Études finno-ougriennes

45 | 2013 Les langues finno-ougriennes aujourd’hui II

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/efo/1622 DOI : 10.4000/efo.1622 ISSN : 2275-1947

Éditeur INALCO

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2013 ISBN : 978-2-343-04446-0 ISSN : 0071-2051

Référence électronique Études fnno-ougriennes, 45 | 2013, « Les langues fnno-ougriennes aujourd’hui II » [En ligne], mis en ligne le 01 février 2015, consulté le 08 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/efo/1622 ; DOI : https://doi.org/10.4000/efo.1622

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Études fnno-ougriennes est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International. 1

Ce numéro poursuit l'entreprise lancée avec le no 44, c'est-à-dire qu'il passe en revue les langues finno-ougriennes de Russie centrale et du Nord dans leur position socio-linguistique. Les auteurs de ces articles sont des chercheurs linguistes, anthropologues, mais aussi des locuteurs et utilisateurs des langues finno-ougriennes ou des écrivains. Trois langues ne sont pas représentées dans ce recueil d'études: le mokcha, le permiak et le mansi. Mais la situation de ces langues s'insère dans les problématiques ici abordées: deux langues littéraires pour une dénomination (erza/mokcha, komi/permiak, mais la polémique sur le mari des plaines et le mari des montagnes est fortement développée par deux études illustrant bien les problèmes rencontrés : vieillissement des locuteurs, zones de transition multilingues. Le recueil est introduit par un essai de l'écrivain et chercheur oudmourte Aleksej Arzamazov.

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SOMMAIRE

Introduction Eva Toulouze

Les langues finno-ougriennes aujourd’hui II

Heurs et malheurs des langues finno-ougriennes de Russie Aleksej Arzamazov

The . Where is it spoken? Jack Rueter

La langue et le peuple mari Albertina Aptullina

La situation linguistique dans la république du Mari-El Zoja Zorina

Qui est responsable de la préservation des langues minoritaires ? Le cas de la langue oudmourte Galina A. Nikitina

La langue oudmourte en Oudmourtie entre 1990 et 2013 : état des lieux et perspectives Marie Casen

La langue oudmourte dans la diaspora orientale : étude de cas Eva Toulouze

Le statut officiel et social du komi sur le territoire de la République des Komis : histoire et situation actuelle Ol’ga Kuzivanova et Marina Fedina

Le facteur ethnolinguistique dans la mobilisation ethnique des peuples finno-ougriens du nord-est de la Russie (sur la base du carélien et du komi) Natalya. A. Nesterova

Vivre entre deux cultures frontalières : comment un habitat multiethnique oriente l’auto- identification Roza Laptander

Les rennes maintiennent la langue nénetse en vie Laur Vallikivi

La situation du au début du XXIe siècle Données et réflexions de près et de loin Eszter Ruttkay-Miklián

The Sociolinguistic status quo on the Taimyr Peninsula Florian Siegl

Chronique

Kaija Saariaho, compositrice, ou quand devient-on un compositeur classique ? Henri-Claude Fantapié

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Comptes rendus

Simonato (Elena) (sous la direction de) : L’édification linguistique en URSS : thèmes et mythes Cahiers de l’ILSL no 35, Genève, Université de Lausanne, 2013, 157 pages. Eva Toulouze

Informations sur le numéro

Comités

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Introduction

Eva Toulouze

1 Comme le précédent, ce numéro des Études finno-ougriennes se concentre sur la situation sociolinguistique actuelle des langues finno-ougriennes. L’objectif de la rédaction était de dresser un état des lieux, de faire le point dans les différentes régions concernées. Le projet d’un numéro spécial a débordé les cadres initiaux, aussi consacrons-nous à cette question deux numéros consécutifs. Malgré nos efforts, nous ne pouvions aspirer à l’exhaustivité, et nous le regrettons. Dans notre échantillon, il y aura ainsi bien des manques : les plus flagrants sont le mokcha, le permiak, le mansi. Nous espérons cependant avoir réussi à aborder de manière satisfaisante les problématiques d’ensemble, auxquelles les langues absentes de ces numéros spéciaux n’échappent pas plus que les autres.

2 Dans mon introduction au numéro précédent, j’avais posé quelques cadres généraux. Je n’y reviendrai pas. Je me contenterai de rappeler que le numéro 44 traitait des langues finno-ougriennes dans les zones géographiques les plus occidentales. Le numéro 45 est entièrement consacré aux Finno-ougriens orientaux, ceux qui vivent dans la Fédération de Russie.

3 Dans le choix des approches et des auteurs, nous avons souhaité présenter une certains diversité, dans l’espoir que celle-ci permette, au total, de donner au lecteur une image mentale complexe et donc riche des situations étudiées. Ainsi, nous ne nous sommes pas tournés uniquement vers des linguistes professionnels (J. Rueter, Z. Zorina, M. Fedina, R. Laptander, F. Siegl) : nous pourrons lire aussi des contributions de chercheurs en littérature (A. Arzamazov), en sociologie (G. Nikitina, M. Casen), en anthropologie (E. Toulouze, L. Vallikivi) ; E. Ruttkai-Miklián, qui appartient à l’école plus traditionnelle des finno-ougristes, allie cependant dans son travail sur les Khantys une approche de linguiste, de sociologue et d’anthropologue ; A. Aptullina est écrivain et éditrice. De plus, beaucoup de nos auteurs sont issus des régions finno-ougriennes dont ils traitent, et ils en parlent les langues comme langue maternelle (Aptullina, Zorina, Arzamazov, Nikitina, Fedina, Nesterova, Laptander). La perspective de faire vivre les langues est présente partout : de ce point de vue, nous ne prétendons pas à la neutralité. Certains articles, cependant, sont plus militants que d’autres : c’est le cas notamment dans les régions qui sont elles-mêmes traversées par des débats acharnés

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(le ). Enfin, notons qu’une approche sociologique et globalisante, présentant la situation des langues à une macro-échelle, alterne avec des études de cas portant sur des échantillons plus concentrés, ou en tout cas partant d’une expérience et d’une réflexion de terrain (Rueter, Toulouze, Casen, Vallikivi, Laptander).

4 Les questions touchant à la préservation et au développement des langues autochtones dans la Fédération de Russie sont complexes et touchent de manière spécifique les ethnies du centre de la Russie, fortes de centaines de milliers de locuteurs, avec des langues écrites depuis plus d’un siècle, vivant dans un territoire « sujet de la Fédération de Russie » et ayant eu le temps, avant les répressions staliniennes, de développer fortement l’enseignement et la littérature en langues vernaculaires.

5 Je fais bien sûr référence aux peuples mordves, mari, oudmourte et komi. Ce qui caractérise la situation de trois de ces communautés sur quatre, c’est leur division. Division en groupes ethnographiques, certes, mais aussi division plus profonde, liée surtout à l’histoire, qui a conduit à la consolidation de groupes vivant fortement leur différence par rapport au reste de la population. Si les Oudmourtes ont réussi à échapper à cette division, la question de savoir si une entité mordve proprement dite existe est à l’ordre du jour, et elle introduit un élément majeur de confusion dans l’interprétation des recensements. Les Erzas et les Mokchas, eux, ont une identité, mais où se cache l’identité mordve ? En matière de langue, en tout cas, les deux langues existent et elles ont développé chacune sa culture écrite. Les Komis sont eux aussi divisés en Komi-Zyriènes et Komi-Permiaks. Mais leur position est plus claire : les délimitations territoriales d’une part, politiques d’autre part, sont nettes. Les délimitations politiques ont été d’abord voulues par Moscou, qui a systématiquement rejeté les aspirations des uns et des autres à être incorporés dans un territoire administratif commun, jusqu’à « accorder », en 1925, un statut spécial aux Permiaks. Ce statut spécial, les Permiaks l’ont perdu en 2002, quand par référendum l’arrondissement a été rattaché à la région de Perm’ et a perdu sa subordination directe à Moscou. Depuis, bien que nous n’ayons trouvé personne pour réfléchir dans ce numéro à la situation linguistique, la place du permiak dans la vie publique ne fait que se réduire.

6 Le territoire de la République du Mari El est, lui aussi, clairement partagé : dans la plus grande partie du territoire de la République, la population parle le mari des plaines, alors que dans les régions du Sud-ouest, la langue de la population autochtone, forte de quelques dizaines de milliers de personnes, est le mari des collines. Pour rendre compte de la situation linguistique, dans un contexte où les Maris des collines défendent avec acharnement leur spécificité et où certains Maris des plaines réfléchissent au moyen de réunir les deux langues littéraires, nous avons choisi de faire entendre des voix qui illustrent le débat animé qui est en cours. Ces témoignages sont intéressants et révélateurs à deux niveaux : directement, par les informations qu’ils nous donnent, et au deuxième degré, par ce qu’ils révèlent sur la réalité de l’action en faveur des langues maries. Nous avons donné la parole à deux Maris, une linguiste dont la langue maternelle est le mari des collines et un écrivain qui écrit et traduit en mari des plaines. Il n’est pas de notre ressort de prendre parti sur une question qui concerne les Maris eux-mêmes et sur laquelle il leur revient de prendre les décisions nécessaires. C’est ainsi que tous les arguments exprimés dans ces articles, souvent contradictoires, ne représentent aucunement les opinions de la rédaction, mais se font les porte-paroles des différentes idées présentes dans le débat. Les deux auteurs n’ont pas eu

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connaissance des textes l’une de l’autre : le dialogue qui s’amorce ainsi n’en est que plus représentatif, et le lecteur pourra se faire une idée de ce qui préoccupe les différentes sphères de l’intelligentsia marie.

7 La situation des Oudmourtes est elle aussi abordée dans deux articles : si Galina Nikitina, chercheuse reconnue et dirigeante du mouvement national oudmourte, s’interroge sur les facteurs déterminants pour améliorer la position de la langue, Marie Casen observe la situation à partir de son expérience de terrain auprès des jeunes Oudmourtes urbains, complétant ainsi l’image que nous pouvons nous faire à la lecture du premier article par un regard à la fois extérieur et ancré dans l’expérience de terrain.

8 Il n’aurait pas été juste d’ignorer dans ce recueil le sort des diasporas : en effet, la pénétration russe a conduit, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, des groupes de Mordves, de Maris et d’Oudmourtes à se déplacer vers l’est, en quête de terres et de tranquillité. C’est dans les terres tatares et bachkires qu’ils ont trouvé cette dernière, car le milieu environnant, musulman, n’était pas porté sur le prosélytisme. L’article d’E. Toulouze sur la situation linguistique d’un groupe d’Oudmourtes du Bachkortostan se fait l’écho de cette problématique.

9 Enfin, pour ce premier groupe de langues, deux articles encore développent la situation du komi, dont l’un articule cette langue avec son environnement nordique. Si nous n’avions pas, dans le numéro précédent, d’étude sur le carélien, cette langue figure au moins ici à titre de comparaison.

10 Ainsi, nous espérons que les articles composant ce bloc, bien que le permiak et le mokcha n’y soient pas représentés, posent les problématiques d’ensemble auxquelles ces langues sont confrontées. Enfin, ces études sont introduites par un essai sur les langues finno-ougriennes. Si cette introduction a pour objectif de présenter l’ensemble des textes du recueil, l’article d’Aleksej Arzamazov, avec toute sa subjectivité, représente aussi une réflexion de l’intérieur. Comme la plupart des auteurs de ce numéro, Arzamazov a un itinéraire sui generis dont je mettrai en évidence deux traits saillants. Tout d’abord, bien que né de parents oudmourtes, il a grandi en milieu exclusivement russe et n’a découvert l’oudmourte qu’à l’adolescence. Il l’a appris et l’utilise non seulement pour parler, mais aussi pour écrire de la poésie (il a obtenu le prix de poésie finno-ougrienne décerné par le Programme finno-ougrien d’Estonie en 2013). De plus, ce chercheur spécialiste de littérature oudmourte ethnofuturiste est aussi l’auteur d’un espéranto finno-ougrien, une langue artificielle commune appelée le « boudinos ». Il était bon qu’une référence à cette langue soit présente dans ce recueil.

11 La question de l’utilisation de la langue chez les peuples du Nord n’est pas moins complexe, mais elle est confrontée à une situation particulièrement critique, dans la mesure où ces peuples, qui se trouvaient il y a encore quatre-vingts ans en position de maîtres sur leur territoire (sur ce qu’on appelle en Russie leur « petite patrie »), en ont été brutalement dépossédés au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, quand un flot massif de migrants en provenance de toute l’Union soviétique les a réduits à la portion congrue. Cette expérience n’est pas unique, et les populations finno-ougriennes de la et de l’Oural en ont fait l’expérience. Mais l’échelle est différente : si nulle part les Finno-ougriens ne sont aujourd’hui majoritaires sur leur territoire (longtemps, la seule région dans laquelle c’était le cas a été l’okroug autonome komi-permiak – qui a été supprimé !), les autochtones ne représentent plus que 2 % de la population globale dans l’okroug khanty-mansi, c’est-à-dire qu’ils sont numériquement quantité

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négligeable. En même temps, l’écosystème en tant que facteur joue un rôle important, encore plus extrême qu’ailleurs : si la ville est russe, le village est russe également. L’échelle où les langues gardent – ou ont, au moins, une chance de garder – leur vitalité est moins accessible au chercheur que les deux premières : c’est le campement, l’endroit où les éleveurs de rennes montent leur tentes pendant qu’ils migrent avec leur troupeau, l’endroit où les Khantys ont construit leurs cabanes en rondins, au bord des rivières ou à proximité des pâturages.

12 Les chercheurs qui nous livrent leurs réflexions ont un rapport intime avec leur terrain : Roza Laptander, linguiste nenetse travaillant aujourd’hui à Rovaniemi, est très présente dans son article ; Eszter Ruttkai-Miklián a non seulement une connaissance profonde du terrain, mais elle a épousé un Khanty et élève un enfant khanty ; Laur Vallikivi a passé un an dans la toundra nenetse à nomadiser avec des familles d’éleveurs de rennes. Florian Siegl a lui aussi fait plusieurs terrains dans le Tajmyr. Nous leur sommes reconnaissants d’avoir voulu mettre en avant la dimension réflexive, souvent plus familière aux anthropologues qu’aux linguistes.

13 Ils tentent de partager avec nous leur expérience dans toute sa complexité, et c’est en cela que réside leur apport novateur. Il ne suffit plus de dire que la présence massive de travailleurs étrangers à la région a mis les langues en danger. Roza Laptander montre comment fonctionnait traditionnellement le multilinguisme dans une zone frontalière, et comment s’articulaient et s’articulent les interactions entre autochtones. Son article amène à s’interroger sur le caractère d’évidence souvent présupposé des nationalités telles que le régime soviétique les a fixées. Il nous semble important d’insister, comme le fait aussi l’article de Florian Siegl, sur le caractère fluctuant de ces catégories. Eszter Ruttkai-Miklián pose – entre autres – une autre question importante : alors que les chercheurs (surtout originaires de Hongrie ou de Finlande) mettent en général fortement l’accent sur l’écrit, considérant que le fonctionnement d’une langue écrite est le plus à même de sauver une langue et d’en assurer la modernité (cf. Aptullina), Eszter Ruttkai-Miklián inverse les données du problème, réfléchit sur les priorités et se concentre sur la nécessité de donner à l’oral toutes les possibilités de se développer. De ce point de vue, son article est stimulant et rafraîchissant. Enfin, Florian Siegl se concentre lui aussi sur une région pluriethnique et montre les interactions et les influences mutuelles des peuples et des langues du Tajmyr.

14 Avec ces deux numéros des Études finno-ougriennes, nous espérons avoir fourni de riches matériaux de réflexion sur le monde finno-ougrien du début du XXIe siècle. Celui-ci est confronté à des défis nouveaux : les frontières entre catégories, identités, ethnicités, s’estompent. Des questions nouvelles se posent : les consciences ethniques peuvent aujourd’hui être dissociées de la connaissance de la langue (par exemple avec le cas des Oudmourtes qui ne parlent pas oudmourte, ou des Khantys qui parlent nenetse) ; de nouvelles consciences émergent (une conscience autochtone opposée à une conscience « russe », ou plutôt lutsa1). Ces phénomènes ne sont pas forcément nouveaux, mais ils caractérisent désormais des groupes de plus en plus nombreux. Ces articles posent ainsi nombre de questions qui seront celles des finno-ougristes des années à venir.

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NOTES

1. Terme utilisé pour renvoyer au monde caractérisé par la présence russe, mais sans ethnicité. Peut être lutsa un anthropologue étranger, un Nenetse qui ne parle pas nenetse, ou encore un Tatar ouvrier dans le pétrole.

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Les langues finno-ougriennes aujourd’hui II

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Heurs et malheurs des langues finno-ougriennes de Russie

Финно-угорский мир: языковые страдания и радости The Finno-ugric world: Good and Bad Linguistic Fortunes Россиялэн финно-угор дуннеез: кыл курадзонъёс но шумпотонъёс

Aleksej Arzamazov Traduction : Dominique Samson Normand de Chambourg

I.

1 Vers la fin du XXe siècle, on dénombrait quelque 6 000 langues à travers le monde, avec parmi elles une bonne moitié de micro-langues dont le destin au cours du siècle à venir s’annonce tragique. Le livre des langues en danger existe déjà, et de nouveaux noms s’y ajoutent chaque année. La disparition des cultures, dont la langue est un aspect fondamental, s’explique le plus souvent par toutes sortes de raisons : globalisation, unification ethnoculturelle, processus d’assimilation, etc. Les sociétés dont il s’agit n’ont alors presque plus de force de résistance à opposer : les hommes sont occupés à de tout autres jeux. La politique du diktat économique menée par l’écrasante majorité des États ne prend guère en compte les « intérêts » ethnoculturels et linguistiques. Elle a même des effets pervers, remplaçant les structures internes stables par d’autres, externes et fluctuantes. Il n’est pas étonnant que la rhétorique superficielle du consensus, pivot et slogan premier du discours politique général, ne s’inscrive pas dans la réalité des choses. Sur la carte du monde, les foyers de conflits armés et culturels continuent furieusement de s’étendre. Des peuples entiers deviennent otages de leur hétérodoxie, s’ils font valoir leur droit de ne pas vivre selon les lois de la globalisation, de la prétendue « démocratie ». La langue devient l’objet de manipulations, elle obtient de facto le statut d’arme. Les catégories de connaissance et de méconnaissance ne relèvent plus de l’opposition entre le soi et l’autre, mais deviennent un appel ouvert à agir…

2 Il ne faut pas oublier que la langue est un système (« synergétique ») des plus complexes, un système mobile. Les vecteurs de ce mouvement sont divers : progressifs,

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régressifs, synchroniques, diachroniques. Les facteurs de pression, eux, peuvent à ce niveau ne pas être dominants : parfois, la langue, avec la spécificité de son système explicatif, s’éteint, disparaît d’« elle-même ». De ce point de vue, les « grandes » langues sont, à première vue, hors de danger. Quel risque pourraient bien courir l’anglais et le russe ? En dépit de la différence des trajectoires de ces deux langues (la première « gagne » toujours plus de locuteurs sur les autres, la seconde perd nombre des siens), l’une comme l’autre font pourtant face à un problème aigu : la sauvegarde et le maintien de leur propre « qualité » culturelle. Le problème est accru par l’amplitude géographique, par l’absence d’une ligne politique unie et d’un même scénario social d’optimisation de la qualité de la langue.

3 Parallèlement au processus de disparition des langues et d’appauvrissement de leur thésaurus culturel, émerge au sein même des langues un processus de dialectalisation (ainsi, la variante cantonaise du chinois se distingue résolument du baïhua) et une différenciation croissante des formes orale et écrite. Au début du XXIe siècle, le développement des langues s’accompagne de simplifications grammaticales partielles et d’une fermeture au lexique international. Plus dynamiques qu’avant, bilinguisme, trilinguisme, voire multilinguisme, se propagent.

4 Il y a beaucoup à dire sur l’ethnolinguistique dans le monde contemporain. Avant de passer à l’exposé de quelques observations dans le cadre d’un essai relativement libre, regardons une hypothétique mappemonde linguistique.

5 Vers 2050, selon les données de The English Company UK, le quinté de tête serait le suivant, en nombre de locuteurs : chinois (putonghua, dialectes hou, yue, min, sian, hakka, gan), 1 384 millions de locuteurs ; hindi et ourdou, autrefois considérés comme une langue unique par les chercheurs (l’actuelle distinction découle de raisons politiques, mais aussi de systèmes graphiques différents et d’influences lexicales diverses, sanskrit d’un côté, arabe et persan de l’autre), 556 millions ; anglais, 508 millions ; espagnol, 486 millions ; arabe, 482 millions. Pour les autres langues majeures, leur évolution serait la suivante : russe, 275 millions ; bengali, 215 millions ; portugais, 194 millions ; français, 129 millions ; allemand, 128 millions ; japonais, 126 millions ; coréen, 75 millions ; javanais, 75 millions ; telugu, 75 millions, etc.1

6 Toutes ces langues se trouvent en relations antinomiques avec des langues voisines, particulièrement en cas de territoire commun. Le chinois « empiète » sur les langues tibétaines ; l’aïnou s’est déjà dilué dans le japonais ; l’anglais assimile ou « sape » la portée des langues les plus diverses, qu’elles soient celtiques, indiennes, ou africaines ; l’espagnol s’oppose également aux langues indiennes (en premier lieu, au quechua) et complique l’existence du basque. Autrement dit, l’accroissement de certaines cultures linguistiques en fait reculer d’autres. Or ces langues sur le recul constituent une majorité passive, condamnée à une triste fin, délétère pour l’œcuménisme humain.

7 Dans la Russie contemporaine, comme naguère dans l’espace de l’Union soviétique, on observe la coexistence du grand-russe et de nombreuses langues « régionales ». Les données du recensement de 20022, porteuses du pathos de « l’union linguistique nationale », montrent ouvertement « les traumatismes culturels et linguistiques » de la société russienne3 : à de rares exceptions près, les « autres » langues deviennent au mieux peu à peu étrangères à leur propre sphère ethnoculturelle, au pire elles tombent dans la désuétude jusqu’à n’être plus qu’un mot du dictionnaire antédiluvien, rapidement oublié.

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8 Le destin des langues finno-ougriennes de Russie, dont il sera question ici, est intermédiaire, il s’articule entre les deux « conditions » évoquées. Le nombre de locuteurs des plus grandes d’entre elles (le mordve-erza et le mokcha, l’oudmourte, les langues komies, zyriène et permiak) diminue sensiblement. Les langues les moins pratiquées (le khanty, le mansi, le vepse, le nenetse, le same, l’ingrien et le vote) sont sur le point de disparaître. Il est déjà vraisemblablement trop tard pour les sauver : le déclin de la mosaïque linguistique semble irréversible.

II.

9 Comment les sciences humaines peuvent-elles étudier les fondements linguistiques et culturels du modèle ouralien (finno-ougrien) ? Il faut non seulement prêter attention aux processus « locaux » dans les microsystèmes linguistiques producteurs de culture (par exemple l’étude de l’étymologie dans un texte de littérature orale), mais aussi accomplir des « voyages sémiotiques » dans la sphère des autres realia macro- linguistiques. La recherche des niveaux linguistiques locaux (par exemple le descriptif dialectologique, la différenciation phonétique des parlers) doivent être combinées avec des arguments de caractère philosophique très abstraits.

10 Malgré l’apparente latence de ses « archives culturelles », la langue est, nous l’avons déjà noté, une matière vivante, mobile, changeante. La réaction d’une langue vivante, le regard conventionnel de l’expérience collective passée sur le présent et le futur, constituent des thèmes qui intéressent la linguistique et la psychologie contemporaines et qu’elles soulèvent régulièrement. Si nous tenons compte de la constance et de l’invariabilité de la réaction de la langue aux facteurs sociaux, nous pouvons espérer être en mesure de reconstruire les contours, et parfois les tournants décisifs, de l’influence sociétale sur la langue, et vice-versa. On ne peut ignorer dans ce contexte l’importance du créateur individuel (le poète, par exemple), enclin à expérimenter, à « flirter » avec la langue, et par là même apte à influer sur la situation linguistique et culturelle. Eu égard à ce qui précède, la question de l’invariabilité ontologique ou, à l’inverse, de la mobilité du modèle est justifiée.

11 En observant le modèle linguistico-culturel qui sous-tend la vision oudmourte du monde par rapport aux langues apparentées et voisines, on trouvera sans doute nombre de traits communs, on mettra en évidence des typologies parallèles dans le développement linguistique, au niveau des structures superficielles et profondes. Pourtant, certains détails essentiels, des « différentiels », préservent encore l’oudmourte et sa matrice archaïque des « heurts et dérives » linguistiques touchant l’humanité. Dans ce qui suit, nous donnons des exemples d’affranchissement culturel ou d’érosion interne – évidente ou non –, en oudmourte et dans les autres langues finno-ougriennes, hier et aujourd’hui.

12 De notre point de vue, en comparaison avec les langues des autres communautés finno- ougriennes de Russie, la langue oudmourte et son corpus lexical actuel sont un exemple de « neutralité linguistico-culturelle ». Cette neutralité est perceptible dans le processus « d’observation participative », à la recherche de catégories conceptuelles qui n’existent pas dans l’immémorial univers linguistique oudmourte, mais dont la présence est causée par la pression informative du russe et, par son intermédiaire, par la globalisation contemporaine. Il ne s’agit pas seulement d’une construction

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linguistique artificielle et du renforcement des mots nouveaux dans la conscience collective.

13 L’oudmourte est une langue de symbioses relatives. Préservé d’une totale tatarisation (l’influence, elle, est bien réelle !) et, semble-t-il, en adéquation avec un fonds général russe, il n’a pas perdu ses modèles immanents de communication, « préservant » la carte oudmourte du monde de l’interférence radicale de ses habiles voisins, grands ou petits. En outre, la modernisation passe encore par un fonds lexical et morphologique immémorial amenant à réduire les emprunts étrangers – qui, en général, ne s’inscrivent guère dans la vie intérieure de la langue, de ses mots et de ses expressions.

14 Du point de vue de son fonctionnement socioculturel, l’oudmourte occupe également une position intermédiaire entre les langues finno-ougriennes européennes, utilisées aux niveaux les plus divers, et les langues sur le point de disparaître. Il ne faut certes pas s’attendre à un renforcement de la position de l’oudmourte dans son milieu ethnoculturel d’origine. Malheureusement, la langue autochtone cesse d’être dominante dans la conscience de la plupart de ses locuteurs – jeunes ou personnes d’âge moyen. L’affaiblissement de la culture du discours se lit dans les œuvres de la littérature oudmourte contemporaine, qui véhiculent de nombreux clichés grammaticaux non oudmourtes. Il faut dire que c’est dans la première moitié du XXe siècle que la création en oudmourte était autosuffisante. On peut noter aujourd’hui une crise de la formation des mots. Les sources se tarissent ; les suffixes manquent. Les possibilités de formation de formes substantivées (-on/ën, -os, -ès, -èt/et, -ni, -či, -lyk) ne permettent pas un perfectionnement lexical suffisant, ni de compenser la dynamique de la production terminologique, d’autant que certains des termes nouveaux sont en contradiction avec les lois phonétiques de l’oudmourte et brisent le rythme de sa « chaîne sonore ». Élargir le corpus lexical oudmourte, déjà inadéquat dans différents domaines (sciences humaines, médecine), requiert l’apport de la philologie et une mobilisation sociale considérable. La linguistique contemporaine n’est sans doute que partiellement apte à résoudre les problèmes linguistiques cruciaux (mais il y a des exemples de réactivation réussie de langues). Dans le cas de l’oudmourte, plus encore que le travail réfléchi des linguistes, il faut trouver des méthodes non standard et élaborer des projets transethniques. Par exemple, on pourrait créer des archives lexicales permiennes (komi-oudmourtes), dont les matériaux reposeraient essentiellement sur les nécessités d’une politique conceptuelle de production de vocabulaire.

15 Les autres langues finno-ougriennes de Russie « définissent » également à leur manière le degré de dépendance du substrat, les mesures qualitatives et quantitatives de son autonomie, de sa fermeture ou de son « orientabilité ». Le carélien, avec sa riche histoire écrite et littéraire, tend à « l’adéquation contemporaine » au finnois et perd en partie son originalité stylistique traditionnelle. Le vepse, l’ingrien, le vote, longtemps confinés dans un blocus socioculturel absolu, meurent ou intègrent petit à petit l’espace linguistique finno-estonien contemporain (capacité lexicographique, uniformité syntaxique). L’erza, dans son aire dialectale d’usage courant, tend à se russifier à grande vitesse et acquiert les horizons lexicaux et syntaxiques du russe. Ce processus se voit par exemple dans la littérature orale collectée dans l’oblast de Nižnij Novgorod, avec un poème au lexique mi-erza, mi-russe.

16 Les langues ougriennes, le khanty et le mansi, répondent par « un silence en retrait » et s’abîment dans leurs immémoriales racines totémiques et mythologiques. Parfois, il est

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vrai, elles jaillissent de livres richement édités, à la couverture flamboyante. Le nenetse, éloigné des « macrocivilisations » linguistiques, conserve sa matrice grâce aux « océans » des toundras. Le mari, en particulier les formes des plaines et de l’Est, a prêté l’oreille aux suggestions lexicales du tatar et du bachkir et se trouve par là même sous leur aile protectrice. Comme le montrent les recensements de 1989 et 2002, seul le mari, parmi les langues finno-ougriennes de Russie, présente une évolution positive.

17 Historiquement dans l’orbite du russe-pomor septentrional, le komi-zyriène semble avoir modifié ses vecteurs de développement du côté d’un clavier lexico- dialectologique propre. Néanmoins, on peut difficilement douter de la dualité linguistique de la vision traditionnelle komi-zyriène du monde. Son bilinguisme ethnoculturel apparaît par exemple dans la coexistence du komi et du russe dans la littérature orale.

18 À l’évidence, le champ linguistique et culturel a un lien ontogénétique avec une série de processus psychologiques ; la connaissance de la langue est condamnée à un rapprochement avec la psychologie. La disparition, le changement radical des « rythmes internes » des langues finno-ougriennes contemporaines de Russie, sont directement liés à la « température » du temps, à la mobilité et à la destruction de configurations autrefois immuables, au changement considérable de la compétence communicationnelle de l’être humain.

III.

19 Il existe aujourd’hui un projet linguistique international qui suscite un vif écho dans le monde finno-ougrien, et qui a pour noble but de rapprocher les langues : la création d’une langue finno-ougrienne commune. La communauté finno-ougrienne a un avis très partagé sur la question. Les uns y voient le résultat de la souffrance des « petites » langues, les autres voient dans cette langue, le « boudinos », un manifeste de résistance politique ; d’autres encore saluent l’apparition d’une langue finno-ougrienne commune et lui prédisent un grand avenir.

20 Le projet intéresse nombre de pays, dont les pays finno-ougriens, la Finlande, la Hongrie et l’Estonie, mais aussi l’Allemagne, la France, les Pays-Bas, l’Italie, l’Espagne, la Communauté des États indépendants, les États-Unis, le Canada, le Mexique, l’Argentine, l’Arabie Saoudite, la Chine, le Japon ainsi que les républiques de Polynésie. Le boudinos, cette langue commune des Finno-ougriens, a déjà permis d’écrire des œuvres littéraires ; une série de recensions et d’articles lui a été consacrée. Grâce au compositeur estonien Mart Simmer, la langue a acquis une dimension symphonique, avec la présentation, le 4 juin 2009, de la suite Mina upin jos, en l’église Saint-Jean de Tartu. À l’heure actuelle, des musiciens oudmourtes préparent un projet à grande échelle, dans le cadre duquel le boudinos sera une langue chantée. En divers endroits du monde, on commence à se saluer avec les mots de Paro lona et Paro volide. L’université oudmourte d’État a prévu des cours de boudinos ; la liste d’attente est déjà longue. L’engouement est bien réel : la langue est objet d’intérêt de la part des créateurs, mais aussi d’un sentiment de responsabilité – on veut et on peut continuer à jouer avec elle, à partager observations et impressions…

21 Depuis deux siècles, l’humanité joue à produire des langues artificielles et, visiblement, ne s’en lasse pas. Cela ne surprend guère. Le goût des langues, déjà, est une réalité ; ensuite, jouer avec une « nouvelle » langue peut remporter un vif succès dans une

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perspective communicationnelle. Une langue artificielle peut parfois approcher un but clair, mais ambitieux : faciliter l’entregent. Il y a toutefois un grand nombre de « mais », objectifs et subjectifs, dont il faut tenir compte, qui conditionnent la complexe relation sociale à de tels projets.

22 Je ferai remarquer que l’auteur de ces lignes4 n’appartient pas au groupe des utopistes malheureux ; au contraire, il s’efforce de regarder lucidement le phénomène des langues artificielles, en chercheur. La réalisation de ce projet lui a permis d’emblée de regarder le monde linguistique dans une autre perspective, d’étudier l’histoire de la linguistique et la carte des peuples finno-ougriens, de croiser le passé et de ressentir en même temps la complexité du présent. Quelqu’un pourrait demander : « Qu’en est-il de l’avenir ? » Préjuger du futur est intéressant, mais vain. Cela relève, on le sait, du domaine des pronostics. J’ignore sincèrement ce qu’il adviendra du boudinos. Son existence dépend de nombreux facteurs. Il est important de comprendre que l’actualité d’une langue finno-ougrienne commune réside dans l’originalité d’un œcuménisme finno-ougrien partagé sur les continents les plus divers. Notre parenté se reflète précisément dans le miroir de la langue, alors que les dimensions sociale et culturelle n’y trouvent guère de points communs.

23 Quelle langue doit parler un Finno-ougrien du XXIe siècle vivant en Russie ? Tout d’abord, la sienne. La sauvegarde de sa propre langue est la tâche essentielle à l’ordre du jour finno-ougrien. Le boudinos apparaît comme un simple prétexte à une convivialité « légère » et joyeuse, si celle-ci est encore possible. Certains ont dit qu’il était trop complexe pour une langue artificielle, mais ce n’est qu’une illusion de complexité. Certes, il est un peu plus ardu que d’autres langues artificielles, mais sa nature est autre. Il est, si l’on veut, à la fois sanscrit et esperanto ; il combine en lui des formes lexicales archaïques, établissant ainsi un pont concret entre ethnies éloignées, mais plutôt qu’une reconstruction, le boudinos est le résultat d’une modélisation. Il est simple, logique, sa grammaire est réduite au minimum de règles nécessaires. Début 2010, deux livres ont été publiés, qui familiarisent le lecteur avec cette langue finno- ougrienne commune. On peut espérer que ce n’est qu’un début. Le lexique est encore en chantier, la grammaire est à polir. L’écriture se perfectionne. Son aspect étrange, pas tout à fait finno-ougrien, est lié à la réalité de nos claviers : le clavier anglais est sur n’importe quel ordinateur. Par son emprunt de la variante anglaise de l’alphabet latin, le boudinos convient parfaitement à l’utilisation active de l’ordinateur.

IV.

24 À l’évidence, dans la vie des langues finno-ougriennes de Russie comme dans l’existence des gens ordinaires, coexistent heurs et malheurs. Il reste à regretter que les joies se fassent de plus en plus rares, et les malheurs beaucoup plus présents…

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NOTES

1. Voir www.ethnologue.com 2. Un nouveau recensement a eu lieu en 2010 (NdT). 3. Dans l’article, ce terme fera écho à российскии, et par extension à россианин (resp. adjectif et substantif), c’est-à-dire relevant de l’espace russe, indifféremment de l’ethnie (NdT). 4. Auteur lui-même du « boudinos » (NdR).

RÉSUMÉS

Dans cet essai, l’auteur exprime quelques idées sur les processus externes et internes en cours dans les langues finno-ougriennes de Russie en ce début de XXe siècle. Il se penche sur certains phénomènes réguliers qui caractérisent la situation des langues minoritaires et permettent d’apprécier la mosaïque du monde finno-ougrien par le prisme de l’intuition philologique. Chercheur et poète, Aleksej Arzamazov met ici en évidence, sans se borner à une stricte interprétation scientifique, quelques satisfactions et quelques souffrances que suscite la situation actuelle de l’oudmourte et discute des possibilités et des perspectives des projets de langues artificielles.

В эссе отражены некоторые мысли о внешних и внутренних процессах, имеющих место в финно-угорских языках России в начале XXI столетия. Автор останавливается на отдельных неочевидных закономерностях и состояниях миноритарных языков, позволяющих посмотреть на мозаику финно-угорского мира сквозь призму филологической интуиции. Оставляя в стороне строго-научные методы интерпретации, филолог и поэт Алексей Арзамазов очерчивает круг радостей и страданий удмуртского языка и рассуждает о возможностях и перспективах искусственных языковых проектов.

This essay reflects the author’s thoughts about the external and internal processes that are taking place in the Finno- in at the beginning of the 21st century. The author concentrates on some non- visible regularities and peculiarities of minority language, which allow looking at the Finno-Ugric world’s mosaic from the point of view of philological intuition. Aleksej Arzamazov is both poet and scholar. Here, he leaves apart rigid scientific interpretation methods and emphasises some rejoicing and saddening features in the Udmurt experience; he reflects as well on the possibilities and perspectives of artificial language projects.

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INDEX

Index chronologique : XXIe siècle (début), XXIe siècle Keywords : endangered languages, lexical creation, Dialects, artificial language, Budinos, Argentina, Canada, China, Commonwealth of Independent States, , Finland, France, Germany, Holland, Hungary, Italy, Japan, Mexico, Polynesia, Russia, Saudi Arabia, Spain, Tartu, USA, Siimer Mart (1967-) Mots-clés : langues en danger, création lexicale, dialectes, langue artificielle, boudinos Index géographique : Allemagne, Arabie Saoudite, Argentine, Canada, Chine, Espagne, Estonie, Tartu, États-Unis, Finlande, France, Hongrie, Italie, Japon, Mexique, Pays-Bas, Polynésie, Fédération de Russie

AUTEURS

ALEKSEJ ARZAMAZOV Institut de recherche de l’Académie des sciences à Ijevsk

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The Erzya Language. Where is it spoken? L’erzja. Où le parle-t-on ?

Jack Rueter

Who speaks Erzya?

1 The Erzya language is one of the two literary spoken in scattered settlements throughout the Volga Region and adjacent regions to the East. The Mordvinic literary languages Erzya and are members of the Finno-Volgaic subgroup of the Finno-Ugrian branch in the Uralic language family. Both languages have literary traditions dating back to the first half of the 19th century.

2 When considering the Erzya language in time and space, we should note that general historical information on this idiom is difficult to find, namely, Western tradition tends to apply the term “Mordvin”1 in references made to all ethnic groups/subgroups regardless of the language they speak. The ethnonym “Arisa” “Erzya”, it appears, is first mentioned at the end of the 10th century (see Cygankin 2000, p. 15).

3 The first written evidence of Erzya dates back to the first half of the 18th century, and the Nižnij Novgorod Gubernija in the word lists of Strahlenberg (1730), which despite the reference to the term “Mordvin” can be more specifically attributed to the Erzya language on the basis of lexica and phonology (see Feoktistov & Saarinen 2005, pp. 13-14).

4 As a written language, Erzya dates back to the beginning of the 19th century. It first appeared in print in a catechism published in 1806. This publication was followed by the Gospel, printed in 1821/7339, and the remainder of the in 1827.2 The first grammar, based on the Erzya-language text of the 1821 Gospel, was written by Conon von der Gabelentz and published 1838-39.3 Folk literature was first published in 1882-1883, and popular literature came to the fore in the late teens and early twenties of the 20th century.

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Where are the dialects spoken

5 Toward the end of the 19th century, a young Finnish scholar by the name of Heikki Paasonen set out for the homelands of the speakers of the Mordvin languages. In the land of the Erzya, Moksha, Shoksha, Teryukhan and Qaratay he documented language variants of numerous villages and settlements and amassed the materials for several volumes of folk poetry, (see Mordwinische Folksdichtung I-VIII). On the basis of Paasonen’s collections a sizeable dialect dictionary was compiled (H. Paasonens Mordwinisches Wörterbuch), with dialect documentation from 96 Erzya-speaking and 60 Moksha-speaking settlements.4 The descriptions of the individual geographical lects are regularly formatted, and lexical information is given to the extent available in the collection, i.e. some settlements are represented by hundreds of entries, whereas others might show up only a few times. Needless to say, this six-volume dictionary, inclusive 2 indices, provides us access to Erzya and Moksha-speaking settlements. Geographically we are looking at an area from near Nižnij Novgorod (Erzya: Obran oš) 56º20' N, in the north; to Novouzensk 50º27' N, in the south; Spassk, 43º11' E, in the west, and Zlatoust 59º40' E, in the east (cf. also Kuussaari 1935: Kartta VII, XII; Sarv 2002; Rueter 2010: p. 3).

6 Ermuškin (2004, p. 3-4) outlines a general area of Erzya-speaking settlements. They are found in the eastern raions of the Mordovian Republic, in the Sura River Basin, as well as the westernmost raions along the border with the Rjazan’ and Nižnij Novgorod Oblasts, where the Shoksha live.5 Outside the Republic of , settlements are found in the Republics of , and Chuvashia, as well as the Oblasts of Orenburg, Penza, Nižnij Novgorod, Ul’janovsk, Samara and Saratov, with smaller concentrations in Central Asia, the Altai Republic and elsewhere.

7 Additional places of Erzya settlements or populations in the Russian Federation today might include: the Moscow Oblast, Kemerovski Oblast, Primorskij Krai, Rjazan’ Oblast, Irkutsk Oblast, Sahalin Oblast, St Petersburg, Vladimir Oblast, Perm’ Oblast, Tomsk Oblast, Čita Oblast.

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Populations mordves par région (2010)

Source : Recensement russe 2010

Aire de peuplement des Erzas autour de la Volga

Copyright : V. Dautancourt

8 These areas are associated with the Erzya-speaking population by merits of their representing the conglomerate Mordvin ethnic unit represented in official demographic surveys conducted since 1926.

9 Ermuškin (ibid.) enumerates census statistics for the conglomerate Mordvin population, since it would appear that the last time linguistic distinctions were made was in the All-Soviet census of 1926. Of the 1.285 million who declared themselves to be of Mordvin background in 1959, 78% declared themselves to be speakers of either Erzya

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of Moksha. In 1989 1.073 million declared a Mordvin background with 67.1% speaking a Mordvin language as their native language. In the 2002 census the conglomerate Mordvin population was counted as 0.84 million, which is about 120 thousand more than the number of native speakers attested in the 1989 census –0.72 million. It might be noted that ethnic awareness was in style at the time of the 1989 census, whereas by the time of the 2002 census, centralization was getting the upper hand, thus reducing the desirability of specific minority affiliations. Only about 59.5% declared themselves to be native speakers of Erzya or Moksha.6 To put these percentages into perspective, however, we can say that according to the 1959 and 1970 census results less than 55% of the Soviet population was Russian, and less than 60% of the population declared Russian as their native tongue (cf. Taagepera 1971: p. 217).

10 According to Ermuškin, the 1926 census actually distinguished the Erzya and Moksha populations and determined that approximately two thirds of the population were Erzya and one third Moksha. He maintains that such a distribution might be representative of today’s population, as well. Apparently, this concept of the distribution of into Erzyans and Mokshans is generally shared by other Erzya and Moksha linguists (personal information).

Tradition

11 In Erzya literature various ideas are presented addressing the origins and distributions of the Erzya people.

12 In the epic Mastorava ‘Mother Earth’ compiled by Šaronov, Ineškipaz ‘Great Creating God’ sees that there is no one on Mother Earth, no one to fell the trees, no one to mow the meadows, no one to till the land or sow grain crops, and so the Great Creator decides to make humans. This entails the creation of Erzya, the Erzya language and Erzya traditions (cf. Šaronov 1994: p. 26-28).

13 The poem Tjuštja by Radaev ends with three young men setting off to seek their fortunes in the direction of the rising sun. They are to pass through three lands in three days on horseback on their journey and then they will come to a three-way fork, each is to choose his own way. The right fork does not bring quick fortune, you have to fight, of the many who traveled down it none have returned. The middle fork brings no regrets. And the left fork accumulates riches. (See Radaev 1991: p. 203-204).

14 In the novel Purgaz by Abramov (1988), the center of activities is Obran oš (the hill fort: ‘Ashli,’ ‘Ошель’), near what is now known as Nižnij Novgorod. This central location in what was at one time part of the Volga Bulgar State, caught between the advancing populations of Eastern in the West and the Mongol-Tatar in the East has received little if any objective treatment as an individual entity.

15 Little profile has been given to the Erzya, who helped in the siege of Kazan’. If the Erzya are mentioned, they are generally mentioned as being on the side of Tsar Ivan IV (the Terrible). Judging from the dispersion of traditional Erzya settlements in the Volga region, however, it would appear that the Erzyas had fought, more than likely, both for and against the predecessors of present-day Russia. In fact, this population of the Volga region has been known for its uprisings in more recent times, and it has been associated with the names: Stenka Razin (1630-1671), Emel’jan Pugačëv (1742-1775), Kuz’ma Alekseev (1764-1810) and Vladimir Ul’janov (1870-1924).

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16 The volatility of the Erzya population originally in the Volga region can be seen in movement eastward and southward in times preceding the Soviet Era. As the tsars gained more control over traditional Erzya lands, and appropriated them to various lords, more and more of the Erzyans crossed the Volga in search of untaxed lands. This explains settlements as far south as Saratov west of the Volga, and large scattered settlements between Ul’janovsk and Samara, east of the Volga. From Samara settlements stretch eastward through Buguruslan and on toward Ufa. Settlements are found in Tatarstan, Bashkortostan and , as well. One late exception to this rule can be observed in the Molokans who moved to what is now known as Shorzha, Armenia in the early 1840s.7

Where will I hear Erzya spoken?

17 Although Erzya is spoken on an everyday basis in the small Erzya villages of the Volga Region and beyond, a large percentage of the population has moved to larger settlements and centers.

The setting

18 The rural to urban cline can be broken down into three groups: the village, the posyolok (settlement) and the city. The village is where the majority of the residents are familiar with each other and have local family lineage extending over generations. The settlement, or posyolok, is readily confused with the village by outsiders, due to a policy of shared names.8 Beyond this, however, there may be a larger percentage of non-local residents, less long-term familiarity percentage-wise, and a higher percentage of non- Erzya speaker population. The city has a marginal percentage of familiar faces, even though actual numbers of familiar Erzya speakers may soar.

The village

19 In the countryside, mainly villages, the Erzya language has its firmest rooting. It is here that one might find monolingual Erzya speakers: elderly women who have never had reason to leave their home village and preschool-aged children who have not yet become fluent bilinguals. At the shop and in unofficial gatherings the Erzya language is associated with familiar faces and those exhibiting obvious indications of Erzya speaker status, i.e. elderly people in village apparel will generally be addressed in Erzya. Unfamiliar young people and children in urban attire are generally addressed as non- Erzyans, that is, in Russian. Door-to-door salesmen are usually local, and that means the person selling you insurance will also speak Erzya. If you need your plot plowed, you might talk to one of the tractor drivers or a dispatcher, in Erzya. Basically all conceivable daily needs might be taken care of in Erzya in villages with working-age Erzya-speaking populations.

20 At the interface between village life and the world beyond the tendency away from Erzya is readily observed. Official gatherings involving guests from the raion center, such as the opening ceremony for elementary schools, tend not to be conducted in the Erzya language. Primary schools also fall into this category.

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21 Although Erzya might be taught in the first four grades of school, there is often a question of whether Erzya is the medium of instruction or merely an elective subject taught outside of the regular school curricula. Optimally, children in the first four years of school receive instruction in the Erzya medium when Erzya-speaking teachers and study books are available (native language for grades 1-12, math 1-2, “the world around us” 1-4).9 This optimal situation, however, is uncommon: many of the teachers come from outside the villages and do not necessarily have a command of the Erzya language, and the availability of Erzya-language readers for different subjects cannot be commended, see institutions of education, below.

The urban settlement (posyolok)

22 While the number of Erzya-speaking inhabitants in a given posyolok may constitute high percentages, there is no guarantee of Erzya being spoken in larger gatherings. The population is heterogeneous consisting of Erzya speakers from different dialect backgrounds and people who do speak the Erzya language. Thus the default language of communication in, for example, Kemlja, Mordovia (pop. 4,872) is not Erzya. Children might learn to speak Erzya due to family-associated networking where both parents are Erzya speakers, as long as they are not sent off to schools elsewhere (personal information 1997-2004). When they come from mixed ethnic backgrounds, however, aptitude in Erzya for posyolok children tends to be passive or lacking altogether.

The city

23 In the novel/unfamiliar urban environment an issue arises involving percentage versus actual numbers, i.e. while Erzya speakers in a village setting may easily exceed 80 percent of the population and their numbers are in the hundreds, in the capital of Mordovia, , the percent of Erzya speakers is well below 10% but their numbers are in the thousands.10 Although the number of actual speakers is much higher in the capital, the likelihood of running into an Erzya speaker is greatly diminished.

24 In moving to the city, Erzya-speaker X subjects himself/herself to every day routines where 90% of the random people met do not speak Erzya. In fact, of those possible 10% who might speak Erzya, there will be a sizeable portion who do not speak a variant familiar to X; X may simply choose to speak another language to insure mutual comprehension.11 Outside of the home village, Erzya X has initially become a member of a minority group (‘from village X’) within a minority group (Erzya speakers).

25 In order to retain one’s minority identity, specific conscious decisions have to be made by that speaker. In an environment of majority-language assimilation (no enclave, ghetto or village), the choice of minority-language retention, maintenance and transfer to children is not one to be made by the lazy and lethargic. In order to maintain language transfer to a next generation, children might optimally be exposed to networks and multiple speakers interacting in the language. Such networks might include relatives, friends, institutions and media. For those who make no specific effort to retain a minority language over the generation gap, all that has to be done is let the children drift with the current. Then language retention will depend more upon peer pressure and institutions, which, in the urban centers of the Russian Federation, tend to pull the child away from minority-language orientation.

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26 Among cities traditions of minority intolerance can be detected even today. Only thirty odd years ago, it was the tendency for Erzya villagers along the rail line between Saransk and Kazan’ to take their wares to the larger center, Kazan’. Although this tendency is open to speculation, there was a time when villagers were looked down upon in Saransk, in their village attire and with large sacks over their shoulders. Thus the Erzya language is also shunned by some in Saransk, even by those who insist on speaking Russian –with their own broken Russian accents (personal information, 1997-2004).

Mordovia

27 For those Erzya speakers coming from villages outside the Republic of Mordovia, especially those from east of the River Volga, the language of communication has always presented problems. It seems that within the Republic, which is closer to the center of the Federation, more pressure is put on the people to speak Russian. As the late Viktor Danilov put it “When he first came to Saransk, it was possible to travel from Tatarstan by bus to the Mordovian Republic, and the first time he had to use Russian to communicate was at the Mordovian border” (Danilov, p.c.). Perhaps, this is a question of location and multilingualism; Mordovia, being closer to the center of the Federation, has a lower toleration for multilingualism, whereas further east official bilingualism allows for or even promotes the acceptability of minority-language usage in institutions and settings outside the home. The lower toleration of minority languages in Mordovia might readily be associated with the exodus which began with the fall of Kazan’ in 1552; those who wished to retain their way of life crossed the Volga.

Institutions

28 As mentioned above institutions might have an input on language retention. Some institutions, regardless of where the speaker of Erzya may live, have a greater effect than others. The most important institutions might include the family, and education – these institutions are part of everyday life. Less frequent institutions might include church, theater, concerts and clubs.

The family

29 Within the general family with two parents, it will be noted that the setting tends to determine language learning by non-Erzya speaking adults. In a village where Erzya is spoken in the school, at the shop and at unofficial gatherings, one can still encounter non-Erzya speakers (40-50 years of age), who have learned Erzya as adults (personal information from Kabaevo, Mordovia and Korovino, Buguruslan 1997-2004). Here it is everyday life that dictates the practicality of a working knowledge in the local majority language. When both parents speak a language or have a comprehension of that language it is more likely that the children are also exposed to it. Of course, that also includes listening to radio and watching television, which is, most likely, not in Erzya. For the grandparents and relatives in the countryside with summer guests, the tendency seems to be that the children are addressed in the language they speak in the urban centers and city –Russian. Despite this, otherwise monolingual Russian-speaking children are often passively exposed to the everyday Erzya spoken by relatives, and

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therefore these children acquire a passive feel for the phonetics of the language. Hence when these children take classes in Erzya at the Mordovia State University, in Saransk, they, unlike new-comers to the Mordovia Republic, pick up Erzya with little accent at all (Ol’ga Erina, p.c.).

Institutions of education

30 The probability of receiving an Erzya-language education from preschool up through university depends on the definition and desirability, i.e. is Erzya a medium, a subject or both. If the Erzya language is taken to be the medium of all studies, there are no percentage points to be counted, the answer is simply zero. If the question is raised as to whether there have been Erzya-language instruction materials for the majority of subjects taught published over the past hundred years, we will find an interesting assortment. If, however, the question were posed as to whether the Erzya language could be learned at all three levels, primary, secondary and university, today the answer would actually give us hope for a notable probability.

31 In a village such as Batuševo (Erzya: Botužveĺe), which is over five kilometers from the nearest raion center, instruction is given in the Erzya language throughout the 8-year curriculum. In addition, teachers of subjects other than Erzya also use the Erzya medium to explain things relevant to the subject, provided, naturally, that the teacher speaks the language. It is difficult to establish, where Batuševo lies in the statistics of primary schools and Erzya-language instruction; official statistics are not cited, which might indicate the presence of a dilemma regarding obligations to rectify discrepancies in unequal education opportunities.

32 Although village schoolteachers are generally people who live locally, which might entail that they are themselves a member of community by birth or that they have married into it, it cannot be assumed that all schoolteachers speak a local variant of the Erzya language. In addition to teachers originally from the home village, there are also those from neighboring villages and even further away. Linguistically, this might mean that the teacher speaks a different dialect or does not speak Erzya at all (personal information, 1997-2011). If the teacher comes from a different dialect background, they might choose to be a stringent advocate of an unfamiliar normative language; whereas no regular radio or television broadcasts are attested. If the teacher is not proficient in the language of the pupils, the pupils might miss the gist of what is being taught simply because they do not understand their language-deficient teacher, who is probably a monolingual Russian speaker.

Erzya-language study materials from the past century

33 The variety and quality of study materials written in Erzya or translated requires a study of its own. An in-depth presentation of literature published in Erzya and Moksha between 1917 and 1977 was published in 1997 (Mordovia Bibliographical Index). Fields touched include: Social sciences, Philosophy, Sociology, Atheism, History, Economy, Demographic statistics, and that is just the first 6 categories of the index. This list is, of course, quite limited, and, more than likely, it does not meet the requirements of modern curricula for schools of any level.

34 What is being done to revive the use of Erzya in the schools? The children’s journal Čilisema ‘Sunrise’ has attempted to alleviate the dearth of study materials in the Erzya

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language by publishing introductory articles on noteworthy people and fields of study. The Ministry of Education has ordered the publication of various schoolbooks: ‘Mother Tongue,’ ‘The World around Us,’ ‘Mathematics’.12 Two encyclopedias have been published in the new millennium, which, despite the grammatically ill-formed titles Мордвась (that thar Mordvin), and Мордовиясь энциклопедия (Mordovia is an encyclopedia), have well-translated articles and amount to approximately two thousand pages of encyclopedic documentation.

Comments

35 When applying for entry into a preschool in Saransk, there are certain requirements to be met. In addition to a physical check-up, an interview must be arranged with a local speech-language pathologist, who then writes a recommendation for acceptance to the preschool. With regard to my own two children, who have been spoken to in Erzya by their mother and in English by myself since birth –both languages were minority languages in Saransk– the speech-language pathologist warned that the children would definitely suffer from stuttering because we were not speaking to them in Russian. And as the pathologist did not realize I was a native speaker of English –my wife visited her– the pathologist insisted that at least one of us would have to speak to the children in Russian. My wife told the pathologist that we had planned on moving abroad in the not too distant future and that we had considered English to be a possible means of communication for the children elsewhere in the World.

36 After gaining admittance to a preschool, however, we noted that the workers were quite sympathetic and accommodating to our needs. Although they had no Erzya- speaking teachers on staff, they did have one of the chefs come in on occasion to speak with the boys in Erzya. So the boys survived the time spent in Russian-language day- care with positive associations, and after the family moved to Finland in December of 2004 the boys continued to play in Russian, while their parents spoke only Erzya and English to them, until the end of March, 2005. It was surprising to see that within the first week that my elder son started attending English daycare all the children’s games switched over to English. I wonder what would have happened had there been an Erzya-language daycare to attend in Saransk.13

The Market

37 Outside of village we find ourselves more dependent upon stores and the market place for our everyday needs. Where the village store also serves as a place for exchanging gossip and discussion of the news, which usually happens in Erzya, the posyolok and city settings are more problematic. In the latter two settings, Russian tends to be the default language for addressing unfamiliar people, even if the clerk does speak Erzya. So the question must be formulated as follows: Can you get service if you start in speaking Erzya?

38 Shop clerks are employed by the local store, and therefore they too tend to be local. Thus in a city, such as Saransk, where only every tenth person might be Erzya, the proportion of Erzya-speaking shop clerks is also low. Personal experience indicates that the open market tends to have more people selling their wares; they are people who have come from surrounding villages, and therefore it is much more likely that you will encounter an Erzya speaker there.

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The Church

39 The New Testament has now been translated anew in Erzya (2006), and this might be found encouraging for those who envision the church as a center for language usage and development.14 In Saransk, the Erzya-language translation of the New Testament has been lauded. The translation has received official approval from the Metropolitan Bishop of the Russian-Orthodox Church there, and the translation has readily gained a place in the local Lutheran Church, which was established there in the 1990s by members of the Erzya and Moksha intelligentsia. For the Russian-Orthodox masses, however, the language of the Church is Russian or Church Slavic, and the number of priests in Saransk who can speak Erzya can be counted on the fingers of one hand. In the Mordovian countryside, it will be observed, there are also Chuvash-speaking priests, so there is still hope that there might be an Erzya-speaking priest somewhere out there.

Theater

40 The national theater in Mordovia has received critical commentaries from many. One such critique is Marija Mal’kina, a Moksha writer, who questioned many features of this institution. Her contentions included at least three facts that should be found alarming. The Moksha and Erzya national theater, at least before 2005, tended to produce more foreign plays than ones by national playwrights. The directors were generally people without a knowledge of life in the Erzya or Moksha villages, their positions as directors were sidelines, i.e. they had full-time jobs elsewhere. Finally, there were instances of Moksha-language plays being translated into Russian and presented in Russian in Moksha villages (See Mal’kina 2005, p. 225-231).

41 In 2007 a new National Theater of Mordovia was opened in Saransk, and perhaps the critical commentaries are being taken into consideration. It is difficult to maintain a national theater when the budget depends on ticket sales –who can you afford to employ (cf. http://ru.wikipedia.org/wiki/ Мордовский_государственный_национальный_драматический_театр, http:// www.gidrm.ru/teatr_dram/)

Communication

42 Federation leaders, such as the president and the patriarch have visited the Republic of Mordovia at various occasions during the past decade. In preparation for each visit new projects have been undertaken to improve the infrastructure of the Republic. Roads are being paved and widened throughout, and cell phone networks are growing. The two computers that were donated to each and every village school by Putin and his legal wife are actually becoming available to users –although many of them are still under lock and key in the school director’s office.

43 Cell phones are used in interpersonal communications regardless of the setting, and this means that more and more, Erzya can be heard on the streets and in public transportation. These one-sided bits of dialogue appear to bring the language out of hiding. And a passive presence in the larger settlements helps to encourage the use of Erzya as a medium of communication even when both parties are physically present.

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44 The Internet brings with it phenomena which further elicit use of the Erzya language. In addition to online journals and official sites of the Republic, which might have Erzya- languages elements, Wikipedia has gone Erzya, and even the interfaces for VKontakte, OpenOffice and Skype are being translated in to Erzya. Wikimapia has made it possible to locate settlements throughout the World, and although the authenticity of open- access information may be questioned, Wikimapia appears to provide rudimentary demographic data that might be used for future research and fieldwork planning.

In conclusion

45 The Erzya language is traditionally spoken in scattered settlements located in the Volga Region, and adjacent Regions to the east. Developments over the past two centuries have also borne witness to resettlement in Armenia, Siberia, Central Asia and the Primorskij Krai.

46 Use of the Erzya language as a medium of communication can be approached with various scales and from different reference points. There is the rural-urban cline with the probability of encountering a fellow speaker of the language; the relation of proximity to the center of the Federation and multilingual tolerance. There are then the everyday institutions and networks, which can be viewed critically, but with little specifics on the actual state of Erzya language many issues are left unanswered.

47 The traditional stronghold of Erzya language and culture –the Erzya village– is threatened as more and more of the rural population moves to the city. This is a problem, however, which is faced worldwide now that over fifty percent of the world population is living in urban areas. Will we come to our senses and allow this peripheral remnant of harmony between humanity and the natural environment to enlighten us as we try to regain our balance with nature? The Erzya will retain at least elements of their language and culture as long as they are allowed to retain their dignity, even as peripheral, city-Ugrians15 –can we retain ours?

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NOTES

1. The term “Mordvin” can be traced back to Getica by Jordanes dating to ca. 551 A.D. “Mordvin” is an exonym and is used especially in the majority-language Russian as an umbrella term to identify the ethnic groups Erzya, Moksha, Qaratay and Teryukhan of today (cf. Nagy 2004, p. 91-94; Cygankin 2000, p. 15). The native speakers of Erzya and Moksha refer to themselves as Erzya and Moksha in their native languages, whereas “Mordvin” and its derivates are generally felt to be derogatory. 2. After the first printing of the Gospel in Erzya (1821) and the completion of the New Testament (1827), a second translation of the Gospel appeared in 1910, and a complete new translation of the New Testament into Erzya was published in 2006, (cf. Ethnologue: online). 3. Notably, subsequent grammars of Erzya have appeared in 1865 by F. J. Wiedemann, 1929 by M. E. Evsev’ev, 2000 by Cygankin et al. (eds) and 2008 by M. D. Imajkina. 4. See also http://www.ling.helsinki.fi/~rueter/HP/mwDialLocales.shtml 5. The Shoksha idiom has at times been associated with the and presently is considered to be a dialect of the Erzya language. There are merits in both associations, but there is also the possibility that Shoksha actually represents its own branch of the Mordvinic protolanguage, (D. V. Cygankin, p.c.). 6. The question that arises here is what the census counters actually asked: did they ask whether the interviewee spoke Erzya or Moksha, or did they ask whether the interviewee spoke Mordvin? (Russian, Ukranian and Belorus speakers were not asked if they spoke “Slavic.”) 7. cf. http://molokane.org/places/FSU/Mordovia/2004_TV_Babylon.html, http:// www.sandikov.name/book.htm, Ethnologue online. 8. In the Republic of Mordovia and surrounding areas it is common-place to have adjacent settlements bearing the same name. In Atjaševo Raion, one encounters the old village Atjaševo (Oťažveĺe), with a wooden church, concrete-plate and dirt roads, located about three kilometers from the posyolok Atjaševo, with rail connections and raion-center status. In Chuvashia we can find an analogy in the name Atrať. The old villages are Erzya-speaking with minimal infrastructure, whereas the posyoloks are heterogeneously populated and boast a more comfortable life-style. 9. Instruction in the native language (subject and medium) is promoted by the presence of native-speaking teachers who are able to offer Erzya-language assistance to their pupils in the various subjects taught in primary schools. In addition to the study books available the teachers might utilize materials published in the children’s journal Čiĺiśema ‘Sunrise.’ Thus subjects no- longer supported by school books (era beginning in approximately the 1970s) might still be addressed in the introductory phase in Erzya. 10. According to the 2010 figures, there are approximately 297,400 people living in Saransk, Mordovia. Of these, 21% have specified an ethnic affiliation that has been recorded as Mordvin in official statistics, so we might construe a maximal 10% of the population as Erzya speakers (29,740) – there are purportedly more than Erzyas in Mordovia. It should be noted that census interviewers for the 2002 All- have been “advised” unofficially to render, where possible, all references to Erzya, Moksha, Shoksha, Teryukhan, Qaratai, Murza and Mordvin as Mordvin or “Mordvin” (personal information). In Mordovia, the ethnic groups Moksha and Erzya were not among the official choices enumerated in the census. 11. Although there are radio and television broadcasts in the Erzya language in Saransk, which might nurture the concept of a mutually comprehensible normative language, there are three basic deterrents to be observed: a) length of air time can be measured in terms of tens of minutes per week in both media; b) broadcast schedules are only approximate (30 minutes either way or not at all, on day-of-broadcast knowledge), and c) broadcasting is not directed toward Erzya- speaking villages and settlements.

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12. School books, it will be noted, might be published for a readership of 2000–3000, that is about 4-6 books per school in the Republic of Mordovia, where one third of the population lives. 13. Officially, there were supposed to be Erzya-language daycares in Saransk, but statistics and reality do not always correlate with practical daily routines, such as going to work at the university, where both parents teach. 14. The original translation of the New Testament dates back to the beginning of 19th century, as noted above, and no translation was suggested in 1868 by the Kazan’ Translation Committee; the Mordvins were soon to abandon their language, all together (see Salo 1991: p. 164). The 1880s did see a re-emergence of Bible translation activity and the Gospel was translated a couple more times before the October Revolution (latest 1910). 15. Cf. Jouni Tossavainen: Only the Outsider. Paris, 2011

ABSTRACTS

This article deals with Erzya, their affiliations, where they live and where their language is spoken. A geographical presentation is outlined for where Erzya has been traditionally spoken over the past one hundred years, as documented in the collections of Heikki Paasonen. Use of the language as a medium of communication is assessed in the rural and urban settings of various institutions: the family, education, the market, the Church and theatre. Due to limited official documentation of the Erzya as a nation or , some of the facts are based upon personal experience and information accumulated by the author during his many trips to the Volga Region between 1992 and 2007. The Erzya language is encountered in many of the countries of the former Soviet Union. It is used the most in the rural setting in non-official matters. The new media of today: telephones, Wikimedia, etc. provide Erzya with a new niche in urban communication.

Cet article porte sur les Erzas, sur leurs relations, leur lieu d’habitation et la langue qu’ils parlent. Il présente la zone géographique où la langue a été traditionnellement parlée dans les cent dernières années, comme le montrent les documents recueillis par Heikki Paasonen. Il évalue l’utilisation de la langue comme moyen de communication dans les zones rurales et urbaines ainsi que dans diverses institutions : la famille, l’école, le marché, l’église et le théâtre. En raison de la faible documentation officielle disponible sur les Erzyas en tant que nation ou que groupe ethnique, certains des faits reposent sur l’expérience personnelle de l’auteur et les informations qu’il a pu collecter durant ses nombreux séjours dans la région de la Volga entre 1992 et 2007. On trouve l’erzja dans de nombreux pays qui faisaient partie de l’Union Soviétique ; la langue est parlée surtout à la campagne, dans un cadre non officiel. Mais les nouveaux media – téléphone, wikimedia etc. – offrent à l’erzja un nouveau créneau dans la communication en milieu urbain.

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INDEX

Mots-clés: Mordve, erza, usage linguistique Geographical index: Kazakhstan, Altaï (République), Vladimir (oblast’), Penza, Nižni-Novgorod, Orenburg (oblast’), Sakhaline (oblast’), Korovino, Mordovie (République), Novy Uzensk, Spassk, Saransk, Atyaševo, Batuševo, Kemlja, Kabaevo, Bachkortostan (République), Tatarstan (République), Tchouvachie (République), Atrat', Tchita (oblast’), Tomsk (oblast’), Irkoutsk (oblast’), Zlatoust, Sura (rivière), Oulianovsk, Volga (vallée de la) Keywords: Morvinian, Erzya, language use, Moksha, Mordvin, Shoksha, Altai, Finno-Ugric Republics, Mordovia, Novy Uzensk, Spassk, Saransk, Atyashevo, Batushevo Kemlya, Kabayevo, Zlatoust, Moscow Oblast, , , Buguruslan, Korovino, Penza, Perm Oblast, Primorski Krai, Ryazan Oblast, Saint Petersburg, Samara, Saratov, Siberia, Chita Oblast, Irkutsk Oblast, Kemerovski Oblast, Sakhalin Oblast, Tomsk Oblast, Sura, Bashkortostan, Chuvashia, Atrať, Tatarstan, Ulyanovsk, Vladimir Oblast, Volga nomsmotscles Erzas, Mokchas, Mordves, Šokšas

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La langue et le peuple mari The and the

Albertina Aptullina Traduction : Eva Toulouze

Le milieu linguistique, c’est une chaîne de phénomènes corrélés, dont les principales composantes sont l’utilisation de la langue en tant que langue de l’État dans l’éducation préscolaire, scolaire, dans les médias, dans l’édition littéraire. Tout ceci chez les Maris requiert une attention constante. La constitution d’un milieu linguistique est la tâche prioritaire des Maris. I. G. Ivanov

1 Le mari (anciennement appelé « tchérémisse ») appartient, avec les langues balto- fenniques, sames, mordves et permiennes, à la branche fennique des langues finno- ougriennes. Il est parlé dans la République du Mari El, mais également dans le bassin de la Vjatka et, plus à l’est, jusqu’à l’Oural. Le mari compte plusieurs dialectes : • le dialecte des collines, parlé principalement sur les hautes rives de la Volga (autour de Koz’modem’jansk) et, dans une moindre mesure, sur les rives inférieures ; • le dialecte des plaines, parlé exclusivement dans les régions plates (à Joškar-Ola), qui englobe les parlers orientaux des Maris de Bachkirie (105 800 locuteurs, 17,5 % de la population), du Tatarstan (18 800 locuteurs, 3,1 % de la population), d’Oudmourtie (9 000 locuteurs, 1,5 % de la population), des régions de Perm’ et de Sverdlovsk (27 900 locuteurs, 4,6 % de la population) et de la région de Kirov (38 900 locuteurs, 6,4 % de la population) ; • le dialecte du Nord-Ouest, parlé dans la région de Nijni-Novgorod et dans quelques districts de la région de Kirov (7 800 locuteurs, 1,3 % de la population).

2 Les langues des deux principaux groupes (Maris des collines et Maris des plaines) disposent chacune d’une norme littéraire. Les Maris des plaines et les Maris orientaux, génétiquement proches, partagent la même langue. Les Maris des collines vivent de façon compacte dans le raïon des Maris des collines, sur la rive droite de la Volga, ainsi

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que pour une petite partie d’entre eux, sur la rive gauche (raïon de Kilemary). Selon le recensement de 2002, les Maris des collines sont 36 800, ce qui représente environ un huitième de la population marie. Ils s’identifient par l’ethnonyme Maris des collines1. Les Maris des plaines2, nettement supérieurs en nombre (604 300 locuteurs selon le recensement de 2002), sont dispersés sur tout le territoire situé sur la rive gauche de la Volga, ce qui explique leur identité plurielle. Ils s’identifient souvent tout simplement comme « Maris », mais en ayant bien conscience de leur appartenance locale.

Situation linguistique et politique ethnique

3 Selon le recensement de la population de la Fédération de Russie effectué en 2010, la population permanente de la République du Mari El s’élevait au 1er janvier 2011 à 695 400 personnes, ce qui représente une diminution de 4,4 % par rapport au recensement de 2002, baisse démographique pour partie naturelle et pour partie migratoire.

4 La proportion des populations urbaine et rurale n’a pas changé en huit ans : selon les statistiques du recensement de 2010, cette proportion était de 63,1 % contre 36,9 % pour l’ensemble de la population de la République.

5 Le bilan définitif du recensement, conformément au décret no 896 du 12 novembre 2010 du Gouvernement de la Fédération de Russie, sera dressé à partir d’un travail automatisé d’informations concernant : • le nombre d’habitants, leur répartition, leur âge et leur sexe, leur état civil, leur niveau d’éducation, leur origine ethnique et leur maîtrise des langues, leur citoyenneté, leurs moyens d’existence, leur activité économique, le nombre et la composition des ménages, ainsi que le nombre de personnes se trouvant provisoirement sur le territoire de la Fédération à la date de tenue du recensement ; • les migrations de population, les conditions de vie, la natalité, ainsi que les caractéristiques démographiques et socio-économiques des différentes nationalités.

6 Les résultats du recensement (baisse globale de la population de 4,4 %) confirment la forte tendance à la diminution de la population marie et la baisse du niveau de connaissance de la langue maternelle, malgré plusieurs enquêtes sociologiques au début des années 1990 qui avaient noté l’apparition de tendances opposées : cette euphorie momentanée au sein de la population marie était due à l’éveil de la prise de conscience nationale.

7 Selon les résultats du recensement de 1989, la proportion de Maris au Mari El était alors de 43,3 %. Sur l’ensemble des personnes interrogées, 88,4 % avaient pour langue maternelle le mari, 11,53 % des Maris considéraient le russe comme leur langue maternelle, 2,1 % des Russes avaient pour langues maternelles le russe et le mari, 2,4 % des Russes le mari.

8 Cette appréciation optimiste sur l’état de la conscience nationale est confirmée par les données des recherches sociologiques menées en janvier-février 1994 par le département de sociologie de l’Institut mari de recherches sur la langue, la littérature et l’histoire3 (NII), qui avaient pour but d’étudier l’état des relations interethniques dans la République. 1 170 personnes avaient été interrogées, vivant dans les villes et dans les localités de tous les raïons de la République. L’enquête avait montré que 88,9 % des Maris des plaines et 95,2 % des Maris des collines considéraient le mari comme leur

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langue maternelle, alors que 10,9 % des Maris des plaines et 1 % des Maris des collines considéraient le russe comme leur langue maternelle.

9 Cependant, toutes les résolutions adoptées lors des congrès du peuple mari sur les questions linguistiques, les interventions des leaders du mouvement national et les résultats des dernières enquêtes sociologiques soulignaient plutôt une dynamique générale préoccupante : diminution constante du nombre de locuteurs natifs, restriction de l’utilisation de la langue maternelle, diminution du tirage des journaux et des livres, diminution du nombre de lecteurs, etc. Une attention toute particulière était portée sur la nécessité d’organiser un système éducatif garantissant l’enseignement en langue maternelle et tenant compte du souhait de la population russe de ne pas apprendre le mari. Selon les résultats de l’une des dernières enquêtes sociologiques menées par le NII, à la question « Faut-il enseigner le mari dans toutes les écoles de la République du Mari El ? », 62,1 % des Maris ont répondu positivement, contre seulement 19,4 % de Russes. À la question « La population russophone de la République du Mari El doit-elle maîtriser le mari (langue d’État) ? », 60,8 % des Russes ont répondu négativement, contre 18,4 % des Maris.

10 La politique linguistique de la République est basée sur la législation fédérale et régionale sur les langues et l’éducation. S’agissant du mari, elle est juridiquement fondée sur la Constitution de la République du Mari El, selon laquelle le mari (des collines, des plaines) et le russe sont les langues de l’État.

11 Pour les autres textes juridiques et normatifs concernant les questions linguistiques nationales, il est nécessaire de se référer aux lois sur l’éducation, sur la culture et les langues dans la République du Mari El, qui sont dans leur majorité analogues aux textes législatifs fédéraux correspondants.

12 Adoptée en octobre 1995, la loi sur les Langues dans la République du Mari El a repris l’article 15 de la Constitution et décrété langues d’État le mari (des collines, des plaines) et le russe. Dans le préambule à cette loi, il est noté que dans la République du Mari El, multiethnique dans sa composition, les citoyens, quelle que soit leur nationalité, ont le droit imprescriptible de développer leur langue maternelle et leur culture ; la loi contribue à créer les conditions pour préserver et développer les deux langues à égalité. Cette loi a pu voir le jour grâce au nombre important de Maris (14 députés sur 30) dans la première Assemblée d’État de la République du Mari El. (Les Maris ne représentent plus aujourd’hui que 25 % de l’Assemblée – 13 députés sur 52).

13 Or, des questions de conformité de la législation régionale avec la législation fédérale se sont posées. La loi du Mari El sur l’Éducation a été annulée quand le président de la République, le 9 avril 2002, a ratifié la loi sur la Régulation des rapports dans l’éducation sur le territoire de la République du Mari El. Après l’adoption en 2001 de la loi amendant et complétant la loi sur les Langues de la République du Mari El, son contenu a été profondément modifié.

14 Les modifications des lois de 2001-2002 sur les Langues et l’Éducation et la procédure juridique qui a suivi ont été douloureuses et ont permis le développement sur le territoire du Mari El d’une situation conflictuelle, aggravant les problèmes de l’enseignement en mari.

15 À la fin des années 1980 et au début des années 1990, l’éveil de la conscience nationale des Maris a conduit à la formation d’un mouvement national et de toute une série d’organisations non gouvernementales. En avril 1990, les représentants des régions où

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les Maris vivent en zones compactes (Tatarstan, Bachkirie, oblast de Sverdlovsk, de Gor’kij, de Kirov, etc.) se sont réunis en congrès à Joškar-Ola où ils ont formé « Marij ušem » (Union marie). Cette organisation lutte pour la renaissance et le développement de la langue et de la culture des populations maries, la consolidation culturelle et ethnique des différentes régions, le renforcement de la conscience nationale. Par la suite, les membres progouvernementaux de cette organisation s’en sont détachés et ont fondé le Congrès national mari.

16 Malgré les accusations fréquentes de populisme et de nationalisme, l’Union marie est encore aujourd’hui une force politique puissante et influente dans la République. Elle a organisé des congrès du peuple mari au cours desquels des résolutions en faveur de la langue marie ont été adoptées.

17 Les principaux événements dans la vie de la communauté marie sont liés à l’activité des institutions de la République, en particulier du ministère de la Culture.

18 Jusqu’en 1996, le pouvoir exécutif n’avait pas de service spécialement chargé de la mise en œuvre de la politique « nationale ». Avant l’élection du premier président de la République (décembre 1991) et la formation du nouveau pouvoir exécutif, ce domaine relevait de la compétence du vice-président du Conseil des ministres, responsable des questions sociales, qui incluaient l’éducation et la culture. Avec la création du pouvoir présidentiel et la suppression du Conseil des ministres, la problématique nationale est passée et est toujours sous la responsabilité d’un secrétaire d’État. On ne saurait surévaluer le rôle du premier secrétaire d’État, l’écrivain mari Nikolaj Fedorovič Rybakov – connu sous le nom de Miklaj Rybakov.

19 On sait que moins une société est stable et solide, plus les anciennes structures sont secouées, plus l’impact d’un individu peut être décisif. Disposant des leviers du pouvoir, Miklaj Rybakov, qui avait pris profondément conscience des nouveaux besoins de la société, a osé résoudre bien des problèmes liés à l’identité linguistique et culturelle de son peuple – préservation et développement de l’originalité marie, élévation du statut du mari, renforcement de sa signification sociale.

20 S’adressant le 30 octobre 1992 aux délégués du congrès mari, le secrétaire d’État déclarait : Il est temps de rejeter de nos têtes et de nos cœurs notre psychologie d’esclaves… Ces dernières années, nous, les Maris, nous avons vu notre fierté d’être maris s’estomper ; notre respect pour nous-mêmes s’est affaibli, voire a disparu. Aujourd’hui, notre conscience ethnique est à un niveau bien bas : il faut que nous la redressions, la renforcions, la transmettions. Si nous ne nous respectons pas, si nous nous considérons nous-mêmes comme un peuple inférieur, de seconde zone, qui donc pourra nous respecter et nous apprécier ?

21 Au moment de l’adoption de la Constitution de la République du Mari El, le secrétaire d’État eut la sagesse de proposer le renforcement du statut du mari en tant que langue officielle : Il existe un peuple porteur de cette langue, et il vit dans la République. Le mari des collines et le mari des plaines sont des langues dans lesquelles des gens pensent, parlent, écrivent, éditent des journaux et des livres. Le mari a le droit d’être, aux côtés du russe, langue officielle de la République du Mari El.

22 Les membres de la commission, les députés auteurs du texte, ont soutenu cette proposition.

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23 Nikolaj Fedorovič a été le premier à présider des réunions exclusivement en mari. Dans ses rencontres avec les équipes diverses, avec les gens, il s’appuyait toujours sur sa langue, et c’est celle qu’il parlait avec ceux de ses collaborateurs qui la maîtrisaient. On a commencé à entendre parler mari dans les bureaux et dans les couloirs des structures étatiques. C’était là donner l’exemple de l’utilisation et de l’importance du mari. Bien des intellectuels lui rendaient visite, des chercheurs, des écrivains, des compositeurs, des enseignants, des poètes débutants et expérimentés. Ils discutaient avec lui, rédigeaient des demandes, des propositions en mari.

24 Tout ceci permet de se faire une idée de l’atmosphère dans la République au début des années 1990.

25 Plus tard, avec l’arrivée au pouvoir des présidents suivants, qui ne connaissaient pas le mari, l’importance fonctionnelle de cette langue, qui figure dans la Constitution comme langue d’État, se trouva d’emblée réduite. La loi sur les Langues de la République du Mari El, surtout dans sa dernière version (2001), n’est plus que déclarative ; elle permet des interprétations diverses de plusieurs articles sur le droit d’utiliser dans telle ou telle circonstance, « l’une des langues d’État de la République du Mari El ». Dans la pratique, la loi donne prééminence au russe et ne prévoit aucun stimulant destiné à étendre la sphère d’utilisation du mari.

26 Pour illustrer ce que je viens de dire, je peux prendre un exemple personnel. Directrice de la maison d’édition d’État, j’ai dû passer par la procédure d’habilitation des responsables en 2002. La commission comprenait des représentants du ministère des Finances et de l’Économie, de la propriété d’État, du comité de la presse et de la direction du syndicat des travailleurs de la culture de la République du Mari El. Afin d’attirer l’attention sur l’article 15 de la Constitution, j’ai construit mon discours d’habilitation sur la connaissance de l’une des langues d’État, le mari, ce qui a suscité l’étonnement patent de certains et l’indignation explicite d’autres membres de la commission. « La très-respectée commission doit avoir la possibilité d’apprécier la connaissance des langues d’État par la responsable des éditions de ce même État », telle fut l’explication que l’on me donna, ce qui ne manquait pas d’astuce, car il était de notoriété publique que sur les membres de la commission, un seul maîtrisait le mari. En conséquence, la procédure d’habilitation fut remise à une date ultérieure et n’eut pas lieu : les interprètes potentiels, considérant la dimension politique de la question posée, refusèrent de traduire ; responsable indisciplinée, je fus démise de mes fonctions quelques mois plus tard, sous prétexte de fin de contrat.

27 Une situation identique peut se présenter de nos jours : le russe prédomine en effet presque partout, il jouit d’un statut et d’un prestige social plus élevé que le mari. Ce dernier est considéré comme langue maternelle par 65,5 % des Maris vivant en ville, 67,1 % de ceux vivant dans un bourg4, et 90,8 % de ceux qui habitent un village. Quant à ceux qui considèrent aussi bien le russe que le mari comme leurs langues maternelles, les proportions sont, dans le même ordre, les suivantes: 22,7 %, 19,2 % et 6,4 %.Comme nous le constatons, le mari, de même que les langues des autres minorités ethniques, est répandu avant tout dans les zones rurales ; il est aussi utilisé dans une mesure insignifiante dans les médias, la culture et l’éducation.

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L’école dans la transmission de la langue

28 L’histoire de l’école dite nationale est caractérisée par d’importantes variations dans son fonctionnement. Dans les années 1920-1930, des mesures fondatrices furent prises : mise en place d’un réseau d’établissements d’enseignement, de programmes, de manuels en mari et formation de cadres pédagogiques ; dans les écoles maries, l’enseignement se faisait en mari. À la fin des années 1950, tous les établissements scolaires et préscolaires passèrent au russe comme langue d’enseignement et d’éducation. Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que fut lancé un processus de renaissance de l’école comme base du système. Au cours des années 1990 fut élaboré un système global d’enseignement des langues vernaculaires, qui mettait l’accent sur la différenciation des cursus. Aujourd’hui, le mari est à l’école primaire outil d’enseignement et dans le secondaire matière d’enseignement. Dans les facultés de lettres au Mari El, le mari est une matière d’enseignement. L’utilisation du mari comme langue d’enseignement dans les établissements primaires et préscolaires se pratique surtout dans les localités rurales. Les enfants maris faisant leurs études dans les écoles secondaires dites nationales étudient leur langue maternelle et la littérature marie en tant que matière (bien que le statut d’école nationale implique la totalité de l’enseignement en mari). Mais nulle part dans la République le secondaire ne fonctionne en mari.

29 Dans les autres écoles, notamment dans les villes, le mari est enseigné en tant que langue d’État. Un mécanisme de gestion du système d’enseignement national s’est progressivement mis en place dans la République. En 2005, il y avait au Mari El 379 écoles, dont 67 écoles primaires, 88 écoles d’enseignement général et 209 lycées. Le mari était enseigné à 18 692 élèves dans 196 écoles. Grâce à son statut de langue d’État, le mari était enseigné en tant que langue seconde dans 154 écoles à 19 879 élèves, plus 5 535 sur une base intégrée. De plus, 353 écoles dispensaient des « cours d’histoire et de culture des peuples » (de la République du Mari El), qui concernaient 50 044 élèves. Malheureusement, je n’ai pas de données sur ces dernières années : les informations sont devenues plus difficilement accessibles, ce qui en soi est déjà un facteur préoccupant. Cette préoccupation est d’autant plus pertinente quand on compare ces données avec celles de 2001 : à l’époque, le mari était enseigné comme langue maternelle dans 226 écoles (24 399 élèves). Le nombre d’heures consacrées à l’étude de la langue maternelle autre que le russe varie suivant le type de programme et l’année d’étude : entre trois et six heures sont dispensées par semaine (entre 8 et 24 % de la totalité des heures de cours).

30 Le mari est enseigné en qualité de langue d’État dans 181 écoles. Cet enseignement y est dispensé à des enfants non maris, mais aussi à des enfants maris qui n’ont pas la possibilité d’apprendre leur langue comme langue maternelle, ou encore à des Maris russophones (ne maîtrisant pas le mari). En 2008/09, sur les 302 établissements d’enseignement général du Mari El, 134 écoles (44,4 %) enseignaient le mari comme langue maternelle. Les élèves étudiant le mari comme langue maternelle représentaient 19,3 % du nombre général d’apprenants.

31 Au cours de l’année scolaire 2001/02, 37,1 % des élèves apprenaient le mari dans le cadre de tel ou tel programme. L’année précédente, l’effectif était de 60,3 %. Ces chiffres révèlent que le pourcentage d’élèves bénéficiant d’un enseignement en mari

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est en train de baisser de manière spectaculaire ; une partie importante des élèves maris n’étudient pas suffisamment leur langue maternelle.

32 L’enseignement du mari se porte un peu mieux en Bachkirie.

33 La diaspora marie du Bachkortostan est la plus grande de Russie. D’après les données du recensement de 2002, il y réside environ 106 000 Maris et on y trouve plus de 240 villages maris. Les racines les plus profondes de l’originalité ethnique des Maris se trouvent ici. Les traits caractéristiques des Maris sont l’aspiration à la tranquillité et au travail dans la concorde, la préservation des valeurs traditionnelles du quotidien, l’aptitude à surmonter les difficultés et la joie de vivre. Fait éloquent, de toutes les régions de Russie, Mari El compris, c’est au Bachkortostan qu’on trouve le plus haut pourcentage de Maris considérant le mari comme leur langue maternelle. Plus de 10 000 écoliers l’étudient dans 218 écoles de la République ; le mari est enseigné par 185 enseignants (ils sont 218 dans le Mari El), dont 158 ont un diplôme de l’enseignement supérieur, 120 un diplôme de langue et littérature, 38 ne sont pas diplômés, 27 ont un diplôme spécialisé du secondaire. Sept enseignants font leurs études par correspondance. De plus, 122 classes de langue et littérature maries ont été aménagées.

34 Tous les ans, le ministère de l’Éducation de la République du Bachkortostan organise, par l’intermédiaire de l’Académie nationale pédagogique de Birsk, une olympiade pour les élèves de langue et littérature maries. Ceci permet de rehausser le prestige du mari comme langue maternelle des apprenants. Les gagnants sont admis à l’université dans la discipline correspondante sans examen d’entrée.

35 Afin d’encourager la formation de la conscience ethnique des nouvelles générations, le ministère de l’Éducation du Mari El organise aussi plusieurs concours de créateurs : « Jeune génération », « Génération en fleur », « Génération des jeunes », ainsi que des olympiades annuelles de langue et littérature maries. En 2011, 80 personnes venues de quatre régions de Russie y ont participé, dont 64 du Mari El (16 d’entre elles y ont obtenu des prix). Pourtant, une enquête réalisée en 2000 parmi les lycéens montre que 31 % des enfants de familles maries considèrent le russe comme leur langue maternelle, et seulement 59,3 % le mari.

L’écrit pour la préservation de la langue

36 L’écrit en mari, sur la base de l’alphabet cyrillique, a émergé dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Avec des modifications insignifiantes, l’alphabet actuel remonte aux années 1870. La première grammaire du mari – Compositions relevant de la grammaire du tchérémisse – représente un monument écrit de la langue littéraire marie. Elle fut éditée en 1775 à Saint-Pétersbourg, sous le règne de Catherine II. Le nom de l’auteur n’est pas indiqué sur l’ouvrage, mais les linguistes pensent qu’il a été mis au point avec la participation de l’archevêque de Kazan, Valentin Pucek-Grigorovič.

37 Outre la grammaire, les Compositions contiennent un dictionnaire d’un millier de mots relevant de différents dialectes, dont beaucoup ont aujourd’hui disparu de l’usage oral ou ont changé considérablement de sens. Cette grammaire a joué un rôle particulier dans le développement de l’écrit en mari : ses principes ont été retenus dans les éditions suivantes (XVIIIe-XIXe siècles) pour l’élaboration de l’orthographe. Les auteurs avaient choisi de rendre la langue accessible aux locuteurs de tous les dialectes. La

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grammaire de 1775 est ainsi considérée comme le point de départ de l’écriture du mari. C’est pourquoi le 10 décembre, date anniversaire de sa mise en vente dans les magasins de Saint-Pétersbourg, est devenu le « Jour de l’écrit en mari5 » et est considéré comme une fête officielle.

38 À l’heure actuelle, dans la République du Mari El, quinze périodiques sont édités en mari (dans les deux langues littéraires) : le quotidien Mari El6, l’hebdomadaire pour les jeunes Vendredi7, le journal pour enfants Sois prêt8 (en mari des plaines et mari des collines), tiré à 8 700 exemplaires. Tous ces titres sont reconnus au niveau de la République. Il faut aussi mentionner les revues littéraires et sociopolitiques En avant9, Ton nouveau10, le magazine pour enfants Soleil11, le magazine satirique et humoristique La guêpe12, la revue Le monde mari13, pour un tirage global de 4 600 exemplaires. Cinq raïons de la République sur quinze éditent également des journaux locaux (7 100 exemplaires). Trois périodiques paraissent dans la République du Bachkortostan. Neuf périodiques au niveau de la République sont financés par le budget de l’État, dont huit en langue marie.

39 La préservation de la langue et de la culture maries est l’une des orientations principales de la politique éditoriale au niveau de la République. Lors du 5e festival panrussien de la presse finno-ougrienne, le projet « Šijgorno14 : sur les traces de nos ancêtres », paru dans Vendredi, a remporté le deuxième prix au concours du « meilleur projet ».

40 Ce projet a été réalisé à l’été 2010. Entre le 26 juin et le 4 juillet, un groupe composé de journalistes, d’artistes, d’étudiants de l’Université marie, de représentants de l’opinion publique – vingt-trois personnes en tout – a effectué une tournée dans les lieux où les Maris étaient implantés aux XVIe-XIXe siècles. Pendant neuf jours, ils ont exploré six régions de la Volga à l’Oural et rencontré les populations maries.

41 En quoi ce projet est-il d’actualité et indispensable ? Son importance tient au fait qu’il se concentre sur les intérêts des Maris vivant en dehors du Mari El et qui ne peuvent maintenir un contact avec leur patrie historique. La préservation de la culture et des traditions maries, leur diffusion, mais aussi le soutien aux Maris dans les régions où ils vivent de manière compacte, l’éveil de la conscience nationale chez les générations montantes – tels étaient les principaux objectifs de ce projet, facilement réalisable à condition de prendre appui sur l’histoire et de présenter de manière équitable la richesse de l’héritage mari.

42 L’un des principaux objectifs du journal Sois prêt est de soutenir et de développer la créativité des enfants dans le domaine de la littérature et du journalisme en mari. C’est ainsi que depuis 2005 se déroule tous les ans la rencontre interrégionale Le journaliste mari en herbe15. Cette rencontre a eu lieu en 2010 dans le cadre du camp international finno-ougrien au centre d’éducation spécialisée du village de Tair. Au cours de cette rencontre, trente-deux personnes, dont des jeunes venus du Tatarstan et du Bachkortostan ainsi que de l’oblast de Kirov, ont été initiées au travail journalistique et littéraire. Ce projet a été réalisé dans le cadre du programme « Le développement ethnoculturel du Mari El (2009-2013) », soutenu financièrement par l’Association Castrén (Finlande).

43 Des livres sont aussi publiés en mari. Il existe une entreprise nationale d’édition, « Les éditions maries16 », mais l’État finance également quelques maisons d’édition privées. L’orientation principale des éditions d’État concerne des ouvrages didactiques, destinés

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à l’enseignement aussi bien au Mari El que pour la diaspora, ainsi que des œuvres ayant une importance sociale, aussi bien en mari qu’en russe.

44 En 2010, les éditions maries ont publié vingt-sept titres, dont dix-huit de littérature ayant une importance sociale et financés par l’État, cinq manuels et quatre ouvrages de didactique. Ceci représente en tout 455 950 pages imprimées, pour un tirage de 31 300 exemplaires.

45 Il faut également citer une deuxième maison d’édition importante, « Les éditions Oto17 », qui s’est spécialisée dans les traductions en mari d’écrivains de langues finno- ougriennes diverses. Pendant les trois dernières années, elle a fait paraître dix ouvrages d’auteurs estoniens, oudmourtes, mordves et komis en édition bilingue langue originale-mari.

46 Bien que les activités éditoriales de la République soient relativement développées, elles sont confrontées à une série de problèmes sérieux, notamment à la difficulté de faire parvenir les livres produits jusqu’à la population marie. Ce problème tient d’abord aux faibles tirages. Si, avant la perestroïka, les livres maris étaient publiés à 10 000-15 000 exemplaires, aujourd’hui le tirage maximum est de 1 000 exemplaires, la plupart des ouvrages paraissant à 500 exemplaires. Malheureusement, même ces tirages minimes restent souvent bloqués des années chez l’éditeur. Le système de distribution centralisé, qui avait ses ramifications dans tous les raïons, a été liquidé. Aujourd’hui, il n’existe dans la République aucune librairie spécialisée dans la littérature en mari et rassemblant des livres publiés par différents éditeurs.

47 Le Mari El compte 340 bibliothèques, dont quatre ont une importance au niveau de la République : la bibliothèque nationale S. Čavajn, la bibliothèque pour la jeunesse V. Kolumb, une bibliothèque pour enfants, une bibliothèque spécialisée pour non- voyants. Avec la disparition du système de distribution Bibkollektor, les bibliothèques ont des difficultés pour s’approvisionner en littérature marie. Faute de système de distribution centralisé, elles doivent chercher le contact direct avec les éditeurs. Hélas, toutes ne font pas preuve de l’enthousiasme nécessaire pour se renseigner sur les nouveautés, et il n’existe aucun catalogue rassemblant les publications des divers éditeurs. Voilà pourquoi les bibliothèques sont mal approvisionnées en littérature marie.

48 Au cours de l’année 2010, les bibliothèques de la République ont servi 53 000 lecteurs et accueilli 357 000 personnes. Les prêts augmentent d’année en année, signe de l’efficacité de l’action des bibliothèques. Toutefois, la demande en livres russes est bien plus élevée que celle en livres maris : c’est pourquoi les bibliothèques ont intérêt à orienter leurs moyens vers l’achat de livres en russe, d’autant que les statistiques du prêt ne font pas de distinction russe/mari.

Les médias et le spectacle

49 La compagnie de télévision et de radio « Mari El » informe la population de la République. Elle assure une série d’émissions de radio et télévision en langue marie. Notons la popularité importante, ces dernières années, surtout auprès de la population rurale, de la radio en mari sur ondes courtes, « Mari radio », qui émet en direct treize heures par jour.

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50 En 2012, la quantité d’heures d’émission radio a été de 4 745 heures (90 % en mari, 10 % en tatar).

51 L’équipe de « Mari radio » est animée par l’enthousiasme d’Andrej Čemyšev, mais d’autres militants sont aussi engagés dans les nouveaux médias en mari. C’est ainsi qu’un dictionnaire électronique est en cours d’élaboration ; le film d’animation finnois « Le père Noël et le tambour magique18 » est en cours de traduction ; un autre projet a été lancé, sous le nom « Technologies informatiques pour les minorités ethniques : création de nouvelles ressources pour le développement du mari », dans le cadre duquel a été créé et élaboré le site « Marla muter19 ».

52 Les animateurs de tous ces projets ont organisé à Joškar-Ola, du 25 au 27 avril 2011, une conférence internationale intitulée «Les langues des minorités dans les technologies informatiques : expérience, tâches et perspectives20 ». Ce forum a débouché sur la création de l’Association pour le soutien à l’écrit électronique dans les langues de Russie. Les participants ont noté l’existence d’une « inégalité numérique » pour les langues des « petits » peuples de Russie et des autres pays du monde, à savoir la « limitation des possibilités de ces groupes sociaux en raison de l’absence d’accès aux moyens modernes de communication ». « Cette “inégalité numérique”, avec la diffusion des ordinateurs individuels et d’Internet dans la vie quotidienne, menace l’existence même des petites langues », peut-on lire dans la résolution de cette conférence.

53 Dans le fonctionnement de la langue vernaculaire, les organisations de théâtre et de spectacles ont aussi un rôle à jouer. En 2010, les théâtres du Mari El et l’orchestre philharmonique21 ont présenté 1 321 spectacles à 272 600 spectateurs et ont monté 28 nouveaux spectacles (d’après le ministère de la Culture, de la Presse et des Nationalités).

54 Cinq théâtres au Mari El montent leurs mises en scène en mari : • le théâtre « national » mari M. Šketan ; • le théâtre national d’opéra et de ballet Erik Sapaev ; • le théâtre mari du jeune spectateur ; • le théâtre républicain des marionnettes ; • le théâtre dramatique mari des collines.

55 Chaque année, le nombre de spectateurs augmente, même si c’est à un rythme réduit. Par exemple le nombre de spectateurs du Théâtre national mari M. Šketan a été en 2012 de 25 600, soit une augmentation de 3 300 personnes par rapport à 2008. Il faut noter toutefois que le taux de remplissage de la salle n’est que de 62 %. Le théâtre attire l’attention des spectateurs par des mises en scène novatrices et par l’organisation de manifestations diverses, par exemple les festivals internationaux de théâtre des peuples finno-ougriens, qui sont devenus de véritables événements dans la vie culturelle de la République : depuis 2002, c’est à Joškar-Ola qu’a lieu régulièrement le festival « Majatul (NdR)22 ».

56 Les traditions populaires font également l’objet de mesures tournées vers leur préservation et leur développement. Le ministère de la Culture, de la Presse et des Affaires nationales, ainsi que des organisations non gouvernementales organisent tous les ans des concours et des festivals de folklore. Ces initiatives permettent le maintien des chants, des danses, de la création orale, des coutumes et des rituels calendaires, et font connaître aux jeunes l’héritage spirituel de leur peuple.

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57 Les variétés maries ont connu ces dernières années un développement considérable, avec des festivals devenus classiques : « La source d’argent23 », la Fête de la chanson marie24, sans compter les nombreux concerts de variété, très populaires auprès de la population marie. On trouve aussi un grand nombre de chorales et de groupes de danse, aussi bien professionnels qu’amateurs. Ainsi, parmi les professionnels, cela fait de nombreuses années que fonctionnent la chorale d’État marie A. I. Iskandar (1933) et le groupe d’État de danse marie Mari El (1939), qui ont largement contribué à développer les traditions de chant et de danse. Mentionnons l’apport exceptionnel d’un groupe amateur de chant et de danse, « Source marie25 », créé en 1974, qui non seulement réjouit les spectateurs de différentes régions de la Russie par son haut niveau d’exécution, mais entretient et enrichit la création populaire des Maris.

58 Ces dernières années, deux institutions se sont engagées dans la tâche de parfaire et de développer la création populaire, ce qui requiert un travail complexe : il s’agit du Centre scientifique et méthodique pour la création populaire et pour les activités culturelles et de loisirs d’une part, et du Centre de la culture marie d’autre part. À Joškar-Ola et dans quelques autres agglomérations, on organise pour les jeunes des discothèques maries et pour les personnes d’âge moyen et avancé des soirées maries26. Ces activités sont fort populaires.

59 Tous les ans a lieu la fête marie dite « Fête des fleurs27 ». D’autres fêtes sont aussi devenues des traditions : le Jour du héros mari28 et le Jour de l’écrit mari 29, sans compter les fêtes calendaires : « Pied de mouton30 », Mardi gras31, Pâques32 ; mentionnons aussi le concours de récitation « Kolumb ludmaš33 » et, dans la capitale, une représentation théâtralisée du sapin mari du Nouvel An pour les enfants : « En visite chez le père Noël34 ». L’initiative « Je parle mari35 » est organisée avec la société de liens interculturels « Vij AR », orientée vers les jeunes et qui célèbre le 25 avril la journée du héros mari à Joškar-Ola. Son objectif principal est d’étendre la sphère d’utilisation de la langue marie, d’élever son statut, d’attirer les jeunes vers les valeurs de la culture marie, de soutenir l’emploi de la langue en ville, d’étendre les limites de son emploi, de former une subculture marie en ville.

La société civile pour la langue marie

60 Il convient de s’arrêter sur une autre initiative, « Marij esker36 », qui a été menée dans les rues de la ville : des militants d’organisations non gouvernementales, des étudiants et des bénévoles sont allés à la rencontre des passants, ils sont entrés dans les magasins et dans les entreprises pour vérifier la mise en œuvre de la loi sur les Langues. Ils ont écrit des observations dans les livres de réclamations, fait des remarques aux responsables des magasins et des kiosques afin que les enseignes et les panneaux figurent dans les deux langues nationales. Là où la loi était respectée, ils appliquaient un autocollant « Je parle mari ! » sur la porte.

61 Les militants de « Marij esker » ont établi une liste noire des entreprises, des magasins et des responsables qui n’appliquent pas la loi sur les Langues. En même temps, les passants et les vendeurs qui parlaient mari se voyaient offrir des stylos souvenirs, badges, autocollants, livres, dépliants et autres cadeaux, revues, journaux, etc.

62 Cette initiative s’est terminée par une grande soirée au Parc de la culture et des loisirs, près du monument « L’arbre de la vie ». De telles initiatives laissent des traces. Elles

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élèvent l’autorité de la langue et aident dans une certaine mesure à surmonter le nihilisme ethnique.

63 Différentes organisations travaillent à préserver et à développer la culture, la langue et les traditions maries, à soutenir et à développer les liens avec d’autres Finno-ougriens : • L’Union marie37, ONG interrégionale ; • Le Congrès du peuple mari38 ; • Les unions de la jeunesse marie « Force nouvelle39 » ; • « Vij AR » ; • L’Union des femmes maries « Saskavij40 » ; • Le Fonds pour le développement des cultures des peuples finno-ougriens, etc.

64 L’opinion publique les comprend : aujourd’hui, les perspectives d’avenir du mari dans les différentes sphères de la société ne suscitent pas l’optimisme. Dans ce type de situation, l’enthousiasme militant doit être soutenu par une aide de l’État.

Initiatives institutionnelles

65 En 2010, la commission sur les langues d’État de la République auprès du président du Mari El, présidée par le vice-premier ministre Mihail Vasjutin, a examiné toute une série de questions sur l’élargissement de la sphère d’utilisation des langues d’État.

66 Elle s’est adressée à l’Assemblée d’État de la République afin que celle-ci transmette à la Douma d’État de Russie sa décision sur la nécessité de ratifier la Charte européenne sur les langues régionales ou sur les langues des minorités tout en inscrivant le mari parmi ces langues.

67 La commission a également examiné la question de l’utilisation des langues d’État du Mari El dans les enseignes des institutions, entreprises et organisations, dans les noms des rues, places et autres lieux-dits. Elle a confié au ministère de la Culture, de la Presse et des Affaires nationales la charge d’écrire à « Poste de Russie » (Moscou) et à « Volgatelekom » (Nižnij Novgorod) ainsi qu’à quelques autres institutions, pour leur demander de traduire leurs enseignes dans les langues de la République sur le territoire de celle-ci.

68 Il a également été recommandé aux administrations des raïons municipaux et des villes d’élaborer des textes juridiques visant à réglementer la mise en œuvre de la loi sur les Langues de la République du Mari El, de mettre au point dans les langues de la République les textes des enseignes d’entreprises, d’organisations et d’autres personnes morales, et de corriger les violations des normes du mari littéraire contemporain dans ces mêmes textes.

69 La commission a également entendu les rapports de divers responsables sur l’utilisation des langues de la République dans l’établissement des pièces d’identité des citoyens. Il a été recommandé au département de l’état civil de la République du Mari El de prendre des mesures pour garantir aux citoyens vivant sur le territoire du raïon municipal des Maris des collines41 l’établissement des documents en langue marie (des collines), pour garantir le respect des normes de la langue littéraire marie contemporaine, et pour améliorer le programme informatique utilisé dans l’établissement des documents d’état civil, afin de saisir correctement les lettres caractéristiques du mari.

70 La commission a ensuite écouté un rapport de représentants ministériels sur l’utilisation des langues de la République dans l’industrie, le commerce et l’agriculture.

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Elle a recommandé au ministère de l’Industrie, des Transports et de la Voirie, au ministère du Développement économique et du Commerce et au ministère de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire d’organiser avec les entreprises le travail de mise au point des étiquettes, du marquage des produits, des standards, des listes et des modes d’emploi pour les marchandises produites dans le Mari El.

71 La décision de la commission n’est pas nouvelle. Des décisions semblables ont été déjà prises dans le passé, mais elles sont restées lettre morte. Il reste à espérer que cette tentative d’égalisation des droits du russe et du mari dans toutes les sphères de la vie de l’administration et de la société s’avère plus efficace que les précédentes. Pour l’instant, le mari a pratiquement été chassé de partout au profit du russe, ce qui fait qu’on ne peut parler que d’un espace restreint de fonctionnement. La question d’étendre son champ de fonctionnement et de créer un milieu favorable à son utilisation reste posée de manière prioritaire.

Conclusion

72 Les perspectives du mari et son avenir sont pour beaucoup un sujet de préoccupation. Le peuple mari est à un stade de son histoire où il lui est impossible, voire dangereux, d’ignorer la question de l’avenir. Le chemin qui nous mène en avant n’est hélas pas un sentier qui grimpe dans la montagne, mais bien une dégringolade. D’année en année, nous perdons des Maris : les périodes entre deux recensements « emportent » dans le néant près de 70 000 Maris. La diminution du nombre des locuteurs est encore plus rapide.

73 Si auparavant la langue avait son berceau au village, où elle était chérie, choyée, aujourd’hui le village mari a changé lui aussi. D’une part, la crise économique a conduit à la dégradation de la culture rurale ; d’autre part, la « civilisation » – Internet, les téléphones par satellite – a pénétré la vie du village, devenant l’une des sources d’information les plus populaires pour les jeunes, dont Internet est désormais le principal milieu d’existence. Il est vital dans une telle situation de veiller sur l’écologie linguistique, c’est-à-dire sur la diffusion du mari dans toutes les sphères de la vie sociale et administrative, sur le renforcement de son statut. Il est impossible de créer un milieu où la langue puisse fonctionner sans inculquer à la jeune génération l’amour pour la langue maternelle, et ce dès le plus jeune âge. Or il n’existe que 90 jardins d’enfants dans la République, où 3 503 enfants reçoivent instruction et éducation en mari (données de 2007). C’est insuffisant.

74 Il faut s’interroger aussi sur la place du mari en tant que langue d’enseignement dans le système scolaire. Les statistiques font état de 131 écoles où l’enseignement se fait en mari – mais le mari et la littérature marie ne sont qu’une matière parmi d’autres : dans de nombreux établissements, bien que tous les élèves soient maris, les matières principales sont enseignées en russe. Aujourd’hui, l’opinion publique est favorable à l’ouverture d’écoles maries, où l’enseignement serait entièrement en mari. Cette expérience existe : c’était le cas dans les années 1920 et 1930, avec des manuels de sciences en mari.

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75 I. G. Ivanov, docteur ès lettres et l’un des principaux défenseurs du mari, estime qu’il est possible de passer à une école entièrement en mari grâce aux atouts suivants : • les enfants maris connaissent leur langue. À la campagne, notamment, ils parlent mari à la maison. La condition première pour développer l’enseignement en mari est donc remplie ; • à en croire le ministère, tout l’enseignement dans les classes primaires des écoles maries se fait en mari. Il existe donc une expérience ; • nous avons une langue littéraire marie qui sera d’un grand secours dans l’organisation du processus d’enseignement ; • l’encadrement est pour l’instant suffisant. Dans beaucoup d’écoles à la campagne, les matières littéraires et scientifiques sont enseignées par des enseignants maris. Une courte formation devrait leur permettre d’être intégrés dans cette nouvelle activité.

76 Dans ces conditions, il convient d’adopter un programme spécial qui prenne en compte les questions du financement, de la didactique et de la formation des enseignants. Cependant, un autre problème demeure : le travail avec les parents qu’il faut aider à évaluer avec précision les compétences de leur enfant et à qui il faut permettre de surmonter l’écueil du « nihilisme ethnique ».

77 La renaissance de l’école nationale doit ainsi être fondée sur les trois principes que sont l’existence préalable d’écoles nationales, la maîtrise de la langue nationale et son utilisation comme langue d’enseignement. L’existence d’écoles nationales est le fondement de la vie.

78 La préoccupation pour l’avenir du mari requiert également que cette langue devienne réellement une langue d’État. Pour l’instant, elle ne l’est que sur le papier – dans la loi son statut est équivalent à celui du russe. Ainsi, le mari est habilité à fonctionner dans toutes les sphères de la vie sociale et administrative. Mais dans la pratique le tableau est différent. Les mesures proposées par les défenseurs du mari ne sont guère prises en compte. Par exemple, ils ont proposé une liste de fonctions administratives pour lesquelles la connaissance du mari serait requise : cette liste n’a pas été adoptée. Les décisions officielles sur le caractère bilingue des enseignes et des panneaux de signalisation ne sont pas suivies. La violation la plus scandaleuse de la Constitution de la République du Mari El a été de permettre la participation aux élections présidentielles de candidats ne maîtrisant pas le mari. À l’heure actuelle, même le président ignore l’une des langues de sa République.

79 La langue n’est pas seulement un outil de communication permettant de faire le lien entre interlocuteurs, mais une force qui élève l’esprit du peuple, qui le rassemble et le préserve en tant que nation. Les Maris sont donc confrontés à un problème sérieux, qu’ils doivent résoudre s’ils veulent sauver leur langue maternelle : ils sont tenus d’établir une langue littéraire unifiée. La question se pose depuis le début du XXe siècle : elle a été discutée dans les pages du « Calendrier mari42 », mais un siècle n’a pas suffi à résoudre le problème. Qui plus est, à la fin du XXe siècle, des linguistes maris ont soulevé la question des deux langues maries (L. Vasikova, F. Grodeev, G. Lavrent’ev) ; les représentants les plus militants des Maris des collines ont fait la promotion de l’idée qu’il existe deux peuples maris, qu’il faut scinder le territoire de la République et attribuer à Koz’modem’jansk le statut de deuxième capitale. Le bon sens a eu raison de ces idées, mais l’opposition des linguistes demeure. Or, aujourd’hui encore, il n’existe pas d’approche scientifique sérieuse permettant d’identifier une voie pour l’édification d’une langue littéraire marie unifiée. Les savants et les militants favorables à cette théorie estiment qu’une langue commune unifierait le peuple mari et pourrait se

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développer plus facilement. Ces réflexions amènent à s’interroger sur l’enrichissement de la langue littéraire par une étude approfondie des dialectes maris, par la création lexicale, par la compilation de nouveaux dictionnaires (unilingues, terminologiques et autres) et une réforme orthographique.

80 Bref, les linguistes aussi, s’ils veulent continuer à faire vivre leur langue, auront à explorer des territoires entièrement nouveaux.

81 Mais le souci pour la langue maternelle concerne tout le monde : les hommes politiques, les savants, les écrivains, les enseignants, ceux qui aiment leur peuple et sa culture, son histoire. De nos jours, il disparaît chaque mois deux langues dans le monde. Nous ne pouvons pas permettre que cela arrive avec le mari, nous avons l’obligation de le défendre. Nous ne pouvons mettre des obstacles à cet indispensable travail. Les Maris ont un proverbe : « La langue peut aplanir des montagnes ». Par cette simple phrase, la sagesse marie exprime beaucoup de choses : la langue est une force puissante, qui nous permet à chaque instant de nous comprendre, d’apprendre à vivre, de préserver le passé et de déterminer l’avenir.

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NOTES

1. En mari des collines : кырык мары. 2. En mari : олык марий. 3. En russe : Марийский научно-исследователский институт языка, литературы и истории (НИИ). 4. En russe : поселок городского типа. 5. En mari : Марий тиште кече. 6. En mari : Марий Эл. 7. En mari : Кугарня. 8. En mari des plaines : Ямде лий, en mari des collines : Йӓмдӹ ли. 9. En mari : Ончыко. 10. En mari : У сем. 11. En mari : У сем. 12. En mari : Пачемыш. 13. En mari : Марий сандалык. 14. En mari : Шийгорно (litt. La route argentée). 15. En mari : Марий Юнкор-2010. 16. En russe : Марийское книжное издательство. 17. Oto, « bosquet » en mari, est aussi le titre du premier poème en langue marie (cf. Petite Anthologie de poésie marie, ADEFO 2010). 18. En finnois : Joulupukki ja noitarumpu. 19. http://marlamuter.com, en mari, russe et anglais (NdR). 20. En russe : Языки меньшинств в компьютерных технологиях: опыт, задачи и перспективы. 21. Philharmonie d’État du Mari El ; en russe : Mаргосфилармония. 22. http://mayatul.ru/index.php 23. En mari : Ший памаш. 24. En mari : Марий муро пайрем. 25. En mari : Марий памаш. 26. En mari : Марий кас. 27. En mari : Пеледыш пайрем. 28. En mari : Марий талешке кече. 29. En mari : Марий тиште кече. 30. En mari : Шорыкйол (fête se déroulant en janvier). 31. En mari : Ӱярня (litt. semaine grasse).

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32. En mari : Кугече. 33. En mari : Колумб лудмаш (litt. lecture de Kolumb). 34. En mari : Йўштö кугыза деке унала. 35. En mari : Мый марла ойлем! 36. Du verbe эскераш (eskeraš) « observer ». 37. En mari : Марий ушем. 38. En mari : Марий калык конгресс. 39. En mari : У вий. 40. En mari : Марий ÿдырамаш ушем «Саскавий». 41. En russe : Горномарийский муниципальный район. 42. En mari : Марла календарь.

RÉSUMÉS

Cet article analyse le fonctionnement du mari dans toutes les sphères de la vie sociale et administrative du Mari El. Il fait ressortir les éléments permettant à une langue de se maintenir : son apprentissage à l’école, dans le cadre d’une école nationale où elle est langue d’enseignement ; l’existence d’une tradition littéraire avec des maisons d’édition, des activités de spectacles ; son utilisation en qualité de (deuxième) langue de l’administration. Le statut constitutionnel du mari langue d’État, pour l’instant lettre morte, doit s’actualiser dans la réalité. Mais d’autres facteurs sont des obstacles à la préservation du mari : la politique de l’État, qui ignore le droit des peuples à l’utilisation de leur langue ; des facteurs socio-politiques, comme l’arriération des régions, la migration, la diminution du nombre de locuteurs ; une motivation insuffisante des locuteurs et la faiblesse de leur niveau de conscience ethnique.L’auteur, en s’appuyant sur des études sociologiques, montre que la préservation des traits particuliers de son peuple, l’élévation du statut de la langue, le renforcement de son caractère fonctionnel, c’est-à- dire la constitution d’un milieu linguistique favorable sont aujourd’hui les tâches principales auxquelles la population mari est confrontée.

This article analyses the functioning of the Mari language in all spheres of social and administrative life in the Mari El Republic. This article analyses the language situation and ethnic policies and reflect on the future and perspectives of the Mari language. Some of the factors that could allow its preservation are:- learning it at school. For the author, the so called national school should rely on three basic principles: the existence of such schools, the knowledge of mother tongue, teaching in mother tongue. The existence of national schools is the basis for life; – the existence of a literary tradition. The protection of one’s mother tongue and native culture is one of the basic orientations of the State publishing house as well as of the organisers of theatre or other shows; – its use as (second) language in State institutions. Its status as State language, as it is written in the Constitution of the Mari El Republic, must be enacted in social life.The author draws also attention towards other factors that are obstacles to the protection of Mari:– the State’s policy ignores the right of people to use, to learn and to develop their mother tongue. This right is not always implemented by the subjects of the Russian Federation and by the State itself; – socio-political factors: the region’s economic backwardness, internal migrations, the permanent decrease of the Mari-speaking population ;– an insufficient motivation of the language bearers and a low level of national awareness. According to the

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author, no unfavourable external factors may destroy a language, if its bearers are convinced that they must keep it and are ready to make efforts to achieve it. Relying upon sociological research, the author shows that protecting and developing the ethnic originality, raising the Mari language’s status, strengthening it functional importance, i.e. creating a favourable language environment, is the main task for Mari social forces.

Статья посвящена анализу функционирования марийского языка во всех сферах государственной и общественной жизни Республики Марий Эл. Рассматривая языковую ситуацию и этническая политику, рассуждая о будущем и перспективе марийского языка, автор выделяет следующие факторы, способствующие его сохранению:– изучение языка в школах. Автор считает, что национальная школа должна базироваться на трех основополагающих принципах народности: наличие национальной школы, знание национального языка, обучение на национальном языке. Наличие национальной школы это основа жизни;– наличие литературной традиции. Сохранение родного языка, культуры – является одним из основных направлений в работе республиканских изданий, театрально-зрелищных организаций;– использование его в качестве (второго) административного языка. Статус государственного языка, определенный в Конституции Республики Марий Эл должен применяться в реалиях общественной жизни.Автор отмечает также факторы, мешающие сохранению марийского языка: – государственная политика, направленная на игнорирование права народов на пользование, изучение и развитие родного языка. Данное право народов не всегда обеспечивается субъектами РФ и самим государством;– социально-политические факторы. Экономическая отсталость региона, отток населения, неуклонное сокращение численности носителей марийского языка;– недостаточная мотивация у носителей языка, низкий уровень национального самосознания. Автор считает, что никакие неблагоприятные внешние факторы не могут уничтожить язык, если его носители уверены в том, что язык нужно сохранять, и готовы прилагать для этого усилия.Автор, подтверждая свое мнение данными социологических исследований, доказывает, что вопросы сохранения и развития этнических особенностей нации, повышения статуса марийского языка, усиления его функционального значения, т.е. создание нормальной языковой среды – главная задача марийской общественности.Автор, подтверждая свое мнение данными социологических исследований, доказывает, что вопросы сохранения и развития этнических особенностей нации, повышения статуса марийского языка, усиления его функционального значения, т.е. создание нормальной языковой среды – главная задача марийской общественности.

INDEX

Mots-clés : politique linguistique, mari, enseignement, législation Keywords : language policy, Mari language, Education, legislation, Mari, Russian, Tatar, Eastern Mari, Hill Mari, Meadow Mari, Gorky, Kirov, Perm, Finno-Ugric republics, Mari-El, Koz’modem’jansk, Joškar-Ola, Kilemar, Tair, Udmurtia, Saint-Petersburg, Sverdlovsk oblast, Turkic republics, Bashkortostan, Birsk, Tatarstan, Kazan, Urals, Vyatka, Volga nomsmotscles Maris, Maris des collines, Maris des plaines, Maris orientaux Index géographique : Kirov (oblast’), Sverdlovsk (oblast’), Oural, Perm, Koz’modem’jansk, Joškar-Ola, Kilemar, Tair, Mari-El (République), Bachkortostan (République), Birsk, Kazan, Saint- Pétersbourg, Vjatka (rivière), Volga (vallée de la)

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La situation linguistique dans la république du Mari-El

Zoja Zorina Traduction : Vincent Lorenzini

1 La situation sociolinguistique en Russie est très complexe, en raison des nombreux peuples qui l’habitent et parlent des langues différentes ; il faut en particulier souligner les problèmes auxquels est confronté un peuple numériquement petit comme les Maris des collines.

2 Selon le recensement de la population établi dans toute la Russie en 2010, la république du Mari El compte aujourd’hui 692 400 habitants. La répartition par nationalités est la suivante : 313 900 Russes, 290 900 Maris (dont 23 500 Maris des collines), 38 400 , etc.1 Par « Maris », il faut entendre les Maris des collines et les Maris des plaines qui vivent sur le territoire de la république du Mari El.

3 En raison de son caractère très ancien et de l’absence de sources authentiques léguées par l’histoire, l’apparition des Maris des collines et des Maris des plaines est difficile à dater. Nous savons toutefois qu’aux XVe-XVIe siècles la division en deux ethnies existait déjà, comme en témoignent des sources littéraires de l’époque : « Il se trouve dans l’oblast de Kazan’ deux groupes de Tchérémisses […], l’un est sis de ce côté de la Volga, au milieu de hautes collines, le long des vallées, et on l’appelle « des collines » ; le groupe habitant les plaines se trouve de l’autre côté de la Volga et est appelé « des plaines » (Osnovy 1976, p. 45). Dès le début du XIXe siècle, bien avant la codification des langues maries, les chercheurs étrangers avaient noté dans leurs travaux les différences considérables qui existaient entre les deux langues (Asylbaev 1951, Castrén 1945, Lewis 2009, Ramstedt 1902).

4 Le premier monument littéraire en mari des collines date de 1769 (Duhovnaja, p. 45). En 1821 fut publié à Saint-Pétersbourg « L’Évangile dans le dialecte des collines » (Evangelie 1821). En 1812, dans le village de Pertnury (raïon des Maris des collines), le prêtre Andrej Danilovič Al’binskij ouvrit dans sa propre maison la première école marie (Wiedemann 1847). En 1813, А. D. Al’binskij rédigea une « Grammaire de la langue tchérémisse des collines », qui fut publiée en 1837 à Kazan’ sous le nom de « Grammaire

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tchérémisse ». Tirée à 1 200 exemplaires, chiffre considérable pour l’époque (Al’binskij 1837), la grammaire servait de manuel d’apprentissage pour les Maris des écoles des districts de Kazan’ et de Čeboksary.

5 En 1867 fut publié le premier abécédaire mari, intitulé « Méthode simplifiée d’apprentissage pour les enfants tchérémisses des villages des collines » (Wiedemann 1947). Son auteur était le diacre Ioann Kedrov, instituteur à l’école paroissiale de Čermyševskij du district de Koz’modem’jansk (raïon des Maris des collines). En 1870 parut le premier abécédaire dans le dialecte des plaines, intitulé « Méthode simplifiée d’apprentissage pour les enfants tchérémisses des villages des plaines », écrit par Unjžinskij, professeur de l’école autochtone (Wiedemann 1847). Par la suite, de 1867 jusqu’au début du XXe siècle, vingt autres abécédaires virent le jour. Au total, jusqu’à la révolution de 1917, plus de 250 livres furent publiés dans les langues maries : abécédaires, dictionnaires, calendriers, littérature ecclésiastique.

6 Après la révolution de 1917, des efforts furent entrepris pour créer une seule langue littéraire pour tous les Maris, mais les différences trop grandes entre les deux langues maries ne permirent pas d’atteindre ce but. À ce propos on ne peut que réfuter l’opinion de certains auteurs, par exemple A. J. Musorin, qui déclarait : « Il n’y a manifestement aucune raison de considérer les deux variantes littéraires du mari – celle des collines et celle des plaines – comme des langues distinctes : l’une comme l’autre sont nées de la codification de différents dialectes de la langue marie » (Musorin 2011). En premier lieu, le mari des collines et le mari des plaines ne peuvent être appelés « variantes », car cela supposerait la primauté de l’une sur l’autre. Or l’histoire ne nous permet pas de dire laquelle des deux langues occupe la première place. De par son système vocalique et consonantique plus riche, le mari des collines pourrait d’ailleurs bien prétendre à cette primauté. En second lieu, la naissance des langues maries n’est pas le résultat d’une codification : c’est au contraire parce qu’il existait deux langues différentes que la standardisation a été possible et nécessaire. Il ne fait aucun doute que le mari des collines et le mari des plaines sont des langues très apparentées. Toutefois, au cours de l’histoire, elles ont évolué relativement l’une à l’autre (se sont-elles éloignées ou rapprochées ?) et sont devenues indépendantes. Si le vieux russe a donné naissance à des langues comme le biélorusse, le russe et l’ukrainien, pourquoi le tchérémisse n’aurait-il pas pu engendrer le mari des collines et le mari des plaines ?

7 On sait bien que le statut d’une langue dépend de l’histoire de la communauté qui la parle et de son degré de cohésion interne. Chez les peuples tribaux, « on a observé un grand émiettement territorial des langues » (Piščalnikova, Sonin 2009, p. 93), qu’on peut définir par les termes de continuum linguistique initial : chaque langue ressemble à sa voisine directe, mais moins à la suivante » (idem, p. 93). Lorsque des tribus ou des clans s’unifient, l’une des langues tribales devient dominante, se consolide : « C’est en général le dialecte de la tribu autour de laquelle naît l’unification » (Pengitov 1958, p. 243). Naturellement, les langues maries sont passées par ces différentes étapes : de dialectes de clans, elles sont devenues langues de tribus puis langues de nations. Il est possible qu’autrefois les locuteurs du mari des collines et du mari des plaines aient communiqué entre eux avec des langues moins différenciées. La formation de deux groupes distincts peut s’expliquer, en plus de raisons linguistiques, par les différentes conditions de vie des communautés et par plusieurs facteurs extralinguistiques. Aucune des deux langues maries ne s’est imposée, chaque groupe a continué et continue

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aujourd’hui de parler sa langue. Il n’y a pas eu apparition d’un standard unique qu’auraient adopté les Maris des collines et les Maris des plaines. Les sous-systèmes des deux langues maries se sont transformés, éloignant ainsi le mari des collines du mari des plaines : mutation des systèmes phonétiques, apparition ou disparition de phonèmes dans l’une ou l’autre langue ; changements dans l’expression orale ; transformation des types et catégories morphologiques, des structures syntaxiques. Le système des deux langues s’est fortement différencié, au point qu’il fut pratiquement impossible de former une langue littéraire marie dans les années 1920, malgré les efforts déployés pour créer une seule langue littéraire à l’orthographe unifiée (Voprosy). C’est ainsi que fut créée une seule littérature marie des collines et marie des plaines. Par la suite, la question de l’unification de l’orthographe des langues maries réapparut à plusieurs occasions. L’une des mesures concrètes pour « rapprocher » les deux langues (orthographes) dans les années 1950 fut « d’éliminer » l’harmonie vocalique du mari des collines (Asylbaev 1951). Ainsi, le mot ӹдӹр [ə΄ дər] « jeune fille » devait désormais s’écrire ыдыр [ɘ΄ dɘr], äрä [΄ӕrӕ] « il enclot » (3e personne du singulier du verbe äрäш « enclore ») devenait ара [΄аrа]. Le problème est qu’en mari des collines les mots ыдыр [ɘ΄ dɘr] et ара [΄аrа] signifient respectivement « taupe » et « tas » et qu’ils se prononcent exactement de la même façon. La « nouvelle orthographe » eut pour unique conséquence de rendre la lecture difficile pour les Maris des collines, qui cessèrent de comprendre les textes qu’ils lisaient. L’orthographe traditionnelle fut réintroduite, le mari des collines « avait rejeté » cette ingérence extérieure artificielle. Il n’avait donc pas été possible de créer une seule langue littéraire marie à partir de deux systèmes linguistiques stables et indépendants.

8 La période « historique » du développement des deux langues littéraires maries commence avec l’apparition de textes littéraires. Si, avant l’époque soviétique, des recherches sur le mari des collines avaient été entreprises par des savants étrangers, durant l’époque soviétique et jusque dans les années 1990 il n’y eut aucune étude consacrée à cette langue. Si dans les écoles l’enseignement se faisait en mari des collines (il existait des manuels pour toutes les disciplines : mathématiques, botanique, etc.), cette langue disparaissait dans les établissements d’enseignement supérieur. Dans la littérature scientifique soviétique, on ne trouve que des observations isolées en mari des collines (Gruzov 1960, Osnovy 1976). Cela peut s’expliquer par l’absence de chercheurs connaissant le mari des collines et par le faible nombre de scientifiques issus de cette ethnie. C’est là l’origine de tous les « malheurs » du mari des collines, indépendamment du fait que son statut de langue à part entière est indiscutable.

9 Plusieurs générations de chercheurs ont produit des travaux scientifiques de qualité. Dans l’argumentation théorique, ils jouent un rôle premier, car la spécificité de chaque langue ne peut être comprise que par des spécialistes (Pengitov 1958).

10 Passons ainsi en revue quelques critères linguistiques et sociolinguistiques bien connus, utilisés pour définir ce qu’est une langue littéraire indépendante et ce qui la différencie d’un dialecte :

11 1) Une écriture normalisée. Une langue littéraire est toujours écrite (Pengitov 1958, p. 250). Un dialecte n’a pas d’écriture fixe, il n’existe que sous la forme orale. Dans la république du Mari El, les deux langues maries sont des langues littéraires, elles disposent chacune d’une écriture. Les locuteurs du mari des collines et du mari des plaines utilisent depuis une centaine d’années des formes littéraires différentes, standardisées et ayant développé une gamme de styles fonctionnels.

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12 2) Une norme réglementée. S’il y a une écriture, il va de soi que la langue littéraire obéit à un ensemble de normes précises, codifiées, à des règles phonétiques, graphiques, orthographiques et de ponctuation. La langue littéraire obéit, elle aussi, à des règles de prononciation. Ces normes accentuelles et grammaticales, l’utilisation des mots et d’autres normes concernent aussi bien la langue écrite que la langue orale.

13 Les deux langues maries possèdent chacune, à tous les niveaux, des caractéristiques propres (phonèmes, morphèmes, mots, groupe de mots, propositions) dues à un ensemble de facteurs internes à chacune. Le mari des collines, avec 35 phonèmes (10 voyelles et 25 consonnes), son harmonie vocalique, son accent de mot fixe, ses dix cas grammaticaux, son propre vocabulaire, est différent du mari des plaines qui ne compte que 31 phonèmes (8 voyelles et 23 consonnes), ignore l’harmonie vocalique, possède un accent de mot mobile, sept cas grammaticaux, son propre lexique, etc. En revanche, dans un dialecte, il n’y a pas de norme spécifique fixée par l’écriture. Ses traits se développent spontanément, non contraints par des règles fixes (Pengitov 1958, p. 250).

14 Chacune des deux langues maries possède ainsi sa norme, ses règles phonétiques, grammaticales, graphiques, orthographiques, etc.

15 3) La non-coïncidence des aires de diffusion des deux langues. Le mari des collines a toujours été parlé sur la rive droite de la Volga, plus haute, et le mari des plaines sur la rive gauche. Les échanges entre les Maris des collines et ceux des plaines ont toujours été faibles, car ces peuples n’ont pas éprouvé le besoin de communiquer de façon intensive, ni dans le passé, ni à l’époque contemporaine.

16 4) La langue comme moyen de communication. Une langue littéraire sert de moyen de communication à une communauté. Le moyen de communication des Maris des collines est le mari des collines et le russe, et le moyen de communication des Maris des plaines est le mari des plaines et le russe.

17 5) La présence d’une traduction. Un critère important pour définir le statut d’une langue par rapport à une autre est la présence ou l’absence de traductions entre ces langues. On ne traduit pas d’une langue littéraire vers un dialecte (ni d’un dialecte vers une langue littéraire) (Musorin 2001). L’existence de traductions régulières entre les langues maries témoigne de l’indépendance de ces deux langues. Il faut noter que « l’existence de traductions entre deux langues, dans les cas où l’intercompréhension entre les locuteurs de ces langues n’est pas trop difficile, est plus que tout la démonstration d’une différence » (Musorin 2001). On traduit des œuvres littéraires d’auteurs maris des plaines (J. P. Majorov-Šketan, S. G. Čavajn) vers le mari des collines et d’auteurs maris des collines (N. Ignat’ev, G. Matjukovskij, V. Suzy, etc.) vers le mari des plaines. Par ailleurs, des œuvres littéraires russes et étrangères sont traduites vers les deux langues.

18 6) L’utilisation par les locuteurs natifs d’un terme propre pour désigner leur langue (et aussi leur ethnie), différent de ceux utilisés dans les langues voisines, constitue un autre critère d’indépendance de la langue (Musorin 2001). L’existence des termes « mari des collines » (« кырык мары ») et « mari des plaines » (« олык мари ») est une des manifestations de la conscience linguistique et de l’auto-identification. À partir du moment où les locuteurs d’une langue commencent à considérer leurs langues comme indépendantes et à utiliser des termes différents pour les désigner, nous pouvons affirmer que la protolangue a complètement cessé d’exister (ibidem). Plus haut a été

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citée une source dans laquelle on indiquait que déjà aux XVe-XVIe siècles les Maris se définissaient comme étant « des collines » ou « des plaines ». La raison était sans doute due à l’existence de deux langues différentes.

19 Il n’existe par conséquent aucune raison de ne pas reconnaître le caractère indépendant du mari des collines. Les deux langues maries sont les représentantes légitimes de leurs locuteurs, les Maris des collines et les Maris des plaines.

20 De prime abord tout semble simple et compréhensible en ce qui concerne le fonctionnement des langues maries. En octobre 1995, la république du Mari El a adopté la loi sur les Langues (Zakon 1995). Sur la base de la Constitution de la Fédération de Russie du 12 décembre 1993, plusieurs républiques nationales de Russie, dont la république du Mari El, déclarèrent leurs langues « langues d’État » au côté du russe (Konstitucija 2002). L’Article 1 de cette loi stipule : « Les langues d’État de la république du Mari El sont le mari (des collines et des plaines) et le russe… » (Zakon 1995).

21 L’adoption de la loi sur les Langues dans la république du Mari El aurait dû contribuer à créer les conditions pour le développement des deux langues et permettre les recherches scientifiques en mari des collines. Hélas, il n’en a rien été. Le contenu ambigu de l’Article 1 a « freiné » non seulement les recherches scientifiques, mais aussi le développement du mari des collines dans son ensemble (Zakon 1995).

22 Un des problèmes majeurs de ce texte se trouve dans la formulation « mari (des collines et des plaines) ». Le mot « mari » ne peut pas être utilisé au singulier, car cette même loi pose qu’il s’agit de deux langues, et il ne saurait en être autrement, car la langue est l’héritage spirituel du peuple, elle en représente physiquement la substance matérielle. Il devient alors difficile de comprendre comment on peut réunir deux systèmes complètement différents (le mari des collines et le mari des plaines) en une langue abstraite (la « langue marie ») qui n’existe pas.

23 Le terme « (langue) marie » (au singulier) a semé la confusion dans l’opinion publique. Les gens ont du mal à comprendre ce que cela signifie, et c’est la raison pour laquelle sont nées des interprétations différentes. Les uns se représentent la « langue marie » comme une « macro-langue » englobant le mari des plaines et le mari des collines. Ils pensent par conséquent que tous les Maris des collines parlent en mari des plaines (Gabelents 1841). La réalité est que les Maris des collines n’ont jamais parlé et ne parlent pas le mari des plaines, tout comme les Maris des plaines n’ont jamais parlé et ne parlent pas le mari des collines. D’autres pensent qu’une « langue marie » est réellement utilisée sur le territoire de la république du Mari El, ils propagent le concept de « langue marie ». Pour certains d’entre eux, il s’agit uniquement du mari des plaines, ce dont témoignent les travaux de nombreux chercheurs. Certains scientifiques ne remarquent même pas les rapports systémiques dans les langues maries et décrivent tels ou tels phénomènes linguistiques « en mettant tout dans le même sac ». Il y en a aussi qui qualifient de façon tout à fait arbitraire le mari des collines de dialecte (mais on ne sait pas de quelle langue). Une troisième catégorie de personnes appelle à tort le mari des plaines « langue marie proprement dite » alors que ces termes conviendraient davantage au mari des collines, dans la mesure où celui-ci a mieux conservé que d’autres langues finno-ougriennes plusieurs traits de la protolangue : riche système vocalique, harmonie vocalique, présence rare de certaines combinaisons phonétiques, riche système casuel2, etc.

24 Une question se pose : pourquoi la loi sur les Langues dans la république du Mari El emploie-t-elle cette formulation malgré l’existence évidente et réelle de deux langues

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indépendantes ? La « réponse » peut être entendue ou lue relativement souvent : « … afin d’élever le rôle de la langue marie dans l’affirmation ethnique du peuple ». C’est justement cette opinion subjective qui est la base de l’adoption de la loi sur les Langues : chez « le » peuple mari ne doit exister qu’une seule langue ; l’auto- identification de chacun doit être la même : tous doivent s’appeler « Maris », car tous les Maris se comprennent.

25 Ces positions témoignent de la maîtrise insuffisante, voire inexistante, des connaissances scientifiques nécessaires à la définition d’une langue, de l’auto- identification ou de la conscience ethnique. Il faut au contraire s’appuyer sur les faits, sur la logique, sans idées préconçues ni déductions dictées par la conjoncture politique.

26 Examinons ce que signifie le critère « un peuple = une langue ». Il est inapproprié, car la définition d’un peuple est encore plus compliquée que la définition d’une langue. De plus, on observe régulièrement l’absence de correspondance entre peuples et langues : par exemple, le peuple dit « soviétique » parlait le russe, mais aussi plus de 130 langues différentes ; les Mordves parlent le mokcha, l’erza et le russe ; les Maris parlent le mari des collines, le mari des plaines et le russe. Dans le monde, on trouve des exemples de peuples plurilingues, ou des peuples différents parlant la même langue. L’identité entre langue et peuple est plutôt rare. Il est évident que l’un des paramètres pour l’identification des peuples est le paramètre linguistique, et non le contraire.

27 Sur « l’auto-identification des locuteurs natifs », on peut noter les points suivants : de nombreux enquêteurs se reposent entièrement sur l’opinion des locuteurs (probablement est-ce le cas des organisateurs des recensements de 2002 et 2010 dans la république du Mari El). Cependant, l’opinion de locuteurs différents peut ne pas coïncider ; dans de nombreuses cultures, les personnes n’ont jamais eu et n’ont pas du tout de représentation nette de leur langue. C’est pourtant précisément la langue qui exprime la conscience de l’individu. Avoir une conscience linguistique, c’est se représenter la langue que l’on parle. Si un groupe de locuteurs considère que sa langue maternelle est différente de celle de ses voisins, cela signifie que la langue parlée par ce groupe est différente et indépendante (Musorin 2001). Il ne fait aucun doute que les Maris des plaines considèrent leur langue comme étant différente de celle des Maris des collines, et que les Maris des collines considèrent leur langue comme différente de celle des Maris des plaines.

28 Les recherches de l’Institut d’Ethnologie et d’Anthropologie RAN, menées sous la direction du professeur V. V. Pimenov, en témoignent : « Les Maris des collines s’identifient assez nettement dans leur conscience nationale avec l’ethnonyme « кырык мары ». Les Maris des plaines – « олык мари », nettement supérieurs en nombre, sont dispersés sur tout le territoire situé sur la rive gauche de la Volga, ce qui explique les particularités locales de leur culture et de leur langue, qui créent chez eux une identité plurielle. Les Maris des plaines s’identifient souvent simplement comme des « Maris », tout en ayant bien conscience de leur appartenance locale »3.

29 Sur « l’intercompréhension des langues » ou le fait que les Maris des collines et les Maris des plaines se comprennent dans la vie de tous les jours, il ne faudrait pas oublier que si l’absence d’intercompréhension peut témoigner qu’on a affaire à des langues différentes, l’intercompréhension ne signifie pas forcément que nous sommes en présence de dialectes. Les locuteurs de certaines langues slaves (russe, biélorusse, ukrainien) ou de certaines langues turciques (tatar, kirghiz) sont tout à fait capables dans la vie quotidienne de se comprendre sans traducteur, mais personne ne songerait

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à considérer le biélorusse, l’ukrainien et le russe, ou le tatar et le kirghiz comme les dialectes d’une seule langue slave ou turcique (Popova-Sterin 2007).

30 Le critère de l’« intercompréhension » s’applique le plus souvent aux langues sans écriture. En guise d’exemple d’intercompréhension entre Maris des collines et Maris des plaines, observons quelques résultats des recherches effectuées au Laboratoire de Linguistique expérimentale et appliquée de l’Université d’État du Mari El. Les expériences témoignent d’un niveau plutôt bas de l’indice d’intercompréhension entre ces deux groupes. Le matériel utilisé pour ces recherches était le Dictionnaire fréquentatif du mari des collines et du mari des plaines ainsi que des textes publicitaires (Statističeskij 1998). Les Maris des collines devaient identifier le lexique connu et inconnu dans une liste de mots en mari des plaines, et les Maris des plaines devaient faire le même exercice avec une liste de mots en mari des collines. Dans la liste des mots en mari des collines commençant par « S », les Maris des plaines en ont reconnu 36 %. Dans la liste des mots en mari des plaines commençant par « S », les Maris des collines en ont reconnu 42 %. De façon générale, pour les locuteurs des deux langues, l’« intercompréhension » est de l’ordre de 38 à 40 %. Cette intercompréhension est grandement « facilitée » par le nombre de mots empruntés au russe.

31 Selon l’Institut d’ethnologie et d’anthropologie de l’Académie des sciences de Russie, « l’existence de deux normes littéraires indépendantes est due aux importantes différences lexicales et, dans une moindre mesure, grammaticales. Les différences phonétiques entravent elles aussi l’intercompréhension linguistique entre Maris des collines et Maris des plaines. Pour cette raison, comme le montrent les recherches ethnosociolinguistiques, ces deux communautés préfèrent six fois sur dix utiliser le russe pour communiquer entre elles » (Častotnyj 2005).

32 D’une façon générale, les critères sociolinguistiques ne peuvent pas toujours être les causes des différences linguistiques et de l’identification des locuteurs. Comme on l’a vu, dans le cas des langues maries, ce sont surtout les critères linguistiques qui permettent le plus clairement et avec le plus d’objectivité de savoir s’il s’agit d’une ou de plusieurs langues. Dans la république du Mari El, la situation linguistique réelle est qu’il y a aujourd’hui deux langues littéraires maries indépendantes et équivalentes. L’ambiguïté de la formulation de la loi sur les Langues dans la république du Mari El se reflète dans la vie sociopolitique de la République, mais pas dans la loi. Selon le droit social, la loi « obligerait-elle » les Maris des collines et les Maris des plaines à parler une langue marie abstraite qui n’existe pas ?

33 Ainsi, l’idée selon laquelle « un peuple = une langue », à la base de la loi, s’est manifestée de façon grotesque lors des recensements de 2002 et de 2010, quand on a interdit aux Maris des collines de mentionner la nationalité « Mari des collines » (Anikina 2011, Respublika 1999, Respublika 2003). À la question « Pourquoi ne peut-on pas écrire cela ? », les copistes répondaient : « Ce sont les directives reçues ».

34 Lors de la préparation du recensement, les copistes se sont demandé dans quels cas ils devaient indiquer « Maris des collines », « Maris des plaines » ou tout simplement « Maris ». On leur a expliqué qu’il était strictement interdit, lors du recensement, de donner des conseils, de faire la moindre allusion ou d’imposer leurs propres opinions. Ainsi, lors du recensement, les citoyens avaient le droit de s’exprimer librement, donnant parfois des réponses tout à fait ridicules, qui étaient ensuite corrigées de façon appropriée lors du traitement des données. Pour la première fois en Russie, ces recensements auraient dû se dérouler conformément aux normes internationales et

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aux recommandations de l’ONU. Les copistes en république du Mari El se sont visiblement trouvés face à des situations difficiles, jamais rencontrées auparavant dans les statistiques nationales.

35 Selon le recensement de 2002, il y avait en tout et pour tout 17 715 Maris des collines [Anikina 2011, Respublika 1999). En 1989, les Maris des collines s’élevaient à 44 296 personnes (Popova, Sternin 2007, Respublika 2004). D’un recensement à l’autre, 26 581 personnes ont tout simplement « disparu » sans laisser de traces (nous ne parlons pas ici de la baisse démographique générale, qui ne se manifeste pas du tout avec des chiffres aussi énormes). Tout le monde sait que dans le raïon des Maris des collines vivent des Maris des collines qui parlent le russe et le mari des collines ; les Maris qui vivent dans les raïons de Kilemary et de Jurinskij parlent aussi le mari des collines. Le service territorial des statistiques d’État en république du Mari El justifie le chiffre de 17 715 de la façon suivante : les Maris des collines sont tout simplement devenus des « Maris », par un processus « d’auto-identification ». Si les Maris des collines vivant en périphérie de leur zone d’habitation peuvent en effet se qualifier simplement de « Maris », ceux qui vivent dans la République se définissent clairement comme « Maris des collines » et ne s’identifient en aucune façon aux Maris des plaines. De même, les Maris des plaines ne s’identifient pas aux Maris des collines.

36 Selon les données du recensement de 2010, les Maris des collines sont au nombre de 23 5024. Doit-on en conclure qu’entre 2002 et 2010, les Maris des collines ont augmenté de 5 787 ? Ces dernières années, dans toute la République, on observe une tendance à l’augmentation du taux de naissances. Quoi qu’il en soit, 17 715 personnes n’ont pu donner en huit ans naissance à 5 787 enfants !

37 Il est probable que les résultats auraient été différents si les organisateurs du recensement avaient tenu compte du critère linguistique pour définir l’auto- identification, et s’ils avaient suivi un procédé plus authentique et adéquat pour étudier la dynamique des langues et de la société dans son ensemble.

38 Comme on le voit, c’est justement le caractère ambigu de la formulation de la loi sur les Langues qui a entraîné, dans les cas des recensements de 2002 et de 2010, une politique agressive et assimilatrice stipulant qu’en république du Mari El ne doivent vivre que des « Maris », en conformité avec l’adage (plus du tout actuel) « un peuple = une langue ». Cette politique s’efforce aussi de montrer la puissance démographique d’un groupe linguistique et la faiblesse de l’autre, avec l’objectif que la langue d’État (ici il s’agit de la langue ethnique) soit la langue de la majorité (par rapport au nombre d’habitants). De telles positions auraient pu être permises dans la période « préhistorique », quand les langues maries n’avaient pas encore de littérature. Aujourd’hui, alors que deux langues littéraires existent, l’idée de créer une seule langue marie est tout simplement inacceptable, car synthétiser artificiellement deux systèmes linguistiques est pratiquement impossible, tout comme il est impossible d’interdire pour des raisons politiques l’utilisation de l’une ou de l’autre langue à une étape donnée de leur développement social. Il est étrange d’affirmer que l’existence de deux cultures et de deux langues ne serait pas une bonne chose : dans notre République il n’y a aucune animosité entre les peuples. La présence de deux langues maries devrait être considérée comme une richesse culturelle et historique, car ces deux langues, avec leur écriture et leur littérature, font partie de l’histoire et de la civilisation.

39 Autre problème de l’Article 1 de la loi : le mot « État » (Les langues d’État de la république du Mari El sont le mari (des collines et des plaines) et le russe) (Zakon 1995).

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40 Dans la Constitution de la Fédération de Russie, adoptée le 12 décembre 1993, il est écrit : « 1. Le russe est la langue officielle de la Fédération de Russie sur l’ensemble de son territoire. Les Républiques ont le droit d’instituer leurs propres langues officielles. Celles-ci peuvent être utilisées, à côté du russe, dans les organes du pouvoir de l’État, dans les collectivités locales, dans les administrations d’État des Républiques… 3. La Fédération de Russie garantit à tous ses peuples le droit de préserver leurs langues maternelles et la création des conditions pour leur enseignement et leur développement » (Konstitucija 2002).

41 Selon la Constitution de la Fédération de Russie du 12 décembre 1993, chaque entité nationale peut conduire les affaires de l’État dans sa propre langue, les langues autochtones peuvent devenir des langues d’État. Les politiques nationales n’ont cependant pas pris en compte le fait que le russe, de par son extension, écrase les langues nationales (dans notre cas les langues maries), et que toutes les langues autochtones ne possèdent pas un niveau de développement leur permettant de devenir des langues d’État.

42 Dans la loi sur les Langues dans la république du Mari El les langues maries sont appelées langues d’État, ce qui implique qu’elles devraient remplir toutes les fonctions correspondant à des langues d’État.

43 De plus, le niveau de développement d’une langue et son poids réel dans la société où elle est parlée définissent la sphère de diffusion de cette langue et le volume de ses fonctions (Piščalnikova, Sonin 2009, p. 360) : le fonctionnement d’une langue quelconque dépend de son niveau de développement et de son utilisation dans la société.

44 Les fonctions d’une langue d’État se manifestent à travers différents types de textes : textes officiels, techniques, scientifiques, publicitaires, artistiques, informatifs… D’ailleurs, l’existence de différents types de textes est un bon indicateur du niveau de développement d’une langue.

45 Les textes officiels concernent les questions diplomatiques, législatives et administratives. Le russe, en tant que langue officielle, est utilisé dans tous ces textes. Il n’y a pas de textes diplomatiques dans les langues maries, et les textes législatifs ou administratifs ne sont que des traductions du russe : il s’agit le plus souvent d’attestations de naissance, de décès et de mariages en mari des plaines. Il faut signaler ici que la traduction de tels documents du russe vers le mari des collines n’est guère envisagée. On donne aux Maris des collines des attestations traduites du russe en mari des plaines. Les traductions de ces textes ne servent pas à la fonction communicative des langues maries.

46 Les textes scientifiques écrits dans les langues maries sont extrêmement limités et se limitent à la linguistique. Il existe des manuels de langues pour les écoles et pour les spécialistes (qui travaillent sur le mari des plaines) de l’Université d’État marie. Dans les écoles secondaires et dans les établissements d’enseignement supérieur de la République, l’enseignement se fait en russe ; l’une ou l’autre langue marie n’y est qu’une matière parmi d’autres.

47 On peut donc constater qu’il n’y a pratiquement pas de matériau informatif, ni de textes techniques, en langues maries.

48 Les langues maries sont plus ou moins largement utilisées dans le domaine culturel, grâce aux textes publicitaires et d’information. Il faut toutefois noter que dans les

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conditions économiques actuelles, l’édition de littérature en langues maries s’est considérablement réduite.

49 De cette façon, les langues maries sont fonctionnellement limitées à la vie sociale. Les deux langues sont à la base des échanges quotidiens et elles s’utilisent en partie dans la sphère artistico-publicitaire.

50 La présence limitée des langues maries dans la vie politique et publique de la république du Mari El s’explique d’un côté par la limitation de leur développement fonctionnel, de l’autre par le manque de nécessité de leur emploi dans l’administration. Le statut des langues maries comme langues d’État n’est que déclaratif, dans la réalité ce sont des langues autochtones régionales. Comme on le voit, les démocrates russes se sont empressés de leur donner le statut de « langues d’État ». Cette idée, excellente idée en soi, était hélas impossible à réaliser.

51 La définition précise du statut des langues autochtones comme langues régionales et nationales aurait pu être un moyen utile pour résoudre la question de leur préservation dans les conditions actuelles de la mondialisation.

52 La « fragilité » de la culture et de la vie des langues des petits peuples, en particulier des Maris des collines et des Maris des plaines, est très perceptible. Des années 1920 aux années 1960 environ, dans les écoles maries, l’enseignement de toutes les matières se faisait en langues maries (en mari des collines ou en mari des plaines selon les aires de peuplement des Maris). Il y avait assez de financement pour permettre l’édition de journaux, de magazines, de publications d’écrivains et de poètes.

53 À partir des années 1960 commence une période de revirement dans l’histoire du développement des langues nationales : le russe devient la langue du peuple et la langue de l’enseignement dans les écoles ; les langues maries n’y sont enseignées que comme matière (cela dure déjà depuis 50 ans). C’est la raison pour laquelle il y a de moins en moins de lecteurs pour les livres publiés en langues vernaculaires, ce dont témoigne l’engorgement des livres invendus dans les maisons d’édition. À partir de cette période et sous l’influence du russe – de plus en plus présent – d’importants changements interviennent dans les systèmes des deux langues maries. Selon le Laboratoire de linguistique expérimentale et appliquée de l’Université d’État du Mari El, dans le lexique du mari des plaines contemporain on compte environ 34 % d’emprunts russes, dans le lexique du mari des collines environ 55 %. Dans l’ensemble, l’analyse de la situation contemporaine des langues maries fait ressortir une transformation réelle et intensive du lexique et de la phonologie, mais aussi du système sémantico-stylistique, sous l’influence du russe. Du point de vue de leur développement – résultat d’une influence extérieure – on peut affirmer que les deux langues se trouvent au stade où de moins en moins de locuteurs éprouvent le besoin de les utiliser dans la société.

54 Pour une définition plus précise du danger qui menace les langues, le Livre rouge de l’UNESCO a inventorié une échelle de six catégories. Sur cette échelle, le mari des collines est situé parmi les langues « sérieusement menacées » (pour qu’une langue se conserve, il faut environ 100 000 locuteurs) et le mari des plaines se trouve parmi les langues « menacées ». Il est intéressant de noter que les Nenetses (44 640 personnes selon le recensement de 2010), les (37 843), les Khantys (30 943) et d’autres peuples encore sont classés parmi les peuples autochtones de Russie à faible population. Mais les Maris des collines (23 502) ne sont-ils pas aussi un peuple

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autochtone ? La prise de conscience de cette situation exige la mise en place de programmes adéquats pour la documentation et la préservation des langues maries.

55 D’une manière générale, nous pensons que l’une des clés de l’élaboration de la politique linguistique dans la république du Mari El et dans toute la Russie reste la question de la définition du statut des langues nationales, dont la solution exige la rigueur, la précision et l’honnêteté de tous les responsables de sa mise en œuvre.

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NOTES

1. http://www.gosarh.arh-mari.ru 2. Когда умирают языки. http://www.bigbook.ru/litnews/detail.php?ID=3315 (consulté le 15.03.2011). 3. Когда умирают языки. http://www.bigbook.ru/litnews/detail.php?ID=3315 (consulté le 15.03.2011). 4. http://www.gosarh.arh-mari.ru

RÉSUMÉS

Cet article se concentre sur les Maris des collines et leur langue. Il en retrace l’histoire et évoque le processus qui a abouti à la constitution de deux langues littéraires maries, argumentant sur les raisons de considérer le mari des collines comme une langue à part entière et soulignant les problèmes que pose la formulation ambiguë du passage de la loi sur les Langues de la République marie. Finalement, il s’interroge sur l’usage actuel du mari des collines dans la vie de la communauté.

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INDEX

Index géographique : Fédération de Russie, Républiques finno-ougriennes, Mari-El (République), Koz’modem’jansk, Pertnury, Kilemar, Jurinskij, Républiques turcophones, Tatarstan (République), Tchouvachie (République), Kazan, Čeboksary, Saint-Pétersbourg Keywords : Auto-identification, language awareness, language planning, language status, language codification, Hill Mari, Meadow Mari, Russian, Bielorussian, Ukrainian, Tatar, Kirghiz Mots-clés : auto-identification, conscience linguistique, aménagement linguistique, statut linguistique, codification linguistique nomsmotscles Maris des collines, Maris des plaines, Russes, Tatars motsclesru самоидентификация, языковое сознание, регламентированная нормированность, статус языка Thèmes : linguistique disciplines biélorusse, russe ukrainien, tatar, kirghiz

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Qui est responsable de la préservation des langues minoritaires ? Le cas de la langue oudmourte

Субъекты ответственности за сохранение миноритарного языка (на примере удмуртского языка) Who is in Charge of Preserving a Minority Language? (On the Example of Udmurt)

Galina A. Nikitina Traduction : Marie Casen

1 Dans les conditions actuelles d’organisation globale du monde, les langues entretiennent des relations complexes et variées, faites de domination, de mixité, de respect et de mépris, de complicité et d’intolérance, etc. L’idée dominante en jeu dans ces relations est toujours la même et renvoie à la question de la vitalité, de la possibilité de reproduction de la langue nationale1 comme facteur principal de préservation d’identité culturelle. Dans notre monde multilingue, chaque langue « porte son fardeau », « prêche pour sa paroisse », mais la standardisation réduit drastiquement les possibilités d’une activité vivante et à part entière des langues minoritaires, ce qui rend inévitable le questionnement sur leur sauvegarde (Kozlova 2003).

2 Le mouvement finno-ougrien international contemporain révèle un paradoxe douloureux : c’est justement dans la sphère linguistique, sur laquelle il s’est construit, qu’on peut observer des symptômes alarmants. Ceux-ci sont liés avant tout au rétrécissement du champ d’utilisation de la langue et à la réduction du nombre de ses locuteurs. Cela concerne en premier lieu les peuples finno-ougriens de Russie et leurs langues, notamment la langue oudmourte.

3 Dans cette situation il est légitime de demander qui porte la responsabilité de la préservation et du développement de la langue de ce « petit » peuple2, les Oudmourtes ;

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qui doit assurer l’éducation ethnophore3, veiller à la transmission de la culture entre les générations ?

4 La première réponse, tout comme la question, est logique : la responsabilité de la préservation des langues en voie de disparition échoit d’abord à l’État4. Le bien- être, l’estime de soi de chaque groupe ethnique spécifique dépend de la façon dont l’État gère et garantit (ou pas) le système social et le développement des cultures et des langues sur son territoire. Plus l’attention portée à la culture et à la langue d’un groupe ethnique est sincère, plus son développement est harmonieux et procure un sentiment de bien-être.

5 La politique linguistique fait partie intégrante de la politique sociale de l’État. La sauvegarde des langues nationales, la protection des droits linguistiques de l’individu et de la communauté était, est et sera l’une des directions prioritaires de la politique gouvernementale de chaque État démocratique. Le développement optimal des peuples et des États, aussi bien que l’atmosphère sociopolitique qui y règne, dépendent de la manière de traiter la question de la langue et celle de l’égalité des citoyens.

6 « L’État et les organisations internationales reconnaissent que la langue est une ressource pour le développement, un droit pour chaque personne et pour un peuple entier, mais en même temps ils reconnaissent la langue comme source de danger, c’est pourquoi les investissements dans la politique linguistique augmentent continuellement », écrit le chercheur estonien M. Rannut, docteur en linguistique générale. Selon lui, les détenteurs du pouvoir « essaient ainsi d’éviter les écueils liés à la langue, de créer un ordre démocratique stable dans la société et aussi d’obtenir des avantages politiques et économiques par rapport à leurs concurrents. On peut voir un exemple frappant de cette activité avec les réglementations linguistiques dans le système juridique des pays développés, les programmes et les institutions d’État » (Rannut 2004, p. 15). Dans certains États, les régions concernées sont dirigées par des agences ou des départements administratifs, mais dans d’autres les tâches sont réparties entre différents ministères. Ces institutions sont plus de six cents à travers le monde.

7 Dans tous les pays européens, la langue des peuples minoritaires qui composent plus de 6 % de la population est reconnue comme langue officielle. La Finlande et la Suisse offrent de bons exemples de résolution du problème linguistique. En Finlande, les Suédois représentent 6,1 % de la population et leur langue, au même titre que le finnois, a été reconnue comme langue officielle. En Suisse, la population de francophones s’élève à 19 %, les germanophones sont 65 % et les italophones 14 %. Toutes ces langues sont reconnues comme langues officielles et, depuis des siècles, la Suisse n’a pas connu de conflits, ni même de frictions en lien avec les questions linguistiques.

8 La Russie, elle aussi, a une expérience positive du traitement du statut des langues. Selon la Constitution, la langue officielle de la Fédération de Russie est le russe, c’est la principale langue des relations interethniques dans le pays. En même temps, dans presque toutes les Républiques, les langues des groupes ethniques qui y cohabitent sont reconnues comme langues officielles, à côté du russe : celles des Kabardes et des en Kabardino-Balkarie, des autochtones de la république de l’Altaï, des Erzas et des Mokchas en Mordovie, etc.

9 Dans certaines Républiques, l’aide du gouvernement est garantie pour les langues de tous les groupes ethniques. Ainsi, en Carélie, le russe, le carélien et le finnois

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bénéficient tous trois de soutien. Il y a des États où le gouvernement reconnaît comme langue officielle, en plus de la langue de l’ethnie qu’on nomme « titulaire », les langues de peuples dont l’État officiel se trouve hors de Russie, par exemple le cas de l’azéri au Daghestan.

10 Dans la république d’Oudmourtie, la langue oudmourte a été reconnue par l’État comme langue officielle, au même titre que le russe, en novembre 2001. En 2009, la République a adopté le second programme-cible pour la mise en œuvre de la loi sur les Langues officielles de la république d’Oudmourtie et les langues des autres peuples de la république d’Oudmourtie. Pourtant, malgré l’appui juridique réglementaire, confirmé par le financement budgétaire de ces deux programmes, la vie réelle montre un rétrécissement constant de la sphère fonctionnelle de la langue oudmourte et la diminution du nombre de ses locuteurs. Tout cela donne à penser que la politique linguistique seule ne suffit pas à renforcer la vitalité de la langue. Elle doit au moins être complétée par une politique démographique, éducative et même agricole adaptée.

11 Le fait que la population de la majorité des peuples finno-ougriens de Russie, y compris les Oudmourtes, ait diminué entre les recensements de 1989-2002 et de 2002-2010, a été une vraie catastrophe. Ainsi, selon le recensement de la population de toute la Russie, en 2002, le nombre des Oudmourtes a diminué de 77 900 personnes par rapport à 1989, et en 2010, en comparaison avec 2002, d’au moins 84 600 personnes. Si la population oudmourte comptait 715 000 personnes en 1989, en 2002 elle n’en comptait plus que 636 906, et 552 299 en 2010 (Minnigaraeva 2012) ; c’est-à-dire qu’en vingt-et-an ans, la population oudmourte a diminué de plus de 162 000 personnes.

12 L’une des raisons expliquant la forte diminution des Oudmourtes est l’augmentation du taux de perte naturelle, due en grande partie au vieillissement démographique, c’est-à- dire à la proportion excessive de personnes âgées par rapport à la part des enfants et des adolescents. La destruction de la base économique vitale et des infrastructures sociales du village a radicalement changé le comportement démographique des Oudmourtes, ethnie principalement agraire : à la campagne, baisse de la natalité et hausse de la mortalité sont spectaculaires. Facteur aggravant dans la perte démographique de ces peuples, le déséquilibre important entre les sexes : la proportion des femmes qui ne sont plus en âge de travailler représente au moins le double de celle des hommes (Nikitina, Zagrebin 2010, p. 297-330).

13 Le taux de mortalité par suicide reste alarmant dans la République (il dépasse la moyenne statistique fédérale de 2,1 fois), de même que le taux de décès par intoxication alcoolique (qui est 2,2 fois supérieur à la moyenne fédérale) et le niveau de mortalité parmi la population en âge de travailler (il a augmenté de 3 % en 2010). Parmi la population d’Oudmourtie, la morbidité par fièvre hémorragique associée à un syndrome rénal, par encéphalite ou borréliose à tique est l’une des plus élevées de Russie (Rapport sur la démographie de la république d’Oudmourtie, 2011, p. 257-258). Toutes ces données sur le potentiel démographique de la population de la République, y compris des Oudmourtes, sont loin d’être exhaustives, mais donnent une idée claire de l’impact des facteurs démographiques sur la situation linguistique dans la région. Ils constituent une menace, même à long terme, pour l’avenir des locuteurs natifs. C’est là un problème social et humanitaire complexe.

14 L’approche unidimensionnelle de la compréhension des fonctions du village est très dangereuse pour la compétence linguistique des Oudmourtes : il existe dans la société un mépris évident du caractère plurifonctionnel de la société rurale, qui assure un

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contrôle social sur des terres agricoles historiquement cultivées, les protège de la jachère, joue un rôle crucial en veillant à la sécurité alimentaire du pays, en garantissant son bien-être écologique et en préservant la diversité ethnoculturelle de la société. Plus d’une centaine de groupes ethniques de Russie, y compris les Oudmourtes, sont d’origine « agraire », et leur culture ethnique, y compris leur langue, est traditionnellement associée à la campagne. Au cours des deux dernières décennies, dans les zones rurales de Russie, la situation était accablante : le manque de développement, la crise de la création d’emplois (Velikij 2010, p. 47), entre autres, aboutissent à la disparition de villages entiers. D’après les données préliminaires du recensement de la population fédérale en 2010, on a identifié en Oudmourtie 119 villages désertés. Cela représente une augmentation de 37 % par rapport à 2002. De plus, on dénombre environ 300 zones d’habitat où vivent moins de dix personnes, principalement des personnes parmi les plus âgées (Rapport sur les villages désertés, 2011).

15 Selon des données plus précises, il y a deux villages désertés en plus (121) dans la République, et 192 zones d’habitat où vivent cinq personnes ou moins (Saramatova 2005). Si nous nous souvenons que plus de 53 % des Oudmourtes sont ruraux (d’après les données du recensement de 2002) (Recueil statistique 2005), on pourrait croire que le processus de disparition des villages ne les concerne pas, ce qui serait pour le moins naïf.

16 Le record du nombre de disparitions de zones d’habitat a été enregistré dans le district de Balezino : en trente ans (de 1980 à 2010), 80 zones d’habitat ont disparu ! Il est vrai que dans certaines d’entre elles vivent encore une ou deux personnes, par exemple S. Knjazev dans le village de Lebedij. Il vit seul, loin de tout accès routier, sans lumière ni téléphone ou autres signes de la civilisation. À la question de savoir s’il n’a pas envie de rejoindre les autres hommes, il répond : « Ici je suis né, ici je mourrai. Et puis je ne suis pas seul, j’ai la nature près de moi » (Saramatova 2005).

17 La réinstallation forcée dans les grands centres de population (généralement ethniquement mixtes), la mise en place de nouvelles bases relationnelles, professionnelles, éducatives (pour les enfants), etc., exigent de la population des efforts psychologiques et émotionnels, occasionnent un mal-être, un sentiment de ruine que nombre de personnes ne peuvent pas surmonter. Pour beaucoup d’entre elles, surtout les plus âgées, la sortie du cadre de la socialité agraire locale se traduit par la destruction d’une vision familière du monde. S’en suit une aliénation à leur environnement naturel habituel, la perte du sens de leur identité villageoise, la rupture des relations spécifiques entre certaines personnes, l’interruption de la communication, dont dépend dans une certaine mesure le bien-être personnel, l’équilibre psychologique basé sur les normes de la société paysanne : l’entraide, le rejet de la violence, l’ouverture, la solidarité dans la réalisation des pratiques rituelles et festives.

18 Souvent, la conséquence des efforts d’adaptation aboutit à un rejet « indirect » d’éléments importants de l’ethnicité, comme la langue et le positionnement externe. Dans la masse totale de la population des grandes zones d’habitat, y compris des villes, les migrants imitent ceux qui les entourent, probablement guidés par les principes de la conscience communautaire (paysanne), le souci d’« être comme les autres » et la volonté de réduire la distance culturelle entre eux et la nouvelle société, même dans le domaine ethnolinguistique. La concentration des kolkhozes après la Grande guerre

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patriotique5, la fermeture des villages sans perspectives dans les années 1950, l’éviction des langues nationales de l’école dans les années 1960, l’optimisation des dépenses budgétaires au milieu des années 2000, quand on a « réduit » dans les petits villages les clubs, les dispensaires de médecine obstétrique, les jardins d’enfants et les écoles, pour faire des économies, tout cela a abouti à de tristes résultats. Dans les années 1950, dans les classes oudmourtes, on utilisait toujours des manuels traduits en oudmourte, mais en 1960 ils ont cessé d’être édités. La conséquence de ces politiques est par exemple le fait qu’aujourd’hui, de nombreux parents, formés dans les écoles soviétiques (non- nationales) entre la fin des années 1950 et le début des années 1990, se conforment à la stratégie d’adaptation culturelle (russe) d’assimilation et ne considèrent pas que leur langue maternelle soit nécessaire pour leurs enfants. On peut juger des effets significatifs de l’assimilation sur la compétence linguistique des Oudmourtes par le déclin, recensement après recensement, du nombre de personnes qui considèrent la langue de leur nationalité comme leur langue maternelle. Par exemple, sur les 552 299 Oudmourtes du pays aujourd’hui, seulement 324 000 parlent leur langue maternelle : c’est à peine plus de 51 % de la population oudmourte totale, alors qu’en 1989 ils étaient 75,7 % en Oudmourtie seule (Oudmourtie : Essais 1993).

19 Une lourde responsabilité pour la préservation des langues minoritaires incombe aussi à l’élite régionale. On sait bien, cela s’est vérifié à travers l’expérience de nombreuses générations et de nombreux peuples, que si la langue est utilisée par l’élite politique, intellectuelle et d’affaires, sa valeur en est accrue d’autant. À l’instar de Mart Rannut, on peut dire que chaque mot prononcé en oudmourte rend son fonctionnement plus habituel. Tant que l’élite ignorera la langue locale, il y aura très peu de chances que la langue dépasse le stade fonctionnel familial et domestique. L’avenir de la langue devient également problématique si elle n’est pas utilisée dans les sphères les plus prestigieuses et à la mode de la société (par exemple, le show-business, la communication mobile, la programmation, l’Internet).

20 Il y a lieu de penser que ceux qui n’ont pas voulu apprendre la langue locale ne l’envisagent probablement pas de façon positive. Ce jugement est peut-être péremptoire, mais les pratiques linguistiques quotidiennes sont le plus souvent confrontées justement à ces faits. Comme noté ci-dessus, la langue oudmourte est, au même titre que le russe, reconnue officiellement comme langue d’État de la république d’Oudmourtie, mais depuis dix ans que la loi existe, pas un seul député n’a exercé son droit ou saisi l’occasion de parler dans cette langue lors des sessions parlementaires de la Douma oudmourte. Ils pourraient le faire, ne serait-ce que par respect pour les locuteurs, un peuple qui, au même titre que les autres, paie ses impôts, remplit le Trésor public, fait vivre la campagne et l’économie rurale de la région. Si jusqu’à présent les députés oudmourtes n’ont pas eu ce désir, il est difficile de blâmer les Russes de ne pas l’avoir eu.

21 Il faut reconnaître que les sommes consacrées à la préservation de la langue oudmourte dans la République sont considérables. Mais il serait peut-être temps que l’élite politique au pouvoir dans la République pense à ce qui est demandé depuis longtemps, par exemple, par les professeurs d’oudmourte : un supplément de salaire pour stimuler la maîtrise de la seconde langue officielle. Peut-être que ce simple pas vers quelque chose qui ressemble à une discrimination positive vis-à-vis de la population indigène serait, à moyen terme, le facteur le plus efficace pour stimuler l’étude de la langue ? Et

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pas seulement pour les Oudmourtes, mais aussi pour leurs voisins non oudmourtophones.

22 Tout le monde sera d’accord pour dire que le sort de la langue est entre les mains des locuteurs qui, plus que tous les autres acteurs sociaux, doivent se préoccuper de l’avenir de leur langue maternelle. On ne peut pas s’empêcher de remarquer que malgré toutes les critiques que l’on adresse à la mondialisation chez les petites ethnies, celle-ci est porteuse d’une énergie mobilisatrice perceptible, elle suscite un engagement psychologique chez les intellectuels, sous forme d’un intérêt accru envers leurs racines ethniques. On voit se développer une quête de défenses psychologiques dans les valeurs de la communauté ethnique, une quête de points de repère prometteurs dans les racines des cultures nationales (entre autres dans le domaine de la langue), une quête de confiance en soi dans l’implication dans les activités de subsistance de son groupe ethnique.

23 La diversité culturelle des nations civiles contemporaines augmente, et les communautés ethniques qui les constituent trouvent de plus en plus de ressources, y compris politiques et juridiques, pour préserver et développer leur intégrité et leur spécificité culturelle. On peut en conclure que l’humanité, tout en devenant de plus en plus unie et interconnectée, ne perd pas sa diversité culturelle. Nous continuons à vivre dans un espace culturel très diversifié. Le paysage linguistique du monde est extrêmement riche et complexe. À ce jour les chercheurs ont répertorié près de six mille langues. Dans quelques pays, les gens communiquent en une seule langue, mais il y a des pays où coexistent plusieurs centaines de langues.

24 Ces derniers temps, on entend très souvent parler du fait que les petites langues (ou plutôt, les langues des peuples de petite taille) cèdent la place à des langues mondiales telles que l’anglais ou le français, des langues dont les locuteurs jouissent d’un statut sociopolitique plus élevé. Cependant, ce point de vue est infirmé par une revitalisation suffisamment active et réussie des langues menacées de disparition à travers le monde. Selon le recensement de 2002, les langues des peuples autochtones du Nord sont préservées, malgré le discours sur leur disparition inévitable, et le nombre de leurs locuteurs augmente ou reste au même niveau. Israël a présenté au monde un exemple unique avec le retour à la vie de l’hébreu, langue presque déjà morte, reconnue au XXe siècle comme langue officielle. En Irlande anglophone, on voit renaître le gaélique ancien, au Pays de Galles le gallois.

25 De semblables exemples de pratiques réussies de revitalisation des langues sont une preuve évidente que les affirmations des postmodernistes sur la domination des technologies de la communication, l’universalisme et le nivellement des spécificités des langues et des cultures, ne tiennent pas face au « paradoxe ethnique ». Le monde contemporain est, sans exagération, le monde des minorités ethniques qui, encore et encore, soulèvent le problème de la culture ethnique, y compris de la langue, et rejettent la perspective de l’assimilation.

26 De nos jours il existe des atouts qu’on pourrait utiliser plus activement comme mécanismes de sauvegarde et de maintien de la diversité ethnoculturelle, pour l’ethnisation6 de la jeune génération. Un de ces atouts consiste en l’existence de nouveaux lieux de socialisation ignorés de la société traditionnelle. L’intensification des flux et l’élargissement de l’espace d’information nous montrent que les médias sont aujourd’hui des ressources importantes pour l’acquisition de la langue maternelle, des transmetteurs de connaissances sur la diversité ethnoculturelle du monde (les langues,

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les cultures, la mémoire historique des peuples, etc.), sur les ressemblances et les différences entre les individualités, les grandes et les petites communautés, les identités « multifacettes ». Il ne faut pas sous-estimer le rôle des moyens informatiques contemporains dans le maintien et l’enseignement de la tolérance, de l’entente ethnopolitique. Par exemple, ce n’est pas un hasard si les parents des enfants qui connaissent parfaitement l’oudmourte considèrent que l’une des sources les plus efficaces d’acquisition de la langue (après les livres) est la radio, et ensuite la télévision. Pourtant tous déplorent l’absence d’émissions oudmourtes (à la radio et à la télévision), le manque de programmes éducatifs, etc. (Baranova, Williams, Baranova 2007, p. 10-13).

27 Parmi les ressources contemporaines, on peut également compter les institutions de la société civile, y compris les organisations et associations culturelles nationales, dans les rangs desquelles on trouve principalement l’élite ethnique. Malheureusement, il semble que l’élite ethnique du peuple oudmourte n’ait pas encore réalisé qu’elle a une grande responsabilité pour transformer les ressources disponibles en une force capable de conserver son identité ethnique, y compris linguistique. Si elle ne le comprend pas, on peut dire avec certitude que l’élite politique oudmourte ne sera pas en mesure avant longtemps de prospérer dans le champ de la politique linguistique – au moins tant que ses aspirations en ce qui concerne la nécessité de l’apprentissage de l’oudmourte seront tournées vers l’extérieur, vers d’autres qu’elle-même, c’est-à-dire vers d’autres parents et d’autres enfants, sans que cela leur pose problème dans leur famille et pour leurs propres enfants. Pour le moment, il faut bien constater que la majeure partie des intellectuels oudmourtes adressent leurs conseils, commentaires et discours relatifs à l’oudmourte aux autres, mais qu’ils ne s’empressent pas de préserver la langue dans le cadre de leur famille. Par exemple, la grande majorité des enfants de l’élite oudmourte urbaine ne connaissent pas leur langue maternelle, ne fréquentent pas les groupes nationaux des institutions préscolaires7, ne font pas leurs études dans les classes oudmourtes.

28 Il semble que l’élite ne réfléchisse pas non plus au fait que les autres, la majorité, la prennent pour modèle, qu’ils s’alignent sur elle. Le plus paradoxal est que tous les Oudmourtes de la campagne ont les regards fixés sur elle. Les citadins considèrent que patrimoine génétique du peuple oudmourte est au village, et lui (ce patrimoine génétique), il sait parfaitement qu’aujourd’hui, la partie du peuple la plus formée, la plus active (selon le concept de passionarité de L. Gumilev8) se trouve en ville. C’est en ville que se trouvent les théâtres, les salles de cinéma, les musées, les médias, les ministères, tous les pouvoirs de la République, les leaders et les militants des organisations et des mouvements publics oudmourtes ; les Oudmourtes ruraux savent que la ville est plus forte que la campagne, et ils imitent les citadins, y compris en ce qui concerne le comportement linguistique. La question est : est-ce que les Oudmourtes citadins sont prêts à servir de modèles aux Oudmourtes de la campagne ?

29 Le caractère spécifique de la formation des élites nationales, de la psychologie ethnique des peuples finno-ougriens, y compris des Oudmourtes, entraîne hélas un des plus graves problèmes contemporains : une faible participation aux processus de décision dans les régions. Selon V. P. Markov, président du comité consultatif des peuples finno- ougriens, dans le rapport du comité couvrant la période 2000-2004, « il est déjà impossible de forcer un homme pris séparément à être heureux, alors un peuple, n’en parlons pas. Ce sera possible seulement quand le peuple lui-même ne se contentera pas de le vouloir mais y aspirera activement […] ce qui pose la question de la présence

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d’une quantité suffisante de gens capables de prendre des décisions correctes […] dans tous les domaines. » (Markov 2004, p. 43)

30 C’est la famille qui est la première responsable de la préservation de la langue. L’institution de la famille est l’agent de socialisation le plus intime et le plus important (y compris du point de vue ethnique), puisqu’elle dispose, par rapport aux autres facteurs de socialisation, aussi bien traditionnels que contemporains, d’avantages considérables. Dans aucune société, dans aucune culture, l’enfant ne choisit lui-même sa première langue : ce sera la langue de communication à l’intérieur de la famille. Ce n’est pas lui qui répond à la question de son identité ethnique : ce sont d’abord ses parents qui décident pour lui, ainsi que les autres membres adultes de la famille élargie. C’est dans les profondeurs de la famille que l’individu acquiert des stéréotypes, des types de comportements et des valeurs, qu’il développe des compétences et des connaissances, y compris ethnoculturelles, ethnosociales, confessionnelles, etc. Et aujourd’hui, ce n’est pas n’importe qui, mais bien les parents, qui décident de l’école ou de la classe où iront les enfants, et s’ils étudieront ou non leur langue (en particulier dans le contexte urbain).

31 Les résultats des recherches sociologiques sur les Oudmourtes sont probants ; ils montrent que la disposition des enfants (qu’elle soit positive ou négative) à étudier leur langue maternelle dépend en grande partie des parents, de leur position et de leurs orientations linguistiques. Un individu dont les parents nient leur appartenance à la communauté, s’éloignent de toutes les valeurs ethnoculturelles, y compris de la langue, ne se préoccupent ni de leur peuple ni des autres et sont indifférents au problème de leur propre origine et des relations interethniques, cet individu développera difficilement d’autres jugements de valeur.

32 Le degré de connaissance de la langue est souvent aussi déterminé par la langue utilisée dans la communication au sein de la famille. On a constaté que dans la majorité des familles oudmourtes actuelles on pratique le bilinguisme, soit pour 68 % des élèves qui vivent en ville et 62 % de ceux qui vivent à la campagne. Seulement 5 % des élèves oudmourtes citadins et 24 % des élèves oudmourtes ruraux déclarent que dans leur famille on ne parle qu’oudmourte, alors que pour ce qui est de l’usage exclusif du russe dans la famille, les chiffres sont respectivement de 27 % et 14 % (Voroncov 2007, p. 20-21).

33 Dans les familles ethniquement mixtes, la préférence linguistique des enfants va le plus souvent au russe (qui devient la langue de communication interethnique dans la famille), mais l’identification à un peuple est souvent déterminée par la nationalité de la mère. Si elle est oudmourte et que cela est clairement articulé, les enfants s’identifieront aux Oudmourtes. Les compétences linguistiques et culturelles des enfants acquises dans le cadre du groupe familial, leur approfondissement au sein des établissements préscolaires, des écoles et des universités, dépendent en grande partie des femmes. C’est la femme en général, plus que l’homme, qui est tournée vers sa propre culture ethnique9. Avec l’âge, cette caractéristique se manifeste aussi un peu plus chez les femmes que chez les hommes. Ce sont les femmes des milieux ruraux qui sont le plus attachées à leur identité nationale (Pozdeev 2007, p. 232).

34 Et en même temps, assez étrangement, c’est parmi les mères oudmourtes qu’on trouve les adversaires les plus convaincus de l’enseignement de l’oudmourte aux enfants. D’un point de vue pragmatique, on peut comprendre leur position, étant donné que dans la République aujourd’hui il n’y a pas d’écoles secondaires spécialisées (excepté l’école

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normale de Možga) ni d’établissements d’enseignement supérieur (exceptés l’Université d’État et l’Institut pédagogique de Glazov) auxquels l’oudmourte donne accès, et dans lesquels on l’étudie.

35 Les données sur les familles oudmourtes, et elles peuvent être extrapolées à d’autres peuples finno-ougriens, montrent une fois de plus la nécessité d’un travail ciblé dans leur direction pour résoudre les problèmes de langue. À ce sujet, on peut encore signaler l’adoption en Oudmourtie du deuxième programme-cible pour la mise en application de la loi de la République sur les Langues officielles de la république d’Oudmourtie pour la période 2010-2014. Il se distingue avantageusement du premier programme en donnant la priorité aux actions liées à la famille et à l’augmentation des programmes audiovisuels en langue oudmourte destinés aux enfants d’âge préscolaire et fréquentant les premières classes de l’école primaire.

36 Malheureusement, les Oudmourtes étaient et restent une minorité nationale, et ils perçoivent les Russes comme le groupe référentiel, car, malgré l’élévation régulière de leur niveau d’éducation, ils sont toujours derrière les Russes sur ce plan (Recueil statistique 2004, p. 24), et de ce fait la culture et la langue dominantes sont perçues par les parents comme plus prestigieuses, au détriment de leurs propres langue et culture. Changer la situation et l’orientation culturelle pourrait changer les proportions démographiques des peuples et la perception de la langue russe.

37 Enfin, la préservation des langues minoritaires dépend en grande partie de l’école. Il est prouvé que dans les écoles qui proposaient encore récemment une composante éducative nationale régionale, les enfants connaissent bien mieux la langue oudmourte qu’ailleurs. Dans les institutions éducatives avec des classes oudmourtes qui fonctionnent de façon stable, six fois plus d’enfants connaissent leur langue maternelle que dans les écoles où il n’y a pas d’éducation ethnoculturelle (47,7 % contre 8 %), et ils sont respectivement 15,5 % contre 48 % à ne pas connaître la langue de leur nationalité (Voroncov 2007, p. 20-21).

38 Dans le domaine de la formation de l’identité ethnique dans le cadre du système éducatif, et avant tout à l’école, nous sommes confrontés à une tâche titanesque : convaincre la jeune génération de la valeur et de l’égalité de toutes les cultures, mais cette conviction n’apparaîtra que sur la base du respect de sa propre culture, de la certitude de sa valeur et de sa nécessité. Les résultats des recherches menées par des chercheurs de l’Institut ont révélé la permanence d’un lien fort entre une perception positive de son identité et la tolérance ethniques (Lebedeva 1993, p.104-105, Lebedeva 1997).

39 Une très grande responsabilité, pour la préservation de la langue, échoit aussi aux enseignants. À la fin de ses études, presque chaque adulte en tire une expérience généralisable : si on aime particulièrement un enseignant, sa discipline devient notre préférée. C’est pourquoi l’enseignant d’oudmourte doit non seulement avoir de grandes compétences professionnelles, il doit aussi être sensible à la culture de son peuple, aux enfants, il doit se montrer fin psychologue et être un éducateur attentif, aussi respectueux des enfants que de leurs parents. Et surtout, il doit aimer sa langue maternelle, la parler couramment, de manière correcte et élégante.

40 C’est en grande partie du directeur de l’école que dépend en général l’existence d’une classe nationale dans l’école et, si elle existe, le fait qu’elle ne soit pas une sorte de « dépotoir », où l’on « évacue » tous les mauvais élèves, sans tenir compte de leur appartenance nationale, comme c’est parfois le cas. C’est du directeur de l’école que

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dépend la qualité de l’infrastructure de la classe pour que le processus éducatif soit efficace, ce qui a son importance au moins pour y attirer les enfants et susciter chez les parents un sentiment de confiance.

41 Aujourd’hui en Russie, dans la recherche, on utilise largement le concept de « capital humain ». Cela fait référence à la qualité d’une personne, en fonction de son niveau de formation, de son accès au pouvoir, de ses ressources matérielles, de ses revenus personnels, de l’ampleur et du prestige de ses relations sociales, de son degré d’engagement dans les structures sociales, de la richesse de son mode de vie, de la qualité de son éducation, de son professionnalisme, de son érudition et même de sa santé.

42 Il va de soi que la langue occupe un créneau légitime dans ce capital accumulé par les citoyens de la Fédération. Elle peut être un puissant capital social et culturel, mais ce n’est pas donné. Elle peut-être une ressource, mais en soi une ressource n’est rien d’autre qu’un potentiel. Pour la transformer en capital, deux conditions au moins doivent être réunies : la langue doit être utilisée de telle façon que sa maîtrise ait des effets sociaux, économiques et culturels, et qu’elle produise un effet positif sur le statut social du locuteur. Préserver une langue nécessite de la motivation et doit aussi être encouragé par la possibilité d’obtenir un bon emploi ou une rémunération attractive, ou de faire partie des meilleurs. Une langue qui n’a pas d’utilisation est particulièrement difficile à apprendre. Pour améliorer la situation linguistique, il faut renforcer la motivation à étudier la langue maternelle. L’attitude négative des enfants (ainsi que des parents) vis-à-vis de la langue titulaire peut devenir le facteur principal et suffisant dans le processus d’abandon de la langue maternelle.

43 Pour résumer tout ce qui précède, notons ceci : on considère en général que les processus ethnolinguistiques se développent en fonction de leurs lois intrinsèques, c’est pourquoi rien ne peut arrêter le cours objectivement inévitable de leur développement. Mais il n’en est pas moins vrai que l’État et la société peuvent non seulement influencer les conditions et les facteurs des dynamiques des processus ethnolinguistiques, mais aussi créer une atmosphère sociale de bien-être pour l’activité des langues non seulement « grandes » mais aussi « petites » (Magomedhanov, Ibragimov 2009, p. 49).

44 Il faut bien admettre que la tâche d’étendre les fonctions du langage est extrêmement complexe, qu’il n’y a pas de solution simple. Cela « nécessite des efforts actifs pour une mise en œuvre à grande échelle de programmes humanitaires visant à compléter la normalisation des langues en définissant les limites acceptables des emprunts lexicaux et des néologismes, en résolvant le problème de la juste proportion entre la langue littéraire et les formes dialectales, ainsi que beaucoup d’autres qui n’ont pas encore été résolus par les linguistes finno-ougriens » (Šabaev, Šilov, Denisenko 2009, p. 98).

45 Il faut aussi se souvenir que, quels que soient les facteurs objectifs de développement de la vie ethnoculturelle, quels que soient les efforts de l’État pour créer les conditions d’un fonctionnement libre de la langue nationale (à travers le système éducatif, les institutions culturelles, les médias, etc.), le choix entre l’assimilation linguistique et culturelle, et la préservation de l’ethnicité, en dernier ressort, repose sur les gens eux- mêmes.

46 D’ailleurs, dans la seconde moitié du XIXe siècle, le célèbre ethnographe I. N. Smirnov, originaire de Kazan’, écrivait qu’à l’horizon de cent ou cent cinquante ans les Oudmourtes n’existeraient plus, qu’ils auraient été assimilés par les Russes. Ses

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prévisions, heureusement, ne se sont pas réalisées. Et même dans les conditions actuelles des transformations dans les sociétés finno-ougriennes, marquées par l’incohérence et la précipitation, les îlots ethniques ruraux, caractérisés par leur archaïsme, font preuve de vitalité et de capacité d’adaptation à l’environnement extérieur. Actuellement, cette adaptation a pour but la survie, alors que la tâche principale consiste en la capacité à se développer. D’après moi, un peuple, comme un homme, est capable de prospérer dans la mesure où il a le courage d’évaluer ses forces et ses faiblesses avec bon sens, d’être autocritique, de tirer des leçons du passé et d’agir pour un avenir meilleur. Afin de ne pas être objets de manipulation et de rester aujourd’hui et demain des sujets de plein droit, les Oudmourtes, comme tous les autres Finno-ougriens de Russie, ont tout intérêt à travailler sur eux-mêmes, consciemment, obstinément et constamment. Ce n’est pas un hasard si le linguiste hongrois S. Csúcs les a encouragés ainsi : « Les Finno-ougriens de Russie n’ont pas dit leur dernier mot. Cela dépend beaucoup des peuples eux-mêmes. Nous, nous vous aiderons comme nous le pourrons, mais ce ne sont pas les chercheurs étrangers qui façonneront les lendemains des peuples finno-ougriens de Russie. Accordez plus d’attention aux jeunes. Ils devraient connaître leur culture d’origine. Tout dépend de vous. » (Udmurt Dunne 2006). Ce « tout », entre autres, inclut le destin de la langue maternelle.

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NOTES

1. La langue nationale est la langue d’une nationalité au sens russe, c’est-à-dire la langue d’un des peuples qui composent la Fédération. 2. La traduction littérale de « малочисленного народа » serait peuple peu nombreux, c’est-à- dire composé de peu d’individus. 3. Ethnophore vient du grec foros et désigne un individu « porteur des propriétés ethniques » (Bromlej « Osnovnye vidy istoriko-kul’turnyx obščnostej i tendencii ix dinamiki », Sovetskaja etnografija, no 2, p. 10.). Plus généralement, les termes « ethnie », « ethnique » et leurs composés sont fréquemment utilisés dans cet article. Quoiqu’issus de la terminologie soviétique, ils continuent d’être utilisés en Russie où ils désignent des réalités spécifiques aux peuples qui composent la Fédération, c’est pourquoi ils ont été conservés tels quels dans la traduction. En russe, etnos (Этнос) désigne un groupe stable de personnes, qui s’est historiquement développé sur un certain territoire, et qui possède des caractéristiques communes relativement stables comme la langue, la culture et de la psyché, ainsi que la conscience de son unité et de sa

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différence d’avec les autres entités similaires (conscience communautaire), ce qui est marqué par le fait de se dire soi-même comme appartenant à une ethnie (ethnonymie). (Recueil de concepts et de termes ethnographiques/CEPT, 1988). Les termes « ethnie », « ethnique » et leurs composés font en somme référence au « groupe stable de personnes » défini plus haut (dans cet article, il s’agit souvent des Oudmourtes). En français, une ethnie désigne « un ensemble d’individus que rapprochent un certain nombre de caractères de civilisation, notamment la communauté de langue et de culture (alors que la race dépend de caractères anatomiques) » (Le Nouveau Petit , 1993). (NdT) 4. Les passages en gras sont soulignés par l’auteure. 5. La Seconde Guerre mondiale. (NdT) 6. L’ethnisation est la création d’un cadre de pensée ethnique par l’idéologie (alors que l’ethnicisation fait référence à des processus plus matériels, comme la création d’institutions politiques) cf. Revue européenne des Migrations internationales, no 12, 2011, p. 5; et D. Frantz, Critique de la référence ethnique, p. 60-61. (NdT) 7. Il existe des crèches, garderies et jardins d’enfants nationaux, c’est-à-dire russes, oudmourtes ou tatares. 8. « Par passionarité, Gumilev entend un phénomène biochimique brutal de libération d’énergie par l’homme, qui l’amène à faire “de grandes choses”, à se mettre en danger pour des idées […] ». Extrait d’un article de Marlène Laruelle, « Histoire d’une usurpation intellectuelle : L. N. Gumilev, le dernier des eurasistes ? » in Revue des Études slaves, Tome 73, fascicule 2-3, 2001, p. 453. 9. Cette observation vaut pour la culture oudmourte, mais ne rend pas compte d’une réalité généralisable à toutes les communautés finno-ougriennes. (NdR)

RÉSUMÉS

Comment préserver les « petites langues » et favoriser leur développement dans le contexte actuel de la mondialisation, qui implique à la fois une standardisation et une multiplication de leurs possibilités fonctionnelles ? L’auteure montre le travail qui peut être accompli à différents niveaux de la société (notamment l’État, l’élite régionale, les locuteurs, les enseignants et les parents) afin de permettre non seulement la survie, mais aussi la prospérité de la langue et de la culture oudmourtes.

Принято считать, что этноязыковые процессы развиваются по своим внутренним закономерностям, а потому ничто не может остановить объективно неизбежный ход их развития. Но не менее верно и то, что государство и общество могут не только влиять на условия и факторы динамики этноязыковых процессов, но и, как показывает опыт европейских стран, создавать комфортную социальную атмосферу для функционирования как мажоритарных, так и миноритарных языков. Также верно и то, что каковы бы ни были объективные факторы развития этнокультурной жизни, как бы государство ни пыталось обеспечить условия для свободного функционирования национального языка (через систему образования, учреждения культуры, СМИ и т. д.), выбор между языковой и культурной ассимиляцией и сохранением этничности в конечном счете остается за самим

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народом. Все сказанное самым непосредственным образом касается и одного из носителей миноритарного языка – удмуртов.

It is generally recognised that ethno-linguistic processes evolve according to their own rules, and that nothing and nobody can stop the inevitable outcome of their development. Still, society and the State may not only influence the language processes’ conditions and dynamics, but, as revealed by the experience of several European, they can create a comfortable atmosphere for the functioning of both majority and minority languages. It is also certain that, whatever are the objective factors determining ethnocultural life’s development, even if the State attempt to guarantee the ethnic languages conditions for their free use (through the education system, cultural institutions, media etc.), the choice between linguistic and cultural assimilation on the one hand and preserving ethnicity on the other, definitely remains the responsibility of the community itself. All these questions are the direct concern of the speakers of one minority language, the Udmurts.

INDEX nomsmotscles Finlandais, Oudmourtes, Russes, Suédois Keywords : language status, language policy, school, family, media, intelligentsia, , , , Udmurt, Finland, Ireland, Israel, Switzerland, Udmurtia, Balezino, Mozhga, Glazov, United Kingdom, Wales, Azeri, Carelian, Finnish, French, Gaelic, German, Hebrew, Italian, Russian, Swedish, Welsh Mots-clés : statut de la langue, politique linguistique, école, famille, média, intelligentsia disciplines allemand, azéri, carélien, finnois, français, gaëlique, gallois, hébreu, italien, oudmourte, russe, suédois Index géographique : Finlande, Israël, Oudmourtie (République), Balezino, Možga, Glazov, Royaume-Uni, Pays de Galles, Suisse

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La langue oudmourte en Oudmourtie entre 1990 et 2013 : état des lieux et perspectives in Udmurtia between 1990 and 2013: Assessment and Prospects

Marie Casen

1 Au XIXe siècle, un ethnographe originaire de Kazan, I. N. Smirnov, prédisait la disparition des Oudmourtes pour une centaine d’années plus tard (Nikitina, 2013). Au XXIe siècle, les Oudmourtes sont toujours là, mais la langue figure dans l’atlas des langues en danger de l’UNESCO1. Cet article traite des évolutions qui se sont produites pour la langue oudmourte en Oudmourtie2 depuis la fin de la période soviétique. Une première partie présente les aspects liés à l’action des pouvoirs publics depuis 1990 : la législation, les programmes de sauvegarde linguistique et les démarches civiques pouvant être accomplies en oudmourte. Une deuxième partie montre les moyens mis en œuvre par les acteurs privés (les organisations politiques, artistiques et les enseignes commerciales), qui ont pour effet de suppléer aux institutions de représentation des langues minoritaires en augmentant la visibilité de l’oudmourte dans l’espace public. Une troisième partie interroge les fonctions de la langue oudmourte en 2013. Cet article repose en majeure partie sur des travaux de terrain effectués en 2008 et en 2013.

2 D’après les résultats du dernier recensement de la population de Russie en 20103, les locuteurs de l’Oudmourte sont 324 338, soit 29,9 % de moins que lors du recensement de 20024. Cette perte est comparable à celle des peuples finno-ougriens voisins : en 2010, on comptait 29,7 % de locuteurs mordves (erza et mokcha) en moins par rapport à 2002, 28,1 % de locuteurs du komi (zyriène et permiak) en moins et 20,3 % de locuteurs du mari (des plaines et des collines) en moins. Cette situation illustre le phénomène d’assimilation linguistique des peuples allogènes à la population russe. Les chiffres des recensements montrent que les langues finno-ougriennes sont de moins en moins parlées : à la disparition des générations les plus anciennes, pour qui

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l’oudmourte était la langue de communication au village, et à l’exode rural inévitable, s’ajoute le désintérêt des générations les plus jeunes, qui arguent du manque d’attractivité et d’utilité pratique de la langue oudmourte dans le monde moderne (Casen 2008). Néanmoins, au-delà des chiffres, l’observation sur place des occasions de communication en oudmourte et l’apparition de signes visibles de son usage dans le domaine public permettent de préciser et de nuancer ce panorama statistique négatif.

3 En dehors de la période de reconnaissance des minorités linguistiques de l’Union soviétique dans les années 1920, c’est à partir des années 1990 que la langue oudmourte devient un objet sur lequel on légifère : elle devient, aux côtés du russe, la langue officielle de la République. Ce statut devrait avoir pour conséquence la plus évidente une importante visibilité de la langue dans l’espace public, avec notamment des panneaux routiers, des noms de rues et des enseignes officielles bilingues (Zamjatin, Pasanen, Saarikivi 2012), et la possibilité pour les locuteurs de l’oudmourte d’avoir accès aux services municipaux en oudmourte (formulaires, documents juridiques, dont la Constitution, communication avec les fonctionnaires). Que constate-t-on dans ces domaines ? D’une part, la langue oudmourte est globalement peu visible dans l’espace public (sauf dans la capitale de la République, Iževsk, où les enseignes des ministères et des bâtiments officiels sont en russe et en oudmourte), et les services publics ne sont pas disponibles en langue oudmourte, faute de formation linguistique des personnels. D’autre part, les avancées sont lentes à se mettre en place : la Constitution de 1995 a été traduite en oudmourte dix ans après, et un seul ministère (celui de la politique nationale, chargé de représenter les peuples de l’Oudmourtie) a un site Internet bilingue – et ce, seulement depuis 2012. Enfin, les évolutions sont inégales à l’échelle de l’Oudmourtie. Dans les raïons où la part de la population oudmourte par rapport à la population totale est la plus importante (Alnaši, Malopurga, Možga et Uva), on a largement accès aux services publics en oudmourte – tant qu’il ne s’agit pas de formulaires officiels – puisque c’est la langue de la plupart des habitants. En revanche, à Iževsk, c’est seulement depuis cette année qu’il est possible de voir prononcer sa cérémonie de mariage en oudmourte à la mairie5 – à condition de l’avoir demandé à temps, puisqu’il faut trouver un fonctionnaire qui connaisse l’oudmourte.

4 Ce n’est pas seulement le statut officiel de l’oudmourte qui garantit, en théorie, son développement, mais aussi son statut de langue d’un peuple de Russie (Casen 2013). En effet, selon l’article 68 de la Constitution russe de 1993, « la Fédération de Russie garantit à tous ses peuples le droit de préserver leur langue maternelle, de créer les conditions pour son enseignement et son développement » ; de même, en vertu des articles 10, 11 et 12 de la loi fédérale sur l’Autonomie nationale et culturelle du 17 juin 1996, « les citoyens de la Fédération ont droit à une éducation dans leur langue maternelle ». C’est donc en particulier dans le domaine éducatif que l’aménagement linguistique de l’oudmourte devrait être le plus avancé, comme c’est le cas au Tatarstan voisin (Marcquardt 2012). En réalité, le dispositif d’enseignement de l’oudmourte à Iževsk n’a pas évolué depuis les années 1990, il s’est même dégradé en 2007, avec l’adoption de la loi fédérale (numéro 309) sur l’Éducation, qui viole les principes constitutionnels énoncés plus haut en interdisant les évaluations dans une autre langue que le russe, ce qui exclut encore un peu plus la composante oudmourte de l’éducation publique. Actuellement, dans certains villages oudmourtes, il y a une crèche où l’oudmourte est la langue de communication, et parfois encore une école primaire où l’oudmourte est enseigné en tant que matière. À Iževsk, l’école Kuzebaj Gerd dispense des cours d’oudmourte à tous les élèves, et huit gymnasium proposent des cours de

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langue et culture oudmourtes en option. L’université propose une filière de philologie oudmourte, et l’Institut d’histoire, de langue et de littérature accueille les chercheurs en langue et culture oudmourtes, mais la langue reste absente de toutes les autres filières6, dont celles qui préparent à un avenir commercial, scientifique ou politique.

5 Un deuxième niveau institutionnel consiste en l’action menée par le ministère de la Politique nationale (Nikitina, 2013), chargé d’élaborer et de conduire des programmes de sauvegarde de la langue oudmourte, afin de la populariser et de favoriser le bilinguisme. Le premier programme couvrait la période allant de 2005 à 2009 ; il était destiné à permettre la publication d’ouvrages dans tous les genres en langue oudmourte et à renforcer la diffusion des médias (presse locale et nationale, émissions télévisées et radiophoniques). Les résultats de ce programme n’ont pas été publiés, mais le ministère a effectué une enquête à mi-parcours, qui a mis en évidence l’échec partiel de ce programme : entre 2005 et 2007, seulement 19 titres ont été publiés en langue oudmourte, pour un total de 50 000 exemplaires. Le programme actuel (2010-2014) est ciblé sur les Oudmourtes les plus jeunes : il vise à favoriser la diffusion d’ouvrages et d’émissions télévisées destinés aux enfants. Les résultats de ce programme ne sont pas publiés ; cependant, on ne peut que constater le manque de points de vente de journaux ou de livres en oudmourte, aussi bien en ville qu’à la campagne, et il est peu probable que la diffusion de ces ouvrages pour les enfants soit effectuée à vaste échelle par correspondance. En ce qui concerne la télévision, on la trouve partout, et la chaîne nationale Moja Udmurtija diffuse une partie de ses programmes en oudmourte ; il existe effectivement deux émissions destinées aux enfants7, mais l’évolution la plus notable concerne les émissions destinées aux jeunes : une émission d’analyse de l’information, Maly ke šuono, une émission qui présente des lieux intéressants et inédits en Oudmourtie (notamment des villages) et sous-titrée en russe, Mon Egit, et une émission culinaire de téléréalité très largement suivie par les Oudmourtes, toutes générations confondues, une sorte de Top Chef oudmourte. En ce qui concerne la radio, elle est accessible partout, mais la plupart des programmes sont en russe ; ce sont surtout les personnes âgées qui l’écoutent8. Elle est de plus en plus supplantée par la télévision de la même compagnie publique (Moja Udmurtija) dont le site Internet permet la retransmission à la carte des émissions en oudmourte, ce qui n’est pas le cas pour la radio.

6 En vingt-trois ans, les lois et les projets institutionnels n’ont donc eu que peu d’effet sur la présence de la langue oudmourte dans l’enseignement, sur son accessibilité ou sa visibilité dans l’espace public.

7 Pourtant, depuis 2010, on peut constater une évolution sensible de la visibilité de l’oudmourte et de son accessibilité dans les zones où il n’était pas présent avant (en particulier à Iževsk), sous l’impulsion d’acteurs non institutionnels et/ou étrangers. On observe un transfert des compétences des organisations officielles vers des groupes non liés aux institutions : une partie des actions de revitalisation linguistique normalement dévolues à l’État est de facto prise en charge par de jeunes Oudmourtes bénévoles, souvent citadins et ayant appris l’oudmourte à l’école9, organisés en associations ou en groupes de promotion, et dont l’outil principal est l’Internet. Voici quelques exemples de ce transfert de compétences :

8 La modernisation de la langue, son adaptation au monde moderne par la création de néologismes, était menée depuis 1995 par une commission officielle composée de chercheurs et de personnalités politiques. Une fois accomplie sa première mission, qui

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était de traduire la Constitution, la commission n’a pas continué activement son travail10. Udmurtlyk, un groupe visible uniquement sur Internet, sans existence officielle et pourtant très populaire parmi les générations les plus jeunes, utilise les réseaux sociaux11 pour poursuivre ce travail par un système de vote12. Le choix des internautes est transmis aux principaux médias (télévision, radio, journaux) afin qu’ils s’en inspirent.

9 Conscients de la nécessité de revitalisation linguistique et d’élargissement des fonctions de communication de leur langue, ces jeunes Oudmourtes, dont environ la moitié n’a pas l’oudmourte pour langue maternelle, organisent un enseignement de langue destiné aux non-oudmourtophones, gratuit, en ligne13 (quotidien) et en présentiel (par des sessions de cours intensif). En parallèle, ils accroissent la diversité de l’offre linguistique aux oudmourtophones en écrivant de nombreux textes de genres variés14 sur les forums, les blogs et les sites Internet en langue oudmourte, ou encore dans les journaux15. La production de textes en langue oudmourte et l’invention de néologismes posent la question de la standardisation de la langue oudmourte, sujet apparemment abandonné par les instances officielles de représentation des Oudmourtes. La normalisation de l’oudmourte est un projet décisif, parce que les variétés dialectales sont nombreuses, rurales et en voie de disparition, et que la langue standard actuelle est une langue artificielle, citadine, incomplète et difficilement lisible, même pour les générations les plus jeunes. L’émergence d’une langue standard est une garantie de visibilité et de diffusion importante de la langue. Ce processus suppose notamment de définir « les limites acceptables des emprunts lexicaux et des néologismes, en résolvant le problème de la juste proportion entre la langue littéraire et les formes dialectales » (Šabaev, Šilov, Denisenko 2009, p. 98), et l’on peut se demander si des locuteurs, qui en majorité n’ont pas l’oudmourte comme langue maternelle, ni les moyens de développer des programmes à grande échelle pour diffuser la langue standard, sont à même d’accomplir ce travail.

10 Un autre aspect de ce transfert de compétences consiste en la diffusion des ouvrages en langue oudmourte. Les avancées dans ce domaine sont nombreuses et notables : la bibliothèque nationale de Finlande a créé un blog, Fenno-Ugrica16, afin de numériser et mettre en ligne les ouvrages en langues finno-ougriennes. Il s’agit du projet Uralica, financé par la Fondation Kone et mené en coopération avec les bibliothèques de Russie, dont la bibliothèque nationale d’Oudmourtie, qui vient de procéder à la numérisation d’environ 130 ouvrages en langue oudmourte. Depuis 2012, plus de 153 ouvrages en langues finno-ougriennes (dont des dictionnaires) ont été mis en ligne, ainsi que 5 098 journaux (dont certains datant des années 1920 et 1930). À côté de ce projet à grande échelle, il existe des initiatives locales qui pallient le manque de lieux de diffusion par l’usage de l’Internet : le groupe de réflexion Muš mène depuis plusieurs années une entreprise de numérisation des ouvrages en langue oudmourte des années 1920 et 1930 ; par ailleurs, le supplément artistique de l’Udmurt Dunne, Dart, le magazine bilingue Invožo, et le journal des Oudmourtes de Bachkirie Ošmes, entre autres, sont accessibles en ligne.

11 Enfin, en termes de visibilité de l’oudmourte dans l’espace public, ce sont les activités non institutionnelles et issues de la pénétration des codes et des modes de vie occidentaux en Russie qui ont le plus modifié le paysage en Oudmourtie, en particulier dans les villes. D’une part, le positionnement d’acteurs économiques occidentaux sur le marché russe crée des possibilités inédites de visibilité de la langue oudmourte. Ainsi,

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la stratégie de la chaîne de hard discount « Metro » utilise la langue locale comme outil marketing : dans le magasin d’Iževsk, toutes les étiquettes sont bilingues. D’autre part, les nouvelles manifestations culturelles et politiques liées à l’ouverture sur le monde de la Russie postsoviétique rendent possible une expression publique en oudmourte : par exemple, en réaction aux nominations farfelues, effectuées par le député Envil Kasimov, de personnalités au titre de citoyens d’honneur d’Oudmourtie (Emir Kusturica, Steve Jobs, Gérard Depardieu), une poignée de personnes ont demandé, en oudmourte, à bénéficier de ce titre normalement destiné aux individus ayant été utiles au développement de l’Oudmourtie (photo 1). De même, à Iževsk, lors des rassemblements de contestation faisant suite à l’élection de V. Poutine en mars 2012, on a pu voir des pancartes en oudmourte brandies par les manifestants pour plus de justice, non pour la cause oudmourte, mais en tant que citoyens d’Oudmourtie17 ; en outre, tags et graffitis en oudmourte sont de plus en plus courants sur les murs de la ville (photos 2 et 3).

Photo 1 : « Envil, écris-moi, je suis aussi citoyen d’honneur oudmourte ! »

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Photo 2 : « Dans le cosmos il y a des dieux qui regardent »

Photo 3 : « Parle correctement ! »

12 Peut-être le changement des mentalités et le positionnement politique des acteurs de la revitalisation de la langue oudmourte en sont-ils à l’origine ; ou l’absence quasi générale, quoiqu’explicable, de la langue oudmourte à Iževsk lui confère-t-elle un aspect de dissidence, cher aux acteurs des mouvements contestataires qui se manifestent dans la Russie actuelle.

13 Les occasions d’entendre l’oudmourte sont rares, à l’exception des zones où vivent ses locuteurs: dans les villages et aux alentours de l’université à Iževsk ; néanmoins, dans certaines situations de la vie quotidienne (achat d’un téléphone, de nourriture, recherche de documents aux archives nationales, demande d’informations, etc.), on s’aperçoit sans difficulté, en posant la question, qu’on a affaire à des Oudmourtes,

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parfois oudmourtophones18, ce qui semble montrer que les mentalités ont changé et qu’il n’est plus ni honteux ni déplacé de se présenter comme oudmourte. De même, dans le domaine artistique, la chanson oudmourte est de plus en plus populaire, en particulier hors des frontières de la Russie, et présente dans des genres variés. Cette tendance est illustrée notamment par le succès récent de groupes musicaux oudmourtes sur la scène internationale : les babouchkas de Buranovo ont remporté la seconde place au concours de l’Eurovision à Bakou en 2012 ; le groupe de rock oudmourte Silent Woo Goore a trouvé un public en Finlande, et la notoriété du chanteur Ullapalla Boy, qui réalise des versions oudmourtes19 des plus grands tubes planétaires actuels, est grandissante à travers le monde, grâce aux réseaux sociaux.

14 Au regard des évolutions précitées, on peut se demander quelles fonctions occupe la langue oudmourte en Oudmourtie aujourd’hui.

15 D’abord, la fonction identitaire de la langue oudmourte semble de moins en moins déterminante, comme l’indiquent les chiffres des recensements. En 2002, 173 569 personnes ont déclaré être Oudmourtes, mais non-locuteurs de l’oudmourte. On peut se dire Oudmourte sans parler la langue. Cette tendance se confirme en 2010, puisque cette fois 227 961 personnes (un tiers de plus) se sont déclarées Oudmourtes sans maîtriser cette langue. On peut se demander quels sont les processus d’identification en cours parmi les Oudmourtes non-locuteurs de cette langue, pour lesquels l’appartenance à un groupe est bien identifiée, mais fondée sur des critères non-linguistiques.

16 Ensuite, une chercheuse oudmourte, Svetlana Edygarova, a souligné que l’oudmourte était la langue de communication pour une minorité des locuteurs qui déclarent la maîtriser (Edygarova 2012). En dehors des zones où les Oudmourtes représentent la population majoritaire, ce qui rend possible l’usage de l’oudmourte pour la communication entre des personnes qui ne se connaissent pas, l’oudmourte est le plus souvent parlé dans le cercle familial et cantonné à un usage domestique. L’oudmourte des locuteurs natifs les plus jeunes risque donc de s’appauvrir20, et paradoxalement, ce sont les Oudmourtophones non-natifs qui ont le plus accès aux nuances de la langue, qui la comprennent le mieux – en tout cas pour la langue standard, qui est la variété utilisée par les médias et qu’utilisent les locuteurs les plus soucieux de garantir l’avenir de la langue oudmourte en œuvrant à sa standardisation et à sa diffusion.

17 La fonction de transmission culturelle de la langue, assurée surtout par les grands- parents en direction des petits-enfants, à partir des années 1990 et dans la première moitié des années 2000 (Guboglo, Smirnova 2002), diminue avec la disparition naturelle des personnes âgées. On peut supposer que cette perte sera compensée par les nouveaux parents oudmourtophones, mais il n’existe pas de chiffre permettant d’évaluer dans quelle mesure. Quoi qu’il en soit, une partie des oudmourtophones ne le sont pas de langue maternelle et n’ont pas de lien originel avec la campagne : on peut donc penser que le contenu culturel qu’ils transmettront sera sensiblement différent de celui des générations précédentes.

18 On sait que dans certaines situations, la langue oudmourte permet aux Oudmourtes de manifester leur appartenance à un groupe ethnique tout en se distinguant des autres groupes (Casen 2008). Il semble que la fonction distinctive de l’oudmourte mérite une analyse plus fouillée. En effet, même si l’usage de l’oudmourte dans un contexte non spécifiquement oudmourte manifeste une appartenance à un groupe ethnique, elle ne semble pas être une revendication ethnique qui aurait pour origine une volonté de se

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distinguer des Russes ou des Tatars. Par exemple, le succès de musiciens et d’artistes oudmourtes sur la scène internationale, en particulier dans les pays finno-ougriens d’, ou encore la représentation des chercheurs oudmourtes à l’étranger, donnent plutôt l’impression que la langue oudmourte a sa place (au moins en tant qu’outil artistique et sujet de recherche) dans les domaines concernés, au même titre que n’importe quelle autre langue. Ainsi, si la fonction distinctive de l’oudmourte continue d’être liée à l’ethnicité, elle ne joue pas un rôle exclusif de distinction par rapport aux Russes ou aux Tatars, mais d’inclusion dans les domaines artistiques et académiques, en permettant l’adhésion des locuteurs oudmourtes à des groupes qui ne sont pas fondés sur l’ethnicité. Cela a des conséquences : les Oudmourtes présents en tant qu’Oudmourtes dans des sphères artistiques ou universitaires prouvent la capacité de leur culture à exister dans le monde moderne et à être attractive, en théorie au même titre que les cultures dominantes de diffusion internationale.

19 Enfin, la langue oudmourte peut aussi être utilisée par des personnes qui ne parlent pas oudmourte et ne sont pas oudmourtes, mais s’intéressent aux Oudmourtes pour des raisons politiques ou économiques. On parlera ici de fonction marketing de la langue, issue du pluralisme et de l’entrée de la Russie dans un système économique libéral depuis 199021, dans le sens où les acteurs cherchent à satisfaire les besoins des Oudmourtes afin de les rallier à leur cause. Ainsi, dans le domaine commercial, l’utilisation de la langue oudmourte sur les étiquettes des produits ou dans les magasins qui souhaitent la bienvenue aux consommateurs oudmourtes dans leur langue afin de les fidéliser ; dans le domaine politique, par exemple, la distribution de livrets de chants et de recettes de cuisine oudmourtes dans les villages par le parti Russie unie pendant les périodes électorales (photo 4).

Photo 4 : « À votre santé, chants oudmourtes, la cuisine de nos peuples ».

Le logo du parti Russie Unie est visible en haut à gauche des livrets.

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20 Même si les résultats des recensements montrent que l’oudmourte est en perte continue de locuteurs, on peut donc nuancer ce constat : l’oudmourte gagne des locuteurs, mais en moins grand nombre que ceux des générations plus âgées qui disparaissent. Les mentalités ont changé : les locuteurs les plus jeunes font preuve d’une bonne capacité d’adaptation au nouveau contexte de globalisation, où la langue oudmourte n’est pas perçue négativement, comme elle l’était pendant la période soviétique par la population russe dominante.

21 À ce stade, il semble que l’obstacle le plus évident à la revitalisation de la langue oudmourte soit l’absence d’engagement de l’État dans les domaines de la revitalisation linguistique et de la protection contre l’assimilation. En effet, en dehors des programmes du ministère de la Politique nationale, aucun projet à grande échelle n’est mené dans la République pour développer l’enseignement ou la pratique de l’oudmourte. D’autre part, l’absence d’initiative visant à appliquer les textes protégeant les minorités de Russie contre l’assimilation linguistique est frappante. Jusqu’à présent, en Ourmourtie, les textes fédéraux ne sont pas appliqués, et les minorités n’ont aucun moyen concret de défendre leurs droits, encore moins de les étendre22. Si la revitalisation linguistique est un élément fondamental de la survie et du développement de la langue, la protection contre l’assimilation en constitue le corollaire indispensable, sans lequel il n’existe aucune garantie de préservation.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. – Consulté le 3 octobre 2013. 2. L’oudmourte est aussi parlé dans les républiques du Bachkortostan, du Tatarstan, de Mari El, dans le Kraï de Perm’, les oblasts de Kirov et de Sverdlovsk et, selon le recensement de 2002, dans l’okroug khanty-mansi. Hors de la Russie, on compte des locuteurs au Kazakhstan, en Ukraine, en Estonie, en Hongrie et en Finlande. 3. Site officiel : – Consulté le 29 septembre 2013. 4. Site officiel : – Consulté le 29 septembre 2013. 5. À ce sujet, on peut consulter le quotidien en ligne Susanin : – Consulté le 25 juillet 2013. 6. En pratique, le nombre important d’étudiants oudmourtes dans les filières artistiques (musique, dessin, design) et dans la faculté d’Histoire, ainsi que la présence de professeurs oudmourtes dans ces mêmes filières, rendent possibles les travaux personnels et les mémoires portant sur des aspects de la culture oudmourte. 7. Shudon Korka et Kunnele Kyngyrau : on peut les regarder sur le site de la télévision : – Consulté le 1er octobre 2013. 8. La radio en oudmourte peut être écoutée en direct sur le site de la radio-télévision Moja Udmurtija : – Consulté le 7 octobre 2013. 9. En pratique, des personnes nées de parents oudmourtes, assimilés ou n’ayant pas transmis la langue oudmourte à leurs enfants (ce qui n’est pas rare). 10. L’information m’a été transmise par un des membres de la commission. 11. VKontakte et Facebook. 12. Des propositions sont faites pour traduire un terme russe ou anglais en oudmourte et les internautes ont une quinzaine de jour pour voter pour le néologisme qui leur semble le plus approprié. Celui qui recueille le plus grand nombre de voix est adopté. 13. Udmurtskij každij den’. 14. Ces textes sont polémiques, éducatifs, juridiques, politiques, argumentatifs ou érotiques, pamphlétaires. Ce sont aussi parfois des notices d’utilisation (pour installer un logiciel, par exemple). 15. C’est en particulier un des objectifs de Darali Leli, la rédactrice de Dart, le supplément artistique du quotidien Udmurt Dunne. 16. – Consulté le 1er octobre 2013. 17. À cette même période et lors des rassemblements pour un vote juste à Moscou, des manifestants avaient des pancartes en erza. 18. J’ai constaté à bien des reprises qu’à partir du moment où j’expliquais que j’étais étrangère et en Oudmourtie pour apprendre l’oudmourte, mes interlocuteurs appelaient les employés oudmourtes pour me servir ; ces derniers s’étaient donc identifiés et déclarés comme tels sur leur lieu de travail. 19. Parmi lesquels : Opa val no skal, version oudmourte du Gangnam Style du chanteur coréen Psy, Octe tan iso, imitée du célèbre Ai se eu te pego du brésilien Michel Teló. 20. Lors de mon terrain de juin 2013, j’ai constaté à plusieurs reprises qu’il était difficile pour les jeunes Oudmourtes de langue maternelle oudmourte, qu’ils vivent à la ville ou à la campagne, d’exprimer des sentiments, des idées abstraites ou de lire le journal.

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21. En théorie, l’Oudmourtie est entrée dans l’ère du pluralisme politique et du système économique libéral en 1990. En pratique, les privatisations des principales entreprises ont été effectuées entre 1985 et 1995, et il n’y a pas eu d’autre parti politique organisé que le Parti communiste local, jusqu’en 1995. 22. Comme dans les autres républiques de Russie, et à plus forte raison depuis le début de la présidence de M. Poutine et M. Medvedev, caractérisée par la corruption (de notoriété publique) des services de la Justice.

RÉSUMÉS

Environ 325 000 personnes parlaient oudmourte en 2010, selon le recensement de la population de Russie; cette langue elle a perdu près de 30 % de locuteurs depuis 2002, et autant entre 1989 et 2002. Ces chiffres montrent que l’avenir de la langue oudmourte est en péril, mais ne donnent pas d’information sur les évolutions qu’elle a subies depuis la fin de la période soviétique. Cet article présente un panorama sociolinguistique de l’oudmourte en Oudmourtie durant ces vingt- trois dernières années dans ses aspects institutionnels (première partie), mais aussi en tenant compte des pratiques et des comportements des locuteurs actuels (deuxième partie). Les fonctions de la langue oudmourte ont subi des modifications liées à la situation politique, sociale et économique contemporaine. Ces changements sont explorés en troisième partie.

About 325,000 people speak Udmurt in 2010, according to the census of the Russian population. This language has lost nearly 30% of speakers since 2002, a loss comparable to the one between 1989 and 2002. These figures show that the future of the Udmurt language is in danger, but do not give information on the changes it has undergone since the end of the Soviet period. This paper presents a sociolinguistic overview of the Udmurt language in Udmurtia during the past 23 years in its institutional aspects (first part), but also taking into account the practices and behaviors of the current speakers (second part). The functions of the Udmurt language have changed related to contemporary political, social and economic situation. These changes are explored in the third part.

INDEX nomsmotscles Russes, Tatars, Oudmourtes Index chronologique : XXIe siècle (début), XXe siècle (fin), XXe siècle, XXIe siècle Keywords : Udmurt, generation, language census, media, strandardisation, street art, music, Finland, Erzya, Hill Mari, Komi, Meadow Mari, Moksha, Permiak, Russians, Tatars, Hungary, Kazakhstan, Russian Federation, Kirov, Perm’, Sverdlovsk, Bashkortostan, Tatarstan, Kazan, Mari-El, Udmurtia, Izhevsk, Alnashi, Malopurga, Mozhga, Uva, Buranovo, Ukraine disciplines erza, komi, mari des plaines, mari des collines, mokcha, oudmourte, permiak Mots-clés : génération, recensement linguistique, médias, standardisation, street art, musique Index géographique : Fédération de Russie, Hanty-Mansijsk, Bachkortostan (République), Tatarstan (République), Kazan, Perm, Iževsk, Alnaši, Malopurga (raïon), Ukraine, Hongrie, Možga, Uva, Buranovo

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La langue oudmourte dans la diaspora orientale : étude de cas Udmurt in the Eastern Diaspora: Case Study Udmurdi keel idapoolses diasporaas: juhtumiuuring

Eva Toulouze

1 Je voudrais avec cet article rendre compte d’une expérience datant de juillet 20131. Je décrirai sur la base de mes travaux de terrain la situation linguistique que j’ai observée dans les villages oudmourtes du nord du Bachkortostan ; je m’interrogerai ensuite sur les spécificités de cette situation, sur les caractéristiques qui expliquent que l’oudmourte, pourtant langue minoritaire dans la République, s’y maintienne de façon particulièrement vivace. L’analyse des success stories a aussi son intérêt, pour réfléchir à ce qui peut – ou ne peut pas – être transposé ailleurs.

Les Oudmourtes du Bachkortostan

2 La communauté oudmourte au Bachkortostan compte un peu plus de 20 000 personnes. Il s’agit d’Oudmourtes qui ont migré de leurs terres d’origine, situées dans l’actuelle république d’Oudmourtie, entre le XVIe et le XIXe siècle (Minniyakhmetova 1995, p. 331-334). Sans doute différents facteurs ont-ils motivé la migration : comme les Maris, qui ont eux aussi fui leur terre d’origine, ils ont répondu négativement à la charge fiscale, aux obligations de travail forcé (Jamurzina 2013, p. 115-118). Mais il faut reconnaître qu’aujourd’hui, les Oudmourtes dits d’outre-Kama2 ne mentionnent en général qu’un de ces facteurs : la fuite face à l’évangélisation forcée (Sadikov 2010, p. 34-35). Il faut donc croire qu’une part importante des migrations a eu lieu au cours du XVIIIe siècle. Une fois sur place, ils ont loué ou acheté des terres. Pour prendre l’exemple de la région où a eu lieu notre terrain, c’est en 1703 que les Oudmourtes ont acquis les terres qui sont les leurs. La légende raconte qu’ils étaient six à avoir travaillé pour des Bachkirs pendant sept ans avant de pouvoir acheter la terre ; ce n’est qu’après qu’ils auraient fait venir leurs familles (Sadikov 2008, p. 10).

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3 Leur toute première activité est le travail agricole, et cela est vrai aujourd’hui comme ce l’était au XXe siècle. Avec le système soviétique se sont formés des kolkhozes, qui survivent sous une autre appellation : en effet, la forme juridique est aujourd’hui la coopérative, mais dans le langage courant, tout le monde les appelle kolkhozes. Auprès des populations voisines, avec lesquelles la coexistence est harmonieuse, les Oudmourtes ont la réputation d’être particulièrement travailleurs3 : eux-mêmes confirment cette image en faisant remarquer que dans le village, l’été, ils ne prennent jamais le temps de s’asseoir sur les bancs devant la maison, contrairement à ce qui se passe dans les villages russes et tatars, où, dès le milieu de l’après-midi, la rue devient le lieu de la socialisation. Dans le village où nous avons résidé, toute socialisation avait lieu après 20 heures, c’est-à-dire après le retour des troupeaux du pâturage et après la traite. Alors les gens se rendaient visite et restaient jusqu’à des heures tardives. Quoi qu’il en soit, les résultats économiques des kolkhozes oudmourtes sont là pour le prouver : les kolkhozes Demen et Rassvet, kolkhozes exclusivement oudmourtes, sont depuis des années en tête des résultats de production de lait, de céréales, de fourrage, ainsi que de l’élevage bovin et équin.

4 Ces kolkhozes ont été des entités solides, qui ont veillé au bon état de leurs villages : ils ont beaucoup construit au début des années 1990, par exemple les maisons de prière dans les villages d’Alga et de Vil’gurt4 (de son nom russe : Novye Tatyšly)5, mais aussi, dans ce dernier village, une cantine (qui fonctionne toujours, bien qu’elle ait été privatisée) avec quelques chambres d’hôtel à l’étage.

5 Ce n’est pas un hasard que le « Centre national et culturel des Oudmourtes du Bachkortostan6 », organisation faisant la promotion de l’usage social de la langue oudmourte et animant la vie culturelle oudmourte de la région, se trouve dans l’école de ce même village.

6 Ainsi, grâce à la réussite économique dans l’agriculture, leur branche traditionnelle, les Oudmourtes d’outre-Kama ont pu garder de nombreuses traditions qu’on ne retrouve plus ailleurs. Parmi celles-ci, il faut évoquer les rituels qui se sont maintenus ici avec une vivacité exceptionnelle. En effet, contrairement à la majorité des Oudmourtes d’Oudmourtie, les Oudmourtes d’outre-Kama, n’ont jamais été évangélisés. Si certains d’entre eux ont été convertis, au cours de l’histoire, à l’, ils se sont par là même immédiatement tatarisés (Sadikov 2011). Les traditions religieuses oudmourtes ont été préservées : non sans changements ni sans évolutions, avec les mutations requises par leurs besoins internes, mais sans interférence ni pression extérieure7.

7 Bien sûr, on pouvait s’attendre à ce que la langue des pratiques religieuses soit l’oudmourte. Notre attente a effectivement été comblée, et cela m’amène à décrire la situation linguistique que nous avons rencontrée sur notre terrain. Quelques mots sur les conditions de celui-ci.

8 Dans le mois que nous avons passé dans cette région, nous avons séjourné à Bal’zjuga, un petit village de 246 habitants8, chez une paysanne, une veuve à ce moment-là sans travail, vivant seule dans une grande maison. Nous avons partagé sa vie, connu ses voisines, ses deux filles avec leurs maris et leurs enfants, ainsi que d’autres membres de la famille. Nous étions aussi en contact avec le jeune vös’as’9 du village et avec sa famille (épouse, sœur, beau-frère, parents) ainsi qu’avec le vieux vös’as’ du village, un patriarche prestigieux qui ne pouvait plus officier à cause de la santé de sa femme. Nous sommes également allés souvent au village de Vil’gurt (550 habitants), où se trouvaient les administrations du kolkhoze et de la commune, au village d’Alga

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(60 habitants), où a eu lieu une cérémonie, au village de Bigineevo (205 habitants), voisin immédiat de Bal’zjuga, au village d’Utar-Elga (54 habitants), où a eu lieu la Journée du village et un festival de groupes folkloriques, à Vjazovka (504 habitants), où a eu lieu un sabantuj10 de village, et bien sûr au chef-lieu du raïon, Verhnie Tatyšly.

L’usage de l’oudmourte dans les villages du nord du Bachkortostan

9 En introduction, quelques remarques sur l’usage des langues au Bachkortostan. Après qu’en octobre 1990 la République soviétique autonome de Bachkirie est devenue République du Bachkortostan, sujet de la Fédération de Russie, elle a eu un président fort, Murtaza Rahimov (président de 1993 à 2010), très engagé pour la défense de la culture bachkire et de la langue bachkire. Cette politique de bachkirisation est sensible à l’œil nu : même à Ufa, ville à dominante russe (48,9 %), où les Bachkirs sont largement minoritaires (17,1 %11), toutes les enseignes sont bilingues, et ceci se retrouve dans l’ensemble du pays.

10 Mais la composition ethnique de cette République est encore plus complexe, car outre la population bachkire, plus largement présente dans le sud du pays que dans le nord12, les Tatars y sont très présents. Ainsi Russes (36,1 %), Tatars (25,4 %) et Bachkirs (25,4 %) sont-ils en proportions fort équilibrées, ce qui permet d’éviter la prédominance absolue de l’un de ces groupes.

11 La première remarque d’ensemble est que, contrairement au reste de la Russie, où l’on a un sentiment de monolinguisme envahissant, même dans des régions ethniquement diversifiées, le multilinguisme est réel et vécu dans la pratique quotidienne. Dans le bus qui nous a conduits le 24 juillet d’Ufa à Vil’gurt, nous avons bien sûr parlé russe avec le conducteur, qui nous a répondu en russe, mais celui-ci s’est adressé en tatar au reste des voyageurs, qui maîtrisaient cette langue de manière tout aussi courante, sinon plus aisée, que le russe.

12 Pour ce qui est de l’oudmourte, dans ce contexte, il est plus vivant et occupe entièrement le terrain social de la communication. En Oudmourtie, si mes amis oudmourtes de longue date parlent naturellement oudmourte avec les autres Oudmourtes, ils parlent russe tout aussi naturellement avec moi, et dans leur vie quotidienne, en dehors du foyer, utilisent plus souvent le russe que leur langue.

13 Ici, la situation est inversée. Certes, il est possible partout de parler russe et d’être compris. Mais la langue naturelle d’expression est l’oudmourte. Heureusement, nous avions avec nous Ranus Sadikov, chercheur à l’Institut Kuzeev de l’Académie des sciences de Russie, lui-même oudmourte. Sa présence a permis à nos interlocuteurs de s’exprimer librement, et sa gentillesse a fait qu’il nous a transmis les informations avec la plus grande rigueur.

14 Comme l’a fait Jack Rueter dans son article (Rueter 2013), j’énumère ci-dessous les situations dans lesquelles l’oudmourte était langue naturelle de communication, et aurait été la seule langue utilisée si nous n’avions pas été présents.

15 – À la cantine du kolkhoze Demen, à Vil’gurt. La jeune serveuse s’est adressée à Ranus en oudmourte et ils ont conversé un moment en oudmourte. C’est en oudmourte qu’elle a passé les commandes à la cuisinière et qu’elle parlait avec les jeunes manutentionnaires.

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16 – À la direction du kolkhoze. Le directeur du kolkhoze, Rinat Biktimirovič Galljamšin, a longtemps été une personnalité centrale dans le monde oudmourte. Il a une grande autorité dans toute la région. Pour des raisons de santé, il s’est retiré de la direction de la coopérative, qu’il a « léguée » à son fils Rustem (qui était chercheur en zoologie à Ufa), et il se concentre sur la propagation de la culture oudmourte. Aussi bien lui que son fils parlent oudmourte dans leur vie professionnelle quotidienne et passent au russe pour nous parler.

17 – À la direction du village. Nous avons eu quelques démarches à faire, nécessitant la participation du « maire » du village, qui a en fait sous sa compétence quatre petits villages. Nikolaj Vladimirovič Rahimjanov, enseignant d’histoire à Vil’gurt, parle oudmourte avec sa secrétaire, et quand il répond au téléphone, la plupart des conversations sont en oudmourte (nous n’en avons pas entendu d’autres, mais nous ne pouvons pas exclure qu’il parle une autre langue quand il communique par exemple avec les autorités du raïon).

18 – Avec le policier responsable de cette circonscription, Vadim, que nous avons rencontré aussi bien à la maison, quand il est venu voir qui étaient ces « étrangers », qu’à la cérémonie d’Alga, où il connaissait tout le monde et parlait avec tout le monde en oudmourte.

19 – Dans les magasins de village. Toutes les vendeuses, aussi bien à Vil’gurt qu’à Bal’zjuga, sont oudmourtes, et elles communiquent toute la journée en oudmourte… sauf quand entre dans le magasin une personne, comme nous, clairement extérieure au village.

20 – Dans la rue, les gens se saluent en oudmourte et parlent oudmourte.

21 – Dans les conversations familiales.

22 Je développerai ce point : dans les familles, l’oudmourte est de rigueur. Même dans les familles mixtes, les époux se parlent oudmourte. Bien sûr, quand on parle de familles mixtes, il n’est pas question d’époux russes, mais tatars. Chez notre logeuse, aucun visiteur n’a spontanément parlé russe. Tous se sont d’abord adressés à elle en oudmourte, puis à nous en russe, pour aussitôt repasser à l’oudmourte.

23 C’est là un point qui me semble important à souligner : il est vrai que tous ont appris le russe et que tous le parlent, au moins à un niveau élémentaire. Les hommes sans doute mieux que les femmes, en raison du service militaire, mais tous, à l’école, ont fait leurs études en russe, avec pour la plupart des cours d’oudmourte. L’institutrice du village, à la retraite maintenant, parlait russe plutôt bien, mais c’était une exception. Car on sent bien que le russe est pour eux une langue réellement étrangère, dans laquelle ils ne pensent pas et dans laquelle ils ont du mal à exprimer des réflexions complexes et abstraites.

24 Ainsi, notre logeuse, qui n’a pas fait d’études particulières et qui a longtemps travaillé comme trayeuse au kolkhoze, avait du russe une connaissance qui lui permettait de parler avec nous de choses très simples. Mais elle avait plaisir à discuter longuement avec Ranus en oudmourte de la vie du village, des liens de parenté des gens entre eux, des pratiques religieuses.

25 Il en allait quelque peu de même avec notre informateur principal, le jeune vös’as’, Fridman Habipjanov (33 ans), qui était enseignant à l’école de musique de Bigineevo. Lui et sa femme Nina, institutrice au chômage, avaient fait leurs études à Iževsk. Il avait pensé suivre un cursus technique, mais a dû y renoncer, car il avait du mal avec le russe, et il s’est rabattu sur des études musicales. Fridman était plus disert en

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oudmourte qu’en russe. Sa femme et sa sœur avaient l’air d’être plus à l’aise que lui pour converser en russe. Les chiffres illustrent notre constatation : d’après les données de 2010, sur 1 000 Oudmourtes, 896 considèrent l’oudmourte comme leur langue maternelle et 86 nomment le russe dans cette position. Cette proportion est la plus élevée de tous les peuples du Bachkortostan (sauf les Russes). Et seuls les Bachkirs sont moins russifiés (77) que les Oudmourtes13.

26 Cela a d’ailleurs eu une incidence sur nos activités de terrain. Nous nous sentions handicapés, et nous n’avions aucune envie d’obliger nos interlocuteurs, par nos questions, à s’exprimer dans une langue qui leur posait problème. Nous avons préféré travailler par l’intermédiaire de Ranus, limitant nos conversations directes à des thèmes quotidiens. Dans notre longue expérience de terrain en Russie – dans l’ensemble des régions finno-ougriennes de Russie centrale, en Sibérie Occidentale, en Extrême-Orient pour Liivo –, nous n’avions jamais été confrontés à cette situation. Ailleurs, faire du terrain en russe était confortable, l’utilisation de la langue vernaculaire aurait plutôt limité les possibilités de conversation. Ici, c’était le contraire.

27 Je vais énumérer quelques-unes des raisons de la vitalité de l’oudmourte dans cette région (comme dans toute la région d’outre-Kama : dans le village de Kirga, où a eu lieu en 2013 la cérémonie religieuse de tous les Oudmourtes d’outre-Kama, le responsable de l’administration est un Tatar, qui n’en parle pas moins parfaitement l’oudmourte, comme il l’a prouvé dans un discours improvisé après la cérémonie).

Une zone homogène

28 La première remarque que nous sommes amenés à faire est que l’habitat ici est tellement compact que, partout, on est entouré d’Oudmourtes. Dans cette République multinationale, on peut parler d’un milieu totalement homogène ethniquement. Les chiffres au sein même du raïon de Tatyšly parlent d’eux-mêmes :

29 Juda, 196 habitants, 95 % Starokal’mijarovo, 438 habitants, 98 % Petropavlovka, 312 habitants, 99 % Vjazovka, 613 habitants, 87 % Aribaš, 308 habitants, 91 % Nižnebaltačevo, 775 habitants, 89 % Alga, 66 habitants, 95 % Bigineevo, 198 habitants, 95 % Verhnebaltačevo, 185 habitants, 98 % Dubovka, 35 habitants, 94 % Ivanovka, 144 habitants, 98 % Staryj Kyzyl-Jar, 211 habitants, 97 % Tanypovka, 196 habitants, 99 % Utar-Elga, 59 habitants, 95 % Vil’gurt, 611 habitants, 82 % Majsk, 96 habitants, 97 % Malaj Bal’zjuga, 291 habitants, 99 % Urazgyl’dy, 490 habitants, 93 %

30 Ces chiffres illustrent bien le caractère homogène de la population. Clairement, les quelques pourcents de non-Oudmourtes représentent les époux, qui, la plupart du

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temps, sont parfaitement intégrés à la population dominante. L’homogénéité du milieu est donc la première condition qui explique la vitalité de l’oudmourte dans ces contrées.

31 Cela explique beaucoup, mais pas tout. Certes, le besoin et l’occasion de parler une autre langue ne se font pas sentir : le contexte est exclusivement oudmourte, les gens vivent conformément à leur héritage indiscuté (non sans intégrer, bien sûr, les innovations qui leur conviennent) et l’écosystème est harmonieux. Aucune industrie n’est venue envahir cette zone exclusivement agricole. En même temps, le fait que la population soit toute de la même nationalité ne présume pas en soi, en Russie, de l’utilisation de la langue vernaculaire. En Oudmourtie, il n’est pas rare que des Oudmourtes se parlent entre eux en russe. Au Bachkortostan, les anciens étudiants ont coutume de dire qu’à Iževsk, si on entend parler oudmourte dans la rue à proximité de l’université, on peut être sûr que ce sont des étudiants originaires d’outre-Kama. La réalité de cette affirmation est pour le moins discutable, surtout aujourd’hui, mais elle a son intérêt en tant que stéréotype.

Une communauté traditionnelle

32 Sans doute tout aussi essentiel est le fait que les Oudmourtes de cette région soient tous engagés dans des activités liées à la vie communautaire du village. La toute première est bien sûr l’activité agricole.

33 Celle-ci a deux faces. D’abord, l’emploi est fourni par le kolkhoze. Mais celui-ci occupe moins le terrain qu’avant. Sur plusieurs villages regroupant un petit millier d’habitants, le kolkhoze n’emploie qu’une centaine de travailleurs (information orale de N. V. Rahimjanov).

34 En réalité, il y aurait, semble-t-il, du travail pour plus de personnes. Le président du kolkhoze, Rustem Rinatovič, le proclame haut et fort. Mais, dit-il, les jeunes ne veulent pas travailler dans l’agriculture. Ils préfèrent passer leurs journées sur leur ordinateur, à chatter sur Vkontakte (le Facebook russe). Il faut reconnaître aussi – mais cela, il ne le précise pas – que les salaires sont minimes et n’attirent personne. Mais l’activité agricole ne concerne pas que le travail salarié. En réalité, tout habitant du village quel que soit son statut, est un paysan. En effet, tous, trayeuses, vendeuses, enseignants, directeur d’école, brigadier, chauffeur, ont leur hozjajstvo, c’est-à-dire leur ferme à faire marcher. Tous ont un lopin de terre de quelques hectares sur lequel ils plantent, souvent des pommes de terre ; un potager pour les légumes frais ; des bêtes, surtout des vaches et des moutons. Chacun a des moutons, presque tout le monde a des vaches. Notre logeuse avait sept moutons, mais un seul veau, parce qu’étant seule, elle n’avait pas suffisamment de foin pour entretenir une vache l’hiver – le veau était destiné à être vendu à l’automne. Vaches et moutons sont emmenés collectivement l’été au pâturage, et ils y passent toute la journée, sous la surveillance d’un ou deux habitants du village. C’est le village lui-même qui répartit les tours de travail suivant le nombre de bêtes de chacun, et chaque habitant prend la responsabilité de l’ensemble du cheptel.

35 Par ailleurs, les cochons ne sortent pas, ils sont nourris à l’étable. En revanche, les rues des villages oudmourtes, ici comme en Oudmourtie, sont caractérisées par la présence de troupeaux d’oies qui se gèrent tout seuls, sortent de la maison, vont à l’étang, picorent ce qu’ils trouvent et rentrent le soir, tout seuls. Certains ont aussi des canards et, bien sûr, des poules. Il n’est pas difficile d’identifier de loin les endroits où se trouve

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un village : en général des autours ou des corbeaux tournent en rond sur ces localités, pour le cas où ils arriveraient à saisir un poussin.

36 Tout ceci demande beaucoup de travail, mais c’est un travail pour soi, en dehors des activités professionnelles. Dans quelle mesure cette activité partagée par tous contribue-t-elle à maintenir la langue en activité ? C’est que ce qui se maintient, avant tout, c’est une communauté. Celle-ci est cohérente non seulement par l’origine de ses locuteurs, mais aussi par son mode de fonctionnement en tant que communauté.

37 Un bon exemple de ce vécu communautaire est à chercher dans les pratiques rituelles. Le village est l’unité première. Au mois de juin, le cycle rituel commence par le gurt vös’, la prière du village ; ensuite, deux groupes d’une dizaine de villages organisent des cérémonies communes. Une partie de la population se rassemble pour la phase finale, celle de la consommation du gruau rituel. Les gens s’installent en cercles familiaux, en général par terre, et mangent dans une écuelle posée au milieu du cercle. Mais la participation directe n’est pas la seule expression de cohérence communautaire. Avant la cérémonie, dans tous les villages concernés, on fait du porte-à-porte pour collecter du beurre et des céréales. Après la cérémonie, le vös’as’ rapporte dans son village du gruau sacrificiel, qu’il distribue aux habitants, de sorte que le rituel se tient avec la participation de tous, et que tous participent du résultat matériel de la cérémonie en consommant le gruau (kaša) rituel.

Un territoire non russe

38 L’une des raisons essentielles du maintien organique d’une communauté oudmourte, je dirais même d’une société oudmourte, tient sans doute à l’environnement plus général. Je l’ai évoqué au début de cet article : le Bachkortostan est une région caractérisée par un équilibre non pas binaire, mais tripartite des ethnies. Je n’entrerai pas dans le détail des relations tataro-bachkires, compliquées à souhait. Le point que je tiens à souligner, c’est que les Russes, en tant que population, ne sont pas dominants dans leur présence au quotidien, alors qu’ils le sont de manière écrasante au niveau de l’État central. Dans le raïon de Tatyšly, ils ne représentent que 14,9 % de la population, manifestement concentrée dans le chef-lieu. De manière générale, dans la République, ils sont confrontés à une forte minorité tataro-bachkire, c’est-à-dire à tradition musulmane et avec une forte conscience ethnique.

39 Cette présence russe plus feutrée qu’ailleurs se sent dans la discrétion de l’Église orthodoxe russe. Par exemple, toujours dans le raïon de Tatyšly, il n’y a pas une seule église orthodoxe. La première religion reconnue au niveau de l’État est l’islam. Au sabantuj du raïon, c’est le mullah qui a fait une lecture coranique en ouverture des festivités.

40 Ce qui me paraît essentiel, c’est ce qu’Arzamazov (p. 17) appelle « l’aile protectrice » ou encore « l’ombre salvatrice tataro-bachire ». C’est du fait de leur présence et de leur puissance, que la présence russe n’a pas réussi à mettre en cause, que les Russes n’ont pas pénétré plus en profondeur ces contrées, permettant aux Oudmourtes de vivre leur vie sans interférences.

41 Les Russes, en effet, dans leur expansion impériale, ont toujours pratiqué et continuent à pratiquer une stratégie pragmatique : ils ne se fixent pas de buts irréalistes, mais procèdent progressivement, en abordant les tâches les unes après les autres. Nous en avons plusieurs exemples dans l’histoire : quand la conquête de Kazan’, en 1552, a mis

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les Moscovites à la tête d’un empire multiethnique et multiculturel, la pénétration russe s’est faite aussi par étapes. L’Église orthodoxe a commencé par installer des monastères et construire des églises dans les villes, afin de desservir la population russe, mais surtout de construire son assise. Ce n’est que plus tard qu’elle a entrepris de convertir les populations au christianisme. Et encore, pas les populations musulmanes, ou du moins pas prioritairement : les populations animistes étaient beaucoup accessibles, car elles n’avaient aucun a priori de principe contre le christianisme, ni aucun dogme à lui opposer.

42 Autre exemple : les bolcheviks, dans leur quête d’alliés pendant la guerre civile, ont tenté de rassembler tous ceux qui avaient des raisons de ne pas être satisfaits de l’Ancien Régime. Donc les nationalités. C’est avec leur aide qu’ils ont réussi à asseoir leur pouvoir ; ensuite seulement, ils ont abattu leurs anciens alliés, et ont entrepris de réaliser leur projet – qu’ils n’auraient guère pu mettre en œuvre d’emblée.

43 Dans cette stratégie progressive destinée à asseoir un pouvoir et à faire siennes (cf. le terme osvoenie) des régions toujours nouvelles, les aires finno-ougriennes ont été une proie facile, car elles étaient à la fois imbues d’une vision du monde tolérante, moins aguerries que les dogmatiques de tout bord, relativement peu belliqueuses (à l’exception des Maris), et dépourvues de projets politiques ambitieux. En Oudmourtie, cette stratégie a eu un succès total : aussi bien dans la perspective de la christianisation, pratiquement achevée quand, en 1767, Catherine II lança l’édit de tolérance religieuse, qu’à l’époque bolchevique.

44 Mais outre les faits historiques, qui en soi expliquent la pénétration russe puis soviétique dans les aires périphériques, les Russes transportaient avec eux une mentalité de colonisateurs. Ils se considéraient hérauts de « culture » : les peuples qu’ils rencontraient sur leur chemin, avec leurs formes particulières de culture, leur étaient inférieurs sur l’échelle de la civilisation14. Or ceci a eu des conséquences sur l’univers mental des autochtones eux-mêmes. Pas sur tous : cette idée, pourtant existante, n’a pas suffi aux Estoniens pour se percevoir comme inférieurs (cf. Miropiev 1908, p. 184-185), ni aux Tatars, héritiers d’un État lui aussi impérial. Mais en tout cas, sur beaucoup de Finno-ougriens, cette vision du colonisateur a eu des effets destructeurs, car elle a été intériorisée par les colonisés, qui ont eu tendance à se considérer eux-mêmes comme un peuple de seconde zone. Cette perception s’étend à la langue, perçue par les uns comme étant « une langue de sauvages », et par leurs porteurs comme étant une marque de leur infériorité.

45 Cette vision manichéenne, caricaturale, était encore largement répandue quand j’ai commencé mes voyages en Oudmourtie en 199415. Elle était combattue, certes, par les militants du mouvement national, qui tenaient à affirmer leur dignité, mais elle était largement présente dans le corps social. Depuis, les choses ont évolué et les attitudes sont en train de changer. Les jeunes générations qui se disent ou se sentent russes découvrent, dans bien des régions, qu’elles y ont tout de même des racines ; elles découvrent avec intérêt la culture autochtone, et les limites de l’identité, bien marquées au XXe siècle, s’estompent. Qui est oudmourte ? Seulement celui qui parle oudmourte ? Ou bien celui qui ne parle plus oudmourte, mais qui a des racines oudmourtes, et qui n’y est pas indifférent, a-t-il lui aussi le droit de se dire tel ? Ce sont des questions complexes, qui caractérisent le début du XXIe siècle.

46 Mais si le mépris ouvertement exprimé il y a encore quelques décennies est aujourd’hui moins apparent, les dégâts qu’il a produits dans les mentalités n’en a pas pour autant

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disparu. Comme le dit Galina Nikitina, qui est bien placée pour le savoir : « Tant que l’élite ignorera la langue locale, il y aura très peu de chances que la langue dépasse le stade fonctionnel familial et domestique » (Nikitina 2013, p. 96). Effectivement, les intellectuels de sa génération ont élevé leurs enfants en russe. La société oudmourte doit panser ces plaies, anciennes et longuement entretenues par le contact permanent avec le peuple dominant.

47 D’ailleurs, dans la diaspora, il est frappant de constater des attitudes similaires : parmi les Oudmourtes de la région de Perm’, dans le raïon de Kueda, le désintérêt pour la « cause » oudmourte est considérable (Nikitina 2011, p. 6). « À quoi sert l’oudmourte ? » est, semble-t-il, une phrase souvent entendue dans ce contexte (Šeda-Zorina 2004).

48 Or, comme nous indique cette même source, au Bachkortostan, ce n’est guère le cas. Les 50 % de Russes qui y vivent n’ont jamais été en position suffisamment dominante pour imposer de manière exclusive leur point de vue, leur manière de percevoir le monde. Que le christianisme n’ait pas pénétré dans les campagnes du nord du Bachkortostan relève de ce même phénomène. Il y a eu, certes, quelques tentatives à la fin du XIXe siècle, mais les Oudmourtes, avec l’expérience historique éminemment négative qui les avait amenés à quitter leur pays d’origine, ont chassé les intrus (Sadikov, Minnijahmetova 2012). Aujourd’hui encore, l’Église orthodoxe continue de lutter contre les religions locales, les considérant comme des religions arriérées (cf. Toulouze 2012, p. 262-263). Or les musulmans n’ont pas fait preuve à l’égard des pratiques cultuelles oudmourtes de la même arrogance.

49 Le paysan oudmourte du raïon de Tatyšly n’a jamais été exposé au mépris et à la condescendance. Il n’a pas été habitué à être placé au bas d’une échelle qui n’a pour lui aucune signification. Donc, son opinion de lui-même n’est pas entachée de critères exogènes teintés de racisme ; il se comporte de manière saine et perçoit sa langue comme son outil d’expression, celui qui lui est propre et qui lui permet de s’exprimer de la manière la plus précise et la plus intime.

Conclusion

50 Que peut-on tirer comme enseignement de cette étude de cas réjouissante ?

51 L’état de maintien et de vivacité de la langue oudmourte est lié à un certain nombre de conditions qu’il est sans doute difficile de reproduire totalement. Pourtant, l’homogénéité oudmourte du territoire existe dans certaines régions d’Oudmourtie : les raïons d’Alnaši, de Šarkan et de Malaja Purga (Oudmourtie du Sud) présentent une dominante oudmourte respectivement de 81,7 % et, pour les deux derniers, de 83 % ; ceux de Glazov et Debësy (Oudmourtie du Nord) n’en sont pas loin avec 79 %16. Très probablement, dans ces régions comme au Bachkortostan, on trouvera dans ces raïons des grappes de villages oudmourtes homogènes. La situation linguistique y est-elle similaire ? Quelle est la présence du russe dans ces régions ? Jusqu’à quel point l’administration locale fonctionne en oudmourte ? Cela mériterait une étude ad hoc.

52 Est-il possible de reproduire une situation où le mode de fonctionnement communautaire marche aussi efficacement que dans le cas ici présenté ? Il est vrai qu’en Oudmourtie aussi, le système de gestion des troupeaux privés est identique, du moins dans quelques villages du sud (j’ai l’expérience de Karamas-Pel’ga, dans le raïon de Kijasovo, en 2008). Dans le village de Kuzebaevo, le seul sur le territoire de la

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République à avoir préservé les rituels oudmourtes, les mécanismes communautaires semblent être en place. Bien sûr, le poids des villes, de l’industrie, se fait plus fortement sentir, et elles viennent soutenir d’autres valeurs que celles qui dominent dans la vie rurale oudmourte. Surtout, en Oudmourtie, ce sont les villes, c’est la capitale, Iževsk, qui donnent le la. Même si, dans certaines campagnes, l’oudmourte garde toute sa vivacité, ce ne sont pas elles qui servent de modèle (cf. Nikitina 2013). Au Bachkortostan, il n’y a pas de ville pour jouer ce rôle. À Ufa, les Oudmourtes sont quantité négligeable. Les villageois ne vont pas aller chercher de modèles ailleurs, le modèle urbain est pour eux inexistant et non pertinent. C’est là une différence considérable.

53 Enfin, le bouclier tataro-bachkir n’existe pas en Oudmourtie. On peut identifier quelque chose de vaguement similaire en Oudmourtie du Sud : ce n’est pas un hasard si cette région, plus exposée que le reste de l’Oudmourtie aux influences tatares, est l’une de celles où le sens de l’identité nationale oudmourte est le plus prégnant, celle qui a donné naissance au plus grand nombre d’intellectuels oudmourtophones, au plus grand nombre de novateurs dans les années 1920. Mais cette influence, due à la proximité et à l’interpénétration territoriale des populations, n’empêche pas la présence russe à tous les niveaux des instances de pouvoir. Ce n’est pas un bouclier proprement dit.

54 Il y a pourtant, à mon sens, un message que les Oudmourtes du Bachkortostan peuvent transmettre à leurs compatriotes d’Oudmourtie, et c’est un encouragement. Il est aujourd’hui possible, en Russie, de rester soi-même, et que cela se passe de manière naturelle. L’oudmourte peut réellement servir, à tous les niveaux d’une société, de langue de communication et de pensée. Si cela ne marche pas de la sorte, la faute n’en est pas à l’oudmourte, mais à ceux qui ne veulent pas, ou ne savent pas, ou n’osent pas l’utiliser et en extraire toutes les possibilités. Les Oudmourtes d’outre-Kama sont bien placés pour encourager les Oudmourtes d’Oudmourtie à se prendre en main, à oser, à ne pas être timorés : ils vivent bien dans le même pays, et ils montrent qu’un modèle différent est possible. J’aimerais appeler les Oudmourtes d’Oudmourtie à regarder en direction de ces diasporas, à prendre modèle sur elles, car leur manière naturelle d’être peut leur donner des forces pour faire face aux obstacles qu’ils rencontrent17.

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NOTES

1. Travaux effectués dans le raïon de Tatyšly avec Liivo Niglas, en vue de filmer et d’analyser des cérémonies animistes. Ce terrain a été réalisé dans le cadre de recherches financées par l’Union européenne par l’intermédiaire des Fonds européens de développement régional (Centre d’excellence CECT). 2. En russe : Закамские удмурты, terme utilisé pour la première fois en 1892 par N. I. Tezjakov (Sadikov 2012, p. 27) 3. Ainsi s’est exprimé le responsable du raïon, Rušam Garaev, un Tatar, lors de la journée du village d’Utar-Elga dans son discours introductif (le 15 juillet 2013, intervention filmée). 4. C’est ainsi que les Oudmourtes appellent familièrement ce village, « nouveau village ». Officiellement, en oudmourte, son nom est Vil’ Tatyšly. 5. Et peut-être aussi ailleurs. 6. En russe : Национально-культурный центр удмуртов Башкортостана. 7. Le même phénomène a eu lieu chez les Maris du Bachkortostan, et en général, d’outre-Kama (Jamurzina 2010). 8. Ce chiffre, comme les suivants, reprend les résultats officiels du recensement de 2010, http:// bashstat.gks.ru/wps/wcm/connect/rosstat_ts/bashstat/resources/ 2f055a804e303140ba45fe3bf8d20d64/ Численность+населения+по+населенным+пунктам+Республики+Башкортостан.pdf 9. Vös’as’, nom désignant les prêtres qui animent les rituels et les sacrifices. 10. Mot turcique pour désigner la fête de fin des travaux de printemps. En juin, cette fête est organisée à tous les niveaux : village, kolkhoze, raïon, République. C’est l’occasion de remettre des primes pour les meilleurs travailleurs ou pour les meilleurs kolkhozes, de faire des discours, un spectacle, des jeux. 11. Chiffres du recensement de 2010. 12. De ce point de vue, les statistiques sont trompeuses. Bien que le recensement (2010) révèle un nombre de considérable de villages bachkirs dans le raïon de Tatyšly, sur place ces villages et leurs ressortissants sont considérés comme Tatars. Il s’agit clairement d’anciens Bachkirs tatarisés, qui ont le tatar comme langue maternelle. De manière générale, sauf dans les zones oudmourtes, le tatar est la langue dominante dans la communication ainsi que dans les prises de parole officielles. 13. http://www.webcitation.org/6EzC0FMGq, consulté le 24 juillet 2013. 14. J’ai développé la question du sens de ces notions dans un article récent (Toulouze, à paraître). Voir aussi Pika 1999, Grey 2000, Rethmann 2000, Grant 1995, Ventsel 2005, King 2011. 15. L’analyse qui précède s’appuie sur mes terrains et les nombreux entretiens que j’ai eu avec des autochtones de la région de la Volga. J’ai moi-même été témoin de manifestations d’hostilité et de mépris à l’égard de la langue oudmourte dans les transports en commun à Iževsk entre 1994 et 2004. 16. http://shaer.ru/content/blogcategory/19/33/ (consulté le 25 juillet 2013). 17. Il leur suffirait de regarder dans leur société tous ceux qui, issus de contrées plus orientales, sont actifs et donnent l’exemple. Je pense aux écrivains Pëtr Zaharov, Ul’fat Badretidnov et Ljuza Badretdinova, frère et sœur, ou au linguiste Rif Nasibullin, qui œuvrent en Oudmourtie.

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RÉSUMÉS

Cet article représente une étude de cas, chez les Oudmourtes sis dans le nord du Bachkortostan. Cette diaspora, qui s’est formée entre le XVIe et le XVIIIe siècle, a maintenu l’usage de la langue vernaculaire à un niveau tout à fait remarquable. Après avoir présenté rapidement ces communautés, je me concentrerai sur la situation linguistique, non seulement sur la base des statistiques les plus récentes, mais aussi sur la base des expériences sur le terrain. Enfin, j’analyserai les conditions qui ont permis cette réussite et je m’interrogerai sur comment les Oudmourtes d’Oudmourtie pourraient s’en inspirer.

This article is a case study by the Udmurt living in Northern Bashkortostan. This diaspora was formed between the 16th and the 18th century and has remarkably preserved the use of the vernacular. I first introduce the Udmurt communities and then concentrate on the linguistic situation not only on the basis of recent statistics but also through fieldwork experiences. I shall conclude by analysing the conditions that allowed this success story and reflect on the way Udmurtia Udmurt could be inspired by it.

Artiklis esitatakse case study Põhja-Baškortostani udmurtide näitel. See 16.-18. sajandil moodustatud diasporaa on üllatavalt hästi säilitanud oma keelekasutuse. Esiteks tutvustatakse Kaama jõe taguseid udmurdi kogukondi, seejärel keskendutakse keele olukorra kirjeldamisele mitte ainult hiljutise statistika vaid ka välitööde põhjal. Lõpetuseks analüüsitakse Baškortostani udmurtide keele säilimise tingimusi ning juureldakse, kuidas Udmurdimaa udmurdid võiksid sellest inspiratsiooni saada.

INDEX

Index géographique : Bal’zuga, Alga, Ariba, Bigineevo, Dubovka, Ivanovka, Juda, Majsk, Nižnebaltačevo, Ufa, Petropavlovka, Stary Kyzyl’yar, Tanypovka, Urazgyldy, Utar Elga, Verhnebaltačevo, Verkhnye Tatyshly, Vjazovka, Kueda, Kirga, Tatarstan (République), Kazan, Starokal’miyarovo, Alnaši, Debessy, Glazov, Iževsk, Karamas-Pel’ga, Kiassovo, Kuzebaevo, Malaya Purga, Šarkan, Oudmourtie (République) Thèmes : linguistique disciplines oudmourte Keywords : Udmurt, Diaspora, Islam, traditional society, Bachkortostan, Alga, Aribash, Bal’zyuga, Bigineevo, Dubovka, Ivanovka, Yuda, Maysk, Nizhnebaltachevo, Ufa, Petropavlovka, Starokal’miyarovo, Stary Kyzyl’yar, Tanypovka, Urazgyldy, Utar Elga, Verkhnebaltachevo, Verkhnye Tatyshly, Vil’ Tatyshly Vil’gurt (Novye Tatyshly), Vyazovka, Perm Oblast, Kueda, Kirga, Tatartan, Kazan, Udmurtia, Alnashi, Debessy, Glazov, Izhevsk, Karamas-Pel’ga, Kiassovo, Kuzebaevo, Malaya Purga, Sharkan, Bashkir, Estonian, Russians, Tatars Mots-clés : diaspora, islam, société traditionnelle

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Le statut officiel et social du komi sur le territoire de la République des Komis : histoire et situation actuelle The official and social status of on the territory of Komi Republic (history and present situation) Государственный и общественный статус коми языка на территории Республики Коми (история и современность) Коми Республика мутасын коми кывлöн канму да войтыркостса тöдчанлун (история да öнiя кад)

Ol’ga Kuzivanova et Marina Fedina Traduction : Antoine Chalvin

1 Dans la Fédération de Russie, pays pluriethnique de 174 groupes nationaux, la mise en œuvre d’une politique des nationalités réfléchie a toujours été un sujet à l’ordre du jour. L’un des instruments d’harmonisation des relations interethniques est la politique ethnolinguistique.

2 Les Komis sont un des peuples finno-ougriens vivant au nord-est de la partie européenne de la Russie. En 1921 fut créé au sein de la Fédération de Russie un oblast autonome komi, incluant les territoires peuplés majoritairement de Komis (Zyriènes). À cette époque, les Komis représentaient plus de 90 % de la population de la région. Cela posa immédiatement la question du statut de la langue komie sur ce territoire.

Aperçu historique

3 L’élite komie, composée à cette époque de communistes (qui avaient pris part à la guerre civile de 1918-1921), des employés des organes soviétiques et des membres de l’intelligentsia (surtout enseignants), accueillit avec enthousiasme les mesures de la

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politique ethnolinguistique des bolcheviks, visant à instaurer l’usage des langues autochtones dans l’enseignement scolaire, l’administration et la vie publique.

4 En novembre 1923, le comité de l’oblast du PCR(b)1 créa auprès du comité exécutif de l’oblast2 une commission spéciale chargée d’élaborer et de mettre en œuvre la « zyriénisation »3, qui organisa l’introduction du komi dans les activités administratives régionales, le travail des établissements d’enseignement en langue autochtone, et encouragea la publication d’œuvres littéraires en komi. Son activité couvrait donc presque tous les domaines culturels et linguistiques. Elle comprenait un centre régional et des commissions de district subordonnées, et un réseau de représentants accrédités au sein des institutions.

5 Un décret du Comité exécutif central panrusse du 14 avril 1924 « sur l’introduction des langues locales dans les activités administratives des organes étatiques des Républiques et oblasts nationaux » confirma la ligne du gouvernement de la RSFSR, visant « l’adaptation de l’appareil soviétique au mode de vie des populations autochtones des Républiques et oblasts nationaux et l’engagement actif de ces populations dans la construction soviétique » (Popov 2004, p. 302). La commission de zyriénisation prépara la définition du statut de la langue komie. En octobre 1924, le 4e Congrès régional des soviets – organe représentatif suprême du pouvoir politique de l’oblast autonome komi – considéra « comme langues officielles, sur le territoire de l’oblast autonome komi, le komi et le russe » (Popov 2004, p. 302).

6 Sur cette base fut élaborée une « Instruction relative à l’introduction de la langue komie dans les administrations et établissements publics, les entreprises et les organisations de l’oblast autonome komi ». Elle prescrivait l’usage du komi dans les activités administratives, à l’exception de la correspondance extérieure (avec des établissements situés hors de l’oblast) et des localités peuplées de Russes. Le contrôle de l’application de cette décision fut confié à la Commission régionale des ouvriers et paysans (CROP), qui disposait des plus larges pouvoirs. La vérification de l’application des directives était réalisée de façon systématique, et les conclusions étaient publiées dans les journaux. Citons un extrait du rapport du collège de la CROP de 1929 : « Le collège a jugé devoir demander au Comité exécutif de l’oblast… d’ordonner à titre complémentaire que la correspondance entre les institutions, les organisations, les établissements, tant dans le centre régional que dans les centres de district et les districts ruraux, se fasse obligatoirement en komi ; de publier sans délai les noms des dirigeants signant des correspondances en russe et de leur adresser des rappels à l’ordre ; s’il est établi que la correspondance est systématiquement rédigée en russe et qu’un dirigeant doit être plusieurs fois rappelé à l’ordre, de considérer une telle infraction comme délibérée et de la sanctionner par des mesures pouvant aller jusqu’à la révocation » (Osipov 1929, p. 8).

7 Dans les procédures judiciaires, il était réellement possible d’utiliser la langue komie. Dans les années vingt et trente, la directive relative aux tribunaux était assez stricte : toutes les affaires judiciaires dont les parties étaient des Komis devaient être conduites en komi d’un bout à l’autre. Les miliciens des villages, des villes et des districts, mais aussi les juges d’instruction, devaient mener leurs enquêtes en komi dans tous les cas où l’affaire, en totalité ou en majeure partie, concernait la population komie (Osipov 1929, p. 9). Cette directive fut dans l’ensemble bien appliquée, même si des complications se firent jour, par exemple dans les cas où l’enquêteur ou le juge ne connaissaient pas le komi.

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8 Les actes législatifs ultérieurs de nature constitutionnelle dégradèrent le statut de la langue komie sur le territoire autonome. Ainsi, dans la Constitution de la République socialiste soviétique autonome komie4 de 1937, cinq articles mentionnent la langue komie : Article 24. Les lois adoptées par le Soviet suprême de la RSSA komie sont publiées en komi et en russe après signature par le président et par le secrétaire du Praesidium du Soviet suprême de la RSSA komie (Tvoi 2004, p. 11) ; Article 82. Les procédures judiciaires dans la RSSA komie se déroulent en komi, en garantissant aux personnes qui ne maîtrisent pas cette langue la possibilité de prendre connaissance pleine et entière du dossier par l’intermédiaire d’un traducteur, ainsi que le droit de s’exprimer devant le tribunal dans leur langue maternelle (Tvoi 2004, p. 23) ; Article 92. Les citoyens de la RSSA komie ont droit à l’éducation. Ce droit est garanti par l’enseignement élémentaire général et obligatoire, par la gratuité de l’enseignement, y compris l’enseignement supérieur, par un système de bourses d’État accordées à la majorité des étudiants des établissements d’enseignement supérieur, par l’enseignement scolaire en langue maternelle, par l’organisation, dans les usines, les sovkhozes, les stations de machines et de tracteurs et les kolkhozes, de la formation gratuite des travailleurs dans les domaines de la production, de la technique et de l’agronomie (Tvoi 2004, p. 25) ; Article 115. Le blason officiel de la RSSA komie est celui de la RSFSR, qui représente une faucille et un marteau en or disposés en croix, le manche vers le bas, sur un fond rouge, dans les rayons du soleil et encadrés par des épis, avec les inscriptions « RSFSR » et « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » dans les langues russe et komie, avec, en complément, sous l’inscription « RSFSR », en lettres plus petites, l’inscription « RSSA komie » en russe et en komi ; Article 116. Le drapeau officiel de la RSSA komie est celui de la RSFSR, constitué d’une étoffe rouge dans le coin supérieur gauche de laquelle, du côté de la hampe, est écrit en lettres dorées « RSFSR », et, au-dessous, en caractères plus petits, la mention « RSSA komie » en russe et en komi (Tvoi 2004, p. 31).

9 La Constitution de 1937 ne contient aucune clause posant le statut officiel de la langue komie à égalité avec le russe sur le territoire de la RSSA komie. Cette clause avait été écartée pendant la phase d’élaboration du projet de constitution de 1936 (Popov & Napalkov 2004, p. 38).

10 La Constitution suivante de la RSSA komie, adoptée en 1978, mentionnait le statut de la langue komie dans trois articles : L’article 39 (qui correspondait à l’article 92 de la Constitution de 1937), dans lequel la formule « enseignement scolaire en langue maternelle » était remplacée par « la possibilité d’un enseignement scolaire en langue maternelle » (Cypanov, p. 89) ; L’article 148 (article 82 de la Constitution de 1937) était rédigé comme suit : Les procédures judiciaires dans la RSSA komie se déroulent en komi, en russe ou dans la langue de la majorité de la population de la localité concernée. Les parties ne maîtrisant pas la langue de la procédure ont le droit de prendre connaissance pleine et entière des documents liés à l’affaire et de s’exprimer devant le tribunal dans leur langue maternelle, par l’intermédiaire d’un traducteur (Tvoi, p. 120) ; L’article 157 stipule que la devise « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » doit être écrite en russe et en komi.

11 Dans la loi de la RSSA komie du 21 mars 1980, l’article 39 a été supprimé. Seuls ont été conservés les articles 148 et 157.

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Le statut actuel de la langue komie

12 La politique ethnolinguistique mise en œuvre sur le territoire de la RSSA komie a été déterminée par de nombreux facteurs, notamment la composition nationale de la République. En quelques décennies d’autonomie komie au sein de la Fédération de Russie, la proportion des principales nationalités présentes sur le territoire s’est modifiée. En 1939, les Komis ne représentaient plus que 72,5 % de la population de la RSSA komie. Les changements ultérieurs de la composition nationale de la République sont présentés dans le tableau 1 ci-dessous.

Tableau 1. Proportion des Komis et des Russes dans la population de la République des Komis (d’après les recensements de la population, en pourcentage)

1959 1970 1979 1989 2002

Komis 30,1 28,6 25,3 23,3 25,2

Russes 48,6 53,1 56,7 57,7 59,6

(Nacional’nyj 2005, p. 39).

13 Du fait que les Komis se sont retrouvés minoritaires sur leur territoire traditionnel, la question de la préservation de leur langue et de leur culture s’est posée de façon particulièrement aiguë. À la fin des années 1980, le mouvement national komi a soulevé la question de la nécessité d’un soutien officiel à la langue et à la culture komies. Compte tenu de la nouvelle situation sociopolitique en Russie et dans la République komie, une politique officielle en matière de nationalités a commencé à être mise en place au sein de la République, et une attention particulière a été accordée aux questions relatives à la culture komie (Popov & Nesterova 2006, p. 51-52).

14 En mai 1992 fut adoptée une loi sur les Langues officielles de la république des Komis, qui prévoyait l’utilisation du komi et du russe à divers degrés sur le territoire de la République. La langue komie retrouvait ainsi un statut officiel.

15 En février 1994 fut adoptée la Constitution de la République des Komis. Le statut officiel du komi fut confirmé par l’article 67 : Les langues officielles de la République des Komis sont le komi et le russe. La République des Komis garantit aux peuples résidant sur son territoire le droit de conserver leur langue maternelle et la mise en place des conditions nécessaires à l’apprentissage et au développement de celle-ci (Tvoi 2004, p. 227).

16 L’article 3 de la Constitution est particulièrement important pour les Komis : Le peuple komi est la source du statut étatique de la République des Komis. La politique de l’État vise à soutenir et à développer la langue, la culture et le mode de vie du peuple komi, conformément aux normes et aux principes internationaux relatifs aux peuples autochtones (Tvoi 2004, p. 204).

17 Une confirmation du statut de la langue komie figure également à l’article 83, selon lequel le chef de l’État de la République des Komis doit prêter serment dans les deux langues officielles (Tvoi 2004, p. 236).

18 Avec quelques corrections introduites dans la version de 2002, la loi sur les Langues officielles de la République des Komis est toujours en vigueur aujourd’hui. Le contrôle de son application a été dévolu au ministère de la Politique nationale de la République

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des Komis (de 1994 à 2003, ministère des Questions nationales ; à partir de 2007, ministère de la Politique nationale ; entre 2003 et 2007, les questions nationales relevaient du ministère de la Culture et de la politique nationale). Des rapports sur l’application de la loi sont systématiquement présentés devant les collèges du ministère. Une différence importante du contrôle linguistique pour la période actuelle réside dans l’absence de sanctions sévères en cas de non-respect des dispositions de la loi. Le caractère plus doux, mesuré et civilisé de la mise en œuvre de la politique linguistique constitue un avantage et une condition nécessaire au maintien d’une relative stabilité des relations interethniques au sein de la République des Komis, qui compte aujourd’hui plus de cent nationalités.

19 En avril 1994 a été créée une commission de terminologie et d’orthographe (CTO) rattachée au ministère des Questions nationales. Si la commission de zyriénisation possédait un centre régional et des sous-commissions de district, mais aussi tout un réseau de représentants au sein des institutions, l’actuelle CTO est une structure non gouvernementale composée de 22 personnes. Mais l’importance de ces deux commissions est indéniable. Elles ont toutes deux contribué de façon considérable au développement de la langue komie et à l’élargissement réel de ses fonctions au niveau officiel. La CTO a été très active pendant huit ans, après quoi son activité s’est progressivement réduite et s’est même pratiquement interrompue entre 2004 et 2008. Elle a retrouvé un nouveau souffle au début de l’année 2009, après le renouvellement de sa composition et la révision de ses objectifs et de ses missions.

20 Aujourd’hui, tous les actes normatifs adoptés par les autorités de la République des Komis sont publiés dans les deux langues. Il existe une revue spéciale intitulée « Bulletin des actes juridiques des organes étatiques de la République des Komis » (en komi : Коми Республикаса государственнöй власьт органъяслöн индöд- тшöктöмъяс), qui alimente le portail Internet officiel de la République des Komis en langue komie.

21 La Constitution de la République des Komis a été traduite en komi, ainsi que les emblèmes officiels de la République. Les documents d’état civil sont rédigés dans les deux langues officielles, de même que les textes accompagnant les décorations décernées par les organes du pouvoir législatif et exécutif de la République, les diplômes des lauréats des prix d’État, les bulletins de vote pour les élections à différents niveaux. Aujourd’hui, tous les habitants de la Fédération de Russie peuvent adresser des demandes en komi aux autorités de la République et recevoir des réponses. Le komi est représenté de façon visible dans les enseignes des établissements et organisations, indépendamment de leur régime de propriété, ainsi que sur les plaques des rues et des places.

22 Conformément à l’article 9 de la loi sur les Langues officielles, les procédures judiciaires au sein de la République doivent être conduites en komi et en russe. Pourtant, dans la grande majorité des procédures, la préférence est donnée à la langue russe, sauf dans les cas où le procès est traduit en komi à la demande de personnes âgées.

23 Naturellement, du point de vue des résultats, la politique linguistique actuelle est très différente de celle des années vingt et trente du XXe siècle. E. A. Cypanov porte ainsi un jugement assez pessimiste sur l’efficacité de la politique actuelle : « L’utilisation du komi dans les administrations de l’État progresse avec une lenteur extrême, et les succès enregistrés dans ce domaine sont relativement modestes. On s’en rend compte tout particulièrement si l’on compare cette politique avec les mesures de

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« zyriénisation-indigénisation » des années vingt et trente, qui avaient été mises en œuvre très rapidement et de façon très efficace. Mais depuis lors, la composition nationale de la population s’est modifiée, la conscience nationale s’est affaiblie, des attitudes de rejet, d’indifférence ou de passivité à l’égard de sa propre nationalité sont apparues, et dans le choix de la langue de communication ou d’éducation des enfants prédomine aujourd’hui un pur et froid pragmatisme. L’utilisation du komi dans la sphère officielle se heurte à des difficultés financières et économiques. La difficulté principale est toutefois de nature psychologique, voire individuelle : les agents de l’administration ne veulent pas avoir affaire à la langue komie, et la majorité des fonctionnaires komis ne voient pas l’intérêt d’utiliser une seconde langue dans le cadre de leur travail (Cypanov 2006, p. 152).

24 Les causes de cette utilisation insuffisante et non systématique du komi dans la sphère officielle et les affaires sont complexes, mais, selon nous, les principales raisons sont une demande sociale insuffisante et l’absence d’incitation à utiliser la langue. Des mesures coercitives, telles que celles qui avaient été adoptées à l’époque de la zyriénisation, ne donneraient aujourd’hui aucun résultat, comme en témoigne éloquemment l’objection du Parquet de la République des Komis à l’égard de la proposition de quelques députés de rendre la connaissance du komi obligatoire pour les fonctionnaires. En la matière, on pourrait mentionner un exemple positif : le ministère de la Culture de la République des Komis a publié en 2008 des instructions selon lesquelles les agents des établissements publics culturels et artistiques qui connaissent le komi et l’utilisent dans le cadre de leur travail reçoivent une prime pouvant aller jusqu’à 25 % de leur salaire. Cette mesure a déjà produit des résultats relativement rapides et positifs.

Le statut du komi à la lumière des enquêtes sociologiques

25 En 2003, le ministère des questions nationales a lancé un suivi ethnolinguistique et sociologique pour mettre en évidence les problèmes concernant l’utilisation du komi sur le territoire de la République. Des enquêtes sociologiques sur un échantillon de population ont été réalisées en 2003 et 20065. Les chercheurs voulaient savoir comment le komi était utilisé dans la vie quotidienne, comment il était perçu par la population non komie et comment son statut social était évalué par les différents groupes de population. Ils ont pu également mettre en évidence le degré d’attachement de la population à l’égard de la langue komie. Dans une situation où la quasi-totalité de la population de la République maîtrise le russe (d’après le recensement de 2002, 98 % des Komis [Nacional’nyj 2005, p. 32]), les moyens permettant à la langue komie de conserver un statut élevé sont très limités.

26 Les enquêtes ont mis en évidence parmi les Komis une baisse du niveau de compétence active en komi (maîtrise de l’oral). La structure de la compétence se modifie : la proportion de personnes possédant une connaissance parfaite de la langue (c’est-à-dire qui sont capables de la parler, de la lire et de l’écrire) se réduit, tandis que la proportion de celles dont la compétence se limite à la compréhension augmente. Cette situation s’explique par le processus continu d’assimilation, mais aussi par la réduction naturelle de la génération qui avait été scolarisée en komi.

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27 Le komi continue à perdre du terrain dans la sphère professionnelle : en 2006, seuls 14,6 % des personnes interrogées l’utilisaient dans le cadre de leur travail. Il est davantage employé dans les relations interpersonnelles. Néanmoins, dans la sphère familiale, il est en train d’être évincé par le russe : seuls 26,9 % des Komis interrogés utilisent principalement le komi dans leur communication familiale.

28 Les enquêtes ont également montré que, malgré le rétrécissement du domaine d’emploi du komi dans la vie publique, le degré d’attachement de l’ensemble de la population à l’égard de cette langue est assez élevé. Ainsi en 2006, parmi les Russes, dont seule une faible proportion (5 ou 6 %) parle couramment le komi, 34 % ont déclaré souhaiter que leurs enfants et petits-enfants possèdent une connaissance active de cette langue (voir tableau 2).

Souhaitez-vous ou non que vos enfants ou vos petits-enfants connaissent le komi ?

Total Russes Komis

1. Oui, je souhaite qu’ils sachent parler et écrire le komi. 21,7 14,4 43,6

2. Oui, je souhaite qu’ils sachent parler et comprendre le komi. 23,8 19,9 36,2

3. Oui, mais il leur suffit de comprendre le komi. 17,0 18,5 12,3

4. Non, je ne vois pas la nécessité pour eux de connaître le komi. 26,9 34,3 4,3

5. Je ne sais pas répondre. 10,6 12,8 3,7

Total 100,0 100,0 100,0

Tableau 2. Opinion des Russes et des Komis sur leur désir que leurs enfants ou petits-enfants connaissent le komi (d’après les résultats de l’enquête de 2006, en pourcentage des personnes interrogées).

29 Le komi est présent à égalité avec le russe dans la signalétique des rues et des routes, ainsi que sur les plaques des établissements publics (conformément à la loi sur les Langues officielles). Cette pratique est approuvée par 65 % des Komis et 49 % des Russes. La présence d’informations internes en komi dans les lieux publics (magasins, gares, établissements publics) est soutenue par 54 % des Komis et 40 % des Russes. Compte tenu de la faible utilisation réelle du komi dans la sphère publique, les résultats de l’enquête révèlent un degré élevé d’attachement à l’égard de la langue komie, ce qui permet d’affirmer que le komi joue un rôle symbolique important dans l’identité régionale.

30 L’un des principaux moyens permettant d’assurer la conservation de la langue est l’enseignement de celle-ci dans les écoles. Le komi est, à l’heure actuelle, enseigné dans les écoles de la République des Komis en tant que langue maternelle (principalement dans les écoles rurales) et en tant que langue (officielle) non maternelle (de façon analogue aux langues étrangères). Mais le désir d’étudier le komi à l’école en tant que matière obligatoire est faible, y compris parmi les Komis. Cela s’explique par le fait que le komi est non seulement cantonné dans le domaine de la vie quotidienne, mais aussi supplanté dans les programmes scolaires par des matières plus populaires et par les langues étrangères. Alors qu’en 2006 34 % des Russes et 80 % des Komis souhaitaient que leurs enfants et petits-enfants possèdent une connaissance active du komi, seuls

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27 % des Russes et 58 % des Komis étaient favorables à l’enseignement obligatoire du komi dans les écoles en tant que langue nationale. Et cette fracture ne cesse de s’élargir.

31 La question du statut du komi inquiète au plus haut point l’élite intellectuelle autochtone. À cet égard, il est intéressant d’étudier la façon dont les étudiants komis en lettres et sciences humaines, qui constituent le noyau de l’élite culturelle, perçoivent le statut de leur langue. Une enquête a été réalisée en vue de mettre en évidence leur évaluation du prestige et de l’importance sociale du komi6.

32 Dans un premier temps, les problèmes ont été répertoriés conformément à la conception sociologique selon laquelle, dans le monde contemporain, les individus détiennent, d’après Bourdieu, diverses formes de capital : capital économique, social, culturel, symbolique, etc. Les aptitudes (ressources) constituent un capital fondamental, qui rapporte un certain « revenu », de même que l’argent investi dans un secteur de production rapporte à son propriétaire un revenu matériel. Plus une ressource rapporte un revenu élevé, plus la demande sociale de cette ressource est forte. Ainsi, une bonne connaissance de la langue officielle est incontestablement une ressource essentielle pour atteindre un niveau économique et un statut élevés. Si la langue d’un petit peuple acquiert dans un territoire autonome un statut officiel, son importance en tant que ressource doit également augmenter.

33 Les personnes interrogées lors de l’enquête étaient étudiants à la faculté des lettres de l’Université d’État de Syktyvkar (spécialité « philologie nationale »), à l’Institut pédagogique national komi (spécialité « professeur des écoles », avec spécialisation complémentaire « professeur de langue et littérature komies dans l’enseignement secondaire fondamental ») et au Collège pédagogique littéraire I. A. Kuratov de Syktyvkar (spécialité « enseignement dans les classes élémentaires », avec spécialisation en « enseignement de la langue et de la lecture komies à l’école élémentaire »). L’enquête a été réalisée auprès de 223 personnes.

34 L’écrasante majorité des personnes interrogées (94,6 %) étaient des jeunes filles, la part des garçons n’était que de 5,4 %. Du point de vue de l’appartenance nationale, 95 % se considéraient comme Komis et 5 % comme Russes. 71,7 % avaient pour langue maternelle le komi, et 24,7 % le komi et le russe à égalité.

35 La question principale de l’enquête était : « Connaître le komi confère-t-il du prestige ? » Les sondés avaient la possibilité de répondre de façon univoque à la question (par « oui » ou par « non ») et/ou d’expliquer leur point de vue sous forme libre sur une feuille séparée.

36 La majorité des étudiants (52 %) ont répondu que la connaissance du komi était source de prestige. Mais comment comprenaient-ils la notion de prestige de la langue ? La réponse à cette question a pu être trouvée en analysant le contenu des opinions écrites.

37 Le plus souvent (dans 28,9 % des cas), le prestige de la connaissance du komi est rattaché à l’existence de la République des Komis en tant que sujet de la Fédération de Russie, qui confère à la langue un poids particulier. Dans une telle situation, la langue acquiert un statut politique, devient en quelque sorte un symbole de l’appartenance à la communauté régionale. C’est pourquoi on lit souvent, parmi les réponses, des affirmations telles que : « C’est une honte de ne pas connaître la langue du peuple komi », « Puisque nous habitons dans la République des Komis, connaître le komi est

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source de prestige » ou « Tous les habitants de la République des Komis devraient connaître le komi. »

38 En seconde position (20 %), on trouve le point de vue selon lequel « connaître sa langue maternelle apporte du prestige ». Indéniablement, la connaissance de sa langue maternelle renforce l’identification et donne un sens particulier aux choix professionnels des personnes interrogées. Les étudiants expliquent : « Je suis fier de ma langue maternelle, je la parle dans la vie quotidienne, cela ne me gêne pas de parler komi dans les lieux publics », « Il ne faut pas avoir honte de sa langue maternelle », « Nous devons être fiers d’avoir notre propre langue », « Connaître notre langue maternelle, c’est notre fierté ».

39 En troisième position (16,7 %), le prestige de la connaissance du komi est lié à la foi un peu irrationnelle dans l’idée que la connaissance de toute autre langue en plus du russe accroît le capital culturel d’une personne, témoigne d’une certaine richesse spirituelle et intellectuelle : « Il est prestigieux d’être bilingue », « Plus on connaît de langues, mieux c’est », « À notre époque, les gens qui connaissent plusieurs langues sont davantage recherchés par les employeurs », « La connaissance de toute langue finit toujours par être utile ». Dans cette croyance irrationnelle qu’il est prestigieux d’être bilingue réside une ressource potentielle de la langue. Par exemple, de nombreux étudiants pensent qu’en dehors de la République des Komis (dans les autres régions de Russie), le komi est considéré comme une langue étrangère, ce qui accroît la ressource intellectuelle des locuteurs de cette langue. Certains pensent que cela augmente leurs chances de trouver du travail. L’appartenance du komi à la famille des langues finno- ougriennes fait naître le sentiment d’un lien avec le monde extérieur.

40 La quatrième raison (15,6 %) du prestige de la langue komie est son importance en tant que ressource professionnelle pour un individu. Ainsi, certains écrivent : « La connaissance du komi m’a aidé à choisir un métier, a élargi mes possibilités professionnelles ». Ils se déclarent convaincus que « cela peut aider aussi plus tard à avoir des perspectives professionnelles intéressantes ». En même temps, les étudiants ont conscience du caractère limité de leurs débouchés potentiels. En effet, il n’existe pas beaucoup de postes dans la République nécessitant la connaissance du komi.

41 Les sondés distinguent dans le prestige de la langue komie un aspect individuel, en particulier pour eux-mêmes en tant qu’étudiants, et un aspect social. L’importance sociale du komi, comme on pouvait le supposer, a été jugée faible. 47,5 % des personnes interrogées ont estimé qu’elle était « insuffisante », et 17 % qu’elle était « faible ». Peut- être pour cette raison, près d’un tiers doutent que leurs enfants auront une connaissance du komi aussi bonne que la leur. À la question portant sur les perspectives de la langue komie au sein de la République, 33,2 % ont répondu que la langue « disparaîtrait progressivement », et 41,7 % qu’elle « resterait au niveau actuel ».

42 La faible importance sociale du komi est confirmée par l’évaluation insuffisante des perspectives professionnelles qu’elle ouvre : l’enseignement du komi dans les écoles (comme langue maternelle ou non), la recherche scientifique et la littérature en komi n’ont qu’une ampleur très limitée ; de même, rares sont ceux qui peuvent trouver un emploi avec le komi à la télévision, à la radio (il n’y a que très peu de postes), et il est tout à fait exceptionnel que la connaissance du komi soit exigée pour occuper un poste de fonctionnaire.

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43 Si le prestige du komi pour les étudiants eux-mêmes ne fait aucun doute, sur les plans professionnel, culturel, spirituel et identitaire, son prestige social est érodé, limité dans l’espace, et écartelé entre deux réalités : celle dans laquelle le statut de la langue est élevé, et une autre dans laquelle ce statut est bas. L’une des personnes interrogées écrit : « Cela dépend dans quelle compagnie l’on se trouve : si l’on est en compagnie de gens qui connaissent et travaillent avec la langue et la littérature komies, alors elle [la langue komie] est prestigieuse, mais si les gens ne sont pas du tout liés à la langue komie, alors elle ne l’est pas du tout. Dans les lieux publics, les gens qui entendent une conversation en komi se retournent et vous jettent des regards réprobateurs. »

44 Les étudiants sont nombreux à penser qu’il est mal vu de parler komi dans les lieux publics. L’enquête a confirmé l’hypothèse selon laquelle le sentiment de honte de nombreux étudiants parlant komi est dû au fait que, dans la conscience sociale, le komi est associé à la ruralité (la majorité de la population komie de la République habite à la campagne). Comme le niveau de vie à la campagne est incomparablement plus bas qu’en ville, le statut des ruraux est socialement moins valorisé.

45 L’existence de ces deux réalités est perçue assez nettement par les étudiants, mais fait l’objet d’évaluations légèrement différentes. Les personnes interrogées élaborent des stratégies d’interaction différentes dans leurs contacts avec chacune de ces deux réalités. En témoigne par exemple l’affirmation suivante : « Connaître le komi est prestigieux. Quand je regarde la télé avec des amis russes, c’est agréable. On regarde la chaîne komie et mes amis me demandent de traduire, et je le fais volontiers. » Autre affirmation : « De nos jours, ce n’est pas prestigieux, parce que les gens qui parlent en komi sont une offense pour les autres. C’est très gênant, et beaucoup de gens n’osent pas parler leur langue maternelle. » Le choix ou le rejet d’une stratégie de coopération dépend apparemment de la vision du monde des étudiants, de leur éducation, et de leur expérience personnelle de l’interaction.

46 La question du statut officiel et social du komi doit être envisagée dans le contexte de l’histoire de l’évolution du peuple komi au XXe siècle, processus dont elle est indissociable. Dans les années 1920, le komi remplissait réellement toutes les fonctions sociales sur le territoire autonome des Komis : plus de 90 % de la population parlait le komi, et la politique du gouvernement central soutenait l’utilisation de la langue locale dans la pratique sociale et politique. Avec les changements politiques dans le pays, mais aussi du fait des changements démographiques au sein de la République, le statut social du komi est devenu peu à peu purement formel. Le russe occupe depuis longtemps la place principale dans tous les aspects de la vie de la République, et la population komie est devenue bilingue.

47 À la suite des mutations du début des années 1990, le komi a été rétabli au rang de langue officielle. Mais cela s’est produit alors que les conditions démographiques, linguistiques et culturelles étaient déjà en train de changer. L’enquête a mis en évidence que le komi au sein de la République ne fait pas l’objet d’une demande, comme le voudrait son statut de langue officielle. La question reste ouverte de savoir dans quelle mesure il est possible de modifier le système de soutien au statut officiel du komi dans une situation où son importance sociale se réduit.

48 Les enquêtes ont montré qu’un facteur essentiel pour préserver le statut de langue officielle, et par là même les mesures de soutien à la langue au niveau de la République, est le statut même de la République en tant que sujet de la Fédération de Russie. Des possibilités résident également dans le soutien et le développement de l’enseignement

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du komi à l’école en tant que langue maternelle et non maternelle, et dans l’élargissement de l’emploi du komi dans la sphère professionnelle. Le komi demeure également un symbole culturel de l’identité régionale. L’élévation de l’importance du komi en tant que ressource est indéniablement du ressort des autorités politiques de la République.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. En russe : Коми областной комитет Российской коммунистической партии (большевиков) « Comité de l’oblast komi du Parti communiste de Russie (bolchevik) ». 2. En russe : Областной исполнительный комитет – l’instance la plus élevée du pouvoir exécutif sur le territoire du district autonome komi. 3. Ce terme désigne l’introduction de la langue komie (zyriène) dans la vie publique et politique du district, version komie de la politique d’indigénisation (коренизация). 4. La région autonome komie fut transformée en République socialiste soviétique autonome komie (RSSA komie) en 1936. 5. Le groupe de recherche était composé en 2003 de R. I. Zubova, A. K. Konjuhov, O. Ju. Kuzivanova, N. S. Sergieva, E. A. Cypanov et en 2006 de A. K. Konjuhov et O. Ju. Kuzivanova. 1 295 personnes ont été interrogées. Les résultats de l’enquête ont été publiés partiellement dans

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l’ouvrage Finno-Ugric Ethnicities in Russia: Yesterday, Today, and Tomorrow, Alexey K. Konuykhov, ed., Syktyvkar, 2009, pp. 154-188. 6. Enquête réalisée en mars-avril 2009 par O. Ju. Kuzivanova et M. S. Fedina.

RÉSUMÉS

Cet article dresse un aperçu historique de la question du statut officiel de la langue komie au sein de la République des Komis (Fédération de Russie) et évalue la situation ethnolinguistique actuelle. La période couverte va des années 1920, qui ont vu le komi occuper une position dominante sur le territoire autonome des Komis, jusqu’à la fin du xxe siècle, où le komi, en raison de toute une série de circonstances, a perdu sa position sociale. Ce travail s’appuie sur des sources historiques, des données démographiques et les résultats d’enquêtes sociologiques. Il s’interroge sur les ressources sociales qui permettraient de préserver la position du komi dans une situation où les Komis sont minoritaires, bilingues russe-komi et où le statut social du komi est bas.

The article reveals the historical aspects of the question of the Komi language’s official status in the Komi Republic (Russian Federation) and analyses the present ethno-linguistic situation. The article covers the period from 1920-s, when the Komi language had a dominant position in the Komi autonomy, to the end of 20th century when the public positions were lost for a number of reasons. The authors use historical documents, demographical data and the results of sociological researches. The article puts the question about the possible resources for the preservation of Komi language’s positions in the conditions of Komi people’s minority, bilingualism and low public status of Komi language.

В статье раскрывается история вопроса государственного статуса коми языка в Республике Коми (Российская Федерация) и даётся оценка современной этнолингвистической ситуации. Хронологически охваты-вается период с 1920-х гг., когда коми язык на территории Коми авто-номии занимал лидирующие позиции, до конца XX в., когда коми язык в силу ряда обстоятельств потерял общественные позиции. Авторы ис-поль¬зуют исторические документы, демографические данные, резуль-таты социологических исследований. Ставится вопрос о возможных со- циаль¬ных ресурсах сохранения позиций коми языка в условиях мало- чис¬лен¬ности коми народа, коми-русского билингвизма коми населения и низкого общественного статуса коми языка.

Уджын видлалöма история боксянь Коми Республика мутасын (Россия Федерация) коми кывлöн канму тöдчанлун да öнiя кадся этнолингвистика ситуация. Хронология боксянь шымыртöма кадколаст 1920 вояссянь, кор коми кыв Коми автономия мутасын вöлi медшöр кывйöн, XX нэм помöдз, кор коми кыв уна помка вöсна воштiс ассьыс тöдчанлунсö. Авторъяс вöдитчöны история документъясöн, демография мыччöдъясöн, социология туялöмъяслöн бöртасöн. Шöр юалöмъясысь öтиöн лоö коми йöзлöн ичöт лыд дырйи, коми йöзлöн комиа-роч билингвизм дырйи да коми кывлöн войтыр костын ичöт тöдчанлун дырйи коми кывлысь тöдчанлунсö кыпöдысь вермана социальнöй позянлунъяс.

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INDEX

Mots-clés : statut de la langue, indigénisation, zyriénisation, bilinguisme, démographie nomsmotscles Komis, Russes disciplines russe, komi Index géographique : Komi (République), Fédération de Russie Thèmes : histoire Keywords : language status, indigenisation, zyrianisation, Bilingualism, Demography, Komi republic, Russia Federation, Komi, Russian, Russians

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Le facteur ethnolinguistique dans la mobilisation ethnique des peuples finno-ougriens du nord-est de la Russie (sur la base du carélien et du komi)

Роль этнолингвистического фактора в процессе этнической мобилизации у финно-угорских народов европейского Севера России Россия европаса войвыв финн-угор войтырӧс ӧтувтӧмын да зумыдмӧдӧмын чужан кывъяслӧн тӧдчанлун

Natalya. A. Nesterova

1 Le fonctionnement et le développement dans tous domaines de la langue vernaculaire, le droit de l’utiliser sans contraintes – voilà l’une des questions clés pour tout peuple, quelle que soit sa taille ; la langue est le facteur fondamental qui cimente la communauté et qui détermine le processus de préservation du peuple. Il est clair que la perte de la langue est le début de la disparition d’un peuple (ou d’une ethnie) ; elle marque une crise majeure dans sa reproduction ethnique.

2 Quand nous étudions le développement des peuples finno-ougriens du nord de la Russie, on ne peut faire l’économie d’une analyse de la question linguistique, dans la mesure où, dans un État multinational, la langue devient un facteur non seulement culturel, mais politique, qui détermine dans son ensemble le développement ultérieur du pays, qui pèse sur la résolution des problèmes de la mise en place de l’État lui-même dans la communauté pluriethnique et des relations au sein de la Fédération et de la communauté internationale. Nous en trouvons un exemple dans les processus à l’œuvre dans les régions habitées par les peuples finno-ougriens du nord de la Russie d’Europe, les Komis, les Caréliens, les Vepses et les Finnois, dans les périodes historiques des

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années 1920-1930 et 1990, c’est-à-dire aux moments de plus grande intensité des processus ethnopolitiques, ethnoculturels et ethnodémographiques.

3 Les années 1920 sont le moment où, en conséquence de la mise en œuvre de la politique soviétique des nationalités, fondée sur le principe du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », se mettent en place pour une partie considérable des peuples de la Russie actuelle les autonomies territoriales sur base nationale. C’est ainsi que l’autonomie a dû être octroyée, entre autres, aux peuples finno-ougriens du nord de la Russie d’Europe, aux Komis et aux Caréliens. À son tour, l’autonomie carélienne s’est étendue aux Vepses et aux Finnois qui résidaient dans la région. Les autonomies permirent de mettre en œuvre « une soviétisation réelle de ces régions ; ces dernières furent transformées en terres soviétiques, étroitement liées à la Russie centrale dans un État unique », ce qui était impossible « sans une large scolarisation dans les localités, sans constituer des tribunaux, une administration, des organes de pouvoir… sans des personnes connaissant les coutumes et la langue de la population » (Staline 1943, p. 359). Ce processus était caractérisé par l’absence d’écriture pour la plupart des langues des peuples nouvellement autonomes, dont, les Komis, les Caréliens et les Vepses. La toute première tâche de la politique nationale soviétique fut de construire une langue pour les populations qui n’avaient pas de langue écrite.

4 C’est ce phénomène qui a été désigné par le terme « politique nationale linguistique », partie intégrante de la politique nationale : c’est la régulation consciente de la part de l’État des processus linguistiques en relation avec les différentes couches de la population et liée au « choix des formes et des méthodes de gouvernance, et ce non seulement dans le domaine de la construction culturelle » (Nenarokov 1990, p. 3 ; Isaev 1979, p. 7-10). À son tour, le mécanisme le plus efficace de mise en œuvre de la politique nationale était l’école nationale, qui permet une reproduction totale, ainsi que le fonctionnement et l’approfondissement des normes de la langue littéraire unique de chaque peuple. Dans les deux premières décennies de l’époque soviétique, l’enseignement fut assuré à l’école primaire en soixante langues, dont le komi, le finnois, le carélien et le vepse. Les premiers documents normatifs, qui ont posé les bases de l’école soviétique nationale furent adoptés le 31 octobre 1918. C’est dans « Des écoles des minorités nationales » que l’on trouve l’une des premières définitions de l’école nationale : « On appelle école nationale une école qui dessert une minorité qui se distingue du reste de la population par sa langue et par ses particularités dans la vie quotidienne. L’enseignement s’y fait dans la langue maternelle des élèves. De plus, ils étudient la littérature et l’histoire de leur peuple aux deux niveaux de l’unique école unique et de l’école supérieure » (Rodnye 2000, p. 14).

5 Il ne faut pas oublier que les peuples autochtones de Russie, qui formaient des communautés ethniques, étaient au début du XXe siècle des ethnies profondément paysannes, ce qui à son tour explique qu’ils soient restés en marge des processus politiques et sociaux. Dans ces conditions, on peut difficilement souscrire à la thèse de l’historiographie soviétique d’après laquelle les populations « des périphéries nationales » ont été associées « massivement et activement » à la construction nationale dans l’État, ne serait-ce que du fait de l’absence d’un sens entièrement formé de conscience ethnique de masse. D’après l’expression imagée et à notre avis adéquate de l’historien anglais E. Carr, il s’est produit un « alignement » venu d’en haut ; car « peu nombreux étaient les peuples qui disposaient d’une intelligentsia d’une certaine ampleur, ou d’une classe qui aurait pu devenir dirigeante », et également « en raison de

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la faiblesse des ressources et de l’expérience des groupes qui s’étaient vu donner l’autonomie » (Carr 1990, p. 297).

6 En 1920, c’est E. Gylling, dirigeant du mouvement ouvrier finlandais, qui prit l’initiative de créer la « Commune carélienne des travailleurs1 ». Son plan prévoyait de résoudre simultanément trois problèmes : préparer une nouvelle insurrection révolutionnaire en Finlande, neutraliser les efforts des Finlandais blancs pour occuper la Carélie orientale et satisfaire les exigences nationales des Caréliens. Ceci détermina la position particulière de l’autonomie carélienne dans le système de la fédération soviétique dans les années 1920 et dans la première moitié des années 1930, dont la manière d’aborder la question de la langue. Ainsi, manifestement, la création de l’autonomie carélienne avait pour tout premier objectif de répondre à une situation politique, plus précisément aux relations entre la Russie soviétique et la Finlande, car dans les projets de cette dernière, l’annexion de la Carélie occidentale à la Finlande était tout à fait d’actualité. La politique linguistique appelée « carélisation » avait fait le choix de la conception dite de la langue « carélo-finnoise », qui impliquait l’extension du finnois à tous les domaines de la vie sociale (entre autres en raison des difficultés rencontrées dans la mise en place d’une langue littéraire carélienne unique du fait de l’existence de différents dialectes caréliens – le livvi et le lude).

7 En Carélie, le finnois a fonctionné longtemps dans toutes les sphères de la vie sociale, y compris dans les organes de gouvernement ; et il est ainsi devenu langue d’enseignement dans le système d’éducation. La « carélisation » laissa place à la « finnisation », ce qui n’empêcha pourtant pas par la suite le développement de l’autonomie carélienne.

8 Dans ces conditions, l’introduction du finnois dans les années 1920 était sans doute la décision optimale, qui a permis de consolider les dialectes caréliens, en éliminant les obstacles au fonctionnement de cette langue dans la communication quotidienne. Plus tard, les plus hautes autorités du pays, pour faire contrepoids à l’influence de la politique des « émigrés finnois rouges », prirent la décision politique d’élaborer une langue littéraire carélienne en Carélie ainsi que chez les Caréliens de Tver, dans l’oblast de Moscou, de même qu’une langue vepse dans le rajon de Šeltozero en Carélie, ainsi que dans les oblasts de Leningrad et de Vologda. Mais la formation des langues littéraires carélienne et vepse ne fut pas menée à bout ; de ce fait, ces langues ne connurent aucun développement fonctionnel. Pendant une longue période, jusqu’au milieu des années 1950, le finnois fut confirmé, aux côtés du russe, comme langue officielle (à l’exception de la période 1939-1947, période compliquée dans les relations entre l’URSS et la Finlande et période de guerre, Levkoev 1992).

9 La situation dans le cadre de l’autonomie komi s’avéra être un peu différente, avec le processus de « zyriénisation » (ou « komisation »). La mise en place des normes d’une langue littéraire komie fut plutôt réussie. La base dialectale de la langue littéraire fut choisie facilement, ce fut le dialecte de la Haute Vyčegda. L’alphabet komi fut établi en 1918, alors que se mettait en place l’école nationale à différents niveaux avec enseignement en komi, avec le développement d’une littérature didactique répondant entièrement aux besoins. Le komi fut également intégré dans tous les domaines de la vie sociale : théâtre, édition, médias. En 1924, au IVe congrès des Soviets de l’oblast komi, la langue komie, aux côtés du russe, fut confirmée dans son statut de langue d’État. Mais finalement, dans la constitution de l’ASSR Komie de 1937, il n’était pas fait mention du caractère officiel de la langue komie. Il est curieux de constater qu’en

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même temps, dans la constitution de l’ASSR de Carélie de 1937, le finnois et le carélien se voyaient attribuer certaines fonctions de langues officielles (Popov, Nesterova 2000).

10 Dans les deux cas, ce qui est en jeu, c’est un contexte politique plus large : le processus d’« indigénisation » dérivé de la ligne du XIIe congrès du PCR(b) pour stimuler les particularités nationales des peuples de la Fédération de Russie. L’idée derrière cette ligne était de renforcer l’alliance du « prolétariat grand-russe » avec la « paysannerie d’autres nationalités ». La tendance à s’appuyer sur la « nouvelle bureaucratie des minorités nationales » (Trotskij 1990, p. 39), qui avait émergé dans le cadre de l’indigénisation, aurait permis de maintenir le compromis avec la paysannerie malgré l’accroissement des tensions nationales, ce qui aurait préservé la stabilité du régime. C’est ainsi que la politique nationale est devenue un maillon central de ce qu’on a appelé la « bureaucratie des minorités nationales », ainsi que de la solution des problèmes évoqués ci-dessus dans la gouvernance du jeune État soviétique.

11 Qui plus est, en Carélie, la question nationale, résolue par la diffusion de la langue « finno-carélienne » (plus précisément finnoise), était associée au problème du développement social et économique, que l’on envisageait de résoudre en associant à l’exploitation des ressources naturelles les émigrés finnois au Canada et aux États-Unis, spécialistes hautement qualifiés dans le l’industrie forestière (Levkoev 1992, Takala 2002).

12 C’est la mise en valeur des ressources naturelles qui provoqua, dans les régions habitées par les peuples autochtones du Nord dans leur ensemble, des changements ethnodémographiques considérables, tout d’abord pour les peuples finno-ougriens du Nord européen. Dans les années 1930, la République komie aussi bien que la Carélie connurent un développement considérable de l’industrie forestière et un peu plus tard, en République komie, du charbon et du pétrole. De toute évidence, les ressources en main d’œuvre du côté de la population autochtone ne permettaient pas une exploitation industrielle sur grande échelle. Le problème fut résolu grâce à l’association massive de main d’œuvre venue de l’extérieur, ce qui fut réalisé sans tarder, entre autres en installant des branches du GOuLAG, particulièrement nombreuses en terre komie.

13 Les années 1940-1960 furent caractérisées pour les deux républiques par des rythmes d’urbanisation extrêmement élevés, processus qui toucha largement la population rurale. Dans la République komie, le niveau d’urbanisation et de migration intérieure était plus élevé que dans toutes les autres zones autonomes de la Russie. Toutes les villes devinrent des agglomérations avec une prédominance de la population russe. Ceci, à son tour, créa les conditions pour l’assimilation de la population locale. En République de Carélie, les mutations ethnodémographiques aboutirent à réduire régulièrement le poids des Caréliens, des Vepses et des Finnois (malgré un flux d’émigration finnoise). Il faut ajouter à cela une assimilation active par le canal des mariages mixtes, mais aussi les cas de renoncement volontaire aux langues maternelles, destiné à donner accès à l’enseignement professionnel hautement qualifié, qu’il était impossible de suivre dans ces langues.

14 À la fin des années 1950, la population des républiques est entièrement polyethnique, y compris dans les localités rurales, qui étaient la sphère de vie et de reproduction traditionnelle des ethnies autochtones finno-ougriennes.

15 Les années 1940-1980, dans le pays en général comme dans les républiques autonomes, furent une période compliquée et contradictoire. D’une part, elle est caractérisée par

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des succès indiscutables, mais d’autre part par des signes tout aussi indiscutables de stagnation et des facteurs de régression. Ceci est tout particulièrement manifeste dans le domaine des relations interethniques. Alors que la composition de la population de la république avait considérablement changé, des processus ethnodémographiques et ethnolinguistiques objectifs se virent aggravés par des orientations de politique nationale particulièrement subjectivistes et irréfléchies. La structure polyethnique de la population des deux républiques devint un facteur important d’intégration socioculturelle et linguistique des groupes ethniques. Dans la République komie, d’après les données du recensement de 1959, les Komis représentaient 30,1 % ; le groupe ethnique le plus important était celui des Russes, 48,6 %, alors que les autres nationalités représentaient 21,3 %. Les données des recensements témoignent également de l’augmentation considérable du nombre et du poids relatif de la population de nationalité komie, pour qui la langue maternelle et l’identité nationale ne correspondent pas : en 1970, 13,4 % des Komis se considéraient Russes par la langue ; en 1979 ils étaient près de 20 %, en 1989, 25,7 %, et, en règle générale, ce sont des jeunes. La situation est encore plus inquiétante chez les Caréliens, les Finnois et les Vepses de Carélie : si en 1939 la nationalité et la langue maternelle coïncidaient pour 96 % des Caréliens, en 1959 ce pourcentage était de 81 % et en 1989 seulement de 51,5 %. D’après le recensement de 1989, 58,5 % des Finnois se considèrent linguistiquement comme Russes, et le pourcentage est à peine inférieur pour les Vepses. On le constate, la perte de la langue maternelle en Carélie a pris un caractère massif. Avec le développement des processus d’assimilation linguistique, le bilinguisme russe-langue nationale, qui était un trait caractéristique des autochtones aussi bien en terre komie qu’en Carélie, a été systématiquement remplacé par le monolinguisme, par la domination du russe. Ce phénomène s’accompagne d’une baisse de l’utilisation fonctionnelle des langues nationales, de la restriction des domaines sociaux où elle fonctionne, de son déclin dans la vie quotidienne et familiale.

16 Dans l’ensemble, dans la période entre deux recensements (1926-1989) en République komie, même si l’on assiste à une augmentation du nombre des Komis (de 191 200 à 291 500 personnes), leur poids relatif dans la composition ethnique de la population a baissé jusqu’à 23,3 %. Avant le recensement de 1989, en Carélie, les Caréliens représentaient 10 %, les Finnois 2,3 %, les Vepses moins de 1 %. Pour tous les peuples énumérés, le poids relatif de la population jeune a baissé et, au contraire, la part de la population âgée a augmenté. Ces indicateurs témoignent de l’émergence de problèmes de reproduction démographique chez les ethnies finno-ougriennes (Klementev 2007, Popov, Nesterova 2000).

17 Ainsi, avec les changements historiques qui ont eu lieu au XXe siècle, les peuples autochtones qui ont donné leur appellation aux républiques – les Komis et les Caréliens – et en Carélie, les Vepses et les Finnois d’Ingrie, forment des minorités ethniques sur leurs terres historiques. Ce facteur a eu un effet certain sur la transformation des modèles de politique linguistique nationale dans les régions.

18 Comme nous l’avons déjà fait remarquer, la dimension ethnolinguistique de la politique linguistique nationale se manifeste le plus pleinement dans les systèmes d’éducation et en particulier, dans l’école nationale d’éducation générale où se transmettent les normes de la langue littéraire.

19 Chez les Komis, comme en Carélie, les écoles nationales sont avant tout des écoles rurales. Il y a cependant quelques différences sensibles. Tout d’abord, pour les écoles

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carélo-finnoises, la question n’est pas particulièrement politisée, même si le mécanisme n’y est pas moins mis en œuvre par le canal d’une décision politique. Deuxièmement, l’école komie avait un matériau de base autrement solide. Il suffit de noter que dans les années d’après-guerre, il y fonctionnait 278 écoles primaires, 62 écoles secondaires incomplètes, et six écoles secondaires komies et russo-komies, le komi étant langue d’enseignement pour 34 700 apprenants. Dans les années 1920-1930, le komi, avec le russe, avait le statut de langue nationale et c’est à cette période que remonte la formation de la langue littéraire unique, langue dont les fonctions sociales étaient bien développées. De plus, la situation ethnodémographique et ethnolinguistique était plus favorable qu’en Carélie.

20 La situation des écoles nationales dans toutes les régions autonomes s’est aggravée considérablement avec l’adoption, en 1950, de la loi sur l’école. En effet, l’article 15 de la loi conférait aux parents le droit de choisir l’école dans laquelle inscrire leurs enfants, et donc la langue d’enseignement.

21 Ainsi, de facto, quelques années seulement après l’entrée en vigueur de la loi, a commencé le processus de disparition (ladite « autoliquidation ») des écoles nationales (Popov 1993, p. 69-81).

22 Ainsi, au milieu des années 1980, dans le milieu des peuples autochtones des Républiques de Komi et de Carélie, la situation témoignait d’une intensification de la perte des repères identificateurs ethniques, liée à la persistance de problèmes nationaux non résolus et, en conséquence, le développement de la langue et de la culture a été ralenti, phénomène aggravé par l’assimilation en cours. Ceci a été possible entre autres, car les problèmes non seulement politiques, mais aussi ethnoculturels dans le domaine des relations interethniques ne reposaient sur aucune base juridique et n’étaient guère régulés par l’État. La situation était aggravée par les travers de la gestion centralisée dans tous les domaines, qui ignorait les intérêts, les coutumes et les particularités de la vie économique des populations autochtones. La négligence par l’État des intérêts des régions et des populations les habitant a exaspéré les sentiments nationaux, a donné une impression de remise en cause des droits des peuples, et d’inégalité dans les possibilités de chaque peuple au développement. Si nous tenons compte de tout ce qu’a coûté au XXe siècle la politique agricole (surtout la collectivisation et la politique des « villages sans perspectives »), et le fait que le village est le milieu traditionnel des Finno-ougriens, on peut constater que les relations interethniques en pays komi aussi bien qu’en Carélie (comme d’ailleurs dans tout le pays) ont souffert une crise gravissime et avaient objectivement besoin d’être réformées.

23 L’analyse ci-dessous permet de confirmer que c’est bien le caractère et la spécificité de la construction linguistique qui ont conditionné les particularités du développement et de l’activité des mouvements nationaux des peuples finno-ougriens en République komie et en Carélie. C’est le problème de la perte d’identification ethnique qui a suscité l’inquiétude des mouvements nationaux. Mais la nature de la question et la manière dont elle se posait chez les Finnois d’Ingrie, les Komis, les Vepses et les Caréliens, différait ne serait-ce qu’en raison de traditions historiques différentes dans le développement des langues nationales dans la période soviétique.

24 Les changements radicaux dans la vie politique et sociale du pays à la fin des années 1980 ont offert une issue aux problèmes qui s’étaient accumulés pendant des décennies dans le domaine des relations interethniques. Les transformations

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démocratiques dans la société en Russie ont formé le point de départ d’une nouvelle étape de la construction nationale. L’une des manifestations les plus éclatantes est la tendance des mouvements nationaux à s’organiser spontanément : ils ont mis à l’ordre du jour les problèmes les plus pressants, dont les questions liées à la langue maternelle, à l’école et à la culture nationales.

25 Chez les Finnois d’Ingrie, compte tenu de la résolution relativement favorable de la question nationale et du fait qu’au XXe siècle l’école avait fonctionné en finnois, la question clé à résoudre dans le domaine de l’identification ethnique était celle du rétablissement de la justice historique à l’égard des Finnois d’Ingrie déportés par la contrainte de leurs terres (dans l’oblastde Leningrad) pendant les répressions staliniennes. Pour la plupart des Finnois d’Ingrie vivant aujourd’hui en Carélie, la république est devenue « une deuxième patrie ».

26 Le mouvement national des Finnois d’Ingrie a commencé à se former en 1988, et a débouché sur l’établissement de l’Union ingrienne des Finnois de Carélie (le 18 février 1989). En 1993 fut formée en Carélie une autre organisation de Finnois d’Ingrie, le « Mouvement populaire ingrien pour la renaissance » (« Inkerin virkoaminen »). Les principales tâches de ces deux organisations, nonobstant certaines différences d’approche des problèmes généraux, étaient de créer une base juridique pour la réhabilitation pleine et entière du point de vue politique, économique et territorial des Finnois d’Ingrie en tant que peuple à part, autonome ; elles voulaient obtenir la création, sur les territoires ingriens dans l’oblast de Leningrad, d’un territoire autogéré des Finnois d’Ingrie, et faire adopter un programme gouvernemental pour son développement, etc. On voit bien dans l’activité de ces organisations que la question de la renaissance de la langue et de la culture étaient secondaires, alors même que la Finlande intervenait activement dans le traitement des problèmes socioéconomiques des Finnois d’Ingrie jusqu’à leur permettre de s’installer dans le pays (Ingermanlandskie 2006, p. 10).

27 Dans le même temps, le problème de la préservation de la langue, chez les Caréliens et les Vepses, était pratiquement assimilé à celui du maintien de l’identité ethnique. La question clé, sur laquelle se sont concentrés tous les efforts, dans le cadre de la mobilisation ethnique des Vepses et des Caréliens, a été la mise en place de l’écriture de ces langues littéraires, sa préservation et son développement.

28 Les problèmes culturels et linguistiques, sociaux et économiques des Caréliens et des Vepses furent discutés dans deux conférences interinstitutionnelles organisées à Petrozavodsk : « Les Vepses : les problèmes du développement de l’économie et de la culture dans le cadre de la perestroïka » (octobre 1988) et « Les Caréliens : ethnie, langue, culture, économie et voies de développement dans le contexte de l’amélioration des relations interethniques en URSS » (mai 1989). Leurs décisions ont donné un fondement à la renaissance ethnolinguistique des peuples, et ont contribué à préserver et développer l’héritage culturel et linguistique. Entre bien d’autres problèmes urgents, mentionnons le rétablissement d’une langue écrite, la préparation d’outils d’enseignement, l’organisation de l’enseignement de la langue dans les institutions préscolaires et dans les écoles, le recrutement des enseignants. C’est pendant les travaux de la deuxième de ces conférences qu’a été créée l’Association pour la culture carélienne (le 25 mai 1989), rebaptisée plus tard « Union du peuple carélien ». Le 27 juillet 1989 a été fondée l’Association pour la culture vepse (Caréliens 2005).

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29 Il faut préciser que les efforts principaux des mouvements nationaux des Caréliens et des Vepses tendaient à créer un modèle de mobilisation linguistique défini conventionnellement comme « modèle de préservation culturelle » et « modèle juridique ».

30 Le modèle de préservation culturelle mettait l’accent sur la constitution des prérequis pour le passage d’une tradition linguistique orale à une culture écrite, principal enjeu pour les mouvements nationaux carélien et vepse. Il fallait choisir un alphabet, établir des normes écrites, des abécédaires, d’autres manuels et livres du professeur, organiser l’enseignement de la langue. On comptait tout particulièrement sur l’école. On s’attendait à ce que l’école nationale, soutenue entièrement par les autorités, devienne le maillon décisif du maintien de la continuité linguistique intergénérationnelle et de l’élargissement des fonctions sociales de la langue.

31 Or l’école nationale ne se développait que lentement et les apprenants progressaient, eux aussi, à un rythme modeste : il a fallu chercher des moyens plus efficaces pour défendre de la langue. C’est cette quête qui a conduit à la mise au point du modèle juridique de la mobilisation linguistique. Les Caréliens partisans de cette approche estimaient que la condition indispensable garantissant la préservation et le développement du carélien était l’attribution à cette langue du statut de langue nationale, les Caréliens étant la population qui avait donné son nom à la république. En même temps, le mouvement national vepse mettait tous ses efforts dans la constitution d’une autonomie territoriale, où une autogestion ethnique permettrait aux Vepses de résoudre de la manière la plus efficace le problème du maintien et du développement de la langue et de la culture. Le travail constructif du mouvement national vepse a débouché sur l’établissement d’une autonome territoriale vepse sous la forme de la volost vepse.

32 C’est l’activité des mouvements nationaux qui a conduit à l’élaboration de la loi sur les langues de la République de Carélie, qui était censée permettre le libre choix et la libre utilisation des langues sur le territoire. Au départ, la loi prévoyait de conférer le statut de langues officielles au russe et au carélien. Mais l’adoption fut différée en raison de l’interférence de questions telles que « quelles langues doivent être langues officielles en Carélie » ou encore l’absence de mécanismes concrets d’utilisation des langues nationales en tant que langues officielles (Caréliens 2005, Strogal’ščikova 2000, Strogal’ščikova 2000a).

33 Dans ces conditions, à notre avis, l’adoption en 2004 de la loi « Sur le soutien de l’État au carélien, au vepse et au finnois en République de Carélie », a été certes un pas en avant considérable dans la politique nationale linguistique dans la république, mais ne représente dans une grande mesure qu’une déclaration d’intention. E. I. Klementev, prestigieux ethnologue carélien, porte une appréciation fort critique sur l’efficacité des mécanismes de mise en œuvre concrète des droits linguistiques dans tous les domaines de la vie sociale, et avant tout dans les systèmes d’éducation des écoles caréliennes, vepses et finnoises (Caréliens Finnois 1992 ; Klementev 2004, Kleerova 2000).

34 Les traits spécifiques de l’activité du mouvement national komi dérivent également des conditions de départ du développement de la politique nationale et linguistique au cours du XXe siècle. Comme nous l’avons dit ci-dessus, la situation komie, comparée à celle des Caréliens et des Vepses, était plus solide. Jusqu’en 1975 une école nationale, où le komi fonctionnait comme langue d’enseignement, existait en république komie. Plus tard, le komi ne sera plus étudié qu’en tant que matière.

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35 L’idée de créer une organisation de défense des intérêts de la population autochtone (komie) « à la base » a émergé au cours des travaux d’une conférence intitulée « Problèmes du fonctionnement du komi dans les conditions actuelles », tenue les 28-30 mars 1989 à Syktyvkar. En pays komi comme en Carélie, elle a servi de principe unificateur dans la création d’une organisation komie. Cette association, qui prit pour nom « Komi kotyr », fut créée le 1er décembre 1989 au cours d’un congrès constitutif. Conformément au programme adopté, les questions du développement de la langue furent reconnues essentielles, mais non exclusives. Pendant toutes les années 1990, une organisation tout à fait représentative de la société civile, fondée en 1991, le « Congrès du peuple komi », (aujourd’hui son successeur juridique est le mouvement social interrégional « Komi vojtyr »), a mis sur le tapis les questions politiques et juridiques de la défense des intérêts du peuple komi, et ce avant tout dans le domaine de la langue ; elle entendait de plus poser les bases juridiques d’un modèle régional de politique nationale tourné vers la préservation et le développement de la langue vernaculaire – avec les lois de la république komie « Sur les langues officielles », « Sur l’éducation », « Sur l’autonomie nationale et culturelle » (Popov, Nesterova 2000).

36 En même temps, le mouvement national komi accorde également une grande importance à la composante socio-économique du développement de son peuple. Dans ce sens, d’après les savants et les spécialistes des relations interethniques komis et caréliens (cf. les travaux d’A. A. Popov et d’E. I. Klementev), le problème de la renaissance de l’école nationale et de la langue vernaculaire tel qu’il se pose dans les républiques ne peut être résolu indépendamment de problèmes du développement sociopolitique de la campagne vue comme le lieu de reproduction des ethnies autochtones et de la langue vernaculaire (Popov 2006, Klementev 1992).

37 L’analyse ci-dessus montre que les mouvements nationaux des peuples finno-ougriens autochtones des Républiques komie et de Carélie, qui ont émergé pratiquement en même temps à la fin des années 1980 dans un contexte où la situation politique en URSS était de plus en plus tendue, entre autres en matière de relations interethniques, ont orienté leurs efforts principalement vers la solution de problèmes généraux, c’est-à- dire faire face à la perte d’identification ethnique chez la plupart des Komis, Caréliens, Vepses, Finnois d’Ingrie. La solution de ces problèmes est directement liée, dans une mesure considérable, à la préservation et du développement des langues nationales et à la renaissance des écoles nationales. Mais le point de départ variait, ce qui a induit des différences dans les approches, et par conséquent des différences dans l’établissement des priorités. Pour les Finnois d’Ingrie, le premier objectif était de rétablir la justice historique, leurs droits politiques et de réhabiliter leur communauté victime des répressions, de créer les conditions pour leur autogestion ethnique, et entre autres territoriale. Chez les Vepses et les Caréliens, il s’agissait de créer une langue écrite (de passer d’une tradition orale à une culture écrite) et de fonder des écoles nationales. En même temps, les mécanismes à mettre en œuvre pour atteindre ce but différaient : chez les Caréliens, c’était l’obtention du statut de langue officielle ; chez les Vepses, c’était l’autogestion ethnique et une autonomie nationale, territoriale et culturelle. Chez les Komis, en plus de la préservation et du développement du komi, ainsi que de la renaissance des écoles nationales, l’accent était mis sur les questions politiques et juridiques, sociales et économiques, et sur l’établissement de la base juridique d’un modèle régional de politique nationale afin de préserver aussi bien l’identité ethnique que le milieu de reproduction de la langue et de la culture

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38 Il est manifeste que la langue occupe la place centrale dans la mobilisation ethnique. La préservation, la renaissance et le développement ont été aussi à l’origine de l’émergence des mouvements nationaux chez les peuples finno-ougriens du nord européen de la Russie. L’obtention du statut de langue officielle a été l’une des principales revendications des mouvements nationaux dans le nord de la Russie d’Europe dans la dernière décennie du XXe siècle. En même temps, quand nous analysons la problématique tournant autour du rôle de la langue en tant que facteur de mobilisation ethnoculturelle et ethnolinguistique, il faut tenir compte des limites objectives. Le statut de langue officielle, le soutien étatique, l’accompagnement didactique et méthodique dans les systèmes d’éducation, tout cela n’implique pas l’élévation « mécanique » des fonctions des langues vernaculaires. Il faut que le besoin de cette utilisation se fasse sentir chez les locuteurs, et que ce besoin soit massif, et, surtout, fonctionnel. C’est la question des ressources sociales des langues qui attire ces derniers temps l’attention, dans des études sociolinguistiques, des ethnosociologues, mais aussi des linguistes en Carélie et en pays komi (Klementev 2007, 2008, Kuzivanova 2008, Ajbabina, Beznosikova 2008). Dans ces conditions, il va de soi que, même en tenant compte du bilinguisme presque total auprès des Finno-ougriens de Russie, la question des ressources sociales de leurs langues dans les dix-quinze dernières années se confond inévitablement l’ethnicité mobilisée et acquiert un caractère ethnopolitique.

39 On ne peut qu’être d’accord avec les conclusions de G. I. Marčenko, auteur de l’article sur la langue dans le dictionnaire politique « Relations interethniques » : L’attachement à la langue maternelle induit des réactions maladives en cas de persécution de cette langue, la facilité à se mobiliser dans les mouvements correspondants, la disponibilité à répondre aux appels pour la défendre. […] La question linguistique finit par se tendre particulièrement à un haut niveau de consolidation de l’ethnie et dans la mise en œuvre d’une approche volontariste par rapport à la langue. C’est sur cette base qu’émergent les mouvements ethnolinguistiques... (Marčenko 2007, p. 202-203)

40 Dans ce cas, c’est avant tout l’action politique qui permettra, avec l’aide des mécanismes juridiques, de résoudre la question linguistique.

41 Mais on ne peut pas omettre de remarquer la charge radicale qu’implique la mobilisation ethnique, et qui est à caractère destructif, de même que le caractère protéiforme de l’identification ethnique, indissociable du problème ethnolinguistique. Ceci s’exprime, par exemple dans ce qu’on peut appeler « l’identification pseudo- ethnique ». Comme le montre la pratique, c’est là un corollaire inévitable dans les régions à coexistence multiethnique.

42 Malgré tout, la pratique des mouvements ethnopolitiques chez toute une série de peuples finno-ougriens du nord de la Russie d’Europe peut être indiscutablement considérée comme positive, ce que confirme par exemple l’appréciation portée par l’un des principaux ethnopolitologues de la Russie, M. N. Guboglo, à propos de l’un des peuples dont nous avons parlé, les Komis. Dans son évaluation du rôle des mouvements nationaux de masse avant et après la chute de l’URSS ainsi que dans l’espace russe postsoviétique, et alors qu’il en souligne la charge destructive, il fait remarquer : En même temps, ce serait une erreur impardonnable de ne voir que la mauvaise herbe dans l’abondante récolte des mouvements nationaux et de ne pas remarquer la bonne graine de la société civile qu’ils ont aidé à faire naître. Nous ne citerons que deux exemples, les plus brillants, de la richesse accumulée : les Komis, qui

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vivent dans le nord, et les Adygué, qui vivent dans le sud de la Russie d’Europe. L’amplitude géographique que nous avons choisie ne fait que souligner la proximité et la similitude dans la logique d’évolution de la théorie, de l’idéologie et de la pratique de deux peuples et de leurs élites, géographiquement et génétiquement éloignées l’une de l’autre, et qui ont pris le gouvernail de la mobilisation ethnique dans la période de transition de l’histoire contemporaine de la Russie. (Guboglo 1999, p. 475).

43 Ainsi, sur la base de notre recherche, il appert que les problèmes nationaux et linguistiques des Komis, des Caréliens, des Vepses et des Finnois ont toujours existé, ouvertement ou non, mais qu’ils ont bénéficié d’un contexte politique favorable dans la période de mutations démocratiques de la société en Russie dans les deux dernières décennies. L’idéologie des mouvements nationaux de ces peuples a été conditionnée par la dimension ethnique et avant tout ethnolinguistique dans leur évolution au XXe siècle.

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NOTES

1. En russe : Карельская трудовая коммуна (KTK) ; en finnois :Karjalan työkommuuni.

RÉSUMÉS

Cet article a pour objectif de définir le rôle et l’importance du facteur linguistique dans le processus de mobilisation chez les peuples finno-ougriens du nord de la Russie en partant des exemples de la République komie, de la République de Carélie et de l’oblast de Mourmansk chez les Komis, les Vepses, les Sames et les Finnois d’Ingrie. Il s’interroge sur le statut de la langue vernaculaire chez les Finno-ougriens dans les différentes étapes de l’histoire des XXe et XXIe siècles. Ces langues ont obtenu le statut de langues officielles, puis l’ont perdu en conséquence de modifications dans la politique nationale de l’État russe. Ceci se constate de manière particulièrement claire dans l’emploi de la langue à l’école, dans le système d’éducation en tant que système unifié, où il est possible de reproduire et de protéger les langues vernaculaires. Dans la préservation de la langue, un rôle particulier revient aux mouvements nationaux dans la société civile, d’autant que la langue a été le facteur crucial pour unifier les peuples finno-ougriens aux diverses étapes historiques.

Статья посвящена вопросу определения роли и значения этнолингвистического фактора в процессе мобилизации у финно-угорских народов европейского Севера России на примере Республики Коми, Республики Карелия и Мурманской области у народов коми, карел, вепсов, саамов и финнов-ингерманландцев. В статье рассматривается процесс определения статуса родного языка у финно-угорских народов на разных исторических этапах в ХХ веке и в начале XXI века. Языки имели статус государственных, а затем теряли этот статус в зависимости от изменений государственной национальной политики в России. Особенно ярко это можно увидеть на использовании языка в школе, в системе образования как единственной системе, где возможно воспроизводство и сохранение родных языков. Важнейшее место в вопросах сохранения языка принадлежит национальным общественным движениям, язык стал тем важным фактором, который объединял представителей коренных финно-угорских народов на разных исторических этапах.

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Статьяыс сиӧма Россия европаса войвыв финн-угор войтырӧс ӧтувтӧмын да зумыдмӧдӧмын чужан кывъяслысь тӧдчанлунсӧ гӧгӧрвоӧдӧмлы (Коми Республикаын, Карелияын да Мурманскӧй обласьтъясын олысь комияс, карелъяс, вепсъяс, саамъяс да фин-ингерманладечьяс пример вылын). Статьяын видлавсьӧ ХХ нэмын да XXI нэм заводитчигӧн история боксянь разнӧй кадколастӧ финн-угор войтыр чужан кывлӧн статус вежласьӧм. Кывъясыс вӧліны канму статусаӧсь, а сэсся воштісны тайӧ тшупӧдсӧ Россияын национальнӧй канму политика вежсьӧм вӧсна. Торйӧн нин тайӧ ясыда тыдовтчӧ школаын чужан кывъясӧн вӧдитчӧмын, велӧдчан системаын — системаын, кӧні чужан кывъяссӧ позьӧ видзны да сӧвмӧдны. Зэв ыджыд пай чужан кывъяс видзӧмӧ пуктӧны вужвойтыр йӧзкотыр ӧтмунӧмъяс. Чужан кыв лоис сійӧ тӧдчанаторйӧн, мый ӧтувтіс и ӧтувтӧ финн-угор вужвойтыръяссӧ история боксянь разнӧй кадколастӧ.

INDEX

Thèmes : ethnolinguistique Keywords : language policy, language status, national movement, language preservation Mots-clés : politique linguistique, statut de la langue, mouvement national, préservation de la langue disciplines carélien, livvi, lude, finnois, komi, vepse Index chronologique : XXIe siècle (début), XXe siècle, XXIe siècle Index géographique : Canada, États-Unis, Finlande, Fédération de Russie, Carélie (République), Moscou, Tver, Leningrad, Vologda, Komi (République) nomsmotscles Caréliens, Finlandais, Finnois d’Ingrie, Komis, Vepses

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Vivre entre deux cultures frontalières : comment un habitat multiethnique oriente l’auto- identification1 Life on the Border Area or How the Multicultural Environment Dictates the Rules of Self-identification

Roza Laptander Traduction : Eva Toulouze

Introduction

1 Je voudrais évoquer, en commençant cet article, le titre d’un article d’Ariadne Kuznecova, linguiste samoyédologue moscovite qui, dans son article « La variance comme facteur de dislocation du système linguistique dans le processus de mutation linguistique (sur des matériaux selkoupes) », parle de cultures hybrides chez les Khantys, les Mansis et les Nénets (Kuznecova 2007, p. 140). Ce titre me semble convenir à merveille pour décrire la situation linguistique des Nenets de l’Oural qui ont des racines khantyes. Il pourrait tout autant se rapporter aux Khantys qui ont intégré la culture nenets, et ne peuvent donc que difficilement se définir par leur culture et ethnie d’origine.

2 Les mélanges de langues et de cultures sont à l’ordre du jour, bien que dans la plupart des cas il en soit question à propos de la langue et de la culture d’un peuple puissant qui en écrase un plus faible. J’ai écrit moi-même quelques travaux à ce sujet, mais avec le temps, je me dis, à ma grande honte, que la langue dans laquelle je les ai écrits était trop sèche ; je n’y présentais qu’une constatation nue de certains faits, sans forcément les illustrer par un tableau de la réalité. Ici, je voudrais introduire mes pensées, impressions et souvenirs, afin d’élargir le cadre de cet article, et ainsi rendre compte d’une image intériorisée de la réalité. Trop souvent, ce qu’on voit ou entend à

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l’intérieur de sa propre culture à son propos2 est accepté comme une évidence ; on ne le met pas en question, on n’en recherche pas les causes. Ce n’est qu’avec les années, en analysant les événements du passé, qu’on en comprend mes raisons.

Vivre dans un arrondissement multiethnique

3 L’arrondissement autonome des Nenets du Jamal est le 89e sujet de la Fédération de Russie. Il est situé au nord de la Sibérie occidentale. Il est multiethnique. La population immigrée est ici très nombreuse : elle a commencé à s’installer dans le nord dans les années 1980 et 2000. La plupart des migrants sont venus de Russie centrale, d’Ukraine ainsi que de diverses républiques de l’ancienne Union soviétique.

4 Ces migrations se poursuivent, la population augmente. C’est un processus particulièrement actif ces temps-ci en raison de l’exploitation du gaz dans la péninsule du Jamal ; de plus, toutes sortes d’entreprises se créent dans les différentes branches du complexe pétrolier. Cet arrondissement est en effet considéré comme l’une des régions les plus fabuleusement riches de la Russie, avec des salaires élevés et des primes complémentaires considérables, en compensation pour les conditions extrêmes du Grand Nord pour la santé des travailleurs. Ceux-ci viennent travailler ici pour améliorer leur position financière. Beaucoup de migrants prévoient de rester un ou deux, pas plus ; souvent, de fait, ils restent bien plus longtemps. Ils finissent par obtenir des appartements, fondent une famille, jettent des racines ; il devient de plus en plus difficile pour eux de rentrer dans leurs contrées d’origine.

5 La population autochtone se compose de Nenets, de Khantys et de Selkoupes. Tous ensemble, ils représentent 8,2 % de la population de l’arrondissement. On peut suivre dans le tableau ci-dessous l’évolution de la structure ethnique de la région :

Recensement de Recensement de Recensement de Recensement de Groupe 1979 1989 2002 2010 ethnique nombre % nombre % nombre % nombre %

Nenets 17 404 11,0 % 20 917 4,2 % 26 435 5,2 % 29 772 5,9 %

Khantys 6 466 4,1 % 7 247 1,5 % 8 760 1,7 % 9 489 1,9 %

Komis 5 642 3,6 % 6 000 1,2 % 6 177 1,2 % 5 141 1,0 %

Selkoupes 1 611 1,0% 1 530 0,3% 1 797 0,4% 1 988 0.4 %

Russes 93 750 59,0% 292 808 59,2% 298 359 588% 312 019 61,7 %

Ukrainiens 15 721 9,9 % 85 022 17,2 % 66 080 13,0 % 48 985 9,7 %

Tatars 8 556 5,4 % 26 431 5,3 % 27 734 5,5 % 28 509 5,6 %

Autres 9 694 6,1 % 54 889 11,1 % 71 664 14,1 % 74 625 14,3 %

6 Ces chiffres diffèrent sensiblement des données démographiques collectées en 1933-1935. Dans le rapport sur l’expédition consacrée à l’étude de l’aménagement du rajon Priural’skij, on trouve les chiffres et commentaires suivants : Dans le rajon, les plus nombreux sont les Nenets, qui représentent 33 % de la population totale ; ils sont suivis par les Khantys, avec 32 %, en troisième position

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viennent les Zyriènes, avec 28 % ; les Russes sont au bas de la liste avec 7 %. Il faut noter aussi que la grande masse de la population russe, près de 90 %, et une partie considérable des Zyriènes, 50 %, sont concentrés dans le chef-lieu de l’arrondissement, le bourg de Sale-Hard, qui se situe dans ce même rajon ; si on le laisse de côté, le poids respectif des populations change considérablement. Quant au poids des différentes nationalités dans les soviets nationaux, nous constatons que le poids des Nenets est particulièrement important dans le soviet de Ščuč’erečje, où ils représentent 63 % de la population, et il est le moins grand dans le soviet de Sob, où ils ne sont que 78 %. La population khantye prédomine dans les soviets de Toupogol’ et de Sob. Dans le premier, ils sont 63,55 %, dans le deuxième 64,48 %. Dans le soviet nomade de Ščuč’erečje ils ne sont que 24,41 %. Les Zyriènes et les Russes sont en majorité à Salehard, comme nous l’avons déjà dit (1935, p. 51).

7 Aujourd’hui, on peut dire que dans la vie d’un bourg pluriethnique les frontières entre les nationalités sont estompées : les Nenets et les Khantys ne se présentent plus comme des groupes ethniques distincts. Pour beaucoup d’habitants des bourgs, surtout pour les enfants des familles russophones, il est compliqué de distinguer les nationalités mentionnées ci-dessous l’une de l’autre. C’est pourquoi il est plus simple pour eux de faire appel à une représentation globale des peuples du Nord, tels qu’ils se trouvent présentés dans les illustrations des livres pour enfants, des manuels, des cartes de nouvel an (cf. ci-dessous).

Firsanova I. éd. Arts graphiques, URSS, 1988

8 Bien sûr, cela ne voulait pas dire que le mot čukča, utilisé dans toute la Russie3 (et l’Union soviétique), fût utilisé fréquemment, mais on racontait bien des blagues à leur sujet.

9 Il faut noter que la population immigrée russophone des grandes villes de l’arrondissement des Nenets du Jamal appelle les ressortissants des peuples du Nord « nationaux » (nacionaly). Ce terme est issu du nom des arrondissements nationaux4. Ici, on utilise aussi un autre terme, encore plus dépréciatif et méprisant, pour les autochtones : хант (hant) ou хантэйка (hantejka5). Ce terme, pour les enfants de la population russophone immigrée qui s’adressent aux enfants autochtones de leur âge, est chargé du sens de « primitif, sauvage, idiot », ce qui est plus fort que loh6 « bête ».

10 Tout d’abord, je dois préciser que j’ai passé toute ma petite enfance dans la toundra de Bajdarata, dans le rajon Priural’skij de l’arrondissement des Nenets du Jamal, qui a toujours été une zone frontière entre les territoires des Khantys et des Nenets, surtout

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dans les régions du bas cours de l’Ob et du Poluj. Ces terres, surtout à proximité de la ville de Salehard, étaient un lieu de rencontre, de commerce, d’échange, et, dans un passé reculé, de confrontation entre clans ennemis de Khantys et de Nenets. Le folklore des deux peuples garde le souvenir d’affrontements armés les uns contre les autres, où les perdants étaient souvent faits prisonniers. Ces affrontements représentaient le stade ultime de conflits territoriaux, dans la mesure où les larges berges de l’Ob étaient un excellent terrain de pêche et de chasse. Dans le folklore des Nenets, la plupart de ces événements sont situés sur les rives de « la rivière aux saules », ce qui est la traduction du terme nenets pour désigner l’Ob. Ces conflits finirent par être résolus. Les deux communautés firent la paix et vécurent à proximité l’une de l’autre, scellant leur accord par un traité de paix : le territoire fut partagé de telle sorte que la rive droite de l’Ob revenait aux Khantys, alors que la rive gauche septentrionale devenait territoire nenets.

11 Mon rapport individuel à ma culture nenets s’est formé de manière entièrement chaotique. Bien que je sois née et que j’aie passé une partie de mon enfance dans la toundra, j’ai été aussi au jardin d’enfants, puis j’ai été confiée à une classe de village où j’ai fait mes études avec des enfants de familles russes. J’ai fait face à ma position par un haut niveau de réussite, c’est pourquoi même en cas de conflit, ceux-ci se résolvaient avec l’aide des adultes. En même temps, il arrivait que tel ou tel groupe d’enfants issus de familles malheureuses m’insulte ou m’humilie. C’était, je pense, afin de relever leur propre appréciation de eux-mêmes et leur place dans le groupe. Il y a eu ainsi dans mon enfance un moment où j’ai dissimulé tout lien avec ma culture nenets. Si mes camarades me demandaient si je parlais nenets, je répondais que je ne connaissais aucune autre langue que le russe. Ce qui n’était pas vrai ; mais cela facilitait les relations et me rapprochait de la culture du village.

12 L’été, une nouvelle vie commençait. Avec l’arrivée du premier hélicoptère partant pour la toundra, je rentrais chez mes parents. Les premiers jours, c’était toujours difficile de me remettre au rythme de la vie dans la toundra. Cela se passait pourtant sans à-coups, sans doute grâce à mes parents, qui répondaient avec philosophie à toute manifestation de caractère de leur enfant qui venait de ce qu’on appelait « la civilisation ». C’est ainsi que pour les enfants du bourg, j’étais « une des leurs » ; mais je n’étais pas si différente des enfants de la toundra, j’étais aussi « une des leurs ».

13 À la fin de la période soviétique, à la fin des années 1980, mes parents, l’été et l’automne, pêchaient. Nous vivions alors dans un petit village de pêcheurs, qu’on appelait Embouchure du petit Ob (Ust’e Maloj Obi). Ici, il n’y avait d’autres bâtiments que quatre cabanes en rondins et des tentes nenets. Les habitants étaient d’une part des Khantys qui y vivaient toute l’année, d’autre part des Nenets sans rennes, que mes parents appelaient, non sans arrogance, ёдэй тер”, c’est-à-dire « Nenets sédentaires », lesquels, souvent, buvaient. Notre famille était différente : mes parents passaient l’hiver dans la toundra et ils avaient des rennes. Ils étaient rattachés au sovkhoze de Bajdarata et au bourg de Belojarsk, avaient un salaire qui leur permettait d’acheter de la nourriture pour l’hiver ; l’automne, ils faisaient des réserves de poisson salé, qui leur permettaient sous-traiter ceux qui s’occupaient de leurs rennes pendant l’été.

14 Cette alternance d’élevage traditionnel des rennes et de pêche est une pratique récente, qui remonte à la période soviétique : pour élever la productivité du travail, des Nenets « privés » furent associés au travail des entreprises de pêche de la région. Pour eux, cette activité était nouvelle, mais à l’époque ils avaient un besoin cuisant de revenus et

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donc, comme bien d’autres familles possédant peu de rennes, ils durent effectuer tous les ans la longue traversée depuis la toundra de Ščuč’erečje jusqu’au bas cours de l’Ob. Peu à peu, cette activité devint source de revenus stables, c’est pourquoi beaucoup de Nenets se mirent à passer l’été sur les lieux de pêche de l’Ob. Ils y vivaient côte à côte avec des pêcheurs khantys ; en hiver et au printemps, alors qu’ils étaient avec les rennes, ils avaient davantage de rencontres avec les Komis-Zyriènes.

15 Mes parents parlaient souvent des peuples voisins. Ces rencontres étaient toujours intéressantes et suscitaient beaucoup d’émotions et de questions. La culture des peuples voisins, leur langue, qui était si différente du nenets à l’oreille, leurs vêtements et leurs règles de comportement suscitaient une approche prudente, mais dépourvue de toute agressivité ; c’était un intérêt salutaire.

16 Ces conversations me firent comprendre que ces mêmes Khantys et Komis-Zyriènes étaient les uns et les autres divisés en deux groupes : il y avait des Khantys, des demi- khantys, et des едэй тер”, des Khantys sédentaires appauvris, qui avaient partiellement adopté la culture du village, mais qui n’étaient pas acceptés d’elle alors même qu’ils avaient rejeté la vie dans la toundra ; il y avait des Komis-Zyriènes tout court et des ненэй ненэця ӊысма, c’est à dire des Zyriènes aux racines nenets. Souvent, les noms de famille khanty avaient des équivalents nenets, et vice-versa. Ce mélange des noms de famille nenets et khantys, leur dualité locale est fort complexe et interconnectée. Certes, le stéréotype veut que lorsqu’on a un nom de famille nenets, on est nenets, quand on a un nom de famille khanty, on est khanty ; mais dans ce cas, ce n’est pas aussi simple. Souvent on découvre que des gens au nom de famille khanty se considèrent comme nenets.

17 Comment ceci a-t-il pu se produire ? Les Khantys et les Nenets,et plus tard les Komi- Zyriènes ont vécu tellement longtemps côte à côte, que ceci s’est reflété dans leur culture et dans leur langue. Aujourd’hui, la question est fort complexe : il est difficile de savoir qui est exclusivement khanty ou exclusivement Nenets du Bas Ob, tant les emprunts mutuels sont nombreux. Pour ce qui est du lexique, il fait noter l’abondance des emprunts au russe, mais ici ce qui nous intéresse, ce sont les emprunts à l’intérieur même de ces groupes ethniques. Il est vrai que même N. M. Tereščenko a noté que certains emprunts au russe dans le dialecte du Jamal ont une forme phonique proche des dialectes khantys du nord : il est possible qu’à l’origine ces emprunts ont été le résultat de contacts entre voisins (Tereščenko 1959). Ces phénomènes ne sont pas fortuits, dans la mesure où les Nenets vivant à l’est de l’Oural et parlant les dialectes du Jamal et Priuralskij, à la différence des autres groupes de Nenets, ont tioujours eu beaucoup de contacts avec les Khantys. La littérature spécialisée le mentionne souvent, cf. les travaux de Tereščenko, Barmič, Ljublinskaja. Ces contacts remontent à une période ancienne, dans la mesure où les sources russes des XVIe-XVIIe siècles mentionnent ces populations vivant au nord et à l’est de l’Oural. Ainsi, dans « La Chronique des temps passés », les Samoyèdes sont présentés comme étant les voisins septentrionaux des Ougriens de l’Ob. Il s’agissait visiblement de Nenets. Il est possible qu’à l’époque les Nenets aient occupé des territoires voisins de ceux habités par les Ougriens au Nord de l’Oural. Ainsi, on peut supposer que les premiers contacts entre Nenets et Khantys ont eu lieu au tournant du Ie et du IIe millénaire.

18 Dans son ouvrage « Matériaux et recherches sur le nenets », Natalija Mitrofanovna Tereščenko fait référence à l’existence en nenets de mots communs au nenets et au khanty et concernant l’élevage du renne et certains aspects de la culture matérielle.

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Dans la mesure où l’élevage du renne est une activité à proprement parler nenets qu’ils l’ont portée à une large échelle, de manière générale on conclut que ces terlmes ont été empruntés par les Khantys au nenets (Tereščenko 1956, p 238). Natalija Tereščenko explique dans ses travaux que l’existence de lexèmes communs au nenets et au khanty n’est pas le fruit du hasard, puisque les Nenets du Jamal et de l’Oural ont été et sont toujours en contact étroit avec les Khantys. Ces contacts ont eu des effets essentiels sur l’économie, la vie quotidienne ainsi que la langue (Tereščenko 1959, p. 97). Elle en déduit que les Khantys, qui dans le passé se sont installés sur des territoires habités par des Nenets, ont été assimilés par ces derniers.

19 À ce point, il convient de citer les mots de V. F. Zuev : « La terre des Samoyèdes est la dernière vers le nord. Elle est sauvage dans son appellation et dans son état, elle est habitée par des peuples différents et sauvages. Parmi eux, on compte deux lignées dans l’uezd de Berezovo, c’est-à-dire les Ostiaks et les Samoyèdes, mais les premiers vivent plus loin des berges de l’Océan arctique, et, installés loin sur les rives de l’Ob, ils rejoignent les peuples de la Russie » (Zuev 1947, p. 21).

20 Plus loin, il écrit : « Mais les samoyèdes qui se sont installés en partie à proximité de l’embouchure de l’Ob pour s’adonner à la pêche, sont comme des intermédiaires entre les deux peuples7, ils ont une langue particulière et des coutumes particulières, qu’il n’est pas nécessaire de décrire ici dans le détail et dans leurs spécificités ; mais on peut comprendre même sans précisions que mêlant ainsi les deux peuples, les deux ont assimilé les pratiques et les coutumes, proches de celles des Samoyèdes et proches de celles des Ostiaks ; avec les Samoyèdes, ils se comportent à la Samoyède, ave les Ostiaks comme les Ostiaks… Et ils prennent des femmes chez les uns et chez les autres, ce qui pose des problèmes non des moindres (idem, p. 52). Tereščenko estime que Zuev parle ici des clans d’origine khanty, qui ont subi une grande influence de la part des Nenets.

21 Les observations de cet ethnographe sont uniques, car les particularités des contacts entre Nenets et Khantys existent jusqu’à nos jours dans le Bas Ob, sur un petit territoire entre Salehard et jar Salé, avec des bourgs importants comme Aksarka, Zelenyj Jar, Tiovopogol, Belojarsk, Salemal, Ščuč’e et les petits villages de pêcheurs à proximité, proches des toundras du Poluj, de Bajdarata, de Laborobo et de Jamal. C’est ici que l’on note le plus grand nombre de mariages mixtes, et par conséquent, c’est ici que le bilinguisme est le plus répandu dans les familles. On peut présenter un certain nombre d’exemples de familles nenets ayant adopté la culture et la langue khanty et de familles khantys parlant nenets, nomadisant dans la toundra tout en suivant leurs propres traditions.

22 Parmi les familles de la péninsule du Jamal, il faut noter les noms de Nerkagi, de Pando, de Porunguj, de Salinder et de Tibiči (idem, p.98). On peut les analyser sur la base du nenets. Ceux qui portent ces noms vivent depuis longtemps sur le territoire du rajon Priuralskij. Ils considèrent le nenets comme leur langue maternelle, vient comme des Nenets, nomadisent avec les rennes, beaucoup d’entre eux pêchent, comme bien des familles nenets. Et pourtant, les Nenets les considèrent comme khantys, car ils sont d’origine khanty. Dans la mesure où dans beaucoup de famille on trouve des coutumes différentes de celles des Nenets, on les rapproche plutôt de la culture khantye. Ils connaissent des interdits de consommation de l’esturgeon par les femmes, alors que chez les Nenets on rencontre plutôt l’interdit de consommation du brochet. De même qu’il est interdit pour les femmes de couper et de nettoyer le brochet, elles ne peuvent pas se livrer à ces activités sur la lotte.

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23 Les personnes portant les noms de famille mentionnés ont des relations familiales avec les Khantys du Bas Ob, et certaines d’entre elles parlent mieux khanty que nenets ; beaucoup portent deux noms de famille, l’un khanty et l’autre nenets.

24 De plus, si les Khantys qui habitent depuis longtemps en milieu nenets ont assimilé le nenets et certaines coutumes, ils n’en gardent pas moins certaines de leurs caractéristiques ethniques.

25 Curieusement, leurs familles les considèrent comme Khantys, alors que pour les Khantys ils sont Nenets. Leur folklore familial a préservé des légendes sur leur histoire nenets, et pourtant ils s’identifient comme khantys. Mais tout ceci s’est passé dans une période récente, pas plus qu’il y a trois générations.

26 Souvent, les noms de famille khantys avaient des équivalents nenets, et vice-versa. Ce mélange des noms de famille nenets et khantys, leur dualité locale est fort complexe et interconnectée. Certes, le stéréotype veut que lorsqu’on a un nom de famille nenets, on est nenets, quand on a un nom de famille khanty, on est khanty ; mais dans ce cas, ce n’est pas aussi simple. Souvent on découvre que des gens au nom de famille khanty se considèrent comme nenets. L’explication était la suivante : les personnes vivant dans le rajon Priural’skij et à ses frontières avec le rajon du Jamal le long du bas Ob, présentent souvent dans les conversations et dans les narrations des légendes sur leur origine, qu’elle soit khanty ou nenets. D’ailleurs, les narrateurs eux-mêmes s’identifient en tant que Khantys ou Nenets. Cette mutation culturelle, ce passage d’une identité à l’autre, a eu lieu à une époque relativement récente, peut-être il y a trois ou quatre générations.

27 Un exemple est ainsi le clan portant le nom de famille de Venengo. L’exemple opposé est celui des Salinder, qui sont d’origine khantye, mais dont les membres se considèrent traditionnellement nenets. Au sud du rajon Priural’skij on trouve abondamment les noms de famille nenets Negači, Nerkagi, Poronguj, Salinder, Tibiči. La population locale les considère comme des Khantys. Comme l’avait déjà fait remarquer N. M. Tereščenko, ces familles ont des liens de parenté avec les Khantys du bas Ob ; certains d’entre eux maîtrisent mieux le khanty que le nenets, et de plus beaucoup portent deux noms de famille, l’un nenets et l’autre khanty (Tereščenko 1956, p. 98). En plus du khanty, la connaissance du nenets est largement répandue dans ces familles. Dans la littérature spécialisée, ce groupe est souvent appelé « de l’Ob-Poluj », dans la mesure où « vivant en étroite proximité avec les Nenets de l’Oural et du Jamal, cela fait longtemps que les deux groupes se sont mélangés, débouchant depuis longtemps sur une culture unique, dont ils sont les seuls porteurs » (Sjazi 2000, p. 98).

28 Dans la toundra de Panaevo vivent des Klimov (une variante des Nerkagi, les gens des saules, vivant dans des endroits où poussent les saules, c’est-à-dire le long de rivières ou de ruisseaux), des Salinder (habitants des berges des fleuves, des promontoires), des Kondygin, dont l’équivalent nenets est Lohorta (ruisseau, petit ruisseau) – ce sont des Khantys, alors que tous les autres, ce sont des Nenets enregistrés sous le nom de Negači.

29 Dans le bourg de Panaevsk j’ai rencontré une famille khanty. Quand nous avons fait connaissance, je leur ai demandé leur nom de famille et le père de famille a répondu qu’ils s’appelaient Lohorta. Je n’avais jamais entendu ce nom, je lui ai reposé la question et il m’a donné la même réponse. Alors sa femme m’a expliqué qu’ils étaient des Kondygin, des Khantys, mais qu’à la maison ils ne parlent que nenets. Le désir même du chef de famille de prononcer la version nenets de son nom reflétait sans doute son désir

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de se rapprocher de la culture nenets, et de ne pas être isolé de la majorité de la population nenets, puisque j’en étais et que je parlais nenets avec lui.

30 Le nom nenets Padranhasovy (пэдара’ хасава” en nenets « homme de la forêt ») est interprété par les Nenets come étant khanty.

31 Beaucoup de Khantys sont passés au nenets à un âge avancé. Ceci peut s’expliquer par diverses raisons, mais la première est le mariage. C’est le cas d’Ol’ga Kujvina, qui vit au bourg de Panaevsk, et qui a appris le nenets quand elle s’est mariée avec un éleveur de rennes khanty du rajon voisin de Jamal. Néanmoins, tous ses enfants parlent khanty en famille. En famille on parle khanty et nenets. La femme de mon fils, une Horolja, est nenets. Elle est de la toundra de Panaevo, on a fait la noce suivent les anciennes traditions nenets. Alors qu’on préparait la noce, sa mère a dit : « Les enfants ne savent pas comment étaient les noces traditionnelles, montrons-leur comment faire ! » Comme elle est nenets, elle a tout fait suivant les traditions nenets, et nous, après, on a fait la noce à la khanty. Ma deuxième belle-fille est nenets, elle aussi.

32 Dans leur famille, on parle en permanence les deux langues. La mère d’Ol’ga était nenets, une Vylka du rajon Priural’skij, et après son mariage, elle a parlé à ses enfants en nenets. La famille de la grand-mère d’Ol’ga nomadisait dans les montagnes, et après la mort de son premier mari, elle a épousé un Sjadaev. Sa famille continue à vivre dans le village de Ščuč’e, dépendant du bourg de Belojarsk.

33 Alors à quel groupe ethnique se rattachent les personnes qui sont nées et qui ont grandi dans des familles mixtes ? Quand j’ai demandé à Ol’ga avec quel groupe ethnique elle s’identifie, elle m’a dit qu’elle se sentait plutôt khanty, et je me suis dit que pour moi aussi, de ce fait, elle est khanty, bien que sa mère soit nenets. On voit bien que la domination de l’une des cultures sur un territoire donné détermine jusqu’à la langue dans la famille. Dans les endroits où est implantée majoritairement une population parlant nenets, c’est le nenets qui domine, et même les familles khantys se mettent à utiliser cette langue. Mais il peut arriver aussi que de nombreuses familles utilisent à l’intérieur de la famille le khanty, sans que la langue voisine n’interfère.

34 Comme Ol’ga elle-même le dit, ces derniers temps, même en vivant dans la toundra, ils mélangent le russe et le khanty. Même les enfants en font souvent la remarqué à leur mère : au lieu d’utiliser des mots khantys, elle fait appel à l’équivalent russe. Je lui ai demandé pourquoi. Ol’ga a répondu alors que parmi les jeunes, personne ne chante plus les chants personnels, tous chantent du pop russe. Ils regardent des films en vidéo, surtout dans le rajon Priural’skij : autour du bourg de Belojarsk on trouve des magnétoscopes dans toutes les tentes (Kyjbina О. L. 2006).

35 Analysons à l’aide d’un schéma comment se forment ces groupes mixtes.

36 Mère khanty + père nenets = enfant nenets Mère nenets + père khanty = enfant khanty

37 En même temps, nombreux sont les enfants de couples mixtes qui se rattachent chacun à une ethnie différente, ce qui la plupart du temps tient aux liens qu’ils ont avec leurs parents. Souvent, les filles se sentent plus proches de leur mère, les fils de leur père.

38 Souvent, le changement de langue et d’identité se produit sous l’effet de plusieurs facteurs. Dans son ouvrage « Les langues des peuples du Nord au XXe siècle », N. B. Vahtin formule des prévisions tout à fait pessimistes sur l’avenir des langues du Nord. Néanmoins, son analyse des principaux facteurs qui influent négativement sur la

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vitalité des langues est fort pertinente : le nombre de locuteurs, les groupes d’âge, le caractère des mariages (mixtes), l’éducation des enfants dans les internats, le lieu d’habitation, les contacts linguistiques, l’existence des modes de vie traditionnels, la conscience nationale.

39 Comme l’a fait remarquer N. B. Vahtin, plus les locuteurs sont nombreux, moins il est vraisemblable qu’une langue sorte de l’usage. Sur d’autres questions, il renvoie à un autre sociolinguiste, А. Е. Kibrik, d’après lequel plus les contacts avec d’autres langues sont nombreux, moins la langue en question a de vitalité, et il complète son affirmation aussitôt en ajoutant que « cette dépendance est plus complexe : le bilinguisme ou trilinguisme d’une région dans la plupart des cas n’empêche pas la communauté examinée de parler sa langue à l’intérieur de son groupe » (Vahtin 2001, p. 224).

40 Mais d’autre part, une enquête orale menée auprès des élèves de l’internat d’Aksarka auprès des enfants issus Negači et des Nerkagi, fait apparaître qu’ils se considèrent comme nenets, dans la mesure où ils parlent nenets. Dans le cercle familial, leurs parents utilisent aussi le nenets, mais avec les personnes de leur communauté ils parlent le khanty.

Conclusion

41 L’histoire et l’état actuel des relations entre les Khantys et les Nenets montrent que la mémoire d’un temps où ils ne pouvaient pas vivre sur un même territoire s’est estompée. Mais traditionnellement, les ressortissants de ces peuples ont maintenu des attitudes prudentes dans les relations réciproques. On rencontre encore aujourd’hui bien des superstitions et des préjugés ; par exemple, si un Nenets rêve d’un Khanty, ce n’est pas bon signe et vice-versa – pour un Khanty, voir en rêve un Nenets n’est pas de bon augure. Beaucoup expliquent ceci par le fait que les Khantys ont des pratiques religieuses plus rigoureuses et compliquées. Même à distance, si un Nenets leur a fait quelque chose de mal, ils peuvent nuire et se venger.

42 Ces relations peuvent être suivies de manière particulièrement claire dans un petit groupe de personnes, où l’on trouve des ressortissants des différents peuples du Jamal : Nenets, Khantys, Komis-Zyriènes et Selkoupes. Les derniers ont tendance à regarder les premiers de haut, ce qui les irrite. Souvent, Nenets et Khantys sont en compétition, alors que les Selkoupse se retrouvent souvent du côté des Nenets. En même temps, les Komi-Zyriènes peuvent soutenir le point de vue des trois autres parties, mais en présence d’un russophone, qui occupe une position supérieure, il rejoindra toujours ce dernier. Ce sont là simplement les observations de l’auteur, qui, en tant que telles, sont par nature discutables.

43 La frontière de l’habitat des Nenets et des Khantys n’a pas changé, mais les éleveurs de rennes khantys pénètrent de plus en plus dans la toundra. Cette tendance peut être suivie facilement dans le territoire de la toundra de Panaevo, où vivent des Nenets, des Khantys ainsi que des familles mixtes. Entre groupes de Nenets et de Khantys on ne note plus la fermeture qui existait dans le passé, ce qui tient sans doute à l’environnement au village, qui est pluriethnique ainsi qu’au travail commun dans le sovkhoze de Panaevsk, où les familles khantyes et nenets s’occupent ensemble des rennes. Les individus n’ont pas de préjugés négatifs les uns envers les autres, et les cultures, les langues des voisins ne sont pas rejetés. La pénétration du lexique des

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voisins dans la langue du quotidien reste un processus actif, mais aujourd’hui, ce sont de plus en plus les termes russes qui s’introduisent dans le langage quotidien.

La journée des éleveurs de rennes au village d’Aksarka, 2012

Photo Roza Laptander

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NOTES

1. Cet article a été realisé dans le cadre du projet “Socio-cultural change of minority in 20th-21st century Siberia analyzed through Nenets life stories” (Financé par la fondation KONE 2010, numéro 18-4665 ; subvention KONE 2011, numéro 27-6407 -- Finlande). 2. L’auteur est elle-même nenets. 3. Mot russe dépréciatif pour tous les peuples du Nord, à partir de l’ethnonyme des Tchouktches, qui faisait et font l’objet de plaisanteries les montrant comme arriérés. 4. Les arrondissements autonomes des Nenets du Iamal, des Khantys et des Mansis, Nenets, des Tchouktches (NdA). Entre 1930 et 1977, leur nom officiel était « arrondissements nationaux » (NdR). 5. Forme féminine (NdR). 6. Loh désigne 1) une personne dure d’entendement ; 2) une personne facile à tromper, une dupe (NdA). 7. Les Nenets et les Khantys (NdA).

RÉSUMÉS

La population du nord-ouest de l’arrondissement autonome des Nenets du Jamal (Sibérie Occidentale, Russie) se compose de différents groupes ethniques. Les plus nombreux sont les Komis-Zyriènes, les Tatars sibériens et les Russes, qui sont arrivés dans cette région il y a environ trois siècles. La population autochtone se compose de Nenets, de Khantys, et de Selkoupes. Cet article, qui repose sur les locuteurs du nenets, rend compte des principales règles de communication dans les communautés multilingues. La recherche sociolinguistique sur les contacts entre les langues montre que la nature du bilinguisme et les emprunts linguistiques proviennent de la communication interethnique. Dans le cadre d’une langue ce phénomène s’actualise uniquement par des personnes bilingues qui s’identifient en même temps comme Khantys ou Nenets. Ceci est dû aux contacts permanents entre membres des deux communautés, ou lorsqu’une personne change de communauté après avoir acquis la langue voisine. La fonction sociale de ces deux ou trois langues est déterminée tout d’abord par un ensemble de facteur socioéconomiques combinés qui orientent la fréquence et la destination des passages entre une ethnicité et une autre. En même temps ces personnes, dites « migrantes », ne perdent pas leurs contacts avec leur ethnie d’origine, devenant ainsi en quelque sorte médiateurs entre Khantys et Nenets et parlant les deux langues.

The population of the Northern Western part of the Yamal-Nenetskij Autonomous District (Western Siberia, Russia) is represented by diverse ethnic groups. The most numerable of them are Komi-Zyrjans, and Russians, who came to this area approximately 300 years ago. The indigenous population is represented by Nenets, Khanty, and Selkups. In this article, on the example of the Nenets language speakers, are described the common rules of the

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communication in the multilingual societies. The sociolinguistic research of language contacts shows that the nature of bilingualism and language borrowings arises from interethnic communication. This phenomenon is realized within one language only by bilinguals who identify themselves at the same time as Khanty or Nenets. It has happened because of regular communication between representatives of two language communities or when their members move to another community as a result of mastering the adjacent language. The social function of two or three languages stipulated, first, by the combination of socioeconomic factors that determine the frequency and direction of the transition of members of one ethnicity into another. At the same time these group of people, so-called ‘migrants’, do not lose contacts with their own ethnos, thus becoming some kind of ‘mediators’ between Khanty and Nenets groups and speak these languages.

INDEX

Mots-clés : zone frontalière, multilinguisme, bilinguisme, changement d’identité nomsmotscles Khantys, Selkoups, Komis-Zyriènes, Russes, Nénetses, Tchouktches Index géographique : Ob’ (rivière), Poluj (rivière), Jamal (raïon), Priuralskij (raïon), Bajdarata (toundra), Salehard, Ščuč’erečje, Sob, Toupogol’, Belojarsk, Ukraine disciplines khanty, nénetse Keywords : Border area, multilingualism, Bilingualism, identity shift Thèmes : anthropologie, sociolinguistique

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Les rennes maintiennent la langue nénetse en vie Põhjapõdrad hoiavad neenetsi keele elus Reindeer Keep the Nenets Language Alive

Laur Vallikivi Traduction : Eva Toulouze

Introduction

1 Les Nenetses sont souvent présentés comme un « phénomène » ; en effet, comparés aux autres « petits1 » peuples autochtones de Sibérie, ce sont eux qui semblent avoir le mieux conservé le mode de vie de leurs ancêtres. Différentes causes ont été alléguées, depuis les particularités culturelles (Golovnev, Osherenko 1999) jusqu’aux spécificités de la politique régionale (Stammler 2005). Le tableau n’est pourtant pas aussi homogène qu’on pourrait le penser, puisqu’on rencontre sur l’immense aire couverte par les Nénetses, de la péninsule de Kanin jusqu’à celle de Tajmyr, bien des scénarios différents. Il est vrai que le nombre global des Nénetses est en augmentation constante2. Mais qu’en est-il de la langue ? Si elle s’est bien maintenue pendant longtemps, sa maîtrise est aujourd’hui, d’après les statistiques, en baisse très rapide : en moins de dix ans, le nénetse a perdu près d’un tiers de ses locuteurs3. Comme partout dans le Nord, la tendance générale est au déclin de la langue dans les villages et dans les villes (qui représentent pour les Nénetses un milieu de vie relativement neuf) et à son maintien dans la toundra.

2 Mais les chiffres et les tendances représentent toujours une moyenne, qui peut recouvrir des phénomènes divers, voire contradictoires, et des vécus différents. Le but de cet article est de montrer, par une description ethnographique, que le mode de vie fondé sur l’élevage du renne et sur le nomadisme maintient vivant l’usage du nénetse, alors que la sédentarisation conduit, lentement mais sûrement, vers un monolinguisme russe4. Les nomades nénetses sont flexibles dans les choix découlant de leur idéologie

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linguistique : leur rapport avec tel ou tel environnement physique ou social, avec telle ou telle activité physique ou sociale, favorise le mouvement entre différentes langues.

3 J’ai fait des terrains chez les Nénetses européens entre 1999 et 2012, en tout pendant dix-sept mois, dont une année d’affilée dans les communautés d’éleveurs de rennes non soviétisées (Vallikivi 2003). Dans cet article, je rentrerai un peu dans le détail, sur la base de l’expérience de deux types de communautés qui ont bien conservé la maîtrise de la langue, mais qui sont en train de vivre des mutations extrêmement rapides – du monolinguisme au bilinguisme, du bilinguisme au trilinguisme et d’un bilinguisme à un autre.

4 Je vais me concentrer sur deux types de communautés rurales, qui ont maintenu intégralement ou partiellement le mode de vie nomade. Il s’agit tout d’abord de ceux qu’on appelle les « Nénetses kolkhoziens »5 : ce sont ceux – ils représentent la majorité absolue – qui ont été « soviétisés » et qui, depuis les années 1920-1950, sont inclus dans les structures officielles (kolkhozes, sovkhozes, école, armée). Les éleveurs de rennes kolkhoziens ont été eux aussi intégrés de diverses manières dans la société soviétique, avec des degrés de soviétisation, là encore, variables. Les plus intégrés étaient ceux qui ne passaient qu’une partie de leur temps dans la toundra sans leurs familles, les moins intégrés ceux qui migraient avec leurs familles, surtout ceux relevant de la catégorie des chasseurs.

5 Le deuxième type concerne une toute petite minorité, ceux qui ont échappé à la soviétisation, c’est-à-dire des Nénetses éleveurs de rennes privés. À la fin de la période soviétique, ils étaient plusieurs centaines. Leur situation représentait une anomalie dans la société soviétique, même dans le Nord. Pour les structures étatiques, ils n’existaient pas, ne figuraient sur aucune liste, n’avaient pas de documents d’identité et n’étaient donc concernés ni par l’école ni par l’armée (cf. pour plus de détails Vallikivi 2003, 2009). Leur existence était possible avant tout en raison de leur volonté de rester indépendants – à l’époque stalinienne, la plupart des Nénetses partageaient sans doute ce souhait, sans pour autant parvenir à échapper au réseau soviétique.

6 Je vais parler ici de deux groupes d’éleveurs de rennes privés non soviétisés : la frontière entre eux n’est pas imperméable, mais ils se distinguent par des conditions de vie différentes. Les Nénetses de Jamb-to (environ deux cents personnes) migrent dans la toundra dans le district autonome nénetse et passent l’été au bord de la mer ; le groupe des Nénetses de l’Oural (plus de trois cents) passe l’été dans les montagnes ou à proximité de celles-ci, et migre entre la République komie et le district autonome iamalo-nénetse. Depuis les années 1990, ces deux groupes ne sont plus complètement isolés des structures étatiques : ils ont progressivement acquis une existence dans la Fédération de Russie, dans la mesure où désormais la loi permet à nouveau la propriété privée.

7 Naturellement, la situation linguistique diffère considérablement entre les Nénetses soviétisés et les Nénetses non soviétisés (mais également au sein de ces deux catégories). Les vingt ou trente dernières années ont vu une certaine réduction de cet écart, tout en introduisant, avec de nouveaux phénomènes comme la conversion au christianisme, des différences parfois surprenantes.

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Territoire des Nénetses de la toundra

Source : Recensement russe 2010 Copyright : V. Dautancourt, 2014

Les Nénetses kolkhoziens

8 La première fois que je suis allé chez les éleveurs de rennes nénetses kolkhoziens, en 1999, dans la toundra de la Petite Terre (Njudja Ia) dans le district autonome nénetse, j’ai rencontré des Nénetses d’âge moyen qui étaient entièrement bilingues russe-nénetse. Entre eux, ces hommes âgés de quarante à cinquante ans parlaient nénetse, alors que le jeune éleveur de vingt-trois ans qui était avec eux n’en était pas capable, même s’il comprenait ce que les autres disaient. Il était rare de voir dans la toundra des femmes, des enfants et des personnes âgées ; l’épouse de l’éleveur le plus âgé était la seule femme du groupe et remplissait la fonction de « travailleuse de tente6 ». En effet, depuis les années 1960, parmi les Nénetses les plus occidentaux, l’élevage des rennes a été réformé de manière à ce que seuls les éleveurs, donc les hommes, vivent dans la toundra ; les femmes, les enfants et les vieillards ont été relogés au village. Les hommes travaillent dans la toundra avec les rennes suivant un système d’alternance : ils passent un certain temps (en général un ou deux mois) dans la toundra, et autant de temps au village. Dans le district autonome nénetse, les autorités locales étaient particulièrement zélées dans leur observation des instructions de Moscou : c’est ainsi que dans les années 1980 les migrations de familles entières dans le cadre du système kolkhozien restèrent marginales7.

9 Quand j’ai passé quelque temps avec une brigade d’éleveurs de rennes, il y avait également une femme un peu plus jeune, institutrice à l’école, qui passait ses vacances d’été dans la toundra avec son mari, éleveur de rennes de son métier, et ses deux fils de huit et de dix ans ; les enfants ne parlent plus nénetse, contrairement à leurs parents : ce sont des Nénetses russophones monolingues. Majoritairement, la jeune génération, celle qui a autour de vingt ans, ne parlait pas non plus nénetse, même si certains le

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comprenaient ; parmi ceux qui ont dix ans de moins, il n’en reste plus que quelques- uns8.

10 En effet, au village, le nénetse recule, notamment parmi les jeunes : à l’école, seul le russe est utilisé en tant que langue d’enseignement, alors que le nénetse est enseigné deux ou trois heures par semaine. Les habitants vivent dans l’espace médiatique russe et le prestige du nénetse – comme en général celui des langues autochtones à l’époque soviétique – est extrêmement bas9.

11 Dans ce cas précis, le prestige de la langue n’a guère bénéficié de ce que les villages sont principalement habités par des Nénetses. Ces éleveurs étaient officiellement inscrits au village de Nel’min-Nos, où ils ont des maisons. Nel’min-Nos est un village dit « national10 ». En 2002, d’après le recensement, il y avait à Nel’min-Nos 969 habitants, dont 885 Nénetses. Parmi ces derniers, 883 avaient noté qu’ils maîtrisaient le russe, et 424 avaient affirmé maîtriser le nénetse en tant que première « langue autre »11.

12 Telle est la situation dans le village de Nel’min-Nos. N’oublions pas que le district autonome nénetse est le plus occidental et que sa population a été en contact avec les Russes (et avec les Komis) bien avant les autres. Mais c’est surtout l’activité réformatrice intense des autorités, à l’époque soviétique, qui a conduit au recul de la langue dans ce district. En même temps, dans les régions plus orientales, il existe des espaces où les Nénetses « kolkhoziens » maîtrisent la langue de manière plus active et où même les jeunes générations sont presque intégralement nénetsophones, par exemple les péninsules de Jamal, Gyda, Tajmyr (cf. Krivonogov 1997 ; Volžanina 2010). Et ce tout d’abord en raison de la migration avec les rennes par familles entières.

Les éleveurs de rennes non soviétisés

13 Au cours de mon deuxième terrain, en 2000, je suis allé quatre cent kilomètres plus à l’est, chez des éleveurs de rennes non soviétisés, dans la communauté de Jamb-to, où les hommes d’âge moyen, mais aussi les plus jeunes, les femmes et les enfants, qui vivent en famille dans la toundra, utilisent le nénetse quotidiennement : c’est leur toute première langue. Encore dernièrement, au milieu des années 1990, presque tous les membres de ces communautés n’avaient du russe qu’une connaissance minime ou ne le savaient pas du tout12. Les connaissances des femmes sont toujours très faibles, les hommes maîtrisent aujourd’hui un peu mieux le russe, surtout la langue des relations commerciales, du marchandage.

14 Il existe aujourd’hui deux communautés non soviétisées (Jamb-to et Oural). Leurs contacts avec le milieu russophone ont été limités, et ce de manière délibérée, car pendant des décennies elles ont évité les Russes13, qu’elles appellent lutsa. Il y a à cela des raisons historiques : la politique soviétique a conduit les Nénetses à craindre les autorités. Dans le cadre de la collectivisation, ces dernières confisquèrent les rennes et formèrent des kolkhozes. Cette politique se heurta au mécontentement de la population, qui tenta de diverses manières d’échapper à toutes les nouvelles contraintes – y compris la scolarisation des enfants et le service militaire.

15 En 1943, une grande partie des Nénetses de la région formèrent ce qu’en nénetse on appelle une mandalada, c’est-à-dire qu’ils se rassemblèrent pour discuter de leur avenir et allèrent jusqu’à reprendre leurs rennes. Ce mouvement déboucha sur une lutte armée et fut durement réprimé (Vallikivi 2005). Beaucoup des éleveurs qui ne se

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laissèrent pas soviétiser comptent parmi les descendants directs ou indirects de ceux qui se sont opposés aux autorités dans les années 1940. Si ces groupes de Nénetses ont voulu éviter tout contact, après la période stalinienne les autorités n’ont pas investi beaucoup d’énergie dans la recherche des derniers éleveurs indépendants, d’autant que ceux-ci étaient assez pauvres et possédaient peu de rennes. Les contacts avec le monde extérieur à la toundra étaient limités, mais non inexistants, puisque le commerce continuait dans une certaine mesure.

16 Cette région était fréquentée aussi par des éleveurs de rennes komis ; une partie des Nenetses avait été « komisée » et était devenue komiphone, il y avait des mariages entre les deux communautés, ce qui fait que la langue komie était présente, notamment dans le groupe de Jamb-to (cf. ci-dessous). Autrement, la langue principale de communication était le nénetse pour toutes les générations.

17 Un tournant fut amorcé dans les années 1990 dans le domaine linguistique ; il se poursuit encore de nos jours. Plusieurs phénomènes concomitants confluent : l’État témoigne d’un intérêt nouveau pour les groupes marginalisés ; certains membres du groupe manifestent un intérêt particulier pour le monde russe et font preuve d’une volonté de démarginalisation qui rejoint les initiatives de l’État ; cette démarginalisation par rapport au monde russe passera en partie par la conversion de quelques membres du groupe au christianisme évangélique sous la forme de leur rattachement aux baptistes non enregistrés14, qui convertiront dans les années suivantes environ la moitié des deux groupes. Tout ceci a une incidence considérable sur les pratiques linguistiques.

La démarginalisation par rapport au monde russe : l’école

18 Pendant les années soviétiques, les Nénetses de ces deux groupes n’allaient pas à l’école. Mais il y eut des exceptions. Par exemple deux enfants de Jamb-to, dans les années 1970, se retrouvèrent à l’école un ou deux ans15. Cette expérience, assez dure, leur apporta une connaissance de la langue russe bien meilleure que celle des autres et les encouragea à devenir des intermédiaires entre leur groupe et le monde russe ; ce seront aussi les premiers convertis baptistes. Mais c’est surtout à partir des années 1990 que l’école joue massivement un rôle dans la vie du groupe, aussi bien pour les enfants que pour les adultes.

L’école-internat

19 L’école-internat est l’outil principal, sinon unique, de scolarisation des enfants dans les régions du nord de la Russie. Elle a été développée à l’époque soviétique et présentée comme un grand résultat de la politique de soviétisation. Les enfants sont rassemblés dans un établissement où ils passent l’année scolaire isolés de leurs familles, qui se déplacent dans la toundra ou dans la taïga dans lesquelles ils retournent en général pendant les vacances. Si, au début de la période soviétique, dans les années 1920-1930, les autorités encourageaient l’utilisation de la langue vernaculaire dans les écoles, depuis la fin des années 1950 la politique officielle a changé et l’enseignement des langues vernaculaires a commencé à être vu comme nuisible à l’apprentissage du russe. De ce fait, même les conversations des enfants entre eux dans leur langue furent interdites dans les écoles (Liarskaya 2013, p. 163-4 ; cf. aussi Bloch 2004 ; Toulouze 1999). Or les enfants des éleveurs privés échappèrent à cette politique de

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russification linguistique intense, dans la mesure où leurs contacts avec le système d’éducation datent pour la plupart de l’époque postsoviétique, où la russification prend des formes moins agressives.

20 Au milieu des années 1990, dans le groupe de Jamb-to, les autorités ont commencé à faire pression pour que les enfants aillent à l’école : il a fallu du temps pour que la majorité des parents accepte, car ils avaient vécu dans la peur qu’on leur prenne de force leurs enfants, comme c’était de rigueur à l’époque soviétique. Mais aujourd’hui, la quasi-totalité des enfants est scolarisée, au moins pendant quelques années (en général trois ou quatre ans). Dans le groupe de l’Oural, ce sont certains parents, surtout ceux dont les troupeaux sont petits, qui, un peu plus tard, à la fin des années 1990, prennent l’initiative de mettre leurs enfants pour quelques années à l’école du village de Sovetskij à proximité de Vorkuta, en partie pour leur assurer nourriture et habillement, aussi longtemps qu’ils ne sont pas, de toute manière, en mesure d’aider les parents.

21 À l’école, l’enseignement est très largement russophone, alors que les enfants nénetses arrivent sans parler russe. À l’école de Karatajka, où vont les enfants de Jamb-to, ils suivent pendant un an des classes dites d’adaptation pour apprendre le russe avec un enseignant parlant nénetse16 ; par la suite, le nénetse reste dans les curricula en tant que matière et est enseigné comme une langue étrangère quelques heures par semaine (L. Taleeva 2002 : p. 10). En revanche dans l’école de Sovetskij, aucune enseignante ou puéricultrice ne parle nénetse (il y en avait une, mais elle n’est restée que peu de temps, cf. Drama 2000). Ce qui veut dire qu’au début, il n’y a aucune langue de communication entre les élèves et leurs institutrices, ce qui est une expérience difficile pour les deux.

Le projet d’école d’été

22 Entre 1997 et 2007, un projet d’école nomade a été lancé pour les Nenetses de Jamb-to par l’anthropologue norvégien Ivar Bjørklund17 et financé par le projet Barents, avec des fonds norvégiens et russes. C’est ce qu’on a appelé l’école nomade d’été18. Pendant un mois ou un mois et demi, plusieurs enseignants (quatre la plupart du temps), des Nenetses de Nar’jan-Mar, vivaient dans les tentes avec les éleveurs de rennes et enseignaient le russe, les mathématiques et « le monde environnant », matière qui, conformément au programme des écoles primaires russes, traite de l’homme, de la nature, de la société et de la technologie. Ces enseignants, bien qu’étant Nénetses, étaient originaires de la ville, et la plupart n’avaient pas l’expérience de la vie dans la toundra ; ces cours leur ont donné l’occasion de se voir comme introduisant le monde extérieur auprès des éleveurs indépendants de Jamb-to (Bjørklund 2000 ; Žuravleva 2000).

23 Ce projet avait comme objectif d’alphabétiser les adultes, qui étaient jusqu’alors illettrés, émulant la campagne de liquidation de l’analphabétisme (likbez) du début de la période soviétique ; il entendait aussi proposer une alternative à l’internat, instruisant les enfants dans leur propre milieu. Les résultats se sont avérés mitigés : les adultes motivés, ceux qui voulaient apprendre à lire la Bible, autrement dit la plupart des baptistes, ont été effectivement alphabétisés ; les autres, aux dires des enseignants, trouvaient toujours d’autres priorités. Pour beaucoup, une scolarisation excessive représentait un danger : ils avaient peur que les enfants s’éloignent de la vie dans la toundra. Comme l’a dit un père à une institutrice de l’école d’été : « Qui va conduire la

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caravane, monter la tente, confectionner les vêtements, nous aider ? Si ma fille fait de longues études et vit longtemps à l’internat, elle deviendra comme toi. Car toi, tu as perdu l’habitude de la vie dans la toundra, tu ne sais pas conduire un attelage, tu as peur des rennes et même l’été, tu es frigorifiée. Et sans doute, tu ne sais pas coudre des vêtements d’hiver. Tu es devenue une habenye (une Nénetse russifiée). Dans la toundra, on n’a pas besoin de femmes comme toi » (M. Taleeva 2010).

24 Le projet s’est arrêté en 2007 : les autorités ont estimé qu'il avait réalisé ses objectifs et sans doute les financements ont-ils été interrompus.

L’école « de l’Église »

25 Au milieu des années 1990, un missionnaire russophone ukrainien venu de Vorkuta, Nikolaj, a commencé à rendre visite aux éleveurs privés de Jamb-to – invité par un jeune Nénetse qui avait eu l’expérience de l’école dans les années 1970 (cf. plus haut). Son message était que la voie vers le salut est la foi et la communication avec Dieu. Bien que toutes les langues soient aptes à cela, le russe est une langue sûre, éprouvée, car il existe une traduction russe des Écritures « contrôlée par le Saint-Esprit ». Les missionnaires, qui n’ont pas appris le nénetse, communiquent avec les Nénetses qui ne parlent pas russe par l’intermédiaire d’un interprète ; mais ils les encouragent à apprendre le russe ainsi qu’à le lire, ce qui est indispensable pour pouvoir s’inscrire dans la plus large communauté de tous les croyants (bien sûr, il est question des baptistes appartenant à leur Union).

26 En 2001, pour contrebalancer l’effet nocif de l’école officielle et l’hostilité des enseignants nénetses de l’école d’été, Nikolaj a organisé à Vorkuta un internat privé pour les enfants nénetses, situé à proximité de la maison de prières de la ville. Les coûts de fonctionnement étaient couverts par les familles nénetses, qui vendaient de la viande au marché. La première année, l’école accueillit douze enfants. La deuxième année leur nombre monta jusqu’à vingt. Au bout de deux ans, le projet fut abandonné, car les difficultés matérielles et les questions d’organisation devinrent trop pesantes. Par ailleurs, l’école n’était pas officiellement reconnue. L’accumulation de problèmes a conduit l’Église à la fermer.

27 Néanmoins, des jeunes femmes baptistes venues d’Ukraine, de Saint-Pétersbourg et d’ailleurs se rendirent auprès des croyants dans la toundra pour leur apprendre à lire, à chanter et à connaître les évangiles. Comme dans le cas des institutrices nénetses, les enseignants de l’Église passaient d’une famille à l’autre et restaient avec chacune deux ou trois semaines. Mais à la différence du programme de l’école d’été, l’enseignement était en russe et reposait sur la Bible.

28 La langue russe a acquis progressivement de plus en plus de prestige auprès des Nénetses : la maîtrise du russe a toujours été appréciée, ne serait-ce que pour des raisons pratiques ; mais maintenant, l’intégration dans la société russe a augmenté son caractère indispensable ; par ailleurs, la pénétration du christianisme évangélique est sans doute aujourd’hui le facteur principal de russification, car le russe est la langue de l’Église et de la Bible. En même temps, il ne faut pas négliger la nécessité de communiquer aussi bien avec les marchands qu’avec les administrations, qui gèrent les retraites et les allocations familiales.

29 À l’école, le russe pénètre même dans les conversations entre enfants nénetses (M. Taleeva 2010). Les enfants, qui aident parfois leurs parents à régler des affaires en

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russe, ont l’impression que grâce à cette langue, ils comptent dans leur famille. Après leur retour dans la toundra, la plupart retournent au nénetse, mais certains individus gardent le russe parmi leurs langues de communication, notamment dans les familles de convertis. Au cours de mes travaux de terrain, je n’ai jamais entendu personne faire des reproches aux enfants qui de temps en temps parlent russe entre eux. En même temps, les rêves des enfants sont souvent liés au monde russe, ce qui inquiète les parents, qui ne souhaitent pas que leurs enfants abandonnent la vie avec les rennes (Vallikivi, à paraître).

La démarginalisation par rapport au monde russe : le christianisme

30 La moitié environ des Nénetses non soviétisés a été convertie au baptisme (dans l’Oural, on trouve aussi quelques familles pentecôtistes). Ceux qui sont restés adeptes de la vision traditionnelle du monde nénetse sont moins exposés que les autres à la langue russe et, dans leur vie, le nénetse reste quasiment exclusif. Certes, le russe demeure la langue du commerce et la langue de l’école pour les plus jeunes. Mais le prestige et la nécessité du russe sont moins présents au quotidien. Je vais me concentrer ici sur ceux qui ont été convertis, et qui sont largement exposés par ce canal à la présence du russe, même si celle-ci n’a guère abouti à l’élimination du nénetse.

31 Le russe est avant tout présent par le truchement des missionnaires. Ceux-ci sont russophones19. Pour eux, le russe, la connaissance de cette langue est le moyen principal qui permet aux croyants de se développer dans la foi, de devenir de bons croyants et d’entrer dans l’Église universelle, ce qui passe par la lecture, la prédication et la conversation. Les baptistes non enregistrés sont exclusivistes : eux seuls sont porteurs de salut et la seule Église universelle légitime est la leur, et, même si elle est pluriethnique et qu’on utilise dans certains cas d’autres langues, le russe est ressenti comme le dénominateur commun indispensable. Le principal missionnaire de Vorkuta a même affirmé que l’Union soviétique, malgré tous ses vices, faisait partie du plan divin d’unification des nations, et le fait que le régime ait amené toutes ses ethnies à apprendre le russe est un pas en avant dans la perspective de leur salut. C’est pourquoi apprendre le nénetse et traduire dans cette langue n’est pas pour eux une priorité, même s’ils n’hésitent pas à diffuser des textes religieux traduits par d’autres. De plus, les missionnaires considèrent que les langues locales ne sont pas suffisamment développées20. Ils rejettent également la pratique du chant et de la narration en nénetse, ce qui touche donc les histoires les plus anciennes. Ainsi, dans les tentes des chrétiens, les genres oraux traditionnels ont cessé d’être pratiqués.

32 Ils sont remplacés par une parole nouvelle, qui joue un rôle central dans les pratiques religieuses baptistes. La foi est affirmée, confirmée et renforcée par le comportement, mais dans le comportement, le principal est la proclamation de la foi à voix haute, le témoignage et la prière publics. Ainsi les Nénetses sont-ils amenés – ce qui constitue une mutation culturelle considérable dans leur pratique linguistique et dans leur conception de la langue – à s’exprimer oralement d’une manière neuve, inhabituelle. Ils sont tenus de prier devant la communauté. Si, dans la toundra, ils le font en nénetse, quand les missionnaires sont là, ceux qui en sont capables prient en russe. Les autres prient en nénetse, mais leurs prières sont traduites en russe par les deux ou trois croyants qui sont en mesure de le faire. Bien que l’activité rituelle soit en russe, un

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certain nombre d’activités tournées vers les Nénetses, par exemple des services religieux en ville, sont entièrement traduites.

33 En fait, la maîtrise du russe est très largement question de génération. La jeune génération, adolescents et enfants, joue un rôle central dans l’intégration de leurs aînés : souvent, ce sont ces jeunes qui aident leurs parents à comprendre la Bible, ils traduisent et expliquent. Parmi les plus âgés, la connaissance du russe est variable : tous les hommes sont, à des degrés divers, capables de marchander au moins à un niveau élémentaire, mais d’autres aujourd’hui ont appris à utiliser le langage religieux (prières, Bible).

34 De manière générale, le russe a donc pénétré dans un milieu qui lui était plutôt fermé au départ, et le bilinguisme russe-nenets existe aujourd’hui réellement. Les enfants scolarisés sont réellement bilingues, les adultes le sont de manière variable et cela se traduit dans une communication plus large avec le monde extérieur. Mais que se passe- t-il dans le milieu traditionnel nénetse, dans la toundra, dans les campements d’éleveurs de rennes, quand les missionnaires ne sont pas présents, compte tenu de ces mutations dans le contexte ?

Usages des deux langues dans la toundra

35 Comme nous l’avons dit, les jeunes qui ont été scolarisés, dont la connaissance du russe est courante, ont parfois tendance à l’utiliser dans la toundra, qui est le milieu nénetse par excellence, en parlant entre eux.

36 Ils l’utilisent dans des situations ludiques, souvent au deuxième degré, avec une certaine théâtralité. Peut-être ma présence appelle-t-elle dans une certaine mesure l’usage du russe, mais ce n’est pas le seul facteur, car j’ai pu constater le même phénomène dans des cas où je n’étais pas présent au début de l’acte de communication21. Il est difficile de proposer des exemples précis, car ce n’est pas le contenu de la communication qui est en cause, mais des indicateurs corollaires perceptibles : le ton, l’attitude, la gestuelle, l’expression du visage, qui fonctionnent comme avec valeur de citation. On a l’impression que ces jeunes Nénetses jouent les Russes, et imitent des formes de communication propres aux Russes, des attitudes et des intonations. Ce n’est pas forcément un phénomène entièrement nouveau. Chez des Nénetses plus âgés, qui n’ont du russe qu’une connaissance minime, il arrive que l’état d’ivresse déclenche une imitation des Russes, une sorte de regard extérieur, distancé et légèrement ridiculisant (cf. Vallikivi, à paraître).

37 Mais il y a d’autres situations, tout autres que ludiques, qui appellent l’usage du russe de préférence au nénetse. Ce sont les situations qui mettent les Nénetses au contact de « choses » du monde russe. Un exemple parlant, qui s’est répété maintes fois dans mon expérience, est le suivant : quand, dans la toundra, une motoneige doit être réparée et que les jeunes se rassemblent autour pour discuter quoi faire, ils parlent souvent en russe. Il est vrai que la terminologie existe uniquement dans cette langue. Mais dès qu’on se tourne vers les activités en rapport avec les rennes, toute référence au russe disparaît, et les mêmes utilisent uniquement un nénetse non mêlé de russe22. De manière plus globale, ceci confirme et précise la tendance générale évoquée en introduction : le nénetse se maintient dans la toundra, même s’il est menacé ailleurs. Or

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dans la toundra, l’élément autour duquel tourne la vie des Nénetses est le renne (Niglas 1997).

38 Si l’exemple précédent nous montre un comportement spontané et un changement de langue inconscient, dans un contexte de multilinguisme, l’usage de telle ou telle langue peut aussi relever d’un choix stratégique en situation. Par exemple, les éleveurs de rennes komis disent souvent que les Nénetses font semblant de ne pas parler komi pour se mettre en position avantageuse.

Bilinguisme ou trilinguisme ?

39 Cet exemple nous amène à développer la question de la présence du komi. Pour la commodité de l’exposé, je me suis concentré jusqu’ici sur le bilinguisme russe-nénetse. Il est temps de compliquer le tableau en faisant intervenir une langue que je n’ai encore mentionnée qu’en passant, mais qui joue un rôle important dans cette région.

40 Comme dans d’autres zones frontalières des territoires nénetses (cf. Laptander dans ce volume), d’autres langues peuvent avoir une certaine présence : dans cette région, c’est le komi23. En effet, c’est ici que les Nénetses coexistent avec les Komis les plus septentrionaux, les Komis dits de l’Ižma, autrement dit Iz’vatas. Ce sont les descendants de Komis venus de contrées plus méridionales et entrés en contact avec les Nénetses dans la région où la taïga devient toundra. Ils ont adopté les pratiques et le mode de vie nénetses, notamment l’élevage du renne (cf. Šabaev 2011). Avec le développement d’un élevage de rennes à grande échelle, au XIXe siècle, les Iz’vatas ont rassemblé d’immenses troupeaux, pesant ainsi fortement sur l’économie nénetse de la région et asservissant une partie des Nénetses appauvris. Le poids des Komis a été tel qu’une partie de la population nénetse a été « zyriénisée » et a adopté le komi comme langue de communication. On les appelle les Jaran24. Le processus commença dans les années 1830, quand une partie des Nénetses des forêts européens, ayant perdu leurs rennes, se sédentarisèrent au village de Kolva, dans la toundra de la Grande Terre (Ngarka Ja). Les hommes nénetses prirent pour épouses des Komies des villages environnants (Homič 1976, p. 148 ; Mamadyšskij 1910, p. 65-66) et passèrent entièrement au dialecte komi de l’Ižma (Dolgih 1970, p. 48 ; cf. Istomin 1999). Ces Nénetses sédentarisés de Kolva passèrent ainsi à l’élevage des bovins et à l’horticulture. Cependant, certains retournent à l’élevage du renne à la fin du XIXe siècle25.

41 Babuškin, qui a travaillé pour le recensement polaire soviétique (1926-1927), souligne que dans les années 1930, ceux des Nénetses qui nomadisent dans la zone forestière sont passés dans la communication quotidienne au komi ; ceux qui passent l’hiver dans la toundra parlent le komi, tout en ayant « préservé la pureté de leur langue26 » (1930, p. 65). C’est dans les années 1950 que le komi a commencé à dominer vraiment, comme me l’a dit un Nénetse aujourd’hui komiphone, qui travaillait comme chasseur au kolkhoze de Ust’-Kara et qui est maintenant éleveur privé. En revanche, dans la communauté de l’Oural, la connaissance du komi était moins généralisée.

42 Aujourd’hui, les mariages entre Iz’vatas et Nénetses sont rares ou inexistants. En revanche, il existe des mariages entre Jaran et Nénetses, notamment chez les Nénetses de Jamb-to, ce qui a renforcé la langue komie dans le groupe. En effet, elle y était déjà présente, car les contacts existaient, dans la mesure où les pâturages coïncidaient ou

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étaient limitrophes27 ; comme dans le cas du russe, la connaissance d’un komi au moins élémentaire était répandue à des niveaux divers, sans pour autant être généralisée.

43 La présence du komi nous oblige à réfléchir sur la dynamique compliquée et variable de la pratique linguistique, même dans la vie d’un seul individu. Quelques exemples de biographies linguistiques permettront de comprendre comment peut fonctionner cette fluidité linguistique.

44 Je vais me concentrer sur l’expérience d’un frère et d’une sœur, Lena et Kolja, entre lesquels il y a une certaine différence d’âge, quinze ans environ, et qui tous les deux ont épousé des Nénetses de Jamb-to. Petits, les deux enfants parlaient nénetse avec leur mère. Puis le komi, la langue du père, a pris la première place dans la famille. Quand les enfants sont allés à l’école-internat de Ust’-Kara, le kolkhoze Octobre rouge où leurs parents travaillaient en qualité de chasseurs de bêtes à fourrure, est passé au komi ; les enfants se sont retrouvés dans un milieu à dominante komie, mais où le russe était présent. Ils ont perdu le nénetse. Lena a même fait des études de couture dans la région de Moscou, donc en russe. Plus tard, elle a été mariée à Jakov, un Nénetse nénetsophone éleveur de rennes de Jamb-to – elle venant d’un kolkhoze et lui de l’élevage privé. Au début, les mariés n’avaient pas de langue commune. Jakov évoque leurs difficultés de départ, non seulement en raison de la langue, mais aussi parce que Lena n’était pas capable d’effectuer nombre de tâches féminines dans la toundra. Peu à peu, ils ont chacun appris plus ou moins bien la langue de l’autre, c’est-à-dire que Lena a retrouvé le nénetse. Mais souvent chacun parle sa langue. Lena, à l’inverse de son mari, qui parle volontiers komi avec des Komis, est réservée en nénetse, et évite de parler nénetse en compagnie d’autres Nénetses. Jakov a cependant instauré des règles de communication internes à la famille ; il considère que les enfants étant « nénetses », ils doivent parler le nénetse, et même si leur mère leur parle en komi, ils répondent en nénetse.

45 Kolja, le frère cadet de Lena, a aussi commencé avec le nénetse. C’est pendant qu’il était à l’école que le komi a pris la position dominante, de sorte que de retour auprès des parents pour les vacances, il était amené à parler komi avec ses parents et il a oublié le nénetse. Il a épousé dans les années 1990 une femme nénetse vivant dans la toundra, la sœur de Jakov. Si Lena évite de parler nénetse, son frère a très bien appris cette langue en quelques années et c’est sa première langue de communication quotidienne. Il affirme cependant qu’il lui est plus facile de parler komi. De plus, aussi bien Lena que Kolja parlent bien le russe, ce qui fait qu’ils sont tous deux trilingues.

46 Nous pouvons déduire de ces exemples que le passage d’une langue à l’autre et même des allers et retours entre langues dans la vie d’un individu ne sont pas une exception ; je pourrais multiplier les exemples. Dans cette région, les gens sont habitués à ce phénomène : dans une vie, on peut changer de langue, ne serait-ce que pour des raisons pragmatiques. Cela ne veut pourtant pas dire que le rapport aux langues et aux changements de langue soit indifférent. Des jugements de valeur, eux-mêmes divers, parfois individuels, peuvent intervenir. Je prendrai l’exemple d’une famille nénetse qui, pendant quelque temps, vécut dans la même tente qu’une famille komiphone. La petite fille (aujourd’hui une femme de 60 ans, qui m’a raconté cette histoire) utilisait le komi. Un Nénetse lui a demandé un jour pourquoi elle parlait « cette mauvaise langue » (vyvku vada en nenets). D’ailleurs depuis elle n’a parlé que nénetse, dans la mesure où cette situation de coexistence n’a pas été répétée. Mais dans cette coexistence des langues, il y a toujours des plus forts et des plus faibles. Malgré l’exemple ponctuel

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précédent, la tendance actuelle est que, par rapport au komi, le nénetse est ici la langue la moins prestigieuse. La narratrice de ce dernier exemple précise d’ailleurs que dans la tente, quand elle était enfant, les komiphones parlant komi d’un côté de la tente, ses parents, de l’autre côté, s’étaient mis eux aussi à parler komi.

Conclusion

47 Derrière les pratiques et les attitudes décrites ici, il nous faut réfléchir à l’idéologie linguistique qui les sous-tend. Une grande partie des communautés finno-ougriennes les plus occidentales et méridionales ont tendance à considérer la langue comme le facteur central dans l’identité (cf. Grünthal, Kovács 2011). Pour les peuples du Nord, le mode de vie joue un rôle tout à fait analogue (cf. Toulouze 2012). On aura compris que ces Nénetses ne sont pas de grands militants de leur langue ; ce sont des utilisateurs pragmatiques, pour qui la langue n’a pas forcément le rôle central. Les techniques non verbales sont très présentes : silence, observation, imitation sont au cœur de la transmission, y compris dans l’éducation non formelle des enfants.

48 Quand on parle de mode de vie, c’est une expression très générale qui peut s’articuler en divers facteurs identifiables. Si l’on est capable de vivre la vie de la toundra, qui est exigeante, la langue n’est pas d’une importance première. Il n’existe pas d’idéologie linguistique qui rattache la langue à l’identité de groupe de manière indélébile. On accorde de l’importance avant tout à d’autres qualités, comme le savoir-faire et les connaissances28. L’essentiel semble être le lien maintenu avec les rennes, qui font preuve, dans la préservation de la langue, d’une agentivité certaine.

49 Cela ne veut pas dire que la langue n’ait aucune fonction identitaire. Cela veut dire que celle-ci est moins absolue qu’ailleurs et qu’elle peut être actualisée ou non suivant la situation. D’ailleurs, de manière générale, bien des auteurs ont souligné le caractère situatif de l’identité ethnique dans cette région du monde (Anderson 2000 ; Balzer 1999) : suivant le destinataire, pour les Nénetses privés, la manière de s’habiller et la manière de porter la ceinture peuvent aussi jouer un rôle de marqueurs ethniques.

50 Ainsi, la langue ne marque pas de manière essentielle l’identité des Nénetses russifiés, des lutsa. On appelle lutsa dans l’ensemble de la Sibérie, les porteurs de l’univers russe et de la langue russe, indépendamment de leur ethnicité. Pour les éleveurs de rennes nénetses de cette région, sont lutsa tous ceux qui n’ont pas de rennes, quelles que soit la langue qu’ils parlent. Ainsi des « Nénetses » peuvent être considérés comme lutsa, même s’ils parlent nénetse, s’ils vivent en ville, n’ont pas de rennes, ou ont adopté des pratiques non nénetses.

51 Historiquement, et cela se produit aujourd’hui encore, les changements de langues ont été fréquents – des Khantys qui passent au nénetse, etc. (Laptander dans ce volume ; Volžanina 2010, p. 59). Mais ceci ne conduit pas forcément à un changement radical de perception de soi : des Nénetses qui sont passés au khanty ou au komi continuent à se dire Nénetses. Nous avons affaire à quelque chose qu’on pourrait appeler nomadisme linguistique, qui se déroule sur plusieurs générations, ou dans la vie d’un seul individu, parfois même avec des mouvements d’aller et retour.

52 Les perceptions peuvent changer ici et là, sous des influences diverses – de l’État ou de l’Église, par exemple – mais tant que les familles migrent avec les rennes dans la toundra, le nénetse demeure en position relativement solide. En même temps, dans les

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villages et dans les villes, il perd rapidement ses locuteurs : c’est une tendance générale que le changement de mode de vie, dans beaucoup d’endroits, ait débouché sur un mouvement à sens unique en direction du monolinguisme russe.

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NOTES

1. Il est toujours difficile de rendre l’adjectif малочисленный, qui veut dire peu nombreux. Cette expression ne convient pas pour un singulier collectif tel que « peuple ». L’adjectif « petit », dans ce contexte, ne reflète aucune nuance péjorative. Dans ce contexte, il renvoie à un statut défini par la loi, dont l’un des critères est un nombre de ressortissants inférieur à 50 000. (NdT) 2. Le nombre des Nénetses, d’après les derniers recensements en Russie, est le suivant : 1979 – 27 294, 1989 – 34 190, 2002 – 41 302, 2010 – 44 640. 3. Si au recensement de 2002 au moins 28 128 Nénetses ont marqué qu’ils connaissaient leur langue (dans les régions des « petits » peuples du Nord – les districts autonomes nénetse, iamalo- nénetse, khanty-mansi, du Tajmyr, et la République komie), en 2010 ils n’étaient plus que 19 567 (dans toute la Russie). Ainsi, aujourd’hui, moins de la moitié des Nénetses (43,8 %) maîtrisent leur langue traditionnelle. Les variations régionales peuvent être considérables. Par exemple en 2010, dans le district autonome nénetse, sur 7 504 Nénetses, seuls 750 ont marqué qu’ils connaissaient la langue, soit 10 %. La majorité de ceux qui maîtrisent la langue vivent dans le district autonome iamalo-nénetse (16 390, soit 55,1 % des Nénetses de la région) et dans le kraï de Krasnojarsk (1 650, soit 45,4 %), où se trouvent les communautés les plus vivaces d’éleveurs de rennes nomades. (http://www.perepis2002.ru/ ; http://www.perepis-2010.ru/, consulté le 1er novembre 2013). 4. Nous ne disposons d’aucun chiffre exact sur le nombre de Nénetses nomades. On dispose d’évaluations par région. Ainsi, dans le district autonome iamalo-nénetse, environ 14 500 sur toute la population autochtone (y compris les Khantys éleveurs de renne) sont engagés dans un mode de vie nomade (Stammler 2005, p. 5 ; cf. aussi Bogoyavlenskiy, Siggner 2004, p. 31 ; Volžanina 2010). L’un des noyaux de la vie nomade est la péninsule de Jamal, où la société nomade s’est avérée la plus vitale : le nombre total des nomades (environ 5 500) est resté plus ou moins au niveau de la période précédant la collectivisation (Liarskaya 2009, p. 34, 44 note 2).

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Toutefois dans les toundras européennes, le nombre des familles nomades a régressé considérablement depuis le milieu du XXe siècle. On estime à 1 500 le nombre d’éleveurs nomades dans le district autonome nénetse, sans compter ceux qui sont enregistrés dans la République komie (Stammler, Peskov 2008, p. 836). Ce dernier chiffre semble néanmoins gonflé. En résumé, on peut suggérer que dans l’ensemble, le tiers des Nénetses vit en permanence dans la toundra. 5. Aujourd’hui, il n’y a plus de kolkhozes proprement dits, mais des structures coopératives, des structures d’État ou des structures privées qui en découlent ; les deux premiers types conservent dans la langue parlée les mêmes noms qu’à l’époque soviétique. 6. En russe : чумработница. 7. Les Nénetses essayèrent autant que possible d’échapper à ce nouveau système. Par exemple dans le kolkhoze appelé Harp (en nénetse : Aurore boréale) à l’ouest de la toundra de la Grande Terre, le nouveau système de roulement était en place sur le papier, mais, surtout au début de l’opération, pendant les années 1960 et 1970, une partie des familles continuaient à vivre ensemble dans la toundra (Tuisku 2001, p. 46-47). 8. D’après K. P. Taleeva, institutrice à Nel’min-Nos, sur les dix enfants commençant l’école en 2000, seuls deux étaient capables de parler en nénetse de la vie quotidienne (L. Taleeva 2002, p. 6-7). 9. Lors du dernier recensement (celui de 2010), il y avait déjà 24,1 % des Nénetses (10 774 personnes) qui considéraient le russe comme leur langue maternelle (родной язык). Presque tous les autres considéraient comme langue maternelle le nenetse (32 640 Nénetses, soit 73,1 %), même si le pourcentage de ceux qui maîtrisent réellement la langue est sensiblement plus faible (http://www.perepis-2010.ru/, consulté le 1er novembre 2013). 10. En russe : национальный поселок. 11. En 2002, sur les 237 enfants nénetses qui vont à l’école de Nel’min-Nos, 52 ont indiqué qu’ils connaissaient le nénetse. Mais ce chiffre ne reflète vraisemblablement pas la réalité, il est exagéré. (Ces données reposent sur la « micro base de données » du recensement de 2002 - http://std.gmcrosstata.ru/webapi/jsf/tableView/customiseTable.xhtml, consulté le 1er novembre 2013. Les informations peuvent ne pas être exhaustives, dans la mesure où les catégories ayant été choisies par un tout petit nombre de personnes n’y figurent pas. En 2002, les questions posées à propos de la langue étaient les suivantes : Est-ce que vous maîtrisez le russe ? Quelles autres langues connaissez-vous ? À cette dernière question, il était possible de répondre en indiquant trois langues.) 12. La non-maîtrise de la langue dominante est un paramètre éloquent. Si nous comparons les données des derniers recensements sur la non-maîtrise du russe parmi les Nénetses, nous voyons que le nombre des Nénetses ne maîtrisant pas le russe est en diminution, lente mais certaine : en 2002, 4 607 personnes n’ont pas coché la case montrant qu’ils savaient le russe (11,1 %), alors qu’en 2010 ils ne sont plus que 3 827 (8,6 %). Parmi les peuples du nord de la Russie, c’est chez les Nénetses que l’on trouve la proportion la plus élevée de personnes non russophones, ce qui renvoie à l’existence de communautés nénetsophones fort vivaces (http://www.perepis2002.ru/ ; http://www.perepis-2010.ru/, consulté le 1er novembre 2013). 13. Ici, « russe » ne renvoie pas forcément à une ethnicité, mais à un mode de vie et de culture caractérisé par l’usage de la langue russe, ce qui peut inclure des Ukrainiens, des Tatars, etc. 14. Il s’agit de baptistes conservateurs et fondamentalistes, qui passèrent en 1961 dans la clandestinité, car à la différence d’autres baptistes contrôlés par l’État, ils refusaient les ingérences du pouvoir et notamment l’obligation de s’enregistrer. Ils font partie aujourd’hui de l’Union internationale des Églises des chrétiens baptistes évangéliques (Международный союз церквей евангельских христиан-баптистов), qui rassemble les croyants russophones. Avec la chute du pouvoir soviétique ils sortent de la clandestinité et font ouvertement œuvre de prosélytisme. Ils sont intégrés dans le monde russe et sont russophones : pour les Nénetses, malgré leur propre marginalité, ils ouvrent la voie à l’univers russe environnant.

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15. Même dans les générations plus âgées, on trouve quelques individus, pour la plupart des femmes arrivées dans le groupe par mariage, qui sont allés quelques temps à l’école et qui connaissent le russe. De même, en 1983, deux enfants de Jamb-to ont été pris à l’insu de leurs parents par un hélicoptère et ils ne sont rentrés que huit ans plus tard. Mais ce sont là des exceptions. 16. En fait, dans le village de Karatajka, bien que la plupart des habitants soient d’origine nénetse, la principale langue de communication est le komi. Cet enseignant maîtrise le nénetse, le russe et le komi. Le nénetse a peu de prestige et il semble que les enfants nenetses aient honte de l’utiliser (cf. V. Taleeva 1999). Un Nénetse de Jamb-to m’a avoué avoir appris, à l’école de Karatajka, le komi avant le russe. 17. Il avait été le premier étranger à rendre de courtes visites aux Nénetses de Jamb-to. 18. En russe : летняя кочевая школа. 19. Vorkuta, la ville la plus septentrionale de la République komie, est presque intégralement russophone. En même temps, on trouve également dans la République komie des protestants qui valorisent l’usage des langues locales (pour plus de détails, cf. Leete 2013, Leete, Koosa 2012, sur les églises dans le sud de la République komie, qui fonctionnent en komi). 20. Andrew Wiget et Olga Balalaeva soulignent l’influence des missionnaires baptistes russes sur l’idéologie linguistique des Khantys : « When they sing and pray, they do so in Russian, because as the [Khanty] elder, V.G., told us, “ doesn’t have words to talk about these things.” » (2007, p. 8). 21. Naturellement, les jeunes Nénetses qui étaient allés à l’école et dont le russe était meilleur que mon nénetse, préféraient parler russe avec moi. Il était aussi parfois difficile d’avoir de l’aide de la part des jeunes dans mon apprentissage du nénetse. L’un d’entre eux m’a dit que cela n’avait aucun sens d’apprendre le nénetse, de toute manière cela ne servirait à rien. 22. Ailleurs dans l’Arctique russe, chez les éleveurs de rennes kolkhoziens, le russe a pénétré bien plus en profondeur. Par exemple Anderson (2000, p. 30-31) donne l’exemple de la brigade des Evenks du Tajmyr où l’on parle evenk. « To distinguish the various tasks of domestication, it is significant that the herders of the Number One Brigade speak of reindeer in a variety of languages. When comparing the attitude, markings, or genealogy of a particular reindeer, they prefer to use the , which is rich in such distinctions [...]. When speaking of how a reindeer is best used, how it is best classified as taught or untaught, harnessable or wild, or as the charge of a particular person (or just a ‘farm’ reindeer) the herders tend to use the language of Soviet state pastoralism – Russian. When using Evenki, the herdsmen rarely use a word which identifies a single population of reindeer as having a fixed and set identity (but may use the Russian word stado [herd] for this idea). They instead speak actively of ‘bringing reindeer together’ [takkakhin-mi] ». Pour les éleveurs nénetses privés, tout ce qui est en rapport avec l’élevage du renne est avant tout pensé et parlé en nénetse. 23. D’après le recensement de 2010, 828 (2 %) Nénetses considèrent le komi comme langue maternelle (la plupart d’entre eux, 508, résident dans le district autonome nenets). Environ autant de Nénetses (803) affirment savoir le komi. 24. « Nénetse » en komi. Les Nénetses nénetsophones ont repris cette appellation aux Komis de l’Ižma, qui, eux, utilisent le terme « Jaran » pour désigner tous les Nénetses. 25. Certains Nénetses zyriénisés ne sont jamais passés par Kolva, même s’ils sont appelés, par extensions, « Jaran de Kolva » (cf. Panjukov 2012). 26. Une partie des Nénetses s’est fondue parmi les Iz’vatas depuis très longtemps. Toutefois, de nos jours, il se trouve des individus conscients de leur origine nénetse (par l’intermédiaire de la population de Kolva), ne serait-ce que par le nom, et qui se sentent « intermédiaires » entre les Komis et les Nénetses (Habeck 2005, p. 68). 27. Avant d’être officialisés, les Nénetses de Jamb-to utilisaient des pâturages attribués à des kolkhozes ou des sovkhozes dont la majorité était komiphone.

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28. Habeck, qui a étudié les Iz’vatas, a noté que « … for the Izhma Komi, Nenets identity relates to concepts of experience, knowledge and the quality of being a good reindeer herder » (2005, p. 68).

RÉSUMÉS

Cet article analyse le lien particulier entre le mode de vie et la langue dans une période de mutations culturelles rapides. Les Nénetses sont la communauté nomade la plus résistante dans l’Arctique russe, ce qui se reflète dans son usage plus large qu’ailleurs de la langue nénetse. Pourtant, ces derniers temps, la langue se perd à un rythme accéléré – différent suivant les communautés. La thèse centrale est que la vie avec les rennes permet aux Nénetses de garder leur langue. L’idéologie linguistique des Nénetses est fondée sur le pragmatisme et la situativité, comme le montrent les changements de langue consécutifs au changement d’environnement physique et social. Je me concentrerai sur deux communautés non soviétisées et partiellement christianisées, qui permettront d’illustrer différentes dimensions de l’usage linguistique et plus largement des évolutions culturelles dans la région.

Artikkel analüüsib spetsiifilist seost eluviisi ja keele vahel kiirete kultuuriliste muutuste ajal. Neenetsite näol on tegemist elujõulisima nomaadikogukonnaga Vene Põhja-aladel ja sellest tulenevalt on ka oma keele kasutamine laialdasem kui mujal. Siiski on 21. sajandi algul keele kadu osutunud kiirenevaks – erinevates piirkondades küll erinevalt. Artikli keskne tees on, et põhjapõtradega elamine võimaldab neenetsitel säilitada oma keelt ja et neenetsite keeleideoloogia soosib pragmaatilisust ja situatiivsust, mida tõendavad sagedased keelevahetused füüsilise ja sotsiaalse elukeskkonna muutudes. Vaatluse all on kaks sovietiseerimata ja hiljuti osaliselt ristiusustatud rändkogukonda, mis näitlikustavad neenetsite keelekasutuse suurt paindlikkust ja seonduvaid kultuurilisi protsesse regioonis laiemalt.

This paper analyses a specific link between the way of life and the use of language during rapid cultural transformations. The Nenets have the largest nomadic community in Arctic Russia. As a result, they have retained their language better than most other indigenous peoples in the region. Nevertheless, at the early 21st century, there has been a quick language loss, although at a different pace in different areas. The main thesis here is that those Nenets who live with reindeer are motivated to use Nenets. Their language ideology favours pragmatic and situative approach to language, as it is proved by language shifts when the physical and social environment alters. The ethnographic focus is on two non-Sovietised and partly Christianised Nenets communities that show a significant flexibility of language use.

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INDEX

Mots-clés : élevage du renne, Christianisme, nomadisme, Baptistes, bilinguisme motscleset põhjapõdrakasvatus, Ristiusk, nomadism, Baptistid, kakskeelsus nomsmotscles Evenks, Khantys, Komis de l’Ižma, Nénetses de la toundra, Nénetses de Jamb-to, Nénetses de l’Oural, Russes Index géographique : Krasnoïarsk (kraï), Komi (République), Sovetskij, Vorkuta, Kolva, Kanin, Karatajka, Nar’jan-Mar, Nelmin-Nos, Toundra de la Petite Terre, Toundra de la Grande Terre, Ust’-Kara, Sibérie, Sibérie occidentale, Iamalo-Nénétsie (Yamalie) (district autonome), Taïmyr (presqu’île de), Nénetses (district autonome), Khanty-Mansiïsk (Ougrie) (district autonome) disciplines nénetse Keywords : Bilingualism, Christianity, Baptists, Nomadism, Reindeer-herding Thèmes : sociolinguistique

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La situation du khanty au début du XXIe siècle Données et réflexions de près et de loin The Khanty Language Situation at the Beginning of the 21st Century: Data and Thoughts from Near and Far

Eszter Ruttkay-Miklián Traduction : Eva Toulouze

Les locuteurs du khanty

1 Le khanty est parlé en Sibérie occidentale (Fédération de Russie) par une population khantye d’environ 28 000 personnes1, occupant un territoire immense le long de l’Ob’ et de ses affluents. Le khanty, langue finno-ougrienne relevant de la branche ougrienne, a fait l’objet de nombreuses descriptions, listes de mots, analyses grammaticales ou dictionnaires2. Cependant, tous les segments du khanty, qui est aujourd’hui divisé en de nombreux groupes dialectaux comprenant chacun plusieurs dialectes, sont considérés comme étant en danger : ceux qui n’ont pas encore été documentés risquent de disparaître sans laisser de traces. Bien que le volume existant de littérature ethnographique et linguistique sur les Khantys soit considérable, il y a d’importantes différences dans la manière dont chaque groupe a été étudié. Jusqu’ici, la recherche a été déterminée non seulement par les études de terrain, mais aussi par les analyses historiques : bien des études d’histoire de la langue ou d’étymologie ont été réalisées, qui regardent principalement le khanty comme un tout, ou encore qui se concentrent sur le khanty et le mansi en tant que langues ougriennes de l’Ob’ ; ces études sont plus centrées sur les traits communs que sur les différences dialectales.

2 Traditionnellement, les Khantys vivaient dispersés, surtout le long des rivières, ou concentrés au bord de l’Ob’ ; leurs activités de subsistance étaient la chasse, la pêche et l’élevage du renne. En raison de l’isolement dû au caractère marécageux du terrain, les différences culturelles et dialectales sont considérables. De manière générale, le confluent de l’Ob’ et de l’Irtyš représentait la frontière entre les trois grands groupes

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dialectaux, celui du Sud (le long de l’Irtyš, de la Konda et de la Dem’janka), celui du Nord (au nord de ce qui est aujourd’hui Hanty-Mansijsk, en suivant l’Ob’ et ses affluents jusqu’à l’embouchure de l’Ob’) et celui de l’Est (à l’est de ce qui est aujourd’hui Hanty- Mansijsk, en suivant l’Ob’ et ses affluents jusqu’au Vasjugan inclus). Pour ce qui est des dialectes du Sud, ils étaient éteints dès le début du XXe siècle ; aujourd’hui les groupes du Nord et de l’Est parlent encore quelques-uns de leurs dialectes. Les différences grammaticales, lexicales et phonologiques entre les dialectes du Nord et de l’Est sont considérables.

Implantation géographique des populations khantys

Source : Recensement russe, 2010

L’enquête de 2009 sur l’état des dialectes khantys

Objectif de la recherche, méthode employée, participants

3 À l’été 2009, la section finno-ougrienne de l’Institut de linguistique de l’Académie des sciences de Hongrie et la chaire d’ouralistique et de linguistique générale de l’Université ougrienne ont mis en place un projet commun pour évaluer les dialectes du khanty du Nord, intitulé : « Étude et préservation des langues des peuples ougriens de l’Ob’ ». Bien que l’objectif fût de prendre en compte toute la région de l’Ob’ allant de Hanty-Mansijsk jusqu’à l’océan glacial Arctique, c’est-à-dire de couvrir la très grande majorité des dialectes du Nord, l’étude n’a pu être réalisée, pour des raisons administratives, que dans la partie incluse dans le district autonome Khanty-Mansi ; nous ne disposions d’informations que sur quelques villages situés dans le district autonome Iamalo-Nenetse. Les participants hongrois aux travaux de terrain, qui ont été

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très intenses et ont duré un mois, étaient László Fejes, Zsófia Kováts et Eszter Ruttkay- Miklián3 ; du côté khanty, Zoja Stepanovna Rjabčikova, a contribué au travail, surtout depuis Hanty-Mansijsk, mais aussi sur le terrain à Tegi.

4 L’objectif de l’étude était d’établir le nombre et la proportion de locuteurs khantys village par village, avant tout afin de cartographier les frontières réelles des dialectes identifiés dans la littérature spécialisée. En même temps, l’étude devait permettre de documenter en détail l’état du khanty et de planifier la recherche ultérieure. Bien sûr, au cours de notre travail, nous avons collecté des matériaux audiovisuels. Les limites géographiques du travail accompli s’étendaient de Hanty-Mansijsk à Tegi, et nous nous sommes concentrés principalement sur les villages situés le long de l’Ob. Ce territoire couvre une partie du groupe dialectal occidental, ainsi que le continuum des dialectes méridionaux et septentrionaux avec la transition entre les deux.

5 Dès le début du XXe siècle, la littérature spécialisée parle des dialectes du Sud comme de dialectes éteints ; pour ce qui est des dialectes du Nord, nous savons, de notre propre expérience, qu’ils conservent beaucoup de locuteurs, au moins parmi les adultes. L’interrogation principale portait sur le territoire de transition ; nos informations provenaient surtout des rapports de terrain d’Éva Schmidt (SÉK 1, 3, 4).

6 Le point de départ de notre travail était la collecte de données administratives4 et leur analyse. Sur la base des informations sur la composition ethnique des villages, nous avons essayé de contacter la totalité des personnes de nationalité khantye. En partie sur la base de rencontres personnelles, ainsi que sur la base des connaissances de collaborateurs connaissant bien la population des villages en question, nous avons classifié la connaissance du khanty de ces personnes en trois groupes : Khantys parlant la langue, la parlant mal, ne la parlant pas5. La collecte de données statistiques a été enrichie par des entretiens6.

7 La carte montre les endroits étudiés.

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Les localités de l’étude dialectale de 2009

Source : Мониторинг северных диалектов хантыйского языка, 2009

Les résultats

La région de Hanty-Mansijsk

8 La ville de Hanty-Mansijsk se trouve au confluent de deux grands fleuves, l’Ob’ et l’Irtyš ; d’autres grandes rivières (la Dem’janka, la Konda, le Nazym, le Salym) s’y jettent à proximité. On circulait en permanence le long de ces cours d’eau : les migrations spontanées et organisées expliquent la composition mélangée des populations. Au cours du XXe siècle, la structure organique des agglomérations a été plusieurs fois modifiée du fait des déplacements de populations, de la création des agglomérations industrielles, de la centralisation.

9 Notre recherche s’est étendue aux villages où, d’après les données rendues publiques, on peut trouver une population de Khantys : Belogor’e, Troica, Lugovskoj, Jagur’jah7. Belogor’e et Troica étaient jadis considérés comme des centres cérémoniels importants des Ougriens de l’Ob’ (cf. p. ex. Novickij 1973, p. 9, 73-75), c’est pourquoi nous avons estimé qu’il était important d’en tenir compte. Conformément à notre attente, nous n’y avons pas trouvé de locuteurs du dialecte local du khanty. D’après les dires de la génération la plus âgée, seuls leurs grands-parents avaient (éventuellement) une connaissance du khanty, confirmant ainsi les données relatives à l’extinction de la langue. Il n’en reste pas moins que nous avons collecté, en russe, auprès des descendants des autochtones, énormément de données ethnographiques fort intéressantes sur les villages et les familles disparus.

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10 Suite à des mouvements considérables de population, on trouve aujourd’hui dans ces villages non seulement des autochtones, mais aussi d’autres Khantys et Mansis, originaires de régions plus ou moins lointaines. Parmi eux, à plusieurs reprises, nous avons trouvé des locuteurs du khanty.

11 Le village de Jagur’jah est accessible en voiture depuis Hanty-Mansijsk, et pour cette raison ses terrains de chasse sont de plus en plus appréciés. La population du village, à composition ethnique mixte, est de 198 personnes, dont 29 sont notées comme Khantys. Aucune d’entre elles ne parle le dialecte local qui a existé naguère. La seule « locutrice » est une véritable curiosité : Valentina Mikurova a grandi le long du Salym ; jusqu’au moment où elle a été scolarisée, elle parlait le plus occidental des dialectes orientaux du khanty, celui du Salym. Aujourd’hui, sa connaissance de la langue s’est considérablement estompée, car elle ne trouve guère d’interlocuteurs dans son dialecte. Mais Zsófia Kováts – dont le mémoire de fin d’études portait justement sur ce dialecte (Kováts 2009) – a pu bien travailler avec elle. Cette dame, qui se souvenait surtout de mots et d’expressions, a pu également nous fournir, en plus de données linguistiques, des matériaux ethnographiques que nous avons notés en russe.

12 Belogor’e, Lugovskoj et Troica sont des villages situés l’un à côté de l’autre sur la rive gauche de l’Ob’8. Bien que Belogor’e et Troica aient un passé historique, c’est actuellement Lugovskoj, village fondé dans les années 1930 pour les populations déplacées, qui est le centre de cette région. Encore aujourd’hui, parmi les habitants de Belogor’e et de Troica, 20 % de personnes (Belogor’e : 68 sur 306 ; Troica : 75 sur 344) se déclarent khantys, alors qu’à Lugovskoj leur pourcentage représente environ 5 % (96/1690). Bien que nous n’ayons pas pu identifier, ici non plus, la moindre trace du dialecte local, nous avons pu collecter en russe, auprès des personnes interrogées, beaucoup d’informations précieuses sur les villages existants et disparus – Matka, Bogdaška, Ahtino –, leurs relations entre eux, les groupes de parenté, les changements d’école et de lieu d’habitation en raison des déplacements de population. Nous avons été frappés par le rapport des familles autochtones à la langue khantye et à l’identité khantye. L’image de la région qui en ressort est que la population khantye, au tournant des XIXe et XXe siècles, a bien réussi à s’inscrire dans la société fortement influencée, depuis le sud, par la présence russe, tout particulièrement sur le plan économique. Les Khantys bénéficiaient des revenus des services de transport – par attelages de bovins ou de chevaux – et cela leur permettait d’être financièrement à l’aise. Les mariages mixtes se multiplièrent. C’est pourquoi, à l’époque du socialisme, ils ignorèrent les soutiens octroyés aux nationalités, qui étaient censés soutenir les Khantys, prétendument arriérés – ils les trouvaient humiliants. Aujourd’hui les soutiens qui reviennent aux populations autochtones expliquent au contraire la croissance régulière du nombre de personnes se disant khantyes : ici, les privilèges liés à l’identité khantye continuent à être mal vus.

13 Dans les trois villages, nous avons rencontré en tout et pour tout deux jeunes femmes mariées parlant khanty : ces deux femmes, habitant l’une Belogor’e et l’autre Lugovskoj, sont proches parentes, elles sont originaires du village de Kišik, sur le Nazym, une rivière qui se jette dans l’Ob’ à proximité de Hanty-Mansijsk, et elles parlent le dialecte de là-bas, l’une couramment, l’autre avec difficulté.

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L’ancienne principauté de Koda – un territoire intermédiaire

14 Comme je l’ai mentionné plus haut, nous ne pouvions pas prévoir les résultats que nous trouverions dans la zone intermédiaire entre les dialectes du Nord et du Sud, bien qu’il fût évident que nous aurions de la chance de trouver ne serait-ce qu’un locuteur. Le dialecte parlé sur ce territoire, appelé « de l’Ob’ moyen », pouvait apparaître comme assez vigoureux encore dans les années 1950, puisqu’il était l’un des cinq dialectes pris en compte pour la création d’une écriture khantye, et que des manuels et de la littérature furent publiés dans ce dialecte. Et pourtant, aujourd’hui, le dialecte de l’Ob’ moyen (avec les parlers de Šerkaly, Nizjamy, Leuši) est sans doute le dialecte khanty le plus en danger. Nous pouvons nous faire une idée de la situation sur la base des rapports d’Éva Schmidt (SÉK 1), puisqu’elle a aussi collecté des textes dans ce dialecte (SÉK 3,4).

15 Nous pouvons dire synthétiquement que parmi les dialectes khantys parlés sur le territoire de l’ancienne principauté de Koda (qui correspond dans ses grandes lignes à l’étendue actuelle du raïon d’Oktjabr’skoe) et réputés éteints, nous en avons trouvé plusieurs parlés par des locuteurs résidant soit sur le territoire en question, soit à proximité. La connaissance par les locuteurs était variable, ils avaient la plupart du temps des souvenirs fragmentaires de leur langue maternelle, et il n’a été possible de collecter des échantillons de langue que dans une mesure limitée. En l’absence d’interlocuteur, la plupart d’entre eux n’avaient pas utilisé le khanty depuis longtemps. Leur connaissance fragmentaire nous a donné la toute dernière occasion de sauvegarder des matériaux oraux pour documenter ces dialectes. Comme le nombre de personnes dont il est question est fort limité, les statistiques ne sont intéressantes qu’eu égard à la composition ethnique de la population ; les locuteurs peuvent être identifiés un par un, nom par nom.

16 Nous avons pu collecter des données de manière plus détaillée dans trois localités sur les quatre que nous avons visitées – à Bol’šoj Atlym9, à Šerkaly et à Nižnie Narykary. Bol’šoj Atlym, en raison du déclin progressif du village depuis les années 1930 puis des efforts de centralisation, est caractérisé par un double dialecte et un double mode de vie. En plus de la population des rivages de l’Ob’, qui pêche et élève bovins et chevaux et parle le dialecte de l’Ob’ moyen, des groupes d’éleveurs de rennes plus orientaux, vivant dans la taïga et parlant le dialecte du Kazym, y ont été relogés. De nos jours, les quelques possibles locuteurs du khanty représentent plutôt ce dernier dialecte, puisqu’ils ont la possibilité de le pratiquer de manière plus intense que les autres en raison des liens de parenté qui se maintiennent.

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Tableau 1 : Statistique de la connaissance du khanty à Bol’šoj Atlym

17 À Šerkaly, nous avons rencontré deux informatrices remarquables. Alors que l’une d’entre elles, (née Jugina), parle plus ou moins couramment le dialecte local, l’autre, Maria Gerasimovna Zvereva (née Tujeva), est issue de Pugori et parle le dialecte de Tegi (cf. infra), situé plus au nord. Maria Gerasimovna a une maîtrise exceptionnelle de sa langue et connaît bien les traditions khantyes, de sorte que nous avons pu collecter auprès d’elle beaucoup d’informations précieuses (que nous avons également publiées, cf. Fejes, Ruttkay-Miklián 2009). Quant au dialecte local, hormis Galina Ivanovna Tribus, il n’est (quelque peu) parlé que par une ou deux femmes âgées, alors que 23 % de la population (316 personnes), d’après les statistiques, sont de nationalité khantye.

18 Bien que la population de Nižnie Narykary10 soit composée surtout de Mansis de l’Ob’11, parmi les personnes les plus âgées certaines parlent aussi différents dialectes khantys, puisqu’elles sont originaires de régions éloignées. Angelina Kirillovna Pakina et Nina Semjonovna Angasupova parlent le dialecte de l’Ob’ moyen, l’une la variante de Nizjamy, l’autre celle de Šerkaly. Nous avons pu recueillir auprès d’elles un volume minime de matériaux, mais leur simple existence mérite d’être notée.

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Tableau 2 : Statistique de la connaissance du khanty, Šerkaly

La situation du khanty du Nord

La région de l’embouchure du Kazym

19 De nos jours, le dialecte du Kazym peut être considéré comme le plus « virulent » des dialectes khantys. Il en existait traditionnellement trois variantes, celle du haut Kazym, celle du moyen Kazym et celle de l’embouchure. Au cours de notre expédition, nous avons visité les villages de l’embouchure, à savoir Tugijany, Polnovat et Vanzevat ; nous ne sommes pas arrivés jusqu’à Paštory, à propos duquel nous avons juste des informations sur la composition ethnique. Cette région occupe une place particulière dans l’étude des langues ougriennes de l’Ob’ au XXe siècle, dans la mesure où la collecte linguistique, grâce à Éva Schmidt, a eu lieu principalement ici. C’est de ces terres que sont issus les principaux chercheurs khantys, et de nombreux textes ont été publiés (je n’en parlerai pas ici).

Tableau 3 : Statistique de la connaissance du khanty, Tugijany

20 Le centre de ce territoire est Polnovat, où se retrouvent des Khantys et des Mansis des villages environnants, qui ont disparu, et, bien sûr, la proportion de non autochtones y

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est aussi considérable. En raison de la taille de ce village et de la composition de sa population, nous n’avons pas effectué d’études statistiques, mais nous avons eu de courts entretiens avec quelques informateurs khantys et mansis – avec lesquels Éva Schmidt avait d’ailleurs travaillé. À Tugijany, notre travail a été couronné de succès, ce qui tient en grande partie au fait que Rimma Slepenkova12, qui avait été une proche collaboratrice d’Éva Schmidt et qui est originaire de ce village, y séjournait en même temps que nous. Les données statistiques reposent sur ses calculs. En dépit du petit nombre d’habitants (66) et de sa composition pratiquement homogène (62 Khantys), moins de la moitié (26 personnes) connaît bien le khanty, surtout des personnes âgées et d’âge moyen. Nous avons eu le grand plaisir de rencontrer personnellement Pelageja Alekseevna Griskina, informatrice légendaire dont les textes publiés ont servi de fondement à la recherche sur les langues ougriennes de l’Ob’ (Homljak 2002).

Tableau 4 : Statistique de la connaissance du khanty à Vanzevat

21 J’avais déjà visité le village de Vanzevat en 1992 et en 1993, en compagnie d’Éva Schmidt. À l’époque, c’était un village avec une culture khantye tout à fait vivace. En 2009, les choses avaient changé. Il est naturel que les membres de la génération la plus âgée s’en aillent, mais ici les histoires familiales ont connu des tragédies qui ont coûté la vie à bien des jeunes13. C’est pourquoi le travail de collecte, et même les simples conversations, n’ont pas été menés jusqu’au bout, tant le souvenir était pesant. Des textes d’ici ont été déjà publiés (Slepenkova 2003). Nous avons pu mesurer la maîtrise linguistique de la population avec l’aide de la fille de l’une des informatrices préférées d’Éva Schmidt, aujourd’hui décédée. Ainsi, ce calcul statistique repose principalement sur l’opinion de Valentina Alekseevna Tarlina14. Bien que la population soit plus nombreuse, la connaissance de la langue est similaire numériquement à Tugijany.

Tegi et sa zone d’influence

22 De par le nombre de ses habitants, ainsi que la proportion des Khantys, on peut considérer que c’est là le village principal de notre enquête. L’ancien village, en raison de la résistance à la soviétisation, a été déplacé à deux reprises, et les villages environnants y ont été centralisés. À Tegi, la génération d’âge moyen parle bien le khanty, mais la connaissance de la langue devient rare dans la classe d’âge des moins de trente ans. La documentation du dialecte et de la culture de ce village doit beaucoup

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aux linguistes et folkloristes qui en sont issus, ainsi qu’aux enseignants qui en transmettent la langue, la culture et l’artisanat15. Nous avons profité de toutes les possibilités qui nous ont été offertes pour documenter le dialecte local, et nous avons réalisé des enregistrements audio et vidéo, surtout avec les représentants de la génération d’âge moyen.

Tableau 5 : Statistique de la connaissance du khanty, Tegi

Réflexions sur l’actualité de l’écriture en khanty

23 Beaucoup de personnes travaillent, dans les domaines scientifique, culturel et politique, à maintenir le khanty, et ils investissent des trésors de compétence et d’énergie dans la quête d’une solution. Je tiens à partager ci-dessous avec les lecteurs mes impressions, qui se sont formées et renforcées au cours de vingt années d’expérience et de travail de terrain16. Je vais prendre le contrepied de très nombreuses tentatives scientifiques, et je prétends que dans la situation actuelle, la question de l’écrit pour le maintien de l’usage actif du khanty n’est guère pertinente. Bien sûr, je n’affirme pas la nécessité ou l’inutilité de telle ou telle activité ; j’exprime mon opinion sur les priorités à l’heure actuelle. La plupart de mes exemples proviennent de la localité principale de mes terrains, l’aire habitée par les Khantys de la Synja, mais le principe même qui me guide me semble valable dans les autres groupes également, même là où existe une communauté de locuteurs actifs.

24 Dans la formation de mon opinion, différents éléments ont joué un rôle : aussi bien mon approche de chercheuse en linguistique et en ethnographie que mon expérience pratique de mère amenée à élever un enfant khanty. Mes réflexions sont avant tout destinées aux communautés qui utilisent le khanty activement, ou qui désirent l’utiliser.

Le rôle de la langue dans la culture khantye

25 La fonction principale de toute langue est de permettre la communication au sein d’un groupe donné : chaque langue joue ce rôle dans un cadre temporel, géographique,

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social et culturel. C’est ainsi que dans le cadre de la culture khanty traditionnelle, le khanty remplissait à merveille les fonctions qui lui étaient dévolues.

26 Nous n’ignorons cependant pas que le khanty existe dans un nombre incalculable de variantes suivant l’époque, l’espace et la fonction, et que la différence entre ces variantes est d’amplitude variable. Nous connaissons aussi des exemples où ces différences ont été surmontées ou renforcées : les épouses parlant une forme de langue essayeront d’apprendre celle parlée par leur époux17 ; des normes précises réglementent le décalage entre les formes sacrale et profane de la langue de l’ours ; certains locuteurs utilisent deux variantes de leur dialecte, renvoyant à deux périodes, en les différenciant de manière tout à fait consciente18. Ce que l’on constate dans l’usage actuel du khanty, c’est que les différentes variantes s’influencent mutuellement. Les locuteurs de variantes différentes (mais proches) du khanty vivant dans les grandes localités se comprennent plus ou moins, mais ils peuvent mélanger les éléments des dialectes utilisés parallèlement. Il arrive aussi, souvent, que les Khantys de la Sinja qui vivent à Hanty-Mansijsk, surtout les enseignants, commencent à utiliser des « kazymismes », tout en gardant les traits principaux de leur propre dialecte19.

27 On constate des phénomènes analogues entre langues voisines. Les épouses ayant une autre langue maternelle (surtout le mansi, le nénetse ou le komi) ont dû apprendre celle de leur mari ; le maintien de leur langue maternelle varie de l’oubli complet à la pratique active20. Dans le territoire des Khantys du Nord, où les migrations de population ont été nombreuses (au moins) depuis le milieu du XIXe siècle, on trouve d’importantes influences interethniques mutuelles. Suivant les relations entre Khantys, Mansis, Nénetses et Komi-Zyriènes, des groupes à culture mixte se sont formés et des assimilations se sont produites, dans tous les sens possibles. Les relations ont favorisé le multilinguisme : il nous suffit de penser, en guise d’exemple historique, à Maksim Nikilov, un informateur d’Antal Reguly qui a chanté devant lui aussi bien en khanty qu’en mansi (Schmidt 2001, p. 107). D’après les légendes, au moins dans les territoires du Nord, le khanty était une lingua franca, les Mansis et les Komis l’apprenaient facilement, alors que parmi les Khantys la maîtrise du komi, du mansi et éventuellement du nénetse était fréquente21. J’ai souvent entendu des Khantys dire « le khanty est une langue facile, beaucoup l’ont apprise ». Cette phrase est d’une importance centrale en tant qu’encouragement dans la perspective du maintien de la langue. Clairement, ceux qui s’y sont mis avaient une bonne raison de l’apprendre. Ils ont pu être motivés par l’usage en famille, mais aussi par des motifs économiques ou par la simple nécessité. Donc, en cas de MOTIVATION, on peut apprendre le khanty (même si ce n’est pas en tant que première langue22). Et ainsi que le prouvent le bilinguisme et le multilinguisme historiques, une langue NE CESSE PAS d’être utilisée parce que ses locuteurs parlent AUSSI une autre langue. Des études ont montré que la population de la terre n’est monolingue que pour une petite minorité, la plus grande partie de l’humanité est socialisée en plusieurs langues parallèlement. L’existence d’une langue n’en met en danger une autre, ou plusieurs autres, que si celles-ci, du point de vue de leur fonction ou des possibilités de leur utilisation, se retrouvent en position subordonnée et que les possibilités d’utilisation ne sont pas réparties entre deux ou plusieurs langues, mais que l’une prend la place des autres dans TOUS LES DOMAINES.

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Les différentes formes du khanty écrit

28 De nombreux travaux ont abordé la question de l’écriture khantye ; je ne soulignerai ici que quelques questions, importantes pour mon sujet. Je ne présenterai pas les problèmes induits par les différences dialectales, par les divergences de conception dans la notation des phonèmes et dans l’orthographe ni les énormes résultats obtenus en dépit de ces difficultés. Je ne traiterai pas de la MANIÈRE dont on a écrit et dont on écrit le khanty, mais de la RAISON pour laquelle on l’écrit.

29 Le khanty est une langue traditionnellement utilisée à l’oral, bien que dans la culture khantye il y ait aussi des possibilités de représentations abstraites, visuelles, pour transmettre des informations23. Une forme écrite du khanty est apparue au milieu du XIXe siècle, au moment du début des collectes de langue et de folklore. Ces textes étaient une forme notée de la production orale et avaient pour objectif essentiel la documentation. Avec la traduction de textes ecclésiastiques chrétiens, un nouveau point de vue apparaît dans l’écriture du khanty : il n’est plus question de notation, mais de création textuelle, qui plus est sur une thématique qui n’existait ni en tant que texte écrit ni en tant que texte khanty oral ; une forme écrite du khanty était née, qui était indépendante de l’oral. Ses créateurs n’étaient pas khantys ; cette forme d’écriture avait bien comme objectif la communication en khanty, mais sa logique était pleine d’éléments étrangers24. Elle ne réalisa guère sa fonction communicative, ou tout au plus sous une forme lue, oralisée par la lecture du missionnaire. Après ces premières tentatives, les tentatives lancées dans les années 1920 pour créer une langue khantye écrite ont élargi le champ de la communication en khanty, bien que – surtout dans la littérature de traduction des débuts – on trouve bien des traits communs avec les traductions de la Bible. Le rôle assumé par les intellectuels khantys, même si eux maîtrisaient bien leur langue, ne fit qu’alléger légèrement les problèmes, car le contenu des textes à traduire était encore et toujours étranger à la culture khantye. La communication par l’intermédiaire de la forme écrite du khanty se matérialisa avec la parution de journaux et de manuels scolaires. La possibilité apparut que les textes écrits n’aient pas que des auteurs, mais aussi de réels lecteurs.

30 Au début du XXIe siècle, le khanty écrit peut, à mon avis, avoir deux objectifs fondamentalement divergents : l’un est la communication écrite, destinée principalement aux besoins internes de la communication khantye et représentant un processus dynamique de création textuelle ; le deuxième est la documentation, qui représente la notation passive d’une information orale25 et qui est requise avant tout à l’extérieur de la communauté des locuteurs26. Il convient de tenir compte, dans la réalisation de ces deux objectifs, de la divergence des priorités. À l’heure actuelle, les tentatives d’écriture du khanty s’efforcent de concilier ces deux impératifs – sans beaucoup de résultats concluants. Alors que l’écriture tendant à la documentation repose sur des principes scientifiques et que son développement s’intensifie parallèlement à l’éveil de l’intérêt scientifique, les deux points de vue, le point de vue « extérieur » et le point de vue « intérieur » y trouvent place l’un et l’autre ; mais l’écriture ayant pour but la communication voit les intérêts des auteurs et ceux des lecteurs entrer en contradiction. Pour écrire leurs textes, les créateurs essayent d’appliquer (avec plus ou moins de succès) les principes élaborés pour l’œuvre de documentation, ce qui d’un point de vue scientifique est réjouissant et va dans le sens de principes orthographiques unifiés ; or les lecteurs sont habitués à un mode

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d’écriture bien plus simple, puisque c’est ce qu’ils ont appris à l’école (si tant est qu’ils aient appris quelque chose).

31 Mon expérience me montre que, de manière paradoxale, l’aspiration des auteurs à la précision ne fait que compliquer la compréhension du texte par les lecteurs : les signes diacritiques et les lettres spéciales (celles qui diffèrent de l’alphabet russe) sèment la confusion dans l’esprit du lecteur, qui en général a fini l’équivalent du collège ou du lycée, sait bien lire et écrire le russe, et fait partie de ces Khantys qui parlent bien leur langue. Ceux qui lisent les journaux en khanty le font de par leur propre intérêt, leur motivation pour la lecture et la compréhension est gratuite, dépourvue de responsabilité. La force de la motivation permet de faire face aux difficultés liées aussi bien aux signes inconnus qu’à une notation imprécise, mais aboutit aussi à une polarisation : qui veut vraiment lire et comprendre le journal en khanty parviendra à digérer ce qui est écrit, que l’orthographe corresponde aux exigences scientifiques, ou qu’elle soit basée sur le russe et inadaptée au khanty. Pour ceux qui n’ont pas cette motivation, il sera vraisemblablement difficile de se frayer un chemin dans l’un ou l’autre de ces systèmes.

32 La situation est différente dans l’autre terrain de prédilection du khanty écrit, l’enseignement. Les manuels et les collections de textes représentent l’immense majorité des publications en langue khantye, et on a l’impression qu’aussi bien les milieux scientifiques que les milieux de l’école considèrent le rôle de ce type d’écrit comme central pour le maintien de la langue et sa protection. Des manuels nouveaux ne cessent de paraître, qui sont régulièrement réédités suivant les nouvelles règles à l’occasion de tout changement d’orthographe. La fine fleur des intellectuels khantys participe à ce travail colossal, et c’est aussi le domaine préféré des financements d’État. Sans revenir sur la question de la qualité et du niveau de ces manuels en tant qu’outils d’enseignement27, je me permettrai quelques réflexions sur leur rôle dans l’apprentissage du khanty.

33 À l’école primaire et dans le secondaire, les élèves d’origine khantye peuvent suivre des cours de khanty – en général des cours optionnels – entre une et trois heures par semaine. Dans ces cours, la langue de communication est en général le russe, le khanty est présent en tant que sujet, non pas en tant qu’outil. La connaissance de la langue dans la génération actuelle des écoliers baisse de manière spectaculaire, même dans les régions les plus traditionnelles ; deux groupes se distinguent clairement : le groupe des enfants vivant dans les bourgs et les villages, qui (à de très rares exceptions près) ne connaissent absolument pas le khanty, ou dans le meilleur des cas en comprennent deux ou trois mots de base ou expressions. Le deuxième groupe se compose des enfants qui ont grandi dans de plus petits villages, dans des campements de la taïga, dans des brigades d’élevage du renne, et qui parlent le khanty en tant que langue maternelle, sans compter le fait qu’aujourd’hui presque tous les enfants vont à l’école en parlant couramment le russe aussi. La connaissance de la langue (et souvent aussi de la culture traditionnelle) de ces deux groupes ne permet pas de les traiter ensemble dans un cours, les débutants et les locuteurs d’une langue maternelle requérant des méthodes d’apprentissage et des thématiques différentes. La valeur d’usage des manuels devient douteuse, ne serait-ce qu’en raison de l’absence de dénominateur commun : pour qui ne connaît pas la langue, le manuel est incompréhensible, difficile à utiliser ; pour qui a appris la langue dans sa famille, comme langue maternelle, la version écrite, aussi bien dans sa forme que dans sa thématique, ne présente pas grand intérêt. La motivation des

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élèves – et des parents – dans le cadre de l’enseignement scolaire est le résultat, puisque les notes finales comptent de toute manière. Il va de soi que l’enseignant doit attribuer les notes conformément aux résultats, mais dès lors qu’il est question du maintien du khanty, il vaudrait la peine de repenser à CE qu’on veut enseigner aux élèves dans le cours de khanty et POURQUOI, et donc à CE QUE NOUS ATTENDONS d’eux.

34 Ces dernières années, dans un nombre croissant de villages, les parents khantys ont fait des pétitions pour que leurs enfants NE SOIENT PAS OBLIGÉS d’étudier le khanty à l’école. La raison n’en est pas celle qui émerge en général en premier, à savoir que le khanty serait inutile, ou qu’il ne serait pas bon que les enfants le connaissent ; la simple raison en est que les parents ne sont pas satisfaits de la matière enseignée, de la méthode d’enseignement, souvent même de la personne de l’enseignant – et finalement du résultat mesurable par la note. Les parents d’enfants parlant khanty se plaignent de ne pas pouvoir aider leurs enfants à faire leurs devoirs, parce qu’eux-mêmes sont incapables de lire, de décrire, de comprendre les textes écrits. La raison peut tenir entre autres aux différences dialectales, mais la différence principale reste plus probablement celle qui existe entre l’écrit et l’oral, ainsi que les problèmes de la mise à l’écrit. Les parents de ces enfants qui apparaissent de plus en plus comme des oiseaux rares, de ceux qui connaissent la langue à un niveau de langue maternelle, attendent que leurs enfants aient d’excellents résultats dans cette matière ; or les fautes d’orthographe faites dans les devoirs écrits, puisque l’évaluation se fait sur l’écrit, baissent leur note. Il faut l’avouer : souvent, les enseignants eux-mêmes sont en difficulté pour juger de la correction de telle ou telle forme écrite28, leur propre perception de la langue – déterminée par une multitude de facteurs – les amenant à percevoir comme juste une forme différente de celle du manuel, ou au moins à ne pas considérer comme erronée la forme divergente choisie par l’élève.

35 La situation est différente pour ceux qui n’ont pas appris la langue à la maison ; dans leur cas, il est difficile de mesurer l’intensité de l’apprentissage, mais je doute que nombreux soient ceux qui sortent de l’école avec une connaissance active du khanty qu’ils y auraient acquise exclusivement. Beaucoup de Khantys adultes considèrent que « le khanty ne peut pas être appris à l’école. Qui ne l’a pas appris avec ses parents est incapable de l’apprendre »29.

L’importance de l’oralité

36 Quand on parle de préserver le khanty, il est en général question de l’importance de l’écrit, de ses avantages, de ses problèmes, des solutions possibles. L’existence d’une écriture est souvent vue comme un pas en avant sur l’échelle de la civilisation, cette existence augmente le prestige d’une langue, et quand elle manque, sa création est posée comme un objectif. Dans le cas du khanty – et de bien d’autres petites langues de Sibérie –, ce processus a été posé en objectif par l’État, et ce avec des résultats certains (comme je l’ai rappelé précédemment).

37 Depuis, cependant, différentes transformations significatives ont eu lieu dans le monde. Le développement technique, principalement dans le domaine des communications, a complètement changé le rapport à la parole, à l’écrit, à la lecture, à la communication. Déjà, le passage du support papier au support électronique semble être une mutation radicale, conduisant à une perte de terrain de la parole imprimée, que beaucoup qualifient de fin de la « galaxie Gutenberg ». Mais le processus ne s’est pas arrêté là : il

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s’oriente de nos jours vers une situation où la question n’est pas de savoir si l’information se transmet sous forme électronique ou sur support papier, mais plutôt si elle se répand sous forme écrite ou sous forme orale. Les logiciels de reconnaissance de voix et d’image se développent à grande vitesse, on se dirige vers la création d’une voix synthétique (permettant la lecture automatique d’un texte écrit). Ce processus va dans un sens bien précis : il a comme but déclaré d’éliminer à long terme l’écrit, difficile, lourd à manier. Le cercle semble se refermer : la priorité retourne à l’oral. Ce n’est pas de l’utopie : depuis qu’il y a le téléphone, nous écrivons moins de lettres, depuis qu’il y a Skype, nous écrivons moins de courrier électronique, nous réglons d’innombrables questions par téléphone, qui ne sont confirmées que par un enregistrement (« nous attirons votre attention sur le fait que votre appel sera enregistré »), ce qui veut dire qu’on ne fera plus d’adaptations filmées de livres à succès, mais que le texte d’un film culte finira par paraître sous forme de livre… Le monde se dirige donc vers une nouvelle forme d’analphabétisme, et ce sont les pays les plus développés qui sont à la tête de cette évolution.

Quelles conséquences pour l’usage du khanty ?

38 Tout d’abord, le fait qu’il ne faut pas sous-estimer l’importance de l’oralité et qu’il ne faut pas la subordonner à autre chose. Pour moi, dans la situation actuelle du khanty – une situation où la communauté linguistique khantye est structurée d’une part par la maîtrise de la population adulte, de l’autre par l’ignorance quasi totale des enfants –, le moyen le plus important et le plus efficace pour la préservation de la langue parlée est de créer et d’entretenir le plus de cercles possible de langue khanty parlée – groupes et forums, sous des formes et dans des genres différents. Ceci offrira aux locuteurs la possibilité d’utiliser leur langue et la motivation pour le faire. Les Khantys vivant en ville se plaignent souvent de ce qu’ils n’ont personne avec qui parler leur langue. Dans cette situation, à mon avis, ils tireraient profit de programmes de radio et de télévision réguliers, de haut niveau (ou au moins d’une longue période d’émission en journée), ainsi que de l’existence de clubs, plus que de la langue écrite de journaux paraissant une fois par semaine. Il existe aujourd’hui des programmes en langue khantye, mais ils doivent être améliorés en quantité et en qualité, il faudrait avoir une chaîne entièrement en langue khantye. Sur Internet, dont l’usage s’intensifie, le khanty apparaît parfois, mais il n’y a toujours pas de page interactive dans laquelle des Khantys discutent en khanty avec d’autres Khantys30.

39 Pour les enfants, un jardin d’enfants en khanty serait le moyen le plus efficace. Ne l’oublions pas : parler khanty ne coûte pas plus cher que parler russe, d’autant que les écoles normales ont formé et forment bon nombre d’enseignants de langue maternelle khanty. Pour les jardins d’enfants, il n’y a aucun besoin de matériaux écrits, le mode de transmission de la langue – par son utilisation dans les activités quotidiennes les plus simples – ressemble au modèle khanty traditionnel d’apprentissage de la langue. Sur de telles bases, l’enseignement aura plus de chances d’être efficace, même si le khanty continue à y fonctionner seulement en tant que matière31. L’intérêt des enfants se tourne massivement vers l’ordinateur et les médias : il faut donc utiliser ces outils si nous voulons leur faire parvenir des informations. Le premier dessin animé khanty (KravČenko 2009) sera, on peut l’espérer, suivi de bien d’autres.

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40 Le mode de doublage le plus répandu dans les médias russes n’est guère coûteux32, quelle que soit la langue, ce qui pourrait permettre d’utiliser des dessins animés et des films de fiction sans trop de difficultés. Dans ces cas, les enfants pourraient être associés non seulement en tant que spectateurs, mais aussi en tant que participants, interprètes, lecteurs du texte : au début du XXIe siècle, la participation dans les activités médiatiques représente la principale aspiration des enfants, ce qui garantirait leur motivation. Pour un écolier dont le khanty est la langue maternelle, le cours de khanty ne serait plus l’endroit où il aurait de mauvaises notes pour ne pas avoir bien su placer les signes mous, mais l’endroit où il pourrait devenir animateur de programmes pour enfants ; sa voix pourrait être entendue dans le dernier dessin animé, il pourrait chanter sur un CD des chansons pour enfants, gérer la page Internet des enfants khantys : alors, lui-même, ses camarades, ses parents et ses enseignants accorderaient autrement plus de valeur au trésor que nous voulons tous préserver. Il va de soi que seuls les Khantys peuvent faire vivre et transmettre la langue khantye vivante. Il va de soi également qu’avant de répondre à la question du COMMENT, il faut se demander POURQUOI : est-ce que la communauté khantyphone désire que le khanty soit préservé, et si oui, pourquoi, dans quel but ? Si la réponse est oui, il faut parler, beaucoup parler.

41 Je ne veux bien sûr pas dire par là qu’il ne faille pas décrire le khanty, que les résultats de l’écrit en khanty, ainsi que l’immense travail écrit de documentation, ne soient pas importants et précieux33. Les réflexions ci-dessus portent sur la survie de la langue parlée, vivante, et sur les priorités à respecter dans ce but. La documentation et la communication écrites ne sont pas d’une importance première en cette matière. Ces pensées m’ont conduite à aborder de nombreuses questions qui émergent souvent dans le monde, et même dans le monde finno-ougrien. Je n’ai pas tenté ici une présentation théorique, mais j’ai voulu décrire certains processus et les mettre en rapport avec leurs conséquences. Je l’ai fait dans un esprit constructif, me concentrant sur la quête de solutions. J’espère que la préservation de la langue khantye sera ainsi poursuivie également par nos descendants.

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SLEPENKOVA 2007 = СЛЕПЕНКОВА Р.К., О чем говорит фольклор деревни Тугияны. Семью богами разделенная земля, Ханты-Мансийск, «Полиграфист».

NOTES

1. D’après les recensements, les Khantys étaient 22 283 en 1989, alors qu’en 2002 ils étaient 28 678 (http://www.perepis2002.ru/index.html?id=87) et en 2010 30 943. Si le nombre de Khantys, d’après les statistiques, est en augmentation dans les dernières décennies, cela ne veut aucunement dire que la communauté augmente ; il s’agit plutôt du résultat de mutations dans la politique envers les nationalités et dans le système social d’allocations. Après l’écroulement de l’Union soviétique, dans les années 1990, la capacité des Khantys ainsi que de leurs voisins mansis de défendre leurs intérêts a continué d’augmenter, dans le contexte de la production du gaz et du pétrole qui s’est développée dans la région. En dépit de l’augmentation numérique de ces peuples, le nombre des locuteurs de leurs langues se réduit dramatiquement pour chaque dialecte, leur nombre représentant au grand maximum 50 %, c’est-à-dire qu’on peut l’estimer aux alentours de 10 000 personnes pour tous les dialectes. 2. La bibliographie des travaux publiés sur les langues ougriennes de l’Ob’ est accessible sur internet dans le cadre du programme Babel : http://www.babel.gwi.uni-muenchen.de/ index.php?abfrage=bib_intro&navi=encyclopedic&subnavi=bib 3. László Fejes et Eszter Ruttkay-Miklián ont fait leurs recherches avec l’aide d’une bourse Eötvös de l’État hongrois. Qu’il en soit ici remercié. 4. Les organismes locaux nous ont fourni une aide précieuse. Qu’ils en soient remerciés. 5. Skribnik et Koškarjova ont fait appel à la même méthode dans les villages khantys et mansis, cf. Skribnik, Koshkaryova, 1996. 6. Pour les premiers rapports sur cette expédition, cf. Fejes 2009, Ruttkay-Miklián 2009a, b, Fejes, Ruttkay-Miklián 2009, Ruttkay-Miklián, Kováts 2009. 7. En raison de difficultés de transport dues à la saison estivale, nous n’avons pas pu nous rendre au village de Sogom, dans la région de Hanty-Mansijsk, où réside une population khantye considérable. 8. Les travaux sur ce terrain ont été réalisés par László Fejes et Eszter Ruttkay-Miklián. 9. À Bol’šoj Atlym, les données ont été collectées par László Fejes et Zsófia Kováts. 10. La collecte y a été effectuée par Eszter Ruttkay-Miklián puis par László Fejes, travaillant seuls. 11. Ce dialecte du mansi n’a pratiquement pas été étudié, mais on en trouve des exemples dans les matériaux légués par Éva Schmidt. Il faut rapidement documenter ce dialecte, et cela est encore possible, même si les données numériques sont effrayantes : d’après une information

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orale d’Anna Vándor, en 2011 ce dialecte avait onze locuteurs. Source : Zina Matveevna, Mansie de l’Ob’ de Nižnie Narykary. 12. Que nous remercions ici pour son assistance. Cf. l’ouvrage qu’elle a écrit sur son village natal, Slepenkova 2007. 13. Pas ici seulement, mais en ce lieu avec une fréquence particulière. 14. Nous la remercions ici de son aide. 15. Handibina 2008, 2011 ; Lapina 1997, 1999, 2011 ; Rjabčikova 2008. 16. À la différence de la première partie de cet article, où je rendais compte d’un travail de groupe, j’exprime dans cette partie mes opinions individuelles. 17. Ce n’est pas là seulement une exigence intérieure, mais aussi une attente sociale… « Ne parle pas khanty, tant que tu n’auras pas appris à dire mola au lieu de muj, sinon tu seras appelée mola jusqu’à la fin de tes jours ! » – tel est le conseil donné par un mari de la Sinja à sa femme originaire du bas cours de l’Ob’, laquelle pendant les deux ou trois premières années de son mariage parlait russe avec les membres de la famille de son mari (mes travaux de terrain, Ovgort, 2009). 18. C’est le cas par exemple avec le dialecte du Kazym au village de Tugijany : la génération des plus anciens a vécu un changement phonologique. Certains locuteurs sont capables d’utiliser la version avec –t– d’avant le changement et celle parlée actuellement, où le –t– est devenu la spirante –l–, sans les confondre (mes travaux de terrain, Hanti-Mansijsk, 2009). 19. Ils abandonnent avant tout la prononciation des sourdes avant –s–. Par exemple, au lieu de dire, comme dans le dialecte de la Sinja, opsa! (« assieds-toi »), ils disent omsa! à la manière de Kazym, et ils gardent les nasales, qui ont disparu dans le dialecte de la Sinja : au lieu de Kh Sinja nak (mélèze) ils prononcent comme en khanty du Kazym naŋk. 20. Les épouses d’origine mansie, paraît-il, parlent souvent leur langue maternelle entre elles dans la communauté des Khantys de la Sinja, bien qu’elles aient assimilé le dialecte local du khanty (mes travaux de terrain, Ovgort, 2009). 21. Suivant les contacts dans une zone géographique donnée, la langue pouvait changer. 22. Ceci en contraste avec les déclarations fréquentes des jeunes Khantys, d’après lesquels ils « n’ont pas appris le khanty étant enfants », impliquant par là qu’ils ne connaîtront jamais cette langue. 23. Ainsi, par exemple, les tablettes gravées qui servaient dans des buts profanes et sacraux, ou les marques inscrites sur les troncs des arbres ; plus largement, les ornements. 24. Plusieurs aspects sont particulièrement intéressants à étudier : la manière d’utiliser certains mots khantys pour exprimer des concepts du christianisme, la description de concepts inconnus, etc. 25. Même si la notation est un travail très actif de la part de la personne qui note, car compréhension est analyse, il n’y a pas de production active de textes. 26. C’est-à-dire non seulement l’ensemble des non-Khantys, mais éventuellement aussi la future communauté des Khantys non khantyphones. 27. Dans la mesure où je ne suis pas spécialiste de méthodes pédagogiques je ne pourrai donner en la manière que des appréciations subjectives, peu compétentes. 28. Il n’est évidemment pas question d’incompétence mais des innombrables questions compliquées sur la forme écrite du khanty, que bien des savants érudits essaient de résoudre depuis plus de cent ans, avec des résultats variables. 29. Telle est l’opinion de Nikita Sjazi, un éleveur de rennes de Katravos, telle qu’elle s’exprime dans le film de Zoltán Szalkai, « Les nomades ». 30. Il s’agit de sites faits en Hongrie et en Finlande, en partie en khanty : http:// hantisirn.nytud.hu ; http://www.nba.fi/hanti/hm/index.php. 31. L’idéal serait bien sûr d’organiser un cursus entièrement en langue maternelle, mais compte tenu des problèmes évoqués ci-dessus, ce serait aujourd’hui en dehors des possibilités réalistes.

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32. Si on le compare avec le doublage synchronisé. 33. D’autant plus que documenter la langue est mon travail.

RÉSUMÉS

Dans cet article, après une rapide introduction générale sur les Khantys, je voudrais montrer, à l’aide des données collectées ces dernières années sur le terrain, l’état actuel de la langue et de la culture khantyes. J’utilise pour ce faire les informations collectées au cours du monitoring de 2009 ainsi que pendant mes travaux de terrain ethnographiques et linguistiques depuis vingt ans. En conclusion, je m’interroge sur les tentatives mises en œuvre sur place pour préserver le khanty, et j’exprime ma propre vision sur les questions actuelles du maintien de la langue.

In this article, I shall start by introducing briefly the Khanty. Afterwards I would like to show, relying on data collected on the field during the last years, the present situation of Khanty language and culture. To achieve this aim, I use data collected during the 2009 monitoring expedition and during my twenty-years lasting field-work. I shall conclude by reflecting on the attempts to maintain the Khanty language and I formulate my own vision on these questions.

INDEX nomsmotscles Khantys, Khantys du Nord, Komis, Mansis, Nénetses, Ougriens de l’Ob Keywords : endangered languages, language change, Bilingualism, minority language education, multilingualism Mots-clés : langues en danger, changement de langue, bilinguisme, éducation dans les langues minorées, langues parlées, plurilinguisme disciplines russe, khanty du nord, komi Index chronologique : XXIe siècle (début), XXIe siècle Index géographique : Sibérie occidentale, Ob’ (rivière), Katravos, Iamalo-Nénétsie (Yamalie) (district autonome), Khanty-Mansiïsk (Ougrie) (district autonome), Dem’janka, Nazym (rivière), Salym, Vasjugan (rivière), Kazym (rivière), Synja, Tegi, Belogor’e, Troica, Lugovskoj, Jagur’jah, Matka, Bogdaška, Ahtino, Sogom, Kišik, Šerkaly, Nizjamy, Leuši, Oktjabr’skoe, Bol’šoj Atlym, Pugori, Nižnie Narykary, Tugijany, Polnovat, Vanzevat, Irtyš (rivière), Konda (rivière) Thèmes : sociolinguistique

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The Sociolinguistic status quo on the Taimyr Peninsula1 Observations socio-linguistiques : l’état actuel des langues des populations autochtones du Taymyr Sotsiolingvistilisi tähelepanekuid Taimõri põlisrahvaste keelte hetkeseisust Zum soziolinguistischen Status Quo auf der Taimyr Halbinsel

Florian Siegl

1. The Taimyr Peninsula and its indigenous languages

1 The Taimyr Peninsula, in Russian official legislative terminology the Taimyr (Dolgan- Nenets) Municipality District,2 3 coincides with the eastern border of the Uralic language family. The five indigenous peoples officially recognized as indigenous people of the Taimyr are Enetses, Nganasans, Tundra Nenetses, Evenkis and . Linguistically, Enets, Nganasan and Tundra Nenets belong to the northern branch of Samoyedic, Dolgan is a Turkic language closely related to Yakut; 4Evenki belongs to the northern branch of the Tungusic family.

2 Two of the five indigenous people, Enetses and Nganasans, reside entirely within the boundaries of the Taimyr Municipality District. The remaining three people, Dolgans, Tundra Nenetses and Evenkis can also be found in other areas of Siberia. Although the clear majority of Dolgans do indeed live within the borders of the Taimyr Municipality District, a small Dolgan diaspora can be found in the northwestern part of the Yakut Republic (the so called Anabar ulus). Tundra Nenetses live in two administrative areas carrying their name (Nenets Autonomous Area; Yamalo-Nenets autonomous area), as well as in some northern parts of the Komi Republic and historically on the eastern part of the Kola Peninsula and in the Arkhangelsk oblast outside the territory of the Nenets Autonomous Area.5 Evenkis are scattered in a vast territory beginning in the Xanty-Mansi Autonomous Area in Western Siberia, the Evenki Municipality District south of the Taimyr, in the Yakut and the Buryat Republics and ending on the shores of

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the Pacific Ocean plus an additional diaspora on Sakhalin. Further, Evenkis live in the People’s Republic of China and the Mongolian People’s Republic.

3 Although the major scope of this article is the current status quo of the spoken on the Taimyr Peninsula, both Dolgan and Evenki are included for several reasons: first, the native intelligentsia residing in Dudinka, the administrative center of the Taimyr Municipality District, is multinational and aware of the general situation of other Taimyrian indigenous people. Second, most of the villages within the Dudinka district are multinational which makes a more sophisticated discussion necessary; a simple account focusing on a special people is partially arbitrary and distorts the picture quite profoundly; the outcome of Soviet minority as well as regional politics apply to all people of the Taimyr Peninsula, regardless of mother tongue.

4 In 2005, 1,328 individuals belonging to the five indigenous people of the Taimyr Peninsula were registered as inhabitants of Dudinka city; the overall population of Dudinka was given as slightly exceeding 25,000.6 More recent statistics from 2008 reports around 38,000 inhabitants for the Taimyr Municipality Area, out of which 10,217 (27%) were listed as belonging to the five indigenous people (Визитная карточка муниципального района). In this respect, the ratio of indigenous people to Russians and other immigrants of the 20th century is much higher than in other areas of Siberia and the Russian North.7

1.1. Geographic distribution of Taimyrian indigenous people8

5 Although Dudinka hosts a significant indigenous diaspora which is a direct outcome of urbanization in the Siberian North, the historical distribution of Taimyrian indigenous people until the middle of the 20th century shows a clear geographic distribution which is, with several modifications, still visible. Postponing several significant historical events for the moment, the following picture prevailed: administratively, the Taimyr Municipality District is subdivided into four districts; an earlier fifth district was dissolved in the 1960s and its territory assigned to two other districts. The northernmost area, the Dikson district is insignificant, as Dikson as the gate to the Arctic does not host an indigenous population. The Khatanga district in the east is predominantly Dolgan-dominated, with a small disappearing Nganasan enclave in and around the village of Novaja. Although an Evenki population must be historically assumed for the Khatanga district, this has assimilated with Dolgans already in the early 20th century.

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Fig. 1

6 The Ust’-Jenissej district in the west is predominantly Tundra Nenets with some historical Tundra Enets enclaves around the villages of Tukhard and Voroncovo in the North, which have almost disappeared.

7 The Dudinka district is clearly the most diverse area, as representatives of all Taimyrian people can be found within its boundaries. In the northeast lie Voločanka and Ust’-Avam, villages with a mixed Dolgan-Nganasan population. A former Tundra Enets diaspora in that area assimilated with Nganasans in the 20th century; Potapovo towards the south is a mixed Tundra Nenets-Forest Enets-Evenki village, and Khantajskoe ozero a mixed Evenki-Dolgan village. Still, the history of Potapovo, Khantajskoe ozero and the so far unmentioned Levinskie Peski close to Dudinka is more complicated and will be discussed in some more detail below as the impact of ‘closing non-perspective villages’, a Soviet administrative phenomenon of the 1950s and 1960s as well as deportation of repressed Soviet citizens from the mid-1930s to the mid-1950s has shaped these villages profoundly.

1.2. Demographic data on Taimyrian indigenous people and its sociolinguistic relevance

8 Demographic data on Taimyrian indigenous people is in general a very delicate matter due to a variety of reasons.9 Before some rudimentary data will be given, general problems need to be discussed, as they are necessary for the analysis of the current status quo and its development.

9 First, both Dolgans and Enetses are rather “new people” on the map as the creation of these ethnonyms is a direct outcome of social-engineering from the heydays of Leninist Minority Politics.10 Whereas state authorities introduced new people, especially for

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census purposes, both Dolgans and Enetses did not adapt their new identities as quickly as anticipated; this can also be seen in the statistics of several Soviet censuses. For Dolgans and Enetses and to a certain degree for Nganasans, large-scale variation in census data is characteristic.11 Further, variation was caused by changing census principles underlying later Soviet censuses. The first polar census in 1927/1928 included many Siberian indigenous people which in later censuses were no longer counted and some of them reappeared as late as the last census of the Soviet Union in 1989. Peoples such as e.g. Enetses disappeared after the 1927/1928 census and were counted as Nenetses in the 1959, 1970 and 1979 censuses. Only in the last Soviet census in 1989 Enetses reappeared as an indigenous people on the state level. In contrast, on local administrative levels, Enetses were always present and even counted during their official non-existence on state level. Nganasans and Dolgans were counted in censuses after the polar census from 1927/1928, but their numbers show much variation which cannot be explained by population dynamics alone and again, the reasons must have been statistical but foremost political, qualifying as instances of “state-ethnography”.

10 Another problematic matter is the absence of any detailed sociolinguistic data. Whereas the last Soviet census in 1989 gathered at least some rudimentary (socio-)linguistic data, questions about native language (L1) and skills in other languages were not systematically gathered in the 2002 census of the Russian Federation and consequently, no point of reference is at hand. My own experience with state demographic data has made me abandon such data if local data is available as the latter is generally much more accurate.12 As some demographic data are nevertheless necessary, the following data from local Taimyrian authorities is given, so that some point of reference for later discussion can be established (Vizitnaya kartochka munitsipalnogo rayona). For 2008, the following data were published on the official homepage of the Taimyr Municipality area: Dolgans 5,517; (Tundra) Nenetses 3,486; Nganasans 749; Evenkis 270; Enetses 168. What must be borne in mind is that such demographic data has no sociolinguistic implications, as it simply states the number of people who feel themselves as belonging to a certain nationality. Of course, such simple numbers do not allow assumptions concerning the numbers of native speakers in comparison to the overall population, language usage, language attitudes etc. which due to massive interethnic marriages in recent decades is even further complicated.13 For a prelimnary discussion of the current linguistic status quo of the Taimyrian languages, this simple demographic data must be reinterpreted against the demographic situation of a given village. Although we will return to this point later, the following two initial observations sketch the situation. First, although indigenous literacy and relative number of speakers seem intuitively supportive for language preservation, the situation on the grass-root-level may turn out to be opposite. Although Tundra Nenets and Evenki have a comparatively long tradition of (educational) literacy, which started in the early 1930s, this has not prevented language loss, especially not on the Taimyr Peninsula. In general, the first attempts of teaching Tundra Nenets in Taimyrian schools (predominantly in the Ust’-Jenissej district) started as late as in the 1970s. Evenki was never taught in relevant Taimyrian schools in the Soviet Period (neither Potapovo nor Khantajskoe ozero). In contrast, Dolgan, whose way towards literacy started in the 1980s, is comparatively safe, at least in the eastern part of the Khatanga district. This is due to a very compact settlement area and relatively homogenous villages with a large, if not dominating Dolgan population. In Ust’-Avam and Volochanka (both located in the Dudinka district), Dolgan does not seem

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to be as safe, and the same must be assumed for Nganasan due to interethnic marriages which nowadays result in monolingual children. Further, negative language attitudes within the Nganasan speech community are eventually hostile, a point taken up again later.

11 In a nutshell, although both Tundra Nenets and Dolgan are relatively safe, though still endangered, this is foremost due to relatively compact settlement areas and the larger number of speakers. The existence of literacy and some limited use of the language in primary schools have not contributed to their preservation. The language of the Nganasans, albeit being a numerically a larger people, is highly endangered too. Intuitively a rather compact settlement area with a longer tradition in bilingualism in Dolgan seems to be supportive for language preservation. Nevertheless, both relocation of non-perspective villages and massive shift to Russian tell a different story.

1.3. Major historical and demographic events since the 1930s and their impact on Taimyrian indigenous people

12 Although no detailed history of the Taimyr Peninsula has been written so far, the general picture which has evolved during my fieldwork does not differ from the general picture as sketched in works such as Slezkine (1994) and Pika (1999). The only marked difference, which has played a more dominant role than elsewhere in the North, is the role of repression and GULAGs. Its impact on local demographics was much more severe than in most other areas of the Soviet North.14 Although the erection of GULAGs in Dudinka and Noril'sk as well as mass deportations to villages within the Taimyr Peninsula has shaped the Taimyr Peninsula, some historic continuity is at hand as already in Czarist Russia, political prisoners were sent to the Taimyr Peninsula.

1.3.1. The building of GULAGs in Dudinka and Noril'sk15

13 When Kai Donner arrived in Dudinka on Christmas Eve in December 1912, only a sparse description of the area made its way into his published travelogue (Donner 1979, p. 175-178).16 The description of Dudinka in the historical overview on the District’s official homepage also presents a small village, which in 1923 consisted of twelve wooden houses and a church (Историческая справка). In 1930, Dudinka was made the center of the Taimyr (Dolgano-Nenets) Autonomous Area which was founded officially on December 10th 1930. In the early 1930s, the total population of the Taimyr Peninsula was estimated at roughly 10 000 individuals (for Dudinka 1300), out of which about 5,500 were classified as indigenous people, the remaining 4,500 consisting of an older Russian population (most probably ) and recently arrived Russians (Samigullin 1936).

14 In June 1935, the erection of the Noril'sk Nickel Combinate was decided in Moscow and already in July 1935, 1,200 political prisoners arrived in Dudinka. These prisoners had to start the construction of the Combinate in Noril'sk, mines and mining shafts and the necessary infrastructure such as the port in Dudinka as well as the railway connection between the port of Dudinka and Noril'sk. By 1939, already 11,560 political prisoners were counted on the Taimyr Peninsula. Although contact between political prisoners and the local indigenous population was prohibited, by 1939 the local indigenous

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population was already outnumbered. World War II would change the demographic situation even more severely. This topic will be discussed below.17

15 Whereas the growth of Dudinka had apparently no immediate effect on the geographic distribution of Taimyrian indigenous people, the erection of the Noril'sk GULAG most certainly had, as it destroyed several Dolgan-Evenki camps in the area, in particular the fieldsite of Ubryatova (Ubryatova 1985). The last surviving Dolgan-Evenki village, Časovnja, close to Noril'sk, was closed in the early 1950s and then started an odyssey for its remaining inhabitants. Several families were sent to the village Kur'ja on the right shore of the river Pjasina; this village, too, was closed in the middle of the 1960s. Kur'ja’s inhabitants were then repatriated to the village Levinskie peski opposite of Dudinka (on the left bank of the Yenisei) and Ust’-Avam. Some families were sent to the village Novo-Anan'insk north of Dudinka which was closed in the 1970s. (Plužnikov, Karpukhin 2008, p. 394) In a nutshell, the speech community of Ubryatova’s work is no longer intact and has ceased to exist.

1.3.2. Repression and relocation of Soviet minorities

16 Whereas the first wave of political prisoners arriving on the Taimyr Peninsula in the 1930s must have consisted of victims of the Stalinistic Great Terror wave, deportation continued. In the period 1942-1943 more than 8,000 , , Latvians and arrived on the Taimyr Peninsula. In 1944 around 900 Kalmyk families followed (Predtechenskaya 2006, p. 8) and the influx continued until the mid-1950s. Apart from these nationalities, one can add e.g. Ingrians, Koreans, but also Black Sea Greeks, although the latter were clearly less-numeric. The distribution of these families into existing villages on the Taimyr Peninsula was however far from uniform. Due to missing land connection to other parts of the USSR, a situation which has not changed until the present, political prisoners could only be transported by ship on the Yenisei from the Krasnojarsk area. Upon arrival, deportees were then sent to villages located along the Yenisei or major side rivers. This step excluded the Khatanga district which has no direct water connection to the Yenisei and so, the majority of deportees ended up in villages of the Dudinka and Ust’-Jenissej districts.18 A document from the Dudinka district Soviet from the 9th of July 1942 reproduced in Svecha pamyati (p. 96) reported that 2,360 families were sent for construction work to the following villages (* marks villages no longer existing today):

17 Levinsk-Goroxov mys* – 200 families; Točino* – 150 families; Luzino* – 250 families; Tomskiy mys* – 160 families; Ust'e-rečki Khantayka* – 250 families; Priluk* – 400 families; Potapovo – 250 families; Lipat'evsk* - 160 families; Sitkovo – 400 families; Nikol'sk – 140 families.

18 Additional 750 families were sent into fishing brigades into the following villages:19

19 Khantayka* – 150 families; Liptat'evsk* – 30 families;

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Potapovo – 200 families; Priluki* – 50 families; Nikol'sk* – 15 families; Sitkovo* – 10 families; Levinskie peski – 50 families; Zaostrovka* - 50 families; Anan'evsk* – 75 families; Luzino* - 20 families; Časovnja* – 100 families.

20 Although the families’ size is not mentioned anywhere, the overall impact of these numbers is not hard to anticipate.20

21 In my major fieldsite, Potapovo, the older generation (among them several former deportees) consistently mentioned that before the arrival of the first deportees in 1942, the village consisted of several houses only. The arrival of deportees caused huge tensions and trouble, as the limited infrastructure could not cope with the newcomers. Frequently it is claimed that Potapovo as a village started to exist only in the late 1940s, after the arrival of deportees. In an area 69 degrees north and higher, the shortage of accommodation and food had devastating effects on the deported and death tolls rose enormously. Whereas many deportees returned to their former homelands after rehabilitation in the 1950s, other remained on the Taimyr Peninsula, among them many Volga Germans.

22 For the year 1943, another official document published in Svecha pamyati (p. 99) provides very interesting intermediate data concerning population growth; the overall Taimyrian Population was given as 54,315 individuals, out of which now roughly 13% were classified as indigenous: 2,201 Sakhas, 2,045 Nenetses, 791 Nganasans, 740 Evenkis, 1,685 .21 In less than 10 years, the number of non-native inhabitants had risen by several hundred percent and the relation non-native/native population had decreased drastically.

23 The impact of this influx is so far unstudied, due to the absence of detailed published demographic data for this period. Siegl (2007) offered some observations for Potapovo from a Forest Enets perspective, which is based on stories and personal judgments by Forest Enets speakers. In general, the arrival of large numbers of speakers of other languages changed earlier communication strategies in a very short period and Potapovo was in need of a new lingua franca to replace Tundra Nenets. The quick enforced introduction of Russian resulted in assimilation and homogenization, a process that started much earlier in Potapovo than elsewhere on the Taimyr Peninsula. What can be reconstructed from conversations with Tundra Nenetses from the Ust’- Yenissey district, enhanced with life stories in Svecha pamyati, the domination of Russian in Potapovo preceded similar tendencies by at least one if not two generations. In more peripheral areas in the Ust’-Yenissey and Khatanga district where the number of deportees was lower than in the Dudinka district the domination could have been postponed for some more decades.

1.3.3. The fate of non-perspective villages

24 In the 1950s and 1960s, Soviet administrative reforms such as the liquidation of non- perspective villages led to enforced centralization of state infrastructure. Whereas the

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fate of the Dolgan-Evenki village of Časovnja was already mentioned above, from a Forest Enets perspective, the closing of Nikol'sk and (Ust’)-Khantayka which served as two more administrative anchors for the Forest Enets population left Potapovo as the only remaining village for them. Potapovo was then already multinational but still multilingual, yet clearly drifting towards Russian. In the next two generations all heritage languages (whether indigenous Taimyrian or those of deportees) ceased to exist. Nowadays, any skills in other languages of inhabitants native to Potapovo can only be found in the generation +50. (Siegl 2007) Similar developments are said to have happened in Khantayskoe ozero, to which larger numbers of deported Balts and Volga Germans were sent. Nowadays Evenki, which in the later period of the 20th century was spoken only in this village, lost the struggle against Russian and is now critically endangered. The closing of non-perspective villages also affected the Nganasans quite drastically. First, in 1965, an earlier existing Ust’-Avam district (the aforementioned fifth district) was dissolved and its former territory was merged with both the Dudinka and Khatanga districts (Savvinov 2005, p. 53-54). Several smaller settlements located on the Dudinka-Khatanga trail were dissolved and new villages emerged: When the government closed these stations, it concentrated social services, such as education and medical care, along with the local administration, to three new locations: Novorybnoe on the middle Avam River; Old Avam, at the confluence of the Avam and Dudypta Rivers; and Kresty, at the confluence of the Dudypta and Piasina Rivers. After several phases of collective farm consolidation in the 1950s and 1960s, the administration of Avam’s tundra’s working population was moved to Volochanka […]. In June 1971 […] the current settlement of Ust Avam, 13 km upriver form Old Avam, was created. Novorybnoe and Old Avam were closed, and services at Kresty were restricted. Most Dolgan and Nganasan families were moved to the new settlement. (Ziker 2002, p. 81)

25 The outcome among the Nganasan is well known; whereas the preservation of language skills ranked high over the general average throughout the heydays of the USSR, a fact often mentioned in major handbooks (e.g. in Hajdú's description of Nganasan in Hajdú, Domokos 1987), after the enforced resettlements language transmission was disturbed and apparently stopped, this phenomenon being perhaps supported by increasing bilingual marriages which, in contrast to earlier days, produced monolingual speakers of Russian. Based on several conversations with Dolgan activists in Dudinka, the same situation seems to prevail among the Dolgan population of Ust’-Avam and Voločanka, which is said to be in decay in both villages. In contrary, in the neighboring Khatanga district which is still largely Dolgan- dominated and fairly homogenous, Dolgan is generally preserved better, although the closing of several non-perspective villages has affected local speech communities too.22 Still, it appears that Dolgan is under pressure in the villages closest to the more urban administrative center Khatanga, and the language is generally better preserved in the periphery towards the border of Yakutiya.

26 For Tundra Nenets in the Ust’-Yenissey district, a similar picture prevails. In Karaul, the multinational administrative center of the district, Tundra Nenets is under heavy pressure and the same is valid for the gas-industry dominated Tukhard; in more homogenous villages, the language seems to be comparatively safe. Although the closing of several non-perspective villages has affected local speech communities too, its impact was apparently comparatively mild.

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1.3.4. Interethnic marriages

27 As elsewhere in Siberia, the influx of newcomers, whether deportees or colonialists paired with relocation of entire villages, profoundly changed marriage rules and established bilingualism and local lingua francas.23 Before the 1950s, marriage rules (on the macro-level) followed traditional constellations reflection the dominating geographical distribution of the Taimyrian indigenous people e.g. Forest Enets-Tundra Nenets, Tundra Enets-Tundra Nenets, Tundra Enets-Nganasan, Nganasan-Dolgan, Dolgan-Evenki.24 E.g. for the first half of the 20th century, only one Forest Enets-Evenki marriage was reported in Potapovo (Vasiljev 1963). For the later period of the 20th century, the situation among the Forest Enetses in Potapovo turned up-side-down and I could only document two marriages among speakers of Forest Enets, the rest marrying with representatives from other nationalities.25 (Siegl 2007)

28 This development is, of course, neither restricted to Forest Enets nor unique. Similar observations are reported by Szeverényi, Wagner-Nagy (2011) for Nganasan in Ust’- Avam and during my stay in Dudinka, I have met numerous other representatives from local minority people confirming this observation in other areas. Still, language transmission is not only disturbed in bilingual marriages but in monolingual marriages as well – a fact which speeds up language endangerment quite drastically. This is fueled by education in Russian, boarding schools and unsatisfying principles of teaching native languages.

1.3.5. Other factors

29 Beside the events sketched above, there are of course other factors that contribute. Although space prevents us from going into details, the collapse of the Soviet infrastructure has contributed massively to this problem. Transport problems with antiquated means of air transportation resulting in astronomic prices, complications during child birth, flu or pneumonia in a village or in the tundra can become lethal; further dwindling health care, high rates of unemployment, alcoholism and resulting domestic violence, general negative attitudes toward traditional spheres of life (usually seen as antiquated behavior of the grandparental generation) increase existing problems and life in Dudinka and Noril'sk is clearly favored and seen as a possible form of escape.26 In the older generation, a strong scent of nostalgia for the Soviet period is increasing, but life in urban Dudinka becomes increasingly popular also in this generation.

2. The current linguistic situation – linguistic landscapes

30 Dudinka is truly a multinational town. Apart from its significant indigenous population and descendants from formerly political prisoners who have decided to stay on the Taimyr Peninsula, Russians, a large Ukrainian and White Russian diaspora, Azeris and other people from Central Asia can be frequently encountered. Especially in summer, vegetables and fruits are traded by Azeri and Central Asian merchants, while otherwise they can be found in one indoor-markets. Another market shows a larger number of Vietnamese traders. Although a general, perhaps Soviet inherited, negative attitude

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towards Turkic and Caucasian people as well as recent Vietnamese traders is observable, languages other than Russian can be heard in these indoor-markets. Otherwise, the city is Russian-speaking.

31 Due to the comparatively high number of indigenous people among the population of Dudinka, one is constantly reminded about the native people of the area when walking through the streets. This is further enforced by different kinds of political outdoor placards and on official signs on different administrative buildings where the two major indigenous people as part of the official district name are displayed. However, when looking for other signs, one will not find more than Dolgan элдэн ‘Aurora Borealis’, the name of a restaurant close to the main building of the local administration. Whereas in the Finno-Ugric and Turkic republics of the Russian Federation official signs on administrative buildings are represented in local languages and Russian, this is not the case in Dudinka.

Fig. 2

32 At least visually, the local research institute the “Taimyr house for popular creation”27 shows some traditional Dolgan ornaments on its walls and a chum-like main entrance visually shows the presence of indigenous people in the area. Another local institute, the “City centre for popular creation”28 has three enlarged copies of Nganasan idols in front of its entrance.

33 Further, in the entry hall of the local Taimyrskij Kolledž one finds ‘Welcome’ signs in the five local languages and in Russian. Nevertheless, Russian is the dominating language of Dudinka.

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3. Native languages and education

Fig. 3

34 As no published account on this topic is available, the following impressionistic list of observations derives entirely from my fieldnotes. Whereas the situation in Dudinka can be presented with reasonable confidence, the situation in the villages apart from Potapovo is based on second hand knowledge, conversation with the native intelligentsia and reports from colleagues and representative of the local government.

3.1. Native languages and education in Dudinka

35 In spite of its numerically significant native minority, schools in Dudinka have a bad record in teaching indigenous languages on primary school level. Most efforts have centered on School Number 1 with its adjacent boarding school, with a significant number of children from the Dudinka and Ust’-Yenissey districts. Since fall 2010, new attempts to teach Dolgan, Nganasan and Evenki have started, but apparently only twice, if not only once a week. Teaching is there restricted to primary school.

36 In 2008, the Dolgan community, itself the largest indigenous community in Dudinka, negotiated with the local administration for opening Dolgan classes in a different school and transferring interested Dolgan students into this school but so far without result.29 For Tundra Nenets, the situation is slightly different as teaching of the language in School Number 1 has a longer tradition and is not limited to primary education. The popularity of these classes is reported as low nevertheless.

37 Further, the Taimyrskiy Kolledž, an institute of higher secondary education and practical education, offers language classes for Dolgan, Tundra Nenets, Nganasan, Forest Enets

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and Evenki, as well as some basic training in educational sciences. As the Forest Enets teacher was close to retirement in 2008, the overall future of Forest Enets teaching was unsure. Although she could be convinced to continue, her sudden death in 2009 marked the end of the program as no new teacher could be hired ever since. In addition, some classes in the history of Taimyrian people are offered to all students, but as the majority of students are Russian, the overall interest is low.30 In reality, the role of these language classes is at best symbolic.

38 In late fall 2006 special evening classes in Tundra Nenets for both older Tundra Nenets boarding school students as well as adults were given at the “City centre for popular creation”. The teacher from the local boarding school, Mikhail Nenyang, offered both a condensed overview on grammar and some practical oral skills. Teaching was based on his compiled conversation guide (Nenyang 2005). This was however a one-time experience, as the money was obtained directly from Krasnojarsk, and limited to six months.

3.2. Native languages and education outside the Taimyr Peninsula

39 In general, the role of native languages in education is marginal. Whereas both Tundra Nenets and Dolgan are better off, due to the existence of a variety of teaching materials, the complete absence of teaching materials for both Enets languages, and the limited amount of teaching materials for Nganasan restricts pedagogical efforts. Further, a general shortage of teachers and especially of young teachers is often complained about. Although the Institute of the people of the North in St. Petersburg is still preparing teachers for Nenets, Dolgan and Evenki, no specialized teacher training exists for Enets and Nganasan, either in St. Petersburg or Dudinka. Although the existence of teaching materials is certainly not negative, the absence of trained teachers which still have good or at least satisfying command of their native languages is a serious problem for Enets and Nganasan and becomes an increasing problem even for Tundra Nenets and Dolgan. The same applies for Evenki, which in spite of extensive educational materials effectively has almost no speakers left on the Taimyr Peninsula. Further, the dialectal stratification of Evenki, whose written standard is based on the variety spoken in Buryatiya is also problematic.

3.3. Native languages and education in the Taimyrian villages

40 Again, the following overview is impressionistic and concentrates on the ‘grass-root’ level. This is necessary, as official regulation in Dudinka and their implementation in the villages are far from being coherent, as the situation in Potapovo, Volochanka and Ust’-Avam shows

3.3.1. The Enets languages in education

41 Although Enets is usually assumed to consist of two dialects, the attested difference in the grammar and the lexicon would allow speaking of two independent languages. In general Forest Enets is better known and this coincides with the availability of printed materials.

42 Both Enets languages belong to those languages in the Soviet Union which did not benefit from the introduction of an educational program, neither in the 1930s, nor

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during the second wave of literacy creation since the late 1970s. Whereas a potential orthography for Forest Enets was published in 1986 (Tereshchenko 1986a), it was not used until the publication of a small Tundra Enets text collection (Labanauskas 1992) and the trial translation of a fragment of the Gospel of Luke in 1995 (Luka 1995). For educational purposes, a Forest Enets-Russian-Forest Enets school dictionary (Sorokina, Bolina 2001) was published in 2001. In 2003, a handbook31 intended for local educational purposes, including both texts and grammatical information about Forest and Tundra Enets appeared (Labanauskas 2002). Although, since the early 1990s, there have been numerous references to an upcoming Forest Enets primer, work has stopped. In 2003, a small Forest Enets-Russian conversation guide was published (Bolina 2003) which serves as a kind of primer in both the local school in Potapovo as well as in Forest Enets classes at the Taimyrskiy Kolledž.

43 In 1992, a Forest Enets activist tried to start teaching Forest Enets at the local boarding school in Potapovo, but this attempt was seen as “unnecessary” by parents and was stopped shortly after. Occasional attempts during later years were reported to me, but the general negative attitude continued. During my stay in the village in winter 2006-2007 and summer 2008, teaching had stopped, as the local teacher was freed from teaching obligation due to psychological problems. Later, she nevertheless returned to her job. Although in general, Forest Enets should be taught in Potapovo as a foreign language next to German once a week, I could not obtain any concrete information about the curriculum. It appears that some teaching of Forest Enets is done from grade 1-4, but apparently not more than once a week. As only a small fraction of school children have any direct Forest Enets ancestors, the language program is unpopular due to missing identification possibilities for the vast majority of children who should participate in such classes. Further, the lack of specialized teaching materials and qualified teachers prevented the education of future L2 speakers and the looming language death could not be reversed.

44 Concerning Tundra Enets, no information about Voroncovo are available to me. It seems very unlikely that any attempts to teach Tundra Enets were ever made. In contrast to Forest Enets, printed resources in Tundra Enets are more restricted and not even a specialized Tundra Enets-Russian word list exists. Due to the attested linguistic stratification, materials other than portions of Родное слово would be unsuitable anyway.

3.3.2. Nganasan in education

45 In general, the picture in the three villages with a Nganasan population does not differ too much from Forest Enets.32 Similar to Enets, Nganasan did not belong to the group of languages which received literacy during the early Soviet period. As late as 1986, a potential orthography was designed (Tereshchenko 1986b), but Nganasan was used in print for the first time in 1991 in a small Russian-Nganasan conversation guide (Momde, Aron 1991) and in a small text collection (Labanauskas 1992). In 2005, fragments of the Gospel of Luke (trial-edition) were published in Nganasan (Luka 2005).

46 In recent years, several materials for education were published such as primers for first grade (Žovnickaya-Turdagina 1999) and second grade (Žovnickaya-Turdagina 2005) as well as for pre-school (Momde 2007). Further, a short grammatical sketch (Žovnickaya- Turdagina n.d.) and a Nganasan-Russian-Nganasan dictionary containing a sketch grammar (Kosterkina, Momde, Ždanova 2001) appeared in print as well as a collection

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of Nganasan folklore (Labanauskas 2001). On the grass-root level however, the impact of these educational materials is quite low, as most of them are said to be missing in the Nganasan schools in Ust’-Avam. Further, as there is no specialized teacher training for instruction, the overall impact of these newly created materials, even on primary school level, is apparently far from being supportive for acquisition as L2. Whereas teaching of Nganasan in Ust’-Avam and Volochanka is said to cover grades 1-11 for 2-4 hours a week, the situation in Novaya, in the Khatanga district, is unknown.

47 From a conversation with a Nganasan language activist who herself is married to a Dolgan, I heard some personal judgment concerning the curriculum in Volochanka. In 2008, both Nganasan and Dolgan were taught parallel in the same time slot which made it impossible for children from mixed Dolgan-Nganasan marriages to attend both classes. Although the activist would have liked her child to attend both, she was forced to choose and Dolgan was decided on.

48 What is however most important is the fact that only Nganasan is partly taught in Nganasan. All other subjects are taught in Russian. This prevails in all areas of the Taimyr Peninsula where native languages are taught. Whereas there is some teaching of native language as a subject, any other subject is not taught in these languages and no attempts to change this approach are undertaken.

3.3.3. Notes on Dolgan, Tundra Nenets and Evenki

49 Education in the remaining three languages of the Taimyr Peninsula cannot be covered even in an impressionistic manner. Tundra Nenets is taught in the schools of the Ust’- Yenissey district and the boarding school in Dudinka and a variety of centralized teaching materials are in usage. The majority of teaching materials in usage are compiled in both the Nenets Autonomous Area and the Yamalo-Nenets Autonomous Area, printed in Saint Petersburg and shipped to the Taimyr Peninsula. Only limited additional Nenets and Russian teaching materials are prepared in Dudinka. This means that the local Tundra Nenets variety is excluded from Taimyrian education.

50 Apart from the schools in Ust’-Avam, Volochanka and School number 1 in Dudinka, Dolgan is apparently taught in all schools in the Khatanga district. Although Dolgan is a comparatively young written language, the amount of teaching and other language materials produced in the last 25 years is impressive and most certainly this is supportive for language maintenance at the current moment.33

51 Evenki is taught in the local school in Khantayskoe ozero, but apparently not successfully. Data on the history of teaching Evenki in Khantayskoe ozero is currently not available. In 2010, some attempts to teach Evenki in Dudinka’s School Number 1 were made, but this experiment ended rather soon as the teacher resigned and moved away from Dudinka.

52 In 2008, the administration of the Evenki Municipality District donated a large number of educational materials in Evenki to the Taimyr Municipality Area (V biblitekakh 07.08.2008). Although this step is of course positive, it will not affect the survival chances of Taimyrian Evenki and should be understood as a symbolic supportive act for identity maintenance in an area inhabited by Evenkis.

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3.3.4. Native languages and their teaching – local statistics and regulations34

53 Taimyrian languages underlie strict state-regulations, though in legal terms, their status differs considerably from each other. Tundra Nenets has a fully accredited curriculum and therefore a legally different position from the remaining four Taimyrian languages which can only be offered as facultative classes. This difference in juridical terms has, however, no impact on the prestige of the language in education which is generally said to be rather low. In fact, more and more parents do opt against participation of their children in language classes. For the year 2010-2011, 2,028 indigenous children were registered in Taimyrian schools, though only 71% equaling 1,435 children attended language classes.

Language grade 1-4 grade 5-9 grade 10-11 Total

Tundra Nenets 286 392 40 718

Dolgan 193 285 109 587

Evenki 6 14 - 20

(Forest) Enets 20 - - 20

Nganasan 32 37 21 90

54 Such classes are supposed to be taught two hours a week, but the actual implementation is dependent on individual decisions in schools based on the availability of teachers. For 2010-2011, 48 teachers for indigenous languages were employed in the Taimyr Municipality Area, but not all of them had a pedagogical or higher pedagogical education:

Language Teacher(s) Comments

Tundra 4 teachers own a diploma as teacher of language and literature of the 13 of the North35

3 teachers own a diploma as teacher of language and literature of the Dolgan 17 people of the North

1 teacher owns a diploma as teacher of language and literature of the Nganasan 3 people of the North

Evenki 1 native speaker, no formal education in pedagogy

(Forest) 1 basic pedagogical education Enets

3.4. Nomad schools – a new trend on the Taimyr Peninsula

55 Ever since the advent of communism in the Siberian periphery, tensions between state- enforced education in boarding schools and parents unwilling to let their children be educated in distant places have been prevailing. Further, stigmatization of the use of indigenous languages in boarding schools has contributed to decreasing language skills, if not in complete language shift.

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56 Since 2008, several nomad schools (based on balok type sleds) have been installed in the Ust’-Yenissey district. They travel with Tundra Nenets reindeer herding families to avoid early separation of children from their parents. These schools, offering primary education from grade 1-4 before children have to be transferred to boarding schools, seem to be welcome among the Tundra Nenetses. The local administration nevertheless complains that it is hard to recruit teachers for such schools, as this means a life in the tundra which for many Russians is unattractive. Although it is hoped that such schools will attract young teachers from indigenous people in the near future, this has yet not been the case. Further, running costs of such small schools are very high, which imposes funding problems. For the near future, the existence of these experimental schools seems to be safe and new schools of the same type are supposed to be installed in the Khatanga district among Dolgan reindeer herding families too.

3.5. Language teaching outside schools

57 For the period 2010-2011, some alternative forms of language teaching were also mentioned. In the village of Potapovo (Dudinka district), specialized pre-school Dolgan and Tundra Nenets courses were organized; the same was reported for Dolgan in Volochanka (Dudinka district) and Syndassko (Khatanga district). Further, Dolgan has been taught in a children’s home in Dudinka for over 15 years and a specialized booklet with Dolgan fairytales (Bettu 2011) has resulted from this.

4. Taimyrian indigenous languages in the media

58 As much as the role of Taimyrian indigenous languages is restricted in education, so is their role in the media.36 Further, not all languages are used in Taimyrian media; as far as I know Evenki has never been used in the media and the same applies to Tundra Enets. Also Forest Enets is used less than the other languages; the following overview presents a condensed survey.

4.1. Radio

59 The installation of a local radio station followed shortly after the foundation of the Taimyr Dolgano-Nenets Autonomous Area, on October 20th 1931. The first broadcasts in native languages of the Taimyr Peninsula started in 1948, unfortunately it remained unmentioned in which languages (Kozhevnikov 19.10. 2001). In another contribution concerning indigenous broadcast (Levenko, Konyushenko 8.2.1994) it is stated that broadcast started in Dolgan, and was soon followed by Tundra Nenets and later by Nganasan.37 In 1991, additional broadcasts in Forest Enets started, but were not prolonged after the reporter resigned from radio work in 2002.38 In 2008, programs in Dolgan, Tundra Nenets and Nganasan were still broadcasted, though as far as I can recover from my fieldnotes, not on a daily basis any longer. In the summer of 2011, only news in Dolgan and Tundra Nenets, followed by a short radio program in one of the two languages was broadcasted. The service (both news and radio program) was restricted to weekdays and lasted from 19:10-20:00. As the salary of editors and reporters preparing news in local languages is not competitive, the future of this program is far from being safe, especially as most of the reporters reach retirement age soon.

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4.2. Print media

60 The appearance of indigenous languages in the local print media Soveckiy Taimyr / Taimyr is a comparatively recent phenomenon. While in the 1960s, some attempts for Dolgan were made due to increased political pressure concerning identity creation, this was abandoned very quickly.39 The decisive step was taken on 27.01.1990 when for the first time in the history of the newspaper one page was reserved for news and stories in local native languages. Unsurprisingly, this started with Dolgan and Tundra Nenets. Since then, news in native languages are published once a week in the Wednesday edition, but they are limited to one language only. Since September 1993, news in Nganasan and since March 1998, news in Forest Enets appear once a month on Wednesdays.40

61 In general, covered topics are diverse and apart from news reproduced in local languages, fairytales, word lists concentrating on specialized terminology (including fading traditional terminology), but also portions of Bible translations as well as portraits of central members of the indigenous intelligentsia can be found. Whereas the newspaper is distributed in Dudinka as well as in the villages, the impact of Forest Enets news in Potapovo was close to zero; no Enets consultant of mine went to the library asking for the Enets news edition during my fieldwork in the village.

4.3. TV

62 The most recent attempts establishing local indigenous languages in the media concern the local section of the Russian state channel Rossiya. In fall 2006, an attempt to broadcast weekly news in both Dolgan and Tundra Nenets was started on Saturday morning for 10-15 minutes each. Whereas this service operated until the end of 2006 (at least until the 12th of December 2006 when I travelled further to Potapovo), only news in Tundra Nenets were broadcasted in 2007 after my return to Dudinka in late February. In the meantime, the Dolgan news reader had quitted his job and as he could not be replaced, so the service was simply closed.41 Later, he could be re-hired and the service was continued. Both, Tundra Nenets weekly news as well as Dolgan weekly news are still broadcasted on Saturday morning, if the newsreaders are not on vacation or occupied with other tasks.

5. Viability of Taimyrian indigenous languages

63 The topic of viability and especially predictions about the linguistic future is a topic which inevitably produces diverging and conflicting accounts. Paired with the absence of detailed sociolinguistic investigations, the overall state of affairs is again impressionistic, but not necessarily incorrect, at least on the macro-level. Among the best-known resources in English is probably still the collection of papers in Northern minority languages – Problems of Survival (Shoji, Janhunen 1997) to which one should add the monography by Vakhtin (2001) and a recent collection of papers edited by the same author (Vakhtin ed. 2007). From a Siberian perspective, the monograph Poeples of the Taimyr published by a Krasnoyarsk based sociologist (Krivonogov 2001) must be added for bibliographical reasons, but the latter is in many concerns imprecise.42

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Finally, a recent monograph compiled by Sillanpää (2008) must be mentioned; in spite of its promising header, it is equally useless for linguistic interpretation.43 The major problem of Krivonogov and Sillanpää is the interview (and Russian-) based approach which result in general statements of either knowing, knowing poorly, understanding or not understanding a given language. Based on numerous personal observations, the label understanding a language is almost always paired with discourse on identity (e.g. an ethnic Enets always understands his language even if the opposite actually applies). Such statements, which can be found in both works can be best supported or recast by a field linguist by starting to work on a given language, a technique not available or not of interest to sociologists and many ethnologists in contemporary Russia. Especially judgments of other community members are very helpful, but this would call for some diversified approaches based on language sociology which are again outside the scope of works such as Krovonogov and Sillanpää. Whereas such a qualitative approach is possible for small speech communities (from the Taimyrian perspective Enets, Nganasan and Evenki) this becomes problematic for more numerous people as the Dolgans and the Tundra Nenetses. In the end, also the following overview about viability and prospects of Taimyrian languages will remain impressionistic. As some formal means for comparison are necessary, the following overview follows the general framework developed in a document prepared by the UNESCO Ad Hoc Expert Group on endangered languages.44 Among the categories connected to viability discussed in the document, nine decisive factors are singled out and eight will be integrated into the short discussion below:45 • Factor 1. Intergenerational Language Transmission • Factor 2. Absolute Number of Speakers • Factor 3. Proportion of Speakers within the Total Population • Factor 4. Trends in Existing Language Domains • Factor 5. Response to New Domains and Media • Factor 6. Materials for Language Education and Literacy • Factor 7. Governmental and Institutional Language Attitudes And Policies Including Official Status and Use • Factor 8. Community Members’ Attitudes toward their Own Language

5.1. Forest and Tundra Enets

64 As much as the history of both Enets languages since the 19th century is known, the first crucial period started after the end of Enets-Tundra Nenets wars, which resulted in Tundra Nenets hegemony including the advent of large scale reindeer breeding on the left side of the Yenisei. Enetses and especially Forest Enetses continued to live mainly as hunters on the right side of the Yenisei whereas at least several Tundra Enets families started to engage in large scale reindeer herding after having fallen under Tundra Nenets domination. The emerging Tundra Nenets dominance resulted in assimilation which affected Tundra Enetses more severely than Forest Enetses.46 Whereas Tundra Nenets is still a relatively dominant language within the Ust’-Yenisey district, Russian started to dominate Potapovo in the 1950s due to the events sketched above. As speakers of both Enets languages were clearly outnumbered by other languages, the further domination of Russian pushed both languages towards the verge of extinction. Whereas for Forest Enets, 37 potential speakers (including both speakers of all kind as well as rememberers) in the generation +50 are still alive, the number of

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potential speakers of Tundra Enets does not exceed a dozen.47 The Enets languages have effectively lost almost all spheres of language use to Russian (in the Tundra Enets case to Tundra Nenets and Russian) and serve as a means of communication in occasional private surroundings and specialized folkloristic contexts coinciding with folklore festivals. Although Enetses are officially recognized as a local indigenous people, no overt “linguistic” benefits have resulted from this status. Language attitude has long been negative; recent attempts in language documentation have however had some positive effect among the generation of last speakers. As the first attempts of literacy creation have occurred at a very late stage (effectively as the language has already fallen out of everyday usage), no positive effects could be observed. Both Enets languages must be classified as moribund and critically endangered and inevitably are on their way to extinction.

5.2. Tundra Nenets

65 Among the Samoyedic people of the Taimyr Peninsula, Tundra Nenetses have been seen as most prestigious, due to large reindeer herds which resulted in socio-economic domination. This opinion continues to play an important role in local discourse even today. Socio-economic dominance resulted also in linguistic dominance, which is vividly remembered in Potapovo; usually, Tundra Nenetses did not learn any Enets but required Enets spouses to learn their language. In extreme cases, the language of the spouse was not learnt at all and one simply continued to use one’s own language and the spouse answered in his or her own which due to the closeness of Forest Enets and Tundra Nenets was apparently not too difficult. This constellation changed in the late 1950s since Russian serves as the dominant lingua franca. A similar constellation seems to apply for Tundra Enetses too.

66 Early literacy creation, which in the Tundra Nenets case goes back into the 1930s, had not effect in language maintenance on the Taimyr Peninsula as Tundra Nenets literacy in both education and media started much later than in comparison with the core Tundra Nenets area in the west.

67 A relatively compact settlement area continues to be supportive for language maintenance, especially in traditional spheres of economy – a fact widely used in general discourse (as long as there are reindeer breeders speaking Nenets, the language will survive). However, also Tundra Nenets struggles to find a place in new domains and frequently, many community members adhere to the myth of the ideal language of the tundra unsuitable in the rural and especially in the urban domain.

68 As Tundra Nenetses are officially recognized as a titular people of the Taimyr (Dolgano- Nenets) Municipality Area and as several local politicians are Tundra Nenetses themselves, there is a good chance that local political effort will be beneficiary for them also in the future. Whereas Tundra Nenets loses speakers to Russian, especially in bilingual marriages and in urban surroundings, the language is generally better off than all the other Samoyedic languages of the Taimyr Peninsula and has chances for further survival, even if the current status quo cannot be improved.

69 Although networking with other Tundra Nenets centers (in both the Nenets Autonomous Area and the Yamalo-Nenets Autonomous Area) are very limited, the role of the Institute of the people of the North in Saint Petersburg is supportive.

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5.3. Nganasan

70 Nganasan is currently on a cross-road and the immediate future holds the key to its survival chances. Although having shown a high number of native speakers for most of the 20th century, the outcome of repatriation in the 1970s has stopped language transmission and there seem to be no active native speakers in the generation younger than 30 years. A rather unusual factor, at least as stated by Helimski (1997) is the negative language awareness by speakers themselves: Let them better not to speak our language at all, than to butcher it? (This kind of apprehension appears completely justified: the Nganasan language is so complicated, that, without having grown up in a “pure” linguistic environment, practically nobody learns to speak it well enough. By the way, the Nganasans themselves unanimously, and not without pride, estimate their language as being very difficult in comparison with neighboring languages, especially Dolgan). (Helimski 1997, p. 64).

71 Although this statement is surely exaggerated, as in earlier days Tundra Enetses have assimilated with Nganasan and acquired a new language successfully, this argument can be frequently heard today, even in Dudinka.48 Further support for the “uniqueness” of Nganasans is usually deriving from reference to shamanism, which ceased among the Nganasans in the late 1970s, comparatively late when comparing it to other Taimyrian people. What the Nganasan case however shows is, that even a larger people with a comparatively clear-cut settlement area inhabited by both Nganasans and Dolgans and moderate long lasting bilingualism does not prevent language endangerment. What seems to be counterproductive in the Nganasan case is the relatively late introduction of literacy, which perhaps one generation earlier might have slowed down endangerment.

72 Also for the Nganasans, the benefit of being a recognized indigenous people of the Taimyr has played no decisive role. Finally, also in the Nganasan case, domains of language use keep on shrin-king, resulting in severe folklorification. Fueled by the general negative attitude of elder speakers, the drift towards extinction seems to have sped up in recent years; Nganasan is clearly severely endangered.

5.4. Dolgan

73 Among all Taimyrian indigenous people, the future of Dolgan seems to be safest. First, the relative large number of Dolgans and the majority living in a relatively homogenous area, especially in the Dolgan-dominated Khatanga district seem to have played a dominant role supporting language transmission and maintenance. Especially in the peripheral eastern area of the Khatanga district, which continues to preserve traditional lifestyle and traditional economy, Dolgan is said to be dominant even in everyday life. However, in the Dudinka district, the western-most areas of Dolgan settlements with increasing numbers of multinational villages, language shift to Russian is a serious problem. Although shift to Russian is presumably a problem also in the administrative center Khatanga and the villages in its vicinity, this process is well- observable in the Dudinka area, particularly well in Levinskie Peski, Potapovo and Khantayskoe ozero. Although Dolgan shares the same problem of diminishing spheres of language use in rural domains (including the new media), so far the language has stood the test of time and Dolgan seems to be comparatively safe. Being the other

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official titular minority people and the largest of the area as well as due to several high Dolgan officials in local administration, state support seems much more likely to be beneficiary in the future. Although being a comparatively young written language (the first steps were made in the 1980s), creation of educational materials as well as other language materials in a period as the language is still actively spoken by the majority of Dolgans will inevitably show some positive effects in language maintenance. Still, as several major promoters of native literacy have died in recent years, new language activists need to emerge in the future; the transition has not yet been fully made and the current period is in itself a minor cross-road.49 Finally, both the existence of a Dolgan program at the Institute of the people of the North as well as contacts with Yakut scholars are further positive supportive factors.

5.5. Evenki

74 The general state and the recent history of Taimyrian Evenki is very similar to the fate of Forest Enets. As Taimyrian Evenki was dependent of the fate of one village, Khantayskoe ozero, since the 1950s, both relocations of Dolgans to this village as well as the arrival of political prisoners, Volga Germans and deportees from the Baltics created a situation similar to Potapovo which lead to interethnic marriages and the linguistic homogenization of this village. Whereas there are about a dozen elderly speakers of Evenki left in Khantayskoe ozero, the language is functionally extinct.50

5.6. Intermediate summary

75 Summing up the preceding discussion, the overall picture is unfortunately rather clear. Whereas the two titular indigenous people Tundra Nenets and Dolgan are comparatively safe, Nganasan has entered the path towards extinction, although some revitalization would, in principle, be possible. Both Enets languages as well as Taimyrian Evenki are critically endangered and moribund and will disappear in the not too distant future.

76 Both Tundra Nenetses and Dolgans score high in two points of the UNESCO document, proportion of speakers within the community as well as the number of speakers in relation to other speakers of majority languages in the area and are indeed much better off. Both people live in two rather homogenous areas where traditional economy continues to play an important role (both economically as well as for self- identification). Further, due to transportation restrictions, the influx of other people is rather limited. This is supported by the border area status of the Taimyr Peninsula which makes migration to this area rather complicated and therefore less threatening. As the new media (inclusding internet) is still marginal in this area, I see the following points as the most obvious problems for language preservation in the immediate future: • Decline of bilingualism, even in mono-ethnic native marriages; • Interethnic marriages and continued preference for Russian resulting in continuative decline of bilingualism; • Decisive steps against “folklorification” of native languages as the language of the tundra, folklore and folklore festivals; • Extension of language use into the Russian-dominated rural and urban domain.

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• Creation of functioning literacy outside the sphere of education, folklore and occasional news in the newspaper.

6. Exploration of natural resources and their future impact on Taimyrian indigenous people

77 As already mentioned above, industrial large-scale exploration of natural resources started already in the early 1930s in Noril’sk. This immediately affected a Dolgan- Evenki speech community as shown above. In the 1950s the construction of the Messojakha-Dudinka-Noril'sk gas pipeline started (Istoricheskaya spravka) which in the 1970s led to the construction of a new village, first called Fakel,51 later renamed as Tukhard, located 100 west of Dudinka on the left side of the Yenisei.52

78 As transport is a crucial problem on the Taimyr Peninsula as mentioned above, large- scale transport is currently still a monopoly of the port in Dudinka. This situation must have prevented further exploration of natural resources, but due to ever rising prices for gas and oil on the world markets, the situation on the Taimyr Peninsula has started to change. In summer 2008, I attended a public presentation of Taimyrgaz, which presented its plans for a new gas pipeline crossing the Tukhard tundra to Dudinka. This pipeline is now under construction. Whereas the local administration was pleased to see new investments which eventually will create new jobs,53 the reaction among the local indigenous population was mixed. As the Tukhard tundra is one of the most important areas of reindeer herding for Tundra Nenetses, construction work, resulting pipelines, potential spills and pollution will of course affect the remaining reindeer breeding families in the area. Especially relatives of these families were rather pessimistic about the results and its impacts. After all, the ecological damage and pollution from nearby Noril'sk are well known, as well as the impact of oil and gas explorations in other areas of Siberia.54 Still, younger men from the indigenous population who are not interested in traditional economy and struggle finding work in the Russian dominated urban world, perceived the coming exploitation more positively, as they hope to find new jobs in their area.55 Although it must be stated that reindeer breeding is of course only a small sector of entrepreneurship and incapable of providing income for a larger group even in a small community such as the local Tundra Nenets community, the Tundra Nenets language is without doubt best preserved in those families who still engage in reindeer herding or have close ties to it. It is therefore quite likely that the resulting changes will affect the speech community in the long run. Further, as the pipeline does not only go through the tundra as it must cross several rivers including the Yenisei before ending in Dudinka, local fishermen and their corporations (both indigenous and Russian) could and most probably will be affected by pollution. Also for the Khatanga district, increasing interest in the exploitation of natural resources has been reported and in the long run, the same problems will affect local Dolgan communities.

7. Conclusions and outlook

79 The conclusion to be drawn, even as I have to confess a certain kind of impressionistic picture due to missing qualitative and quantitative studies concerning Taimyrian Dolgan and Tundra Nenets, correlate with population dynamics. First, only the

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languages of the two titular people of the municipality district, Dolgan and Tundra Nenets are comparatively safe and have survival chances, especially in more homogenous peripheral areas within the core settlement areas Ust’-Yenisey and Khatanga districts, which preserve traditional lifestyle better. This correlation periphery and traditional lifestyle is of course neither new nor surprising, but by relying on these correlations instead of active modernization, the survival chance of both languages will inevitably decrease from year to year. To a certain degree, such challenges are understood by the native intelligentsia and especially by those who are engaged in education. Whereas existing teaching materials in Tundra Nenets and Dolgan are still compiled for an assumed monolingual child entering primary school, the number of such young speakers is decreasing, and this calls for a more diverse approach. It means that not only L1 speakers, but also bilingual children that show preference for Russian are among the new target audience. What current teaching materials are incapable of addressing are potential second language learners, both children and adults. Although I perceive this as another major challenge, this should not mean that language acquisition and language preservation via education is to be handled by schools and teachers - language acquisition remains a family matter and is not the responsibility of schools. Schools have to play a supportive role, but this is however not fully understood. This became obvious during numerous conversations with speakers from the parental generation who were eager to overstate the role of education for language acquisition and language maintenance.

80 For both Enets varieties as well as Taimyrian Evenki, the linguistic future is unfortunately obvious, as these languages are on the verge of extinction and have passed the point of revitalization chances. Although not on the daily agenda of language preservation efforts, languages will inevitably die and this is the case here.

81 Finally, the immediate linguistic future of Nganasan does not look promising as language transmission has stopped; there seem to be no active or even potential speakers in the generation under 30 years of age. Whereas there is at least a theoretic potential for some kind of revitalization, the task to be tackled includes the creation and maintenance of a stable literacy standard in which further educational and other reading materials should be published, but not only. Other and equally important tasks are the reversing of negative language attitudes, re-introducing native languages in daily usage and enforcing new spheres of language usage which are currently occupied by Russian. This is of course not only mandatory for Nganasan. Still, such a task is much more than field linguists and any language documentation can do;56 this requires a much larger language sociological approach and support from within the speech community. Ideally, the speech community itself should get this starting but unfortunately, reality often tells a different story. In a recent paper by Pasanen, a very sobering account concerning attitudes toward language nests and reversing language loss for Viena Karelian in contrast to Inari Saami show how perspectives and prospects do indeed differ (Pasanen 2010). Although I have not attempted to gather such sociolinguistic data for the Taimyr Peninsula, I assume that the overall negative attitude encountered among Viena Karelian parents would become easily visible if one were to conduct similar research on the Taimyr Peninsula.

82 In September 2011, Annika Pasanen was invited to Dudinka to present the concept of revitalization via ‘language nests’ to the local authorities in a small conference. As I happened to be in Dudinka, I was invited to this conference. With a certain amount of

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surprise I witnessed strong local interest but whether language nests will evolve on the Taimyr Peninsula and whether they have any impact on the sociolinguistic status quo of the future remains to be seen.

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NOTES

1. This article is part of the MinorEuRus project (Empowerment and revitalization trends among the linguistic minorities in the European Union and the Russian Federation) coordinated by the Department of Finnish, Finno-Ugrian and Scandinavian Studies. 2. In Russian: Таймырский (долгано-ненецкий) муниципальный район. 3. Until 31.12.2006, the Taimyr Municipality District was formally an Autonomous Area (in Russian: автономный округ), before its legal status changed. As the Russian legal term район is used in the name of the municipality district and its smaller subdivisions, e.g. Дудинксий район, capitalized District refers to the larger unit, district to smaller subdivisions throughout the text. 4. Although the status of Dolgan as an independent language is disputed, I tentatively assume Dolgan to be distinct from Yakut. 5. Although Tundra Nenetses are still mentioned in demographic statistics of the Kola Peninsula, it is unclear whether there are still native speakers left in this area. The same is unknown for Nenetses living outside the borders or their autonomous area within other areas of the Arkhangelsk oblast. 6. Unpublished document of the former okrug administration (Данные Комитета государственной статистики Таймырского (Долгано-Ненецкого) Автономного Округа Госкомстата России на 01.01.2005) provided during fieldwork in 2006. 7. The nearby Noril'sk City Area is administratively independent from the Taimyr Municipality District and its inhabitants including a small indigenous diaspora do not figure in Taimyrian statistics. If the factual population of Noril’sk and its satellite towns (estimated around 230,000) were to be added to the overall population of the Taimyr Municipality District, the ratio of indigenous people to the overall population would, of course, sink drastically. The following discussion follows standard Taimyrian procedures and excludes the Noril’sk area. 8. A major problem of the Taimyr Peninsula is weak official cartography, especially concerning the earlier period of the 20th century. Many place names which will be mentioned throughout the text are even absent from earlier maps, other are known under different names. Although this is most certainly inconvenient for the reader, this problem cannot be solved. 9. In Siegl (2005) I have discussed this matter from the perspective of Enets. 10. The Dolgan case is described in Anderson (2000) as “state ethnography”. Some limited observations concerning Enetses can be found in Siegl (2005, 2007). Although some “state- ethnography” is certainly valid for Nganasan and Tundra Nenets too, both Enetses and Dolgans were clearly most directly affected. 11. As sketched in Siegl (2005) for Enets, the number of Enetses varied several hundred percent throughout the later part of the 20th century. 12. Again, this cannot be exemplified in detail here and I refer to two earlier articles which discuss this problem for Enets (Siegl 2005, 2007). 13. As interethnic marriages have risen quite drastically throughout the 20th century, multiple identities cannot be accounted for in census data. From the perspective of the now obsolete category nationality (Ru: национальность), children from multiethnic marriages were usually assigned to a given people by the nationality of one of their parents. 14. Repression and deportations are vividly discussed and are therefore not stigmatized topics as in other parts of the Russian Federation. Eventually, local research in both Noril’sk and Dudinka has started, e,g, the fascinating collection of life-stories published as Svecha Pamjati (the Candle of Memory). 15. The following passage is based on Предтеченсая (2006) if not mentioned otherwise. 16. Still, Donner did not mention any political prisoners in his travelogue. 17. The GULAG in Noril'sk operated from 1935 to 1956.

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18. Also for the Khatanga district, deportees are mentioned in Taimyrian discourse, but no published data is currently available. Most likely, deportees in the Khatanga district were transported along the Kheta River and deportees came from camps outside the Krasnoyarsk area. 19. These new fishing brigades were apparently not intended to provide food for the local Taimyrian population and the deported but to produce canned fish for front soldiers during the Second World War. 20. In this period the first contacts between deportees and Taimyrian indigenous people started. 21. The appearance of larger numbers of Yakuts, Evenkis and (the indigenous ethnonym for Yakut) is not surprising. Whereas some potential Yakuts can be postulated for the Khatanga district, the vast majority must have been Dolgans. As the impact of state-ethnography and the creation of the Dolgan people as sketched in Anderson (2000) had not yet finished, most of the Sakha, Yakut and Evenkis were actually Dolgans. 22. The situation in the district capital Khatanga might differ, but I did not make any inquires yet, nor could I visit this area so far. 23. In the western area, both Tundra Nenets as well as the Russian pidgin Govorka served as major lingua franca; in the eastern area, beside Govorka, Dolgan served as the major regional lingua franca. 24. This means that bilingualism and trilingualism (with Russian) was a quite usual phenomenon in several areas of the Taimyr Peninsula. The Russian pidgin Govorka was apparently not acquired as a first language. 25. In the generation of ethnic Forest Enetses no longer speaking their heritage language, several marriages among Forest Enetses can be found. As the spouses do not speak their heritage language any longer, these constellations are not included here. 26. For gifted indigenous students, limited scholarships to attend universities in major cities in the Russian Federation are available. This results in further brain drain which is, in most of the cases, irreversible. 27. In Russian: Таймырский дом народного творчества. 28. In Russian: Городской центр народного творчества. 29. In local discourse, School Number 1 has the worst reputation in town and many parents try to put their children into one of the remaining four schools. 30. I could convince myself as I was invited to teach several classes in winter 2007. 31. In Russian/Enets : Родное слово – Кεрна'' базаба'' (Mothertongue). 32. I thank Beáta Wagner-Nagy (Hamburg) for providing some further background information. Additional data derives from Szeverényi, Wagner-Nagy (2011) and notes from a talk given by the author of the two primers Svetlana Žovnickaya(-Turdagina) in Dudinka in September 2011. 33. The unusual way of Dolgan literacy creation is covered to some extent in Siegl, Rieβler (under review) and cannot be reproduced here. Before the advent of Dolgan literacy, some experiments in teaching Yakut, especially in the 1950s and 1960s were made, but this was abandoned quickly. 34. Numbers derive from a talk by a representative of the local administration Tatyana Drupova in September 2011. Further data was provided by Viktoriya Zemcova, a local specialist for native education. 35. In Russian: учитель родного языка и литературы народов Севера. 36. The step into the new media has not yet taken place. 37. I have spent considerable time in Dudinka browsing through the archives of the local newspaper. By chance, I found a note on the copy of a page of news from 25.07.1970 on the weekly radio program which stated daily broadcast in Dolgan, Nenets and Nganasan. 38. The former reporter stated that the installation of a Forest Enets radio program was enforced by local authorities due to the reappearance of Enetses in the last census of the USSR in 1989. 39. See Anderson (2000 chapter 4) for historical background. Literacy creation for Dolgan would eventually start a decade later (Siegl, Rieβler under review).

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40. Although the politics, one page of news once a month for each language is underlying publication principles, this should be better understood as a guiding line. Occasionally, prolonged pauses can be observed resulting in constellations e.g. news twice a month in Dolgan, twice in Tundra Nenets when the Nganasan and Forest Enets contributors are overburdened with other tasks or on vacation. 41. It must be added that the broadcast scheme was not fully comprehensible. Whereas local news can be seen in Dudinka, even transmission to Potapovo which is located roughly 100 km south of Dudinka did not work. When according to the TV schedule local Taimyrian news should have been aired, Potapovo saw local news from Moscow instead! 42. Although claiming to cover the indigenous people of the Taimyr Peninsula, Evenkis are actually excluded. The Enets data was already criticized in Siegl (2007) and the coverage of Nganasan seems to be rather impressionistic, which due to the shortness of fieldtrips is not surprising. 43. After a short historical overview concerning the political status quo, individual chapters present short overviews of language awareness among Siberian indigenous people obtained by interviews. Both, the Dolgan section and the Nganasan section are more informative from the perspective of discourse on nationality affairs as they do not offer any new information for sociolinguistics. The sampling strategy of interviewees is however not transparent; especially in the Dolgan section; many claimed Dolgans (almost all from Volochanka) seem not to be ethnic Dolgans at all. 44. http://www.unesco.org/culture/ich/doc/src/00120-EN.pdf 45. The 9th factor is the state of language documentation and its impact, which cannot be addressed here in detail. I wish to stress that I will not attempt to discuss these topics within the framework of the original UNESCO document. Pasanen (2008) has applied the original UNESCO framework for Karelian and the interested reader should consult this study for further background information. 46. Other Tundra Enetses fell under the influence of Nganasan and assimilated with them. 47. The number was given in a presentation by Andrey Shluinksy in Vienna in March 2010. 48. For a field linguist, this statement is surprising as untrained native speakers lack understanding of grammatical complexity. I’m tempted to see some comment of a struggling field linguist which seemed to be gladly exploited by the speech community for their purposes later. 49. See also Siegl, Rieβler (under review). 50. The same is valid for Evenki in Potapovo. Whereas active usage of Evenki in and around Potapovo is said to have ceased in the 1970s, there are some isolated elderly speakers in Potapovo left of whom I was not aware in Siegl (2007). 51. In Russian: torch. 52. The official name of the village derives from Tundra Nenets ту ‘fire’ and хард~харад ‘wooden building, house’. Occasionally, it appears on maps in a different spelling as Tukhart. 53. The local college in Dudinka immediately saw this new opportunity and soon introduced a training program for future gas workers. 54. Although the local Committee of Indigenous People was given the chance to comment on the project, the speech by its representative demonstrated that native opponents show little networking. Instead of drawing on existing knowledge in other areas of Siberia and consulting with representatives from areas such as the Yamal or the Khanty-Mansi Autonomous Area, another attempt of ‘re-inventing the wheel’ could be observed and the general accusations were unorganized and too general. This was also privately stated by several members from the local intelligentsia in consecutive meetings until my departure in late July 2008.

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55. Knowing how large gas and oil companies import cheap labor from e.g. the European rural parts of Russia, but also from Azerbaidjan and Central Asian Republics, I do not share their optimism. 56. Due to the Taimyr Peninsula’s status as a restricted access area and resulting complicated invitation regulations, foreign help is currently not feasible.

ABSTRACTS

The following article presents a basic overview of the current sociolinguistic status quo on the Taimyr Peninsula. The picture presented in this article is to some degree impressionistic, as during the author’s stay on the Taimyr Peninsula (2006, 2008, 2011) documentation of morphosyntax and reconstruction of language contacts have dominated fieldwork; data on the sociolinguistic status quo were not gathered separately. The data on which this survey is based derives from conversations with speakers of all Taimyrian indigenous languages and several interviews with selected members of the local native intelligentsia, enhanced with observations. Although focusing on the situation of the Samoyedic languages Tundra Nenets, Tundra Enets, Forest Enets and Nganasan, some comments on the current state of Taimyrian Evenki and Dolgan are included as current problems affect all local native languages equally.

Cet article présente un point de vue socio-linguistique sur l’état actuel des langues des peuples autochtones sis dans le Tajmyr. Je me concentrerai sur les peuples parlant des langues samoyèdes, mais je ne manquerai pas d’ajouter quelques observations sur les Evenks et les Dolganes de la péninsule. L’état actuel des langues induit cette approche, car leurs problèmes sociolinguistiques sont communs à tous et ne se limitent par à une langue. Mes informations proviennent de mes travaux de terrain, mais elles ne sont pas exhaustives, car mon travail dans la péninsule du Tajmyr était concentré sur la documentation linguistique et non sur l’état des lieux socio-linguistique. Elles seront complétées par des observations générales et par l’opinion des intelligentsias des peuples minoritaires de la région. La situation actuelle est déplorable du point de vue de la diversité linguistique; parmi les langues minoritaires, seuls le nenets et le dolgane font preuve de vitalité, même si elles sont en danger. Les langues enets et celle des Evenks du Tajmyr sont au bord de l’extinction et sont destinées à s’éteindre dans un avenir proche. Le statut du nganasan dépend aujourd’hui des locuteurs eux-mêmes. D’après mes informations, tous les locuteurs potentiels sont âgés de plus de trente ans, ce qui permettrait, en théorie du moins, de revitaliser la langue. Mais on peut se demander si la communauté le souhaite. Les perspectives sont de ce fait peu réjouissantes.

Käesolev artikkel pakub sotsilingvistilisest vaatevinklist kontsentreeritud ülevaate Taimõri põlisrahvaste keelte hetkeseisust. Vaatluse all on Taimõri poolsaare samojeedikeelsed rahvad, kuid lisatud on ka tähelepanekuid Taimõri evenkide ja dolgaanide kohta. Selline lähenemisviis on tingitud nende keelte praegusest seisust, sest sotsiolingvistilised probleemid on ühised ja ei ole omased vaid ühele keelele. Ainestik pärineb autori välitöödelt, kuid on omajagu lünklik, kuna minu põhitöö Taimõril oli seotud keeledokumentatsiooniga ja mitte üldise Taimõri sotsiolingvistilise hetkeseisu kaardistamisega. Enamik andmetest, mida artiklis esitletakse, pärinevad minu välitöödelt; lisatud on aga ka üldisemaid tähelepanekuid ning vahendatakse ka vähemusrahvaste intelligentsi arvamusi. Praegune olukord on keelelise mitmekesisuse

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vaatevinklist nukker; kohalikest vähemuskeeltest on ainult tundraneenetsi ja dolgaani elujõulised, kuid ometi ohustatud. Eenetsi keeled ja Taimõri evenkide keel on väljasuremise äärel ja hääbuvad lähimas tulevikus. Nganassaani keele saatus on praegusel hetkel kõnelejaskonna käes. Minu andmete järgi on kõik potentsiaalsed rääkijad üle 30 aasta vanad, mis lubaks vähemalt teoreetiliselt seda keelt taaselustada. Kas kogukond seda aga ise soovib, on antud hetkel küsitav; seega on väljavaated pigem negatiivsed.

Der Beitrag versucht einen grundlegenden Überblick über den soziolinguistischen Status Quo auf der Taimyr Halbinsel zu bieten. Da es auf diesem Gebiet keine Vorarbeiten gibt, basiert der Artikel auf Daten eigener Feldforschung, welche durch allgemeine Beobachtungen und kurzen Anmerkungen der Vertreter der indigenen Intelligenz ergänzt wird. Da die Forschungsaufenthalte auf der Taimyr Halbinsel im Zeichen der Sprachdokumentation und nicht zur Kartographie des generellen soziolinguistischen Status Quo standen, ist ein gewisser Impressionismus nicht von der Hand zu weisen. Im Mittelpunkt der Beschreibung stehen die samojedischen Sprachen der Taimyr Halbinsel Nenzisch, Enzisch und Nganasanisch. Da sich deren gegenwärtige Situation nicht von der des benachbarten Taimyr Evenki und des Dolganischen trennen lässt, werden auch gelegentlich Verweise und Vergleiche angebracht, da eine Beschränkung auf die samojedischen Sprachen der komplizierten Lage nicht gerecht wäre. Während sowohl das Nenzische als auch das Dolganische als bedroht, aber nicht unmittelbar als gefährdet zu gelten haben, befinden sich beide enzischen Sprachen und das Taimyr Evenki vor dem Aussterben. Das Nganasanische nimmt eine Mittelposition ein. Zwar sind zum gegebenen Zeitpunkt wohl keine Muttersprachler in der Generation unter 30 zu finden, dennoch wäre theoretisch Revitalisierung möglich. Da sich aber innerhalb der nganasanischen Sprachgemeinschaft keine Befürworter dafür ausfindig machen lassen können, ist die Zukunftsaussicht für das Nganasanische zum jetzigen Zeitpunkt negativ.

INDEX

Keywords: Taymyr, Samoyed, language diversity, school, revitalisation, Saint Petersburg, Krasnojarsk, Yenisei, Taimyr, Endangered Languages, Dudinka, Potapovo, Voločanka, Ust’-Avam, Levinskie Peski, Khantajskoe ozero, Dikson, Khatanga, Novaja, Ust’-Jenissej, Voroncovo, Tukhard, Noril’sk, Časovnja, Kur'ja, Karaul, Novo-Anan'insk, Yakut Republic, Anabar ulus, Nenets Autonomous Area, Yamalo-Nenets Autonomous Area, Komi Republic, Kola Peninsula, Arkhangelsk oblast, Khanty-Mansi Autonomous Area, Evenki Municipality District, Buryat Republic, Sakhalin, China, Mongolia, Azerbaidjan, Samoyed languages, Dolgan, Yakut, Tundra Nenets, Evenki, Nganasan, Russian, Govorka, Forest Enets, Enetses, Nganasans, Tundra Nenetses, Evenkis, Volga Germans, Lithuanians, Latvians and Estonians, Kalmyk, Ingrians, Black Sea Greeks, Sakha, Russians, Ukrainian, White Russian, Azeri, Vietnamese, Karelian, Inari Saami, Samoyèdes nomsmotscles Samoyèdes, Dolganes, Nénetses de la toundra, Nénetses, Evenks Geographical index: Taïmyr (presqu’île de), Pjasina, Dudinka, Potapovo, Voločanka, Ust’-Avam, Levinskie Peski, Khantajskoe ozero (lac), Krasnoïarsk (kraï), Dikson, Khatanga disciplines dolgan, nénetse, evenki, nganassan Mots-clés: diversité linguistique, langues en danger, école linguistique, revitalisation

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Chronique

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Kaija Saariaho, compositrice, ou quand devient-on un compositeur classique ?

Henri-Claude Fantapié

1 La série de concerts organisés du 17 au 23 avril 2013 par la Cité de la musique, sous l’appellation « Domaine privé », autour de la compositrice Kaija Saariaho et de son œuvre, a été un événement important de la vie musicale française, plus particulièrement parisienne et franco-finlandaise. L’événement a commencé par une soirée de présentation à l’Ambassade de Finlande, partie prenante de l’organisation, prélude à une soirée de ballets, un concert de musique de chambre, deux concerts symphoniques et un forum. Cet hommage à une grande dame de la composition a permis d’entendre un éventail de ses œuvres et quelques-unes de ses références musicales, probablement parmi les plus marquantes.

2 Il est toujours un peu impressionnant pour un créateur d’être ainsi le centre d’un tel événement et d’y participer physiquement. Si Kaija Saariaho figure parmi les compositeurs actuels les plus importants, son caractère réservé ne la pousse pas naturellement à se mettre en avant. Le ton a été donné le mardi 16 avril lors de la soirée sur invitation à l’Ambassade de Finlande, quand son ami le violoncelliste a interrogé Kaija sur elle-même, sur son œuvre et sur l’événement. À une de ses questions, la compositrice répondit par une autre interrogation tout à fait personnelle : quand a-t-on l’impression de devenir un « classique » ? Cela fait longtemps, en effet, que Saariaho compose, accompagnée d’un certain nombre d’amis et complices qui, à l’instar d’Anssi Karttunen, partagent avec elle les œuvres qu’elle écrit (et qu’elle leur destine souvent). À l’origine, en Finlande, il y eut un groupe de jeunes compositeurs qui avait pris le nom de Korvat auki ! (Ouvrez les oreilles !), au nombre desquels on comptait le chef d’orchestre Esa Pekka Salonen (né en 1958), les compositeurs Magnus Lindberg, Olli Kortekangas, Jukka Tiensuu et Eero Hämeenniemi. Autour d’eux, on retrouvait de jeunes instrumentistes, dont le violoncelliste Anssi Karttunen (né en 1960) déjà cité, la flûtiste Camilla Hoitenga, la pianiste Tuija Hakkila, les cantatrices Pia Freund et Anu Komsi. Plus tard, à Paris, une longue collaboration s’est établie à l’IRCAM avec l’artiste

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multimédia Jean-Baptiste Barrière, puis avec l’écrivain Amin Maalouf. J’interromps cette énumération au moment où, au-delà des frontières de ses pays de naissance et d’adoption, les œuvres de Kaija ont attiré d’autres artistes et metteurs en scène fidèles, comme Dawn Upshaw, Emmanuel Ax, Peter Sellars, Barbara Hannigan et les Finlandais Sakari Oramo ou Karita Mattila. Mais arrêtons là, pour rester sur la génération de ceux qui ont étudié ensemble, se sont fréquentés, ont évolué au milieu des mêmes événements culturels et sociétaux. Aujourd’hui, ce sont eux qui délivrent leur enseignement à une nouvelle génération, tandis que leurs interprétations des compositeurs qui sont leurs contemporains deviennent des références. Un des intérêts de cette semaine de concerts a justement été de réunir ces différentes générations d’interprètes et de découvrir l’apport des plus jeunes d’entre eux dans une musique parfois composée avant leur naissance, ou dans un autre pays que le leur. À son grand étonnement, au cours des répétitions, Saariaho, qui rencontrait pour la première fois certains de ces jeunes interprètes, a découvert qu’il n’y avait aucune rupture transgénérationnelle dans la compréhension de son œuvre. J’ajouterai que la même remarque est valable avec des interprètes de pays, voire de cultures, très différents. Pour rester sur ce seul sujet, n’est-ce point parce qu’elle est maintenant un compositeur « classique », qui concrétise son intégration dans l’histoire musicale, au- delà des modes et des péripéties de notre époque ?

3 Cette soirée privée à l’Ambassade de Finlande a permis d’entendre l’ensemble New Yorkais ICE (International Contemporary Ensemble) dans des œuvres qui suggérèrent à Pierre Gervasoni, dans Le Monde du jeudi 18 avril, le titre de son article : « Les caresses telluriques de Kaija Saariaho ». Le répertoire joué partait de pièces de 1991 (Fall from Maa) pour aller jusqu’à une création française (Duft, de 2012). L’interprétation était celle d’un ensemble d’une exceptionnelle qualité, à l’image de Claire Chase, flûtiste extraordinairement engagée musicalement et techniquement.

4 Nous avons ensuite rejoint la Cité de la musique pour la suite du programme.

5 Le 17 avril je n’ai pu ni entendre ni voir le ballet Maa (Terre, 1991), en création française, par les musiciens du même ensemble que la veille. Le 18, ce sont les amis- interprètes qui sont intervenus, avec les Sept Papillons pour violoncelle de 2000 (par Anssi Karttunen), Serenatas de 2008 pour piano, violoncelle et percussions, le quatuor à cordes Terra memoria (de 2007-2009) et après le Quatuor à cordes de Jean Sibelius, Mirage, de 2007-2010, dans une version en trio par Anssi Karttunen, Tuija Hakkila et la soprano Pia Freund.

6 Le 19 avril ont été données, au cours d’un concert de l’Orchestre philharmonique de Radio France, trois créations françaises : Asteroid 4179 : Toutatis (2006), composé pour l’Orchestre philharmonique de Berlin dans le cadre d’un projet autour de Planets de Gustav Holst, Laterna magica (2008), inspiré par le livre de mémoires du cinéaste suédois Ingmar Bergman, et les Leino songs (2000-2007), quatre mélodies sur des poèmes d’Eino Leino (1878-1926). Ces pièces étaient confrontées à deux œuvres centenaires de Jean Sibelius, elles-mêmes fort différentes l’une de l’autre : Luonnotar op. 70 (1913) et la Symphonie no 7 op. 105 (1914-1915-1924).

7 Le 20 avril, un forum autour de l’opéra Adriana Mater comprenait, outre quatre œuvres de musique de chambre de Kaija (Cendres, Vent nocturne, Dolce tormento, Je sens un deuxième cœur), l’audition des deux sonates de 1915, pour violoncelle et piano et pour flûte, alto et harpe de Claude Debussy, avec la participation de musiciens de l’Ensemble Intercontemporain.

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8 Le mardi 23, le dernier concert, donné par l’ensemble finlandais Avanti !, était un des plus originaux par son programme qui, en première partie, faisait alterner trois mélodies de Jean Sibelius avec une œuvre de Paavo Heininen (né en 1938), qui fut le professeur de Kaija Saariaho à l’Académie Sibelius – la Musique d’été de 1963-1967, œuvre qui fut considérée comme particulièrement moderniste dans la Finlande de l’époque – et une pièce de Lotta Wennakoski de 2005 : Kuule II (Écoutez II). La deuxième partie du concert permit d’entendre Emilie suite, tirée en 2011 de l’opéra sur la vie de l’amie de Voltaire et de Saint-Lambert, Émilie du Châtelet.

9 Disons, et ce n’est pas sans importance, que les interprètes que nous avons entendus dans ces différents concerts ont parfaitement justifié la remarque liminaire de Saariaho et montré que les plus jeunes d’entre eux étaient tout aussi familiers de son style que leurs plus illustres aînés, qu’ils soient finlandais comme l’étonnant et explosif chef d’orchestre Santtu-Matias Rouvali (qui, d’une certaine manière, m’a rappelé l’effet que me fit Seiji Ozawa quand je l’ai vu pour la première fois au pupitre dans la classe de direction d’Eugène Bigot), ou comme la flûtiste Claire Chase, tout aussi explosive et concentrée à la fois, tous deux s’insérant naturellement dans la lignée des Freund, Komsi, Karttunen, Hakkila, Hoitenga et autres Hannigan, mais appartenant visiblement à une nouvelle génération d’interprètes qui, nés et formés dans l’environnement de musiques que leurs aînés avaient découvertes comme un monde nouveau et inconnu, les considéraient comme étant un langage naturel pour eux, déjà « classique », peut- être même plus aisé à pénétrer, comprendre et défendre.

L’œuvre

10 Plus qu’encyclopédique, voire didactique, dans le choix des ouvrages, cette série de concerts a plutôt été une succession de coups de cœur musicaux de la compositrice. La sélection était toutefois suffisamment bien faite, qualitativement et quantitativement, pour qu’on puisse en tirer un triple enseignement.

11 Le premier, on l’a vu, permet de penser qu’il existe maintenant ce qu’on pourrait appeler un style d’interprétation (on pourrait presque dire qu’on assiste à la naissance d’une tradition interprétative, si ce mot n’avait pas une connotation aussi négative) de l’œuvre de la compositrice. On ne peut que comparer le rôle que Kaija joue avec ses interprètes à l’importance de celui tenu par Henri Dutilleux préparant l’exécution de ses œuvres, lui qui donnait un enseignement précieux pour les interprètes présents et futurs, sans pourtant jamais les emprisonner dans des contraintes desséchantes. Il a été intéressant de noter que, outre la confrontation entre plusieurs générations d’interprètes, entre « anciens » et « nouveaux », on a également pu établir un parallèle entre musiciens finlandais, français et américains. La musique de Saariaho n’est pas une musique nationale, elle appartient à des interprètes de toutes origines, donc aussi à tous les publics.

12 Le second enseignement permet de situer Saariaho dans le temps. Les références qu’elle a choisies parmi les compositeurs d’hier et d’aujourd’hui ont été peu nombreuses et d’autant plus éclairantes. Parmi les « pères », il y eut Debussy et surtout Sibelius. On peut s’interroger sur les choix d’œuvres du premier (les Sonates « françaises » de la fin de la vie), beaucoup moins dans le cas de Sibelius : la comparaison entre le style et l’expression de l’œuvre vocale de la compositrice avec ceux des ponctuations lyriques des trois mélodies de Sibelius dans le concert du 23 nous a contraints à renouveler

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notre écoute de ces œuvres et à rapprocher deux modes d’expression qui, loin de s’affronter, comportaient des points de convergence. À côté de ces deux géants, les auditeurs français ont aussi pu découvrir deux compositeurs peu joués chez nous : Paavo Heininen (né en 1938), qui, auteur d’une œuvre de qualité, abondante et variée, compta parmi les compositeurs finlandais les plus radicaux de la fin des années cinquante et, à partir de 1966 fut, à l’Académie Sibelius, le professeur de la quasi- totalité des compositeurs finlandais importants d’aujourd’hui, et Lotta Wennakoski (née en 1970) qui a elle-même été l’élève de Heininen, de Eero Hämeenniemi et de Saariah et qui partage avec cette dernière – faut-il encore l’évoquer – le fait d’être une compositrice. Il manquait peut-être à ce panorama une œuvre de style spectral de Gérard Grisey (1946-1998) ou/et de Tristan Murail (né en 1947), qui aurait parfaitement complété l’aperçu de l’environnement de la formation du langage de la compositrice, mais le cadre de ce « Domaine privé » ne permettait probablement pas d’aller beaucoup plus loin que ce qui était proposé.

13 Le troisième enseignement est que cette anthologie a permis de situer une œuvre en devenir, nell mezzo del cammin… (mais où la selva n’a rien d’obscur !), une œuvre protéiforme et pourtant d’une remarquable homogénéité. À l’origine, il y a le son, le timbre, la couleur et le spectre sonore, l’intimité du soliste et la musique de chambre, la nature et l’espace. Certains ajouteront : une vision féminine. Les partitions pour soliste ou formation de chambre ont dominé ; l’opéra a été, par la force des choses, un peu sacrifié ; le ballet, l’électroacoustique ont été présents. Reste que certaines œuvres pour soliste et orchestre ou pour orchestre seul se doivent d’être maintenant entendues par l’auditeur qui découvrait le monde de Saariaho. Je pense à Du cristal… à la fumée (1990) ou à D’Om le vrai sens (2010) pour clarinette et orchestre, pour ne prendre que ces deux exemples qui marquent une évolution stylistique et peut-être d’attitude, qu’on a pu ressentir dès le premier soir quand, après Sept papillons (2000), nous avons entendu l’explosif Terrestre (2003)1 qui me semble présenter une évolution expressive sensible.

14 Si la musique de Saariaho ne présente pas de caractéristiques « nationales », est-il possible d’évoquer des caractères « féminins » à son propos ? Je ne me risquerai pas, dans cet article, à développer ce point. Partant du principe de l’auditeur est le recréateur final de l’œuvre, c’est à lui qu’il faut laisser le soin de conclure, en attendant, cet été, le festival « Voices of the century » à Kuhmo2, largement ouvert aux œuvres de Saariaho et à de nouvelles compositions, dont il est trop tôt pour parler.

NOTES

1. Qui ne connaît pas ces œuvres peut les entendre sur Youtube par le violoncelliste Alexis Decharmes, en CD, et par Chase et ICE sur vimeo.com/48560029. Pour D’Om le vrai sens, on ne peut pas ignorer le CD qui comprend également Laterna Magica et les Leino songs, ces deux dernières œuvres données au cours de « Domaine privé », ici enregistrées par Kari Kriikku, clarinette, Anu Komsi, soprano et l’Orchestre de la Radio finlandaise, dirigé par Sakari Oramo, chez Ondine. 2. et

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INDEX

Index géographique : Finlande, Kuhmo, Paris Mots-clés : académie Sibelius, musicologie, IRCAM, Korvat auki !, musique contemporaine Index chronologique : XXIe siècle Keywords : Contemporary Music Thèmes : musicologie

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Comptes rendus

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Simonato (Elena) (sous la direction de) : L’édification linguistique en URSS : thèmes et mythes Cahiers de l’ILSL no 35, Genève, Université de Lausanne, 2013, 157 pages.

Eva Toulouze

1 Le recueil d’articles dirigé par Elena Simonato attire l’attention, en langue française, sur un phénomène particulièrement intéressant de l’histoire de l’URSS, phénomène politique, linguistique, anthropologique, philosophique : l’histoire de l’édification linguistique en Union soviétique est un chapitre de l’histoire comme construction de l’utopie, chapitre bien vite clos, dès le milieu des années 1930. En même temps, la politique linguistique lancée dans les années 1920 a des conséquences encore sensibles de nos jours. Si la tendance à l’assimilation des langues et des peuples par la nation russe dominante s’était poursuivie au même rythme, la Russie serait-elle encore aujourd’hui la mosaïque de langues et de cultures que nous connaissons ? Il était donc important de se pencher sur cette période, d’autant plus gratifiante à étudier qu’elle est encore tournée vers une période respectueuse de la différence. Ce recueil, tout en se penchant sur les premières décennies après la révolution d’octobre, comporte quelques études qui établissent la continuité jusqu’à nos jours (études sur l’école kalmouke, sur la communauté albanaise d’Ukraine).

2 Comme le souligne Elena Simonato elle-même dans l’introduction, une partie des travaux tourne autour des questions d’alphabet1. Il s’agit là d’un domaine d’une richesse inattendue. Il était pertinent de se pencher tout d’abord sur l’alphabet abkhaze proposé par l’académicien Nikolaj Marr. Patrick Sériot, l’auteur de l’article (p. 9-28), propose une sorte de réhabilitation de N. Marr, considéré souvent comme « un linguiste fou ». Il démontre que Marr a fait avant tout œuvre de philosophe, et que, pour avoir tenté de codifier une utopie, il n’en est pas moins une personnalité à la pensée originale. J’ai cependant senti le manque d’une présentation systématique de l’ensemble de la pensée de Marr, d’une explication de la « japhétologie », notion qui intervient à plusieurs reprises avant d’être explicitée. Plusieurs idées, diversement développées, suscitent la réflexion. Par exemple la logique du ressentiment (p. 22). On

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voudrait en savoir davantage. Est-ce uniquement le fait de s’appuyer sur des langues marginales, de les opposer aux « grandes » langues dominantes qui appelle l’emploi de cette expression ? Ou bien Marr a-t-il développé ailleurs cette idée du ressentiment ? On voudrait également en savoir davantage sur l’idée de l’unité du langage. Marr affirme : « La voie du langage humain va du multilinguisme à l’unité de la langue » (p. 24). C’est un postulat prétendument universel. Sur quoi Marr s’appuie-t-il pour poser un principe aussi général ? Cet article est en tout cas stimulant et amène à poser bien des questions sur la linguistique du premier tiers du XXe siècle.

3 Un autre article de portée générale suit cette introduction à la linguistique marriste : celui d’E. Simonato et I. Thomières sur la notion de minorités (p. 29-44). Cet article aurait gagné à être plus développé : les auteurs passent rapidement sur la périodisation de l’évolution du statut des minorités, sans pour autant la discuter ; il aurait été sans doute opportun de mettre en question la notion de « peuple » et de montrer à quel point les dispositions de la politique soviétique ont abouti à la fixation de communautés ethniques. C’est ainsi que la conclusion d’Alpatov sur le caractère favorable aux minorités de la politique soviétique des années 1920 tombe quelque peu à plat. Non point que les idées exprimées ici soient erronées ou inintéressantes, au contraire : elles sont un peu trop rapides, schématiques, incomplètes et on sent que derrière l’expression rapide, les auteurs ont certainement une réflexion plus riche et nuancée.

4 Le passage dédié à Lytkin, p. 36-37, était de nature à nous intéresser tout particulièrement. Il est malheureusement confus. On passe sans transition de l’analyse de la pensée de Lytkin aux théories de Jakovlev. Il est indiscutable que Jakovlev est un acteur central de ces processus, mais il aurait mérité d’être présenté de manière plus circonstanciée. Je suis par ailleurs troublée par l’objet d’études de Lytkin : le komi de Perm’ (p. 36, 37). Lytkin2 s’est penché sur le komi zyriène et le komi permiak ainsi que sur l’ancien komi, mais la notion « komi de Perm’ » est incompréhensible… S’agirait-il d’une confusion avec le komi, langue permienne, c’est-à-dire appartenant au groupe linguistique formé des deux langues komies et de l’oudmourte ? Ou bien est-ce une manière peu canonique de parler du permiak ? Un autre point sur lequel on voudrait en savoir davantage concerne le choix du dialecte destiné à servir de base à la langue littéraire (p. 39). Il y a eu à ce sujet des débats passionnants, et les critères énumérés par les auteurs de cet article n’ont pas toujours été vus comme allant de soi… Espérons qu’Elena Simonato et Irina Thomières nous proposeront bientôt des textes plus développés.

5 Pour en rester aux articles généraux, l’un d’entre eux aborde le développement de la linguistique contrastive en Union soviétique (p. 101-110). En fait, cet article nous présente de manière plus globale que les précédents la personnalité et l’œuvre de Jakovlev, qui, non content d’être le théoricien de la latinisation, devient le premier promoteur des études contrastives. Cette étude d’Irène Thomières met l’accent sur deux tendances inscrites dans la chronologie. Tout d’abord, dans la période de construction linguistique, la linguistique contrastive a été utilisée pour mettre en évidence des traits particuliers des langues étudiées, pour mieux les connaître. C’était une tâche prioritaire : pour pouvoir faire des langues des minorités des langues d’enseignement, il fallait pouvoir les normaliser, donc les connaître, leur établir une orthographe, formaliser des règles de grammaire, etc. On comprend bien l’utilité de la démarche contrastive dans cet objectif. L’œuvre de Jakovlev sur les langues caucasiennes illustre ce propos. Il faut cependant ajouter que les études contrastives

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n’ont pas été fondamentales pour l’ensemble des langues de l’Union. Pour les langues finno-ougriennes, on peut mentionner des études dialectologiques, qui ont pour objectif de décrire les différents dialectes pour pouvoir effectuer le choix du dialecte central, mais nous ne trouvons guère, à l’époque traitée, d’études transversales, comparant diverses langues finno-ougriennes entre elles ou avec le russe. La deuxième tendance dans les études contrastives est plus récente, puisqu’elle remonte aux années 1960. Les enjeux ne sont plus les mêmes. C’est de recherche plus théorique qu’il est question désormais. En fait, on pourrait qualifier ces études de typologiques plutôt que contrastives. L’exemple illustrant cette nouvelle tendance, représentée par les linguistes de Leningrad, est celui de la résultativité, qui est étudiée à travers diverses langues européennes (finnois, norvégien, allemand), l’indonésien, l’arabe et le grec ancien, sans parler des dialectes russes. Si les informations contenues dans cet article sont intéressantes en soi, on distingue mal les points communs entre les deux expériences présentées.

6 Un article comporte aussi bien une dimension générale qu’une étude de cas (I. Znaeševa, p. 111-122) : il s’agit d’une étude sur la psychotechnique, qui se concentre d’abord sur les théories mises en œuvre en Union soviétique, notamment celle de Špil’rejn (p.115-116), et illustre son propos avec une grande enquête menée en 1928 ayant pour objet les soldats de l’Armée rouge et l’impact sur eux du discours politique par l’étude de leur lexique actif et passif. C’est un sujet original, qui transmet des informations intéressantes et en général peu accessibles.

7 Le reste du recueil est consacré à des études de cas, qui se focalisent sur une région ou sur un peuple : les Allemands de la Volga, les Kalmouks (avec même deux articles), les Albanais et les Caréliens. L’échantillon est intéressant. On a des cas particuliers, comme celui des Allemands de la Volga, dont la culture était vivace avant que la communauté soit dispersée et exterminée au cours de la Deuxième Guerre mondiale. L’article (E. Alexeeva, p. 45-57) montre de manière fort intéressante comment l’influence des Russes et du russe s’est affirmée dès le début de la période soviétique.

8 Deux articles traitent de l’expérience kalmouke (V. Reznik, p.59-73, et V. Baranova p. 75-99). La tâche que se fixait le pouvoir soviétique avec les Kalmouks était considérable : malgré une longue tradition littéraire, les Kalmouks étaient, à la veille de la révolution, largement analphabètes, l’alphabet, particulièrement élitiste, devait être totalement repensé. Cela a conduit à une situation que les Kalmouks partagent avec un certain nombre d’autres cultures de l’URSS : en dix ans, ils ont dû s’adapter à trois alphabets. Rappelons en passant que c’est le cas du tatar (qui est passé de l’alphabet arabe à l’alphabet latin en 1929 et au cyrillique en 1936-37) ou encore du komi : l’alphabet de Molodcov a été adopté en 1920, une latinisation timide a été tentée au début des années 1930, pour retourner ensuite au Molodcov et passer, comme tout le monde, à la fin des années 1930, au cyrillique. L’expérience historique des Kalmouks méritait d’être présentée, et c’est le grand intérêt de ces deux articles. Celui de Baranova a le mérite de nous faire entendre la voix de Kalmouks qui sont passés par le système scolaire. Cela rend l’article vivant et nous rapproche des sujets de l’étude. Deux remarques ponctuelles, cependant, sur les articles « kalmouks ». L’article de V. Reznik est en anglais. Pour traduire korenizacija, le nom de la politique en faveur des peuples autochtones au début des années 1920, elle choisit le terme « rootinisation ». La formation de ce mot est transparente : koren’, en russe, signifie « racine », comme root en anglais. Or, à mon sens, le mot korenizacija ne vient pas directement du radical

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« racine », mais de l’adjectif korennoj, qui veut dire « autochtone ». Ainsi, la traduction pertinente de ce mot serait en français « indigénisation », en anglais « indigenisation ». Ma deuxième remarque est encore plus ponctuelle : page 62, l’auteur écrit : « les Kalmouks ont rejoint l’Empire russe volontairement en 1609 ». J’aurais attendu un développement et une explication. En effet, cette phrase sent la propagande : les adhésions volontaires de populations diverses à l’Empire se sont multipliées ces dernières années. Outre le fait que cette affirmation semble anachronique (l’expression volontaire d’un peuple est discutable avant une période où la démocratie est considérée comme le mode de gouvernement politiquement correct), des précisions sont requises. Il est fort possible qu’une dimension de choix des tribus kalmoukes ait été réellement en jeu, mais l’us et l’abus de cette expression dans la propagande politique en obscurcissent l’interprétation.

9 L’article d’E. Simonato sur le cas du carélien est particulièrement opportun dans ce recueil, pas seulement pour l’intérêt qu’il présente pour nous, mais aussi pour sa situation particulière, pour son statut difficile à cerner. L’auteur montre bien la complexité de l’identité carélienne, qui présente plusieurs facettes, dont certaines prennent plus de relief que d’autres suivant les périodes historiques. Langue ou dialecte ? Cette question n’a cessé de se poser. Nous avons parfois l’impression que l’auteure considère elle-même cette question comme une vraie question scientifique. Tel n’est pas mon avis : la fluctuation entre langue et dialecte est une question politique qui s’actualise dans les périodes de crise. Qu’est-ce que le finnois, d’ailleurs ? Le finnois est une langue littéraire, sous-tendue par une infinité de parlers locaux, qui sont dominants dans la langue orale. La bibliographie de cet article révèle une fragilité de son argumentation qui tient à l’origine des sources. Celles-ci sont pour l’essentiel en russe. Certaines sont des études faites par des Caréliens (Vihavainen, Takala), mais aucune n’est réalisée en Finlande. Or la recherche sur les langues fenniques est particulièrement développée dans deux universités, en plus de Petrozavodsk : Helsinki et Tartu. Intégrer ces recherches dans cette étude n’aurait pu qu’être profitable.

10 À juste titre, l’auteur souligne l’absence de continuité territoriale entre la Carélie et la région de Tver’, toutes deux habitées par des Caréliens. Elle y voit l’une des explications de la position fragile du carélien (p. 128). Je me permettrai de souligner que ce n’est pas, dans le domaine finno-ougrien, le seul exemple de discontinuité territoriale. Le Mari El et le Bachkortostan sont fort éloignés : dans les deux se trouvent des communautés maries. L’Oudmourtie, certes, est plus proche du Bachkortostan. Mais entre les deux il y a quand même le Tatarstan… Or, une diaspora oudmourte y vit encore aujourd’hui. Nous constatons pourtant que loin d’affaiblir la vitalité des cultures minoritaires, cet éloignement leur a été favorable. Langues et cultures subsistent. On peut se demander si leur vitalité ne s’explique pas par leur intégration dans un environnement turcique, musulman, minoritaire lui aussi à plus large échelle, mais localement dominant, qui n’a pas tenté d’assimiler les cultures différentes. C’est là une possible hypothèse. En tout cas, le cas des Caréliens de Tver’, noyés en milieu russophone, nous offre un excellent contrepoint pour étudier l’effet de l’éloignement et de l’environnement sur les communautés. Le développement sur l’apport de Bubrih à la réflexion sur le carélien de Tver’ et de Carélie est passionnant (p. 129-131).

11 Le dernier article de ce recueil, même s’il aborde le cas d’une toute petite communauté, la communauté albanaise en Ukraine, en est peut-être le plus éclairant. L’auteur, N. Bichurina, s’appuie sur une expédition de terrain et a recueilli des entretiens avec de

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nombreux habitants. Les évolutions qui caractérisent les Albanais sont largement représentatives de celles qu’ont connues la plupart des communautés ethniques de petite taille ou de taille moyenne, avec peu de soutien institutionnel : les classes d’âge nées dans les années 1950-1960 ont changé d’attitude par rapport à la langue et ont procédé à une « substitution linguistique », passant au russe dans la vie familiale et dans la communication intergénérationnelle. Je reconnais, dans les extraits d’entretiens, des propos que j’ai entendus aussi bien dans le Grand Nord qu’en Oudmourtie. Ce qui, en revanche, est particulièrement intéressant et bien mis en évidence dans cet article, est l’incidence de l’étiquetage ethnique. Le fait d’avoir donné un nom à cette communauté qui ne s’autodéfinissait auparavant que par rapport à elle- même, c’est-à-dire de l’avoir étiquetée comme albanaise, a débouché sur un rapport nouveau à la langue en introduisant une langue de référence, l’albanais d’Albanie, considéré comme « pur » en comparaison avec « leur » langue, qui a ainsi perdu en prestige.

12 En résumé : un recueil passionnant sur une question qui n’a que trop peu attiré l’attention des chercheurs, et un recueil, il faut le noter, francophone. Les quelques remarques critiques présentées ici ont comme objectif essentiel d’entrer en dialogue avec les auteurs et non point de rabaisser l’intérêt de cet ouvrage.

NOTES

1. Sur la question de l’alphabet, cf. Eva Toulouze, « Les alphabets des langues finno-ougriennes de Russie et l’expérience de la latinisation », Études finno-ougriennes XXIX, 1997, p. 47-83. 2. Sur Lytkin et son intervention dans la question des alphabets, cf. Eva Toulouze, “Vasili Lytkin and the latinization of Komi”, В.И. Лыткин: грани наследия: 'В.И. Лыткин: грани наследия' конференция; Сыктывкар; 25-26 ноября 2010. (Ред.) Остапова, Е.В.; Федина, М.С.; Пунегова Г.В. Сыктывкар: СГУ, 2010, p. 9-12.

INDEX

Keywords : Language planning, Soviet Union, Japhetology, Indigenisation disciplines abkhaze, allemand, arabe, finnois, grec ancien, indonésien, komi, norvégien, oudmourte, permiak, russe tatar nomsmotscles Albanais, Allemands de la Volga, Caréliens, Caréliens de Tver’, Kalmouks Mots-clés : Japhétologie, aménagement linguistique, Union Soviétique, Alphabet de Molodcov, japhétologie, indigénisation Index chronologique : XXe siècle Thèmes : histoire, linguistique

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Informations sur le numéro

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Comités

Rédacteur en chef : Eva TOULOUZE

Comité de rédaction : Antoine CHALVIN (Paris Inalco), Outi DUVALLON (Paris Inalco), Marie-Josèphe GOUESSE (Paris VII), Eva HAVU (Helsinki), András KÁNYÁDI (Paris Inalco), Jean Léo LÉONARD (Paris III), Marc-Antoine MAHIEU (Paris Inalco ), Dominique SAMSON NORMAND DE CHAMBOURG (Paris Inalco), Katre TALVISTE (Tartu), Eva TOULOUZE (Paris Inalco, Tartu), Laur VALLIKIVI (Tartu), Harri VEIVO (Paris III)

Correspondants pour l’étranger : Eva HAVU (Finlande), Eva TOULOUZE (Estonie), Emese FAZAKAS (Roumanie)

Secrétaire de rédaction : Sébastien CAGNOLI

Cartographe : Vincent DAUTANCOURT

Traductions : de l’estonien et du hongrois Eva TOULOUZE ; du russe Marie CASEN, Antoine CHALVIN, Vincent LORENZINI, Dominique SAMSON NORMAND DE CHAMBOURG, Eva TOULOUZE

Relectures : Daniel ALLEN, Madis JÜRVISTE, Catherine LE ROUX, Charles THIBEAULT

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