Revue des langues romanes

Tome CXX N°1 | 2016 Les et l’Italie

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rlr/355 DOI : 10.4000/rlr.355 ISSN : 2391-114X

Éditeur Presses universitaires de la Méditerranée

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2016 ISSN : 0223-3711

Référence électronique Revue des langues romanes, Tome CXX N°1 | 2016, « Les Troubadours et l’Italie » [En ligne], mis en ligne le 01 février 2018, consulté le 26 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rlr/355 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rlr.355

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SOMMAIRE

Les Troubadours et l'Italie

Avant-propos Gilda Caiti-Russo

Écrire, trobar : le entre création et représentation Ruth Harvey

Pour une bibliographie des troubadours d’Italie Maria Grazia Capusso

Na Iohana de pretç soverana. Troubadours à la cour de Calaone Antonio Petrossi

Des passeurs ? Les poètes de l’École sicilienne Myriam Carminati

La réception de la poésie politique des troubadours en Italie Marco Grimaldi

De l’influence du décasyllabe lyrique des troubadours sur l’endecasillabo italien Dominique Billy

Quelques remarques à propos de la de Guido Cavalcanti Beatrice Fedi

Les occitanismes dans le Fiore Arnaldo Moroldo

Les manuscrits ne mentent pas : le cas de Dante et le De vulgari eloquentia Wendy Pfeffer

Des chansonniers occitans au livre de la mémoire : la « Vida » nuova de Dante Gilda Caiti-Russo

Jaufre Rudel de Blaye à Florence : Dante, Pétrarque, Boccace Roy Rosenstein

Quelques remarques sur les traductions du Donat proensal dans le ms. D 465 inf. de la Bibliothèque Ambrosiana de Milan Paolo Gresti

Varia

Aldebert […], bisbe de Memde : la singulière ascension de la langue provençale au métalangage dans les Tables des Plus Anciennes Chartes de Clovis Brunel. Une note métalexicographique Jean-Pierre Chambon

Deux nouveaux documents linguistiques en ancien occitan rouergat (1441, 1467) Philippe Olivier et Jean-Claude Riviere

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Le débat dans la tradition des troubadours : Uns amics et un’amia de Guilhem de la Tor et Sordel Esther Corral Díaz

Un poème consolatoire inédit (c. 1348) et un fragment d’un perdu, attribué à Marta Marfany et Lluís Cabré

Critique

Jean-Claude Rivière, Microtoponymie de la commune de Vebret (Cantal) Paris, L’Harmattan (coll. Nomino ergo sum), 2015, 312 pp. Jean-Pierre Chambon

Hélène Bouget, Écritures de l’énigme et fiction romanesque. Poétiques arthuriennes (XIIe-XIIIe siècles) « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge » n° 104, Paris, H. Champion, 2011, 536 p. Jean Lacroix

Jean Dufournet, Commynes en ses Mémoires Préface de Jean-Marie Duvosquel, Paris, H. Champion, 2011, 443 p. Jean Lacroix

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Gilda Caiti-Russo (dir.) Les Troubadours et l'Italie

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Avant-propos

Gilda Caiti-Russo

1 Les articles qui suivent sont issus d’un remaniement, parfois important, des communications prononcées au colloque « Les Troubadours et l’Italie » qui a eu lieu à Montpellier en juin 2012. Dans les contributions que vous êtes sur le point de lire le sujet choisi se décline en premier lieu comme le rayonnement de la poésie occitane médiévale dans la péninsule et par la suite comme translatio poiesis vers les langues d’Italie et la fondation d’une nouvelle tradition poétique.

2 Nous parlerons dans les deux cas de réception. Si la poésie occitane a sans doute été revisitée par les chansonniers vénitiens (ADIKN) où les matériaux poétiques ont fait l’objet d’une véritable patrimonialisation, il est important de souligner que, comme nous l’a appris une découverte récente, la diffusion de la poésie occitane en Italie du Nord a précédé les chan-sonniers. La traduction en italien (liguro-piémontais) de l’ de Giraut de Bornelh, retrouvée par Nello Bertoletti en 2014, confirme la précocité de la réception des textes dans des contrées auxquelles renvoient les allusions aux personnages et aux événements d’un nombre non négligeable de textes de troubadours.

3 La deuxième réception est constituée par la transmission d’éléments d’un système à l’autre : du modèle poétique et linguistique occitan à la constitution du paradigme italien.

4 Là encore, une découverte philologique récente nous éclaire sur l’ampleur et la précocité de la diffusion de la poésie de l’école sicilienne : les fragments de textes retrouvés par Giuseppe Mascherpa dans les reliures des livres des notaires lombards datent en effet d’avant la compilation de premiers chansonniers relatant la poésie italienne.

5 L’école sicilienne est certes le premier maillon de la chaîne mais il est intéressant de rappeler que la Toscane de l’auteur du Fiore, de Guido Cavalcanti et bien sûr de Dante a bien un rapport direct avec les troubadours. Les chansonniers qui témoignent de la circulation de la poésie occitane médiévale dans cette région stratégique pour la tradition de la poésie italienne arrivent en effet au nombre de sept.

6 Nos remerciements vont donc aux auteurs des articles qui ont répondu, chacun à sa manière, à cette double thématique, aux chercheurs anglo-saxons, italiens et français,

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qui ont bien voulu attirer l’attention du public de la RLR sur l’importance de ce long moment de l’histoire de la poésie européenne.

AUTEUR

GILDA CAITI-RUSSO

Université Paul-Valéry (Montpellier III)

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Écrire, trobar : le troubadour entre création et représentation

Ruth Harvey

1 Comment le troubadour évoque-t-il sa propre créativité artistique ? Au fil des années, la représentation de l’acte de trobar a fait l’objet de plusieurs études et de remarques notées au passage par les érudits1. On a souligné la fameuse « circularité du chant », l’équivalence entre « aimer » et « chanter », et entre « chanter » et « composer »2. On n’a pas manqué de signaler le goût des poètes pour les métaphores tirées de l’artisanat et de la vie quotidienne : si, dès le début de la tradition, on « fait un vers », Guilhem IX peut extraire son vers de bon obrador et il porte d’aicel mestier la flor ; Marcabru, lui, se munit de « la pierre et l’amorce et le briquet », la peire e l’esca e.l fozill, pour allumer la flamme créatrice du trobar naturau3. Plus tard, Arnaut Daniel dit : obre e lim motz de valor ab art d’amor4. (J’œuvre et je lime des mots précieux avec l’art d’amour.)

2 Ailleurs, il déclare : En cest sonet coind’e leri, fauc motz, e capuig e doli, que deran verai e cert quan n’aurai passat la lima. (10, vv. 1-4) (Sur cet air gracieux et léger je fais des paroles que je rabote et dole : elles seront sincères et sûres quand j’y aurai passé la lime.)

3 La construction de faire + cas régime suggère parfois aussi la prétendue simultanéité des actions de « composer » et de « chanter » : « créer » se confond en apparence avec « réciter » et l’artiste, inspiré par l’amour, semblerait improviser devant son public. Au siècle suivant encore, dans les vidas et les razos, la plupart du temps le vers est également un objet que l’on « fait »5.

4 Dans le contexte du discours sur la création lyrique, les allusions ouvertes à l’écriture sont rarissimes, chez les poètes eux-mêmes aussi bien que dans les vidas et les razos, principaux témoignages de la réception de la production lyrique en Italie6. Parmi les razos – qui sont justement censées gloser le moment de la création –, l’évocation la plus

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circonstanciée de la composition troubadouresque nous est offerte par le texte sur Anc yeu non l’ac, mas ela m’a (PC 29, 2) d’Arnaut Daniel, dont on raconte qu’il devait sa réussite lors d’un concours poétique à un plagiat rendu possible par le fait que son rival, en composant sa chanson, la chantait toute la nuit dans la chambre voisine afin de bien la connaître. e.N Arnautz la va tota arretener, e∙l so. […] N’Arnautz dis que volia retraire sa chanso, e comenset mot be la chanso que∙l joglars avia facha7. (Et Arnaut se met à la retenir tout entière, ainsi que l’air. [Quand vint le moment de juger,] Arnaut dit qu’il voulait réciter sa chanson, et commença fort bien la chanson que le jongleur avait faite

5 On en rit fort et tout finit par de beaux présents, cela grâce apparemment à la pratique de la composition orale.

6 Cependant, le trobar est en même temps le produit d’une culture où l’écriture se faisait une place de plus en plus indispensable8. À ceci viennent s’ajouter les conclusions de certaines études linguistiques et littéraires plus récentes, telle celle de Paul Saenger et Simon Gaunt. Celle-ci démontre que la terminologie employée par les troubadours témoigne d’une conception des paroles de la canso appuyée sur une réalité concrète, une existence physique dans l’espace. Il s’agirait d’une vision qui, à la Derrida, découle forcément d’une perception du langage à travers sa forme écrite9. Il s’ensuit que ce que les textes eux-mêmes disent à propos de la nature essentiellement orale de l’art des troubadours est à certains égards une simple « fiction de l’oralité » ; il s’agirait d’un effet textuel produit par une culture essentiellement écrite. Tous ces écrits – manuscrits, chansons, vidas et razos – s’attachent donc à promouvoir une sorte de « nostalgie de l’oral », clé de voûte de l’Âge d’Or des troubadours où l’écrit ferait exception, dans une vision idéalisée de la culture courtoise d’une Occitanie de naguère vue à partir d’un milieu princier italien de la deuxième moitié du XIIIe siècle10.

7 C’est ce même milieu italien qui a vu la création des grands chansonniers, tels AIKN dont l’organisation interne fait du troubadour un auteur11. Tout y concorde pour mettre en valeur le poète en tant qu’individu : rubrique, vida, prétendu « portrait » du troubadour12. Or le programme illustratif de ces manuscrits est aussi animé par la même « fiction de l’oralité » dans ce sens que, comme l’ont démontré Maria Luisa Meneghetti et plus récemment Laura Kendrick et Ursula Peters, ces miniatures nous représentent le troubadour en mettant l’accent surtout sur son rôle d’interprète13. Nous y voyons la plupart du temps un homme digne, bien vêtu, qui chante, récite, déclame sa composition. Dans les chansonniers occitans, il n’y a pas de miniature qui représente le travail de la composition lyrique14, et parmi toutes ces images de poètes, auteurs et compositeurs, personne n’écrirait15.

8 C’est pour cela que le petit dessin dans la marge inférieure du folio 63r du manuscrit N a tellement attiré l’attention16. Non encore coloré (c’est aussi le cas d’autres dessins marginaux dans cette section viiij de N17) et non encore muni des signes de renvoi à l’encre rouge qui relient les images finies au texte qu’elles accompagnent, ce simple dessin à l’encre représente un jeune homme assis devant son pupitre sur lequel est posé un rouleau de parchemin. Il ouvre largement les bras d’un geste expansif et, la tête levée, il regarde quelque chose qu’il brandit de sa main gauche. Un couteau se trouve posé sur le pupitre à droite.

9 Les recherches les plus récentes sur ce manuscrit sont celles de Giordana Canova Mariani qui le datent des années 1260, ou au plus tard du début de la décennie suivante,

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et situent sa création très probablement à Venise, sinon à Venise même, à Padoue ou à la cour voisine des Este à Monselice. L’érudite italienne considère que les dessins marginaux du manuscrit N ont été exécutés à la même époque que les initiales décorées et ils seraient l’œuvre du même artiste18. Il y a cependant une différence entre les deux sortes d’illustrations : tandis que la majorité des initiales décorées ont pour objectif de mettre en scène le poète historique – ou, comme dans AIK, le poète historicisé par les vidas –, les dessins marginaux relèvent d’un autre niveau de lecture19. Ceux-ci nous mettent devant les yeux les dramatis personae de la canso : ils interprètent et actualisent une métaphore ou un motif choisis dans le texte. Ainsi, dans le fameux exemple cité par Angelica Rieger, le vers Ins el cor port, dona, vostra faisso se concrétise dans la personne d’un amant qui arbore une tête de femme à la place du cœur20.

10 Notre image se trouve dans la section de Folquet de Marselha qui est introduite au folio 55r par une belle lettrine montrant le poète en habit d’évêque. Le dessin en bas de page, lui, se trouve directement au-dessous des deux premières strophes (et du premier vers de la strophe III) de Meravil me cum pot nuills hom chantar (PC 155.13), chanson attribuée dans N à Folquet de Marselha. Cependant, Stroński l’a rejetée du corpus du troubadour marseillais et Paolo Squillacioti la relègue également parmi les pièces d’attribution douteuses21. Pour leur part, Gérard Gouiran et Raymond Arveiller la rangent avec le même manque d’enthousiasme parmi les pièces douteuses de Falquet de Romans22. À cet égard, le texte lui-même est aussi un peu « marginal ».

11 Que fait ce personnage ? C’est la diversité surprenante des interprétations de ce dessin qui m’ont poussée à le regarder de plus près. Je me propose de les passer rapidement en revue pour revenir ensuite sur deux des questions plus générales qu’elles soulèvent, notamment celles qui concernent les conventions iconographiques et le code de la conduite courtoise.

12 Pour certains, il ne fait pas de doute que le personnage est en train de chanter. Selon Meneghetti, il s’agirait ici de l’amant abandonné qui chante, déclamant seul les chansons qui auraient dû être offertes en digne hommage à la valor de midons23. Puisque le dessin ne comporte pas les signes de renvoi reliant le dessin à des vers précis de la chanson, on est obligé d’interpréter. Pour l’érudite italienne, c’est aux deux premières strophes, vers lesquelles la figure lève d’ailleurs le regard, que se réfère le dessin, tandis que Rieger et Peters estiment que le dessin actualise seulement les quatre premiers vers de la strophe initiale24 : Meravill me cum pot nuills hom chantar si cum ieu fatz per lieis qe∙m fai doler, qu’e ma chansso non puosc apareillar dos motz q’al tertz no∙m lais marritz chaser. (Je suis stupéfait que l’on puisse chanter comme je fais pour celle qui me fait souffrir au point que, dans ma chanson, je ne puis appareiller deux mots sans me laisser, au troisième, retomber dans la peine.)

13 Dans quelle mesure ces vers nous aident-ils à déterminer ce que le personnage dessiné est en train de faire ? Selon Roland Barthes, dans les rapports texte–image, « le texte a le plus souvent une fonction d’ancrage »25. Dans la rhétorique de l’image, le message linguistique qui l’accompagne sert à limiter le nombre de significations que l’image seule pourrait véhiculer afin de diriger le lecteur vers un seul sens choisi à l’avance. Cette fonction s’exerce même lorsque l’image est secondaire, construite à partir du texte primaire qu’elle est censée simplement illustrer, comme c’est le cas ici. Or cette première strophe renferme un bel exemple du topos « aimer, c’est chanter », sous sa

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variante négative : « ne pas être aimé, c’est être incapable de chanter ». Ce serait l’amant qui chante sa propre incapacité de chanter26. Pourtant, « chanter » pourrait très bien signifier « trouver » ici. L’expression apareillar los motz évoquerait alors l’agencement des paroles propre à la composition27. Ce seraient donc les capacités créatrices du personnage qui sont annulées par le Liebeschmerz28 : il lui est impossible « d’enchaîner deux mots » sans – au troisième – perdre le fil. Malheureusement, il manque un deuxième exemple d’apareillar los motz qui pourrait décider de la question : la collocation n’apparaît nulle part ailleurs dans le corpus occitan29. L’ambiguïté résistante de ces termes a donc pour conséquence que, plutôt que d’ancrer l’image, le texte la laisse à la dérive. C’est à chacun de l’interpréter selon ce qu’il voit.

14 Devant cette difficulté, certains critiques hésitent ou refusent de trancher. Pour Canova Mariani, par exemple, le jeune homme « declama componendo » ; Nichols parle de « singing / composing »30. Tous deux y voient en même temps une représentation de la « performance » troubadouresque, point sur lequel je reviendrai, et de la composition par écrit, comme l’ont suggéré entre autres Rieger et Avalle31. Ceux-ci se réfèrent à notre dessin dans le cadre d’une discussion de la transmission manuscrite de la lyrique, ce qui brouille les pistes pour ceux qui s’intéressent plus ponctuellement au moment de la création chez les troubadours32.

15 Sur la charge affective que l’image exprime, les réactions n’ont pas été unanimes non plus. S’agit-il de désespoir, ou bien de triomphe ? Est-ce le « poète en mal d’inspiration, assis à son pupitre devant un rouleau de parchemin vide, […] levant les bras d’un geste désespéré », comme le veut Rieger, donc la figuration d’un blocage, d’une « hantise de la page blanche » ? Ou bien « das Ich » exécutant tout au contraire un geste d’inspiration étroitement lié au Dichtungsprozess, comme le soutiennent Ursula Peters et Sarah Kay33 ?

16 Même si les conclusions des érudits divergent, il n’en reste pas moins que, pour un illustrateur vénitien, vers 1260, le troubadour « trouvait » manifestement en écrivant. À l’époque, grosso modo, où Uc de Saint-Circ est en train de fixer cette « fiction de l’oralité » dans les razos destinées à un public italien34, un artiste de ce même milieu a recours à la figure du scribe pour symboliser le troubadour. C’est un joli paradoxe. Dans le cadre de la représentation systématique du troubadour en tant qu’interprète dans les lettrines décorées, ce dessin marginal isolé serait comme une sorte de lapsus. Il brise la fiction nostalgique et laisse entrevoir les normes de la réalité urbaine du milieu de réception35.

17 Si l’on retourne à l’image pour essayer de cerner de plus près l’action du personnage, on constate la présence de tout le matériel nécessaire à l’écriture : le pupitre, le rouleau de parchemin, la plume, et le couteau dont on se servait pour effacer et corriger les erreurs, ainsi que pour tailler régulièrement la plume. Or, dans l’iconographie conven- tionnelle, le scribe tient presque toujours la plume dans la main droite. Tel n’est pas le cas ici. Ou bien le jeune serait gaucher – mais je n’ai pu relever jusqu’à maintenant qu’un seul exemple de copiste gaucher36, ou bien il aurait déposé avec sa main droite le couteau à l’aide duquel il vient de tailler la plume et le dessin nous le présente examinant d’un œil critique les résultats de cette opération.

18 C’est du moins ce que peut évoquer le dessin pour un spectateur moderne. Bien sûr, il ne faut pas oublier la distance qui sépare les miniatures des manuscrits de la réalité historique. Comme le note D’Haenens, « cette documentation iconographique est à

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utiliser et interpréter en tenant compte des lois du genre de représentation qui lui sont propres »37.

19 Mais quelles seraient les « lois de représentation » qui s’appliqueraient à ce dessin marginal de N ? Celles de la récitation étaient claires et bien connues : les gestes des troubadours suivent les conventions dictées par les manuels de rhétorique pour la pronunciatio (ou l’actio) qui recommandent certains gestes appropriés à certains sujets, tout en en proscrivant d’autres, jugés vulgaires ou histrioniques. Ce sont les mains qui, dans les chansonniers occitans, indiquent la récitation : les bras légèrement pliés et un peu tendus, les mains levées à une hauteur convenable, juste devant le buste38, le digitus argumentalis employé parfois pour montrer que le locuteur donne un enseignement 39. Ce geste conventionnel de celui qui parle signale sans ambiguïté la « non-action » (« unambiguous non-action »), pour reprendre l’analyse d’Ernst Gombrich : les mains sont ainsi immobilisées, elles ne saisissent pas, elles ne repoussent pas40. Sur le spectre entier des gestes humains, ces mains qui parlent se situent plutôt dans la zone des « symboles conventionnels » ; cette zone s’oppose à celle des « symptômes émotifs naturels », c’est-à-dire les manifestations spontanées d’émotion. Comme on sait, parmi les « symboles conventionnels », certains, tels les mains jointes de la prière ou de la soumission, se sont répandus et intégrés dans le vocabulaire iconographique médiéval.

20 Je dirais que c’est la qualité spontanée et non-conventionnelle des « symptômes naturels » qui explique les différences d’interprétation du dessin du manuscrit N. Le geste du personnage n’appartient pas au vocabulaire iconographique standard – du moins tel qu’il a été répertorié par François Garnier41. Cependant, il s’agit d’un geste d’une extravagance frappante qui contraste nettement avec les gestes mesurés et les poses graves et élégantes attribués aux troubadours dans les lettrines, y compris celles de N. Dans AIKN, seul le type de pose du portrait de Guilhem de la Tor de K se rapproche un tant soit peu du dessin de notre scribe. Et encore : c’est seulement le bras droit qui est un peu écarté du corps42, Guilhem ne l’agite pas en l’air et l’autre bras garde la position « orthodoxe ». En revanche, le scribe du manuscrit N se moque des règles de Quintilien qui prescrit d’abord et toujours la mesure. Le rhéteur insiste toujours sur la bienséance : une extension modeste du bras tout au plus est permise43. Dans ses instructions détaillées, il préconise le décorum et la maîtrise du corps, proscrit la gesticulation et condamne tout geste immodéré44.

21 Une telle insistance sur la mesure s’accorde parfaitement avec la maîtrise de soi qui se trouve au cœur de la cortesia. Les manuels de comportement destinés aux laïcs, depuis le Facetus de Daniel de Beccles au milieu du XII e siècle jusqu’à Castiglione, en passant par les et les « contenances de table », mettent tous l’accent sur la gracia morum : garder la mesure, se retenir dans ses gestes et ses paroles45. Les mêmes exigences se retrouvent dans la règle monastique. Ces courants laïque et « clérical » constitutifs de la courtoisie se sont réunis dans les cours seigneuriales où « ce sont les gestes qui démontrent courtoisie et trahissent vilenie »46. D’une part, le bon gestus gouverné par la raison et les bonnes manières ; d’autre part, l’instabilité et la grossièreté de la mauvaise gesticulation incontrôlée. Or c’est le joglar qui incarne le mieux ces vices, avec ses postures obscènes et ses mouvements désordonnés. Les clercs ne cessent de le condamner et dans toutes ces condamnations du jongleur à travers le Moyen Âge, « le geste tient une place fondamentale », comme l’ont démontré les recherches de Casagrande et Vecchio47. « La gesticulatio négative et excessive de

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l’histrion est opposée au geste positif et modéré du bon orateur et du bon chrétien »48 : d’une part le jongleur extravagant, de l’autre l’homme courtois.

22 Nous retrouvons les traces de cette opposition chez les troubadours49, notamment dans deux pièces qui traitent directement de la performance. Dans sa « galerie littéraire », le Moine de Montaudan caricature les chansons et surtout la manière de chanter de plus de 15 de ses confrères. De Peire Laroc (dont les chansons sont d’ailleurs perdues), il déclare : e qan di vers ni diriatz qe febres l’a pres ; aissi vai son cap secondan50. (quand il dit un vers ou un sirventes, on dirait que la fièvre l’a saisi tellement il agite sa tête.)

23 Tremoleta se serait également adonné à ces agitations : « e ten son cap cum fai auras » (v. 52)51. Selon Quintilien (XI, 3, 71), cependant, bouger et secouer la tête est signe de fanatisme et constitue un défaut chez l’orateur. Rouler les yeux grotesquement en chantant jusqu’à ce que l’on n’en voie que le blanc, comme le fait Guilhem Ribas52, va à l’encontre des conseils cicéroniens car, comme le précise Brunetto Latini, « par ce doit chascuns se garder qu’il ne lieve ses mains ne ses oils ne son front en maniere qui soit blasmable »53.

24 Il est vrai que les gestes médiévaux parviennent jusqu’à nous grâce à des textes et des images qui, eux, véhiculent des valeurs particulières et obéissent à des codes de représentation qui leur sont propres. Mais l’opposition entre le mauvais excès jongleuresque et la mesure courtoise de l’habitus corporel et gestuel est si généralisée qu’il est légitime de déduire que tout écart par rapport au digne décorum – comme celui que l’on observe chez le personnage du dessin marginal – est porteur d’une signification spécifique.

25 En guise de conclusion, je n’évoquerai qu’une seule des différentes interprétations possibles. On peut considérer cette image en la replaçant dans le contexte de la tâche paradoxale du troubadour qui consiste à célébrer la violence exceptionnelle de l’amour sauvage qui s’empare de l’amant tout en incarnant, dans la personne du chanteur sur scène, l’élégante retenue civilisée et la discipline de l’homme courtois. Il y a donc une tension entre la mezura extérieure, soigneusement gardée, et la désagrégation intérieure où toute mesure se brise sous la pression de la prétendue passion pour la domna. Le dessin serait alors comme un analogue visuel de la façon dont, dans la canso, les différents rôles d’amant, de poète et d’interprète (entre autres) se superposent et se fondent les uns dans les autres54. Mais si le dessin est censé représenter un amant tourmenté, il s’agirait toujours en fin de compte de la représentation d’un poète. C’est un poète qui incontestablement n’est pas en train d’écrire, mais on peut se demander : comment autrement représenter en image cette absence d’activité ?55

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NOTES

1. Voir par exemple Linda M. Paterson, Troubadours and Eloquence, Oxford, Clarendon Press, 1975 ; Maria Luisa Meneghetti, Il pubblico dei trovatori. Ricezione e riuso dei testi lirici cortesi fino al XIV secolo, Modena, Mucchi editore, 1984, réimpr. Turin, 1992 ; Laura Kendrick, L’image du troubadour comme auteur dans les chansonniers, in Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, éd. M. Zimmermann, Paris, École des Chartes, 1999, 507-19. 2. Paul Zumthor, De la circularité du chant, Poétique, 2 (1970), 129-40 ; Sarah Kay, Subjectivity in troubadour poetry, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, 5-6 ; Meneghetti 1984, 169. 3. Voir Giuseppe Noto, Il giullare e il trovatore nelle liriche e nelle ‘Biografie’ provenzali, Alessandria, Edizione dell’Orso, 1998, 183-86 ; Poesie : Guglielmo IX ; edizione critica, éd. N. Pasero, Modena, Mucchi Editore,1973, VI, vv. 3-4 ; Marcabru : a Critical Edition, éd. S. Gaunt, R. Harvey et L. Paterson Cambridge, D.S. Brewer, 2000, XXXIII, vv. 7-8 ; Kendrick 1999, 509-10. 4. The Poetry of Arnaut Daniel, éd. J. J. Wilhelm, New York et Londres, Garland, 1981, 2, vv. 12-14. 5. Noto 1998, 184 ; Dietmar Rieger, ‘Chantar et faire’. Zum Problem der trobadoresken Improvisation, Zeitschrift für romanische Philologie, 106 (1990), 423-35. 6. William Burgwinkle, The chansonniers as book, in The Troubadours. An Introduction, éd. S. Gaunt et S. Kay, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, 246-62. 7. Biographies des troubadours : textes provençaux des XIIIe et XIVe siècles, éd. J. Boutière, A. H. Schutz et I.-M. Cluzel, 2e édition, Paris, Nizet, 1973, 62-63. 8. Michael Clanchy, From Memory to Written Record, 2e éd., Oxford, Blackwell, 1991 ; Brian Stock, The Implications of literacy. Written language and models of interpretation in the twelfth and thirteenth centuries, Princeton and Guildford, Princeton University Press, 1983. 9. Simon Gaunt, Fictions of orality in troubadour poetry, in Orality and Literacy in the Middle Ages. Essays on a Conjunction and its consequences in honour of D.H. Green, éd. M. Chinca et C. Young, Turnhout, Brepols, 2005, 119-38 ; Paul Saenger, Space between words. The origins of silent reading, Stanford, 1997. 10. Gaunt 2005, 127-30 ; Burgwinkle 1999, 247-51. 11. Stefano Asperti, La tradizione occitanica, in Lo spazio letterario del Medioevo. 2. Il medioevo volgare. II : La circolazione del testo, éd. P. Boitani, M. Mancini, A. Varvaro, Rome, Salerno Editrice, 2002, 521-54, (537-39) ; Kendrick 1999, 509. 12. Kendrick 1999, 513 ; Portraits de troubadours : initiales des chansonniers provençaux I et K, Paris, BnF, ms. 854 et 12473, éd. Jean-Loup Lemaître et Françoise Vieillard, Ussel, Musée du pays d’Ussel, 2006. 13. Meneghetti 1984, 329 ; Kendrick 1999 ; Ursula Peters, Das Ich im Bild. Die Figur des Autors in volksspachligen Bilderhandschriften des 13. bis 16. Jahrhundert, Cologne, Böhlau, 2008. 14. Meneghetti 1984, 329. 15. Kendrick 1999, 514. 16. Ce dessin a été souvent reproduit : il se trouve en couverture du périodique scientifique Textual Cultures, par exemple, et dans l’ouvrage fondamental de D’Arco S. Avalle, I manoscritti della letteratura in lingua d’oc, éd. L. Leonardi, Turin, Einaudi, 1993, fig. 3A ; on peut maintenant en trouver la reproduction digitale en ligne dans la collection ‘Corsair’ du Pierpoint Morgan Library [accessed 31 October 2015] : http://ica.themorgan.org/manuscript/page/24/147160 17. Giosué Lachin, La composizione materiale del codice provenzale N (New York, Pierpoint Morgan Library, M 819), in La Filologia romanza e i codici. Atti del Convegno della Società Italiana di Filologia Romanza (Messina, 19-22 dicembre 1991), éd. S. Guida et F. Latella, Messina, Sicania, 1993, II, 589-607 (592).

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18. Giordana Canova Mariani, Il poeta e la sua immagine : il contributo della miniatura alla localizzazione e alla datazione dei canzonieri provenzali AIK e N, in I trovatori nel Veneto e a Venezia. Atti del convegno internazionale, Venezia 28-31 ottobre 2004, éd. G. Lachin (Rome et Padoue, Antenore, 2008), 47-76 (68-75). 19. Sylvia Huot, Visualisation and memory : the illustration of troubadour lyric in a thirteenth-century manuscript, Gesta, 31 (1992), 3-14 ; Peters (2008, 47-48) ne semble pas faire cette distinction. Cependant, N n’ignorait pas les données de certaines vidas, ce qui est indiqué par l’illustration initiale de Folquet dans son habit d’évêque : voir [accessed 31 October 2015] http:// ica.themorgan.org/manuscript/page/12/147160 20. Angelica Rieger, ‘Ins e.l cor port, dona, vostra faisso’ : image et imaginaire de la femme à travers l’enluminure dans les chansonniers des troubadours, Cahiers de Civilisation Médiévale, 28 (1985), 385-415. Voir [accessed 31 October 2015] http://ica.themorgan.org/manuscript/page/18/147160 21. Le Troubadour Folquet de Marseille, éd. S. Stroński, Cracow, Spolka Wydawnicza Polska, 1910, *125-*26 ; Folquet de Marselha. Poesie, éd. P. Squillacioti, Pisa, Pacini, 1999, 28 et 391. 22. L’œuvre poétique de , troubadour, éd. R. Arveiller et G. Gouiran, Aix-en- Provence, CUER MA,1987, 198-203. 23. Meneghetti 1984, 357 et n. 87. 24. Rieger 1985, 399 ; Peters 2008, 48 n. 145 ; éd. Gouiran et Arveiller. 25. Roland Barthes, L’obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Éditions du Seuil, 1982, 31-32. 26. Kay 1990, 141. 27. Emil Levy, Petit dictionnaire provençal-français, Heidelberg, Carl Winter, 1909 : ‘associer, arranger’. 28. Peters 2008, 48. 29. D’après le Concordance de l’occitan médiéval (COM 2). Les troubadours. Les textes narratifs en vers, Peter T. Ricketts et al., Turnhout, Brepols, 2005 (CD). 30. Voir Canova Mariani 2008, fig. 14 c ; Stephen G. Nichols, ‘Art’ and ‘Nature’ : looking for (medieval) principles of order in Occitan chansonnier N (Morgan 819), in The Whole Book. The medieval miscellany in cultural context, éd. S. G. Nichols et Siegfried Wenzel, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1996, 83-121 (97) ; Stephen G. Nichols, Why material philology ? Some thoughts, in Zeitschrift für deutsche Philologie, Sonderdruck 116 (1997), 10-30 (24). En 1997, Nichols a proposé d’y voir un portrait du scribe supposé de N, Giovanni Gaibana, chanoine de la cathédrale de Padoue. 31. Rieger 1985, 399 ; Avalle 1993, fig. 3A et 28 : ‘Trovatore nell’atto di comporre una canzone ; il dolore per l’assenza della donna amata è cosí forte che il poeta si sente venir meno (e deve interrompere la scrittura)’. Cf. Sylvia Huot, Visualisation and memory : the illustration of troubadour lyric in a thirteenth-century manuscript, Gesta, 31 (1992), 3-14 (5) : ‘at his writing desk, striking an inspired pose’, et voir le catalogue en ligne de la bibliothèque Pierpoint Morgan qui note pour cette image : ‘probably poet’ [accessed 31 October 2015] : http://ica.themorgan.org/manuscript/ page/24/147160. 32. Cf. William D. Paden, What singing does to words. Reflections on the art of the troubadours, Exemplaria, 17 (2005), 481-506 (490). 33. Rieger 1985, 399 ; Peters 2008, 47-48 ; Sarah Kay, Terence Cave et Malcolm Bowie, A Short History of French Literature, Oxford, Oxford University Press, 2003, 39. 34. Voir Elizabeth W. Poe, ‘L’autr’escrit’ of : the razos for Bertran de Born, Romance Philology, 44 (1990), 123-36. 35. Saverio Guida, Esperienza trobadorica e realtà veneta, in I trovatori nel Veneto e a Venezia. Atti del convegno internazionale, Venezia 28-31 ottobre 2004, éd. G. Lachin (Rome et Padoue, Antenore, 2008), 135-170. 36. Jonathan J. G. Alexander, Scribes as artists : the arabesque initial in twelfth-century English manuscripts, in Medieval scribes, manuscripts and libraries. Essays presented to N. R. Ker, éd. M. B. Parkes et A. G. Watson (Londres, Scolar Press, 1978), 87-116, fig. 17 : MS Oxford Bodley 717.

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37. Albert D’Haenens, Écrire, un couteau à la main, in Clio et son regard. Mélanges d’histoire, d’histoire de l’art et d’archéologie offerts à J. Stiennon, éd. R. Lejeune et J. Deckers, Liège, Pierre Mardaga, 1982, 129-41 (131) : D’Haenens parlait justement des représentations des couteaux de scribe ; Clanchy 1991, 117. 38. François Garnier, Le langage de l’image au Moyen Âge. I. Signification et symbolique, Paris, Le Léopard d’or, 1982, 209-11. 39. Garnier 1982, 167, 170 ; Meneghetti 1984, 325-63 ; Ursula Peters, ‘ Digitus argumentalis’. Autorbilder als signatur von Lehr-Auctoritas in der mittelalterlichen Liedüberlieferung, in Manus loquens. Medium der Geste, Gesten der Medien, éd. M. Bickenbach et al., Cologne, Dumont, 2003, 31-65. Voir à titre d’exemple la lettrine d’Uc Brunenc dans MS I, f. 102v : (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/ btv1b8419245d/f214.image.r=854.langEN), [accessed 31 October 2015] ou bien celle de Bernart de Ventadorn dans MS K, f. 15v [accessed 31 October 2015] :(http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/ btv1b60007960/f58.image.r=12473.langEN). 40. Ernst Gombrich, Ritualised gesture and expression in art, Philosophical Transactions of the Royal Society, B251 : 772 (1966), 393-401 (394). 41. Garnier 1982, 159-226. 42. Guilhem de la Tor, MS K, f. 117v [accessed 31 October 2015] : (http://gallica.bnf.fr/ark:/ 12148/btv1b60007960/f262.image.r=12473.langEN). Il n’y a que 4 autres exemples de cette pose dans les mss. AIK, à savoir, Gaucelm Faidit ms K, f. 22 ; Guilhem de Balaun ms K, f. 96v ; Montaigna Çot ms K, f. 110 ; Raimbaut d’Aurenga ms I, f. 143v. 43. The Orator’s Education, Books 11-12, éd. et trad. D. A. Russell Cambridge, Mass., Loeb, 2001, XI, 3, 84. 44. Quintilien, XI, 3, 181. 45. Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, 224-32 ; Aldo D. Scaglione, Knights at Court. Courtliness, chivalry and courtesy from Ottonian Germany to the Italian renaissance, Berkeley, University of California Press, 1991, 229-42. 46. Schmitt 1990, 225 ; Sarah Kay, Courts, clerks and , in The Cambridge Companion to Medieval Romance, éd. Roberta L. Krueger, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, 81-96 ; John Gillingham, From civilitas to civility : codes of manners in medieval and early modern England, Transactions of the Royal Historical Society, 6e série, 12 (2002), 267-89 (274-78). 47. Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Clercs et jongleurs dans la société médiévale (XIIe et XIIIe siècles), Annales, 34 (1979), 913-28 (916). 48. Schmitt 1990, 262. 49. Cf. le titre significatif du chapitre de Peters sur les troubadours : ‘Biographische Autorsuggestion zwischen Lehr-Auctoritas und höfischer Geselligkeit’. 50. Les Poésies du Moine de Montaudon, éd. M. J. Routledge, Montpellier, Université Paul-Valéry, 1977, XVIII, vv. 94-96. 51. À moins que ten ne vienne de tenher ‘teindre’. 52. Selon Peire d’Alvernhe : Peire d’Alvernhe, Poesie, éd. A. Fratta, Manziana, Vecchiarelli Editore, 1996, 8, v. 36. 53. Cité dans Schmitt 1990, 280. 54. Kay 1990, 138-39. 55. Sur ce point, voir Michael Camille, Seeing and reading. Some visual implications of medieval literacy and illiteracy, Art History, 8 (1985), 26-49 (31), qui constate les difficultés éprouvées par l’artiste obligé d’illustrer at ille obmutit de l’Évangile (Mattieu, 22, 11-12).

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AUTEUR

RUTH HARVEY

Royal Holloway University of London

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Pour une bibliographie des troubadours d’Italie

Maria Grazia Capusso

1 Tous ceux qui s’occupent de la poésie des troubadours qui s’est développée au XIIIe siècle en Italie du Nord rencontrent deux réalités parallèles, sans aucun doute apparentées mais pas identiques. À la production des transfuges occitans, nombreux et d’envergure inégale, s’ajoute celle d’auteurs italiens importants ou mineurs, ces derniers étant les seuls, dans cet ensemble, qui restent négligés parce qu’ils n’apparaissent que dans la poésie à deux voix limitée au contexte italien : à titre d’exemple, citons Guillem Raimon, qui était en rapport avec la cour des Este (BdT 229 : Bertoni 1915, 17, 69, 461-465 ; De Bartholomaeis 1931, I, 212-213 ; Folena 1990, 33-38) et Joan d’Albuzo, qui échangea deux tensons, l’une avec Nicolet de Turin (BdT 265.2 = 310.1), l’autre avec Sordel, destinataire aussi d’un bref sirventés (BdT 265.1a = 437.10a, BdT 265.3 : Schultz-Gora 1902, 36, 48 ; Bertoni 1915, 62-63, 76, 256-259 ; De Bartholomaeis 1931, II, 114 ; Kolsen 1938 ; Ugolini 1949, xxxii ; éd. Boni 1954, XXXVII, CXXIII, 72 ; Folena 1990, 73 ; Paterson 2008 ; Harvey-Paterson 2010, II et III, 863-875).

2 La production des nombreux troubadours occitans qui ont alors séjourné en Italie a été généralement bien analysée sous l’aspect géopolitique et culturel ainsi que du point de vue philologique et littéraire. Moins étudiées sont les figures des troubadours italiens de naissance, dont l’activité s’est presque toujours exercée dans les limites de leur territoire d’origine, malgré les relations qu’ils ont entrenues avec leurs collègues transalpins installés en Italie – voir Nicolet de Turin (Bertoni 1915, 50-63) ou encore les débats avec Falquet de Romans (BdT 156.9 = 310.2 : Bertoni 1915, 252-253 ; éd. Arveiller- Gouiran 1987, 129-133 ; Gouiran 2008 : 114-116) et avec Uc de Saint-Circ (BdT 310.3 = 457.36 : Bertoni 1915, 254-255 ; éd. Jeanroy-Salverda de Grave 1913, 129-131) – ou les associations plus étroites, probables ou avérées (Bertolome Zorzi-Bonifacio Calvo ; Lanfranco Cigala et l’école génoise), comme en témoignent leurs productions poéti- ques et leur tradition manuscrite. Il faut également prendre en compte les spécificités linguistiques et métriques (le flottement de la césure, noté par Billy 2000) qui semblent s’aligner, mais pas toujours parfaitement, sur la norme de l’ancien occitan, adoptées

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par les auteurs et les copistes (Bertoni 1915, 159-181, 185-199 ; Folena 1990, 4-22 ; Meliga 2006 ; Antonelli 2008 ; Bellotti 2010 ; Borghi Cedrini 2001, 2004, 2008).

3 Dans sa préface aux Trovatori d’Italia (TdI), Giulio Bertoni ose poser la question principale qui concerne certains auteurs mineurs : « Erano ombre o persone ? » (p. IX). C’est seulement plusieurs années après la sortie des TdI qu’on note une augmen-tation décisive des études, notamment la série d’éditions critiques datant du milieu des années 50 (Lanfranco Cigala et Bonifacio Calvo, textes édités par Branciforti 1954 et 1955 ; et Luchetto Gattilusio, par Boni 1954 et 1957), travaux qui seront suivis par l’édition Melli de Rambertino Buvalelli (1978). À présent, l’attention générale qui entoure, surtout en Italie, les troubadours d’Italie, s’appuie sur la possibilité de recourir aux outils d’enquête les plus modernes (Bibliografia Elettronica dei Trovatori par Stefano Asperti ; Repertorio informatizzato dell’antica letteratura trobadorica e catalana par Costanzo Di Girolamo ; Bibliografia de Literatura Occitana Medieval, dirigée par Miriam Cabré et Sadurní Martí, etc.) et sur un échange fertile entre recherche et enseignement, en particulier dans les travaux de maîtrise et les thèses de doctorat.

4 À cette poussée d’intérêt s’oppose cependant la rareté des répertoires d’information dont nous disposons actuellement. Outre la première vue d’ensemble du domaine rédigée par Oskar Schultz-Gora (Schultz[-Gora] 1883), les TdI de Giulio Bertoni (Bertoni 1915) sont toujours valables malgré leur ancienneté ; toutefois les TdI ne sont pas un répertoire bibliographique, mais plutôt une anthologie considérable assortie d’une ample présen-tation et de nombreuses annotations. Il en va de même pour le recueil imposant de Vincenzo De Bartholomaeis, Poesie provenzali storiche relative all’Italia (1931), qui, comme le titre l’indique, limite expressément ses choix aux textes du secteur, tout en accueillant des troubadours d’origines occitane et italienne. Il y a aussi le petit volume de Francesco A. Ugolini, La poesia provenzale e l’Italia (1949 2), plus proche du modèle des TdI avec quelques ajouts utiles, tandis que l’excellente analyse de Gianfranco Folena (Tradi-zione e cultura trobadorica nelle corti e nelle città venete, Vicenza 1976 puis Padova 1990) se focalise sur le milieu du Nord-Est. Pour le Nord-Ouest, il faut mentionner les travaux de Bertolucci Pizzorusso 2003, puis de De Conca, Meliga et Noto 2006, suivis de ceux de Bettini-Biagini 1981 et de Caiti-Russo 2005 (pour les Este et les Malaspina).

5 Il m’a paru nécessaire d’organiser systématiquement, et de la manière la plus simple, les résultats des études dans ce secteur spécifique de la poésie des troubadours, en prenant en compte toutes les données fournies par les outils en ligne les plus récents. Ces résultats ne tiennent cependant pas encore compte des informations du Dizionario Biografico dei Trovatori de Saverio Guida et Gerardo Larghi, publié après la rédaction de cet article. Le moment est donc venu d’annoncer le projet en cours de réalisation avec la collaboration de Frej Moretti, d’une bibliographie des troubadours italiens (BTdI), qui prolongera la référence indispensable des TdI de Bertoni. Je vais expliquer le choix des critères que nous avons établis pour l’instant, tant pour la constitution de la liste des troubadours considérés que pour la modalité de composition de nos fiches monographiques.

6 Voici d’abord la liste des troubadours. Comme on peut tout de suite le vérifier, cette liste reproduit la plupart des noms déjà présents dans les TdI, avec quelques italianisations par rapport à la Bibliographie der Troubadours (BdT) de Pillet-Carstens : nous présentons une liste double, car il nous a semblé utile de partir de la dénomination de la BdT (avec le numéro de référence appro-prié) avant d’indiquer,

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quand il y a des différences, la forme du nom qui figure dans les TdI (avec le numéro du paragraphe correspondant). Les quelques ajouts mis en évidence par un astérisque concernent : *Aicart - *Aicart del Fossat (BdT 6a = 7), *Andrian del Palais ou *Palais (BdT 22a = 315 : il s’agit de deux entités distinctes dans BdT), et *Dante da Majano (qui n’est pas présent dans BdT). Les études de Paolo Gresti (Gresti 1997 et 1999) et de Saverio Guida (Guida 2006) sont déterminantes pour les deux premiers troubadours. Leurs travaux placent ces auteurs respectivement dans la région de Novarre et en Lombardie, tandis que, pour Dante da Majano, cité par Bertoni avec des doutes, il faut signaler une contribution de Pierre Bec (Bec 1996 ; Bettarini 1969 ; Bertoni 1915, 141). Inversement, après les contributions de Saverio Guida et de Gerardo Larghi (Guida 2009, Larghi 2011), le nom de Peire de la Mula (BdT 352, TdI n. 6 “Pietro de la Mula”) doit sortir de la liste des troubadours d’Italie.

7 Suivent trois noms pour lesquels on peut, plus ou moins, envisager des convergences. Il s’agit de Marques (BdT 296.1a), en ce qui concerne la tenson fictive Marques-Dona qui fait suite dans R 24v à la tenson Alberto Malaspina-Raimbaut de Vaqueiras (BdT 15.1 = 392.1), peut-être à attribuer au même seigneur de la Luni-giana, région située entre la Ligurie et la Toscane (Bertoni 1915, 50-51, 159-160 ; Frank 1952, 86-91, 169-172 ; Riquer 1975, II, 820-823 ; Rieger 1991, 356-366 et Rieger 1990) ; puis d’Imbert, auteur d’une tenson avec Guilhem de la Tor (BdT 250.1 = 236.8), sans doute le même ‘Coms de Blandra’ qui échange des coblas injurieuses avec Falquet de Romans (BdT 181.1 = 156.1), comme le propose une série presque ininterrompue d’études (Chabaneau 1885, 153 ; Bertoni 1915, 61, 64-65 ; éd. Blasi 1937, 71-72 ; éd. Negri 2006, 59-60 ; Harvey-Paterson 2010, II, 644 ; avis différent de Torraca 1902, 283) ; enfin, on peut considérer comme plausible l’identification du grossier Lambert (BdT 280) avec Rambertino Buvalelli, ou Lamberti de Buvalel (BdT 281) dans l’ensemble de ‘contrasti giullareschi’, impliquant Bertran d’Aurel – Guilhem Figueira – Aimeric de Peguilhan, transmis par le manuscrit H (c. 52) (éd. Bertoni 1908, 65-68 ; éd. Melli 1978, 117-118 ; Folena 1990, 35 et 62 ; Rossi 2006, 44-45 ; Capusso 2011, 4 et n. 15 ; pour le manuscrit, Careri 1990, 434-435 et Intav. 1998, 324-325, 338).

8 Il faut souligner qu’il n’y a qu’une seule trobairitz qui, du moins en ce qui concerne son origine, s’insère de droit dans le contexte italien. Il s’agit d’Isabella, partenaire d’ (BdT 252 = 133.7), qui la mentionne dans trois autres de ses composi-tions (BdT 133.3, 6, 9). Cette dame est à identifier avec certitude, après les études de Giosuè Lachin (éd. Lachin 2004, 77-117 ; Bertoni 1915, 67 n. 5, 130-131, 471-472 ; Rieger 1991, 275-290 ; Harvey-Paterson 2010, II, 841-849) à Isabella, épouse de Ravano delle Carceri de Vérone, qu’elle suivit en Grèce au début du XIIIe siècle : c’est dans ce pays qu’a dû se produire l’échange poétique avec Elias Cairel. La situation est symétriquement inverse pour la partenaire de Lanfranc Cigala, Guillelma de Rosers (BdT 200), « di origine provenzale, ma forse sposata ad un genovese », comme le supposait Branciforti (éd. Branciforti 1954, 30 et n. 47 ; Chabaneau 1885, 105 n. 3 ; Bertoni 1915, 99 ; Harvey-Paterson 2010, III, 910). Le toponyme Rosers devrait renvoyer à la Provence elle-même, peut-être au nom de Roser de Saint-Gilles, dép. du Gard (Rieger 1991, 234-235), ou bien à celui de Rougiers dans le Var, désormais cant. de Brignoles, dans l’arrondissement de Brignoles (Gambino 2003, 25-41 : 29 ; Asperti 1995, 51 n. 33), mais l’échange poétique avec Cigala nous ramène à l’environnement ligure (Schultz[-Gora] 1883, 218-219 et n. 1). Une alternative possible est que celui-ci, auquel on pourrait attribuer l’élégante canso anonyme (BdT 461.204) Quan Proensa ac perduda proeza, où l’on fait également l’éloge de Guillelma (Gambino 2003 : 25-41, De Conca 2006), ait connu la dame en question à l’époque de son

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départ de Gênes (l’ambassade à la cour de Raymond Bérenger IV pendant l’été de 1241 : éd. Branciforti 1954, 19 et n. 18 ; Boldorini 1962, 179).

9 On peut lire aussi une intégration de cette liste : Troubadours d’Italie probables ou possibles, mentionnés partiellement dans les TdI. En écartant les cas où l’italianité d’emprunt est trop vague ou douteuse – la Oste-Guillem BdT 313.1 = 201.4 (Harvey- Paterson 2010, III, 949-955 ; Perugi 1985, 220-226) ; les débats Folco-Cavaire BdT 151.1 = 111.2 (De Bartholomaeis 1931, II, p. 70 ; Ugolini 1949, xxiii-xxiv et n. 22, 71 ; éd. Boni 1954, XXVII ; Folena 1990, 57 n. 135 ; Gouiran 2008 : 125, 131-132) ou Chardo-Ugo BdT 114.1 = 448.2 (Radaelli 2007 ; Harvey-Paterson 2010, I, 253-260) – il reste une série de noms, à partir de Peire Milo (BdT 349, Bertoni 1915, p. 131-132) : l’œuvre de ce troubadour est importante, mais on ne peut que constater le scepticisme sur son éventuelle italia-nité de la plus importante de ses critiques, Luciana Borghi Cedrini (éd. Borghi Cedrini 2008, comportant une bibliographie complète) sur son éventuelle origine italienne. Il en va de même pour des auteurs mineurs, par exemple le mystérieux Montan (BdT 306 : Cluzel 1974 ; Aurell 1989, 55), qui échangea des coblas avec Sordel (BdT 306.3 : éd. Boni 1954, LXXIV, 176), mais qui a surtout écrit une tenson fictive obscène (BdT 306.2 : Krispin 1981 ; Rieger 1991, 367 et ss. ; Uhl 2008) avec des caractéristiques linguistiques et métriques évidemment italiennes (Billy 2000, 607-608), ou Enric (Del Carretto ?), l’initiateur d’une tenson avec Arver (BdT 139.1 = 35.1), peut- être l’ami de Lanfranc Cigala amoureux de Selvaggia (BdT 282.15 : Capusso 2006, 13 et note 11 ; Harvey-Paterson 2010, I, 295), pour lequel on constate « une proportion singulièrement élevée de vers déviants » (Billy 2000 : 608).

10 Pour le reste, il s’agit de petits poètes : d’Albert et Rubaut, qui participent à des tensons respectivement avec Simon et Lanfranc Cigala, très probablement dans le milieu génois (BdT 13.1 = 436.2 et BdT 429.1 = 282.1a : Bertoni 1900, 18, 20 ; Bertoni 1903, xxvi- xxix, xxxiii ; Bertoni 1915, 101 n. 1, 133-134, notes 3-4 ; Marshall 1989 ; De Conca 2006 ; Harvey-Paterson 2010, III, 890, 1186) ; du jongleur Lantelm, peut-être originaire de la zone de Brescia selon des indices textuels (Bertoni 1915, 133-134 et 475-477 ; éd. Branciforti 1954, 30 n. 48 ; Capusso 2006, 17-22), protagoniste de l’échange virulent de sirventés avec le même Cigala (BdT 282.13 = 283.1) et d’une tenson d’argument amoureux avec l’inconnu Raimon (BdT 283.2 = 393.2). Cette même qualifi-cation de jongleur pourrait être attribuée à Bernado, l’un des protagonistes d’un irrévérencieux échange poétique avec Tomas (BdT 51.1 = 441.1) : ce dernier est d’habitude identifié avec le seigneur de Savoie (Schultz[-Gora] 1883, p. 233 ; Bertoni 1915, 86-89, 473-474 ; Bertoni 1911b ; éd. Branciforti 1954, 30 n. 50, avis différent de Harvey-Paterson 2010, III, 1238 avec Guida 1973, 250-252 et Aurell 1989, 253-256). Il est difficile de préciser les identités de Taurel et de Falconet (BdT 438.1 = 148.2), sans doute un couple de jongleurs actifs en Piémont, comme le révèle une référence à un marquis de Montferrat (De Bartholomaeis 1906 ; Bertoni 1915, 135-137 ; Marinetti 2007 ; Harvey-Paterson 2010, III, 1228-1229) ; on a proposé, avec peu de vraisemblance, d’identifier le premier avec dominus Taurellus de Strata de Papia (Torraca 1902, 293, mais cf. Schultz-Gora 1902, 59-60). La proposition de Paolo Gresti sur l’identité de Felip de Valenza, partenaire de Perseval Doria, est intéressante (BdT 371.2 = 149a.1 : Bertoni 1911a ; Bertoni 1915, 93 ; Gresti 2005).

11 Textes anonymes : c’est Bertoni, De Bartholomaeis et Ugolini qui ont eu le mérite de signaler des compositions très probable-ment italiennes comme par exemple le planh pour Gregorio da Montelongo (BdT 461.107) ou celui pour Manfredi, dont l’intérêt

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historique est évident (BdT 461.234 : Bertoni 1915, 28, 140, 176-177, 480-481 ; Zingarelli 1935 ; De Bastard 1972-1973, 231-256, 95-117 ; Grimaldi 2009 et Grimaldi 2010). C’est surtout la bibliographie concernant le premier qui s’est étoffée significativement ces dernières années, en prenant en considération la localisation frioulane du texte (Meyer 1886 ; Bertoni 1915, 175-176, 478-479 ; De Bartholomaeis 1931, II, 265-268 ; Vatteroni 2003 ; Carapezza, Intav. 2004, 45-47 et Carapezza 2004, 188-190), égalément constatée pour le planh fragmentaire dédié à Giovanni di Cucagna et conservé aux Archives capitulaires de Cividale del Friuli (sans signature : Grattoni 1982 ; D’Aronco 1992, 167 ; Vatteroni 2003, 719-720). Soulignons que plusieurs manuscrits renferment encore d’autres textes vraisemblablement italiens : ce sont des poésies d’inspiration politique, comme BdT 461.70a :C 45r (De Bartho-lomaeis 1931, II, 225-226 ; Ugolini 1949, xlvii-xlix et 119 n. 42 ; Asperti 1995, 69-71 et notes ; Radaelli, Intav. 2006, 152 n. 29, 164 n. 24, 337) ou bien BdT 461.114 : P 64r (Bertoni 1918-1919 ; De Bartholomaeis 1931, II, 288 ; Blasi 1931, 39 ; Ugolini 1949, 1, 140 n. 53 ; Ruggieri 1953, 208-209 ; Asperti 1995, 180-181 note, 186, 202 ; Noto, Intav. 2003, 125 n. CXXXI, 130-131 n. 46, 172 ; Petrossi 2009, 304 n. LXXXIII), mais aussi courtoise, comme la série frag-mentaire des éloges à Giovanna d’Este (1221-1226 ?) qui nous est transmise par Q 4r-v : BdT 461.147 ; 27a ; 209a (Lewent 1919 ; De Bartholomaeis 1931, II, 123-126 ; Blasi 1932 ; éd.Blasi 1937, 51 ; Bettini-Biagini 1981, 103-106 ; Folena 1990, 54-56 ; Petrossi 2009, 340, 344, n. XCV-XCVI ; Petrossi 2010, 106-107).

12 Notre enquête devra s’étendre à certaines compositions lyriques d’attribution douteuse ou erronée et pour lesquelles ont été proposés des auteurs italiens, connus ou inconnus. En dehors des échanges internes déjà résolus, comme par exemple le dépla-cement de quatre poèmes du corpus de Lanfranco Cigala à celui de Luchetto Gattilusio (BdT 290.1a ; 282.1d ; 282.26a et 282.1c : Rajna 1891 ; éd. Branciforti 1954, 51-53 ; éd. Boni 1957, xxx- xxxvii ; Capusso 2006, 10-11, note 5), il faut relever des cas intéressants comme celui de BdT 242.38 : Honratz es hom per despendre (P 6, e 232), poème attribué par erreur à Giraut de Bornelh. Il s’agit d’un texte dont l’auteur pourrait être Luchetto Gattilusio, selon la proposition convaincante de Gilda Caiti-Russo (Kolsen 1912 ; De Bartholomaeis 1931, I, 68-70 ; Folena 1990, 97 ; Roncoroni-Arlettaz 1991, 260-264 ; Gresti 2001 ; Caiti-Russo 2005, 377-383). En ce qui concerne Bertran Folco d’Avigno (BdT 83.1), mentionné en relation avec Raimon de Miraval (BdT 406.16), un nouvel examen tenant compte de la disparité des rubriques s’impose (A 183v Bertran d’Avignon-Raimon de las Salas ; D 148v Raimonz ; I 157v Raimon de Miraval-Beltran, K 143v Miraval). Conformément au principe selon lequel il y a probablement une progression du moins connu au plus connu, l’indication de A pour Raimon est plus fiable (à en croire Raimon de Las Salas de Marseilla), et pour Bertran surtout, la position philolombarde à l’intérieur du débat, tout comme les nombreux écarts métriques, nous invitent vraisemblablement à nous déplacer vers l’Italie du Nord (Chambers 1970 ; éd. Topsfield 1971, 55 ; Guida 1972, 206 ; Riquer 1975, II, 1096-1099 ; Aurell 1989, 46-48, 292 ; Noto 2009 ; Harvey-Paterson 2010, III, 1110).

13 On ne s’occupera pas pour le moment de textes très parti-culiers qu’on ne peut pas qualifier de troubadouresques stricto sensu, comme la Doctrina d’Acort de Terramagnino da Pisa (TdI n. 26), ou le recueil religieux de Wolfenbüttel, étudié récemment par Zeno Verlato qui a remarqué « la sua posizione incerta, di confine, tanto rispetto alla letteratura trobadorica – anche considerando i prodotti della sua diramazione ‘italiana’ – quanto rispetto alla letteratura didattico-religiosa e devozionale in volgare italiano settentrionale del Duecento [sa position problé-matique, en marge, par rapport

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à la littérature troubadouresque – même en considérant sa filiation italienne – aussi bien que par rapport à la littérature religieuse et didactique en langue verna-culaire de l’Italie du Nord pendant le XIIIe siècle] », position très bien représentée par une langue « fitta di italianismi, di francesismi e di forme anomale [riche d’italianismes, de francis- mes et de formes inconnues] » (Verlato 2002 et Verlato 2009, 263-265 ; Billy 2000, 606). Pour le reste, les exclusions ne concernent que les troubadours indirectement cités. Ils ne seront pas traités dans la BTdI, même si deux paragraphes des TdI ont été réservés à Obs de Biguli ou Bigulì (n. 9) et à Luca Grimaldi (n. 18). Obs est mentionné en tant que poète dans un poème de Guillem Raimon peut-être composé à la cour des Da Romano (BdT 229.3, N’Obs de Biguli se plaing : Schultz[-Gora] 1883, 233-234 ; Bertoni 1908 ; Bertoni 1915, 69 ; Folena 1990, 35), à rapprocher par exemple du cas du célèbre Cossezen de Peire d’Alvernhe (BdT 323.11, v. 73-78 et BdT 118 : Bertoni 1915, p. 129-130, Lejeune 1979, Guida 2005), tandis qu’à propos de Luca Grimaldi, sans doute originaire de Gênes, nous avons des documents historiques et des archives (BdT p. 254 : Schultz[-Gora] 1883, 219-220 ; Bertoni 1900, 12-13 ; Bertoni 1903, xx-xxi ; Bertoni 1915, 102-103), mais rien qui nous confirme sa réelle activité poétique. En tout cas, seules des recher-ches supplémentaires pourraient renforcer le dossier relatif à ces troubadours et à d’autres qui sont méconnus (comme Osmondo da Verona : Bertoni 1915, p. 132-133 ; et pour les trobairitz, il faut ajouter la contribution de Rieger 1993.

14 Je conclus par des indications essentielles qui concernent les fiches monographiques. Elles sont présentées suivant l’ordre alphabétique et selon la numérotation de la BdT indiquée au début de chacune. Si l’on passe au contenu, il y a des informations bibliographiques concernant la Vida éventuelle du troubadour et les Razos qui s’y rapportent. Et pour chacune des compositions lyriques, nous avons le numéro et le titre, toujours selon le modèle de BdT ; numéro d’ordre du répertoire métrique de Frank ; liste alphabétique des manuscrits (avec la spécification des rubriques seulement pour les cas de divergences avérées d’attribution, voir Bertran de BdT 83) ; liste chronologique des éditions diplomati-ques et critiques, tout comme des éditions partielles, des réim-pressions anthologiques et des traductions. Puis, les études concernant chaque auteur, avec une éventuelle spécification – numéro(s) BdT entre crochets – de la composition ou des compositions analysées, études pour lesquelles on a préféré l’ordre alphabétique ; pour la bibliographie ancienne, on renvoie au répertoire Vincenti qui achève chaque fiche. L’évidente oppor-tunité d’éviter des répétitions et des surcharges dans un simple outil de référence nous a conduite à créer un système de sigles qui reproduit les normes d’usage habituel pour les études en philologie romane ; on a aussi abrégé les volumes collectifs, les Actes de Colloques, les anthologies et les recueils d’études dont le renvoi est répété (au moins deux fois) à l’intérieur de ce travail. Pour les auteurs de plusieurs compositions, les éditions critiques complètes, rappelées en entier avec leurs comptes rendus, précèdent le prospectus analytique abrégé et relatif à chaque texte ; en général, on a cherché à préserver la plus grande auto-nomie de consultation de chaque fiche monographique.

15 Même si la composition de notre BTdI est déjà bien avancée, je tiens à souligner au terme de ces notes, que nous accepterons avec plaisir toute suggestion, information, correction ou intégration.

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ANNEXES

Liste des troubadours d’Italie

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*Aicart (del Fossat) (6a - 7) à Girart (175a) Albert marques [de Malaspina] (15) TdI n. 3 “Alberto Malaspina” Albric [ = Alberico da Romano] (16a) TdI n. 8 “Alberico da Romano” *Andrian del Palais (22a ) à *Palais (315) Bertolome Zorzi (74) TdI n. 24 Bonifaci Calvo (101) TdI n. 21 “Bonifacio Calvo” Calega Panzan (107) TdI n. 23 “Calega Panzano” *Dante da Majano TdI p. 141 Ferrari de Ferrara (150) TdI n. 27 “Ferrarino da Ferrara” Girart (175a) (à 6a) TdI n. 13 “Girardo Cavallazzi” Graf von Biandrate – lo Coms de Blandra (181) TdI n. 7 “Il Conte di Biandrate” Isabella (252.1 = 133.7) TdI p. 130-131, p. 471-472 (Testi di dubbia attribuzione) Jacme Grill (258) TdI n. 19 “Giacomo Grillo” Lamberti de Buvalel (281) TdI n. 4 “Rambertino Buvalelli” Lanfranc Cigala (282) TdI n. 16 “Lanfranco Cigala” Lanza marques (285 = 393.2) TdI n. 1 “Manfredi Lancia” Luquet Gatelus (290) TdI n. 22 “Luchetto Gattilusio” Nicolet de Turin (310) TdI n. 6 “Nicoletto da Torino” *Palais (315) à *Andrian del Palais (22a) Paul Lanfranc, de Pistoja (317) TdI n. 25 “Paolo Lanfranchi da Pistoja” Paves (320)TdI n. 12 “Pavese” Peire de la Cavarana (334) TdI n. 2 “Pietro de la Cavarana o de la Caravana” Perseval Doria (371) TdI n. 15 “Percivalle Doria” Scot (433) TdI n. 20 “Scotto” Simon Doria (436) TdI n. 17 “Simone Doria” Sordel (437) TdI n. 11 “Sordello” Tomas (441) TdI n.14 “Tommaso II di Savoia”, p. 473-474 (Testi di dubbia attribuzione) Convergences probables

Marques 296.1a = 15 (Alberto Malaspina ?) TdI p. 469-470 (Testi di dubbia attribuzione) Imbert 250 = 181 (Coms de Blandra ?) TdI p. 65, 262 Lambert 280 = 281 (Rambertino Buvalelli ?) Troubadours d’Italie probables ou possibles

Albert (13) TdI p. 101 Arver (35) à Enric (139)

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Bernado (51) à Tomas (441) Bernart de Bondeills (59) Enric (139) TdI p. 98-99 Felip de Valenza (149 a.1 = 371.2) TdI p. 93, p. 313-315 Guillelma de Rosers (200) TdI p. 99 Lantelm (283) TdI p. 133-134, p. 475-477 (Testi di dubbia attribuzione) Montan (306) Peire Guillem de Luzerna (344) TdI n. 10 “Pietro Guglielmo di Luserna” Peire Milo (349) TdI p. 131-132 Rubaut (429) TdI p. 133-134 n. 4 Taurel (438) = Falconet (148.2) TdI p. 135-136 Anonymes (sélection)

461.6 (L 114v, sirv.) : Ades vei pejurar la gen 461.9a (canso) : Aissi m’ave cum a l’enfan petit 461.70a (C 45r, miei-sirv.) : Cor (Quor) qu’om trobes Florentis orgoillos 461.80 (P 55r, cobla) : E tot qan m’a ofes en aiqest an 461.107 (G 142r, planh) : En chantan m’aven a retraire 461.114 (P 64r, cobla) : E s’ieu aghes pendutz aut al ven 461.126 (P 63v, cobla) : Ges al meu grat non sui joglar 461.133 (P 64r, cobla) : Ges per lo dit non er bos prez saubuz

461.133b (γ 14v, planh) : Glorios Dieus, don totz bens ha creysensa 461.141 (P 63r, sirv.) : Ja non cugei qe m’aportes ogan 461.147 (Q 4r-v) : 461.147 : L’altrer fui a Calaon (canso fragmentaire ? cobla avec tornada ?) – 27a : Arnaldon, per na Johana (Tençon Arnaut [Catalan]-Arnaldon) – 209a : Ki de placers e d’onor TdI p. 18 461.180 (P 62v, sirv.) : Nuls hom non deu d’amic ni de segnor 461.193 (P 63v, cobla) : Per zo non voil desconortar 461.204 (C 386r, canso) : Quan Proensa ac perduda proeza 461.217 (P 64r, cobla) : Seigner juge, ben aug dir a la gen 461.231 (H 57v, 2 coblas avec tornada) : Tan es tricer’ e deslials, amors 461.234 (I 199v, K 185r, planh) : Totas honors e tug fag benestan 481.246 (P 63v, cobla ou tornada) : Va, cobla, al juge de Galur Cividale del Friuli (Udine), Archivio Capitolare (sans signature) : Quar nueg e jorn trist soi et esbait Attribution douteuse

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83.1 = 406.16 : Bertran, si fossetz tan gignos (A 183v Bertrans dauignon e Raimons delas salas D 148v Raimonz I 157v Raimons de miraual e den beltran K 143v miraual) partimen 242.38 : Honratz es hom per despendre (P 6, e 232 : Giraut de Bornelh) sirventes Troubadours cités indirectement

Cossezen : BdT 118, TdI p. 129-130 Luca Grimaldi : BdT p. 254, TdI n. 18 Obs de Biguli : BdT 229.3, TdI n. 9 Osmondo da Verona : TdI p. 132-133

AUTEUR

MARIA GRAZIA CAPUSSO

Université de Pise

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Na Iohana de pretç soverana. Troubadours à la cour de Calaone

Antonio Petrossi

1 C’est à Giovanna Malaspina, première épouse d’Azzo VII d’Este, que les troubadours séjournant à la cour de Calaone consacrèrent toute leur activité poétique, autrefois réservée à sa cousine Béatrice, décédée en 1226. Héritière de la puissante famille des Malaspina, Giovanna a été l’épouse d’Azzo VII, seigneur de Calaone, de 1221 à sa mort en novembre 1233.

2 Le mariage semble rétablir l’ancienne maison des , la dynastie lombarde qui donna naissance à la maison des Malaspina et à la maison des Este. Entre les deux familles s’établit une bonne entente, favorisée non seulement par leur origine commune, mais surtout par les intérêts fonciers que les Este conservaient dans le vaste territoire de la . En outre, les deux cours ont été particulièrement attentives à la promotion de la poésie des troubadours, perçue comme un outil efficace de propagande idéologique dans la mise en place d’une stratégie d’expansion territoriale. Les travaux de Bettini-Biaggini sur la famille des Este et ceux de Caiti-Russo sur la famille des Malaspina ont analysé les raisons de l’abondante production poétique dans ces milieux à la fin du XIIe et au début du siècle suivant, et ont mis en évidence la concomitance de la présence des poètes occitans et des ambitions expansionnistes des deux cours1.

3 Aimeric de Péguilhan, Peire Guilhem de Luserna, Guilhem de la Tor et Uc de Saint-Circ ont été les successeurs et héritiers de ceux qui avaient célébré Béatrice comme un exemple de beauté et de grâce et les nouveaux troubadours ont chanté les louanges de Jeanne en exaltant sa qualité distinctive de reine de vertu (de pretz soverana).

4 En marge de ce corpus, bien étudié et interprété par Gianfranco Folena2, nous pouvons ajouter trois poèmes de versificateurs plus modestes, recueillis dans une petite anthologie conservée dans le chansonnier Q (Firenze, Biblioteca Riccardiana, ms. 2909), en partie anonymes et transcrits aux folios 4r et v3. Le manuscrit de 115 feuilles a été rédigé par plusieurs mains dans le Nord de l’Italie, à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe. La composition actuelle de l’ensemble résulte d’un projet initial peut-être modifié

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au cours de la confection de la reliure et par les ajouts de matières étrangères au plan primitif. Le texte des poèmes est très fautif à cause de la mauvaise connaissance de la langue occitane du copiste italien4. L’anonymat des textes est l’effet d’un oubli des compilateurs : en fait, les textes ont été inclus dans les sections relatives à chaque troubadour. Les tensons ou les coblas esparsas, toujours anonymes, ont été souvent insérées entre les différentes sections ; dans la partie du codex qui concerne nos textes (feuilles 1 à 8), sont conservées des compositions de tradition unique (dix-sept poèmes, répertoriés comme tenco, balada et salutz).

5 Le copiste ne s’est probablement pas aperçu des différences entre les structures métriques des textes et il les a présentés comme s’il s’agissait d’une seule composition, désignée par teço dans la rubrique. Dans le travail de transcription, le copiste a laissé entre les textes un espace vide pour les rubriques, mais il n’a laissé, en revanche, aucun intervalle entre les strophes des compositions. La modeste contribution du miniaturiste s’est limitée à l’ornementation de la lettre initiale. La section s’ouvre avec L’autrer fui a Calaon (BdT 461.147), poème interprété par De Bartholomaeis et les chercheurs qui l’ont suivi comme un fragment de pastourelle5. C’est une cobla de 9 vers avec une tornada de cinq vers (comme l’indiquent les éditeurs modernes, qui ont établi que deux vers manquent au texte, les vers 4 et 7).

6 Seul le deuxième texte, Arnaldon, per Na Iohana (BdT 461.27a), se présente comme un poème à deux voix, puisque le nom de chaque poète est indiqué dans les premières lignes de chaque cobla. C’est un petit échange de deux coblas de huit vers, lié par des rims unissonans (qui se composent de rimes binaires a : -ana et b : -ir).

7 Enfin, la troisième et dernière composition, Qui de plazers e d’honneur (BdT 461.209a), est une coblas doblas de seize vers. Le texte se compose de deux coblas de huit vers, liées par des rims unissonans. Chaque strophe est formée de deux quatrains, dont le premier est en rimes croisées, tandis que le deuxième est formé de deux couplets à rimes embrassées. Sa structure métrique semble empruntée à une chanson religieuse de Peire Cardenal, Tartarassa ni voutor (BdT 335.55), et à une chanson de Bernart Ventadorn, Ara m conseillatz seignor (BdT 70.6). Lewent estime que la strophe présente une structure formelle semblable à une strophe de la chanson de Raimon Bistortz d’Arle, Qui vol vezer bel cors e benestan (BdT 416.5), qui fait l’éloge de Costanza d’Este6.

8 Bien que la valeur poétique de cette petite anthologie soit faible, l’étude du réseau des relations intertextuelles peut nous renseigner sur le milieu culturel où ces textes ont été écrits, et éclaircir le degré des relations établies avec les textes poétiques contemporains. La critique est unanime à reconnaître dans la personne du troubadour Arnaut Catalan le poète qui lance le défi, le petit échange de coblas avec un Arnaldon, « un oscuro giullaretto di Provenza », selon la belle formule de Folena7. Le sujet de la dispute est la comparaison entre les compétences techniques des deux versificateurs : en fait, ils n’utilisent qu’une seule rime, par laquelle se termine le nom de la femme dont on fait l’éloge (Na Iohana : la rime -ana est très rare8). Dans la strophe initiale de la tenson, l’abondance de moyens stylistiques et rhétoriques s’impose pour rendre difficile la réponse. Le défi accepté par celui-ci non seulement reproduit les rimes choisies par l’adversaire, mais il retravaille aussi le discours poétique en formulant des syntagmes qui sont l’écho de textes lyriques contemporains, très connus à la cour, et cela pour afficher (ou peut-être pour parodier ?) sa parfaite connaissance de la poésie contemporaine.

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9 Dans son étude sur les descortz à la cour des Este, Paolo Canettieri a bien montré que la tençon entre Arnaut et Arnaldon s’inscrit dans un échange entre des textes glorifiant Jeanne d’Este. Il établit une relation à double sens entre la tenson et le Lai on fis pretz nais e floris e grana (BdT 461.144), proposé par Lachin comme une œuvre probable du troubadour Elias Cairel9. Il fonde la comparaison sur la redondance des rimes et des caractéristiques stylistiques communes : en effet, au vers 6 de la première cobla de la tençon, Arnaut utilise le mot loindana, d’une importance décisive dans l’architecture sémantique du descort ; Arnaldon prend les premiers mots du descort et les redistribue sur deux vers (floris e grana au vers 1 et pretz au vers suivant), puis il fait l’éloge de Jeanne avec le même adjectif – umana au vers 13, utilisé, toujours avec d’autres, au vers 4 du Lai on fis pretz. Pour Canettieri, la tençon est très probablement antérieure au descort, puisqu’elle lance le débat poétique à la cour d’Este10.

10 L’hypothèse est suggestive, mais on peut placer la cobla et sa fonction poétique dans une perspective différente, à la lumière d’un autre texte, Qui de placers e d’onor. Ce dernier poème maintient au vers d’ouverture de la deuxième cobla un membre de phrase (a pe de la tor), dans lequel on peut voir un emprunt à Guilhem de la Tor, le troubadour périgourdin qui a été actif à la cour des Este, et qui a chanté un éloge de Jeanne d’Este, nommée dans la tornada de sa chanson Canson ab gais plazens motz (BdT 232.2)11, que l’on retrouve ici au vers 12 de Qui de placers e d’onor (donna Iohana placent). Les motifs de la poésie de Guilhem de la Tor sont repris dans la chanson et dans la cobla, mais l’auteur de Qui de placers e d’onor accentue nettement sa subordination à la femme qu’il présente comme hautaine et distante, au dernier vers de la cobla par exemple, quand elle refuse son visage à son amant (qe·m mostre ia sa faizon). On peut encore mentionner d’autres rapprochements stylistiques et rhétoriques entre le petit poème lyrique et la technique particulière des créations du troubadour périgourdin : l’allitération et l’anaphore présentes dans la première cobla, l’utilisation de l’antithèse dans la ligne d’ouverture de la deuxième cobla et des allitérations supplémentaires dans cette deuxième partie du texte.

11 Ce rapprochement rappelle la technique du contrafactum. Comme on le sait, le contrafactum est une forme qui reproduit avec respect la structure fondamentale d’un texte et de sa mélodie12 : le nouveau texte reprend les aspects essentiels de la poétique héritée de la composition originale et il s’appuie sur le succès déjà établi dans le circuit d’un public des amateurs. Le texte qui ouvre l’anthologie semble correspondre à cette proposition, mais il est difficile de trouver une référence au texte préexistant. Nous avons déjà dit que L’altrer fui a Calaon est perçu comme un fragment de pastourelle, fragment en raison de la disposition incorrecte des rimes, et pastourelle du fait de l’emploi au premier vers de la formule l’altrer, typique du genre.

12 Mais je crois que le texte est une cobla, avec ses réminiscences classiques de la poésie des troubadours (écho de Jaufre Rudel et Marcabru), aménagées pour l’éloge de la dame de Calaone. Le discours poétique semble épuiser les termes de la narration dans le bref périmètre de la strophe unique et de la tornada. Dans le manuscrit, la place de la cobla et de ces petits poèmes au thème identique présuppose une source commune de création et donc une circulation de textes élaborés dans un contexte culturel spécifique.

13 La caractéristique des textes de cette anthologie, à l’exception bien sûr de l’éloge de Jeanne, c’est la distance qui semble se créer avec l’objet des louanges, le contenu des textes (le mot loindana, les verbes de mouvement, l’indication de Calaone comme un lieu étranger) projetant l’expression hors de l’espace courtois. La production semble

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destinée à un circuit extra-courtois, où les poètes ne participent que marginalement au rituel de la vie de cour. Le sens de ces textes tient à l’éloge de la vertu de la dame, la proeza (l’une des plus hautes valeurs courtoises, qui conduit celui qui l’éprouve à la perfection chevaleresque), dont Jeanne est la soverana (comme dans la tenson, le descort, et probablement dans un autre cobla esparsa, Deus vos sal, domna de pretz soberana, BdT 461.83). Cette cobla, conservée dans plusieurs manuscrits, dont le ms. Q au folio 108, est attribuée au troubadour Arnaut Catalan13. Elle est révélatrice de la demande sous- jacente des poètes de prendre part au rituel courtois de Calaone. Les textes peuvent être interprétés comme la preuve de la concurrence agressive que Gouiran voit entre les poètes occitans14, présents en Italie après la crise politique du Midi, et les versificateurs italiens, surtout les poètes qui ne jouissent pas de la forme particulière de mécénat qui a assuré quelque chose de plus que la simple subsistance. La production littéraire mobilise une intense élaboration idéologique et coïncide avec les ambitions de la maison nobiliaire. Enfin, la poésie a eu une autre fonction, non moins vitale : elle a créé le mythe de la cour d’Este, qui n’avait pas d’importance sur l’échiquier de la Marche Trévisane, en célébrant la courtoisie et la générosité de Jeanne, puis d’Azzo VII, par la voix sophistiquée des troubadours et par celle, plus familière, de leurs successeurs.

BIBLIOGRAPHIE

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BERTONI Giulio, I Trovatori d’Italia, Modena, 1915.

BETTINI-BIAGGINI Giuliana, La poesia provenzale alla corte estense, Pisa, 1981.

BLASI Ferruccio, Le poesie del trovatore Arnaut Catalan, Firenze, 1937.

CAITI-RUSSO Gilda, Les Troubadours et la cour des Malaspina, Montpellier, 2005.

CANETTIERI Paolo, "Na Joana" e la sezione dei "descortz" nel canzoniere provenzale N, Cultura Neolatina LII, pp. 139-152.

DE BARTHOLOMAEIS Vincenzo, Poesie provenzali storiche relative all’Italia, Roma, 1931.

FOLENA Gianfranco, Culture e lingue nel Veneto medievale, Padova, 1990.

FRANCHI Claudio, Pastorelle occitane, Alessandria, 2006.

GOUIRAN Gérard, L’amour et la guerre : l’œuvre de Bertran de Born, Aix-en-Provence, 1985.

HARRIS MARVYN Roy, Index inverse du “Petit dictionnaire” provençal-français. Heidelberg, 1981.

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LEWENT Kurt, « Drei altprovenzalische Gedicthe auf Johann von Esteve », Zeitschrift für romanische Philologie XXXIX, 1919.

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MARSHALL John H., « Pour l’étude des contrafacta dans la poésie des troubadours », Romania, CI, pp. 289-335.

NEGRI Antonella, Le liriche del trovatore Guilhem de la Tor, Roma, 2006.

ANNEXES

Arnaldon, per Na Iohana (BdT 461.27a)

MANUSCRIT : Q, c. 4va. RUBRIQUE : tēçō. ÉDITION DIPLOMATIQUE : Bertoni 1905, p. 8. ÉDITION CRITIQUE : Lewent 1919, p. 619 ; Blasi 1937, p. 51. AUTRES ÉDITIONS : Bertoni 1915, p. 18 ; De Bartholomaeis 1931, II, p. 124 (texte Lewent) ; Bettini Biaggini 1981, p. 101 (texte Lewent). AUTRES ÉTUDES : Folena 1976, p. 495 (texte Blasi), intégré à Folena 1990, p. 54 ; Canettieri 1992, p. 159. MÉTRIQUE : a7’ a7’ a7’ b7 a7’ a7’ b7 a7’. Frank 52 : 4. Rimes : a : -ana ; b : -ir.

I Arnaldon, per Na Iohana val mais Est e Trevisana e Lombardia e Toscana, car segon c’auic al bons dire, 4 ill es de pretç soverana. Per qu’ieu en terra lontana farrai son bon pretç audir los set jors de la setmana. 8

[Petit Arnaud, grâce à Madame Jeanne, ont davantage de valeur Este, la Trévisane, la Lombardie et la Toscane, car, selon ce que j’ai entendu dire aux personnes de valeur, elle est la souveraine du mérite. Aussi je ferai toujours en sorte qu’on entende parler de son grand mérite en terre lointaine les sept jours de la semaine.]

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II

N’Arnalt, ben floris e grana jois e pretç am Na Iohana qu’el munt no es catalana 12 tant jent sapça fair’ e dir, qu’il es cortes et umana mais de nulla cristiana, per qu’en fai son pretç bruzir, 16 tot drit, lai par Chastellana.

[Messire Arnaud, la joie et le méritent fleurissent et portent graine parfaitement auprès de Madame Jeanne, car, au monde, il n’est pas de Catalane qui sache aussi bien parler et agir : elle est plus courtoise et aimable qu’aucune chrétienne, aussi je proclame son mérite tout droit au- delà de Castellane.]

Ms. : I. 1. Iohana] ioha – 2. val] bal – 4. segon] segont – 5. ill es] illies – 6. qu’ieu] ch’ieu ; en terra] entra – 8. los] lo ; jors] jor ; setmana] settemana. – II. 12. sapça] sapç ; 15. qu’en] ch’en.

***

Qui de placers e d’onor (BdT 461.209a)

MANUSCRIT : Q, c. 4va-vb. RUBRIQUE : tēçō. ÉDITION DIPLOMATIQUE : Bertoni 1905, p. 8. ÉDITION CRITIQUE : Lewent 1919, p. 619 ; Blasi 1937, p. 54. AUTRES ÉDITIONS : Bertoni 1915, p. 18 ; De Bartholomaeis 1931, II, p. 126 (testo Lewent) ; Appel 1933, p. 563 ; Bettini Biaggini 1981 (testo Lewent) ; Folena 1990, p. 55 (testo Blasi). METRIQUE : a7 b7 a7 b7 c7 c7 d7 d7. Frank 382 : 104. Rimes : a : -or ; b : -en ; c : -at ; d : -on.

I Qui de placers e d’onor e de saver e de sen e de complida valor 4 e de tot enseniamen e de fin pretz esmerat, complit de fina beltat, vol audir novas o son, 8 an s’en drit a Calaon.

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[Si l’on veut entendre nouvelles ou mélodie de plaisir, d’honneur, de savoir, d’espris, de valeur accomplie, de toutes bonnes manières et de pur mérite riche de beauté parfaite, il faut partir tout droit à Calaon.]

II E sus, a pe de la tor, trovara veraiament lo jent cors plen de dorsor : 12 donna Johana placent. E s’eo non ai dit veritat de zo que ai devisat, perd’eu loras a bandon 16 qe·m mostre ja sa faizon.

[Et là-haut, au pied de la tour, on trouvera véritablement la noble personne pleine de douceur : Madame Jeanne l’agréable. Et si ce n’est pas vérité que j’ai racontée, alors que je perde totalement le privilège de voir ses traits.]

Ms : I. 1. Qui] Ki ; d’onor] donar – 2. de sen] e sen. – 7. vol] Bol – II. 11. cors plen] cosplen – 15. perd’eu] per deus ; loras] lors ; a bandon] abbandon – 16. qe·m] ki ; mostre ja sa] mostrer un.

***

L’altrer fui a Calaon (BdT 461.147)

Ms. : Q, c. 4rv ÉDITION DIPLOMATIQUE : Bertoni 1905, p. 8. ÉDITION CRITIQUE : Lewent 1919, p. 620 ; De Bartholomaeis 1931, II, p. 123 ; Blasi 1937, p. 49 ; Folena 1976, p. 55. METRIQUE : a7 a7 b7 c7 c7 c7 d7 d7 (Frank 166 : 4).

I L’altrer fui a Calaon, en un caste bel e bon, on trovei donna prezan, 4 […] c’anc tan placent non vi mais et hanc om tal non retrais, tant es sos pretç cars e bons, 8 assis en belas faisons.

[L’autre jour, je suis allé à Calaone dans un château bel et bon où j’ai rencontré une dame de haut mérite […] Jamais je n’en ai vu d’aussi agréable et jamais personne n’en a décrit de pareille, tant son mérite est précieux et parfait, appuyé sur ses belles manières.]

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II Na Johana, pretz et jais vos guid’e·us capdel’e·us pais, donna, e s’eu soi gais, 12 non en meravelies vos, co·l plus marit fases joios. […]

[Madame Jeanne, le mérite et la joie vous conduisent, vous régissent et vous nourrissent ; et si je suis dans l’allégresse, ne vous en étonnez pas car vous rendez joyeux l’homme le plus triste.]

Ms : I. 1. accalaon] a Calaon – 2. bels] bel – 3. preiant] prezan – 4. lacune – 5. Cantan] c’anc tan – 6. on tan] om tal – 7. lacune – 8. esos] es sos ; ṕtç]prêtç – 9. aisis enbeles] assis en belas Ms : II. 10. ioh’a] Johana ; ṕtç] pretz ; iaus] jais – 11. uoi] vos – 12. gida eops cadela eops ps] guid’e·us capdel’e·us pais – 13. meraueliei] meravelies – 14. fases] fas 14. ceop pl. smart fai ioius] co·l plus marit fases joios

NOTES

1. Bettini-Biaggini 1981. Caiti-Russo 2005. 2. Folena 1990. 3. Bertoni 1905. 4. Bertoni 1905, p. 8. 5. Lewent 1919, p. 620 ; De Bartholomaeis 1931, II, p. 123 ; Blasi 1937, p. 49 ; Folena 1976, p. 55 ; Bettini-Biagini 1981, p 105 ; Franchi 2006, 34, p. 318. 6. Lewent 1919, p. 626. 7. Folena 1990, p. 55. 8. Harris 1981, p. 340. 9. Lachin 2004, p. 507. 10. Canettieri 1992, p. 154. 11. Negri 2006, pp. 124-126. 12. Marshall 1980, p. 290. 13. Lachin 2004, p. 507. 14. Gouiran 1985, p. 35.

AUTEUR

ANTONIO PETROSSI

Université de Naples Federico II

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Des passeurs ? Les poètes de l’École sicilienne

Myriam Carminati

1 Dans le cadre d’un colloque organisé en France et ayant pour problématique les relations entre les troubadours et l’Italie, du XIIIe au XVIe siècle, il nous est apparu opportun de présenter à grands traits les poètes de l’École sicilienne.

2 Longtemps la critique la plus autorisée s’est plu à dessiner une trajectoire idéale pour expliquer la fondation et la floraison de la poésie italienne. Le chemin de la langue poétique italienne serait passé par la Magna Curia de Frédéric II pour commencer à façonner, sur les fondements de la poésie occitane, la tradition littéraire italienne qui, continuant avec les Bolonais (Oreste Da Bologna, Guinizelli, etc.) et les Siculo-toscans, avec Dante et les stilnovistes, allait être définitivement codifiée par Pétrarque. C’est donc le rapport qu’entretiennent les Siciliens avec les troubadours et leur rôle dans la fondation de la poésie italienne que nous nous proposons ici d’interroger.

3 On a coutume, en Italie, d’appeler « École sicilienne » un groupe de poètes actifs entre 1220 et 1260, à la cour de l’Empereur Frédéric II de Hohenstaufen dont le siège était à Palerme. Ces poètes étaient nourris de poésie occitane, même s’il convient de préciser d’emblée qu’on ne trouve pas, à la cour de Frédéric, une présence attestée de troubadours, contrairement à ce qui se passait dans les cours du Nord de l’Italie avant et à la suite de la diaspora provoquée par la Croisade contre les Albigeois. Allant dans ce sens, Aurelio Roncaglia soutient la thèse d’une genèse « livresque » de l’École sicilienne qu’il met en relation avec la compilation et la circulation de grosses anthologies de troubadours dans les cours de la plaine du Pô et, en particulier, dans celle des da Romano, qui étaient de puissants alliés de Frédéric II (Roncaglia 1983, 321-33). Une autre hypothèse est avancée pour expliquer cette transmission livresque de la poésie des troubadours aux Siciliens. Il n’est pas à exclure, en effet, que des recueils soient arrivés en Sicile, déjà en 1209, à l’occasion du mariage de Frédéric avec Constance d’Aragon, fille du roi-poète et protecteur des troubadours, Alphonse II, et veuve du roi Émeric de Hongrie, à la cour duquel avait séjourné Peire Vidal (Brugnolo 1995, 276). Autre différence notable, toujours comparativement aux cours septentrionales du Nord de l’Italie, les Siciliens ne font pas du provençal leur première langue lyrique. Cela étant

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dit, avant de nous attarder sur cette éclosion lyrique sicilienne, nous voudrions dresser un tableau de la Magna Curia de Frédéric II dont les fonctionnaires étaient également des poètes, tout comme étaient poètes Frédéric en personne ainsi que deux de ses fils, Manfred et le roi Enzo. Nous avons donc affaire, non plus à des professionnels de la poésie, mais à des dilettanti qui conçoivent la littérature comme « évasion de la réalité quotidienne », selon la formule de Gianfranco Folena (Brugnolo 1995, 328). « Poésie de cour et non poésie pour la cour », comme le souligne Furio Brugnolo. C’est pourquoi les premières transcriptions de poésies siciliennes auront lieu en Toscane, dans le milieu communal des notaires et des marchands, plutôt que dans des milieux aristocratiques et féodaux organisés sur le modèle des cours de Provence (Brugnolo 1995, 329).

4 Roi de Sicile depuis 1196 et couronné empereur en 1220, Frédéric II meurt en 1250 après un très long règne, marqué par une volonté farouche d’indépendance par rapport à l’Église, tant sur le terrain de la politique que de la culture. C’est pourquoi « un lien très étroit associe la fondation du nouvel état souabe, qui fait de la Sicile la capitale de la renaissance impériale, à la formation d’une cour littéraire qui accueille librement, sur un terrain laïque et profane, les thèmes courtois de la tradition provençale et les unit de manière originale à ses propres intérêts littéraires1 » (Pasquini-Quaglio 1975, 171). Dans cette perspective, Frédéric encourage la « laïcité » et les tendances scientifiques. Il favorise la reprise du latin, en tant que langue de la chancellerie et des affaires internationales, langue codifiée par son secrétaire-poète Pier delle Vigne. Il soutient fermement certaines institutions culturelles, comme l’École de Capoue qui reprend et continue la tradition de Montecassino de l’ars dictandi ; il est à l’origine de la création de l’université de Naples et il ne manque pas de soutenir et de promouvoir l’École de médecine de Salerne (Luperini 1996, 258). Il est à noter également que la cour de Frédéric II n’est pas une cour au sens féodal du terme. En effet, l’Empereur met en place un pouvoir centralisé et unitaire, qui vise à l’hégémonie gibeline en Italie grâce à l’homogénéité politique, juridique et administrative de l’état impérial, ce qui est à l’opposé de la fragmentation du système féodal. Frédéric entend dépasser les particularismes et les provincialismes pour réaliser un seul royaume à partir d’une « Renaissance méridionale ». Il s’entoure donc de fonctionnaires spécialisés et de dignitaires issus du monde des notaires et des juristes d’extraction laïque. Ces personnages importants de la cour de Frédéric sont étrangers aussi bien à la hiérarchie féodale qu’aux institutions ecclésiastiques. C’est pourquoi on présente souvent la cour de Frédéric comme le premier état moderne d’Europe. Dans cette cour singulière en son temps, on parle plusieurs langues et, selon le chroniqueur florentin Giovanni Villani2, Frédéric en maîtrisait six : la langue d’oïl (sa mère était Blanche de Hauteville), l’allemand (il était le fils de l’empereur Henri VI et le petit-fils de Frédéric Barberousse), l’arabe (qui était encore en usage dans son royaume), le latin, le grec et, bien évidemment, le sicilien, sachant qu’à cette époque-là, le sicilien est une langue parlée, non codifiée et rien moins qu’homogène. Toutefois, même si l’on n’a eu de cesse de mythifier Frédéric et de l’élever au rang de stupor mundi, le plurilinguisme n’est pas l’apanage de l’Empereur. Ce dernier, en effet, est entouré de lettrés et de savants – dont l’astrologue Michel Scot qui avait travaillé à Tolède (Brugnolo 1995, 269) –, issus de différentes régions du monde (arabes, gréco-byzantins, juifs, allemands, ‘italiens’ écossais, etc.), ce qui confère à la Magna Curia un cachet tout particulier où prédomine ce que nous nommerions aujourd’hui ‘interculturalité’.

5 Si la cour de Frédéric a son siège à Palerme, elle n’en est pas moins en perpétuel mouvement car elle suit l’Empereur dans toutes ses entreprises militaires et

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diplomatiques, ce qui aide également à son internationalisation et favorise le dessein politique et culturel de Frédéric II. Dans sa vision des choses, en effet, la science et la culture ont une grande part. Esprit curieux de tout, « vir inquisitor », comme il se définit lui-même (Contini 1991, 50), l’Empereur est toujours soucieux de voir se développer les connaissances techniques et scientifiques (mathématiques, astrologie, sciences naturelles). Il favorise, dans le même temps, l’éclosion d’une littérature poétique latine, d’une littérature philosophique arabe, d’une culture normande en langue d’oïl, d’une culture gréco-byzantine et d’une culture allemande avec, entre autres, les Minnesänger (Ferroni 1991, 101). Il a également favorisé et soutenu l’émergence et le rayonnement de la nouvelle poésie en sicilien, une poésie qui sera étrangère aux modèles précédents soumis à des exigences pratiques liées à la piété et aux modèles de comportement. Avec les Siciliens, en revanche, se fait jour un usage nouveau de la poésie, une poésie qui devient étrangère à toute finalité édifiante, une poésie pensée comme activité intellectuelle qui trouve en elle-même sa propre justification (Guglielmino-Grosser 1987, 101). Tout cela dans le but, entre autres, de montrer la force unificatrice du pouvoir en place car, dans ce système, la culture joue un rôle éminemment politique, bien que non exclusif.

6 Dans pareil contexte, que devons-nous entendre par « sicilien » ? Le mot désigne moins la provenance géographique et la langue vulgaire utilisée que l’appartenance à la Magna Curia (Brugnolo 1995, 265). Dante, déjà, dans le De Vulgari Eloquentia (I 12, 2-4), écrit : « […] nous voyons que le vulgaire sicilien s’attribue renommée par-dessus tous autres, pour ce que l’on appelle sicilien tout ce qui se fait de poésie en Italie »3. Il souligne plus loin qu’il répond à son souhait de voir s’établir un vulgaire « illustre », « cardinal », « royal » et « courtois » (DVE, I 16, 5-6) qui est inter et suprarégional4. Pour la précision, d’ailleurs, il convient de dire que certains poètes de l’École sicilienne ne sont pas siciliens, mais viennent du Sud du continent, par exemple Giacomino Pugliese et Rinaldo d’Aquino. Mais revenons au dialecte sicilien. Nous avons affaire, avec la poésie sicilienne, à une opération révolutionnaire nobilitante, c’est-à-dire destinée à rendre ‘illustre’ le dialecte, par l’élimination de toutes les formes idiomatiques, de toutes les caractéristiques trop locales ou plébéiennes. Et dans un autre passage du De Vulgari Eloquentia (I 12, 4), Dante associe la poésie des Siciliens au contexte politique et culturel lié aux derniers souverains souabes, à savoir Frédéric II et son fils, Manfred5, qui sera vaincu à Bénévent, en 1266, ce qui signera la fin de l’Empire rêvé par Frédéric. En effet, à l’issue de la bataille de Bénévent, le vainqueur, Charles d’Anjou, étend sa domination sur Naples et sur la Sicile et participe, de fait, à l’extinction de l’École sicilienne. Et on verra que, sur le plan littéraire et poétique, le rôle assumé par la Sicile sera repris par la Toscane.

7 C’est dans ce contexte, brossé à grands traits, qu’œuvrent les poètes de l’École sicilienne : Giacomo da Lentini, le « Notaire » par antonomase ; Pier delle Vigne, que l’on pourrait qualifier de secrétaire d’État ; le juge Guido delle Colonne ; Iacopo Mostacci, grand fauconnier ; ou encore Stefano Protonotaro, officier de la couronne, pour ne citer que ces quelques noms. Ces poètes-fonctionnaires, très liés à l’administration impériale et dotés d’une solide formation technique et juridique, contribuent, par leur production poétique, à donner un supplément de prestige à l’Empire. Dans ces conditions, à quelle opération poétique se livrent les Siciliens ? S’ils reprennent les poèmes des troubadours qui circulaient dans le Nord de l’Italie et qui étaient très à la mode en ce temps-là, il est à noter qu’ils focalisent leur attention sur un groupe de poètes bien circonscrit car « tous étaient liés aux thèmes ‘orthodoxes’ de

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la fin’amor » (Meneghetti 1984, 214-15). Ces poètes sont Rigaut de Berbezilh, , Peire Vidal, Gaucelm Faidit, Jaufré Rudel et surtout Folquet de Marselha, riche commerçant d’extraction bourgeoise et figure emblématique du « poète savant, aussi bien du point de vue de la technique de la composition que de l’argumentation dialectique appliquée à l’amour » qu’il conceptualise de façon abstraite (Fabre 2006, 116). C’est ainsi que Folquet sera une véritable mine pour les Siciliens (Bruni 1990, 243).

8 Les Siciliens s’inspirent donc de ces poètes, mais avec quelques différences notables, concernant les genres, les formes métriques et les thèmes, sans parler de la langue. S’ils conservent la canso, (la canzone) et y rajoutent la canzonetta, souvent utilisée pour des thèmes populaires dans le cadre de lamenti, d’invocations ou encore de dialogues à plusieurs voix, ils renoncent au sirventés et créent le sonnet dont les critiques s’accordent à penser que la paternité revient à Giacomo da Lentini. L’invention du sonnet, dont on sait la fortune qu’il aura, rend bien compte de la propension à expérimenter des Siciliens. Baudelaire, pour sa part, n’a pas manqué de célébrer la beauté « pythagoricienne » du sonnet avec sa structure cubique génératrice d’harmonie qui doit certainement beaucoup aux théories des nombres et au développement de la mathématique et de la géométrie opéré par Leonardo Fibonacci, lequel, pour avoir séjourné très longtemps dans les environs d’Alger, avait si bien assimilé la culture arithmétique arabe et indienne qu’il a été l’introducteur en Europe du système numérique arabe et du zéro (Brugnolo 1995, 270 ; 322-23).

9 Dans le même temps où ils se livrent à des expérimentations formelles, les Siciliens opèrent une réduction drastique des thèmes. Ils éliminent les thèmes politiques et satiriques ainsi que la poésie de circonstance. On trouve donc très peu de références à des événements, des personnages historiques, des dates. C’est pourquoi également la canzone est généralement dépourvue d’envoi à un personnage identifiable. Jusqu’à la tenzone qui porte sur des thèmes relevant de la théorie d’Amour et non sur des thèmes d’actualité. En outre, on ne trouve rien de comparable aux razos et aux vidas, ce qui ne facilite pas la datation des poèmes. Que reste-t-il donc du point de vue thématique ? Peu et beaucoup puisqu’il reste l’Amour. En effet, à l’exception de quelques sonnets doctrinaux et moralisants (par exemple, « Tempo vene che sale chi discende » du roi Enzo), la poésie des Siciliens est essentiellement poésie d’amour. Amour courtois, fin’amor. Et, même si la conception de l’État selon Frédéric II ne correspond pas exactement au système féodal mis en place dans les cours de Provence, il n’en reste pas moins qu’un certain nombre de codes de l’amour courtois sont présents dans la poésie des Siciliens. En effet, on ne manque pas d’y trouver des thèmes et des conventions poétiques qui ont pour fondement une métaphore ou une analogie de type féodal, par exemple le service d’amour entendu comme relation de vassalité de l’amant à l’égard de sa Dame. L’amant, comme il se doit, exprime humilité et souffrance à cause de l’orgueil et de la ferezza (qui est un mélange de fierté et de cruauté) de la Dame. Et il demande qu’elle ait de lui merci. En revanche, il n’y a pas de senhal. On trouve très peu de caractérisations et d’éléments concrets concernant la Dame. En fait, la figure féminine est marquée par l’éloignement et l’abstraction. L’amour est donc éternel désir, perpétuelle aspiration à une possession irréalisable. D’où joie et souffrance entremêlées dans le souci constant de ‘cacher’ et, dans le même temps, de révéler l’amour, ce qui induit une poésie mettant l’accent moins sur le rapport entre le vassal et sa Dame que sur l’amour en tant que tel.

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10 La Dame est donc lointaine, distante, indéchiffrable, évanescente. D’où, paradoxalement, chez les Siciliens, l’importance du voir qui assure le lien avec la Dame, en relation avec toute une série d’images et de métaphores issues de la poésie provençale : végétaux, minéraux, animaux réels ou imaginaires (les bestiaires du Moyen Âge constituent une source infinie, à commencer par la panthère parfumée dont s’emparera Dante), phénomènes atmosphériques, tous éléments d’ordre scientifique et naturaliste typiques de la culture laïque prédominante à la cour de Frédéric. Ces images exaltent la Dame et mettent en relief la lode qui sera à la base du renouveau impulsé par les poètes stilnovistes, ces derniers créant la figure de la Donna angelicata. S’inspirant du traité d’André Le Chapelain, De Amore, Giacomo da Lentini instaure une relation entre piacimento, produit par l’acte de voir la beauté de la Dame et qui a son siège dans les yeux et nutricamento qui est produit par la réflexion amoureuse, par l’esprit vital du sujet qui a son siège dans le cœur (Luperini 1996, 266). Dans cette optique, l’amour est une expérience qui ennoblit le poète et le rend socialement plus digne et respectable, même si, de l’éthique de l’amour propre aux Occitans (vertus courtoises, mesure, obéissance, fidélité, courage, valeur, etc.), on passe, chez les Siciliens, à une phénoménologie, voire à une psychologie de l’amour. Où on se rend compte que le fait amoureux évolue dans le sens d’une « intériorisation progressive du discours lyrique » (Brugnolo 1995, 300) qui aboutira un siècle plus tard à la poésie de Pétrarque.

11 Faut-il voir, dans cette intériorisation du discours lyrique, l’origine de ce que les critiques nomment « le divorce entre musique et poésie » ? Contrairement à la poésie des Occitans, en effet, nous n’avons pas de preuve directe d’une exécution musicale des textes par les poètes eux-mêmes ou par des musiciens. Et le texte, avec les Siciliens, semble acquérir une prééminence absolue. N’oublions pas que la nouvelle lyrique est due à des amateurs cultivés, des dilettantes qui ne sont donc pas des professionnels de la poésie, mais qui sont férus d’artes dictandi, l’Empereur exigeant beaucoup de soin et de précision dans la rédaction des actes administratifs. Ces poètes siciliens créent, semble-t-il, pour être lus (Contini 1991, 42). Ils ne composent pas eux-mêmes de mélodie (souvenons-nous qu’ils ont eu connaissance de la poésie des troubadours essentiellement par l’écrit). Ils privilégient donc le sublime et le caractère aulique de la langue, peut-être pour mieux pallier l’absence de support mélodique, (Roncaglia 1978, 365-97). En tout cas, même si certains poèmes sont mis en musique par d’autres personnes que leurs auteurs, il n’en reste pas moins que, de plus en plus, les mots (motz) prennent le pas sur les sons (sos). Évolution qui va peu à peu s’étendre à toute la poésie européenne puisque sa diffusion et sa réception seront de plus en plus assurées par le texte écrit (Ferroni 1991, 132).

12 Considérons maintenant la langue dans laquelle ces textes nous sont parvenus. Pour la plupart, nous les lisons dans une version toscanisée. Or, ils ont été écrits en sicilien. Un sicilien ‘illustre’, comme le qualifie Dante, élaboré pour devenir une langue littéraire (car jusque-là il n’avait pas été fixé par écrit). Il s’agit d’une langue composite et facilement adaptable et non d’un modèle uniforme. On y trouve des latinismes et de nombreux occitanismes (aigua, ancidere/aucidere, gioia, amanza, speranza, sollazzo, dottanza…). Cela étant dit, le choix du sicilien n’est pas seulement poétique, rhétorique ou esthétique. L’hypothèse est formulée selon laquelle il s’agirait également d’un choix politique de Frédéric II, ce dernier étant soucieux de s’affirmer par rapport à la politique de l’Église et à la culture ecclésiastique. Une question demeure : pourquoi ne pas avoir choisi, comme langue lyrique, l’occitan qui s’était imposé dans les cours du

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Centre-Nord de l’Italie ? Là aussi, la raison en est certainement politique. Frédéric voulait rendre visible la réalité du nouvel état impérial, indépendant de l’Église et voué à l’universalité, alors que l’occitan aurait renvoyé à un système féodal fragmenté en d’innombrables cours de plus ou moins grande importance. Par ailleurs, il y avait dans les cours du Nord de l’Italie des troubadours dont la poésie véhiculait des positions favorables aux guelfes, sans parler de la volte-face d’Albéric da Romano (jusque-là soutien de l’Empereur) qui rejoint, en 1233, les rangs du parti anti-impérial. Voilà, très brièvement résumées, quelques raisons qui expliquent, au moins partiellement le choix de la langue. Malheureusement nous avons peu d’exemples en sicilien, à l’exception d’un poème de Stefano Protonotaro, « Pir meu cori alligrari », et de quelques fragments de Guido delle Colonne et du Roi Enzo. C’est à un notaire et chancelier de la Commune de Modène au XVIe siècle, Giovanni Maria Barbieri, que l’on doit d’avoir le poème « Pir meu cori alligrari6 » qu’il a retrouvé dans un Libro Siciliano du XIVe siècle qui contenait des pièces lyriques en occitan et en sicilien, à supposer qu’il ne s’agissait pas d’un livre moderne réunissant des textes anciens de provenances diverses (Brugnolo 1995, 282). Cette précision étant donnée, revenons au poème « Pir meu cori alligrari », le seul document intégral du vulgaire illustre sicilien qui nous ait été transmis sans la réélaboration des copistes toscans. Dans ce poème, le modèle provençal domine aussi bien pour ce qui est des thèmes et des images que du tissu lexical où l’on repère de nombreux occitanismes ainsi que certains topoi issus des bestiaires du Moyen Âge, comme, par exemple, la comparaison avec le tigre qui, se regardant dans le miroir, en oublie qu’on lui prend ses petits – image du poète qui s’oublie lui-même et oublie ses souffrances dans la contemplation de l’aimée (v. 25-36). C’est une image que l’on trouve dans une chanson du poète provençal Rigaud de Berbesilh à la fin du XIIe siècle (Brugnolo 1995, 310-11). Quant à l’amour, il est conçu selon les canons de la tradition courtoise, comme souffrance joyeusement acceptée en l’honneur de la Dame et comme service empreint de vénération.

13 Comme nous le disions, à l’exception de quelques poèmes et fragments retrouvés au XVIe siècle par le philologue de Modène Giovanni Maria Barbieri, nous lisons les textes en traduction toscane, grâce au Canzoniere Vaticano 3793 qui a permis la transmission et la connaissance de la lyrique des Siciliens. Ce Canzoniere, qui recueille quelque 150 compositions, dont deux tiers de canzoni, est l’œuvre de transcripteurs toscans qui sont intervenus sur les textes en les adaptant sur le plan phonétique et graphique (Guglielmino-Grosser 1987, 102). Cela va donner un phénomène curieux, la rime sicilienne. En effet, le système des voyelles pour les Siciliens est quelque peu différent du système toscan. Le toscan a sept voyelles (i é è a ó ò u) quand le sicilien n’en a que 5 (i è a ò u). Dans les deux langues, les voyelles ne vont pas évoluer de la même façon. Sans entrer dans les détails techniques et philologiques, on comprend vite, en voyant un texte sicilien, que là où il y avait un /i/, le toscan adapte avec un /e/ et que là où il y avait un /u/, le toscan adapte avec un /o/. Cela va donner, en toscan, des rimes imparfaites : prisu/misu > preso/miso ; usu/amurusu > uso/amoroso ; tremuri/ securi > tremore/securi… Or, il se trouve que les poètes des XIIIe et XIVe siècles (Dante y compris) lisaient les Siciliens dans la traduction toscane (manuscrits L P V, Brugnolo 1995, 279) et ils pensaient que ces anomalies étaient des effets voulus (Guglielmino- Grosser 1987, 541). Ils les considéraient comme des préciosités ou des archaïsmes, d’où leur présence fréquente dans la langue poétique italienne pendant des siècles. On trouve, par exemple, une rime lume/nome dans la Divine Comédie ou encore voi/altrui dans le Canzoniere de Pétrarque, jusqu’à la rime nui/lui du poème de Manzoni, Cinque

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Maggio, écrit à l’occasion de la mort de Napoléon Bonaparte et qui présente une forme d’hypercorrection à la sicilienne (Contini 1991, 42).

14 Ces adaptations sont donc le fait des poètes dits « siculo-toscans », à savoir ceux qui ont été inspirés par la poésie sicilienne et qui en ont été les passeurs, Bonagiunta Orbicciani da Lucca étant probablement le premier à avoir pris l’initiative de transcrire – et même de traduire – en vulgaire toscan la poésie sicilienne. Dante reconnaît son importance historique et son rôle de médiateur, quand, dans le Purgatoire, (XXIV, v. 34-57) il lui confie la définition du Stil novo en en faisant une figure essentielle pour la transmission de la tradition depuis l’École sicilienne jusqu’aux poètes stilnovistes. Bonagiunta fut suivi par d’autres comme Chiaro Davanzati ou encore Guittone d’Arezzo, ce dernier étant très sensible au et au thème de l’amour traité avec une virtuosité confondante, ce qui culminera avec la Donna angelicata des Stilnovistes. Mais son apport le plus original réside dans la remise à l’honneur de thèmes exclus par les Siciliens, à savoir la thématique morale et politique. Guittone est un citoyen engagé dans la lutte politique et il va renouer avec le sirventés et le planh, par exemple « Ahi lasso, or è stagion de doler tanto ». Et, suivant la thèse sociologique, ce n’est pas un hasard car les Siculo-toscans opèrent dans un contexte très différent de celui des fonctionnaires siciliens au service d’un monarque et d’un état centralisateur. Les Siculo-toscans sont des citoyens des libres communes gérées par la bourgeoisie. Ils ouvrent l’héritage sicilien à l’influence de la chronique politique ; leur poésie est sensible à la réalité politico-historique de leur temps et, par leur poésie, ils vont tenter d’influencer la vie politique de la cité (Pasquini-Quaglio 1975, 243-45,). Et d’ailleurs, s’ils acceptent l’héritage sicilien, c’est pour remonter directement aux sources provençales, ce qui les sauve de l’imitation servile et leur permet de récupérer les genres poétiques les plus en prise avec la réalité.

15 Cette transplantation toscane a eu lieu au cours des années 1250-1260, dans l’Italie communale où de violents conflits entre guelfes et gibelins impliquaient de nombreux contacts avec les représentants de la cour souabe. Les fonctionnaires impériaux entretenaient donc des rapports fréquents avec les représentants du parti gibelin dans les communes de l’Italie centrale et septentrionale. En outre, tous (siciliens et toscans) ou presque avaient étudié à l’Université de Bologne. Ce qui peut expliquer, au moins en partie, la transplantation de la poésie sicilienne en terre et en langue toscane. Bien sûr, dans un premier temps, on note une grande variété linguistique puisque les poètes toscans viennent de plusieurs villes (Florence, Lucques, Pistoia, Arezzo, Pise, Sienne…). Et ce n’est qu’à la fin du siècle que « prévaudra l’hégémonie florentine qui imposera sa fonction unificatrice » (Luperini 1996, 283). Le chemin de la langue poétique italienne passe donc bien par la Magna Curia de Frédéric II pour arriver jusqu’à Pétrarque, lequel va instaurer et asseoir pour des siècles la tradition poétique italienne. Ce que les Siciliens transmettent aux Toscans, et à travers eux à Pétrarque, relève de la théorie des genres. Nous l’avons vu, le sicilien est une construction intellectuelle au terme d’une opération qui fait tendre au sublime (Contini 1991, 42), cela s’accompagnant d’une réduction drastique des thèmes traités. Ce qui sera porté à son point d’acmé par Pétrarque, poète de l’Amour, s’il en fut. Par ce choix, « les premiers poètes italiens ont indiqué le chemin de la poésie à venir, qui se tiendra constamment dans le sillon de l’inspiration aristocratique ; qui, après les ouvertures plurielles des Siculo-toscans, recommencera avec le stilnovo à s’exercer dans l’enceinte, bien protégée de l’extérieur, de l’heuristique amoureuse et de l’enquête sentimentale ; qui, au moins dans ses orientations centrales et les plus

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significatives, reproposera avec Pétrarque à l’Europe tout entière le sens et le goût d’une poésie d’art évitant tout compromis réaliste et populaire et visant à la traduction, sous des formes sublimes, des mouvements secrets de la sensibilité subjective. En ce sens, l’expérience des ‘Siciliens’ est le premier acte décisif de notre civilisation poétique » (Pasquini-Quaglio 234)7.

16 Le chemin irait donc des Siciliens à Pétrarque, sauf que Pétrarque ne se pense pas en imitateur ni en continuateur de ceux qu’il nomme « Les Siciliens ». Et ce n’est pas un hasard si, dans son Triomphe d’Amour, il les déclare « premiers » tout en les faisant défiler en dernier8, puisqu’il estime qu’ils sont dépassés par sa propre poésie (Contini 1991, 41) dont on sait la fortune qu’elle connaîtra plusieurs siècles durant dans toute l’Europe. Pétrarque, imité, repris, pillé, mais Pétrarque déjà se pillant lui-même, s’imitant à loisir, jouant de la citation et de la rhétorique avec une virtuosité prodigieuse. Pétrarque, le premier des pétrarquistes sur les dépouilles des Siciliens ?

BIBLIOGRAPHIE

Études

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ANNEXES

Stefano Protonotaro

Pir meu cori alligrari, chi multu longiamenti senza alligranza e joi d’amuri è statu, mi ritornu in cantari, ca forsi levimenti da dimuranza turniria in usatu di lu troppu taciri ; e quandu l’omu ha rasuni di diri, ben di’ cantari e mustrari alligranza, ca senza dimustranza joi siria sempri di pocu valuri : dunca ben di’ cantar onni amaduri. E si pir ben amari cantau jujusamenti omu chi avissi in alcun tempu amatu, ben lu diviria fari plui dilittusamenti eu, chi son di tal donna inamuratu, dundi è dulci placiri, preju e valenza e jujusu pariri e di billizzi cutant’ abundanza chi illu m’ è pir simblanza, quandu eu la guardu, sintir la dulzuri chi fa la tigra in illu miraturi ; chi si vidi livari multu crudilimenti sua nuritura, chi ill’ ha nutricatu : e sì bonu li pari mirarsi dulcimenti dintru unu speclu chi li esti amustratu, chi l’ublïa siguiri. Cusì m’ è dulci mia donna vidiri : ca ’n lei guardandu mettu in ublïanza tutta autra mia intindanza, sì chi istanti mi feri sou amuri d’un colpu chi inavanza tutisuri. Di chi eu putia sanari multu leggeramenti, sulu chi fussi a la mia donna a gratu meu sirviri e pinari ; m’ eu duttu fortimenti chi, quandu si rimembra di sou statu, nu·lli dia displaciri. Ma si quistu putissi adiviniri, ch’Amori la ferissi di la lanza

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che mi fer’ e mi lanza, ben crederia guarir di mei doluri, ca sintiramu engualimenti arduri. Purrïami laudari d’Amori bonamenti com’omu da lui beni ammiritatu ; ma beni è da blasmari Amur virasimenti quandu illu dà favur da l’unu latu e l’autru fa languiri : chi si l’amanti nun sa suffiriri, disia d’amari e perdi sua speranza. Ma eu suffru in usanza, ca ho vistu adess’ a bon suffirituri vinciri prova et aquistari unuri. E si pir suffiriri ni per amar lïalmenti e timiri omu acquistau d’amur gran beninanza, digiu avir confurtanza eu, chi amu e timu e servi[vi] a tutturi cilatamenti plui chi autru amaduri. (In Contini 1991, 67-69)

NOTES

1. « Uno stretto rapporto unisce la fondazione del nuovo stato svevo, che trasforma la Sicilia nella capitale della rinascita imperiale, alla formazione di una corte letteraria che liberamente, su un terreno laico e profano, accoglie i motivi cortesi della tradizione provenzale e li unisce originalmente ai propri interessi letterari ». Sauf indication contraire, c’est nous qui traduisons. 2. Giovanni Villani, chroniqueur florentin (v. 1276-1348), écrit : « seppe la lingua latina e la nostra volgare, tedesco e francesco, greco e saracinesco », in Cronica, Libro sesto, capitolo 1. 3. […] nam videtur sicilianum vulgare sibi famam prae aliis asciscere, eo quod quicquid poëtantur Itali sicilianum vocatur […] » (traduction d’André Pézard, in Dante 1965, 574). 4. « […] dicimus illustre, cardinale, aulicum et curiale vulgare in Latio, quod omnis latiae civitatis est et nullius esse videtur, et quo municipalia vulgaria omnia Latinorum mensurantur et ponderantur et comparantur. » (traduction d’André Pézard, in Dante 1965, 586). 5. « Siquidem illustres heroes Fredericus Caesar et benegenitus eius Manfredus, nobilitatem ac rectitudinem suae formae pandentes, donec fortuna permisit, humana secuti sunt, brutalia dedignantes : propter quod corde nobiles atque gratiarum dotati inhaerere tantorum principum maiestati conati sunt, ita quod eorum tempore quicquid excellentes animi Latinorum enitebantur, primitus in tantorum coronatorum aula prodibat ; et quia regale solium erat Sicilia, factum est ut quicquid nostri praedecessores vulgariter protulerunt, sicilianum vocetur ; […]. (« En vérité, deux illustres chevaliers, Frédéric empereur et Mainfroi son fils bien né, montrant à découvert la noblesse et droiture de leur âme, tant que la fortune le permit, se conduisirent en hommes, dédaignant le vivre des bêtes brutes. Aussi leurs compagnons, nobles de cœur et doués de hautes grâces, s’efforcèrent-ils de rester attachés à la majesté de tels princes ; et par suite, tout ce que les plus nobles esprits d’Italie enfantèrent dans ce temps-là venait d’abord au jour dans le palais de si grands souverains. Et comme la Sicile était trône royal, ainsi advint que toute

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l’œuvre vulgaire de nos devanciers fut appelée sicilienne […] ». Traduction d’André Pézard, in Dante 1965, 575). 6. Voir texte en annexe. 7. « i primi rimatori italiani hanno segnato la strada della poesia avvenire, che si manterrà costantemente nell’alveo dell’ispirazione aristocratica ; che dopo le aperture dispersive dei siculo-toscani tornerà con lo stilnovo a esercitarsi nel recinto, ben protetto all’esterno, dell’euristica amorosa e dell’inchiesta sentimentale ; che, almeno nelle linee centrali e più significanti, riproporrà con il Petrarca all’intera Europa il senso e il sapore di una poesia d’arte rifuggente da ogni compromesso realistico e popolaresco e tesa alla traduzione in forme sublimi delle movenze segrete della sensibilità soggettiva. In tal senso l’esperienza dei « siciliani » è il primo decisivo atto della nostra civiltà poetica. » 8. […] i Ciciliani, / che fur già primi e quivi eran da sezzo ; » (v. 35-36 : « Les Siciliens, / qui furent autrefois les premiers et venaient là en dernier ; »).

AUTEUR

MYRIAM CARMINATI

Université Paul-Valéry Montpellier III

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La réception de la poésie politique des troubadours en Italie

Marco Grimaldi

1 On peut observer le rayonnement de la poésie politique des troubadours en Italie de deux points de vue différents.

2 Tout d’abord, nous pourrions nous placer du côté des troubadours et étudier la diffusion de leurs poèmes politiques dans le contexte des cours féodales et des villes italiennes du Moyen Âge : nous entendrions alors par ‘politique’ un genre littéraire qui remplit une fonction sociale, une poésie engagée, qui s’occupe clairement des événements contemporains, explicitement conçue pour participer à la vie politique – quoique d’une façon très différente par rapport à ce que nous entendons aujourd’hui – ; mais nous entendrions aussi un genre de poésie qui, sans présenter de caractérisation expressément politique, contient quand même des allusions à la société et à l’histoire1.

3 Nous pouvons également regarder notre sujet depuis l’Italie, en examinant la réception et la transformation de la poésie politique occitane dans le contexte de la littérature médiévale italienne et c’est ce second point de vue que je préfère adopter ici, en choisissant d’étudier notamment le rapport entre les troubadours et l’école sicilienne.

4 Le rôle du sirventes dans le système des genres lyriques des troubadours ne peut pas être sous-estimé2. À côté de la chanson d’amour, qui constitue le centre du système, et des genres dialogués (tensos et partimens)3, les troubadours avaient aussi développé un genre qui semble correspondre aux genera orationis de la rhétorique ancienne, c’est-à- dire aux genres qu’on utilisait dans l’Antiquité pour accuser et défendre (iudiciale), convaincre et dissuader (deliberativum), louer et blâmer (demonstrativum ou laudativum) et, plus généralement, pour expliquer ou démontrer. En fait, mêlés à ce que nous appelons sirventes, il y avait plusieurs sous-genres : des sirventes ‘personnels’, dans lesquels ce qui importait le plus était la louange ou l’insulte des amis et des ennemis4, des textes qui s’occupaient de questions bien plus générales, de moralité, de foi ou de croisade, ainsi que des poèmes que l’on peut considérer manifestement comme propagandistes et dans lesquels le poète, en choisissant un parti politique déterminé, chantait dans l’intérêt de ce même parti5.

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5 L’histoire de la réception de la poésie politique en Italie est marquée par une absence. Il semble bien que le système de genres de l’école sicilienne n’ait pas de place pour la poésie politique6. En fait, le corpus de la première véritable tradition littéraire italienne se compose pour l’essentiel de poèmes d’amour. On y rencontre évidemment de faibles traces d’autres genres (notamment une petite tradition de poèmes dialogués), la place du genus demonstrativum étant occupée par les tensons (tenzoni) en sonnets utilisés par les poètes siciliens pour débattre de l’amour ou de la nature de l’amour7. Malgré cette absence, l’école sicilienne tire probablement ses origines de la poésie occitane. Nous pouvons faire des hypothèses sur les chansonniers des troubadours effectivement connus par les poètes de la cour de Frédéric II et nous connaissons aussi des traductions de chansons occitanes en « vulgaire » italien8. Dans le même temps, alors qu’ils traduisaient et imitaient les poèmes des troubadours, les Siciliens renonçaient à la poésie politique.

6 La thèse la plus répandue pour expliquer cette absence est du domaine de la sociologie : l’absence serait due aux changements intervenus dans l’équilibre global entre culture et société ainsi qu’à un choix explicite et cohérent de l’empereur. Il est vrai que le contexte social de la Sicile à l’époque de Frédéric II, période où s’est développée l’école sicilienne, était tout à fait différent tant du milieu des cours du Midi que de l’Italie du Nord, là où la tradition troubadouresque s’était répandue très tôt et très profondément. D’après Furio Brugnolo, par exemple : L’occitanico – simbolo in Italia, malgrado il suo implicito statuto di lingua “internazionale” della poesia, di frammentazione feudale, di particolarismo e municipalismo – non poteva certo diventare la lingua di una letteratura volgare che potesse senza equivoci legarsi al progetto politico e all’idea imperiale di Federico II. (Brugnolo 1995, 278)9

7 Même en étant une sorte de langue internationale de la poésie, l’occitan, symbole de fragmentation féodale, ne pouvait pas être utile au projet impérial de Frédéric II qui, à partir du 1220, semble caractérisé par une volonté explicite de réduire les pouvoirs acquis par la féodalité sicilienne pendant les années de la minorité du futur empereur10. Roberto Antonelli a tracé un dessin très complexe des rapports entre poésie et politique à la cour de Frédéric. D’après Antonelli, derrière le projet de la création d’une l’école, il y aurait eu la personnalité de l’empereur. Il faudrait donc considérer l’école sicilienne dans le cadre d’un projet d’autonomie culturelle ‘d’État’ : La Scuola siciliana è la geniale riproposizione, nei termini propri al progetto politico federiciano, di un’autonomia culturale per così dire « statale » (e non individuale o cortese), basata anche sul senso e sul prestigio europeo della poesia trobadorica. Dunque, alla Magna Curia, si poeta d’ « amore » e non di « politica », mai (non c’è tra i Siciliani un solo componimento di carattere politico, al contrario di quello che avveniva nelle corti feudali provenzali e nord-italiane). La politica nelle sue varie forme e « parti » esploderà nell’Italia centrale e presso i rimatori siculo-toscani, « municipali », e costituirà, fino a Dante compreso, l’altra grande tematica della lirica duecentesca […]. Dietro tali processi possiamo riconoscere una non-casualità, un « disegno » dai molteplici significati, iniziato proprio nella Magna Curia di Federico. Si sceglie di non rappresentare lo scontro politico e di coltivare quasi esclusivamente la fenomenologia amorosa praticata nella poesia provenzale […] : la politica è altra cosa e riguarda la cancelleria, latina, del re e dell’imperatore. (Antonelli 2008, LIII).11

8 La même thèse avait été formulée par Roncaglia à propos de l’attitude de Frédéric II à l’égard des troubadours :

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Nel suo atteggiamento, […] sembra potersi scorgere una punta di fastidio, non solo per l’improntitudine di postulanti opportunisti, ma anche di fronte alla pretesa di far propaganda politica nei termini generici e convenzionali della retorica trovatoresca. La politica è ben altra cosa, e ai trovatori non spetta immischiarsene : così sembra pensare Federico ; di fatto, a differenza dei provenzali prima e dei toscani poi, i poeti della scuola siciliana non comporranno mai versi politici. (Roncaglia 1982, 124)12

9 La politique est autre chose. Les troubadours, en tant que ‘quémandeurs opportunistes’, auraient été bannis de la cour. En revanche, les poètes siciliens auraient choisi de ne pas mettre en scène le combat politique et donc de renoncer à l’engagement : la politique est une chose différente, c’est l’affaire de la chancellerie impériale.

10 Quand un troubadour occitan commençait à composer, il avait le choix entre des chansons d’amour, des pièces dialoguées, des sirventes et beaucoup d’autres genres mineurs. Les poètes siciliens décident plutôt de ne pas choisir : en renonçant à la politique, ils auraient donc obéi à une directive –implicite ou explicite, on l’ignore – de l’empereur. En conséquence directe d’une telle conception des rapports entre poésie et pouvoir, certains savants ont essayé de retrouver des nuances politiques implicites dans les poèmes d’amour des Siciliens13. Selon Roberto Antonelli, par exemple, la politique « è la ragione stessa della scuola siciliana, la sua sostanza intrinseca, la sua ostensione di fronte al mondo, il suo segno »14.

11 Sous différents angles, le projet politique de Frédéric II était tout à fait original à son époque. On peut douter cependant qu’il y ait eu des rapports directs entre ce projet, la naissance de l’école et l’exclusion de la politique des intérêts des poètes siciliens15.

12 Je crois qu’on pourrait expliquer l’absence de politique dans le corpus de l’école sicilienne en réfléchissant sur l’équilibre global du système des genres littéraires à la cour italienne des Hohenstaufen. D’abord, il faut rappeler qu’il y avait à ce moment-là, dans le Sud d’Italie, une tradition encore florissante de littérature grecque et latine16. Nous connaissons des poètes qui chantent, en utilisant les langues de la tradition ancienne, des pièces politiques à la cour de Frédéric – ou plutôt ‘aux environs’ de la cour itinérante de l’empereur17. Dans le rhytmus de Terrisio de Atina, écrit vers 1241 et qui commence par le vers Cesar, Auguste, multum mirabilis, on trouve par exemple l’exaltation de la paix, de la justice, de la force, de la vertu et de la puissance militaire de l’empereur ; donc presque tout ce qui semble correspondre exactement à l’idée du classicisme culturel à la cour de Frédéric18. Mais on trouve aussi la vituperatio dans le rhytmus de Terrisio : après l’éloge de l’empereur, vient la dénonciation de la corruption de la cour19. L’empereur est loué d’ailleurs en tant qu’« ami de l’art poétique » par Riccardo da Venosa, auteur d’une comédie-dialogue dédiée à l’empereur (Paulino et Polla)20. On peut aussi sortir du domaine de la poésie et analyser, par exemple, les lettres de Pierre de la Vigne, qui figurait parmi les plus puissants fonctionnaires de l’empereur et était aussi le plus prolifique des écrivains de la chancellerie impériale ainsi que poète en langue vulgaire dans les rangs de l’école sicilienne21. Pierre de la Vigne qui, dans ses poèmes vulgaires, parle toujours d’amour, choisit en revanche le latin pour faire l’éloge de son empereur22.

13 On ne peut pas oublier cependant le rôle joué par les troubadours. Au débout du XXe siècle, l’idée selon laquelle plusieurs poètes occitans auraient été actifs à la cour de Frédéric II était bien plus répandue qu’aujourd’hui. On pense en revanche maintenant que l’empereur n’aimait pas beaucoup les troubadours. Néanmoins, même si l’on ne croit pas que des poètes occitans se soient joints à la cour itinérante, on connaît tout de

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même près de cinquante poèmes où figurent des allusions plus ou moins explicites à Frédéric II. Les plus célèbres troubadours de l’époque adressent bien souvent à l’empereur des louanges et des requêtes. Les poèmes d’Aimeric de Peguilhan, de Falquet de Romans, de Guilhem Figueira et d’autres troubadours se répartissent sur une longue période : depuis l’époque des luttes contre Otton IV (1212-1220) jusqu’à la mort de l’empereur en 1250, en passant par son couronnement (1220) et les guerres avec les Communes italiennes (1226-1229 et 1229-1241)23. Même si nous n’avons pas de preuve de la présence des troubadours à la cour de Frédéric, je crois qu’on ne peut pas exclure qu’il y ait eu des rapports directs : la cour de l’empereur étant itinérante, il est bien possible que certaines chansons de troubadours aient été interprétées en sa présence. De plus, et cela me paraît encore plus important, l’histoire des troubadours liés à la cour des Hohenstaufen est une histoire de longue durée. On continuera à chanter en occitan pour Conradin, héritier légitime des Hohenstaufen, ainsi que pour le fils bâtard de l’empereur, Manfred de Sicile24, et c’est aussi en occitan qui se développe une tradition de chansons ‘gibelines’ dont les luttes pour la succession impériale en Italie sont le sujet25.

14 C’est dans ce contexte qu’il faut examiner, par exemple, la production poétique de Percivalle (ou Perseval) Doria, noble génois, podestà impérial à Asti, Arles, Avignon, Parme et Pavie, auteur de poèmes en occitan (Felon cor ai et enic, pour Manfred de Sicile, et Per aquest cors, del teu trip26) ainsi que des deux chansons en italien qui appartiennent à la tradition de l’école sicilienne27. Perseval utilise le vulgaire sicilien pour chanter d’amour et l’occitan pour la ‘poésie des armes’. Est-ce qu’on peut imaginer que la censure de l’empereur ne s’exerçait que sur le vulgaire de sì ? Est-ce que Perseval était conscient que la poésie politique était une affaire de chancellerie dont les poètes de la cour ne pouvaient s’occuper ? Il en va peut-être de même avec les Minnesänger : Walther von der Vogelweide, poète-jongleur tout à fait ‘politique’ et observateur subtil des événements historiques, sans épargner la critique à la cour impériale, demanda et obtint l’aide de Frédéric II28. On sait d’ailleurs qu’il y a dans le corpus de l’école sicilienne des poèmes d’amour que les manuscrits attribuent à Frédéric ; il ne s’agit pas d’une particularité du domaine vulgaire, puisqu’on connaît aussi des vers latins attribués à l’empereur. D’après Matthieu Paris, Frédéric serait par exemple l’auteur de certains vers sur la conquête de Messine en 123329. Et, plus important, il s’agit presque toujours de poésies politiques.

15 Une fois admis qu’il faut rechercher le genus demonstrativum dans les autres cultures de la cour (ou des cours impériales, en Italie et en Allemagne), il va de soi qu’il n’existait peut-être pas une véritable défense de s’occuper de politique. Comme il y avait à la cour de Frédéric – et déjà dans le royaume normand de Sicile – une très importante tradition de poésie engagée et de propagande en latin et en grec, on avait probablement choisi de la poursuivre, peut-être pour des raisons de prestige culturel30. En fait, dans les poèmes en grec et en latin, nous retrouvons tous les thèmes de la poésie politique des troubadours à l’époque des Hohenstaufen et notamment les critiques contre l’Église de Rome et les appels à la croisade. Les valeurs des troubadours qui chantent pour Frédéric II sont exactement les mêmes que ceux qu’on retrouve dans la tradition littéraire latine à la cour de l’empereur.

16 En conclusion, sommes-nous obligés de croire qu’il existait à la cour sicilienne un véritable interdit de transposer en vulgaire le genus demonstrativum ? Ou, plus vraisemblablement, pouvons-nous penser que le ‘système’ des genres lyriques des

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troubadours était en train de se modifier graduellement au contact d’une société et d’une culture tout à fait différente ?

17 Dans son récent bilan sur Frédéric II et les troubadours, Walter Meliga a proposé une image bien plus convaincante, à mon avis, des rapports entre poésie et politique dans l’école sicilienne : Il rapporto ‘organico’ fra stato e cultura e il carattere istituzionale della seconda […] non potevano non allontanare l’imperatore dalla varia e autonoma attività dei trovatori, così legata a forme ormai sorpassate di adesione al potere […], così lontana da quella dei poeti-funzionari siciliani. D’altra parte, il rifiuto del tema politico che si riscontra fra questi ultimi [….] avrà avuto anche una ragione collegabile a posizioni culturali dipendenti dalla teoria medievale degli stili (e dalla corrispondenza fra soggetti trattati e linguaggio poetico, per cui la lingua volgare, di minore dignità che il latino, conveniva solo a un soggetto ‘comico’ come l’amore) […]. (Meliga 2005, 865)31.

18 L’explication de l’absence de la politique dans les poèmes de l’école sicilienne est donc à rechercher dans le prestige des différentes cultures de la cour des Hohenstaufen. Cela expliquerait pourquoi le choix du vulgaire n’était pas obligatoire et aussi pourquoi les Siciliens ont choisi de ne pas utiliser, parmi les genres occitans, le sirventes. Il y avait évidemment une réelle antinomie entre l’esprit des différentes cours occitanes et le pouvoir absolu de l’empereur32. D’ailleurs, la société sicilienne était bien loin d’être ‘courtisane’33 : la cour impériale ne fut jamais toute-puissante et la noblesse sicilienne opposa une longue résistance aux efforts de la couronne pour réduire son pouvoir. Bien que les Constitutions de Melfi (1231) aient réglé l’accès à la noblesse, les pouvoirs des réseaux féodaux n’avaient pas été totalement effacés. Je ne suis donc pas tout à fait convaincu qu’on puisse considérer Frédéric II comme un souverain moderne qui s’oppose purement et simplement aux pouvoirs de la société féodale. L’empereur chercha plutôt à ramener la société qu’on appelle féodale dans la voie d’un état fondé sur l’autorité et sur la normativité des principes juridiques romains.

19 Faut-il douter de l’importance du projet culturel ‘en vulgaire’ de Frédéric II ? On s’accorde généralement sur le rôle décisif qu’a joué l’empereur dans la fondation de l’école sicilienne. En revanche, ce rôle a peut-être été surestimé en raison de l’importance de l’école dans l’histoire de la littérature italienne : la première tradition littéraire italienne ne pouvait pas être moins que centrale dans la Magna curia sicilienne. L’analyse du système des genres poétiques nous conduit cependant à reconsidérer la fonction historique de l’école. Il faudrait, à mon avis, réexaminer la place de l’école dans le cadre de la culture à la cour de Frédéric II et des derniers Hohenstaufen. Faute de mieux, on utilisera encore la dénomination d’ « école sicilienne » ; en revanche, dans l’étude de son activité, il faudrait peut-être renoncer à inclure l’idée d’un projet précis d’exclusion de la poésie politique. Le système littéraire étant strictement lié à la littérature grecque et latine, il n’y avait pas encore de véritable fracture entre les différents domaines linguistiques34. Il y avait peut-être des ‘spécialisations’ (comme nous l’avons vu dans le cas de Perseval Doria et de Pierre de la Vigne), mais les poètes vulgaires et les poètes latins faisaient partie d’un même milieu et l’on pouvait passer sans aucun problème de l’occitan à l’italien et de l’italien au latin.

20 Nous pouvons aussi considérer le système poétique de l’école sicilienne du point de vue de qui, dans le De vulgari eloquentia, proposait une classification des principaux thèmes de la poésie en vulgaire, le salut, l’amour et la vertu :

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Ce sont sur ces seuls thèmes, si notre mémoire est bonne, que les hommes illustres ont composé des vers en vulgaire, à savoir Bertrand de Born sur les armes, Arnaud Daniel sur l’amour, Giraut de Borneil sur la rectitude ; Cino da Pistoia sur l’amour, et son ami sur la rectitude (De l’éloquence en vulgaire, II 2 8 ; trad. Rosier-Catach 2011, 185-186)35

21 La conclusion à laquelle Dante parvient ici est du plus grand intérêt. Après avoir cité des incipits de poèmes d’amour et de « rectitude » en italien et en occitan, il transcrit un seul vers de Bertran de Born qui sert d’exemple pour la poésie des armes et il commente : « Je ne trouve en revanche aucun Italien qui ait encore composé des vers sur les armes » (De l’éloquence en vulgaire, II 2 8 ; trad. Rosier-Catach 2011, 187)36.

22 La classification de Dante n’est pas objective, influencé qu’il est par ses connaissances, son goût ainsi que sa volonté d’offrir une image positive de sa propre production poétique (c’est lui l’ami de Cino de Pistoia qui a composé des poèmes sur la rectitude). En réalité, nous connaissons une petite tradition de poésie politique italienne qui se développe en particulier dans la deuxième moitié du XIIIe siècle 37. Ce passage du De vulgari eloquentia ne démontre donc pas l’absence d’une véritable poésie politique en Italie au Moyen Âge et ne confirme pas a posteriori l’idée de son exclusion volontaire à la cour de Frédéric II. Dante ne s’intéresse ici qu’à la littérature en vulgaire.

23 D’après la théorie de la réception, chaque genre doit être classé par rapport à tous les autres genres contemporains, et il faut essayer d’établir sa propre place dans le système global des formes littéraires : ce lieu étant en relation avec le Sitz im Leben, c’est-à-dire la fonction spécifique de chaque genre dans le cadre du processus d’appropriation et d’interprétation de la réalité historique de la part des groupes sociaux. Si le Sitz im Leben de la poésie politique des troubadours doit être recherché dans la réalité des cours féodales du Midi, la fonction de la poésie politique chez les Hohenstaufen doit être nécessairement mise en rapport avec la pluralité des langues et des cultures du royaume. Le choix de commencer à chanter d’amour en vulgaire était tout à fait original (même si l’on connaît des poèmes d’amour en italien plus anciens que ceux de l’école sicilienne) et on ne peut pas sous-estimer son importance pour la suite du développement de la littérature italienne ; en revanche, il ne faut pas s’étonner que les groupes sociaux du royaume aient choisi de continuer d’utiliser le latin pour quelque chose de beaucoup plus important que l’amour : la construction de l’image du pouvoir impérial.

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VILLA, Claudia, « Trittico per Federico II immutator mundi », Aevum, 71 (1997), pp. 331-358.

NOTES

1. Sur les cours et les villes italiennes, cf. Caiti-Russo 2005 et Salvatori 2008 (Malaspina) ; Barbero 1983 (Montferrat) ; Bettini-Biagini 1981 (Este) ; Meneghetti-Zambon 1991 (Marche Trévisane), Folena 1976 et Lachin 2008 (Vénétie et Vénise) ; une vue d’ensemble est offerte par Roncaglia 1982. Sur l’Italie du Sud et sur les Hohenstaufen, cf. De Bartholomaeis 1911-1912, Jeanroy 1934, Ruggieri 1953, Meliga 2005 et Grimaldi 2009, 2010, 2011. 2. Comme l’a souligné Riquer 1973. 3. Cf. Billy 1999. Voir maintenant l’édition (presque) complète du corpus des tensos et partimens dans Harvey-Paterson 2010 (à lire avec les précisions de Saviotti 2012). 4. Cf. Fèvre 2010 et Marcenaro 2010, 1-27. 5. À propos du concept de poésie de propagande, on peut lire en particulier Asperti 2002. Selon Vatteroni 2007, 653, en exagérant, on pourrait dire que, quel que soit le contenu, ce qui importe pour l’existence de la propagande est la façon d’utiliser un texte, son exploitation pour la propagation d’un message destiné à des projets politiques de long terme. 6. De Bartholomaeis 1943, 48, parlait par exemple du « pénible agnosticisme politique » des poètes siciliens. 7. Sur les genres mineurs de la poésie sicilienne, cf. Di Girolamo 2008, LXXXV-LXXXIX. On peut lire les poèmes des troubadours sur la nature d’amour dans l’anthologie de De Lollis 1920. 8. Sur la présence des troubadours dans la lyrique sicilienne, voir, en général, le répertoire de Fratta 1993. Sur les manuscrits occitans et la naissance de l’école, cf. Brunetti 1991 et Asperti 2003. Sur les traductions, cf. Brugnolo 1999, Squillacioti 2000 et Santini 2003. 9. [‘L’occitan – symbole en Italie, en dépit de son statut implicite de langue « internationale» de la poésie, de fragmentation féodale, de particularisme et de municipalisme – ne pouvait absolument pas devenir la langue d’une littérature vernaculaire qui pourrait sans équivoque se lier au projet politique et à l’idée impériale de Frédéric II’]. 10. Voir Milani 2005, 98 et Stürner 2009, 364. 11. [‘L’école sicilienne est la brillante reformulation, dans des termes propres au projet politique de Frédéric, d’une autonomie culturelle étatique (et non pas individuelle ou courtoise), fondée sur le sens et le prestige européen de la poésie des troubadours. Par conséquent, dans la Magna Curia, on chante d’« amour » mais on ne chante jamais de « politique », (il n’y pas, chez les Siciliens, un seul poème politique, par opposition à ce qui se passait dans les cours féodales occitanes et nord-italiennes). La politique, sous ses diverses formes et organisations, va avoir un

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succès éclatant dans l’Italie centrale chez les poètes siculo-toscani, « municipali», et sera, jusqu’à Dante, l’autre thème majeur de la poésie lyrique du XIIIe siècle’[...]. Derrière ce processus, nous pouvons reconnaître l’absence du hasard : il s’agit d’un « dessein » riche de sens qui a vu le jour justement à la Magna Curia de Fréderic. On choisit de ne pas représenter la bataille politique et de cultiver presque exclusivement la phénoménologie amoureuse pratiquée dans la poésie occitane [...] : la politique est autre chose et concerne la chancellerie latine du roi et de l’empereur’]. 12. [‘Dans son attitude, on peut reconnaître une pointe de gêne, provoquée non seulement par l’indiscrétion de quémandeurs opportunistes, mais aussi par la prétention même de vouloir faire, dans les termes généraux et conventionnels de la rhétorique des troubadours, de la propagande politique. La politique est tout à fait autre chose et il ne revient pas aux troubadours de s’en mêler : telle semblerait la pensée de Frédéric ; en effet, contrairement aux poètes occitans et aux poètes toscans qui suivront, les siciliens ne vont jamais composer de vers politique’]. Cette perspective a été reprise très récemment par De Laude 2010, 24. 13. Voir par exemple Krauss 1982. 14. Antonelli 1994, 313 [‘la raison même de l’école sicilienne, sa substance intrinsèque, son exposition au monde, sa marque’]. 15. En revanche, on ne peut pas se tromper sur la valeur des directives impériales dont il y a des témoignages directs, par exemple à propos de la fondation du Studium de Naples ; voir à ce sujet Delle Donne 2009. 16. Folena 1988, 311, explique que la poésie latine s’occupe de toutes les questions et utilise tout les registres, politique, satirique, ludique, qui sont encore interdits au vulgaire : et ce serait suffisant pour éliminer tout soupçon de censure politique ou d’inhibitions d’aborder d’autres questions que l’amour. Donc, selon Folena, la raison de la limitation est tout d’abord stylistique et liée au caractère soutenu, noble, de cette expérience poétique. Sur les autres cultures à la cour des Hohenstaufen, voir Varvaro 1987, 88-91. 17. Cf. en général Gigante 1953 et 1985, ainsi que Lanza 1991. 18. Cf. Villa 1997. 19. Texte et analyse du rhytmus dans Delle Donne 2005, 134 ss. Sur les racines et sur la longue durée du mythe de Frédéric II, on peut voir maintenant Delle Donne 2012. 20. Cf. Pittaluga 1986, 81-227. 21. Sur les aspects politiques ainsi que sur l’usage en fonction propagandiste de la correspondance de Pierre de la Vigne, cf. Grévin 2008. 22. Sur l’éloge poétique en latin de Pierre de la Vigne, cf. Dronke 1994, 44-46. 23. Cf. Meliga 2005. 24. Jusqu’au planh anonyme pour la mort de Manfred : cf. Grimaldi 2010a. 25. Sur la diffusion manuscrite de la poésie occitane d’inspiration ‘gibeline’, cf. Grimaldi 2010 et 2011. Sur les troubadours et les Anjou, voir Barbero 1983a. 26. On lit le texte de Felon cor dans Bertoni 1915, p. 307 ; pour Per aquest cors, cf. Gresti 2005. 27. Cf. Grimaldi 2009, 130-132. Il s’agit de Come lo giorno quand’è dal maitino et Amore m’àve priso, à lire dans Di Girolamo 2008, 750-768. 28. Cf. Sturner 2009, 146-14. Voir aussi Schultze 1989. 29. Cf. Je me réfère aux vers contenus dans la Chronica Maiora (cf. Liebermann 1888, 126) ; voir aussi Delle Donne 2012, 118-119. 30. Cf. Sturner 2009, 763-764. 31. [‘La relation « organique» entre « état » et « culture » et le caractère institutionnel de la deuxième[...] ne pouvaient qu ‘éloigner l’empereur de l’activité diversifiée et autonome des troubadours, si liée à des formes désormais dépassées d’adhésion au pouvoir[...] si loin de celle des poètes-fonctionnaires siciliens. [...] D’autre part, le refus du sujet politique qu’on retrouve parmi ces derniers[...]aura également eu une raison d’être liée à des positions culturelles dépendantes de la théorie médiévale des styles (et de la correspondance entre les sujets traités et

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le langage poétique, pour laquelle la langue vernaculaire, de moindre dignité que le latin, ne convenait qu’à un sujet ‘comique’ comme l’amour’).]. Voir aussi Sturner 2009, 770-771, et Delle Donne 2012, 51-52. 32. Voir Asperti 2004, 498-499. 33. D’après Folena : « anche se la concezione dell’amore riecheggia i motivi feudali di tradizione provenzale dell’omaggio e della lealtà ; è piuttosto una società cortigiana, assai più livellata : e con la minore varietà di situazioni c’è certo minore libertà d’espressione » [‘même si la conception de l’amour fait écho aux motifs féodaux de la tradition provençale de l’hommage et de la fidélité ; il s’agit plutôt d’une société courtoise, beaucoup plus nivelé : et avec moins de variété de situations, il y a certainement moins de liberté d’expression’] (Folena 1988, 308). En analysant les poèmes de Rinaldo d’Aquino, Folena parle d’une éthique sociale, courtisane, basée sur la relation hiérarchique ; une éthique qui, dans le climat centralisateur et anti-féodale du royaume de Fréderic II, devait trouver une justification différente que dans les cours du sud de la France, de la Catalogne et de l’Italie du Nord (Folena 1988, 324). 34. Marti 2010, parle par exemple de ‘trilinguismo’ de la littérature italienne des origines. 35. Je donne aussi le texte latin : « Circa que sola, si bene recolimus, illustres viros invenimus vulgariter poetasse, scilicet Bertramum de Bornio arma, Arnaldum Danielem amorem, Gerardum de Bornello rectitudinem ; Cynum Pistoriensem amorem, amicum eius rectitudinem ». 36. « Arma vero nullum latium adhuc invenio poetasse ». 37. Voir Grimaldi 2009, 92-120, et Borsa 2011.

AUTEUR

MARCO GRIMALDI

Sapienza, Università di Roma

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De l’influence du décasyllabe lyrique des troubadours sur l’ endecasillabo italien

Dominique Billy

NOTE DE L'AUTEUR

Ndla : On trouvera aisément les références des éditions citées qui alourdiraient inutilement ces pages.

De la coupe dans les vers césurés

1 1. Les remarques des éditeurs relatives à la question de la césure montrent trop souvent une mécompréhension du problème qui reflète la persistance des conceptions anciennes et d’une assimilation souvent imparfaite des notions en cause. La difficulté semble se ramener au fait que deux dimensions sont sollicitées dans ce phénomène : la césure met en effet en jeu une dimension structurale, qui ressortit de la métrique et consiste en une tension psychologique incitant à la division régulière du vers en deux parties distinctes, au niveau de sa structure profonde ; et une dimension formelle qui assure la réalisation phonologique de cette division au niveau de la structure superficielle du vers, avec des matériaux lexicaux dont la forme prosodique est hétérogène, constitués d’oxytons et de paroxytons, en occitan comme en français (Dominicy 1992, 163-164 ; Billy 2000, 588-593). Pour autant, l’esprit du troubadour n’est pas seulement soumis à cette tension du mètre : la nature du langage est telle qu’elle met en jeu des tensions superficielles qui lui sont propres dans la mise en forme de la pensée et dans l’organisation syntaxique des énoncés. C’est pour avoir fait abstraction de la première dimension que le concept ambigu de “césure mobile” est apparu dans la tradition critique.

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2 Les analyses traditionnelles sont en effet plus sensibles à ces tensions langagières qui ne coïncident pourtant pas toujours avec la tension métrique qui, elle, fait apparaître un repos en un lieu particulier du vers, défini par sa structure profonde (coupe métri- quement contrainte qu’il est convenu d’appeler “césure”) : ces tensions peuvent en effet se désolidariser partiellement de la contrainte métrique, laissant apparaître un repos plus important en une quelconque autre position du vers (coupe libre). Ce phénomène qui apparaît plus fréquemment dans le décasyllabe n’est pas absent de l’alexandrin dont la structure est plus stable du fait de l’ampleur et de l’équilibre des hémistiches (Billy 2009, 387-389), comme le montrent ces quelques exemples empruntés à Bertran d’Alamanon (PC76), Dalfin d’Alvernhe (119), Falquet de Romans (156), Guilhem de Saint-Didier (234), Guilhem de la Tor (236), Sordel (437) et Uc de Sant- Circ (457)1 : (1a) era sui en mon cug faillitz, don sui dolenz (PC76,12:3) (1b) Sil de Lunel, car a verai pretz cabalos (PC76,12:33) (2) mal portara honor al rei ni seignoria (PC119,9:29) (3) Dieus, donatz me saber e sen ab qu’ieu aprenda (PC156,15:46) (4) ben deuri’ enplegar mon sotil sen e metre (PC234,16:4) (5a) Pos n’Aimerics a fait far mesclança e batailla (PC236,5a:1) (5b) de Na Salvaga, on prez es e valors senz failla (PC236,5a:2) (5c) Na Biatriz i ven d’Est, cui fins prez capdella (PC236,5a:7) (5d) las dompnas cui jovenz ni valors non oblida (PC236,5a:26) (6) si·l membra so que sol tener ni so que te (PC437,24:34) (7a) be·m meravelh quo·l pot retener En Barrals (PC437,34:14) (7b) e domna qu’ad aital cavayer do s’amor (PC437,34:23) (8a) et als autres que son layns, de lor fe fi (PC457,42:5) (8b) tan lor deu de l’elieg de Valensa doler (PC457,42:42)

3 Qui a jamais prétendu que la césure était déplacée dans ces vers ? Que (1a) ou (8a) était coupé 8 + 4, par exemple ; (1b), (5a), (5b) ou (7a), en 4 + 8 ; (5c) en 7 + 5 ; (5d) et (7b) en 3 + 9, avec une coupe lyrique ? Ou encore que (3) était un trimètre romantique ? Et pourtant, on ne cesse de privilégier ces apparences prosodi-ques lorsqu’il s’agit de décasyllabes, non sans effectuer un filtrage subtil basé sur une trilogie constituée d’un rythme ascendant 4 + 6, d’un descendant 6 + 4 et d’un symétrique 5 + 5, pour des raisons théoriques qui sont liées à l’existence effective au Moyen Âge de trois mètres distincts (Beltrami 1990, 495-496 sur la seconde ; Billy 1992, 807-809 et 2000, 391-395) : les occitanistes italiens qui se sont intéressés à la métrique préfèrent ainsi voir dans le décasyllabe des troubadours l’embryon de la structure bipolaire qui sera celle de l’ endecasillabo (Beltrami 1986, 87 et 103 ; Beltrami 1990, 507 ; Di Girolamo–Fratta 1999, 167-170, 171 ; Billy 2009, 395-400). Menichetti (1993, 467) a montré ce que cette démarche avait de paradoxal, en établissant un parallèle entre la césure et la rime où les rejets les plus audacieux sont permis sans que la critique se soit jamais avisée de découper les vers différem-ment. Il n’est du reste que d’observer que tous les alexandrins cités ménagent une frontière de mots entre les deux membres métriques pour comprendre que s’exerce au niveau de l’hémis-tiche une contrainte particulière : la césure est liée à un lieu particulier du vers, et ses manifestations sont variables. Le seul contexte que nous connaissions où une forme inversée 6 + 4 (et sa variante 6’ + 3) joue un rôle compensatoire dans la déficien-ce de la césure canonique est étranger à la poésie lyrique, et il se situe dans le domaine français, au XIVe siècle : L’Orloge amoureux de Froissart, “dit” allégorique écrit vers 1368 (Billy 1999) ; il aura donc fallu un contexte

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abstrait du chant et de la musique pour voir l’émergence d’un système plus ou moins comparable à l’italien.

La césure métrique

4 2. On peut définir la césure comme un phénomène de surface qui se manifeste au travers de signaux particuliers, dont deux essentiels, sur le plan phonologique (accent) et sur le plan morphologique (frontière de mots), en une position définie, prédéterminée, du vers.

5 2.1. Dans la césure masculine, les deux signaux que nous avons identifiés sont activés, comme dans (1a) : « era sui en mon cúg] [faillitz, don sui dolenz » (l’ictus métrique est ici marqué par un accent aigu ; la frontière gauche du mot précé-dant la césure, par un crochet fermant ; la frontière droite du mot commençant le second membre métrique, par un crochet ouvrant). Certains exemples qui suivent, comme (1a) du reste, montrent justement que la césure peut intervenir non pas entre deux syntagmes, mais au sein même d’un syntagme (frontières ici marquées par des coins ouvrant et fermant)2 : (9) , <[ben fora oimais sazos> (PC155,18:1) (10) ar non ai ni l’en esper (PC155,18:12) (11) (PC155,18:45) (12) , per que n’ai doptanssa (PC155, 11:43) (13) e ja nuills hom pros (PC155,15:32) (14) ni ges non cre (PC85,1:43) (15) , montan (PC155,17:43)

6 Dans (10) à (15), on a affaire à un enjambement à la césure (enjambement interne) d’une à quatre syllabes, non d’un “déplacement de la césure”. Ce sont les césures féminines qui posent problème, puisque l’accent tonique ne tombe pas sur la dernière syllabe. Trois solutions distinctes se présentent, pour lesquelles on parle de césure lyrique (16), épique (18) ou enjambante (17)3 :

P1-P4 P+ P5 P6-P10

(16a) e·l [ser- ví- sis]# [es] mi mil tans plus bos

(16b) Non {[cu- jé- ra]·l}# [vos- tre] cors er- gue- ilhos

(17a) per so que·m [puós- ca]# [plus] so- ven au- cir

(17b) neis si·m {[do- blá- va]·l}# [mals] d’ai- tal fais- son

(17c) ma bel- la [dóm- na]# {dols’, [a]} vos que cal ?

(17d) Doncs, per que·m [só- na]# [tan] gen ni m’a- cuelh,

(18a) Dro- go- man [sé- nher],# {s’[ieu]} a- gues bon des- trier,

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(18b) en fol plag [fó- ran]# [in- trat] tuich mei guer- rier :

(Pn désigne la n-ième position métrique dans le vers ; P+, une position extramétrique surnuméraire ; # signale la césure. Les crochets signalent les deux frontières des mots jouxtant la césure ; des accolades rattachent les clitiques réduits par enclise ou élision au mot support avec lequel ils constituent un mot phonologique4.)

7 2.2. On peut constater que, dans la césure lyrique (16), le signal morphologique seul est activé, l’accent tombant sur la pénul-tième ; dans la césure enjambante (17), c’est au contraire le signal accentuel qui se trouve seul activé, la césure proprement dite se trouvant reportée d’une syllabe, à la fin de la 5e position. La différence de fréquence entre les deux formes montre que le signal morphologique remplit une fonction plus importante dans la reconnaissance de la césure que le signal accentuel : en effet, les troubadours natifs qui y ont recours ne présentent globalement de césures enjambantes que dans moins de 1,3 % de leurs vers, contre près de 10 % de césures lyriques ; elle atteint 2,5 % chez Peire Vidal, contre 11,5 % de césures lyriques (proportions calculées d’après Billy 2000, 595).

8 2.3. Dans la césure épique (18), seule la présence d’un repos permet l’articulation de la posttonique en une position extra-métrique5, ce qu’on peut comparer à un artifice rythmique assimilable à ce qui se passe à la fin du vers où les rimes féminines requièrent également une syllabe surnuméraire (Monteverdi 1965, 37), ce qui fait dire à Marquèze-Pouey (1978 : 289-290) : « Il est bien évident que seul le traitement épique correspond aux impératifs naturels de la césure. » La contrainte mélodique marginalise ce type de césure dans le cadre du décasyllabe lyrique dont les membres sont plus cohésifs que dans la poésie épique (Billy 2009, 413-414), encore qu’une pièce telle que Ma bella dompna, per vos dei esser gais de Falquet de Romans (PC156,8), de par le nombre de césures épiques (cinq) ou assimilables (deux cas où la césure est élidable), semble bien présenter une structure relâchée. Guilhem de Saint-Didier qui emploie la structure lâche (“épique”) et la structure cohésive dans Per Dieu, Amor, en gentil luoc cortes (PC234,15) distingue soigneusement les deux formes, dans un huitain dont les vers 1, 3, 5-7 présentent la forme lyrique, les vers 2, 4 et 8 adoptant le type épique (Sakari 1956, 35).

9 2.4. La question des césures élidées est plus délicate. Elles sont dix fois moins bien tolérées que les césures lyriques, en raison sans doute de la défaillance du signal morphologique (Billy 2000, 595 ; 2009, 403-408). Accordant crédit à l’absence d’élision graphique, Di Girolamo et Fratta (1999, 168) ont envisagé la possibilité de la synalèphe, considérant que, l’élision ne serait qu’apparente (19a)6 :

P1-P4 P5 P6-P10

(19a) Dompn’, [es- pe- rán- ssa]# [e] pa- or ai de vos,

(19b) que totz- temps {víu- r’# [ab]} pe- na ez ab a- fan.

10 Ainsi, dans (19b), le mot à la césure est amputé de sa fin par l’incorporation du mot suivant en un mot phonologique, soit : [viu-re] + [ab] > {viu-r’ [ab]} ; dans ces conditions, la césure n’intervient plus entre deux frontières de mots, l’effacement de la première

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portant alors atteinte à l’intégrité du mot concerné. Dans (19a), la synalèphe entre esperanssa et la conjonction fait que la césure ne se situe plus entre deux positions métriques, mais au sein même d’une position, la cinquième. Cette situation explique que la césure élidée est tout aussi marginale que l’enjambante : nous dénombrons ainsi 57 cas de la première contre 64 de la seconde chez une dizaine de troubadours de langue maternelle occitane, soit entre 1,1 et 1,3 %7 (Billy 2000, 595).

11 Di Girolamo et Fratta ont même suggéré que la césure syna-lymphée pouvait en fait être une césure épique. On aurait alors la scansion suivante :

P1-P4 P+ P5-P10

(19c) Dompn’, [es- pe- rán- ssa] # [e] pa-or ai de vos

12 Quatre arguments nous semblent s’opposer à cette hypothèse : 1. si l’on n’admet pas l’élision, la synalèphe serait la seule solution envisageable, ce qui signifie que les voyelles en contact auraient une articulation liée qui réduirait leur longueur respec- tive dans le cadre d’une même position métrique, en l’occurrence la cinquième (19a), ce qui laisse en suspens la question de leur traitement musical ; 2. la césure épique est tout à fait exceptionnelle (Beltrami 1986, 76-78) : nous n’en avons relevé que neuf cas contre 64 enjambantes chez les troubadours cités en n. 7 : pourquoi serait-elle davantage acceptée dans les situations d’hiatus ? 3. l’hypothèse de Di Girolamo et Fratta suppose qu’on devrait avoir chez un même troubadour un nombre sinon égal, du moins équivalent, de césures épiques stricto sensu (sans élision ni syna-lèphe possible) et de césures synalymphables ou élidables, ce que les données que nous avons pu rassembler (Billy 2000, 595) ne confirment absolument pas : des troubadours qui présentent le plus de césures élidables, soit Raimbaut de Vaqueiras (12 cas), Guilhem de Saint-Didier (11), Pons de Capdolh (7) et Folquet de Marseille (5), aucun ne présente la moindre césure épique ; Peire Vidal et Peire Cardenal ne présentent quant à eux que 3 cas de césures épiques chacun, contre 8 et 6 cas respectivement d’élidables. Seul Bertran de Born présente un nombre égal, mais très réduit, de césures des deux types (deux de chaque8). Les césures épiques de Peire Vidal se trouvent toutes trois dans une seule et même pièce, clairement inspirée de sources épiques9 : Drogoman senher, s’ieu agues bon destrier (PC364,18), avec une césure synalymphable qui peut effectivement être interprétée, dans ce contexte, comme une véritable césure épique, l’atone pouvant être réalisée en hiatus dans un temps de pause, si l’on suit la leçon torna a… de ACDNR, là où Avalle édite : « E si·l reis torn’ a Tholos’ el gravier » (v. 31). Restent chez lui sept cas de césures élidables ou synalymphables, dans des pièces dépourvues d’épiques. 4. les césures synalymphables sont parfaitement compatibles avec les enjambantes, non les épiques, comme le montre le cas de l’italien, puisqu’elles ont en commun l’activation du seul signal accentuel.

13 Comme le dit Beltrami (1990, 504), « la cesura epica è evitata dalla sinalefe o dall’elisione di fronte a vocale iniziale del secondo emistichio ».

14 2.5. La place faite aux césures lyriques et la marginalisation des élidées comme des enjambantes montrent de façon claire 1. que le terme de “césure” est pleinement fondé pour décrire la structure bipartie du décasyllabe des troubadours, avec une frontière de mots régulière entre les positions 4/5 ;

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2. que ce terme n’est étymologiquement fondé (‘action de couper, coupe, coupure’) que pour les césures masculines, les lyriques et les épiques, mais pas du tout pour les enjambantes et les élidées ou synalymphées, où c’est l’accent qui est déterminant, et non la coupe, ce dont Dragonetti (1960, 495) a tenté de rendre compte au moyen du concept, naturellement paradoxal, de “césure accentuelle” ; 3. la réticence, variable au demeurant, à recourir à des coupes féminines montre bien que la conjonction des signaux accentuel et morphologique est activement recherchée (maintes chansons sont du reste dépourvues de coupes féminines), et ce n’est pas un hasard si Molinier exige une césure en accen agut (Di Girolamo 2003, 44), ce que les héritiers catalans du trobar suivront à la lettre en usant quasi exclusivement de la césure masculine et en bannissant l’élision comme le rejet de la posttonique sur la 5e position, leurs chansonniers introduisant même un signe de séparation entre les deux membres du vers10.

15 2.6. Nous avons été amené à avancer le concept de césure “masquée” pour désigner une césure (?) masculine atone, où seul se présente le signal morphologique, comme dans11

P1-P4 P5-P10 P+

(20a) De sos- pir [en]# [plaing] e de plaing en plor

(20b) que·il mortz de [mon]# [sei- gnor] me de- se- nan- ssa

(20c) Me lai- ses [en]# [sos- pi- ran] re- mi- rar,

16 D’autres que nous considéreraient que (20a) est “césuré”, ou du moins “coupé” 5 + 5 ; (20b), 6 + 4 ; (20c), 7 + 3, voire non césuré. Une césure masquée ne signifie pas nécessairement que la contrainte morphologique s’est exercée : elle peut, selon le contexte, être assimilée à un vers non césuré. Elle ne se diffé-rencie de la césure lyrique que par le fait que la césure putative n’intervient pas après un mot proprement accentuable : on doit par conséquent introduire un critère prosodique, la césure intervenant le plus souvent entre deux syntagmes, et presque toujours après un mot lexical ou phonologique.

17 2.7. On peut à présent comparer les différents types de césures au regard des signaux activés (Msc = masculine ; Lyr = lyrique ; Ép = épique ; Él = élidée ; Enj = enjambante ; Masq = masquée ; VNC = vers non césuré) :

Msc Lyr Ép Él Enj Masq VNC

1. Morphologique + + + – – + –

2. Accentuel + – + + + – –

3. Prosodique + + + + + – –

4. Rythmique – – + – – – –

18 Dans la forme lyrique, le signal fort, à savoir le signal morphologique, est présent, mais le signal secondaire (accen-tuel) est inactivé ; dans la césure épique, les deux sont

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activés, mais la posttonique n’est pas perçue comme ayant une valeur métrique. Le signal fort se trouve gommé dans la variété élidée ou synalymphée (regroupées sous « Él ») comme dans la césure enjambante. Dans les vers non césurés (VNC), ce sont les deux signaux fondamentaux qui font défaut12 :

P1-P4 P5-P10 P+

(21a) Mas tant, c’am [jo- ven] e joi e gar- nir

(21b) Mas en bon’ [es- men- da] n’ai es- pe- ran- sa,

(21c) car al [co- men- ssa- men] m’en de- ses- per

(21d) De [Na- bu- co- do- no- sor] m’es sem- blan

Le cas des troubadours d’origine italienne

19 3. Dans une étude des césures des troubadours, nous avons conclu que « la césure enjambante constitue […] une caractéris-tique particulièrement pertinente pour le corpus des trouba-dours italiens non acculturés, et qu’à cette caractéristique s’ajoute une tendance notable à ignorer la césure » (Billy 2000, 601). Cette ignorance peut également se deviner dans la présence de césures masquées. La conjonction de ces deux traits est exceptionnelle chez les troubadours occitans natifs : on peut la relever dans deux pièces de Folquet de Marseille (PC155, 3 et 18) et deux de Peire Vidal (PC363,18 et 49). La dernière, Drogoman senher, dont nous avons déjà parlé en y soulignant une intention stylistique parti-culière, manifeste une tension entre système épique et système lyrique qui requiert des solutions rythmiques différenciées, là où le vers 10, non césuré, souligne la cohésion du mètre : « E non ai enemic tan sobrancier ». La césure enjambante du v. 33, qui s’appuie sur la leçon de DIKMNQT : « que tot jorn cridon Asp’ ara et Orsau » (éd. Avalle), suscite quant à elle quelques doutes. A préfère en effet la césure lyrique (Q(ue) tot cridon aspara (et) orsau, qu’on peut interpréter en « que tot cridon Asp’ ara et Orsau »), alors que C donne une césure masculine (que cridon tug ad espazas tornau) ; mais elle peut aussi gagner le rang des épiques, si l’on admet une dialèphe entre ara et la conjonction et13. Césure épique mise à part, qui relève d’une intention stylistique parti-culière, ces traits formels peuvent se relever de façon massive chez Bonifaci Calvo, pour lequel on ne peut toutefois oublier qu’il a également écrit des chansons de décasyllabes en galicien-portugais, où le traitement de la césure est très particulier et déconcertant. On relève quelques cas de césures enjambantes ou masquées parmi les quelques vers que nous ont laissés Dante da Maiano et Paolo Lanfranchi da Pistoia ; deux vers non césurés parmi ceux de Nicolet de Turin. Césures enjambantes et vers non césurés se retrouvent dans quelques pièces anonymes où l’on a pu relever des italianismes : Aissi m’ave cum a l’enfan petit (PC461,9a), Gia non cugei que m’aportes ogan (PC461,141), Totas honors e tuig faig benestan (PC461,234) qui déplore « la fin d’une civilisation italique » (Bastard 1973, 101, n. 2), Cill a cui plaçon ayes benvollensa (Anon. relig. 4), auxquelles il convient de joindre la tenson fictive scabreuse Eu veing vas vos, Seigner, fauda levada (PC306,2) attribuée à Montan, où Cluzel (1974, 156, n. 16) avait du reste relevé un autre italianisme (pota) qu’il n’y a pas lieu de contester14.

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20 Cette situation nous a conduit à suspecter une origine italienne pour l’Enric qui a engagé avec Arver (PC139,1) une tenso conser-vée dans le chansonnier T, qui présente d’ailleurs en outre une césure épique, et dans lequel Marshall (1989, 816-817, notes au v. 41) a signalé l’emploi de valor au masculin 15. Nous suspections également l’auteur d’un planh d’attribution incertaine sur la mort de Raimon Berenguier V (1245), Ab marrimens angoissos et ab plor (PC330,1a) qui présenterait également des traits linguistiques singuliers (Billy 2000, 605-608), d’après le texte qu’en avait donné Zingarelli (1899, 41-44), repris de Mahn qui le tirait de I. Toutefois, l’édition critique qu’en a donnée récemment Paolo Di Luca (309-317), qui le rattache à l’œuvre lyrique de Peire Bremon Ricas Novas, conformément à l’attribution de a2 qu’ignorait Zingarelli, élimine ces diverses singularités – qui ne sont pas du reste des italianismes – de façon satisfaisante, substituant balanza et desacor-danza de a2 à bela(n)za et desconordanza de IK (desconornordanza I), éliminant la seule césure enjambante au profit, il est vrai, d’une interprétation discutable : ai qal perd’e ai las ! Tam bon segnor (v. 7), fondée sur a2 (ai qal p(er)de ai las) ‘che perdita, e misero me !’, où la conjonction semble peu compatible avec les énoncés exclamatifs ; la leçon de IK, p(er)da auas suggère une lecture plus acceptable : « ai ! qal perda, ailas ! » (‘ah ! quelle perte, hélas !’).

Endecasillabo et césure

21 4. En mettant de côté les aspects proprement rythmiques qui relèvent de l’immanence du vers (le verse instance de Jakobson), qui font du grand vers italien ce « vers complexe, mouvant, aux capacités expressives extrêmement riches » dont parle Menichetti (1994, 218), et sans entrer dans la question particulière des genres, on peut mettre en évidence les différences fondamentales qui opposent au décasyllabe des troubadours l’ endecasillabo, ou plus exactement la représentation prototypique que l’on s’en fait, plus ou moins fondée sur le modèle pétrarquesque : 1. la césure lyrique y est abolie du fait de la prééminence de l’accent sur la coupe, entraînant la fusion des hémistiches qui donne un aspect fortement unitaire au vers italien (Beccaria 1975, s.v. cesura)16, dans des conditions prosodiques qui empêchent de voir dans la fin du premier membre une situation analogue à la fin de vers (Menichetti 1993, 472), au point que Monteverdi (1965, 47) soutient que, « [d]ès le début, l’endecasillabo se présente comme un vers qui n’a pas de césure régulière, ou qui n’a pas de césure du tout » ; 2. minoritaires dans le décasyllabe des troubadours, les césures féminines s’y présentent en effet en toute liberté, sans la moindre contrainte quant au traitement de la posttonique qui se prête le cas échéant à la synalèphe ou à l’élision selon les condi-tions générales qui règlent son sort en n’importe quel autre point du vers, ou encore à son rejet sur le second membre du vers (césure enjambante)17. Les restrictions ou les libertés qui se manifestent dans les structures décroissantes (Boyde 1971, 234 ; Billy 2000, 44 ; Billy 2005, 235, n. 24) relèvent selon nous de contraintes rythmiques générales que, mutatis mutandis, on retrouve aussi bien en français, de Froissart à Yves Bonnefoy, qu’en occitan moderne, de Mistral à Robert Lafont (Billy 2005, 228-231) ; 3. l’endecasillabo attribue dès les origines un rôle compen-satoire à la 6e position qui en viendra à constituer un pôle de structuration du vers d’importance sinon égale du moins compa- rable à la 4e, de sorte que « [l]es ictus de 4e et/ou de 6e constituent les ‘pivots’ rythmiques des vers » (Menichetti 1994, 220). C’est ainsi que Beltrami (1986, 103) peut parler d’un vers “bipolaire”, « nel quale cioè i diversi modelli bipartiti disponibili, si incrociano in vario modo […], moltiplicando le letture possibili (i tipi di esecuzione) per quanto riguarda la parte centrale del verso » ;

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4. à la relative liberté rythmique du décasyllabe s’oppose la structure rythmique binaire sous- jacente de l’endecasillabo pénin-sulaire que Menichetti (1993, 53-54) a été amené à concevoir, et qu’il qualifie d’iambique.

22 D’un point de vue strictement structural, il nous semble abusif de parler de césure pour le vers italien, car la tension métrique qui s’y exerce ne parvient pas à imprimer pleinement son empreinte sur le vers en raison de l’importance des paroxytons et de la multiplication des mots courts soumis à des tensions super-ficielles d’ordre prosodique : dans l’impossibilité d’assurer l’émergence régulière d’une coupe assurant son immédiate recon-naissance, l’endecasillabo a trouvé une compensation au niveau rythmique avec la mise en concurrence de deux pôles prosodi-ques concurrents, en 4e et 6e position, et l’attraction d’un rythme binaire articulé autour d’eux, posant parfois le problème de l’identification d’une éventuelle partition du vers : « dans ce cas, ne pouvant pas procéder comme pour les décasyllabes français – dont le modèle est immuable : les vers d’un texte d’oïl sont, du moins en principe, ou tous a minori ou tous a maiori –, l’analyse prosodique situe normalement la césure là où cela semble le mieux convenir à la syntaxe et au sens, faisant intervenir ainsi un critère extra-métrique » (Menichetti 1994, 219). Ce caractère plus ou moins insaisissable de la césure explique pourquoi Praloran (2003, 18-19), dans son appréhension de la métrique du chanson-nier de Pétrarque, a renoncé à en tenir compte : ce mètre qui se trouve dans l’impossibilité d’assurer une véritable césure tire ainsi du côté de la versification accentuelle, ce que, a contrario, la liberté rythmique du settenario proprement dit met particulièrement bien en relief.

L’origine de l’endecasillabo

23 5. La question qui se pose est naturellement l’origine de l’endecasillabo, mais tout aussi bien celle de la transition d’un système archaïque à la forme prototypique que nous avons décrite. S’inscrivant dans une tradition critique balisée par Monteverdi (1965 [1962], 47-48 et 1964) et Avalle (1963), Beltrami (1990, 466) a défendu l’idée que l’ endecasillabo de Dante, et plus généralement celui du XIIIe siècle, peut être décrit dans les mêmes termes que ceux qui valent pour la description du décasyllabe occitan, et plus généralement galloroman, qu’il considère avec d’autres comme sa racine étymologique ; non sans réserves du reste, puisqu’il considère que le type du décasyllabe doit être un point de départ pour la description de l’endecasillabo en ancien italien, et non un modèle absolu (Beltrami 1986, 73). C’est naturellement dans les formes primitives de l’endecasillabo que l’on devrait pouvoir trouver la pertinence de ce positionnement. Menichetti (1994, 225) considère que « l’orientation actuelle des études va dans le sens de la reconnaissance d’une filiation liné-aire », où le décasyllabe français, « emprunté par les troubadours et libéré dans la poésie d’oc de sa structure rigide, aurait enfin produit l’endecasillabo », ce qui reviendrait à voir dans le vers italien « un pur et simple dérivé du décasyllabe occitan », où l’introduction de césures enjambantes chez Bertan de Born et Peire Vidal constituerait le premier pas vers le vers de Giacomo da Lentini.

24 Beltrami (1990, 507-508) explique ce passage par la présence, dans la poésie lyrique des troubadours, de vers interprétables comme a maiori, avec souvent un accent à la fois sur les 4e et 6e positions18, ce que Menichetti (1994, 228-230) a pu contester au motif que leur distribution est trop parsemée pour rendre une telle influence possible (Beltrami

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parle de « la pressione del modello provenzale ») : « Certes, si on sort un vers de son contexte rythmique, il arrive assez fréquemment qu’on puisse lui attribuer un profil différent de celui qui est prévu par le modèle de base ; mais quand il vient à la suite de trois ou quatre, ou vingt, ou quarante vers qui tous ont la même cadence, demeure-t-il vraiment ambigu ou est-il amené, par une sorte d’inertie verticale, à assumer pour le lecteur un profil conforme aux vers qui le précèdent ? ». À ces remarques, on peut ajouter l’interrogation suivante : les vers à césure neutralisée (césures masquées et vers non césurés) ne devraient-ils pas favoriser l’émergence compensa-toire d’un accent en 6e position si celle-ci était appelée à fonder l’émergence du modèle italien ? L’examen des données que nous avons réunies pour les principaux troubadours indigènes et ceux d’origine italienne qui ont employé le décasyllabe commun (Billy 2000, 611-612, 616-617, complété depuis) montre qu’il n’en est rien :

Corpus indigène Corpus exogène

P5 P6 P7 P8 P5 P6 P7 P8

Masq. 16 30 16 0 11 8+1 +1 0

VNC 17 12 2 0 3+1 18+7 5 1

Total 33 42 18 0 15 34 6 1

On lira : 16 vers à césures masquées ne sont pas accentués après la césure avant la 5e position (il pourrait y avoir des accents équivalents, voire plus saillants [pas de cas probant], en un quelconque autre lieu du vers) ; 30 en 6e, 16 en 7e etc. Dans le corpus exogène, les effectifs ajoutés après le signe plus sont tirés des pièces anonymes, de celles d’Enric et de Montan évoquées au § 3.

25 On peut certes observer globalement une proportion élevée d’accents en 6e position, mais, dans le corpus indigène, cette proportion est nettement inférieure pour les vers non césurés que pour les cas de césures masquées où subsiste une trace possible de la contrainte morphologique. Cette différence doit être mise en rapport avec la longueur moyenne des groupes accentuels, que nous avons évaluée à 2,2 (Billy 1992, 821) : un mot à cheval sur la césure se terminera forcément plus tôt que s’il commençait après elle. La fonction dévolue à la 6e position dans le vers italien est quant à elle très nettement liée à l’affaiblissement de la 4e dans le seul cas des vers non césurés.

26 Selon Di Girolamo et Fratta (1999, 169), les troubadours asso-cieraient de préférence à la césure lyrique un accent en 6e position, jetant ainsi les bases de l’a maiore « vero e proprio », dans lequel l’ictus de 3e position ne serait plus indispensable : l’accentuation en 6e position jouerait ainsi un rôle compensatoire. Mais nous avons peine à comprendre pourquoi ces vers, qui ne représentent qu’un dixième des vers des troubadours, pourraient se voir dotés d’une telle influence, même si une partie importante d’entre eux correspond à leur description. Ainsi, d’après nos relevés, les quatre premières cansos de Peire Vidal éditées par Avalle présen-tent 22 cas de césures lyriques sur un total de 176 décasyllabes, dont 13 seulement (soit un sur six), avec un accent en 6e position (voir aussi Billy 2009, 397-398) : seuls 7,4 % du total est concerné. On rencontre naturellement une certaine variation dans ces proportions : c’est ainsi que les trois cas de césure lyrique de Per mielhs sofrir lo maltrait e l’afan (PC364,33) sont accentués en 6e position, mais on ne peut ignorer que, parmi les 47 vers restants de

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cette composition monomètre, de 26 à 30 d’entre eux, selon la manière d’envisager l’accent19 (soit de 55 à 64 %) sont également accentués en cette position. Les données que l’on peut obtenir dans le cadre de la poésie sicilienne qui est la première exposée à l’influence des troubadours ne vont pas davantage dans ce sens (Billy 2009, 399).

Deux études de cas

27 6. Nous ne nous intéresserons pourtant pas ici à la poésie sicilienne, bien que la cour de Frédéric II constitue certainement le foyer le plus probable des mutations structurales que le transfert linguistique aurait nécessairement provoquées. On a pu y relever la présence de césures lyriques, clairs hommages à la tradition lyrique des troubadours qui se prolonge jusqu’à Guittone d’Arezzo (Beltrami 1986, 84-85 ; Di Girolamo–Fratta 1999, 172, n. 8), et l’instabilité de sa structure semble bien témoigner d’une phase intermédiaire où les équilibres internes nécessaires à la perfection du vers long italien n’ont pas encore été trouvés. Ce corpus présente en effet de nombreuses difficultés qui nécessitent un travail préalable de réflexion et des investigations particu-lières. Ce sont deux pièces italiennes plus tardives qui retiendront notre attention, témoignant de façon variée de contacts incontes-tables entre modèles occitans et italiens.

28 La comparaison des vers italiens et occitans n’est pas sans soulever quelques difficultés qui justifient la prudence de Beltrami, mais un souci de méthode exige que nous adoptions un traitement homogène. Nous considérerons par conséquent que les formes éligibles à la césure putative sont en principe homo-logues ; il s’agit de mots lexicaux, de pronoms personnels sujets détachés ou en emploi contrastif20, pronoms personnels régimes disjoints, mots grammaticaux divers en fin de mot phonologique (tels que les possessifs postnominaux ; cf. Praloran 2003, 40-41), ce qui exclut notamment déterminants ou prépositions qui peuvent présenter un accent de second rang (vostro, sovra etc.) et auxiliaires (possan), même si les troubadours acceptaient ces derniers sans grande difficulté. Les limites de notre corpus ne posent au demeurant pas de problèmes importants.

29 6.1. Dans une comparaison de la de Dante et de Lo ferm voler qu’el cor m’intra d’Arnaut Daniel (Billy 2000, 36-38), nous avons montré que Dante y limitait dans son imitation l’impor-tance des formes a maiori. En nous appuyant sur notre théorie de la césure, et par conséquent sur le repérage des signaux qui jouent un rôle dans la perception de la césure, nous pouvons apporter un nouvel éclairage, la comparaison des décasyllabes de Lo ferm voler et des endecasillabi d’Al poco giorno mettant clairement en évidence la différence des systèmes phonologiques ; pourcentages (arrondis)21 :

Lo ferm voler (33 v.)22 Al poco giorno (39 v.)

P4 P6 P4 P6

AM 94 52 AM 18 30

M 3 3 M 6 0

A 3 3 A 79 15

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M 0 21 M 3 52

- 0 21 - 12 31

A : marque accentuelle de premier rang ; M : marque morphologique de fin de mot lexical ou prosodique ; m : fin de mot grammatical non M (accentuable ou non)23 ; - : absence de marques. AM correspond à une coupe masculine, réelle ou virtuelle selon la position concernée dans le vers ; M, à une césure lyrique possible ; A, à une enjambante, élidée ou synalymphée ; m, à une coupe après mot grammatical.

30 Le signal morphologique se trouve beaucoup moins sollicité dans Al poco giorno (somme de AM + M en 4e position) du fait de l’importance des parole piane, avec un développement consi-dérable du signal accentuel isolé (A), là où plus de neuf fois sur dix, Arnaut Daniel sollicite simultanément les deux signaux fondamentaux (AM). Dans « per potere scampar da cotal donna » (v. 22), où d’autres n’hésiteraient sans doute pas à doter d’un rôle structurant l’accent de second rang (en P6) de scampar, le contexte culturel nous incite à voir une imitation de la césure lyrique : il n’est pas rare en effet que la césure occitane sépare l’auxiliaire modal du groupe verbal proprement dit.

31 La répartition inégale des accents entre les 4e et 6e positions est à peu près semblable dans les deux pièces. Par contre, dans Al poco giorno, celle des coupes morphologiques significatives (AM + M) diminue dans des proportions considérables en 4e position, moins en 6e, dissymétrie qui souligne l’importance accordée à la structure ascendante du modèle dans l’adaptation qu’en fait le poète italien, forcé de privilégier le signal accentuel :

32 Si l’on se penche à présent plus précisément sur le type intonatif des vers italiens, on peut relever dans Al poco giorno six cas d’a maiori seulement contre 28 a minori (74 %), deux mixtes et trois vers de structure atypique24. Selon Boyde (1971, 222-223), les poèmes de Vita nuova présenteraient 55 % de formes a minori et 44 % d’a maiori (pour 1 % de formes atypiques), avec parfois des écarts importants, atteignant 63 % d’a minori dans Tre donne intorno al cor mi son venute (pas de formes atypiques) – soit moins qu’Al poco giorno dont la singularité est ainsi soulignée –, contre 38 % dans Così nel mio parlar voglio esser aspro (2 % de formes atypiques)25.

33 6.2. On peut également comparer avec profit l’œuvre occitane et l’œuvre italienne de Dante da Maiano. Ce poète de la seconde moitié du XIIIe siècle nous a en effet laissé deux sonnets occitans et pas loin d’une soixantaine de sonnets italiens dont nous avons analysé les cinq premiers dans le texte de R. Bettarini (1969) ; pourcentages26 :

Sonnets occitans (22 v.) Sonnets italiens (70 v.)

P4 P6 P4 P6

AM 68 45 AM 20 29 M A Revue des langues romanes, Tome CXX N°1 | 2016 m - 75

M 14 0 1 0

A 5 5 69 33

m 9 36 6 19

- 0 9 6 34

34 Le décasyllabe de ce poète se distingue de celui de Lo ferm voler par la régression de la césure masculine (AM) au profit de la lyrique, mais on observe deux césures masquées dans le second, avec une conjonction (sous enclise), dont l’impact en pourcen-tages est naturellement important du fait du nombre limité de vers : « on eus cre qe·l partir non es ses dan », « Leu fora se·m volgues midonç garir » (PC121,2 : 6 et 9). Dans ses sonnets italiens, la conjonction des deux signaux est en forte régression, comme dans Al poco giorno, à l’avantage du seul signal accentuel. Il présente dans 89 % de ses vers italiens un accent en 4e position, contre 54 % en 6 e ; dans ses vers occitans, ce marqueur se présente dans 73 % des cas en 4e position, contre 50 % en 6e : la 4e position est donc nettement plus souvent accentuée dans ses vers italiens que dans ses vers occitans, contrairement à ce à quoi on aurait pu s’attendre, même si l’on ne peut négliger la faiblesse du corpus occitan, constitué de 22 vers seulement (non altérés). Une étude concrète des profils prosodiques dans les sonnets italiens met en effet en évidence la nette domination du type ascendant, avec une soixantaine d’a minori sur les 70 vers analysés, contre quatre a maiori, trois ancipites et trois vers atypiques, dont deux présentent du moins un accent en 6e position 27 : tout se passe donc chez ce poète comme s’il subissait la même influence que Dante Alighieri dans son imitation d’Arnaut Daniel. Par contre, lorsqu’il écrit directement en occitan, la frontière morphologique entre les syllabes 4/5 est respectée dans 82 % de ses décasyllabes ; elle ne l’est plus que dans 21 % de ses endecasillabi, différence naturel-lement due à la spécificité phonologique des deux langues. Reste à savoir si ces particularités se retrouvent dans tout le corpus de Dante da Maiano, et quel est le traitement général de l’endecasil-labo à son époque dans le cadre du sonnet, sinon dans celui de la canzone.

Conclusions

35 Le décasyllabe occitan ne contient pas à proprement parler en germe la structure de l’ endecasillabo qui doit s’inventer en transposant ce que nous définirions comme une matrice de 4 + 6 positions métriques dans une langue où les proparoxytons sont prépondérants. L’adoption de cette matrice par les troubadours se traduit par la nette préférence pour une frontière de mots dans l’articulation des hémistiches, fût-ce au détriment de l’accent (césure lyrique), ce qu’on peut mettre sur le compte de l’importance des structures oxytoniques, renforcée en cette position. Quelques troubadours d’origine italienne témoignent de leur difficulté à se soumettre à ces règles, cette frontière n’étant pas pour eux intangible, ce qui permet de suspecter une origine italienne à des troubadours dont l’œuvre présente de telles déviations. Ce non respect de la césure ne s’accompagne pas pour autant d’une compensation par la recherche d’un accent en 6e position. L’importance des paroxytons en italien tend par contre à abolir la frontière morphologique comme signal de la césure, amenant l’

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endecasillabo à des solutions proprement rythmiques, avec une iambicisation marquée du vers. Lorsqu’il imite Lo ferm voler, Dante Alighieri imite le modèle occitan autant que le lui permettent les structures prosodiques de sa langue maternelle, sans ignorer pour autant la césure lyrique qui va pourtant à leur encontre (comme l’ont du reste fait avant lui les poètes de l’école sicilienne).

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ZINGARELLI, Nicola, Intorno a due trovatori in Italia, Firenze, Sansoni, 1899.

NOTES

1. Nous ne prenons pas en compte la question des enjambements, comme dans Bertran d’Alamanon PC76,12 : 25-26 : « Na Guida de Rodes prenda del cor, car fai / sos bes grazir als pros e car toz bes li plai » ; qui prétendrait que l’on a ici affaire à un décasyllabe descendant suivi d’un vers de quatorze syllabes ? Éditions citées, PC76,12 : Salverda de Grave 1902, n° XV (76,2) ; 119,9 : Mahn 1846-1853, I, 132 ; PC156,15 : Arveiller–Gouiran 1987, n° XIII ; PC234,16 : Sakari 1956, n° XIII ; PC236,5a : Negri 2006, n° III ; PC437,24 et 34 : Boni 1954, n° XXVI et XXV ; PC457,42 : Jeanroy–Salverda de Grave 1913, n° XXIII.. 2. Éditions citées, PC85,1 : Pirot 1972, 602 ; PC155,18, 11 et 17 : Squillacioti, n° III, XVIII et XVI. 3. (16a, b) : PC155,1 : 6, 22 (éd. Squillacioti, n° V). – (17a, b) : PC155,11 : 8 (éd. Squillacioti, n° XIII). – (17b) : PC155,8 : 53 (éd. Squillacioti, n° XI). – (17c) : PC364,49 : 11 (éd. Avalle, XVIII). – (17d) : PC364,36 : 21 (éd. Avalle, XXXVII). – (18a, b) : PC364,18 : 1 et 2 (éd. Avalle, XXIX). 4. Nous ne pouvons ici traiter de la question des enclitiques qui peuvent aussi bien être intégrés dans la rime (rima franta) que non (Billy 1989, 59 ; Squillacioti 2006) ; nous considérons qu’ils sont immédiatement suivis d’une fin de mot phonologique, mais qu’ils n’ont pas de début de mot propre en raison de l’enclise qui les rattache au mot précédent : [cujera] + [lo] [vostre] > {[cujera]·l} [vostre]. 5. D’un point de vue théorique, on peut également envisager que la posttonique s’intègre à la position finale d’hémistiche comme à celle de la cadence finale (Beltrami 1977, 247 ; Billy 1995, 540-543). 6. (19a) : PC155,11 : 25 (éd. Squillacioti, n° XIII). – (19b) : PC155,17 : 35 (éd. Squillacioti, n° XVI). 7. Bertran de Born, Daude de Pradas, Folquet de Marseille, Guilhem de Saint-Didier, Giraut de Bornelh, Peire Cardenal, Peire Vidal, Pons de Capdolh, Raimbaut de Vaqueiras, Raimon de Miraval et Reforsat de Trets. 8. Le second cas de PC80,19 : 29 relevé par Beltrami (1986, 76) peut être interprété comme une enjambante : « e la paraula fon doussa et humana » (cf. bell’ e bloia dans PC80,4 : 12) ; il faut par contre ajouter « s’ieu autra dompna mais deman ni enquier » (PC80,15 : 23). 9. Il y en a peut-être une autre au v. 33 ; voir infra, § 3. 10. Le Registre de Cornet ne procède pas autrement. Nous ne suivons par conséquent pas Di Girolamo (2003, 45) sur l’importance des césures lyriques dans le corpus catalan, car elles y sont devenues – comme du reste chez les héritiers occitans du trobar – exceptionnelles : Pujol (1994, 87) n’a ainsi détecté chez Jaume March que quatre cas de césures lyriques sur un total de 315 décasyllabes, soit 1,3 % ; nous n’en relevons que trois parmi les 522 conservés d’Andreu Febrer, soit 0,6 % : nous sommes bien loin des 10 % que l’on trouve chez les troubadours. 11. (20a) : PC10,7 : 40 (éd. Shepard–Chambers 1950, n° 7). – (20b) : PC155,11 : 43 (éd. Squillacioti, n° XIII). – (20c) : PC355,16 : 21 (éd. Cava-liere, XIV). Il faudrait sans doute établir des degrés dans le masquage de la césure en fonction des mots grammaticaux, pour des raisons à la fois prosodiques (degré de dépendance, cas des dissyllabes ou des renforcements syntagmatiques) et phonologiques (lourdeur de la syllabe précésurale), comme nous l’avons fait pour le moyen français (Billy 1999). 12. (21a) : Pons de Capdolh 375,26 : 4 3 (éd. Napolski 1879, n° XXVII). – (21b) : Peire Vidal 364,46 : 54 (éd. Avalle 1960, n° VIII). – (21c) : Folquet de Marseille 155,18 : 42 (éd. Squillacioti 1999, n° III). – (21d) : Bertran de Paris PC85,1 : 65 (éd. Pirot 1972). 13. La césure épique privilégiant le signal morphologique, on s’attend en effet à ce que celui-ci soit partout respecté dans les textes qui en contiennent, et qu’en soient par conséquent bannies césures enjambantes ou élidées.

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14. Borghi-Cedrini (1989, 84, n. 7) en avait également émis le soupçon, indépendamment de Cluzel. 15. « La structure des décasyllabes (surtout ceux dont Enric est l’auteur) est relativement lâche » (Marshall 1989, 815). 16. Voir la présentation que Beltrami (1991, 345) donne du concept, avec des points de vue divers qui témoignent de la difficulté à le cerner, donnant à penser qu’il s’agit davantage d’un épiphénomène que d’une réalité structurale. 17. Nous n’entrerons pas ici dans le problème particulier et non tranché de l’apocope dans le cadre de la poésie sicilienne (voir Di Girolamo–Fratta 1999 ; Di Girolamo 2008, LIX-LX), ni dans celui de la césure épique (Beltrami 1986, 75-76) ; nous mettons de même de côté le traitement des parole sdrucciole dont l’emploi est diversement contraint selon leur position dans le vers. 18. Il ajoute le développement du settenario comme vers complémentaire (« la tendenza […] al settenario »), dont il précise, n. 144, que l’accentuation en est libre, ce qui nous incite à penser que son influence est illusoire : outre que sa mesure oscille en fonction du traitement de l’éventuelle posttonique qui le précède lorsqu’il est en seconde position, le membre long de l’ endecasillabo détermine clairement sa structuration rythmique au regard du vers tout entier. 19. Les cas litigieux sont (la 6e syllabe est précédée d’un 6 en exposant) : tal 6qu’er leus per aprendre (3), ab 6ferm cor (11), lo 6sieu bell bratz (32), que 6pres de si (38). 20. Praloran (2003, 98-100) promeut un traitement plus différencié. 21. Éd. Toja, n° XVIII pour Lo ferm voler, De Robertis & Contini (Rime, CI) pour Al poco giorno. Valeurs absolues, pour Lo ferm voler : 31, 1, 1, 0, 0 (P4) et 17, 1, 1, 7, 7 (P6) ; pour Al poco giorno : 6, 2, 26, 1, 4 (P4) et 10, 0, 5, 17, 7 (P6). 22. M en P4 correspond toujours à une césure lyrique : « non ai membre no·m fremisca, neis l’ongla » (v. 10) ; A en P4, à une césure enjambante : « Que plus mi nafra·l cor que colps de verga » (v. 15). 23. Cette catégorie peut donc correspondre à des césures plus ou moins acceptables, et non aux seules césures masquées. 24. La pression métrique en réduirait certains : « e chiuso intorno d’altissimi colli » (v. 30) se laisserait ainsi aisément ranger parmi les a minori (accents 2, 4, 7). 25. Voir aussi la présentation des données pertinentes que nous avons donnée dans Billy (2000, 41-43), où nous montrons la symétrie structurale des deux formes. Il ne faudrait pas en déduire que, dans la conformation prosodique du vers, cette symétrie se traduise nécessairement de la même façon dans les deux “hémistiches”, les unités linguistiques étant par nature orientées de par leur inscription dans le temps, la dynamique articulatoire devant être prise en compte tant au niveau microprosodique (traitement des posttoniques dans les parole piane et les sdrucciole) qu’au niveau macroprosodique (cursus et prosodèmes). 26. Valeurs absolues (ordre AM, M, A), pour les sonnets occitans : 15, 3, 1, 2, 0 (P4) et 10, 0, 1, 8, 2 (P6) ; pour les sonnets italiens : 14, 1, 48, 4, 4 (P4) et 20, 0, 23, 13, 24 (P6). 27. V, 4 et 10 : « che null’om me ne pote pareiare », « piacente sovra ogn’altra criatura » (accent, rappelons-le, exclu dans nos décomptes). Dans le troisième, on peut considérer que l’ictus métrique tombe sur la conjonction (même remarque que pour altra du v. 10) : « ch’eo so ben che di maggio né di para » (IV, 7).

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AUTEUR

DOMINIQUE BILLY

CLLE, Université de Toulouse, CNRS, UT2J, France

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Quelques remarques à propos de la pastourelle de Guido Cavalcanti

Beatrice Fedi

1 On a souvent l’impression que tout a déjà été dit sur la recherche des sources et les relations intra- et intertextuelles de l’œuvre de Guido Cavalcanti. Cependant, si nous lisons ses commentateurs, qu’ils soient récents ou moins1, on s’aperçoit que quelque chose paraît toujours nous échapper dans ses poèmes, comme en témoigne en 1986 l’un de ses exégètes les plus célèbres, Domenico De Robertis (éd. DE ROBERTIS 1986), qui, à la fin de sa carrière, déclarait entrevoir d’autres possibilités d’interprétation du poète2. Avec Un altro Cavalcanti ? De Robertis nous fait encore réfléchir sur la complexité d’un auteur qui, malgré son athéisme, ne renonce pas à citer la bible3. On peut donc affirmer que la difficulté d’interpréter Cavalcanti vient de sa capacité à imiter mais aussi à recodifier ses sources, qu’il cache à bon escient ou, au contraire, met au premier plan.

2 C’est en toute conscience de la difficulté qu’il y a à interpréter l’œuvre de Cavalcanti que je voudrais proposer quelques observations sur la pastourelle In un boschetto (éd. DE ROBERTIS 1986, XLVIa) ainsi que sur des textes que l’on peut situer dans le même milieu culturel caractérisant les gallo-romanes. Il s’agit de la réponse sur un ton franchement comique de Lapo Farinata degli Uberti, Guido, quando dicesti pastorella (éd. DE ROBERTIS 1986, XLVIb) et de l’ensemble des pièces de Cavalcanti dont les actrices sont des “foresette” (= forestières), Era in penser d’amor quand’i’ trovai (éd. DE ROBERTIS 1986, XXXa), Gli occhi di quella gentil foresetta (éd. DE ROBERTIS 1986, XXXI), avec lesquelles on peut mettre en relation Nicola Muscia, Ècci venuto Guido ‘n Compostello (éd. DE ROBERTIS 1986, XXXb), Bernardo da Bologna, A quella amorosetta foresella (DE ROBERTIS 1986, XLIVa)4.

3 Nous observons d’abord que tous les textes de Cavalcanti qui remontent au modèle de la pastourelle ou de la ‘foresetta’ (sans doute un travestissement de la première), font toujours l’objet de reprises parodiques de la part de ses contemporains (le cas de Dante est évidemment à considérer à part5), et la parodie s’est parfois nourrie d’éléments empruntés au-delà de l’Italie, avec des reprises de thèmes et de mots-clés absents chez Cavalcanti, comme l’a remarqué Luciano Formisano pour Lapo Farinata degli Uberti6. « Significativo », selon Formisano, « […] è il recupero di alcuni elementi caratteristici

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omessi nella translatio cavalcantiana ». Il s’agit, aux vv. 11-13 de Guido, quando dicesti, de la présence de cavalcare (mais là nous avons aussi Dante, Cavalcando l’altrier, Vita Nova, IX 9, éd. DE ROBERTIS), auquel on peut ajouter valletto, mot que Formisano nous montre souvent employé dans le domaine oïtan lorsqu’on fait allusion à l’homosexualité. Néanmoins, nous estimons important d’ajouter que vallet fait aussi partie du lexique du Roman de la Rose, source d’un très grand nombre d’emprunts7.

4 Il est évident que la façon de travailler de Guido vise à un tel esprit de finesse que l’on arrive très rarement à décrypter ses sources gallo-romanes : d’autre part, il est évident que son immense culture paraît parfois supérieure à celle des ses contemporains8.

5 Les commentateurs de In un boschetto soulignent la présence massive de gallicismes qui sont en grande partie des hapax et remontent pour la plupart, quoique pas exclusivement, à la langue d’oïl, souvent par l’intermédiaire de la tradition poétique sicilienne et de ses épigones (cera rosata, sacci, augel, drudo, stagione, merzé, basciare ed abracciar, gioia, dolzore). Si les emprunts lexicaux sont irréfutables, il n’en reste pas moins difficile de préciser quelles sont ses sources occitanes et françaises. Nous ne pouvons pas accepter l’interprétation de Contini, réitérée récemment par Cassata, selon lequel l’aspect narratif de la pastourelle de Cavalcanti remonterait uniquement à la tradition classique d’oïl : la narratio est également un élément constitutif de nombreuses pièces occitanes et, d’autre part, la grande différence de nombre entre les pastourelles d’oc et d’oïl ne nous permet pas de tirer des conclusions définitives. Nous pouvons facilement constater que la dimension narrative n’est pas négligée par Cavalcanti, comme le montre la scansion temporelle de la pièce : il y a d’abord l’arrivée du poète (vv. 1-2), qui précède la descriptio puellae (vv. 3-8), puis le salutz (vv. 9-10) et la réponse de la pastourelle (vv. 11-12), jusqu’au moment où l’on entend la voix de la fille (vv. 13-14), et plus tard la voix intérieure du poète (vv. 15-18) ; mais l’escamotage du chant des oiseaux constitue l’élément central du récit, véritable moteur de l’actio (vv. 13-14, « Sacci quando l’augel pia, / allor disïa - ’l me’ cor drudo avere »), qui pourrait apparaître dans un conte ou dans un roman. Enfin, il faut noter le déplacement des amants sur la scène pastorale (vv. 21-23 « Per man mi prese, d’amorosa voglia, / e disse che donato m’avea ’l core ; / menòmmi sott’una freschetta foglia… »), l’actio qui fait suite au domnejar du poète (éd. DE ROBERTIS, XLVIa) : In un boschetto trova’ pasturella più che la stella – bella, al mi’ parere. [2] Cavelli avea biondetti e ricciutelli, e gli occhi pien’ d’amor, cera rosata ; con sua verghetta pasturav’ agnelli ; discalza, di rugiada era bagnata; [6] cantava come fosse ’namorata : er’ adornata – di tutto piacere. [8] D’amor la saluta’ imantenente e domandai s’avesse compagnia ; ed ella mi rispose dolzemente che sola sola per lo bosco gia, [12] e disse : « Sacci, quando l’augel pia, allor disïa – ’l me’ cor drudo avere». [14] Po’ che mi disse di sua condizione e per lo bosco augelli audìo cantare, fra me stesso diss’ i’ : « Or è stagione di questa pasturella gio’ pigliare ». [18]

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Merzé le chiesi sol che di basciare ed abracciar, – se le fosse ’n volere. [20] Per man mi prese, d’amorosa voglia, e disse che donato m’avea ’l core ; menòmmi sott’ una freschetta foglia, là dov’i’ vidi fior’ d’ogni colore ; [24] e tanto vi sentìo gioia e dolzore, che ’l die d’amore – mi parea vedere. [26] [En un bosquet je trouvai une pastourelle, plus belle que les étoiles, à ce qu’il me paraît. Elle avait les cheveux blondinets et frisottés, les yeux pleins d’amour, un teint de rose ; avec sa houlette elle menait ses agneaux ; nu-pieds, de rosée elle était couverte ; elle chantait comme énamourée : de toutes les beautés elle était parée. Amoureusement aussitôt je la saluai et lui demandai si elle avait compagnie ; elle me répondit tout doucement que toute seule par le bois elle allait, et me dit : « Quand l’oiseau gazouille, sache qu’alors mon cœur désire avoir un ami ». Après qu’elle m’eut dit comme elle était et que j’entendis par le bois chanter les oiseaux, en moi je dis : « Voici le moment et tirer plaisir de cette pastourelle ». Je lui demandai la grâce de la baiser et de l’embrasser, si elle le voulait bien. Par la main elle me prit, d’amour désireuse, et me dit qu’elle m’avait donné son cœur ; elle me mena sous des frais feuillages, en un lieu où je vis des fleurs de toutes les couleurs ; car je sentis telle joie et douceur que le dieu d’amour je crus voir. (BEC 1993, 172-4)]

6 La querelle sur l’antériorité des pastourelles occitanes (argument développé récemment par Paola Allegretti en analysant les aspects métriques, ALLEGRETTI 2000), ou des pastourelles en oïl sur celles-ci (selon Luciano Formisano, surtout en raison des récupérations thématiques, FORMISANO 2001) est probablement un faux problème. La pastorella de Cavalcanti présente, par ses traits généraux, des correspon-dances avec les deux domaines et, en même temps, d’autres renvois qui nous font sortir du genre éponyme. La remarquable étude métrique d’Allegretti, malgré d’importantes suggestions, ne saurait donner de réponses définitives sur le schéma métrique : s’il est vrai qu’il existe des “pastourelles à refrain”, et aussi des schémas de qui ressemblent à la , on ne saurait oublier que Guido a choisi la ballata comme genre principal de son œuvre (avec le sonetto bien sûr) 9, quels que soient les thèmes développés. Analogiquement, le schéma de In un boschetto, quoique « isolato entro le Rime di Guido » (GORNI 2009, 53, cf. PAGNOTTA 1995, 93:1 et 111:56), n’est pas forcément à relier avec la volonté d’imiter un modèle métrique exogène10, étant donné que les pastourelles françaises et occitanes ont des traditions textuelles et métriques différentes. Les pièces en oïl, hétérogènes du point de vue métrique et qui empruntent des traits communs à d’autres genres, sont regroupées en sections dans les chansonniers (CEPRAGA 2004) mais la question de l’analyse de leur corpus demande

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encore à être étudiée dans son ensemble (SPETIA 2001). Au contraire, les pastourelles occitanes ne sont pas rassemblées en section dans les manuscrits et se présentent principalement sous forme de cansos (CEPRAGA 2000, FRANCHI 2006a et 2006b, REA- INGLESE 201111). Mieux vaudrait peut-être orienter la recherche du côté de l’utilisation de thèmes et de formules recodifiés, ce qui pourra nous conduire vers l’un ou l’autre des deux domaines gallo-romans, ou les deux12.

7 Il est évident que l’incipit de In un boschetto peut nous orienter aussi bien vers les pastourelles d’oc que d’oïl. En outre, le choix des suffixes -etto et -ello est un élément linguistique-ment caractérisant : v. 1 boschetto, v. 3 biondetti, v. 5 verghetta, v. 23 freschetta ; v. 1 et v. 18 pasturella, v. 2 stella – bella, v. 3 ricciutelli, v. 5 agnelli, v. 16 augelli. Le premier suffixe ne figure jamais à la rime dans la pastourelle, mais nous le trouvons dans cette position dans les pièces des ‘foresette’ (foresetta : istretta : Mandetta, Era in penser, vv. 30 et 32-33, et foresetta : distretta, rime intérieure, Gli occhi di quella gentil foresetta, vv. 1-2). Les équivalents des rimes en -etta et -ella sont attestés abondamment dans les pastourelles d’oïl et d’oc aussi à l’intérieur de la même pièce (ALLEGRETTI 2000, 256-57), mais nous ne trouvons réunies -etta/-ella que dans la réponse parodique de Lapo à In un boschetto. En revanche, seule la rime en -ella est employée par Bernardo da Bologna, qui imagine une ‘foresella’ amie de Cavalcanti, mais les deux suffixes figurent ensemble au v. 1 de la pièce, ce qui confirme la convenance au contexte : Guido, quando dicesti pasturella, vorre’ ch’avessi dett’un bel pastore : ché si conven, ad om che vogli onore, contar, se pò, verace sua novella. [4] Tuttor verghett’avea piacente e bella : per tanto lo tu’ dir non ha fallore, ch’i non conosco re né ‘mperadore che non l’avesse agiat’a camerella. [8] Ma dicem’un, che fu tec’al boschetto il giorno che sì pasturav’agnelli, che non s’avide se non d’un valletto [11] che cavalcava ed era biondetto ed avea li suo’ panni corterelli. Però rasetta, se vuo’, tuo motetto. [14] Lapo Farinata degli Uberti a Guido Cavalcanti (éd. DE ROBERTIS, XLVIb) [Guido, quand tu dis pastourelle il vaudrait mieux dire beau pastoureau : car il te convient, pour qui se respecte, de dire, le pouvant, la vérité des faits. Il avait aussi une houlette plaisante et belle : tes dires ne sont donc pas faux, et je ne connais ni roi ni empereur qui dans sa chambre ne l’aurait mis. Mais un tel me dit, venu avec toi au bosquet, le jour où il menait ses agneaux, qu’il n’aperçut qu’un écuyer, qui tout blondinet chevauchait et était vêtu bien court. Or donc, corrige, si tu le veux, ton texte. (BEC 1993, p. 175)] A quella amorosetta foresella passò sì ‘l core la vostra salute

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che sfigurìo di sue belle parute : dond’i’ l’adomanda’ : « Perché, Pinella ? [4] Udistù mai di quel Guido novella ? » « Sì feci, ta’ ch’appena l’ho credute, che s’allegaron le mortai ferute d’amor e di su’ fermamento stella [8] con pura luce che spande soave. Ma dimmi, amico, se te piace : come La conoscenza di me da te l’àve ? [11] Sì tosto com’i’ ‘l vidi seppe ‘l nome ! Ben è, così con’ si dice, la chiave. A lui ne mandi trentamila some ». [14] Bernardo da Bologna a Guido Cavalcanti (éd. DE ROBERTIS, XLIVa) [De cette amoureuse pastourelle votre salut perça tant le cœur qu’elle perdit ses belles couleurs : Or lui demandai-je : « Pourquoi, Pinella ? de Guido eus-tu jamais des nouvelles ? » « Si, fis-je, telles que j’eus peine à les croire, car furent alléguées ses mortelles blessures d’amour et de son firmament l’étoile, qui resplendit d’une pure et douce lumière. Mais dis-moi, ami, s’il te plaît : comment de moi par toi eut-il connaissance ? Aussitôt que je le vis, il sut mon nom ! C’est bien là, à ce qu’on dit la clef. Envoie-lui donc mille saluts. » (BEC 1993, 165)].

8 Guido, de son côté, n’utilise jamais les deux suffixes à la rime dans la même pièce. De même, si nous regardons Nicola Muscia, qui remet en question le voyage de Cavalcanti en Galice en se référant à Era in penser d’amor, nous n’avons que des rimes en -ello : Ècci venuto Guido ‘n Compostello O ha˙ rrecato a vender canovacci ? Ch’e’ va com’oca, e càscali ‘l mantello : ben par che˙ ssia fattor de’ Rusticacci. [4] È in bando di Firenze, od è rubello, o dóttasi che ‘l popol nol ne cacci ? Ben par ch’e’ sappia ‘ torni del camello, ché˙ ss’è partito sanza dicer : Vacci ! [8] Sa˙ Iacopo sdegnò quando l’udìo, ed egli stesso si fece malato, ma dice pur ch’e’ non v’era botìo. [11] E quando fu a˙ Nnìmisi arrenato Vendé ‘ cavalli, e no˙ lli diè per Dio, e trassesi li sproni ed è albergato. [14] Nicola Muscia a Guido Cavalcanti (éd. DE ROBERTIS, XXXb) [Guido est-il allé jusqu’à Compostelle ou bien a-t-il porté vendre les torchons ? Il marche comme une oie et son manteau dégringole : il semble bien être un commis des Rusticacci. Est-il exilé de Florence, ou bien rebelle ? Ou bien craint-il que le peuple ne le chasse ? Il semble bien connaître les tours du chameau,

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car il s’est éloigné sans dire « Bon voyage ! » Saint Jacques s’indigna quand il l’ouït et lui même se porta malade, mais dit qu’il n’avait pas prononcé de vœu. Et quand il s’arrêta à Nîmes, il vendit ses cheveux, ne les donnant pas gratis, ôta ses éperons et logea à l’auberge. (BEC 1993, 122)].

9 Nicola Muscia, tout comme Bernardo da Bologna, rejette la rime avec le suffixe -etto : ce phénomène est assez curieux, si l’on suppose que tous deux se réfèrent à Era in penser d’amor (peut-être pensaient-ils également à Gli occhi di quella gentil foresetta). De toute façon, le modèle ‘sonore’ nous rappelle toujours le choix rimique de In un boschetto, et Bernardo ne néglige pas l’emploi du suffixe -etto, lorsqu’il écrit en incipit « amorosetta foresella », montrant par là qu’il a appris la leçon de Cavalcanti13.

10 La séparation fonctionnelle des rimes en -etto/a et en -ello/a dans ces pièces révèle, à mon avis, la connaissance des modèles à la fois occitans et oïtans : Cavalcanti rejette la combinaison métrique la plus banale, et peut-être, du côté français, aussi stylistiquement popularisante (ç’aurait probablement été une solution facilior ou redondante)14. Pour sa part, Lapo surcharge le sonetto d’éléments caractérisant le modèle gallo-roman, même si Guido les avait négligés : il utilise les deux rimes, ajoute le gallicisme valletto et introduit le personnage du pastore, présent dans de nombreuses pastourelles oïtanes et pas inconnu du corpus occitan, quoique avec un rôle assez différent. Nous pourrions ajouter à la citation de Gui d’Ussel (FORMISANO 2001, 250, « L’autre jorn, cost’una via, / auzi cantar un pastor / una canson que dizia : / “Mort m’an semblan traidor !" »15, cf. FRANCHI 2006a, VII, 1-4), celle de Cadenet (éd. FRANCHI 2006a, XII, 1-6) : L’autrier, lonc un bosc fullos, trobiei en ma via un pastre mout angoissos chantan, e dizia sa chansos : « Amors, ie·m clam dels lauzenjadors… ».16

11 On peut donc supposer que Lapo savait bien ce qu’il faisait, en utilisant, dans sa véritable ‘cantiga de maldizer’, les connotations topiques du genre, puisque la parodie nécessite évidemment la connaissance du modèle et des ses possibilités d’expression17.

12 Mais d’autres éléments nous invitent à penser que Guido était un aussi bon connaisseur de la production gallo-romane que son contemporain Brunetto Latini. Par exemple, à propos du topique ‘trovai’, on remarque que cette forme, véritable connecteur narratif dans le cadre de la rencontre, est abondamment attestée par le Tesoretto, texte qui a sans doute fait le lien entre Florence et la culture française. Voici un passage où nous trouvons aussi le dieu de l’Amour (cf. In un boschetto, vv. 25-26, « e tanto vi sentìo gioia e dolzore, / che ’l die d’amore – mi parea vedere »), la question sous forme de prière (cf. Ib., vv. 19-20, « Merzè le chiesi sol che di basciare / ed abracciar… ») et le verbe sappi (Ib., vv. 13-14, « Sacci, quando l’augel pia… ») : così sanza paura mi trassi più avanti, e trovai quattro fanti ch’andavan trabattendo. E io, ch’ognora atendo di saper veritate

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de le cose trovate, pregai per cortesia che sostasser la via per dirmi il convenente de·luogo e de la gente. E l’un, ch’era più saggio, e d’onne cosa maggio, mi disse in breve detto: « Sappi, mastro Burnetto, che qui sta monsegnore ch’è capo e dio d’amore […] e ‘n’una gran chaiera io vidi dritto stante ignudo un fresco fante, ch’avea l’arco e li strali e avea penne ed ali… Brunetto Latini, Tesoretto, vv. 2226-2242, 2261-64 (éd. CICCUTO 1985) [Ainsi de toute peur quitte, j’allai toujours en avant et rencontrai quatre enfants qui marchaient très fort. Et moi attendant encore, pour connaître la vérité sur ce que je visitais, je les priai gentiment d’arrêter leur cheminement et de me dire leur sentiment sur ce lieu et sur ces gents. Et l’un qui fut plus sage et connaissait davantage, en bref vers moi tourné dit : « Sache, maître Brunet , le seigneur de ce séjour est le chef et dieu d’Amour. […] Je vis debout se tenant tout nu un petit enfant qui avait l’arc et les flèches et plumes et ailes fraîches… (MIĆEVIĆ 1999, 102-3)].

13 Nous savons que, dans la poésie italienne, trovai figure rare-ment à l’intérieur d’un contexte lyrique ; en voici un exemple chez Cielo d’Alcamo, Rosa fresca aulentissima, vv. 61-65 (éd. SPAMPINATO BERETTA 2008) Cercat’aio Calabria, Toscana e Lombardia Puglia, Costantinopoli, , Pisa e Soria, Lamagna e Babilonia, e tuta Barberia : donna non ci trovai tanto cortese, per che sovrana di meve te prese. [J’ai cherché en Calabre, Toscane et Lombardie dans les Pouilles, à Constantinople, à Gênes, à Pise et en Syrie en Allemagne, à Babylone et dans toute la Barbarie ; et je n’ai point trouvé femme plus courtoise :

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et je t’ai prise comme déesse souveraine. (BEC 2001, 383)]

14 Dans la Vita Nova, le jeune Dante choisit normalement vidi de préférence à trovai, mais, tout comme Cavalcanti, utilise trovai dans un contexte dialogué (notons aussi Amour en tant que personnage, avec prosopopée), qui renvoie sans doute à l’ambiance des pastourelles : Dante Alighieri, VN IX 9-11, vv. 1-4, 9-12 (éd. DE ROBERTIS 1980) Cavalcando l’altr’ier per un cammino, pensoso de l’andar che mi sgradia, trovai Amore in mezzo de la via in abito leggier di peregrino. […] Quando mi vide mi chiamò per nome, e disse : « Io vegno di lontana parte ov’era lo tuo cor per mio volere ; e recolo a servir novo piacere ». [Chevauchant hier par une route, pensif à cause du voyage qui me déplaisait je trouvai Amour au milieu du chemin en léger habit de pèlerin. […] Quand il me vit, par mon nom il m’appela et dit : « Je viens de lointaines régions, Où se trouvait ton cœur de par ma volonté et je t’emmène servir une autre beauté ». (BEC 1996, (35)].

15 De même, Guido Cavalcanti, Li mie’ foll’occhi, vv. 9-14 (éd. DE ROBERTIS 1986, V) : Menârmi tosto, sanza riposanza, in una parte là ‘v’ i’ trovai gente che ciascun si doleva d’ Amor forte. Quando mi vider, tutti con pietanza dissermi : « Fatto se’ di tal servente, che mai non déi sperar altro che morte ». [Promptement on me conduisit, sans le moindre retard qui tous se plaignent ouvertement d’Amour. Quand ils me virent, tous avec pitié me dirent : « Tu es au service d’une telle dame que tu ne dois plus espérer que la mort. » (BEC 1993, 53)]. Non sentìo pace né riposo alquanto poscia ch’ Amore e madonna trovai, lo qual mi disse : « Tu non camperai, ché troppo è lo valor di costei forte ». Idem, Io non pensava che lo cor giammai, vv. 5-8 (éd. DE ROBERTIS 1986, IX). [Je n’ai plus éprouvé ni paix ni le moindre repos, depuis que j’ai rencontré ma dame et Amour. Il me dit : « Tu ne pourras survivre, Car trop grande est la puissance d’icelle. » (BEC 1993, 61)]. Era in penser d’amor quand’ i’ trovai due foresette nove. L’una cantava : « E’ piove gioco d’amore in noi ».

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Idem, Era in penser, vv. 1-4 (éd. DE ROBERTIS 1986, XXXa). [J’étais en pensée d’amour, quand je rencontrai deux jeunes pastourelles. L’une chantait : « Elle descend en nous la joie d’amour ! » (BEC 1993, 117)].

16 Donc, depuis le début de la tradition lyrique italienne, le verbe connotatif de l’incipit des pastourelles figure aussi dans des contextes différents et Cavalcanti ne fait pas exception : trovai est génériquement utilisé pour signifier la rencontre et le dialogue, c’est-à-dire la narration d’un événement. En outre, nous notons que Dante, tout comme Guido, ‘trova Amore’ et il parle avec lui ; le verbe ‘vedere’ est aussi employé, même si c’est dans la direction inverse (c’est Amour qui voit le poète), et le dialogue est introduit par ‘dire’.

17 Enfin, juste à titre d’exemple de la pénétration de ces clichés dans la poésie italienne, pour la présence de trovai avec la formule temporelle l’altrier, oblitérée par Cavalcanti, la salutatio et la partie dialoguée, nous rappelons aussi les Memoriali bolognesi : Per Deo, vicine mie, or non credite a quel che dice questa falsa rea. L’altrier ch’eo la trovai fra le pariti, et eo la salutai en cortesia, assai li disi « donna, che faciti ? » et ella me respose villania. Oi bona gente, oditi et entenditi (1282, Mem. 47, Antonio Guidonis de Argele), vv. 11-16 (éd. ORLANDO 1981). [Pour l’amour de Dieu, mes voisines, ne croyez pas à ce que dit cette misérable. L’autre jour je la trouvai parmi ses compagnes et la saluai avec courtoisie. Je lui dis assez : « Ma dame, que faites-vous ? » et elle me répondit vilainement.]

18 Les éléments les plus significatifs de la structure narrative des pastourelles, ou de pièces semblables, n’étaient donc pas inconnus en Italie : la formule du début, la représentation de la rencontre et le dialogue nous semblent profondément enracinés dans la structure du XIIIe siècle, même si, jusqu’à Guido, les poètes refusaient d’imiter ce genre. Sans doute le style popularisant des pastourelles d’oïl jouait un rôle important dans ce cadre, mais l’entreprise de Guido avait vraisemblablement tiré parti de l’expérience des troubadours et de leur entreprise d’« élever » stylistiquement ce genre.

19 L’un des thèmes les plus caractéristiques de la poésie des troubadours, quoique commun à la tradition cour-toise, est le topos de l’ouverture printanière. Il s’agit de la recodification la plus remarquable dans le complexe mosaïque des sources de In un boschetto. Si, même parmi les pastourelles, en oc et en oïl, on peut repérer des exemples significatifs, l’originalité de Cavalcanti consiste à traiter un motif qui, pour ainsi dire, se dédoublerait au sein de chacun des deux protagonistes : comme d’habitude, la bergère chante une chanson d’amour, mais avec la particularité que le chantz dels auzels l’invite à aimer, tout comme le déclarent trouvères et troubadours au début de leurs compositions. Elle se comporte presque comme une véritable trobairitz que pousse à l’amour la douceur du printemps, comme si elle était une sorte de double du poète. À son tour, celui-ci proclame qu’il est en harmonie avec la saison printanière en

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décrivant le locus amoenus où se déroule la rencontre (In un boschetto, vv. 23-26) ; même l’évident gallicisme « Or è stagione » (v. 17) suggère une double lecture : ‘tempo’, ‘momento’, mais aussi ‘saison’ (it. stagione, c’est-à-dire le printemps. Un exemple d’emploi avec le double sens pourrait se trouver dans cette chanson anonyme : Quant a son vol a failli li oisiaus, il monte en l’air, si s’en va essorer, et en la fin revient il bien a chiaus qui le seulent au loirre rappeller. Se ma dame m’a fait desesperer, je m’ en sui teut, si ai souffert mez malz ; mez ore est bien saison de recouvrer, quar li temps vient que la rose est florie. [Lorsque l’oiseau a échoué dans son vol, il s’élève dans le ciel et se lâche dans l’air, et enfin il revient dans les mains de ceux qui le gardent ligoté. Si madame m’a désespéré, j’ai souffert en silence ; mais il est maintenant temps de revenir, parce que c’est le temps où la rose a fleuri]. C’est en mai au mois d’esté que florist flor que trestous cil oiselet sont de nouvel ator. Dou douz chant des oiselons li cuers m’esprent ; li rosignor mi semont que j’aime loiaument. En cel lieu je m’endormi ; mult tres simplement une pucelete i vint, mult cortoisement. RS 265.298, vv. 1-6 (éd. TISCHLER 1997) [En mai, au cours de l’été, les fleurs fleurissent, et tous les oiseaux volent à nouveau autour. Le cœur est ému par le doux chant des oiseaux ; le rossignol m’enseigne à aimer loyalement. Dans ce lieu je me suis endormi ; une jeune fille est arrivée tranquillement, très doucement.]

20 Le stratagème du chant de l’oiseau n’est donc qu’une simple transposition du poète à la ‘pastora-trobairitz’, élevée au rôle de deutéragoniste de In un boschetto.

21 Si l’incipit de la pastourelle nous montre l’emploi de figures bien connues dans la tradition italienne à travers l’École sicilienne, le deuxième vers nous conduit expressément vers le langage du Stilnovo, en hommage à Guido Guinizzelli (éd. CONTINI 1960) : Vedut’ ho la lucente stella diana, ch’apare anzi che ‘l giorno rend’ albore, c’ha preso forma di figura umana… Guido Guinizzelli, Vedut’ho, vv. 1-3. [J’ai vu la resplendissante étoile du matin qui apparaît avant que le jour ne rende sa blancheur et qui a pris forme humaine.] Io voglio del ver la mia donna laudare ed asembrarli la rosa e lo giglio : più che stella diana splende e pare, e ciò ch’è lassù bello a lei somiglio... Idem, Io voglio del ver, vv. 1-4. [Je veux vraiment louer ma dame et la comparer à la rose et à la fleur de lys. Elle resplendit plus claire que l’étoile du matin et je l’assimile à ce qu’il y a de plus beau là-haut].

22 Depuis Contini, on entend « la stella » au sens pluriel de le stelle ; mais, en considérant la capacité mimétique de Cavalcanti, on ne saurait éviter de se poser la question : ne s’agirait-il pas encore de la « stella diana » (avec article défini, tout comme la lucente stella diana), autrement dite stella matutina, Vénus ou Lucifer ? Dans ce cas, il vaudrait

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mieux penser à la stella par antonomase : Vénus, mère du dieu Amour et symbole de la beauté de la pastourelle qu’on va célébrer peu après, dans la classique descriptio puellae (In un boschetto, vv. 3-8)18. Il ne fait aucun doute que le couple Vénus (stella matutina) – Amour est topique ; il est même mentionné dans le Convivio en relation avec l’apparition de la « gentile donna … accompagnata d’Amore » : Cominciando adunque, dico che la stella di Venere due fiate rivolta era in quello suo cerchio che la fa parere serotina e mattutina secondo diversi tempi, apresso lo trapassamento di quella Beatrice beata […] quando quella gentile donna, di cui feci menzione nella fine della Vita Nova, parve primamente, accompagnata d’Amore, alli occhi miei e prese luogo alcuno ne la mia mente. Dante Alighieri, Conv. II, II 1-2 (éd. VASOLI-DE ROBERTIS 1995) [Commençant donc, je dis que l’étoile de Vénus était revenue deux fois au cercle qui selon divers temps la fais apparaître vespérale et matinale, après le trépas de la bienheureuse Béatrice […] quand cette gente dame, dont je fais mention à la fin de la Vie Nouvelle, apparut pour la première fois à mes yeux accompagnée d’Amour et prit quelque place en mon esprit. (Bec 1996, 2015-6)].

23 La relation entre la pastourelle et Vedu’ho est visible aussi en raison d’autres éléments : le parallélisme du vers 6, « occhi lucenti, gai e pien d’amore », avec « Occhi pien d’amore » (In un boschetto, v. 4) est particulièrement significatif19.

24 Il n’est peut-être pas sans importance que Bernardo da Bologna, dans son sonnet adressé à Guido, ait utilisé encore une fois le mot stella (et à cela également à la rime avec foresella) : A quella amorosetta foresella passò sì ‘l core la vostra salute che sfigurìo di sue belle parute : dond’i’ l’adomanda’ : « Perché, Pinella ? [4] Udistù mai di quel Guido novella ? » « Sì feci, ta’ ch’appena l’ho credute, che s’allegaron le mortai ferute d’amor e di su’ fermamento stella [8] con pura luce che spande soave. Bernardo da Bologna a Guido Cavalcanti (éd. DE ROBERTIS 1986, XLIVa) [De cette amoureuse pastourelle votre salut perça tant le cœur qu’elle perdit ses belles couleurs : « Or lui demandai-je : « Pourquoi, Pinella ? de Guido eus-tu jamais des nouvelles ? » « Si, fis-je, telles que j’eus peine à les croire, car furent alléguées ses mortelles blessures d’amour et de son firmament l’étoile, qui resplendit d’une pure et douce lumière. (Bec 1993, 165)].

25 Au début de ce sonnet, nous notons aussi un « saluto d’amore » (DE ROBERTIS 1986, 170, note au vers 2), à confronter avec « D’amor la salutai imantenente » (In un boschetto, v. 9). Le motif du salut est suffisamment répandu dans les pastourelles gallo-romanes pour ne pas en donner de nouveau des exemples. Nous nous bornons à observer que, dans le syntagme d’amor la salutai, d’amor représente une locution adverbiale dont le sens est ‘amorosamente’. Cette formule trouve son pendant dans la dénomination en oïl (e probablement plus tard en oc) du genre du salut d’amour et à l’épistolographie

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amoureuse médiolatine : un contexte donc encore non-lyrique et stylistiquement peu élevé. Mais dans ce cas, pour le thème du salut, le Roman de la Rose (préférable ici au Fiore) a vraisemblablement fait le lien entre les cultures gallo-romane et italienne. Le Roman de la Rose pourrait être une longue pastourelle (Formisano), puisque le topos du salut y est décliné plus qu’ailleurs, recommandé dès le début en tant que règle fondamentale du ‘Galateo’ de l’amour. Voyons par exemple ce passage, qui rappelle aussi « per man mi prese… menommi sott’una freschetta foglia » (In un boschetto, vv. 21-23) : Bel-Acueil au commencement Me salua moult doucement […] Il m’a lores par la main pris Pour mener dedans le porpris… Roman de la rose, vv. 3465-66 et vv. 3472-73 (éd. LANGLOIS 1914-24) [Bel-Accueil d’abord me salua très doucement […]. Il m’a ensuite pris par la main et m’a conduit dans le jardin…]

26 Le syntagme ‘saluer + de’ se trouve aussi dans le contexte des pastourelles françaises, sous la forme: ‘saluer de Deu’ : Vers li vois mon sentier, n’i faiz pluz de sejour. De Deu le creator le saluai premier; plus douz al acointier le trovai d’un pastor. Et dit: - e a, e o, or a é, bien m’ont Amours desfié. Fragment, vv. 43-50 (TISCHLER 1997). [Je m’en vais par ce sentier, je n’attends plus. D’abord je l’ai saluée au nom de Dieu ; elle a été d’approche plus facile qu’un berger. Et elle a dit: “e a, e o, or a é, Amour m’a déçue”]. Hautement la saluai de Dieu le filz Marie. El respondi sanz delai : - Jhesus vous beneïe !! – Mult doucement li priai qu’el devenist m’amie. Anonyme, Je chevaucoie l’autrier, vv. 11-16 (PETERSEN-DYGGVE 1938, 42). [Je la salue avec politesse au nom de Dieu, fils de Marie. Elle a répondu sans délai : “Jésus vous bénisse!”. Je lui ai demandé très gentiment d’être mon amie].

27 Cavalcanti nous propose ici une formule qu’il faut considérer comme un véritable gallicisme20 : « D’amor la salutai » est à entendre ‘je lui donnai mon salut au nom de Dieu’21.

28 Ainsi donc, la pastourelle de Cavalcanti est un exercice de style, où la parodie joue un rôle important dans un genre peu apprécié des italiens qui le considéraient évidemment comme popularisant, comme en ancien français. Ce n’est pas un hasard si les contemporains du poète condamnent à travers une parodie sans limites la proposition expérimentale de Cavalcanti. Toutefois, ils n’avaient pas saisi tous les niveaux de la subtile et savante parodie cavalcantienne : à travers le modèle de la pastourelle, il remettait également en question le topos le plus fréquent de la lyrique gallo-romane : l’exorde printanier. Le genre éponyme lui même n’échappait pas pour

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autant à des critiques évidentes : l’image de la bergère flotte entre élégance raffinée et allusions obscènes, élevée par le style soigné du poème et également à travers l’analogie établie entre son chant et la voix d’une trobairitz, sorte de double de Guido. En outre, si Cavalcanti connaît bien le cadre de la rencontre, il ne veut pas se soumettre entièrement à ses règles : la formule temporelle typique est évitée, même si la stella matutina, si l’on accepte cette hypothèse, pourrait nous suggérer le matin ou le crépuscule. Certains des contemporains de Cavalcanti, surtout Lapo Farinata degli Uberti, nous semblent parfois partager plus consciemment le patrimoine des sources que Guido maîtrise à son gré, en mêlant la tradition lyrique occitane et oïtane avec la langue poétique italienne. Ces recherches nous montrent que, sans aucun doute, la production des troubadours, des trouvères et la littérature gallo-romane dans son ensemble, était plus connue qu’on ne le croit dans l’Italie de la seconde moitié du XIIIe siècle.

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SPETIA 2001 = L. Spetia, Il "corpus" delle pastorelle francesi : una questione ancora aperta, dans Convergences médiévales. Épopée, lyrique, roman. Mélanges offerts à Madeleine Tyssens, Bruxelles, De Boeck Université, pp. 475-486.

NOTES

1. La nouvelle édition avec commentaire par Letterio Cassata (CASSATA 1993, editio minor CASSATA 1995) et la prolifération des colloques à l’occasion du septième centenaire de la mort de Cavalcanti ont sans doute contribué à raviver l’attention des spécialistes. Le commentaire le plus récent, par Domenico Rea e Giorgio Inglese (REA-INGLESE 2011), remonte à 2011. 2. « Della modernità di Cavalcanti mi pare d’essere convinto da tempo. […] Sul piano dell’intertestualità Cavalcanti compie degli assaggi eccezionali : mica guarda a un fine, come Dante, che si preoccupa di un mondo migliore, di un aldiquà migliore, come disse Contini. A Cavalcanti preme andare al fondo delle cose, saggiare fin dove si può arrivare, poeta delle soluzioni estreme » (DE ROBERTIS 2001b, 324-25) : De la modernité de Cavalcanti je crois bien avoir toujours été convaincu depuis longtemps […]. Sur le plan intertextuel, Cavalcanti nous propose des expérimentations d’exception : il ne vise guère un but, comme Dante, qui se soucie d’un monde meilleur, même sur la terre, comme disait Contini. Cavalcanti est pressé d’aller jusqu’au fond des choses, de tester jusqu’où on peut aller : c’est un poète des solutions extrêmes. 3. « […] la forte presa e incisione del testo biblico, di contro all’accertamento di una condizione angosciosa e disperante, non indicherà qualcosa d’altro, e di più, che un gioco d’effetti poetici ?

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[…] O diciamo che il partecipare, sia pur passivamente, disincantatamente, di un particolare fervore di convinzione e di contrapposizione, l’aver respirato quell’aria, può aver favorito e indotto un più intenso e libero accostamento alla pagina sacra. Aggiungerei che tutto il discorso e la rappresentazione poetica di Cavalcanti indicano un rifiuto delle convenzioni (anche di linguaggio), il non essersi cucito addosso una maschera, la rinuncia proprio alla parte del poeta » (DE ROBERTIS 2003, 25) : La puissante emprise et le caractère incisif du texte biblique, par opposition à la prise de conscience d’un état angoissant et désespérant, n’indiquera-t-elle pas quelque chose de différent, et de plus complexe, qu’un simple jeu d’effets poétiques ?[…] Ou alors nous disons que la participation, bien que passive et désenchantée, à la ferveur religieuse et à son opposition, le fait d’avoir ressenti cette ambiance, a pu même indirectement faciliter et induire une approche plus intense et plus libre de la page sacrée. Je rajouterais que tout le discours et la représentation poétique de Cavalcanti montrent un refus des conventions (également langagières) : le fait de ne pas avoir porté de masque, le renoncement au rôle de poète. Pour compléter on peut citer aussi Roberto Rea : « L’impressione è proprio questa : di una rigenerazione di linguaggio nel profondo, che alla superficie affiora solo come emozione e suggestione e trasognamento : tant’è che si deve cercare ben addentro e a lungo per far emergere questa insospettata matrice culturale » (REA 2008, 52) : L’impression est exactement celle-ci : celle d’une régénération en profondeur du langage, qui ne monte à la surface que comme émotion, suggestion et rêverie, si bien qu’il faut la creuser longuement pour faire ressortir cette matrice culturelle insoupçonnée. 4. Voir aussi la réponse de Guido à ce dernier, Ciascuna fresca e dolce fontanella (éd. DE ROBERTIS 1986, XLIVb). 5. Je pense bien sûr à la représentation de Lia et Matelda dans Purg. XXVIII, vv. 40-41 (« una donna soletta che si gia / e cantando e scegliendo fior da fiore » : une femme qui toute seule s’en allait chantant et choisissant ses fleurs une à une) et XXIX, v. 1 (« Cantando come donna innamorata » : ainsi que chante une femme amoureuse), à coté de In un boschetto v. 7 (« cantava come fosse ‘namorata ») et 12 (« che sola sola per lo bosco gia »). Pour d’autres références cf. aussi supra FORMISANO 2001, note 4. 6. « L’arguta intepretazione in chiave gay della pastorella (Cassata) da parte di Lapo Farinata degli Uberti dimostra […] che a Firenze l’apertura al mondo poetico d’oltralpe operata da Guido non doveva apparire del tutto nuova ; quanto meno, che c’erano tutti i presupposti per entrare nel gioco » (FORMISANO 2001, 260) : La subtile interprétation en mode gay de la pastourelle (Cassata) de la part de Lapo Farinata degli Uberti démontre […] qu’à Florence l’ouverture au monde poétique transalpin effectuée par Guido ne devait pas sembler nouvelle du tout : pour le moins, tous les présupposés pour entrer dans le jeu étaient présents. 7. Cf. FORMISANO 2002, 262 : « Che Cavalcanti, di ritorno a Firenze, abbia recato con sé un codicetto di pastorelle francesi, è certo un’ipotesi tentante, ma nel senso preciso di un recupero di cose già note che la cultura stilnovista aveva rischiato di perdere per sempre e che la diffusione della Rose aveva rimesso in circolazione » : l’hypothèse que Cavalcanti, en rentrant à Florence, aurait rapporté un petit manuscrit de pastourelles françaises est assurément tentante mais dans le sens précis d’une récupération d’éléments déjà connus que le Stilnovo avait failli perdre à jamais et que la diffusion du Roman de la Rose avait remis en circulation. 8. Cf. REA 2007, 50-51, à propos des rapports avec les troubadours : « Mi sembra insomma che ci siano tutti i presupposti per aprire un discorso su Cavalcanti e trovatori. È vero che molti contatti non sono affatto facili da riconoscere, per il loro apparente carattere di topicità o perché assimilati, o meglio dissimulati, in un rinnovato contesto semantico-lessicale » : il me semble que toutes les conditions sont réunies pour ouvrir enfin un discours sur Cavalcanti et les troubadours. Il est vrai qu’un grand nombre de contacts ne sont guères faciles à reconnaître, à cause de leur caractère apparemment topique ou parce qu’ils ont été assimilés, ou mieux encore dissimulés, dans un nouveau contexte lexico-sémantique ; voir également les considérations de PICONE 1979, 73-97. 9. À l’exception, peut-être, du « sonetto rimatetto » Gianni quel Guido salute (GIUNTA 2002 et 2005).

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10. Cf. aussi PICONE 1979, 75 : « Il genere-canso produce monogeneticamente il genere-pastorella, e insieme vogliono rappresentare la totalità del fatto erotico ; mentre l’una affabula la fiducia nei confronti del potere nobilitante della fin’amor, l’altra discute la possibilità di soluzioni alternative » : le genre “canso” produit par monogénèse le genre “pastourelle” : ensemble, ils veulent représenter la totalité du parcours érotique ; tandis que l’une se livre à une affabulation au sujet de la confiance dans le pouvoir ennoblissant de la fin’amor, l’autre discute de la possibilité de solutions alternatives. 11. REA-INGLESE 2011, 242 : « [la pastorella], esperimento senza precedenti in ambito italiano, basta da solo ad attestare la familiarità di Guido con la tradizione d’oltralpe » : la pastourelle, expérience sans précédents dans le domaine italien, suffit à elle seule à attester la familiarité de Guido avec la tradition transalpine. 12. Donc, le « bouquin » de pastourelles, souvenir de voyage (RONCAGLIA 1993, 24) aurait été un recueil de pièces en langue d’oïl. CIOCIOLA 1985 n’est pas du même avis. Si les données sur la tradition provençale en Italie ne nous aident pas à établir les limites de la diffusion des pastorelas, Gilda Caiti-Russo signale la présence d’un pastourelle occitane à la cour des Malaspina, l’anonyme Quant eu escavalcai l’autr’an (CAITI RUSSO 2005, IX), où nous trouvons aussi la rime -eta (roseta : umbreta : soleta). 13. La ‘pargoletta’ de Dante mériterait un discours à part (I’ mi son pargoletta bella e nova, Perché·tti vedi giovinetta e bella, Chi guarderà mai senza paura, éd. DE ROBERTIS 2002, 22, 3 et 24, cf. le commentaire de DE ROBERTIS 2005), compliqué aussi par le problème de la chronologie des pièces : on se borne ici à signaler l’utilisation des suffixes -ella et -etta à la rime (« pargoletta bella », I’ mi son un, v. 1, « bella pargoletta », une belle jeune fille, Chi guarderà, v. 2) dans le contexte d’un amour ‘courtois’, attesté aussi par le reproche de Beatrice à Dante (Purg. XXXI, vv. 58-60), « Non ti dovea gravar le penne in giuso, / ad aspettar più colpo, o pargoletta / o altra novità con sì breve uso » (Tu n’aurais pas dû fléchir tes ailes, attendant un coup plus dur, fillette, ou autre nouveauté de bref usage.). 14. Le suffixe rappelle aussi « sonetto / rimatetto » de Gianni quel Guido salute, vv. 3-4 (éd. DE ROBERTIS 1986, XLIIIb). Il s’agit, de toute façon, de « diminutivo tipicamente cavalcantiano » (DE ROBERTIS 1986, 168, note au v. 4). 15. L’autre jour près d’un chemin, j’ai entendu un berger chanter une chanson qui disait : « Les apparencess traîtresses m’ont tué ! ». 16. L’autre jour, dans un bois feuillu, je trouvai sur mon chemin un berger très triste qui chantait, et sa chanson disait : « Amour, je me plains des traîtres… ». 17. De plus, il est le premier, dans la tradition italienne, à utiliser les deux suffixes en fonction comique (cf. ANTONELLI 1984, SOLIMENA 1980 et SOLIMENA 2000). 18. Faudrait-il penser aussi à Maria Stella maris, image de l’aurore ? Bien sûr, la culture biblique de Cavalcanti et ses qualités de philosopus naturalis le rendaient capable de mêler symboles religieux et païens, mais la mariologie paraît tout à fait étrangère au langage de Cavalcanti. Il est vrai que Vénus et le dieu Amour sont aussi des personnages qui peuvent rappeler le Roman de la Rose, mais, peut-être, en forçant la polysémie, on arriverait jusqu’à l’Apocalypse évoquée par Guinizzelli, où l’étoile est l’image du Christ : Apocalypse, 22,16 : « Ego Iesus misi angelum meum testificari vobis haec in ecclesiis, ego sum radix et genus David stella splendida et matutina » : Moi, Jésus, j’ai envoyé mon ange pour publier ces révélations concernant les églises ; je suis le rejeton du lignage de David, l’étoile radieuse du matin. 19. LEONARDI 2004, 220 ; cf. aussi ib., citation en note : « E si accluda anche Guinizzelli, Dolente, lasso, già mai no m’asecuro v. 12, « ciò furo li belli occhi pien d’amore » (trad. il faut également inclure de Guinizzelli, “Douloureux, hélas, je ne suis jamais sûr’, v. 12,”Les beaux yeux pleins d’amour”). 20. Ajoutons aussi que la signification de d’amor la salutai (v. 9) n’est pas à rapprocher de d’amorosa voglia (v. 21), qu’on doit comprendre : avec plaisir, très volontiers ; des expressions telles que lavorare di buona voglia (travailler volontiers), ou fare qualcosa di mala voglia (faire

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quelque chose à contrecœur) sont à entendre comme des locutions adverbiales, avec « di » qui introduit la modalité selon laquelle on fait quelque chose. 21. Peut-être un écho chez Dante, VN I 3 (éd. DE ROBERTIS 1980) : « A ciascun’alma presa, e gentil core, / nel cui cospetto ven lo dir presente, / in ciò che mi rescrivan suo parvente / salute in lor segnor, cioè Amore » (je remercie Marco Grimaldi pour sa suggestion) : « À chaque âme éprise et noble cœur aux yeux de qui parvient le présent propos, afin qu’en retour leur avis ils m’écrivent, salut en mon seigneur, qui est Amour ». Pour d’autres renvois, cf. FORMISANO 2001, pp. 255-56.

AUTEUR

BEATRICE FEDI

Université de Pescara

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Les occitanismes dans le Fiore

Arnaldo Moroldo

1 La Bibliothèque de la Faculté de Médecine de Montpellier conserve dans son manuscrit H 438 un poème de 232 sonnets, intitulé le Fiore, adaptation abrégée du Roman de la Rose et œuvre d’un Florentin de l’avant-dernière décennie du XIIIe siècle. La question de l’attribution de l’œuvre à Dante semblait résolue après les travaux de G. Contini. Mais l’étude des emprunts et des formules stéréotypées du poème tend à invalider cette hypothèse.

2 Les éléments extérieurs au Roman de la Rose – emprunts, séquences lexicales et narratives – sont des indices de réminiscences d’autres auteurs que Dante ne connaissait pas. Et pour nous cantonner au domaine occitan, plusieurs vocables, constituants de formules figées, nous permettent de préciser à quels troubadours notre poète les emprunte : des troubadours que Dante ne connaissait pas ou qu’il ne voulait pas citer à cause de sa discrimination poético-linguistique énoncée dans le De vulgari eloquentia.

3 Dans un premier temps, l’étude de l’emprunt est faite en fonction des évolutions phonétiques d’après les datations de l’école de Strasbourg (Georges Straka, Fr. de La Chaussée). Après avoir éliminé les mots pénétrés en Italie avant l’époque littéraire, à l’exception de ceux qui réapparaissent dans des clichés de la langue poétique, nous avons relevé 96 occitanismes possibles (contre plus de 200 francismes) dont 62 peuvent être considérés aussi comme des francismes. Les occitanismes sont quatre fois moins nombreux que les francismes, mais ils sont nombreux pour une adaptation d’un roman écrit en langue d’oïl. Pour la plupart, ils sont déjà présents dans la langue poétique courtoise italienne de l’époque. Les emprunts se rattachent à deux grands complexes : l’occitan moyen, considéré comme l’occitan standard, et le nord-occitan et provençal (cf. P. Bec). Ils se rattachent plutôt aux parlers nord-occitans qui occupent une position médiane entre les deux langues gallo-romanes : d’où le nombre important de termes classés à la fois dans la rubrique des francismes et dans celle des occitanismes.

4 Ce premier repérage n’a sans doute qu’un intérêt limité, même si nous pouvons déjà affirmer que "les emprunts du Fiore appartiennent à des registres de langue différents. Le poème se rattache au genre lyrico-narratif où l’intellectualisation de l’affectivité s’exprime par un foisonnement de termes abstraits selon le modèle du

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courtois occitan qui influence aussi la poésie des trouvères. À cette terminologie abstraite s’ajoutent les vocables qui évoquent la vie quotidienne de la bourgeoisie citadine non sans quelques accents réalistes dans la parodie de l’esprit courtois" (Moroldo 372).

5 Parmi les occitanismes nouveaux présents dans le Fiore, nous pouvons citer – avec toutes les précautions d’usage – des termes ou expressions comme essere bello ‘plaire’, tenere sua camminiera ‘tenir son chemin’, convenenzare ‘s’engager à’, fermaglio ‘boucle, broche’ (avec quelques doutes), geloso ‘mari’, gentamente, ghirlanda, giadisse ‘jadis’, malaurato ‘malheureux’, merziare ‘remercier’, omanaggio ‘hommage’, rendere ‘livrer à l’ennemi’, spiraglio ‘souffle, évent’, strano ‘vilain, cruel’.

6 Pour illustrer nos propos, nous présenterons les cas de giadisse et de omanaggio.

7 L’adverbe giadisse n’est pas mentionné par les dictionnaires étymologiques. It. giadisse < afr. jadis ou aocc. jadis < ja a dis (FdLC II 322) ou jam habet dies (Bourciez §160 1). La prononciation de la sifflante finale est une prononciation méridionale selon Pope : il y aurait eu, au XIIIe siècle, deux prononciations pour cet adverbe. It. giadì, giadie < afr. jadis ; it. giadisse < aocc. jadis ou variante de l’ancien français avec prononciation méridionale de s final. Cet adverbe apparaît dans des textes en prose qui sont des vulgarisations italiennes d’œuvres écrites en ancien français : giadì (Volg. Tresor 71, Utet), giadie (TF 207, Fatti di Cesare 109, Utet). Giadisse compte deux occurrences dans le Fiore : Il bel valletto di cu’ biasmo avesti / giadisse […] (CXLII 1-2), cf. RR 12588-89 : quant le blasme vos esleva, / feu Male bouche de jadis ; […] / Vecchia increspata mi facean chiamare / a colu’ solamente che giadisse / più carnalmente mi solea amare (CL 12-14), cf. RR 12823-24 Neis cil qui plus jadis m’amoient / vielle ridee me clamoient.

8 Omanaggio n’est pas enregistré par les dictionnaires italiens. It. omanaggio < afr. homenaige, variante régionale de homage, formé sur le radical homen, ou plus probablement issu de aocc. homenatge. Homenaige est représenté dans l’Ouest et en franco-provençal, cf. F. Lecoy, RLR XXXII 48-69. Nous n’avons pas relevé d’occurrence du substantif omanaggio dans la poésie italienne qui subit l’influence du modèle occitan. Pour l’emploi du terme homenatge chez les troubadours, cf. Cropp 477. Le terme compte deux occurrences dans le Fiore, dans le même syntagme verbal : e guarda al Die d’amor su’ omanaggio (XLIX 10) ; […]/ amico, m’hai guardato l’omanaggio / che mi facesti, passat’ha un anno ? (LXXVII 9-10). Dans le dernier exemple, omanaggio rime avec gaggio 11 ; nous avons ces mêmes mots à la rime in Marcabru XXX, 10, 2-3 ; Peire Cardenal Ar me puesc ieu lauzar d’Amor 25-28 ; Gaucelm Faidit 12 29-30.

9 Pour d’autres termes comme lusinga, pensiero, preghiera que les dictionnaires étymologiques considèrent comme des occitanismes, nous avons acquis la (presque) certitude qu’il s’agit en fait de termes autochtones. It. lusinga < aocc. lausenga/lauzenja ou afr. losenge < west. *LAUSINGA ‘flatterie’ (vnor. lausing ‘vie de débauche’, ags. lēasing, -ung ‘mensonge, tromperie’) selon Guinet 43. Latinisé en *lausinga, il donnera afr. losenge ‘flatterie, tromperie’, aocc. lausenga/lauzenja ‘médisance’, auxquels il faut ajouter afr. losengier, apic. lozenguier, aocc. lauzengier ‘flatteur, menteur, médisant’, afr. losengier ‘flatter, tromper’, aocc. lausenjar ‘médire’ (Guinet). Pour Wartburg it. lusinga, lusingare, alomb. lonxengar, cat. lausinjar viennent de

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l’ancien français. La palatalisation de g derrière consonne, la monophtongaison de au en afr. et son maintien en ancien occitan sont les preuves pour Guinet que le terme a été introduit avant 450 par les Germains rhénans. Si nous acceptons la datation de Castellani qui fait remonter la monophtongaison de au > ǫ à la fin du VIIe siècle, pour l’italien (en vbfrq. au > ǭ au VIII e s.), aocc. lausenga ne peut aboutir à it. *losenga/losinga puis lusinga, à l’époque littéraire. Reste l’éventualité d’un emprunt à afr. losenge : il faudrait alors supposer une adaptation morphologique sur le modèle des noms d’origine germanique en -engo/ingo. Selon toute vraisemblance, it. lusinga remonte au germ. *LAUSINGA. Un autre indice : si le terme lusinga était un occitanisme, il faudrait admettre que son champ sémantique ne recouvre pas les acceptions prises par aocc. lausenga qui signifie aussi dans la langue des troubadours ‘médisance’ ou ‘calomnie’. Il pourrait s’agir d’une réactivation de la langue littéraire italienne au contact de la poésie de France. Le terme survit dans certains dialectes : piém. lusinga, lausenga (probablement dans les enclaves occitanes : il s’agirait ici d’un emprunt à l’occitan), nap. losénga, corse lisingà/lusingà/ allisingà, corse lusinghe ‘promesses’, et sic. lusinga, cf. lusingari/lisignari, lusingaturi/ lisignaturi.

10 It. pensero/pensiero serait un emprunt à l’ancien occitan (avec quelques doutes pour Bezzola, alors que Rohlfs pense à une adaptation de afr. penser avec un changement de classe). Le suffixe -iero/iere laisserait supposer effectivement que it. pensiero est un occitanisme (cf. FEW VIII 195 apr. pensier, penser > ait. pensiero). Mais l’absence de aocc. pensier du vocabulaire de la poésie lyrique (unique exemple relevé par nos soins chez un troubadour italien, Rambertino Buvalelli : penssiers in Al cor m’estai l’amoros desirieres 4), alors que pensat et surtout pensamen comptent un nombre non négligeable d’occurrences (et ce en contradiction avec FEW et Levy qui enregistre pensier/pessier dans le sens de ‘pensée, souci, chagrin’), n’exclut pas une origine italienne pour pensiero ; sa large diffusion dans les dialectes milite en faveur d’une création autochtone. Sur les six occurrrences du Fiore, une seule correspond à la forme non diphtonguée ; aucune n’est à la rime ; avec le sens de ‘idée’, ‘esprit’, ‘crainte’, ‘pensées amoureuses douloureuses’ et ‘douleur psychique due à l’amour’ dans la dittologie ira e pensier (XLVIII 5) et dans la séquence pianto-sospiri-pensieri-affrizione (XXXIV 1).

11 It. preghera/pregheria/preghiera. Selon les étymologistes, it. preghiera est un emprunt à aocc. preguiera < lat. tardif PRECARIA. Nous n’avons relevé aucune occurrence de preguiera dans la poésie des troubadours, alors que prec s’emploie assez fréquemment selon Cropp 210 n. 108 (preguar, pregador se rattachent au motif de la requête au même titre que mercejar). S’il s’agissait d’un emprunt, il n’aurait pas été véhiculé par la poésie lyrique occitane. It. preghiera est vraisemblablement un calque morpho-phonématique de afr. priiere ou de aocc. preguiera, pregueira (formes attestées par FEW IX 339 precaria), déverbal de it. pregare (influence des pèlerins et/ou des ordres monastiques). L’allotrope preghera est un sicilianisme. Les formes preghiero et preghero sont le résultat d’un métaplasme de genre par analogie avec le déverbal it. prego/priego. Autre hypothèse : lat. tardif PRECARIA > lat. vulg. septentrional *pregaria > preghera > it. preghiera (influence des substantifs en -iera/-iere, cf. sept. brughera < *BRUCARIA ‘champ de bruyère’ < BRUCUS probablement d’origine celtique. Nous avons les variantes dialectales avec amuïssement de la palatale sonore intervocalique : cf. frioul. preiere/

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preere, sic. prighera/priera/priirera. Le terme est d’un emploi courant dans la poésie courtoise. Sur les dix occurrences du Fiore, nous relevons six fois le syntagme verbal far preghiera. Nous pouvons nous demander quelle fonction est dévolue à l’emprunt dans la langue poétique. L’amour courtois s’exprime par un vocabulaire féodal. Dans des régions comme la Toscane où la féodalité n’a pas survécu à l’avènement des Communes, l’évocation du monde aristocratique à travers le prisme de l’affectivité répond à un souci d’affirmation de la classe dirigeante ; la noblesse de cœur se substitue à la noblesse des origines. Vocabulaire et métaphores ont une coloration plus féodale chez les poètes toscans que chez les poètes de l’école sicilienne : des termes comme omaggio, omanaggio ou gaggio n’apparaissent pas chez ces derniers.

12 L’emploi des emprunts répond en partie à un choix idéologique, mais surtout à un souci esthétique. Le modèle français impose une thématique et les formules (…) La plupart du temps, l’emprunt est un simple substitut poétique, constituant d’un syntagme nominal élémentaire ou verbal. Il occupe une place privilégiée, sinon fixe : le plus souvent à la rime. La fixité du syntagme (ordre des constituants, place dans le vers) répond moins à un goût personnel qu’à une exigence d’école. Ainsi constatons-nous que le complément déterminatif, le détail iconographique ont une place constante, à la fin du vers, dans la chanson de geste et dans la poésie lyrique. Il en va de même dans la poésie italienne : (…) la métaphore dare il core in gaggio est empruntée à la poésie occitane ; l’italien connaît guaggio, pegno dans la même acception, mais la métaphore française impose la forme gallicisante et à la même place, à la rime. Il s’agit bien d’un substitut ‘de luxe’, encore que le terme ait pénétré dans la langue juridique à l’époque prélittéraire" (cf. Moroldo 375). Autre véhicule privilégié de l’emprunt est la dittologie dans laquelle nous incluons l’ interpretatio et la distributio binaire, comme le fait W. Th. Elwert in La dittologia sinonimica. Cette figure de style est utilisée systématiquement par les troubadours, selon les préceptes de la rhétorique médiévale (…) La dittologie apparaît comme la structure où les synonymes sont interchangeables. Les différentes possibilités combinatoires définissent en somme le sémantisme de l’emprunt ; la charge sémique du vocable nouveau est définie par l’autre constituant. L’antonymie pourra elle aussi jouer le même rôle dans la définition du champ sémantique de l’emprunt. Le degré de stabilité de l’élément de base de la dittologie (ou des deux autres constituants du tricolon) est le signe d’une plus ou moins grande richesse sémantique du vocable (Moroldo 376).

13 Nous mentionnons quelques formules qui se rattachent aux motifs des qualités morales, de l’affect, de la réalité esthétique et du jugement : nous retrouverons régulièrement les noms de troubadours non cités par Dante à l’exception de Bertran de Born, et des poètes italiens comme Guittone d’Arezzo, Monte Andrea et Guinizzelli.

14 Buona donna. Le buone donne fatt’hanno far pace (Fiore XVI 12). Ce syntagme nominal est employé régulièrement par les troubadours : Bona domna, B. de Ventadour, Non es meravelha s’ieu chan, 49 ; Bona domna jauzionda, Id., Tant ai mo cor ple de joya, 53 ; bona domna pros e valens, Guiraut de Bornelh XII 52 ; bona dona valens, Gaucelm Faidit 3 30, cf. 12 29 : bona dompn’ ; Arnaut de Mareuil Salut IV 1 ; Peire Vidal II 52, 56, etc.

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Il apparaît aussi dans la poésie du Nord, cf. boene fame, Perceval 6244. Le syntagme italien du Fiore est calqué sur le modèle occitan, mais nous ne pouvons pas exclure une médiation de Guittone d’Arezzo (cf. Baehr).

15 Dolce-umano. tuttora il truova l’uon dolce e umano (Fiore XCI 4). Cette dittologie rappelle : E quar etz douss’ et humana, Peire Vidal VI 21. Mais ici aussi la médiation de Guittone d’Arezzo pourrait s’imposer (cf. Baehr 97).

16 Folle-musardo. Les deux occurrences du Fiore (XXIII 8, LII 4) ne dépendent pas du Roman de la Rose ; elles pourraient avoir été empruntées à Peire Cardenal ou à Bertran de Born, mais aussi à des poètes de langue d’oïl comme Chrétien (Yvain 3920) voire à un auteur de fabliaux (Fabliaux, Des Tresces 143).

17 Tormento-malenanza. Cette dittologie compte deux occurrences dans le Fiore : egli ‘l tiene in tormento e malenanza (IX 13), I’ ti darò tormento e malenanza (LXXV 13). Ces syntagmes ont été forgés sur les modèles dare dolore et tenere in dolore avec substitution du substantif par la dittologie occitane. Elle pourrait avoir été empruntée à Gaucelm Faidit 56, 5-7 : don posc dir e comdar / qe mainta malenansa / i hai soffert, e main turmen ! La seconde occurrence du Fiore se réfère aux tourments que Richesse veut infliger à l’Amant qui l’a méprisée. Un rapprochement s’impose : dans ce chant de retour de croisade de Gaucelm Faidit, il est fait mention de la richesse : on val mais uns paucs ortz / qe d’autra terr’ estar / rics ab gran benanansa ! (56, 16-18).

18 Ira-dolori-gran tormento. Ogni sollazzo m’è oggi lontano, / ma non ira e dolori e gran tormento (Fiore CLI 5-6). Ce tricolon peut être considéré comme le résultat de la fusion de deux dittologies en somme assez communes : ira-dolor, dolore-tormento ; nous pouvons aussi la considérer comme un emprunt à l’ancien occitan. Il rappelle de très près une formule de Cercamon VI 3 : ir’ e dolor e marrimen, dans une complainte où il regrette que l’on abaisse Jeunesse. Dans le passage du Fiore, c’est le souvenir de la jeunesse perdue, avec ses joies et ses plaisirs, qui remplit d’affliction la Vieille. À noter que marrimen est un substitut de luxe de turmen pour des raisons phono-symboliques : les mêmes consonances sont conservées par it. tormento.

19 Bellezza-cortesia-saver-gentilezza. già tanto non avrebbe in sè bellezza / cortesia nè saver nè gentilezza / ched ella gli degnasse pur parlare (Fiore LXXI 6-8). Cette succession de qualités courtoises de la dame est à rapprocher d’un passage d’Arnaut de Mareuil : Sabers e cortezia / e belha paria / e fina beutatz, / ab [fis] pretz esmeratz / a vos fan guerentia (XIII 1-5). Les vers du Fiore sont en fait à la fois dépendants du troubadour et de Guinizzelli (cf. aussi Monte Andrea 24 4-6) : ché ‘n lei èn adornezze, / gentilezze, savere e bel parlare / e sovrane bellezze ; / tutto valor in lei par che si metta (I 25-28).

20 Si’ saria folle se ‘llei mi fidasse (Fiore XXVII 10). Dans le passage correspondant du Roman de la Rose, nous lisons : qu’en vostre garde poi me fi (3595). L’auteur italien a recours à différentes structures syntaxiques et lexicales présentes ailleurs dans le Roman. Mais le vers italien rappelle de près deux vers de Bernard de Ventadour : ben es fols qui ‘n vos se fia (45 33), doncs ben es fols totz hom qu’en lor si fia (16 13, 15). C’est une amplification d’une expression proverbiale, employée

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aussi dans le Nord : Fols est ki en femme se fie (Eneas 1600). Nous avons une variation sur la même structure, relevée ailleurs dans le Fiore (XXII 6) : in quello Schifo folle chi si crede, avec des différences par rapport au modèle du Roman de la Rose (3662, 6714), cf. Cercamon VII 53 : fols qui eus escota. C’est dans les métaphores que l’influence des troubadours paraît la plus probante et plus particulièrement dans les métaphores de l’hommage vassalique. La langue de la féodalité fournit toute une série de métaphores aux troubadours. S’il est vrai que cette terminologie apparaît chez les troubadours de la première génération comme Marcabru, c’est chez Gaucelm Faidit que le rite de l’hommage vassalique devient un thème poétique privilégié avec le recours incessant aux clichés que d’autres utilisent d’une manière moins répétitive. Le motif du cœur donné en gage, exploité par plusieurs troubadours et poètes de langue d’oïl, sans oublier les poètes courtois italiens, nous permet de faire des rapprochements lexicaux intéressants entre le Fiore – dans les passages qui s’éloignent du Roman de la Rose – et des chansons de Gaucelm Faidit ; d’autres expressions laissent supposer l’influence d’autres poètes occitans.

21 Cérémonie de l’hommage. Dans le passage correspondant du Roman de la Rose, nous lisons : Atant devins ses hom mains jointes, / et sachiez que mout me fis cointes / dont sa bouche baisa la moie : / ce fu ce dont j’oi greignor joie. / Il m’a lores requis ostages : / Amis, fet il, j’ai maint homages / et d’uns et d’autres receüz (1953-59). Le poète italien conserve le rite de l’osculum : E quelli allor mi puose in veritate / la bocca a la mia, sanz’altro arresto (II 12-13). Il fait l’économie d’autres détails, par exemple les mains jointes ; ce détail réapparaît quelques sonnets plus loin : l’Amant, les bras en croix, manifeste sa soumission à Bel Accueil, dans un geste érotique cette fois : Sì ch’i’ allor feci croce de le braccia / e sì ‘l basciai con molto gran tremore (XX 12-13). Il emploie ici un syntagme verbal synthétique comme le fait Gaucelm Faidit à plusieurs reprises : […], e l’alegratge / lo jorn qe-m retenc baisan (169). Dante emploie une formule approchante dans l’épisode de Paolo et Francesca : la bocca mi baciò tutto tremante (Inf. V 136) ; mais le rapprochement s’arrête là, le contexte est différent. Dans le même chant de Gaucelm Faidit, nous relevons d’autres clichés présents dans le poème italien (XLIX 10-12) : e receup mon homenatge (17 à la rime avec bon coratge 11). D’autres expressions renvoient au rite de l’hommage comme de genoillos (cf. Cropp 477) : Adonc l’estei tant denan / mas jointas, de bon coratge / de genoillos, en ploran (10-12). Cette tournure adverbiale est utilisée par le poète italien dans un contexte érotique lors de la séquence finale : di starvi un dì davanti ginocchione (CCXXIV 6), cf. Roman 21204 : voire a genoullons l’aorasse (cf. aussi Yvain 6622-24). Il s’agit en fait d’une désacralisation du rite, encore plus marquée si nous songeons au vocabulaire religieux employé. Le poème débute par cette cérémonie initiatique d’allégeance amoureuse et se termine par la satisfaction des pulsions. Le récit est parsemé de clichés qui tous se rattachent à la même métaphore, mais avec un renversement des valeurs.

22 Profession de foi. Ed i’ rispuosi : "I’ sì son tutto presto / di farvi pura e fina fedeltate, / più ch’assessino al Veglio o a Dio il Presto" (II 9-11). La dittologie pura-fina est d’ascendance occitane (cf. Bernard de Ventadour XVIII 18, Guilhem de Cabestanh IV 51, Bernart Marti I 49). Par l’emploi de la variatio, nous aurons fedel e puro in III 7 qui rappelle le syntagme pura fede (Dante da Maiano XLIV 5) substitut

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de bona fede, cliché traditionnel dans les langues romanes et le latin juridique. Pour la comparaison avec le Prêtre Jean et le Vieux de la Montagne, nous renvoyons à des sources possibles : Car miells mi vai que Prestre Johan, Gaucelm Faidit 63 29, et pour l’autre personnage mythique : Jaufre Rudel VI 4 (var. C), Arnaut de Mareuil Salut VII 9. Sans oublier que le Prêtre Jean est aussi mentionné par les poètes italiens comme Folgore da San Gimignano ou dans des œuvres comme Milione 53, Della Caducità C 254, Novellino II 798.

23 Gage. Le don du cœur en gage n’est pas explicitement mentionné dans le Roman de la Rose ; l’auteur italien écrit : e saramento gli feci e omaggio, / e per più sicurtà gli diedi in gaggio / il cuor… (Fiore III 4-6, cf. Detto 7-8, 24-25). Ces vers sont à rapprocher de ceux de Gaucelm Faidit : Bona domn’, al prim qe - m vitz, / vos fis certan homenatge, / don retenguetz mo cor gatge (12, 29-30), auxquels s’ajoute une autre convergence lexicale : ni en autrui seignoratge (12, 34), vers qui nous renvoie au vers 8 du sonnet III du Fiore : e sempre lui tener a segnor maggio. Nous relevons encore chez Gaucelm Faidit : Midonz, que ten mon cor gatge/ …pus l’aigui fait homenatge (43, 40-55). Dans cette même chanson, les termes-clés sont à la rime : seignoratge (29), coratge (10, 23, 36, 62, 75). Dans le sonnet XLIX de notre poème, omanaggio est à la rime avec coraggio (10-12) : e guarda al Die d’amor su’ omanaggio / chè tutto vince lungia sofferenza. / Or metti a me intendere il coraggio (différent du Roman 7261 : de ce qu’a home vos reçut). Le sous-motif du cœur donné en gage réapparaît plus loin : […]In che manera, / amico, m’hai guardato l’omanaggio / che mi facesti, passat’ha un anno ? / I’ gli dissi : "Messer, vo’ avete il gaggio / or, ch’è il core […]" (LXXVII 8-12). Nous pouvons encore rappeler un distique de Gaucelm Faidit : Pus me e-l cor avetz, amdos / gardatz, que-m sia quals que pros (28, 31-32). Il est présent ailleurs : Ni no’l fatz omenatge / […]/ Ni a mon cor en gatge, Peire Cardenal Ar me puesc ieu lauzar d’Amor 25-28 ; cette métaphore est récupérée par les poètes du Nord (Roman de la Rose 5801-02, cf. aussi dans un contexte traditionnel, dans les chansons de geste) ; elle est également exploitée par les poètes italiens. Chiaro Davanzati : A voi mia donna, lo mio core in gaggio, 6 12, cf. sans le francisme : diedevi in pegno / lo cor… XVII 2, 18-19, cf. aussi Bonagiunta Orbicciani, III 12.

24 Les convergences lexicales au niveau des formules peuvent ne pas paraître pertinentes en soi : il s’agit en somme d’un vocabulaire commun à de nombreux poètes, un vocabulaire qui relève essentiellement de la courtoisie et de l’affectivité. L’emploi d’un même motif, le recours à des clichés identiques avec les mêmes mots-clés à la rime, complétés par un jeu subtil de correspondances, ne sont pas seulement les indices d’une fidélité à un modèle d’école, ils tendent à prouver une connaissance directe des œuvres de certains troubadours. Il est probable que l’auteur du Fiore a connu l’œuvre de Peire Cardenal, mort en 1278 ; mais nous sommes persuadé qu’il a été influencé par les poésies de Gaucelm Faidit. Il a pu connaître d’autres troubadours comme Peire Vidal ou Arnaut de Mareuil. Gaucelm Faidit et Peire Cardenal comme tant d’autres ont séjourné dans l’Italie du Nord ; leurs œuvres ont pu parvenir jusqu’en Toscane à partir de ces cours septentrionales, comme les pièces d’Aimeric de Pegulhan ou de Perdigon par exemple. Elles ont pu être véhiculées par des recueils collectifs venus de France, grâce auxquels

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les Toscans ont connu les plus grands noms de la poésie lyrique occitane. Nous pouvons aussi imaginer que notre auteur s’est familiarisé avec certains manuscrits directement en terre occitane si nous accordons quelque valeur biographique à un détail toponymique du sonnet XXXIII 1-2. Au-delà du topos de la tempête amoureuse, la référence à la Provence est peut-être un indice d’une attache sentimentale comme chez un certain nombre de poètes occitans. Reste le fait qu’il y a plusieurs convergences complexes entre certaines chansons de Gaucelm Faidit et le Fiore et que d’autres troubadours non cités ou non connus par Dante ont pu exercer une influence sur l’auteur de notre poème. Nous pouvons affirmer que ce ne sont pas les chantres du trobar clus – si l’on excepte Marcabru – qui ont exercé des influences ponctuelles sur l’auteur du Fiore.

25 À l’opposé, le relevé des emprunts dans les œuvres de Dante appelle plusieurs remarques. Dante utilise peu l’emprunt ; les hapax ou les néologismes sont très rares si l’on pense à son goût pour la création lexicale.

26 Parmi les créations, nous pouvons citer sdonneare et tracotanza, formés à partir d’emprunts déjà présents dans la langue littéraire toscane : tracotanza est probablement une variante de oltracotanza, relevé auparavant chez Inghilfredi.

27 Proenza est le seul nom propre qui respecte l’adéquation à l’ancien occitan (mais cf. Lemosì). Mais il reste que les emprunts caractéristiques de Dante peuvent tous être considérés comme des occitanismes, à l’exception d’un certain nombre de patronymes et de toponymes. Dante connaît bien la langue occitane, tout en récupérant les occitanismes de ses prédécesseurs, mais il n’a pas une grande maîtrise du "modèle de performance", la langue d’oïl.

28 Nous pouvons classer lai parmi les occitanismes (ce n’est pas un francisme, cf. FdLC 196 : il aurait dû être emprunté à l’époque prélittéraire, alors que ce genre poétique apparaît un siècle plus tard). L’adéquation est parfaite si nous considérons la forme lai comme un pluriel de *laio, malgré l’occurrence de l’Intelligenza 294 6 : cantan d’un lai onde Tristan moria. It. *laio < aocc. lais, lai < celtique, cf. irl. laid ‘chant, poème’, Marie de France XIIe s. ‘poème des jongleurs bretons’. Cf. Inf. V 46 : "come i gru van cantando lor lai ;" Pg. IX 13 : "Ma l’ora che comincia i tristi lai / la rondinella…". L’acception de ‘chant triste d’oiseau’ est déjà présente chez les plus anciens troubadours, cf. Jaufre Rudel III 4, Arnaut Daniel cité par ED, Folquet de Marseille VII 45, XXIII 7-8.

29 En conformité avec ses théories linguistiques, Dante utilise ces occitanismes dans ses œuvres lyriques et dans les chants du Paradis, et de préférence dans une acception métaphorique. Cette tendance est confirmée par le relevé des occitanismes anciens, présents déjà chez les poètes des générations précédentes.

30 L’étude du vocabulaire du Fiore, regroupé en champs notionnels, en comparaison avec les œuvres de Dante, permet de mieux montrer la discrimination opérée au niveau des moyens d’expression par les deux auteurs et la place occupée par les emprunts. Nous avons adopté le modèle proposé par D. Mc Clelland (Le vocabulaire des Lais de Marie de France) qui a suivi la genèse de la connaissance humaine dans la catégorisation des concepts : homme, société, univers (cf. classification de Hallig et Wartburg). C’est là un moyen de relever des convergences avec des poètes occitans à travers des expressions absentes du Roman de la Rose et des œuvres de Dante. Il s’agit de réminiscences intéressantes, ponctuelles, sinon décisives.

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31 Dans le champ notionnel des besoins physiques, l’auteur du Fiore mentionne un dicton, dans un emploi métaphorique : o ch’i’ al letto del can unto chiedesse (CVII 14). Il apparaît dans le manuscrit de la famille B utilisé par Contini (De folie m’entremetroie / Së en lit a chien oint querroie, vers interpolés après RR 11154, cf. note p. 217 : variante saïn), mais non retenu dans les manuscrits de contrôle par l’éditeur F. Lecoy ; le dicton en ancien français, du XIIIe siècle, est mentionné par le Dictionnaire des Proverbes et Dictons (Le Robert 2006 [=1989]) avec une lecture et une paraphrase douteuses : En lit de chien ne quers ja soyn (Ne cherche pas la propreté dans un lit de chien). Il est présent, plus tôt, dans la poésie occitane : Qu’ieu dic qu’en loc canì / vai ben cercar saï (Je dis moi qu’il va chercher du saindoux dans la niche d’un chien), Peire de Bossinhac, Quan lo dous temps d’abril, 4-5. La graisse ou le saindoux et le chien sont associés, de nos jours, dans un dicton corse : un c’è sciugna a dà a u jacaru.

32 Dans le vocabulaire de l’amour, notre auteur recourt à l’expression amare a fede (LX 12), qui rappelle celle de Monte Andrea amar a fede pura (XI 2), ailleurs nous lisons : ch’a bene e a onore i’ v’amo a fede (CCII 12), vers qui dépend de RR 14770 : par bien et par anneur, con gié ; mais pour la dittologie ben-onor, nous pouvons songer encore à une influence des troubadours, cf. Cropp 363-65.

33 Une tournure française apparaît dans la désignation d’Yseut : ch’unquanche Isotta, l’amica Tristano (CXLIV 7), écho de lectures occitanes : qu’Iseutz la domna Tristan, Bertran de Born, Domna, puois de me no.us chal 38, cf. no fetz Yseutz son bon amic Tristan, Folquet de Marseille XXI 43.

34 Dans le champ notionnel des sensations pour la passion, notre auteur recourt à une métaphore absente de RR : quand’i’ avrò il fornel ben riscaldato (CCXXI 14) qui pourrait renvoyer à : La una.m pres sotz son mantel, / Menet m’en sa cambra, al fornel, Guillaume de Poitiers V 37-38. Mais Jeanroy en donne une explication littérale.

35 Dans la rubrique des qualités et des défauts, la séquence : prete - chericello - usurai - roffïane (CXXIV 5-12) peut être rapprochée de la pièce de Raimon d’Avinhon, Sirvens sui avutz et arlotz où nous relevons : rofians - baratiers - pestres - clergues (5-29).

36 Dans l’invective contre les hypocrites de religion, tributaire de RR, nous retrouvons des motifs présents ailleurs. Les principaux motifs de cette satire ne datent pas du XIIIe siècle. Lecoy (II 280 n.) rappelle que Langlois cite du Policraticus de Jean de Salisbury un chapitre intitulé : De ypocritis qui ambitionis labem falsa religionis imagine nituntur occultare (VII 21).

37 L’image du loup déguisé en brebis (Fiore XCVII, 1-4 : Chi della pelle del monton fasciasse / il lupo e tra le pecore il mettesse, / credete voi, perchè monton paresse, / che de le pecore e’ non divorasse ? est d’origine scripturaire (cf. Ierem. Proph. 23 1, Matth. 7, 15 ; cf. Nelli-Lavaud 794 ; cf le célèbre sirventès de Guilhem Figueira : Car’avetz d’anhel ab simpla gardadura, / lops rabatz,… (D’un sirventes far - en est so, que m’agenssa, 23 157-159, éd. Nelli-Lavaud 814). Elle est reprise par Jean de Meun : Qui de la toison dam Belin / an leu de mantel sebelin / sire Isengrin affubleroit, / li lous, qui mouton sembleroit / por qu’o les berbiz demorast, / cuidiez vos qu’il nes devorast ? (11093-11098). Les vers italiens, au plan lexématique, dépendent moins de RR que de ceux de Peire Cardenal (Un clergé infâme, I, 1-12 : Li clerc si fan pastor / E son aucizedor / E semblan de sanctor ; / Quan los vey revestir, / E pren m’a sovenir / De n’Alengri qu’un dia / Volc ad un parc venir, / Mas ples cas que temia, / Pelh de mouton vestic, / Ab que los escarnic ; / Pueys manget e trahic / Selhas

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que-l abellic). Selon la parémiologie, le topos du travestissement remonte à Plutarque, Vie de Lysandre 7, 6 : Quand la peau du lion ne suffit plus, c’est le moment de coudre dessus la peau du renard (Tosi 2223, 2224) , dans le motif du caractère et du naturel (Tosi 1655), les proverbes recourent au renard, remplacé parfois par le loup : en français on entend dire le loup mourra dans sa peau.

38 Dante emploie la métaphore du loup à plusieurs reprises, dans des acceptions différentes : lupi désigne les Florentins in Pd XXV 6, et les prélats dégénérés in Pd IX 132, XXVII 55.

39 En conclusion, une recherche menée à partir de la technique formulaire et la prise en compte du degré de contrôlabilité linguistique dans l’emploi des emprunts fournissent des éléments convaincants pour l’attribution de l’œuvre. L’inadéquation des emprunts, leur distribution dans les différentes œuvres, mais surtout leur hiérarchisation au sein des différents champs notionnels qui traduit une sensibilité différente et une soumission à des idéologies différentes, sont autant d’arguments internes décisifs pour avancer l’idée que Dante n’est pas l’auteur du Fiore. Ils s’ajoutent aux preuves externes, comme l’influence d’œuvres que Dante ne connaissait pas : les réminiscences des romans de Chrétien de Troyes, malgré les affirmations de Pézard (Dans le sillage de Dante 351-77) et du Tristan de Thomas (clichés, séquences élaborées), sans oublier l’influence directe exercée par Gaucelm Faidit et Peire Cardenal.

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AUTEUR

ARNALDO MOROLDO

Université Sophia-Antipolis de Nice

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Les manuscrits ne mentent pas : le cas de Dante et le De vulgari eloquentia

Wendy Pfeffer

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article est la réélaboration en français de Pfeffer 2005, 69-76. Je tiens à remercier Danielle Day, Kathryn Klingebiel, Robert Luginbill, Frank Nuessel, et Gilda Caiti-Russo de m’avoir aidée à la préparer.

1 L’envergure du De vulgari eloquentia de Dante n’a pas besoin d’explication pour ceux qui connaissent la littérature italienne ou la tradition de la rhétorique médiévale. Peu importe que l’œuvre soit incomplète ; on la cite souvent pour les réflexions exprimées par Dante sur la littérature et les langues du 14e siècle (voir, par exemple, Albesano 2012, 329-40). Cependant, le traité n’a pas toujours été aussi connu : bien que publié pour la première fois au 16e siècle, on ne saura dire qui l’a lu avant le 19e siècle (Botterill 2000, 291)1. L’œuvre n’est devenue une référence qu’en 1896, après la publication de la première édition critique, établie par Pio Rajna (1896).

2 Mon intérêt porte surtout sur le Livre 2, chapitre 6, où Dante énonce une liste de poètes connus. Les éditions modernes présentent cette liste dans l’ordre suivant : d’abord les noms occitans, suivis de citations d’un vers d’une chanson, en tout cinq troubadours ; ensuite le trouvère Thibaut de Champagne, sans prénom, et présenté comme roi de Navarre ; enfin les Italiens, encore cinq noms et cinq vers en italien. Je cite la liste dans l’édition de Rajna (1896), la première édition critique : Hoc solum illustres cantiones inveniuntur contexte ; ut Gerardus, Si per nom Sobretots non fos ; Folquetus de Marsilia, Tan m’abellis l’amoros pensamen ; Arnaldus Danielis, Sols sui che sai lo sobraffan chem sorz ; Namericus de Belnui, Nuls hom non pot complir addreciamen ; Namericus de Peculiano, Si com l’arbres che per sobre carcar ; Rex Navarre, Ire d’amor qui en mon cor repaire ; Guido Guinizelli, Tegno de folle ’mpresa, a lor

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ver dire ; Guido Cavalcantis, Poi che de doglia core conven ch’io porti ; Cinus de Pistorio, Avegna che io aggia più per tempo ; Amicus eius, Amor che nella mente mi ragiona.

3 L’ordre paraît logique et exact. Les compositeurs d’une même langue sont regroupés. Les chercheurs modernes ont utilisé cet ordre en vue d’établir une échelle de mérite pour les poètes en question : les troubadours sont les prédécesseurs, le roi de Navarre un sucesseur de renom, et les Italiens sont les meilleurs. Presque toutes les éditions du texte publiées depuis celle de Rajna ont suivi cet ordre de présentation. J’ajoute que Dante avait présenté cet ordre – occitan, français, italien – dans le Livre 1, chapitre 9 du De vulgari eloquentia, quand il nommait trois docteurs en poésie : Giraut de Borneil, Thibaut de Champagne et Guido Guinizelli.

4 Cependant, aucun manuscrit n’offre cet ordre de présentation pour le Livre 2, chapitre 6.

5 Je cherche dans cet article à attirer l’attention sur une erreur de jugement qui a été reproduite aveuglément depuis la parution du texte. Les éditions critiques et les traductions de cette œuvre de Dante devraient être plus attentives au témoignage des manus-crits afin que les futurs lecteurs voient de façon plus claire comment Dante a organisé la présentation précise de ses poètes.

6 Il nous reste trois manuscrits médiévaux du De vulgari eloquentia, dont aucun de la main de Dante. Ces manuscrits sont :

7 B : anciennement Berlin-Dahlem Staatsbibliothek, cod. Latinus Fol. 437, ff. 95r-98v (voir Bertalot) ; aujourd’hui à Tübingen, Universitätsbibliothek (Tübingen Depots der Berliner Staats-bibliothek). Du milieu du 14e siècle, sur parchemin (éd. Mengaldo 1968, I, ciii).

8 G : Grenoble, Bibliothèque municipale n. 580. Fin du 14e ou début du 15 e siècle, sur parchemin (éd. Mengaldo 1968, I, cv). Ce texte a été publié par Jacopo Corbinelli en 1577.

9 T : Milan, Biblioteca Trivulziana, n. 1088. Fin du 14e ou début du 15e siècle, sur papier (éd. Mengaldo 1968, I, cvi ; Santoro 1965, 271). C’est ce texte qui a servi de base pour la traduction en italien publiée par Trissino en 1529 (éd. Maignien 1892, 5-13 ; éd. Rajna 1896, xlix-lx ; éd. Mengaldo 1968, I, cvii).

10 Il existe aussi des exemplaires et commentaires du 15e siècle, notamment :

11 V1 : Rome, Bibliothèque du Vatican, Reg. lat. 1370, une copie de T produite pour Bembo au début du 16e siècle (éd. Mengaldo 1968, I, cvi).

12 V2 : Rome, Bibliothèque du Vatican, Lat. 4817, une copie des morceaux de T produite pour Colucci (éd. Mengaldo 1968, I, cvi).

13 Enfin, les deux précieuses publications du 16e siècle :

14 Vi : une traduction en italien par Tolomeo Ianiculo da Brescia de la version de Trissino du texte de T.

15 Pa : l’editio princeps, la publication en 1577 par Corbinelli du texte latin, suivant le manuscrit G.

16 Aucun de ces témoins de la première heure ne donne l’ordre “actuel” des poètes du Livre 2. Dans toutes ces copies du Moyen Âge et de la Renaissance, Thibaut de Champagne, roi de Navarre, figure en deuxième position, à la suite de Giraut de Borneil, qui est pour Dante, nous le savons tous, le roi des troubadours.

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17 Parmi les témoins médiévaux, le plus ancien, le manuscrit de Berlin, présente le passage ainsi (f. 97v, colonne a ; les mots soulignés dans le manuscrit sont ici en italiques ; j’ai souligné toutes les abréviations développées ; je n’ai ni ajouté de ponctuation ni changé l’emploi des majuscules) : […] hoc solum illustres ca ntiones inveniuntur contexte Ut Gerardus si per mes sobretes non fos. Rex. na. Re damor que in mon cor repaire. Folquetus de marsilia. tan mabellis lamors pensamen. Arnaldus dan. solui che sai lo sobra fam chen sorz. Namericus de belnui. Nuls hom non pot complir addrecimen Guido guinicelli. Vegno de folle empresa a lo ver dire Guido cavalcantis. Poi che de dolgle cor conven chio porti. Iude de messana. Anche che laigua per lo foco lassi. Cinus de pistorio. avegna che io aggia pui per tempo. Amicus eius. Amor che ne la mente me ragiona. Nec miroris lector de tot reductis auctoribus ad memoria. Namericus de peculiana si con larbres che per sobre carcar.

18 Ce manuscrit nous offre dix citations avec huit noms de personne ; chaque citation est présentée en italiques, pour indi-quer son statut de citation, avec, un peu plus loin, presque comme en arrière-pensée, encore le nom d’un troubadour et son vers.

19 Le manuscrit de Grenoble nous offre cette lecture (f. 18v-19r) : […] hoc solum illustres cantiones inveniuntur contexte ut Gerardus. si per mes sobretes non fos. Rex na. redamor que in mon cor repaire folquetus // de marsilia tanmabellis lamors pensamen. Arnaldus dan solui che sai lo sobret fan che forz. Namericus de belimi nuls hom non pot complir addreciam Guido guinizelli. tegno de folle empresa alover dire. Guido cavalcantis. poi che de dogla core conven chio porti. Cinus de pistorio. Avegna che io aggia piu per tempo. Amicus eius. Amor che nella mente me ragiona. nec mirens lector de tot reductis autoribus ad memo-riam. Namericus de peculiano. si con larbres che per sobre carcar.

20 Nous présentons ici encore les citations en italiques, sauf celle du roi de Navarre qui n’est pas soulignée dans le manuscrit. Le nom d’Aimeric de Peguilhan figure à la fin, mais son nom et la citation sont marqués par des points de suspension, que j’ai rendus par un soulignement double. L’Italien Iudex de Messina est complètement oublié.

21 Les compositeurs du manuscrit de Milan diffèrent aussi. Dans ce manuscrit, l’ordre et l’orthographe sont les suivants : Gerard de Bornelh, le roi de Navarre, Arnaud Daniel, Aimeric “de Belmi”, Guido Guinicelli, Guido Cavalcanti, Cino de Pistoia, avec “son ami” Dante qui termine la liste ; Aimeric de Peguilhan est mentionné quelques lignes après. Dès 1529, dans la traduction de Trissino, on a modifié cette lecture, pour mettre Aimeric de Peguilhan après Aimeric de Belenoi (tr. Trissino 1529, n.p.) :

22 E di questo solamente le illustre Canzoni si truovano contexte.

Come Gerardo, Si per mes sobrites non fes. Il Re di Navara. Red amon que in mon cor repaire. Folchetto di Marsilia. Tan m’abelis l’amoros pensamen. Arnaldo Daniello, Selvi, che sai lo sobraffan, chensorz. Amerigo de Belmi Nuls bon non pot complir addretamen. Amerigo de Peculiano. Si com l’arbres che per sobrè carcar. Guido Guinicelli. Tengo di folle impresa a so ver dire. Guido Cavalcanti, Poi che di dolja cuor convien, ch’io porti. Cino da Pistoja. Avegna, ch’io non haggia piu per tempo. Lo amico suo. Amor, che ne la mente mi ragiona.

23 Dans la traduction de Trissino ci-dessus, il manque Iudex de Messina.

24 L’editio princeps de Corbinelli offre une lecture semblable (éd. Corbinelli 1577, 45-46) :

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[…] hoc solùm illustres Cantiores inveniuntur contextae : ut, Gerardus, si per mes sobretes non fes Rex Navariae, Redamor que in mon cor repaire Folquetus de Marsilia, Tam mabellis lamoros pensamen Arnald. Daniel. Solui che sai lo sobraaffan che forz. Hamericus de Belimi, Nuls hom non pot complir adrectamen Haimericus de Peculiano, si com larbres, che per sombre carcar. Guido Guinizelli, Tegno de folle epresa a lo ver dire. Guido Cavalcantis, Poiche de doglia core conven chio porti Cinus de Pistorio, Avegna che io aggia piu per tempo Amicus eius, Amor che ne la mente me ragiona.

25 L’argument est clair : dans les trois manuscrits témoins, le roi de Navarre règne en deuxième position. Peu importe qui est inclus, qui est omis, Thibaut de Champagne est toujours présent et toujours deuxième. Trissino et Corbinelli l’ont mis en seconde place dans leurs publications du 16e siècle de l’œuvre de Dante.

26 Personne n’a reconsidéré l’agencement de ce passage avant le 19e siècle et l’édition critique de Pio Rajna. Par exemple, Fraticelli a pris en considération les deux manuscrits connus de son temps, G et T, et publié l’ordre des citations présentés dans ces témoins (voir éd. Fraticelli 1855, 463). Torri a publié son édition (voir éd. Torri 1850, xliii), sans réaménager ce passage en ce qui concerne Thibaut de Champagne (voir éd. Torri 1850, 118).

27 Toujours est-il que Pio Rajna semble ne pas avoir apprécié la présentation originelle des manuscrits et a apporté des modifica-tions. Il a regroupé tous les troubadours occitans, suivis de Thibaut, suivi des Italiens, un ordre seyant mais qui n’est pas celui des témoins. Rajna défend ainsi son organisation (éd. Rajna 1896, 148n2) : A costo di parer troppo ardito, non mi rassegno a permet-tere che l’esempio francese continui, come sempre è avvenuto, a interromper la serie dei provenzali. E per rimediare, non ricorro all’inversione dei primi due termini, che sarebbe il mezzo più semplice, vietandomelo il confronto di I, ix, 3 et II, v, 4. Il coraggio del mutamento mi è dato dalla facilità colla quale il disordine può essere spiegato : per via cioè di aggiunte marginali fatte all’esemplificazione. A qualcosa di analogo, sebbene, secondo me, per altro motivo e in una fase diversa della tradizione, è dovuto più oltre lo spostamento della citazione di Amerigo de Peguilhan. Qui, stando all’idea a cui mi son fermato da ultimo, le cose dovrebbero verosimilmente essere avvenute così. Dante, al quale, come agl’italiani in genere, i lirici francesi erano assai meno familiari ed accessibili che i provenzali, e che non poteva ricorrere per la terza volta al solito De fin amor si vient sen et bonté (I, ix, 3, II, v, 4), non aveva qui messo dapprima nessun esempio spettante alla letteratura d’oïl. Gli parve male, com’era realmente, e supplì poi sul mar-gine ; ma nel farlo gli venne naturale di scrivere accanto al principio delle allegazioni ciò che avrebbe dovute essere collocato più giù. Un indizio e un effetto esteriore di cotale procedimento s’ha forse nella mancanza della sottolineatura per il solo verso francese2.

28 Il s’agit d’une très longue note de bas de page pour justifier un remaniement qui ne s’impose pas.

29 On a salué très tôt de façon magistrale l’édition de Rajna. Edward Moore écrit dans la préface à sa troisième édition de l’œuvre complète de Dante, publiée en 1904 (éd. Moore 1904, vii), “Possediamo ora l’eccellente edizione critica del Professore Pio Rajna […], che potrebbe considerarsi tale da render quasi superflua l’opera di altri Editori. Di questo pregevole lavoro si è fatto uso larghissimo3.” Cela dit, Moore n’a pas suivi Rajna dans la présentation du Livre 2, chapitre 6. Dans son édition, le roi de Navarre figure en deuxième place, comme dans les manuscrits médiévaux. Il se peut que Moore soit le seul éditeur à suivre ainsi les manuscrits depuis 1896.

30 Depuis l’édition Rajna, on a suivi son remaniement dans les éditions comme dans les traductions. Afin de soutenir cette disposition qui ne se trouve pas dans les manuscrits,

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Pier Vincenzo Mengaldo avance l’argument que, “si sarà trattato con ogni probabilità di giunte marginali di Dante nell’autografo, per le quali non appariva forse indicato con esattezza il punto d’inserimento nel testo, e pertanto finite fuori posto nell’archetipo”4 (éd. Mengaldo 1968, I, cviii). Suit, dans l’édition de Mengaldo, une note en bas de page aussi longue que celle de Rajna (éd. Mengaldo 1968, I, cviii) : […] Più delicato il problema delle aggiunte dei tre brani a II, vi, che evidentemente intendevano rimpolpare la lista dei citati e che costituiscono sistema, anche se la terza manca in GT (si potrebbe pensare che, a differenza delle altre due, nell’archetipo continuasse a figurare a margine, o comunque non fosse altrettanto ben individuabile e per ciò non sia entrata in y). Nessun dubbio che la citazione di Aimeric de Pegulhan sia fuori posto – e la giusta collocazione è indicata sia in T (ab origine) che in G (dal Corbinelli) ; così si dovrà dire anche per quella del Re di Navarra, che romperebbe la serie provenzale : e v. il convincente ragionamento del Rajna, ed. maggiore, p. 148. Si può discutere della terza, anche per la mancanza della testimonianza di GT, ma la soluzione adottata (con la terza ediz. Rajna e con quella del Marigo) è voluta dalla considerazione, per me indubbia, che l’ordinamento della citazioni non può che essere, qui e in genere, di massima cronologico5.

31 Et Mengaldo de conclure alors, que l’archétype était, à ce moment du texte, “più confuso o provvisorio” (éd. Mengaldo 1968, I, cix). Il rassemble lui aussi les Occitans, suivis par le roi de Navarre et ensuite les Italiens.

32 On peut trouver quelques chercheurs prêts à contester la tradition, comme Warman Welliver, qui dit “Where the three fourteenth-century manuscripts on which our text is based agree, […] it is more than likely that the words are Dante’s6” (éd. Welliver 1981, 9), mais même Welliver continue à publier l’ordre créé par Rajna, avec Thibaut entre les troubadours et les Italiens (voir Welliver 1981, 106). La thèse de Welliver a été contestée et sa traduction jugée fautive (voir e.g. tr. Shapiro 1990, xi). Marianne Shapiro peut bien critiquer Welliver : elle ne corrige pas le passage en s’appuyant sur les manuscrits à cet endroit ; elle ne voit même pas le problème (voir Shapiro 1990, 78).

33 L’éditeur anglophone le plus récent, Steven Botterill, avance que “We can […] be reasonably confident – perhaps as confident as it is ever possible to be when dealing with a medieval text – that what we read in the De vulgari eloquentia is identical, or very nearly so, with what Dante wrote7” (éd. Botterill 1996, xvi). Cela dit, il suit aveuglement l’édition de Mengaldo de 1968, et observe que “The textual history is comparatively straightforward, with the oldest manuscript, B, being accepted as the most authoritative witness to the tradition and forming the basis of both the major critical editions of the last sixty years8” (éd. Botterill 1996, xxix). Ainsi Botterill s’inscrit dans la tradition des éditeurs initiée par Rajna, en insérant Thibaut entre les troubadours et les stilnovisti (voir éd. Botterill 1996, 64).

34 Assez récemment, Michèle Gally nous a rappelé qu’“Il y a plusieurs éditions du De Vulgari eloquentia et certains détails du texte restent en débat. Le texte apparaît cependant largement stabilisé” (tr. Gally 2010, 104). Mme Gally publie alors une traduction du texte de Mengaldo (voir tr. Gally 2010, 104) et perpétue la tradition erronée de Rajna.

35 J’ai consulté des microfilms et ou des copies photographiques de tous les textes de base, ainsi que les manuscrits du Moyen Âge et les publications de la Renaissance. Je ne vois pas d’argument pour modifier l’ordre sur lequel tous les témoins contemporains ou presque s’accordent. Je cite maintenant Wayne Storey qui m’a écrit : “There’s clearly a

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problem that too much iudicum and divinatio in the cases of Rajna and Mengaldo (both extraordinarily admirable scholars and editors) have been applied to that list9” (Storey 2005, courriel).

36 À mon avis, Rajna était trop hardi (“troppo ardito”) ; il s’est trompé. Les éditeurs qui l’ont suivi ont eu tort de ne pas remettre en question sa présentation, bien qu’ils aient essayé de justifier cette “lecture”.

37 Si nous respectons la présentation des manuscrits, nous voyons le Roi de Navarre d’un autre œil ; il n’est plus seul Français entre les Occitans et les Italiens, mais un poète à leur niveau, égal aux troubadours et aux stilnovisti. L’estime de Dante pour Thibaut se manifeste dans le De Vulgari par les mentions répétées du Roi de Navarre comme modèle, et elle est claire puisque Dante a mis Thibaut en deuxième position dans une liste de onze compositeurs reconnus. Il est vrai que l’incipit que Dante attribue alors à Thibaut est en réalité le premier vers d’une chanson d’un autre trouvère, Gace Brulé10. Cette attribution fautive suggère que Dante n’était peut-être pas très familier des chansons des trouvères et qu’il a connu peu de poètes de langue d’oïl par leur nom11. Gérard Gonfroy suggère que Dante connaissait peu le monde littéraire en dehors de l’Italie (Gonfroy 1982, 188) : Dante […] ne connaît la langue d’oc qu’en tant que langue littéraire […] il ignore tout de sa réalité existentielle, de ses divisions dialectales, de sa zone d’extension même, considérant que ses locuteurs, qu’il appelle Espagnols (Yspani), occupent la partie méridionale de l’Europe, alors que la langue d’oïl s’étend, pour lui, jusqu’aux montagnes d’Aragon.

38 Il est possible que Dante n’ait connu, de trouvères, qu’un seul nom, celui de Thibaut de Champagne, roi de Navarre. Dans une note (éd. Mengaldo 1968, I, lxxxv), Mengaldo suggère que le nom de Thibaut est connu par Dante sans être en rapport avec des chansons du trouvère. Il est certain qu’une des citations attribuées par Dante à Thibaut est le fait d’un autre trouvère, Gace Brulé. Il est peu probable que Dante ait pensé que le roi de Navarre était un troubadour et non un trouvère. Nous savons que Dante connaît le français, une des langues énumérées dans le premier livre du De vulgari eloquentia (Livre I, chapitre 8). Les vers cités par l’Italien et attribués au trouvère sont en ancien français dans le texte. De plus, quand Dante cherche trois poètes représentatifs des trois langues modèles – occitan, français et italien –, il cite le roi de Navarre entre Giraut de Bornelh et Guido Guinizelli (Livre 1, chapitre 9). Quand Dante cherchait des prédécesseurs illustres, le roi de Navarre était le deuxième nom sur la liste du Livre 1 et du Livre 2 du De vulgari eloquentia. De la même façon, ma lecture de Dante laisse penser que le Florentin avait plus d’estime pour le Champenois que pour tous les troubadours autres que Giraut de Bornelh.

39 On a tort de modifier la liste des poètes du De Vulgari eloquentia, livre 2, chapitre 6. Par cet article, j’encourage les éditeurs et les traducteurs de l’œuvre à revenir au texte original et à l’ordre de son auteur. Je ne vais pas me lancer dans la préparation d’une nouvelle édition du De Vulgari eloquentia , bien que mes recherches suggèrent que l’œuvre en a grand besoin. Mais le moment est venu de reconsidérer l’autorité de l’édition de Rajna, de revoir notre opinion sur Dante et ses positions sur ses prédécesseurs.

40 Mes observations sur ce passage m’ont menée à poser des questions. Peut-on savoir où Dante a trouvé ses textes ? Je dirais que non, parce que les citations qu’il produit sont très courtes. En plus, je signale qu’aucun manuscrit des trouvères ne nous offre le texte

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cité par Dante (voir éd. Wallensköld 1925, 16 ; éd. Rosenberg and Tischler 1981, 351). Peut-on comparer l’estime de Dante à celle de Matfré Ermengaud pour leurs prédécesseurs ? Matfre incorpore Thibaut dans le Breviari d’amor, mais ses citations, longues, diffèrent tant des quelques vers cités par Dante qu’il est difficile de mener cette comparaison à bonne fin.

41 Je ne conteste pas que les troubadours soient les premiers modèles et que les contemporains italiens soient très appréciés. Cela dit, l’estime que Dante porte à Thibaut de Navarre, le roi de Navarre, nous oblige à repenser les jugements que portait le Florentin sur tous ses devanciers.

BIBLIOGRAPHIE

Édition de textes de troubadours

MATFRE ERMENGAUD, Le Breviari d’amor de Matfre Ermengaud, Tome V (27252T-34597), éd. Peter T. Ricketts, Leiden, E.J. Brill, 1976.

Éditions d’autres textes médiévaux

DANTE ALIGHIERI, “Il Codice B del De Vulgari Eloquentia”, éd. Ludwig Bertalot, La Bibliofilia 24 (1922-23) : 261-64 ; rpt. Studien zum italienischen und deutschen Humanismus, éd. Paul Oskar Kristeller, Roma : Edizioni di storia e letteratura, 1975 : 303-06 plus illustrations 9-17.

DANTE ALIGHIERI, De Vulgari Eloquentia, éd. et tr. Steven Botterill, Cambridge, Cambridge UP, 1996.

DANTE ALIGHIERI, Dantis Aligerii, De vulgari eloquentia, libri duo, éd. Jacopo Corbinelli, Paris : Io. Corbon., 1577.

DANTE ALIGHIERI, Opere minori di Dante Alighieri, éd. P. I. Fraticelli, Napoli, Francesco Rossi- Romano editore, 1855.

DANTE ALIGHIERI, Oc, oïl, si. Les langues de la poésie entre grammaire et musique, tr. Michèle Gally, Paris, Fayard, 2010.

DANTE ALIGHIERI, Traité de l’éloquence vulgaire, manuscrit de Grenoble, éd. E[dmond] Maignien et [Pierre-Inès] Prompt, Venise, Leo S. Olschki, 1892.

DANTE ALIGHIERI, De Vulgari Eloquentia, éd. Aristide Marigo, 3e ed. rev. Pier Giorgio Ricci, Firenze, Felice Le Monnier, 1957.

DANTE ALIGHIERI, De Vulgari Eloquentia, éd. Pier Vincenzo Mengaldo, 2 vol. Padova, Editrice Antenore, 1968.

DANTE ALIGHIERI, Tutte le opere di Dante Alighieri, éd. E[dward] Moore, 3e éd. rev., Oxford, Oxford UP, 1904.

DANTE ALIGHIERI, Il Trattato De Vulgari Eloquentia, éd. Pio Rajna, Firenze, Successori Le Monnier, 1896.

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DANTE ALIGHIERI, Delle Prose e poesie liriche di Dante Alighieri. Vol. 4 : Della Lingua volgare di Dante Alligieri. Libri due tradotti de latino da Giangiorgio Trissino e ridotti a corretta lezione col riscontro del testo originale, éd. Alessandro Torri, Livorno, La Libreria Niccolai-Gamba, 1850.

DANTE ALIGHIERI, De la vulgare eloquenzia, tr. G. G. Trissino, Vincenza, Tolomeo Ianiculo, 1529.

DANTE ALIGHIERI, Dante in Hell : The De Vulgari Eloquentia : Introduction, Text, Translation, Commentary, éd. Warman Welliver, Ravenna, Longo Editore, 1981.

THIBAUT DE CHAMPAGNE, dans Chanter m’estuet : Songs of the Trouveres, éd. Samuel N. Rosenberg et Hans Tischler, Bloomington, IN, Indiana UP, 1981.

THIBAUT DE CHAMPAGNE, Les Chansons de Thibaut de Champagne, roi de Navarre, éd. A. Wallensköld, Paris : Édouard Champion, 1925.

Études

ALBESANO, Silvia, “Dicimus […] quod vulgarem locutionem appellamus… : Überlegungen zur Metasprache in Dantes De vulgari eloquentia (Buch I)”, Sciences et langues au Moyen Âge. Wissenschaftten und Sprachen im Mittelalter, Actes de l’Atelier franco-allemand, Paris, 27-30 janvier 2009, éd. Joëlle Ducos, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2012. 329-340.

BOTTERILL, Steven. “De Vulgari Eloquentia,” The Dante Encyclopedia, éd. Richard Lansing et al., New York, Garland, 2000. 291-94.

CAITI-RUSSO, Gilda. “Dante occitaniste. Note en marge d’une édition des troubadours liés aux Malespina”, La voix occitane. Actes du VIIIe Congrès de l’Association internationale d’études occitanes, Bordeaux, 12-17 octobre 2005, éd. Guy Latry, Bordeaux, PU Bordeaux, 2009. I, 251-263.

GONFROY, Gérard, “Le Reflet de la canso dans le De Vulgari Eloquentia et dans les Leys d’Amor”, Cahiers de civilisation médiévale 25 (1982) : 187-96.

MENGALDO, Pier Vincenzo, “De vulgari Eloquentia”, II : 399-415 dans Enciclopedia Dantesca. Roma, Istituto della Enciclopedia italiana, 1973.

PFEFFER, Wendy, “A Note on Dante, De Vulgari, and the Manuscript Tradition”, Romance Notes 46 (2005) : 69-76.

SANTORO, Caterina, éd., I Codici medioevali della Biblioteca Trivulziana, Milano, Biblioteca Trivulziana, 1965.

SHAPIRO, Marianne, De Vulgari Eloquentia, Dante’s Book of Exile, Lincoln, NE, U of Nebraska P, 1990.

STOREY, Wayne, “Initial Reactions”, Courriel à Wendy Pfeffer, 29 septembre 2005.

NOTES

1. Le fait que l’œuvre n’ait pas été terminée peut expliquer le peu d’intérêt qu’on lui a porté (voir Mengaldo 1973, 405). Cependant, Alessandro Torri donne une liste d’auteurs qui se sont référés au De vulgari eloquentia, sur laquelle se trouvent les noms de Boccace (1313-1375), Giovanni Villani (1276-1348), Giovanni Battista Doria (1470-1563), Scipione Maffei (1675-1755), Jacopo Vallarsi (fl. 1725-1735), entre autres (Torri 1850, iii) ; Torri identifie treize réimpressions parues entre celle de Corbinelli et la sienne (1850). 2. « Au risque de sembler trop hardi, je ne me résigne pas à admettre que l’exemple français continue, comme cela a toujours été le cas, à interrompre la série des Provençaux. Et pour y remédier, je ne recours pas à l’inversion des deux premiers termes, qui serait le moyen le plus simple, car cela m’est interdit par la comparaison entre I, ix, 3 et II, v, 4. Le courage de ce

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changement m’est donné par la facilité avec laquelle le désordre peut s’expliquer : grâce à des additions marginales représentant des exemples. C’est à quelque chose d’analogue, quoique, d’après moi, pour une autre raison et à un stade différent de la tradition, qu’on doit plus loin la postposition de la citation d’Aimeric de Peguilhan. Ici, selon l’idée à laquelle je me suis finalement arrêté, les choses devraient vraisemblablement s’être produites ainsi. Dante, pour qui, comme en général pour les Italiens, les poètes lyriques français étaient beaucoup moins familiers et accessibles que les provençaux, et qui ne pouvait pas recourir, pour la troisième fois à l’habituel De fin amor si vient sen et bonté (I, ix, 3, II, v, 4) n’avait d’abord indiqué aucun exemple concernant la littérature d’oïl. Cela lui parut une erreur, et il y suppléa ensuite dans la marge ; mais, ce faisant, il lui arriva tout naturel-lement d’écrire à côté du début les citations ce qui aurait dû être placé plus bas. On a peut-être un indice et un effet extérieur de ce processus dans l’absence de de soulignement du seul vers français. » 3. « Nous possédons maintenant l’excellente édition critique du professeur Pio Rajna […] dont on pourrait considérer qu’elle rend quasiment superflue l’œuvre d’autres éditeurs. Nous avons fait un très large usage de ce remar-quable travail ». 4. « Il s’agira en toute probabilité d’ajouts marginaux de Dante dans la version autographe, pour lesquels ne figurait aucun point d’insertion précis dans le texte, et qui finirent par perdre leur place dans l’archétype ». 5. « Plus délicat est le problème de l’ajout à II, vi des trois passages évidem-ment destinés à enrichir la liste des citations et qui constituent un système, même si le troisième manque à GT (on pourrait penser que, à la différence des deux autres, il continuait à figurer en marge dans l’archétype ou, en tout cas, qu’il n’était pas aussi identifiable et que, pour cela, elle n’a pas été intégrée dans y). Il n’y a pas de doute que la citation d’Aimeric de Peguilhan n’est pas à sa place – et que son emplacement est indiqué soit par T (dès l’origine) soit par G (par Corbinelli) ; on devra dire la même chose sur la citation du Roi de Navarre, qui interromprait la série provençale ; voir le raisonnement convain-cant de Rajna, édition majeure p. 148. On peut discuter du troisième ajout, également à cause de l’absence de témoignage de GT, mais la solution adoptée (avec la troisième édition de Rajna et celle de Marigo) est obligatoire si l’on considère, ce qui ne fait aucun doute pour moi, que l’ordre des citations ne peut être, ici et en général, qu’absolument chronologique. » 6. « Là où s’accordent les trois manuscrits du 14e siècle, sur lesquels est basée notre édition, … il est plus que probable que les mots sont de Dante ». 7. « Nous pouvons être raisonnablement sûr – peut-être aussi confiant que possible quand il s’agit d’un texte médiéval – que ce que nous lisons dans le De vulgari eloquentia est identique, ou presqu’identique, à ce qu’a écrit Dante ». 8. « L’histoire textuelle est relativement simple, avec le manuscrit le plus ancien, B, accepté comme le témoin à la tradition qui fait plus autorité et formant la base des deux éditions majeures critiques des soixante dernières années ». 9. « Il y a clairement un problème : trop de « jugement » et de « divinatio » dans les cas de Rajna et de Mengaldo (tous les deux chercheurs et éditeurs extraordinairement admirables) ont été sollicités dans l’édition de cette liste ». 10. Matfre Ermengaud nous montre quelque chose de semblable. Thibaut est le seul trouvère cité par Matfre ; or, des quatre citations attribuées au Roi de Navarre dans le Breviari, deux sont l’œuvre d’autres poètes ( et Robert de Marberoles). Je suis convaincue que Matfre a connu un manuscrit des trouvères aujourd’hui perdu. Matfre semble ne pas connaître le monde littéraire italien. 11. Gilda Caiti-Russo suggère que Dante a mémorisé un bon nombre de chansons occitanes (Caiti- Russo 2009, 257) ; s’il avait aussi appris par cœur quelques poèmes en ancien français, cela pourrait aussi expliquer cette faute d’attribution.

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AUTEUR

WENDY PFEFFER

Université de Louisville (USA)

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Des chansonniers occitans au livre de la mémoire : la « Vida » nuova de Dante

Gilda Caiti-Russo

1 Les troubadours occitans font partie de la culture de Dante : dans ses œuvres, le poète toscan en cite explicitement un grand nombre. Il a cependant ses préférences et établit assez vite une sorte de palmarès des meilleurs. C’est ainsi que, dans le traité de linguistique et de poétique qui porte le titre de De vulgari eloquentia (1303-1305), il réserve l’excellence poétique aux seuls Bertran de Born, dans la poésie des armes, Arnaut Daniel, dans la poésie amoureuse, et Giraut de Bornelh, dans la poésie morale.

2 Dans son œuvre majeure, qui a suivi le De vulgari eloquentia, Dante rencontre le même Bertran de Born en Enfer dans une posture assurément moins confortable, la tête en guise de lanterne, portant sur lui la faute d’avoir séparé les fils du père. Il rencontre aussi Sordel et Arnaut Daniel au Purgatoire – ce dernier a d’ailleurs même l’audace de lui parler en occitan dans le texte – et fait connaissance avec Folquet de Marseille au Paradis. Chaque rencontre de Dante-personnage avec chacun de ces troubadours représente une mise au point sur les diverses phases de l’expérience poétique que le Florentin a pu traverser et rend compte de l’évolution d’un poète qui se construit progressivement.

3 Nous ne souhaitons pas faire ici une synthèse de tout ce qui a été dit sur un sujet qui est, à lui seul, un domaine de recherche à part entière. Nous laisserons de côté les textes cités (la Commedia et le De Vulgari eloquentia) pour nous attarder sur la relation qui existe entre Dante et les troubadours dans sa toute première œuvre, la Vita nuova, pour la simple raison que celle-ci, écrite entre 1292 et 1295 (utilisant des matériaux qui remontent jusqu’en 1285), est contemporaine de la sixième et dernière génération des troubadours1.

4 On lit dans la Vita nuova : E non è molto numero d’anni passati, che apparirono prima questi poete volgari ; ché dire per rima in volgare tanto è quanto dire per versi in latino, secondo alcuna proporzione ; e segno che sia picciolo tempo, è che se volemo cercare in lingua d’oco

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e in quella di sí, noi non troviamo cose dette innanzi lo presente tempo per cento e cinquanta anni2. [Il y a peu d’années apparurent pour la première fois ces poètes en langue vernaculaire, car rimer en langue vernaculaire est comme dire en latin en vers, toute proportion gardée. La preuve que ce temps est bref, c’est que, si nous voulons chercher en langue d’oc et en langue de sì, nous ne trouvons d’écrits que cent cinquante ans avant notre époque3.]

5 L’auteur de ce passage définit d’une part la relation entre la poésie vernaculaire et la poésie latine et, à l’intérieur de la première, il précise les rapports entre la poésie occitane et la poésie italienne.

6 Nous pouvons remarquer que Dante met les poètes en langue vernaculaire sur un pied d’égalité avec les poètes en latin. Cela peut nous paraître banal, mais ici nous constatons le dépassement radical de la conception diglossique d’origine carolingienne qui réserve au latin le prestige de l’écrit4. Il s’agit d’une prise de position forte que seulement le succès et la diffusion manuscrite de la poésie occitane pouvaient lui permettre.

7 Dante rappelle la fondation de la première poésie d’oc en nous donnant une date précise qui correspond exactement à ce que nous savons des troubadours. Si l’on compte 150 ans en arrière à partir des années 1293-1295 (date de composition de la Vita nuova), on se retrouve à la moitié du XIIe siècle, à l’époque de la fin de la première génération des troubadours. Or on compte jusqu’à six générations5 de troubadours dont la dernière est encore contemporaine de l’auteur de la Vita nuova. Il s’agit de la génération du Narbonnais Guiraut Riquier, qui se plaint à juste titre d’être arrivé le dernier, et de Cerverí de Gérone, troubadour catalan au service des rois d’Aragon Jacques Ier et Pierre III6. Il s’agit également de la génération à laquelle appartiennent de nombreux poètes italiens en langue d’oc comme Bartolomé Zorzi (marchand-poète vénitien actif entre 1260 et 13007), Luquet Gattilusio, homme politique génois, podestà de Bologne, et Paolo Lanfranchi da Pistoia, diplomate toscan, pour n’en citer que quelques-uns. Comme l’a montré Stefano Asperti, la deuxième moitié du XIIIe siècle est, en Italie, marquée par la poésie politique en occitan8. Dante considère la poésie occitane comme une expérience achevée, alors qu’il y a encore des poètes qui composent en cette langue sur le territoire italien. Il fait donc des troubadours des éclaireurs, modèles de toute poésie contemporaine écrite dans une langue vernaculaire, mais, en même temps, il réduit l’expérience troubadouresque dans le temps. On peut donc parler, à la lumière du passage que nous venons de lire, de patrimonialisation des troubadours au sein de l’histoire littéraire.

8 L’incipit de la Vita nuova est également susceptible de nous éclairer sur la relation très particulière que Dante entretient avec les troubadours.

9 Dans la littérature médiévale, l’écriture est souvent désignée par l’intermédiaire d’une autre activité : le labour des champs, l’activité textile, la cuisine et l’artisanat (sans chercher plus loin, pensons à Arnaut Daniel qui compare le travail poétique à l’orfèvrerie). Mais ces métaphores ne se trouvent pas dans la Vita nuova. Pour parler de son écriture, le florentin dit : In quella parte del libro de la memoria dinanzi a la quale poco si potrebbe leggere, si trova una rubrica la quale dice : incipit vita nova. Sotto la quale rubrica io trovo scritte le parole le quali è mio intendimento d’assemprare in questo libello ; e se non tutte, almeno la loro sentenzia.9

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[En cette partie du livre de ma mémoire, avant laquelle on pourrait lire peu de choses, se trouve une rubrique qui déclare : incipit vita nova. Sous cette rubrique je trouve écrites les paroles que j’ai l’intention de transcrire dans ce petit livre : sinon toutes, au moins leur sens profond10.]

10 La métaphore utilisée pour parler de l’acte d’écriture est ici manifestement celle du livre à recopier – assemprare est un verbe technique qui indique le travail du scribe. Il s’agit de transcrire avec un projet précis (è mio intendimento) un texte identifié par une rubrique – autre terme technique qui indique le titre d’un texte écrit à l’encre rouge.

11 Dans la Vita nuova, Dante se présente à la fois comme le lecteur – Trovo scritte (…) si potrebbe leggere (je trouve [ces mots] écrits (…) on pourrait les lire) – et le scribe – è mio intendimento assemprare (j’ai le projet de transcrire) –, mais aussi comme le commentateur – se non tutte almeno la loro sentenzia (si l’on ne peut pas les transcrire tous, on pourra retenir au moins leur signification profonde). Autrement dit, la première activité mais aussi les deux autres concernent les scriptoria, les centres où les livres manuscrits étaient transcrits à partir d’un modèle11. Il ne faut pas oublier que les chansonniers, livres manuscrits qui ordonnent les pièces lyriques des troubadours, datent au plus tôt de la deuxième moitié du XIIIe siècle et qu’il existe bien un groupe de 7 chansonniers qui témoignent, à des niveaux différents, de la pénétration de la lyrique des troubadours en Toscane12.

12 Il est nécessaire de rappeler que la constitution des chansonniers avait franchi une frontière importante, celle qui sépare une poésie chantée et diffusée senes breu de pergamina (sans lettre de parchemin), d’une poésie écrite pour être lue, ce qui explique également le petit nombre de mélodies qui accompagnent les textes.

13 La métaphore filée du début de la Vita nuova est subtile : Dante se sert de l’évocation de l’ensemble des opérations qu’exige la réalisation d’un chansonnier pour définir le processus d’écriture au sein de la Vita nuova comme un acte réfléchi de réécriture de sa propre mémoire poétique : de ses textes, les rime écrites avant 1285. Le plan de l’œuvre vient de l’analogie établie entre la poésie des troubadours et la sienne.

14 La métaphore de la composition du chansonnier des troubadours se retrouve dans la structure même du livre. C’est justement là que nous comprenons le mieux le caractère très particulier du prosimetro caractérisé par l’alternance de textes poétiques en vers et de textes en prose explicative. Il s’agit du système que nous retrouvons dans un grand nombre de chansonniers où les textes en vers sont précédés par ce qu’on appelle des vidas (biographies des troubadours) et des razos (narrations qui explicitent l’occasion ou le sujet des pièces lyriques)13.

15 Si l’on voulait ainsi emprunter la terminologie des chansonniers des troubadours, la Vita nuova serait en réalité une vida de troubadour amplifiée au point de devenir une biographie à la première personne où les textes poétiques seraient enchâssés dans la prose explicative.

16 Il y a un troisième passage que je voudrais reprendre parce qu’il s’avère crucial pour la façon dont Dante part des chansonniers pour construire sa propre poétique.

17 Le premier texte poétique de la Vita nuova, le sonnet A ciacun alma presa e gentil core, est en effet précédé par une razon qui en oriente la lecture : E puosimi a pensare di questa cortesissima e pensando di lei, mi sopragiunse un soave sonno, nel qual m’apparve una maravigliosa visione : che mi parea vedere ne la mia camera una nebula di colore di fuoco dentro a la quale i’ discernea una figura d’un signore di pauroso aspetto a chi la guardasse ; e pareami con tanta letizia,

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quanto a sé, che mirabil cosa era ; e ne le sue parole dicea molte cose le quali io non intendea se non poche ; tra le quali ‘ntendea queste : « Ego dominus tuus ». Ne le sue braccia mi parea vedere una persona dormir nuda, salvo che ‘nvolta mi parea in un drappo sanguigno leggeramente ; la qual io riguardando molto intentivamente, conobbi ch’era la donna della salute, la quale m’avea lo giorno dinanzi degnato di salutare. E nell’una delle mani mi parea che questi tenesse una cosa la quale ardesse tutta e pareami che mi dicesse queste parole : « Vide cor tuum ». E quando elli era stato alquanto, pareami che disvegliasse questa che dormia ; e tanto si sforzava per suo ingegno, che le facea mangiare questa cosa che in mano li ardea, la quale ella mangiava dubitosamente14. [Pensant à elle, il me vint un doux sommeil où m’apparut une vision merveilleuse. Il me semblait voir dans ma chambre une nuée couleur du feu, où je discernais la figure d’un seigneur d’aspect terrifiant pour celui qui la regarderait ; il me semblait pourtant en lui-même tant joyeux qu’il provoquait l’étonnement ; en ses paroles il disait maintes choses dont je ne comprenais que quelques-unes, dont les suivantes : « Ego dominus tuus ». Dans ses bras il me semblait voir dormir une personne nue, bien qu’elle me semblât enveloppée d’un drap rouge sang. La regardant très attentivement, je découvris que c’était la dame du salut, qui, le jour précédent, avait daigné me saluer. Dans l’une de ses mains il me semblait que le seigneur tenait une chose tout ardente et il me semblait qu’il me disait ces paroles : « Vide cor tuum ». Après qu’il fut demeuré ainsi un moment, il me semblait qu’il réveillait celle qui dormait. Il s’efforçait tant et de toutes ses forces de lui faire manger la chose brûlant entre ses mains, qu’elle mangeait craintivement15.]

18 Il ne faut pas s’y tromper, en pensant aux chastes gravures qui ont illustré ce passage. Le sonnet, tout comme la razon, converge vers l’image érotique du cœur mangé par Béatrice nue, avec le poète qui regarde attentivement la scène.

19 Il est impossible de ne pas voir resurgir tout à coup, à la lecture de cet extrait, la célèbre histoire de Guillem de Cabestaing, troubadour catalan qui chante l’épouse de Raimon de Castel-Rossillon. Ce dernier, mari jaloux et sans scrupules, prend le texte du troubadour au pied de la lettre et, ayant flairé l’adultère, ne se contente pas de tuer le troubadour : il fait arracher du cadavre le cœur pour le servir ensuite, bien assaisonné, à la dame qui, une fois connue la vérité, déclare que ce serait-là son dernier repas16.

20 La vida de Guillem de Cabestaing apparaît quatre fois dans les chansonniers : sa version la plus amplifiée est en forme de razon et précède la chanson Lo dous consire (BdT 213,005) dans le chansonnier P (Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, Pluteo 41.42, folii 50-52)17. Or le chansonnier P est issu des mêmes mains qui ont écrit la première section du manuscrit M (Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, Martelli 12), le plus ancien témoin de la Vita nuova18. M a été probablement rédigé lorsque Dante était encore en vie : cela prouve au moins que le chansonnier occitan P et la Vita nuova étaient passés par les mêmes circuits de reproduction et de diffusion.

21 Dante relit le motif du cœur mangé en creusant son potentiel métaphorique jusqu’à l’allégorie, qu’il faut comprendre comme l’élaboration d’un sens caché que le lecteur est invité à retrouver19.

22 Il semble renoncer pour le moment à toute la question morale liée à l’amour courtois qu’il retrouvera plus tard avec le chant de Paolo e Francesca (Enfer, V). C’est en effet dans ce chant qu’il affrontera la nature profondément subversive de cette littérature (romans comme poèmes), qui défie de toute évidence les lois humaines et divines au nom de l’amour. Ici, la problématique du triangle courtois n’est pas pertinente. Ce que Dante retient de la célèbre razon, c’est que « le cœur mangé » reste le cœur d’un poète, comme le dira plus tard Pétrarque, pour qui Guillem de Cabestaing est celui qui a perdu

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sa vie à cause de la poésie, « colui che per cantare a ‘l fior de’suoi dì scemo » (Triumphus Cupidinis, IV, 53-54). Appresso ciò poco dimorava che la sua letizia si convertia in amarissimo pianto ; e cosí piangendo si ricogliea questa donna ne le sue braccia, e con essa mi parea che gisse verso il cielo. Ond’io sostenea sí grande angoscia, che ‘l mio deboletto sonno non poteo sostenere, anzi si ruppe e fui isvegliato20. [Peu après sa joie [NdT la joie d’Amour] se changeait en des pleurs très amers. Ainsi pleurant il reprenait cette dame dans ses bras et il me semblait qu’avec elle il s’en allait au ciel. J’en éprouvais une telle angoisse que je ne pus poursuivre mon faible sommeil, mais qu’il fut interrompu et que je me trouvai réveillé21.] La conclusion de la vision est ensuite présentée comme une énigme à déchiffrer : Pensando io a ciò che m’era apparuto, propuosi di farlo sentire a molti li quali erano famosi trovatori in quello tempo22. [Pensant à ce qui m’était apparu, je me proposai de le faire entendre à plusieurs fameux troubadours de ce temps-là23.]

23 Cette énigme est un défi lancé aux troubadours (le terme utilisé est bien trovatori) de son époque. Il s’agit bien entendu en ce sens d’une allégorie au sens étymologique du terme. A questo sonetto fue risposto da molti e di diverse sentenzie : tra li quali fue risponditore quelli cu’io chiamo primo de li miei amici ; e disse allora un sonetto, lo quale comincia Vedesti al mio parer onne valore. E questo fue quasi lo principio de l’amistà tra lui e me, quand’elli seppe ch’io era quelli che li avea ciò mandato. Lo verace giudicio del detto sogno non fue veduto per alcuno ma ora è manifestissimo a li più sempici24. [À ce sonnet plusieurs répondirent, par divers propos. Parmi eux, répondit celui que j’appelle le premier de mes amis : il écrivit alors un sonnet qui commence par « Vous vîtes à mon avis toute valeur ». Et ce fut là comme le début de notre amitié, quand il sut que c’était moi qui lui avais envoyé cela. Le vrai sens dudit songe ne fut alors vu de personne, mais il est maintenant très manifeste aux plus simples25.]

24 Guido Cavalcanti est le premier à répondre : dans cette vision, il voit dans la future mort du poète et surtout dans celle de Béatrice les conséquences nécessaires de l’amour, dont il avait une vision nihiliste comme cela sera rappelé dans le dixième chant de l’Enfer. Pour Cavalcanti l’amour mène physiologiquement à la mort.

25 Mais c’est justement à ce moment-là que Dante, revenant sur l’interprétation de son ami, en vient à dire que même Guido, dont l’intelligence était si profonde (per altezza d’ingegno, Enfer, X), n’a pas compris le sens d’une vision qui est devenue depuis claire pour les esprits les plus simples. Dante parle lui-même de sentenzia : il s’agit du troisième niveau de l’interprétation après le sensus et la littera selon Hugues de Saint- Victor (XIIe siècle). Dans son parcours d’auto-exégèse de textes revus à la lumière de la constitution d’un chansonnier, Dante transforme la mort de Béatrice, objet d’amour et de poésie, en une ascension qui concerne et qui définit probablement l’acte poétique lui-même.

26 Mais, avant d’essayer de comprendre « ce qui est devenu clair pour les esprits les plus simples », il faudra s’arrêter sur le mode allégorique et sur le défi interprétatif lancé à Guido Cavalcanti et a Cino da Pistoia. En 1280, le comte Henri II de Rodez, dernier mécène occitan, avait promu un concours d’interprétation et engagé les poètes à expliquer la chanson allégorique de Guiraut de Calanso Celeis cui am de cor e de saber (BdT 243,002). Cette compétition herméneutique, fondée sur la capacité à interpréter le sens profond d’un texte, a été gagnée par le célèbre troubadour narbonnais Guiraut

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Riquier26. Il s’agit donc d’une manifestation qui montre à quel point on prenait en compte l’interprétation allégorique du texte troubadouresque à la fin du XIIIe siècle.

27 Un autre troubadour de la sixième génération, Cerverí de Gérone, jamais nommé par Dante, écrit des textes allégoriques pendant les années 70-80 du XIIIe siècle. On a déjà remarqué des similitudes dans l’emploi de l’allégorie entre les pastourelles de Cerverí De Pala a Torosela (BdT 434, 17a) et En mai can per la calor (Bdt 434,6b) et le sonnet de Dante Cavalcando l’altr’ier per un cammino (Vita nuova, IX, 9-12)27. Le couple de sonnets Degno fa voi trovare ogni tesoro (Dante) et sa réponse Cercando di trovar miniera in oro (Cino da Pistoia) révèle par ailleurs l’emprunt des mots à la rime à la pastourelle En mai can per la calor28. Entr’Arago e Navarra jazia (BdT 436,7a) de Cerverí est un sompni (genre défini par un rêve à interpréter) qui aurait pu arriver jusqu’à Dante per l’intermédiaire de Paolo Lanfranchi da Pistoia29. La proximité du cadre symbolique entre la première cobla de l’alba de Cerverí Axi con cel c’anan erra la via (BdT 434,8) et l’incipit de la Commedia a été également relevée depuis longtemps30.

28 Dante doit aux troubadours des dernières générations le cadre herméneutique qui lui permet de les dépasser et d’affirmer sa propre poétique. Si Cerverí est encore un troubadour au service des rois d’Aragon, Dante n’est plus un poète de cour, mais un outsider, dès avant l’exil : dans la Vita nuova, sa démarche est tout autre que celle de Cerverí. Nous retrouvons ici la même posture adoptée dans le De Vulgari Eloquentia et la Commedia. La vida-razon troubadouresque, devenue désormais sentenzia, qui accompagne le premier sonnet de Dante, essaie de dépasser le désir exprimé mais jamais assouvi des troubadours.

29 La vision peut être donc lue comme la recherche du dépassement de la violence du désir : n’oublions pas qu’ici le corps nu tant désiré de l’être aimé dévore un autre corps, celui du poète, réduit à son cœur. Dans cette élévation au sens propre du terme, la parole poétique serait la seule possibilité de trasumanar per verba (Paradis, I, 70-73), « d’aller au-delà des limites de l’humain ». Dante est déjà à la recherche d’une transcendance qui soit avant tout poétique, un chemin de connaissance qui intègre et qui dépasse sans la renier l’expérience érotique.

30 Nous sommes aux portes de la poétique de la Commedia. C’est ainsi qu’à la maravigliosa visione fait suite à la fin de la Vita nuova une autre vision, cette fois-ci mirabile, qui contient déjà le projet futur. Appresso questo sonetto apparve a me una mirabile visione, ne la quale io vidi cose che mi fecero proporre di non dire più di questa benedetta, infino a tanto che io potesse più degnamente trattare di lei. E di venire a ciò io studio quanto posso, si com’ella sa veracemente ; sí che, se piacere sarà di colui a cui tutte le cose vivono, che la mia vita duri per alquanti anni, io spero di dir di lei quello che mai non fue detto d’alcuna. E poi piaccia a colui che è Sire de la cortesia, che la mia anima sen possa gire a vedere la gloria de la sua donna, cioé di quella benedetta Beatrice, la quale gloriosamente mira ne la faccia di colui qui est per omnia secula benedictus31. [(Après ce sonnet m’apparut une merveilleuse vision, où je vis des choses qui me firent me proposer de ne plus rien dire de cette bienheureuse, jusqu’au jour où je pourrai plus dignement traiter d’elle. Je m’efforce d’y parvenir autant que je le puis, comme elle le sait véritablement. De sorte que, s’il plaît à celui pour qui vivent toutes choses, que ma vie dure quelques années encore, j’espère dire d’elle ce que jamais l’on n’a dit d’aucune. Plaise ensuite à celui qui est seigneur de courtoisie, que mon âme puisse s’en aller voir la gloire de ma dame, c’est-à-dire de cette bienheureuse Béatrice, qui glorieusement admire en face celui qui est béni à travers tous les siècles32.)

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31 À partir de la Vita nuova nous pouvons donc constater que Dante relit la poésie d’oc avec les instruments interprétatifs que cette même tradition a produits dans sa dernière phase d’élaboration. La Catalogne de Cerverí semblerait jouer ici un rôle fondamental. Ce n’est donc pas un hasard si la relecture de Dante a pour support la razon du troubadour catalan Guillem de Cabestang. Dans le groupe des chansonniers ayant transmis le corpus des troubadours à la Toscane, le chansonnier P, est le seul à relater la célèbre histoire du cœur mangé33.

NOTES

1. Nous entendons ici par « troubadours » les poètes qui écrivent en occitan à l’époque médiévale, quelle que soit leur origine géographique. 2. Nous citons le texte à partir de sa toute dernière édition : « Vita nuova » a cura di Donato PIROVANO, in Opere di Dante, tomo I, Vita nuova. Rime, a cura di Donato PIROVANO et Marco GRIMALDI, Rome, 2015, XXV, 4, p. 209-210. Cette édition reprend en grande partie le texte classique de Michele Barbi (Dante ALIGHIERI, La Vita Nuova, edizione critica per cura di Michele barbi, Florence, 19322) qui avait reconstitué les rapports généalogiques entre les 48 témoins manuscrits du texte. À la différence de Barbi, le nouvel éditeur adopte la graphie du seul manuscrit K (Bibliothèque apostolique vaticane, Chig. LVIII 305) : voir la « Nota al testo », op. cit., p. 37-75. 3. La vie nouvelle, Dante Œuvres complètes, traduction nouvelle revue et corrigée sous la direction de Christian BEC, Paris, 1996, p. 62-63. Voir aussi Vie nouvelle, a cura di J.-Ch. Vegliante, Paris, 2011. 4. Marieke VAN ACKER, « La transition latin/langues romanes et la notion de diglossie », Zeitschrift für romanische philologie, 2010, band 126, heft 1, Göttingen, p. 1-38. 5. Stefano ASPERTI, Bibliografia elettronica dei trovatori : www.BEdT.it. 6. Guiraut Riquier. Las cansos, kritischer Text und kommentar von Ulrich Mölk, Heidelberg 1962 et Il « Libre » di Guiraut de Riquier secondo il codice 22543 (R) della Nazionale di Parigi con la varia lectio dell’856 (C), Turin, 1980 ; Joseph LINSKILL, Les épîtres de Guiraut Riquier troubadour du XIIIe siècle, édition critique avec traduction et notes, Liège 1985 ; Joan COROMINAS, Cerverí de Girona, lirica, I-II, Barcelona, 1988 ; Miriam CABRÉ, Cerverí de Girona : un trobador al servei de Pere el gran, Universitat de Barcelona e Universitat de les Illes Balears (Col·lecció Blaquerna, 7), Barcelona, Palma 2011. 7. Giulio BERTONI, I Trovatori d’Italia, biografie, testi, traduzioni e note, Modena 1915. 8. Stefano ASPERTI, Carlo d’Angiò e i trovatori. Componenti provenzali e angioine nella lirica trobadorica, Ravenne 1995. Voir aussi le site L’Italia dei trovatori. Repertorio dei componimenti trobadorici relativi alla storia d’Italia : www.idt.unina.it/ projet dirigé par Paolo DI LUCA qui élargit considérablement le corpus établi par Vincenzo DI BARTHOLOMAEIS, Poesie provenzali storiche relative all’Italia, 1931, Istituto storico italiano, Roma. 9. Vita nuova, op. cit., I,1, p. 77-78. 10. La Vie nouvelle, op. cit., p. 27. 11. Manuele GRAGNOLATI, « Authorship and performance in Dante’s Vita Nova », in Aspects of the performative in medieval culture, edited by Manuele Gragnolati and Jürgen Trabant, 2010, Oxford, p. 1-14. 12. Stefano RESCONI, « La Lirica trobadorica nella Toscana del Duecento : canali e forme della diffusione », Carte romanze 2/2, 2014, p. 269-300. Les chansonniers cités sont : F (Città del

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Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, Chigiano L IV 106), J (Firenze, Biblioteca Nazionale Centrale, Conventi Soppressi F IV 776) ; P (Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, Pluteo 41.42) ; U (Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, Pluteo 41.42) ; V2 (Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, Str. App. 11 =278 ; a1 Firenze, Biblioteca Riccardiana, 2814 ; a2 Modena, Biblioteca Estense e Universitaria, Càmpori γ.N.8. 4, 11,12,13) ; c (Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, Pluteo 90 inf., 26). Voir aussi idem, Il Canzoniere U. Fonti, canone, stratigrafia linguistica, Corpus des troubadours, union académique internationale. Institut d’estudis catalans, 2014 Firenze. 13. Au Moyen Âge, le prosimètre, dont les origines sont lointaines (Satires ménippées de Varron puis Satiricon de Pétrone et Apoloquintose de Sénèque), a pour modèle La Consolation de la philosophie de Boèce. Si cette œuvre opère la conjonction entre la forme en question et l’énonciation autobiographique, qu’on retrouve dans la Vita nuova, on peut aussi noter que le troubadour Raimbaut d’Aurenga avait introduit, à la fin du XIIe siècle, le prosimètre dans la poésie lyrique d’oc avec Escotatz, mas no sai que s’es (BdT 389, 28). 14. Vita nuova, op. cit., III, 3-6, p. 88-90. 15. La Vie nouvelle, op. cit., p. 29. 16. Stith THOMPSON, Motif Index of folk literature, Indiana University Press, Bloomington 1956 : « Q478.1. The Eaten Heart. Adulteress is caused unwittingly to eat her lovers’heart (Sometimes other parts of the body) ». La bibliographie sur ce thème est immense : voir Luciano ROSSI, « Il cuore, mistico pasto d’amore : dal Lai Guirun al Decameron », in Studi provenzali e francesi 82, « Romanica Vulgaria», Quaderni, 6, 1983, p. 28-128 ; Jean-Jacques VINCENSINI, « Figures de l’imaginaires et figures du discours. Le motif du cœur », Le ‘Cuer’ au Moyen Âge, Réalité et Senefiance, Centre universitaire d’études et de recherches médiévales d’Aix, 1991, p. 439-459 ; Mariella DI MAIO, Il cuore mangiato. Storia di un tema letterario dal medioevo all’Ottocento, Milano 1996. 17. Pour les rapports entre les versions de la vida-razon de Guillem de Cabestang, voir Arthur LÅNGFORS, Les Chansons de Guilhem de Cabestang, Paris 1924, p. VII-XV. 18. Sergio BERTELLI, « Nota sul canzoniere provenzale P e sul Martelli 12 », Medioevo e rinascimento, XVIII, n.s., XVI (2004), p. 369-375. 19. Marco GRIMALDI, Allegoria in versi. Un’idea della poesia dei trovatori, Bologna 2012, idem « Come funziona una poesia allegorica », Critica del testo, XV, 1, 2012 et idem « Rime », Opere di Dante, op. cit., passim. 20. Vita nuova, op. cit., III, 7, p. 90. 21. La Vie nouvelle, op. cit., p. 29. 22. Vita nuova, op. cit., III, 9, p. 91. 23. La Vie nouvelle, op. cit., p. 29. 24. Vita nuova, op. cit., III, 14-15, p. 94. 25. La Vie nouvelle, op. cit., III, p. 30. 26. Maria Grazia CAPUSSO, « L’exposition di Guiraut Riquier sulla canzone di Guiraut de Calanson ‘Celeis cui am de cor e de saber’« , Studi mediolatini e volgari, Pisa 1989. 27. COROMINAS, op. cit., p. 159 et p. 178. GRIMALDI, op. cit., 2012, p. 101-107. Gilda CAITI-RUSSO, « Quelques réflexions sur la réception de Cerverí en Italie », sous la direction de Miriam CABRE, Sadurní MARTÍ, Albert ROSSICH, La Réception des troubadours en Catalogne, PAIEO, Tornhout, sous presse. 28. Gilda CAITI-RUSSO, « Dante occitaniste : note en marge d’une édition des troubadours liés aux Malaspina » dans Guy LATRY, Actes du VIIIe Congrès de l’Association Internationale d’Études Occitanes (Bordeaux 12-17 septembre 2005), tome 1, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac 2009, p. 251-263. 29. Marco GRIMALDI, « Entr’Arago e Navarra jazia (BdT 434.7a) », Lecturae tropatorum www.lt.unina.it/Grimaldi-2008.pdf

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30. Francisco OROZ ARIZCUREN, La lirica religiosa en la literatura provenzal antigua, Pamplona 1972, p. 410-413. Idem, « Cerveri de Girona y Dante », Boletin de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona 34 (1971-1972), pp. 275-79. GRUBER Jörn, Die Dialektik des Trobar. Untersuchungen zur Struktur und Entwicklung des occitanischen und französischen Minnesangs des 12. Jahrhunderts, Tübingen, Niemeyer 1983, p. 51-57. 31. Vita nuova, op. cit., XLII, 1-3, p. 287-289. 32. La Vie nouvelle, op. cit., p. 84. 33. Le chansonnier P témoigne de cette conjoncture catalano-toscane : il contient quatre textes dédiés aux marquis Malaspina et Visconti, maisons toscanes ayant des fiefs dans la Sardaigne aragonaise : Nuls hom non deu d’amic ni de senhor (BdT 461,180), Honratz es hom per despendre (BdT 243,038), Senher juge ben aug dir a la gen (BdT 461, 217), Va cobla al juge de Galur (BdT 461,246). À noter également l’échange de coblas entre le comte d’Empúries et Frédéric de Sicile, le texte de Paolo Lanfranchi da Pistoia dont l’incipit dit Valenz senher, rei dels Aragones (BdT 317,001), La doctrina d’Acort de Terramagnino da Pisa, réécriture des Razos de trobar du Catalan Raimon Vidal de Besalu. Asperti op. cit., 1995, p. 187-188, Lucia LAZZERINI, Letteratura medievale in lingua d’oc, Modena 2010, p. 164-165.

AUTEUR

GILDA CAITI-RUSSO

Université Paul-Valéry de Montpellier

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Jaufre Rudel de Blaye à Florence : Dante, Pétrarque, Boccace

Roy Rosenstein

Per Joan Ferrante

1 Le sujet annoncé a de quoi surprendre. Le troubadour de Blaye aurait-il joué un rôle en Italie et surtout à Florence bien avant Barbieri, Corbinelli et autres Italiens occitanistes de la Renaissance, Florentins ou pas, mais beaucoup plus tardifs (Rosenstein 2005, 2006) ? Jaufre Rudel chez les trois couronnes ? Ce sujet d’apparence panoramique semble bien délimité, pour ne pas dire inexistant, à part une référence trop célèbre dans les Trionfi de Pétrarque. La récolte sera forcément maigre, semblerait-t-il : Dante l’ignore, Pétrarque ne connaît que la légende, Boccace se moque de cette légende et n’en tire rien de positif. Voilà les données classiques en la matière devenues des lieux communs. Quid plura ? Le sujet tient-il alors de la provocation ? Sûrement, mais pas seulement. S’est-on embarqué sur une fausse piste, un chemin heideggérien qui ne mène nulle part ? Du tout, c’est ce que nous allons voir.

2 Depuis au moins l’époque de Giovanni Maria Barbieri (Modena, 1519-1574) et d’Étienne Pasquier (Paris, 1529-1615), d’un côté et de l’autre on admet sans conteste que la poésie italienne trouve son origine chez les troubadours, même si le second tire tout son savoir de Nostredame, qui pour sa part ne s’intéressait qu’aux Provençaux (Meharry 1980, 143). Les Italiens font l’éloge de la poésie de Provence et des régions avoisinantes et la complimentent en la prenant pour modèle. Dante en avait dit presque autant dans le De vulgari eloquentia. Mais Pasquier et Barbieri au XVIe siècle connaissaient tous deux soit la légende soit quelques vers de Jaufre Rudel. Était-ce possible déjà au XIVe siècle à Florence ? Un examen chronologique des trois couronnes pourra mettre en évidence un éventuel développement dans leur connaissance – ou leur ignorance – du champion de l’amour de loin.

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Dante

3 On l’a parfois fait remarquer, comme si cela avait quelque chose de surprenant : Jaufre Rudel ne figure pas au panthéon des troubadours nommés expressément par Dante, ni à celui de Peire d’Alvernhe. Jaufre Rudel fait défaut parmi Les Troubadours de Dante dans le livre de Chaytor. Maurice Bowra s’en étonne même en reconnaissant une affinité qui aurait pu les réunir (Bowra 1952, 459). Henri Hauvette, pour sa part, félicite Pétrarque de ne pas avoir oublié Jaufre, que Dante « avait négligé de citer » (Hauvette 1931, 76). On se souvient du débat ouvert par Carl Appel et Adolf Kolsen en 1921 (« Tristan bei Cercamon ? ») qui opposait notamment Cluzel (affirmatif : « Cercamon a connu Tristan ») à Delbouille (négatif : « Cercamon n’a pas connu Tristan »). Ce débat s’est achevé temporairement en 1966 sur la conclusion suivante : « Non, Cercamon n’a pas connu Tristan » (après intervention de Lejeune : références dans éd. Wolf et Rosenstein 1983, 26-27). Alors, Dante a-t-il connu Jaufre ? Cet autre débat n’a jamais été ouvert. Dante a-t-il connu d’autres troubadours que les « docteurs illustres » qu’il invoque dans le De vulgari eloquentia ou qui entrent en scène dans la Commedia ? La question n’a été que soulevée (Russo 2009).

4 La raison en est simple. Les trois manuscrits datés parvenus jusqu’à nous, D, P, V, parmi d’autres sans doute, circulaient du vivant de Dante. Santangelo, dans son étude sur les familles de manuscrits qu’aurait pu connaître Dante, affirme avec insistance que Jaufre Rudel n’y figurait point (Santangelo 1959). En dehors du témoignage d’une participation au genre bien attesté du prosimetrum avec La Vita Nuova, alternant pièces lyriques et commentaires en prose comme les chansonniers italiens, Dante n’a pas forcément connu les vidas ni les razos, contrairement aux affirmations de Bartsch (cité par Santangelo 1959). Dante n’aurait donc pas même connu la légende de la comtesse de Tripoli. D’autres troubadours parmi les plus importants lui sont restés inconnus. Son savoir se limite à une partie de la tradition et reste particulièrement sommaire sur les premières générations. Ce fut le cas aussi pour les grammaires, le Donatz proençals et surtout les Razos de trobar, qui ont été justement largement diffusées en Italie et dont Dante se serait servi pour le De vulgari eloquentia. Mais Raimon Vidal, tout comme Uc Faidit, n’a pas non plus connu l’œuvre attribuée par d’autres manuscrits au Comte de Poitiers ni celle attribuée au Prince de Blaye.

5 Il y a bien une raison à cela : les premières générations de troubadours étaient moins connues avant Nostredame en 1575. Guilhem Joanjòrdi, dans un compte rendu trop enthousiaste du dernier livre sur Jaufre Rudel, se permettait d’affirmer que « nous avons tous entendu parler des poèmes de Jaufre Rudel [vrai] et nous savons tous combien cette poésie fut fondatrice [vrai également], combien elle féconda Dante [c’est faux, ou en tout cas resterait à démontrer]… » (Joanjòrdi 2011). Si l’on se souvient de Jaufre Rudel en tête de la liste des troubadours classiques, et cela depuis Nostredame, ce sont Bertran de Born, Arnaut Daniel, Folquet de Marselha et Giraut de Bornelh que Dante a surtout retenus. Les troubadours que l’on rattache à Dante sont toujours les mêmes : seulement ceux qu’il évoque nommément. Tous les chercheurs s’accordent, de François Pirot à Josep Salvat, de Salvatore Santangelo à Teodolinda Barolini, entre autres (Pirot 1967, Salvat 1969, Santangelo 1959, Barolini 1984). Jaufre Rudel n’y trouve jamais une place, à tort ou à raison, car Dante n’a pas connu Jaufre Rudel, en tout cas pas directement.

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6 Arnaut, donc, mais pas Jaufre. Peut-être Bernart de Ventadorn, pour Chaytor comme pour Anna Ferrari, mais pas nommément (Chaytor 1902, 118-22 ; Ferrari 1988). De fait, Bernart serait peut-être le plus jeune des troubadours connus par Dante. Et qu’en est-il de Jaufre Rudel ? Peu de chance, même s’il fut traduit à côté de Bernart dès le XIIIe siècle (Rosenstein 1995, 337-338).

7 Dernièrement, quelques chercheurs ont pourtant tenté d’établir un rapport entre le plus célèbre des poètes occitans et la première des trois couronnes de Toscane. Ils sont deux à vouloir établir un parallèle entre Dante et Jaufre Rudel sans pourtant proposer que le Florentin ait connu le Blayais. À défaut d’un lien intertextuel explicite qui démontrerait que Dante a connu Jaufre Rudel, ce qui reviendrait à demander qu’il le nomme à côté des autres troubadours qu’il cite textuellement ou individuellement, ces chercheurs nous proposent une étude comparative.

8 Gregory Lucente cherche à démontrer un lien de continuité de Jaufre Rudel à Dante qui se poursuit jusqu’à Michel-Ange (Lucente 1983). Jaufre Rudel associe la présence du désir à l’absence de l’objet qui le provoque, que cet objet soit en chair et en os ou allégorique. Chez Dante le paradoxe amoureux spitzérien – la jouissance de la non- possession – prendra une connotation chrétienne qu’il avait déjà ou n’avait pas encore pour Jaufre. Mais Lucente ne va pas jusqu’à dire que Dante aurait connu Jaufre : il se contente de faire ce rapprochement avant de poursuivre sa démonstration avec le sonnet de Michel-Ange « Vorrei voler », dans lequel il retrouve cette même association du désir à l’absence.

9 Paul Spillinger, pour sa part, ne soutient pas non plus que Dante aurait connu Jaufre Rudel et admet qu’une lecture de celui-ci par celui-là est peu probable (Spillinger 1990). Il tente néanmoins un autre rapprochement, plus subtil et mieux fondé que celui de Lucente. Le principe de la distance, rejeté par Guilhem IX dans « Ab la dolchor », où il opte pour la proximité de son Bon Vezi, sera élevé par Jaufre au rang de valeur essentielle dans « Lancan li jorn », en tant que point de départ de la mémoire et donc de la connaissance. Mais au cœur des préoccupations de Dante, tant dans La Vita Nuova que dans la Commedia, se trouve la plus grande distanciation de toutes, qui éloigne plus encore que l’exil : la mort, celle de Béatrice et des autres. D’après la lettre à Can Grande, « status animarum post mortem » est son domaine de prédilection. Ainsi Dante prend-il son point de départ non pas dans le premier troubadour ni dans l’ensemble de leur œuvre collective, mais chez le poète de l’amour de loin, qu’il n’a pas lu, mais avec qui il partage le sentiment que la séparation est la base de l’œuvre d’un artiste qui doit penser au loin, dans le temps comme dans l’espace.

10 Si, avec Lucente et Spillenger, on admet que Dante aurait estimé Jaufre Rudel – son lyrisme onirique ou son culte d’une dame idéale ou sa légende exemplaire, trois éléments qui forment un ensemble cohérent –, nous ajouterons un parallèle plus étroit encore que ceux de Lucente et Spillenger. Il faut en effet voir dans « Qan lo rius » de Jaufre une allusion oblique à la femme d’Uc Bru à qui la chanson est dédiée. Il s’agit de Sarrazina, décédée peu avant, pleurée par son veuf Uc sur sa tombe à la veille de son départ en croisade, au moment où, entouré de ses cinq fils, il prit le ferme engagement de faire pénitence (Rosenstein 1990). S’il n’était question d’elle, Jaufre aurait dit comme le veut la formule « juzeva, cristiana ni pagana ». Après la perte toute récente de Sarrazina, une femme en chair et en os, Jaufre Rudel félicite son ami Uc de s’orienter – c’est le cas de le dire – vers un autre amour, immortel cette fois, au pays des Sarrasins. En cela Jaufre se rapproche de saint Bernard, qu’il avait entendu haranguer la foule à

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Vézelay avec ses compagnons Uc Bru de Lusignan, Alphonse Jourdan de Toulouse et son fils Bertrand. C’est également saint Bernard en personne qui, tout à la fin de la Commedia, fait passer Dante de Béatrice, autre dame mortelle et décédée, comme Sarrazina, à Marie, la dame idéale, rayonnante, immortelle, céleste (éd. Rosenstein et Leclair 2011, 12-14). Jaufre Rudel, si Dante avait pu le connaître, aurait certainement eu de quoi lui plaire. Le Florentin aurait apprécié le Blayais car les deux poètes se rejoignent dans la poursuite d’un idéal au loin, bien loin d’ici. Dans un sens seulement, Dante l’a connu, sans le savoir, sans le connaître, à travers les disciples de Jaufre Rudel et l’amour idéal que les troubadours des générations suivantes ont chanté en reprenant son exemple.

Pétrarque

11 Tout le monde connaît l’hommage que Pétrarque rendit à Jaufre Rudel dans les Trionfi. En outre, les Rime du dernier troubadour, comme si l’on pouvait impunément voler ce titre à Guiraut Riquier, sont jusqu’à un certain point une prolongation des chansons de troubadours, dont, entre autres, celui de Blaye. On a parfois félicité Pétrarque d’être resté indépendant des Occitans (Tassoni dans Zingarelli 1930, 100), parfois on lui a reproché de leur avoir pris ce qu’il y a de plus froid chez le Toscan (Tiraboschi dans Zingarelli 1930, 134). Qu’en est-il en ce qui concerne Jaufre Rudel, troubadour exemplaire ? Ce n’est pas parce que Jaufre dit : « Eu l’am tan e lei non cal » et Pétrarque « voi no cale » qu’il y a eu contact (Gidel 1857, 164) : « non caler » est un occitanisme qui figure dans la tradition poétique italienne du temps de Dante et donc bien avant Pétrarque (Cecco Angiolieri, 1967, 20).

12 Première constatation : oui, Pétrarque chante évidemment un amour de loin comme les troubadours puisque Laura demeure inaccessible in vita comme in morte, comme l’avait été Béatrice avant elle. Mais la thématique de la séparation de sa dame idéale ne préoccupe pas que Jaufre Rudel, bien évidemment, car elle est bien intégrée dans l’ensemble du corpus des troubadours et de leurs successeurs qui ont tiré parti de l’amour de loin. La connaissance des troubadours, Pétrarque a pu l’acquérir au cours de son séjour à Avignon. Lui seul a séjourné en France. Les deux autres couronnes n’ont peut-être pas même foulé le sol français. Dante n’a jamais fait ses études rue du Fouarre, contrairement à ce que l’on a souvent prétendu en se basant sur une allusion à cette rue dans la Commedia (Par. X.137). Boccace a surtout séjourné à Naples dans sa jeunesse. Mais pour revenir à Pétrarque, sa connaissance des troubadours ne se limite pas au seul Jaufre Rudel, elle est vaste et mal définie : « e molti altri ne vidi », dit-il à la suite de ceux qu’il désigne nommément. « Fra tutti », dans sa présentation des troubadours, Pétrarque n’énumère que les noms des poètes (voir la contribution de Wendy Pfeffer dans cet ouvrage, sur l’ordre de la liste donnée par Dante dans le De vulgari eloquentia), comme s’il ne savait parfois rien de plus que leurs noms, dont il tire un parti maximum : les deux Arnaut, les divers Peire, Folquet, qui était bien de Gênes avant d’être de Marseille, etc. Somme toute, une énumération anthroponymique différente de celles des galeries de Dante ou de Peire d’Alvernhe, car elle est sans portraits. Jusqu’où vont les connaissances de Pétrarque dans ce domaine ? Sont-elles plus larges mais moins profondes ? Il faut reconnaître que les premières études sur Pétrarque et les troubadours (Gidel 1857, Zingarelli 1930, Ferrero 1959, par opposition à Perugi 1985, 1991 ou Pulsoni 1998) se perdent en généralités diverses et

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rapprochements vagues, là où celles qui portent sur Dante se limitent strictement à quelques personnages bien définis, toujours les mêmes, comme Bertran ou Arnaut, Sordel et Folquet dans les trois cantiche de la Commedia. Si l’on constate que Dante ne semble bien connaître que peu de troubadours, force est de remarquer que Pétrarque connaît plus de poètes mais qu’il les connaît moins bien, plus superficiellement peut- être.

13 Est-ce pourtant le cas donc pour Jaufre Rudel, qu’il nomme avec un peu plus de données que certains autres figurant dans la petite bibliographie qu’il donne dans les Trionfi ? Que savait Pétrarque de Jaufre Rudel, au juste ? En citant le cas du troubadour Giaufrè ou Gianfre Rudel « ch’uso la vela el remo/ A cercar la sua morte », qui prit la voile et la rame pour chercher la mort, on a toujours supposé qu’il faisait écho à la vida comme il l’a fait pour les données dont il dispose pour Raimbaut de Vaqueiras, Folquet de Marseille et Guillem de Cabestaing. En sait-il plus que leurs noms et les éléments biographiques, vrais ou faux, fournis par les vidas ? D’où aurait-il donc tiré ces données auxquelles Dante n’avait pas eu accès, ou dont il n’avait pas tenu compte (sauf pour Bertran de Born, puisque la vida est la source principale du personnage tel qu’il est représenté dans la Commedia, comme établi par Gouiran 1985) ?

14 Depuis Carl Appel, personne ne semble avoir tenté d’établir les familles de chansonniers occitans auxquels Pétrarque aurait fait appel, comme Santangelo l’a fait pour Dante. Dans son étude sur Pétrarque et Arnaut Daniel, Appel croit savoir que, pour la chanson « Lasso me », où une canso alors couramment attribuée à Arnaut est citée, Pétrarque aurait eu « sous les yeux » (comme le veut aussi Ferrero 1959, 14) une rédaction proche de celle de notre ms. K (Appel 1924, 215). C’est à peine si Pétrarque cite textuellement quelque autre chanson de troubadour comme Dante l’avait fait mais, connaissant peut-être les vidas de Jaufre Rudel et d’autres, il nomme bien plus de poètes. Naturellement, le ms. K et ses parents proches comme I comportent tous des vidas, y compris la meilleure version (courte) de celle de Jaufre (Rosenstein 2009). Cette vie romancée aurait peut-être été composée en Italie et vraisemblablement par Uc de Saint Circ, pour donner une lecture pseudo-biographique de ses chansons obscures et pour intégrer son amour de loin dans la tradition. En tout cas, la vida a sans doute été écrite, au moins en partie, en s’inspirant directement des chansons qui la suivent, notamment « Lancan li jorn » ou « Qan lo rius ». On a d’ailleurs souvent affirmé que cette vie légendaire a été composée entièrement à partir des chansons, et cela depuis Gaston Paris jusqu’à Don Monson. Ce dernier conclut même que « le biographe n’avait pas besoin de connaître […] une quelconque tradition historique associant Jaufre Rudel à la Deuxième Croisade » (Monson 1985, 46).

15 L’étude des troubadours de Dante reste limitée à une poignée de poètes cantonnés dans les rôles qui leur sont attribués, alors que, chez Pétrarque, la critique a certes voulu établir une bonne connaissance d’Arnaut Daniel en partie héritée de Dante, mais, pour le reste, de vagues notions biographisantes et tirées des vidas que Dante n’aurait pas fréquentées. Si, par esprit de contradiction, nous avons voulu souligner chez Dante non pas des liens mais quelques affinités avec Jaufre Rudel, qu’il n’a pas connu, nous pouvons avec Pétrarque proposer une autre hypothèse : que Pétrarque a mieux connu Jaufre Rudel qu’on ne le dit, car il ne suit pas seulement les vidas ou même les rares chansons qu’il aurait éventuellement pu connaître.

16 Que dit Pétrarque, l’un des premiers à faire allusion au sire de Blaye ? Avant Pétrarque, qui écrit grosso modo au milieu du XIVe siècle, certes après la composition de la vida vers

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le milieu du XIIIe siècle, nous disposons de quelques rares témoignages qui attestent la légende de Jaufre avant la vida. Faut-il croire, comme Umberto Manfredi et d’autres, que les références à Rudel et Cabestaing « derivano da notizie di natura leggendaria contenute nelle biografie » (éd. Manfredi 1947, 8) ? C’était déjà l’opinion de Vellutello et autres commentateurs qui étalent leur connaissance de la légende pour étayer la phrase de Pétrarque. Certaines éditions anciennes des Trionfi se contentent de gloser le passage de Pétrarque en tout et pour tout avec la vida en note (Calcaterra 1927, 53). Ici encore on a peut-être manqué de voir quelque chose d’essentiel, car avec ce passage de Pétrarque il faut parler du « passage » de Jaufre Rudel.

17 Que sait-on au juste de la mort du Jaufre Rudel historique ? Il faut évoquer le précieux témoignage du débat entre Rofian et Izarn. Stefano Cingolani a proposé de faire remonter à la fin du XIIe siècle l’ de Guerau de Cabrera, où le « vers novel/ bon d’En Rudell » est cité comme indispensable au savoir d’un jongleur (Cingolani 1992-1993). Stefano Asperti dans une autre étude a signalé que la tenso Rofian-Izarn est peut-être moins tardive qu’on ne le pensait, peut-être de la même époque ou tout au moins contemporaine des vidas du XIIIe siècle. Asperti avance que la tenso pourrait à la limite dater de la fin du XIIe siècle, contrairement à Blum qui l’avait située après 1240 (Asperti 1995, 51-2 ; Blum 1912). Si le Raimon del Plan nommé dans cette tenso était le même que le Raimon del Planell qui figure chez Bertran de Born, comme le proposait Chambers, alors Paden, suivi par Gérard Gouiran, le trouverait attesté sous le nom de Ramun de Planels en avril 1189 (Gouiran 1985, 787). Dans ce cas, si cette hypothèse était un peu plus convaincante pour les tout derniers chercheurs (Harvey et Paterson 2010, 1147-1153, part. 1153), non seulement les rares allusions se rapporteraient à Jaufre Rudel de son vivant (Rosenstein 1988), comme l’avait fait très certainement Marcabru au milieu du XIIe siècle, mais nous aurions un ou deux précieux documents sur Jaufre Rudel entre sa disparition lors de la croisade en 1149 et la naissance de sa vida un siècle après, vers le milieu du XIIIe. Or, même si elle date du milieu du XIIIe siècle, la tenso Rofian-Izarn nous permet de voir se former la légende autour de l’amour et de la mort de Jaufre (Toury 2001, Gaunt 2006). Rofian parle en effet de « Jaufre Rodell, qe moric al passage », c’est-à-dire en passant la mer, pendant la traversée.

18 Il ne faut pas voir dans les mots de Pétrarque une allusion à la vida, ou pas seulement : si le poète s’accorde ici sur la première partie de son périple selon la vida – « mes se en mar » –, en revanche il s’agit pour Pétrarque de trouver la mort et non de chercher le grand amour. La version de Pétrarque ne confirme ni n’infirme la vida, qu’il aurait probablement connue, mais elle pourrait aussi bien confirmer ce que nous avait appris Rofian avant l’élaboration de la vida ou au même moment, que Jaufre Rudel a bien trouvé la mort qu’il cherchait « al passage », en croisé, comme le dit Rofian : il aurait été DOA, « dead on arrival ». Après tout, c’est à peu de chose près ce que nous dit la vida : qu’il est tombé malade en chemin et qu’il est arrivé à bon port comme mort, « per mort », condamné et mourant, comateux ou inconscient, à l’article de la mort. Seules ont été rajoutées par la vida la raison de son départ en quête d’une dame et les circonstances de sa mort auprès d’elle. Or ces éléments romanesques, contrairement à ce que l’on a l’habitude de dire, ne sont pas explicitement présents chez Pétrarque. Celui-ci le dit parti chercher la mort qu’il a bien trouvée et non pas la dame qui aurait été ajoutée après coup. Il figure à côté de Cabestaing, avec qui sa légende est souvent associée et comparée (Rieger 2005). Dans l’énumération de Pétrarque, Jaufre figure donc parmi les malheureux en amour (Zingarelli 1930, 106). Il n’aurait pas été placé là si Pétrarque l’avait imaginé « finir » heureux dans les bras de sa bien-aimée : cela eût été

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le grand rêve de tout troubadour, même si « finir » dans ce cas signifie surtout la Mort tout court plutôt que la petite mort ! Si le malheureux Cabestaing a été tué par un mari jaloux et son cœur mangé par sa Dame, même si elle a eu un excellent appétit et a trouvé ce mets si savoureux que jamais elle ne voudrait en manger d’autre, cela n’apporte aucune satisfaction posthume à Cabestaing, qui n’en saura rien. Pour Pétrarque alors, contrairement à la vida, Jaufre Rudel, autre malheureux en amour, est sans doute mort « al passage » sans jamais avoir rejoint l’amour qui lui restera définitivement inaccessible, au loin, comme l’indique sa qualification, « de lonh ».

19 La fin légendaire du troubadour d’après la vida n’est donc pas confirmée par Pétrarque : c’est plutôt une possible vérité historique sur la mort du troubadour en route, due au choléra, à la peste ou une autre maladie, comme ce fut le destin des croisés qui, pour la plupart, ne sont pas tombés sous des glaives sarrasins. Ce fut également le cas, par exemple, du Chastelain de Coucy, comme l’affirme Villehardouin, ce trouvère mort en mer pendant la Quatrième croisade. Il a fallu attendre le XXe siècle pour que la majorité des victimes de guerre soient des combattants morts au front. Non, Jaufre n’est pas mort en victime poétique de l’amour, pas plus que de la guerre, mais de mort naturelle… et prosaïque. Raison de plus pour que ses mystérieuses chansons d’amour aient dû attendre la trouvaille d’un Uc de Saint Circ ou d’un autre biographe génial pour intégrer l’histoire véridique de sa disparition « al passage » en croisade à une histoire d’amour, comme pour le Chastelain de Coucy, en quête de cet amour de loin qu’il chanta si obscurément. C’est la vida et non Pétrarque qui le fait partir à la recherche de l’amour au lieu de la mort qu’il trouvera, mais d’après la vida seulement, dans les bras de sa dame, qui, pour sa part, mettra fin à sa vie en renonçant au siècle pour faire de leur couple un Tristan et Iseut occitan.

20 Il est même permis de se demander si Pétrarque ne prend pas position dans le débat qui opposa, au plus tard vers la même époque que les vidas, Rofian et Izarn. Ce dernier affirme que Jaufre Rudel n’aurait jamais entrepris son voyage s’il avait su qu’il allait trouver la mort. Or Pétrarque affirme précisément que c’est ce qu’il était parti chercher (traduction, 1553-1556, Lord Morley 1971, 104 : « Geffray Rudell that sought his death (Alasse !) / Upon the water as he hym selfe dyd passe »).

Boccace

21 Récapitulons par souci pédagogique. Dante n’a pas connu Jaufre Rudel ni même sa vida, mais il aurait eu en commun avec lui un départ au loin à la recherche de la dame de ses rêves. Dante ira plus loin encore, jusqu’à l’autre monde, pour rejoindre une donna angelicata qui incarnera pour lui la Grâce. Pétrarque, s’il a connu la légende, opte plutôt pour le personnage historique dont il sait quelque chose et peut-être même plus que nous. Quant à Boccace, il aurait connu ne serait-ce que la destinée poétique et légendaire de Jaufre Rudel, mais il n’en a rien tiré de positif… à ce que l’on dit. Si les chercheurs ont à peine songé à établir un rapport entre Boccace et Jaufre, par esprit de contradiction nous allons justement nous y risquer.

22 Après avoir cité ses troubadours dans le De vulgari eloquentia, Dante a intégré comme personnages de la Commedia les quelques troubadours qu’il connaît suffisamment ; Pétrarque élargit le catalogue de Dante sans s’engager à faire des tableaux comme son prédécesseur. Boccace, qui a peut-être aussi bien si ce n’est mieux connu les troubadours, encore une génération plus tard, semble tourner la page et leur tourner le

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dos. Quand Viscardi a abordé La poesia trobadorica e l’Italia, il a consacré un court chapitre à Dante, un autre à Pétrarque, puis il a passé Boccace sous silence (Viscardi 1948, 32-35). Certes, il y a bien une histoire de cœur mangé dans Le Décaméron, dont un certain « Guglielmo Guardastagno » est victime, mais de Jaufre Rudel, son compagnon dans les annales de l’amour courtois, nulle nouvelle, semble-t-il, contrairement à ce que nous venons de voir avec Pétrarque. Marguerite de Navarre dans son Heptaméron, en partie moulé sur la traduction du Décaméron qu’elle avait commandée à Antoine le Maçon, reprend bien la légende d’un certain gentilhomme « provençal » qui ressemble à Jaufre Rudel. De même, dans le Palace of Pleasure de William Painter, essentiellement basé sur le Décaméron, nous retrouvons un peu du légendaire Jaufre Rudel sans qu’il soit nommé. Alors que chez Boccace, qui a inspiré aussi bien Marguerite de Navarre que William Painter, il n’y en aurait aucune trace ? Là encore il faut rouvrir le dossier.

23 Le lien entre Boccace et Jaufre Rudel a été peu commenté. Pourtant une intertextualité reste à établir entre, d’un côté, le poète de l’amour de loin et sa vida, et de l’autre, les contes du Décaméron. Aux dires de la critique, la quasi-totalité des contes du Décaméron proviendrait des fabliaux. Si ce genre est étendu à l’échelle internationale, la part occitane n’est pas négligeable. Marcel Carrières, entre autres, avait cité les vidas (Carrières 1955, 30) en s’appuyant principalement sur le cas de Cabestaing, « selon les Provençaux » affirme Boccace (4e journée, 9e conte).

24 Le problème ici est plus complexe : Boccace n’ignore sans doute pas Jaufre Rudel comme ce fut le cas de Dante, mais il ne le nomme pas non plus comme Pétrarque. Si présence il y a, elle sera plus diffuse et plus discrète. C’est un peu notre situation devant le rôle de Boccace dans le développement de Chaucer : la Teseida, le Filostrato, le Filocolo, le De casibus ont tous joué un rôle dans la composition de certains textes de Chaucer (Koff and Schilgen 2000, 7). Mais comment situer le rôle du Décaméron pour Chaucer, mis à part le cas particulier de Griselda qui deviendra « patient Grisel » dans la grande tradition anglaise ? Certes, l’œuvre de Boccace a été indispensable au développement de Chaucer comme à celui de Cervantès. Mais la dette de Cervantès envers le Décaméron saute aux yeux du lecteur de Don Quichotte alors qu’en ce qui concerne Chaucer, cette présence est plus délicate à discerner.

25 Où donc rechercher Jaufre Rudel chez Boccace ? On peut évidemment relever l’amour de Criseida dans le Filostrato de Boccace, comme plus tard dans le Troilus and Criseyde de Chaucer, une passion entièrement conçue à partir des rapports non pas qu’elle a eus avec Troilo mais de ce qu’elle a entendu sur son compte : son caractère, sa beauté et sans doute surtout son amour pour elle. Les quelques critiques qui ont abordé la présence de Jaufre Rudel dans le Décaméron l’ont toujours fait à partir du septième conte de la septième journée : « E quivi dimorando [al servigio del re di Francia], avvenne che certi cavalieri, li quali tornati erano dal Sepolcro, sopravvenendo ad un ragionamento di giovani, nel quale Lodovico era, e udendogli fra sé ragionare delle belle donne di Francia e d’Inghilterra e d’altre parte del mondo, cominciò l’un di loro a dir che per certo di quanto mondo egli aveva cerco e di quante donne vedute aveva mai, una simigliante alla moglie d’… » (Boccaccio 1985, 716)

26 Ici Lodovico, fils de commerçants florentins pourtant élevé comme gentilhomme à la cour de France, entend parler des chevaliers au retour de la Terre Sainte qui vantent la beauté, unique dans le monde entier, d’une certaine dame… à Bologne, pas même Boulogne en France, mais Bologna en Italie. Dès cet instant, on reconnaît non seulement une mise en scène qui doit tout à la vida de Jaufre Rudel, que Boccace a donc

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connue, mais aussi et surtout une intention parodique évidente car l’amour de loin n’est pas une belle d’outremer, d’où reviennent les croisés, mais une Bolognaise bien de chez eux. Ce sera sans surprise que Lodovico, pris d’un amour obsessionnel, annonce à son père qu’il part en Terre Sainte alors qu’il se rend en réalité à Bologne pour voir la dame de ses rêves. Arrivé là-bas, ému par les charmes maintenant bien visibles à ses yeux et les propos envoûtants de la bouche même de la dame, il la séduit par ses paroles, avec sa pleine complicité. Son mari en ressortira « cocu, battu et content » comme dans le fabliau « La bourgeoise d’Orléans ». Ce fabliau est si répandu que notre contemporain Marcel Jouhandeau, grand lecteur des textes du Moyen Âge, l’a revisité dans un conte remarquable qui s’intitule « Cocu, pendu et content » (Rosenstein 2008, 295-96). Ici la vida idéaliste se réécrit comme fabliau et l’amour devient infidélité. Guido Almansi, Michelangelo Picone et Giuseppe Mazzotta ont étudié le conte de Boccace en rapport avec le fabliau et tous trois ont bien relevé indépendamment et inévitablement la référence parodique à Jaufre Rudel, qui représente pour tout le Moyen Âge l’exemple classique de l’amour né des descriptions par une tierce personne (voir également le regretté Scaglione 1963, 181 ; les diverses sources dont le fabliau sont signalées par Lee 1972 et Branca 1981). Boccace y prend Jaufre Rudel et sa légende comme cibles de sa moquerie : non seulement la dame la plus parfaite au monde se trouve chez eux et non pas au loin en Terre Sainte, mais elle-même est loin d’être une sainte, vu l’accueil qu’elle ménage au jeune amant et sa façon de tromper son mari, sans compter qu’elle fait battre celui-ci à mort pour avoir osé songer qu’elle pouvait le trahir.

27 Or le souvenir de Jaufre Rudel se retrouve encore ailleurs dans le Décaméron et plus discrètement, car il apparaît non pas dans un conte mais dans les discussions qui parfois les entourent, ce qui explique peut-être pourquoi elle a échappé à la vigilance des critiques (Almansi 1975, Picone 1981 Mazzotta 1986). Revenons à la quatrième journée ou l’on ne voit d’occitan que l’histoire du malheureux Cabestaing. Dans la même journée unique, qui a pour thème les amours qui font des malheureux, la présence de Jaufre Rudel reste à démontrer. Il s’agit du quatrième conte, qui n’a suscité pratiquement aucun commentaire ; il est raconté par la très jeune Elissa, qui le présente ainsi : « Piacevoli donne, assai son coloro che credono Amor solamente dagli occhi acceso le sue saette mandare, coloro schernendo che tener vogliono che alcuno per udita si possa innamorare ; li quali essere ingannati assai manifestamente apparirà in una novella la qual dire intendo ; nella quale non solamente ciò la fama, senza aversi veduto giammai, avere operato vedrete, ma ciascuno a misera morte aver condotto vi fia manifesto ». (Boccaccio 1958, 464)

28 Cette prise de position, par celle qui est probablement la plus jeune, la plus pure et surtout la plus passionnée de la brigata, est non seulement un éloquent hommage au pouvoir de la légende de Jaufre Rudel sur une jeune personne, mais atteste en même temps sa puissance même pour Boccace, contrairement à ce que l’on pourrait penser devant le traitement du même thème de l’amour par ouï-dire dans la nouvelle qui reprend le fabliau de « La bourgeoise d’Orléans ». Dans cette seule quatrième journée, qui prend pour sujet les malheureux en amour, ni Boccace ni les neuf autres participants ne se permettent de se moquer de l’idéalisme d’Elissa et de ses personnages bafoués par le destin (« thwarted by fate », Ferrante 1965, 222).

29 Il s’agit ici d’un amour par ouï-dire où Gerbino, prince de Palerme, pris de passion pour une princesse de Tunis qu’il n’a jamais vue, part en guerre se battre pour sauver celle qu’il aime : elle est tuée, il tue ses agresseurs, et sera lui-même tué pour son

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intervention. Ils meurent dans le malheur et non pas dans les bras l’un de l’autre, séparément, « au loin », comme ils se sont connus. Gerbino la voit mourir – curieusement aux mains des « Sarrasins » du roi de Grenade – comme la comtesse voit Jaufre retrouver son souffle pour le perdre à tout jamais. Mais Gerbino voit sa princesse mourir de loin, devant ses yeux et non dans ses bras comme la comtesse son prince de Blaye. Puis, avant de mourir lui aussi, Gerbino se charge de la faire honorablement enterrer – comme « ella lo fetz honradamentz sepeillir », disait la vida des funérailles de Jaufre Rudel célébrées par la comtesse de Tripoli. Il existe même une réminiscence verbale possible : « onorevolmente il fé sepellire » (Boccaccio 1958, 469). Certes, les circonstances sont bien différentes et les rôles inversés : chose rare, la demoiselle précède son soupirant dans la mort. Mais l’histoire est bel et bien celle d’un amour réciproque par ouï-dire, comme dans la vida. Y sont présentés les sentiments forts d’un amoureux de loin qui s’engage corps et âme par passion et se sacrifie pour elle. L’histoire de Jaufre Rudel n’est pas évoquée, seulement sa manière de tomber amoureux avec ses sentiments sincères et sa triste fin. C’est un témoignage discret en faveur de l’amour de loin, dont nous avons déjà établi la connaissance par Boccace, mais qui, ici, au lieu de détourner l’histoire en fabliau, élève un monument non seulement à deux victimes de l’amour mais à l’amour par ouï-dire rendu célèbre dans toute l’Europe par la légende qui s’est attachée au nom de Jaufre Rudel.

30 Il s’agit certes de deux amants qui souffrent le martyre. L’intérêt, comme avec Criseida, repose sur le fait que ce soit encore une femme qui tombe amoureuse par ouï-dire. Par ailleurs, cet amour par ouï-dire sera mutuel, exactement comme dans la vida de Jaufre Rudel, où tout est strictement parallèle : le troubadour puis la comtesse entendent parler l’un de l’autre par un intermédiaire, lui au début de l’histoire, elle plus tard ; Jaufre prend la mer pour retrouver celle qu’il aime, de même qu’elle vient à sa rencontre alors qu’il est mourant ; il meurt pour son grand amour et pour lui elle renonce à la vie séculière en prenant le voile (Rosenstein 2009). Les deux amants de Boccace trouvent la mort aussi, l’un pour l’autre, mais séparément. Boccace met dans la bouche de la jeune Elissa la plus pure transposition d’un amour réciproque par ouï-dire, parfaitement équilibré – peut-être de ce fait trop parfait – et condamné par le destin comme celui de Jaufre Rudel. Tristan et Iseut ont bien connu l’amour avant de mourir enlacés. Le Jaufre Rudel légendaire n’a connu qu’un baiser d’adieu. Les plus purs amants de Boccace se sont aimés sur la réputation et la valeur de l’autre, se sont regardés un instant vivants mais de loin, puis sont morts plutôt que de contrarier leur amour sans espoir : comme le dit Boccace par la bouche d’Elissa, « senza alcun frutto del loro amore aver sentito » (Boccaccio 1958, 470). Pour Boccace, c’est là un témoignage en faveur du pouvoir de l’amour : s’il ne peut vaincre tout obstacle, Gerbino meurt volontiers à l’essai pour rectifier l’erreur d’un père qui donne sa fille en mariage à un étranger qu’elle n’aime point. D’autres, comme Turberville plus tard, n’y verront qu’un problème de droit familial ou international (Wright 1957, 150), mais pour Boccace comme pour celle qui raconte l’histoire, l’amour est roi et n’accepte pas de se soumettre aux contraintes parentales ni à l’injustice. Ce sont deux jeunes amants passionnés, comme Elissa elle-même, et Boccace semble leur donner son plein accord. Faut-il rappeler que c’est le même Boccace qui, selon Almansi, Picone et Mazzotta, tourne en dérision la belle histoire d’amour de la vida dans VII, 7 ? Comme toujours avec Boccace dans le Décaméron, de Cepperello (I, 1) à Griselda (X, 10), les infinies variations et contradictions de la conduite humaine foisonnent. Mais loin de nous l’idée que Boccace se moque éperdument de la légende de Jaufre Rudel pour avoir également

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signé le conte de la bourgeoise d’Orléans raconté par Filomena pendant la septième journée. Remarquons d’ailleurs que c’est la même Filomena qui prend la parole après Elissa pendant la quatrième journée. Filomena peut cependant se mettre à narrer son histoire seulement après s’être ressaisie : même Filomena, celle qui racontera la bourgeoise d’Orléans, doit calmer avec un grand soupir sa compassion devant l’émouvante histoire que vient de conclure Elissa.

31 Nous avons voulu révéler les diverses manières par lesquelles les tre corone rendraient hommage à un seul et même troubadour exemplaire. Si Dante pouvait ne pas connaître Jaufre Rudel, ni la légende de sa disparition ni le concept de l’amour de loin, il l’aurait sûrement respecté pour sa quête de la dame idéale au loin et même au-delà. Pétrarque, qui connaît l’existence et surtout la mort du troubadour de Blaye, nous apprend peut- être en passant un élément biographique que nous-mêmes ne savions pas, et ceci sans s’engager face à la légende ni au concept qui définissent Jaufre Rudel pour nous. Boccace, qui connaît bien la légende de Jaufre Rudel, contrairement à Dante, ne fait aucune allusion explicite au troubadour, contrairement à Pétrarque. Mais Boccace a bien intégré à la fois légende (VII, 7) et concept (IV, 4) dans son Décaméron. Ce Jaufre Rudel, ignoré par Dante, puis connu de Pétrarque, nous le voyons enfin ni inconnu ni cité mais assimilé par Boccace, qui peut tordre le cou à la légende mais aussi re- présenter le concept avec le plus grand respect pour son amour par ouï-dire et les principes de loyauté et de souffrance partagés par un couple ses vezer : senza aversi veduto giammai (Boccaccio 1958, 464).

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AUTEUR

ROY ROSENSTEIN

The American University of Paris

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Quelques remarques sur les traductions du Donat proensal dans le ms. D 465 inf. de la Bibliothèque Ambrosiana de Milan

Paolo Gresti

1 Gian Vincenzo Pinelli, né à Naples en 1535, quoique Génois d’origine, arrive en 1558 à Padoue où il reste jusqu’à sa mort, en 1601. Il n’a rien écrit, mais c’était un grand érudit et possédait une des plus riches bibliothèques du XVIe siècle : « perhaps the best private library in Italy in the second half of the sixteenth century » (Grendler 1980, 380). D’après un catalogue manuscrit de 1604 (Biblioteca Nazionale Marciana, Manoscritti italiani, Classe X.61), cette bibliothèque comptait 6 428 livres imprimés et 738 manuscrits ; en 1609 (Biblioteca Ambrosiana B 311 sussi-dio), il y avait 5 400 imprimés et 830 manuscrits, dont 576 en latin et en langue vulgaire, et 254 en grec.

2 Après la mort de l’érudit, Cosmo, son neveu, a hérité de sa bibliothèque ; après la mort prématurée de Cosmo, les livres et les manuscrits de Pinelli – ou plus exactement ce qu’il en restait – furent achetés par le cardinal Federigo Borromeo ; c’est pourquoi la bibliothèque de Gian Vincenzo Pinelli se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque Ambrosiana, à Milan.

3 Le monument le plus important qui témoigne de l’intérêt de l’érudit italien pour la littérature en langue d’oc est sans doute le ms. D 465 inferior. Pour ce qui concerne la littérature proven-çale, on trouve, par exemple, dans ce manuscrit hétéroclite, une copie du chansonnier Fb (lui-même copie partielle du chanson-nier provençal F), une copie des vidas tirée du chansonnier provençal K, et également des chansons tirées du même manuscrit, etc1.

4 Le manuscrit D 465 inf. est l’un des témoins de la version originale en langue d’oc du Donat : le texte se trouve aux folios 309r-320r ; les quatre autres manuscrits qui ont transmis le traité sont : A (Florence, Bibliothèque Laurenziana, Aedilium 187, XIII e

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siècle), B (Florence, Bibliothèque Laurenziana, XLI.42 : chansonnier provençal P, XIVe siècle, voir Noto 2003), C (Florence, Bibliothèque Riccardiana, 2814 : chansonnier provençal a, XVIe siècle), L (New York, Pierpont Morgan Library, ms. 831, XIII e-XIVe siècle). Pour son édition du Donat John M. Marshall a suivi le témoin A.

5 Aux folios 245r-257r du manuscrit ambrosien on trouve la première traduction en italien du Donat proensal (d1) ; au folio 327r débute la deuxième traduction (d2), qui se termine au folio 334v. Il faut souligner que, dans ce cas particulier, première et deuxième n’ont qu’une valeur topographique, parce qu’on ignore tout de la date de composition des deux traductions, bien qu’il soit très probable que la première soit également la plus ancienne. En tout cas, les deux traductions ne sont pas identiques : d2 est plus courte que d1, parce que la liste des verbes en est complètement absente. J’ai déjà tenté de tracer grosso modo les lignes de l’histoire de cette traduction et je ne veux pas me répéter (Gresti 2004, 217-27) : j’ai repris le dossier après de nombreuses années et, aujourd’hui, je voudrais plutôt parler des problèmes liés à l’édition du texte ou, plus précisément, des textes.

6 Tout le monde sait que, pendant le XVIe siècle en Italie, on a porté un intérêt considérable à la lyrique des troubadours et aux chansonniers qui l’ont transmise : un intérêt soit historique-érudit, soit linguistique, soit poétique. Nous savons que beaucoup de manuscrits troubadouresques ont été confectionnés en Italie, surtout du nord, à partir de la moitié du XIIIe siècle et jusqu’au XVIe siècle ; et nous savons également que les érudits (Bembo, Colocci, Castelvetro, Barbieri, Varchi, pour ne citer que les plus fameux) cherchaient, achetaient, transcrivaient ou faisaient trans-crire par des copistes ces chansonniers. Dans ce climat, il n’est pas du tout étonnant qu’on ait pensé à traduire de l’occitan en italien la grammaire la plus importante de la langue des troubadours : cela permettait aux érudits italiens de mieux comprendre les textes des troubadours, qu’ils lisaient (ou qu’ils s’efforçaient de lire) dans la langue originelle ; on n’oubliera pas que le Donat lui-même a été probablement composé en Italie. L’étude de ces traductions pourrait donc nous permettre de jeter un peu plus de lumière sur cette période, fascinante et riche d’intrications, de l’histoire de la fortune de la lyrique troubadouresque. Mais qui est le responsable de ces traductions ? On a avancé les noms de Lodovico Castelvetro et de Giovanni Maria Barbieri (Gresti 2004, 224), deux des plus importants connaisseurs de la langue et de la poésie des troubadours en Italie du XVIe siècle. Je ne peux pas entrer ici dans les détails, mais nous savons que les deux savants ont rédigé une traduction du Donat : Lodovico Barbieri, fils de Giovanni Maria, et Lodovico Castelvetro junior, neveu du Lodo-vico plus fameux, nous l’attestent. Nous ne pouvons pas fournir de preuves pour affirmer qu’au moins une des deux traductions transmises par le manuscrit ambrosien est celle de Castelvetro-Barbieri, mais il y a un détail que personne n’a jamais remarqué, je crois, et qui est peut-être révélateur : quand l’auteur du Donat parle des pronoms, il écrit (édition Marshall 1969, lignes 215-219 ; § 10 de mon édition inédite) : Pronomen es aici apelatz quar es en loc de propri nome pausatz, e demostra certa persona […]. E per zo es ditz “pausatz en loc de propri nome”, que, si eu dic eu sui vengutz, no mi besogna dir eu Jacme sui vengutz ; eu vei que tu es vengutz, no.m besogna dir eu vei que tu Peire es vengutz ; s’eu dic aicel es vengutz e .l mostri ab la man o ab l’oilh, no.m besogna dir Joans es venguth.

7 Dans la version de D (f. 311v), la phrase eu Jacme sui vengutz manque, probablement pour un saut du même au même (avec l’es vengutz suivant) ; dans d1 (f. 248r), nous avons eu Uc sui vengutz (comme dans L : « eo Ugo soi venguz »), tandis que dans d2 (f. 329r),

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nous avons eu Ioans sui vengutz2. D’après Marshall, la lecture du deuxième traducteur pourrait s’expliquer comme une conjecture intelligente (mais pourquoi Ioans ?), ou bien par la consultation de d1 (cf. Marshall, p. 38). Il se peut qu’ici Ioans soit une erreur d’anticipation (Joans es venguth), mais il est également possible de donner une autre explication : d1 avec Uc transcrit le nom que le traducteur trouve dans l’archétype δ (il s’agirait d’Uc Faidit, l’auteur présumé du Donat), tandis que le traducteur de d2 « personnalise » sa traduction en utilisant son propre nom : Ioans, c’est-à-dire Giovanni (Maria Barbieri ?). C’est seulement un indice, et très faible de surcroît, mais il faut au moins se demander pourquoi il y a ce changement de nom à l’endroit précis où l’auteur dit eu.

8 Les rapports entre d1, d2 et D sont complexes ; Santorre Debenedetti a établi, et il avait parfaitement raison, que les traductions italiennes sont étroitement liées à la version originale qui se trouve dans le manuscrit de l’Ambrosiana : le (ou plutôt les) traducteur(s) du texte occitan avai(en)t sous les yeux cet exemplaire du Donat ; plus précisément, on peut affirmer que l’auteur de la deuxième traduction travaillait sur l’original D, parce que, à un certain moment, après la section où l’on parle des participes (§ 74 de mon édition, après la ligne 1507 de l’édition de Marshall), il y a l’annotation suivante : « Qui parla defettivo, perché vi sono altre desinentie di participi come appare a carte 8 » ; en effet, au folio 8rv du fascicule qui contient l’original D, on parle du preterit plus que perfeit, et l’auteur donne beaucoup d’exemples de participes passés. Debenedetti ajoute : « chi compose la seconda redazione ebbe innanzi la precedente, e intese semplicemente di copiarla, migliorandola per ciò che concerne la lingua […]. Le due versioni si riducono pertanto ad una sola originaria » (Debenedetti 1995, 81-82). Sur ce point, je ne suis pas d’accord, parce que le traducteur de d2 semble mieux comprendre la langue originelle : il arrive plusieurs fois, par exemple, que l’occitan el soit traduit erronément par il par le premier traducteur et, justement, par nel par le deuxième traducteur. Dans quelques cas, le traducteur de d2 donne des explications qui ne se trouvent ni dans l’original D, ni dans la première traduction d1 ; par exemple, au § 19.1 de mon édition ( = ligne 319 de l’édition de Marshall), où l’auteur parle de ce qu’il appelle optatiu, après ‘amaren’ vel ‘amerien’ (D, f. 312v ; dans l’édition, il y a ‘amaren’ vel ‘-rien’, avec seulement la désinence), le traducteur de d2 (f. 330r) ajoute entre parenthèses : « Adunque si può dire ‘ama-’, et ‘ame-’, se ben egli no ’l dice ». Je pense qu’il s’agit de deux traducteurs : le deuxième a sous les yeux soit la première traduction, soit la version occitane transmise par D, tandis que le premier traducteur travaille sur un « sub-archétype » qu’il partage avec D. En effet, le stemma codicum dressé par John M. Marshall, éditeur du Donat proensal, pour cette partie de la tradition est le suivant :

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9 Comme on le voit, Marshall pense que le traducteur de d1 ne travaille pas directement sur l’original conservé à l’Ambrosiana, mais sur l’exemplaire dont dérive également D ; j’ai introduit la flèche de d2 vers d1 (Marshall avait tracé seulement la ligne en pointillé : pour lui, la consultation de d1 par le deuxième traduc-teur était seulement possible et sporadique), pour mettre en relief les rapports probables entre les deux traductions. Que D et d1 dérivent du même « subarchétype » serait prouvé surtout par le fait que d1 ne contient pas certaines des lacunes qui se trouvent dans D. Dans cette perspective, le cas du § 16bis de mon édition (ligne 279 de Marshall) est intéressant. Dans l’édition, on lit la phrase introductrice : « El preterit plus que parfait » suivie par les formes eu avia amat, -ias amat, -ia amat etc. ; le témoin ambrosien du Donat (D, f. 312v) a seulement la phrase, sans les exemples ; dans d2 (f. 329v), on trouve la traduction de cette phrase (« Nel preterito più che perfetto »), tandis que dans d1 il n’y a rien du tout. L’exemple du § 11, où débute la partie qui concerne les verbes, est un peu plus complexe. Dans l’édition (lignes 221-222 de Marshall) on lit : e significa alcuna causa far o suffrir, su cum eu bate, eu sui batutz : [s’eu bate eu faz alcuna cauza, s’eu sui batuz] eu sofre alcuna causa La partie entre parenthèses est absente soit dans A, soit dans L. Le témoin D (f. 311v) lit : e significa alcuna causa s’eu sui batuz eu soffre alcuna causa probablement pour un saut du même au même. Les deux traductions ont (d1, f. 248r ; d2 f. 329r) : et significat fare o patire (sofferire d2) alcuna cosa come s’eu bat io fo alcuna cosa, s’eu sui batuz io patisco alcuna cosa.

10 On pourrait affirmer que, en ce cas, d2 (qui transcrit seule-ment jusqu’à alcuna cosa) dérive directement de D.

11 En revanche, le fait que D et d1 s’arrêtent avant la fin du traité et qu’ils n’ont pas la liste finale des rimes n’est pas probant, pas plus que celui que D et d1 s’ouvrent par une

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didascalie dans laquelle la composition du Donat est attribuée à Uc Faidit, tandis que dans les autres témoins le nom de l’auteur figure à la fin, dans l’explicit.

12 Le problème de la liste des rimes est, en vérité, très complexe : en fait, il existe une liste dans D, mais elle est complètement diffé-rente de celle qu’on retrouve dans les autres témoins en langue d’oc du Donat ; les premières lignes ont été exécutées par Gian Vincenzo Pinelli, tout le reste par l’un des ses copistes ; d’où l’érudit a-t-il tiré cette liste ? Quelle est sa source ? La question demeure, pour le moment, sans réponse3.

13 En tout cas, pour ce qui concerne l’édition d’une œuvre comme le Donat – et même, peut-être, de ses traductions – il est nécessaire, je crois, de rappeler ce que Marshall écrit (p. 11) : « A grammar is not merely read but used. It will accumu-late marginalia, whose presence or absence in particular mss may be the result of individual decisions of scribes, rather than proof of common ancestry. For the same reason a grammar is continually open to correction of real or imaginated error. In particular, unusual forms are likely to be ‘corrected’ to more normal ones or perhaps deleted entirely ».

14 Je vais maintenant donner des exemples des rapports qui existent entre D et ses traductions. 1. Marshall, p. 114, ligne 328 (§ 19.2 de mon édition)

15 édition Pero aquelh que sun de la quarta conjugaço, don l’infini-tius fenis en -ir solamen, si cum dormir, fan l’obtatiu in -ira vel in -irria, -iras vel in -irias, -ira vel in -iria, etc.

16 D (f. 313r) Però aquill que son de la quarta coniugason, don l’infinitiu finisser [sic] in ir solamen, si com dormir, fan l’otatiu in -ira en la prima persona, en la segonda in - iras vel in -irias : dormira, dormiria, dormirias.

17 d1 (f. 249r) Nondimeno quelli che sono della quarta congiugatione, de’ quali gli infinitivi finiscono in ir solamente, sì come dormir, fano l’optativo in ira o in iria nella prima persona, nella seconda in iras o in irias : dormira, dormiria, dormiras, dormirias.

18 d2 (f. 330r) Quelli della quarta congiugatione, de’ quali lo infinitivo esce in ir, come dormir, fanno la prima persona dormirà o dormiria, la 2a dormiras o dormiriaz. 2. Marshall, p. 90, ligne 20 (§ 4.3 de mon édition)

19 édition mas aici no sec lo vulgars la gramatica el neutris substantius etc.

20 D (f. 309r) Mas aici no scib4 vulgaris els neutris substantius etc.

21 d1 (f. 245r) Ma qui non sarano vulgari ne’ neutri sustantivi etc.

22 d2 (f. 327r) Ma qui non seranno vulgari nel neutrale sustantivo etc.

23 Ici on peut voir qu’au lieu de sec lo vulgars ‘suit le vulgaire’ du ms. A, qui est à la base de l’édition de M. Marshall, D présente une lecture fautive, qui ne signifie rien : scib vulgaris ; il faudrait donc interpréter la lecture de d1 et d2 (sarano, seranno, c’est-à-dire la troisième personne du pluriel du verbe être) comme une tentative de correction de l’exemplaire commun. Pour mieux dire, d1 corrige et d2 le suit, étant donné que la

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lecture de D n’a aucun sens (entre parenthèses, la lecture de d1d2 n’a aucun sens non plus !). 3. Marshall, p. 90, lignes 38-39 (§ 5 de mon édition)

24 édition Numbres es singulars o plurals : singulars quan parla d’una causa solamen, plurals quan parla de doas o de plusors.

25 D (f. 309v) Numerus est singulars o plurale ; qan parla d’una causa solamen es singulars, qan parla de doas es plurals

26 d2 (f. 327v) Numerus è singulare o plural ; quando parla d’una cosa solamente è singolare, quando parla di due è plurale

27 d1 (f. 245v) Numerus è singulare o del più ; quando parla di una cosa solamente è singulare, quando di due è plurale

28 Mais il se peut qu’ici d1 ait oublié le verbe parla. 4. Marshall, p. 98, lignes 115-16 (§ 8.4 de mon édition)

29 édition Celh que fenissen in -ans vel in -ens, quan s’ajusten ab femini substantiu, volun -s, el vocatiu, a la fi ; ma quan s’ajusten ab masculi substantiu, no lo volon

30 D (f. 310v) Ceill que fenissen in ‘ans’ vel in ‘ens’, quan s’aiosten ab feminin substantiu volun el vocatiu ‘s’ a la fi ; quant s’auisten [sic] ab masculins substantiu non lo volon

31 d2 (f. 328r) Quei che finiscono in ‘ans’ overo in ‘ens’, quando s’accostano a feminile sostantivo vogliono nel vocativo ‘s’ nel fine. Quando s’accostano a maschile sostantivo non lo vogliono

32 d1 (f. 247v) Quelli che finiscono in ‘ans’ o in ‘ens’, quando s’accostano con feminile sostantivo vogliono nel nominativo plurale ‘s’ alla fine. Quando s’accostano con maschile sostantivo non lo vogliono

33 Ici le témoin qui est à la base de l’édition de Marshall, c’est-à-dire A, a une lacune, à partir de ab femini et jusqu’au deuxième s’ajusten : il s’agit évidemment d’un saut du même au même. L’éditeur suit D et L. Mais ce qu’on ne comprend pas est le vocatiu (traduit vocativo par d2) ; quelques lignes avant, on parle du pluriel, qui veut le –s à la fin : l’auteur du Donat parle des adjectifs, et le vocatif n’a rien à faire ici. Donc il paraît que la bonne leçon est celle de d1.

34 Pour conclure, voici des cas où d2 a une traduction différente de celle de d1 du point de vue surtout stylistique. 5. § 27 ( = p. 122, ligne 417 de Marshall)

35 d1 (f. 250r) degli altri tempi dello infinitivo non m’impaccio

36 d2 (f. 330v) degli altri tempi dello infinito non mi inframetto

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37 D (f. 313v) Els autres tems del infinitiu no m’antramet 6. § 32.1 ( = p. 134, ligne 564 de Marshall)

38 d1 (f. 251v) ...que non si possono raddoppiare (sì come raddoppia ‘dir’ – ‘dire’, ‘escrir’ – ‘escrire’)...

39 d2 (f. 331v) ...che non si possono dir doppiamente (come si dicono ‘dir’ – ‘dire’, ‘escrir’ – ‘escrire’)...

40 D (f. 315r) ...que no se poden doblar (se dobla ‘dir’ – ‘dire’, ‘escrir’ – ‘escrire’)... 7. § 58 ( = p. 140, ligne 648 de Marshall)

41 d1 (f. 252r) Et perciò ho fatto tanto lungo sermone…

42 d2 (f. 332v) Perciò ho tenuto tanto lungo trattato…

43 D (f. 316r) E per so ai fait tan longa paraula… 8. § 64 [ = p. 144, lignes 703-705 de Marshall]

44 d1 (f. 252v) Nondimeno, secondo che il preterito più che perfetto dello indicativo è formato, sono tutti i preteriti più che perfetti formati, aggiuntovi ‘agues’ dinanzi, sì come…

45 d2 (f. 333r) Et, secondo che il preterito più che perfetto dello indicativo è terminato, così si terminano tutti i preteriti più che perfetti, de gli altri modi pigliando dinanzi questo ‘agues’, come…

46 D (f. 317r) Pero, segon que lo preterit plusque perfeit del indicatiu es formatz, sun tuit li preterit plusque perfeit format, austat [sic ; éd. ajustat] ‘agues’ el cap, si cum…

47 D’habitude, quand d1 traduit par simiglianti, d2 traduit par simili (dans ces cas l’occitan a normalement semblan) ; de la même façon, è simigliante de d1 devient è simile dans d2 (occitan : es semblans). Et encore : appellada/o de d1 devient chiamata/o ou detta/o dans d2 (occitan : apelada) ; mais il y a des cas inverses : au début du § 2, d1 a appellato, tandis que d2 traduit par chiamato, mais à la fin du même paragraphe, d1 traduit l’occitan apelladas par chiamati (le masculin au lieu du féminin est une erreur), tandis que d2 a appellate.

48 On a l’impression générale que le traducteur de d2 montre plus de soin dans sa traduction de l’occitan vers l’italien. Si la liste des verbes manque dans cette deuxième traduction, c’est peut-être alors parce que le dernier traducteur aurait laissé pour plus tard ce véritable travail de lexicographe.

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BIBLIOGRAPHIE

Éditions de textes médiévaux :

The « Donats Proensals» of Uc Faidit, edited by J. H. Marshall, Oxford, Oxford University Press, 1969.

Études

DEBENEDETTI Salvatore, Gli studi provenzali in Italia nel Cinquecento e Tre secoli di studi provenzali.Edizione riveduta, con integrazioni inedite a cura e con postfazione di Cesare Segre, Padova, Antenore, 1995.

GRENDLER M., A Greek Collection in Padova : The Library of Gian Vincenzo Pinelli (1535-1601), « Renaissance Quarterly », 33 (1980), p. 386-416.

GRESTI Paolo, « Appunti sulla traduzione italiana cinquecentesca del Donatz proensals », « Ab nou cor et ab nou talen ». Nouvelles tendances de la recherche médiévale occitane. Actes du Colloque AIEO (L’Aquila, 5-7 juillet 2001), édités par Anna Ferrari et Stefania Romualdi, Modena, Mucchi, 2004, p. 217-27.

NOTO Giuseppe, « Intavulare ». Tavole di canzonieri romanzi. I. Canzo-nieri provenzali. 4. Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana P (plut. 41.42), a cura di G. Noto, Modena, Mucchi, 2003.

NOTES

1. En effet, le chansonnier provençal K a été acheté par Fulvio Orsini grâce à Pinelli, qui connaissait bien le propriétaire du manuscrit, Alvise Mocenigo. Pendant la négociation, le chansonnier est passé par la maison de Pinelli, et celui-ci en a profité pour en tirer une copie partielle. 2. On peut ajouter que, dans la traduction en latin qui se trouve dans le témoin A, on a Iacobus. 3. Je me suis occupé de ce problème dans un article qui va paraître dans les Mélanges Carmelo Zilli. 4. Mais je ne suis pas du tout sûr qu’il s’agit d’un b.

AUTEUR

PAOLO GRESTI

Università Cattolica di Milano

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Varia

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Aldebert […], bisbe de Memde : la singulière ascension de la langue provençale au métalangage dans les Tables des Plus Anciennes Chartes de Clovis Brunel. Une note métalexicographique

Jean-Pierre Chambon

NOTE DE L’ÉDITEUR

N.D.L.R. : Cette version comprend la correction de la bibliographie, qui a été présentée en corrigenda dans le numéro 2 de 2016 de la revue papier.

1 Contrairement à d’autres composantes linguistiques des éditions de textes (introductions linguistiques et glossaires)1, les index onomastiques (de véritables petits dictionnaires onomasti-ques de textes, s’ils sont exhaustifs, ce qui est souvent le cas) n’ont bénéficié jusqu’ici, à notre connaissance, d’aucune approche critique ou méta, du moins dans les domaines français, franco-provençal et occitan. Le fonctionnement des index onomastiques n’est pas décrit ; leur sémiotique, leur typologie et l’histoire du genre restent pour ainsi dire inconnus2. Pour les utilisateurs pressés (historiens, ‘littéraires linguistes etc.), les index sont des instruments fonctionnels qui demeurent pour ainsi dire trans-parents et impensés ; nous craignons qu’il en aille généralement de même du côté des éditeurs de textes. La note ci-dessous voudrait s’inscrire dans ce petit secteur négligé par la méta-lexicographie, un secteur dans lequel presque tout reste à faire.

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2 1. Qui veut se renseigner sur les formes anciennes du nom de Mende (Lozère) en ancien occitan com-mence par ouvrir le recueil des Plus Anciennes Chartes en langue provençale de Clovis Brunel (1926)3.

3 1.1. À la Table des noms de personne et de lieu, le lecteur trouve l’article suivant : « Mende. Cf. Memde, Mimatensis » (Brunel 1926, 403a). Sous Memde (ibid.), il lit : « Memde (Aldebert avesque de). Cf. Mende ». Curieux d’en apprendre davantage, il cherche sous Aldebert (Brunel 1926, 348a), où il est dit : Aldebert [II], bisbe de Memde, 13, 20. Cf. Aldebertus. — [III], bisbe de Memde, 68, 1 ; 69, 1 ; 70, 2. […] — prebost de Memde, 44, 14.

4 Le consciencieux lecteur se reporte alors aux documents. Or, en dépit du contenu des renvois successifs, il lit : • 13, 20 « en tota l’altra onor de Aldebert » (et non quelque chose comme « Aldebert [II], bisbe de Memde ») ; • 44, 14 « Aldeb. prebost » (et non quelque chose comme « [Aldebert] prebost de Memde ») ; • 68, 1 « Eu Garis a te Aldebert evesque non tolrai lo castel de [2] Rando » (et non quelque chose comme « Aldebert [III], bisbe de Memde ») ; • 69, 1 « Eu Austorc a te Aldebert evesque non tolrai lo castel de S° Laugeir » (et non quelque chose comme « Aldebert [III], bisbe de Memde ») ; • 70, 2 « Eu Giralz de Peira et eu Ricarz de Peira [2] a te Aldebert, avesque de Memde » (et non quelque chose comme « Aldebert [III], bisbe de Memde »).

5 1.2. De même, l’article « Guillelm, evesque de Mende, 26, 1 ; 44, 1 ; 46, 2 ; 49, 2 » (Brunel 1926, 391a) repose sur les contextes suivants : « a te Guillelm evesque », « a te Guillelm evesque », « a te Guil-[2]–lelm evesque », « a te [2] Guillelm evesque ». Dans aucune de ces chartes n’apparaît le nom de la capitale du Gévaudan.

6 1.3. Le résultat a de quoi surprendre : le toponyme Memde ou Mende n’est pas dans les textes du Recueil, où le nom de la capitale du Gévaudan n’apparaît nulle part. Il est propre à la métalangue de Brunel dans les syntagmes « bisbe de Memde » (à deux reprises), « prebost de Memde » et « evesque de Mende ».

7 1.4. Il en ressort que « Aldebert [II], bisbe de Memde, 13, 20 » et séquences similaires sont clairement des énoncés d’ancien provençal éditorial datables du 20e siècle. Si on lisait les parties rhématiques comme « 13, 20 » en français, on pourrait déclarer ces énoncés bilingues mais l’évidente provençalité des parties thématiques invite très fortement à éviter l’hypothèse d’une alternance codique et à supposer une oralisation homogène [ˈtredze / ˈvint] vel sim. 8 2. Sauf erreur de notre part, Brunel n’a jamais rendu explicite cette singulière pratique et nous ne croyons pas qu’on ait fait observer que la production d’énoncés en ancien provençal était chez lui une technique régulièrement employée (Brunel 1926 et 1952) quand il s’agit d’identifier des personnages mentionnés dans les chartes.

9 Ainsi, pour nous en tenir au premier article de la Table du volume I (Brunel 1926, 345a), à partir de « Conoguda causa sia que eu Uc, coms de Rodes, et eu A. com-[2]-tessa, sa moiller, 207, 1 » (207, 1-2), Brunel rédige à l’index la fiche suivante : « A. comtessa, moiller Ugo, comte de Rodes ». (Il ne manque que l’information qu’on pourrait juger la plus importante : la résolution de A.)4 Le même principe est appliqué dans le Supplément , où l’on peut lire, par exemple :« [Ugo] d’Onet, prior de Bonacumba, 536, 12 » (Brunel

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1952, 224b), quand le texte dit sobrement : « en-prezencia d-en Ugo d’Onet » (536, 12). Ou encore : « Ugonetz, testimonis, 426, 12 » (Brunel 1952, 224b), basé sur « Autor Bertran de Corri e Bernart [12] del Mainil […] et Ugonetz nouveaux..] » (426, 12).

10 3. On est donc placé devant un genre textuel relevant des formes brèves : de véritables petites notices biographiques auto-nomes rédigées en ancien provençal. On ne peut s’empêcher de penser, pour ce qui est de l’inspiration littéraire — forme nomi-nale des énoncés mise à part et toutes proportions gardées —, aux biographies des troubadours (vidas), dont les notices bruneliennes formeraient le pendant pour les textes non littéraires.

11 4. Ce ne sont d’ailleurs pas seulement les indications relatives aux personnages qui, dans le Recueil, s’écrivent en ancien proven-çal : à l’occasion, des indications relatives au lieu de rédaction des actes peuvent aussi être concernées. On lit par exemple : « Ameillau (cartas fachas a) 222, 26 ; 288, 23 » (Brunel 1926, 349a), ce qui s’inspire des contextes suivants : « Et aizo fo fait de [26] Peiro Aenric ad Ameillau » (222, 25-26) et « Et aizo fo faig ad Ameillau » (288, 23).

12 5. Les notices bruneliennes étant écrites dans la même langue que les documents (mais non obligatoirement dans la même variété, voir ci-dessous § 7), elles viennent en romaines et non pas en italique, corps démarcatif réservé dans les Tables aux indi- cations rédigées en français contemporain : preuve typographique qu’elles sont bien du provençal. Du point de vue métalexico-graphique, il convient donc de reconnaître deux niveaux de métalangage dans les Tables de Brunel (1926, 1952) : le niveau du français contemporain, obvie (typographiquement marqué), et le niveau de l’ancien provençal, caché (non marqué typographique-ment), mais qui ne peut être confondu, malgré les apparences, avec la langue-objet.

13 La vieille langue provençale peut en outre servir à chapeauter le latin médiéval. La notice « [Ug] de Cainnaic, escrivas, 385, 27 » (Brunel 1952, 224a), par exemple, est basée sur « Ug de-Cainnaic qui scripsit » (385, 27). De même, « Guilfre e Guillem li canonici » (27, 9), où canonici est identifié comme un mot latin par l’italique, suscite une notice de forme toute provençale, comme nous le fait remarquer M. Yan Greub : « [Guillem] canorgue, 27, 9 » (Brunel 1926, 391b). Guilfré, cependant, est déchu sans motif philologique ou canonique valable de sa dignité de chanoine et réduit à un sec « Guilfre, 27, 9 », digne du tout venant des témoins (Brunel 1926, 390b).

14 6. Il y a dans une telle pratique éditoriale (innovatrice et sans postérité parmi les philologues, nous semble-t-il) un événement dont la portée ne saurait échapper à l’histoire sociale des langues minoritaires. Avec Brunel, la langue provençale (dans sa variété médiévale) accède — modestement, implicitement, mais indénia-blement, — au statut de métalangue philologique : un phéno-mène comparable, mutatis mutandis, à l’accès du français, au 16e siècle, au statut de métalangue lexicographique, ou à celui, beaucoup plus récent et demeurant très minoritaire, de l’occitan languedocien au même statut5. En 1926, Brunel précède d’un quart de siècle, les efforts d’un Robert Lafont et de ses émules d’aujourd’hui visant à faire de l’occitan la langue des « sciences de l’homme d’Oc ». En 1952, il accompagne ces efforts.

15 7. Il convient de souligner, d’autre part, que la métalangue philologique de Brunel jouit d’une réelle autonomie par rapport à la langue des documents édités.

16 (i) Au plan morphologique, on aura été sensible (ci-dessus § 4) au fait que la variété brunelienne ne connaît pas l’allomorphie a ~ ad (devant voyelle), au contraire des deux

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textes millavois et, de manière plus générale, de l’ancien rouergat du Recueil (« Nos copistes utilisent a devant consonne et ad devant voyelle », écrit Kalman 1974, 100).

17 (ii) Au plan lexical, l’emploi répété de bisbe dans certaines notices (ci-dessus § 1.1.) manifeste une indépendance complète vis-à-vis des documents gévaudanais, qui s’obstinent à employer evesque (44, 1, 3, 10, 17 ; 68, 1, 3, 11 ; 69, 1, 2, 7, 10) 6 ou plus rarement avesque (70, 2, 2-3, 7, 20) 7. L’usage brunelien semble basé sur l’ancien languedocien et/ou l’ancien rouergat : Gard, Hérault, Toulousain, Albigeois, Rouergue (d’après les relevés de Pfister 1970, 294), si ce n’est pas sur le catalan.

18 (iii) Dans « Guillelm, evesque de Mende, […] » (ci-dessus § 1.2.), énoncé dans lequel evesque apparaît en variation libre avec bisbe, Brunel privilégie remarquablement la forme évoluée du toponyme, à savoir Mende (attestée depuis 1263 seulement, et identique à la forme graphique de l’occitan contemporain, tous systèmes d’orthographe confondus) et non l’archaïsme Memde (du milieu ou de la seconde moitié du 11e siècle à 1299)8.

19 (iv) Le substantif testimoni est préféré à autor (voir ci-dessus § 2).

20 (v) Au plan syntaxique, lorsque Brunel (1952, 178a) tire « Ademars, bot Duran de Rama » de « eu [2] Durans de Rama et eu Ademars sos botz » (Rouergue 1192, 510, 2), on constate que le substantif bot, une fois mis en apposition dans la notice, se libère de l’accord en cas. Cet exemple paraît témoigner de la décadence de la déclinaison bicasuelle en brunelien tardif.

21 (vi) Enfin, alors que l’ancien rouergat ne rechigne pas à cons-truire un nom de personne complément déterminatif avec la préposition de dans « eu Petita, maire d- Ermessenz » (Brunl 1952, 513, 9), la variété brunelienne s’y refuse et emploie la construction asyndétique. On lit en effet à la table (Brunel 1952, 213a) « Petita, maire Ermessenz Vilara, 513, 9 » (« Vilara » est tiré de la l. 1 du même document).

22 Ces indices suffisent à montrer qu’on a affaire à une variété idiolectale sui generis de l’ancien provençal et non pas à une simple variété calque des variétés réelles (dans les cas examinés, ancien provençal rouergat et ancien provençal gévaudanais).

23 8. Au total, il convient donc de créditer Brunel d’une réelle hardiesse touchant la normalisation des fonctions de la langue provençale (dans sa variété médiévale), voire tendanciellement (ci-dessus § 7) sa normativisation. Il reviendra au philologue de former le recueil de ces notices délicatement enchâssées, comme autant de perles, dans les Tables du précieux Recueil et au linguiste de décrire à fond cette nouvelle variété idiolectale tardive de l’ancienne langue d’oc.

BIBLIOGRAPHIE

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Vatteroni, Sergio, 2013. Il trovatore Peire Cardenal, 2 vol., Modène, Mucchi Editore.

NOTES

1. Sur les « introductions phonétiques », voir Rychner (1962), qui faisait suite à Hammarström (1959) et à Arthur (1960). Sur les glossaires, voir notamment Buridant (1991), Chambon (2006 et 2014a), Thibault (2006). 2. On observe cependant çà et là, dans la pratique, des ruptures avec le canon, qui sont probablement des critiques silencieuses de celui-ci. Vatteroni (2013, 2, 937-1048, 1049-1050) inclut les noms propres dans son glossaire exhaustif et fait suivre celui-ci d’un « Elenco degli antroponimi, dei toponimi e dei nomi sacri contenuti nel Glossario » ; dans Chambon (2005), la liste des toponymes est intégrée aux « Commentaires linguistiques », après les sections consacrées à la graphie et à la phonétique, à la morphologie et à la syntaxe, et au lexique (glossaire). 3. Sur le plan du contenu (identifications des toponymes), le recueil de Brunel a bénéficié de quelques travaux complémentaires qui lui ont été spécifiquement consacrés (voir Soutou 1960-1963 et 1963 ; Chambon 1980, 456-459, et 1987 ; cf. aussi Grafström 1958, 265-266). Sur la technique d’identification des toponymes, voir Billy (1989) et Chambon (1997). 4. = Agnes. Cf. Bousquet (1992-1994, 1, 99, 105) et HGL (6, 177, 178 ; 7, 30-31). 5. Avec Taupiac (1992), sauf erreur. 6. Pour les chartes 26, 44, 46, 49, cf. le glossaire de Brunel (1926, 470a). Les occurrences des chartes 68 et 69 sont à ajouter à ce glossaire (Pfister 1970, 458 a tenu compte de la charte 68, mais non de la charte 69). 7. Cf. le glossaire de Brunel (1926, 455a : « passim ») et Pfister (1970, 278). 8. Sur les formes anciennes de ce nom de lieu, voir Chambon (2014b, 514-516).

AUTEUR

JEAN-PIERRE CHAMBON

Université de Paris-Sorbonne

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Deux nouveaux documents linguistiques en ancien occitan rouergat (1441, 1467)

Philippe Olivier et Jean-Claude Riviere

1 1. Nous avons édité, voici plus de vingt ans (Olivier/Rivière, 1994), deux documents en occitan médiéval découverts dans le fonds Deribier (Archives départementales du Cantal, cote 125 J 47), documents que nous avions supposé provenir de Haute-Auvergne, comme la plupart des documents contenus dans ce fonds.

2 Le premier document est une lettre écrite à Paris un 4 octobre contenant une demande d’argent d’un neveu qui signe Lopiac à son oncle qui n’est pas nommé. Au dos de cette lettre figure un texte en français rédigé à Dienne (Cantal) le 20 octobre 1467 par Vidal Murat, not[aire], h[ab]it[ant] de Mende, et représente un reçu de vingt écus d’or remis à ce notaire par Guiot de Dyane, ch[eva]l[ie]r, sr. de Dyane, au profit de monsr. de Lopiac. On peut ainsi dater la lettre de cette même année 1467 et identifier l’oncle destinataire de cette lettre comme étant Guyot de Dienne. Le second document en occitan, attaché au feuillet précédent, est un reçu de cinquante écus d’or fait par Barrana de d’Estanh (sic), dona de Diana, à son frère Bec d’Estanh, cavalh[ie]r, s[enh]or d’Estanh, écrit à Dienne le 10 juillet 1441 et signé de Bernat del Cros, not[ari] real demora[n] a Lopiac. Enfin, nous avions négligé, parce que très fragmentaire, un petit document en latin de 1421, attaché aux précédents et qui fait mention de Deodatus de Lapanoza.

3 La présente note a pour objet de corriger la localisation retenue dans notre article de 1994 pour ces deux documents occitans.

4 2. Ces documents se trouvant dans le fonds Deribier qui contient essentiellement des documents cantaliens, et la mention du village cantalien de Dienne, nous avaient conduit à admettre sans démonstration que le lieu de Lopiac cité dans le document de 1441, correspondait au village de Loupiac (commune de Pleaux) situé à une dizaine de kilomètres au sud de Mauriac, dans le Cantal. Ce village aurait été le lieu d’origine d’une hypothétique famille de Loupiac, à laquelle aurait appartenu le signataire de la lettre de 1467.

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5 3. En fait, une telle famille n’a aucune réalité, et un nouvel examen des documents conduit à en proposer une nouvelle loca-lisation. Tous les éléments disponibles indiquent que le lieu de Lopiac ne se situe pas en Auvergne mais dans le Rouergue (actuel département de l’Aveyron) et désigne le château de Loupiac (commune de Sévérac-d’Aveyron) situé à environ trente-cinq kilomètres à l’est de Rodez. Au 15e siècle, ce château était entre les mains d’une branche de la famille de Lapanouse, dont certains membres étaient seigneurs de Loupiac. C’est à cette famille, tirant son nom du village de Lapanouse (commune de Sévérac-d’Aveyron), que devait se rattacher Deodatus de Lapanoza mention-né dans le document de 1421, bien qu’il ne figure pas dans les généalogies.

6 Quant au notaire royal Bernat del Cros, demeurant à Lopiac (document de 1441, l. 8), on peut l’attester dans la zone de Loupiac (Aveyron) en 1437, date à laquelle « Bernard du Cros » intervient comme notaire dans la vente d’un terroir du mas de Salottes (commune de Vézins-de-Lévézou, 9 kilomètres au sud-ouest de Loupiac) par « Vesian de Vesinhet » (Bousquet 1934-1942, p. 224, n° 1035). Il pourrait s’agir du même personnage que « Me Bernard del Cros, prêtre de St-Grégoire » (commune de Sévérac-d’Aveyron, à 2 kilomètres au sud de Loupiac), qui vend en 1458 une maison sise à Saint-Grégoire et, notamment, un champ situé « sur le chemin de St-Grégoire à Loupiac » (Bousquet 1934-1942, 2, 19, n° 43).

7 4. La généalogie des Lapanouse a été établie par Barrau (1853-1860), dans un travail ancien mais fiable. D’après cet auteur (réf. citée, t. 2, pp. 180-182), Jean II de Lapanouse, seigneur de Loupiac, avait épousé, à une date inconnue, Marguerite de Dienne, fille de Louis de Dienne et Barrane d’Estaing. Ils eurent comme fils aîné Philippe de Lapanouse (mort avant novembre 1478), qui reprit de son père le titre de seigneur de Loupiac. Marguerite de Dienne avait pour frère Guyot de Dienne (décédé en 1481 ?), qui était donc l’oncle maternel de Philippe de Lapanouse. Ce dernier peut donc être l’auteur de la lettre de 1467, dont il ne semble cependant pas être le rédacteur, tant sa signature est maladroite. Quant à Barrane d’Estaing qui dicte le document de 1441 au notaire Bernat del Cros, elle était sa grand-mère.

8 5. Au plan linguistique, on constate que les deux documents rédigés en occitan ne présentent pas la palatalisation des vélaires latines devant A (car, longa, pregan, pregat, pregue, reyrepregue dans le document de 1467 ; cavalhier dans le document de 1441) ce qui exclut la région de Loupiac (Cantal) située actuellement en zone palatalisante, mais est parfaitement conforme à l’usage aurillacois et rouergat. C’est pour cette raison que ces documents, dont nous avions attribué la langue à l’aurillacois, n’avaient pas été pris en compte dans le DAOA qui ne traite que de l’occitan palatalisé de Haute-Auvergne.

9 L’aboutissement ch du groupe -CT- est bien représenté dans le document de 1441 (facha, scrich, scricha, sotscrich). Actuellement, ces formes sont communes au Rouergue et à l’Aurillacois (ALMC 1144, 1324 et 1899). En revanche, dans la lettre de 1467, dont le rédacteur est inconnu, on a des formes en (i)t ( script (3 fois) ; Sant), qui ne se rencontrent actuellement qu’en zone palatalisante, fait apparemment contradictoire avec la présence dans ce document des formes non palatalisées. Mais on peut voir dans les occur-rences de script des formes latinisantes, sans valeur pour une localisation. Quant à Sant, il ne fournit pas non plus d’élément de localisation car actuellement il est présent dans la totalité du Rouergue et de l’Aurillacois, régions qui ne connaissent pas de formes Sanch(a) (ALMC 1660, 1661 et 1674). En tout état de cause, la présence des formes non palatalisées et le nom du signataire, Lopiac, dans cette lettre de 1467,

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restent les arguments les plus convaincants pour localiser en Rouergue la langue du rédacteur de cette lettre.

10 En outre, le traitement -ia de -ARIU dans denias < DENARIOS (document de 1441, l. 4) est signalé par Ronjat (1930-1941, vol. 1, page 200, § 114) en Gévaudan, mais pas en Aurillacois. Ceci est confirmé et précisé par l’ALMC (287, 291, 293, 1422) qui enregistre de telles formes uniquement dans l’est de l’Aveyron (Millau et Vimenet) et dans la plus grande partie de la Lozère. L’ALF p. 28 a une telle forme à Sévérac-le-Château, à proximité de Loupiac. En 1994, ce trait important ne nous avait pas paru suffisant pour remettre en cause l’origine aurillacoise de nos documents.

11 6. En conclusion, les deux documents de 1441 et 1467 sont clairement à relocaliser en Rouergue, précisément à Loupiac (commune de Sévérac-d’Aveyron). L’ensemble des éléments histo-riques ou linguistiques examinés ici y concourent. Ces documents constituent de nouveaux témoignages de la variété rouergate de l’ancien occitan. Leur prise en considération éventuelle par le DOM ou d’autres études sur l’ancien occitan devront en tenir compte.1

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NOTES

1. Ajoutons que, dans le document de 1441, l. 3, on doit probablement lire Tholosa la forme abrégée choa. ou thoa. du manuscrit que nous avions éditée choan.

AUTEURS

PHILIPPE OLIVIER Toulouse

JEAN-CLAUDE RIVIERE Vebret

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Le débat dans la tradition des troubadours : Uns amics et un’amia de Guilhem de la Tor et Sordel

Esther Corral Díaz

NOTE DE L'AUTEUR

Cette contribution représente l’un des résultats des Projets de Recherche Le débat métalittéraire dans la lyrique romane médiévale (FFI2011-26785) et Voix de femmes au moyen âge : réalité et fiction (siècles XII-XIV) (FFI2014-55628-P), tous deux financés par le Ministère de l’Économie et de la Compétitivité. Une première version en a été présentée au XIe Congrès de l’Association Inter-nationale d’Études Occitanes (AIEO) (Llèida, 16-21 juin 2014). Je remercie Gérard Gouiran de ses suggestions et de son aide dans la traduction.

1 En 1819, Raynouard incluait dans son Choix des poésies origi-nales des Troubadours le partimen Uns amics et un’amia (PC 236,12 / PC 437,38)1 de Guilhem de la Tor et de Sordel et, un siècle plus tard, en 1934, Blasi le traduisait en italien, dans l’édition du premier de ces auteurs. Ce débat est bien connu dans le domaine littéraire occitan, d’autant plus qu’il est singulier, car la question qu’il pose n’est pas habituelle dans le code de la fin’amor : quand sa dame meurt, pour l’amoureux « qe·ill seria meillz a far / apres lei viure o morir ? » (vv. 9-10).

2 Les auteurs qui interviennent dans cette composition ont connu un parcours remarquable et original dans la tradition. Guilhem de la Tor2 et Sordel partagent la condition de jongleurs et sont actifs pendant l’étape où la poésie d’oc se répand et suscite une abondante production en Italie septentrionale, bien loin des figures illustres qui établirent ses traits caractéristiques, tels Guilhem de Peitieu ou Bernart de Ventadorn, et des person-nalités extraordinaires qui ont brillé plus tard par la virtuosité de leur style, comme Arnaut Daniel, Peire Vidal ou Folquet de Marselha3. Sordel est un troubadour qui exerce une grande autorité et une influence considérable dans le milieu des trou-badours de son époque et dans les cercles poétiques ultérieurs,

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alors que GTor ne jouit pas de la même considération. La critique actuelle le considère comme un « troubadour mineur »4, ou un membre du groupe des « petits troubadours » 5. Il est surtout connu à partir de l’amplification narra-tive des données biogra-phiques rapportées dans la vida qui sont précisément en relation avec Uns amics et un’amia.

3 Un examen attentif de leurs productions poétiques nous permet d’avancer les propositions suivantes :

4 1. GTor est un jongleur qui fait partie du groupe des trouba-dours dont l’activité poétique s’est développée dans les cours septentrionales d’Italie dans le premier quart du XIIIe siècle6. D’origine occitane, peut-être du Périgord7, il a passé la plus grande partie de sa vie dans les cercles du nord de l’Italie sous la protection de différents mécènes8. Même si nous ne possédons aucune information sur son départ des terres d’oc ni sur son arrivée dans la péninsule italienne, ses œuvres nous incitent à penser qu’il a visité les cours des comtes de Biandrate, des Da Romano, des Malaspina et des Este. Le chansonnier qu’on en a conservé est réduit et de typologie variée. Ses éditions rassem-blent quatorze textes (huit chansons, deux partimens, un descòrt, deux sirventés et la Treva) parmi lesquels se distinguent princi-palement deux pièces : le partimen que nous commentons ici et la célèbre Treva, qui appartient à la modalité générique nommée tournoiement de dames (il y décrit la ‘tregua’ qui suit la bataille opposant les sœurs Selvaggia et Béatrice Malaspina et mentionne, en tant qu’arbitres de la paix, une longue liste des principales dames de son temps). Malgré des qualités littéraires discutables, ce texte a remporté à l’époque un grand succès, qui proviendrait surtout de sa possible mise en scène à la cour9.

5 À la différence de l’œuvre de Sordel, on n’accorde guère de valeur au répertoire poétique de GTor. Riquer le qualifie abrupte-ment de « de poco relieve y de escasa originalidad »10. Pourtant, Folena considère que sa figure est celle d’un illustre « pros de Proenza » (avec Aimeric de Peguilhan) qui a joué un rôle d’animateur de la cour d’Este vers le milieu du XIIIe siècle11. Récemment, dans l’édition la plus complète du troubadour, Negri souligne l’importance de sa production littéraire due à « una fine “acclima-tation artistique„ que continuerà a garantirne, ancora per qualche secolo, la testimonianza »12.

6 On a suggéré qu’on pourrait identifier GTor avec d’autres Guilhem qui interviennent dans des tensos et des coblas. Dans le corpus des genres dialogués figurent, entre autres, Guilhem del Dui-Fraire, Guilhem Gauta-segnada, Guilhem Testa-pelada et un certain Guilhem ennoios13. Faute de données fiables pour avaliser l’idée qu’un de ces personnages soit notre auteur (ils n’ont en commun que leur nom et l’environnement du milieu de la taverne), rien ne permet de dire que l’un d’eux soit notre GTor14.

7 La biographie recueillie dans les deux manuscrits jumeaux vénitiens I et K, mentionne le sujet de la mort de l’aimée, de la même façon que le partimen, et l’amplifie avec nombre de détails, construisant tout un récit imaginatif et romanesque du décès dans lequel se déploie une forte dose d’invention : GTor tombe amou-reux de la femme d’un barbier de Milan, l’enlève et l’emmène avec lui à Come. La femme meurt, mais GTor rejette la réalité au point de devenir fou et refuse de s’éloigner du corps de sa bien- aimée, de sorte qu’il la laisse dix jours et dix nuits dans la tombe. Chaque jour, il la tirait de la tombe, la regardait, l’embrassait et la suppliait de lui parler et de lui dire si elle était vivante ou morte : si elle était vivante, qu’elle revienne avec lui, si elle était morte, qu’elle lui raconte les peines qu’elle éprouvait. Pour elle, il ferait dire tant de messes et distribuerait tant d’aumônes qu’elles la délivreraient de ses tourments. Le

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bruit se répandit dans la ville et il fut expulsé par des gens de bonne volonté. Il partit et rechercha des devins pour qu’ils lui disent si elle pourrait revenir à la vie. L’un d’eux l’assura qu’elle ressusciterait s’il offrait quotidienne-ment messes et aumônes pendant une année. Il en fut tout content et s’acquitta des offrandes qu’on lui avait conseillées, mais, quand il vit au bout d’un an que cela ne donnait pas de résultat, il perdit l’espoir et mourut.

8 Le récit est assez long et bien sûr imaginaire15. Blasi qualifiait de romanesque cette biographie et, par la suite, Picone la consi-déra comme une « quasi-novella »16. La relation entre la vida et la composition Uns amics et un’amia fait problème. On ne saurait dire si la composition a servi de base à la vida, ou si celle-ci constitue une entité autonome. Il paraît possible qu’il y ait eu une relation, puisque GTor fait référence dans le débat au fait que l’amant, s’il mourrait pour sa dame défunte, « faria·s fol tener » (v. 24). Boutière et Schutz soutiennent que l’auteur de la vida s’inspire du partimen, en particulier dans les vingt-quatre premiers vers17. Toutefois, Blasi indique qu’il n’y a aucune donnée pour confirmer cette relation et que la vida peut même s’être fondée sur un texte perdu18.

9 Les études les plus récentes ouvrent des perspectives nouvelles sur la biographie19. Gerardo Larghi propose une lecture d’ensemble des vidas de GTor et de Sordel. Selon lui, il s’agirait d’un diptyque consacré à l’enlèvement de Cunizza, la dame dont Sordel proclame dans la seconde tornada qu’elle sera le juge du partimen et sur laquelle nous allons revenir à propos de sa relation avec le troubadour mantouan. Les deux biographies auraient été écrites par Uc de Saint-Circ, poète et auteur, comme on sait, de la plus grande partie des vidas, et contemporain des trois person-nages (Guilhem de la Tor, Sordel et Cunizza).

10 Giusseppe Noto, pour sa part, propose une nouvelle lecture du texte biographique et souligne l’autonomie de la vida de GTor « non solo rispetto all’immediato referente lirico », c’est-à-dire le partimen, mais par rapport aux autres biographies en prenant en compte deux niveaux, le courtois et le narratif. Les normes de la cortezia ne sont pas respectées, étant donné la condition de l’aimée (le troubadour s’éprend d’une femme de basse condition, l’épouse d’un barbier)20 et l’allusion à un milieu de magie et de sorcellerie, quand il est dit que l’amant a recours à des devins afin qu’ils ressuscitent le cadavre de sa bien-aimée. En outre, pour ce qui est de la structure narrative, la forme adoptée pour le récit de la vie de GTor s’écarte des caractéristiques propres au répertoire des vidas, où prédominent un système formulaire et une exposition assez synthétique des événements21.

11 D’autre part, il est surprenant que les thèses défendues par Sordel et GTor, dans Uns amics e un’amia, soient inversées par rapport à la biographie. Il est curieux que ce soit Sordel qui défende le choix du suicide par amour de l’amant devant la mort de l’aimée et GTor qui soutienne qu’il est possible de continuer à vivre après la mort de l’amiga. Les points de vue soutenus dans le poème s’inscrivent de façon exactement inverse à ce qui est raconté dans les biographies des troubadours.

12 Les tornadas des genres dialogiques peuvent fournir des données historiques qui aident à contextualiser le poème. Dans le cas présent, GTor engage le débat et propose dans la première tornada, de prendre pour juge de la confrontation sa candidate, Azalais de Vizalaina (« que deia aquest plait jujar », v. 64). Des documents nous apprennent que cette dame était la fille du comte Alberto de Mangona et l’épouse de Cavalcabò de Viadana22, sous le nom duquel elle est évoquée dans le partimen, et appartenait à la

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haute société féodale italienne (elle est également citée dans la Treva sous le nom d’Alais de Vidallana23).

13 2. Le second locuteur, Sordel (fin du XIIe-1269), est originaire d’Italie, plus précisément de Goito, dans la province de Mantoue, et il partage avec GTor la condition de jongleur (la qualité de sa production poétique lui permettra de s’élever au rang de trouba-dour). Il s’agit de l’auteur italien le plus célèbre dans la tradition occitane et sa biographie est bien connue grâce à de multiples témoignages contemporains. Ses compagnons ont évoqué ses jeunes années tumultueuses au contact du monde des tavernes et du jeu dans les cours du nord de l’Italie24. Une de ses aventures les plus célèbres s’est déroulée à la cour de Ricardo de San Bonifacio (Vérone). Celui-ci avait épousé Cunizza, la sœur d’Ezze-lino III et d’Alberico Da Romano, en 1222, à une époque où les hostilités entre les deux familles s’étaient atténuées et où les circonstances politiques conseillaient la concorde (une union double, car Ezzelino lui-même se maria avec Zilia, la sœur de Ricardo). Sordel et Cunizza furent les protagonistes de l’« affaire sentimentale del secolo »25, quand Sordel, à l’instigation des frères Da Romano, enleva Cunizza de la maison de son mari et l’emmena à la cour des Este26. La renommée de la dame s’étend au-delà de sa relation avec le troubadour de Mantoue par les traces littéraires qu’elle a laissées par la suite, la plus connue étant son apparition dans la Commedia de Dante, dans le Paradiso, où occupe une cinquantaine de vers du chant IX27. Le scandale que provoqua la dame dans la famille Da Romano eut d’importantes conséquences pour l’œuvre de Sordel, en particulier dans la transmission manuscrite de son corpus, car les compositions du Mantouan sont absentes de l’anthologie de poésie occitane du Liber Alberici dont avait passé commande, ainsi que l’indique son nom, le marquis Alberico28.

14 Dans la deuxième tornada de notre partimen, Sordel propose que Cunizza soit l’autorité qui devra désigner le vainqueur du débat29. Une référence qui n’est pas passée inaperçue du public ni à l’époque ni ultérieurement, même s’il faut signaler un problème ecdotique important qui affecte la lecture du nom. Certains auteurs, comme De Lollis et plus tard Folena, ne reconnaissent pas Cunizza dans la dame citée au v. 68. Compte tenu de la fiabilité des manuscrits les plus anciens A et D, ils proposent le nom d’Agneseta à partir de leur lectio difficilior, Agneseta ou Aine-seta30. Folena propose une possible identification de cette dame avec « n’Agnes d’Arc », citée dans la Treva (v. 16), même s’il est difficile d’expliquer la relation de celle-ci avec Sordel31.

15 Après sa relation avec Cunizza, il semble que Sordel ait épousé en secret Otha, de la famille des Strasso de Trévise, ce qui lui valut la colère des Este. En 1228 ou 1229, il abandonna la Vénétie et l’Italie et se réfugia en terre d’oc pendant un certain temps ; ensuite, il gagna la péninsule ibérique en passant par les cours d’Aragon et de Castille et fit sûrement le pèlerinage de Compos-telle en 1232, avant de revenir en Occitanie bénéficier du mécénat de Raimon Berenguier V qui l’investit d’un fief et lui accorda des dons importants. À la mort de ce seigneur, il prêta l’hommage à Charles d’Anjou32.

16 On a conservé deux vidas du Mantouan : une version longue, qui précède le corpus de ses textes dans les mss A et a, et une seconde, plus brève, recueillie dans les jumeaux I et K. Comme le dit S. Guida, les deux rédactions, quoique très inégales, ne diffèrent pas sur l’essentiel33. Elles nous informent, suivant le synopsis habituel, sur sa condition sociale, sur son art littéraire et, surtout, elles rendent compte de façon très détaillée de ses aven-tures amoureuses avec Cunizza, puis Otha (référence qui ne se trouve que dans la vida minor)34.

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17 Le corpus de Sordel est vaste et beaucoup plus important que celui de GTor. Il est composé de 43 textes et d’un poème didactique35. Comme nous l’avons signalé, Sordel a joui d’une renommée peu ordinaire aux XIIIe et XIVe siècles. Non seulement ses poésies, conservées dans de nombreux manuscrits, ont été imitées par d’autres poètes, mais Sordel a également entretenu des relations avec plusieurs troubadours, comme le montrent les compositions dialoguées auxquelles il a participé, même en dehors de l’aire occitane. On connaît ses contacts avec les trouvères par l’intermédiaire de divers contrafacta ; dans l’aire galégo-portugaise, ses compositions servent également de modèle à plusieurs textes et il est cité dans une tençon avec J. Soarez Coelho36. Il occupe en outre un espace considérable dans la Commedia où il est la figure principale de trois chants du Purga-torio (chants VI, VII et VIII), ce qui le fit probablement connaître du public et lui conféra aussi une supériorité sur les autres troubadours37.

18 3. Pour en venir aux questions formelles et codicologiques, le partimen nous a été transmis par huit manuscrits (neuf, si l’on compte deux vers qui figurent dans Dc), dont les relations sont assez complexes, comme l’indique Boni, à cause de la conta-mination qui s’est produite entre les diverses branches de la tradition38, mais l’ordre strophique est le même dans tous les manuscrits. Pour ce qui est de l’édition, j’ai suivi Boni qui a pris pour base le manuscrit D39, l’un des plus importants de la lyrique occitane par son ampleur40.

19 GTor et Sordel ne mettent pas l’accent sur la virtuosité formelle ni sur les artifices métriques et rhétoriques41. La compo-sition comporte six coblas unissonans de 10 vers et une tornada double de six vers. Les vers sont des heptasyllabes avec des rimes a, b, c, d ( ía, es, is, ar, ir), fréquentes dans le corpus occitan42. Le schéma métrique de la composition (a’7 b7 a’7 b7 c7 c7 d7 d7 e7 e7) a été employé en plus d’une vingtaine d’occasions (Frank 390:17)43, mais cette combinaison d’heptasyllabes ne se encontre qu’une autre fois : dans la canso Nuilla ren que mestier m’aia d’Uc de Saint-Circ (457,25)44, un troubadour en relation avec Sordel et la cour des Da Romano. Lewent, en 1935, indiquait déjà la relation qui liait les deux compositions, émettant l’hypothèse que notre partimen avait pu prendre pour base le texte de Saint-Circ45. L’habitude de Sordel, déjà signalée, de réutiliser des combinaisons de rimes d’autres poètes et le fait que les genres dialogués empruntent volontiers des schémas de textes amoureux parle-raient en faveur de cette possibilité46.

20 Pour ce qui est du lieu et de la date de composition du texte, l’opinion la plus répandue les situe dans l’aire vénète, à la cour des Da Romano47, l’un des foyers les plus actifs de la culture occitane en Italie, où les deux troubadours séjournèrent quelque temps dans les années 20, même si une partie des critiques penchent pour une date antérieure, à la cour des Malaspina48. Ce qui est sûr, c’est que Sordel a participé à sa composition dans ses premières années d’activité49. Il est délicat de proposer une date plus précise : Negri pense qu’elle remonte à une époque anté-rieure au rapt de Cunizza, étant donné que la tornada exprime de l’amour pour la dame, ce qui la situerait entre 1221 et 1228 50. Néanmoins, dans leur corpus de tensos et partimens, Harvey et Paterson avancent la date jusqu’en 121351.

21 4. La question posée dans le débat est de savoir si l’amant dont la dame est morte doit continuer à vivre ou, au contraire, mourir. Du point de vue lexical, ‘mourir’ et ‘vivre’ se comportent comme un binôme de vocables récurrents tout au long de la composition et l’antithèse est continuellement reprise dans toutes les strophes : strophe I, viure o morir (v. 9) ; str. II, (v. 14) et morz (v. 9) ; str. III, moria (v. 23) et viures (v. 25) ; str. IV, vida meillz

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qe morz valer (v. 34) ; str. V, mort (v. 45) et vida (v. 46) ; enfin, dans la dernière cobla, même si l’on ne retrouve pas cette dichotomie lexicale, on rencontre des synonymes comme fenis (v. 56), déjà employé dans les deux strophes antérieures, et on voit apparaître ausir, qui renforce encore le contenu sémique du champ de la ‘mort’ à cause de ses connotations hyperboliques52. Outre ce lexique, on relève d’autres unités lexicales qui appartiennent à l’isotopie de la douleur : en plus d’ausir (vv. 26 et 39) et fenir (vv. 40, 56 et 60), on recourt à des termes comme languir (v. 35) et dols e plors (v. 55). Dans les tornadas, une fois achevé le débat entre les deux adver-saires, on laisse de côté le dilemme exposé et l’on ne parle plus que des deux dames qui doivent prononcer leur sentence sur les arguments qu’ont fait valoir les deux poètes. C’est un trait que nous voulons souligner, car on inclut souvent dans la dernière partie des commentaires ironiques sur les arguments déployés ou quelque épilogue sentencieux à propos du sujet53. Toutefois, dans les tornadas de ce texte, les auteurs se contentent de nommer les juges du débat sans revenir sur le sujet de la discussion.

22 Par ailleurs, la mention d’Andreus (v. 26) est en rapport avec la ligne conceptuelle de la mort par amour développée tout au long du texte. Il s’agit du héros d’un roman français perdu, Andrieu de Fransa, auquel des troubadours font allusion à partir des dernières années du XIIe siècle comme parangon de l’amant tragique qui meurt à cause de l’amour qu’il porte à sa dame, la reine de France. Non seulement il est mort d’amour, mais, si nous nous en tenons à ce que dit GTor lui-même, sa mort a été voulue consciemment, il s’est suicidé (« si tot s’aucis » v. 26)54.

23 Ainsi donc, la mort est présente de façon permanente dans ce texte et c’est un des thèmes les plus cultivés dans la tradition poétique amoureuse55. Néanmoins, dans cette tradition, la mort d’une dame n’est pas un thème fréquent de la poétique amou-reuse et l’est moins encore la question qu’abordent GTor et Sordel : que doit faire l’amant devant la mort de l’aimée ? Même s’il faut noter que, comme le montre Valeria Bertolucci dans une étude intéressante sur la présence de la mort de la dame, « on peut bien parler d’une circulation généralisée, bien que faible, au XIIIe siècle »56.

24 La mort et l’amour, paradoxalement unis, apparaissent habituellement dans une ligne temporelle qui s’oriente vers un futur proche, mais ici la question est de savoir si un amoureux fidèle peut survivre à la mort de l’aimée. Que doit faire l’amant devant la mort de la dame ? Est-ce que le troubadour doit continuer à vivre ou, au contraire, doit- il mourir ? La mort s’annonce normalement comme un événement qui peut arriver à l’amant quand la dame ne répond pas à son amour, quand il n’obtient pas ce joi qu’il réclame. C’est encore quelque chose d’insolite que le poète, oubliant les lois de la nature, tourne son amour vers une femme morte57.

25 Pour expliquer cette question peu commune, il importe de prendre en compte le contexte dans lequel s’inscrit la composition traditionnelle des troubadours. À l’époque de la rédaction du partimen, la lyrique occitane se trouvait déjà sur le déclin, ce qui explique que deux troubadours discutent sur l’association ‘amour’ / ‘mort’58. On pourrait mettre cela en rapport avec la vida de GTor qui, comme le signalait Noto, représentait également une transgression par le fait qu’elle se plaçait en marge des formules narratives habituelles des biographies et du monde de la cour-toisie : le comportement du troubadour que nous transmet la vida est celui d’un “fou” socialement dangereux parce qu’il n’accepte pas de se séparer (en particulier sur le plan physique) du corps de l’aimée59

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26 On ne peut pas non plus oublier le ton ironique qui domine dans le partimen. Meneghetti a souligné l’effet comique que « simili affermazioni dovevano produrre in un pubblico ben avveduto era di sicuro previsto, forse addirittura ricercato dagli autori », en rapport avec le contraste entre la vida et les argumen-tations exposées par chacun des poètes dans le partimen60. La vida de GTor met en scène une bien-aimée défunte et, à l’inverse, dans la composition, c’est Sordel qui souffre la « mort par amour » et va jusqu’à recommander le suicide par amour (vv. 39-40)61.

27 En conclusion, uns amics e un’amia illustre la production d’une lyrique occitane qui entre en décadence au moment même où elle se répand au-delà de ses frontières. Le texte est le fruit de l’activité poétique de GTor, un troubadour transalpin peu connu, mais dont la biographie est curieuse et insolite, et des premières années du métier d’un Italien d’une grande renommée et dont l’œuvre devait connaître une ample diffusion dans la tradition des trouba-dours. Quant à la question en débat, on ne saurait dire qu’elle était alors inusitée dans le code de la fin’amor, même si son thème n’atteindra que plus tard les plus hauts sommets avec la mort de Béatrice et de Laure que les grands maîtres, Dante et Pétrarque, rappelleront dans leurs chants62. Valeria Bertolucci dit à ce sujet : C’est donc vers la fin du XIIIe siècle que le thème de la mort de la dame, après une période de « préhistoire » et d’isolement dans le planh, s’inscrit dans les genres lyriques les plus importants et va renouveler la razon de la poésie amoureuse pour en devenir un des thèmes principaux.63

NOTES

1. F.J.M. RAYNOUARD, Choix des poésies originales des Troubadours, Paris, Didot, vol. IV, 1819, nº XVI, pp. 33-36. Les autres anthologies qui, depuis longtemps, ont inclus ce partimen sont : V. de BARTHOLOMAEIS, Poesie provenzali storiche relative all’Italia, Roma, Istituto Storico Italiano, 1931, vol. II, pp. 63-67 ; A. UGOLINI, La poesia provenzale e l’Italia : scelta di testi con introduzione e note, Modena, Soc. Tip. Modenese, 1949, 2 ª ed. rev., pp. XXXV, 68 et ss. ; G. BERTONI, I Trovatori d’Italia : biografie, testi, traduzioni, note, Roma, Società Multigrafica ed. Somu, 1967, p. 76 (le texte y est cité mais pas reproduit). En outre, le partimen figure dans les éditions de Sordel : C. De LOLLIS, Vita e Poesie di Sordello di Goito, Bologna, Forni, 1969, p. 24, 168 et ss., 274 et ss., et M. BONI (a cura di), Sordello, le poesie, nueva edizione critica con studio introd., traduz, note e glos., Bologna, Libreria Antiquaria Palmaverde, 1954, pp. 84-89 ; et de Guilhem de la Tor ( = GTor) : F. BLASI, Le poesie di Guilhem de la Tor, Genève-Firenze, Olschki, 1934, p. 50 et ss., et p. 72 et ss. ; J. MONESTIER, Guilhem de la Tor. Troubadour Périgourdin, Périgueux, Lo Bornat dau Perigord, 1991, pp. 48-51 (la lecture suit pour l’essentiel Blasi) ; A. NEGRI (a cura di), Le liriche del trovatore Guilhem de la Tor, Rubbettino ed., 2006, nº 2, pp. 61-72 (édition qui nous sert de référence, avec celle de Boni pour Sordel). Ce texte figure aussi dans le récent corpus des genres dialogués occitans de R. HARVEY-L. PATERSON, eds., The Troubadour Tensos and Partimens. A critical Edition, Cambridge, D.S. Brewer, 2010, vol. II, pp. 647-656. Pour les traductions du texte, voir M. D’HERDE-HEILIGER, Répertoire des traductions des œuvres lyriques des troubadours des XIe au XIIIe siècles, Liège-Béziers, Institut Provincial d’Études et de Recherches Bibliothéconomiques-Centre Intern. de Doc. Occitane, 1985, p. 201.

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2. Désormais nous emploierons la forme abrégée GTor. 3. M.L. MENEGHETTI, « Uc de Saint-Circ tra filologia e divulgazione », in « Il Medioevo nella Marca : trovatori, giullari, Letterati a Treviso nei secoli XIII e XIV ». Atti del Convegno Treviso 28-29 set. 1990, ed. di M.L. Meneghetti et F. Zambon, Dosson, ed. Premio Comisso, 1991, pp. 115-128, p. 116. 4. P. BEC, Florilège en mineur. Jongleurs et troubadours mal connus, Paris, Paradigme, 2004, p. 323. 5. A. TAVERA, « À propos des ‘petits’ troubadours qui allèrent en Italie », in Le Rayonnement des Troubadours, a cura di A. Touber, Rodopi, Amsterdam, 1998, pp 143-159 ; p. 158. 6. Voir là-dessus BERTONI, Il Trovatori d’Italia…, op. cit. 7. La vida indique que « Guillems de la Tor si fon joglars e fo de Peiregorc, d’un castel q’om diz la Tor » (J. BOUTIÈRE et A. H. SCHUTZ, Biographies des troubadours. Textes provençaux des XIIIe et XIV e siècles, avec la collaboration de I.-M. CLUZEL, Paris, A. G. Nizet, 1964, p. 233). Voir NEGRI, Le liriche…, op. cit., p. 12 et ss. ; et encore G. LARGHI, « Guilhem de la Tor », in G. GUIDA e G. LARGHI, Dizionario biografico dei Trovatori, Modena, Mucchi ed., 2014, pp. 276-278. 8. À propos des cours en Italie, l’étude d’A. RONCAGLIA, « Le corti medievali », in Literatura italiana, dir. A. ASOR ROSA, vol. 1, Il Letterato e le istituzioni, Torino, Einaudi, 1982, pp. 33-147 est toujours d’une grande utilité. 9. M. DE RIQUER parle d’un « documento de interés histórico y social, pero no literario » (Los trovadores. Historia literaria y textos, Barcelona, Planeta, 1975, vol. II, p. 1171). Voir NEGRI, Le liriche…, op. cit., pp. 75-96, qui rassemble différentes opinions exprimées sur ce texte ; et LARGHI, « Guilhem de la Tor… », art cit., p. 277, qui présente de nouvelles hypothèses historico-politiques d’interprétation. 10. RIQUER, Los trovadores…, op.cit, vol. II, p. 1171. Monestier, qui a édité son œuvre dans les années 90, affirme à propos de son chansonnier amoureux que « notre troubadour ne fait que répéter les thèmes communs traditionnels de la poésie courtoise […], plus encline à la mélancolie qu’à la joie de l’amour, sa poésie veut la sincérité du sentiment et voit dans la souffrance une grande preuve d’amour » (Guilhem de la Tor…, op. cit., p. 2). 11. G. FOLENA, « Tradizione e cultura trobadorica nelle corti e nelle città venete », in Storia della cultura veneta. Dalle origini al Trecento, Vicenza 1976, pp. 453-562 (maintenant dans G. FOLENA, Culture e lingue nel Veneto medievale, a cura di G. Arnaldi e M. Pastore Stocchi, Padova, ed. Programma, 1990, pp. 1-137), p. 493. 12. NEGRI, Le liriche…, op. cit., pp. 16 et 32. 13. FOLENA, « Tradizione e cultura… », art. cit., p. 504. 14. Nous suivons NEGRI, Le liriche…, op. cit., pp. 25-32. 15. Par ex., M.-L. MENEGHETTI, Il pubblico dei trovatori, Torino, Einaudi, 1992, p. 159 ; RIQUER, Los trovadores…, op. cit., II, p. 1171. 16. BLASI, Le poesie…, p. V ; M. PICONE, Il racconto, Bologna, Il Mulino, 1985, p. 41. 17. J. BOUTIÈRE et A.-H. SCHUTZ, Biographies des troubadours : textes provençaux des XIIIe et XIVe siècles, Toulouse, éd. Privat, 1950, p. 238, n. 6. Cette opinion est partagée par M. LIBORIO (a cura di), Storie di dame e di trovatori di Provenza, Milano, Bompiani, 1982, p. 253. 18. BLASI, Le poesie…, op. cit., p. V. 19. Deux auteurs étudient en détail cette vida : G. LARGHI l’analyse, y compris du point de vue linguistique, dans « Di un trovatore occitanico, di un barbiere milanese e di Como medievale », Archivio Storico della Diocesi di Como, 12, 2001, pp. 281-317 ; et G. NOTO s’en occupe lui aussi longuement dans « Ricezione e reinterpretazione della lirica trobadorica in Italia : la vida di Guillem de la Tor », in Studi di Filologia romanza offerti a Valeria Bertolucci Pizzorusso, Pisa, Pacini, 2006, vol. II, pp. 1105-1137. Voir en outre les commentaires de NEGRI, Le liriche…, op. cit., p. 12. 20. Rappelons que le barbier était « un personaggio che svolge una delle professioni più spesso messe all’indice della cultura medievale » (NOTO, « Ricezione », art. cit., p. 1110).

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21. NOTO souligne que « la vida de GlTor risulta la sola ‘biografia’ a presentare sviluppi narrativi in direzioni, per cosi dire, ‘extracanoniche’« (ibidem, pp. 1110-1111). 22. G. CAITI-RUSSO, Les troubadours et la cour des Malaspina, Montpellier, Université Paul-Valéry, 2005, p. 290. 23. NEGRI, Le liriche…, op. cit., p. 72. 24. Dans le sirventés Li fol e li put e il filol, Aimeric de Peguilhan critique les « joglaret novel, enoios e mal parlan » qui font le siège de la cour des Malaspina ; il précise ironiquement : « non o dic contra·N Sordel, q’el non es d’aital semblan » (W.-P. SHEPARD-F.-M. CHAMBERS, The Poems of Aimeric de Peguilhan, Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 1950, nº XXXII, vv. 11-12). On peut également consulter BONI, Sordello…, op. cit., pp. XII-XLVII ; FOLENA, « Tradizione e cultura trobadorica », p. 499 ; et particulièrement G. GOUIRAN, « S’aisi son tuit freich cum el l’autre lombart, non son bon ad amor ou la mauvaise réputation de Sordel », in Trobadors a la Peninsula ibérica. Homenatge al Dr. Martí de Riquer, ed. V. Beltrán, M. Simó i E. Roig, Barcelona, Publicacións de l’Abadía de Montserrat, 2006, pp. 171-194 ; et Idem, « Sur quelques troubadours qui franchirent les Alpes du temps de la croisade contre les Albigeois », in I trovatori nel Veneto e a Venezia. Atti del Convegno Inter-nazionale (Venezia, 28-31 ottobre 2004), a cura di G. Lachin, Roma-Padova, ed. Antenore, 2008, pp. 97-133. 25. MENEGHETTI, Il pubblico…, op. cit., p. 204. 26. Sur ce point, voir BONI, Sordello, op. cit., pp. XXXIV-XXXV, et RIQUER, Los trovadores…, op. cit., III, pp. 1454-1455. 27. Sur la figure de Cunizza, voir le travail intéressant de V.-L. PUCCETTI, Fuga in Paradiso. Storia intertestuale da Romano, Ravenna, Longo éd., 2010 (à propos de Sordel, pp. 9-54, d’Uc de Saint-Circ, pp. 55-106) ; voir également LIBORIO, Storie di dame…, op. cit., p. 213 ; F. COLETTI, « Romano, Cunizza da », Enciclopedia dantesca, en red http://www.treccani.it/enciclopedia/cunizza-da-romano_(Enciclopedia-Dantesca)/ (date de consultation : 17/05/2015). 28. Sur ce point, voir MENEGHETTI, « Uc de Saint-Circ… », art. cit. 29. AD nagneseta (D naineseta), E na conia, IK na cusina ; seuls DcGNQ transmettent Cuniza. Voir sur cette question problématique, HARVEY-PATERSON, The Troubadour Tensos…, op. cit., pp. 654-655 ; BONI, Sordello, op. cit., pp. 92-93 ; NEGRI, Le liriche, op. cit., pp. 68-69 ; PUCETTI, Fuga in Paradiso, op. cit., p. 56 ; et LARGHI, « Guilhem de la Tor… », art. cit., p. 278. 30. De Lollis comprenait que « i mss più antichi danno il nome di una persona i cui rapporti non offrono nulla di speciale, e i posteriori danno invece il nome di altra che fu notoriamente in relazione col poeta stesso, è lecito concludere che il nome della seconda fu sostituito a quello della prima » (Vita e Poesie…, op. cit., p. 275). Folena, pour sa part, justifie ce choix par des arguments semblables (« Tradizione e cultura trobadorica… », art. cit., p. 506). 31. NEGRI, Le liriche…, op. cit., p. 69. 32. Pour plus de détails, voir S. GUIDA, « Sordel », Dizionario biografico…, op. cit., pp. 495-498. 33. S. GUIDA, « Le biografie provenzali di Sordello », Cultura Neolatina, LX (2), 2000, pp. 89-123, où l’on peut examiner les différences entre les deux rédactions. Voir aussi BOUTIÈRE-SCHULTZ, Biographies…, op. cit., p. 566. 34. Il est difficile d’expliquer pourquoi Uc de Saint-Circ a composé deux vidas différentes de la même personne. Voir diverses hypothèses dans GUIDA, « Le biographie provenzali… », art. cit., pp. 121-122, et dans Puccetti, Fuga in Paradiso…, op. cit., pp. 23-25. 35. GUIDA, « Sordel », art. cit., p. 497. Boni recueille dans son édition cinquante-deux textes. 36. Dans Vedes, Picandon, soo maravilhado, qui suit la combinaison métrique de la cansó de Sordel Lai a·n Peire Guillem man ses bistenza (P. CANETTIERI-C. PULSONI, « Per uno studio storico-geografico e tipologio dell’imitazione metrica nella lirica galego-portoghese », in D. BILLY, P. CANETTIERI, C. PULSONI et A. ROSSELL, La lirica galego-portoghese. Saggi di metrica e musica comparata, Roma, Carocci,

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pp. 113-165 et 150-154 ; et S. MARCENARO, « Pellegrinaggi di testi ? Due nuove ipotesi sui “contrafacta” galego-portoghesi di testi occitani », in In marsupiis peregrinorum. Circulación de textos e imágenes en la Edad Media, a c. di E. Corral, Firenze, Sismel, ed. del Galuzzo, 2010, pp. 465-478 ; pp. 474-475, et 501). Sur l’interprétation de la mention de Sordel dans cette tençon, voir E. GONÇALVES,« … Soo maravilhado / eu d’En Sordel », Cultura Neolatina, LX (3-4) (2000), pp. 371-384. 37. BONI, Sordello…, op. cit., p. CLXXXIII. Nous renvoyons au travail récent de M.L. MENEGHETTI, « Sordello perchè… Il nodo attanziale di Purgatorio VI (e VII-VII) », in Dai pochi ai molti. Studi in onore di Roberto Antonelli, a cura di P. Canettieri e A. Punzi, Roma, Viella, 2014, t. II, pp. 1091-1102, où se trouve une abondante bibliographie sur le sujet. 38. A 183 r ; D 148 r ; Dc 259 r ; E 224 r ; G 95 r ; I 157 v ; K 143 v ; N 291 v ; Q 47 r. En outre, dans x 118 est reproduite la première strophe. Voir BONI, Sordello…, op. cit., p. 84 et NEGRI, Le liriche…, op. cit., p. 37. 39. Sur la structure complexe et les étapes successives de configuration de ce manuscrit, voir D’A. S. AVALLE et E. CASAMASSIMA, Il canzoniere provenzale estense, riprodotto per il centenario della nascita di Giulio Bertoni, Modena, 1979-1982. Sur le chansonnier provençal E, voir S. ASPERTI, Carlo I d’Angiò e i trovatori. Componenti “provenzali” e angioine nella tradizione manoscritta della lirica trobadorica, Ravenna, Longo, 1995, pp. 97-120. Pour une vision d’ensemble de la configuration des manuscrits occitans, l’étude classique de D’A. S. AVALLE, I manoscritti della letteratura in lingua d’oc, nuova ed. a cura di L. Leonardi, Torino, Einaudi, 1993, est toujours d’une grande utilité. 40. En ce qui concerne les divergences dans la lecture de la fin de la composition, nous renvoyons aux éditions de Boni et de Negri qui expliquent et justifient en détail l’édition qu’ils proposent, en particulier pour la référence à Cunizza du v. 68. 41. BONI, Sordello…, op. cit., pp. CXLV et ss. ; A. SOLIMENA, « Appunti sulle metrica di Sordello : fra tradizione ed innovazione », Cultura Neolatina, LX (3-4), 2000, p. 209 ; et NEGRI, Le liriche…, op. cit., p. 21. 42. Pour les données des séries rythmiques, voir P.-G. BELTRAMI et S. VATTERONI, Rimario Trobadorico provenzale, Pisa, Pacini ed., 1994, I, pp. 84-88, pp. 73-76, pp. 101-102, pp. 26-30, pp. 96-99, respectivement. 43. I. FRANK, Répertoire métrique de la poésie des troubadours, Paris, Librairie Honoré Champion, 1966, vol. I, p. 26. Boni qualifie la combinaison de “schema raro” (Sordello…, op. cit., p. CXLVII). 44. A. JEANROY et J.-J. SALVERDA DE GRAVE, Poésies d’Uc de Saint-Circ, Toulouse, Imprimerie et Librairie Édouard Privat, Paris, 1913 (réimpr. Johnson Reprint Corporation, London-New York, 1971), nº VIII, pp. 40-45. 45. Référence extraite de HARVEY-PATERSON, The Troubadour Tensos…, op. cit., p. 654. 46. Solimena, dans son étude sur la métrique de Sordel, signale qu’on a identifié six mélodies de contrafacta de Sordel, dans le même temps que l’on reconnaît l’existence de divers unica dans son corpus (« Appunti sulle metrica… », art. cit., p. 211). 47. Sur l’origine et le mécénat de la famille Da Romano, voir D. GERONAZZO, Gli Ezzelini : da signoria locale a potere regionale. Vicende di una famiglia nell’Italia Medievale, San Zenone de gli Ezzelini, 2006, https://sac4.halleysac.it/c026077/SITO_VILLA/immagini/TORRE/ezzelini.pdf (date de consultation : 12/02/2014) et, surtout FOLENA, « Tradizione e cultura trobadorica … », art. cit. 48. G. CAITI-RUSSO, qui étudie en détail la cour des Malaspina, n’inscrit pas le partimen dans ce cercle, alors qu’elle le fait pour la Treva : Les troubadours et la cour …, op. cit., et « La corte malaspiniana e i suoi cantori : dal mito dantesco alla storia di uno spazio “cortese” », en Pier delle Vigne in catene da Borgo San Donnino alla Lunigiana Medievale. Itinerario alla ricerca dell’identità storica, economica e culturale di un territorio, Atti del convegno itinerante (maggio 2005-maggio 2006), a cura di G. Tonelli, Sarzana, 2006, pp. 65-80). 49. ASPERTI, Carlo I d’Angiò…, op. cit., p. 102.

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50. NEGRI, Le liriche…, op. cit., p. 15 ; MENEGHETTI, Il pubblico…, op. cit., p. 159. La variation chronologique dépendrait de la datation du rapt : Boni le situe en 1226 (Sordello…, op. cit., pp. 84-93). 51. HARVEY-PATERSON, The Troubadour Tensos…, op. cit., p. 655. 52. Sur la séquence sémique de matar dans un autre domaine poétique, voir E. CORRAL DÍAZ, « Pero sei que me quer matar… aquel matador : a conceptuali-zación de matar no Cancioneiro da Ajuda », Actas do Congreso Intern. « O Cancioneiro da Ajuda cen anos despois », ed. M. Brea, Santiago de Compostela, Consellería de Cultura, 2004, pp. 225-239. 53. E. VALLET constate trois « situazioni-tipo » dans les tornadas des genres dialogués : a) « escambio finale de batture e commenti ironici » ; b) « A turno, i protagonisti riassumono in un epilogo sentenzioso l’opinione difesa nel corso del componimento » ; c) « Viene eletto il jutge del conten » (A Narbona. Studio sulle tornadas trobadoriche, Alessandria, ed. dell’Orso, 2011, pp. 155-156). 54. BONI, Sordello, op. cit., p. 90 ; et, en particulier, W.-H.-W. FIELD, « Le roman d’Andrieu de Fransa : État présent d’un problème avec une hypothèse basée sur un fragment dans le chansonnier N (première partie) », Revue des Langues Modernes, LXXXII (1-2), 1976, pp. 3-26. 55. M.-N. TOURY note à ce propos que « dès ses premières manifestations littéraires en effet, l’amour “inventé” par les troubadours, a été lié à la mort » (Mort et Fin’amor dans la poésie d’oc et d’oïl aux XIIe et XIIIe siècles, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 7). Il existe une vaste bibliographie sur le sujet : voir, outre l’étude citée, D. ALEXANDRE-BIDON, La mort au Moyen Âge (XIIIe-XVIe siècle), Paris, Hachette, 1998 ; L. MARTÍNEZ-FALERO, « De la muerte por amor al amor por la muerte : la representación de la muerte en la poesía medieval europea », Revista de Literatura Medieval, XXIV, 2012, pp. 173-192. 56. V. BERTOLUCCI PIZZORUSSO, « La mort de la dame dans les genres lyriques autres que le planh », in 6e Congrès International de l’A.I.E.O (12-19 sept 1999). Le rayonnement de la civilisation occitane à l’aube d’un nouveau millénaire, éd. G. Kremnitz et alii, Wien, ed. Praesens, 2001, pp. 327-333 ; p. 327 et p. 331. 57. MENEGHETTI, Il pubblico…, op. cit., p. 269, n. 58. E. KÖHLER signalait ce partimen pour sa particularité dans « la menzione della morte, quando è seria e non iperbolica » (« Il servizio d’amore nel partimen », in Sociologia della fin’amor. Saggi trobadorici, trad. de M. Mancini, Padova, Liviana ed, 1976, p. 104). 59. Nous suivons ici le texte de NOTO, « Ricezione… », art. cit., p. 1122. 60. MENEGHETTI, Il pubblico…, op. cit., p. 159. 61. PUCCETTI, Fuga in paradiso…, op. cit., p. 55. 62. Voir R. ANTONELLI, « La morte di Beatrice e la struttura della storia », in Atti del convegno Beatrice (1290-1990 nella memoria europea (Napoli, 10-14 dicembre 1990), Firenze, ed. Cadmo, 1994, pp. 34-46. 63. BERTOLUCCI, « La mort de la dame… », art. cit., p. 332.

AUTEUR

ESTHER CORRAL DÍAZ

Université de Saint-Jacques de Compostelle

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Un poème consolatoire inédit (c. 1348) et un fragment d’un planh perdu, attribué à Raimbaut de Vaqueiras

Marta Marfany et Lluís Cabré

NOTE DE L'AUTEUR

Ce travail s’inscrit dans le projet FFI2014-53050-C5-4-P (Universitat Autònoma de Barcelona) financé par le Ministerio de Economía y Competitividad. Aux remerciements déjà exprimés, nous voudrions ajouter l’expression de notre reconnaissance aux Drs Lola Badia et Jaume Torró, qui nous ont suggéré des solutions pour des passages difficiles du texte.

1 Le texte que nous éditons ici provient d’un feuillet de garde, sans numérotation, d’un registre appartenant aux Archives de la Couronne d’Aragon (Varia, 288, f. A). En raison de son très mauvais état de conservation, on ne peut pas le consulter actuellement, mais nous avons pu en obtenir une copie numérique, grâce à l’amabilité du directeur des Archives. Ce texte a été découvert, il y a longtemps, par M. Jaume Riera et c’est grâce à lui – et nous l’en remercions – que nous avons eu connaissance de son existence et nous avons bénéficié de ses nombreuses observations et des données externes que nous présentons dans ce travail.

2 Il s’agit d’un poème conservé dans un Liber curiae qui contient des documents juridiques datés de 1348 appartenant à la sotsvegueria de Ripoll, et a dû être par la suite transféré aux Archives royales. Le feuillet de garde, initialement en blanc, a été apparemment rempli par un scribe soit pendant la confection du volume, soit après, plutôt, et avant le dépôt aux Archives royales. On peut donc dater le texte de 1348 ou d’un peu plus tard, sous le règne de Pierre le Cérémonieux (1336-1387).

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3 C’est l’autographe d’un poème consolatoire en vers ou plus exactement, le brouillon de composition de l’œuvre : il comporte de nombreuses corrections et des repentirs caractéristiques d’un poète amateur qui a des difficultés à rimer et à disposer les vers selon le comput syllabique. Le texte présente des indications très claires sur l’insertion de passages : par exemple, les vers 75-76 et la citation qui les suit (C7) sont situés à la fin de la seconde colonne du verso, mais l’auteur indique par un signe de renvoi qu’ils doivent être placés à la suite du vers 74 de la première colonne ; ils les a formulés après avoir écrit la conclusion de la pièce.

4 Ce poète amateur, qui avait probablement reçu une formation notariale, s’appelait Bernat (v. 88 et note)1. Il adresse son poème consolatoire à son seigneur, « mossèn N’Arnau » (v. 8), pour la mort de son fils Berengueró (v. 11) ; le vocatif « senyer » est la formule qui rythme la pièce. Sont également cités l’épouse du seigneur, « madona » (vv. 71 et 74), et le prêtre, « rector » (vv. 31 et 42), qui l’avait sans doute réconforté par un sermon funèbre le septième dimanche après la Pentecôte (voir la note de C3). L’auteur révèle sa proximité avec la famille du défunt quand il évoque le jeune Berengueró rentrant chez lui après une chevauchée (vv. 63-73), souvenir douloureux pour N’Arnau et sa femme, ou quand il illustre les motifs de son texte en dessinant un cœur transpercé par une dague (à la fin du v. 5) et un autre par une flèche à la fin du v. 21.

Cœur transpercé par une dague (v. 5)

Cœur transpercé par une flèche (v. 21)

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5 La formation scolaire de ce poète d’occasion transparaît dans une citation de l’Évangile de saint Matthieu (C1), dans une référence d’origine liturgique (C3), toutes deux en latin, et dans une glose en langue vulgaire de l’Écriture (v. 34), située dans un passage à présent illisible, trop détérioré pour en proposer une interprétation. Toutes les trois sont bien à leur place dans un poème consolatoire. De plus, l’auteur se place sous l’autorité poétique de Raimbaut de Vaqueiras, si bien que sa lettre de consolation intègre l’inspiration du planh troubadouresque, que l’on ressent également dans des formules rhétoriques comme le tricolon du vers 1, « Dol e tristor e amergura granda » (cf. « Consiros cant e plang e plor », le début du célèbre planh de Guillem de Berguedà ; PC 210,9). Cependant, ce n’est pas du planh que l’auteur tire le répertoire des motifs qui caractérisent le genre, ni le cadre qui le définit : le planh est une lamentation pour la mort d’un seigneur, d’une dame ou d’un parent (ou pour la perte d’une ville) ; le poème consolatoire s’adresse à une personne qui est vivante et qui souffre la perte d’un être aimé2.

6 Le texte est un discours de 90 décasyllabes appariés, dans lequel l’auteur a inséré diverses citations. Cette forme convient à une lettre de consolation : un texte d’une longueur modérée, qui utilise un vers long mais non proprement narratif, dénué de la flexibilité habituelle des novas rimadas, qui sont le plus souvent composées de vers de six à huit syllabes sans aller la plupart du temps jusqu’aux ennéasyllabes. Toutefois, le Torcimany de Lluís d’Averçó précise que, bien que d’après les Flors (une version des Leys d’amors) « hagin de ser de poch nombre de silhabas […] l’actor qui les novas rimadas farà pot crexer o minvar lo dit nombre de silhabas »3. Le seul texte catalan en décasyllabes appariés et d’étendue comparable est la préface de 50 vers du Llibre de concordances de Jaume March4. Le décasyllabe a également été une caractéristique des laisses assonantes de l’épopée, comme dans La Chanson de Roland, dont le héros est cité dans notre texte (v. 54 et note), mais il s’agit là d’un modèle très lointain. Le planh, lui aussi, est composé de décasyllabes, mais ce genre est toujours strophique, à la différence du texte analysé ici. En fait, le modèle qui en est le plus proche par la forme est la Lettre Épique adressée par Raimbaut de Vaqueiras au marquis de Montferrat5, avec ses trois laisses en décasyllabes monorimes et des césures épiques et lyriques dans quelques vers (voir plus bas, n. 13). Notre texte pourrait être divisé en sections irrégulières, souvent marquées par des formules identiques aux vocatifs de la Lettre Épique, comme « E crey, sényer », « Enquer, sényer »6. Il y a une ouverture lyrique – expression de la douleur (vv. 1-6) – et une conclusion – adieux, signature et promesse de rendre visite au destinataire (vv. 83-90) – conformes au genre épistolaire ; dans le corps du texte, le poète, éloigné (« ai ausit », v. 19), évoque la funeste disparition (« desconort », v. 61) et renvoie à des passages (Passion du Christ, vv. 23-24, Saintes Écritures, vv. 33-34, saint Augustin, vv. 41-43) qui l’aident à créer le motif de la consolation ou à exprimer la douleur de son seigneur. À partir de là, la consolation se construit sur le modèle du planh, lui aussi désigné par les termes de « desconort » (v. 61) et de « desesper » (v. 75). Toutes les citations poétiques sont en décasyllabes pour deux raisons : d’abord, parce que l’auteur, influencé par la Lettre Épique, doit les intégrer au type de vers qu’il a choisi pour sa lettre consolatoire ; ensuite, parce que sa source d’inspiration est le planh pour la mort d’une dame « Ar pren camgat per tostemps de xantar » (PC 392, 4a)7, attribué à Raimbaut de Vaqueiras dans les manuscrits Sg (Barcelone, Biblioteca de Catalunya, ms. 146) et VeAg (Barcelone, Biblioteca de Catalunya, mss 7 et 8), tous deux copiés en Catalogne. Effectivement, quatre citations du texte (C2, C4, C5, C8) sont tirées de ce planh. Une cinquième – que le

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poète cite de mémoire, nous semble-t-il –, est attribuée à un « sobreplant », aujourd’hui perdu, composé par « Rembaut de Vaqueres » (C6). La sixième citation lyrique, celle qui lui vient à l’esprit après avoir écrit la conclusion du poème, est attribuée à un Berenguer Miquel (C7 ; voir la note). Cette façon d’insérer dans une œuvre des citations poétiques bien connues d’auteurs admirés provient de Ramon Vidal de Besalú et de Matfre Ermengau8. Dans le cas qui nous intéresse, il y a quand même deux éléments bien différents : la prédominance de Raimbaut de Vaqueiras et la volonté délibérée de cacher la composition qui sert de modèle.

7 La volonté de masquer la source de quatre citations s’explique par une raison bien circonstancielle : l’auteur veut faire croire qu’il a à portée de main des sources diverses, attribuant les citations d’« Ar pren » à des poètes connus à cette époque-là, Cerverí de Girona (C2), un Bernat de So (C5) et un « alt infant » (C8), peut-être l’infant Pierre d’Aragon, comte d’Empúries (voir note) ; la citation C4 n’est pas attribuée. Cette façon de procéder atteste de la popularité de ces poètes (et de Berenguer Miquel) dans la zone de diffusion du texte, c’est-à-dire pour le moins dans la région de Ripoll. D’autre part, le fait que le principal modèle de la consolation soit le planh « Ar pren » représente un chaînon de plus dans la transmission catalane de l’œuvre de Raimbaut de Vaqueiras telle qu’elle a été copiée dans le chansonnier Sg, lui-même postérieur à notre texte, et dans le VeAg, qui date de la seconde décennie du XVe siècle9. Le poète ne veut pas dissimuler l’autorité du troubadour : il occulte seulement, pour son destinataire, les emprunts au planh « Ar pren ». En revanche, il exhibe le nom de Raimbaut quand il cite le « sobreplant » (C6) composé par celui-ci pour un « coms » qu’il « amech » (ou « servich », selon la leçon synonyme supprimée). Il est possible que ce « coms » soit Boniface, marquis de Montferrat10. La dernière composition datable de Raimbaut est de 1205 ; cependant, Martí de Riquer a écrit que « si hubiese vivido, hubiera escrito un planh por Bonifacio de Montferrato, muerto en setiembre de 1207 luchando contra los búlgaros »11. Si ce planh-ci était notre « sobreplant », cela signifierait que Raimbaut a survécu à son seigneur et que, qu’il soit mort en Orient ou pas, son poème est parvenu en Occident.

8 L’observation de la langue poétique hybride catalan-occitan, vers le milieu du XIVe siècle, a également un intérêt particulier : dans ce cas, on ne peut pas dire qu’elle soit ni catalanisée ni occitanisée par un copiste. De nombreuses neutralisations trahissent le catalan oriental de l’auteur (p. ex. « amergura », v. 1, « segeta », v. 22, « verbaració », v. 24, « desfranant », v. 73). Le poète a sans doute à l’esprit une matrice occitane – dès le début il veut écrire dans la langue traditionnelle de la poésie (cf. la flexion de « granda », v. 1) –, mais son texte comporte d’emblée des fautes de grammaire : selon le contexte syntactique, il devrait y avoir au vers 3, « greus morts, tristes, desconexens », un syntagme (prépositionnel) complément de cause ou d’agent, donc au cas régime sans -s de flexion (‘[per la] greu mort, trista, desconeixent’) ; l’article li, cas sujet pluriel, est employé au moins en deux occasions dans des syntagmes au singulier (« li rector vostre, franch e cortès », v. 13 ; « li seu regna plasent », en fonction de complément direct, v. 86). Le modèle occitan chancelle souvent : la simplification du groupe -nt des gérondifs est prédominante dans les citations (« ploran », « penan », C6 ; « ploran », C7), bien qu’il se maintienne dans les vers de l’auteur (« consolant », v. 42 ; « fahent », « desfranant », v. 73 ; « donant », v. 90 ; mais on rencontre aussi la forme occitane « esmaginan », v. 20). L’auteur utilise des formes verbales nettement occitanes (« plats », C6 ; « fayt », v. 79 et C6) et d’autres catalanes (« desplau », v. 70, qui rime avec « Arnau », v. 68 ; « seguex », vv. 28 et 40), même dans les citations (« veyg », « vayg »,

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C2)12. La palatalisation du groupe ca- n’est pas systématique (« xantar », C4 ; « xant », v. 57, C6 ; « xanço », C6 ; mais « cantats », v. 55), etc.

9 Pour la versification, il faut souligner, en premier lieu, que le poème se présente en colonnes d’un vers par ligne, de telle sorte que l’auteur peut avoir toujours sous les yeux la mesure du vers et la rime finale, et corriger ainsi tout ce qu’il veut. En deuxième lieu, la composition respecte toujours la mesure du vers décasyllabique, bien qu’il puisse être de facture maladroite, et la consonance des paires de vers, conforme à la pratique rigoureuse des troubadours, que le poète devait parfaitement connaître. D’ailleurs, quand il veut insérer une citation en vers, il en réserve l’espace, puis il y inscrit la rubrique hit t avec tilde, où nous comprenons « hic testis », ‘ici le témoin’, dans l’intention d’aller chercher la citation plus tard ; quand il écrit la citation, il le fait sans séparer les vers (C4, C5, C6) afin de la faire tenir dans l’espace disponible ; en outre, dans ce cas-là, l’auteur connaît la mesure et la rime du vers et n’a donc pas besoin de les couper. La preuve en est que les fragments cités ne rentrent pas dans l’espace réservé, en particulier C5 : la citation occupe alors non seulement toute la largeur du feuillet, mais elle déborde dans l’espace de ce qui pourrait avoir été la deuxième colonne.

C5 Citation des vers 8-14 du planh « Ar pren »

10 Pour finir, nous voudrions constater que l’auteur met souvent un point à la fin du vers (selon l’usage, pour séparer les vers quand on les écrit sans retour à la ligne) et, à plusieurs reprises, il met aussi un point à l’intérieur du vers. Ces points internes correspondent souvent, sauf exception, à la fin du premier hémistiche et nous les avons indiqués dans l’édition du texte par une barre oblique (/). Ils apportaient sans doute une aide lors de la composition et, bien qu’ils ne soient pas systématiques, ils avaient une valeur indicative : en général, l’auteur considère que les quatre syllabes d’un hémistiche se terminent par un oxyton (« Dol e tristor », v. 1) ou par un paroxyton (« fil e frayre », v. 12, et voir vv. 69-70). Avec toute la prudence nécessaire, nous signalons que cette deuxième forme, qu’on appelle actuellement césure lyrique, était plus habituelle qu’on ne le pense depuis Cerverí de Girona – cité dans le texte – jusqu’à des poètes du XVe siècle 13 ; ce poème consolatoire en témoigne pour une époque de transition14. Il y a encore un exemple sûr de césure dite épique15 : un hémistiche de cinq syllabes accentué sur la quatrième, dont la cinquième ne compte pas (« “Dats-me a beura !”, / e·l caperó desfeya », v. 72).

11 Le poème a aussi une autre valeur : c’est un témoin insolite d’une écriture en cours d’élaboration. Au début, par exemple, il y a quatre vers, barrés par la suite16, qui sont un faux commencement : le quatrième vers est incomplet parce que l’auteur n’arrive pas à trouver la rime ; il abandonne ce début, tout en réutilisant des mots et des idées dans la reprise définitive. La disposition du texte permet de nombreuses observations de détail sur le mécanisme de composition que nous avons exposées ailleurs17.

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12 La composition propre à Bernat est éditée selon les critères, désormais conventionnels, appliqués aux textes catalans dans la collection « Els Nostres Clàssics » de Barcino : résolution des abréviations et régularisation de i/j et u/v ; séparation de mots, accentuation et usage des majuscules selon les règles actuelles du catalan ; utilisation du point médian pour marquer les élisions qui ne sont pas représentées par l’apostrophe catalane d’aujourd’hui ; ponctuation des éditeurs. Cependant, les citations en vers ont été transcrites sans accentuation, étant donné qu’elles sont presque toutes empruntées à un troubadour occitan.

13 Le texte est de lecture difficile pour plus d’une raison : des marges sont abîmées, des passages vermoulus, dans d’autres l’encre s’est évaporée, et parfois l’auteur lui-même a pu en effacer d’autres.

C4 Citation de la première strophe du planh « Ar pren »

14 Nous avons transcrit le poème exactement comme on peut le lire aujourd’hui en copie numérique (efficace pour les agrandissements, mais qui nous prive du recours à la lampe à ultraviolets et à l’observation de grattages). Nous avons indiqué entre crochets toutes les restitutions de graphies que nous considérons comme sûres, que nous les ayons établies à partir de traces, de la rime ou du contexte immédiat. D’autres restitutions, dont certaines très probables, sont indiquées dans une note en bas de page. Les lacunes sont représentées par des points de suspension et, quand il est possible de les évaluer par l’espace ou la métrique, on peut indiquer leur dimension (dans ce cas, un point signifie une lettre et trois points une syllabe). Certains des passages les plus abîmés peuvent être compris à l’aide de la source identifiée (reproduite dans une note en bas de page) ; le seul fragment qui s’avère inintelligible dans sa totalité est encadré entre cruces desperationis († ... †). Pour ne pas entraver la lecture des notes (où l’on ne consigne que les sources et des questions de langue et d’histoire), on n’a pas relevé les très nombreux accidents du texte ni la forme même dans laquelle le texte est distribué dans l’espace du feuillet18. Enfin, on trouve fréquemment la forme « sényer » ; nous l’avons transcrite ainsi, avec un accent sur la première syllabe, par convention : le mot est si souvent placé à la fin du premier hémistiche qu’il semble qu’il pourrait être oxyton, et que l’abréviation er pourrait compléter la forme « senyor » (le cas serait à rapprocher du p barré, qui servait indistinctement d’abréviation à per/par).

15 En conclusion, cet autographe montre les hésitations de l’auteur au fur et à mesure qu’il compose le poème. Bien qu’il ne soit pas un poète professionnel, il compose avec la

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sûreté de qui s’appuie sur une tradition lyrique bien enracinée, celle des troubadours, sans faire de concessions ni à l’assonance ni à l’anisosyllabisme.

16 Son texte est précieux pour l’étude de la langue hybride occitano-catalane du XIVe siècle, puis qu’il n’est contaminé par aucun copiste. Enfin, d’un point de vue littéraire, il est important pour les citations qu’il contient et, surtout, parce qu’il nous offre une citation d’un planh de Raimbaut de Vaqueiras aujourd’hui perdu.

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ANNEXES

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NOTES

1. Quand nous renvoyons à une note, il s’agit de la note du vers ou de la citation dans l’édition du texte (pages X-X). 2. En ce qui concerne le planh, voir : Martí de Riquer, Los trovadores. Historia literaria y textos, Ariel, Barcelone, 1975, vol. I, p. 60-61 ; S. C. Aston, « The Provençal planh : I. The lament for a prince », dans Irénée Cluzel et François Pirot (éds.), Mélanges de philologie romane dédiés à la mémoire de Jean Boutière, éditions Soledi, Liège, 1971, vol. I, p. 23-30 et « The Provençal planh : II, the lament for a lady », dans Mélanges offerts à Rita Lejeune, éditions J. Duculot, Gembloux, 1969, vol. I, p. 57-65. En ce qui concerne les textes consolatoires dans l’Occident médiéval, voir : Peter Von Moos, Consolatio : Studien zur mittellateinischen Trostliteratur über den Tod und zum Problem der christlichen Trauer, Finck, Munich, 1971-72, 4 vol. ; et, pour les textes consolatoires en Espagne, voir : Pedro M. Cátedra, « Prospección sobre el género consolatorio en el siglo XV », dans J. Lawrance et A.D. Deyermond (éds.), Letters and Society in Fifteenth Century Spain, The Dolphin Books, Londres, 1993, p. 1-16 et « Creación y lectura : sobre el género consolatorio en el siglo XV : la Epístola de consolaçión, embiada al reverendo señor Prothonotario de Çigüença, con su respuesta (c. 1469) », dans M. Vaquero et A.D. Deyermond (éds.), Studies on Medieval Spanish Literature in Honor of Charles F. Fraker, Hispanic Seminary of Medieval Studies, Madison, 1995, p. 35-61. 3. J. M. Casas Homs, « Torcimany » de Lluís d’Averçó. Tratado retórico gramatical y repertorio de rimas. Siglos XIV-XV, CSIC, Barcelone, 1956, vol. I, p. 76-77. 4. Jordi Parramon, Repertori mètric de la poesia catalana medieval, Curial – Publicacions de l’Abadia de Montserrat, Barcelone, 1992, p. 227. 5. La Lettre Épique est éditée dans : Joseph Linskill, The Poems of the Troubadour Raimbaut de Vaqueiras, Mouton & Co., La Haye, 1964, p. 301-344. 6. La Lettre Épique commence par le vers « Valen marques, senher de Monferrat » et les deux laisses suivantes commencent par le vocatif « Senher marques » ; dans certains manuscrits, les

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trois poèmes finissent par le vers de quatre syllabes « senher marques ». La Lettre Épique nous a été transmise par six manuscrits, dont deux sont catalans : Sg (Barcelone, Biblioteca de Catalunya, ms. 146) et k (Catane, Biblioteca Universitaria Ventimigliana, ms. 94 ; avec le sigle cv dans Joseph Linskill, op. cit., p. 56). 7. Voir l’édition du planh « Ar pren camgat per tostemps de xantar » dans Joseph Linskill, op. cit., p. 285-288. 8. En plus des précédents constitués par les deux novas rimadas de Ramon Vidal de Besalú, le Perilhos Tractat du Breviari d’Amors de Matfre Ermengaud et le Bendit Maldit de Cerverí de Girona ; dans la tradition catalane, on trouve des poèmes avec citations insérées au XIVe siècle et tout au long du XVe, par exemple le Roser de la Vida Gaya de Jaume March, l’anonyme Salut d’Amor (Rao 0.38), le Procés de Francesc de la Via, la Passio Amoris de Jordi de Sant Jordi ou le poème Tant mon voler de Pere Torroella. 9. Le manuscrit Sg date du dernier tiers du XIVe siècle et n’est pas antérieur à 1366 (Miriam Cabré et Sadurní Martí, « Le chansonnier Sg au carrefour occitano-catalan », Romania, 128, 2010, p. 94, n. 4). Le manuscrit VeAg a été compilé vers 1423-1430 (Anna Alberni, « Intavulare », Tavole di canzonieri romanzi, I. Canzonieri provenzali, 8. Biblioteca de Catalunya : VeAg (mss 7 et 8), Mucchi Editore, Modena, 2006, p. 49-53). Raimbaut de Vaqueiras est connu jusqu’à l’époque du Curial, écrit entre 1440-1450 (Curial e Güelfa, éds. Lola Badia et Jaume Torró, Quaderns Crema, Barcelone, 2011, p. 60 et 536). 10. D’après la Vida du troubadour (Joseph Linskill, op. cit., p. 67-76), Raimbaut fit ses débuts comme jongleur au service du prince d’Orange, Guillem de Baus, puis il rejoignit le marquis de Montferrat, au service duquel il resta jusqu’à sa mort. Cette information sur Guillem de Baus (1182-1218) est fausse (Joseph Linskill, op. cit., p. 17-18 et 27-28) : en 1180, la présence du troubadour au nord de l’Italie est attestée et ses relations avec la famille des Baus ne concernent que les années 1188-89, pendant lesquelles Raimbaut séjourna en Provence (Joseph Linskill, op. cit., p. 4-8 et 10-13). Si Raimbaut a écrit un planh pour la mort de son seigneur, tout semble indiquer que celui-ci était Boniface, marquis de Montferrat. D’ailleurs, la forme « coms », au cas sujet, du texte est ici incorrecte, ce qu’on pourrait expliquer par la nécessité métrique : « un sobreplant que fech […] / Rembau de Vaqueres cel jorn / que perdé·l coms que amech de pregon » (vv. 64-66). 11. Martí de Riquer, op. cit., vol. II, p. 812-813. On a proposé trois hypothèses sur le destin de Raimbaut après la mort du marquis de Montferrat : 1) Il serait mort après la IVe Croisade, comme le marquis. 2) Il aurait survécu à Boniface et serait resté en Orient, comme le firent d’autres troubadours. 3) Après la mort du marquis, Raimbaut serait retourné en Provence. Linskill préfère la première hypothèse, puisque l’absence d’un planh pour la mort du marquis de Montferrat est un argument de poids contre les deux autres : si le troubadour avait survécu au marquis, il serait étrange qu’il n’eût pas composé un planh en son honneur ; et, s’il l’avait fait, il serait aussi étrange que le planh se fût perdu et ne fût pas arrivé d’Orient avec la Lettre Épique et les poèmes XX-XXIII, écrits pendant ces années-là (Joseph Linskill, op. cit., p. 36-37). 12. Dans Sg (f. 38v) et VeAg (f. 91v), ce vers est écrit avec les formes vey et vay. 13. Constanzo Di Girolamo, « La versification catalane médiévale entre conservation et innovation de ses modèles occitans », Revue des langues romanes, 107 (2003), p. 41-74 ; Lluís Cabré, compte rendu de Martin J. Duffell, Syllable and Accent on Medieval Hispanic Metrics (Queen Mary 2007), Llengua & Literatura, 19 (2008), p. 443. 14. Dans la Lettre Épique de Raimbaut de Vaqueiras, on rencontre des cas de césure lyrique et de césure épique : par exemple, respectivement, « e sa filha ab la clara faisso » (v. 58) et « mal grat de l’oncle que la·n cuget gitar » (v. 77) (Joseph Linskill, op. cit., p. 307). 15. Il faut lire ainsi le vers 71 et peut-être aussi le vers 54 : voir la note correspondante dans l’édition du texte. En deux occasions, l’auteur place le point – indiqué dans l’édition par une barre oblique – après les deux syllabes initiales (« Per qu·eu / allech de Déu la passió », v. 23, et

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« que fech / del filyl En Berenguer Miquel », v. 76), sans que nous ne puissions préciser à coup sûr dans quelle intention. 16. Ces vers barrés sont : « [Senyer] honrat molt discret e molt bo / ausi[t] ay dir que ab dol [e] tristor / ... .ts tots jorns pel franch Berenguero / car la greu mort la trirat ». 17. Voir Marta Marfany, « Anàlisi d’una poesia catalana autògrafa de 1348 : una lletra consolatòria en vers amb citacions poètiques », dans L. Badia (éd.), Els manuscrits, el saber i les lletres a la Corona d’Aragó, 1250-1500, Jornada d’Estudi dels Grups Narpan & Sciència.cat [titre provisoire], Publicacions de l’Abadia de Montserrat, Barcelone, 2016 (sous presse). 18. Voir Marfany, Marta, op. cit., Appendice 1, qui reproduit fidèlement le texte manuscrit (avec les abréviations développées en cursive).

AUTEURS

MARTA MARFANY

Université Pompeu Fabra (Barcelone)

LLUÍS CABRÉ

Université Autonome de Barcelone

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Critique

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Jean-Claude Rivière, Microtoponymie de la commune de Vebret (Cantal) Paris, L’Harmattan (coll. Nomino ergo sum), 2015, 312 pp.

Jean-Pierre Chambon

RÉFÉRENCE

Jean-Claude Rivière, Microtoponymie de la commune de Vebret (Cantal), Paris, L’Harmattan (coll. Nomino ergo sum), 2015, 312 pp.

NOTE DE L’ÉDITEUR

N.D.L.R. : Cette version comprend la correction de la bibliographie, qui a été présentée en corrigenda dans le numéro 2 de 2016 de la revue papier.

1 Avec la publication de ce volume, Jean-Claude Rivière mène à bonne fin une recherche entamée « il y a près d’une trentaine d’années » [24]. Grâce à son ouvrage, Vebret (canton de Saignes, arrondissement de Mauriac) est à présent la commune auvergnate dont la toponymie est la mieux documentée.

2 L’introduction [11-37] présente notamment la commune elle-même [11-13], le système de notation phonétique et la graphie employés [13-16], les principales caractéristiques du parler occitan de la localité (proche du point 14 de l’ALMC, Menet) [16-20], le cadastre napoléonien (1827) [20-24], l’enquête orale menée par l’auteur [24-26], les sources d’archives [28-30] et la bibliographie d’appui [31-32]. On y apprend que le parler de Vebret « est en voie de disparition accélérée » : « seul[e]s quelques personnes le conservent enfoui au fond de leur conscience linguistique, faute d’interlocuteurs pour en user habituellement » [24].

3 La nomenclature est abondante et exhaustive (toponymes vivants et toponymes disparus). On se réjouira de constater qu’en dépit de son titre l’ouvrage traite également les noms de lieux habités [39-56] (une section intéressante est consacrée aux

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noms d’habitats disparus [50-56]). Les articles, au nombre de 609 [35], sont ordonnés selon un plan thématique. Ils procèdent à de très larges regroupements : l’article consacré au type Repastil, par exemple, recense vingt toponymes simples et une vingtaine de toponymes composés [98-100]. Les microtoponymes sont localisés par sections et numéros de parcelles. L’arrangement des articles complexes (du type « a) Employé seul », « b) Suivi d’une épithète », « c) Accompagné d’un complément de nom ») donne satisfaction. Les discussions étymolo- giques, souvent basées sur une documentation trop étroite (le FEW, par exemple, n’est pas employé de manière systématique) et qui a recours à des ouvrages de valeur très inégale (certains sont dépourvus de toute autorité en matière d’étymologie), ne sont pas toujours très méthodiques ; les explications manquent parfois tout à fait. Les toponymes d’origine inconnue sont regroupés in fine [291-298]. Une bibliographie [299-304] et un index alphabétique [305-312] complètent l’ouvrage. Une carte de la commune et des sections [21] permet de situer approximativement les microtoponymes.

4 Le principal point fort de cette Microtoponymie est de fournir les toponymes vivants dans leurs formes occitanes (pas toujours, hélas, in extenso) recueillies de la bouche des locuteurs (voir liste des trente informateurs [7-8]) et relevées en notation phonétique [13-15]1. À notre connaissance, le glossaire onomastique de Vinzelles (Dauzat 1915, P. 241-262) mis à part, on ne possède rien de comparable pour l’Auvergne. L’auteur ne justifie pas le privilège donné à l’enquête orale auprès de ses informateurs occitanophones par le fait que la grande majorité des (micro)toponymes de Vebret ont été créés et transmis en occitan, mais uniquement par « la mauvaise qualité des graphies fournies par l’état des sections du CN [= cadastre napoléonien] » [24]. Du coup, les formes écrites françaises de l’époque contemporaine sont beaucoup moins bien traitées que les formes phoniques occitanes : c’est là le paradoxe du livre. Des formes graphiques occitanes d’inspiration mistralienne, dues à l’auteur [15-16], remplacent en effet systématiquement les formes françaises du cadastre napoléonien, ces dernières n’étant relevées que de manière exceptionnelle. Cela revient à faire comme si le cadastre napoléonien avait été rédigé en langue d’oc, à substituer des hypothèses graphiques à des données graphiques et à effacer la plus grande partie des données françaises de l’époque contemporaine. Bien que cette élimination ne laisse pas d’être gênante, le patrimoine toponymique de Vebret est à présent sauvegardé dans la langue traditionnelle de la commune, et c’est bien là le principal. Verba volant, scripta manent : le lecteur curieux pourra se reporter au cadastre napoléonien, alors que l’enquête orale « serait aujourd’hui à peu près impossible » [24].

5 Le second point fort de l’ouvrage réside dans la remarquable collecte de formes anciennes à laquelle il procède dans des documents mis au jour par Philippe Olivier [28] (voir la liste des sources [299-301]). Les graphies sont ici strictement respectées [16]. Enfin, l’auteur a su tirer parti de sa parfaite connaissance du terrain [26-28], terrain qu’il a longuement parcouru comme chasseur [24], tel Vermenouze, ou comme promeneur [P. 4 de couverture].

6 Voici quelques notes de lecture.

7 P. 42, [varˈtsai̯re]/Verchalles. L’habitat est dédoublé en Verchalles Soubro et Verchalles Soutro (cf. la carte [21]). On peut donc penser que les mentions mas de Verchalet et in manso de Verchalet « au 13e s. » contiennent un diminutif détoponymique en -et appliqué à l’habitat le plus récent. Dès lors, « les formes Verchal(l)is bien assurées, notamment celle du terrier de Cheyssac [1584] », ne pourraient-elles noter le développement de

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Verchalet avec l’évolution régulière à Vebret [ˈe] > [ˈi] (cf. [17]), plutôt que [-ʎ-] (ce qui paraît bien douteux) ?

8 P. 51, Brassinhiac/Brassiniat (1595). *Braccanius n’est pas convain- cant. *Braccinius (sur Braccius, Schulze 1991, P. 423) est meilleur. 9 P. 94. L’auteur note que le passage de [v] intervocalique à [ɡ], « qui s’observe sporadiquement aujourd’hui », est attesté par des graphies de toponymes en 1549 et 1596. D’autres évolutions phonétiques connues du parler actuel sont attestées indirectement au 16e siècle par certaines graphies françaises : — fermeture de [ˈe] en [ˈi] (cf. [17]) : plusieurs occur- rences de la Clide, contre une de la Cleda, en 1584 [123] ; — segmentation de [i] devant [l] (cf. [18]) : la Pialouze 1529, la Piolouze 1549, etc. [180], Repastial 1549 et 1596 [67, 99, 100] ; — [ai̯] > [ei̯] en prétonie (cf. [18]) : Cheyssac 1549, 1551, 1584 (à côté de Chaissac), 1596, etc. [39] ; — réduction à [i] de [ei̯] en prétonie (cf. [18]) : les Issardz/les Yssardz 1584 (< aocc. eissart) [45] ; — passage de [k] final à [t] ou amuïssement de [k] final : Cheyssat 1549, 1551, 1596, etc. (< -ĀCU) [39], Brassiniat 1595 (à côté de Brassinhiac) [51] ; — amuïssement de [s] final (cf. [19]) : Po(u)rcharet 1550-1552, etc. (< Porcharés 1465) [45], Bachala/ Bachalar 1584 (< *bachalas) [178] ; — amuïssement de [r] final : Peyrié 1584 [222], Lavado 1584, hapax (< Lavadour) [168].

10 P. 95, el Prat dels Daudes (13e s.) : « On ne voit pas ce que peut désigner los Daudes ». À notre avis, ce syntagme désigne un groupe familial (avec le nom de personne aocc. Daude, bien connu).

11 P. 98. La base documentaire employée pour affirmer que le type ˹repastil˺ est « strictement auvergnat, et de plus localisé dans le Mauriacois », n’est pas tout à fait assez large. D’une part, au plan lexical, le FEW (7, P. 699b, PASCERE) cite Ytrac (Aurillacois) [reposˈtjɛu̯] “pacage”. D’autre part, au plan toponymique, la consultation d’Amé (1907) et d’Anon. (s. d.), basé sur la nomenclature des cartes IGN au 1:25 000, si elle confirme un ancrage préférentiel remarquable dans l’arrondissement de Mauriac, avec le Repastil (hameau, Anglars-de- Salers), ~ (lieu-dit, Méallet ; autrefois écart, Amé 1907, P. 413), les Repastils (lieu-dit, Menet), ~ (lieu-dit, Saint-Martin-Valmeroux), les Répastils (lieu-dit, Pleaux), le Grand Repastil (lieu-dit, Anglars-de- Salers), Repastil Nal (lieu-dit, Ally) et le Repastil-Soubro (montagne à vacherie, Jaleyrac, Amé 1897, P. 413), montre aussi que le même type a été connu ailleurs : cf. le Repastil des Bœufs (montagne à vacherie, Crandelles, Cantal) dans l’Aurillacois (Amé 1897, P. 51), Répastial (lieu-dit, Vézins-de-Lévézou) dans l’Aveyron, et le Repastiou (lieu-dit, Saint- Julien-aux-Bois) en Corrèze.

12 P. 100. Dans les mentions de 1431 « repastile vocatum Vernha Peyrosa de Cozen » et de 1465 « repastile [...] vocatum del Lop Pissenc », mlt. repastile, d’ailleurs correctement édité, ne fait pas partie du nom propre. En revanche, mlt. repastile (1431, 1465) est une donnée lexicale chrono- logiquement intéressante qui complète le FEW (7, P. 699b : seulement Ytrac) et le DAOA (P. 1065, avec une seule attestation : 1408-1487 ?) ; ajouter aussi au FEW mfr. rég. reppastial (1584) [87]. 13 P. 129, [luʒ ou̯ˈrje]. Vers 1900, l’épicentre du nom de famille Auriel était effectivement situé, dans le nord du Cantal, à Champs-sur- Tarantaise (Fordant 1999, P. 44). 14 P. 181, [la ʃuˈlei̯ra], la Sauleyre 1692. Il paraît impossible de rapporter ce toponyme à *SALLICARIA et de le gloser par “saulaie”. La base Saul- pourrait représenter la forme régulière issue de SAB(U)LU (forme rarement conservée, Ronjat 1930-1941, 2, P. 238, 453 : Foix saulo/saulou ; cf. aussi le verbe lang. Golfech saulá, FEW 11, P. 16a et b,

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SABULO). La Sauleyre pourrait donc représenter un aauv. *sauleira s. f. “sablière”, c’est- à-dire une couche antérieure à l’actuel [sabˈlei̯ra] (FEW 11, 15b). 15 P. 182. On lira ainsi : gaulois *VERNO-, -A, qui désigne l’aulne.

16 P. 199. La « base oronymique pré-indo-européenne [...] *LUP “rocher arrondi” » n’a aucune consistance pour la lexicologie sérieuse. Il en va de même de « la base *KOR-P » [212].

17 P. 211, [burˈɲu]. Pour bornhó “ruche”, il valait mieux citer le DAOA (P. 169 : St-Flour 1383) que LvP dont la source demeure inconnue. Pour ce type dans la toponymie auvergnate (plusieurs exemplaires sans article), voir Grélois/Chambon (2008, P. 22), qui attestent aauv. bornhó dès 1304. 18 P. 236, 277. [lu ˈbe de ˈdzy] est interprété par auv. [ˈbe] “bouleau” + préP. + auv. [ˈdzy] “perchoir pour les poules”, employé, paraît-il, de manière métaphorique (= “le bouleau du perchoir” = “le bouleau situé au plus haut”). La segmentation de la forme phonétique et de la mise en graphie mistralienne (lou Bes de Jus) ne font que matérialiser cette analyse. Il s’agit plutôt du type d’ancien occitan (lo) bec dejun “(le) bec à jeun”, dénomination appliquée à un terroir qui ne nourrit pas celui qui le cultive ou le cultiverait. Voir Soutou (1956, 212-213 : Lozère et Alpes-de-Haute- Provence), à compléter par Chambon (2014, 37-38 : Livradois et Rouergue).

19 P. 296, Guilhen (1827), sans explication. Probable translation du nom de famille Guilhen (Fordant 1999, 438 : épicentre dans le Puy-de- Dôme) ou variante.

20 P. 296, Hugon (1827), sans explication. Probable translation du nom de famille Hugon (Fordant 1999, 470 : épicentre à Clavières, Cantal).

21 P. 297, Roudez (1827), sans explication. Probable translation du nom de famille Roudez (Fordant 1999, 788 : épicentre dans le Lot-et-Garonne) ou variante.

22 Au total, après avoir donné en collaboration avec Philippe Olivier dans les Travaux de linguistique et de philologie (entre 1992 et 2000) plusieurs éditions de textes documentaires médiévaux [300-301] qui ont pour ainsi dire révélé l’ancien occitan mauriacois, Jean-Claude Rivière apporte avec sa Microtoponymie de Vebret une nouvelle contribution de valeur aux études linguistiques portant sur le domaine auvergnat2.

BIBLIOGRAPHIE

ALMC = Nauton, Pierre, 1957-1963. Atlas linguistique et ethnographique du Massif Central, 4 vol. , Paris, CNRS.

Amé, Émile, 1897. Dictionnaire topographique du département du Cantal, Paris, Imprimerie nationale.

Anon., s. d. Dictionnaire des toponymes de France, Bouffémont, CDIP.

Chambon, Jean-Pierre, 2012. « Histoire de l’occitan (et du français) dans le domaine auvergnat : progrès récents en linguistique et en philologie (bilan et bibliographie) », Bulletin historique et scientifique de l’Auvergne 113, 105-123.

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Chambon, Jean-Pierre, 2014. « Remarques sur la toponymie du Livra-dois : en lisant Les Noms de lieux de l’arrondissement d’Ambert et de ses abords, de Michel Boy (2013) », Chroniques historiques du Livradois-Forez 36, 37-52.

DAOA = Olivier, Philippe, 2009. Dictionnaire d’ancien occitan auvergnat, Tübingen, Niemeyer.

Dauzat, Albert, 1915. Glossaire étymologique du patois de Vinzelles, Montpellier, Société des langues romanes.

Fordant, Laurent, 1999. Tous les noms de famille de France et leur localisation en 1900, Paris, Archives & culture.

Grélois, Emmanuel, Chambon, Jean-Pierre, 2008. Les noms de lieux antiques et tardo-antiques d’ Augustonemetum/Clermont-Ferrand. Étude de linguistique historique, Strasbourg, Société de linguistique romane.

LvP = Levy, Emil, 1909. Petit Dictionnaire provençal-français, Heidel-berg, Carl Winter.

Ronjat = Ronjat, Jules, 1930-1941, Grammaire istorique des parlers provençaux modernes, 4 vol. , Montpellier, Société des langues romanes.

Schulze, Wilhelm, 1991. Zur Geschichte lateinischer Eigennamen (1904). Mit einer Berichtigungsliste zur Neuausgabe von O. Salomies, Hildesheim / Zurich, Weidmann.

Soutou, André, 1956. « Le point de vue du maître et du serviteur dans la toponymie languedocienne », Revue internationale d’onomastique 8, 209-214.

NOTES

1. L’auteur emploie l’alphabet Rousselot-Gilléron : on prendra garde au fait que [ç] note la fricative chuintante sourde ; le signe de l’accent est celui de l’API. Dans les lignes suivantes, nous employons l’API. 2. Pour un bilan de ces études dans la période récente, voir Chambon (2012).

AUTEURS

JEAN-PIERRE CHAMBON Paris-Sorbonne

Revue des langues romanes, Tome CXX N°1 | 2016 191

Hélène Bouget, Écritures de l’énigme et fiction romanesque. Poétiques arthuriennes (XIIe-XIIIe siècles) « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge » n° 104, Paris, H. Champion, 2011, 536 p.

Jean Lacroix

RÉFÉRENCE

Hélène Bouget, Écritures de l’énigme et fiction romanesque. Poétiques arthuriennes (XIIe-XIIIe siècles), « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge » n° 104, Paris, H. Champion, 2011, 536 p.

1 Les deux premières parties de l’ouvrage conduisent le lecteur d’une étude de la typologie des énigmes – préliminaires linguistiques et stylis- tiques, fondés sur l’origine grecque du mot « énigme » – à celle des nombreuses instances et modalités du discours énigmatique, décelables depuis l’Antiquité et enrichies jusqu’aux XIIe et XIII e siècles, qui consti- tuent le cadre de la présente recherche. Les deux autres, plus étoffées, enchaînent avec la poétique de l’énigmaticité, terme rare qui renvoie à un ensemble pédagogique voire scientifique, et que l’on retrouve dans le titre de deux ouvrages de synthèse, celui de J. Bessière, Énigmaticité de la littérature. Pour une anatomie de la fiction au XXe siècle (P.U.F., 1993), cité en note (41, p. 19), et celui de J. Hein, Énigmaticité et messianisme dans la Divine Comédie (Leo S. Olschki, Firenze, 1992), non cité. Trois chapitres importants révèlent la vraie physionomie de l’énigme, considérée à la fois comme topos, comme une vraie problématique, et même comme un esprit, une tournure d’esprit, une façon de penser, sous l’effet combiné de l’écriture et de la lecture. La dernière partie, la plus longue (pp. 337-470), met au jour la valeur paradigmatique de l’énigme, laquelle, tout à la fois, cache et révèle, comme dans la quête identitaire au sein du corpus dense et varié du Graal.

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2 Certes, l’inventaire des motifs propres à certains genres a fait l’objet de synthèses comme celles de J.-P. Martin, en 1992, pour la chanson de geste ou celle de J.- J. Vincensini, en 2000, dans le cadre du récit médiéval en général. D’autres enquêtes concernant plus spécialement l’énigme ont été produites à la suite de l’imposante Bibliografia della enigmistica d’A. Santi, très ancienne (1952) : de ces études nous retiendrons, outre celle de Jean Bessière (de 1993) plus haut citée, celle de Pierre Brunel (1998) sur le thème de l’imaginaire du sens à découvrir. Mais celle qu’à son tour Hélène Bouget propose, s’avère, à nos yeux, la plus complète de toutes, en matière de discursivité et de littérarité ; elle embrasse de plus les motivations et la relation qu’entretiennent l’auteur et le narrateur, et, au-delà, le lecteur et son public, moins réel sociologiquement que virtuellement envisagé.

3 Ce qui ressort à l’évidence d’un certain nombre d’analyses dans chacune des quatre parties, c’est que l’énigme prend tout le corps du texte, depuis son préambule ou, plus restrictivement, le cas échant, depuis son épigraphe jusqu’à son issue, qui peut n’être qu’une conclusion déguisée ou simulée sans en être une véritablement. Et si la dernière des quatre parties est confiée par Hélène Bouget à la recherche d’une identité, ce pourrait fort bien n’être qu’une marque supplémentaire de « masques » à n’en plus finir, y compris celui dont est aussi porteuse l’énigme et qui fait qu’elle est agent de mort : celle-ci peut marquer de son empreinte tout un parcours ésotérique entre initiation et eschatologie, cas exceptionnel tout de même au sein du riche répertoire de récits énigmatiques.

4 En ce qui concerne l’énigme minimale, préliminaire d’un texte, Michel Butor n’a pas manqué de rappeler que la plus concise et la plus lapidaire des épigraphes constitue déjà un texte appelé à entrer en relation avec le « texte-qui-va-suivre » : l’énigme en réfère à un cheminement de texte peut-être même destiné à ne jamais finir, à l’image du recueil des cent nouvelles décaméroniennes où, après avoir raccompagné leurs sept partenaires féminines au point de départ (l’église florentine de Santa Maria Novella), l’aventure reprend de plus belle, mais limitée, cette fois, aux seuls trois jeunes gens.

5 Plus concrètement, on peut dégager trois sortes de problèmes suscités par l’énigme, entretenus par elle, et pour ainsi dire gérés par elle : • en premier lieu, l’énigme se montre plus révélatrice que clandestine quand elle oppose un savoir déceptif et mouvant (p. 147, 152) et un savoir codifié, figé, ritualisé, celui de la démarche et de l’art sacrés ; • puis, corrélativement, l’énigme est l’occasion renouvelée d’opposer ou de décréter une connivence (fût-elle temporaire) ; dans ce cas, elle met en présence le porte-parole de l’histoire-à-développer et le récepteur dudit message, objet d’élucidation ou au contraire de dissimulation (ex. p. 209) ; • enfin, et d’une manière esthético-philosophique, l’énigme entame et conclut (à sa manière) la chaîne logico-sémantique qui relie vouloir (c’est-à-dire vouloir voir), à pouvoir et à savoir.

6 Et par-dessus tout, on appréciera le rôle actif des figures de rhétorique ou de stylistique qui, à l’occasion de diverses mises en scène, remplissent une fonction décisive dans la reconnaissance, dans la prédominance et dans la portée de l’énigme « en situation » : au premier rang de ces figures, nous placerions volontiers l’interrogation, maintes fois décelée et examinée (p. 97, 127, 189, etc.), qui, par définition et par vocation, appelle une prise de position, une typologie de réactions ; autres figures repérées dans des textes adéquats, l’anaphore (p. 114) ou la périphrase (p. 23), la première qui fait plus que « lancer », qui sacralise ou ritualise dès l’en-tête, la seconde qui se refuse à

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condenser et, au contraire, s’entête à prolonger, à expliciter ; autre figure encore, celle des regards croisés et des renvois réciproques de par leur structure symétrique, expérimentés dans le chiasme (ex. p. 253). Une autre peut-être eût pu figurer et enrichir de telles ressources expressives et nous voulons parler de la prétérition qui prétend dire sans dire.

7 Les commentaires, fréquents et relatifs à deux verbes-clés de la pensée déclarative et en apparence explicite, dire et demander (p. 123, 133, etc.), prennent alors une juste place au cœur des différentes stratégies de l’énigme décelées dans les textes médiévaux. C’est le plus souvent au lecteur putatif que s’adressent tant d’analyses, lui qui peut s’avouer confondu, égaré devant un récit à « vocation plurielle » (p. 228), très souvent confronté avec l’implicite plus qu’avec l’explicite (p. 237), en appelant plus d’une fois à une subjectivité déroutante (p. 137), celle de l’énigme de l’intermédiaire (p. 171).

8 En effet, inadéquation (p. 203), latence (p. 241), inachèvement en fin de compte (p. 199), c’est ce qu’a réussi à mettre clairement en lumière l’enquête approfondie de la poétique de l’énigme dans les textes médiévaux, constitutifs à cet égard d’un vrai labyrinthe de significations.

9 L’appareil bibliographique riche, tout particulièrement dans la première section où apparaissent dictionnaires, grammaires, ou autre précis linguistiques, constitue un imposant bilan des recherches en « énig- maticité » ; mais il laisse entrevoir aussi que depuis les travaux pionniers de nature encyclopédique comme celui d’A. Santi, déjà cité, ou celui de Marcel Bernasconi, Histoire des énigmes (P.U.F, 1964), l’énigme médiévale doit receler encore d’autres secrets.

AUTEURS

JEAN LACROIX

Université Paul-Valéry Montpellier III

Revue des langues romanes, Tome CXX N°1 | 2016 194

Jean Dufournet, Commynes en ses Mémoires Préface de Jean-Marie Duvosquel, Paris, H. Champion, 2011, 443 p.

Jean Lacroix

RÉFÉRENCE

Jean Dufournet, Commynes en ses Mémoires, préface de Jean-Marie Duvosquel, Paris, H. Champion, 2011, 443 p.

1 Cet ouvrage rassemble vingt-trois études que Jean Dufournet a consacrées à Commynes et dont une bonne partie a été publiée dans les Mémoires de la Société d’histoire de Comines-Warneton et de la région, à laquelle il aura été constamment fidèle. Depuis sa thèse, La Destruction des mythes dans les Mémoires de Philippe de Commynes (1966), J. Dufournet n’a eu de cesse de s’interroger sur l’auteur prolixe des Mémoires (huit livres), dont il a donné une édition bilingue (GF Flammarion), assortie de présentations et de commentaires.

2 L’intérêt de ce regroupement de publications anciennes et récentes réside d’abord dans le rayonnement qu’une telle figure de témoin direct de l’histoire de son temps a pu susciter, bien après lui et jusqu’à notre époque, ce qu’illustrent plusieurs études : de Fénelon à Vauvenargues (p. 311 sq.), plus tard de l’histoire vue par Michelet (p. 327 sq.) ou par Sainte-Beuve (p. 34l sq.), entre autres, jusqu’à des enquêtes comme celle de Paul Fort, se saisissant de Commynes comme d’« un personnage de fiction » (p. 361 sq.).

3 Un des aspects particulièrement importants dans la carrière de Commynes au service de plusieurs souverains français (Louis XI, Charles VIII et Louis XII, et, un temps, Charles le Téméraire) et du rôle actif qu’il put jouer auprès d’eux et pas seulement en tant que combattant, est ce qui a trait à l’Italie et aux « guerres des rois de France » dans la péninsule à la fin du XVe et au début du XVIe siècle ; rôle de témoin d’autant plus important que Commynes parlait l’italien (p. 157).

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4 Si, à son sujet, on ne peut guère parler de chroniques comme chez ses prédécesseurs des XIIIe et XIVe siècles, Froissart et Joinville, ce dernier lui aussi au service d’un monarque, Saint Louis, et si, d’autre part, on ne peut pas davantage évoquer un travail d’historiographe comme, avant lui, celui de Suger auprès de Louis VI et de Louis VII, on soulignera chez Commynes le rôle-clé d’observateur attentif des événements vécus en direct que J. Dufournet a bien mis en valeur. Sans anachronisme excessif, l’attitude de Commynes face à l’histoire en cours (celle des res gerendas) pourrait être celle qui annonce, en Italie, les réflexions d’un Machiavel dont le Prince est écrit deux ans à peine après la mort du premier nommé en 1511, et dont la carrière militante de diplomate auprès de la République florentine s’interrompt définitivement, un an seulement après la disparition de Commynes, en 1512, pour se transformer en véritable historiographe des nouveaux dirigeants, les Médicis. Car l’histoire, en ces temps-là, est aussi le propre de ceux qui la font, les armes à la main. Au rang de ceux qui « font » l’histoire et ne se contentent pas d’en retracer les épisodes, et dans le droit fil de l’œuvre de cet homme et citoyen engagé que fut Commynes, on pourrait citer le père du poète Clément Marot, Jean, avec son Voyage à Gênes (1507), puis son Voyage à Venise (1509), où celui-ci relate les expéditions françaises de Louis XII en Italie ; de ce même Louis XII qu’avait connu et côtoyé Commynes et, nous apprend l’une des études de Jean Dufournet, qui ne lui avait pas prêté attention.

5 Pour compléter ce qui vient d’être dit sur le rôle de Commynes auprès des deux souverains qui furent auteurs de « descentes » dans la pénin- sule, Charles VIII d’abord, Louis XII ensuite, ajoutons que les deux études consacrées par Jean Dufournet à Commynes, combattant et témoin de l’histoire au-delà des Alpes, sont particulièrement suggestives à un double point de vue : en ce qui concerne, d’une part, le vrai rôle de mémorialiste nouvelle formule tenu par Commynes et, d’autre part, ce qui a de plus en plus trait à la personnalité des puissants qui sont aux commandes des intérêts d’une nation (caractère, tempérament, sensibilité, etc.).

6 En toute chose, et en dépit d’un rapide déclin d’influence auprès de Louis XII, les différentes études produites sur plusieurs décennies par

7 J. Dufournet auront mis en lumière la « curiosité inlassable » dont a su faire preuve Commynes, notamment eu égard au processus politico- guerrier sur le sol italien et au sein d’un pays à l’histoire si morcelée et si complexe, à la recherche de son unité qu’il mit plusieurs siècles à construire. Une autre dominante, sur le plan personnel et psychique du

8 « chef » (de la tête soit politique soit militaire) a été, sous la plume de Commynes, celle de la mode détestable mais efficace comme « instru- mentum regni », pour reprendre une expression machiavélienne, de la trahison (p. 101-102) ; l’aspect crucial sur l’échiquier politique d’une telle stratégie de la duplicité, déjà décelable dans les écrits de Commynes, trouvera son plein épanouissement dans le système qu’en tirera Machiavel, parfait contemporain de l’engagement de Commynes, système qui constituera le vade- mecum du « prince » vu par le secrétaire florentin.

9 Ce sur quoi ont insisté nombre d’écrits de J. Dufournet portant sur Commynes, c’est le rôle majeur de témoin narrateur des faits et gestes de ceux qui font (ou défont) l’histoire à son époque, quitte à en faire, moins que chez Machiavel, une technique de la réussite à tout prix, la panacée du succès. Par touches et retouches successives, Jean Dufournet aura, parallèlement, insisté sur le fait que l’action politico-guerrière relevait aussi d’un travail de mémoire.

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10 À la fin du volume, figurent un premier index des noms de personnages, auteurs et critiques, qui en facilitera la consultation, puis une bibliographie des publications de Jean Dufournet (1964-2010) établie par Claude Lachet, elle-même assortie de trois index, qui donnent la mesure de l’ampleur de ses travaux.

AUTEURS

JEAN LACROIX

Université Paul-Valéry Montpellier III

Revue des langues romanes, Tome CXX N°1 | 2016