain lui soient ajoutés, formant un chapitre intitulé "Du respect du corps humain" (Jean-Pierre Baud, "Le corps du Code civil"). C'est moins du corps que de son inscription dans le secret du privé que Jean-François Laé, sociologue, ("L'intimité, le pouvoir, le droit") nous parle. Il considère, avec R. Koselleck, que "la nécessité d'établir une paix durable incite l'État à concéder à l'individu un for intérieur qui diminue si peu la décision souveraine qu'il lui en devient au contraire indispensable" 1. Jean-François Laé se pose la question de l'intimité de chacun et de ses rapports avec le droit. Il analyse ce thème à travers cinq

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points : "la parole attachée et entachée pour le témoignage, le vol impossible dans la famille, la lettre privée et de principe inaccessible, le sexe dans la famille et l'inceste- frôleur, enfin le délit d'habitude". Il conclue en faisant émerger trois pôles : celui de l'intimité-immunité, celui d'une intimité négative via l'interdiction du témoignage dans la famille, enfin, celui au contraire d'une émancipation à l'intérieur même de l'intimité qui permet de s'appartenir à soi-même et de cultiver un espace intérieur. Le droit instrumentaliserait ainsi la ligne de partage entre privé-intime et public, en consolidant certains silences nécessaires à l'expression de la confiance. Au-delà de l'intime (ou en-deçà), Jean Benjamin Stora, professeur au centre hospitalier universitaire de La Pitié-Salpêtrière, explore les espaces abandonnés par le droit ("Droit et psychanalyse. Psychanalyse et zones de non-droit"). Le droit ne semble en effet pas pouvoir prendre en compte la dimension inconsciente des intentions humaines qui se manifestent dans nos sociétés contemporaines. De très nombreux espaces, et de nature très diverse, ne sont pas ainsi toujours couverts par le droit : violence à l'égard des enfants, des femmes, des minorités, transgression des tabous fondamentaux de l'humanité. Ces comportements relèvent certes parfois d'une expertise psychiatrique puis d'un juriste mais laissent malgré tout des lieux sans droit. De plus, les nouveaux territoires ouverts par les découvertes médicales et les progrès des bio-technologies découvrent d'autres problèmes aux limites du droit et de l'éthique. Ainsi, le droit ne règlemente qu'une infime partie des activités de l'homme. Son corps et sa psyché en sont encore largement exclus, conclut Jean Benjamin Stora. Bien loin de ce contemporain, Luca Parisoli, juriste, nous invite à une réflexion sur le rapport de la religion chrétienne avec la chair dans "l'alimentation dans la très-haute pauvreté franciscaine : des témoignages de Saint-François à l'ébauche d'une théorie normative de la pauvreté". Au XIIIe siècle, le mouvement franciscain développe la thèse de la vertu de la mortification selon laquelle se priver de nourriture est un bien en soi. Pour légitimer cette affirmation, il s'appuie sur la sphère juridique à l'intérieur de l'Église catholique. L'approche franciscaine pousse ainsi à créer une nouvelle idée du droit subjectif pour défendre la très-haute-pauvreté, ce qui induit des tensions et des débats importants au sein de l'Église catholique. Au final, la législation et la doctrine franciscaines produisent "une formidable théorie du droit" avec Dun Scot ou Guillaume d'Ockam. L'entretien d'Annie Stora-Lamare avec Jean-Clément Martin met l'accent sur les changements interprétatifs des rapports du droit et du corps pendant la période de la Révolution française. Il montre en particulier que les violences corporelles, qui se déroulent à ce moment, peuvent prendre un sens politique et non plus relever du droit commun. Il ouvre ainsi une réflexion sur les façons de faire couler le sang. Philippe Artières, historien, ne quitte pas vraiment ce domaine de la violence meurtrière et du sang mais l'aborde avec un autre type de questionnement. À travers "le corps en morceaux" et avec le droit pour toile de fond, il s'interroge sur l'émergence de nouvelles distinctions que fait surgir ce dépeçage criminel. La mise en morceaux des cadavres par leur meurtrier semble devenir une mode criminelle à la fin du XIXe siècle. Elle pose bien-sûr problème aux médecins légistes qui, paradoxalement, doivent prouver qu'il s'agit d'un geste criminel et non d'un accident (ou d'une dissection). N'oublions pas d'autre part que cette pratique fut longtemps l'une des manières de sanctionner le crime. À ce titre, le supplice de Damien a bien souvent été raconté. Les médecins-légistes observent donc les fragments du corps dépeçé qu'ils sont parfois conduits à re-disséquer à leur tour. Ils donnent sens aux différentes

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coupures et font parfois eux-mêmes des expériences sur des cadavres pour comprendre ce qu'a été la réalité du dépeçage. Ils finissent par élaborer une galerie de types de dépeceurs qui recoupent leurs grilles traditionnelles de catégorisation des criminels. Ils esquissent ainsi une véritable anthropologie de la pratique contemporaine du dépeçage. Le dépeçage criminel est "un lieu où se manifeste de manière plus explicite qu'ailleurs un ensemble de questions relatives à l'exercice de la médecine au regard du droit mais aussi plus largement le problème du droit et de l'anthropologie". Partant de la loi de 1908 sur la prostitution des mineurs, Jean-Jacques Yvorel, historien, se demande ce qui forge cette "conscience d'avoir à légiférer" en ce domaine. L'étude de l'élaboration de cette loi et de son texte révèle la volonté des républicains de renforcer le contrôle des populations juvéniles et de leur sexualité en particulier. Jean- Jacques Yvorel constate pourtant que "cette loi ne fut pratiquement jamais appliquée". À son tour, Annie Stora-Lamare s'attache à l'analyse d'une loi : celle du 16 novembre 1912 qui met fin à l'interdiction de la recherche de paternité posée par le Code civil et qui admet dorénavant la reconnaissance judiciaire de la paternité naturelle. Cette loi dévoile les "mystères de la vie privée" en parlant de séduction accomplie à l'aide de "manœuvres dolosives". Comment constituer la séduction en délit quand elle procède de manœuvres, de promesses ou de menaces, grâce auxquelles "un homme sans scrupule finit par triompher d'une femme" ? La séduction dolosive s'appuie bien souvent sur un rapport de pouvoir : patron et maître abusent de leur autorité sur une ouvrière ou une servante pour parvenir à leur fin. Il faut alors en faire la preuve. La loi de recherche de paternité met ainsi en scène des histoires d'amours illégitimes et singulières. En contrepoint, elle dessine un modèle de genre de vie féminin : celui d'une vie régulière et sans reproche, d'une vie dévouée à un seul homme. Elle fait surgir une histoire de la morale juridique des années "fin de siècle". Ces participations sont donc très diverses. Elles associent sur un même thème de multiples regards. Elles permettent d'éclairer sur certains points la compréhension de l'inscription du corps dans un processus juridique. Elles n'épuisent pas pour autant le champ d'étude possible de cette "cité charnelle du droit". Par les espaces et les questionnements qu'elles laissent de côté, elles montrent cependant combien ce chantier de recherche est vaste et novateur.

NOTES

1.. Reinhart KOSELLECK, Kritik und Krise, Ein Beitrag zur Pathogenese der bürgerlichen Welt, Fribourg/Munich, Alber, 1959, traduction française Le Règne de la critique, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 180 p.

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Philippe Hamon, Imageries, littérature et image au XIXe siècle Paris, Éditions José Corti, 2001, 315 p.

Judith Lyon-Caen

"L'œil des Parisiens", écrit Balzac dans Le Diable à Paris, "consomme des feux d'artifice de cent mille francs, des palais de deux kilomètres de longueur sur soixante pieds de hauteur en verres multicolores, des féeries à quatre théâtres tous les soirs, des panoramas renaissants, des expositions continuelles, des mondes de douleurs, des univers de joie en promenade sur les boulevards ou errants par les rues […], vingt mille ouvrages illustrés par an, mille caricatures, dix mille vignettes, lithographies et gravures". Le XIXe siècle semble ainsi caractérisé par une boulimie du regard, une hypertrophie de l'œil, une saturation de l'espace par l'image, par de nouveaux objets associés à de nouvelles pratiques --panoramas, vitrines, musées, gravures… Ces nouveaux objets et ces nouvelles pratiques, qui contribuent à former une nouvelle culture visuelle, ne sont pas directement l'objet du livre de Philippe Hamon, professeur de littérature française à l'Université de Paris III, qui s'intéresse ici aux relations multiples --d'influence, de concurrence, de médiation-- qui unissent au XIXe siècle l'image et le texte littéraire. Comme l'image envahit l'univers visible et sidère le parisien de Balzac, elle envahit et sidère la littérature elle-même, qui se pense avec ou contre l'image, confronte ses personnages aux images, met en scène des "fabriques" d'images. Philippe Hamon suggère avec force que la littérature du XIXe siècle, notamment dans sa dimension "réaliste", entre 1840 et 1890, doit se comprendre dans son rapport aux images, qu'elle se définisse contre les images industrielles ou que celles-ci nourrissent une modernité littéraire privilégiant les genres brefs, fragmentaires --scènes, clichés, albums, kaléidoscopes-- et une esthétique de la platitude, du cru, de l'hétéroclite, du naïf. Deux exemples de cette obsession de l'image chez ce grand "iconophobe" que fut Flaubert : Philippe Hamon cite, dès la préface, l'intrusion délirante des nouvelles images dans Un cœur simple, où se bousculent, entre autres, des gravures, des vitraux, des statuettes, des portraits, des images d'Epinal et le fameux perroquet empaillé ; il note, par ailleurs, le caractère "tachiste" des paysages flaubertiens, où les arbres font des "zigzags" sur l'air, et la lune des "taches blanches"

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dans les clairières, à la manière des à-plats et des silhouettes franches de l'imagerie populaire. Imageries examine ainsi la manière dont les nouvelles images à voir bouleversent cet autre système de représentation qu'est la littérature, grande productrice d'images à lire, et explore les "manières (stylistiques) et les lieux (textuels et réels)" par lesquels la littérature représente les nouvelles images du siècle et pose dans cette représentation la question même de la représentation et de la modernité" (p. 39). Ces lieux et ces manières forment la matière des huit chapitres de l'ouvrage, qui reprennent, en les remaniant, des articles déjà publiés par Philippe Hamon. Le livre envisage en premier lieu les relations entre littérature et photographie : passage attendu, où l'auteur montre comment la photographie, "art muet et industriel de fabriquer des images à voir bien réelles", ne menace pas seulement la littérature, "art verbeux et artisanal de fabriquer des images à lire" (p. 41), mais la sollicite sans cesse, lui suggérant de nouveaux modes de lecture du monde social et de nouvelles techniques descriptives -- écriture du détail, de l'instantané, du fragmentaire. Ce premier chapitre tourne autour d'une belle analyse de la célèbre photographie du "Pierrot photographe" prise par les frères Nadar-Tournachon en 1854, cliché vertigineux où le mime Deburau semble pointer du doigt l'appareil photographique, comme s'il annonçait la disparition de la vieille mimesis, celle de la suggestion imaginaire --du mime ou de la littérature-- face à l'efficacité immédiate de la photographie. Philippe Hamon aborde ensuite la représentation littéraire des nouveaux lieux d'exposition des images comme le musée --et l'auteur poursuit ici la réflexion engagée dans Expositions 1--, ainsi que des lieux de fabrication des images, comme l'atelier : comme les scènes de visite au musée, l'évocation des collections et des personnages de collectionneurs ou les scènes d'atelier ne cessent de parler des risques que font courir à l'art l'éclectisme, le nivellement, l'indifférenciation des images. La littérature énonce toujours ici, en creux, son art poétique, en opposant, par exemple, le continu et l'homogène du "style" aux accumulations hétéroclites d'images. C'est sans doute la prolifération des images industrielles dans l'espace public qui frappe avant tout les écrivains : "immense nausée des affiches", soupire Baudelaire dans Mon cœur mis à nu. Le quatrième chapitre sur "l'image dans la ville" suggère toute l'ambivalence des écrivains face à la prolifération des images nouvelles. L'affiche repousse : c'est le triomphe du commerce, l'empire de la platitude et du bariolage, la victoire de la vulgarité, le signe même de l'absurdité du monde contemporain. Mais elle fascine également, et nourrit toute une modernité picturale et littéraire sensible à son trait simple et rapide, à ses couleurs vives. Les chapitres suivants examinent différents modes de présence de l'image à voir dans les textes littéraires : Philippe Hamon évoque d'abord le traitement du corps, "empreinte" et "expression" dans la littérature réaliste ; puis il s'intéresse aux croquis dans les travaux préparatoires des écrivains, ceux de Zola en particulier, avant de se pencher sur les images au seuil des livres (les frontispices de la littérature illustrée) et sur les modifications du régime des images textuelles au contact des images industrielles. On perçoit au terme de ces études combien les images nouvelles travaillent la littérature du XIXe siècle dans sa dimension romanesque et réaliste en particulier (même si Philippe Hamon fait également de nombreuses incursions du côté de la modernité poétique). Au-delà du plaisir de lecture que procure cet ouvrage foisonnant et souvent virtuose, quelles peuvent être les lectures historiennes d'un travail qui s'intéresse avant tout à

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l'objet littéraire ? En dépit de son attention exclusive pour les textes, Imageries propose de fait une belle galerie des objets et des pratiques qui caractérisent la nouvelle culture visuelle du XIXe siècle. Et si l'on songe que les historiens des sensibilités ne cessent de faire appel, dans ce domaine, aux sources littéraires, le livre de Philippe Hamon a beaucoup à dire aux historiens. Imageries se rapproche, de fait, d'une double série de travaux qui tentent de saisir les mutations du "régime scopique" au XIXe siècle pour construire une "histoire du regard". L'ouvrage de Jonathan Crary, L'Art de l'observateur. Vision et modernité au XIXe siècle 2, les travaux de Max Milner sur la fantasmagorie 3, les réflexions sur les lanternes magiques 4, ou plus globalement sur les "arts de l'hallucination" au XIXe siècle 5 ont tous en commun d'aborder les mutations du régime scopique à partir de dispositifs techniques ou de problématiques scientifiques. Ces recherches nourrissent des débats sur la pérennité du "modèle" de la chambre noire au XIXe siècle ou insistent sur la part hallucinatoire de la "vision réaliste". En partant des images et non des dispositifs, Philippe Hamon invite à une appréhension moins rigide des changements caractéristiques du XIXe siècle : étudiant les frontispices de la littérature "panoramique" du premier XIXe siècle, il suggère notamment combien les thèmes et les postures qui seront ceux de tous les réalismes du siècle sont représentés à partir du modèle de la camera oscura, modèle dont l'effondrement signifie au contraire, pour Jonathan Crary, l'avènement de la modernité. La nouveauté semble moins s'exprimer dans les mutations des dispositifs ou des théories de la vision que dans la prolifération d'images qui, de l'image d'Epinal à la photographie, de la gravure à la carte postale, font appel à des techniques d'âge divers. L'éclectisme semble bien ici, à nouveau, la marque du siècle. Dans la perspective de cette histoire de regard, l'ouvrage de Philippe Hamon invite à une histoire matérielle, économique et sociale, de ces images qui saturent l'espace urbain au XIXe siècle ; il suggère également une histoire de longue durée de l'imagination --une histoire de la hantise de l'imagination-- dans laquelle s'inscrit tout le discours iconophobe du XIXe siècle. Il serait sans doute stimulant d'évaluer la manière dont la prolifération des nouvelles images à voir affecte, au même titre que les mutations de la littérature, le discours médical et religieux stigmatisant l'exaltation excessive de l'imagination : les spécialistes de l'hystérie ne déconseillent-ils pas aux jeunes filles la promenade en ville au même titre que la lecture des romans ? Hypertrophie du regard et rage de lire apparaissent ici comme les deux faces d'un même dérèglement. Galerie d'images, panorama des lieux de fabrication et d'exposition des images, l'ouvrage de Philippe Hamon contribue ainsi à enrichir notre connaissance de la "culture visuelle" du XIXe siècle ; mais il indique plus fortement encore combien la littérature est le lieu même où, au XIXe siècle, se formule, se problématise, s'invente le rapport du contemporain aux images.

NOTES

1.. Philippe HAMON, Expositions : littérature et architecture au XIXe siècle, Paris, Éditions José Corti, 1989, 200 p.

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2.. Jonathan CRARY, L'Art de l'observateur. Vision et modernité au XIXe siècle, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1994, 233 p. 3.. Max MILNER, La Fantasmagorie. Essai sur l'optique fantastique, Paris, Presses universitaires de France,1982, 261 p. 4.. Ségolène LE MEN, "Une lithographie de Daumier en 1869, Lanterne magique !!!..", dans Revue d'histoire du XIXe siècle, n° 20-21, 2001, pp. 13-37. 5.. Donata Pesenti CAMPAGNONI et Paolo TORTONESE [dir.], Les Arts de l'hallucination. Littérature, arts visuels et pré-cinéma au XIXe siècle. Actes du colloque de Turin, 5-6 juin 1998, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, 177 p.

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Karlheinz STIERLE, La Capitale des signes. Paris et son discours traduit de l'allemand par Marianne Rocher-Jacquin, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l'homme, 2001, 630 p.

Judith Lyon-Caen

Professeur de romanistique et de théorie littéraire à l'université de Constance, où il a succédé à Hans-Robert Jauss (le grand théoricien de l'"esthétique de la réception"), spécialiste de Nerval et de Pétrarque, Karlheinz Stierle propose ici une "histoire de la conscience de la ville" à partir d'une analyse de la littérature qui, entre la fin du XVIIIe siècle et la seconde moitié du XIXe siècle, contribua à constituer Paris en texte : "de tous les livres qu'ait encore écrits la main de l'homme, Paris est le plus intéressant", écrit Alphonse Esquiros, cité en exergue de la première partie. Ni histoire littéraire ni histoire des représentations, l'imposante œuvre de Karlheinz Stierle se veut en marge de toutes les disciplines : elle n'a donc pour objet ni la littérature ni les Parisiens, mais "l'expérience de la ville" et, plus précisément, "la conscience que la ville a d'elle- même". Expérience et conscience dont les figures peuvent se saisir par l'étude d'œuvres littéraires, célèbres ou oubliées, qui offrent des "témoignages de la ville prenant conscience d'elle-même", de "la lisibilité de la ville". Le propos de Stierle s'inscrit dans la filiation du Livre des passages de Walter Benjamin et relève d'une histoire philosophique de la modernité, car c'est bien de la genèse du regard moderne sur la ville que traite cet ouvrage où tout aboutit à Baudelaire. Dans le détail, il offre une étude d'une ampleur unique depuis les travaux de Pierre Citron 1 (La Poésie de Paris), du discours sur la ville au XIXe siècle. L'important appareil critique, les bibliographies, le double index, nominal et thématique, en font un précieux instrument de travail. L'expérience moderne de la grande ville, dont Paris au XIXe siècle constitue le modèle et le symbole, est une expérience de la ville comme "espace sémiotique" : tout ce qui est proche semble étranger, tout fait signe et tout y est à déchiffrer, qu'il s'agisse des murs couverts de signes (noms de rues, affiches, annonces), des vêtements des passants ou de la "physionomie" des visages et des maisons. Karlheinz Stierle trace tout d'abord la préhistoire de ce regard sur la ville à partir de quelques textes majeurs de l'époque moderne : à distance d'une littérature satirique

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qui fait de Paris le théâtre abstrait d'historiettes burlesques, c'est Descartes qui évoque sans doute le premier la solitude de l'homme dans la grande ville, et la liberté particulière qu'on y ressent. Dénonçant le foisonnement des choses et des êtres, l'obsession de distinction qui anime les Parisiens, l'accélération de leurs rythmes de vie, La Bruyère peut ensuite être tenu pour le premier "sémiologue de la ville". Puis, dans des textes du XVIIIe siècle, la diversité et l'agitation urbaines deviennent l'objet d'un regard attentif, comme celui des deux Persans de Montesquieu : "le regard qui tombe de l'extérieur sur la ville devient [ainsi] le médium de son autoréflexion", commente Karlheinz Stierle. Mais c'est le Tableau de Paris de Jèze (1761) qui fonde véritablement "un nouveau discours sur la ville placé sous le signe de la lisibilité". Pour la première fois, Paris est présenté comme une totalité, un ensemble divers et mouvant dont l'ensemble peut faire l'objet d'une connaissance positive. Ce Tableau relève du genre du guide : mais ce souci de connaissance positive est ce qui, selon Karlheinz Stierle, interdit à Jèze d'édifier "un nouveau discours concret sur Paris". Celui-ci trouvera sa forme dans le Tableau de Paris de Mercier (1783-1788), qui constitue l'aboutissement de cette "préhistoire" et la première figure de l'attention "moderne" pour la grande ville. "Mercier délie la langue de la grande ville" : dans son Tableau se mettent en place les dispositions fondamentales du discours sur la ville, vaste totalité à embrasser et à explorer. Mercier construit un observateur détaché, doué d'un regard intrusif, apte à déchiffrer tous les signes d'un espace en mutation constante. L'abondante littérature sur Paris de la première moitié du XIXe siècle doit de ce fait se comprendre dans la continuité du Tableau : les évolutions de l'espace et de la société parisiennes exigent une actualisation constante du discours. Dans la reprise et le ressassement se construit ainsi une "topique spécifique de la description de la ville" : Stierle évoque à ce propos aussi bien la série des Hermites d'Étienne de Jouy, publiées sous la Restauration, que des textes moins connus, comme les Ansichten des Haupstadt des französichen Kayserreichs (Vues de la Capitale de l'Empire) de 1806 qui contiennent notamment une importante contribution de Mercier inédite en France. Une impression d'éclatement émane pourtant de tous ces textes voués à l'épisodique, qui semblent incapables de saisir la totalité parisienne. C'est entre 1830 et 1848, moment que Karlheinz Stierle définit comme "l'époque classique du discours urbain", que la ville devient véritablement un objet de savoir. Dans la littérature descriptive comme dans le roman balzacien, une nouvelle conscience de la ville se construit, dont Karlheinz Stierle analyse magnifiquement deux "configurations" essentielles au travers d'un lieu, l'omnibus -- microcosme en marche--, et d'un personnage --le flâneur. La Capitale des signes offre ici une étude, unique par sa qualité et sa richesse, de la foisonnante littérature descriptive de cette époque. Souvent collective et illustrée comme les Français peints par eux-mêmes (1839-1841) 2, chef d'œuvre du genre, cette littérature, que Walter Benjamin avait baptisée "littérature panoramique" en référence aux spectacles alors très prisés des panoramas, tient en effet une place capitale dans le paysage littéraire et discursif des années 1830 et 1840 : dans ces textes auxquels collaborèrent toutes les plumes de l'époque, se produisent les thèmes et les figures d'un "mythe de Paris" qui modèle durablement notre expérience de la ville. Les années de la Monarchie de Juillet sont également essentielles pour Karlheinz Stierle parce qu'elles voient basculer le discours sur la ville du côté de "l'imaginaire" : s'emparant de Paris, le roman et la poésie ajoutent "une nouvelle dimension à la conscience de la ville". La seconde partie de La Capitale des signes évoque ainsi, successivement, Balzac et Victor Hugo, Eugène Sue et Alexandre Dumas, Edgar Poe,

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Alfred de Vigny et Gérard de Nerval. La description de Paris, chez Balzac, devient "drame" : les types s'incarnent dans des personnages dont le destin s'inscrit dans l'histoire et la géographie parisiennes ; le narration récupère tous les motifs du discours sur Paris pour les mettre en mouvement ; la combinatoire romanesque de la Comédie humaine permet de figurer l'expérience de la ville dans toute sa complexité : chaque roman place au premier plan un "aspect inexploré" de la mosaïque urbaine, tandis que l'arrière-plan dessiné par les autres romans faits ou à faire se charge "d'un potentiel inépuisable" de figures. Le système balzacien, appuyé sur une écriture du détail, rend ainsi la profondeur et la dynamique de la ville, ainsi que toute sa "densité sémiotique". Le "drame" balzacien de Paris s'épuise, selon Karlheinz Stierle, dans les "romans populaires sur Paris" d'Eugène Sue et d'Alexandre Dumas (Les Mystères de Paris et Les Mohicans de Paris) où Paris ne figure que le simple décor de contes urbains. Très attentif à l'inventivité littéraire, l'auteur de La Capitale des signes sous-estime sans doute ici le rôle des Mystères de Paris dans la construction de l'imaginaire parisien : s'il n'a pas inventé une nouvelle manière de rendre compte de la totalité parisienne, Eugène Sue a néanmoins cristallisé dans des lieux (les "tapis-francs" de l'Ile de la Cité, les barrières) et dans des personnages (la Chouette, Fleur de Marie, Rigolette, Mme Pipelet ou la famille Morel) quelques motifs fondamentaux de l'expérience de la ville. On ne peut qu'évoquer ici la belle analyse du Paris "allégorique" des Misérables, un Paris centré et décentré, saisi par ses barrières et ses égoûts, ses îlots tranquilles et son cœur épique, un Paris dont la totalité ne peut se concrétiser que dans une organisation narrative délibérément hybride mais unifiée par la voix du narrateur. Karlheinz Stierle s'intéresse également au rôle de Paris dans la construction de l'intrigue policière, suggérée par Balzac mais inventée par Edgar Poe, qui n'a jamais visité Paris… C'est à la poésie enfin, celle de Hugo, de Vigny, de Nerval mais surtout de Baudelaire, que Karlheinz Stierle consacre la dernière partie de son étude : on sait combien Baudelaire, grand promeneur parisien, a voulu rendre tout "l'héroïsme de la vie moderne" et a trouvé dans Paris le lieu de la beauté nouvelle. Karlheinz Stierle rappelle toute la dette du poète aux genres, éphémères et éminemment parisiens, de la caricature et du mime. Mais chez Baudelaire l'éternité déchire l'actualité, le paysage urbain prend la dimension d'une scène tragique. La ville apparaît dès lors comme le "lieu métaphysique" par excellence, le "point névralgique de l'expérience". L'étude des poèmes parisiens de Baudelaire clôt donc cette histoire du "mythe de Paris". De Mercier à Baudelaire, un mythe urbain "cohérent et dynamique" s'est édifié, "la conscience de la ville a trouvé son langage". Karlheinz Stierle signe ici une œuvre véritablement magistrale, par l'ambition de sa thèse, la puissance de sa démonstration et la richesse du savoir convoqué. Ample et dense, exhumant le continent littéraire négligé de toute la littérature descriptive sur Paris tout en s'attaquant avec force aux textes les plus connus, ce livre a tous les attributs d'un classique ; à l'instar des Études de style de Léo Spitzer ou du Mimésis d'Érich Auberbach, il s'inscrit dans la plus grande tradition de la romanistique allemande. La Capitale des signes a toute l'énergie des œuvres portées par une thèse : mais c'est aussi en cela qu'elle peut susciter la discussion. Inscrire toute la littérature sur Paris du premier XIXe siècle dans la perspective de la "modernité", c'est s'engager dans un propos résolument téléologique. Mais le propos montre ici davantage ses vertus --il est rafraîchissant de lire Balzac à la lumière de Mercier plutôt que de l'écraser sous la modernité flaubertienne-- que ses faiblesses. On peut regretter néanmoins que cette

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perspective conduise à négliger l'inscription des textes étudiés dans le tissu discursif de leur époque ; que le lien de cette production littéraire avec les réalités urbaines soit parfois invoqué sans être proprement interrogé. Même si elle se veut en marge des disciplines, La Capitale des signes reste en effet une histoire littéraire. Ce qui reste dans l'ombre, c'est la relation de tous ces textes avec les évolutions de la vie parisienne et la manière dont ils ont pu à la fois contribuer à formuler et informer les pratiques urbaines de millions de Parisiens et de touristes.

NOTES

1.. Pierre CITRON, La Poésie de Paris dans la littérature française : de Rousseau à Baudelaire, Paris, Éditions de Minuit, 1961, 2 volumes, 437 p. et 530 p. 2.. Les Français peints par eux-mêmes, Paris, Curmer, 1839-1841, 8 volumes ; réédition partielle, Paris, Éditions Omnibus, 2003, 1 184 p.

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Luc CAPDEVILA et Danièle VOLDMAN, Nos morts. Les sociétés occidentales face aux tués de la guerre (XIXe-XXe siècles) Paris, Éditions Payot et Rivages, 2002, 282 p.

Odile Roynette

Dans cet ouvrage ambitieux et synthétique Luc Capdevila et Danièle Voldman, tous deux historiens de la Seconde Guerre mondiale, entendent répondre à cette question essentielle et pourtant si longtemps négligée : qu'est-ce qu'un tué à la guerre ? Derrière l'apparente simplicité de l'interrogation se cachent en réalité une série de problèmes qui intéressent tout autant les spécialistes de l'histoire de la guerre que ceux de l'histoire des sensibilités. Comment et en fonction de quels facteurs la catégorie des morts à la guerre a-t-elle évolué pendant la période contemporaine ? Que faire des corps de ceux qui sont tombés au cours des combats ou à la suite des opérations de bombardement ou d'occupation qui les encadrent ? Que révèle ce traitement du rapport à la mort des sociétés occidentales ? Quelles ont été les formes prises par le deuil public et privé et comment l'expression sociale de l'affliction due à la perte a-t- elle évolué ? Autant de questions stimulantes regroupées par les auteurs dans un essai qui se veut à la fois une synthèse des travaux récents consacrés à la mort et à la guerre en Occident pendant le XIXe et le XXe siècles et une tentative de lecture plus personnelle des conflits qui ont émaillé cette période. La thèse de Luc Capdevila et Danièle Voldman est celle de l'émergence, avec l'avènement de la guerre industrielle et de la mort de masse dès le milieu du XIXe siècle, d'un dispositif particulier de traitement des morts de la guerre et de construction de la mémoire publique qui associe hommage privé et collectif au moment où s'affirme, comme l'ont naguère souligné Philippe Ariès et Michel Vovelle, un processus de mise à distance des morts du monde des vivants entamé depuis le siècle des Lumières. La guerre aboutit ainsi à maintenir de manière paradoxale une familiarité des sociétés occidentales avec les cadavres alors que --les guerres les plus récentes du XXe siècle

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l'ont bien montré-- tout est entrepris, notamment dans les médias, pour effacer la présence de la mort. L'espace retenu par les auteurs comprend l'Europe occidentale, l'Amérique du Nord et le Cône Sud, cette partie du sous-continent américain qui fut le théâtre depuis le milieu du XIXe siècle de guerres sanglantes trop souvent oubliées. L'un des mérites de l'ouvrage est d'élargir la perspective à ces conflits terriblement meurtriers sur lesquels des travaux récents, malheureusement trop rarement traduits, jettent un peu de lumière. À titre de simple exemple, rappelons que la guerre de la Triple Alliance qui opposa de 1866 à 1870 le Paraguay au Brésil, à l'Uruguay et l'Argentine réunis se solda par la disparition de 80 % de la population masculine paraguayenne, une véritable hécatombe. La saisie de l'évolution des rapports de ces sociétés avec la mort de masse est envisagée à partir du milieu du XIXe siècle lorsque se situe le passage aux conflits de l'âge industriel. La guerre de Crimée (1853-1856) et la guerre de Sécession (1861-1865) constituent à ce titre un point de départ qu'on aurait néanmoins volontiers replacé à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle au moment où s'affirment, en particulier en Europe, non seulement l'intériorisation de l'idée de consentement au sacrifice patriotique mais aussi sa diffusion à l'ensemble de la population masculine en âge de porter les armes via la conscription. Quoi qu'il en soit, c'est tout d'abord la définition des morts à la guerre qui est alors considérablement modifiée. Tandis que jusqu'au milieu du XIXe siècle les soldats constituaient les principales victimes des conflits, la proportion commence de s'inverser à partir de cette date pour faire la part belle à celle des civils décimés par les maladies, les privations ou les bombardements. D'autre part, le pourcentage des tués ou des blessés sur le champ de bataille du fait de la précision et de la puissance des armes nouvelles tend à s'accroître sensiblement par rapport aux morts par maladies, carences ou mauvais traitements traditionnellement les plus nombreux. Ainsi jusqu'en 1870, moins d'une mort sur cinq était provoquée sur un champ de bataille alors que la proportion est inversée en 1914. À cet égard les auteurs restituent bien l'importance du conflit franco-allemand de 1870-1871 durant lequel les caractères de la guerre totale qui vont s'affirmer en 1914-1918 (extension du champ de bataille à la société tout entière et effacement des lois dites de la guerre) sont déjà présents. Ces pistes, qui soulignent la nécessité pour les dix-neuviémistes d'approfondir et de renouveler l'historiographie de ce conflit, doivent nous inciter à réexaminer le postulat, repris par les auteurs, consistant à placer cet affrontement du côté des guerres anciennes pour mieux mettre en valeur la rupture opérée à partir de 1914. Sans remettre en cause le caractère radicalement neuf du premier conflit mondial, il importe à notre sens d'intégrer plus pleinement la période 1870-1871 dans un processus de radicalisation de la violence de guerre qui s'affirme ensuite de manière terrifiante pendant le XXe siècle. L'une des conséquences les plus immédiates de l'augmentation de la masse des morts et des blessés depuis le milieu du XIXe siècle fut le besoin de mieux les identifier et de doter les dépouilles d'une sépulture individuelle. Avant 1914, rappellent les auteurs, les combattants et tout particulièrement les hommes de troupe étaient soit abandonnés soit enterrés à la hâte dans des fosses communes creusées sur le champ de bataille ou à proximité. La guerre de Sécession rompt cette tradition et voit s'affirmer le souci d'inhumer les corps dans de vastes cimetières ou dans des ossuaires dont l'entretien incombe désormais aux États belligérants. À cet égard, l'ouvrage relève à nouveau le rôle pionnier de la guerre de 1870-1871 à l'issue de laquelle les gouvernements français et allemand s'engagent à entretenir les tombes des militaires. C'est par ailleurs aux États-Unis que s'affirme d'abord l'exigence d'une reconnaissance individuelle des

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défunts en dotant pour la première fois les soldats d'une plaque d'identité et, autant que faire se peut, d'une sépulture particulière. En Europe, l'évolution est plus tardive. La France accorde à ses soldats un médaillon d'identité en maillechort en 1881 mais son port ne s'impose progressivement qu'à partir de la Première Guerre mondiale alors que le traitement individualisé des cadavres l'emporte à partir de 1915 en France et de 1917 au Royaume-Uni. La volonté de préserver les dépouilles et d'honorer le sacrifice de ceux qui sont tombés au champ d'honneur explique et conforte cette attention portée au cadavre qui se traduit aussi par le souhait des familles de rapatrier auprès d'eux les restes de leurs disparus. Pendant la Grande guerre le souci de restitution des corps aux familles l'emporte du côté américain et français même si, en raison du nombre important de disparus et de corps non identifiés, il ne fut pas toujours possible de satisfaire ces demandes, alors que les Britanniques et les Allemands font majoritairement le choix de laisser le corps de leur(s) proche(s) sur les lieux des combats. À ce propos, on aurait aimé mieux comprendre si ces choix relèvent de systèmes de représentations ou d'un rapport à la mort différents ou s'ils sont le fruit des circonstances ou bien encore le produit d'une décision arbitrairement imposée. L'hommage collectif des nations meurtries par la guerre accompagne de plus en plus étroitement l'hommage privé rendu aux défunts. Les auteurs, qui font la synthèse des nombreux travaux menés sur le deuil, la mémoire et la commémoration, soulignent la création, là encore dès le milieu du XIXe siècle aux États-Unis puis après 1870 en Europe, de vastes cimetières de guerre et de monuments aux morts, l'apparition d'associations du souvenir --l'association du Souvenir français créée en 1887 afin de perpétuer le souvenir des morts de la guerre franco-allemande par Xavier Niessen, un Alsacien resté Français, fait à cet égard figure de modèle-- ou l'essor de liturgies pour les défunts, alors que l'apparition du soldat inconnu au centre des dispositifs du souvenir au lendemain de la Grande guerre manifeste l'émergence d'une nouvelle sensibilité à l'égard de la mort de guerre. Parallèlement à cette affirmation de l'hommage aux morts, les auteurs mettent en valeur la progression des pratiques transgressives (pillage des cadavres, découpe d'un morceau de corps, essorillement, mutilations sexuelles) qui visent à nier la dignité des morts, à jeter la terreur parmi les vivants et à entraver leur travail de deuil. Dès le milieu du XIXe siècle, en dépit de l'évolution du droit international qui s'attache principalement au sort des blessés, des malades et des prisonniers, l'agression par les vivants du corps des morts n'est pas rare, notamment pendant les périodes d'invasion, dans les phases de repli ou dans les périodes de répression. L'ombre de la guerre coloniale sur laquelle il reste tant à écrire pèse ici de tout son poids, mais c'est surtout au XXe siècle, avec l'émergence de systèmes totalitaires qui mettent en œuvre l'anéantissement de l'adversaire, que de telles pratiques se diffusent jusqu'au paroxysme que constitue le génocide des Juifs européens puisque l'effacement de toute trace de l'existence de ce groupe humain et de sa mémoire devient alors le but assigné à la guerre et non plus une de ses plus effroyables conséquences. Au total cette riche synthèse révèle la diversité des travaux qui s'efforcent d'appréhender dans toute sa complexité un phénomène qui constitue une des dimensions essentielles de la vie des sociétés à l'époque contemporaine. L'essor spectaculaire du nombre des tués à la guerre, l'extension du front à l'ensemble de la population (femmes et non-combattants) et la déshumanisation croissante des pratiques guerrières ont suscité, au sein des sociétés qui en étaient victimes, une réponse qui repose sur l'affirmation de l'hommage privé et de la reconnaissance

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publique. L'ouvrage souligne le rôle matriciel du XIXe siècle dans l'émergence de ce processus et ne peut qu'inciter les spécialistes de cette période à poursuivre et à élargir leurs tentatives pour mieux comprendre le phénomène guerrier.

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Alice BULLARD, Exile to paradise. Savagery and Civilization in Paris and the South Pacific, 1790-1900 Stanford, Stanford University Press, 2000, 380 p.

Hélène Blais

Ce livre a pour ambition une analyse conceptuelle du couple sauvagerie/civilisation à partir de l'exemple calédonien. Malgré les limites chronologiques données dans le titre, le propos concerne principalement le dernier tiers du XIXe siècle, et part de l'histoire de la répression de la Commune de Paris. C'est en Nouvelle-Calédonie que sont exilés en effet quelque 4500 communards, considérés par le gouvernement de la Troisième République naissante comme des sauvages destructeurs de la civilisation. L'auteur analyse cet exil forcé comme la rencontre des "sauvages politiques", et des "sauvages naturels", les Canaques alors soumis à la domination française. Le propos du livre est d'examiner les interactions entre les sauvages parisiens et les sauvages mélanésiens confrontés à une même volonté civilisatrice de la France. Il s'agit ici d'analyser l'impérialisme moral de la Troisième République, en regard du concept de sauvagerie, déclinés selon deux modes dans le même temps. L'auteur s'appuie sur une documentation importante, sources imprimées de première et de seconde main, archives consultées à Paris et à Aix-en-Provence. L'absence de hiérarchie dans l'utilisation de ces sources conduit cependant à des imprécisions, certains auteurs étant cités par des sources de seconde main pas toujours fiables (des propos attribués à Charles Renouvier tirés d'une Enquête anonyme de 1871, par exemple, note 48, chapitre 4). Un imposant appareil critique témoigne par ailleurs d'une large culture en histoire politique et sociale, culture utilisée tous azimuts, l'auteur convoquant Norbert Elias, Michel Foucault, Freud, Marx ou encore Julia Kristeva pour illustrer ses démonstrations. Le plan du livre est intéressant car il témoigne, par des allers-retours permanents entre la Nouvelle-Calédonie et la métropole, d'une volonté d'adapter le discours historique à la problématique du livre. Les deux premiers chapitres sont consacrés à l'idée française de civilisation. L'auteur y affirme que l'invention d'une population sauvage correspond

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au projet moralisateur de la Troisième République. À partir d'articles de presse, Alice Bullard montre la fabrication d'une image négative des Canaques, fondée notamment sur le cannibalisme. Le troisième chapitre traite de la politique répressive des Versaillais contre les Communards, en insistant sur le double aspect, contradictoire, du bannissement en Nouvelle-Calédonie : une ambition de régénération morale pour ces sauvages de métropole, mais aussi l'espoir qu'ils exportent la civilisation en Nouvelle- Calédonie. Dans le chapitre suivant, l'auteur tente d'analyser cette politique en fonction de l'idéal républicain du sujet civilisé, en se fondant notamment sur l'analyse de certains textes de Renouvier. Retour en Nouvelle-Calédonie au chapitre 5, qui est consacré aux ambitions régénératrices de la France dans les îles, et à la vision métropolitaine d'une nature rédemptrice qui permettrait l'établissement d'une colonie agricole florissante. Les décalages avec les heurts de l'installation des colons sont ici soulignés. Le chapitre suivant est consacré à la dépossession des Canaques, et, de nouveau, à la construction de l'image de ceux-ci, dans la rhétorique manichéenne des missionnaires comme dans la représentation laïque des voyageurs. Le chapitre 7, d'ordre plus psychanalytique, s'intéresse à la nostalgie qui, selon l'auteur, est la cause directe de la mort de plus de 200 déportés. Niée par l'administration, cette maladie traduit l'attachement à la France de ceux qui en ont été bannis. Les deux types de sauvages identifiés par l'auteur restent de ce point de vue bien distincts. Le chapitre 8 aborde à ce propos la question du métissage, mais l'auteur reconnaît elle-même que la question est très mal documentée, et il est donc difficile de retenir quelques conclusions. L'analyse de l'image des Canaques lors des expositions universelles confirme seulement ce qui a été dit auparavant. Le dernier chapitre, qui accompagne le retour des Communards amnistiés, démontre que la reprise par ces derniers d'une vie normale témoigne de l'assimilation de ces sauvages par la République. Les Canaques, eux, ne seront jamais intégrés. Aussi pertinent que soit l'objet de cette étude, on peut se demander si le caractère un peu passe-partout du terme de "sauvage", terme employé d'ailleurs aussi par les Communards pour désigner les troupes de Thiers par exemple, ne vient pas d'emblée entraver la logique d'une comparaison fondée essentiellement sur un emploi lexical. L'idéal civilisationniste de la Troisième République s'en trouve réduit à une dimension univoque, alors qu'il ne s'applique pas du tout de la même manière aux Communards, pour lesquels on attend une régénération politique, et aux Mélanésiens, que les Républicains espèrent seulement extraire de ce qu'ils considèrent comme un état primitif. Ces statuts très différents expliquent notamment la prise de position des Communards en faveur de la France en 1878, lors de la révolte des Canaques. Alice Bullard, qui doit interrompre alors le parallélisme entre les deux types de sauvages, explique, elle, cette prise de position en posant l'hypothèse psychologique d'une nostalgie des exilés. Dans l'analyse de la pensée politique des Républicains, les arguments manquent aussi de rigueur. La pensée de Charles Renouvier est analysée en fonction des objectifs du livre, ce qui aboutit à de nombreuses imprécisions ou erreurs. La référence au seul Manuel Républicain, publié en 1848, devenant ici l'ouvrage de référence, occulte l'évolution de la pensée du philosophe qui reviendra sur ses premières analyses au profit d'une morale fondée sur la justice (voir La Science de la morale, paru en 1869). En faire un théoricien d'une république étroitement moralisatrice est pour le moins discutable, et les interprétations de sa pensée sont ici sinon erronées, du moins guidées

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par une hypothèse de départ qui conduit à tordre les sources pour leur faire dire plus ou autre chose que ce qu'elles expriment. L'attention très forte portée aux genders studies, enfin, trouve une issue laborieuse tant les sources trouvées par l'auteur se prêtent mal aux considérations de ce type. Au-delà des analyses classiques sur la vision et l'exploitation de la femme calédonienne par les colons, rien de nouveau dans l'exemple des Communards ne vient véritablement enrichir la réflexion. Le cas de Louise Michel, certes emblématique, est déjà bien connu. Sans doute la richesse des thèmes abordés (la colonisation, la colonisation pénale, l'image de l'autre, la politique des Versaillais, la morale républicaine, la naissance de l'anthropologie, etc.) constitue à la fois un atout et un handicap pour un livre où l'auteur se trouve conduite, pour relier ces sujets, à rapporter tout à une hypothèse de départ (l'invention de la sauvagerie nécessaire à l'établissement d'une morale républicaine), au prix d'une torsion et d'une lecture des sources parfois trop univoque. Cette profusion a pourtant le mérite d'engager un débat qui intéressera autant les spécialistes de l'histoire politique de la Troisième République que ceux de l'histoire coloniale.

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Edmondo DE AMICIS, Le Livre Cœur, traduction de Piero Caracciolo, Marielle Macé, Lucie Marignac et Gilles Pécout, notes et postface de Gilles Pécout suivi de deux essais d'Umberto Éco Paris, Éditions Rue d'Ulm/Presses de l'École normale supérieure, 2001, 490 p.

Odile Roynette

Il faut savoir gré à Gilles Pécout et à l'équipe d'enseignants et d'anciens élèves de l'École normale supérieure réunie autour de lui de nous livrer aujourd'hui une version remarquablement traduite, commentée et annotée du Livre Cœur, ce chef-d'œuvre de la littérature enfantine italienne publiée par Edmondo De Amicis en 1886. Rejoignant dans la collection "Versions françaises" des auteurs aussi prestigieux que Beccaria, Bentham ou Kant dont elle entend faire redécouvrir des textes rares ou méconnus, cet ouvrage comble un véritable vide puisque, hormis une traduction tronquée donnée par Adrienne Piazzi en 1892 chez Delagrave sous le titre Grands Cœurs, rééditée à trente-six reprises jusqu'en 1962, ainsi que l'adaptation beaucoup plus récente (1987) proposée par Nouchka Quey-Cauwet aux éditions Larousse dans la collection des "Classiques Juniors", il n'existait aucune version française fiable et disponible de ce texte dont la qualité littéraire, trop souvent négligée, ainsi que la place centrale qu'il occupe au sein du processus de construction de la culture nationale et patriotique de l'Italie libérale méritent toute notre attention. Dans une postface dont il convient de souligner l'ampleur --pas moins de cent-vingt-six pages qui forment un véritable essai éclairant le contexte d'élaboration de l'œuvre, son contenu et sa portée dans l'Italie du Risorgimento et de ses lendemains immédiats-- Gilles Pécout nous livre d'abord d'indispensables précisions sur celui qui devint à

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quarante ans grâce à cet ouvrage une célébrité nationale. Né le 21 octobre 1846 à Oneglia en Ligurie, province incluse au sein du royaume de Piémont-Sardaigne, berceau de l'Unité, Edmondo De Amicis est un homme du Nord. Issu de la petite bourgeoisie -- son père était fonctionnaire du royaume de Savoie, dépositaire de la régie des sels et tabacs-- il gagne en 1862 Turin, toute jeune capitale du royaume d'Italie, pour y effectuer des études secondaires qui le mènent dans l'armée. Jeune sous-lieutenant en 1866, au moment où éclate la Troisième Guerre d'indépendance contre l'occupant autrichien, il connaît l'épreuve du feu et la défaite de l'armée régulière italienne à Custozza le 24 juin 1866. Marqué par cette bataille perdue qui tiendra une place non négligeable dans le Livre Cœur, son expérience de jeune officier et de combattant l'incite à dresser dans ses premières œuvres littéraires, ses Bozzeti di vita militare publiés en 1868 et traduits en français sous le titre de Scènes de la vie militaire, une vision idéalisée de l'armée et de sa mission éducatrice en temps de paix comme en temps de guerre, thème qu'il reprendra par la suite abondamment. Grâce à la notoriété qu'il acquiert alors, il poursuit sa carrière littéraire, s'adonne de plus en plus volontiers au journalisme et démissionne de l'armée en 1871 pour se consacrer entièrement à l'écriture. Suivent des récits et des impressions tirés de voyages dans plusieurs pays européens dont l'Espagne, la France ou le Royaume-Uni, la publication d'un recueil de nouvelles en 1872 et la rencontre avec les éditeurs Emilio et Guiseppe Treves à qui il confie dès 1878 son projet d'écrire un roman sur l'enfance et sur l'amitié qui s'intitulerait Cuore. À ce propos, Gilles Pécout montre bien comment le Livre Cœur constitue une étape centrale dans l'évolution des préoccupations de l'auteur vers des revendications plus sociales qui s'affirmeront dans ses ouvrages ultérieurs, Sur l'Océan publié en 1889 qui prend pour sujet l'émigration transocéanique des ruraux italiens en quête d'un travail ou Premier mai, roman inachevé à sa mort en 1908, qui se voulait l'histoire d'une famille de bourgeois turinois convertie au socialisme. Lui-même s'engage d'ailleurs publiquement dans le combat politique à partir de 1891, mais son socialisme reste plutôt philanthropique et sentimental que réellement révolutionnaire. Le Livre Cœur reflète nombre de ces préoccupation déjà présentes dans le projet initial de l'ouvrage. De Amicis entendait en effet bâtir un texte qui mît en exergue le rôle de l'école --et à un moindre degré de l'armée qui adopte entre 1871 et 1875 à l'instar de la France un modèle de conscription nationale brève et généralisée-- dans le processus de construction de l'unité politique et culturelle italienne. L'école primaire est d'abord perçue par l'auteur comme le lieu où peut s'estomper la différence, mais non les disparités sociales qui restent très présentes à l'intérieur du récit. Il s'agit plutôt, grâce à la force des sentiments qui lient les hommes, de contribuer à leur bonheur et à leur épanouissement dans une perspective très rousseauiste. Pour De Amicis, l'enfant est un être perfectible qu'il convient d'éduquer et d'instruire pour son propre bien mais aussi pour la consolidation de l'ordre social cher aux modérés. À cet égard le Livre Cœur s'inscrit dans une tradition italienne de la littérature enfantine pédagogique qui, depuis la première moitié du XIXe siècle avec les œuvres de Cesare Balbo, de Cesare Cantù ou bien encore avec le Giannetto d'Alessandro Luigi Parravicini publié en 1837, mêle les idéaux pédagogiques, moraux et patriotiques. Mais il tranche avec celle-ci grâce au choix d'une esthétique du cœur qui doit beaucoup, comme le souligne Gilles Pécout, à l'influence de Michelet. Marqué par l'auteur du Peuple, de L'Amour et de La Femme, De Amicis veut montrer, à travers la figure de l'enfant, le rôle de l'amour dans l'affranchissement moral et dans la construction d'une personnalité adulte qui doit s'épanouir au sein de la famille, lieu de formation patriotique et même démocratique.

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Enfin le récit de De Amicis s'efforce de mettre en scène l'amour propre des gens humbles qui ont presque toujours du cœur et qui, mêlés aux fils de bourgeois, peuvent trouver la voie d'une émancipation sociale, ce qui permet à l'auteur de développer les premiers jalons de ce socialisme sentimental qui prendra tant de place dans la dernière partie de sa vie. Famille, travail, moralité et patrie sont donc les principaux thèmes d'un récit qui prend la forme du journal d'un écolier turinois en classe de troisième élémentaire (il s'agit de la quatrième année de scolarisation à l'école primaire). Cet écolier, Enrico, âgé de dix ans, est inscrit à l'école Baretti située en plein centre de la ville. Le récit s'échelonne sur les neuf mois de l'année scolaire 1881-1882, du 17 octobre qui marque le jour de la rentrée au 10 juillet, jour des vacances. Le choix de ces dates n'a rien de fortuit puisqu'il permet d'évoquer directement le passé proche de l'Italie du Risorgimento à travers les figures tutélaires de Cavour mort vingt ans plus tôt en juin 1861, de Mazzini décédé en mars 1872 et de Garibaldi dont la disparition, le 2 juin 1882, est directement évoquée dans le cours du récit. La jeune nation italienne est un des personnages principaux du roman qui évoque les luttes successives menées pour parvenir à l'indépendance au cours des guerres de 1848-1849, 1859 et 1866 dans les "récits du mois", histoires qui mettent en scène mensuellement des enfants valeureux et héroïques qui se dévouent pour une cause supérieure. Ainsi De Amicis nous livre-t-il parmi d'autres histoires celle de la petite vedette lombarde mortellement blessée en 1859 par une balle autrichienne alors qu'elle renseignait un officier italien sur les positions de l'ennemi juchée au sommet d'un arbre ou bien encore le sacrifice du petit tambour sarde qui sauve un détachement de soldats retranchés dans une maison lors de la bataille de Custozza mais paie son geste héroïque au prix fort puisqu'il est amputé après avoir reçu une balle dans la jambe. Ces "récits du mois" sont en outre l'occasion de mettre en scène, à travers leur personnage principal, les provinces italiennes : la Vénétie, la Lombardie, la Toscane, la Sardaigne, la Campanie, la Romagne, la Lombardie, la Ligurie et la Sicile. La diversité de la nation italienne est encore évoquée grâce à la figure d'un des camarades d'Enrico, Coraci, l'enfant de Calabre qui fait entrer cette province méridionale et déshéritée dans l'univers des écoliers turinois. Enfin, la patrie s'incarne dans la personne du roi Humbert qui a succédé à son père Victor- Emmanuel en 1878, roi-soldat par son rôle de jeune héros de Custozza. Plus généralement la figure du soldat, défenseur de la patrie, et celle de l'armée italienne qui a su forger l'unité, sont exaltées. Au même titre que Le Tour de la France par deux enfants paru en 1877 et auquel il peut être à juste titre comparé, le Livre Cœur développe une véritable religion de la patrie. Toutefois, ce patriotisme national, sans doute parce qu'il ne s'appuie ni sur une défaite ni sur l'amputation d'une partie du territoire, n'a pas le caractère âpre et revanchard de son équivalent français et se caractérise davantage par un humanisme abstrait et généreux exempt des connotations nationalistes auquel l'ouvrage de G. Bruno n'est pas entièrement étranger. Les valeurs morales sont personnifiées par les camarades de classe d'Enrico qui sont les principaux protagonistes du roman. Le bien absolu c'est Garrone, le fils de cheminot, l'ami de cœur des enfants et le préféré des adultes, celui qui combat les injustices, défend les faibles et se dévoue pour son prochain. De Amicis l'oppose point par point à l'horrible, à l'infâme Franti, celui qui rit de la souffrance ou de la détresse d'autrui et que rien ne parvient à amender tout au long du récit. Entre ces deux extrêmes, les autres enfants se situent dans un palier intermédiaire où le bien domine malgré des défauts ponctuels sur lesquels le récit s'ancre. L'école toutefois tire tous ces enfants

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vers le haut, à l'exception notable de Franti. Le parcours de Precossi, le fils du forgeron, est à cet égard exemplaire : il obtient des mains de l'inspecteur la deuxième médaille pour récompenser son travail scolaire acharné derrière l'indétrônable Derossi, le meilleur élève de la classe. L'école, dans le Livre Cœur, est donc bien ce lieu où le mérite vient concurrencer les hiérarchies qui dominent à l'extérieur de son enceinte. Elle est cette société heureuse et harmonieuse où la récompense constitue une reconnaissance des vertus de l'intelligence et de l'effort. Derrière ce moralisme lénifiant, la critique sociale n'est toutefois pas entièrement absente grâce à la mise en scène des conditions de vie difficiles des familles d'ouvriers et d'artisans modestes dont les enfants sont présents sur les bancs de l'école Barreti ou dans celle des instituteurs chichement rémunérés et confrontés au quotidien à des effectifs pléthoriques. Encore faut-il noter que l'école décrite ici se situe en milieu urbain et que le sort des petites écoles de villages et de leurs maîtres s'avère bien moins enviable. Si l'école dans le Livre Cœur correspond à un idéal assez éloigné de la réalité, l'éducation populaire par l'école primaire est alors l'objet de l'attention générale en Italie comme d'ailleurs dans la plupart des pays européens. Depuis la loi Casati qui a été promulguée dans le royaume de Piémont-Sardaigne en novembre 1859 puis étendue à l'ensemble du royaume avant d'être complétée par la loi Coppino du 15 juillet 1877, l'enseignement primaire est devenu gratuit et obligatoire pour les enfants des deux sexes, mais l'obligation n'est en réalité effective que pour les trois premières années de la scolarité, de six à neuf ans, et la gratuité limitée aux droits d'inscription à l'exception des fournitures scolaires payées par les parents. C'est donc un système scolaire en voie de démocratisation qui s'affirme alors dans l'Italie post-unitaire. De même, c'est une école qui semble hésiter sur le chemin d'une laïcisation complète qui apparaît, la loi Coppino maintenant une forte ambiguïté sur ce point en faisant disparaître toute allusion à l'enseignement religieux dans les programmes de l'enseignement primaire sans pour autant abroger un article de la loi Casati qui mettait la religion au nombre des matières obligatoires. L'école est en tout cas devenue une question de société essentielle dans une Italie où l'alphabétisation progresse rapidement --il existe 30 % d'analphabètes au début des années 1880-- sans pour autant parvenir à effacer les anciennes disparités régionales entre régions septentrionales où l'analphabétisme est résiduel et le Midi et l'Italie insulaire où il est beaucoup plus répandu. Sans doute est-ce la conjonction entre l'intérêt que suscite la question de l'instruction élémentaire et l'investissement des Italiens dans les thèmes et les figures patriotiques qui explique l'extraordinaire succès d'un texte vendu au début des années vingt à plus d'un million d'exemplaires et maintes fois traduit. Au-delà d'un moralisme conventionnel et désuet, injustement réduit par Umberto Eco dans deux textes traduits en annexe, Éloge de Franti et Franti strikes again, à un message réactionnaire et nationaliste, le texte de De Amicis possède non seulement une beauté formelle mais encore un pouvoir de contestation, notamment lorsqu'il souligne la souffrance morale et physique engendrée par la guerre, qui hisse le Livre Cœur au rang de chef-d'œuvre de la littérature italienne délaissé depuis les années soixante et que cette édition nous permet aujourd'hui de redécouvrir.

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Lectures

Notes de lecture

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Archives du féminisme. Bulletin de l'Association Archives du féminisme, n°4, 2e semestre 2002, 40 p.

Nicole Edelman

L'association Archives du féminisme 1 a d'abord pour objectif, comme son nom l'indique, de collecter les archives privées des militantes et des associations féministes et les archives concernant le droit des femmes, tant archives papier qu'audio-visuelles. Elle vise à les sauvegarder, les classer, les inventorier. L'association est née en juin 2000, à l'initiative de Christine Bard. Au delà de la collecte d'archives, Archives du féminisme a des projets ambitieux : en particulier celui de réaliser un guide des sources (2004) et de créer un espace consacré à l'histoire des femmes : "une cité des femmes" à Paris. Son bulletin (illustré) présente un sommaire ouvert : "vie de l'association", "recherches", "informations", "international".

NOTES

1.. Site web : http://buweb.univ-angers.fr/ARCHFEM .

Revue d'histoire du XIXe siècle, 25 | 2002 249

Mnémosyne. Bulletin d'information de l'Association pour le développement de l'histoire des femmes et du genre, n°1, juin 2002, 62 p.

Nicole Edelman

L'association et son bulletin sont nés en 2000 1. L'initiative de cette fondation revient à l'équipe de rédaction de la revue Clio, Histoire, Femmes et Sociétés. Ce premier bulletin présente l'association. Il rend compte de la journée d'études du 6 octobre 2001 organisée autour du thème : "Profession : historienne ?", c'est à dire de la question de la place des femmes dans la profession. La création et l'existence de Mnémosyne permettent de rappeler que l'histoire des femmes et du genre est loin d'être acceptée par l'ensemble des historien-ne-s français-es. Cette approche de l'histoire est pourtant partie intégrante de notre discipline. L'association a donc pour but le développement de ce type de problématique et de questionnement de l'histoire. "Ses objectifs sont à la fois intellectuels (promouvoir la dimension francophone et internationale de l'histoire des femmes et du genre, encourager les approches interdisciplinaires) et professionnels : favoriser son inscription institutionnelle et soutenir l'intégration professionnelle des chercheurs et chercheuses concernés".

NOTES

1.. Site web : http://www.mnemosyne.asso.fr .

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Louis CHEVALIER, Classes laborieuses et classes dangereuses Paris, Librairie académique Perrin, 2002, 565 p.

Jean-Jacques Yvorel

On ne peut que saluer cette réédition d'un "grand classique" d'histoire sociale qui était devenu difficilement trouvable. On regrettera cependant qu'elle ne soit accompagnée d'aucune introduction critique ou d'aucune postface sur la réception de l'ouvrage et sur les commentaires qu'il a suscités et ne cesse de susciter y compris dans cette revue (voir notamment l'article de Guy Rosa dans le n° 11). L'éditeur ne reprend même pas l'introduction que Louis Chevalier avait écrite en 1978, sous le titre de Vingt ans après pour la publication de son livre dans la collection de poche Pluriel. De plus, il n'a pas reproduit les cartes et graphiques qui accompagnaient aussi bien l'édition originale que l'édition "de poche"… et ne signale nulle part cette lacune.

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Actualités

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Thèses dix-neuvièmistes

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Culture, croyances et médecine (XIXe-XXe siècle) Mémoire pour le diplôme d'Habilitation à diriger des recherches, sous le tutorat d'Alain Corbin, Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, 2 volumes, 485 f°, soutenu le 4 juin 2002 devant un jury constitué de Philippe Boutry, Jacqueline Carroy, Alain Corbin, Olivier Faure, Jean- Yves Mollier (président) et Michelle Perrot.

Nicole Edelman

Somnambules magnétiques et médiums ont constitué mon premier travail de recherche. C'était un champ encore peu travaillé par les historiens, s'il l'est en revanche beaucoup plus par les anthropologues et les sociologues : Françoise Champion, Danielle Hervieu-Léger, les anthropologues, Wiktor Stockowski, François Laplantine, Christine Bergé, Marie-Christine Pouchelle pour ne citer que ceux qui me sont les plus familiers. Il ouvre largement sur qu'on nomme l'occultisme et à ce titre demeure pour moi un espace de recherche à part entière. Voyantes, guérisseuses et visionnaires, mon premier livre, issu de ma thèse de doctorat, visait à comprendre le surgissement du magnétisme et du somnambulisme magnétique à la fin du XVIIIe siècle et l'épanouissement d'une forme de clairvoyance et de transe au XIXe siècle. Je m'interrogeais à la fois sur la signification de ce sommeil qui plaçait au cœur de l'Occident chrétien une forme de transe originale et singulière et surtout sur le sens d'une telle posture pour une femme du XIXe siècle. Pour ce faire, je cherchais à saisir les conditions d'apparition et de transformation de ce savoir magnétique et somnambulique et à cerner pour les analyser les pratiques des groupes, cercles et autres sociétés que ce savoir créait, et je mettais au jour les enjeux sociaux, politiques, et scientifiques de tels mouvements. Enjeu politique : le magnétisme somnambulique et le premier spiritisme ont bien des liens avec les socialismes de Fourier et Saint-Simon et ils sont sans doute combattu aussi à ce titre ; enjeu social : ainsi, le partage des rôles entre hommes et femmes est sous-jacent au discours et à l'activité des voyantes ; enjeu scientifique enfin : l'opposition des conceptions magnétiques à celles de la médecine clinique "académique" est implacable. Et c'est bien pour cette raison que je passais de l'étude de

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la voyante à celle de l'hystérique, mon deuxième champ de recherche. Une grande partie des médecins était formelle : les voyantes sont des hystériques. Il s'agissait donc de comprendre pourquoi il en était ainsi et par quels cheminements on pouvait arriver à de telles conclusions. Là encore, si la médecine a de nombreux historiens, l'hystérie n'avait pas été interrogée à travers les métamorphoses de son étiologie et les enjeux dans lesquelles ces transformations étaient immergées. Voyantes et hystériques, que j'ai prises successivement pour objets d'études sont deux figures dérangeantes et dissonantes dans le temps où elles vivent et à ce titre, elles révèlent l'état et l'évolution d'une société, ses modes de fonctionnements et ses dysfonctionnements. La voyante dérange par sa pratique, sa parole et ses écrits, par la place qu'elle tient à l'écart du privé. L'hystérique est gênante, elle interroge les règles et les interdits de la société ; sa maladie est problématique pour la médecine puisque sa symptomatologie ne cesse de changer dans un jeu d'inventions et de découvertes entre le médecin qui dit savoir et l'hystérique qui toujours déconcerte dans l'expression de sa demande et de sa souffrance. Saisir le corpus. Comme la voyante, l'hystérique peut paraître insaisissable puisqu'elle n'est visible, perceptible qu'à travers ses représentations. En effet, l'histoire des sciences, même si le débat reste ouvert entre réalistes et constructionnistes, me semble clairement démontrer la fragilité de la vérité scientifique. Georges Canguilhem avait déjà avancé l'idée que l'histoire des sciences n'est pas l'histoire d'une progression vers la vérité, pas plus que l'histoire du vrai mais celle de discours véridiques. Il suffisait alors de retrouver les cheminements qui ont conduit à élaborer tel ou tel énoncé, en fonction d'une certaine norme interne à une activité scientifique donnée. En cela, l'histoire des sciences se constituerait quand même sur un autre mode que l'histoire en général. Et Michel Foucault souligne que c'est la "référence à l'ordre du vrai et du faux qui donne à l'histoire des sciences sa spécificité et son importance". Pourtant dans l'histoire de l'hystérie et des métamorphoses de l'hystérique, cette référence au vrai et au faux est brouillée et fluctuante puisque, jusqu'à nos jours, le vrai n'a pas été découvert (même si la psychanalyse a profondément bouleversé la conception de l'hystérie). Il n'y avait donc pas d'appui possible sur une vérité scientifique. On sait que la Nature ne parle jamais d'elle-même, que ce sont toujours des hommes qui parlent en son nom, ce qui ne veut bien sûr pas dire que leurs énoncés en soient dissociés. Ainsi, à la suite de Dominique Pestre, je dirai que la science peut devenir "un dispositif qui produit et invente un ordre et non un dispositif qui dévoile l'ordre caché de la nature", le social se reconstruisant ainsi en permanence. Les hystériques n'avaient donc d'existence, n'étaient visibles et perceptibles qu'à travers les réalités produites par d'autres, d'abord les médecins --et ils sont très prolixes-- mais aussi par tous ceux qui parlent de l'hystérie, les écrivains en particulier. Je pense en effet que ces récits fictifs nous renseignent sur le "réel" de l'hystérie même si ils n'ont que peu de rapport direct avec la réalité ; la fiction littéraire nous apporte alors "un inexprimable autrement". Le texte littéraire n'est ni témoignage, ni reflet, ni illustration, il est autre, et qui plus est, il est à son tour, capable de susciter du réel que les acteurs sociaux intériorisent et valident. Pour les hystériques, c'est patent. Le roman, le théâtre, le Grand-Guignol puisent ainsi leur inspiration dans les ouvrages théoriques des médecins, sur les amphithéâtres des hôpitaux et dans leurs salles communes, les chanteuses épileptiques copient les gestes et les attitudes des malades qui en retour amplifient et modifient les signes de leur pathologie. Flaubert comme Baudelaire, dans les années 1850, détournent le discours médical et dévoilent la

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difficulté de penser l'homme hystérique tout en l'inventant à l'encontre de la nosologie et de l'étiologie savante. Ils pensent, avant Charcot et différemment de lui, une virilité hystérique faite de passion et de transgression. Aux hommes la démesure hystérique féminine, celle de l'excès, du manque ou du débordement. Pourtant, dans l'ensemble, le discours littéraire place et maintient l'hystérie du côté d'un détraquement du sexe féminin. La neurologisation radicale de l'hystérie, "névrose de l'encéphale", qu'effectue Pierre Briquet en 1859, n'est absolument pas entendue ni par les romanciers, ni par les poètes. En 1865, les Goncourt publient Germinie Lacerteux, invention romanesque d'une figure de l'hystérique plongée dans la trilogie du sang, des nerfs et du sexe. Zola place de même sa tante Dide, Adélaïde Fouque, grande ancêtre des Rougon-Macquart, de ce même côté. Le roman naturaliste s'appuie sur les théories médicales tout en les subvertissant, il représente une femme hystérique au corps détraqué, il témoigne de la sensibilité, de la nervosité de la femme et des blessures toujours possibles de son sexe. In fine, Phèdre et Salomé sont hystérisées. La littérature maintient l'hystérique, envers et contre toute nouvelle théorie médicale neurologique, comme Vénus tout entière à sa proie attachée. Enfin l'Église s'intéresse à l'hystérie et des médecins catholiques théorisent à leur tour cette maladie surtout quand des médecins matérialistes expliquent dans la seconde moitié du XIXe siècle que possession diabolique et hystérie sont peut-être des symptômes équivalents. La pathologisation de la possession --dans certaines limites-- est acceptée et ce basculement débute à Morzine, lors des phénomènes qui touchent les femmes du village en 1857. En revanche, Église et médecins catholiques défendent l'extase et le miracle, essentiel à la croyance au surnaturel. La polémique prend des caractères aigus puis devient un combat quand les miraculées de Lourdes sont données par nombre de médecins positivistes, souvent grands patrons d'hôpitaux, Jean-Martin Charcot ou Hyppolite Bernheim, comme des hystériques guéries par suggestion. Ce corpus lu et découvert, il fallait l'interpréter, mettre au jour l'interaction entre médecine et société, science et politique, entre normes sociales et normes scientifiques, entre les valeurs imposées et les discordances, comprendre le rapport entre ces normes et leur appréhension, leur intériorisation, restituer les tensions, les antagonismes. En allant le plus loin possible en amont des données pour saisir les constructions culturelles, médicales, sociales et politiques, percevoir enfin les rapports de dominations et l'ensemble des enjeux, cherchant non pas un contexte, ni même une contextualisation mais une historicité selon Michèle Riot-Sarcey. Les métamorphoses de l'hystérique apparaissent ainsi comme révélatrices des peurs et de des questionnements du XIXe siècle mais aussi de ses évolutions culturelles, politiques et sociales, en particulier de la construction de la différence des sexes, de la recomposition permanentes des valeurs et des fonctions des hommes et des femmes, enfin de leur sexualité et finalement de leur existence en tant que sujet. Et plus simplement, dans le domaine de la médecine, elles permettent de découvrir les luttes entre aliénistes et neurologistes qui se déploient, lutte professionnelle, lutte pour le pouvoir au sein de l'institution hospitalière, soutenue ou non par le politique. Luttes qui induisent une vision de la maladie, la folie hystérique stigmatise combien plus que l'hystérie, maladie nerveuse. L'hystérique, comme symptôme d'un état social, acquiert ainsi une grande visibilité à des moments particuliers de crises : dans les incertitudes et les doutes de la fin du XIXe siècle, à Lourdes dans les années 1890, dans les salles des hystériques et épileptiques non aliénées du service de Charcot à La Salpêtrière dans les années 1870, à Morzine à la

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fin des années 1850. L'entremêlement entre social, religieux, médical et politique prend alors toute son ampleur. À Morzine, à la fin des années 1850, au moment où l'hystérique savante devient une malade respectable atteinte d'une maladie neuro- cérébrale, la figure de l'hystérique est marquée par le débordement et la transgression et le village se trouve confronté à la possession et au diable. Les médecins aliénistes sont alors envoyés, sommés de réagir sous la pression des pouvoirs tant médicaux que politiques à cette explosion de possession. Ils vont intégrer ces phénomènes à une nosologie hystérique et pathologiser pour la première fois la possession. L'hystérique devient alors une figure de référence, un cadre d'intelligibilité de ces déviances. Elle permet d'établir une norme scientifique qui, loin d'exclure ou de rejeter, assimile au contraire ces formes de révolte à une maladie bien définie et gomme ainsi leur caractère socialement dérangeant. En même temps, ces médecins aliénistes qualifient pour la première fois l'hystérique de folle cherchant à intégrer l'hystérie à leur savoir, ce qui ouvre le conflit entre généralistes, neurologistes et aliénistes. Par ailleurs, la question est aussi politique, les aliénistes dépendant en effet du ministère de l'Intérieur doivent ramener le calme et rétablir l'ordre public sans heurter la susceptibilité des notables savoyards qui viennent d'être rattachés à la France. Les Morzinoises troublent l'ordre public et mettent en cause l'ordre social dans une région rurale qui vient d'être annexée. Enfin, l'avancée de la médecine dans l'espace religieux est une étape importante en ce qu'elle marque "le naufrage de la possession" qui était jusqu'alors une "catégorie recevable [qui] autoris[ait] l'expression du trouble psychologique et corporel". Seule la possession pouvait dire "le trouble dans le langage du mal et [donner] aux violences des possédées l'innocence de la souffrance". Le possédé était pris en charge par la communauté qui le "conduisait vers les instances propres à le délivrer". L'hystérique en revanche est face à elle-même, enfermée dans la violence corporelle de ses convulsions mais son délire ne peut plus référer à cet Autre diabolique. Ainsi "à partir de 1865, la symptomatologie, observée officiellement du mal de Morzine change de forme. La parole laisse place aux soubresauts et aux pantomimes muettes à l'Église. La douleur ne peut plus parler". Pourtant la révolte ou le désarroi des Morzinoises s'étaient d'abord naturellement et culturellement coulés dans les formes d'expression connues de la possession. Sous couvert de possession, elles exprimaient sans doute leur révolte et leur mal-être en transgressant les règles élémentaires qui doivent régir la vie d'une femme et a fortiori d'une jeune fille. La réponse que leur font les aliénistes est péremptoire et autoritaire. Leur comportement est lu comme un signe pathologique, elles sont définies comme hystériques ou folles hystériques, un diagnostic humiliant voire infamant. Ces femmes n'ont plus alors de communication possible avec leur communauté villageoise et semblent traduire cette impuissance dans les formes de leurs crises. Le diagnostic d'hystérie en dénouant les liens entre individues et communauté que créait la possession, dénie le sens des crises des Morzinoises dont les maux ne sont alors renvoyés qu'à elles-mêmes. L'Autre diabolique a disparu. Elles sont dites hystériques pour des raisons individuelles, privées voire intimes. Elles sont données comme folles de leur corps et dites folles tout court. Avec évidence donc, les métamorphoses de l'hystérique ne s'appuient pas seulement sur le médical. Ainsi, après la Révolution française, Jean-Baptiste de Louyer-Villermay (1775-1837) définit l'hystérie comme une névrose génitale de la femme, liée à une lésion du système nerveux utérin, elle-même due à des besoins sexuels inassouvis.

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Mariage, et masturbation bien sûr péremptoirement condamnée, permettent la disparition de la maladie. Si Étienne Georget (1795-1828) réfère dès les années 1820 l'hystérie à une névrose cérébrale et si les médecins magnétiseurs interprètent eux aussi la maladie comme indépendante de la sphère génitale, ils ne sont pas entendus. La Restauration monarchique a poursuivi la re-construction d'une famille bien ancrée dans le catholicisme et ses valeurs et fondée sur la puissance du père, re-fondation, commencée sous le Consulat et validée par la promulgation du Code civil. Dans ce cadre, référer la femme à une nature excessive, ne met pas en danger le pivot social qu'est la famille, au contraire même, puisque l'hystérie cesse lors du mariage qui devient de facto une protection de la fragilité naturelle du Sexe. Les choses changent singulièrement dans les années 1830, moment de tous les possibles, celui de la République entrevue par quelques-uns mais aussi temps des "réformateurs sociaux", tels les saint-simoniens ou les fouriéristes qui prônent une émancipation des femmes. D'autres théorisations de l'hystérie apparaissent alors ; en 1830, celle de Frédéric Dubois d' (1799-1873) dont les travaux sont primés par l'Académie royale de médecine de Bordeaux. Dubois d'Amiens attribue lui aussi l'hystérie à une surexcitation nerveuse de la matrice qui n'est cependant plus liée à des passions sexuelles mais à l'exquise sensibilité des femmes, trop maternelles. En 1845, c'est l'Académie royale de médecine qui donne un prix ex-aequo à Hector Landouzy et Jean-Louis Brachet (1789-1858), l'un et l'autre renvoient la maladie à des étiologies nerveuses ; Landouzy à une névrose de l'utérus qui induit des effets pathologiques sur le cerveau (et il n'exclut pas une hystérie masculine dont l'étiologie relève en ce cas d'une affection de l'appareil ganglionnaire génital mâle), Brachet à une névrose du système nerveux cérébral, l'hystérie masculine est, pour lui aussi, pensable mais elle ne concerne que des hommes efféminés dont le système nerveux est de sensibilité féminine. À cette date, l'hystérique devient donc une femme honorable, trop sensible, trop sentimentale, elle est moralement recevable. Le mariage n'est d'ailleurs ni pour Landouzy, ni pour Brachet une panacée. La femme doit simplement être protégée, surveillée par son mari ou son médecin. Fragiles, toutes les femmes sont, par nature, menacées d'hystérie. En ce domaine, le discours ne changera plus guère jusqu'au XXe siècle (et sans doute jusqu'au XXIe siècle). Le libéralisme fait de la famille un pilier essentiel de la société et du politique, aussi bien sous la monarchie de Juillet que sous la IIe République (sauf le court moment de février à juin 1848) et le Second Empire. Femmes et hommes sont pensés comme complémentaires, la mère-épouse représente le sentiment, elle est gage de moralité. Son excès sexuel se doit d'être gommé. La thèse neuro-génitale est ainsi largement défendue pendant les années 1850 par des "patrons" d'hôpitaux tels Négrier, Schutzenberger, Piorry qui pathologisent le plaisir sexuel des femmes en l'hystéricisant. Les transformations de la figure de l'hystérique suivent en effet une stratégie de mise au silence ou du moins de mise en sourdine de toute expression du désir sexuel des femmes, les épouses et mères étant données comme modèles. À ce titre, P. Briquet en 1859 marque un point d'apogée à la fois de la neurologisation et de la désexualisation de la maladie puisqu'il est le seul à ne la référer ni à l'utérus, ni aux ovaires, il fait de l'hystérie une névrose de l'encéphale, il place donc l'étiologie de la maladie au niveau le plus haut du système nerveux. Il rapporte lui aussi la maladie à l'excessive sensibilité des femmes et construit une hystérique maternante, prolétaire et dolorosa.

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Pourtant, dans ces mêmes années l'hystérique sort des hôpitaux, la plume des médecins n'en a plus l'exclusivité, écrivains et journalistes s'en emparent créant une parole bien souvent dissonante par rapport au discours médical et une parole fortement sexuée. Ce dualisme met d'ailleurs au jour les difficultés de la construction d'un modèle féminin dominant. Dans ce cadre, on comprend la difficulté de penser l'homme hystérique en tant qu'être viril, Georget, Brachet, Briquet le jugent concevable mais le définissent comme un efféminé, un inverti, pour Briquet même son existence est "le renversement des lois constitutives de la société". Or si Jean-Martin Charcot (1825-1893) élabore, pour la première fois, un hystérique viril et définit l'hystérie comme "une et indivisible", maladie hors du temps, partagée par les femmes et par les hommes, une maladie nerveuse comme les autres, les analyses des textes charcotiens infirment cette donnée : les hystériques femmes ne sont pas identiques aux hystériques hommes. Pour comprendre ce paradoxe, j'ai posé la question en terme à la fois d'enjeux sociaux, au sens de la place des hommes et des femmes et d'une politique sociale et je me suis référée au modèle républicain, considérant que l'hystérie était une et indivisible, puisque Charcot l'affirmait, mais comme la République : les hommes et les femmes y étaient complémentaires et inégaux. Le modèle référentiel était cette fois la femme, l'Autre étant l'homme. Toutes les femmes étaient susceptibles d'être touchées par la maladie, en revanche, seule une catégorie d'hommes était menacée, les ouvriers, artisans, forgerons puis les vagabonds et les errants. Les hystériques masculins ne peuvent renvoyer qu'à une minorité pathologisée. Un homme --un vrai--, un citoyen, un électeur, un père ne peuvent pas être qualifiés d'hystériques, la femme --toutes les femmes-- peuvent l'être en revanche. Quand Charcot meurt le 16 août 1893 dans une auberge du Morvan, l'hystérique neuro- cérébrale, l'hystérique à la fois homme et femme qu'il a voulu imposer, disparaît vite car déjà vaincu-e par d'autres figures venues tant du monde médical que littéraire, qui n'ont jamais cessé de rôder tout autour. L'hystérie savante se délite, se défait à travers des étiologies et des nosologies qui se multiplient sans qu'aucun modèle ne s'impose, pas plus celui de Janet que de Babinski et son démembrement ou de Déjerine et moins encore, on le sait, celui de Freud. En revanche, la représentation publique de l'hystérique ne connaît plus guère de retouches. Hystérique est une injure adressée aux femmes car l'hystérique est indéniablement femme, qualificatif donné aux foules (féminines), l'hystérique se fige dans une figure de l'excès, à la nervosité extrême, frénétique, érotique et irresponsable. Ce passage de l'hystérie neuro-cérébrale à l'hystérie psychique correspond aussi à celui d'une interrogation sur la femme, sa place sociale, son rapport au masculin à une interrogation sur le sujet, un sujet cette fois universel et non plus seulement féminin. Ce basculement fin de siècle se situe au moment d'une crise qui se traduit par les doutes portés sur l'efficacité du libéralisme économique et politique, après le boulangisme, Panama et l'affaire Dreyfus, par la mise en cause de certitudes tant scientifiques que religieuses (le développement d'une nébuleuse de pensée de type occultiste en est une conséquence), enfin par la crainte d'une dégénérescence de la race française et d'un déclin démographique. Par ailleurs, la colonisation et la mainmise sur de nouveaux territoires invitent à re-penser l'être humain dans une diversité raciale et hiérarchisée qui justifie l'oppression des "colonisés", considérés comme des sous-hommes ou pas encore tout à fait des hommes. À travers l'hypnose et la suggestion, Babinski, Bernheim, Janet et Freud, tous découvrent, à des degrés divers et avec des interprétations différentes, les feuilletages

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du moi de l'hystérique. Cette rupture médicale fait vaciller les convictions et les certitudes qui entourait l'unicité du Moi depuis les Lumières. Si la suggestion peut faire de chacun, hystérique ou pas, des sujets assujettis à un Autre, que faire du concept de l'individu libéral, doué de raison et "hors de l'état de tutelle" (Kant), condition de sa liberté ? Et le soupçon est aussi porté sur la conscience éclairée puisque l'individu peut se trouver déterminé à son insu, des affects refoulés ou enfouis pouvant resurgir sous des formes masquées dans la vie de chacun puisque dorénavant chacun possède quelque chose en lui qu'il ne maîtrise pas, un inconscient ou un subconscient. Ainsi, les hystériques ne parlent plus seulement avec leurs corps qui cependant toujours se manifeste, signifiant physique essentiel de l'hystérie, mais elles-ils disent leurs souffrances et sont écouté-e-s. Dans le cadre de toutes les psychothérapies, celle de Déjerine comme celle de Janet ou celle de Freud (qui devient psycho-analyse), le médecin enjoint à l'hystérique de raconter son passé qui est alors écouté en tant que tel. Le malade devient un être qui parle. Janet reconstruit la vie de ses patient-e-s en y cherchant les idées fixes subconscientes isolées du champ de conscience et il préfère bien souvent les détruire par la suggestion sous hypnose ou les neutraliser en remplaçant une idée pathogène par une autre qui ne l'est plus sans toujours les mettre au jour de la conscience de son sujet. Déjerine recherche "l'action libératrice de la confession" puis vise à remodeler la vie de son patient, à "réorienter sa personnalité". Freud fait en sorte que le malade parvienne à vaincre la résistance qui s'oppose au retour de la représentation pathogène oubliées et maintenue hors de la conscience. Si en 1892, avec Breuer, dans les Études sur l'hystérie, il admet encore la suppression de cette représentation par suggestion médicale, en revanche, il ne cherche plus ensuite qu'à faire découvrir par le (Moi du) sujet lui-même le sens caché de ses symptômes, qu'à lui permettre de transformer sa "misère hystérique en malheur banal" pour, avec "un psychisme redevenu sain", être capable de mieux lutter contre ce malheur. Dans tous les cas, le médecin est indispensable pour décrypter et interpréter le signifiant du discours de l'hystérique dont il-elle doit encore reconnaître et accepter la vérité. Du côté médical, le travail sur l'hystérique a ainsi permis l'émergence d'une nouvelle herméneutique, rupture décisive qui marque la naissance tout à la fois de la psychiatrie et de la psychanalyse. Les métamorphoses de l'hystérique ne s'arrêtent pas pour autant, si l'hystérique ne tient plus les premiers rôles, beaucoup se demandent qui l'a remplacée, l'anorexique ou les malades qui expriment ce syndrome de fatigue chronique pour lequel neurobiologiste et psychiatre s'opposent.

INDEX

Mots-clés : 2002 these 2002

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Les lois du genre. Identités, pratiques et représentations sociales et culturelles, France, XIXe siècle Mémoire pour le diplôme d'Habilitation à diriger des recherches, sous le tutorat d'Alain Corbin, Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, soutenu le 26 juin 2002 devant un jury constitué de Jean-Claude Caron (président), Alain Corbin, Arlette Farge, Agnès Fine, Michelle Perrot et Jacques-Guy Petit.

Gabrielle Houbre

La première problématique, qui traverse mes recherches depuis leur début, et sous l'égide de laquelle j'ai choisi de ranger l'ensemble des publications retenues pour ce dossier d'habilitation à diriger des recherches, est celle du genre. L'attention constante portée à la construction sociale et culturelle des identités sexuelles ainsi qu'aux relations entre les hommes et les femmes leur donne, je le crois, une première cohérence. Ductile et malléable dans le temps et dans l'espace, le genre est un outil d'analyse d'autant plus précieux et pertinent que, loin de s'inscrire dans une démarche autarcique, il a vocation à croiser toute approche historique et se prête parfaitement à la pluridisciplinarité. C'est notamment autour de cet axe que s'est ordonnée une nouvelle réflexion sur la genèse sociale des sentiments qui a abouti à la parution de mon livre sur La Discipline de l'amour 1. Issu de ma thèse, cet ouvrage s'en démarque pourtant nettement par l'exploitation de nouvelles sources, mais aussi par le souci systématique d'étudier, dans une perspective comparatiste, aussi bien l'initiation amoureuse des filles que des garçons dans le premier XIXe siècle. Il est vrai que les demoiselles romantiques, que j'avais quelque peu négligées, sont alors et sans doute plus qu'à tout autre époque de l'histoire , maintenues dans une ombre sociale malaisée à dissiper. Les sources directes, en effet, les confidences non médiatisées susceptibles de renseigner sur l'intimité de ces jeunes filles sont rares, alors que l'on dispose d'écrits personnels plus nombreux et plus libres de leurs frères. Je me suis donc trouvée face à un silence ou à une parole confisquée qui m'ont fait partager la frustration de Mérimée déclarant en 1829 : "Je

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donnerais volontiers Thucydide pour des mémoires authentiques d'Aspasie ou d'un esclave de Périclès" 2. La notion de construction socioculturelle des sexes confirme ici sa pertinence. Les modèles et les modalités éducatifs, fortement sexués, façonnent en effet la masculinité et la féminité. Au terme de l'enfance, à l'heure de la séparation des sexes, la rupture affective des filles et des garçons avec leur mère et le noyau familial ne s'opère pas avec la même brutalité. Le collège, lieu d'enfermement et de contraintes autant que d'instruction, se révèle particulièrement éprouvant pour les garçons qui se heurtent à sa rudesse matérielle, à une continuelle pression intellectuelle et morale, à des processus normatifs vexatoires sinon violents. Le théâtre de la virilité y est régi par des codes collectifs et par une rhétorique grossière qui s'appuient avec ostentation sur le mépris des femmes. Ainsi s'affirme la cohésion du groupe et sa suprématie sur l'individu. Mais ainsi s'explique aussi la constitution d'un imaginaire parallèle, capable de sublimer "la" femme et le sentiment amoureux. La lecture clandestine des textes romantiques, qui proposent une idée alternative de la masculinité et des rapports de couple, peut alors être interprétée comme une autre manière d'échapper à l'imposition de cette identité sexuelle dans laquelle ils peinent à se reconnaître. Aux filles dûment chapitrées par leur mère et l'Église, sont inculquées dans les couvents, les pensionnats et en famille, les vertus propres à leur nature, ainsi que les charges futures inhérentes à leur féminité. Le modèle éducatif catholique, loin de privilégier comme son homologue anglo-saxon protestant, la formation de jeunes filles averties et responsables, isole les filles dans une innocence abêtissante 3. Longtemps les filles sont incapables de fronder un ordre politique et social corporel qui spécule sur leur virginité, régule leurs gestes, économise leurs désirs et leurs plaisirs pour mieux faire fructifier ce capital féminin dans le mariage. Mais, à partir de la fin du Second Empire, c'est bien en s'appropriant progressivement les "techniques de leur corps", pour reprendre l'expression de Marcel Mauss, notamment à travers le flirt ou le sport, que les filles vont chercher à déjouer ces lois du genre. De tels objets de réflexion gagnent nécessairement à s'inscrire dans une perspective diachronique élargie. C'est ainsi que j'ai décidé d'aller plus avant dans le XIXe siècle, puis le XXe aussi bien que de me tourner vers la fin de l'Ancien Régime pour mieux appréhender les constantes et les points de rupture dans l'éducation des jeunes gens. La société des Lumières, par exemple, ménage des interstices de liberté pour ses filles et certains de ses membres les plus progressistes peuvent pour elles se déclarer en faveur d'une connaissance et d'une permissivité sexuelle accrues 4. C'est le cas de Diderot, entamant sans détour l'éducation sexuelle de sa fille Angélique, alors âgée de quinze ans ; il est vrai que le philosophe était convaincu de "l'inconvénient d'attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas", comme il sous- titre joliment sa réflexion sur les mœurs sexuelles dans son Supplément au voyage de Bougainville (1773-1774). C'est encore le cas de Laclos, qui dans son essai sur L'Éducation des femmes (1783) va jusqu'à célébrer les désirs charnels de la jeune pubère. Autant de pratiques et de discours parfaitement impensables au siècle suivant, qui se délecte d'une morale pudibonde étouffante. Un autre tournant s'observe lors de la Belle époque qui voit la machine sociale se gripper. Les codes régissant les relations entre les sexes sont ouvertement mis en cause par les femmes dont la visibilité s'accroît, notamment sur la scène littéraire. Marcelle Tinayre est de celles-ci. Romancière à succès, elle représente la quintessence de ce que le milieu des lettres exècre : bachelière donc bas-bleu, belle-fille d'une communarde,

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libre d'esprit donc licencieuse et anticléricale, féministe à ses heures, elle cristallise sur sa personne une hostilité dont les manifestations vont apparaître avec éclat lors de l'épisode de sa Légion d'honneur manquée (1908) 5. Proposée pour la décoration, elle l'accueille en effet avec une feinte désinvolture qui ne lui sera pas pardonnée : une virulente campagne de presse s'engage alors, gagnant les rédactions de tous bords les unes après les autres pour protester contre ce qui est perçu comme une insulte. Après la parution de plus d'une centaine d'articles en l'espace d'une semaine, le conseil de l'Ordre de la Légion d'honneur met fin à une polémique qui éclaboussait, à travers la romancière, le gouvernement et la République, en refusant d'entériner la proposition ministérielle, fait rarissime sinon unique dans les annales. Ce qui étonne dans ce micro- événement n'est pas tant l'expression d'une misogynie ordinaire que l'intensité émotionnelle dont elle est chargée. Un tel emportement collectif, loin d'être insignifiant, est à lire et interpréter comme une passion sociale très révélatrice de ce qui se joue dans l'ombre, du côté de l'irrationnel et du refoulé. Étudier, comme Norbert Élias le préconise dès 1939, la "morphologie" de ces passions et les structures pulsionnelles du corps social qu'elles expriment la frustration, l'envie, la colère, la peur ou l'amour , c'est adopter une méthode d'analyse qui peut se révéler très fructueuse. J'ai décidé très tôt, pour ma part, de ne pas me priver de cet inappréciable outil d'intelligibilité de l'histoire et c'est, sans doute, ce qui constitue un deuxième point de cohérence de ma démarche intellectuelle. Si une telle grille de lecture semble des plus légitimes et des plus attendues lorsqu'il s'agit d'étudier la monarchie censitaire, baignée par un imaginaire amoureux romantique collectivement structuré, elle ne l'est pas moins pour l'analyse d'autres périodes ou événements dont la charge émotionnelle n'apparaît pas aussi immédiatement. Il en est ainsi du ruban rouge manqué de Marcelle Tinayre et du scandale qui l'accompagne : au-delà d'anecdotiques mesquineries et frustrations qui agitent le petit monde des Lettres, tout ce tapage agressif est révélateur d'un malaise autrement profond, qui prend la forme d'un débordement émotionnel sur fond de dépression identitaire masculine. L'"affaire" Marie Isabelle présente un certain nombre de caractéristiques similaires. Même si le scénario de départ est bien différent, il met en place une configuration dramatique analogue, opposant une femme seule, coupable d'usurpations de privilèges virils, à une communauté d'hommes hostiles et parfois vociférants 6. Là aussi, l'inquiétude de voir les lois du genre bafouées, comme les angoisses identitaires, jouent un rôle central dans le déroulement de l'histoire. Quand celle-ci débute, en 1854, l'issue n'est certes pas incertaine car tout dans la démarche de cette femme, qui prétend apprendre aux officiers de l'École de cavalerie comment dresser leurs chevaux de troupes ne peut mener qu'au conflit. Audacieuse jusqu'à la transgression, Marie Isabelle l'est à plus d'un titre. La méthode dite du "surfaix-cavalier" qu'elle est chargée par le ministre de la Guerre d'enseigner à l'École de cavalerie, c'est elle qui l'a conçue. De ce fait, elle est bien davantage qu'une écuyère de talent car elle s'arroge une autorité théorique dans l'art équestre, jusqu'alors domaine strictement réservé des hommes. Cette réflexion sur le dressage des chevaux de troupes, ceux-là même que l'on emploie sur les champs de bataille au moment où, précisément, se prépare la guerre de Crimée est déjà en soi inédite sous la plume d'une femme. Elle l'est encore bien davantage si l'on considère l'exploitation qu'en a fait la dresseuse. Elle a ainsi réussi à y intéresser les trois principales puissances militaires et économiques du moment l'Angleterre, la France et la Russie qui l'accueillent pour la démonstration de sa

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méthode, rémunèrent ses services, voire achètent son procédé du "surfaix-cavalier" avec l'intention de le mettre en application dans leur cavalerie. C'est ainsi que le ministère français de la Guerre en fait l'acquisition pour une somme coquette, au nez et à la barbe de deux des plus grands écuyers de l'histoire de l'équitation, François Baucher et le comte d'Aure, qui se sont vu refuser cet honneur. Lequel d'Aure est pourtant l'écuyer en chef du prestigieux manège de l'École de Saumur, institution dans laquelle Marie Isabelle va donc devoir imposer une présence scandaleuse à plusieurs égards : comme femme, comme roturière, comme civile et comme investie d'une autorité officielle, symbolisée et matérialisée par une solde équivalente à celle d'un colonel. Cet épisode insolite, sur lequel j'ai pu réunir un dossier documentaire assez complet, devait fournir la matière d'un article dans le cadre d'une réflexion plus générale sur le fonctionnement de l'institution militaire, école de virilité. Mais, c'est lorsque j'ai voulu, naturellement, me renseigner davantage sur cette intruse qui a mis Saumur en ébullition, que mes ennuis de chercheuse ont commencé. À mesure que je sentais plus intriguée, voire happée par cette personnalité fuyante, les "signes, traces, pistes" chers à Carlo Ginzburg et à la micro storia, se révélaient bien ténus et je me suis trouvée dans la même situation que Gérard de Nerval à la recherche de son Angélique, courant d'une bibliothèque à une autre, dans l'espoir souvent déçu de glaner quelque renseignement 7. Il est vrai que Marie Isabelle n'a pas claironné qu'elle était fille d'un cordonnier de province, qu'elle requalifie d'ailleurs avantageusement de "rentier" sur son contrat de mariage et, d'une manière générale, elle ne m'a pas facilité la tâche, ne serait-ce que pour établir son identité et parvenir à la localiser : il semble en effet qu'elle ait débuté une carrière au théâtre mais sous un nom inconnu, elle a tenu fort longtemps une prospère boutique de modes sous son deuxième prénom Stéphanie , elle a multiplié les adresses professionnelles et privées jusqu'à en posséder au moins trois au même moment et quant à savoir si et quand elle habitait avec son mari, j'ai renoncé à toute certitude sur ce sujet. Ces difficultés et ces lacunes m'ont entraînée dans de nombreuses fausses pistes qui m'ont appris la patience, ou ce qui s'en rapproche le plus, et la nécessité de savoir brider son imagination. Ainsi, quand il s'est agi de chercher la mort de Marie Isabelle dans les actes de décès, je lui ai prêté, sans doute encore influencée par mes lectures romantiques, deux fins également pathétiques : dans le premier scénario, elle mourait mendiante sur le parvis de Notre Dame, en plein hiver, jusqu'à ce que je me résigne à accepter que l'acte de décès de cette Isabelle-là n'était pas le bon. Dans le second scénario, appuyé cette fois sur l'authentique acte de décès, le 15 septembre 1875, l'issue était plus rocambolesque : m'apercevant qu'au 42 rue de Sèvres où elle était décédée, un homme y mourait aussi le même jour, quelques heures auparavant, tous deux étant habituellement domiciliés à des adresses différentes, j'ai aussitôt imaginé un suicide en deux temps sanctionnant un rendez-vous amoureux clandestin. Après vérification, j'ai du admettre que la réalité était beaucoup plus prosaïque et que le 42 rue de Sèvres abritait l'hôpital temporaire, dernier refuge des indigents. La vraie mort de Marie Isabelle, d'une mauvaise méningite, était donc tout aussi pathétique mais cruellement ordinaire. La forme que j'ai donnée à mon manuscrit porte la marque de mes doutes ainsi que des réflexions que j'ai pu tirer de ces errements. La richesse des archives a permis à la première partie de prendre la forme d'un récit, dont les éléments narratifs (personnages, action, cadre spatio-temporel) s'organisent de façon suivie et cohérente.

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Il m'a fallu, en revanche, pour la seconde partie, adopter une stratégie différente tant le parcours de Marie Isabelle se réduisait à des bribes, des fragments disparates qui ne pouvaient en aucun cas constituer une biographie. Soucieuse de ne pas surinterpréter ni reconstruire une vie dont beaucoup nous échappe, je me suis arrimée aux archives et aux documents en suivant une démarche qui obéissait avant tout à une logique épistémologique et génétique. Pour autant, même exclus d'un dispositif narratif, les fragments biographiques que j'ai pu collecter, ne forment pas un ensemble si disparate qu'un lecteur ne puisse suppléer aux manques et recomposer l'unité effacée de cette vie. Sans doute est-il malaisé de relier certaines séquences entre elles, mais du moins s'épargne-t-on la frustration de ne pas connaître la fin de l'histoire. En effet, même si la trace de la dresseuse se perd après l'épisode saumurois, elle réapparaît quelques huit années plus tard, dans un autre contexte. En 1863, Marie Isabelle après avoir, à son échelle, cédé à la fièvre spéculative des années haussmanniennes, se trouve à la tête d'un ancien haras impérial loué à la Ville de Paris dans le très chic Bois de Boulogne dont elle compte faire un établissement hippique à l'intention de la fine fleur de la société parisienne. C'est là que s'amorce la déchéance de cette parvenue qui risque sa fortune dans cette entreprise capitaliste audacieuse et la perd toute. Après plusieurs chaînons manquants dans son parcours, on la retrouve en 1874, ne s'étant pas remise de sa faillite, financièrement aux abois, tentant d'obtenir des secours du ministère de la Guerre en rappelant sa gloire passée et sa méthode, qu'elle tente vainement de vendre une seconde fois. La chance ayant définitivement tournée, elle rentre à l'hôpital pour y mourir, rejoignant en cela le sort de ses parents et renouant in fine avec une condition sociale dont elle avait pourtant tout fait pour s'affranchir. Au-delà du destin singulier de Marie Isabelle, une lecture sociale plus large est possible. Elle permet en effet de nuancer l'opposition de certains paradigmes interprétatifs utilisés pour l'analyse de la société du XIXe siècle, en particulier en ce qui concerne le statut des femmes. Il en va ainsi des dichotomies privé/public ou dominant/dominé, inopérantes pour Marie Isabelle. Le titre que j'ai choisi de donner à ce travail : Histoire de la grandeur et de la décadence de Marie Isabelle, modiste, dresseuse de chevaux, femme d'affaires, etc. est bien sûr un clin d'œil à Balzac et à son César Birotteau. Ce n'est pas seulement par goût du pastiche ou pour rendre hommage à un écrivain qui a puissamment influé sur mes recherches, mais aussi parce beaucoup des ressorts dramatiques qui scandent l'histoire du marchand parfumeur sous la Restauration, ponctuent également l'existence de Marie Isabelle. Ainsi par exemple, de la modestie des origines, du commerce dans le quartier de la place Vendôme, de l'invention ingénieuse soutenue par une publicité intense, de la fièvre de l'argent, de la spéculation immobilière, de l'ascension sociale, de la faillite, de la chute et de la fin tragique. Ces deux parvenus ne sont pas non plus sans présenter quelques similitudes dans leur personnalité ou leur comportement et partagent la discipline du travail, l'audace et l'esprit d'entreprise, l'opiniâtreté, l'âpreté au gain, l'ivresse narcissique de la réussite et, d'abord et avant tout, une prodigieuse et terrible énergie. L'un et l'autre incarnent la figure de l'entrepreneur self made man, si emblématique d'un certain XIXe siècle et que résume Samuel Smiles dans son best seller, Self Help (1858 pour l'édition originale anglaise). À ce titre on peut les considérer comme des héros de leur temps au sens donné par Philippe Hamon : "il renvoie à l'espace culturel de l'époque, sur lequel il [sont] "branchés" en permanence, et servent au lecteur de point

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de référence et de "discriminateur" idéologique" 8. Pourtant deux caractéristiques majeures les distinguent. La première est que si Birotteau est typique de ce que le premier XIXe siècle encourage, Marie Isabelle est elle parfaitement atypique. Il entre en effet, dans la construction du héros deux éléments majeurs : être à la fois assez représentatif des qualités idéales souhaitées par une communauté tout en étant un individu exemplaire. Le héros ne peut donc exister que porté par un consentement collectif qui le légitime comme tel. Or, si la figure d'exemplarité de Marie Isabelle est incontestable, cette validation collective lui fait évidemment défaut puisque les valeurs qu'elle incarne sont en porte à faux absolu avec celles que l'imaginaire collectif plaque sur les femmes, à savoir abnégation maternelle, dévouement etc. Ainsi, paradoxalement, c'est l'exemplarité même de Marie Isabelle qui la prive du statut d'héroïne : ici, héroïne n'est donc pas le féminin de héros. La deuxième différence essentielle entre César Birotteau et Marie Isabelle est que, de ces deux êtres, l'un est de papier, l'autre est de chair. Il est vrai, pourtant, que la frontière séparant l'histoire de la littérature est parfois poreuse, et que leur champ propre n'est pas toujours facile à délimiter et peut-être pourrait-on dire avec les Goncourt : "L'histoire est un roman qui a été, le roman est de l'histoire qui aurait pu être" (Journal). Cette interpénétration des deux disciplines est, je crois, suffisamment nette dans mes travaux depuis ma maîtrise pour en constituer un troisième axe fédérateur. À cet égard, ma réflexion sur les lois du genre est ainsi double puisqu'elle s'intéresse aux deux sémantismes de ce terme ambigu. Ces recherches, bien sûr, je ne les ai pas menées seules. Je dois tout d'abord l'essentiel de ma vocation et de mon identité d'historienne aux deux professeurs qui ont accompagné mes travaux depuis le début 9. Mon goût pour la pluridisciplinarité et pour l'analyse historique sur le long terme m'a nécessairement mise en contact avec des chercheurs et des chercheuses dont les divers objets de réflexion ont stimulé et nourri la mienne. Ainsi ai-je, à Paris 7, beaucoup profité, depuis 1996, de la co-animation avec ma complice juriste et sociologue 10, d'un séminaire pluridisciplinaire sur le genre. De même que m'est très précieuse ma participation à différents groupes de réflexion : celui du groupe "histoire des femmes" de l'EHESS, que j'ai intégré récemment, et celui formé par le comité de rédaction de la revue Clio, auquel j'appartiens depuis sept ans et qui est pour moi un lieu de formation et de solidarités intellectuelles et amicales inappréciables. J'ai également été amenée à m'engager dans divers projets collectifs avec des collègues spécialistes d'autres périodes que la mienne et j'ai eu tout à gagner à m'intéresser, par exemple, au marbre de Carrare dans l'Italie médiévale ou aux banquets grecs 11, notamment pour tout ce qui relève du rapport aux sources et des problématiques qu'elles peuvent induire. Dans l'avenir, je souhaite préserver cet équilibre entre recherches personnelles et travail en équipe. Plusieurs projets collectifs sont d'ores et déjà engagés, dont un numéro de Clio élaboré avec Pauline Schmitt Pantel et Christiane Klapisch-Zuber sur le rapport des femmes à l'image (pour 2004). Non pas comme objets traditionnels de représentations, mais plutôt comme productrices, consommatrices ou commanditaires d'images. Un autre projet franco-brésilien doit porter sur les femmes et la dérision. Ici encore, la notion de genre inscrit sa nécessité tant l'imaginaire culturel d'une société, de manière plus ou moins affirmée, dicte une politique sexuée des affects et des conduites. L'émotion rieuse, en particulier, est le plus souvent sourdement considérée comme masculine. La réflexion se centrera donc sur la dérision

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dont les femmes sont les cibles faciles mais qu'elles savent parfois se réapproprier au service d'une stratégie offensive ou ludique. Quant à mes recherches personnelles, elles s'orientent dans trois directions. L'exploration plus approfondie et élargie de la notion de jeunesse tout d'abord. Celle-ci est en effet volontiers polysémique et ne coïncide pas nécessairement avec le sujet "jeunes" ; elle varie en fonction de paramètres sociaux et culturels qui évoluent jusqu'à être inopérants parfois d'une période à une autre. Au-delà de la nécessité d'une analyse minutieuse de la construction des identités sexuelles juvéniles, je compte également m'intéresser plus spécialement au concept même de jeunesse : les termes qui la désignent, les représentations qui la donnent à voir ou la masquent et l'imaginaire social qui la produit. Je m'engage aussi dans la rédaction d'un livre sur les relations que les filles et les mères entretiennent, du XVIIIe au XXe siècle. Après avoir étudié les rapports frères-sœurs à l'âge du romantisme et la singulière dynamique interpersonnelle qui les caractérise, mon intérêt se porte à présent sur la dimension verticale des liens affectifs au sein de la famille. Cette étude s'appuiera cette fois moins sur la problématique du genre pour aborder l'essentielle et complexe relation qui unit parents et enfants dans son pôle féminin. Enfin, le troisième projet dans lequel je souhaite m'investir concerne l'histoire de la culture équestre. Alors que le cheval est un acteur essentiel de la société du XIXe siècle, au moins jusqu'à la IIIe République, il n'a suscité que très peu de travaux au contraire de l'Ancien Régime où les recherches impulsées, notamment par Daniel Roche, sont très dynamiques. Les enjeux sont de différents ordres, socio-culturel d'abord, qui distingue le cheval de ville et le cheval des champs, ainsi que, pourrions-nous dire, le cheval d'en haut et le cheval d'en bas. Un enjeu aussi d'ordre technique et esthétique qu'illustre par exemple la querelle des anciens et des modernes entre le comte d'Aure et Baucher. Un enjeu imaginaire et symbolique qui fait, par exemple, poser Napoléon III en bottes et culotte d'équitation pour son portrait officiel ou qui voit resurgir périodiquement la figure mythique de l'amazone. Il y a là, je crois, largement matière à travailler.

NOTES

1.. Gabrielle HOUBRE, La discipline de l'amour. L'éducation sentimentale des filles et des garçons à l'âge du romantisme, Paris, Librairie Plon, 1997. 2.. Prosper MÉRIMÉE, "Préface" à Chronique du règne de Charles IX. 3.. Gabrielle HOUBRE, "Demoiselles catholiques et misses protestantes : deux modèles éducatifs antagonistes au XIXe siècle", dans Bulletin de la Société d'histoire du protestantisme français, tome 146, 2000, pp. 49-68. 4.. Voir ma synthèse dans l'introduction à : Gabrielle HOUBRE en collaboration avec Louise BRUIT ZAIDMAN, Christiane KLAPISCH-ZUBER et Pauline SCHMITT PANTEL, Le corps des jeunes filles, de l'Antiquité à nos jours, Paris, Librairie académique Perrin, 2001, pp. 33-46 ; Gabrielle HOUBRE, "Jeunes libertines, jeunes romantiques : les mirages d'une sexualité confisquée", dans Anne RICHARDOT [dir.], Les Caprices de Cythère. Femmes et

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libertinage, Rennes, Presses universitaires de Rennes, à paraître en 2003 ; Gabrielle HOUBRE, "Innocence, savoir, expérience : les jeunes filles et leur corps fin XVIIIe-début XXe s"., à paraître en portugais, São Paulo/Brésil, UNESP, 2003. 5.. Gabrielle HOUBRE, "L'honneur perdu de Marcelle Tinayre. L'affaire de la Légion d'honneur ratée (1908)", dans Les ratés de la littérature, Tusson, Du Lérot, 1999, pp. 89-101 ; Gabrielle HOUBRE, "La Belle Époque des romancières", dans Masculin/ Féminin. Le Dix-neuvième siècle à l'épreuve du genre, Toronto, Centre d'études du XIXe siècle Joseph Sablé, 1999, pp. 185-200. 6.. Gabrielle HOUBRE, Histoire de la grandeur et de la décadence de Marie Isabelle, modiste, dresseuse de chevaux, femme d'affaires, etc., Paris, Librairie académique Perrin, à paraître en 2003. 7.. Gérard de NERVAL, Les Filles du feu. 8.. Philippe HAMON, "Héros, héraut, hiérarchies", dans Texte et idéologie, Paris, Presses universitaires de France, 1997 (1984), p. 47. 9.. Alain Corbin et Michelle Perrot. 10.. Régine Dhoquois. 11.. Voir les thèses respectives de Christiane Klapisch-Zuber et de Pauline Schmitt- Pantel.

INDEX

Mots-clés : 2002 these 2002

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Les procureurs généraux du Second Empire Thèse pour le doctorat en histoire sous la direction de Francis Démier, Université Paris 10-Nanterre, 2 volumes, 520 f° + annexes, soutenue le 25 octobre 2002, devant un jury constitué de Frédéric Chauvaud, Francis Démier, Jean-Claude Farcy, Jacqueline Lalouette (présidente) et Jacques- Guy Petit.

Anthony Poncier

Jusqu'à une date récente, le parquet n'occupait encore qu'une place limitée dans l'histoire du judiciaire. Dans les ouvrages traitant de la justice ou de ses magistrats, très peu de chapitres leur sont consacrés. Des historiens américains ont publié quelques extraits de ces rapports autour de sujets les concernant plus directement, comme la Guerre de Sécession et l'expédition mexicaine vues par les Français, même si dans le cadre de travaux d'histoire locale, quelques publications concernant les rapports des procureurs généraux existent. Pourtant les historiens de la France du XIXe siècle connaissent depuis longtemps les rapports des procureurs généraux de la période 1849-1870. Charles Seignobos est un des premiers, au début du XXe siècle, à en utiliser les ressources pour dresser le tableau des forces politiques de la France provinciale sous la Seconde République. Par la suite, les grandes thèses d'histoire régionales menées par Philippe Vigier, Maurice Agulhon ou Pierre Lévêque ont mis en valeur l'action des procureurs généraux. Philippe Vigier avait alors souligné la nécessité d'une étude plus approfondie de ce corps de magistrat. Toujours dans le cadre de travaux régionaux, plus récemment des thèses juridiques ont permis de mieux connaître la magistrature dans certaines régions de France. Rarement évoqués en tant que tels dans l'histoire judiciaire, pourtant en cours de renouvellement, les procureurs généraux le sont encore moins dans l'histoire politique du régime impérial. Quand ils le sont, c'est pour souligner leur inféodation au gouvernement de Napoléon III. Les historiens républicains ont toujours condamné le Second Empire et sa légende noire du coup d'État, limitant le plus souvent leurs analyses à l'arsenal répressif mis en place par le régime. Dans le même temps, une historiographie anglo-saxonne a tenté de comprendre le fonctionnement de ce régime et son influence sur la société française.

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Cependant, actuellement, c'est largement une historiographie associée à l'histoire impériale qui a dominé ces dernières années sous l'égide de Jean Tulard. Il s'agit donc pour nous d'étudier, à travers le regard et l'action des procureurs généraux, le fonctionnement du Second Empire, de s'interroger sur les rapports entre le parquet et le pouvoir. C'est dans son rôle redéfini par Napoléon Ier qu'il nous intéresse, car c'est à partir de ce moment que la "défense des droits et de l'intérêt public" transforme de façon significative le parquet en instrument politique, en une "agence du gouvernement". Pour en mesurer l'ampleur, nous y avons associé une étude des multiples relations de pouvoir présent dans l'institution judiciaire. C'est dans ce champ que se situe notre recherche, qui vise avant tout à analyser le rôle des procureurs généraux dans le système mis en place par Louis-Napoléon Bonaparte, dépassant en cela la description de l'institution et la distinguant d'un ensemble de notices biographiques. Les procureurs généraux dans ce travail occupent donc un espace qui va de l'individuel au collectif. En effet, nous ne souhaitons pas limiter notre étude à la place occupée par les procureurs et à leurs différents modes d'action dans cette infrastructure de la fonction publique, tant judiciaire que politique. Il s'agit d'étudier le rapport entre la "société judiciaire" que forment les procureurs généraux et le régime bonapartiste. C'est dans cette relation bijective que nous comptons comprendre l'action qu'exerce le parquet sur la société du Second Empire. C'est-à-dire non pas analyser leurs actes comme de simples conséquences de règles de droit ou comme des indicateurs de structures sociales, mais comme des techniques ayant leur spécificité dans le champ plus général des autres procédés de pouvoir. Donc, appréhender dans l'action du parquet la perspective d'une tactique politique au service du régime --propagande, surveillance, répression--, mais aussi au service d'une société judiciaire, qui souhaite étendre ses propres valeurs --contrôle de la population, instruction accessible à tous, paternalisme économique, moralisation de la société--, tout en renforçant l'intérêt personnel de ces magistrats. Les attributions politiques de la charge de procureur général se présentent sous la forme d'un trio au service de l'appareil de coercition sociale. À l'aune de ces trois hypothèses, il s'agit pour nous de comprendre comment le Second Empire transforme le procureur général en un préfet judiciaire, et comment, malgré tout, le parquet conserve sa part d'indépendance en toute circonstance, contrairement à l'idée répandue d'une magistrature soumise et d'un parquet corrompu légalement par son statut de fonctionnaire. Comprendre comment le fonctionnement d'un réseau familial, professionnel et affinitaire influe sur les décisions de l'autorité judiciaire et gouvernementale, mais aussi sur les choix effectués par les procureurs généraux. L'étude des sources Les dossiers personnels des procureurs généraux, leurs dossiers de Légion d'honneur et ceux constitués par la préfecture de police, ainsi que leurs diverses correspondances sont nos principales sources, ainsi que les discours de rentrée d'audience solennelle des procureurs généraux. Elles nous permettent de répartir ces derniers selon leur capital social et politique. À travers leurs écrits, il est possible, par une analyse de contenu, de mesurer l'attachement des procureurs généraux aux valeurs traditionnelles du milieu judiciaire, mais aussi à celle du régime. Ces rapports représentent environ vingt mille pages manuscrites, sans compter les rapports des procureurs généraux sur des questions politiques particulières, ou bien encore ceux concernant les élections, entre autres… Cette vision de la société est celle d'un certain type d'homme, en l'occurrence les procureurs généraux, dont les représentations sont soumises à leur capital culturel,

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à un "habitus" pour reprendre le concept de Pierre Bourdieu. De plus, il ne s'agit pas d'une simple observation d'un témoin à un moment donné, mais de l'écriture d'un rapport destiné au pouvoir, soumis ainsi à certaines règles, imposé par le pouvoir lui- même ou par ces hommes eux-mêmes. La question du destinataire intervient ici de façon déterminante. Ainsi, certains détails sont minimisés, voire ignorés, tandis que d'autres sont grossis voire exagérés. Donc ces rapports sont certes un reflet, mais un reflet déformé. C'est pourquoi ils sont croisés avec d'autres rapports issus de divers ministères, comme celui de l'Instruction publique, de l'Intérieur ou de la Guerre ou bien d'administrations comme celle des cultes ou des préfectures. Magistrature et bonapartisme Si notre travail porte principalement sur le Second Empire, il semble important de situer de façon succincte les procureurs généraux de l'Empire dans le cadre politique de la Seconde République, ces derniers s'attachant au président de la République, futur Napoléon III, dès cette période. Louis-Napoléon Bonaparte accède au pouvoir en décembre 1848 porté par un suffrage populaire, mais avec aucun réel parti bonapartiste pour le soutenir. Cette même année, le parquet attentiste tout d'abord, voyant son statut menacé par des réformes, a rapidement été inquiété par la tournure des événements faisant suite aux journées de Juin. C'est donc logiquement qu'il se range au côté de la réaction, et dans un premier temps du côté du parti de l'Ordre, une grande majorité des parquetiers ayant vu leur carrière débuter sous la monarchie de Juillet. Bonaparte décide de constituer un réseau de fonctionnaires amené à remplacer ce parti défaillant, échappant ainsi à l'influence de la rue de Poitiers. S'appuyant sur Baroche procureur général de Paris et futur baron du régime, il le nomme Garde des sceaux afin de gagner les faveurs du parquet. Le rattachement du parquet au nouveau prince- président se construit petit à petit. De plus, pour ces nouveaux parquetiers comme pour les plus anciens, le nouveau président incarne un rempart contre la menace républicaine. Quelle que soient leurs origines politiques, tous rejoignent progressivement l'idéal bonapartiste. En effet, ce dernier lutte contre les principes extrêmes, de la royauté légitime à la république intransigeante, et non contre les hommes qu'il veut séduire. C'est à cette politique de fusion que les procureurs généraux adhèrent. Son nom apparaît comme une caution visant à promouvoir une politique d'ordre, mais aussi de progrès social, au-dessus des querelles de partis. Fort de ce principe, le parquet soutient le régime dans toutes les occasions et n'a de cesse de dénoncer les agissements socialistes qu'il considère comme un danger pour la société, révélant dans ses discours et dans ses actes un antirépublicanisme virulent. Les magistrats adhèrent donc pleinement à cette forme de pouvoir, alliant la démocratie passive et l'autorité agissante. Magistrats amovibles, ils sont dépendants du gouvernement qui leur délègue toutefois une partie de son pouvoir. Tout comme les préfets, le parquet devient la cheville ouvrière d'une politique de centralisation. Il représente le pouvoir parisien dans les provinces, en appliquant la politique du gouvernement et en surveillant son ressort judiciaire. Il est une courroie de transmission du pouvoir central. Rapidement Louis-Napoléon Bonaparte gagne la confiance de la magistrature, en éloignant définitivement les menaces de réformes et en réintégrant une grande partie des parquetiers limogés au lendemain de Février. Dans le même temps, il opère de subtiles mutations au sein des cours d'appel de France jusqu'en 1851, lorsque les procureurs généraux fidèles à sa personne dénoncent l'attitude des partis. C'est en 1852 que les procureurs généraux du Second Empire sont tous installés à leur poste après

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qu'ait d'abord été menée une épuration. En quatre ans, il ne reste qu'un tiers des procureurs généraux sur la totalité de ceux ayant pris leurs fonctions en 1848. Ce dernier tiers est composé dans sa majorité d'hommes qui servent fidèlement l'Empire jusqu'à sa chute. Ils adhèrent pleinement au bonapartisme. Les procureurs généraux se chargent donc d'appliquer ses principes. Défense de Napoléon III, surveillance et action contre les partis extrêmes, garantie de certains acquis de la révolution comme le suffrage "universel", mais surtout, promotion des valeurs morales, garantes de l'autorité. Tous les gouvernements ont cherché à défendre leur politique, et par la même leur action gouvernementale. Le Second Empire, prônant les mêmes valeurs que la magistrature, trouve en elle un relais inestimable pour s'opposer à la propagande de l'opposition et promouvoir ses idéaux. Même si cette instrumentalisation du parquet n'est pas une nouveauté, puisque déjà depuis la Restauration les procureurs généraux étaient invités à soutenir la politique royale, mais cela n'avait jamais été aussi loin. L'indépendance du parquet Rompant avec l'habitude des régimes antérieurs, le nouveau pouvoir ne cherche pas ses chefs de ressorts judiciaires au sein des grandes dynasties judiciaires, mais recrute plutôt une bourgeoisie de province. L'hérédité a pourtant longtemps semblé plus importante dans la magistrature que dans le reste de la haute administration, et ce de façon presque doctrinale. Nouvelle génération de parquetiers, ils n'utilisent pas le réseau relationnel des grandes familles judiciaires. Ces jeunes magistrats sont donc redevables au gouvernement de ces nombreuses promotions. C'est ainsi cette bourgeoisie qui prend la relève et tente d'intégrer les hautes sphères de la magistrature. C'est le mérite de ces membres qui dorénavant compte, et non un système relationnel lié au patronyme. Aussi les membres du parquet mettent en place une stratégie de carrière, dès leur entrée en magistrature, afin de gravir le plus rapidement possible les marches de la pyramide judiciaire : choix de poste, "pressions" sur le ministre, recommandation de ses pairs ou de membres influents de la société d'Empire. Les mêmes "techniques" sont d'ailleurs mises en place pour l'obtention de décorations. Cette génération de magistrats nouvellement promue intègre les règles du corps mais aussi les cadres mentaux de la profession au sein du creuset judiciaire, reproduisant la sacralisation de la justice. La conscience d'un esprit de corps n'est donc pas née au milieu des familles mais au sein de la magistrature qui forme ses propres cadres. Par l'intégration au corps des parquetiers et les rituels qui y sont liés, l'exercice quotidien des charges inhérentes à la fonction, le nouveau promu perd son individualité au profit d'un esprit de groupe. Il construit ainsi dans cet espace son réseau familial comme cela à toujours été le cas, mais élargit ses accointances à une bourgeoisie plus cossue. Cette jeune magistrature fidèle à Napoléon III se construit de façon indépendante. Malgré ses déplacements incessants dans toute la France, pour raisons de carrière et d'avancement, elle parvient à se construire un réseau et cette progression dans le système judiciaire lui permet d'asseoir une notabilité. Le jeu des alliances matrimoniales, la fréquentation de lieux de sociabilité et surtout la participation aux élections, parfois nationales, font de ces magistrats des notabilités locales, et autonomes vis-à-vis du pouvoir central. À l'intersection du juridique et du politique, le procureur général se retrouve partagé "entre sacerdoce et politique". Là, cette dichotomie est perceptible. La fonction judiciaire de ces procureurs les oblige souvent à se faire les représentants du gouvernement et à s'opposer aux notabilités locales, alors que dans le même temps ils s'efforcent d'intégrer ce milieu. D'ailleurs certains ont fini

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par quitter la magistrature pour se consacrer pleinement à la politique, le plus généralement au sein des forces soutenant le gouvernement impérial. La même indépendance s'observe au sein de la machine judiciaire. La hiérarchie, dépositaire de la tradition judiciaire, est l'ultime juge de la carrière du magistrat. Sans son consentement, nulle avancée judiciaire n'est envisageable. Cette indépendance, elle l'a bâtie tout à la fois en suivant le pouvoir, en acceptant sa tutelle, mais en revendiquant son droit d'intervention dans la carrière des magistrats. Il arrive parfois que le parquet compose avec le gouvernement concernant les questions politiques. Les quelques libertés prises avec la justice pour raisons politiques, quand il les accepte, comme les commissions mixtes, lui permet même de gagner en indépendance. Les parquetiers théorisent alors leur soutien aux mesures gouvernementales, surtout lorsque des libertés sont prises avec la légalité. Mais ils défendent toujours leurs convictions, à l'encontre du gouvernement s'il le faut. Dans la gestion des affaires politiques, d'exception ou non, les parquetiers ont défendu avec acharnement leurs positions, notamment lors de la loi de sûreté générale. Et de nombreuses fois, à travers des circulaires, le ministère de la Justice a tenté de les rappeler à l'ordre sans succès. De plus, le poids de l'institution judiciaire est suffisamment fort pour contrebalancer les pressions du ministère et, en définitive, ce sont bien les hiérarques judiciaires qui désignent leurs successeurs. Ce qui donne l'occasion à la magistrature, lors des cérémonies d'installation, de défendre une image d'indépendance. Liée à la sacralité de sa charge, elle la conduit à se positionner au-dessus des querelles politiques, voire à en être l'arbitre. Plus qu'une inféodation, c'est au contraire une véritable osmose qui se crée entre le régime et le parquet, dont la magistrature sort renforcée. Avec l'Empire autoritaire, la magistrature voit la réalisation des valeurs d'ordre et de morale qu'elle a toujours défendues. D'ailleurs avec la chute du régime de Napoléon III, une grande partie de ces magistrats démissionnent ou clament haut et fort leur attachement au régime bonapartiste. Ne pouvant gouverner avec une magistrature hostile, la République, une fois renforcée, "purge" à deux reprises les magistrats dont elle se méfie le plus. Des préfets judiciaires Sous le Second Empire le parquet est l'une des pierres angulaires du régime. Les procureurs généraux deviennent "l'œil" du gouvernement, se voyant attribuer la charge de surveiller l'ensemble de la population, mais aussi de l'administration du Second Empire, se substituant même à la mythique "omnipotence préfectorale". Instaurant un véritable panoptique, nul n'est à l'abri du regard inquisiteur des parquetiers. C'est un travail de "police politique" qui leur est demandé. Du soldat à l'instituteur, du juge au commissaire, du garde forestier au facteur, c'est l'ensemble des actes de l'administration française qui est surveillé par le parquet. La question romaine conduit d'ailleurs les procureurs généraux à durcir le ton avec le clergé, concernant les affaires politiques, mais aussi les cas de pédophilie. Mettant à profit leur connaissance des populations, les procureurs généraux réfléchissent aux moyens de renforcer l'État, aux moyens de perfectionner les modes de coercition et de contrôle de la société du Second Empire. Soit en adaptant une législation ou une pratique existante, soit en proposant la mise en place d'une nouvelle législation plus conforme aux impératifs politiques du moment. La loi devient une des courroies essentielles de la transmission du pouvoir, un moyen de contrôle déterminant. Le droit et le judiciaire ne servent plus à fixer une légitimité, mais à mettre en place des procédures d'assujettissement. À travers l'idée du renforcement

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nécessaire du pouvoir, les procureurs généraux axent principalement leur réflexion autour de l'un des piliers du Second Empire, le suffrage "universel", Napoléon III revendiquant la légitimité de son action par l'intermédiaire du plébiscite du 14 décembre 1851. Le système électoral et le mode de suffrage sont analysés. Le parquet conclut alors que l'érosion du système de la candidature officielle fragilise le gouvernement. Même si il a échoué sur le long terme dans sa volonté de contrôle du citoyen, il a tout de même participé à la formation de l'idée d'électorat. D'ailleurs, les procureurs généraux sont conscients que la candidature officielle doit évoluer, au même titre que la conscience politique de la population a évolué sous l'impulsion du suffrage "universel" : n'ayant pas su utiliser les infrastructures d'un parti et les moyens offerts par la presse, contrairement aux républicains, l'administration s'est progressivement coupée des populations, notamment dans les campagnes où elle est peu présente. C'est donc un véritable changement dans les mentalités qu'il faut opérer pour le parquet. C'est pourquoi la magistrature tente de promouvoir le caractère sacré de la justice en la rendant accessible à tous. Les parquetiers réfléchissent à une amélioration des services judiciaires quotidiens pour les justiciables et tentent de parfaire la loi afin qu'elle soit un véritable "écrin" pour la société à laquelle ils aspirent. En plus de leur rôle judiciaire, les procureurs acquièrent un rôle de premier plan concernant les questions politiques, économiques et sociales. En confrontant le contenu des rapports des procureurs généraux et la politique menée par l'Empire, il apparaît que toutes les questions d'actualité brûlante pour le régime sont soumises aux parquetiers. Le procureur général devient un véritable préfet judiciaire contrôlant l'ensemble de l'action publique de son ressort judiciaire par l'intermédiaire de ses subordonnés. Il cumule les pouvoirs que lui octroie la justice, auxquels viennent s'ajouter ceux de l'administration. C'est cette combinaison qui fait de lui l'homme clef du régime, statut qui, dans l'esprit de Napoléon Ier, devait revenir aux préfets. Ce qui n'est pas sans créer de sérieuses tensions, notamment avec la préfecture, qui y voit, à juste titre, une remise en question de ses prérogatives. Aussi lorsque les procureurs généraux dans leur lutte politique quotidienne sont amenés à "collaborer" avec la préfecture, la concurrence entretenue entre ces divers services limite leur action commune. Le plus souvent ces affrontements ont lieu par l'intermédiaire de subordonnés, comme les juges de paix et les commissaires de police judiciaire. Dès qu'une décision doit être prise concernant une orientation du régime, les procureurs généraux sont consultés. Le meilleur exemple concerne l'instruction publique, question extrêmement éloignée des préoccupations judiciaires. Pourtant le parquet devient l'un des principaux acteurs de sa réforme, en ayant dès le début compris son enjeu politique. De fait, que ce soit l'instruction publique, la question économique ou sociale, etc., les procureurs généraux cernent rapidement les implications politiques sous-jacentes : construire et renforcer la société du Second Empire ainsi que ses valeurs d'ordre. Ils étendent leur analyse non pas à un individu ou à un corps social, mais à l'ensemble de la population. Ce corps, multiple et hétérogène, doit être pris comme un problème politique à part entière et non de façon parcellaire. Il s'agit d'en comprendre les règles, d'établir les liens qui l'unissent au pouvoir et d'expliquer la logique de cette relation. Parquet et ordre moral Les procureurs généraux veulent aller plus loin que la simple information du gouvernement et ne pas être de simples fonctionnaires exécutant les ordres de celui-ci.

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Les officiers du ministère public revendiquent leur appartenance à une magistrature "militante" qui prend la défense des intérêts d'une société d'ordre et des valeurs morales. Dans leur esprit, cela implique tout naturellement une intervention de nature politique : lutter contre l'opposition et les délits politiques, défendre la politique du gouvernement et favoriser le succès de ses partisans aux diverses élections, améliorer les mœurs et les habitudes de la population, sont autant de tâches que le parquet accepte sans problème de conscience. Au-delà de leur attachement au gouvernement, le parquet met tout en œuvre pour "être la puissance sociale constituée en vue de maintenir l'ordre public et de garantir la tranquillité et la sûreté des citoyens". Les procureurs généraux dépassent le particulier pour s'intéresser au général. Il s'agit pour eux de penser la société dans son ensemble et sur le long terme. Ne pas se concentrer uniquement sur l'événement, même si ce dernier peut être le point de départ d'une réflexion, mais anticiper les évolutions futures. De fait les procureurs généraux ne veulent pas être simplement des fonctionnaires qui sont soumis uniquement à l'actualité politique et sociale mais souhaitent incarner "l'intérêt social dans sa permanence". C'est pourquoi, dans le combat contre le socialisme, il s'agit avant tout de défendre les valeurs morales de la société. Défenseurs d'une société libérale, les procureurs généraux combattent le "capitalisme sauvage", convaincus que si l'économique prime, la question sociale et morale ne peut lui être sacrifiée. Si Napoléon III compte à son actif une victoire politique, la société du Second Empire, pour le parquet, demeure en danger. Il s'agit d'éduquer la population, non plus uniquement sur le plan civique et intellectuel, mais bien sur le plan moral. Ainsi, le parquet accepte-t-il mal la position du gouvernement visant à privilégier son budget par les rentrées de l'impôt sur les boissons au détriment des valeurs morales mises en danger par la multiplication des débits de boisson. Avec la libéralisation de l'Empire, la magistrature se sent trahie. Un fossé se creuse entre elle et le gouvernement, ses mises en garde étant ignorées. Les procureurs généraux ont la certitude que le Second Empire court à la catastrophe, puisque les thèmes particuliers et essentiels du bonapartisme que sont l'autorité (indissociable de l'ordre et condition première de son établissement), le suffrage "universel", la lutte contre le socialisme, une politique sociale, l'union nationale sont largement remis en question par la nouvelle orientation du régime. Conscients de leur impuissance face aux nouvelles options politiques prises par le gouvernement, les parquetiers tentent au moins d'en atténuer les effets, sans grande réussite toutefois. Ces obstructions ne suffisent pas à gripper la machine législative. Il semble que le parquet s'éloigne de plus en plus du régime, ou inversement que le régime s'éloigne de plus en plus des valeurs conservatrices de la magistrature. Certains parquetiers, pourtant proches de l'Empereur, le critiquent durement. La fin brutale du régime annonce alors un divorce encore plus important entre le nouveau gouvernement et la magistrature, dont l'attitude démontre un antagonisme important avec les valeurs républicaines. Dans le cadre de l'historiographie du Second Empire, ce travail démontre la volonté de Louis-Napoléon Bonaparte de mettre en place un régime autoritaire, visant à conduire la société vers une ère de progrès, préfigurant dans de nombreux domaines, tant sociaux que répressifs, la politique mise en place par la suite par la IIIe République et renouvelée encore aujourd'hui, particulièrement dans le domaine répressif. Pour ce qui est de l'historiographie de la justice, notamment du parquet, en dépit des travaux déjà abondants menés par des historiens du droit, la dimension politique du

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parquet a été traitée davantage sur le mode descriptif, voire anecdotique, que sous l'angle d'une analyse systématique. L'analyse du parquet que nous avons menée, et notamment ses relations multiples et parfois tortueuses avec le pouvoir, relativise son instrumentalisation par le gouvernement bonapartiste, longtemps dénoncée par la République. Du contrôle de sa carrière à la gestion des affaires judiciaires et politiques, le parquet a toujours démontré son esprit d'indépendance. Aussi cela laisse supposer que de nouvelles études sur des périodes antérieures au Second Empire verront le jour, afin de mieux appréhender le débat récurrent sur le lien entre le pouvoir politique et le parquet, lien bijectif bien entendu. La montée du pouvoir judiciaire dans notre société et la proclamation de son indépendance ne sont donc pas un fait nouveau. Si aujourd'hui cette revendication occupe le devant de la scène médiatique, cette volonté de la magistrature pourrait bien trouver ses racines dans la période clef du Second Empire.

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La candidature officielle en France de la Restauration aux débuts de la IIIe République. Retour sur l'historiographie d'une pratique d'État thèse pour le doctorat en science politique sous la direction de Bernard Lacroix, Université Paris 10-Nanterre, 3 volumes, 224, 211 et 121 f°, soutenue le 13 décembre 2002 devant un jury constitué de Pierre Gaborit (président), Dominique Dammame, Brigitte Gaïti, Raymond Huard et Bernard Lacroix, mention très honorable avec les félicitations du jury à l'unanimité.

Christophe Voilliot

Pourquoi s'intéresser aujourd'hui, en ce début de XXIe siècle, à la candidature officielle, c'est-à-dire à des pratiques réputées révolues ? À des pratiques dont les dernières réminiscences attestées en France sont a priori plus que centenaires ? De prime abord, il n'est pas certain qu'un historien puisse se poser (ou doive se poser) la question en ces termes. La connaissance du passé n'est-elle pas pour ce dernier une justification suffisante à l'investigation scientifique en général et à l'entreprise d'une thèse de doctorat en particulier. Mais qu'en est-il pour le politiste ? À tort ou à raison (je laisse ici de côté un aspect de la question sur lequel je reviendrai ultérieurement), ce dernier est souvent sommé de justifier, ou au moins de présenter, son travail à travers le prisme d'une définition contemporaine de la politique : ne vaut en ce sens que ce qui fait écho à des pratiques politiques contemporaines. Dans ce cadre, il demeure certes possible de se montrer attentif aux traces anciennes de pratiques présentes : le politiste ne répugne pas à l'archéologie… Mais il est plus rarement encouragé à se laisser aller aux délices d'une immersion qui, pour ne pas verser dans l'anachronisme, ne devrait rien au présent ou, plus exactement, ne considère pas son environnement comme un

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point de départ mais comme le produit de processus et d'enchaînements qu'il convient de restituer dans leur historicité. Cette posture n'est pas aussi inconfortable qu'elle en a l'air… Évacuer (au moins en apparence) les contingences du présent au profit d'un passé souvent plus pittoresque et plus romanesque est une forme de (ré)enchantement auquel il est difficile de demeurer insensible --surtout si on découvre et que l'on éprouve la sociologie de Max Weber. C'était en tout cas mon sentiment à l'issue d'un mémoire de DEA consacré aux parlementaires duellistes sous la IIIe République, et dont l'issue heureuse fut un encouragement à poursuivre mes recherches sur des pratiques en partie tombées dans l'oubli ou reléguées au rang d'anecdotes historiques. Voilà dans quelles circonstances je me suis mis en quête d'un sujet de thèse dont je souhaitais qu'il présente les mêmes propriétés historiographiques ; ce sujet devait au demeurant pouvoir s'inscrire dans un des axes de recherche du laboratoire auquel j'étais désormais rattaché (le GAP), en l'occurrence la construction de l'État parlementaire. Mais pourquoi précisément la candidature officielle ? Avec les risques que présente la mise en abîme d'une trajectoire personnelle, je livre à votre sagacité cette hypothèse : une mise en contact précoce, et antérieure à mes études de science politique, avec les pratiques électorales m'incitait probablement à retrouver dans un thème de recherche "le dessous des cartes" et "l'arrière-cuisine électorale" qui m'étaient familiers et dont la candidature officielle (dans la vision commune qui était la mienne à l'époque) représentait, si ce n'est un archétype, au moins un exemple passé digne d'intérêt. Intérêt dont j'ai néanmoins longtemps douté, malgré les encouragements de mon directeur de thèse, en vertu des impressions contradictoires que me procuraient mes lectures sur le sujet. Initialement, ce travail devait donc prendre la forme d'une enquête sur les pratiques de la candidature officielle. Or, assez rapidement, au vu de mes premières investigations, un décalage m'est apparu entre l'image publique de la candidature officielle issue de l'historiographie (principalement les travaux des historiens spécialistes du Second Empire) et les traces laissées par ces pratiques dans les archives. Inversement, la lecture de deux auteurs n'ayant en commun que leur approche "réaliste" des opérations électorales et la solidité de leur documentation, l'historien américain Sherman Kent et le "publiciste" français Alexandre Pilenco, m'incitait à prendre une certaine distance vis-à-vis de cette image publique consacrée pour tenter de comprendre comment elle s'était construite dans les affrontements du passé avant d'être ratifiée par l'historiographie. Pour le dire autrement, construire la candidature officielle comme objet de recherche, semblait imposer de rompre à la fois avec le sens commun --la candidature officielle comme une curiosité électorale passée-- et le sens commun savant qui le redoublait --la candidature officielle comme la forme prise par les opérations électorales sous le Second Empire. Il s'ensuit que cette enquête sur les pratiques de la candidature officielle devait s'articuler avec une enquête conjointe et simultanée sur son historiographie. Pour autant, cette attention accordée aux producteurs et aux produits de l'historiographie, ne devait ni me détourner du travail empirique ni me dispenser d'une enquête dans les archives. Bien au contraire, pour pouvoir appréhender ces constructions sociales que sont les produits du travail historiographique, il était indispensable d'entamer ces investigations sur la base d'une enquête rigoureuse et détaillée, afin de pouvoir attester, documents à l'appui, de la "réalité" des formes

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successives de candidatures recommandées, de l'ampleur des pratiques administratives et électorales liées à ces candidatures et de leur récurrence tout au long du XIXe siècle. Quelle direction devait suivre ce retour dans les archives ? À la fois celui d'un recensement des traces des pratiques de la candidature officielle (par exemple les circulaires ministérielles confidentielles) et celui d'une analyse sociale des acteurs mobilisés et intéressés par ces candidatures recommandées --les "candidats" au premier chef mais aussi les agents de l'administration. L'étendue du travail à effectuer pouvait cependant faire obstacle à une administration raisonnable et raisonnée de la preuve, et ce d'autant plus que, n'étant pas historien de formation, je devais aussi apprendre à me repérer dans les fonds d'archives. C'est pourquoi, là encore à la suite de mes premières investigations, je décidais de concentrer mes efforts sur ce qui m'apparaissait, et qui m'apparaît toujours, comme une conjoncture fondatrice, à savoir la "crise" des années 1815-1816 et les élections générales provoquées par la dissolution de la chambre des députés. Un des premiers moments de ce travail a donc consisté à montrer comment, dans cette conjoncture spécifique, la candidature officielle est apparue comme une technologie de sortie de crise à l'usage des détenteurs des positions centrales de pouvoir. Ce premier résultat de l'enquête, mais aussi l'ampleur de la documentation disponible sur les élections législatives de 1816, m'ont alors conduit à approfondir ce travail et à mener à bien une analyse prosopographique portant non seulement sur les députés élus à l'automne 1816, mais aussi sur l'ensemble des candidats à ces élections, ce qui représente 1099 fiches biographiques informatisées. Les analyses factorielles de correspondance réalisées à partir de ce fichier m'ont ainsi permis de confirmer : 1/ ce que l'on savait déjà, et que les acteurs eux-mêmes découvraient au vu des résultats de l'élection, à savoir les succès remportés par les candidats recommandés par l'autorité royale aux dépends des ultra-royalistes ; 2/ mais en outre et surtout de mettre en évidence des propriétés sociales distinguant les candidats officiels de l'ensemble des autres candidats. Au vu de ces résultats, et en prenant en compte les traces archivistiques des pratiques administratives et électorales des élections de 1816, s'imposait alors une définition préalable de la candidature officielle entendue comme un ensemble de transactions entre agents mobilisés pour l'obtention de charges électives qui fonctionne comme un mécanisme de "concentration de capital symbolique" (l'expression est empruntée à Pierre Bourdieu) à travers un travail de mobilisation relatif à l'opération électorale et qui donne ainsi naissance à un répertoire d'action spécifique. À partir de cette définition préalable, mon travail s'est partagé entre deux directions : 1/l'étude de l'évolution de ce répertoire d'action à travers la succession de conjonctures gouvernementales et les transformations des configurations électorales, notamment à la faveur de l'introduction du suffrage universel ; 2/l'étude des dénonciations et des différentes formes de contestation des pratiques de la candidature officielle. Le changement d'échelle ainsi opéré par rapport à l'historiographie de la candidature officielle lorsqu'elle épouse étroitement les bornes chronologiques du Second Empire permet de comprendre pourquoi et comment la candidature officielle, loin d'être un phénomène intrinsèquement liée à un type de régime "autoritaire", est un ensemble de pratiques d'État récurrentes qui acquièrent une plus grande visibilité après 1852 du fait de la généralisation de leur usage puis au cours de la décennie 1860 du fait des contestations dont ces pratiques sont l'objet de la part des "opposants" au régime impérial. Or, pour reprendre une formule de Charles Péguy que j'ai fait figurer en exergue du chapitre consacré à l'euphémisation de la candidature officielle, "quand un

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mot commence à devenir à la mode, c'est que la réalité qu'il désigne est bien malade". Cette réalité bien malade prend ici la forme, durant les premières décennies de la IIIe République, de la "candidature officieuse". En effet, devant l'impossibilité de recourir ouvertement à des candidatures recommandées désormais assimilées aux "candidatures impériales" et susceptibles d'entraîner l'invalidation des députés concernés, les gouvernements "républicains" successifs, peu avares de proclamations solennelles sur la "liberté des élections" et la "sincérité des suffrages", continuent à recourir, dans certaines circonstances, au répertoire d'action de la candidature officielle. Sous le poids des transformations de l'action administrative et de la structuration des entreprises partisanes, les traces de telles pratiques se font néanmoins de plus en plus rares au fur et à mesure que l'on avance dans le XXe siècle. Ce résumé à grands traits, qui n'avait pour seul objectif que de proposer un aperçu de la dynamique de mon travail, est aussi un préalable à un exposé, plus systématique cette fois, des résultats mais aussi des prolongements possibles de cette enquête. 1/Parce qu'il est en premier lieu une enquête sur les pratiques de la candidature officielle sur une longue durée, ce travail m'a conduit à mettre en évidence et à étudier un répertoire d'action spécifique partie prenante des transformations de l'opération électorale dans la France post-révolutionnaire. À partir des bouleversements dans la répartition et dans les modalités d'accès aux charges publiques que la Révolution française entraîne, sont en effet apparus deux impératifs pratiques --"faire voter" et "faire élire"-- qui structurent les usages récurrents et l'évolution des pratiques de la candidature officielle, des premières candidatures recommandées du Directoire aux formes plus euphémisées de la IIIe République. 2/L'étude des pratiques de la candidature officielle apporte ainsi un éclairage renouvelé sur les transformations de l'opération électorale. À travers les repères chronologiques que suggère l'étude du répertoire d'action de la candidature officielle, apparaissent quelques-unes des inflexions significatives de l'opération électorale lorsqu'elle devient "technologie d'État" : des procédures de "nomination élective" encore marquées par le "faire corps" d'Ancien Régime aux élections "concurrentielles" de la décennie 1880. Le passage de luttes électorales --où le "label" officiel consacre une inégalité de fait entre concurrents en la redoublant symboliquement-- à des compétitions de plus en plus formalisées entre entreprises politiques ayant pris la forme d'entreprises partisanes contribue ainsi à la formalisation et à la structuration de ce que l'on peut considérer comme un "champ politique" dans les dernières décennies du XIXe siècle. 3/Les usages récurrents de formes de candidatures recommandées sont également inséparables des luttes qui opposent entre eux des groupes mobilisés pour le contrôle et la définition des positions d'État. L'étude des modalités pratiques d'attribution du "label" officiel (ou, pour le dire autrement, des modalités de sélection des candidats), rend visible ces "fractions d'élite monopolistique" en quête des profits symboliques et matériels associés à des positions et à des postes qui donnent une forme de mainmise collective sur l'avenir collectif. Les candidats officiels, et les agents de l'administration qui en favorisent la promotion, contribuent en effet d'autant plus à l'institution de l'État qu'ils sont contraints de se placer sous l'autorité et le patronage de ce dernier. 4/À travers ce travail, j'ai enfin acquis la conviction que, même tributaire des méthodes et des résultats de l'historien, comme je l'ai été dans cette enquête, le politiste me semble fondé à considérer le travail historiographique comme une forme d'objectivation. Construction sociale, inséparable d'enjeux présents des usages du

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passé, le travail historiographique n'est pas réductible aux documents qui en sont les produits. Il doit donc être pris en compte en tant que tel par une science politique soucieuse de l'historicité des objets sur lesquels elle se propose d'apporter un éclairage qui ne peut être une simple mise en forme, aussi rigoureuse et stimulante soit-elle, des travaux des historiens. Compte tenu de ces éléments, et sans préjuger des appréciations que vous porterez sur ce travail, des prolongements à une telle enquête me semblent possibles, ce qui est aussi une manière d'en souligner certaines des limites dans sa forme actuelle. Qu'il me soit permis ici de me référer à Norbert Élias, et plus exactement à la conclusion de son livre La dynamique de l'Occident : "C'est la mise en parallèle des événements de notre temps et des faits passés qui révèle le profil particulier des transformations anciennes du tissu social. Dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, c'est l'observation des faits présents qui permet de mieux comprendre les phénomènes passés, et c'est l'approfondissement du passé qui ouvre l'accès à ce qui s'accomplit sous nos yeux". Approfondir le passé, ce que j'ai tenté de faire à propos de la candidature officielle, permet d'apporter un éclairage nouveau à certains faits présents, ceux précisément dont la science politique s'empare si volontiers. J'en propose un exemple (dans la conclusion de la thèse) à propos des élections présidentielles de 2002 et de cette étrange configuration qui fait de , lors du second tour du scrutin qui l'oppose à Jean-Marie Le Pen, une sorte de "candidat officiel" de la République. Mais cette analyse, qui n'est d'ailleurs qu'esquissée, n'est pas le seul prolongement possible de ce travail à mes yeux. Ce qui peut en constituer a priori l'insuffisance majeure, à savoir l'absence de toute dimension comparative, laisse au vrai ouvert un vaste domaine de recherches qui, en appréhendant l'évolution des pratiques électorales à l'aune d'une dynamique plus générale, permettrait sans doute, une évaluation plus circonstanciée de (ou des) singularités de l'État parlementaire tel qu'il se construit en France au XIXe siècle. Qui plus est, comme le souligne Christophe Charle dans l'avertissement de son ouvrage consacré à La crise des sociétés impériales, la comparaison est aussi un "outil d'analyse de ses propres préjugés" et singulièrement de ceux qui restent attachés à ces constructions sociales singulières que sont les historiographies nationales. Pour approfondir notre passé, il faut aussi approfondir celui des autres, le regard qu'ils portent sur le nôtre et celui que nous portons sur eux. Pour avoir tenté d'éviter les pièges de l'anachronisme, j'espère seulement ne pas avoir ce faisant versé dans une forme plus cachée, oserais-je dire plus subtile, d'ethnocentrisme… Je terminerai cette présentation en me remémorant les conseils du sociologue américain C. Wright Mills (dans l'appendice de L'imagination sociologique consacré au "métier d'intellectuel"). "Écrire, nous dit-il, c'est prétendre se faire écouter. Telle est la loi de tout style. C'est aussi revendiquer au moins un statut suffisant pour se faire lire. Le jeune universitaire revendique l'un et l'autre, et comme il se sent mal placé dans la collectivité, il revendique le statut avant de prétendre à l'attention du lecteur". Au-delà des circonstances qui nous réunissent aujourd'hui, j'aimerais au moins avoir suscité un peu d'attention de la part de mes premiers lecteurs.

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Le pouvoir et les Beaux-Arts sous la Restauration (1815-1830) Thèse de doctorat en histoire sous la direction de Francis Démier, Université Paris 10-Nanterre, soutenue le 18 juin 2002 devant un jury constitué de Jean-Pierre Chaline (président), Marie-Claude Chaudonneret, Jean-Paul Clément, Francis Démier et Ségolène Le Men.

Émeline Wirty

Après l'épisode révolutionnaire, la société entame sa reconstruction et ce, dès l'Empire. En 1814, l'appareil d'État français est toujours napoléonien. Dans la Déclaration de Saint-Ouen (2 mai 1814), Louis XVIII affirme ne pas avoir l'intention de tout remettre en cause. Ainsi, l'État napoléonien fonctionne encore très bien sous la Restauration. L'État, pendant ces quinze années, reste napoléonien. Et on espère qu'avec le retour des Bourbons, un cadre propice à faire enfin aboutir des mesures freinées par un contexte de guerre pourrait se dessiner. Selon nous, la monarchie restaurée n'est alors pas du tout perçue comme un handicap. Depuis la Révolution, et encore plus après le despotisme militaire dont s'est rendu coupable l'Empereur, on est en quête d'une vraie stabilité. La Restauration est alors justement vue comme son possible berceau. Et en matière de Beaux-Arts, le pouvoir (qu'il s'agisse des monarques ou bien d'administrateurs) va savoir adapter la majeure partie des grandes institutions artistiques du moment, à la nouvelle donne politique, économique et sociale qui caractérise la France de la Restauration. Nous avions le sentiment, au commencement de cette recherche, que la Restauration était plus féconde et novatrice qu'on voulait bien le laisser encore parfois penser. Par conséquent, nous avons fait le choix de nous limiter strictement à ces quinze années, de manière à considérer pleinement leurs apports, tout en sachant que la chronologie de l'histoire n'est pas un choix qui pourrait laisser supposer l'existence d'une quelconque coupure. Cette dernière serait, en effet, bien artificielle car nombre d'administrateurs et d'institutions survivent aux changements de régime. Et globalement, les Beaux-Arts ne calquent pas forcément ou systématiquement leur marche sur celle de l'Histoire. De manière générale, les travaux qui existent ont tendance à valoriser les artistes. L'étude du rapport État/artistes, pour sa part, a en grande partie privilégié la IIIe

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République, présentée comme ayant été la plus préoccupée de la puissance publique dans la culture. Quant à la perspective sur le XIXe siècle, elle a tendance à occulter la monarchie et ce, à tort, car la politique culturelle fait partie intégrante de ses grandes préoccupations. Pour savoir si le cadre monarchique avait été propice aux Beaux-Arts, cela impliquait, selon nous, d'adopter une approche double, à la fois institutionnelle et quantitative (comptable). L'approche institutionnelle Tout l'enjeu a été de mesurer, à travers les raisons qui ont présidé aux remaniements successifs de l'administration générale des Beaux-Arts, l'importance donnée à ces derniers. Ceci a impliqué d'étudier minutieusement la vocation et l'organisation de chaque institution de tutelle. Ceci a impliqué aussi de mesurer ce que le régime des Bourbons avait gardé ou rejeté des grandes institutions artistiques dont il avait héritées, ce qui est revenu à déceler les continuités et les ruptures avec l'Ancien Régime mais aussi avec la période révolutionnaire et impériale, une démarche qui a consisté à quantifier leur poids respectif à travers l'appareil administratif, intermédiaire entre le roi et les artistes, appareil administratif qui se trouve partagé entre la Maison du roi, le ministère de l'Intérieur et la préfecture de la Seine. Et au sein de cette administration centralisée, plusieurs grandes institutions ont joué un rôle capital : les musées, l'Institut, l'Académie de France à Rome, les écoles d'art, les manufactures. Nous avons donc choisi d'articuler notre réflexion autour de ces institutions artistiques majeures, de façon, en multipliant ainsi les angles d'accroche, à élargir notre vision d'ensemble, même si nous nous sommes limités, dans le cadre de cette recherche, aux institutions proprement parisiennes, un choix motivé aussi par le caractère centralisateur de l'administration sous la Restauration. L'approche quantitative L'artiste, sous la Restauration, joue un rôle social de tout premier plan. Comme sous l'Empire, il est appelé pour les fêtes et cérémonies commémoratives du régime. La légitimité politique passe aussi par les arts. Les artistes servent, d'une certaine manière, à asseoir l'autorité du régime en place, à rebâtir une image nationale de la monarchie et ce, au travers de programmes politiques qui leur sont confiés. La volonté de réconciliation nationale, de reconstruction sociale, est très présente et les artistes sont ainsi conviés à retisser ce que l'on peut appeler un lien social. La culture (dont les Beaux-Arts sont une composante) est un enjeu national et les dépenses d'argent qui vont avec revêtent un caractère indéniablement utilitaire. Alors, tout l'enjeu a été de pouvoir mesurer les conséquences réelles sur le plan social et financier de cette accession de l'artiste à de véritables responsabilités nationales. Si l'évolution de son statut se mesure à l'intérêt porté par le pouvoir aux institutions artistiques majeures, elle se dessine également, selon nous, au regard des différents soutiens financiers ou marques de reconnaissance dispensés par le régime en place. Pour définir de manière neuve (c'est en effet assez peu fait sur la longue durée) la politique de l'État en termes comptables et mesurer avec exactitude le poids des Beaux- Arts dans une période de restriction budgétaire, nous avons, à chaque fois que les archives le permettaient, procédé à la reconstitution de la ligne budgétaire de chaque établissement artistique majeur. Cette entreprise s'est révélée difficile par son ampleur d'une part, par le fait aussi que sous la Restauration, les budgets ne sont pas annuels mais mensuels. Les budgets dévolus aux Beaux-Arts constituent un indicateur précieux, les différents types de soutiens, mis en place, maintenus, voire améliorés, par la

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Restauration et regroupant retraites, pensions, secours, logements, indemnités, encouragements et gratifications, en constituent un autre. Enfin, une étude des distinctions honorifiques dispensées aux artistes ainsi qu'aux administrateurs d'établissements artistiques, renseigne également sur la façon dont ils ont été récompensés par le régime des Bourbons. Ainsi, être décoré de l'Ordre de Saint- Michel ou de celui de la Légion d'honneur constituent autant de témoignages de l'intérêt porté aux artistes ou aux administrateurs par le régime. Nous avons donc ambitionné, à l'aide principalement des dictionnaires biographiques de l'époque, de l'Almanach royal et des archives (pour la plupart inédites) conservées au Musée de la Légion d'honneur et des Ordres de chevalerie, d'en dresser un recensement quasi exhaustif. Notre travail s'est articulé autour de trois axes majeurs de recherche, de réflexion En premier lieu, il s'avère que l'administration des Beaux-Arts sous la Restauration est encore marquée, à plusieurs égards, de l'empreinte napoléonienne, une continuité par rapport à l'État napoléonien qui s'intègre du reste dans une politique de récupération plus générale de l'héritage impérial. On a ainsi une administration à la fois fortement centralisée et tenue à l'écart, autant qu'il peut être permis de l'envisager, des aléas de la conjoncture politique. Les Bourbons n'ont donc pas voulu, à leur retour, effacer cet aspect du legs impérial. Une raison, plutôt pragmatique, émerge. L'outil remarquable qu'est l'État centralisé et moderne, laissé par Napoléon, constitue une véritable chance. Le très perspicace Louis XVIII l'a bien compris. Ce système au combien efficace n'a donc pas été transformé en profondeur. Ainsi, le retour des Bourbons n'a pas engendré de ruptures immédiates. Cet état d'esprit se traduit alors par une stabilisation, voire une consolidation et une amélioration, réponse administrative à la volonté politique, des principales institutions artistiques (institutions de tutelle comme établissements) tout au long de la Restauration. On assiste à un réel accroissement de la fonction administrative au sein des Beaux-Arts. Par exemple, la création, au sein de la Maison du roi, d'un département des Beaux-Arts, en 1824, constitue une étape fondamentale. La réunion, en son sein, des principales institutions artistiques, des instances présidant aux cérémonies, de la liste civile et de la caisse de vétérance lui donne des allures de ministère. Sa vocation est, du reste, ministérielle et ce, même si son existence légale se borne à la Maison du roi. À ce moment précis, nous pensons qu'il peut être considéré à juste titre comme un ministère des Beaux-Arts embryonnaire. Il porte ainsi en lui les germes du ministère des Beaux-Arts créé par le décret du 2 janvier 1870. L'organigramme de l'administration des Beaux-Arts connaît ainsi de réelles continuités. Les deux rois (et notamment Louis XVIII) ont fait preuve d'une capacité d'adaptation certaine en faisant autant appel à d'anciens serviteurs de l'Empire qu'à des hommes qui avaient démontré, par le passé, leur fidélité inconditionnelle aux Bourbons. La nomination ou la confirmation à de nombreux postes de personnalités qui occupaient, déjà sous l'Empire, parfois avant, des fonctions souvent très proches de celles occupées sous les Bourbons, sont vraiment frappantes. Les administrateurs, déjà en place, n'ont pas été systématiquement écartés, sous prétexte de services passés rendus à l'Empire. Les bureaux comme les administrations propres à chaque établissement ne souffrent pas de bouleversements de fonds au retour des Bourbons. Il semble bien que la Restauration, tout en contrôlant de manière clairvoyante la situation, a eu l'immense sagesse de laisser aller les choses simplement. De nombreux administrateurs, auxquels une vraie latitude a été laissée, ont pu, dans le cadre propice offert par la monarchie restaurée,

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poursuivre leur gestion de façon cohérente et assez libre. Comme sous l'Empire, les véritables choix se font dans les bureaux. C'est ainsi que les établissements, dont aucun est né sous la Restauration, qu'ils avaient en charge, ont connu une transition en douceur, voire une continuité, avec le régime précédent et ont ainsi pu perdurer. Et si une bonne partie de ces hommes sont des hommes d'Ancien Régime, nombreux sont ceux qui ont su s'acclimater, retrouver une place, dans une société française qui avait commencé à se reconstruire dès l'Empire. Avancer un tel état de fait, nous en avons conscience, c'est aller contre beaucoup d'idées reçues qui ont présenté la Restauration comme sclérosée, étouffante. Son administration, a fortiori celle des Beaux-Arts, parce qu'elle était placée (en grande partie) sous la tutelle de la Maison du roi, ne pouvait alors être composée que de "ministres-domestiques". Au vu, entre autres, de la lecture et de l'analyse de la correspondance administrative, cette image est bien dépassée tout comme celle d'ailleurs qui présente encore trop souvent et à tort les Beaux-Arts de la période comme dirigés par le prince et au seul service du régime. Pire, elle est inexacte et évidemment injuste envers beaucoup d'hommes qui ont trouvé passion à servir les établissements dont ils avaient la charge. En second lieu, le maintien, voire l'augmentation, tant des sommes allouées aux institutions artistiques que des soutiens financiers destinés aux artistes constitue une autre étape. La plupart des institutions se voient, en effet, attribuer des montants très proches de ceux en vigueur sous l'Empire. D'autres bénéficient même de sommes plus élevées. Et même si les établissements relevant de la Maison du Roi sont généralement mieux lotis que ceux relevant du ministère de l'Intérieur, même si les efforts budgétaires semblent concentrés sur Paris, les Bourbons ont globalement fait bénéficier les Beaux-Arts d'une réelle continuité budgétaire (la même continuité est d'ailleurs observable dans le domaine salarial), ce qui était loin de constituer une évidence compte tenu de la situation financièrement précaire de la France. Cette volonté de pallier (via les différentes aides offertes aux artistes), autant que possible, les difficultés financières qui accompagnent souvent la création, est bien une façon de reconnaître les spécificités inhérentes à la profession d'artiste et par là même, les spécificités d'un groupe social. A priori, aucune personne, sous prétexte qu'elle ait travaillé sous l'Empire, se trouve écartée du système de retraites, de secours ou de gratifications, qui hélas, d'abord pensé pour la Maison du roi, possède ses propres limites. Heureusement, pour les plus démunis, un ensemble d'aides, "soulagement à la misère, triste compagne du talent", constitué de pensions, vient atténuer, en partie, ce déséquilibre. L'octroi d'un logement ou, le cas échéant, d'une indemnité, là encore héritage impérial, constitue une aide des plus appréciables pour les artistes ou fonctionnaires qui en bénéficient. Les encouragements, legs de la Révolution, représentent également un apport financier précieux pour les plus méritoires. Ce panel d'aides, dont a disposé le régime des Bourbons, a donc été conservé avec sagesse (quand l'origine est antérieure à la Restauration) et amélioré, avec intelligence. Et l'attribution massive de distinctions honorifiques prestigieuses (Ordres de Saint-Michel et de la Légion d'honneur, création impériale que les Bourbons ont su adapter à leurs propres visées) tant à des artistes qu'à des administrateurs, représentatifs (et c'est capital) de toutes les institutions artistiques majeures, n'a pu que contribuer à renforcer la cohésion d'un groupe social émergent. Si le premier Ordre est officiellement destiné aux artistes, hommes de lettres ou de sciences, le second récompense les artistes bien plus que l'Empire ne l'a jamais fait.

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Toutefois, et c'est notre troisième axe de réflexion, à côté de cet élan, de ce dynamisme, de cette attitude moderne, se réclamant très souvent du modèle louis-quatorzien et colbertiste, moteur en son temps de la centralisation culturelle (le règne de Louis XVI n'est en effet jamais érigé en modèle), attitude adoptée par l'État en faveur des Beaux- Arts et qui va bien au-delà du rôle traditionnel de protecteur des artistes, il subsiste çà et là des réminiscences d'Ancien Régime, des archaïsmes au sein du paysage artistique de la Restauration. On les trouve parfois dans le fonctionnement même des institutions. On les trouve aussi dans les motivations préexistantes, par exemple, à l'utilisation des manufactures, même si les conditions de travail des employés de ces établissements ont globalement été améliorées, pour mettre en scène le pouvoir (au travers, par exemple, de cérémonies commémoratives) et le servir. Créations de Henri II (la Monnaie des Médailles), Henri IV (la manufacture de la Savonnerie), Louis XIV (les manufactures des Gobelins et de Beauvais) ou encore Louis XV (la manufacture de Sèvres), les manufactures occupent une place un peu à part dans le paysage artistique de la Restauration, dans la mesure où elles rappellent plus que toute autre institution, via leur origine et certaines de leurs attributions (les décors éphémères accompagnant certaines cérémonies commémoratives, les cadeaux officiels, la commémoration des principaux événements du règne), les monarques d'Ancien Régime. Alliées séculaires du pouvoir monarchique, ce n'est pas la Restauration qui sera revenue sur cette prérogative. L'implication idéologique présente au sein de la politique culturelle apparaît tout aussi forte que sous l'Empire. La politique culturelle fait alors figure d'illustration idéale des vertus du régime en place. On a donc bien, d'une certaine manière, une politique en faveur des arts qui est vue comme une des composantes privilégiées du pouvoir et de sa représentation. Les Beaux-Arts sont considérés comme un allié incontournable du pouvoir, dans la mesure où la variété des supports offerts par ceux-ci multiplient les impacts espérés par un régime en quête d'une nouvelle image. Si les actes commémoratifs, souvent imprégnés d'une connotation expiatoire, réapparaissent au retour des Bourbons, tels un spectre de l'Ancien Régime ; si ceux-ci se sont également empressés de faire disparaître des multiples supports artistiques tous les signes les plus visibles évoquant l'Empire, la monarchie restaurée, Janus aux deux visages, a aussi eu le génie de puiser dans l'histoire passée, des épisodes (présentés, grâce aux Beaux-Arts, de manière pédagogique) au pouvoir rassembleur, potentiellement capables de fédérer deux France (celle de l'Ancien Régime et celle de la Révolution). La Restauration est bien, dans le domaine des Beaux-Arts et de leur administration, une période très féconde car il n'y a pas de blocage sur les institutions antérieures ni fixation sur un régime établi. En matière de politique économique et sociale, de vrais efforts ont été, là aussi, menés pour assurer aux Beaux-Arts, à la fois une transition en douceur avec le régime précédent et une amélioration du quotidien des artistes, encore fortement précaire pour une majorité d'entr'eux. C'est donc une vraie politique, empreinte de sagesse, qui a guidé un régime auquel rien ne paraît contradictoire : puiser dans l'épisode impérial, sans pour autant devenir une pâle imitation de ce modèle, quand cela semble être porteur de promesses en matière d'efficacité, notamment dans le domaine administratif, tout en n'hésitant pas parfois à sacrifier au style "Ancien Régime". Combiner les références au modèle tant louis-quatorzien que napoléonien montre une Restauration qui a su finalement manier l'art de la synthèse avec un certain brio. Néanmoins, il y a eu échec. Comme (par exemple) la politique économique, la politique culturelle n'a pas sauvé la Restauration. Elle n'a pas constitué

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un élément fort dans la monarchie au moment où celle-ci entre en crise. Les institutions ont finalement échoué dans la remise en place des Bourbons et les limites de la politique artistique sont évidentes dans le projet plus vaste de restauration de ces derniers.

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