Alfred JEANROY LA POESIE LYRIQUE DES TROUBADOURS
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Alfred JEANROY Membre de l’Institut Professeur à l’Université de Paris LA POESIE LYRIQUE DES TROUBADOURS TOME II Histoire interne. Les genres: leur évolution et leurs plus notables représentants 1934 DEUXIEME PARTIE - HISTOIRE INTERNE Les Genres Poétiques et leurs Principaux Représentants CHAPITRE I LE PLUS ANCIEN DES TROUBADOURS: GUILLAUME IX, DUC D'AQUITAINE I. vie et caractère de Guillaume IX. II. Ses poésies jongleresques. III. Ses poésies courtoises. Existait-il avant lui une tradition poétique? I Les œuvres de Guillaume IX sont les plus anciens vers lyriques qui aient été écrits dans une langue moderne: par une chance exceptionnelle, nous connaissons, avec une suffisante précision, le caractère et la vie de l'auteur. Saisissons donc avec empressement cette occasion de confronter l'homme et l'œuvre. Né en 1071, il avait hérité, à seize ans, d'immenses domaines, plus étendus que ceux du roi de France lui-même. La nature l'avait comblé de ses dons: il était beau et brave, nous disent ses contemporains (1), gai et spirituel, ses œuvres nous l'attestent. Mais c'était un esprit fantasque, un brouillon, incapable de desseins suivis. Aussi son règne ne fut-il qu'une succession d'entreprises mal conçues et vouées à l'échec: en 1098, pendant que Raimon de Saint-Gilles, son beau-frère, était à la croisade, il tenta sur le Toulousain un coup de main qui ne lui rapporta rien et ne lui fit pas honneur. En 1101 il se croisa à son tour et conduisit en Terre Sainte une immense armée qui fondit en route, et dont les restes furent détruits par les Sarrasins dans les plaines de l'Asie mineure. Les nouvelles tentatives qu'il fit à la fin de son règne, pour s'emparer du comté de Toulouse n'eurent pas plus de succès. (1) Ces épithètes lui sont attribuées, il est vrai, par deux correspondants, Urbain II et Geoffroi de Vendôme, qui, ayant à lui faire entendre d’assez rudes vérités, devaient en tempérer l'amertume par quelques compliments (textes dans Chabaneau, Biog., p. 6, n. 4). Très libre dans ses mœurs, ennemi de toute pudeur et de toute sainteté (1), il était aussi, comme nous dirions, un esprit fort. Plusieurs fois excommunié à cause de sa vie scandaleuse et de ses empiétements sur les biens des monastères, il se riait des foudres de l'Eglise et de ses ministres, qu'il criblait de plaisanteries. Quelques-uns de ses mots ont été recueillis: comme l'évêque d'Angoulême (qui était chauve) l'exhortait à renvoyer une concubine: — Je m'empresserai de le faire, dit-il, dès que le peigne pourra rassembler tes quelques cheveux (2).. Il tournait en plaisanterie ses désastres même: il avait composé sur les misères qu'il avait endurées en Terre Sainte (3) un poème fort plaisant, qu'il récitait lui-même devant les princes, les grands et les assemblées chrétiennes, avec de joyeuses modulations (4). Un Don Juan facétieux, qui rit de tout et se fait gloire de son dévergondage; voilà comment se le représentent les historiens du XIIe siècle les plus dignes de foi: ce qui paraît les avoir le plus frappés, c'est le tour plaisant et sarcastique de son esprit, le cynisme de ses propos, qui rendaient ce haut potentat fort semblable à un jongleur: — Hic audax fuit et probus (ce mot est la traduction habituelle de preux ) nimiumque que jocundus, facetos etiam histriones facetiis superans multiplicibus, dit Orderic Vital. De même Guillaume de Malmesbury: — Nugas porro suas falsa quadam venustate condiens, ad facetias revocabat, audientium rictus cachinno distendens (5). (1) Ces mots sont aussi d'un contemporain, Geoffroi le Gros, qui écrivait vers 1031. (voy. Molinier, Sources de l'Histoire de France, n° 1070). (2) Guillaume de Malmesbury, De Gestis regum Anglorum, I. V (Dom Bouquet, XIII, 19). (3) Le chroniqueur a écrit: miserias captivitatis suae... retulit, ce qui est en contradiction avec l’histoire; cette captivité était peut-être une invention du poète. (4) Orderic Vital (Hist. eccl., I X). Les mots cum facetis modulationibus, ne peuvent s'appliquer, comme le fait remarquer P. Rajna (Mélanges Jeanroy, p. 353, n. 1) à l'accompagnement de laisses de chansons de geste. Il s'agissait donc, ici aussi, d'une composition lyrique. Les textes historiques relatifs à Guillaume ont été rassemblés par Besly (Histoire des Comtes de Poitou, 1647) et Hauteserre (Rerum aquitanicarum libri V, Toulouse, 1657); les plus importants ont été reproduits par Chabaneau (Biog., p. 6-8). (5) Voy. ces textes, où sont rapportées de piquantes anecdotes, dans Chabaneau, loc. cit. II Ses œuvres, dont Fauriel a vraiment fait trop bon marché (2), confirment ce jugement. On peut ajouter qu'elles témoignent d'un réel talent: ce jongleur couronné était un véritable poète. Les onze pièces qui nous restent de lui se divisent nettement en trois groupes, dont le dernier n'en comprend qu'une seule. Le premier et le plus nombreux (I-VI) (3) est formé par ces poésies jongleresques, où l'auteur, de propos délibéré, a mis plus de folie que de sens (4). Trois d'entre elles, de même forme (et cette forme est très simple (5)) sont adressées à des compagnons, compagnons de table et de débauche, qui sont évidemment, eux aussi, de grands seigneurs (6); elles nous donnent une idée assez fâcheuse des propos qu'on échangeait alors, des facéties dont on s'égayait, inter pocula, dans la meilleure société. (2) Considérées en elles-mêmes et quant à leur mérite poétique [elles] ne sont d'aucun intérêt, et l'on pourrait les annéantir (sic) sans ôter à la poésie provençale un seul trait remarquable. (Histoire, I, 466.) (3) Je renvoie à mon édition: Les Chansons de Guillaume IX, 2e éd., 1927. (4) Et aura i mais de foudat no i a de sen (I, 2). (5) Strophes monorimes de trois vers, les deux premiers de onze syllabes (coupés en 7 + 4), le dernier de quatorze (7 + 7). (6) Ils sont qualifiés ailleurs (I, 22) cavallier. Dans l'une (I), l'auteur confie à ces compagnons les soucis que lui causent deux chevaux, incomparables, à un défaut près, qui est de ne pouvoir se supporter l'un l'autre; et nous apprenons aussitôt qu'il s'agit de deux maîtresses, également chéries, également jalouses, et de précises allusions à leur résidence les désignent clairement, elles et leurs maris. Dans une autre (II), il suppose qu'une dame, mise en chartre privée, a recouru à ses bons offices, et il avertit charitablement les farouches geôliers qu'il n'est si bon gardien qui ne sommeille et qu'il est dangereux de pousser une femme à bout. Si vous lui tenez à trop haut prix la bonne denrée, elle s'arrangera de celle qui lui tombera sous la main. Si elle ne peut avoir un cheval, elle achètera un palefroi. Nul de vous ne me contestera ceci: si, pour cause de maladie, on lui défendait le vin fort, il boirait de l'eau plutôt que de se laisser mourir de soif. Oui certes, chacun boirait de l'eau plutôt que de se laisser mourir de soif. (II, 16-22.) La troisième défie l'analyse, même la plus voilée. Trois autres, d'une forme un peu plus savante (1), sont destinées au même public. Dans l'une (V) il nous raconte la plaisante aventure qu'il aurait eue en Auvergue, par delà le Limousin: s'étant fait passer pour muet c'est-à-dire, incapable d'indiscrétions, il aurait reçu, chez deux dames de là-bas, une plantureuse hospitalité, qu'il se vante d'avoir largement payée. Puis voici un coq à l'âne (IV), une fatrasie, comme diront les jongleurs du Nord, dont tout l'agrément consiste en un déroulement d'images hétéroclites, en un jaillissement de truismes ou d'absurdités: — Je ferai un vers sur le pur néant, il n'y sera question ni de moi ni d'autres gens, ni d'amour ni de noblesse; je viens de le composer en dormant, à cheval. Je ne sais si je dors ou veille, à moins qu'on ne me le dise. Peu s'en faut que mon cœur n'éclate d'un chagrin mortel; mais je n'en fais pas plus de cas que d'une souris, par saint Martial! (IV, coup. 1, 3.) (1) Couplets de six (ou sept) vers (les uns de 8, les autres de 4 syllabes), sur deux rimes (a a a b a b). Pour plus de détails, voy. l'Introd. à mon édition, p. XIII. Voici enfin (VI) un gab, une vanterie, premier exemple du genre, où l'auteur énumère complaisamment ses talents ou narre ses exploits; et la liste se termine par une polissonnerie, qui n'étonnera pas les lecteurs des pièces précédentes (1). III Mais si nous tournons la page, nous lirons des vers tendres et délicats, d'une décence presque irréprochable, et faits évidemment pour un autre public: ce hâbleur cynique, ce fanfaron de scandaleuses aventures se transforme en un timide soupirant: — Si ma dame veut bien me donner son amour, je suis prêt à l'accepter, en toute joie et discrétion, à la courtiser, à dire et faire tout ce qui lui plaira, à faire retentir son éloge. Je n’ose lui envoyer de message par autrui, tellement je crains qu'elle ne s'irrite, et moi-même je n'ai pas le courage de lui manifester mon amour, tellement je crains de faillir... (IX, coup. 7, 8.) Le style aussi change, ainsi que la versification (2), et s'il est parfois lourd et prosaïque, il lui arrive aussi d'atteindre à une grâce, à une délicatesse esquises.