CATHERINE LEFRANÇOIS

LA CHANSON COUNTRY-WESTERN, 1942-1957 Un faisceau de la modernité culturelle au Québec

Thèse présentée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l‘Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en musique pour l‘obtention du grade de Philosophiæ Doctor (Ph. D.)

FACULTÉ DE MUSIQUE UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2011

© Catherine Lefrançois, 2011 Résumé

Cette thèse explore les liens entre le country-western produit au Québec entre 1942 et 1957 et la modernité populaire. À l‘aide de l‘analyse musicale et de l‘histoire, ce travail de recherche tente de cerner la signification culturelle du genre au moment de son émergence. L‘histoire du country-western débute au Québec avec le soldat Roland Lebrun, qui amorce en 1942 sa carrière sur disque. Il sera suivi de Paul Brunelle, de Marcel Martel et de Willie Lamothe, qui enregistrent chez l‘une ou l‘autre des deux compagnies généralistes établies à Montréal pendant les années 1940, Compo et RCA Victor. À mesure que le genre se structure, notamment grâce à la fondation de compagnies de disques spécialisées à partir de 1958, un discours sur l‘authenticité du country-western se développe chez les artistes et leurs observateurs. Fondée sur une valorisation a posteriori des conditions qui caractérisent la période d‘émergence du genre, qui s‘étend de 1942 à 1957, l‘authenticité insiste sur la continuité et la tradition. Ce discours, présent dès le milieu des années 1960, masque les aspects les plus modernes d‘un genre qui, au moment où il émerge, n‘est pas explicitement porteur de valeurs traditionnelles ou conservatrices. La voix country-western constitue un premier indice de modernité. La chanson country-western québécoise des années 1940 et 1950 structure dans un cadre musical des modificateurs paralinguistiques dont les deux plus caractéristiques, d‘un point de vue générique, sont la nasalisation et le second mode de phonation. Véhicules de l‘expressivité vocale, ces deux modificateurs du timbre sont coordonnés avec les paroles des chansons et avec la variation de paramètres musicaux, technologiques et phonétiques. Ils contribuent à la construction d‘èthos spécifiques comme la tristesse, la solitude, la plainte et l‘exubérance, et conservent dans le contexte discursif constitué par les enregistrements la signification expressive qu‘on leur attribue dans la parole spontanée. C‘est donc la voix parlée, quotidienne et ordinaire, qui fournit à l‘auditeur le code culturel lui permettant d‘en interpréter la signification. En ce sens, la chanson country-western incarne une certaine modernité populaire, redevable au code de la langue vulgaire partagée par le plus grand nombre. La modernité du country-western est aussi apparente dans sa popularité, qui se réalise à la fois dans son succès comme objet de consommation et dans sa proximité avec le public qui en détermine en partie le développement. Son recours particulier à la technologie, qui contribue à la création d‘effets de spatialisation mais surtout à la mise en scène de l‘intimité, le rattache aussi à la ii modernité. Enfin, le country-western témoigne d‘une américanité certaine, assumée, et s‘inscrit dans le déplacement du centre de gravité culturel, de l‘Europe vers les États-Unis, qui marque la modernité. L‘américanité du country-western, liée à ses origines mêmes, se renouvelle à la fin des années 1950 alors que le genre intègre le rock and roll. Abstract

This dissertation examines the relations between country-western music produced in between 1942 and 1957 and the concept of popular modernity. Drawing together musical and historical analysis, it explores the cultural significance of country-western at the beginning of the genre. The history of country-western music in Quebec began in 1942 when Roland Lebrun recorded his first . Paul Brunelle, Marcel Martel and Willie Lamothe soon followed with their own recordings in this style. These amateur singer- started out with the Compo Company and RCA Victor, the only two record companies who survived in Montreal during the Great Depression. With Rusticana, the first independent label to produce country-western music in 1958, the genre began its structuration and authenticity became a determinant value in country-western music. Continuity is a key concept to understand what Richard Peterson (1997) has called ―fabricated authenticity‖, which is indeed exemplified in the invented tradition that country-western created, from the 1960s onwards, on the basis of some of the conditions that characterized the first country-western. The discourse on authenticity, however, masks some of the more modern characteristics of the genre at the time of its birth. The country- western singing voice is one example, as artists use a variety of paralinguistic effects like nasalization and second mode of phonation (falsetto) in a way that can be seen as a stylized version of speech. Presenting the same expressive functions, these variations of timbre are coordinated with lyrics, with musical and technological features, and with phonetic sounds to create symbolic representations of different emotions or èthos. These aesthetics based on everyday speech could be seen as a form of popular modernity: music for the people made by the people, but also for commercial success. Furthermore, country-western music used technology to create intimacy and spatialization effects. Its ―américanité‖ was also marked and renewed when, in 1956 and 1957, country-western singers produced what can be considered some of the first rock'n'roll records in Quebec. These very modern features moderate the usual thesis about country-western‘s traditionalism and conservatism. Avant-propos et remerciements

Ce projet de recherche a vu le jour lors d‘une discussion avec Serge Lacasse sur mes intérêts en musicologie : pratiques marginales, catégories en musique et questions relatives aux genres musicaux, hiérarchies culturelles, analyse, etc. Le country-western est apparu comme un objet d‘étude permettant d‘explorer toutes ces questions. C‘est Paul Cadrin qui, lors de la présentation de mon projet de thèse qui portait à l‘origine sur la structuration du genre country-western, a souligné l‘importance stylistique et culturelle de la voix country- western, à laquelle tout un ensemble de connotations est rattaché. La voix est rapidement devenue le principal objet d‘analyse de cette thèse. Ces deux professeurs exceptionnels ont joué un rôle important dans l‘orientation de mes recherches et je les en remercie. Serge Lacasse, mon directeur de recherche, mérite aussi toute ma reconnaissance pour m‘avoir menée vers la musicologie, pour m‘avoir guidée avec intelligence et pour m‘avoir offert un soutien indéfectible durant toute la durée de mes études, y compris pour mes nombreux projets extracurriculaires. Merci infiniment à Chantal Savoie, ma codirectrice de recherche, pour sa rigueur, pour ses encouragements et pour toutes les remises en question qui m‘ont été des plus bénéfiques.

Merci à tous mes lecteurs et correcteurs, en particulier à Constance qui a travaillé jusqu‘à la dernière minute et de manière minutieuse. Merci à mes frères, Alexandre et Maxime, pour leurs conseils et leurs idées. Merci à mes chères amies et collègues, Marie- Andrée Bergeron, Sandria P. Bouliane, Dominique Raymond et Émilie Théorêt, qui ont été mes interlocutrices privilégiées. Mes parents Constance et Marcel ont toute ma reconnaissance pour leur amour et leur appui inconditionnel fait de conseils, de semaines entières de gardiennage et de bons petits plats. Enfin, cette thèse n‘aurait pu voir le jour sans le soutien de Simon-Pierre, qui m‘a permis de rédiger dans le calme et avec l‘assurance que tout le reste irait comme sur des roulettes. Merci, je te le revaudrai bien.

Cette thèse a été réalisée grâce au soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines du . Table des matières Résumé ...... i Abstract ...... i Avant-propos et remerciements ...... ii Table des matières ...... iii Liste des tableaux ...... v Liste des figures ...... vi Liste des abréviations ...... vii Introduction ...... 1 0.1 Présentation ...... 1 0.2 État de la question ...... 2 0.2.1 Le country et le country-western ...... 2 0.2.2 La voix chantée ...... 11 0.2.3 La modernité culturelle ...... 13 0.2.4 Conclusion ...... 16 0.3 Problématique et objectifs ...... 17 0.3.1 Problématique ...... 17 0.3.2 Objectifs généraux ...... 18 0.3.3 Objectifs spécifiques ...... 19 0.4 Cadre théorique et méthodologie ...... 20 0.4.1 Cadre théorique ...... 20 0.4.2 Concepts et terminologie ...... 21 0.4.3 Corpus ...... 25 0.4.4 Analyse des œuvres ...... 28 0.4.5 Dimension historique ...... 32 0.5 Présentation des parties de la thèse ...... 33 Chapitre 1 L‘authenticité country-western ...... 34 1.1 Introduction ...... 34 1.2 L‘authenticité country selon Peterson ...... 35 1.3 La constitution du genre country-western au Québec ...... 40 1.4 L‘authenticité country-western ...... 50 1.4.1 Mise en scène de la vie personnelle des artistes ...... 51 1.4.2 Proximité entre les artistes et le public ...... 52 1.4.3 Discours sur la sincérité et la simplicité ...... 55 1.4.4 Traditions musicales et familiales ...... 57 1.5 Les sources ...... 62 1.5.1 Parcours individuels ...... 62 1.5.2 La personnalisation ...... 65 1.5.3 Les amateurs ...... 66 1.5.4 Le folklore et la tradition ...... 69 1.6 L‘authenticité : un gage de continuité ...... 71 1.7 Sommaire ...... 75 Chapitre 2 La nasalisation ...... 77 2.1 Introduction ...... 77 2.2 Terminologie, production et traits acoustiques ...... 78 2.3 Fonctions expressives et connotations ...... 82 iv

2.4 La nasalisation dans le corpus ...... 84 2.4.1 Méthodologie ...... 85 2.4.2 Analyses ...... 86 2.5 Sommaire ...... 101 Chapitre 3 Le second mode de phonation et la cassure vocale ...... 103 3.1 Introduction ...... 103 3.2 Terminologie et production ...... 104 3.2.1 Registres résonantiels, registres laryngés et modes de phonation ...... 104 3.2.2 Modes de phonation et passage : production et traits acoustiques ...... 111 3.3 Fonctions expressives et connotations ...... 117 3.4 Le second mode de phonation et la cassure vocale dans le corpus ...... 123 3.4.1 Le yodel ...... 126 3.4.2 L‘ornementation ...... 167 3.4.3 Les mélodies en second mode de phonation ...... 187 3.5 Sommaire ...... 189 Chapitre 4 La modernité populaire du country-western ...... 191 4.1 Introduction ...... 191 4.2 La modernité : quelques notions ...... 194 4.2.1 Modernisation, modernité et modernisme ...... 194 4.2.2 La modernité populaire ...... 200 4.3 Un genre populaire ...... 202 4.3.1 Le succès du soldat Lebrun ...... 203 4.3.2 Le disque ...... 211 4.3.3 La scène ...... 218 4.3.4 La radio ...... 223 4.3.5 Les goûts du public ...... 227 4.3.6 Conclusion ...... 232 4.4 Technologie et discours phonographique ...... 233 4.4.1 Intimité ...... 234 4.4.2 Spatialisation ...... 244 4.4.3 Conclusion ...... 247 4.5 L‘américanité du country-western ...... 249 4.5.1 Une américanité locale et adaptée ...... 250 4.5.2 Le country-western et le rock and roll ...... 257 4.5.3 Conclusion ...... 269 4.6 Sommaire ...... 269 Conclusion ...... 272 Annexe 1 Liste des extraits sonores ...... 279 Chapitre 2 : La nasalisation ...... 279 Chapitre 3 : Le second mode de phonation et la cassure vocale ...... 281 Chapitre 4 : La modernité populaire du country-western ...... 285 Références ...... 287 Journaux et revues dépouillés ...... 287 Bibliographie ...... 287 Médiagraphie ...... 301 Enregistrements sonores analysés ...... 301 Films ...... 304 Liste des tableaux

Tableau 1 Enregistrements du corpus comportant du yodel………………………...138 Tableau 2 Répartition des caractéristiques musico-textuelles et textuelles des chansons comportant du yodel……………………………………………………...139 Tableau 3 Chansons exubérantes, champs sémantiques………………..…….…141-142 Tableau 4 Tempo des chansons comportant du yodel………….....………….………144 Tableau 5 Durée de la première phase de la cassure vocale, yodel rapide …………..175 Tableau 6 Durée de la première phase de la cassure vocale entre deux notes tenues..175 Tableau 7 Durée du passage ornemental au second mode de phonation…………….176

Liste des figures

Figure 1 Publicité pour L.N. Messier, manteaux pour femme de style militaire. La Patrie 15 février 1942 : 63. BAnQ………………………………………..209 Figure 2 Bande dessinée La vie courante : « Comment perdre ses amis ». La Patrie 15 mars 1942 : 28. BAnQ…………………………………………………….210 Figure 3 Proposition de services pour la Troupe des soirées du bon vieux temps. Archives de Saint-Hyacinthe. Avant 1951. ………………………………222

Liste des abréviations

BAnQ Bibliothèque et Archives nationales du Québec CRTC Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes LPPUL Laboratoire de phonétique et phonologie de l‘Université Laval

Introduction 0.1 Présentation La chanson country-western occupe une place particulière dans l‘univers culturel québécois. À la fois objet de honte et de fascination, elle suscite périodiquement un intérêt curieux dans les médias, où elle est le plus souvent traitée comme un phénomène culturel marginal; ses adeptes et ses artistes font alors l‘objet d‘une observation de type anthropologique visant à percer les mystères de ce qui est le plus souvent présenté comme un « phénomène ». Par ailleurs, il circule plusieurs mythes et idées reçues sur ce genre musical qui sont parfois contradictoires. Le country-western serait « quétaine », à la fois à cause de ses chansons naïves et de son code vestimentaire importé des États-Unis, souvent clinquant et sans racines historiques québécoises; le country-western serait conservateur, moralisateur, et représenterait une vision traditionnaliste et passéiste de la société; le country-western serait le genre musical qui vendrait le plus de phonogrammes au Québec, bien plus que la musique populaire de grande consommation; les chanteurs country-western chanteraient « du nez », pour autant qu‘on puisse dire qu‘ils savent chanter. Une part importante des critiques faites envers le country-western concerne d‘ailleurs la voix de ses interprètes et les adjectifs servant à qualifier leurs voix ont presque toujours une connotation péjorative : on parle de « ballades pleurnichardes » (Rioux 1992 : 73), de « jérémiades » (Taschereau 1977 : 22), et même les chanteurs se réclamant du country utilisent un tel vocabulaire, par exemple Stephen Faulkner qui confiait à Yves Claudé que « [l]a voix dans le country est souvent lyreuse, plaintive, monotone, nasillarde… c‘est son identité » (Claudé 1986b : 51). La voix semble être un lieu privilégié où se croisent toutes les représentations associées à ce genre musical, notamment en ce qui concerne la convergence entre sa grande popularité et son déclassement. Les artistes country-western sont eux-mêmes conscients à la fois de la condition problématique et peu légitime du genre musical dont ils sont les représentants et du statut particulier de la voix au sein de ce genre. C‘est ainsi que Willie Lamothe affirmait en 1965 : « On a des voix comme des manteaux de fourrure cheap. Quand les femmes vont magasiner, elles regardent les beaux manteaux, mais elles ne les achètent pas, elles n‘en n‘ont pas les moyens. Elles achètent des manteaux cheap. » (Godin 1965 : 39) 2

La nasalité de la voix country-western, lieu commun qui sera confirmé par l‘analyse, n‘est sans doute pas étrangère à ces perceptions et à ces représentations. L‘usage de la nasalisation, un effet paralinguistique en usage dans la parole spontanée et qui possède des fonctions expressives importantes, semble relever, tout comme les paroles des chansons country-western, d‘une stylisation du quotidien et d‘une esthétique de l‘ordinaire, et cet usage de codes partagés par tous et issus de la langue « vulgaire » s‘inscrit dans la conception de la modernité populaire élaborée par Elzéar Lavoie à propos de la presse et de la radio (1986). Il peut sembler à première vue contradictoire d‘évoquer la modernité à propos du country-western. Toutefois, la place centrale qu‘occupe la voix dans l‘esthétique de ce genre musical et dans le discours portant sur celui-ci, ainsi que l‘inscription de cette esthétique dans une conception de la modernité qui est devenue centrale dans les études portant sur la modernité culturelle québécoise, encouragent à pousser plus loin les rapports que pourrait entretenir le country-western avec la modernité, entre autres par le biais de la voix.

0.2 État de la question 0.2.1 Le country et le country-western Les études portant sur la musique country états-unienne sont très nombreuses; je ne présenterai ici que les plus importantes, en particulier celles qui ont proposé des avancées théoriques ayant influencé la recherche au cours des dernières années. Les études sur le country-western au Québec sont quant à elles peu abondantes; à peu près absent des encyclopédies et des dictionnaires musicaux québécois, ce genre a très peu attiré l‘attention des chercheurs. Il est cependant traité succinctement dans la plupart des ouvrages généraux portant sur la musique populaire québécoise, et quelques études spécialisées lui ont été consacrées. La plupart des sources portent sur les interprètes et offrent principalement des données biographiques.

0.2.1.1 Les États-Unis On retrouve la recension quasi exhaustive des études portant sur la musique country aux États-Unis dans l‘ouvrage de l‘historien Bill C. Malone, Country Music U.S.A. (1985 pour la première édition, 2002 pour la seconde). La seconde édition de cette histoire de la musique country constitue le principal ouvrage de référence sur le sujet, tant à cause de son 3 imposante et très critique bibliographie commentée, qui comporte plus de 100 pages, qu‘à cause du consensus que l‘auteur a su créer autour de la genèse du genre country. En effet, la vaste majorité des spécialistes de la musique country affirment aujourd‘hui avec Malone que cette tradition musicale s‘est peu à peu constituée et codifiée par le biais de la commercialisation de la musique traditionnelle du Sud-Est des États-Unis. Ce qu‘on désignait souvent comme la « hillbilly music » résulte de la rencontre des musiques issues des traditions orales anglo-celtiques et afro-américaines. Au cours de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle cependant, les musiciens hillbilly ont progressivement intégré dans leur pratique de nombreuses chansons de la Tin Pan Alley ainsi que des éléments des musiques hawaïenne, du Tyrol, d‘Italie et d‘Europe de l‘Est, diffusées par le biais de spectacles ambulants. Charles K. Wolfe (1978) a montré l‘importance relative de chacun de ces répertoires dans les premiers enregistrements hillbilly ainsi que l‘influence des réalisateurs et des compagnies de disques sur les choix stylistiques des interprètes. Wolfe a également publié deux articles insistant sur le contexte de production des premiers enregistrements hillbilly (Wolfe 1972; 1974), qui montrent notamment l‘importance de Ralph Peer dans la création des premières vedettes du country et la grande diffusion de leurs enregistrements.

L‘importance des stratégies de commercialisation des premiers enregistrements hillbilly pour la codification de la musique country a pour sa part été montrée par le sociologue Richard A. Peterson, qui explique dans Creating Country Music : Fabricating Authenticity (1997) comment l‘authenticité est devenue la valeur centrale de l‘axiologie de ce genre. L‘auteur expose notamment le processus ayant mené à la fusion entre la musique hillbilly du Sud-Est et l‘image du cow-boy des films western hollywoodiens. Par une analyse du discours émanant à la fois des chansons country et des instances de diffusion (émissions de radio, publicité), Peterson montre comment le contenu de l‘« authenticité » country a évolué pour se cristalliser autour de la persona de Hank Williams (né en 1923) à la suite de la mort tragique du chanteur en 1953. L‘authenticité demeure aujourd‘hui le critère à l‘aune duquel la plupart des manifestations de la musique country sont évaluées aux États-Unis, comme le démontre l‘étude d‘Aaron Fox (2004) portant sur les relations entre oralité, authenticité, sociabilité et pratique musicale dans la classe ouvrière états- unienne. Fox soutient que la composition de chansons originales et l‘interprétation de 4 chansons faisant partie du canon du « real country » s‘inscrit dans une culture de l‘oralité spécifique à la classe ouvrière. L‘ensemble des pratiques propres à cette culture, dont la chanson n‘est qu‘une manifestation parmi d‘autres, seraient aussi régulées par une authenticité qui se manifesterait notamment par l‘esthétisation de la vie quotidienne. Fox avance d‘autre part que si le quotidien est mis en scène dans les chansons, le langage de tous les jours mis en œuvre dans ce qu‘il appelle le « ordinary talk » est lui-même esthétisé, notamment par l‘emploi du discours direct qui permet par exemple d‘imiter l‘individu cité. L‘ouvrage insiste largement sur l‘importance de la voix dans la transmission de cette authenticité, sans toutefois offrir d‘analyses rattachées à des enregistrements précis. C‘est justement ce que fait le musicologue David Brackett dans un chapitre de son ouvrage Interpreting Popular Music intitulé « When You‘re Lookin‘ at Hank (You‘re Lookin‘ at Country) » (Brackett 1995), où l‘auteur démontre l‘importance de la voix dans la construction de l‘authenticité country à partir de l‘analyse de la chanson « Hey Good Lookin‘ » enregistrée par Hank Williams. Faisant aussi appel à l‘analyse textuelle ainsi qu‘à celle des changements qui affectent le country au moment où Hank Williams émerge comme la plus grande star du genre, l‘étude de David Brackett montre comment une analyse musicale informée par le contexte de production et de réception peut mener à une meilleure compréhension de la signification à la fois symbolique et sociale des œuvres.

La recherche sur la musique country aux États-Unis est abondante et quelques ouvrages consacrés à la question sont publiés chaque année. L‘étude du country, comme celle de plusieurs genres musicaux, a été influencée par de nouveaux courants comme les gender studies, l‘histoire des technologies et les media studies, des approches qui s‘incarnent entre autres dans l‘ouvrage collectif Reading Country Music : Steel Guitars, Opry Stars, and Honky-Tonk Bars (Tichi 1998). Parmi cette abondante documentation, traversée par de nombreux courants théoriques et méthodologiques, la musicologie occupe cependant une place marginale. Par ailleurs, si les ouvrages majeurs sur la musique country états-unienne, en particulier ceux de Malone et de Peterson, peuvent offrir un point de départ à l‘étude du country-western au Québec en ce qui concerne la définition de l‘objet et de ses frontières temporelles et stylistiques, on rencontre dans ces études très peu de références à propos du Québec et du Canada. L‘article en deux parties publié par Bob Coltman dans la revue Old Time Music à l‘hiver 1973-1974 et au printemps 1974 constitue 5 une exception notable. « Habitantbilly : French-Canadian Old-Time Music » présente les étiquettes et les artistes canadiens-français ayant enregistré de la musique traditionnelle dans les années 1920 et 1930. Toutefois, contrairement à la situation qui a prévalu aux États-Unis où c‘est la musique de tradition orale qui s‘est commercialisée et qui a lentement donné naissance au country par la création d‘un répertoire original, il ne semble pas y avoir eu de réelle continuité au Québec entre le folklore et le country-western; cet article apparaît donc peu utile dans la recherche des origines du country-western au Québec. On verra toutefois dans le chapitre 1 que le country-western s‘est greffé au réseau des musiciens de folklore et que ceux-ci ont souvent fait office de musiciens accompagnateurs pour les chanteurs country-western.

0.2.1.2 Le Québec Dans la présentation du Dictionnaire de la musique populaire au Québec, les auteurs proposent une définition négative de la musique populaire à l‘aide de critères stylistiques, et soulignent qu‘« [e]nglobant une grande variété de styles musicaux, la musique ―populaire‖ est difficile à délimiter. Nous l‘avons donc définie par tout ce qui n‘était pas musique classique, folklorique, jazz ou country » (D‘Amours et Thérien 1992 : ix). Les auteurs du Guide de la chanson québécoise ont eux aussi décidé d‘ignorer « la chanson western, très répandue aussi au Québec mais mal connue » (Giroux, Havard et Lapalme 1996 : 7). Compte tenu de la grande quantité de phonogrammes country-western produits au Québec depuis plusieurs décennies, l‘exclusion de ce répertoire de ces deux ouvrages de référence est étonnante; les explications fournies à ce propos par les auteurs témoignent de la relation ambiguë qu‘entretient la chanson populaire québécoise avec le country-western. Ainsi, dans le Dictionnaire de la musique populaire au Québec, « [q]uelques artistes de musique country et folklorique de grande renommée […] ont aussi été retenus » (D‘Amours et Thérien 1992 : ix), la popularité de ces artistes de prime abord exclus justifiant leur inclusion dans l‘ouvrage. Du côté du Guide de la chanson québécoise, on admet que « la chanson western sera très souvent présente chez Michel Rivard ou Richard Desjardins, et [que] ―Dolorès‖ de Robert Charlebois en est une parodie très réussie » (Giroux, Havard et Lapalme 1996 : 7-8), mais la chanson western demeure exclue tout comme « la chanson folklorique traditionnelle, issue d‘une double souche, la française et l‘anglo-saxonne » car l‘ouvrage n‘entend pas insister sur « la cohabitation de différents 6 styles (musicaux) » (7). L‘absence des artistes country-western de ces importants travaux de synthèse cause problème puisqu‘ils constituent d‘excellents ouvrages de référence qui auraient permis de vérifier les données tant discographiques qu‘historiques sur le country- western présentées dans des ouvrages moins rigoureux ou plus anciens.

À l‘exception du livre de Richard Baillargeon et de Christian Côté, Destination Ragou : Une histoire de la musique populaire au Québec (1991), qui présente les sources diverses de la musique country-western au Québec et qui tente même de la subdiviser en sous-genres, les ouvrages généraux sur la musique populaire au Québec consacrent très peu de pages à la musique country-western. L‘angle de la chanson adoptée par la plupart de ces ouvrages favorise la figure de l‘auteur-compositeur-interprète et du chansonnier, au détriment des interprètes et des artistes ayant principalement proposé des adaptations et des reprises. De plus, la période antérieure aux années 1950 y est pratiquement ignorée. Dans La chanson québécoise : Miroir d’un peuple (Normand 1981), 10 pages couvrent la période 1534-1930 et 9 pages sont consacrées à Mary Travers Bolduc. Le reste de l‘ouvrage porte sur les grands auteurs de la chanson québécoise, de Félix Leclerc à Diane Tell, et aucun artiste country-western n‘y est présent. Quant à Guy Millière, auteur de Québec : Chant des possibles (Millière 1978), il fait preuve d‘un certain parti pris idéologique : il affirme ainsi que « [l]es musiciens de village eux-mêmes ne comprennent pas tous les mots du texte qu‘ils chantent » (Millière 1978 : 19) et que si Roland Lebrun eut du succès, ce fut à cause des « textes extrêmement simplistes [qui] purent parler à l‘auditeur », textes empreints de « pesanteur villageoise étriquée » (28). Millière nous apprend aussi que le succès de Willie Lamothe ne sera pas ébranlé par la Révolution tranquille, qui « ne touchera que les franges les plus conscientes de la population » qui restera « sourde au déferlement de la poésie du pays ou à ceux des acclimatations rock » (32). Cette seule phrase dévoile toute l‘étendue de la méconnaissance de Millière de la carrière de Willie Lamothe, qui fut un des premiers artistes québécois à intégrer le style rock and roll1. Exception à la règle, Bruno Roy consacre la moitié de son Panorama de la chanson au Québec (Roy 1977) à la période précédant les années 1950. Il se réfère cependant principalement à d‘autres ouvrages (L‘Herbier 1974; Labbé 1977) et à des articles de journaux parus peu avant la publication

1 Avec entre autres « Rock'n'roll à cheval », chanson enregistrée en 1956 don il sera question dans le chapitre 4 à propos des liens entre le country-western et le rock and roll. 7 de son livre; en ce qui concerne la musique country-western, bien peu de nouvelles données sont ajoutées à celles que L‘Herbier avait déjà présentées, celles-ci consistant principalement en des opinions journalistiques et des citations d‘entrevues avec des artistes réalisées au cours des années 1970.

La musique country-western québécoise a fait l‘objet d‘un nombre très restreint d‘études savantes. Trois de ces études ont été publiées dans l‘ouvrage dirigé par Paul Bleton et Richard Saint-Germain, Les hauts et les bas de l’imaginaire western dans la culture médiatique (1997). Dans « La chevauchée ―lyrique‖ de la musique western », Roger Chamberland retrace la trajectoire de la chanson western dans l‘espace de diffusion occupé par la musique populaire québécoise; l‘auteur s‘attarde surtout à présenter les vagues successives de popularité et de rejet de la chanson western au Québec au cours des décennies 1940 à 1990 et il offre quelques hypothèses quant aux causes de ces fluctuations. Selon Chamberland, « [c]‘est la bourgeoisie qui a créé de toutes pièces des tabous à propos de la musique country et western (antiaméricanisme, rejet de l‘art populaire, dédain pour les sujets triviaux, mépris pour les formes simples tant musicales que textuelles, etc.), confinant la classe prolétaire à se refermer sur ce style » (Chamberland 1997 : 217). L‘auteur poursuit en affirmant qu‘« [a]ujourd‘hui, cette musique a trouvé une certaine légitimation à travers quelques vedettes ([Richard] Desjardins, [Carole] Laure) dont les produits hybrides ont fait le pont entre le grand art et l‘art populaire » (Chamberland 1997 : 217). Le texte du sociologue Yves Claudé, « Le country-western au Québec, structures sociales et symboliques », tente lui aussi de cerner les causes de l‘exclusion du country- western de la culture légitime, offrant l‘hypothèse que le genre ne correspondrait pas à la conception de la culture québécoise issue de la Révolution tranquille. Il insiste sur le fait que, depuis les années 1960, le country-western est une culture urbaine et prolétaire, ce qui contribue aussi à son rejet par les classes dominantes. On retrouve aussi dans cet ouvrage un texte de Michel Ratté, « Musique country : L‘air et la chanson, tradition et apparence esthétique », qui constitue un essai sur la phénoménologie de la réception de la musique country. Seul Claudé tente ici de cerner les sources musicales du country-western au Québec, mentionnant l‘apport du folklore en plus de l‘influence états-unienne. On constate dans ces trois études une forte tendance, particulièrement chez Claudé, à présenter le country-western comme un mode d‘expression exclusivement ouvrier et dont les 8 manifestations plus légitimes relèvent nécessairement de tendances postmodernistes et bourgeoises. Robert Giroux (1993) a aussi publié une courte étude sur la chanson country- western québécoise, « Les deux pôles de la chanson québécoise : La chanson western et la chanson contre-culturelle ». Après avoir comparé les modes de production et les discours de ces deux types de chanson, Giroux affirme notamment que « [l]es publics du western et de la nouvelle culture s‘opposeront toujours entre eux » (Giroux 1993 : 127). Selon Giroux, alors que les artistes de la contre-culture proposent une « pratique subversive du spectacle » (123), les artistes western sont porteurs de conservatisme et d‘une certaine stabilité, celle des réseaux et du discours idéologique; « [c]ontrairement à la contre-culture qui veut bousculer et changer les structures sociales, le chanteur western s‘approprie son public en le baignant dans la tristesse de son quotidien (des ―histoires vraies‖) et le conformisme moral coulé dans le bronze des valeurs traditionnelles et familiales » (124). Giroux interprète l‘utilisation d‘éléments de la musique western chez des artistes comme Robert Charlebois comme relevant de la parodie et nécessitant « une écoute plutôt raffinée et avertie, soit par la dérision, soit par l‘effet esthétique que crée par exemple l‘union d‘une poésie de Rimbaud avec une mélodie western », procédé associé par Giroux à un « travail de sape » (127). Dans ces quatre études, le country-western y est avant tout traité sous l‘angle du social et son positionnement dans le champ de la musique populaire y est défini surtout en opposition à la chanson héritée du mouvement chansonnier. À ces études savantes s‘ajoute une brève « thèse de baccalauréat » produite par André Carrier en 1978 qui offre peu d‘intérêt : il s‘agit surtout, sur le plan historique, d‘une redite de ce que l‘on peut lire dans Roy (1977) et L‘Herbier (1974). Le Département d‘études canadiennes de l‘Université Laval a également publié une courte étude collective sur Roland Lebrun dans le premier volume de Chanson d’hier et d’aujourd’hui : Dossier de travail (Bernier et al. 1968). On y retrouve une biographie sommaire du chanteur sous forme de chronologie, une analyse thématique des paroles de ses chansons et une discographie partielle.

En ce qui concerne les interprètes, les données se retrouvent le plus souvent dans des ouvrages non spécialisés. Marcel Martel a publié son autobiographie, écrite en collaboration avec le journaliste André Boulanger (Boulanger et Martel 1983). L‘ouvrage comporte de nombreuses informations quant aux types de relations qu‘entretenaient les artistes avec les compagnies de disques et quant aux réseaux de spectacles amateurs des 9 années 1930 et 1940. Willie Lamothe (Bernier, Leduc et Ménard 1971) et Oscar Thiffault (Giguère 1987) ont chacun fait l‘objet d‘un film documentaire présentant leur carrière et leurs souvenirs, et Diane Le Serge a publié en 1975 Willie Lamothe : Trente ans de show- business, basé sur les souvenirs du chanteur qui prend la parole à plusieurs reprises dans l‘ouvrage; Jeannette Lamothe, qui fut l‘épouse de Willie Lamothe, a par ailleurs fait paraître en 1991 les souvenirs de sa vie avec le chanteur dans un livre qui comporte plusieurs informations inédites sur sa carrière. Quelques sites Internet contiennent aussi des biographies de musiciens country québécois dont le plus important est Québec Info Musique (www.qim.com), créé et édité par Richard Baillargeon avec Roger T. Drolet et Michel Fournier. Le site des Disques Mérite (www.disquesmerite.com), qui se consacrent à la réédition d‘enregistrements de musique populaire québécoise des années 1960, présente aussi de nombreuses notices biographiques de musiciens country préparées par Richard Baillargeon et Robert Thérien. De plus, de nombreux sites Internet créés par des mélomanes et des collectionneurs contiennent des données discographiques difficiles à trouver ailleurs. C‘est notamment le cas du site Biographies d’artistes québécois (www.biographiesartistesquébécois.com), qui contient des informations inédites sur plusieurs enregistrements country-western et qui comprend plusieurs enregistrements numérisés ainsi que les images des pochettes de plusieurs albums originaux.

Des données sur la musique country-western au Québec se retrouvent aussi dans des sources dispersées, de valeur inégale. Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes a produit une très courte étude statistique sur la diffusion de la musique country au Canada (CRTC 1986); les données concernent surtout les années 1970 et 1980, mais elles sont accompagnées d‘une introduction historique. Les anthropologues Bernard Arcand et Serge Bouchard sont les auteurs du catalogue de l‘exposition « Cow-boy dans l‘âme », présentée au Musée de la civilisation de Québec en 2002 (Arcand et Bouchard 2002), qui aborde surtout les représentations du cow-boy en Amérique du Nord et ses manifestations dans la culture populaire au Québec. Le sociologue Yves Claudé, sous le pseudonyme d‘Yves Alix, est aussi l‘auteur de deux articles de revues non spécialisées (Claudé 1986a; 1986b) qui contiennent des citations intéressantes recueillies chez des artistes et des producteurs country-western. Une publication sommaire de Marie-Ève Mainville (Petite histoire de la musique country / A 10

Short History of Country Music, 2005), ouvrage bilingue très court (77 pages), présente de manière laconique les sources états-uniennes de cette musique et tente de cerner sa présence au Québec et au Canada. L‘ouvrage comporte malheureusement de nombreuses lacunes terminologiques ainsi que des erreurs historiques et d‘interprétation des faits. Il ne saurait en aucun cas constituer un ouvrage de référence sur le sujet. Quelques articles publiés dans des journaux, dans des revues non spécialisées (Godin 1965; Taschereau 1977; Bédard 1988; Rioux 1992) et dans des revues professionnelles (Filion 1993; Houle 2003) sont aussi à signaler.

En résumé, les dictionnaires, les encyclopédies et les ouvrages généraux consacrés à la musique populaire au Québec font peu de place à la chanson country-western et manifestent ouvertement leur incertitude face à la place qu‘occupe le genre au sein de la culture québécoise. Depuis la fin des années 1970, la chanson country-western canadienne et québécoise est d‘ailleurs produite et diffusée dans un réseau complètement indépendant de l‘industrie de la musique populaire, réseau où l‘autoproduction et l‘autopromotion sont prédominantes, comme le montre bien le rapport du CRTC publié en 1986; cette situation rend très difficile la cueillette de données statistiques rigoureuses sur les artistes et leurs productions. Aucune monographie sérieuse n‘a encore été consacrée à ce sujet, et les informations de nature biographique sur les artistes les plus connus demeurent les données les plus abondantes. Les quelques articles savants se penchant sur la question adoptent la perspective de la sociologie, des études culturelles et de la philosophie, et envisagent le country-western de manière presque exclusivement synchronique et à l‘aide de paradigmes mis en place après les années 1960, ce qui ne permet pas d‘interpréter la signification culturelle que pouvait avoir le country-western au moment de son émergence. Les interprétations historiques proposées par les ouvrages cités font en général intervenir des grands événements de l‘histoire du Québec et ne présentent aucune donnée fine sur la musique country-western et le contexte de production des œuvres présentées. À ce jour, il n‘existe donc aucune étude musicologique ou historique d‘importance sur la chanson country-western québécoise, et la très grande majorité des publications insistent sur des phénomènes postérieurs à 1960, ce qui s‘inscrit dans une lacune généralisée d‘études portant sur la musique populaire au Québec avant les années 1950. 11

0.2.2 La voix chantée La voix est un phénomène complexe dont les diverses dimensions en font un sujet d‘étude pour plusieurs disciplines. La voix chantée a fait l‘objet d‘approches qui s‘inscrivent tant dans les sciences humaines sociales que dans les sciences pures, et la musicologie peut faire appel à ces deux approches. Du côté des sciences humaines, l‘ethnomusicologue Alan Lomax a proposé un grand modèle d‘analyse de la voix chantée appelé cantometrics et présenté dans Folk Song Style and Culture (Lomax 1968), où il élabore une nouvelle science du phénomène vocal ainsi qu‘une méthode de classification permettant au chercheur de décrire avec précision toute manifestation chantée. Lomax présente un tableau élaboré qui offre une liste de caractéristiques permettant à un chercheur de noter en détails plusieurs aspects d‘une performance vocale donnée, que ce soit à propos de l‘exécutant (classe sociale, genre, statut), de l‘organisation du contenu musical (mélodie accompagnée ou non, polyphonie versus homophonie, chant individuel ou collectif, types de mélodies et de rythmes, rôle de l‘ornementation), du contenu verbal ou des sonorités privilégiées (registres, timbres), pour n‘en nommer que quelques-unes. Cette méthode s‘inscrit dans une approche structuraliste et Lomax espérait, par l‘analyse de tous ces paramètres, pouvoir établir des relations entre les esthétiques vocales et l‘organisation des sociétés qui les produisent :

[S]ong style symbolizes and reinforces certain important aspects of social structure in all culture. For the first time, predictable and universal relationships have been established between the expressive and communication processes, on the one hand, and social structures and culture pattern, on the other. A science of social aesthetics which looks at all social process in terms of stylistic continuity and change may now be envisaged. (Lomax 1968 : vii)

Malgré la volonté d‘exhaustivité du système de Lomax et sa portée transculturelle, celui-ci a eu peu d‘influence sur la musicologie. L‘usage d‘outils tirés de l‘anthropologie a cependant inspiré d‘autres travaux portant sur la voix et souvent rattachés de près à la linguistique, notamment ceux de Greg Urban (1988). Dans « Music and Language » (1994), Steven Feld et Aaron Fox passent d‘ailleurs en revue les approches où convergent anthropologie et linguistique dans l‘étude de la musique et du chant. Ils observent entre autres que la recherche s‘est détachée d‘une perspective où la musique était considérée 12 avant tout en tant qu‘objet social pour l‘envisager de plus en plus comme un objet sonore (38), où la microanalyse et l‘acoustique prennent de plus en plus de place (42). La contribution de la phonétique, de l‘acoustique, de la phonologie et de la phoniatrie s‘avère en effet de plus en plus importante dans les recherches portant sur la voix, tant pour les sciences sociales que pour la musicologie, et ce, sur trois plans. Premièrement, la phoniatrie et la phonologie, et la recherche fondamentale qui en découle, raffinent de plus en plus les connaissances portant sur les mécanismes de production de la voix et sur ses propriétés acoustiques. Bien que ces approches traitent souvent les écarts par rapport à la voix modale en termes de pathologie, certains chercheurs travaillent sur la voix chantée et se penchent sur des paramètres utilisés dans un cadre musical. Les sujets étudiés sont le plus souvent des chanteurs classiques et professionnels, ce qui limite, par exemple, les variations reliées au timbre qui peuvent être prises en compte. Ces études couvrent cependant tous les types de paramètres vocaux, notamment ceux reliés à la hauteur, à l‘intensité et à la pression, et certaines s‘attardent à des phénomènes reliés au timbre. C‘est le cas de plusieurs études portant sur le second mode de phonation (Lindestad et Södersten 1988; Švec et Pešak 1994; Miller, Švec et Schutte 2002). En 1987, Johan Sundberg offrait une synthèse des connaissances scientifiques sur la voix chantée dans The Science of the Singing Voice. Bien que plusieurs données présentées dans cet ouvrage fassent désormais l‘objet d‘une recherche plus poussée, il renferme plusieurs données qui n‘ont jamais été invalidées. Deuxièmement, les études sur la voix dérivées des sciences peuvent fournir des cadres conceptuels nouveaux qui permettent d‘aborder plusieurs styles et techniques s‘écartant des normes relatives à la voix bien formée et au répertoire savant. C‘est le cas entre autres des travaux de l‘acousticienne Michèle Castellengo (1991) et de ceux de l‘orthophoniste et chanteur Bernard Roubeau (1993; 2002), qui ont notamment collaboré à une redéfinition de la notion de registre (Roubeau, Castellengo et Henrich 2009) dont il sera amplement question dans le chapitre 3. Les travaux de Michèle Castellengo s‘inscrivent dans une perspective plus transculturelle et introduisent des concepts qui peuvent permettre de contourner les jugements de valeur souvent rattachés à l‘évaluation d‘une performance vocale. La distinction qu‘elle établit entre des pratiques vocales relevant de la continuité, de la rupture et de l‘ornementation (1991) est particulièrement utile dans l‘étude du chant populaire, et il en sera question dans le chapitre 3. Troisièmement, les outils de la 13 phonétique et de la linguistique offrent au musicologue toute une terminologie permettant de décrire des phénomènes reliés au timbre. La thèse de Jonathan Ross Greenberg (2008) témoigne de cette mouvance, et le chercheur a notamment recours aux travaux du phonéticien John Laver (1980) dans son analyse de la voix chantée pour la musique populaire américaine. C‘est cependant l‘étude des effets paralinguistiques qui semble offrir les perspectives les plus riches pour une musicologie de la voix, comme en témoignent les travaux de Serge Lacasse (2006; 2009). Le chercheur montre comment les travaux de Fernando Poyatos sur le paralangage (1993) peuvent fournir à la fois une classification et un vocabulaire pertinents pour l‘analyse des phénomènes vocaux, et qui permettent de désigner avec précision des variations de timbre rarement décrites avec justesse en ce qui concerne la voix chantée. Plus important encore, le vocabulaire développé par Poyatos et traduit par Serge Lacasse, une fois mis en relation avec la microanalyse des phénomènes reliés au timbre, permet de mettre en évidence la richesse de ce paramètre dans la construction des styles vocaux et de l‘expressivité populaire. Cet intérêt pour l‘expressivité et la performance en chant touche aussi la musicologie classique comme en témoignent les travaux de Daniel Leech-Wilkinson sur le portamento (2006) et sur l‘interprétation des lieder de Schubert (2007).

Quelques études portant sur la voix country ou country-western relèvent de ce nouvel intérêt pour la microanalyse et le timbre. Le chapitre de David Brackett dont il a été question précédemment, un article publié par Timothy Wise, « Yodel Species: A Typology of Falsetto Effects in Popular Music Vocal Styles » (2007) et une contribution à un ouvrage collectif de John Napier, qui porte sur le second mode de phonation et qui aborde entre autres le style vocal de Hank Williams (2004), peuvent être rattachés à cette tendance. En dehors de la musicologie cependant, le timbre est perçu comme insaisissable, et malgré que son importance soit reconnue dans le style et la symbolique du country (Fox 2004; Mann 2008), il ne fait l‘objet que de descriptions verbales et imprécises.

0.2.3 La modernité culturelle Les études portant sur la modernité culturelle sont en plein essor au Québec. La publication du collectif L’avènement de la modernité culturelle en 1986, ouvrage dirigé par Yvan Lamonde et Esther Trépanier (1986a), a marqué un tournant dans la recherche sur la 14 modernité au Québec, dont la perspective est de plus en plus nuancée. Le portrait de la société québécoise qui prédominait jusqu‘alors, celui d‘une collectivité conservatrice et dominée par les idéologies traditionnelles jusqu‘à la Révolution tranquille, tient de moins en moins la route, et Kenneth McRoberts (1996) a depuis tenté de préciser les origines de cette représentation d‘une modernité à la fois rapide et tardive au Québec, qu‘il qualifie de mythe et que plusieurs contributions à L’avènement de la modernité culturelle ont ébranlé. Esther Trépanier y montre notamment comment une première modernité picturale, québécoise et canadienne, s‘est consacrée à une quête identitaire nationale se réclamant des cultures paysannes et des territoires, ruraux et sauvages, ce qui la prédisposait peu aux représentations du monde urbain et industriel. Au Canada, les peintres du Groupe des Sept sont représentatifs de ce courant. Attachés à la représentation du paysage boréal, ils n‘en mettent pas moins de l‘avant des positions esthétiques modernes telles une expressivité subjective et le refus de l‘imitation de la nature (Trépanier 1986). La contribution d‘Elzéar Lavoie, à laquelle la présentation de la présente thèse faisait référence, constitue quant à elle une réflexion des plus pertinentes sur la nature d‘une modernité spécifiquement populaire, qui s‘exprimerait à travers la langue du peuple. Lavoie aborde dans un premier temps le rôle moderne joué par les journaux et les revues et la récupération de leurs formats par les institutions traditionnelles, en particulier l‘Église. L‘historien aborde ensuite la place de la modernité populaire à la radio, où l‘oralité inhérente à ce média rend la question de la langue populaire encore plus manifeste. Lavoie montre que les forces traditionnelles finissent par se réclamer des organes de la modernité et que ces tensions se résolvent dans un amalgame qui offre un compromis entre les deux et qui sert notamment les intérêts du nationalisme, à cheval entre modernité et tradition (Lavoie 1986).

En conclusion à cet ouvrage collectif, Yvan Lamonde suggère d‘explorer d‘autres brèches par lesquelles la modernité aurait pu s‘infiltrer avant les premiers grands mouvements intellectuels et artistiques qui en sont habituellement considérés comme les déclencheurs. Il propose à cet égard de commencer à parler de la modernisation d‘une société plutôt que de sa modernité, une proposition qui met avantageusement en valeur le caractère progressif et graduel d‘un phénomène qui n‘affecte pas nécessairement tous les champs du social simultanément (Lamonde 1986 : 299). La recherche récente tente de réaliser ce projet. Yvan Lamonde lui-même a publié le premier tome de La modernité au 15

Québec (2011) qui, pour les années 1930, expose les tensions constantes entre modernité et tradition au sein des organisations politiques et religieuses et dans la vie intellectuelle et artistique. Son analyse montre entre autres comment des courants modernes traversent tous les domaines de la pensée au cours des années 1930, sans toujours dominer cependant. C‘est un travail semblable, axé sur le régionalisme, que propose le collectif L’artiste et ses lieux : Les régionalismes de l’entre-deux-guerres face à la modernité dirigé par Denis Saint-Jacques (2007). Si les contributions touchent surtout à la culture légitime dans les domaines de la littérature (Chartier; Savoie), de la peinture (Karel; Trépanier) et de la musique (Lefebvre) entre autres, certaines s‘attardent à la relation entre régionalisme et culture populaire. C‘est le cas du travail présenté par Anne-Marie Thiesse, qui explique comment ce sont la modernité et l‘industrialisation, en particulier en France, qui ont créé la « nécessité de préserver la culture populaire traditionnelle » (19). Hans-Jürgen Lüsebrink analyse le contenu d‘almanachs canadiens-français, un type de publication populaire souvent perçu comme opposé à la modernité. Les almanachs proposent cependant souvent, en se portant à la défense des régions et de la « petite patrie », l‘adaptation aux pratiques culturelles américaines et la valorisation de l‘industrialisation et de la modernité technologique et artistique, perçues comme essentielles à la vitalité des régions. Serge Lacasse présente un tour d‘horizon de la phonographie populaire québécoise de l‘entre- deux-guerres. Il y trouve notamment des indices d‘appropriation de pratiques musicales états-uniennes, notamment dans le « crooning à la québécoise » (225-227) qui « participe à la médiatisation pour un public populaire d‘un objet culturel représentatif de la modernité nord-américaine » (226).

Les régionalismes de l’entre-deux-guerres… est issu des travaux menés au sein de deux équipes de recherche, soit « La vie littéraire au Québec » et « Penser l‘histoire de la vie culturelle » (PHVC). Ce dernier, interdisciplinaire et interuniversitaire, est tout particulièrement préoccupé par les questions reliées à la modernité touchant l‘histoire culturelle des années 1930 et 1940. En 2009, à la suite du colloque du même nom, PHVC a fait paraître, sous la direction d‘Yvan Lamonde et de Denis Saint-Jacques, l‘ouvrage 1937 : Un tournant culturel. Une grande variété de pratiques culturelles y sont traitées, notamment le cinéma (Germain Lacasse), la peinture populaire (Lacroix), la caricature (Hardy), le théâtre (Robert), la musique savante (Lefebvre) et la chanson populaire 16

(Lacasse et Savoie). Certaines questions idéologiques et sociales y sont également abordées pour l‘année 1937, dont le nationalisme (Lamonde), la langue (Larose) et la culture ouvrière (Lévesque). Plusieurs contributions se situent à la croisée de deux champs, notamment celle de Denis Saint-Jacques et de Marie-Josée des Rivières qui, par un travail effectué sur la publication de Notre Américanisation, une enquête culturelle préparée par la Revue dominicaine, présente le regard que pouvaient poser les intellectuels sur la culture populaire. Par l‘échantillonnage d‘une seule année, cet ouvrage permet d‘aborder de nombreux domaines culturels et trace un portrait à la fois riche et nuancé de l‘affrontement entre modernité et tradition qui se jouait dans le Québec des années 1930, mais aussi celui de compromis et d‘attitudes plus neutres face à ce débat dans lequel les positions les plus tranchées apparaissent avoir été le fait de l‘élite intellectuelle.

En dehors des études québécoises, deux ouvrages méritent d‘être mentionnés pour leur contribution à la définition d‘une modernité appartenant spécifiquement au champ populaire. Michael T. Carroll propose, dans Popular Modernity in America : Experience, Technology, Mythohistory (2000), une analyse de phénomènes reliés à l‘espace, aux idéologies et aux médias dans la culture états-unienne. La notion d‘hypermédiation lui permet notamment de dépasser la simple description de la manière dont un sujet entre en contact avec les nouvelles technologies issues de la modernisation et de prendre en compte la manière dont les médias, en partie à travers les idéologies qu‘ils véhiculent, prédéterminent l‘expérience des technologies et de la modernité. Dans The Inaudible Music : Jazz, Gender and Australian Modernity (2000), Bruce Johnson aborde lui aussi la relation entre la technologie et la modernité, en insistant sur la manière dont le microphone et le disque ont permis à de nouvelles voix de s‘exprimer en Australie, notamment celle des femmes, et sur la manière dont le jazz fut un véhicule pour la construction d‘une nouvelle identité.

0.2.4 Conclusion Au terme de cet état de la question, trois espaces apparaissent vacants. D‘une part, le country-western produit au Québec n‘a jamais été traité par la musicologie et n‘a d‘ailleurs jamais fait l‘objet d‘une monographie sérieuse. Même pour le country états-unien, au sujet duquel la recherche est abondante, la musicologie semble quasi muette. La contribution de 17

David Brackett, l‘article récent de Timothy Wise cité plus haut sur le second mode de phonation en musique populaire, qui aborde brièvement la question des styles vocaux country, et le chapitre de John Napier qui compare les fonctions rattachées à cet effet paralinguistique chez Hank Williams avec son usage dans d‘autres traditions musicales constituent des exceptions éparses. Aucune étude musicologique d‘envergure n‘a été proposée pour ce genre musical. D‘autre part, les perspectives les plus récentes sur l‘analyse de la voix chantée, inspirées de l‘acoustique et de la phonologie, ont rarement traité du country ou du country-western. Il faut cependant préciser que, dans son analyse de la voix de Hank Williams, David Brackett fait appel à quelques reprises à des spectrogrammes. Cependant, et ceci malgré que l‘importance de la voix ait été maintes fois soulignée au sein du country et du country-western pour leur identité générique et pour leur axiologie, une analyse de la voix country et country-western reste à faire. Enfin, la culture populaire a été peu traitée en ce qui concerne sa contribution à l‘émergence de la modernité culturelle au Québec. De plus, c‘est surtout de la période de grandes mutations culturelles que constituent les années 1930 dont on a surtout esquissé le portrait et les années 1940 et 1950 ont été laissées de côté, sans doute à cause des ruptures plus connues qui y sont advenues dans la culture savante, comme la publication du Refus global par exemple. Pour la culture populaire et en particulier pour la musique populaire, ces décennies sont cependant marquées par de grandes transformations qui méritent qu‘on s‘y attarde : la guerre, la professionnalisation d‘artistes amateurs puis l‘émergence de compagnies de disques indépendantes à la fin de la période viendront bouleverser de manière durable le paysage musical québécois. Le country-western se situe au cœur de ces transformations.

0.3 Problématique et objectifs 0.3.1 Problématique Au cours des années 1920, 1930 et 1940, de nombreux styles vocaux émergent, coexistent et se succèdent au Québec dans la chanson enregistrée, phénomène qui s‘accompagne d‘un abandon progressif des normes esthétiques propres au chant lyrique chez les interprètes populaires. Si l‘usage des techniques vocales issues de la tradition classique perdure un certain temps, il est concurrencé par l‘apparition d‘une version québécoise du crooning, par la présence croissante de comédiens et d‘artistes de la radio sur disque ainsi que par 18 l‘émergence de chanteurs amateurs et autodidactes dans la sphère professionnelle qui introduisent de nouvelles manière de dire et de chanter. L‘effervescence que connaît l‘industrie du disque dans les années 1920 est freinée par la Crise, mais la fin des années 1930, avec le début de la guerre, voit renaître une prospérité économique qui se traduit par un retour en force du divertissement populaire, maintenant porté par la radio, les variétés et une industrie du disque qui recommence à miser sur la nouveauté. C‘est dans ce contexte que survient l‘émergence du genre country-western au Québec au cours des années 1940. La voix des chanteurs country-western de cette période se distingue par l‘usage de nombreux effets paralinguistiques affectant le timbre, dont les plus idiomatiques sont assurément la nasalisation et le recours au second mode de phonation. Bien qu‘ils soient stylisés et utilisés dans un cadre musical, ces effets paralinguistiques n‘en sont pas moins issus de la parole quotidienne, qui fournit à l‘auditeur un code culturel connu permettant d‘interpréter leur signification.

Cet usage de codes propres à la parole spontanée et communs à tous les locuteurs d‘une langue s‘inscrit bien dans la conception de la modernité populaire développée par Elzéar Lavoie (1986), pour qui cette modernité est redevable au code de la langue vulgaire partagée par le plus grand nombre. Les études récentes sur la modernité culturelle suggèrent par ailleurs que la modernité opère par brèches, qui surviennent dans le champ culturel québécois bien avant les années 1960, et que certaines de ces ruptures proviennent des pratiques populaires. Dans quelle mesure la chanson country-western pourrait-elle constituer un faisceau de la modernité culturelle au moment de son émergence? La formulation d‘une telle hypothèse exige d‘abord de poser les questions suivantes : comment opèrent, de manière précise, les effets paralinguistiques dans la voix country-western et quelles significations peut-on leur accorder? Quels seraient les autres aspects du genre country-western qui pourraient être rattachés à l‘expression de la modernité?

0.3.2 Objectifs généraux Cette thèse vise la description des conditions d‘émergence de la chanson country-western et celle de la voix de ses interprètes. Elle s‘inscrit dans une démarche musicologique qui combine des approches analytiques et historiques. Elle est construite autour de deux axes de recherche et formulée autour d‘objectifs faisant toujours appel à ces deux approches 19 dont le poids relatif sera variable. Un premier axe de recherche a pour objectif de démontrer la contribution des effets paralinguistiques issus de la voix parlée à la structuration musicale et à l‘expressivité dans le chant country-western. Bien que les performances étudiées seront mises en contexte, les outils analytiques seront d‘une plus grande importance dans la poursuite de cet objectif. Un second axe de recherche a pour but d‘explorer la relation du genre country-western avec des phénomènes relevant de la modernité. Bien que l‘analyse sera mise à contribution puisque certains traits internes aux œuvres seront pris en compte, cet axe de recherche sera de nature avant tout historique et relèvera en partie d‘une présentation diachronique du country-western.

0.3.3 Objectifs spécifiques À chacun des axes de recherche correspondent des objectifs spécifiques. Afin de comprendre précisément comment opèrent les effets paralinguistiques dans la voix country- western, les analyses présentées dans les deux chapitres centraux de la thèse tenteront de montrer :

1. De quelle manière et à quels moments, par rapport aux paroles et aux sections formelles des chansons, les effets paralinguistiques ciblés sont utilisés;

2. Comment ces effets paralinguistiques sont coordonnés avec d‘autres paramètres musicaux (hauteur, intensité), paralinguistiques et phonétiques;

3. Quelles émotions et quelles attitudes sont véhiculées par l‘usage de ces effets paralinguistiques, en fonction à la fois de la signification qu‘ils portent dans la parole spontanée et dans le contexte où ils sont utilisés.

Le second axe de recherche visera à explorer :

1. Quelles sont les ruptures qu‘introduit le country-western au moment de son émergence;

2. Quels aspects du genre, relevant tant de sa production que de sa diffusion, relèvent de phénomènes reliés à la modernité populaire; 20

3. Comment le genre country-western se structure au fil du temps, et quels éléments de continuité ou reliés à la tradition émergent parallèlement à sa structuration.

0.4 Cadre théorique et méthodologie

0.4.1 Cadre théorique Chacune des approches utilisées dans cette thèse relèvera de cadres théoriques spécifiques mais opératoires, mis ensemble, dans la recherche d‘une réponse à la problématique posée. L‘approche analytique utilisée ici s‘inscrit dans les travaux récents menés par Serge Lacasse sur la voix chantée, et en particulier sur la phonostylistique appliquée à la musique. Issue entre autres des travaux de Pierre Léon (2005), la notion de phonostyle fournit un cadre théorique qui permet, selon le niveau analytique privilégié, d‘identifier des traits vocaux rattachés à l‘expressivité (niveau microanalytique), au contenu narratif des œuvres prises individuellement (niveau protagonistique ou opéral), au style personnel d‘un interprète (niveau individuel) ou encore à un genre musical (niveau générique). Les analyses présentées ici relèveront surtout du niveau microanalytique, mais tous les autres niveaux phonostylistiques seront aussi pris en compte. Les traits phonostylistiques analysés concerneront avant tout des variations de timbre induites par l‘usage d‘effets paralinguistiques mais des traits relevant aussi de la gestion de la hauteur et de l‘intensité ou de l‘articulation, par exemple, pourront aussi être considérés.

La notion de genre en musique telle que définie par le sémioticien Franco Fabbri servira de cadre théorique pour l‘ensemble de la thèse. La réflexion menée par Fabbri sur les catégories en musique (1982a, 1982b et 1999) l‘a mené à proposer du genre musical une définition particulièrement opératoire dans le cadre de recherches portant à la fois sur les aspects analytiques, sociaux et historiques de la musique, et que je souhaite reprendre ici à mon compte. Pour Fabbri, un genre est un ensemble d‘événements musicaux dont le cours est régi par des règles socialement établies, et qui possède une « fonction référentielle », c‘est-à-dire un système de valeurs hiérarchisé permettant d‘interpréter le contenu des œuvres (Fabbri 1982b : 136). Un genre est défini par un ensemble de règles que Fabbri regroupe en cinq catégories (1982a). Les règles formelles et techniques (1) concernent les formes musicales et les techniques instrumentales privilégiées dans un genre, mais aussi le 21 langage musical en général et ses codes ainsi que les relations texte-musique. Les règles sémiotiques (2) sont constituées notamment des stratégies narratives et des fonctions du discours présent dans le genre. Les règles comportementales (3) sont surtout visibles sur scène; Fabbri étend cependant cette catégorie à toute attitude valorisée dans un genre et qui pourrait donc se manifester dans les œuvres elles-mêmes mais aussi dans leur réception, dans les stratégies de mise en marché et dans les discours sur les œuvres et les artistes. Les règles sociales et idéologiques (4) comprennent entre autres la division du travail dans une branche de l‘industrie de la musique et l‘appropriation d‘un genre par un groupe social, ainsi que la hiérarchie des valeurs et des règles du genre entre elles. C‘est la hiérarchie entre les règles et les codes qui définit l‘axiologie du genre (Fabbri 1999 : s.p.). Enfin, les règles économiques et juridiques (5) sont définies par le mode de fonctionnement de l‘industrie et par les réglementations qui permettent son existence.

La notion de genre a pour avantage de permettre l‘intégration naturelle des approches analytiques et historiques qui seront toutes deux mises de l‘avant dans la thèse. La phonostylistique s‘inscrit évidemment dans la définition des aspects formels d‘un genre musical, mais peut aussi, à travers sa composante microanalytique reliée plus intimement à l‘expressivité, venir éclairer la manière dont la voix peut servir, par exemple, à la construction d‘attitudes et de postures relevant des règles sémiotiques d‘un genre musical. À l‘inverse, le fait de prendre en compte l‘axiologie d‘un genre musical et les valeurs qu‘il véhicule permet de limiter l‘interprétation des analyses au cadre dans lequel les œuvres ont été conçues et leur signification, imaginée.

0.4.2 Concepts et terminologie Ce double cadre théorique étant maintenant établi, des concepts importants permettront de préciser dans quelles perspectives les analyses musicales et historiques ont été menées. Une première précision conceptuelle concerne la signification des effets paralinguistiques dans la voix chantée. Fernando Poyatos rattache ces effets à des émotions, à des attitudes, à des sentiments ou encore à des sensations physiques et à des phénomènes physiologiques. Il s‘agit d‘un vocabulaire qui va de soi lorsqu‘on étudie la production vocale spontanée. La performance vocale chantée relève cependant d‘un contexte esthétique et, dans le cadre d‘une analyse musicale, il est impossible, voire peu pertinent, de savoir si un interprète 22 ressent ou pas telle émotion ou encore si, par sa performance, il produit cette émotion chez un auditeur. Dans la signification accordée aux effets paralinguistiques et à la variation de tous les autres paramètres vocaux, il m‘apparaît moins subjectif et plus fonctionnel d‘envisager ces variations non pas comme relevant d‘une émotion mais comme concourant à l‘élaboration d‘un ou de plusieurs èthos, ce qui place l‘analyse sur le plan de la médiation entre l‘émetteur et le récepteur. La notion d‘èthos présente deux définitions qui permettent de l‘utiliser dans ce contexte sans dénaturer le sens usuel de ce terme. D‘une part, en rhétorique classique, l‘èthos est rattaché à la représentation du caractère du locuteur, se rapprochant en cela des fonctions attribuées aux effets paralinguistiques pour la parole. D‘autre part, dans la conception proposée par Maingueneau pour l‘analyse du discours, l‘èthos se traduit dans un « ton » particulier, (Maingueneau 1984 : 100, cité dans Woerther 2007 : 13). Si Maingueneau donne surtout des précisions quand aux èthos incarnés dans des représentations du corps et dans la manière de se « mouvoir dans l‘espace social », des « modes de présence au monde » (Maingueneau 1993 : 139-140, cité dans Woerther 2007 : 12-13), on pourrait envisager des èthos construits grâce aux « tons » de la voix et à d‘autres éléments que composent la rhétorique d‘une chanson ou d‘une performance vocale. L‘èthos selon Maingueneau relève de la posture, ce qui situe ce concept à la croisée de la production et de la réception, sans privilégier l‘une au détriment de l‘autre. De plus, Frédérique Woerther souligne que l‘èthos est lié à la notion de style (Woerther 2007 : 8); son usage dans une analyse qui relève de la phonostylistique pourrait s‘avérer pertinent. Les effets paralinguistiques seront donc envisagés non pas comme relevant de l‘expression d‘émotions mais comme participant à la construction d‘èthos comme la tristesse, la solitude, l‘exubérance par exemple, qui constituent dans cette perspective non pas des sentiments mais la représentation codifiée de ceux-ci.

Fernando Poyatos classe les effets paralinguistiques en quatre grandes familles, soit les primary qualities, les caractéristiques de la voix d‘un locuteur qui sont toujours présentes et qui permettent de l‘identifier; les qualifiers, qui modifient le timbre de la voix (la nasalisation par exemple); les alternants, productions vocales autonomes par rapport à la parole (grognements, hésitation, toux), et enfin les differenciators, qui peuvent agir soit comme qualifiers soit comme alternants, selon qu‘ils se superposent ou non à la parole (le rire, les pleurs, les bâillements par exemple). Serge Lacasse a proposé une terminologie 23 française, et parle de qualités premières, de modificateurs (puisqu‘ils modifient le timbre de la voix), de suppléants (puisqu‘ils suppléent au langage) et de différenciateurs. Ce sera la terminologie adoptée ici. Plusieurs des qualités premières identifiées par Poyatos (hauteur et intonation, rythme et débit de la parole) correspondent à des paramètres musicaux traditionnels, ce qui peut poser un problème dans l‘étude de la voix chantée. Afin de contourner cette difficulté, Serge Lacasse propose d‘envisager les qualités premières de manière différente selon qu‘elles apparaissent comme prédéterminées, soit par la physiologie de l‘interprète ou par des traits compositionnels, ou comme modulées par le chanteur ou la chanteuse dans le cadre d‘une performance en particulier. Il donne l‘exemple de la hauteur; si la mélodie pouvant être dégagée de manière abstraite d‘une performance vocale offre peu d‘intérêt dans le cadre d‘une analyse paralinguistique, les microvariations de hauteur (portamentos, glissandos, vibrato) pourraient au contraire revêtir une certaine importance quant au style ou à l‘expressivité (Lacasse 2009) J‘aimerais ajouter que certains effets paralinguistiques ne s‘envisagent pas en termes binaire et discontinus (présence vs absence) mais comme un continuum. Une voix peut être non nasalisée, peu nasalisée ou très nasalisée, et ce, avec une variété infinie de nuances. La variation des effets paralinguistiques continus peut relever d‘un phonostyle individuel sans toutefois être prédéterminée; c‘est ce qu‘on verra dans le corpus avec Roland Lebrun qui, bien qu‘il puisse à l‘occasion avoir recours à des microvariations relatives à la nasalisation, utilise d‘un enregistrement à l‘autre une voix dont le timbre global est plus ou moins nasalisé, et le contraste entre certains de ces enregistrements est à cet égard très frappant. Je suggère donc d‘introduire la notion de voix première, qui correspondra à la voix modale chantée d‘un interprète, celle-ci pouvant varier d‘un enregistrement à l‘autre ou encore d‘une période créatrice à l‘autre, et qui pourra servir d‘étalon afin de mesurer les microvariations relatives à un paramètre continu.

Le timbre sera souvent analysé sur le plan du contenu formantique de la voix. Un formant désigne une zone du spectre harmonique qui est amplifiée à cause de la configuration particulière du canal vocal (ouverture ou non de la cavité nasale, longueur du canal, position de la langue). Le spectre harmonique de la voix comporte habituellement cinq formants qui sont pertinents dans l‘analyse du timbre et les deux premiers jouent un rôle particulièrement important dans la définition des voyelles. Les formants peuvent aussi 24 nous renseigner sur certaines techniques vocales utilisées par les interprètes. On pourra ainsi parfois parler du formant du chanteur, qui consiste en l‘agglutination des formants 3, 4 et 5 et qui est surtout produit par des chanteurs de formation classique. Le formant du chanteur est produit en ajustant les cavités de résonance et sert à produire un son dont le timbre offre un maximum de définition et de projection, surtout lorsque la voix est accompagnée d‘un orchestre (Sundberg 1987 : 118-124). On verra dans le chapitre 2 que la nasalité s‘accompagne de formants et d‘antiformants spécifiques.

Enfin, une dernière précision terminologique majeure concerne l‘emploi du terme country-western pour désigner le genre musical faisant l‘objet de cette thèse. Aux États- Unis, alors que sont commercialisés les premiers enregistrements de ce qui deviendra la « country music », chaque compagnie de disques propose son étiquette : hillbilly, old-time, country, old and familiar tunes, les formules évoquant le mode rural et le bon vieux temps et changeant au fil du temps. Lorsque le country passe à l‘Ouest à la faveur de l‘industrialisation lancée par le boom pétrolier des années 1930, le terme western fait son apparition. Dans les états de l‘Ouest, le country entre en contact avec le swing et s‘électrifie, et ce qui est devenu le western est joué de plus en plus dans un contexte urbain et public et de moins en moins traditionnel et privé. Pour un temps, et sous l‘influence conjuguée de ce déplacement de population et du cinéma western, c‘est sous ce terme que sera désignée l‘ensemble de la musique country, qui offrait l‘avantage d‘une connotation beaucoup plus positive que celui de « hillbilly »2 (Malone 2002 : 145). Plusieurs styles et sous-genres vont émerger par la suite et à mesure que l‘industrie du country se structure, on cherche un terme qui pourrait unir sous une même bannière toutes les manifestations de ce genre musical. L‘étiquette folk semble favorisée pendant un temps, ce qui est visible par l‘usage intensif qu‘en fait le magazine Billboard au début des années 1950. Toutefois, le maccarthysme réussit à associer dans l‘imagination populaire le folk revival de la gauche urbaine avec le communisme, et les journalistes musicaux abandonnent rapidement le terme pour le remplacer par celui de country (Peterson 1997 : 199). Aux États-Unis, le mot country avait une connotation rurale forte tandis que « western » a d‘abord été utilisé pour désigner des formes plus urbaines. Au Québec, les termes ont été inversés. Dès l‘apparition

2 Le mot pourrait se traduire en français par péquenot, billy désignant en argot états-unien une personne rustre, sans éducation et idiote (Peterson 1997 : 7). 25 des premiers enregistrements inspirés par le country états-unien, on parle de « western », terme en vogue rattaché à la fois à la production musicale country et au film western. Le mot western s‘entoure cependant progressivement, au Québec, d‘une connotation péjorative liée à son rejet, et dans les années 1980 le mot country a alors été utilisé dans une tentative de légitimer cette musique (Claudé 1997 : 168-169). Selon Yves Claudé, à l‘époque :

la même chanson […] peut sonner western ou country dépendamment des ressources qui y sont investies. Si la production et la distribution se font dans des conditions quelque peu artisanales, on parlera de chanson western. Si par contre l‘artiste peut se permettre une musique qui fait plus sophistiquée (une bonne compagnie de disques, des subventions, les meilleurs musiciens, la diffusion à la TV et à la radio, etc.), ce sera alors du country (Bédard 1988 : 29).

Afin d‘évacuer les connotations respectives attribuées à l‘un ou l‘autre de ces termes au Québec, et à la suite d‘Yves Claudé, de Roger Chamberland et de Richard Baillargeon et Christian Côté, j‘utiliserai le terme country-western pour désigner les manifestations québécoises de la musique country.

D‘autres concepts seront invoqués dans le cadre de la thèse. Les notions de modernité et de modernisme ainsi que celui de modernité populaire permettront notamment de mieux cerner de quel type de modernité il sera question à propos du country-western. Ces concepts seront définis dans le chapitre 4, qui abordera ces questions. Celui d‘authenticité, qui sera rattaché à des questions relevant davantage de la continuité, sera quant à lui présenté dans le chapitre 1.

0.4.3 Corpus Cette thèse se penche sur l‘impact de l‘émergence du country-western dans le champ culturel québécois, qui survient au cours des années 1940. Bien que la radio ait été sans contredit un médium de première importance à cette époque, les performances country- western qui nous sont aujourd‘hui accessibles sont issues de la production phonographique de cette période; les analyses relatives à la voix porteront donc sur des performances ayant fait l‘objet d‘enregistrements sonores commercialisés.

Quelques adaptations de chansons tirées de films westerns circulaient au Québec dès les années 1930. Toutefois, ces enregistrements ont été réalisés par des artistes qui se 26 consacraient à des styles musicaux variés, comme Ludovic Huot (1897-1968) ou Lionel Parent (1905-1980), et ils ne présentent aucune des caractéristiques qui contribueront à la structuration du genre country-western. Ce n‘est qu‘en 1942, avec les débuts sur disque de Roland Lebrun (1919-1980), que commence véritablement l‘histoire phonographique du country-western. À la suite de celui qu‘on surnommait le soldat Lebrun, d‘autres artistes présentant le même profil feront leurs débuts sur disque : Paul Brunelle (1923-1994), Willie Lamothe (1920-1992), puis Marcel Martel (1925-1999), pour ne nommer que les plus connus, reprennent la formule proposée par Roland Lebrun, soit celle de l‘auteur- compositeur-interprète amateur s‘accompagnant à la guitare et présentant un mélange de chansons originales et d‘adaptations de chansons country états-uniennes et canadiennes. Ces chanteurs évoluent au sein de compagnies de disques généralistes, soit chez Compo sous étiquette Starr (Roland Lebrun, Marcel Martel, Georges Caouette, Paul-Émile Piché) puis l‘étiquette Apex, chez RCA Victor (Willie Lamothe, Paul Brunelle) et chez Alouette dès 1952 (Maurice Bienvenue sous le pseudonyme Jimmy Debate3). À partir de 1958 et avec la fondation de Rusticana par le chanteur Roger Miron (né en 1929) débute l‘ère des compagnies se spécialisant dans le country-western; le genre quitte alors sa phase d‘émergence pour se diriger vers une structuration complète. Cette thèse visant à évaluer l‘impact de l‘arrivée du country-western dans le champ culturel québécois, les enregistrements analysés auront été produits dans la phase d‘émergence du genre, soit entre 1942 et 1957.

Ce corpus se présente sous la forme d‘enregistrements sur disques 78 tours et 45 tours. Les analyses portant sur le timbre seront cependant effectuées à partir de versions déjà numérisées et commercialisées sur disques compacts de ces enregistrements originaux. L‘avantage de ces rééditions réside dans le traitement dont ils ont fait l‘objet afin d‘éliminer les bruits issus de la détérioration des enregistrements originaux. Bien que ce traitement affecte sans aucun doute la sonorité des enregistrements, il touche avant tout les hautes fréquences; les zones du spectre sonore les plus modifiées sont plus élevées que celles qui

3 Paul-Émile Piché est né en 1923 à Trois-Rivières et est mort en 1997 au Cap-de-la-Madeleine; les dates de naissance et de mort de Georges Caouette et de Maurice Bienvenue sont inconnues (Thérien 2000). Les dates de naissance et de mort seront données uniquement pour les acteurs (chanteurs, musiciens, imprésarios, producteurs) actifs au cours de la période visée par la thèse; dans certains cas, ces dates n‘ont pu être trouvées dans la documentation consultée. 27 sont le plus concernées par les variations de timbre dont il sera question dans les analyses. Les enregistrements analysés proviennent essentiellement de compilations ayant des visées historiques et de préservation du patrimoine sonore et qui présentent une facture soignée tant sur le plan de la reproduction sonore que des données discographiques fournies. Les enregistrements de Roland Lebrun sont tirés de la compilation Le soldat Lebrun : Les années Starr, 1942-1953 (Disques XXI), et celles des autres chanteurs du corpus proviennent pour la plupart de la compilation Country Québec : Les pionniers et les origines, 1925-1955, éditée chez Frémeaux et associés; 20 chansons tirées de cet album feront l‘objet d‘une analyse vocale poussée, ce qui représente la quasi totalité des enregistrements dont il sera question dans les chapitres consacrés à l‘analyse de la voix. Le recours intensif à cette compilation introduit certainement des distorsions dans le corpus étudié. Robert Thérien, qui dirige cette compilation, ne précise pas quels ont été les critères qui l‘ont guidé dans le choix des pistes choisies. On peut présumer que la notoriété des chansons a été un critère important, puisque plusieurs chansons présentées sur cet album sont devenues des classiques du genre. D‘autre part, les pionniers du country-western les plus connus (Roland Lebrun, Marcel Martel, Paul Brunelle et Willie Lamothe) sont ceux qui sont les mieux représentés sur cet album; des chanteurs aujourd‘hui oubliés sont cependant présents sur cette compilation. Les titres des chansons indiquent qu‘une préférence a été accordée à des chansons comportant des paroles associées à des thèmes westerns, qui semblent surreprésentés. Ces caractéristiques ne présentent pas d‘obstacle majeur à l‘analyse. D‘une part, l‘album présente assez de figures marginales pour offrir un panorama nuancé de la chanson country-western des années 1940 et 1950. De plus, malgré la prédominance des chansons de cow-boy, les enregistrements présentent tout de même des chansons au caractère varié et, pour chacun des principaux chanteurs country-western de l‘époque, les chansons sélectionnées présentent des ambiances et des èthos divers. De plus, étant donné que la sélection semble avoir été basée sur des critères historiques et thématiques et non musicaux, on peut présumer que sur le plan vocal, l‘album présente un échantillon de performances relativement neutre. La qualité de la numérisation des enregistrements présentés dans cette compilation, inégalée dans d‘autres compilations country-western, et qui permet d‘en tirer des données acoustiques d‘une clarté maximale, compense amplement pour les distorsions qu‘elle introduit. Les titres des chansons seront 28 transcrits, dans la thèse et dans les annexes, tel qu‘ils apparaissaient sur les étiquettes des disques originaux; c‘est de cette manière qu‘ils sont donnés dans le catalogue de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et dans les livrets des compilations utilisées.

0.4.4 Analyse des œuvres

0.4.4.1 Perspective d’analyse La typologie relative à la paralinguistique et l‘application de la phonostylistique à la voix chantée ont déjà permis de définir les assises théoriques des analyses qui seront présentées ici. La notion d‘èthos permettra de contourner le problème que pose le vocabulaire rattaché aux émotions quant à leur attribution sous-entendue à l‘artiste ou à son auditeur. De manière concrète, cet appareil théorique sera mis à profit dans une perspective d‘analyse qui vise à montrer comment les effets paralinguistiques, envisagés principalement sur le plan phonostylistique opéral, contribuent à l‘élaboration d‘èthos spécifiques. Ces analyses, qui chercheront à dégager des processus rattachés à l‘expressivité, seront menées dans une perspective esthétique qui découle de la philosophie analytique et qui est plus particulièrement inspirée par les travaux de Nelson Goodman. Les analyses préciseront la manière dont la variation de divers paramètres, en particulier ceux rattachés au timbre, contribue à la construction de représentations symboliques, les èthos, et dans cette conception de l‘expressivité et à la suite de Goodman, « la propriété appartient au symbole lui-même, sans considération de la cause ou de l‘effet, de l‘intensité ou du contenu » (Goodman 1990 : 116). Comme le précise Marc Jimenez, dans cette conception, « les émotions sont des instruments de connaissances » et « fonctionnent de façon cognitive » (Jimenez 1997 : 405). C‘est ainsi qu‘opère le paralangage dans l‘expressivité musicale, c‘est-à-dire comme une manière de codifier la représentation symbolique de certaines émotions à l‘aide de la signification usuelle de certains effets paralinguistiques dans la parole quotidienne, signification dont la connaissance est partagée par l‘interprète et l‘auditeur. Jimenez souligne à propos de l‘héritage de la philosophie analytique : « L‘expérience esthétique n‘est plus fondée sur les idées, les fantasmes ou les passions exprimées par une œuvre d‘art. Plus sobrement, elle repose sur notre capacité à voir en quoi l‘œuvre d‘art est un système symbolique et à comprendre comment fonctionne ce système de symboles. » (Jimenez 1997 : 405) 29

Ce système qui sous-tend la représentation symbolique, les analyses chercheront aussi à le mettre à jour, notamment en recherchant la structuration que les effets paralinguistiques introduisent dans la performance vocale en organisant le discours musical, structuration qui s‘ajoute et qui est souvent plus pertinente à l‘analyse, pour la voix populaire, que celle qu‘introduit l‘harmonie et la mélodie. Ces structures musicales, d‘abord recherchées dans le traitement du timbre, opèrent évidemment en relation avec les paroles des chansons mais aussi en coordination avec d‘autres paramètres (hauteur, intensité, sonorités phonétiques). Il faut préciser que les enregistrements du corpus n‘ont pas tous été analysés systématiquement pour chacun des paramètres dont il sera question. Ils ont cependant fait l‘objet d‘une écoute attentive qui visait à déterminer quelles variations et quels effets étaient utilisés de la manière la plus significative sur le plan de l‘expressivité. Un critère générique a également été pris en compte; les enregistrements qui semblaient s‘éloigner d‘une manière trop importante de ce qui m‘est apparu, au fil des analyses, comme la norme vocale country-western, ont été écartés ou seront présentés comme des contre-exemples.

0.4.4.2 Précisions techniques Les analyses vocales porteront essentiellement sur des phénomènes reliés au timbre. Phénomène complexe, le timbre est constitué de plusieurs traits acoustiques; les analyses présentées ici porteront principalement sur le spectre harmonique de la partie soutenue du son et sur l‘attaque. Les variations de timbre seront surtout exemplifiées grâce à des spectrogrammes tirés des enregistrements du corpus et générés à l‘aide du logiciel Sonic Visualiser, développé par le Centre for Digital Music du collège Queen Mary de l‘Université de Londres. L‘extraction des formants et de données rattachées à la hauteur, à l‘intensité et à la périodicité a été effectuée à l‘aide du logiciel Praat, élaboré par Paul Boersma et David Weenink de l‘Université d‘Amsterdam.

Quelques précisions s‘imposent quant à l‘usage de ces logiciels. Premièrement, comme on ignore à peu près tout des conditions originales d‘enregistrement et de celles relatives à leur numérisation récente, les données tirées de leur analyse par ces logiciels ne sauraient en aucun cas être considérées comme absolues. Par exemple, la vitesse exacte d‘enregistrement étant inconnue, les hauteurs, données en hertz ou en notes conventionnelles, n‘indiqueront qu‘un ordre de grandeur et non une hauteur qu‘on pourrait 30 considérer comme correspondant exactement à la hauteur émise lors de la performance captée originalement. Il en va de même pour les mesures d‘intensité, pour lesquelles on tiendra compte de la valeur relative sans qu‘on puisse les tenir pour exactes quant à, par exemple, l‘intensité d‘exécution de l‘interprète. Ces données ont souvent une portée comparative, et plusieurs précautions ont été prises afin d‘assurer au moins une certaine uniformité. Par exemple, pour la comparaison d‘un même paramètre dans deux ou plusieurs enregistrements, les mêmes réglages ont toujours été utilisés pour le logiciel concerné. Deuxièmement, il faut préciser que le minutage ne sera pas toujours le même pour un extrait sonore donné et l‘exemple visuel lui correspondant. Les extraits sonores utilisés pour réaliser l‘extraction des formants, par exemple, seront très courts et excluront les consonnes; les extraits sonores joints à la thèse seront plus longs, ce qui permettra de faire entendre chaque voyelle analysée dans son contexte immédiat. Troisièmement, la nature même des enregistrements introduit des artefacts dans les données dont il faut tenir compte. Les courbes d‘intensité, par exemple, représentent la somme de la voix et de l‘accompagnement instrumental, les extraits analysés n‘ayant pas été démixés; ceux-ci comportent également toujours une certaine part de bruits n‘ayant pas été éliminés lors de la numérisation. La voix étant cependant toujours plus intense que l‘accompagnement instrumental dans les enregistrements du corpus, la plupart des variations dans la courbe d‘intensité lui sont attribuables. L‘importance de la voix dans le comportement de la courbe d‘intensité, dont c‘est encore les variations et les valeurs relatives qui seront prises en compte, a été vérifiée en superposition avec le spectrogramme, où le fondamental et les partiels de la voix ainsi que leur évolution apparaissent clairement.

Certains exemples visuels présentant une courbe de fréquence fondamentale présenteront la mention « corrigée ». Le logiciel Praat étant destiné à l‘analyse de la parole, il détecte parfois la fréquence fondamentale de manière erronée pour une partie des extraits sonores analysés. Le logiciel offre cependant une fenêtre d‘édition qui permet de corriger la courbe mélodique détectée. Il opère par échantillonnage et pour chaque échantillon présenté sur un axe horizontal représentant la durée de l‘extrait analysé, il sélectionne un point dans le spectre harmonique, sur l‘axe vertical, comme étant celui apparaissant de la manière la plus probable comme correspondant au fondamental. Le logiciel garde cependant en mémoire tous les points détectés sur le spectre harmonique pour chaque échantillon; il 31 suffit alors de tracer manuellement la courbe mélodique en sélectionnant les points adéquats, pour lesquels la hauteur en hertz est donnée.

Concrètement, les exemples se présenteront sous la forme de spectrogrammes montrant le spectre harmonique d‘un extrait sonore, de courbes correspondant aux variations de l‘intensité, de la hauteur ou de la périodicité, de formes d‘ondes et de graphiques présentant les formants tirés d‘un extrait sonore. Ces éléments pourront être superposés afin de montrer la relation entre deux ou plusieurs paramètres. L‘apparence des spectrogrammes pourra varier selon qu‘ils viseront à montrer soit une région plus ou moins étendue du spectre harmonique ou encore des caractéristiques reliées à la fréquence fondamentale.

Lorsqu‘il sera question de hauteur, j‘aurai recours à la notion de note cible qui permet de rendre compte avec justesse du traitement de la hauteur dans la voix country- western. La notation musicale présente dans sa forme traditionnelle un ensemble de valeurs discrètes déjà déterminées et constituant un ensemble fermé; la voix humaine permet cependant des variations de hauteur minimes et continues et peut passer par toutes les fréquences situées entre deux hauteurs appartenant à la gamme chromatique, et les expérimentations des compositeurs d‘avant-garde sur l‘extension du langage vocal ont bien montré la nécessité d‘étendre le domaine recouvert par la notation. En ce qui concerne le chemin inverse, celui que je tente de retracer de la performance vers sa description, le recours à la notation ou même aux noms de notes nous informe souvent peu. Dans la pratique et la pédagogie, instrumentales et vocales, une grande variété de termes servent justement à désigner des techniques qui, issues de la tradition et rattachées au style, échappent en général à la transcription, et plusieurs de ces techniques visent à l‘émission et au contrôle de microvariations mélodiques, comme par exemple le vibrato ou le portamento. Le vocabulaire existant demeure cependant limité lorsqu‘on cherche à décrire les microvariations mélodiques en chant populaire, comme d‘ailleurs pour les musiques de traditions orales et pour la musique d‘avant-garde ou l‘improvisation, plusieurs de ces variations échappant aux catégories déjà existantes. Je tenterai donc de décrire à chaque fois de la manière la plus précise possible le traitement de la hauteur offert par les interprètes. Évidemment, leurs performances pourraient se traduire par une série de valeurs 32 discrètes; c‘est ce qui permet, par exemple, à n‘importe qui de réinterpréter la même chanson. Pour ce faire, il faudrait en extraire une série de ce que j‘appellerai des notes cibles, qui recréent une mélodie reconnaissable, assez proche d‘une version qu‘on pourrait qualifier de simplifiée de l‘exécution originale. Les notes cibles d‘une mélodie chantée constitueront donc les références par rapport auxquelles les microvariations mélodiques pourront être décrites.

0.4.5 Dimension historique Si l‘analyse musicale fournira la plupart des outils permettant d‘interpréter les structures musicales et l‘expressivité propres à la voix country-western, la signification culturelle de la chanson country-western sera appréhendée à l‘aide de données historiques. Après une première partie plus analytique, la deuxième partie de la thèse s‘attardera plus spécifiquement aux questions entourant le contexte de production et de diffusion des enregistrements country-western ainsi qu‘au discours entourant ce genre musical, qui permettra d‘en dégager l‘axiologie. Pour ce faire, j‘aurai recours à des sources diverses. Les travaux portant sur le country-western étant rares, les sources secondaires utilisées sont peu nombreuses et consistent en général en des travaux abordant le country-western d‘une manière marginale. Les sources primaires ont fourni des données peu abondantes mais qui, mises en contexte et prises ensemble, donnent des indices solides sur certains aspect de la musique populaire telle que représentée à l‘époque dans les médias écrits. Le journal La Patrie a été dépouillé pour trois années de la période (1942, 1948 et 1957) qui ont été ciblées pour leur importance, et Le Passe-Temps l‘a été pour les années 1945 à 1949, soit toutes les années de la période visée par la thèse pour lesquelles cette revue a été active; il sera plus amplement question du dépouillement dans le chapitre 4. La plus grande partie des données ont cependant été tirées d‘un type de sources qui se situe à mi-chemin entre les sources primaires et secondaires. Les biographies et autobiographies d‘artistes ont en effet fourni de précieuses données, introuvables ailleurs, sur les carrières des pionniers du country-western. Émanant principalement des chanteurs eux-mêmes, elles consistent cependant en un regard porté à posteriori sur la période qui m‘intéresse ici. Elles contiennent des données qu‘il faut considérer avec précaution. Ces ouvrages relèvent du souvenir et citent rarement leurs sources, et on peut penser qu‘ils tentent de présenter les artistes sous leur meilleur jour. À chaque fois que cela a été possible, les informations 33 contenues dans ces publications ont été croisées entre elles ou encore vérifiées dans des sources plus neutres, ce qui a permis de valider plusieurs données. Elles ont aussi révélé, en plus des données factuelles, certaines attitudes reliées au country-western ainsi que des indices du type de relation que ses artistes entretiennent avec le public, les compagnies de disques et les médias, relations dont il sera question dans les chapitres 1 et 4. Ce projet peut encore apparaître imprécis; des méthodologies propres à chaque chapitre seront présentées de manière plus détaillée en temps et lieu.

0.5 Présentation des parties de la thèse Le chapitre 1 sera consacré à une présentation diachronique du country-western tournant autour de la notion d‘authenticité. Identifié par Richard Peterson (1997) comme la valeur centrale autour de laquelle le country se développe aux États-Unis, l‘authenticité se situe également au cœur du discours sur le country-western. On verra comment le country- western s‘est structuré en tant que genre musical au fil du temps, quelles conditions, présentes au moment où il émerge, ont pu servir de fondements à son authenticité, et comment cette authenticité a contribué à rattacher le country-western à la tradition. En présentant des informations historiques sur les débuts du country-western, ce premier chapitre fournira aussi des indices sur le contexte dans lequel les enregistrements analysés plus loin ont été produits. Les deux chapitres suivants seront consacrés à l‘analyse des enregistrements du corpus en ce qui concerne l‘usage de deux modificateurs paralinguistiques, soit la nasalisation (chapitre 2) et le second mode de phonation (chapitre 3). Ces effets paralinguistiques ont été choisis en fonction de leur importance centrale dans le phonostyle générique country-western. De plus, il semblait évident, à la simple écoute des phonogrammes, que leur usage était intimement rattaché à l‘expressivité. Pour chacun de ces effets paralinguistiques, je présenterai leur mode de production et leurs traits acoustiques ainsi que les connotations qui leur sont habituellement associées. Les analyses des enregistrements du corpus feront intervenir autant l‘analyse acoustique de ces variations de timbre que leur coordination avec d‘autres paramètres vocaux, musicaux et textuels, ce qui permettra de montrer comment ils structurent et organisent le discours musical. Enfin, le chapitre 4 portera sur la modernité du country-western. Certaines de ses caractéristiques permettent de le rattacher à l‘expression d‘une certaine modernité populaire soit sa popularité, son usage particulier de la technologie et son américanité.

Chapitre 1 L’authenticité country-western 1.1 Introduction Les idées les plus répandues sur le country-western, selon lesquelles ce genre musical serait avant tout conservateur et traditionnel, entrent en contradiction avec l‘hypothèse de sa modernité. Ce discours sur la tradition est généré tant par les observateurs de la scène musicale country-western que par les artistes eux-mêmes et il est alimenté, comme on le verra, par les stratégies de mise en marché des enregistrements au moins depuis les années 1970. Il apparaît dès le milieu des années 1960 et devient de plus en plus abondant et explicite au cours des années 1970 alors que le genre achève sa structuration et se dote notamment enfin de compagnies de disques spécialisées et d‘une association professionnelle.

Ce discours s‘organise autour de l‘authenticité, qui apparaît comme la valeur fondamentale du genre. L‘authenticité country-western, qui mise sur la continuité, tire ses sources de plusieurs conditions qui prévalaient dès l‘émergence du genre au cours des années 1940 et 1950 et qui seront souvent mentionnées a posteriori par les artistes au cours des décennies suivantes. Pourtant, la mise en valeur de l‘authenticité semble appartenir avant tout à la période de structuration du genre, qui se déroule entre 1958 et la fin des années 1970; c‘est ce que la documentation réunie pour cette thèse, en particulier les sources primaires, permet de constater. Étant donné la quasi-absence de discours sur le country-western produit pendant la période visée par cette recherche, soit entre 1942 et 1957, il peut sembler peu étonnant qu‘aucune trace de cette authenticité n‘ait pu être découverte dans le dépouillement des journaux et des revues publiés au cours de ces années. Il m‘apparaît cependant significatif que, dans les stratégies de mise en marché, dans les thèmes abordés par les chansons ainsi que, pour autant que nous puissions avoir accès à ces informations, dans l‘attitude des artistes face à leur public, pratiquement aucune référence explicite à un des aspects de l‘authenticité qui prédomine quelques décennies plus tard n‘ait pu être trouvée. Il semble donc que, malgré la continuité mise de l‘avant dans l‘authenticité country-western, il y ait une discordance entre les valeurs associées au genre à partir des années 1960 et les éléments qui semblent le rattacher à la modernité au cours 35 des années 1940 et 1950, éléments qui seront analysés dans le chapitre 4. Mieux cerner les termes de cette inadéquation me semble essentiel avant d‘amorcer l‘analyse du corpus qui prendra place dans les chapitres suivants.

Ce premier chapitre s‘attardera donc à déterminer les caractéristiques de l‘authenticité country-western telle qu‘elle se déploie à partir du milieu des années 1960, ce qui permettra du même coup de cerner l‘origine de son association avec des valeurs traditionnelles. Je commencerai par présenter la notion d‘authenticité telle qu‘elle a été développée par le sociologue Richard Peterson dans son analyse de la constitution du country aux États-Unis (1.2); celle-ci servira à identifier quels aspects du discours produit par et sur le country-western contribuent le mieux à la construction de son authenticité. La description des principaux jalons de la structuration du genre country-western au Québec (1.3) me permettra ensuite d‘esquisser un portrait des aspects historiques du corpus. Elle montrera aussi pourquoi il faut attendre le milieu des années 1960 pour voir émerger un discours sur l‘authenticité. Je décrirai ensuite les marqueurs d‘authenticité country-western, qui seront dégagés de l‘analyse du discours et de quelques enregistrements produits depuis le milieu des années 1960 jusqu‘à nos jours (1.4). L‘authenticité country-western étant définie, je pourrai alors montrer quelles conditions, qui prévalaient déjà dans les années 1940 et 1950, ont pu lui servir de fondements deux décennies plus tard (1.5). Enfin, je proposerai une interprétation du rôle qu‘a pu jouer l‘authenticité dans l‘occultation des aspects plus modernes du country-western (1.6). Partageant plusieurs traits avec l‘authenticité country définie par Peterson, elle est tout aussi construite que cette dernière et redevable, dans une certaine mesure, de la modernité. Pour le Québec, les données indiquent que l‘authenticité country-western a pu se développer sous des conditions semblables à celles décrites par Peterson pour les États-Unis. L‘authenticité insiste sur des éléments structurants du genre qui, au moment où celui-ci émerge, sont issus non pas d‘une tradition préexistante mais serviront de fondements à une tradition construite et propre au genre.

1.2 L’authenticité country selon Peterson Dans son ouvrage Creating Country Music : Fabricating Authenticity (1997), Richard Peterson montre comment l‘authenticité a pu se positionner au cœur de l‘axiologie de la 36 musique country. Selon le sociologue, l‘authenticité country s‘est construite autour de codes de représentations qui se sont lentement élaborés dès l‘apparition du genre au milieu des années 1920, pour se fixer définitivement en 1953 à la mort de Hank Williams, qui est alors devenu l‘icône du country authentique. Elle est notamment attribuable, selon Peterson, à une longue recherche de la part des compagnies de disques et des promoteurs, qui ont cherché à proposer une image positive pour les artistes country et prendre leurs distances de l‘étiquette hillbilly aux connotations trop péjoratives. Paradoxalement, c‘est le personnage du cow-boy, popularisé par le film western, qui offrira une solution de rechange aux artistes country (Peterson 1997 : 81-94).

L‘authenticité country est le résultat d‘une négociation constante entre les artistes et leur public, ses règles faisant l‘objet d‘un consensus (Peterson 1997 : 5), et elle repose sur deux piliers, soit la crédibilité et l‘originalité. La crédibilité exige des artistes qu‘ils exhibent des traces de leur appartenance à une culture rurale ou ouvrière, idéalement rattachée au Sud des États-Unis, ainsi que leur filiation au sein de la tradition country. Les artistes country doivent aussi se montrer originaux, c‘est-à-dire uniques, distincts. Ils doivent se présenter comme des personnes vraies et sincères; il est donc impératif pour chaque chanteur et chaque chanteuse country, tout en s‘inscrivant dans la tradition country d‘une manière quelconque, de présenter un style original, personnel : « Prospective performers had to have the marks of tradition to make them credible, and the songs that would make them successful had to be original enough to show that their singers were not inauthentic copies of what had gone before, that is, that they were real. » (Peterson 1997 : 209)

Ces deux éléments sont au cœur de ce que Peterson nomme le country « hard core », par opposition au country « soft shell », plus commercial, où l‘authenticité ne joue pas un rôle de premier plan (Peterson 1997 : 150). Dans le country hard core, les artistes exhibent plusieurs marqueurs qui leur permettent de mettre de l‘avant leur authenticité. Certains de ces marqueurs sont verbaux; les chanteurs peuvent par exemple exagérer l‘accent et la syntaxe de l‘anglais du Sud ou encore exercer une rhétorique d‘auto- dénigrement qui consiste soit à rappeler les origines humbles des artistes, leur manque d‘éducation ou de formation musicale, soit à minimiser la qualité de leur performance et 37 leur statut d‘artiste. Les marqueurs vocaux concernent bien sûr la nasalisation et les sonorités typiques des voix non formées ainsi qu‘une tendance à véhiculer un contenu hautement émotif, les émotions étant présentées comme vécues et véridiques. Les paroles des chansons peuvent constituer un autre marqueur d‘authenticité et décrivent le plus souvent des situations concrètes, présentent un vocabulaire simple et font référence à des expériences personnelles. La vie personnelle des artistes, ou du moins certains de ses aspects, sont d‘ailleurs connus par leur public.

Les marqueurs d‘authenticité peuvent aussi être instrumentaux, et les instruments à cordes comme le violon, le banjo et le dobro évoquent une filiation directe avec le « vrai » country. Les origines des artistes, idéalement rurales, humbles, sudistes, sont mises de l‘avant, et l‘appartenance à une famille de musiciens est parfois revendiquée. La scène est le lieu d‘une forte mise en scène de cette authenticité, et les artistes ont tendance à adopter une attitude informelle, amicale, à raconter des anecdotes personnelles et à s‘adresser directement au public. Les chanteurs, bien qu‘ils évoquent souvent les icônes du country dans le but de s‘affilier avec l‘héritage de celles-ci, laissent entendre que, malgré leur statut d‘artiste, ils ne sont pas différents de leur public et que, s‘ils n‘étaient pas chanteurs, ils seraient fermiers, camionneurs, femmes au foyer ou encore coiffeuses. (Peterson 1997 : 150-153). La plupart de ces marqueurs ainsi que le double pôle crédibilité / originalité trouvent leur écho dans l‘authenticité country-western et certaines interactions analysées par Peterson se rapprochent beaucoup des descriptions faites par les observateurs de la scène country-western depuis le milieu des années 1960, notamment quant à la proximité entre les chanteurs country et le public. Peterson cite notamment un texte de Johnny Sippel du magazine Billboard qui décrivait en 1953 le lien étroit existant entre les artistes et leurs fans qui considéreraient les premiers comme des membres de la famille (Sippel 1953, cité dans Peterson 1997 : 210).

Ces marqueurs identifiés par Peterson couvrent également les cinq types de règles du genre énumérées par Fabbri. C‘est à une règle comportementale que répond de la manière la plus évidente l‘authenticité, et cette dernière est surtout énoncée dans les œuvres et explicitée dans les discours sur celles-ci. L‘authenticité dicte aussi des aspects formels et sémiotiques de la musique country, par exemple l‘usage de certains thèmes et instruments, 38 qui permettent de faire référence aux canons du genre. L‘authenticité conditionne la mise en valeur de certaines caractéristiques sociales, idéologiques, par exemple en exigeant des artistes qu‘ils mettent en évidence leurs origines rurales et leur appartenance au milieu ouvrier ou agricole. L‘authenticité impose enfin le masquage des aspects industriels, notamment le fait que certains artistes soient millionnaires ou qu‘ils aient débuté leur carrière dans un autre genre musical. L‘ouvrage de Peterson, en montrant comment les différents marqueurs de l‘authenticité country se sont fixés, s‘avère aussi un excellent exemple des processus qui président à la structuration d‘un genre musical au fil du temps. L‘analyse présentée par le sociologue démontre que la fabrication de l‘authenticité a dépendu du degré de structuration du genre; que ce processus, dans le cas de la musique country, s‘est déroulé sur trois décennies; et que le discours sur l‘authenticité s‘est stabilisé justement au moment où le genre a achevé sa structuration, marquée par la stabilisation de ses pratiques industrielles et par l‘adoption définitive de l‘étiquette country. Il apparaît maintenant moins étonnant qu‘aucune trace d‘un discours sur l‘authenticité rattaché à la chanson country-western n‘ait pu être mise à jour pour les années 1940 et 1950, alors que le genre amorçait à peine sa structuration4.

Les conditions d‘émergence de l‘authenticité country permettent également de commencer à mieux mesurer selon quels termes le country-western a pu négocier son inscription dans la continuité et dans la modernité. On constate d‘une part que pour le l‘authenticité country a peu à voir avec celle visée par une certaine conception de la

4 Il ne faudrait cependant pas exclure la possibilité que des traces de discours écrit sur le country-western existent en dehors des périodiques dépouillés. Il semble par ailleurs y avoir à partir des années 1930 une nette diminution de la place accordée à la chanson enregistrée dans les revues et les journaux québécois. Dans les années 1920, les publicités et les articles sur le disque abondent dans les médias écrits, comme le montre notamment Sandria P. Bouliane dans son mémoire de maîtrise (2006), qui présente plusieurs publicités tirées de La Patrie et de La Presse qui fournissent de précieuses données sur les artistes du disque et sur les stratégies de mise en marché de leurs enregistrements. J‘ai pu constater lors du dépouillement des revues La Lyre et Le Passe-Temps des années 1910 aux années 1930, effectué dans le cadre de travaux pour le groupe PHVC, une perte d‘influence du disque au profit de la radio (Lefrançois 2006b). Les artistes de la radio étant souvent des comédiens et des animateurs, la place occupée par la musique et la chanson décroît en conséquence. Dans le dépouillement effectué dans le cadre de cette thèse, qui commence en 1942, très peu de données sur le disque et ses artistes, tous genres confondus, ont pu être tirées des médias écrits. On peut penser que le discours sur la musique enregistrée et que la publicité provenant des compagnies de disques se sont déplacés vers ce médium qui prend de plus en plus d‘importance. Il est malheureusement impossible d‘avoir accès à ce contenu, à l‘exception d‘une infime proportion qui a fait l‘objet de conservation sur support enregistré.

39 musique folklorique ou encore celle de la performance practice, qui exige une reproduction fidèle de pratiques musicales appartenant au passé et informée par la recherche historique. L‘authenticité country et country-western s‘est au contraire construite au sein même de chaque genre par des discours et des attitudes relevant d‘un consensus entre les artistes et le public. Certains acteurs de l‘industrie de la musique populaire ont d‘abord interprété l‘attrait des auditeurs pour ces artistes jouant ce qu‘on appelait à l‘époque la old time music comme un intérêt pour la performance authentique offerte par des musiciens campagnards jouant un répertoire perçu comme traditionnel. Le public, toutefois, n‘y voyait apparemment qu‘un divertissement curieux et intéressant pour sa nouveauté (Peterson 1997 : 5). De plus, le répertoire enregistré de cette première musique country était loin d‘être traditionnel. Dans une recension des enregistrements de musique hillbilly effectués par la compagnie Columbia dans sa série 15000-D entre 1925 et 1931, Charles Wolfe note que le répertoire qu‘on y trouve est composé de musique traditionnelle dans une proportion de 33.4 % (1978 : 121). Les autres pièces enregistrées sont des chansons populaires, des gospels et des chansons originales. D‘autre part, alors que l‘authenticité se place véritablement au cœur de l‘axiologie country, celle-ci est devenue principalement urbaine, s‘est entièrement commercialisée et se compose en majeure partie d‘un répertoire original. L‘émergence de cette authenticité est en partie attribuable, selon Peterson, à une urbanisation croissante qui a touché à la fois les musiciens et les chanteurs country et leur public, une urbanisation qui a incité les chanteurs et leurs fans à vouloir se distinguer, dans le marché de la musique populaire, par leurs origines rurales :

« [A]uthenticity and originality » became institutionalized as its core aesthetics, and […] the field finally came to be widely called « country music » in 1953 just when the largest number of the genre‘s fans no longer lived in rural areas. Urban migrants core fans needed assurance that they were still « country ». (Peterson 1997 : 185)

Au Québec, le country-western apparaît aussi dans un contexte urbain; les pionniers habitent des villes régionales importantes et travaillent dans le secteur ouvrier. Le genre se raccorde rapidement à l‘industrie de la musique, et si les premiers interprètes sont des amateurs et des autodidactes, leur pratique ne semble pas émerger de la tradition orale mais se compose de chansons originales et de reprises de chansons états-uniennes diffusées par la radio, le disque et le cinéma. Ces éléments tendent à rattacher le country-western à la 40 modernité, et si un discours sur la tradition finit par émerger, c‘est en grande partie en conjonction avec la fabrication de son authenticité.

1.3 La constitution du genre country-western au Québec Dès les débuts de sa commercialisation, la chanson country était diffusée au Québec et au Canada par le biais de la radio. Dans les années 1920, la diffusion radio n‘étant pas réglementée, la programmation de plusieurs stations basées aux États-Unis était parfois diffusée jusqu‘au nord de la frontière. La programmation de WBAP, à Fort Worth, pouvait être captée à New York, au Canada, à Hawaï et même en Haïti (Malone 2002 : 34). Avant la création du CRTC en 1968, les Québécois des zones limitrophes, incluant Montréal, avaient accès à la radio américaine et à la musique country diffusée sur ses ondes (Chamberland 1997 : 209). On sait aussi que le Grand Ole Opry, une des émissions radiophoniques consacrées à la musique hillbilly ayant eu la plus grande longévité et achetée en 1941 par NBC, pouvait aussi être captée au Canada dans les années 1940 (Herzhaft 1984 : 24). Aux côtés de la radio, le film western est un autre véhicule important pour la musique country au Québec (Baillargeon et Côté 1991 : 41; CRTC 1986 : 19). La musique des films westerns, destinée à un marché de masse et souvent écrite par des auteurs et des compositeurs professionnels, se distingue par ses sonorités adoucies de la musique hillbilly, plus rustique. Au Québec, les premiers enregistrements qu‘on peut associer au western sont d‘ailleurs des adaptations de chansons tirées des films de cow- boys chantants les plus populaires de l‘époque, qui mettaient en vedette des interprètes comme (1907-1998) et Roy Rogers (1911-1998). Chantées au Québec par des interprètes comme Ludovic Huot et Lionel Parent, ces versions de chansons hollywoodiennes présentent peu de parenté avec la première chanson country-western produite au Québec, qui s‘apparente plus à la musique hillbilly et country qu‘à celle des films westerns.

Au Canada, c‘est dans les années 1930 que RCA Victor commence à enregistrer à Montréal des artistes country canadiens. Encouragée par le succès commercial de Jimmie Rodgers (1897-1933) aux États-Unis, la compagnie enregistre le chanteur Wilf Carter (1904-1996) dès 1932, puis Hank Snow (1914-1999) à la fin de la décennie (Malone 2002 : 90), qui s‘était d‘abord fait connaître en jouant sur les ondes de CHNS, à Halifax (CRTC 41

1986 : 11). Il faut cependant attendre les débuts sur disque de Roland Lebrun en 1942 chez Compo, sous étiquette Starr, pour qu‘on puisse parler véritablement d‘une première chanson country-western en français. À la suite du succès rencontré par celui qu‘on surnommait « le soldat Lebrun », RCA Victor emboîte le pas avec Paul Brunelle, dont la compagnie lance le premier disque en 1945, puis avec Willie Lamothe qui commence à enregistrer en 1946. En 1947, Marcel Martel commence à endisquer chez Starr. En plus de ces quatre artistes dont les carrières seront longues et la production abondante, de nombreux autres interprètes country-western font leurs débuts à la même époque. Pour la première fois, un groupe de chanteurs proposent des enregistrements qu‘on associe au country et au western et présentant des traits stylistiques communs; ces premiers chanteurs country-western ont recours à une voix chantée proche de leur voix parlée, ils font un usage abondant de la nasalisation et du second mode de phonation, et ils s‘accompagnent à la guitare.

Lorsque les pionniers du country-western amorcent au Québec leurs carrières respectives, et bien que leurs styles et leurs carrières présentent une certaine unité, le genre country-western tel qu‘il s‘incarnera au Québec est encore à inventer. Jusqu‘à la fin des années 1950, le country-western ne possède aucune institution autonome par rapport au reste de la musique populaire. Les chanteurs country-western n‘ont ni compagnies de disques spécifiques, ni réseaux établis pour les tournées, sinon peut-être ceux maintenus par les troupes de variétés dont ils font partie mais où ils ne sont que des numéros parmi d‘autres. Bref, pendant les années 1940 et les années 1950, le genre country-western est en émergence et il est loin d‘être complètement structuré. Cependant, la division du travail apparaît déjà comme un premier élément structurant; elle y est déjà différente de ce qui prédomine dans la musique populaire des années 1940 et distingue le country-western des autres styles populaires. À cette époque, le travail de création dans l‘industrie de la musique populaire est la plupart du temps divisé entre d‘une part les auteurs et les compositeurs, et d‘autre part les interprètes. Pour les années 1930 et 1940, des artistes comme Mary Travers Bolduc (1894-1941), une des premières interprètes à chanter principalement ses propres chansons, et Lionel Parent, qui écrit une partie de son répertoire et s‘accompagne à la guitare, constituent des exceptions. Les chanteurs country-western composent le premier groupe d‘artistes du disque qui se distinguent par leur statut d‘auteurs-compositeurs- 42 interprètes. De plus, ces artistes sont des amateurs et des autodidactes. Bien que l‘industrie du divertissement de l‘époque fasse une place de plus en plus grande aux autodidactes, et ce, depuis la fin des années 1920, ces derniers occupent des professions en voie de professionnalisation, notamment au théâtre et à la radio; des artistes autodidactes de la scène et de la radio comme Ovila Légaré et Rose Ouellet amorcent des carrières professionnelles qui les amèneront à travailler au sein d‘institutions reconnues et touchant un grand public (la station CKAC pour Ovila Légaré, le Théâtre National pour Rose Ouellet). En ce qui concerne le country-western, on verra que ce mouvement demeurera incomplet; après une professionnalisation accrue dans les années 1970, où certains artistes semblent faire exclusivement carrière dans le milieu de la musique et où des compagnies de disques spécialisées produisent leurs disques tout en assurant leur promotion, l‘autoproduction, l‘autopromotion et l‘exercice d‘un métier en dehors de l‘industrie de la musique vont prédominer à partir de la fin de cette décennie jusqu‘à aujourd‘hui, ce qui alimentera une partie du discours sur l‘authenticité.

Sur le plan phonographique, la structuration du country-western se réalise très lentement. Après la grande diversité qu‘ont connue les années 1920, le Québec des années 1940 ne compte plus que deux compagnies de disques qui ont survécu à la Crise, soit RCA Victor et Compo, qui produit les disques Starr. Columbia ne produit que six disques québécois pour toute la décennie, tous en 1946, et Decca ne produit pas non plus, sauf à partir de 1949 avec London (Thérien 2003 : 200). RCA Victor et Compo, des compagnies généralistes, produisent des enregistrements de tous types, et les chansons country-western côtoient dans leurs catalogues la musique classique, les chants religieux, le folklore, les monologues comiques, les adaptations de succès américains, les reprises de chansons françaises et des chansons populaires originales. Les compagnies commercialisent cependant différents types de musique sous diverses séries et étiquettes. RCA Victor offre des disques économiques sous l‘étiquette Bluebird, sur laquelle on retrouve des artistes folkloriques et country-western, des artistes de la Bonne Chanson et quelques chanteurs de variétés. Chez RCA Victor, la série 56-5200 est consacrée à la chanson de variété, la série 10 à la musique classique et religieuse, et la série 150000 propose surtout des artistes français. Au cours des années 1940, l‘étiquette Starr de la compagnie Compo produit plus de disques au Québec que toutes les autres compagnies réunies, mais RCA Victor domine 43 tout de même le marché, distribuant au Québec beaucoup de produits anglophones en plus de sa production francophone locale (Thérien 2003 : 199). Bien que les séries regroupent des styles musicaux selon une certaine logique, les disques ne semblent pas bénéficier d‘une mise en marché spécifique qui varierait en fonction du type de musique enregistrée. Les étiquettes apposées sur les disques ne fournissent qu‘indirectement des informations sur le style de musique qu‘on y retrouvera. L‘usage veut que l‘instrumentation soit précisée, chez Compo comme chez RCA Victor; sur les disques de Marcel Martel et de Willie Lamothe, par exemple, on peut lire la mention « chant avec guitare », ce qui les distingue tout de même des autres enregistrements de musique populaire où on retrouve généralement un orchestre plus ou moins étoffé. Les disques de chant classique et religieux précisent la tessiture du chanteur ou de la chanteuse, alors qu‘elle qui n‘est pas mentionnée sur les disques de musique populaire, sauf si l‘interprète est également connu pour des enregistrements de musique lyrique. En 1949, RCA Victor innove avec ses disques de couleur; la revue Le Passe-Temps annonce ce « nouveau modèle » et présente les différentes catégories de musique ainsi établies par la compagnie.

Une grande marque de disques « nouveau modèle » offrira bientôt ses disques aux couleurs variées pour chaque catégorie de musique : musique classique, rubis; semi-classique, bleu nuit; populaire, noire; enfantine, jaune clair; folklore, cerise; musique internationale, bleu ciel, et celle dite « western », vert gazon. Commode et joli, paraît-il. (Le Passe-Temps 1949 no 921 : 10)

Il s‘agit ici de la première trace, au Québec, d‘une volonté de distinguer la musique « dite western » de la musique populaire. L‘initiative ne dure cependant pas plus de deux ans, cette utilisation du vinyle de couleur ayant apparemment visé avant tout à attirer l‘attention des acheteurs sur le nouveau format 45 tours proposé par RCA Victor (Thérien 2003 : 188).

Dans la réception, c‘est surtout une opposition entre musique classique et musique populaire qui semble prédominer. La revue Le Passe-Temps introduit en 1947 une nouvelle chronique intitulée « Les beaux disques » (no 910 : 28). La chronique présente séparément les disques classiques et les disques populaires. Dans la catégorie populaire, on retrouve des disques de Lucille Dumont, d‘Alys Robi, d‘Omer Dumas et ses ménestrels et de Paul Brunelle, une exception dans cette série de chroniques, sans qu‘aucune précision ne soit apportée quant au style musical de ces enregistrements. Le disque de Paul Brunelle est 44 présenté comme un disque de « chant avec guitare », à l‘instar de ce que l‘on retrouve sur les étiquettes des disques country-western produits à l‘époque. Plus bas sur la même page, une photo d‘Omer Dumas accompagne un entrefilet sur la tournée annuelle du violoniste, présenté comme un folkloriste; la critique de son disque se retrouvait tout de même dans la catégorie des disques populaires. Dès le numéro 912 du Passe-Temps, la chronique « La musique populaire » est remplacée par la chronique « Les disques français », qui présente encore une fois un disque de folklore par Omer Dumas. Il semble donc que dans les années 1940, la locution « musique populaire » n‘était pas encore fixée pour désigner les disques autres que classiques; aucun terme ne semble avoir prédominé pour désigner la chanson country-western.

La structuration s‘amorce doucement avec l‘arrivée, au cours des années 1950, de nouvelles compagnies de disques qui s‘intéressent au country-western et qui produisent exclusivement de la musique populaire. En 1952, le disquaire Rosaire Archambault fonde la compagnie Alouette, qui offre des microsillons à prix compétitifs et de styles musicaux variés (Huot 2011 : s.p.). La compagnie fait paraître des enregistrements de Maurice Bienvenue. Pour la première fois, un chanteur country-western est présenté comme tel par une compagnie de disques, et Maurice Bienvenue enregistre sous le nom de Jimmy « Le cowboy » Debate5. Dès la fin des années 1950, Carnaval, puis MCA Coral à partir des années 1960, offrent des réimpressions de certains enregistrements originaux de l‘étiquette Starr sur 33 tours (Claudé 1986a : 21), notamment ceux de Roland Lebrun chez Carnaval, et la compagnie London, filiale canadienne de la maison mère britannique Decca (Moogk 2011 : s.p.), fait paraître pendant les années 1960 des albums de Marcel Martel, de Willie Lamothe et de Paul Brunelle. Pour London, ces trois pionniers du country-western semblent très rentables. En 1965, un représentant de la compagnie confie : « On ne les échangerait pas pour n‘importe qui dans la chanson à l‘heure actuelle. Ils sont des valeurs sûres. Lamothe vend 30 000 copies de chaque microsillon qu‘il sort. Brunelle en vend entre 40 000 et 45 000. Martel entre 15 000 et 16 000. » (Godin 1965 : 25). Ces « valeurs sûres » évoluent cependant toujours chez une compagnie généraliste offrant des enregistrements de

5 L‘orthographe de ce pseudonyme varie d‘un enregistrement à l‘autre ainsi que d‘une source à l‘autre (Dabate, D‘Abate, Debate). J‘aurai recours à l‘orthographe Debate utilisée par Robert Thérien, qui semble aussi être la plus répandue. 45 styles variés. Les compagnies qui se consacrent à la musique populaire et qui font une plus large place au folklore et au country-western, comme Carnaval, ne produisent pas de nouveaux enregistrements avec les plus grands noms, et leurs artistes country-western sont moins connus.

En 1958, la compagnie Rusticana, fondée par Roger Miron (Musée du rock'n'roll 2011 : s.p.), chanteur country-western qui avait connu un grand succès en 1956 avec la chanson « À qui l‘ptit cœur après neuf heures »6, fait paraître son premier disque. Il s‘agit d‘une première compagnie à s‘intéresser essentiellement au country-western. Parmi les premiers disques produits par Rusticana, on compte les enregistrements de Léo Benoît, qui allie country et rock and roll; Rusticana et sa subsidiaire Click feront paraître de nombreux disques rock and roll et yé-yé. À la fin des années 1950, Roger Vallée fonde la compagnie Fleur de lys, qui enregistre ce que Richard Baillargeon et Christian Côté nomment sans aucune connotation péjorative de la « musique kétaine ». Les artistes de la compagnie Fleur de lys enregistrent une chanson influencée à la fois par le folklore, le country-western, la chansonnette française et américaine, le rock and roll et la musique latine. Certains chanteurs country western comme Jean Boucher vont mêler à ce style les rythmes du mérengué et de la biguine. (Baillargeon et Côté 1991 : 36-37). Il faut cependant attendre le début des années 1970 pour qu‘apparaisse une compagnie s‘intéressant exclusivement à ce qu‘on désignait alors sous le nom de « musique campagnarde ». Fondée en 1971 ou en 19727 par Jean Chaput, Bonanza présente en 1986 un catalogue d‘environ 600 microsillons (Claudé 1986a : 21) de country-western et de musique folklorique. Les années 1970 voient naître une véritable industrie spécialisée de la musique country-western, qui connaît une

6 Des indices du succès de cette chanson se retrouvent dans l‘autobiographie de Marcel Martel. Roger Miron enregistrait pour RCA Victor, et Marcel Martel reprend pour Starr « À qui l‘ptit cœur après neuf heures », une pratique qui était alors courante. Marcel Martel, qui semble s‘approprier la paternité de cette chanson dans ses souvenirs, raconte : « Côté disque, j‘ai fait un genre de malheur à la fin de mars — début avril en sortant ―À qui l‘petit cœur après neuf heures‖ [sic]. Ce disque a tourné un peu partout au Québec. Certains annonceurs de radio le présentaient pour rire de moi, d‘autres y trouvaient du plaisir, mais la chanson ne laissait personne indifférent. La compagnie Apex avait du mal à satisfaire la demande. » [….] « Dans les boîtes à musique, le disque tournait des dizaines et des dizaines de fois par jour. Même dans les villages les plus éloignés, on a dû changer quelquefois la copie dans les ―guiboux‖ [juke-box], tellement elle était usée. » (Martel et Boulanger 1983 : 146) 7 En 1986, Jean Chaput raconte avoir fondé 17 ans plus tôt la compagnie Budget, puis trois ans plus tard, Bonanza, ce qui ferait remonter les débuts de cette compagnie à 1972; le plus ancien disque produit par Bonanza conservé à BAnQ est cependant daté, selon l‘institution, de 1971 (On s’en vient vite, de Lorraine Arseneault Diotte). 46 période florissante avec la création de nombreuses étiquettes. Au cours de la décennie, le chanteur Gaétan Richard crée les étiquettes Ouesteurne, Guitare et Paysanne (Claudé 1986a : 21). Les disques Amical, créés à la même époque, produisent eux aussi du folklore et du country-western. C‘est cependant Bonanza qui semble dominer le marché avec son imposant catalogue et des activités s‘étendant à la radio et à la scène, ce qu‘indiquent trois sources, et Bonanza semble en particulier avoir entretenu des liens étroits avec la station de radio CKVL. Un article d‘Yves Claudé montre une photo dont la légende précise qu‘elle a été prise lors du « Festival western à la salle du Plateau (Bonanza-CKVL) » à Montréal en 1979 (Claudé 1986b : 50). Une publication de la compagnie Bonanza, intitulée Super festival western 19768, semble être un programme souvenir pour une des éditions de ce festival, qui a au moins été présenté jusqu‘en 1979, année où Marcel Martel raconte avoir participé au festival, qui présentait cette année-là une série de six spectacles (Martel et Boulanger 1983 : 353). Les notices biographiques présentées dans ce programme, qui met en vedette des artistes connus (Marcel Martel, Noëlla Therrien, Paul Brunelle) et moins connus de nos jours (Gérard Roussel, Claude et Muriel Dubé) ont été rédigées par Roger Charlebois, alors président de l‘Association de musique folklorique et campagnarde du Québec, qui décerne des prix lors du festival de Saint-Pie-de-Bagot (Martel et Boulanger 1983 : 336), dont il est aussi l‘organisateur (Taschereau 1977 : 24). Roger Charlebois est également, à cette époque, le rédacteur de la chronique « Le ranch des vedettes » qui paraît dans le Journal des Vedettes. Bonanza, en plus de s‘associer à une station de radio connue pour son appui au country-western (Willie Lamothe et Paul Brunelle y ont notamment été animateurs dans les années 1950), contribue encore d‘une autre manière à la structuration du genre par la création d‘un autre type d‘institution qui présente le country-western comme un genre à part entière, le festival9. Elle collabore de plus avec une association spécifique au genre, qui constitue un autre élément structurant. Malgré ces indices de structuration, il faut noter qu‘en 1977, Roger Charlebois était également à l‘emploi du journal Le Devoir, où il était correcteur d‘épreuves (Taschereau 1977 : 24). Si le country- western s‘est doté de compagnies de disques et d‘une association, cette dernière est

8 Un exemplaire de cette publication, dépourvue de numéro ISSN et non déposée à BAnQ, m‘a été transmis par Marie-Thérèse Lefebvre, que je remercie. 9 Dans une analyse des caractéristiques de la chanson italienne traditionnelle, Franco Fabbri mentionne qu‘un festival, ici celui de San Remo, peut devenir un événement culte au sein d‘un genre (Fabbri 1982a : 66); les festivals peuvent donc composer aussi un élément de structuration pour un genre musical. 47 cependant dirigée par quelqu‘un exerçant un métier à l‘extérieur du domaine musical; le genre ne semble donc pas assez rentable pour offrir des opportunités professionnelles à temps complet à d‘autres acteurs que les interprètes et les artisans des compagnies de disques10.

Au cours de cette décennie, le country-western semble donc prospère. Par ailleurs, il réussit, en tant que genre structuré et autonome, à percer la musique populaire de grande consommation. De 1970 à 1975, Télé-Métropole présente l‘émission Le Ranch à Willie, qui attire plus de 1 400 000 téléspectateurs par semaine (Chamberland 1997 : 211). Signe de la popularité du country-western, Fernand Lapierre, organiste des Expos de Montréal lors de leurs débuts au Parc Jarry, enregistre au cours des années 1970 un disque d‘orgue western (Arcand et Bouchard 2002 : 201). Le disque country-western semble vendre plus que jamais et Daniel Beaudry, relationniste de la maison de disques Bonanza, avoue en 1977 au journaliste Yves Taschereau, qui publie en 1977 dans L’Actualité un article sur les chanteurs country-western, que son commerce est « excessivement rentable ». Les disques, qui vendent mieux lors des spectacles que chez les disquaires, auraient représenté un chiffre d‘affaire d‘un million de dollars pour la compagnie en 1975 (Taschereau 1977 : 24-25). Taschereau s‘étonne de la popularité du genre, qui vend autant que la chanson populaire, et avance des chiffres de vente :

La compagnie London, grande productrice de chansons commerciales, vend autant de 33 tours westerns que de 45 tours des grands de la chansonnette. […] Willie Lamothe a vendu plus d‘un quart de millions d‘exemplaires d‘Allô! Allô! petit Michel et de Je chante à cheval. C‘est connu. Mais d‘autres chanteurs atteignent, dans l‘incognito, des chiffres de vente stupéfiants. Connaissez-vous André Hébert? Il a vendu 16 000 exemplaires de Des Roses rouges pour toi maman. […] Et Aldéi Duguay? 70 000 copies de ses 7 microsillons! (Taschereau 1977 : 22)

Taschereau soutient qu‘à la même époque, les ventes des artistes québécois atteignent rarement les 25 000 disques. Il compare ces ventes avec celles des artistes les plus populaires du temps, dont Beau Dommage qui aurait vendu 200 000 exemplaires de son premier album, Jean-Pierre Ferland, dont l‘album Jaune se serait écoulé à 80 000

10 Il serait par ailleurs pertinent de chercher à savoir si ces compagnies ont développé une expertise technique et de réalisation exclusive au country-western et si elles possédaient leurs propres studios d‘enregistrement. 48 exemplaires (Taschereau 1977 : 22). Roger Chamberland soutien quant à lui que Renée Martel aurait vendu, en 1972, 400 000 exemplaires de « Un amour qui ne veut pas mourir ». (Chamberland 1997 : 211) Il est difficile d‘évaluer l‘exactitude de ces chiffres; il apparaît cependant certain que, pendant les années 1970, le country-western a réussi à devenir un genre de grande consommation et à toucher un public plus vaste que jamais à la fois par le biais de la télévision avec Willie Lamothe et par des succès country pop comme ceux de Renée Martel. Pourtant, dès la fin de la décennie, on envisage le country-western comme évoluant dans une industrie extérieure à celle de la musique populaire, ce qui ne sera véritablement le cas qu‘une dizaine d‘années plus tard. Yves Taschereau, tout en s‘étonnant des revenus générés par les chanteurs country-western, qualifie le monde dans lequel ils évoluent de « monde parallèle du show-business », qu‘ils reproduisent, « parfois même en plus gros : Julie et Bernard Duguay gagnent 1 000 dollars ―clairs‖ par fin de semaine! Lévis Bouliane avoue gagner ―50 000 dollars et plus‖ par année! » (Taschereau 1977 : 24).

Après cette décennie, les difficultés rencontrées par toute l‘industrie de la musique affectent le country-western. Avec la crise économique du début des années 1980, plusieurs compagnies de disques indépendantes ferment leurs portes, et le country-western retourne au circuit des bars et des festivals (Chamberland 1997 : 211). La production de disques est en baisse dans tout le pays, et d‘après Statistiques Canada, le nombre d‘albums canadiens contenant au moins une pièce classée « country et folk » a chuté de 150 en 1977 à 44 en 1983 (CRTC 1986 : 20). Des petites étiquettes personnelles voient le jour, et les artistes se tournent résolument vers l‘autoproduction et l‘autopromotion (Claudé 1986a : 21), une situation qui perdure jusqu‘à nos jours (Lefrançois : 2006a11). Les artistes vendent de plus en plus leurs disques et leurs cassettes eux-mêmes lors des spectacles, qui, 1986, constituent la principale source de revenu des artistes country canadiens, le disque étant devenu avant tout un outil de promotion permettant d‘obtenir des engagements (CRTC 1986 : 16). Une douzaine de circuits régionaux canadiens fournissent aux musiciens du travail plus ou moins permanent, dans les Maritimes, l‘Outaouais et le Nord de l‘Ontario notamment (CRTC 1986 : 17). Alors que dans les années 1940 le country-western

11 Cette information m‘a été communiquée par Jan Cody en 2006 alors qu‘elle était présidente de la Canadian Country Music Association. 49 bénéficiait de la promotion du 45 tours, une innovation technologique majeure qui permettait d‘améliorer la qualité sonore des enregistrements tout en maintenant un format idéal pour la promotion individuelle des chansons, les années 1980 semblent marquées, pour le country-western, par une résistance à l‘adoption des nouvelles technologies. Les auditeurs du country-western auraient mis plus de temps que le reste du Québec à passer au disque compact (CRTC 1986 : 24) et, en 1993, plusieurs artistes ne produisaient toujours que des cassettes. Sylvain-Claude Filion explique ce phénomène par le coût de production élevé du disque compact, tout en mentionnant que certains acteurs de la scène country- western y voient plutôt une adaptation trop lente des auditeurs à la nouvelle technologie (Filion 1993 : 14)12. Malgré la stagnation du marché et la disparition des compagnies de disques spécialisées Bonanza et Amical à la fin de la décennie, quelques artistes réussissent tout de même à réaliser des ventes importantes. En 1981, l‘album J’suis ton amie de Chantal Pary se vend à plus de 100 000 exemplaires, alors qu‘à la même époque, les grands artistes country américains vendent au Canada entre 20 000 et 50 000 exemplaires en moyenne (CRTC 1986 : 13-14). De nouveaux artistes, comme Denis Champoux et Jerry et Jo‘Ann, obtiennent une certaine forme de reconnaissance grâce à des prix remis par l‘ADISQ13. Les artistes qui réussissent à se tailler une place dans les institutions de grande diffusion semblent donc conserver la faveur du public, ce qui pourrait tendre à accréditer la thèse, invérifiable mais souvent énoncée, du country-western comme étant le genre vendant le plus de phonogrammes au Québec depuis plusieurs décennies.

Au terme de sa structuration, dans les années 1970, le genre country-western se distingue toujours par la prédominance des auteurs-compositeurs-interprètes. Ceux-ci évoluent au sein de compagnies de disques spécialisées (Rusticana, Bonanza) ou généralistes (London) qui prennent en charge la réalisation et la production. Après la crise du disque, la division du travail se restreint encore, et la plupart des artistes font à la fois de l‘autoproduction et de l‘autopromotion. Robert Giroux observe encore en 1993 une quasi absence de division du travail dans la musique country-western, où « [l]es chanteurs

12 Par ailleurs, l‘autoproduction témoigne d‘une appropriation, par les artistes country-western, de la technologie de l‘enregistrement, qui vient nuancer cette vision de résistance à la technologie. 13 Fondée en 1978, l‘ADISQ (Association québécoise de l‘industrie du disque, du spectacle et de la vidéo) est une association professionnelle qui assure la promotion et la défense de ces secteurs au Québec et qui remet à chaque année des prix lors d‘un gala télévisé depuis 1979. 50 western voient de très près à la production de leurs disques à tous les niveaux : leur équipement est rudimentaire, facile à déplacer; la qualité de leur enregistrement est souvent médiocre, les pochettes de disque sont toutes semblables, nom, photographie, titres de chansons, etc. » (Giroux 1993 : 123). Le statut socio-économique de la plupart de ces artistes est précaire; la majorité d‘entre eux occupe une double profession et ne peut vivre de son art. En 1986, le CRTC évalue à 57 % la proportion d‘artistes country-western occupant un autre emploi que celui d‘interprète (CRTC 1986 : 17).

1.4 L’authenticité country-western Au cours de la structuration du country-western, l‘authenticité prend une place importante dans le discours et ce dès 1965 dans un article signé par Gérald Godin, qui rencontre Marcel Martel, Paul Brunelle et Willie Lamothe pour la revue Maclean. Après les années 1970, cette authenticité est entièrement intégrée au genre et à sa représentation, tant chez les défenseurs du country-western que chez ses détracteurs, en passant par les simples observateurs, journalistes curieux de ce qu‘ils considèrent comme un « phénomène ». Les artistes, tout comme les commentateurs, placent l‘idée d‘authenticité au cœur des valeurs du genre. On peut aisément identifier plusieurs marqueurs d‘authenticité dans les discours et les œuvres produits depuis cette période, marqueurs qui rappellent tous des éléments de l‘authenticité country décrite par Peterson. Je les ai regroupés en quatre catégories, ce qui, d‘une part, permet de rassembler des phénomènes et des éléments du discours très proches les uns des autres, et qui met d‘autre part en évidence les sources sur lesquelles a pu se construire cette authenticité, sources qui correspondent à des conditions présentes dès la période d‘émergence du country-western. À chaque élément de la section 1.4 (mise en scène de la vie personnelle de l‘artiste; proximité entre les artistes et le public; discours sur la sincérité et la simplicité; tradition country-western) correspondra donc un élément de la section 1.5 portant sur le country-western des années 1940 et 1950 (parcours individuels des artistes; personnalisation du métier de chanteur; montée des amateurs; affiliations familiales et folkloriques). On verra que ce sont des traits structurants du genre, dont certains feront d‘ailleurs l‘objet d‘analyses dans le chapitre 4, qui ont servi de fondement à l‘authenticité country-western qui s‘est établie ultérieurement. 51

1.4.1 Mise en scène de la vie personnelle des artistes À partir des années 1970, on constate chez les chanteurs country-western une tendance à l‘adoption d‘une persona dont plusieurs caractéristiques sont tirées de leur vie personnelle. Si l‘attirail du cow-boy est toujours en usage, les chanteurs sont désormais moins des « cow-boys canadiens » que des gens présentés comme ordinaires et s‘adonnant au métier de chanteur. Julie et les frères Duguay, par exemple, vont mettre en valeur leurs origines gaspésiennes. Le groupe est né de la rencontre entre Julie Daraîche avec Bernard et Fernand Duguay au bar-salon Au Rocher Percé à Montréal. En 1970, Julie et les frères Duguay enregistrent leur premier disque chez Bonanza et fondent sur la rue Rachel un établissement appelé Au pied du quai. Ils se produisent aussi au Casino gaspésien de la rue Sainte-Catherine (Charlebois 1976 : s.p.). Plusieurs chanteurs adoptent une persona rattachée à un métier, le plus souvent issu du milieu ouvrier. Ainsi, Terry A. Gallant se présente comme le « camionneur chantant ». Jos Desrochers, mineur pendant 20 ans devient à la radio de CFCL Jos Meloche le « roi du Nord », personnage de foreman et de bûcheron qui raconte des épisodes de la vie au chantier tout en répondant aux demandes spéciales des auditeurs (Bouchard 2005 : s.p.); il conservera le pseudonyme de Jos Meloche sur disque, enregistrera un album intitulé Le roi du Nord sous étiquette Amical dans les années 1970. L‘incarnation de ces personas ne va cependant pas de soi pour tous les artistes country-western. Réal V. Benoît, qui commence sa carrière en 1971, se présente, malgré lui et sous la pression exercée par son producteur de l‘époque, comme le « mineur chantant », un métier qu‘il a véritablement exercé; il se produit d‘abord, sur scène et à la télévision, habillé en mineur et portant son casque sur la tête.

Cette mise en scène de soi s‘incarne aussi dans les chansons des artistes country- western, dont les œuvres, selon Yves Claudé, relèvent d‘un type narratif différent de la chanson populaire, et où les proches sont souvent nommés et où les anecdotes sont présentées comme étant réelles et vécues (Claudé 1997). Lévis Bouliane disait en 1977 : « Des fois j‘ai des problèmes avec mon épouse, alors je peux écrire : ―Ne m‘en veux pas si une autre veut m‘aimer…‖ » (Taschereau 1977 : 24). La carrière de Jeanne-Mance Cormier, qui souffre d‘une forme grave de nanisme et qu‘on surnomme « la plus petite chanteuse du monde », montre que le phénomène est encore bien présent, et elle met son handicap en scène dans sa chanson la plus connue, « La chanson de l‘handicapé » [sic]. La 52 prééminence de la profession d‘auteur-compositeur-inteprète favorise évidemment le recours à des faits tirés de la vie des artistes comme matériau pour leurs chansons. On retrouve cependant une volonté semblable de coller à la vie de l‘interprète chez des auteurs qui écrivent pour d‘autres. Yves Claudé relate à ce sujet la collaboration entre Hélène Sansregret et Lynn Beauchamp :

Même lorsqu‘il y a division du travail entre auteur-compositeur et interprète, les chansons sont écrites par le parolier en fonction du vécu de l‘interprète à qui la chanson est destinée : ainsi, Hélène Sansregret composait il y a quelques années la chanson « Je suis la femme d‘un mineur » pour Lynn Beauchamp, dont le mari est à la fois mineur (à Val-d‘Or, en Abitibi)… et producteur des disques de sa femme. (Claudé 1997 : 170).

Bien que la persona de ces chanteurs soit souvent basée sur des aspects véridiques de leur vie personnelle ou professionnelle, il ne faut pas oublier que celle-ci demeure construite et qu‘elle constitue assurément une représentation leur permettant de revendiquer leur authenticité, et l‘image de ces chanteurs est tout aussi construite que celle des autres artistes populaires. L‘adoption d‘une persona de camionneur, de bûcheron ou de mineur, ou encore la revendication de ses origines géographiques comme dans le cas de Julie et les frères Duguay, sont des stratégies qui permettent aux artistes de se conformer à des valeurs spécifiques au genre, notamment l‘importance de se montrer sur scène et sur disque de la même manière que dans la vie quotidienne et de revendiquer un statut, comme le dit Taschereau, de « non-vedette ». Ces stratégies reliées à l‘affirmation de l‘authenticité exigent aussi, comme l‘indiquait Peterson pour le country, que les artistes se présentent comme appartenant au même milieu que leur public, comme si leur profession de chanteur et de chanteuse ne leur conférait aucun statut particulier. Il est assez révélateur, par exemple, que la chanson écrite par Hélène Sansregret pour Lynn Beauchamp s‘intitule « Je suis la femme d‘un mineur » et non pas « Je suis la femme d‘un producteur de disque ».

1.4.2 Proximité entre les artistes et le public Pour Yves Claudé, la revendication d‘une appartenance au milieu ouvrier par les artistes, à travers leur persona, leurs chansons et leur discours sur scène, découle en partie du statut socio-économique des artistes country-western qui, « [à] cause des faibles revenus qu‘ils tirent de cette musique, […] doivent avoir un double emploi, travaillant en usine durant la semaine, et se produisant dans les cabarets durant la fin de semaine » (Claudé 1986b : 51). 53

Selon le sociologue, cette situation renforce d‘ailleurs l‘identification du public à l‘interprète, et l‘intégration sociale de l‘artiste à son public est une des spécificités de la culture counry-western (Claudé 1997 : 169). Si un statut socio-économique précaire apparaît être le lot de plusieurs chanteurs country-western depuis les années 1980, nécessitant en effet souvent un double emploi (CRTC 1986), les chanteurs country-western des décennies précédentes ont été plusieurs à avoir connu un succès commercial important et à avoir exercé le métier d‘artiste de manière exclusive. Paul Brunelle et Willie Lamothe par exemple, pendant les années 1960, tirent assez de revenus de la chanson pour pouvoir investir dans des entreprises; Willie Lamothe achète puis revend un bar, Paul Brunelle fait l‘élevage de chevaux de course, et Marcel Martel est propriétaire d‘un immeuble d‘appartements (Godin 1965). Quelle que soit leur situation, les artistes font le choix de mettre de l‘avant leur appartenance à ce milieu socio-économique, ce qui s‘inscrit dans un ensemble d‘attitudes qui favorisent l‘identification du public aux artistes. Sur scène, les chanteurs country-western s‘adressent directement au public et l‘encouragent à se manifester. Yves Taschereau décrit ainsi l‘ambiance d‘un spectacle de la chanteuse Marie Lord dans les années 1970 :

Tout le long du spectacle, le public se sentait en famille. Comme si Marie Lord avait été n‘importe qui de la salle, comme si n‘importe qui de la salle eût pu être Marie Lord. Le public western ne veut pas de distance entre lui et ses vedettes : le western vit de la ressemblance et non de la différence : tout le monde peut chanter western et les chanteurs western chantent tout le monde! (Taschereau 1977 : 24)

Jean Chaput, le fondateur de la compagnie Bonanza, note quant à lui l‘importance de la participation du public : « Dans les clubs, il y a des gens qui participent, ils connaissent les chansons des artistes et les chantent avec eux, c‘est impressionnant à voir. » (Claudé 1986a : 21) Cette implication du public peut même aller jusqu‘à l‘écriture de chansons, comme le notait Christian Rioux en 1992 :

La chanson country n‘est pas toujours affaire de professionnels. Julie Daraîche, qui chante ses ballades sentimentales depuis 25 ans dans tous les cabarets de province, reçoit régulièrement des chansons par la poste. « Des ménagères nous racontent leurs peines d‘amour que nous mettons en chanson. Parfois, il n‘y a qu‘à faire les arrangements. » La chanson titre de son dernier microsillon, La Voix de ton cœur, est de Georgette Denis, une Gaspésienne. (Rioux 1992 : 74) 54

L‘exécution des demandes spéciales, qui a été une pratique importante chez les pionniers du country-western dans le cadre d‘émissions radiophoniques, comme on le verra dans le chapitre 4, semble s‘être transposée sur scène, ce qui offre au public une occasion encore plus directe de manifester ses préférences. Gérald Godin décrit ainsi le spectacle improvisé offert par Marcel Martel, Paul Brunelle et Willie Lamothe lors de l‘entrevue qui les réunit à la Taverne Willie Lamothe :

Le nouveau trio en chante une deuxième pour la photo. Elle est de Paul Brunelle : « Le train qui siffle ». Quand il termine, c‘est le délire. Le public est conquis. Mieux que ça, il va même jusqu‘à faire ce qu‘on appelle à la radio des « demandes spéciales ». – Chante nous « Allo, allo petit Michel » [sic], Wellie! [sic]. Et Wellie chantera. Et il paiera une tournée, sur « demande spéciale » aussi. (Godin 1965 : 24)

La description de Gérald Godin tente de restituer une certaine spontanéité et la camaraderie qui est de mise entre les chanteurs country-western et leur public, même si la performance impromptue décrite ici a cependant été rendue nécessaire, comme l‘indique lui-même le journaliste, par la séance de photos qui accompagne l‘entrevue.

L‘importance du public dans le discours des artistes country-western est telle que la plupart des chanteurs et des chanteuses à qui on demande comment ils sont arrivés dans le métier mentionnent spontanément la demande de leur entourage et l‘appréciation du public. S‘il est vrai, comme on le verra dans le chapitre 4, que les goûts du public ont eu une importance déterminante dans l‘émergence du country-western, celui-ci a principalement atteint son public à travers les médias après avoir investi l‘industrie de la musique. Entre les performances d‘amateurs devant un public restreint et relevant en bonne partie de la sphère privée, et les carrières professionnelles et médiatiques qu‘ont connues les artistes country- western, des instances de légitimation et de professionnalisation ont agi. Ainsi, Paul Brunelle a d‘abord remporté à deux reprises le concours de la Living Room Furniture, en interprétant des chansons populaires en vogue, ce qui lui a permis d‘être recruté par RCA Victor. Pourtant, lorsque Gérald Godin lui demande pourquoi il est devenu un chanteur country-western, le chanteur ne parle que du public : « Les gens venaient me voir; viens chanter, chez nous, viens chanter ici, viens chanter là. C‘est la demande qui m‘a amené là- dedans. » (Godin 1965 : 40) Willie Lamothe propose la même justification à sa carrière : « C‘est simple : je voulais amuser, faire rire les gens. Devant leur reconnaissance je n‘ai pu 55 que continuer dans cette voie. » (Le Serge 1975 : 43). Cette proximité apparaît à la fois réelle, car elle est faite d‘interactions véritables entre les artistes et le public, et construite dans sa représentation du public comme étant la source des carrières des artistes country- western.

1.4.3 Discours sur la sincérité et la simplicité Dans sa biographie de Willie Lamothe, Diane Le Serge trace du chanteur un portrait sympathique. Elle insiste notamment sur sa simplicité, qu‘elle met en parallèle avec la fierté de ses origines ouvrières :

Malgré le succès dont il jouit, résultat à la fois de son travail acharné et de son talent, il a su garder cette grande simplicité et cet esprit farceur qui le rendent si sympathique à tous ceux qui le connaissent. C‘est parmi les gens simples qu‘il se sent à l‘aise et, loin de renier le milieu d‘où il vient, il en garde au contraire une certaine fierté. (Le Serge 1975 : 16)

Willie Lamothe lui-même alimentait ce discours sur la simplicité, en valorisant l‘accessibilité de la musique country-western :

Vois-tu, nous autres, c‘est deux ou trois accords, tu les entends une fois, tu les sais par cœur. Tu t‘achètes une guitare, tu peux les chanter. Une bonne chanson, c‘est une chanson que n‘importe qui peut chanter aux noces. À part de ça, j‘ai remarqué une chose, ceux qu‘on snobbe, c‘est eux-autres [sic] qui réussissent. Parce que le public, lui, il n‘est pas snob. (Godin 1965 : 39)

Marcel Martel exprime essentiellement la même idée, disant des chansons country-western qu‘elles « ne sont pas compliquées, elles parlent de la vie ordinaire, de l‘amour et de la beauté des grandes prairies » (Martel et Boulanger 1983 : 308). Roger Charlebois est du même avis et étend cette simplicité aux amateurs de country-western : « Le public western est composé de gens simples, ordinaires et très sensibles. Ils ne veulent pas changer le monde mais veulent entendre parler des problèmes ordinaires, les leurs… » (Taschereau 1977 : 24).

Dans le discours country-western, la simplicité implique nécessairement la sincérité. Pour Bertrand Drouin des disques Amical, « [l]a plupart du temps, les chansons westerns, c‘est des chansons simples, sincères, qui racontent la vie de tous les jours, et les gens se reconnaissent là-dedans. » (Claudé 1986b : 51) Avec un peu d‘ironie Yves Taschereau 56 confirme : « C‘est la sincérité qui compte, pas la beauté. » (Taschereau 1977 : 24) La sincérité country-western se manifeste de deux manières qui peuvent sembler contradictoires. D‘une part, les chanteurs et les chanteuses aiment à dire qu‘ils chantent le monde tel qu‘il est, parfois dur et cruel, et qu‘ils racontent les vraies joies et les vraies misères du monde ordinaire. C‘est à partir de ce réalisme que Marie Lord fait l‘éloge du country-western : « C‘est des histoires vraies que nous autres, les westerns, on vous chante » (Taschereau 1977 : 24), et c‘est ainsi que Luce Bédard peut écrire dans Vie ouvrière en 1988, chansons à l‘appui, que le country-western raconte « l‘isolement des personnes âgées […], la vie chère et l‘injustice » (Bédard 1988 : 28). D‘autre part, cette peinture de la société qui se veut véridique n‘écarte pas un certain sentimentalisme. Julie Daraîche confie : « J‘haïs pas ça faire pleurer le monde. Voyez-vous, le monde est cruel aujourd‘hui, alors il faut les faire pleurer un peu. » (Claudé 1986b : 51). Quant à Lévis Bouliane, il affirme que « [l]a musique sort comme ça de [son] cœur » (Taschereau 1977 : 24).

La sincérité exige aussi des artistes qu‘ils soient eux-mêmes, originaux et uniques. Willie Lamothe explique à Gérald Godin : « Moi j‘ai horreur des imitations, ça ne peut pas durer. […] Il faut que quelqu‘un ait du style. Il ne faut pas arriver sur la scène comme Trenet ou comme Gene Autry. » (Godin 1965 : 40) On présume par ailleurs que le public country-western sait instantanément distinguer le vrai du faux, la performance sincère de la mise en scène. À propos de la réaction du public de la Taverne Willie Lamothe lors de la performance improvisée évoquée plus haut des trois pionniers du country-western pour les besoins du photographe du Maclean, Gérald Godin décrit ainsi la réaction du public présent, qui s‘amuse de voir ainsi les artistes donner un « faux » spectacle : « Le public est goguenard. Il est par excellence celui à qui on ne la fait pas. » (Godin 1965 : 24) La sincérité et la simplicité des artistes country-western, essentielles à leur authenticité, sont d‘ailleurs les raisons qui sont le plus souvent avancées pour expliquer l‘engouement du public pour ce genre musical. Gérald Godin raconte avoir interrogé des amateurs lors du Festival du disque14, à l‘aréna Maurice-Richard, qui lui ont affirmé aimer les chanteurs

14 Le Festival du disque a été créé en 1965 à Montréal par Jacqueline Vézina. Donnant lieu à une semaine d‘exposition et à un gala au cours duquel des prix étaient remis, le Festival du disque visait à promouvoir 57 country-western « [p]arce qu‘ils sont sincères. Parce qu‘ils sont simples. Parce qu‘ils ne sont pas gênants. Parce qu‘on comprend ce qu‘ils chantent » (Godin 1965 : 41). Ces valeurs peuvent s‘appliquer autant aux personnes qu‘à la musique, et un certain discours oppose le country-western, plus naturel, au reste de la musique populaire qui serait devenue artificielle. En 1992, Gildor Roy avance que « [l]es gens sont tannés de la musique synthétique, ils veulent entendre des instruments acoustiques et avoir du plaisir » (Rioux 1992 : 73).

Si les propos tenus par les artistes masquent le plus souvent les mécanismes de création, de production et de promotion, ceux recueillis chez les producteurs de disques font au contraire la lumière sur leur perception de la fabrication du country-western en fonction de ses destinataires, et à force d‘insister sur la simplicité des chansons et de leur public, une certaine condescendance émerge. Bertrand Drouin, des disques Amical, offre son interprétation de cette simplicité, perçue comme nécessaire, et qui s‘accompagne du « quétaine » : « C‘est un genre de musique qui s‘adresse aux ouvriers, c‘est peut-être ça le problème, de parler leur langage, dire par là parler quétaine et puis mâchonner les mots… Il faut bien dire, bien articuler, faire une belle musique, mais avec une petite touche quétaine… » (Claudé 1986b : 51).

1.4.4 Traditions musicales et familiales La dernière grande caractéristique de l‘authenticité country-western qui sera présentée ici concerne la tradition country-western, faite à la fois de traditions musicales et de références aux traditions familiales. Sur le plan du répertoire, les artistes country-western contribuent fortement à la création et au maintien des classiques du genre. Ainsi, certaines chansons qu‘on pourrait qualifier de canoniques font l‘objet de nombreuses reprises sur disque et sur la scène. C‘est le cas notamment de « Quand le soleil dit bonjour aux montagnes », dont on connaît plusieurs versions. Enregistrée pour la première fois au Québec par le groupe Les Rigolos en 1945 sous le titre « Bonjour mon soleil » et chantée par Annette et Carmen Richer, cette chanson a par la suite été reprise par Lévis Bouliane, Marie King, Lucille Starr (sous le titre « The French Song »), Willie Lamothe et Marcel Martel (en solo et en duo

l'industrie québécoise du disque (McGregor et al. : 2011). En 1966, le festival offre pour la première fois un prix pour la musique country-western, qui est remporté par Marcel Martel (Martel et Boulanger 1983 : 250). 58 avec sa fille Renée). Plus récemment, « Quand le soleil dit bonjour aux montagnes » a été reprise par Georges Hamel et par Patrick Norman. Il ne s‘agit ici que des versions enregistrées par les artistes les plus connus et à l‘intérieur du genre : la chanson a également été reprise, entre autres, par Alain Morisod et par l‘organiste Lucien Hétu, qui interprète la pièce sur son disque instrumental du même titre consacré au country-western.

Les pionniers du country-western vont quant à eux proposer des nouvelles versions de leurs chansons les plus populaires. À partir du milieu des années 1950, les compagnies de disques commencent à offrir des microsillons country-western, un format qui devient la norme à partir du milieu des années 1960 et qui supplante le 45 tours et le 78 tours qui avait perduré, pour le country-western, jusqu‘en 1959. Si certains albums présentent une collection d‘enregistrements déjà parus, ces produits se distinguent de plus en plus par des arrangements orchestraux qui tranchent avec l‘instrumentation minimale des disques mis en marché avant le milieu des années 195015. Tout en offrant de nouvelles chansons, ces albums comportent aussi des reprises, par les artistes originaux, des plus grands succès de l‘époque du 78 tours. Ces chansons étaient parfois réenregistrées à la demande des compagnies. Marcel Martel raconte que ce sont les gens d‘Apex16 qui lui ont demandé d‘entrer en studio pour produire une nouvelle version de la chanson « Un coin du ciel » afin de l‘intégrer à un album où le chanteur était accompagné d‘un orchestre (Martel et Boulanger 1983 : 375)17. Quant à Willie Lamothe, il enregistre en 1954 « Je chante à cheval » pour une deuxième fois, avec les Cavaliers des plaines, et Paul Brunelle réenregistre « Le train qui siffle » et « Sur ce vieux rocher blanc » avec les Troubadours du Far-West en 1960. En réactualisant un répertoire ancien qui appartenait à une époque du disque country-western dont la technologie et le style étaient en voie de disparition, les

15 Bien que les premiers enregistrements country-western étaient le plus souvent accompagnés uniquement de guitare, les orchestres avaient commencé à faire leur apparition au milieu de cette décennie, comportant habituellement une contrebasse, un accordéon et un violon. À partir des années 1960 toutefois, l‘enregistrement multipiste se répand sur les enregistrements country-western et propose un son tout à fait différent. 16 En 1950, Herbert Berliner (1882-1966), se croyant atteint d‘un cancer, vend la compagnie Compo à Decca, qui remplace l‘étiquette Starr par l‘étiquette Apex (Thérien 2003 : 220), nom d‘une subsidiaire de Compo basée à Toronto (Billboard, 30 décembre 1950 : 8). C‘est sous cette étiquette que Marcel Martel continuera à enregistrer à partir de cette année, avant de passer chez London et chez Bonanza. 17 Il s‘agit sans doute de la version de « Un coin du ciel » qui se trouve sur l‘album « Le tango des fauvettes », enregistré probablement en 1967 sur l‘éphémère étiquette Lero de Compo. Il s‘agit du microsillon le plus ancien enregistré par Marcel Martel chez Compo que j‘ai pu retracer. 59 pionniers du country-western en ont assuré la pérennité et ils ont contribué à faire de ces chansons des classiques du genre. Celles-ci feront par la suite l‘objet de reprises par d‘autres artistes. Julie et les frères Duguay enregistrent « Sur ce vieux rocher blanc » (vers 1973), tout comme Georges Hamel sur un album intitulé Chansons du patrimoine (2002); Bobby Hachey (1932-2006) reprend « Je chante à cheval » sur son album Hommage à mes amis (2000); Renée Martel reprend « Un coin du ciel » sur son album Un coin du ciel (1981), puis sur À mon père : Ses plus belles chansons (1999). Les titres de ces albums eux- mêmes, en évoquant l‘« hommage » et le « patrimoine », témoignent du statut de ces chansons au sein du genre, et cette canonisation de certaines chansons country-western contribue à la construction d‘un héritage qui, s‘il ne fait pas l‘objet d‘un discours abondant, permet néanmoins aux chanteurs de s‘inscrire dans une tradition préexistante et durable et ainsi de se positionner comme des « vrais » chanteurs country-western. Paradoxalement, Marcel Martel affirmait dans son autobiographie que l‘album comprenant sa nouvelle version de « Un coin du ciel » témoignait d‘une volonté d‘Apex de le transformer en chanteur populaire et de transformer son style (Martel et Boulanger 1983 : 191). Si les arrangements de cette version de « Un coin du ciel » sont en effet plus léchés et plus pop que ceux des enregistrements précédents de Marcel Martel, le disque constitue tout de même pour lui un retour au source sur le plan du répertoire, incluant notamment une chanson associée à Tino Rossi (« Le tango des fauvettes ») et une chanson de Roland Lebrun (« Au bord de la mer argentée », ici reprise sous le titre « La mer argentée »), deux chanteurs dont il interprétait le répertoire au début de sa carrière.

L‘élaboration de cette tradition locale n‘exclut pas la présence d‘un processus de légitimation rattaché au country états-unien, qui apparaît comme une référence. Marcel Martel, par exemple, se réclame dans son autobiographie de l‘influence, présumée, de Jimmie Rodgers :

Il arrivait quelquefois, le soir quand les conditions de la météo le permettaient, que j‘écoute la radio en anglais. C‘était l‘époque où CKAC se joignait au réseau CBS américain pour des programmes de musique de danse et de chansons. Il me semble que c‘est au cours d‘une de ces émissions que j‘ai entendu pour la première fois de la guitare à la radio. Il est fort possible que ce soit Jimmy Rodgers [sic]. (Martel et Boulanger 1983 : 30). 60

Les adaptations de succès états-uniens, nombreuses parmi les premiers enregistrements country-western, continuent à être produites au cours des décennies suivantes, et les chanteurs country-western adaptent autant des classiques du country que des succès country contemporain majeurs suscitant par ailleurs des reprises par des interprètes rattachés à d‘autres genres musicaux. Une vingtaine d‘années après « En prison maintenant », une adaptation de Marcel Martel de « In the Jailhouse Now » de Jimmie Rodgers dont il sera question dans le chapitre 4, Jos Meloche propose dans les années 1970 une nouvelle version de ce classique du country avec un texte aux consonances encore plus québécoises, « Chu‘t‘en prison astheur » [sic]. Renée Martel enregistre en 1972 « Un amour qui ne veut pas mourir », une adaptation de « Never Ending Song of Love », un succès de Delaney & Bonnie & Friends, chanson également reprise par Earl Scruggs, Bobbie Darin et Stevie Wonder entre autres. Elle enregistre aussi en 1971 « Prends ma main », une adaptation de « Put Your Hand in the Hand », un gospel enregistré en 1970 par Ann Murray, repris en 1971 par Loretta Lynn et par le groupe canadien Ocean dont la version atteindra la deuxième position sur le palmarès « Billboard Hot 100 », ainsi que par Elvis Presley en 1972.

Si cette affiliation avec le country passe en partie par une phonographie qui continue de puiser dans la chanson country produite aux États-Unis, les grands représentants de cette tradition sont souvent cités par les chanteurs country-western, qui retirent une certaine fierté de les avoir rencontrés. Willie Lamothe, qui a assuré à deux reprises la première partie de Gene Autry à Montréal, parle à Gérald Godin d‘un Stetson que lui a offert la star, et souligne cette rencontre à grands traits. « Regarde la photo sur le mur, c‘est moi avec Gene Autry » (Godin 1965 : 39). Marcel Martel a inclus dans son autobiographie des photos de lui-même posant en compagnie des grands noms du country états-unien et canadien où on le voit aux côtés de Gene Autry, de Hank Snow, de Wilf Carter et de Webb Pierce, l‘auteur de nombreux succès country et de la version de « In the Jailhouse Now » dont Marcel Martel s‘est inspiré pour sa propre adaptation de la chanson. À propos de Pierce et de Carter, le chanteur insiste d‘ailleurs sur leur authenticité : « Dans l‘intimité, ces personnalités demeurent identiques au portrait qu‘elles projettent d‘elles-mêmes, contrairement à ces fausses vedettes qui se prennent pour d‘autres. » (Martel et Boulanger 1983 : 136) En plus de mettre en valeur leurs rencontres avec ces grands de la chanson 61 country, les chanteurs country-western peuvent aussi se servir du statut de ces chanteurs pour légitimer leur propre pratique. À Gérald Godin qui lui disait que ses chansons constituaient une imitation du western américain, Willie Lamothe a répondu : « Non, c‘est en français. Et le style est différent. Il y a beaucoup de gros chanteurs américains qui me l‘ont dit. » (Godin 1965 : 40) Quant à Marcel Martel, il qualifie Webb Pierce de « confrère » (Martel et Boulanger 1983 : 136).

Les traditions familiales sont quant à elles valorisées et mises en scène dans les activités scéniques et phonographiques des artistes country-western. Les groupes composés de familles et de couples sont nombreux, et les noms de ces ensembles (Julie et les frères Duguay, la famille Daraîche) mettent ces liens familiaux en évidence. Renée Martel, avec son album À mon père : Ses plus belles chansons (1999), se réclame de sa filiation avec un des pionniers du country-western. Pour Renée Martel, qui a débuté sa carrière comme chanteuse populaire, qui a longtemps oscillé entre pop et country-western et qui ne « réintègre pleinement la grande famille country » qu‘à la fin des années 1990 (Québec Info Musique 2011 : s.p.), cet album hommage lui permet également de s‘inscrire dans le genre country-western. Le chanteur Pierre Tailly reprend lui aussi les chansons de son père Julien Tailly, qui enregistrait chez Compo dans les années 1940 et 1950, et lance dans les années 1970 l‘album Tel père tel fils : Pierre Tailly chante les succès de son père Julien Tailly. De plus, les artistes sont nombreux à relater des souvenirs d‘enfance rattachés à la musique, qui est présentée comme primordiale dans leur vie familiale. En 1977, Julie Daraîche raconte les raisons qui l‘ont menée à faire une carrière de chanteuse country-western :

C‘est venu tout seul […] parce que chez nous on a été élevés dans la musique western. Ma mère chante le western, mon père aussi. On a ça dans le sang. C‘est nous autres! Quand il y avait de l‘argent à la maison, mon père nous envoyait, tous les enfants, voir les tournées de Jean Grimaldi, avec Marcel Martel et Paul Brunelle… C‘est un esprit de famille qui reste. (Taschereau 1977 : 22)

Le journaliste Christian Rioux interprète de la même manière l‘intérêt de Gildor Roy pour le country-western, faisant allusion aux soirées musicales de son enfance que le chanteur tenterait, selon lui, de transposer sur scène : 62

Le dimanche, les musiciens de la famille faisaient swinger jusqu‘à 250 personnes dans la grange aménagée en salle de danse. […] Sur scène, Gildor Roy ne fait pas autre chose que dans la grange de ses parents. Son spectacle, qui fera le tour de la province au printemps, réunit son père, ses deux frères et sa sœur. À La Licorne l‘an dernier, sa grand-mère est montée sur scène. (Rioux 1992 : 74). 1.5 Les sources Pour la période d‘émergence du country-western, il a été impossible de trouver des sources écrites comparables à celles présentées jusqu‘ici. On ignore donc si, entre 1942 et la fin des années 1950, un discours sur l‘authenticité tel que celui recueilli pour les décennies suivantes avait commencé à prendre place. Certaines données reliées aux types de carrières et aux enregistrements issus de cette période montrent toutefois que certains phénomènes ayant mené à la structuration du genre et à l‘élaboration de son authenticité sont mis en place dès l‘émergence du country-western. Avec le temps, les parcours individuels des artistes, la personnalisation de leur relation avec le public, l‘importance des amateurs dans l‘émergence du country-western ainsi que les liens du genre avec le folklore constitueront des traits durables qui, même en faisant l‘objet d‘une certaine transformation, certains allant en s‘accentuant (la personnalisation notamment) et d‘autres en s‘effaçant (les liens avec le folklore), contribueront à alimenter l‘authenticité country-western.

1.5.1 Parcours individuels Dans des textes produits au cours des années 1980 et 1990, des auteurs comme Yves Claudé et Luce Bédard insistent sur l‘ancrage du country-western dans le milieu ouvrier, et les parcours individuels des pionniers du country-western confirment qu‘il s‘agit d‘un élément de continuité au sein du genre. Si les familles de ces chanteurs sont d‘origine rurale parfois récente, aucun de ces artistes pour lesquels certains éléments biographiques sont connus n‘a occupé le métier d‘agriculteur, à l‘exception peut-être de Paul Brunelle18. Les pionniers du country-western ainsi que leurs parents sont le plus souvent des travailleurs

18 Dans son article, Gérald Godin qualifie Paul Brunelle de « paysan »; le chanteur y affirme que son père était cultivateur et qu‘il est donc « le seul vrai habitant des trois » (Godin 1965 : 40). Le dossier sur la chanson en Montérégie préparé par Mario Gendron à partir d‘archives précise au contraire que Paul Brunelle est né dans une famille ouvrière (2011a : s.p.). Peut-être le père de Paul Brunelle a-t-il occupé les deux types métiers ou encore un métier agricole non spécialisé, ce qui était courant à l‘époque; le père de Marcel Martel a occupé plusieurs emplois dans le secteur ouvrier et a tenté sa chance comme agriculteur en faisant l‘acquisition d‘une terre (Martel et Boulanger 1983 : 19-23) et celui de Willie Lamothe a été aide-cultivateur sur plusieurs fermes (Le Serge 1975 : 15). 63 d‘usine non qualifiés dont le parcours s‘inscrit dans le mouvement d‘urbanisation que connaissent plusieurs régions du Québec après la Crise. Ils résident dans des villes régionales importantes (Drummondville, Saint-Hyacinthe, Granby) qui leur permettent, en début de carrière, d‘exercer à la fois une profession industrielle et le métier de chanteur dans des cabarets. Roland Lebrun était le fils d‘un ouvrier du moulin à scie de Saint-Léon- le-Grand, dans la vallée de la Matapédia. Il a lui-même quitté la Gaspésie pour s‘engager à Shawinigan dans une usine de pâte à papier. Démobilisé, il reprend son travail, qu‘il devra conserver toute sa vie (Claudé 1997 : 171). Quant à Willie Lamothe, il a été ouvrier dans une « cannerie » (Chamberland 1997 : 209) puis à la manufacture Goodyear, deux entreprises situées à Saint-Hyacinthe, jusqu‘à ce qu‘il puisse vivre des tournées et des redevances (Le Serge 1975). Son père, Eugène Lamothe, était journalier et travailleur de chemin de fer (Le Serge 1975 : 15) et a également exercé le métier de tanneur (Godin 1965 : 39). Paul Brunelle aurait travaillé à l‘usine Minner Rubber (Martel et Boulanger 1983 : 73). Quant à Marcel Martel, il a occupé de nombreux emplois comme manœuvre et comme ouvrier. À 15 ans, il travaille, à Drummondville, à l‘usine Dominion Silk (Martel et Boulanger 1983 : 34), monte dans les chantiers à l‘hiver 1945-1946 (60), devient livreur de lait à Granby pour la laiterie Lelerc (71-72), puis, de retour à Drummondville, travaille dans une cour à bois. En 1960, il déménage avec sa famille aux États-Unis pour tenter de guérir définitivement de la tuberculose; il est engagé en Californie chez Home Pool Equipment comme pressier sur une ligne de production d‘arbres de Noël en aluminium. (Martel et Boulanger 1983 : 194-195). Il occupe d‘autres emplois en usine en Californie puis dans l‘État de New York avant que le succès lui permette de quitter définitivement les professions industrielles.

Si les misères des travailleurs deviennent un thème important du genre au cours des années 1980, les chansons produites pendant la phase d‘émergence du country-western sont en général fort éloignées de ce réalisme. Dans les années 1940 et 1950, on retrouve plutôt une abondante production de chansons traitant d‘amour romantique, heureux ou malheureux, des chansons de cow-boy et des chansons où la nostalgie de l‘enfance ou du village d‘origine construisent un discours parfois intime, parfois fantaisiste. Les thèmes sociaux et réalistes occupent une place minime, et seules, par exemple, quelques chansons de Georges Caouette (« Souffrance d‘un cowboy », « Complainte d‘un cowboy », 64

« L‘enfant du chômeur ») parlent de maladie, de chômage ou encore d‘accidents de travail. Bien qu‘il soit impossible d‘évaluer la faveur qu‘a connu ce chanteur aujourd‘hui oublié, sa production peu abondante (14 disques 78 tours seulement sont conservés à BAnQ) et concentrée sur quelques années, entre 1945 et 1952, indiquent qu‘il a connu une carrière moins fructueuse ou à tout le moins peu médiatisée, contrairement à Marcel Martel, à Paul Brunelle et à Willie Lamothe, qui offraient au public un répertoire moins pessimiste. Si plusieurs chansons peuvent traiter de situations malheureuses, voire dramatiques (« Souvenir de mon enfance » ou « Infâme destin » de Marcel Martel, par exemple, dont il sera question dans les chapitres 2 et 3), elles les exploitent sous un angle personnel et intime, les présentant comme des peines individuelles et non comme des problèmes collectifs ou dont il faudrait chercher et combattre les causes. Même les chansons de guerre de Roland Lebrun adoptent un ton personnel, décrivant les adieux et les retours des soldats d‘un point de vue sentimental. D‘autre part, on ne retrouve pas dans ce corpus de chansons aux sujets présentés comme autobiographiques. Marcel Martel, qui souffrait de tuberculose et qui jouait à la radio pour les malades des hôpitaux de la région de Trois-Rivières, n‘a pas composé une seule chanson sur sa maladie. En 1949, alors qu‘il est très malade et qu‘il s‘apprête à entrer au sanatorium pour une seconde fois et, le croit-il, pour y mourir, il enregistre « Romance », « Je ne suis qu‘un vagabond », « Pour un baiser », « Fleurs de mon jardin », « Charmes hawaïens », « Près du feu je chante » (Martel et Boulanger 1983 : 92), des chansons aux titres bien éloignés des événements qu‘il vivait alors. Sa maladie n‘a pas été utilisée dans la promotion de ses disques, ce qui, plus de 20 ans plus tard et à une époque où la vie personnelle des artistes est mise de l‘avant dans le country-western, apparaît étonnant pour le chanteur : « Aussi incroyable que cela puisse paraître aujourd‘hui, à l‘époque aucune publicité n‘était faite là-dessus, ma carrière se poursuivait depuis mon lit de malade. » (Martel et Boulanger 1983 : 95) De plus, alors qu‘il enregistrait des duos avec son épouse Noëlla Therrien et qu‘il l‘accompagnait à la guitare sur disque, rien n‘indique que la promotion de ces enregistrements ait mis de l‘avant leur relation de couple, comme cela sera courant pour les couples de musiciens country-western à partir des années 1970. Même si un auditeur averti pouvait aisément s‘imaginer le « cavalier » de Noëlla Therrien sous les traits de Marcel Martel, rien dans cette chanson n‘indique qu‘elle décrive une personne réelle plutôt qu‘un personnage fictif. Georges Caouette pourrait encore une fois 65 constituer une exception. Ses chansons « Une guitare deux doigts » et « Complainte d‘un cowboy », dans laquelle le narrateur raconte avoir laissé à l‘usine « deux doigts et une main écrasée », pourraient indiquer qu‘il avait lui-même perdu des doigts, ce qu‘aucune donnée ne confirme. « La chanson d‘un aveugle », enregistrée par le musicien aveugle Ludger Foucault (1943), et « Allo! Allo! petit Michel » (1950), chanson écrite par Willie Lamothe pour son fils, s‘inscrivent aussi dans cette veine de chansons pouvant être perçues comme autobiographiques et qui seront plus courantes quelques décennies plus tard.

1.5.2 La personnalisation Malgré la faible présence d‘éléments autobiographiques dans la persona et les chansons des pionniers du country-western et la quasi absence de références à une quelconque condition sociale et économique, un des traits du country-western qui favorisera plus tard une intégration intime des artistes et du public, la phase d‘émergence du genre est cependant marquée par une personnalisation croissante de la relation entre l‘artiste et son public. Les demandes spéciales, dont l‘importance dans le genre country-western sera montrée dans le chapitre 4 et qui transitent en bonne partie par la radio, constituent un indice certain de cette personnalisation. Marcel Martel, qui dédie ses chansons aux malades à la radio de CHLN, participe de manière encore plus directe à ce phénomène, tout comme, on le verra, la création de plages horaires au sein de la programmation des stations régionales pour les localités qui sont encore dépourvues de stations émettrices. Chaque public, sinon chaque auditeur, doit trouver son compte, et les chanteurs country-western, dès l‘émergence du genre, s‘investissent dans cette relation particulière avec le public. Ce dernier est parfois mis en scène dans les chansons. Dans « Mon passage en Gaspésie », Willie Lamothe relate une tournée dans cette région. Il y parle de son « auditoire gaspésien », raconte avoir rencontré « du monde gentil » et nomme les villes qu‘il a visitées (Matane, Amqui). L‘histoire est celle d‘un amour mutuel : « Notre public enthousiasmé / Qui est venu nous acclamer / À la maison s‘en est r‘tourné / Tout enchanté de leur soirée ». Willie Lamothe offre aux Gaspésiens de leur rendre la pareille : « si vous passez dans ma région / arrêtez- vous dans ma maison », et les appelle ses « amis ».

Si la relation entre les artistes et leur public se personnalise, ce phénomène a aussi son pendant stylistique, et le country-western, comme on le verra également de manière 66 plus détaillée dans le chapitre 4, se caractérise par des styles individuels distinctifs. Les pionniers du country-western interprètent chacun un répertoire typique, et leurs styles vocaux ainsi que leurs performances scéniques sont tout aussi personnels. Willie Lamothe chante surtout des chansons fantaisistes inspirées par ses idoles Maurice Chevalier et Charles Trenet, et ses tournées incluent de la comédie et même des artistes forains comme Michel Messier (Le Serge 1975 : 69). Paul Brunelle adopte lui aussi le modèle de la variété, mais dans une formule qui se veut de bon goût, récupère l‘évocation du « bon vieux temps » et lui permet de jouer dans les salles paroissiales. Marcel Martel, un émule de Roland Lebrun et de Tino Rossi, est quant lui le spécialiste de la chanson sentimentale, une marque de commerce qui perdure : en 1965, d‘après Gérald Godin, il est « celui qui plaît le plus aux femmes » (Godin 1965 : 41). On verra aussi que les chansons d‘amour du premier country-western québécois sont portées par des voix inspirées du crooning et qui exploitent toutes les possibilités du microphone permettant l‘expression de sentiments intimes, et que cette intimité préfigure les chansons à sujets personnels et autobiographiques de la génération suivante de chanteurs country-western.

1.5.3 Les amateurs L‘intégration de l‘artiste country-western à son public et le discours voulant que les chanteurs et les chanteuses soient des gens ordinaires tire peut-être aussi son origine des sources amatrices du country-western. Aux États-Unis, les chercheurs s‘entendent pour dire que le country est né de la commercialisation d‘enregistrements de musiciens non seulement ruraux mais aussi amateurs19. Si les chansons western et country en provenance des États-Unis étaient relayées par des adaptations québécoises dès les années 1930, elles l‘étaient par des chanteurs professionnels établis qui mettaient à leur répertoire, d‘origine variée, quelques-uns des grands succès western de leur époque, succès qui étaient parfois déjà passés dans la musique de grande diffusion par le biais de versions interprétées par des chanteurs comme Bing Crosby ou Perry Como. C‘est le cas notamment des chansons de cow-boy adaptées pour ou par Ludovic Huot et Lionel Parent. Les cow-boys chantants Gene Autry et Roy Rogers, eux-mêmes des figures importantes de la culture de masse, sont

19 Pour Malone (2002) et Peterson (1997) par exemple, les origines du country correspondent aux premiers enregistrements commerciaux, donc non ethnographiques, de musique populaire jouée par des amateurs ou des semi-professionnels issus d‘une tradition transmise oralement. 67 beaucoup plus connus, à l‘époque, que les vedettes country ne faisant pas carrière au cinéma. Au Québec, le country-western est né de l‘appropriation de ce genre musical, en voie de structuration mais déjà un produit de grande consommation, par des amateurs ayant une pratique musicale semblable à celle des premiers musiciens country états-uniens. Marcel Martel, Paul Brunelle et Willie Lamothe ont tous fait leurs débuts en interprétant les succès populaires de leur époque et, on le verra en 1.5.4, évoluaient dans des réseaux recoupant ceux des musiciens traditionnels. Au moins deux des pionniers du country- western, Roland Lebrun et Paul Brunelle, ont amorcé leur carrière médiatique grâce à des concours d‘amateurs qui constituaient, on le verra dans le chapitre 4, une formule répandue et appréciée des programmations radiophoniques des années 1940.

On pourrait sans doute expliquer en partie cet intérêt du public des années 1940 pour les performances d‘amateurs par le rêve que ces concours suscitent, soit la possibilité, pour chaque auditeur et chaque auditrice, de se retrouver un jour à la place de ces concurrents et de devenir une vedette de la radio. La presse tente d‘ailleurs de répondre aux goûts de ses lecteurs pour les leçons de musique et de chant. À compter de 1933, Le Passe- Temps fait paraître une chronique intitulée « L‘art du chant » qui propose des leçons pour les « belles voix incultes chez nos Canadiens » (Le Passe-Temps no 865 : 50). Ce type de propos touchera de plus en plus un répertoire populaire et, le 26 août 1948, l‘hebdomadaire Photo-Journal publie un article intitulé « Voulez-vous devenir vedettes de la chansonnette? Jeunes filles, jeunes femmes douées, lisez ceci » (57), qui propose à ses lectrices « quelques conseils et quelques ―ficelles‖ ». Le discours des artistes country-western depuis les années 1970, qui se présentent comme égaux et semblables à leur public, pourrait relever du même phénomène.

Dans une interprétation complète du rôle de ce discours intégrateur dans l‘authenticité country-western, il ne faut cependant pas minimiser la professionnalisation des amateurs comme élément structurant du champ populaire en général et la distinction que présente le country-western à cet égard. À compter des années 1930, les amateurs et les autodidactes prennent une place grandissante dans l‘industrie de la musique populaire. On pense évidemment à Mary Travers Bolduc, puis à Ovila Légaré, Rose Ouellette, Lionel Parent, et à des dizaines d‘autres chanteurs, compositeurs, comédiens et auteurs qui 68 investissent la scène, la radio et le disque au cours des années 1930 et 1940. Le même phénomène se produit, quelques années plus tard avec les chansonniers, qui se révèlent par des concours tels ceux organisés par Fernand Robidoux (1920-1998) et Robert L‘Herbier (1921-2008) : le Grand prix de la chansonnette canadienne en 1949, le concours La feuille d‘érable, le Concours de la chanson canadienne en 1956. Avec le temps toutefois, la chanson québécoise s‘est dotée à la fois d‘instances de légitimation et de formation qui ont mené à une professionnalisation croissante de ses acteurs. Dans le cas du country-western, comme on l‘a vu, cette professionnalisation semble incomplète et aboutit finalement à une prédominance de l‘autoproduction et de l‘autopromotion. De plus, la Révolution tranquille laisse de côté de grands pans de la culture populaire québécoise dans son élaboration d‘une culture nationale. Selon Yves Claudé, c‘est en partie parce que les normes idéologiques qui relevaient auparavant du clergé deviennent le fait d‘une nouvelle petite bourgeoisie aux aspirations modernistes, qui rejette les cultures populaires en général. Le country-western aurait dès lors été perçu par ce groupe comme une aberration culturelle ou une aliénation relevant de l‘influence américaine (Claudé 1997 : 177). Face à ce rejet, face à une exclusion de l‘industrie professionnelle à compter de la fin des années 1970, ou peut-être simplement pour se distinguer du reste de la musique populaire, le country-western a pu développer son authenticité en misant sur sa différence des genres musicaux dominants sur le plan des conditions de production, où la division du travail est plus fragmentée et où la distinction entre les producteurs et les auditeurs est plus nette. La valorisation de conditions socio- économiques spécifiques tout comme la constante affluence de nouveaux artistes amateurs ont contribué à établir l‘authenticité country-western autour d‘une représentation particulière des artistes, des non-vedettes et des gens ordinaires chantant pour leur plaisir, ainsi qu‘une représentation du public country-western, qui pourrait prendre à tout moment la place de ses artistes. Cette posture peut tirer sa légitimité des origines même du country- western, d‘abord porté par des amateurs ayant taillé leur place au sein d‘une industrie en pleine mutation. Il est cependant important de préciser que ces amateurs n‘étaient pas les purs dilettantes qu‘ils affirment souvent être. Chez les chanteurs pour lesquels les données biographiques sont les plus abondantes, il est évident que des visées professionnelles sérieuses ont orienté leur parcours et que c‘est à force d‘obtenir des petits engagements qu‘ils finissent par se faire remarquer par des acteurs importants de l‘industrie. Bien avant 69 d‘enregistrer son premier disque, Marcel Martel se produisait dans le circuit régional de Drummondville, ce qui lui a permis d‘une part de se faire remarquer par Ovila Légaré, et d‘autre part de rencontrer Georges Caouette, qui l‘a encouragé à se présenter chez Compo (Martel et Boulanger 1983 : 34-41, 73). Quant à Willie Lamothe, il affirme avoir toujours voulu faire carrière dans le monde du spectacle, tâtant du théâtre et de la danse avant de devenir chanteur. Ce sont ses performances données dans les army shows qui lui ont permis de se faire remarquer par Ferdinand Biondi (1909-1998), et ses liens professionnels avec Victor Martin (1910-1973) qui ont lancé sa collaboration avec RCA Victor (Le Serge 1975).

1.5.4 Le folklore et la tradition Dès 1965, les chanteurs country-western se réclament explicitement de la tradition country, à la fois états-unienne, canadienne et québécoise, y compris les pionniers qui sont encore actifs; aucun discours à ce sujet n‘a cependant pu être recueilli pour les années 1940 et 1950. Bien que Marcel Martel raconte avoir entendu de la guitare à la radio américaine, il est difficile de savoir, à l‘époque, à quel point les artistes misaient sur leur filiation avec le country états-unien afin de légitimer leur pratique. Il est cependant évident que le répertoire enregistré par Marcel Martel et ses contemporains au cours de cette période s‘inspire largement de la jeune tradition country et country-western. Les adaptations de succès états- uniens enregistrés par Jimmie Rodgers, Webb Pierce, Hank Williams et la famille Carter sont courantes. Outre les adaptations mentionnées jusqu‘ici, citons Paul Brunelle qui enregistre « Quand je pense à nos soldats » sur une musique de A. P. Carter, et Paul-Émile Piché, dont la chanson « Souvenir d‘un cowboy » est une adaptation qui colle de près à la chanson « The Texas Cowboy » enregistrée par Hank Snow. Au Québec, Roland Lebrun inspire Marcel Martel et Willie Lamothe, qui interprètent ses chansons au début de leurs carrières respectives. On note cependant l‘absence, dans le corpus issu des années 1940 et 1950, de pièces provenant du répertoire folklorique. Les musiciens country-western des années 1940 et 1950 côtoient pourtant de près les musiciens de folklore, qui font parfois office d‘accompagnateurs pour ces chanteurs. Marcel Martel, par exemple, se produit avec les frères Laurent et Gérard « Ti-Noir » Joyal. Laurent Joyal accompagne d‘ailleurs Marcel Martel sur son premier disque (« Souvenir de mon enfance » / « La chaîne de nos cœurs »). Les frères Joyal ont enregistré de nombreux disques de musique instrumentale folklorique, 70 et Gérard Joyal est l‘auteur d‘une centaine de mélodies originales de style traditionnel (Chartrand 2010 : s.p.). Marcel Martel fonde également, avant 1942, un orchestre avec Ludger Foucault, musicien et chanteur dont la discographie se compose à la fois de musique instrumentale et folklorique et de chansons country-western. Willie Lamothe a quant à lui joué avec le violoniste de folklore Fernand Thibault et a joué avec Victor Martin avant ses débuts sur disque (Le Serge 1975 : 49)

Willie Lamothe a commencé à écrire des chansons en mettant de nouvelles paroles sur des airs traditionnels lors de son passage dans l‘armée (Le Serge 1975 : 40-41). À ma connaissance, il ne subsiste cependant plus de traces de cette pratique dans ses enregistrements. Pourtant, comme bien d‘autres musiciens country-western, il est né dans une famille où le folklore était présent, à la fois comme musique d‘agrément et comme pratique professionnelle occasionnelle. Son père était violoneux et jouait dans des maisons privées le soir, occupation qui fournissait parfois le seul revenu familial (Le Serge 1975 : 18). D‘autres artistes country-western sont issus de familles de musiciens traditionnels. C‘est le cas de Bobby Hachey et de Gisèle LaMadeleine, fille d‘Albert LaMadeleine (1905- 1986), violoniste de folklore, dont le père Joseph Ovila (1879-1973), lui aussi violoniste folklorique, enregistrait de la musique traditionnelle sous étiquette Starr principalement (une centaine d‘enregistrements sous cette étiquette; Labbé 1995 : 154-159). Chanteuse et accordéoniste, Gisèle LaMadeleine enregistre du country-western et du folklore sous étiquette Bonanza (Claudé 1986b : 51). Les dynasties de musiciens sont courantes tant dans le milieu country-western que folklorique et la tradition musicale folklorique du Québec, ni fixe ni rigide, a sans doute favorisé ce passage du folklore au country-western. (Baillargeon et Côté 1991 : 21).

Les enregistrements country-western des années 1940 et 1950 ne portent pas les traces de cette proximité avec le folklore, si ce n‘est par l‘instrumentation, laquelle, lorsqu‘elle fait entendre d‘autres instruments que la guitare, fait une grande place au violon mais surtout à l‘accordéon. Dans les enregistrements country-western, ces instruments se voient cependant confier un rôle d‘improvisation libre et proposent un contrepoint à la mélodie vocale, suivant le modèle qui prédomine dans plusieurs sous-genres country comme le western swing et le bluegrass. Les enregistrements de folklore produits à 71 l‘époque au Québec font au contraire entendre des mélodies accompagnées, les instruments exécutant alternativement le thème et son accompagnement, composé de formules rythmiques et harmoniques répétitives. Malgré l‘apparente étanchéité stylistique semblant s‘être établie entre ces deux genres, les liens entre les réseaux de musiciens folkloriques et country-western perdurent. Les frères Joyal animent en 1955 à Drummondville, sur les ondes de CHRD, l‘émission « La sauterie du samedi soir », qui présente des musiciens invités; Marcel Martel, par exemple, se joint occasionnellement à l‘émission (Martel et Boulanger 1983 : 133). De plus, dans certains contextes, on sait que les chanteurs country- western récupèrent à leur avantage la formule des soirées du bon vieux temps, notamment Paul Brunelle, qui achète en 1951 une troupe du même nom à Antoine Grimaldi (Gendron 2011a. : s.p.); Marcel Martel désigne aussi ses spectacles comme des « soirées canadiennes » (Martel et Boulanger 1983 : 152).

1.6 L’authenticité : un gage de continuité Bien qu‘il soit encore peu structuré pendant les années 1940 et 1950, le genre country- western émergeant présente déjà plusieurs caractéristiques qui deviendront des agents de structuration et qui offriront en même temps des bases crédibles à l‘authenticité telle qu‘elle sera énoncée deux décennies plus tard. Premièrement, les pionniers du country-western appartiennent au milieu ouvrier, et leurs parcours individuels montrent bien que les milieux urbains ont été nécessaires à leur pratique musicale. Deuxièmement, le country-western s‘inscrit dès ses débuts dans un mouvement de personnalisation qui touche au répertoire et au style de chacun de ses interprètes mais aussi à la relation de proximité qui s‘établit entre les artistes et le public, notamment par le biais de la radio et des demandes spéciales. Troisièmement, les premiers chanteurs country-western sont des amateurs qui émergent à une époque où ces derniers, dans toutes les pratiques artistiques, font l‘objet d‘un grand engouement de la part du public, ce qui permet à ces derniers d‘investir plusieurs sphères artistiques. Quatrièmement, les premiers chanteurs country-western évoluent dans les mêmes réseaux que les musiciens de folklore, avec qui ils partagent souvent la scène, malgré une forte étanchéité stylistique entre les enregistrements relevant de chacun de ces deux genres. Peut-être les pratiques scéniques intégraient-elles mieux les styles musicaux propres à ces deux genres; nous en savons pour l‘instant peu de choses. 72

Ce sont ces quatre conditions présentes dès les années 1940 qui permettent au country-western d‘inventer sa propre tradition. Tout d‘abord, on l‘a vu, les métiers pratiqués en dehors du milieu musical vont jouer un rôle fondamental à la fois dans l‘élaboration de personas authentiques et dans la proximité qu‘entretiennent les artistes avec leur public. Bien que le discours sur ce statut socio-économique soit absent pour les années 1940 et 1950 et que celui-ci soit peu représenté dans les chansons, on constate dans le discours ultérieur une valorisation directe des origines ouvrières des pionniers. Par exemple, en 1965, Willie Lamothe affirme son attachement à la vie difficile qu‘il a connue dans son enfance : « [mon père] gagnait 15 piastres par semaine […] Mais j‘ai aimé ça avoir de la misère. Aujourd‘hui, j‘apprécie mieux ce que j‘ai » (Godin 1965 : 40). Si l‘apport de la culture ouvrière à l‘authenticité country-western transite en partie, surtout à partir des années 1980, par des chansons réalistes et rattachées au métier, l‘inclusion d‘éléments de la vie personnelle des artistes touchera à tous les aspects du quotidien, en particulier aux relations familiales. Bien que peu de chansons produites dans la période d‘émergence du genre contiennent de telles références autobiographiques, on a vu que certaines exceptions préfiguraient l‘importance de cet élément pour l‘authenticité country- western. À ces quelques enregistrements s‘ajoutent, en 1955, un disque que Marcel Martel enregistre avec son épouse Noëlla Therrien et sa fille Renée, Noël sous mon toit, sous le nom de « La famille Marcel Martel et ses Amis de l‘ouest » [sic]. Si Noël apparaît comme une opportunité naturelle de mettre en valeur les liens familiaux, il s‘agit d‘un autre enregistrement, tout comme le « Allo! Allo! petit Michel » de Willie Lamothe, qui annonce une tendance à venir, celle de la mise en valeur des liens familiaux. De plus, la transition entre les thèmes romantiques et fantaisistes des années 1940 et ceux plus réalistes des décennies suivantes a sans doute été favorisée par l‘importance de l‘autoréférentialité qui caractérise le country-western dès ses débuts, à travers laquelle narrateur et persona se confondent dans les chansons de cow-boy qui abondent dans la discographie country- western des années 1940 et 1950. Cette autoréférentialité étant une pratique admise dans le country-western, le passage au réalisme et l‘apparition de personas présentées comme rattachées à la vie réelle des artistes étaient préparés par une pratique déjà en place.

Les pionniers du country-western étaient des musiciens amateurs et des autodidactes et, à l‘époque où ils intègrent le milieu professionnel, d‘autres amateurs empruntent le 73 même parcours dans d‘autres domaines artistiques. Cette arrivée d‘amateurs dans la sphère professionnelle et dans les médias crée une rupture dans les pratiques culturelles de l‘époque. Ce phénomène va de pair avec une valorisation croissante de la guitare et de l‘accompagnement non écrit, la perte d‘influence de la partition et du piano dans l‘accompagnement de la musique populaire comme on peut l‘entendre à la radio avec des émissions comme celle de Montagnards Laurentiens, mais aussi dans la pratique des amateurs, à qui la publicité offre des leçons pour de nouveaux instruments et des méthodes d‘accompagnement « par accords » comme on le verra dans le chapitre 4. Cette pratique amatrice, si elle crée une rupture dans l‘industrie musicale, s‘inscrit au contraire en continuité avec l‘oralité de la musique folklorique. Elle alimentera le discours sur la simplicité du country-western, où les artistes se représentent justement comme des amateurs jouant pour leur plaisir et celui du public, et dont les carrières seraient accidentelles. Ce discours est évidemment moins présent chez les artistes rattachés à des dynasties de musiciens dont la professionnalisation remonte aux origines du genre, et pour qui ce type de propos serait inconvenant. Ce discours est encore très présent; pour s‘en convaincre, il suffit de visionner n‘importe quel documentaire de la série intitulée Au cœur du country, qui, en huit épisodes réalisés par François Savoie et Carmel Dumas et présentés sur les ondes d‘Artv, trace une série de portraits thématiques du country-western québécois des années 2000.

Par ailleurs, malgré une influence stylistique faible voire inexistante de la musique folklorique sur le country-western, les deux genres continuent de partager des réseaux, puis des institutions dans les années 1970, notamment l‘Association de musique folklorique et campagnarde et la compagnie de disques Bonanza, consacrée à la fois au country-western et au folklore. Cette proximité qui perdure peut sans doute, en plus d‘être favorisée par des réseaux partagés, être rattachée à l‘expression d‘une certaine nostalgie, un autre élément de continuité au sein du country-western. Dès l‘émergence du genre, la nostalgie est en effet un thème privilégié. Les chansons contenant le mot « souvenir » abondent : « Souvenir de mon enfance », « Souvenir d‘un amour », « Lettre et souvenir » (Marcel Martel) « Souvenir d‘un cowboy », « Souvenir d‘une amie » (Paul-Émile Piché), « Triste souvenir » (Georges Caouette), « Souvenir d‘une maman » (Julien Tailly), « Souvenir du passé » (Yvan Trempe), pour n‘en nommer que quelques-unes. Au-delà de la sémantique, plusieurs 74 chansons consistent sur le plan narratif en des souvenirs racontés ou en la description d‘un moment appartenant au passé, parmi lesquelles on compte « Sur ce vieux rocher blanc » de Paul Brunelle et « Mon passage en Gaspésie » de Willie Lamothe. Plusieurs autres chansons témoignent simplement d‘un èthos nostalgique, comme « Mon enfant je te pardonne » qui présente l‘enfance comme un paradis perdu, sans compter les chansons de guerre du soldat Lebrun qui relèvent presque toutes de l‘expression de la nostalgie du pays et des proches. Plus tard, on fait paraître des albums de « chansons souvenirs », et certaines chansons country-western exprimeront une nostalgie moins personnelle, et plus traditionnelle, avec des références au « bon vieux temps » dont on note cependant l‘absence dans les chansons country-western enregistrées au cours des années 1940 et 1950.

Ce portrait de l‘authenticité country-western permet de revisiter l‘affiliation de ce genre musical avec la tradition, qui est souvent mise de l‘avant afin de justifier l‘étiquette conservatrice qui lui est attribuée. Même Yves Claudé, qui envisage le country-western comme faisant partie d‘une culture ouvrière et avant tout urbaine, parle de l‘importance de la musique traditionnelle dans les débuts québécois du genre :

Cette musique d‘origine rurale, déjà industrialisée et empruntant les canaux de la culture urbaine, trouvera un écho important dans les régions du Québec de l‘après-guerre, fortement touchées par l‘industrialisation. La musique country va se greffer sur la tradition folklorique québécoise : on assiste en fait à la fois à une coexistence, une interpénétration et une fusion de ces deux courants. (Claudé 1986b : 50)

Il faudrait apporter deux nuances à cette affirmation. La première, c‘est que cette greffe n‘attend pas l‘après-guerre pour prendre. Ce que la guerre va favoriser, comme on le verra dans le chapitre 4, c‘est l‘entrée des pionniers du country-western dans les studios d‘enregistrement et l‘émergence des vedettes country-western; Marcel Martel, bien avant la fin de la guerre et avant l‘enregistrement de son premier disque chez Compo, faisait déjà carrière sur scène, interprétant des chansons du soldat Lebrun et des chansons populaires, parfois accompagné de musiciens de folklore. La seconde, c‘est que sur le plan stylistique, les deux genres musicaux semblent évoluer en parallèle plutôt que de fusionner. Si on peut occasionnellement retracer un groupe de musiciens folkloriques qui enregistrent un disque country-western, par exemple, les frères Joyal qui enregistrent « L‘écho des montagnes » et « Le train en marche » en 1949, et vice versa, aucun enregistrement ne semble mélanger 75 intimement les deux genres, du moins au cours de la période d‘émergence du genre. Si le country-western se « greffe » sur la musique traditionnelle, c‘est avant tout sur ses réseaux de musiciens et de scènes et sur les relations que les musiciens de folklore entretiennent avec les compagnies de disques, dont il semble profiter dans une large mesure.

Sur le plan musical, le lien entre country-western et tradition se joue donc sur le plan interne, et pour les années 1940 et 1950, la tradition country états-unienne qui remonte au milieu des années 1920 joue un rôle de premier plan. En même temps s‘élabore lentement une véritable tradition country-western locale, avec son répertoire canonique et ses figures d‘autorité, qui contribuera à l‘authenticité du country-western des décennies suivantes. L‘insistance sur la proximité entre les artistes et leur public et relevant de relations de face à face, donc traditionnelles (Lavoie 1986) contribue aussi à masquer les procédés de médiation qui prennent place entre la production et la réception du country- western (disques, diffusion radiophonique puis télévisuelle, chroniques dans le Journal des Vedettes) et met exagérément en valeur des aspects traditionnels au détriment de phénomènes relevant de la modernité. L‘authenticité country-western apparaît donc à la fois comme la clé permettant d‘interpréter le discours sur le traditionalisme et le conservatisme de ce genre musical et comme un obstacle épistémologique qui a empêché jusqu‘ici l‘évaluation des véritables tensions entre tradition et modernité qu‘il introduit alors qu‘il apparaît dans le champ de la musique populaire.

1.7 Sommaire L‘authenticité est au cœur de l‘axiologie country-western. Au terme de la structuration du genre, celle-ci est complètement construite et se fonde sur quatre grandes caractéristiques, soit sur la mise en scène de la vie personnelle des artistes, dans les chansons et dans leurs personas, sur la proximité entre les artistes et le public, sur la valorisation de la sincérité et de la simplicité et sur des traditions musicales internes et externes où les grands noms du country-western et du country états-unien font figure d‘icônes. Ces quatre caractéristiques s‘apparentent toutes d‘une manière ou d‘une autre à des marqueurs de l‘authenticité country tels que décrits par Richard Peterson. Plus qu‘une simple récupération d‘un discours présent aux États-Unis, on peut percevoir la récupération de traits structurants déjà présents lors de l‘émergence du country-western; les parcours individuels des pionniers, la personnalisation de leur relation avec leur auditoire, leur statut d‘amateurs et d‘autodidactes et leur intégration aux réseaux de la musique folklorique offrent une continuité au sein du genre en constitution et bâtissent une tradition dont l‘authenticité country-western peut se réclamer. 76

David Shumway souligne que le vedettariat induit une authenticité qui réside dans la persona plutôt que dans l‘adéquation entre l‘image de l‘artiste et sa personnalité réelle, et où les données biographiques sur l‘artiste importent peu (2007 : 527-528). Pour le country- western, au moment où certains chanteurs atteignent et maintiennent un véritable statut de vedette, comme Willie Lamothe par exemple, qui entreprend une carrière d‘acteur au début des années 1970 et dont l‘émission Le Ranch à Willie atteint de fortes cotes d‘écoute, les valeurs mises de l‘avant dans une authenticité spécifique au genre maintiennent au contraire l‘illusion que les artistes n‘ont en quelque sorte pas de persona, et que leur incarnation publique correspond en tous points à leur incarnation réelle et quotidienne. Ce faisant, l‘authenticité country-western insiste non seulement sur sa tradition mais aussi sur la famille, la simplicité et la nostalgie, et ce au détriment des traits les plus modernes qui caractérisent l‘œuvre et le parcours des pionniers. Il s‘agit bien d‘une authenticité fabriquée, qui s‘appuie sur un passé dont la reconstruction relève dans une certaine mesure d‘une amnésie structurelle et qui masque à la fois le succès et la modernité. C‘est peut-être la récupération et la mise en valeur au sein même du genre country-western de ces éléments de continuité qui a donné lieu à son étiquette conservatrice et traditionnelle.

Si l‘appartenance du country-western à la tradition apparaît en partie construite, et si l‘authenticité émerge de l‘urbanisation et d‘un contexte moderne, de quelle manière le country-western témoigne-t-il de la modernité? La voix et le rôle des effets paralinguistiques dans l‘expressivité country-western, apporteront une première réponse à cette question. Les chapitres 2 et 3, qui portent respectivement sur l‘usage de la nasalisation et du second mode de phonation dans le corpus, montreront de quelle manière les chanteurs country-western utilisent des éléments de la voix parlée et du langage quotidien.

Chapitre 2 La nasalisation 2.1 Introduction À l‘écoute du corpus que composent les enregistrements country-western produits au Québec entre 1942 et 1957, on constate que tous les chanteurs ont recours à la nasalisation à des degrés divers. Jori Johnson Jennings et David Kuehn ont montré que la nasalité était plus souvent présente chez les chanteurs amateurs que chez les chanteurs professionnels de formation classique (Jennings et Kuehn 2008 : 85-88). On peut donc s‘attendre à retrouver de la nasalisation dans plusieurs genres de musique issus de pratiques amatrices et populaires. Dans le cas des chanteurs country-western, la nasalisation fait l‘objet de variations qui en font un procédé expressif important; celle-ci est utilisée d‘une manière structurée et participe de manière certaine à l‘esthétique vocale du genre.

En français parlé, la nasalisation est un mécanisme essentiel à la production des voyelles et des consonnes nasales. Dans l‘analyse du corpus country-western, la nasalisation sera cependant envisagée en tant que modificateur paralinguistique, c‘est-à-dire en tant que trait suprasegmental superposé à la chaîne phonologique. Dans cette perspective, même une voyelle déjà nasale comme le [B] peut faire l‘objet d‘une nasalisation supplémentaire, qui crée un timbre nasal perceptible et davantage marqué que celui qui est nécessaire à la production de la voyelle. Comme les connaissances sur la nasalisation découlent en grande partie d‘études sur les phonèmes nasalisés présents dans une langue et que la production de la nasalisation semble découler des mêmes mécanismes dans les deux cas (sur le plan phonatoire et segmental, et sur le plan de la qualité de la voix et suprasegmental), la présentation des principales caractéristiques phonatoires et acoustiques de la nasalisation présentées en 2.2 découlera autant de données issues de la phonétique que d‘études portant sur la qualité de la voix. Plusieurs connotations sont associées à la nasalisation envisagée en tant que modificateur paralinguistique; elles seront énumérées dans la section 2.3. Les analyses d‘enregistrements tirés du corpus présentées en 2.4 montreront comment les chanteurs coordonnent la variation du degré de nasalisation avec d‘autres paramètres musicaux et paralinguistiques d‘une manière qui transpose, dans un contexte musical, certaines fonctions expressives de cet effet issues de la voix parlée. 78

2.2 Terminologie, production et traits acoustiques La nasalité peut constituer un trait vocal individuel distinctif et être présente de manière permanente chez un locuteur; elle fait alors partie de ce que Poyatos appelle les qualités premières (Poyatos 1993 : 175). En effet, la voix d‘un individu présente des résonances à prédominance soit orale, soit nasale, ou plus rarement pharyngale qui dépendent des résonateurs les plus efficaces dans la transmission du signal vocal, ce qui varie en fonction de la morphologie de chacun (Poyatos 1993 : 178). La nasalisation peut par ailleurs faire l‘objet d‘une production contrôlée. Elle est nécessaire à l‘énonciation des voyelles nasales ([B] [C] [D] [I]) et des consonnes nasales ([m] [n]), mais toutes les voyelles semblent pouvoir être nasalisées à des degrés divers, comme c‘est le cas dans plusieurs accents régionaux de la langue anglaise qui ne comporte pourtant que des voyelles orales (par exemple [a] [e] [i] [u] et [U]). On parlera donc de voyelles nasales dans le cas des voyelles linguistiques nécessitant la nasalisation pour leur production, et de voyelles nasalisées lorsqu‘une voyelle orale fera l‘objet d‘une nasalisation perceptible mais non nécessaire à la phonation, ou encore lorsqu‘une voyelle nasale sera exagérément nasalisée. Le terme nasalisation désignera la mise en action des processus physiologiques, volontaire ou non, dont résulte la production de la nasalité.

La nasalité résulte de la présence de résonances nasales dans le transfert du signal vocal, résonances induites par l‘abaissement du voile du palais, aussi appelé velum, soit la partie molle et postérieure du palais qui se termine par la luette. Au cours de la phonation, le voile du palais est naturellement relevé et bloque le passage entre le pharynx et les fosses nasales (Le Huche et Allali 2001 : 18), constituées de deux cavités s‘étendant du nez au pharynx; le voile du palais relevé empêche ainsi l‘air qui circule dans le canal vocal de se rendre jusqu‘aux fosses nasales. Pour la phonation des consonnes et des voyelles nasales, le voile du palais s‘abaisse, permettant alors aux fosses nasales de communiquer avec le pharynx par sa partie supérieure, le rhinopharynx (l‘arrière-nez), créant ainsi ce qu‘on appelle une ouverture vélaire : les fosses nasales peuvent alors agir comme résonateur. Il faut noter que l‘abaissement du voile du palais n‘est pas le seul mécanisme en jeu dans la phonation des voyelles nasales : la position de langue joue aussi un rôle dans l‘identité et l‘articulation de ces voyelles (Demolin et al. 2003 : 461). Bien qu‘en phonétique on considère habituellement que les voyelles nasales françaises s‘accompagnent d‘un débit 79 d‘air nasal, Poyatos souligne que l‘expulsion de l‘air par le nez n‘est pas nécessaire à la nasalisation (Poyatos 1993 : 105). Pour les voyelles orales nasalisées, l‘étude de Birch et al. (2002), dont il sera question plus loin, tend en effet à montrer qu‘il n‘y a pas de corrélation entre la perception de la nasalité et le débit d‘air nasal. Dans le cas des consonnes nasales cependant, la constriction de la cavité orale nécessaire à leur articulation fait évidemment du nez la seule sortie d‘air possible.

À chaque voyelle nasale correspond une voyelle orale. Tous les autres paramètres articulatoires étant semblables par ailleurs, on peut dire grossièrement que l‘abaissement du voile du palais convertit la voyelle orale [è] en la voyelle nasale [C]. Par le même procédé, [F] devient [D], [A] devient [B], et [O] devient [I]. La nasalité peut cependant être présente sans pour autant être commandée par les besoins de la phonation, et toutes les voyelles peuvent être plus ou moins nasalisées sans pour autant perdre leur identité. Prenons par exemple le cas de la voyelle orale postérieure [A] (comme dans le mot pâte). Elle possède son pendant nasal, la voyelle nasale postérieure [B] (comme dans le mot quand). Pour passer du son [A] au son [B], Demolin et al. ont observé chez plusieurs sujets un abaissement du velum si important que la luette entrait en contact avec la racine de la langue (Demolin et al. 2003 : 456-457). On peut s‘imaginer qu‘entre un aussi grand abaissement et une position parfaitement relevée du voile du palais, une articulation intermédiaire serait possible et permettrait de nasaliser la voyelle [A] sans pour autant lui faire perdre son identité et la transformer en [B]; la nasalisation d‘une voyelle orale à potentiel nasal ne la transforme pas forcément en voyelle nasale à proprement parler. Dans les exemples tirés du corpus, on verra que la voyelle orale [è] se présente souvent sous une forme nasalisée sans pour autant être perçue comme la nasale [C].

Plusieurs études tendent à montrer que la nasalisation n‘affecte pas toutes les voyelles orales de la même manière. Birch et al. ont effectué des tests de perception du degré de nasalité de la voyelle [a] à partir de segments chantés par des chanteurs d‘opéra professionnels et pour lesquels avaient été mesurés le débit d‘air nasal et l‘ouverture vélaire. Ils ont notamment conclu que pour cette voyelle, il était difficile d‘établir une corrélation exacte entre le degré d‘ouverture et la nasalité perçue; certains chanteurs produisaient cette voyelle avec le voile du palais passablement abaissé et laissant une large 80 ouverture qui n‘était pas accompagnée d‘une nasalité perceptible. D‘autres chanteurs avaient au contraire un timbre perçu comme nasal qui s‘accompagnait d‘une ouverture vélaire minime (Birch et al. 2002 : 68-69). Aucune corrélation n‘a ainsi pu être établie entre la nasalité perçue et l‘ouverture vélaire, ni non plus pour la relation entre la nasalité et le débit d‘air nasal. Ces résultats tendent à corroborer l‘hypothèse que la nasalité ne serait pas exclusivement redevable à l‘abaissement du voile du palais mais qu‘elle serait aussi déterminée par des caractéristiques morphologiques individuelles (Poyatos 1993 : 68).

L‘étude de Birch et al. a aussi montré que si les chanteurs d‘opéra utilisent très souvent l‘abaissement du voile du palais sur la voyelle [a], ils le font plus rarement pour les voyelles [i] et [U]. L‘étude de Sundberg et al. (2007) suggère que l‘ouverture vélaire, pour la voyelle [a], offrirait l‘avantage d‘atténuer le premier formant de cette voyelle sans affecter le niveau sonore des formants 3, 4 et 5, ce qui aurait ainsi pour effet d‘augmenter l‘intensité relative de ces formants, qui s‘étaient de plus agrégés. Les auteurs en concluent que, pour la voyelle [a], une ouverture vélaire contribue à la création du formant du chanteur et participe ainsi à une bonne projection de la voix. Pour les voyelles [i] et [U] cependant, l‘ouverture vélaire combinée à la résonance des sinus étend le premier formant sur une bande de fréquence plus large, ce qui contribue à donner un timbre nasal bien perceptible à la voyelle ainsi produite : les chanteurs d‘opéra professionnels ont donc tendance à éviter cette technique pour les voyelles [i] et [U] (Sundberg et al. 2007 : 134). Cette étude soutient également le point de vue selon lequel les sinus jouent un rôle dans la résonance nasale comme le prétend Poyatos (1993 : 103); Le Huche et Allali soutiennent au contraire que les sinus ne semblent jouer aucun rôle dans la phonation (2001 : 18).

Sur le plan acoustique, la nasalisation est un phénomène complexe auquel, selon Raymond Kent, trois principaux effets peuvent être rattachés (1993 : 104). Premièrement, l‘abaissement du voile du palais introduisant une bifurcation dans le conduit vocal, il crée des antiformants ou antirésonances, c‘est-à-dire des régions du spectre harmonique qui sont considérablement moins intenses. Selon Laver (1980), les antiformants caractéristiques de la nasalisation se situent entre 500 Hz et 1 800 Hz (91). Le Laboratoire de phonétique et phonologie de l‘Université Laval parle plutôt de valeurs situées entre 800 Hz et 2 000 Hz, des valeurs proches du deuxième formant pour la voix parlée (LPPUL 2004a : s.p.). 81

Deuxièmement, l‘ouverture vélaire cause un allongement du « tube » par lequel circule le signal vocal, qui voyage dès lors du larynx aux narines, ce qui amplifie les fréquences de résonance les plus basses; pour les hommes, un formant nasal est ainsi créé autour de 300 Hz, formant auquel John Laver fait aussi référence (1980 : 91). Troisièmement, les cavités nasales, par leur morphologie, absorbent une part de l‘énergie acoustique, ce qui cause à la fois une réduction de l‘énergie globale de la voix et un élargissement de la bande de fréquence des formants. Laver observe d‘ailleurs une intensité forte des formants autour de 2 500 Hz sur une large bande d‘environ 1 000 Hz (Laver 1980 : 91). Ces propriétés acoustiques de la nasalisation s‘accordent bien avec les observations de Birch et al. (2002) et de Sundberg et al. (2007). En effet, si la nasalisation augmente l‘intensité des formants situés autour de 300 Hz, le timbre de la voyelle [a] sera peu affecté par la nasalisation, puisque son premier formant, pour les voix masculines, se situe beaucoup plus haut que 300 Hz, soit autour de 760 Hz pour le français20. Les voyelles [i] et [U] en revanche, ont un premier formant (F1) dont la valeur typique est de 250 Hz et de 290 Hz respectivement, des valeurs situées beaucoup plus près de 300 Hz; F1 sera conséquemment beaucoup plus affecté par les résonances nasales, ce qui modifiera considérablement le timbre de la voyelle nasalisée.

En résumé, la production des voyelles nasales nécessite l‘abaissement du voile du palais; l‘ouverture vélaire permet alors à l‘air de circuler dans les fosses nasales et la phonation de ces voyelles peut s‘accompagner d‘une sortie d‘air par le nez. En ce qui concerne la nasalisation des voyelles orales cependant, il semble impossible d‘établir une corrélation entre l‘ouverture vélaire, le débit d‘air nasal sortant et la perception de la nasalité, ce qui suggère d‘une part que l‘ouverture vélaire peut s‘accompagner de résonances spécifiques qui ne sont pas forcément perçues comme nasales, et d‘autre part que la production d‘un timbre perçu comme nasal est peut-être déterminé par la morphologie individuelle autant que par le degré d‘aperture du velum. Le mécanisme d‘abaissement du voile du palais ne suffirait donc pas à déterminer la nasalité et sa présence serait souvent attribuable à la morphologie des cavités nasales et buccales. Cependant,

20 Les valeurs typiques des formants pour les voyelles françaises sont tirées du répertoire Identification des sons du français mis en ligne par le Laboratoire de phonétique et phonologie de l‘Université Laval au http://www.phonetique.ulaval.ca (LPPUL 2004b : s.p.). 82 comme on le verra dans l‘analyse du corpus, tout chanteur, même celui présentant une voix perçue comme généralement nasale, peut varier le degré de nasalité, ce qui suggère qu‘il s‘agit d‘une qualité qui peut généralement être contrôlée, mais également que sur le plan suprasegmental, il serait judicieux d‘envisager le degré de nasalité comme un continuum et non pas en termes de présence ou d‘absence. Les traits acoustiques de la nasalité consistent en la présence de deux formants intenses autour de 300 Hz et de 2 500 Hz, ce dernier ayant de plus la caractéristique d‘être particulièrement large, ainsi que d‘antiformants pouvant se créer entre 500 Hz et 2 000 Hz.

J‘ajoute enfin que lorsque le rhinopharynx est obstrué par l‘inflammation et le mucus, comme dans le cas d‘un rhume, le voile du palais peut difficilement s‘abaisser et le passage de l‘air du pharynx aux fosses nasales est bloqué; la nasalité est alors fortement atténuée, parfois jusqu‘à la dénasalisation complète. Dire de quelqu‘un d‘enrhumé qu‘il parle du nez est donc incorrect; la voix enrhumée est dénasalisée, et non pas nasalisée.

2.3 Fonctions expressives et connotations On possède peu de données sur les fonctions linguistiques et les connotations rattachées à la nasalisation. En ce qui concerne la signification symbolique des consonnes nasales, une des thèses les plus célèbres est l‘explication avancée par Roman Jakobson (1962) à l‘occurrence élevée des consonnes nasales dans les mots rattachés à la mère. Suite à l‘analyse des données recueillies par George Murdock, qui a relevé les termes utilisés dans plusieurs langues pour désigner les parents (1959), Jakobson a constaté que 55 % des termes recueillis désignant la mère présentaient des consonnes nasales contre 15 % pour les termes désignant le père. Jakobson a posé comme hypothèse que les consonnes nasales sont associées à la mère parce que le murmure nasal (« mmmmmmmm ») est le seul son que les bébés peuvent produire lorsqu‘ils tètent, et que ce phonème en est ainsi venu représenter celle-ci (Nuckolls 1999 : 236-237). Dans une étude très poussée portant sur l‘usage des sons non lexicaux en anglais, Nigel Ward a montré grâce à un corpus de conversations spontanées que ces éléments du langage avaient des fonctions conversationnelles très précises (2006). C‘est le cas du « m-hm », qui consiste en une version plus polie du « uh- huh »; si les deux sons signalent que l‘on suit bien son interlocuteur, Ward a montré que « m-hm » survient lorsque la conversation devient plus sérieuse sur le plan intellectuel ou 83 sur le plan émotif et que les suppléants contenant un [m] indiquent souvent que l‘on accorde de l‘importance et de l‘attention à ce qui vient d‘être dit (Ward 2006 : 142-143). Toujours selon Ward, les sons non lexicaux fondés sur la consonne [n] indiqueraient plutôt que l‘on est déjà au courant de ce que notre interlocuteur énonce, ou que l‘on veut clore le sujet (Ward 2006 : 147-148). Ces données sont d‘une utilité limitée pour l‘analyse d‘un corpus où la nasalité correspond à un trait suprasegmental. En ce qui concerne la nasalisation envisagée en tant que qualité vocale et modificateur paralinguistique, la plainte et la séduction sont les deux principales connotations citées dans la recherche. John Laver et Fernando Poyatos associent la nasalisation à la plainte (whining, Laver 1980 : 92; Poyatos 1993 : 223). William Austin a identifié la nasalisation, superposée à une fréquence de phonation basse, comme étant utilisée tant par les hommes que par les femmes dans la séduction (1965 : 34-37), ce que Poyatos a aussi observé pour la voix féminine, sans précision sur la fréquence de phonation (Poyatos 1993 : 223).

Poyatos observe également que la nasalisation est présente dans les pleurs (Poyatos 1993 : 289). Dans son étude des fonctions sociales et culturelle de la chanson country aux États-Unis, Aaron Fox observe que les variations de timbre dans la voix des chanteurs sont coordonnées avec le sens des paroles chantées. L’ethnomusicologue avance que la nasalisation, comme de nombreux autres effets vocaux, peut souvent être interprétée en tant qu’icône du pleur qu’il désigne comme des cry breaks21 :

Crying […] can be iconically represented with specific inflections known categorically as « cry breaks » – sharp deformations of the melodic line effected through intermittent falsetto or nasalization, glottal or diaphragmatic pulsing of the airstream and thus the melodic line, or the addition of articulatory « noise » to an otherwise timbrally « smooth » vocal tone. (Fox 2004 : 276)

Pour Fox, ces effets incarnent des affects précis, et leur usage découle à la fois des traditions stylistiques et des visées expressives de l‘interprète :

« Crying » effects […] are both generalized aspects of a subgeneric style (« hillbilly » style for example, permits as many cry breaks as possible subject to phonological constraints) and specifically coordinated with « sad » songs, verbs of crying, and affectively potent moments. (Fox 2004 : 280)

21 La traduction de cry break par icône du pleur sera justifiée dans le chapitre 3. 84

Le country-western du Québec s‘inspirant largement du country états-unien, on peut supposer que plusieurs éléments stylistiques et expressifs du chant country tels que ceux mentionnés par Fox seront présents dans le corpus analysé ici. Il est donc raisonnable de penser que la nasalisation, dans certaines circonstances du moins, peut être interprétée comme une stylisation du pleur ou de la plainte. L‘usage de la nasalisation dans les chansons tristes et comme icône du pleur s‘accorde également avec l‘association entre la nasalisation et la plainte que proposent Laver et Poyatos pour la voix parlée, association qui découle d‘observations effectuées dans un cadre culturel proche du nôtre et, dans le cas de l‘ouvrage de Poyatos, de l‘analyse de plusieurs langues dont le français. Si l‘usage de la nasalisation dans le corpus peut être perçu comme un emprunt stylistique à un genre musical étranger, il peut également être envisagé comme l‘esthétisation d‘un effet paralinguistique déjà présent dans la culture vocale commune des interprètes et de leurs auditeurs. Plusieurs sources évoquent la nasalisation à propos de la voix country. À l‘exception d‘Aaron Fox cependant, aucun auteur, à ma connaissance, n‘y attribue une fonction expressive spécifique. Bien que la voix country soit également souvent qualifiée de plaintive, personne ne s‘est encore penché sur la manière dont la nasalisation pouvait opérer afin de suggérer la plainte, les pleurs ou la tristesse. Les analyses qui suivent tenteront de montrer comment la nasalisation est structurée dans les œuvres du corpus country-western et comment sa coordination avec les paroles des chansons, avec des éléments prosodiques et avec des paramètres musicaux et d‘autres effets paralinguistiques peut évoquer ces èthos.

2.4 La nasalisation dans le corpus Très répandue dans le corpus, la nasalisation semble jouer un rôle expressif important. Elle doit être envisagée comme un continuum et son analyse requiert une méthodologie particulière présentée dans la section 2.4.1. Suivront les analyses proprement dites (2.4.2), qui porteront d‘abord sur les variations interindividuelles (2.4.2.1). Suivra ensuite une brève présentation de certains cas de variations intra-individuelles de la nasalité (2.4.2.2), qui fourniront un premier indice de l‘importance de ce paramètre dans l‘expressivité country-western. Les microvariations de la nasalité au niveau opéral seront ensuite analysées (2.4.2.3); les exemples présenteront des cas où la nasalisation est 85 occasionnellement plus marquée (2.4.2.3.1) et d‘autres où elle est occasionnellement supprimée (2.4.2.3.2). Cette dernière partie du chapitre permettra également d‘aborder la nasalisation sous l‘angle de sa fonction générique.

2.4.1 Méthodologie Un premier problème posé par la nasalité est sa complexité acoustique. En effet, il est très difficile de l‘identifier par la simple observation du spectrogramme réalisé à partir d‘un enregistrement. Ce n‘est pas le cas d‘autres traits vocaux : le second mode de phonation possède des traits acoustiques nets; les microvariations mélodiques comme le vibrato et le portamento sont généralement bien mises en évidence dans le déploiement des harmoniques; les effets de diphtongue, caractérisés par une modification continue et progressive des formants au cours d‘un même segment voyellique, créent une image spectrale immédiatement reconnaissable, comme on le verra dans certains exemples présentés dans le chapitre 3. De plus, les analyses effectuées à partir du corpus suggèrent que la présence de nasalité s‘exprimerait de manière légèrement différente d‘un chanteur à l‘autre sur le plan acoustique, ce qui constitue un second défi dans l‘identification de cette variation de timbre. Un troisième obstacle méthodologique à l‘identification visuelle rapide des passages nasalisés de manière significative est la présence presque constante de cette qualité dans la voix chantée de plusieurs interprètes. Afin de contourner ces difficultés, les analyses seront fondées d‘abord sur une écoute attentive visant à déterminer le degré de nasalité de chaque voyelle dans son contexte immédiat. Ainsi, en fonction du degré de nasalité dans ce qu‘on considérera comme la voix première d‘un chanteur, et en fonction du degré de nasalité moyen auquel il aura recours dans une chanson en particulier, les voyelles notées comme significativement nasalisées seront celles qui seront nettement plus nasales que les voyelles environnantes ou que d‘autres occurrences de la même voyelle dans le même phonogramme. L‘analyse spectrale ou l‘extraction des formants confirmera en général clairement la perception auditive; ailleurs, l‘exemple sonore sera plus éloquent.

La perception du degré de nasalité diffère selon l‘auditeur et le contexte de l‘écoute. Ainsi, un auditeur habitué à un style vocal ne comportant pratiquement aucune nasalité trouvera sans doute la voix de Roland Lebrun très nasale, alors qu‘elle l‘est beaucoup moins que celle de Marcel Martel. L‘analyse des fonctions expressive de la nasalisation 86 doit évidemment se faire en fonction du contexte interne de chaque enregistrement et de chaque performance, mais aussi en fonction de la production globale d‘un interprète pour la période visée par la thèse; il faudra donc d‘abord tenter de déterminer dans quelle mesure le degré de nasalité d‘une voyelle s‘écarte du degré moyen de nasalité pour chaque interprète. Une première étape consistera donc à présenter les variations interindividuelles de la nasalité chez les chanteurs du corpus, ce qui permettra par la suite de mieux identifier les variations intra-individuelles. Je présenterai donc d‘abord des extraits sonores établissant, pour chacun des chanteurs dont les enregistrements seront analysés, un exemple typique, sur le plan de la nasalité, de leur voix première. En plus de calibrer l‘écoute pour chaque chanteur, ces échantillons sonores constitueront également des étalons qui permettront de vérifier comment la nasalité s‘exprime acoustiquement dans la voix de chacun. J‘ai choisi ces extraits sonores typiques en fonction de trois critères : ils sont représentatifs du degré de nasalité moyen pour chaque chanteur, ils présentent un degré de nasalité relativement stable pour toutes les voyelles chantées, et ils contiennent la voyelle [i]. Cette voyelle a été choisie parce que, comme on l‘a vu plus haut, ses propriétés acoustiques en font une voyelle pour laquelle le seuil de perception de la nasalité est assez bas; elle est ainsi un bon outil de comparaison sonore pour le degré de nasalité chez chaque chanteur et c‘est cette voyelle qui a été extraite de chaque exemple sonore afin de créer les exemples visuels. Suivront ensuite les analyses portant sur les fonctions expressives de la nasalisation dans le corpus.

2.4.2 Analyses

2.4.2.1 Variations interindividuelles En français parlé, la voyelle [i] présente des formants dont les valeurs, pour les locuteurs masculins, s‘approchent typiquement de 250 Hz, 2 250Hz, 2 980 Hz et 3 280 Hz pour F1,

F2, F3 et F4 respectivement. Chez un chanteur qui présente une voix première très peu nasalisée comme Roland Lebrun, les trois premiers formants, soit ceux qui déterminent l‘identité de la voyelle, sont bien définis; c‘est ce qu‘on peut voir sur le graphique montrant les formants du [i] du mot « amis », tiré d‘un enregistrement de Roland Lebrun, « La mort d‘un cowboy des prairies » (exemple 2.1a, extrait sonore 2.1). On peut également noter l‘absence d‘antiformants dans le spectre harmonique de la voyelle et bien que certains 87 harmoniques soient moins intenses, ils sont tous visibles sur le spectrogramme (exemple 2.1b). Lorsque Roland Lebrun a recours à la nasalisation, des antiformants beaucoup plus accusés apparaissent. L‘exemple 2.2 montre la voyelle [i] nasalisée, tirée de « La vie d‘un cowboy », que l‘on peut entendre dans l‘extrait sonore 2.2 à la fin du mot « partis ». Son spectre harmonique montre une large bande d‘antiformants située entre 600 Hz et 1 800 Hz. Roland Lebrun est, mis à part une exception dont il sera question dans la section 2.4.3.2, le chanteur du corpus qui utilise la voix première comportant le moins de nasalité. La voix première de Willie Lamothe, celle qu‘il utilise dans la plupart de ses chansons joyeuses et légères, présente un peu plus de nasalité que celle de Roland Lebrun; on perçoit cette légère nasalité dans « Giddy-Up Sam », dont on peut entendre le début dans l‘extrait sonore 2.3. Dans sa voix première, le troisième formant a tendance à s‘élargir, à se disperser et à s‘agréger avec le quatrième formant, comme on peut le voir sur l‘exemple 2.3a, qui montre les formants du [i] du mot « prairie » entendu dans l‘extrait sonore 2.3. Sa voix présente des antiformants autour de 950 Hz ainsi qu‘une bande de forte intensité autour de 2 460 Hz (exemple 2.3b), ce qui correspond à certains des marqueurs acoustiques de la nasalité énumérés en 2.2.

Paul Brunelle et Marcel Martel ont les voix qui semblent les plus nasales et chez eux, la nasalité semble s‘exprimer dans la dispersion du deuxième formant. La voix première de Paul Brunelle possède un degré de nasalité variable d‘un enregistrement à l‘autre et elle est la plupart du temps plus nasale que celle de Willie Lamothe. Le [i] du mot « vite » (à sa première occurrence) tiré du premier refrain de « Mon enfant je te pardonne » (extrait sonore 2.4), qui est représentatif du degré moyen de nasalité pour cette chanson, montre un deuxième formant dispersé (exemple 2.4). Marcel Martel présente quant à lui une voix première toujours très nasale. La bande d‘antiformants qui est presque constamment visible dans le spectre harmonique dans sa voix est très large, comme on le voit bien sur le spectrogramme de l‘exemple 2.5a qui montre le [i] du mot « chérie »; l‘extrait sonore 2.5 fait entendre le deuxième couplet de « La chaîne de nos cœurs », d‘où cet exemple a été tiré. En ce qui concerne la distribution des formants, la nasalité moyenne chez Marcel Martel semble s‘exprimer surtout par une dispersion du deuxième formant (exemple 2.5b), un trait acoustique aussi identifié chez Paul Brunelle. Ce trait se confirme à l‘analyse d‘une autre occurrence de [i] moyennement nasalisé (exemple 2.6a), un [i] qui 88 possède un spectre harmonique et une prononciation semblable à celui de l‘exemple 2.5), tiré du mot « brises » du troisième refrain de « La chaîne de nos cœurs » (exemple 2.6b, extrait sonore 2.6).

Afin de vérifier que ce trait acoustique est bien rattaché à la nasalisation et non pas à la voyelle [i] qui serait articulée d‘une manière particulière chez Marcel Martel et Paul Brunelle, j‘ai choisi une autre voyelle, le [E] du mot « malheureux » qui a été tiré du premier refrain de « La chaîne de nos cœurs ». Cette voyelle subit une nasalisation progressive et passant d‘un degré de nasalité moyen pour Marcel Martel à une nasalité de plus en plus marquée (extrait sonore 2.7). Comme on le voit bien sur l‘exemple 2.7, le début de la voyelle est caractérisé par une agrégation de F3, F4 et F5 telle qu‘observée par Sundberg et al. (2007); à mesure que la voyelle se nasalise, le deuxième formant se disperse de plus en plus. Ces résultats me portent à avancer que la dispersion de F2 est bel et bien un trait acoustique associé à la nasalisation chez certains chanteurs. Chez Marcel Martel, on note aussi la présence d‘autres traits plus couramment associés à la nasalisation, tels la création d‘antiformants et l‘agrégation de F3, F4 et F5. Comme le montraient aussi les exemples 2.5b et 2.6b, la nasalisation chez Martel s‘exprime également par une intensité plus forte des harmoniques autour de 2 300 Hz à 2 400 Hz.

Les chanteurs principaux du corpus à l‘étude ne présentent pas tous le même degré de nasalité dans leur voix première; la voix de Roland Lebrun est celle présentant le moins de nasalité et celle de Marcel Martel se situe à l‘autre bout du spectre. Chez Roland Lebrun, les voyelles nasalisées présentent les caractéristiques acoustiques habituelles de la nasalité. Chez Willie Lamothe, cette qualité est caractérisée sur le plan acoustique par la présence d‘antiformants mais sa voix première n‘est pas assez nasalisée pour agréger complètement

F3, F4 et F5. Chez Marcel Martel, dont la voix très nasale présente les caractéristiques habituelles de la nasalité, le deuxième formant peut également s‘élargir lors d‘une nasalisation encore plus marquée de certaines voyelles; il s‘agit du principal indice d‘une nasalisation plus appuyée et de la nasalisation progressive chez lui, ce que montreront également les exemples présentés dans la section suivante. Dans le corpus choisi, il y a donc des variations interindividuelles importantes, tant sur le plan du degré de nasalité 89 moyen dans la voix première de chaque interprète que sur celui de l‘expression acoustique de la nasalité d‘un chanteur à l‘autre.

2.4.2.2 Variations intra-individuelles Le corpus montre aussi des variations intra-individuelles. Chez certains chanteurs, on observe en effet une tendance à la variation du degré moyen de nasalité dans la voix première selon le type de chanson enregistrée. Chez Willie Lamothe, par exemple, les chansons joyeuses et fantaisistes sont prédominantes, et le degré de nasalité de sa voix première a été identifi, dans la section 2.4.2.1 à partir de l‘une de ces chansons. Il enregistre cependant au cours des années 1940 et 1950 quelques ballades sentimentales comme « Ne me délaissez pas », dans laquelle le narrateur supplie une femme qu‘il a trompée de lui accorder son pardon. Dans cette chanson qui prend des allures de supplication, Willie Lamothe utilise une voix première beaucoup plus nasalisée que celle utilisée dans « Giddy- Up Sam » et d‘où avaient été tirés les exemples présentés en 2.4.2.1. L‘extrait sonore 2.8 fait entendre un extrait de chacune de ces chansons. La différence de nasalité entre les deux est évidente, et elle est bien visible si on compare les spectrogrammes de « Giddy-Up Sam » (exemple 2.8a) et de « Ne me délaissez pas » (exemple 2.8b). Dans le premier, qui correspond à l‘enregistrement où la voix première est la moins nasalisée, le fondamental, qui oscille entre environ 200 Hz et 430 Hz (pour les notes les plus aiguës et chantées en second mode de phonation), est moins intense que son premier harmonique. Dans « Ne me délaissez pas », le fondamental est souvent aussi fort que son premier harmonique, ce qui s‘explique par l‘intensité du formant nasal se créant autour de 300 Hz. On peut aussi voir sur ce spectrogramme plusieurs notes où des antiformants sont présents. Si la comparaison entre ces deux enregistrements montre un contraste facilement décelable sur le plan de la nasalité, on pourrait être tenté de l‘attribuer à une évolution dans la voix de Willie Lamothe : « Giddy-Up Sam » est parue en 1948, « Ne me délaissez pas », un an plus tard. Il m‘apparaît cependant plus plausible que cette variation de la nasalité de la voix première de Willie Lamothe soit attribuable aux différents èthos sur lesquels sont fondées les chansons. En 1948, par exemple, paraissent sur le même disque « L‘amour d‘une cowgirl » en face A et « Quand je reverrai ma province » en face B. Cette dernière chanson met en scène un cow-boy éloigné de « son paradis », c‘est-à-dire sa bien-aimée et son lieu d‘origine. D‘un tempo rapide, la chanson exprime une certaine exubérance, notamment par le recours au 90 second mode de phonation d‘une manière apparentée au yodel, comme on le verra dans les analyses présentées dans le chapitre 3. « L‘amour d‘une cowgirl » raconte la solitude d‘une femme qui a perdu son « chéri » qui l‘a quittée. Cette chanson au tempo beaucoup plus lent a recours au mode mineur dans les couplets, et la voix de Willie Lamothe y est beaucoup plus nasalisée; l‘extrait sonore 2.9 fait entendre un extrait de chacune de ces chansons. Une nasalité globalement plus marquée apparaît donc ici, avec d‘autres marqueurs paralinguistiques et musicaux, comme un procédé permettant d‘exprimer des sentiments tels que la solitude et la tristesse.

Des variations semblables se retrouvent aussi dans le répertoire enregistré de Paul Brunelle. Dans « Mon enfant je te pardonne », par exemple, la voix première de Paul Brunelle semble plus nasale que dans « Sur ce vieux rocher blanc », qui relate des souvenirs amoureux idylliques (extrait sonore 2.10). Ces variations intra-individuelles du degré moyen de nasalité constitue un premier indice que la nasalisation pourrait servir à exprimer des sentiments négatifs dans la voix chantée du corpus country-western, une fonction qu‘elle possède dans la voix parlée en accompagnant la plainte. Afin de montrer avec plus de précision comment la nasalisation opère dans la représentation de ces èthos, l‘analyse des microvariations induites par le contrôle de ce modificateur paralinguistique s‘impose. Dans une même chanson, les interprètes ont recours à la nasalisation d‘une manière plus ou moins variée : si certaines exécutions sont plutôt uniformes sur ce plan, d‘autres présentent des contrastes évidents, soit par la présence de voyelles significativement plus nasalisées que les autres (2.4.2.3.1), soit, au contraire, par la suppression passagère de la nasalisation dans une exécution où la nasalité moyenne est très marquée (2.4.2.3.2). Ce sont ces variations opérales qui serviront de point de départ aux analyses présentées ici, variations qui seront mises en relation avec les paroles des chansons et avec d‘autres paramètres musicaux et vocaux.

2.4.2.3 Variations opérales

2.4.2.3.1 Nasalisation occasionnellement plus marquée Les enregistrements de Marcel Martel composent un répertoire abondant de chansons utilisant la nasalisation à des fins expressives. Comme on l‘a vu précédemment, la voix première de Marcel Martel est la plus nasale des quatre principaux chanteurs dont les voix 91 sont analysées ici. À l‘écoute de ses chansons, on constate que certaines voyelles sont considérablement plus nasalisées que d‘autres. À titre de comparaison, l‘extrait sonore 2.11 fait d‘abord entendre un [i] typique de la voix première de Marcel Martel, en l‘occurrence, le [i] tiré de l‘exemple 2.5 présenté plus haut, puis un second [i] tiré du même enregistrement, et qui est beaucoup plus nasalisé. L‘extraction des formants confirme la perception auditive : dans l‘exemple 2.9b, le deuxième formant de ce second [i] est clairement plus dispersé que celui de l‘exemple 2.5 (reproduit dans l‘exemple 2.9a); on se rappellera que la dispersion du second formant est un des traits acoustiques de la nasalisation chez Marcel Martel. La chanson « La chaîne de nos cœurs », d‘où sont tirés ces deux exemples, contient d‘ailleurs plusieurs occurrences de voyelles significativement plus nasalisées que les autres; elle semble à première vue constituer un bon exemple de performance vocale où la nasalisation est associée à l‘expression de sentiments tristes. Enregistrée en 1947, « La chaîne de nos cœurs » est une adaptation de la chanson de Hank Snow « You Broke the Chain That Held Our Hearts » parue en 1945. Dans la version de Marcel Martel, la voix est beaucoup plus plaintive et plus proche de la lamentation et se démarque ainsi de la voix de Hank Snow dans la version originale, beaucoup plus légère et moins nasalisée; l‘extrait sonore 2.12 fait entendre un extrait de la version originale puis de celle de Marcel Martel. Dans les deux chansons, le narrateur s‘adresse à une femme qui l‘a quitté. Tandis que la chanson de Hank Snow met l‘accent sur le retour possible de la femme et sur son amour qui demeure malgré leur séparation (exemple 2.10, lignes 12, 27-28), la version de Marcel Martel a évacué toute référence à une éventuelle fin heureuse et ne parle que de la souffrance du narrateur (exemple 2.11). La modification du style vocal dans l‘adaptation française semble s‘accorder avec le glissement de sens qu‘ont subi les paroles et elle constitue un indice de l‘association de la nasalisation à des sentiments négatifs dans le cadre de cette chanson. Son analyse détaillée servira maintenant à montrer de quelle manière une nasalisation occasionnellement plus marquée de certaines voyelles opère dans l‘évocation de la plainte et du pleur. Le point de départ de cette analyse est l‘identification, à l‘écoute, des voyelles qui étaient nasalisées de manière significative. Il s‘agit évidemment de résultats subjectifs découlant de ma propre perception auditive, mais le degré élevé de nasalité perçu a presque toujours été confirmé par l‘extraction des formants ou l‘analyse du spectre harmonique, qui montraient des traits acoustiques propres à la nasalité plus accusés 92 que dans les exemples présentés en 2.4.2.1 pour la voix première de Marcel Martel. Suite à l‘étude des caractéristiques acoustiques des voyelles marquées comme significativement nasalisées, deux phénomènes sont apparus : la présence fréquente d‘un mouvement de nasalisation progressive et l‘existence de deux types de voyelles nasalisées, qui présentent un contraste significatif sur le plan dynamique.

Dans « La chaîne de nos cœurs », la nasalisation progressive a pu être observée à trois échelons structurels : celui de la voyelle, celui de la phrase et celui de la section formelle. Plusieurs voyelles subissent une nasalisation progressive dans cet enregistrement. C‘est le cas du [F] de « cœur » et du [E] de « malheureux » dans plusieurs de leurs occurrences. Les exemples 2.12 et 2.13 montrent la nasalisation progressive de chacune de ces deux voyelles, pour lesquelles le deuxième formant se disperse de plus en plus où F3, F4 et F5 convergent graduellement. Les extraits sonores 2.13 et 2.14 font entendre les syllabes représentées visuellement dans ces exemples. Chacune a été montée en boucle afin de faciliter la perception auditive du phénomène de nasalisation progressive, qui n‘est pas facilement détectable sans une écoute répétée étant donnée sa brièveté. Dans « La chaîne de nos cœurs », sur les 27 syllabes qui ont été marquées comme significativement plus nasalisées que leurs voisines, ce qui inclut les syllabes qui sont nasalisées de manière progressives, 15 sont des syllabes situées en fin de phrase, soit un peu plus de la moitié. De plus, lorsque, dans une phrase, il n‘y a qu‘une seule syllabe nasalisée, elle est systématiquement la dernière de la phrase. Il semble donc y avoir dans cet enregistrement un deuxième phénomène d‘intensification de la nasalisation, cette fois-ci à l‘échelle de la phrase. L‘exemple 2.14 présente la disposition de syllabes nasalisées, qui apparaissent en rouge; les syllabes progressivement nasalisées ont été soulignées. À l‘échelle des sections formelles, c‘est plutôt une augmentation du degré de nasalité moyen qui peut être perçue, un peu comme si la voix première était de plus en plus nasalisée. Ce phénomène est particulièrement perceptible dans les refrains, comme on peut l‘entendre dans les extraits sonores 2.15, 2.16 et 2.17. Présentant successivement la première puis la dernière phrase de chacun des trois refrains de la chanson, ils mettent en évidence la nette augmentation du degré de nasalité moyen dans la voix de Marcel Martel au cours d‘une même section formelle. On constate la même chose à l‘écoute de la première phrase du premier, puis du 93 dernier refrain (extrait sonore 2.18), et la voix de Marcel Martel semble aussi être de plus en plus nasalisée du début à la fin de la performance vocale.

Le second phénomène observé concerne les profils dynamiques contrastants appliqués aux voyelles les plus nasalisées. Bien que toutes les voyelles marquées comme particulièrement nasalisées (exemple 2.14) correspondent à des accents toniques, à l‘exception du [è] initial de « aimés » et « aimer », et qu‘elles soient soutenues par des valeurs longues, elles ne sont pas toutes accentuées sur le plan dynamique. Tandis que les voyelles situées en début ou en milieu de phrase se caractérisent souvent par une intensité forte, les voyelles progressivement nasalisées et celles situées en fin de phrase s‘accompagnent en général d‘une baisse d‘intensité marquée. Ces baisses d‘intensité sont naturelles, puisque, situées en toute fin de phrase, elles correspondent à la fin de la phase d‘expiration et précèdent le plus souvent une nouvelle inspiration : dans « La chaîne de nos cœurs », la voyelle précédant immédiatement une respiration subit d‘ailleurs toujours une baisse d‘intensité d‘exécution perceptible, qu‘elle soit nasalisée ou non. Cependant, dans cet enregistrement, il semble aussi exister une corrélation entre nasalisation en fin de souffle et stabilité de la hauteur. On constate en effet que les voyelles terminales significativement plus nasalisées sont beaucoup plus stables que celles qui ne le sont pas. Avant de présenter les résultats de la mise en relation de ces paramètres pour l‘ensemble de la chanson, j‘aimerais apporter une précision importante. Pour l‘exemple 2.15 ainsi que pour les exemples 2.10, 2.11 et 2.14 présentés précédemment, j‘ai effectué la transcription des paroles et la numérotation des vers en fonction de la construction des phrases mélodiques, qui sont constituées de deux mesures de quatre pulsations. Chaque vers correspond à une phrase musicale complète, et la disposition des phrases correspond ainsi parfaitement à la disposition des rimes enchaînées du premier couplet. Cependant, la troisième phrase de chaque section formelle comporte toujours un plus grand nombre de syllabes que les autres phrases d‘une même section; dans les refrains par exemple, les phrases 1, 2 et 4 comportent 8 pieds, et la troisième 11. C‘est ce qui explique que la troisième et la quatrième phrase sont en général enchaînées; on note ainsi l‘absence d‘inspiration entre la troisième et quatrième phrase de chaque section et la dernière voyelle de la troisième phrase de chaque section, nasalisée ou non, ne subit pas de baisse d‘intensité. Pour chaque couplet et chaque refrain, la terminaison des première, deuxième et 94 quatrième phrases sont sujettes à une baisse d‘intensité accompagnant la fin du souffle, et cette diminution est presque toujours perceptible. Les voyelles considérées comme des voyelles de terminaison, soit les dernières voyelles de chaque phrase (à l‘exception du cas où ce sont des [e] muets, la voyelle de terminaison devenant alors la voyelle qui précède) excluront donc les voyelles finales de la troisième phrase de chaque section. Suivant cette règle, on retrouve dans « La chaîne de nos cœurs » 15 voyelles de terminaison, dont 11 sont nasalisées; toutes subissent une baisse d‘intensité. L‘exemple 2.15 indique le comportement des voyelles de terminaison sur le plan de la hauteur. On remarque que les voyelles de terminaison qui sont nasalisées sont toutes stables; sur les quatre voyelles de terminaison qui ne sont pas nasalisées, trois ont une hauteur instable. Il s‘agit ici bien sûr d‘une manière schématisée et peu nuancée de présenter le comportement des notes chantées en fin de phrase et comme la nasalisation, la notion de hauteur devrait être envisagée comme un continuum. Une analyse plus détaillée de quelques voyelles terminales montrera de manière plus convaincante le lien entre nasalisation et stabilité de la hauteur dans « La chaîne de nos cœurs ». La voyelle terminale de chacun des trois refrains, soit le [F] de « bonheur », offre une bonne base de comparaison. Sur les trois occurrences de cette voyelle de terminaison (exemples 2.16a, 2.16b et 2.16c; extrait sonore 2.19), seule la dernière (1.16c) est très nasalisée et ce de manière progressive. Dans les trois occurrences, la note visée est approchée par un mouvement mélodique ascendant qu‘on peut observer sur les spectrogrammes des exemples 2.16a, 2.16b et 2.16c : ce mouvement se résout par l‘atteinte d‘une note cible tenue qui est plus ou moins stable d‘une occurrence à l‘autre. Le [F] de l‘exemple 2.16a pourrait être perçu comme légèrement plus nasalisé que celui de l‘exemple 2.16b, ce qui se traduit par un deuxième formant légèrement plus dispersé, pas assez cependant pour qu‘il ait été marqué comme significativement plus nasalisé. La fréquence fondamentale dans la partie tenue de la voyelle apparaît cependant légèrement plus stable dans le premier refrain (2.16a) que dans le second (2.16b). Dans le troisième refrain, la voyelle terminale est cette fois clairement nasalisée, et la nasalisation s‘amplifie de manière progressive comme le montre bien l‘évolution du deuxième formant dans l‘exemple 2.16c. Ici, la voyelle apparaît comme clairement plus stable, à l‘écoute comme sur le spectrogramme. Pour la terminaison de chaque refrain, il semble donc y avoir une corrélation entre le degré de nasalisation et la stabilité de la hauteur du fondamental : plus 95 la voyelle chantée est nasalisée, plus la hauteur est stable. Dans le premier refrain, le [E] de « malheureux » constitue un autre exemple significatif de cette corrélation : à mesure que la voyelle se nasalise, l‘intensité diminue progressivement, et la hauteur demeure stable, à l‘exception d‘une ondulation créée par un léger vibrato (exemple 2.17 et extrait sonore 2.20).

Il semble donc exister, du moins chez Marcel Martel et dans le contexte de cette chanson, un lien entre nasalisation, intensité et stabilité de la hauteur. En général, lorsque l‘intensité d‘exécution doit être réduite, c‘est la pression sous-glottique qui est réduite. Si elle n‘est pas compensée par le larynx, une diminution de la pression peut cependant affecter la fréquence de vibration des bandes vocales, ce qui modifie la hauteur (Sundberg 1987 : 40). J‘aimerais poser comme hypothèse que la nasalisation serait peut-être, dans certains cas, une stratégie permettant de diminuer l‘intensité d‘exécution sans affecter la hauteur de note chantée. En effet, à cause de la perte d‘énergie acoustique induite par l‘abaissement du vélum et la création d‘un second canal par où circule le souffle phonatoire, la nasalisation peut causer une baisse d‘intensité du son. Kent souligne d‘ailleurs que les sons nasalisés sont en général les sons les moins intenses d‘une chaîne phonologique (Kent 1993 : 105) Dans « La chaîne de nos cœurs », comme l‘analyse l‘a montré, les voyelles terminales nasalisées sont souvent plus stables sur le plan de la hauteur. Ce possible usage fonctionnel de la nasalisation n‘entre cependant pas en contradiction avec son rôle expressif. Je crois en effet que ce positionnement particulier de nombreuses syllabes nasalisées en fin de phrases et accompagnées d‘une baisse d‘intensité, coordonné avec le mouvement généralisé du moins nasalisé au plus nasalisé identifié plus haut, présent à tous les niveaux analytiques, contribue justement à créer l‘effet plaintif associé au chant country-western et dont cette chanson de Marcel Martel constitue un exemple particulièrement représentatif.

Si les voyelles nasalisées accompagnées d‘une baisse d‘intensité évoquent la plainte et conviennent bien aux chansons tristes, elles pourraient difficilement être incluses dans la catégorie des icônes du pleur décrits par Aaron Fox, des effets vocaux devant présenter une rupture dans la voix et dans la ligne mélodique; un effet paralinguistique placé en fin de phrase pourrait difficilement être considéré comme créant un effet de rupture. De plus, la 96 description que fait Fox de ces effets montre bien qu‘ils visent à mettre en évidence certains mots, ce qui devrait s‘accompagner par une forme d‘accentuation. Dans « La chaîne de nos cœurs », les voyelles nasalisées situées en début et en milieu de phrase, plus souvent accentuées sur le plan dynamique, auraient plus de chance de s‘inscrire dans la catégorie des cry breaks. Dans « La chaîne de nos cœurs », les voyelles nasalisées et chantées avec une intensité particulièrement forte sont présentées dans l‘exemple 2.18. Les mots contenant des voyelles nasalisées et d‘intensité forte sont les mots du titre (« brises » et « chaîne », lignes 1, 4, 9, 12 et 20), ainsi que les mots véhiculant le mieux le sens de la chanson, qu‘on pourrait considérer comme des mots-clés (« quittes », « chérie », « aimés », « promis », « aimer », lignes 8, 11, 13, 15, 19). De plus, seules des voyelles correspondant à la fois à des accents toniques (à l‘exception du [è] de « aimés » et « aimer ») et à des valeurs longues sont nasalisées. « Abandonnes » (ligne 5) est un mot qui résume bien le sens de la chanson. Sa prosodie est cependant imparfaite : c‘est la première voyelle, le [a], qui est chantée sur une valeur longue, alors que l‘accent tonique est sur le [O]. D‘autres mots présentent une prosodie adéquate mais sont peu significatifs (« me », lignes 2, 10, 14, 18, « pourtant », lignes 3, 11, 19, entre autres). Ces mots ne contiennent aucune voyelle significativement nasalisée. Les voyelles nasalisées et accentuées correspondent donc non seulement à des valeurs longues, comme on aurait pu s‘y attendre, mais elles sont aussi généralement coordonnées avec des accents toniques dont la prosodie est correcte.

Ces voyelles s‘inscrivent parfaitement dans la catégorie des cry breaks décrits par Fox et par leur caractère accentué, à la fois sur le plan de la durée et de l‘intensité, elles créent bel et bien des ruptures dans la ligne mélodique et vocale. Dès le premier refrain de « La chaîne de nos cœurs », une voyelle, le [i] de « brises », se démarque des autres par son intensité, attirant l‘attention à la fois sur le titre et sur la nature du récit qui sera raconté. L‘exemple 2.19 montre le sommet dynamique correspondant à cette voyelle (extrait sonore 2.21). Dans le deuxième couplet, la troisième phrase comporte deux voyelles nasalisées et accentuées, le [i] de « promis » et le [è] de « aimer ». Sans constituer les plus importants sommets dynamiques de la phrase, ils sont cependant accentués dans leur contexte immédiat; le [i] de « promis » est plus intense que le [o], et le [è] de « aimer » est aussi fort et plus aigu que le [é], qui porte pourtant l‘accent tonique du mot (exemple 2.20; extrait sonore 2.22). Ces syllabes ne sont sans aucun doute pas nasalisées de manière 97 accidentelle. Comme on l‘a vu, la nasalisation atténue en général l‘intensité. Nasaliser une voyelle et lui donner une intensité égale ou supérieure aux voyelles environnantes exige de compenser par le signal vocal ce qui est perdu dans la résonance. Les voyelles ainsi nasalisées, en plus d‘évoquer les cry breaks typiques du style vocal country états-unien, ont pour avantage de faciliter l‘intelligibilité des paroles en signalant les mots les plus importants du texte chanté ainsi que les accents toniques. De plus, ces voyelles nasalisées sont souvent mises en évidence grâce à d‘autres effets vocaux, et des microvariations mélodiques sont notamment utilisées à cette fin. Dans la première phrase de la chanson par exemple, le [i] de « brises » est attaqué environ un ton plus bas que la note cible, qui est ensuite rejointe par un glissement mélodique, comme le montre le fondamental sur le spectrogramme de l‘exemple 2.21.

D‘autres chanteurs utilisent la nasalisation de ces deux manières, soit en fin de phrase d‘une façon qui évoque la plainte et pour accentuer certaines syllabes. C‘est ce que fait Paul Brunelle dans « Mon enfant je te pardonne », une chanson plaintive qui raconte les regrets d‘un personnage féminin ayant abandonné sa mère pour un garçon. L‘exemple 2.22 montre une transcription des paroles de la chanson où les voyelles nasalisées apparaissent en rouge, la plupart de ces voyelles étant situées en fin de phrase. Dans les couplets comme dans les refrains, les vers pairs comportent une terminaison correspondant à un accent tonique, tandis que les vers impairs ont habituellement une terminaison non accentuée qui correspond parfois à un [e] muet chanté; c‘est alors la voyelle qui précède qui est nasalisée et qui est plus intense. Les voyelles nasalisées situées en fin de phrases sont donc en général accentuées sur le plan dynamique pour les vers impairs puisqu‘elles correspondent à l‘accent tonique qui doit être différencié de la voyelle terminale. Les voyelles terminales nasalisées dans les vers pairs présentent un profil dynamique différent; elles se composent d‘un sommet dynamique qui signale l‘accent tonique suivi d‘une baisse d‘intensité qui signale la fin de la phrase et évoque la plainte. Par exemple, le [B] de « ans », dans le premier couplet (ligne 10), est progressivement nasalisé; après un sommet dans la courbe d‘intensité, les formants s‘agrègent de plus en plus et l‘intensité diminue (exemple 2.23; extrait sonore 2.23). Bien que les baisses d‘intensité soient moins marquées dans « Mon enfant je te pardonne » que dans « La chaîne de nos cœurs », les voyelles terminales nasalisées, comme celle de l‘exemple 2.23, ont tout de même un profil dynamique bien 98 différent des voyelles nasalisées et accentuées, comme par exemple le [O] de « donnes », nasalisé et accentué par rapport au [e] qui le suit dans la troisième phrase du premier refrain (exemple 2.24, extrait sonore 2.24). Paul Brunelle a donc recours à la nasalisation, à la fois d‘une manière qui évoque la plainte en fin de phrase et à la manière des icônes du pleur décrits par Fox. Dans « Mon enfant je te pardonne », la nasalisation occupe aussi une fonction structurante rattachée au récit. Le mot « maman », dont la voyelle terminale, nasale, est facile à nasaliser davantage, ne fait pas l‘objet de nasalisation significative dans les refrains. Ceux-ci, qui rapportent des paroles attribuées à la mère, parlent en effet de pardon et de réconciliation. Lorsque le même mot fait partie du discours de la fille, dans le premier couplet, qui parle de l‘abandon de la mère, sa voyelle terminale est au contraire nasalisée; l‘extrait sonore 2.25 fait entendre deux fois le mot « maman », dans le premier refrain et dans le premier couplet, et met en évidence la différence dans le degré de nasalité de leurs terminaisons. Sans qu‘on puisse dire que les paroles attribuées au personnage de la mère soient chantées entièrement avec une voix moins nasale que les paroles chantées par le personnage de la fille, la différence de nasalisation sur ce mot-clé entre son occurrence dans les refrains et dans les couplets, plus plaintifs, m‘apparaît significative.

Bien que la nasalisation occasionnellement plus marquée soit surtout typique des chansons tristes et plaintives, on peut trouver dans le corpus certains exemples de nasalisation en fin de phrase dans des chansons joyeuses ou fantaisistes. Dans ce cas cependant, le profil dynamique de la voyelle nasalisée est bien différent de celui des voyelles terminales dans les chansons tristes. Dans « Le boogie woogie des prairies », Paul Brunelle a parfois recours à la nasalisation progressive en fin de phrase. Dans la ritournelle qui clôt la première strophe de la chanson, le dernier [i] du mot « prairie » fait l‘objet d‘une nasalisation de plus en plus appuyée, comme le montre la dispersion progressive des formants sur l‘exemple 2.25 (extrait sonore 2.26). À l‘audition, le début de la voyelle semble déjà nasalisé; le changement de timbre entendu correspond probablement à l‘ouverture progressive de la bouche, qui permet du même coup l‘augmentation de l‘intensité de la note chantée. La courbe d‘intensité montre une variation périodique correspondant au vibrato appliqué à ce passage et la courbe présente une amplitude de plus en plus grande. L‘effet créé se situe à l‘opposé de la plainte qu‘évoquaient « La chaîne de nos cœurs » et « Mon enfant je te pardonne ». « Le boogie woogie des prairies », comme on 99 le verra dans le chapitre 3, fait d‘ailleurs partie d‘un sous-corpus de chansons où le yodel, avec d‘autres variations de timbre, évoque surtout l‘exubérance. Ce type de recours à la nasalisation est rare dans le corpus et une nasalité appuyée et variée est en général associée à des chansons tristes et plaintives. De plus, même si, comme on l‘a vu, certaines voyelles nasalisées sont parfois accentuées sur le plan dynamique, les chansons où l‘on retrouve des microvariations de nasalité sont en général des chansons où l‘intensité d‘exécution est, dans l‘ensemble, douce, comme le montrent les extraits sonores présentés jusqu‘ici. Les sonorités nasales et perçantes comme on les entend dans les enregistrements de Jimmie Rodgers et de Hank Williams, par exemple, sont pratiquement absentes du corpus country- western. L‘extrait sonore 2.27 fait entendre un extrait de « Hey Good Lookin‘ », enregistré par Hank Williams en 1951. Le [a] de « what », qui correspond à un sommet mélodique et dynamique, et le [i] de « me », entre autres, sont fortement nasalisés. La nasalité dans un registre aigu et combinée à une intensité d‘exécution forte, en début ou en fin de phrase, n‘est pas utilisée dans le country-western produit au Québec pendant les années 1940 et 1950. Le chapitre 4 abordera plus en profondeur cette distanciation de la voix country- western québécoise du modèle états-unien.

2.4.2.3.2 Suppression occasionnelle de la nasalisation Si certaines exécutions font entendre des voyelles significativement plus nasalisées, le phénomène inverse a pu être observé dans le cas d‘un enregistrement au statut particulier. Le 11 janvier 1946, Roland Lebrun enregistre « La vie d‘un cowboy », une chanson racontant la solitude d‘un cow-boy éloigné de son village et de sa bien-aimée et dont les paroles sont reproduites dans l‘exemple 2.26. Dans cet enregistrement, la voix première de Roland Lebrun est beaucoup plus nasale que sa voix première habituelle. L‘extrait sonore 2.28 fait entendre successivement le début de « La vie d‘un cowboy » et de « Mes rêves se réalisent », enregistrées lors de la même séance (Duchesne 2004 : 3). L‘écart entre les degrés de nasalité est flagrant et se manifeste par des images spectrales distinctives. Sur le spectrogramme de l‘exemple 2.27a, qui correspond à deux phrases tirées de « Mes rêves se réalisent » où les résonances sont particulièrement orales, on note l‘absence complète d‘antiformants, qui apparaissent dans le spectrogramme d‘un extrait de « La vie d‘un cowboy », d‘une durée semblable et réalisé avec les mêmes réglages (exemple 2.27b). Les antiformants sont particulièrement visibles lorsqu‘on compare les [i] tenus qui se trouvent 100 dans ces extraits. La voix de Roland Lebrun dans « La vie d‘un cowboy » semble aussi beaucoup plus plaintive, effet auquel semblent contribuer les nombreux glissements mélodiques et les portamentos, qu‘on peut voir sur le spectrogramme de l‘exemple 2.27b. Les glissements mélodiques sont abondants dans le corpus country-western et sont également présent dans des chansons présentant des èthos plus joyeux; on le verra dans l‘analyse de la chanson « Mon chevalier » enregistrée par Noëlla Therrien, qui sera présentée dans le chapitre 4. Comment rattacher alors ces variations de hauteur avec la plainte? Daniel Leech-Wilkinson avance comme hypothèse que le portamento aurait pour effet principal d‘amplifier le contenu émotif véhiculé par une œuvre (2006 : 248), ce qui semble être précisément le cas pour « La vie d‘un cowboy ». En plus de variations rattachées à l‘intensité qui ont été identifiées dans « La chaîne de nos cœurs » et dans « Mon enfant je te pardonne », des variations de hauteur pourraient donc contribuer à exagérer le caractère plaintif des performances country-western. Le chapitre 3, qui portera sur le second mode de phonation, présentera une analyse plus détaillée de « La vie d‘un cow-boy » et sur sa stylisation de la plainte et du pleur.

Dans le dernier pré-refrain de la chanson, qui correspond aux lignes 25 et 26 de l‘exemple 2.26, les résonances nasales disparaissent, et la plainte semble s‘arrêter alors que le narrateur évoque ses retrouvailles avec sa bien aimée (« Auprès de celle qui m‘attend / Je goûterai l‘amour ardent »), pour reprendre lors du dernier refrain qui fait de nouveau entendre une voix nasalisée (extrait sonore 2.29). La transformation du timbre de la voix de Roland Lebrun pour ce passage apparaît clairement lorsqu‘on compare le spectrogramme de la première phrase de la chanson (lignes 1 et 2) avec celui de la phrase correspondant aux lignes 25 et 26. Sur le spectrogramme de l‘exemple 2.28, on voit clairement, à gauche les antiformants présents sur le [e] de « depuis », le premier mot du premier couplet; à droite, sur le [e] du mot « de », tiré du troisième pré-refrain (ligne 25), les antiformants sont disparus, et même si ce second [e] est manifestement moins intense que le premier, tous les harmoniques y sont clairement visibles entre 600 Hz et 1200 Hz, ce qui n‘était pas le cas pour le premier.

Dans cet enregistrement, la nasalisation occupe donc une fonction expressive en évoquant la plainte; elle est utilisée dans toutes les sections formelles de la chanson 101 décrivant la tristesse et la solitude du narrateur, et disparaît à l‘évocation d‘un avenir heureux, celui des retrouvailles, ce qui contribue à structurer le récit de la même manière que dans « Mon enfant je te pardonne ». La nasalisation occupe cependant ici une fonction générique manifeste. Roland Lebrun, qui débute sa carrière sur disque en 1942, se fait appeler « le soldat Lebrun » et bâtit sa popularité grâce à un répertoire sentimental où la figure du soldat éloigné de sa famille domine. Avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale en 1945, les thèmes exploités par le soldat Lebrun sont de moins en moins d‘actualité, et sa popularité décline, comme on le verra dans le chapitre 4. Avec « La vie d‘un cowboy », il enregistre 1946 sa première chanson de cow-boy à la thématique explicitement western. Il semble plausible que l‘utilisation d‘éléments stylistiques génériques propres au country- western comme la nasalisation et le recours au second mode de phonation, dont il sera question pour cette chanson dans le chapitre suivant, permette ici à Roland Lebrun de s‘inscrire dans le genre country-western.

2.5 Sommaire La nasalité est un phénomène timbral et physiologique complexe dont la description n‘a pas encore suscité de consensus. Elle présente tout de même certains marqueurs acoustiques clairs qui permettent, grâce à l‘observation du spectre sonore et à l‘extraction des formants, de confirmer sa présence; la perception auditive de la nasalité dans un extrait sonore peut donc le plus souvent être confirmée par l‘analyse, du moins pour le corpus étudié ici. Présente à divers degrés dans la voix première des chanteurs country-western les plus importants de la période étudiée soit Roland Lebrun, Paul Brunelle, Marcel Martel et Willie Lamothe, la nasalisation semble jouer un rôle expressif majeur dans les enregistrements de ces derniers. La nasalisation fait surtout l‘objet de variations dans les chansons tristes évoquant l‘abandon ou la solitude où elle contribue à l‘expression de la plainte ainsi qu‘à la construction d‘icônes du pleur. La variation de la nasalisation est utilisée dans l‘élaboration de versions stylisées de certaines de ses fonctions paralinguistiques, présentes dans la voix parlée, notamment à travers sa coordination avec des variations dynamiques et mélodiques. Les analyses présentées dans le chapitre 3 montreront que le second mode de phonation est lui aussi utilisé comme icône du pleur par les chanteurs country-western et plusieurs exemples seront tirés des enregistrements analysés plus haut dont « La chaîne de nos cœurs » et « La vie d‘un cowboy ». En dehors de ces considérations touchant à l‘expressivité, la nasalisation joue un rôle structurant quant au texte chanté. Contribuant à l‘intelligibilité des paroles par la mise en évidence des accents toniques, elle peut aussi servir à caractériser divers lieux, temps et aspects du récit. De plus, la présence de la nasalité dans les voix premières des chanteurs country-western ainsi que son usage ponctuellement plus marqué chez Roland Lebrun dans une de ses rares chansons à thématique western sont des indices de sa fonction générique. Le second mode de phonation, qui fera l‘objet du prochain chapitre, joue aussi ce triple rôle. Marqueur du genre country-western et utilisé dans de nombreux enregistrements du corpus, il joue aussi 102 un rôle expressif important et peut servir à structurer les récits. Également associé à des représentations spatiales, le second mode de phonation se présente sous plusieurs formes : dans le yodel, dans des ornements qui mettent en évidence la cassure vocale et dans des mélodies chantées principalement dans ce mode.

Chapitre 3 Le second mode de phonation et la cassure vocale 3.1 Introduction Avec la nasalisation, le recours au second mode de phonation constitue un marqueur générique important de la voix country. Dans le corpus, le second mode de phonation est principalement utilisé en position ornementale et dans le yodel. Le passage d‘un mode de phonation à l‘autre s‘accompagne d‘un phénomène transitoire qui peut être perçu comme une rupture dans la voix, rupture qui est mise en valeur et amplifiée dans plusieurs styles de chant populaire dont le country et le country-western. Je définirai provisoirement le second mode de phonation comme le registre situé immédiatement au-dessus de celui utilisé habituellement pour la parole, que l‘on appelle registre modal ou premier mode de phonation22. Bien que la notion de registre soit liée de manière évidente au paramètre de la hauteur, on verra qu‘elle est aussi, et peut-être avant tout, étroitement liée au timbre. Le passage du premier au second mode de phonation peut d‘ailleurs être effectué sans qu‘il soit nécessaire d‘élever la fréquence fondamentale de la note chantée. La première partie de ce chapitre sera consacrée à la terminologie et à la description de la production et des traits acoustiques du second mode de phonation (3.2). Les termes mode de phonation et registre pouvant porter à confusion, je ferai d‘abord le point sur leurs différents usages dans la recherche (3.2.1), ce qui me permettra par la même occasion de justifier la préférence accordée à la terminologie des modes de phonation plutôt qu‘à celle des registres, pourtant plus connue et plus usitée. Je décrirai ensuite la production physiologique et les traits acoustiques du premier et du second mode de phonation ainsi que du phénomène de rupture marquant la transition de l‘un à l‘autre, que j‘appellerai pour l‘instant passage mais qui, dans le cadre des analyses, sera désigné comme une cassure vocale (3.2.2). Suivra une revue des différentes fonctions expressives qui sont généralement rattachées à ces deux effets paralinguistiques, dans la parole spontanée et dans un contexte musical (3.3). L‘essentiel de ce chapitre (3.4) concernera l‘étude du recours au second mode de phonation

22 Bien qu‘on fasse souvent référence au second mode de phonation par le vocable falsetto dans les études acoustiques, paralinguistiques et phoniatriques ainsi que dans le champ de la musicologie populaire, l‘expression second mode de phonation est favorisée par certains spécialistes du falsetto en musicologie traditionnelle. Je privilégierai cette locution entre autres parce qu‘elle met en évidence l‘aspect physiologique de ce phénomène; d‘autres arguments en faveur de cette terminologie seront avancés plus loin. 104 et de la cassure vocale dans le corpus où on les retrouve sous trois formes, soit dans le yodel (3.4.1), dans certaines figures ornementales (3.4.2) et, plus rarement, dans des mélodies entièrement ou principalement chantées en second mode de phonation (3.4.3).

3.2 Terminologie et production Dans le Grove Music Online, Willam Drabkin définit le registre comme une partie de l‘étendue d‘un instrument, d‘une voix ou d‘une composition, définition faisant appel avant tout à la hauteur des sons (Drabkin 2011 : s.p.)23. Ce qui distingue et ce qui nous permet de reconnaître de manière auditive les différents registres d‘une voix ou d‘un instrument est cependant également tributaire du timbre, qui peut varier considérablement d‘un registre à l‘autre. Tout en soulignant la diversité des conceptions rattachées à la notion de registre, Johan Sundberg résume de la façon suivante, dans The Science of the Singing Voice, la définition la plus répandue du registre pour la voix chantée : « The most common description is that a register is a phonation frequency range in which all tones are perceived as being produced in a similar way and which possess a similar voice timbre. » (Sundberg 1987 : 49) On constatera d‘ailleurs dans l‘analyse du corpus que les changements de registres s‘effectuent souvent sur des petits intervalles, ce qui met en valeur le changement de timbre bien davantage que le saut mélodique. La rupture qui peut survenir au moment du passage entre deux registres introduit également un changement brusque dans la sonorité de la voix. Ce sont souvent ces variations de timbre plutôt que celles reliées à la hauteur qui jouent un rôle expressif lors de l‘emploi du second mode de phonation et il importe de définir les concepts, les mécanismes physiologiques et les propriétés acoustiques propres à ces phénomènes.

3.2.1 Registres résonantiels, registres laryngés et modes de phonation En musicologie traditionnelle et en pédagogie du chant, on considère que les voix masculines et féminines ont à leur disposition au moins deux registres, soit la voix de poitrine et la voix de tête (Jander, Harris et Potter 2011 : s.p.). La voix de tête et le falsetto sont considérés tantôt comme deux registres distincts, tantôt comme un seul et même registre. Voix de poitrine, voix de tête et falsetto constituent bien des registres au sens de Sundberg, c‘est-à-dire qu‘ils désignent des parties de l‘étendue de la voix d‘un chanteur ou

23 « A part of the range of an instrument, singing voice or composition. » (Drabkin 2011 : s.p.) 105 d‘une chanteuse possédant une qualité timbrale uniforme. L‘égalité du timbre étant un des fondements esthétiques du chant classique, il existe une technique appelée voix mixte qui vise à faciliter le passage d‘un registre à l‘autre en évitant une variation de timbre trop brutale. On définit parfois la voix mixte comme un mélange des voix de tête et de poitrine (Harris 2011b : s.p). Chez les spécialistes de la phoniatrie et de l‘acoustique de la voix, on identifie de deux à quatre registres vocaux, selon les méthodes d‘observation, les sujets étudiés et les tâches vocales prescrites par les chercheurs au cours des expérimentations. Le vocabulaire employé pour nommer les registres varie d‘un auteur à l‘autre. Pour la voix parlée, on appelle le registre normal ou modal celui employé le plus fréquemment pour la parole; le terme modal fait souvent référence à une voix qui présente une vibration régulière des plis vocaux, et qui n‘est donc ni soufflée, ni craquée, ni murmurée. Toujours pour la voix parlée, le terme falsetto désigne le registre situé au-dessus de la voix modale. Fernando Poyatos le définit comme le mode situé à l‘extrême aigu de la voix (Poyatos 1993 : 210). Dans les études phoniatriques portant sur la voix chantée, les chercheurs emploient le plus souvent la terminologie du chant classique. Par exemple, Donald Miller, Jan Švec, et H.K. Schutte (2002) se penchent sur les registres chest (poitrine) et falsetto, qu‘ils désignent cependant comme des modes plutôt que comme des registres. L‘adjectif modal est parfois appliqué à la fois aux registres chantés de poitrine et de tête, considérés comme des registres naturels par opposition au falsetto; c‘est le cas chez Welch, Sergeant et MacCurtain (1988) ainsi que chez le phonéticien John Laver (1980 : 109-111). Les chercheurs n‘attribuent pas toujours le même nombre de registres aux hommes et aux femmes. On ajoute parfois aux registres de poitrine, de tête et de falsetto le Strohbass pour les hommes (registre très grave atteint par certaines basses), le sifflet pour les femmes (situé à l‘extrême aigu de l‘étendue de la voix) et le pulse, registre de l‘extrême grave présent chez les hommes et les femmes et qui est parfois employé en fin de phonation (Sundberg 1987 : 50). Si la terminologie et le terrain que recouvrent les vocables varie manifestement d‘un auteur à l‘autre, on note une tendance générale à faire usage de la typologie de la pédagogie du chant classique, en particulier lorsque les études phoniatriques et acoustiques prennent comme sujets des chanteurs professionnels ou se penchent sur la voix chantée plutôt que sur la voix parlée. 106

Deux problèmes majeurs surviennent lorsqu‘on tente d‘effectuer une synthèse des travaux portant sur les registres vocaux, qui sont bien mis en évidence par le bref inventaire présenté précédemment. On constate premièrement que la récupération du vocabulaire musical dans le cadre de la phoniatrie, de la phonétique et de l‘acoustique ne se fait pas sans un glissement du sens des mots et des locutions lorsqu‘ils sont transférés d‘une discipline à l‘autre. Ainsi, le falsetto, qui désigne un registre au sens de Sundberg dans le champ musical et qui se définit dans ce contexte par opposition avec d‘autres éléments de la catégorie des registres chantés comme la voix de poitrine et la voix de tête, devient un type de phonation (phonation type) chez des auteurs comme John Laver (1994); le falsetto est dans ce cas défini par rapport à d‘autres types de phonation comme la voix soufflée et la voix craquée. Ce qui distingue le falsetto de la voix soufflée n‘a absolument rien à voir avec ce qui distingue le falsetto de la voix de poitrine, par exemple. Je reviendrai sur cet écueil conceptuel lorsqu‘il sera question des modes de phonation. Deuxièmement, et d‘une manière peut-être encore plus problématique, on constate une dissension à propos du nombre de registres de la voix humaine. Bernard Roubeau, Nathalie Henrich et Michèle Castellengo (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009) avancent deux sources possibles à cette confusion qui caractérise la notion de registre. D‘abord, les études sur les registres vocaux croisent rarement plusieurs méthodes d‘observation; à l‘inverse, pour une même méthode d‘observation, les mesures prises comparent rarement tous les groupes de sujets potentiels (hommes et femmes, chanteurs et non chanteurs). J‘ajouterai, à la suite du dépouillement de plus d‘une trentaine d‘études phoniatriques et acoustiques, que les tâches vocales commandées aux sujets déterminent évidemment en partie le type de données recueillies. Les limites que présentent les conclusions empêchent souvent la généralisation des résultats; par exemple les exercices vocaux prescrits couvrent rarement toute l‘étendue de la voix, ce qui ne permet pas de résoudre la question du nombre de registres de la voix humaine. De plus, les sujets sont le plus souvent des chanteurs professionnels de formation classique, ce qui nous apprend peu de choses sur les registres de la voix parlée ou ceux utilisés dans d‘autres traditions vocales. Ensuite, toujours selon Roubeau, Henrich et Castellengo, la qualité multiforme de la notion de registre elle-même pose un problème; sans une explicitation de ce que recouvre la notion de registre, les débats sur leur nature et leur nombre ne peuvent mener nulle part. La définition du registre proposée par Sundberg 107 jette ici un éclairage utile sur ce problème de nature épistémologique. Cette définition combine à la fois le mode de production des sons et leur perception (« perceived as being produced in a similar way »). La disjonction ou la conjonction de ces deux aspects est source d‘une variété de typologies qui découlent de conceptions divergentes du registre, certains chercheurs envisageant le registre sur un plan perceptuel, d‘autres sur le plan vibratoire et donc sur le plan de la production, d‘autres encore combinant ces deux approches en plus de tenir compte des phénomènes de résonance en jeu (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 434). L‘introduction des notions de registre laryngé et de registre résonantiel définies par Bernard Roubeau (1993 et 2002) permet de distinguer deux conceptions du registre, et j‘utiliserai ces notions afin de justifier la terminologie que j‘ai choisi d‘adopter dans le cadre de cette thèse.

La distinction entre registre laryngé et registre résonantiel sera mise en évidence par un résumé de l‘article publié par Bernard Roubeau, Nathalie Henrich et Michèle Castellengo en 2009. Dans cette étude, les auteurs montrent que le larynx humain, chez les hommes comme chez les femmes, dispose de quatre mécanismes vibratoires distincts qui permettent la phonation sur toute l‘étendue de la voix. Le mécanisme 0 est le mécanisme permettant la phonation pour les fréquences les plus graves. Le mécanisme 1 correspond en général à la voix de poitrine et à la voix modale, et le mécanisme 2 correspond au second mode de phonation. Le mécanisme 3 sert quant à lui à la production des sons plus aigus et correspond à ce qu‘on appelle parfois le sifflet, et il est présent chez les hommes comme chez les femmes. Ces mécanismes constituent des registres laryngés, c‘est-à-dire des parties de l‘étendue de la voix où la phonation est produite à l‘aide de mécanismes vibratoires différents et ne pouvant être utilisés simultanément, et qui possèdent des traits acoustiques les distinguant les uns des autres. En croisant leurs données sur les mécanismes vibratoires avec l‘analyse d‘émissions vocales réalisées dans plusieurs registres, au sens musical et usuel du terme, par un chanteur et pédagogue professionnel de formation classique, Roubeau, Henrich et Castellengo ont pu établir des corrélations entre les registres laryngés et les registres du chant classique en comparant les propriétés acoustiques de ces derniers avec celles des mécanismes qu‘ils avaient préalablement identifiés. Ils ont ainsi établi les correspondances suivantes. Chez les hommes, la voix de poitrine et la voix de tête sont toutes deux produites avec le mécanisme 1, ce qui concorde avec le regroupement de ces 108 deux registres, par certains phonéticiens, dans la même catégorie, celle de voix modale. Le registre de falsetto est produit avec le mécanisme 2 soit le second mode de phonation. La voix mixte est produite avec le mécanisme 1 et sa forme d‘onde présente quelques différences avec celle de la voix de poitrine. Le mécanisme 1, qui est employé pour produire la voix de poitrine et la voix de tête chez les hommes, ne serait employé chez les femmes que pour la production de la voix de poitrine, le mécanisme 2 étant celui utilisé par les chanteuses pour la production de la voix de tête24. Roubeau, Henrich et Castellengo en concluent que la notion de registre, employée par les chanteurs pour parler de la voix dans leur pratique, est basée avant tout sur les qualités acoustiques du son produit. Les catégories qui en découlent ne recoupent pas parfaitement celles des mécanismes vibratoires, puisqu‘un même mécanisme vibratoire peut être utilisé pour la production de plusieurs registres chez les chanteurs. Ces registres au sens musical que sont la voix de poitrine, la voix de tête et le falsetto sont des registres résonantiels, c‘est-à-dire qu‘ils sont déterminés à la fois par le recours à un mécanisme vibratoire laryngé particulier et par un contrôle spécifique des résonances appliqué par le chanteur. C‘est le timbre vocal résultant de la combinaison de toutes les actions physiologiques mises en action qui détermine le registre résonantiel.

Pour des analyses portant sur le second mode de phonation en tant que modificateur paralinguistique et dans le contexte de la voix populaire, le recours à la terminologie des registres résonantiels poserait des problèmes majeurs. Premièrement, le recours à cette terminologie nécessiterait, pour nommer le recours au second mode de phonation, l‘utilisation de deux termes distincts pour les hommes et pour les femmes, soit falsetto pour les premiers et voix de tête pour les secondes. Ce double standard est problématique pour la description de techniques vocales comme le yodel, qui est pratiqué autant par les hommes que par les femmes et qui met en jeu chez les hommes comme chez les femmes une alternance entre les mêmes mécanismes vibratoires, comme on le verra dans la section 3.4.1. Deuxièmement, et il s‘agit là du principal obstacle conceptuel rattaché à l‘utilisation de la terminologie des registres résonantiels dans des études portant sur une tradition vocale extérieure à la tradition savante, cette typologie fait référence à des techniques de

24 Les auteurs ne précisent pas comment ils ont établi cette correspondance. 109 placement de la voix et à un usage des résonances qui s‘inscrivent dans une esthétique spécifique, qui n‘est évidemment pas celle du corpus visé par cette thèse. La voix d‘un chanteur country-western qui utilise le second mode de phonation n‘a rien à voir avec celle d‘un chanteur qui interprète une œuvre du répertoire baroque pour haute-contre. En utilisant le mot falsetto pour parler d‘un extrait d‘une chanson de Willie Lamothe, soit on le dénature dans toute sa complexité timbrale et dans sa signification historique, soit on attribue à la voix de Willie Lamothe des caractéristiques acoustiques qu‘elle n‘a pas. Troisièmement, de l‘usage de la nomenclature classique des registres résonantiels découlerait un problème épistémologique sérieux pour une étude de la voix qui vise à déterminer comment les divers paramètres sonores contribuent à l‘expressivité. Bien que chaque registre laryngé s‘accompagne de traits acoustiques inhérents aux principes vibratoires qui le sous-tendent, les sons produits par un mécanisme en particulier peuvent être soumis par l‘interprète à un traitement résonantiel pouvant varier de manière importante leur timbre et leur intensité (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 437). Les registres résonantiels sont pourvus de qualités acoustiques qui, bien que rarement décrites en détail, n‘en ont pas moins une existence réelle et une cartographie que l‘on pourrait établir avec précision. Ils articulent donc trop de paramètres pour permettre de discriminer l‘apport de chacun sur le plan expressif. Par exemple, la voix de falsetto présente, pour le répertoire pour lequel elle est habituellement utilisée, des caractéristiques de résonance qui excluent entre autres la nasalisation excessive, qui pourrait pourtant très bien être appliquée, dans notre corpus, à un passage chanté en second mode de phonation. On ne pourrait plus alors parler de falsetto au sens strict. À l‘inverse, si un chanteur country- western accompagnait le second mode de phonation des résonances et du vibrato qui caractérisent habituellement le falsetto rattaché au répertoire baroque, il en résulterait un contraste et un effet expressif marqué qui ne seraient pas mis en valeur par le simple recours indifférencié au terme falsetto pour toutes les occurrences du second mode de phonation. Dans le cadre de cette thèse, étant donné la perspective principalement microanalytique des analyses effectuées, j‘aurai donc recours à la notion de registre laryngé et non pas à la notion de registre résonantiel, et lorsque le mot registre sera employé, il le sera au sens de mécanisme vibratoire, qui sera également ici l‘équivalent de mode de phonation. J‘ajouterais cependant qu‘il serait peut-être fructueux d‘appliquer la notion de 110 registre résonantiel au chant populaire, et que ce concept pourrait peut-être mettre à jour, par exemple, l‘évolution des tendances à l‘intérieur d‘un style, d‘un genre ou d‘un espace géographique. Le fait qu‘une tradition ne possède pas de terminologie rattachée aux registres ne signifie pas que la pratique soit exempte d‘une variété de registres résonantiels distincts auxquels sont peut-être associés des phonostyles individuels ou régionaux ou encore des connotations différentes.

À la suite des musicologues Owen Jander et Peter Giles et de Victor E. Negus (Negus, Jander et Giles 2011), j‘utiliserai donc, plutôt que falsetto, la locution second mode de phonation pour désigner le registre laryngé correspondant au mécanisme 2 de Roubeau, Henrich et Castellengo. L‘expression mode de phonation présente cependant des ambiguïtés qu‘il faut éclaircir. En phoniatrie et en phonétique, son sens varie d‘un auteur et d‘une étude à l‘autre et ces variations présentent des distinctions conceptuelles importantes. John Ellery Clark, Colin Yallop et Janet Fletcher identifient cinq modes de phonation : voicelessness (chuchotement), whisper (murmure), breathy voice (voix soufflée), voice (voix modale) et creak (voix craquée) (Clark, Yallop et Fletcher 2007 : 19). Marasek (1997 : s.p.) parle plutôt de « types de phonation », et les divise de la manière suivante : whisper (qui est sans voisement, et correspondrait donc plutôt au chuchotement qu‘au murmure), modal, creak, breathy, harsh, falsetto. Ces classifications, tout comme les registres résonantiels, présentent deux caractéristiques qui les rendent difficilement opératoire dans le contexte de la microanalyse. Premièrement, ces classifications découlent du croisement de plusieurs critères. Par exemple, la différence entre modes voisés ou non voisés s‘effectue en fonction de vibration des cordes vocales ou de son absence; la distinction entre voix modale et soufflée se situe dans le degré de fermeture de la glotte lors de la phonation et donc de la quantité d‘air accompagnant le voisement; la distinction entre voix modale et falsetto concerne le mécanisme vibratoire. Il résulte que ces différents modes ne sont pas forcément exclusifs les uns par rapport aux autres et que certains peuvent donc être combinés. Par exemple, la phonation peut être à la fois falsetto et soufflée, ou encore murmurée et craquée. Deuxièmement, cette classification des modes phonatoires est susceptible d‘être différente d‘un auteur à l‘autre; Marasek observe par exemple que la voix soufflée est souvent considérée comme la combinaison de la voix modale et du chuchotement. Dans le cadre d‘un travail tel que celui-ci, qui vise justement à 111 déterminer quelles fonctions expressives sont associées à quels paramètres vocaux, une telle catégorisation des modes de phonation ne permet pas une séparation fine des paramètres phonatoires. Dans le cadre de cette thèse, les modes de phonation correspondront strictement à des modes laryngés coïncidant avec les mécanismes vibratoires identifiés par Roubeau, Henrich et Castellengo25.

En résumé, le mode de phonation sera ici l‘équivalent d‘un registre laryngé particulier, défini en fonction du mécanisme de vibration activé par le larynx, et appelé mécanisme 2 chez Roubeau, Henrich et Castellengo; l‘abréviation M2 sera d‘ailleurs utilisée pour le désigner dans les exemples visuels accompagnant ce chapitre. Le premier mode de phonation correspond au registre modal employé le plus souvent pour la parole; c‘est ce mode qui est employé dans la production de la voix de poitrine pour les hommes et les femmes et de la voix de tête chez les hommes; il est appelé mécanisme 1 par Roubeau, Henrich et Castellengo, et il sera désigné par l‘abréviation M1 dans les exemples visuels. Le second mode de phonation est employé pour la production du falsetto et de la voix de tête pour les femmes. Bien qu‘ils ne correspondent pas à des registres résonantiels, les modes de phonation présentent des qualités acoustiques distinctes, ce qui permet de les identifier de manière perceptuelle.

3.2.2 Modes de phonation et passage : production et traits acoustiques On retrouve dans les études sur la voix des explications diverses et parfois contradictoires concernant la production du premier et du second mode de phonation. La section suivante tentera d‘en faire un résumé clair dans le cadre duquel ont été privilégiées les sources récentes et les données confirmées par plusieurs études. Depuis quelques années, la description de la production du premier et du second mode de phonation qui semble faire l‘objet du meilleur consensus concerne la profondeur de contact des plis vocaux et les caractéristiques du cycle vibratoire ou glottal. Les plis vocaux, qu‘on appelle couramment les cordes vocales, forment deux lèvres disposées horizontalement à l‘extrémité de la trachée (Le Huche et Allali 2001 : 14). Lorsqu‘ils sont rapprochés, ils peuvent alors vibrer

25 Par ailleurs, l‘expression mode de phonation peut être utilisée en fonction d‘un seul paramètre phonatoire mais autre que vibratoire. Par exemple, dans une étude sur la relation entre pression sous-glottique et contrôle de l‘intensité d‘exécution dans la voix chantée, Sundberg, Titze et Scherer (1993) se penchent sur trois modes de phonation établis en fonction de la pression sous-glottique, flow, normal et pressed. 112 sous l‘influence de la pression de l‘air en provenance des poumons, qu‘on appelle la pression sous-glottique, et ainsi émettre le signal vocal nécessaire à la parole ou au chant. Les phases d‘accolement et d‘éloignement des plis vocaux composent un cycle glottal. La portion des plis vocaux entrant en vibration ainsi que le déroulement du cycle glottal sont différents pour le premier et le second mode de phonation, ce qui entraîne des émissions vocales aux timbres distincts pour ces deux registres26.

3.2.2.1 Différences physiologiques : vibration des plis vocaux et cycle glottal La profondeur de contact entre les plis vocaux distingue le premier et le second mode de phonation (Titze 1994, cité dans Miller, Švec et Schutte 2002 : 8-9; Roubeau, Henrich et Castellengo 2009). Les plis vocaux sont composés de plusieurs couches de tissus muqueux ainsi que de la couche externe de deux muscles, les thyro-aryténoïdes (Le Huche et Allali 2001 : 71), qu‘on appelle parfois les vocalis. Les vocalis permettent de contrôler la tension de certaines couches des plis vocaux et influencent ainsi le timbre du signal vocal à sa source. Par cette fonction de tenseurs, ils pourraient également jouer un rôle dans les ajustements minimes de la hauteur, notamment dans le vibrato. En premier mode de phonation, les muscles thyro-arythénoïdiens soutiennent la vibration des plis vocaux et leur permettent, lors de la phase d‘accolement du cycle glottal, d‘entrer en contact en profondeur (Negus, Jander et Giles 2011 : s.p.). En second mode de phonation cependant, seuls les bords des plis vocaux, qu‘on appelle les ligaments vocaux, semblent entrer en vibration; le vocalis peut demeurer tendu mais il reste immobile et ne participe plus à la vibration (Negus, Jander et Giles 2011 : s.p.; Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 431). Lors de la phonation en premier mode, le contact entre les deux plis vocaux s‘effectue donc sur une plus grande surface, et la masse vibrante des plis vocaux est plus importante. En second mode de phonation, le contact s‘effectue sur les bords externes des plis, et une plus petite portion des plis entre donc en vibration.

Roubeau, Henrich et Castellengo ont montré par glottographie électrique que des différences importantes dans les différentes phases du cycle glottal distinguent le premier et le second mode de phonation. Un cycle glottal se compose de quatre phases. La phase de

26 Le lecteur intéressé par les traits vibratoires et acoustiques des deux autres mécanismes, situés à l‘extrême grave et l‘extrême aigu de l‘étendue de la voix, pourra consulter l‘article de Roubeau, Henrich et Castellengo (2009). 113 fermeture, pendant laquelle les bords des plis vocaux se rapprochent, est suivie de la phase d‘accolement, pendant laquelle les plis vocaux sont en principe complètement accolés et la glotte fermée. Le mouvement inverse se produit ensuite : une phase d‘ouverture, pendant laquelle les plis vocaux s‘éloignent, précède une phase de décollement complet pendant laquelle la glotte est ouverte. En premier mode de phonation, la phase d‘accolement des plis vocaux est plus courte qu‘en second mode de phonation, et le rapprochement des plis s‘effectue plus rapidement (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 431). En général, le quotient d‘ouverture glottique, c‘est à dire le rapport entre la durée de la phase du cycle pendant laquelle la glotte est ouverte et la durée d‘un cycle glottal complet, est moins élevé en premier mode qu‘en second (432). Certains chercheurs avancent par ailleurs que le second mode de phonation se caractériserait par une fermeture incomplète de la glotte lors de la phase d‘accolement (Sundberg 1987 : 63; Laver 1994 :197). Welch, Sergeant et MacCurtain (1988 : 153) citent l‘étude de Lindestad et Söedersten (1987, publiée en 1988) qui observent cependant chez des falsettistes professionnels une fermeture complète de la glotte en second mode de phonation (Welch, Sergeant et MacCurtain 1988 : 153). Les auteurs suggèrent que la pratique permettrait une modification de l‘accolement des tissus des plis vocaux en second mode de phonation (Welch, Sergeant et MacCurtain 1988 : 162); la fermeture incomplète de la glotte en second mode de phonation serait selon eux caractéristique des sujets sans formation vocale.

3.2.2.2 Différences de timbre Les caractéristiques physiologiques propres à la production du premier et du second mode de phonation, qui concernent l‘épaisseur des plis, la fermeté de leur accolement et la vitesse des différentes phases du cycle glottal, influencent le timbre de la voix et jouent un rôle dans la différenciation des registres. Le Huche et Allali précisent que « [l]orsque [la] fermeté d‘accolement augmente, le timbre vocal s‘enrichit et l‘on dit que la voix acquiert du mordant. Sur le plan physique, les ouvertures glottiques sont plus brusques et plus brèves […]. Cela se traduit sur le plan acoustique par un ―enrichissement en aigus‖ du spectre sonore » (2001 : 99). Le timbre de la voix qui émet en second mode de phonation peut être perçu comme moins large, moins dispersé. Cet effet est sans doute produit, comme on peut le déduire de l‘explication de La Huche, par une réduction globale de l‘intensité des harmoniques supérieurs. C‘est surtout le rapport d‘intensité entre la 114 fréquence fondamentale et ses harmoniques qui semble participer à la différenciation timbrale des deux modes. Sunberg observe en effet qu‘en second mode de phonation, le fondamental tend à être plus fort d‘environ 5 dB (Sundberg 1987 : 69). En premier mode de phonation, comme on le verra dans plusieurs exemples analysés dans ce chapitre, on retrouve le plus souvent dans le spectre sonore un harmonique plus intense que le fondamental. En second mode de phonation, au contraire, c‘est toujours la fréquence fondamentale qui constitue le partiel le plus intense du spectre, du moins dans les extraits analysés et tirés du corpus. L‘exemple 3.1 montre l‘intensité relative de la fréquence fondamentale et des harmoniques pour la même note chantée, à environ 316 Hz, sur la même voyelle ([i]) par le même interprète (Willie Lamothe) et dans le même enregistrement (« Quand je reverrai ma province »). Le spectrogramme de gauche correspond à une émission vocale en premier mode de phonation et montre des harmoniques aigus intenses, dont l‘un en particulier, autour de 2 200 Hz, est plus intense que le fondamental; à droite, le spectrogramme correspondant à la même note chantée en second mode de phonation, révèle un fondamental plus intense que tous les autres harmoniques. Dans le cas de la voyelle [i] l‘harmonique le plus intense en premier mode de phonation est situé dans la bande du spectre correspondant au deuxième formant de cette voyelle, situé autour de 2 250 Hz pour la voix parlée masculine27. L‘extrait sonore 3.1 fait entendre successivement les deux voyelles dont a été tiré l‘exemple 3.1; le timbre de la voyelle émise en second mode de phonation pourrait être décrit comme plus mince, plus concentré, que celui de la voyelle chantée en premier mode. L‘effet produit n‘est pas forcément celui d‘une voix plus ténue : on verra dans certains exemples analysés que des passages chantés en second mode de phonation peuvent acquérir un caractère perçant. La perception dépendra évidemment de l‘intensité d‘exécution et des zones de résonances privilégiées par le chanteur; la voix aura cependant toujours un aspect moins large qu‘en premier mode de phonation.

Laver a avancé que, sur le plan du spectre sonore, le second mode de phonation se caractérisait par un plus petit nombre d‘harmoniques, qui seraient plus éloignés les uns des

27 Dans cet exemple, la fréquence fondamentale de la note chantée est plus élevée que la zone définie pour le premier formant. Dans les cas des voyelles postérieures, pour lesquelles le premier formant est plus haut et a donc plus de chance de se situer au-dessus du fondamental, l‘harmonique le plus intense en premier mode de phonation pourra être situé dans une région moins aigue du spectre sonore. 115 autres que pour la voix modale (Laver 1980 : 120). Étant donné que les harmoniques sont des multiples entiers de la fréquence fondamentale, la proposition de Laver paraît improbable. Les harmoniques s‘espacent proportionnellement à la hausse de la fréquence fondamentale, et s‘ils semblent plus éloignés les uns des autres en second mode de phonation, c‘est que les échantillons vocaux comparés présentent une fréquence fondamentale plus élevée pour le second mode de phonation que pour le premier mode de phonation. Pour une même fréquence fondamentale, les deux modes présenteront le même nombre d‘harmoniques, harmoniques qui seront placés à la même distance les uns des autres. Seule leur intensité relative variera, comme on le voit clairement sur ce graphique tiré de l‘article de Roubeau, Henrich et Castellengo (exemple 3.2). En passant du premier au second mode de phonation, aucun harmonique ne disparaît. On remarque cependant une plus faible intensité des harmoniques en second mode de phonation, en particulier pour les fréquences les plus aiguës, ce qui correspond à la description de Le Huche et Allali.

Enfin, certains auteurs avancent que le second mode de phonation s‘accompagnerait souvent d‘un léger murmure causé par un échappement d‘air continuel à travers la glotte (Laver 1994 :197); Sundberg souligne lui aussi la fermeture incomplète de la glotte en second mode de phonation (1987 : 63), qui pourrait donc présenter une qualité soufflée chez certains chanteurs, mais qui semble absente chez les falsettistes professionnels comme l‘ont montré Lindestad et Söedersten (1987, cité dans Welch, Sergeant et MacCurtain 1988 : 153).

3.2.2.3 Le passage Au moment du passage entre le premier et le second mode de phonation survient une rupture spontanée dans la voix. Cette rupture, appelée break dans les travaux en anglais, marque la transition d‘un mécanisme vibratoire à l‘autre. Sundberg la décrit comme un changement soudain dans la fréquence de phonation et le timbre (Sundberg 1987 : 50). Dans un contexte expérimental où on demande aux sujets d‘effectuer des tâches causant un passage spontané et non contrôlé d‘un mode à l‘autre, comme c‘est le cas dans les études de Miller, Švec et Schutte (2002 : 10) et de Roubeau, Henrich et Castellengo (2009 : 427), le break ou le passage est causé par la diminution rapide de la masse vibrante des plis vocaux, qui survient lorsque l‘abduction est à son maximum et que la partie profonde des plis 116 vocaux cesse de participer à la vibration; les bords des plis vocaux constituant la seule partie en vibration, la masse se voit ainsi brusquement réduite ce qui cause la hausse soudaine de la fréquence fondamentale. Le quotient d‘ouverture du cycle glottal augmente au même moment. Miller, Švec et Schutte (2002 : 10) ont observé, pour le passage du premier au second mode de phonation, la présence d‘un bref délai avant l‘établissement ferme du nouveau fondamental, qui pourrait s‘accompagner selon eux de l‘apparition de fréquences sous-harmoniques. Les auteurs suggèrent également que le contact entre les plis vocaux serait trop faible, au moment précis du passage, pour la production d‘un son au fondamental clair et que celui-ci mettrait un certain temps à se stabiliser. Il semblerait cependant qu‘un chanteur expérimenté puisse masquer la transition entre deux modes de phonation et ainsi obtenir un passage duquel tout saut de fréquence est absent (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 433). La hausse soudaine du quotient d‘ouverture demeure cependant détectable par glottographie électrique, ce qui confirme le recours au second mode de phonation dans ces cas (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 433). Il semble que ce serait notamment une réduction importante de l‘intensité d‘exécution qui rende ce masquage possible, puisque le saut de fréquence accompagnant le passage apparaît comme proportionnel à l‘intensité de la phonation (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 429). À l‘inverse, c‘est peut-être une augmentation contrôlée de l‘intensité d‘exécution qui permet d‘atteindre avec justesse les notes émises en second mode de phonation dans un contexte musical où le passage d‘un mode à l‘autre est délibéré et volontairement mis en valeur, comme dans la pratique du yodel par exemple, la rupture servant alors en quelque sorte de tremplin vers la note à atteindre. Il est clair qu‘en chant populaire, cette rupture est rarement masquée et qu‘elle est au contraire le plus souvent accentuée. Pour Graeme Smith, le break est assimilé au coup de glotte (Smith 2003 : 176-177). Cette rupture qui marque le passage d‘un mode de phonation à un autre découle toutefois d‘un phénomène physiologique à priori bien différent du coup de glotte (que l‘on désigne aujourd‘hui par le terme plus approprié d‘occlusion glottale) tel que défini par Manuel García, qui consisterait en une amorce douce et claire des sons chantés plutôt qu‘en une attaque mettant en jeu une accentuation (Harris 2011a : s.p.). Le mot break semble cependant sous-entendre la présence d‘une certaine accentuation dynamique : les cry breaks décrits par Greg Urban (1988), et dont il sera question dans la section 3.3, présentent notamment comme trait 117 caractéristique une impulsion forte, avec une participation importante du diaphragme. On verra ce phénomène accompagner parfois le passage d‘un mode de phonation à un autre dans l‘analyse du corpus.

Enfin, il faut souligner que les premier et second modes de phonation se chevauchent sur une étendue plus ou moins grande selon les individus. Roubeau, Henrich et Castellengo ont évalué que cette zone de chevauchement s‘étendait sur un peu plus de deux octaves, soit entre sol dièse3 et sol dièse5 en moyenne pour les femmes, et entre fa3 et fa dièse5 en moyenne pour les hommes (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 428). L‘existence d‘une zone de chevauchement si importante indique que les interprètes disposent, sur une étendue significative, de la possibilité d‘utiliser un registre ou l‘autre sur une même note ou sur de petits intervalles. Le passage d‘un mode de phonation à un autre peut conséquemment produire un changement de timbre marqué sans pour autant impliquer un grand saut mélodique et le recours à un mode ou à l‘autre peut découler d‘un choix volontaire sur une partie importante de l‘étendue de la voix.

3.3 Fonctions expressives et connotations Le premier mode de phonation étant le registre privilégié de la voix première de tous les interprètes masculins du corpus, le second mode de phonation y apparaît toujours comme une variation de registre passagère, contrastant avec le registre modal28. On attribue plusieurs connotations à l‘usage du second mode de phonation, pour la voix parlée et pour la voix chantée, et bien qu‘il soit un marqueur générique du style country, sa modulation par les interprètes lui permet de jouer un rôle expressif important. Avant de passer à l‘analyse du corpus, il s‘avère essentiel de passer en revue les différentes fonctions linguistiques et expressives rattachées à ce registre tant en linguistique qu‘en musicologie. Je souligne que les auteurs cités ici n‘utilisent pas la locution second mode de phonation mais le mot falsetto. Il est cependant peu probable que je travestisse le sens de leurs écrits en me tenant à la terminologie choisie, soit celle des modes de phonation, puisque que chez

28 Comme pour la nasalisation, les analyses seront effectuées sur des enregistrements réalisés par des interprètes masculins, le corpus ne comportant pas assez d‘enregistrements réalisés par des interprètes féminines. Quelques analyses de voix féminines du corpus ont cependant été effectuées et semblent indiquer que ces dernières n‘ont pas recours de la même manière que les hommes au second mode de phonation, du moins sur le plan expressif. Les conclusions de ce chapitre sont limitées aux voix masculines et ne devraient pas être généralisées. 118 les auteurs cités, le contexte ou les exemples musicaux d‘origines variées qui sont donnés montrent bien que l‘objet des descriptions n‘est pas le falsetto d‘un chanteur classique, mais le registre laryngé qui lui correspond. Il y a d‘ailleurs un recoupement remarquable autour de l‘usage du mot falsetto pour désigner le second mode de phonation dans la littérature, et il s‘agit d‘un consensus rare dans les champs sémantiques du paralangage et du timbre de la voix. Son utilisation est cohérente tant en paralinguistique qu‘en musicologie, en pédagogie du chant et en phoniatrie, en dehors du fait que le mot falsetto désigne, à l‘extérieur du domaine du chant classique, un registre laryngé et non pas le falsetto en tant que registre résonantiel. Je m‘en tiendrai cependant à l‘expression second mode de phonation pour les raisons formulées dans la section 3.1.

Fernando Poyatos attribue au second mode de phonation un rôle important en tant que modificateur de la voix parlée, mais aussi en tant que modificateur du paralangage lui- même29, et il le classe notamment parmi les indicateurs de la surprise et de l‘indignation; il ajoute que le second mode de phonation accompagne souvent le rire (Poyatos 1993 : 210). Poyatos associe également le second mode de phonation avec l‘innocence ou l‘innocence feinte exprimée par les jeunes filles (Poyatos 1993 : 210), et le second mode de phonation est spontanément employé par les hommes imitant une femme. John Napier avance que cette association entre second mode de phonation et féminité est fréquente et qu‘elle alimente souvent une interprétation sémiotique de l‘usage de ce registre en musicologie, interprétation basée sur une relation présumée directe entre la féminité et un registre de phonation perçu comme plus aigu (Napier 2004 : 125). Ces interprétations tiennent cependant plus ou moins compte de la filiation stylistique des œuvres et du contexte dans lequel le second mode de phonation y est utilisé. Une analyse tenant compte de ces deux aspects de la performance vocale permet souvent de présenter des interprétations plus justes. Par exemple, Catherine Rudent a montré que, pour le hard rock et en particulier chez le chanteur de Deep Purple, Ian Gillan, l‘usage du second mode de phonation, par son association avec la virtuosité, sa connotation sexuelle issue du R‘n‘B et le contexte de compétition improvisée avec d‘autres instruments dans lequel il survient, peut être interprété comme un marqueur de virilité (Rudent 2005). À propos de l‘hypothèse de David

29 Le second mode de phonation peut être superposé à d‘autres effets paralinguistiques et ainsi devenir un modificateur de ces effets. 119

Brackett (1995) sur l‘éruption du féminin dans le style de Hank Williams, qui utilise abondamment le second mode de phonation, Napier objecte qu‘il faudrait davantage tenir compte des traditions vocales desquelles le style de Williams est issu, ainsi que de l‘importance des sujets de ses chansons, qui traitent souvent d‘abandon, de rejet et de tristesse (Napier 2004 : 127-128). Étant donné l‘importance de cet èthos dans la chanson country états-unienne et québécoise et la présence marquée du second mode de phonation dans ces deux corpus, la relation entre second mode de phonation et tristesse apparaît intuitivement plausible. Elle semble d‘ailleurs confirmée par au moins une étude psycho- acoustique, une étude de perception réalisée par Felix Burkhardt et Walter F. Sendlmeier (2000), qui révèle que le second mode de phonation serait effectivement, pour la voix parlée, un indicateur de la tristesse.

Cette association entre second mode de phonation et tristesse trouve peut-être sa source dans une de ses manifestations physiologiques, le pleur. L‘anthropologue Greg Urban soutient que le second mode de phonation constitue un des icônes interculturels du pleur. Présent dans les pleurs authentiques, il est également utilisé, dans la culture nord- américaine, par les personnes imitant quelqu‘un qui pleure ainsi que dans plusieurs types de pleurs rituels chez les Amérindiens du Brésil (Urban 1988 : 389). Dans les imitations et les pleurs rituels, le second mode de phonation est employé sur des voyelles prolongées, et il s‘accompagne habituellement d‘une intonation descendante ainsi que d‘un léger craquement de la voix30 (Urban 1988 : 391). Urban pose l‘hypothèse que l‘emploi du second mode de phonation dans des formes stylisées d‘expression de la tristesse pourrait avoir comme origine son irruption incontrôlée dans la voix, causée par la surprise : « In particular, falsetto may be associated with shrieks or cries produced through startling, which can occur as reflex acts. If so, the falsetto vowel is probably a signal of heightened emotional response. » (Urban 1988 : 391) Parmi les icônes du pleur identifiés par Urban, on compte également ce qu‘il nomme le cry break, qui consiste en une accumulation d‘air sous la glotte fermée suivie par une expulsion d‘air voisée et souvent accompagnée de bruits, sur une intonation descendante. Chaque cry break ne dure qu‘une fraction de seconde, et

30 Je n‘ai trouvé qu‘une seule occurrence de voix craquée dans le corpus, et il ne s‘agit pas, pour le country- western, d‘un effet paralinguistique dont l‘usage semble codifié; il n‘en sera donc pas question dans cette thèse. 120 plusieurs cry breaks peuvent être enchaînés à la manière des sanglots (Urban 1988 : 389- 390). Selon Urban, les cry breaks, par le contraste qu‘ils offrent avec la phonation modale, signalent une forte émotion :

The pulsing of the air flow in each case provides a signal that stands out in sharp relief against the relative calm of the airflow during normal speech and even during much of singing. The agitation of the sound and body may be an important part of the signal communicating the presence of strong emotion. (Urban 1988 : 390)

Ce second icône du pleur s‘apparente à la technique employée par les interprètes afin d‘accentuer le passage du premier au second mode de phonation. Une augmentation marquée de la pression sous-glottique étant principalement associée à l‘intensité de la phonation (Sundberg 1987 : 41), il sera facile de vérifier dans les analyses si cet effet, et l‘augmentation de l‘intensité d‘exécution qui l‘accompagne, seront présents lorsqu‘un interprète passe d‘un mode de phonation à l‘autre. Ces deux icônes du pleur décrits par Greg Urban, le second mode de phonation et le cry break, sont cités par Aaron Fox comme faisant partie du style vocal country états-unien, et il les associe lui aussi à la stylisation des pleurs et de la tristesse. Ils font partie de ce que Fox nomme également les cry breaks, expression dans laquelle il faut entendre le mot break au sens plus large de rupture, de variation dans la ligne vocale. Comme on l‘a vu dans le chapitre précédent, cette catégorie comprend de nombreux effets paralinguistiques dont la nasalisation et l‘expulsion d‘air accumulé sous la glotte (Fox 2004 : 276) et pour Fox, ces effets incarnent des affects précis, leur usage découlant à la fois des traditions stylistiques et des visées expressives de l‘interprète (Fox 2004 : 280). En plus de l‘expression de la tristesse, la vulnérabilité et la fragilité sont également associées au second mode de phonation. Au sujet de ce qu‘il appelle des yodel effects utilisés par des interprètes féminines, Patrick Dailly associe le passage du premier au second mode de phonation à un passage entre la voix du contrôle et celle de la vulnérabilité (Dailly s.d. : s.p.). Aaron Fox interprète lui aussi les cry breaks en général, incluant le second mode de phonation, comme visant à mettre en scène la perte de contrôle de l‘interprète sur ses émotions : « Such ―breaks‖ express ―feelingful‖ poetic intensification, especially at moments where the singer wishes to appear overwhelmed with emotion to the point of encroaching inarticulateness. » (Fox 2004 : 281) 121

Timothy Wise (2007) s‘est intéressé aux usages du second mode de phonation dans la chanson country, plus particulièrement dans le corpus que compose la musique hillbilly d‘avant la Deuxième Guerre mondiale. Sa conception de cet effet paralinguistique est centrée autour de l‘importance de l‘influence du yodel tyrolien sur le répertoire country, et dont l‘élément caractéristique est selon lui le break accentué accompagnant le passage d‘un mode de phonation à l‘autre. Il envisage donc chaque occurrence du second mode de phonation accompagnée d‘un break comme une espèce de yodel particulier, et il suggère que chacune de ces espèces peut être associée à des affects différents, qu‘il appelle des « mood categories » (Wise 2007 : par. 1). Le yodel de première espèce consiste en une alternance entre les deux registres effectuée sur des syllabes dépourvues de signification verbale, à la manière du yodel alpin traditionnel. Wise ne lui associe pas d‘affect particulier, mais rappelle que ce type de yodel est très courant dans la musique hillbilly et les chansons de cow-boy des années 1930 et 1940 (Wise 2007 : par. 38). La seconde espèce de yodel correspond à une technique que Wise nomme le word-breaking : l‘interprète « brise » une voyelle d‘un mot la chantant d‘abord en premier mode de phonation pour ensuite lui ajouter une seconde note, plus haute, chantée en second mode de phonation. Habituellement, cette technique s‘effectue sur un patron rythmique bref–long, la note chantée en second mode étant plus longue que celle chantée en premier mode. Wise associe cette espèce de yodel à la plainte et à l‘abattement, mais souligne que le word-breaking peut aussi indiquer l‘extase. Ce type de yodel est parfois qualifié de black falsetto, en référence à son utilisation dans la musique traditionnelle afro-américaine (Wise 2007 : par. 42-43). Enfin, la troisième espèce de yodel correspond à l‘utilisation du second mode de phonation de manière ornementale, soit au début ou, le plus souvent, à la fin d‘un mot. Le patron rythmique des yodels de troisième espèce est l‘inverse de celui de la deuxième espèce, la note chantée en second mode de phonation étant plus brève que celle chantée en premier mode; dans ce type de yodel, l‘ornement en second mode de phonation se manifeste le plus souvent à la fin d‘une note chantée en premier mode de phonation, une figure que l‘on nomme le feathering (Wise 2007 : par. 45). Ce type de yodel est, selon Wise, un indicateur stylistique important de la musique country, et il est souvent utilisé dans les chansons de cow-boy aux thèmes romantiques des années 1930, dans lesquelles ils sont souvent un signe d‘exubérance (Wise 2007 : par. 46). Bien qu‘il constate la présence 122 de longs mélismes en second mode de phonation dans le corpus qu‘il étudie, Wise refuse de l‘associer à une quatrième espèce de yodel, puisque ces passages ne s‘accompagnent pas nécessairement d‘un break (Wise 2007 : par. 49). Pour Wise, c‘est surtout le break qui porte la charge expressive dans le yodel :

[W]hat matters is that the break should be recognised as intentional – in other words, not made accidentally for any reason. It has to be assumed that the break in the voice is made for some kind of expression of emotion or significance. The point in the overall musical stream at which this break happens is crucial to the passage‘s affect: it is a point where something different happens (Wise 2007 : par. 32).

Wise soutient que le second mode de phonation et le break peuvent correspondre, selon leur usage, à l‘expression de la tristesse ou encore de l‘exaltation, comme Catherine Rudent le soulignait à propose de la relation entre voix de fausset et ferveur religieuse ou amoureuse (Rudent 2005). L‘association d‘un modificateur paralinguistique à des èthos aussi contrastés montre bien l‘intérêt d‘analyser en détail la manière dont il opère dans les performances vocales.

Avant de conclure cette revue des fonctions expressives associées au second mode de phonation, une mise au point s‘impose. Dans les études présentées jusqu‘ici, le mot break est abondamment utilisé, et il présente au moins quatre sens différents. Il désigne d‘abord le moment du passage d‘un mode de phonation à un autre, caractérisé ou non par un saut mélodique, pendant lequel le cycle glottal se modifie et le fondamental est instable, et qui crée soit la présence de sous-harmoniques, soit tout simplement un son apériodique. Le cry break de Greg Urban consiste en une expulsion d‘air accompagnée de phonation, à la manière d‘un sanglot. Le break défini par Graeme Smith semble être une combinaison des deux premiers phénomènes ou plutôt une accentuation volontaire du premier par le second. C‘est également dans ce sens que Wise utilise le mot break pour désigner le moment du passage entre deux modes de phonation. Enfin le cry break d‘Aaron Fox désigne toute rupture dans la voix qui en écarte le timbre de ses caractéristiques modales. À cause de cette polysémie et dans le but de clarifier les analyses mais aussi de proposer une terminologie française, j‘utiliserai dorénavant les termes suivants. Le mot passage désignera toute transition, accentuée ou non, et envisagée comme un phénomène physiologique, entre deux modes de phonation. Je ferai référence au cry break décrit par 123

Urban grâce à l‘expression impulsion glottale voisée31. Dans le contexte musical d‘une exécution vocale, le passage délibéré et volontairement mis en valeur entre deux modes de phonation sera désigné à la suite de Serge Lacasse comme une cassure vocale, la cassure vocale correspondant donc aux breaks décrits par Smith et Wise. Dans le cadre des analyses qui suivent, c‘est donc ce terme qui sera privilégié pour désigner le passage entre deux modes de phonation. Enfin, la catégorie d‘effets paralinguistiques nommée cry breaks par Aaron Fox sera traduite par icônes du pleur, inspiré de la locution proposée par Greg Urban (icons of crying) pour désigner les marqueurs interculturels du pleur identifiés suite à ses travaux.

Afin d‘éviter les interprétations simplistes et désincarnées et d‘attribuer à l‘usage du second mode de phonation des significations qu‘il n‘a pas, John Napier propose d‘allier une analyse interne des œuvres et de leur sens à la prise en compte du cadre historique mettant l‘œuvre en contexte. Je suivrai sa suggestion de deux manières. D‘abord, j‘envisagerai le recours au second mode de phonation et à la cassure vocale comme s‘inscrivant dans la filiation stylistique évidente du country-western québécois à la tradition country des États- Unis. Dans cette perspective, je tiendrai compte des fonctions génériques que peuvent jouer ces variations de timbre dans le corpus, comme je l‘ai fait pour la nasalisation. D‘autre part, et malgré que ma perspective soit ici avant tout microanalytique, les occurrences du second mode de phonation et de la cassure vocale seront interprétées en fonction de leur contexte immédiat, soit le cadre de la chanson enregistrée dans laquelle elles surviennent et constitué notamment par les paroles ainsi que les paramètres musicaux et technologiques, et parfois en fonction d‘un contexte élargi pouvant être constitué, par exemple, par une plus grande partie de la production d‘un interprète.

3.4 Le second mode de phonation et la cassure vocale dans le corpus Comme Roubeau, Henrich et Castellengo l‘ont montré, le premier et le second modes de phonation se chevauchent sur une zone importante s‘étendant sur un peu plus de deux

31 Plusieurs auteurs, dont Graeme Smith, avancent que le break comprendrait une occlusion glottale (glottal stop). En phonétique, ce terme désigne l‘action d‘obstruer le canal vocal au niveau de la glotte, que cette occlusion soit suivie ou non d‘une émission d‘air, et l‘occlusion glottale peut clore une émission d‘air ou encore l‘initier. Le phénomène décrit par Urban se définit par une expulsion d‘air; j‘ai préféré utiliser le terme impulsion, qui évoque une autre catégorie de sons phonétiques, les consonnes impulsionnelles. 124 octaves, soit entre sol dièse3 et sol dièse5 en moyenne pour les femmes et entre fa3 et fa dièse5 en moyenne pour les hommes. Chaque locuteur a donc à sa disposition ces deux modes sur une étendue considérable. Le recours privilégié à l‘un ou l‘autre de ces modes varie selon le sexe et le contexte culturel (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 437) mais aussi, comme pour tout autre modificateur paralinguistique, en fonction de l‘état psychologique et émotionnel du locuteur, dans un contexte de parole spontanée (Poyatos 1993 : 199). Dans un contexte musical, comme le font valoir Roubeau, Henrich et Castellengo, des facteurs stylistiques sont aussi en jeu : « As for the sung voice, it is mainly the esthetic context that directs the choice of one or other mechanisms used, developing homogeneity or on the contrary contrasts of vocal timbre when several mechanisms are involved. » (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 437) Le contexte esthétique dans lequel sont déployées ces variations de timbre, avec les règles stylistiques qui les encadrent, détermine les significations expressives que l‘on peut attribuer à ces variations. Dans le corpus, pour les voix masculines, le premier mode de phonation est privilégié comme voix première, et c‘est le second mode de phonation qui doit être envisagé comme introduisant une variation du timbre, sauf dans le cas du yodel de type tyrolien, où c‘est plutôt l‘alternance entre les deux modes ainsi que la répétition fréquente de la cassure vocale qui introduisent un effet devant être pris en considération.

Dans la catégorisation des différentes formes prises par le second mode de phonation dans le corpus country-western québécois, j‘ai choisi de ne pas recourir à la terminologie de Wise présentée plus haut puisqu‘elle offre peu de concordance avec le corpus visé par les analyses. Tout d‘abord, le yodel de seconde espèce n‘est pas présent dans le corpus, à une exception près. Des recherches permettraient sans doute de déterminer si le word-breaking a été introduit plus tard dans le répertoire country-western québécois ou si cet effet demeure marginal dans toute la production. Ensuite, en ce qui concerne le yodel de troisième espèce, soit l‘utilisation du second mode de phonation en position ornementale, il n‘est présent dans le corpus que sous une seule forme, soit avant la note ornée, et jamais après. Le feathering est donc également absent du corpus, alors que Wise le présente comme un indicateur de style du country (Wise 2007 : par. 45). De plus, tandis que Wise identifie la présence du yodel de troisième espèce comme étant représentative des chansons de cow-boy romantiques et parfois marqueur d‘une certaine exubérance, cette 125 association est à peu près absente du corpus : le second mode de phonation utilisé en position ornementale est au contraire le plus souvent associé à des thèmes rattachés à la tristesse et à la solitude. Enfin, Wise considère les mélodies en falsetto sans la présence de passage ou de cassure vocale comme étant une variante de troisième espèce et non pas un type distinct d‘utilisation du second mode de phonation. Bien que les mélodies en second mode de phonation soient moins courantes que les autres occurrences du mode dans le corpus, on verra qu‘elles méritent, dans l‘analyse du corpus de la thèse, de faire l‘objet d‘une catégorie à part. Bien que la catégorisation proposée par Wise semble opératoire pour le corpus visé par son étude, elle me semble inadéquate pour le répertoire québécois. Par ailleurs, pour des raisons historiques, Wise désigne comme du yodel toute utilisation du second mode de phonation, accompagné d‘un passage marqué entre les deux modes, puisque la présence du second mode de phonation dans le corpus country états-unien serait surtout attribuable à l‘influence du yodel tyrolien. Wise justifie l‘usage du terme yodel pour tout type de passage d‘un mode à l‘autre en affirmant que c‘est justement le moment du passage, qu‘il nomme yodeleme, qui fait le yodel. Cette terminologie uniforme ne permet pas de bien mettre en lumière les divers effets expressifs créés par la présence du second mode de phonation et des cassures vocales, qui varient beaucoup, dans le corpus, d‘un type d‘utilisation à l‘autre. Dans les analyses qui suivent, je tenterai de montrer que l‘importance du passage entre les deux modes varie justement d‘une catégorie à l‘autre, et que le second mode de phonation et la cassure vocale sont deux éléments distincts, qui peuvent être mis en valeur de manière différente.

Dans le corpus, les occurrences du second mode de phonation peuvent être regroupées en trois catégories, qui ont été définies à la fois selon des critères formels et phonostylistiques : les analyses montreront que chacun de trois types d‘usage du second mode de phonation et de la cassure vocale permettra, à un même niveau phonostylistique, de caractériser un type de chanson ou un èthos particulier. La première de ces catégories qui sera présentée sera le yodel (3.4.1). Le terme yodel sera ici réservé aux manifestations de yodel de type tyrolien tel que véhiculé dans la chanson populaire nord-américaine, et qui consiste en une alternance répétée, parfois rapide, entre le premier et le second mode de phonation. Cette technique est généralement utilisée sur de longs passages qui constituent des sections formelles autonomes, le plus souvent dans des chansons à caractère joyeux. 126

Suivra la présentation des occurrences ornementales du second mode de phonation (3.4.2); durant moins d‘une seconde, elles mettent particulièrement en valeur la cassure vocale et sont avant tout caractéristiques des chansons tristes. Une courte section sera enfin consacrée aux mélodies entièrement chantées en second mode de phonation (3.4.3). Comme on le verra, chacune de ces catégories présente des caractéristiques formelles précises et cohérentes, et à chacun de ces types d‘usage sont rattachées des fonctions expressives distinctes.

Comme pour la nasalisation, les changements de modes de phonation ont d‘abord été identifiés à l‘oreille puisqu‘ils sont facilement perceptibles, comme l‘attestent Švec et Pešák : « [b]oth registers are differentiated by their acoustic spectra, so that they can be identified perceptually » (Švec and Pešák 1994 :98, cité dans Wise 2007 : par. 27). Les cassures vocales ont été repérées de la même manière. Chaque extrait sonore cité a fait l‘objet d‘une analyse de ses propriétés acoustiques afin de vérifier que le phénomène avait été correctement identifié. Une des manifestations les plus évidentes sur le plan perceptuel du passage d‘un mode de phonation à l‘autre se trouve dans le yodel. C‘est donc d‘abord à partir d‘extraits où était utilisée cette technique qu‘a été vérifiée la présence, dans le corpus enregistré, des traits acoustiques attribués aux premier et second modes de phonation par les différents chercheurs cités dans la section 3.2 de ce chapitre. Les résultats de ces vérifications sont présentés dans la section 3.4.1.1.

3.4.1 Le yodel Le yodel est présent dans la musique populaire américaine depuis le milieu du 19e siècle. La technique a été adoptée par les chanteurs black-face dès 1847, probablement sous l‘influence des groupes de chanteurs tyroliens ambulants qui parcouraient alors les États- Unis. Le yodel a fait son entrée sur support enregistré dès 1890 et avant la Première Guerre mondiale, on le retrouvait fréquemment dans les spectacles de vaudeville (Malone 2002 : 87). On doit le premier enregistrement de musique country contenant du yodel à Riley Puckett qui, en 1924, grave « Rock All Our Babies to Sleep », disque paru le 20 mai 1924 dans la série « populaire » de Columbia (Columbia 107-D)32 (Malone 2002 : 87; Green

32 On peut entendre cet enregistrement à l‘adresse suivante : 127

1965 : 215). C‘est toutefois Jimmie Rodgers qui a popularisé le yodel dans la voix country par ses blue yodels, une série de 13 chansons enregistrées entre 1927 et 1933, mais aussi par d‘autres succès dans lesquels Rodgers yodelait, notamment « In the Jailhouse Now » (Victor 2124, 1928) et « Yodeling Cowboy » (Victor 22271, 1929). L‘influence de Rodgers sur la chanson country des États-Unis, et même du Canada, fut considérable et plusieurs grandes vedettes ont débuté leur carrière en imitant son style vocal. Le yodel est rapidement devenu un élément typique du genre : « For much of the decade of the thirties Jimmie Rodgers‘ influence could be heard everywhere […]. Not every yodel, of course, sounded like Rodgers‘; some were very primitive, and some were in the sophisticated, Swiss style favored by Montana Slim (Wilf Carter) and Patsy Montana » (Malone 2002 : 103).

Dans le corpus, le yodel occupe toujours une section formelle entière. Il remplace souvent le refrain (Roland Lebrun, « La destinée »; Paul Brunelle, « La tyrolienne de mon pays »; Willie Lamothe, « Je chante à cheval ») ou encore s‘ajoute à la suite de couplets et de refrains en prenant plutôt la forme d‘un pont ou d‘un interlude (Paul Brunelle, « Troubadours du Far-West »; Willie Lamothe, « Je suis un cowboy canadien » et « Quand je reverrai ma province »; Gilles Besner, « Allons au rodéo »). Il peut également être utilisé sous forme d‘introduction ou de coda (Paul Brunelle, « Le cowboy des montagnes »). Il n‘y a habituellement jamais d‘alternance, dans une même section formelle, entre des paroles et des passages yodelés sauf dans le refrain de la chanson « Giddy-Up Sam » de Willie Lamothe (extrait sonore 3.2). Partout ailleurs dans le corpus, le yodel est construit exclusivement sur une suite de syllabes sans significations, et il est détaché des autres sections formelles avec paroles. Les passages en yodel peuvent être plutôt brefs, comme dans « Giddy-Up Sam », ou encore s‘étirer sur plusieurs phrases musicales. Dans certains cas, le yodel est très sophistiqué et montre beaucoup d‘inventivité et de virtuosité. Dans « Le boogie woogie des prairies » de Paul Brunelle par exemple, le yodel occupe plus de la moitié de l‘enregistrement, soit 01 :39 minutes sur 02 :51 minutes, et se développe sur quatre sections différentes et de longueur inégale. La première section du yodel opère comme une coda d‘une seule phrase rattachée à la strophe qui la précède. La seconde section, composée de deux phrases contrastantes, fait d‘abord entendre un long mélisme en second mode de phonation, puis une alternance entre les deux modes. La troisième section, plus virtuose, présente deux phrases parallèles faisant alterner très rapidement les deux 128 modes. Enfin, une dernière section clôt le yodel avec une coda constituée d‘une seule phrase (extrait sonore 3.3). Entre les deux extrêmes que représentent les yodels de « Giddy- Up Sam » et du « Boogie woogie des prairies », les sections de yodel entendues dans le corpus prennent des formes variées et peuvent être plus ou moins longues et complexes.

3.4.1.1 Exécution Avant de présenter en détail les caractéristiques de l‘exécution du yodel dans le corpus, un exemple permettra de montrer comment les caractéristiques acoustiques des deux modes de phonation sont mises en évidence grâce à leur analyse par les logiciels qui ont été utilisés pour produire les exemples visuels. Les exemples 3.3a et 3.3b présentent le même court passage de yodel tiré de la chanson « Souvenir d‘un cow-boy », enregistrée par Paul-Émile Piché en 1946. L‘extrait sonore 3.4 qui correspond à ce passage fait d‘abord entendre une note tenue en premier mode de phonation, suivie d‘une alternance rapide entre les deux modes et se termine par une note tenue en second mode de phonation. L‘image spectrale des premiers harmoniques de l‘extrait sonore (exemple 3.3a) confirme que les traits acoustiques des premier et second modes de phonation sont visibles malgré la présence, dans l‘enregistrement, de l‘accompagnement instrumental en plus de la voix. La courbe blanche correspond à la courbe mélodique dessinée par la fréquence fondamentale de la voix : les notes chantées en premier mode de phonation (M1) présentent une fréquence fondamentale moins intense que celles chantées en second mode de phonation (M2). Le second harmonique (H2) est plus fort que le fondamental en premier mode de phonation, tandis que tous les harmoniques visibles sur le spectrogramme sont beaucoup plus faibles que le fondamental en second mode de phonation33.

L‘exemple 3.3b, qui correspond aussi à l‘extrait sonore 3.4, révèle un phénomène qui peut être observé dans plusieurs extraits de yodel tirés du corpus. Sur le spectrogramme de cet exemple, auquel a été superposée la courbe d‘intensité tirée du même extrait sonore, on constate que lorsque l‘alternance entre les deux modes de phonation se fait rapidement, les notes chantées en second mode de phonation ont une intensité moins forte que celles qui sont chantées en premier mode de phonation; il s‘agit d‘une caractéristique de ce type de

33 Dans la terminologie adoptée ici, le premier harmonique correspond à la fréquence fondamentale; le deuxième harmonique est donc l‘harmonique situé immédiatement au-dessus de celle-ci. 129 passage d‘alternance rapide que l‘on retrouvera dans d‘autres exemples présentés plus loin. Cette différence dans l‘intensité est également perceptible lorsqu‘on compare les deux notes tenues situées au début et à la fin de l‘exemple. Le spectrogramme de l‘exemple 3.3b montre une plus grande portion de la série d‘harmoniques que celui de l‘exemple 3.3a, et il semble qu‘il y ait une corrélation entre l‘intensité des harmoniques supérieurs, plus importante pour les notes chantées en premier mode, et l‘intensité de la note chantée. Bien qu‘une intensité moindre caractérise souvent, dans le corpus, le second mode de phonation, il est évidemment possible d‘accentuer les notes tenues dans ce mode et d‘atteindre ainsi une intensité supérieure aux notes chantées en premier mode. Dans l‘exemple 3.4, l‘interprète, Paul Brunelle, accentue la note terminale de l‘extrait, qui atteint une intensité supérieure à celle des notes chantées en premier mode de phonation qui la précèdent (extrait sonore 3.5).

Le yodel se définit entre autres par l‘alternance entre le premier et le second mode de phonation, qui présentent des timbres contrastants. Selon Timothy Wise, la cassure vocale serait tout aussi essentielle à la définition du yodel; il est cependant possible, dans la pratique du yodel, de passer d‘un mode de phonation à l‘autre sans recourir à la cassure vocale, en réattaquant tout simplement la note émise dans un nouveau mode par la fermeture puis l‘ouverture de la glotte ou encore en effectuant la transition avec une consonne. À l‘extérieur du corpus, on retrouve des exemples de tels passages dans le yodel. Dans la chanson « Dans l‘Ouest canadien », enregistrée par Suzanne Gadbois et parue en 1938, la chanteuse remplace parfois la cassure vocale par la consonne [r] (en l‘extrait sonore 3.6). Malgré l‘absence de cassure vocale, la présence de deux modes de phonation distincts est manifeste lorsqu‘on compare l‘intensité relative des harmoniques de toutes les notes chantées sur le spectrogramme de l‘exemple 3.5. Avant le premier saut mélodique, la fréquence fondamentale chantée, indiquée par la courbe mélodique qui apparaît en blanc, est moins intense que le deuxième harmonique; pour les trois notes suivantes, le deuxième harmonique, qui se déplace suivant le mouvement mélodique de la fréquence fondamentale entre 1 300 Hz et 1 000 Hz environ, apparaît beaucoup plus faible que le fondamental. Ces observations s‘accordent avec les caractéristiques spectrales des premier et second modes 130 de phonation34. Dans le corpus visé par ces analyses, ce sont toutefois le plus souvent des cassures vocales qui marquent le passage d‘un mode de phonation à l‘autre. On verra qu‘elles pourront être plus ou moins mises en valeur et ce, de diverses manières. Le fait qu‘elles ne soient pas nécessaires à la transition entre deux modes de phonation renforce le point de vue adopté ici, qui envisage les cassures vocales accompagnant la transition d‘un mode de phonation à l‘autre comme un geste délibéré régi par des normes esthétiques.

Deux phénomènes acoustiques accompagnant les cassures vocales trouvées dans le corpus laissent des traces détectables par le logiciel Praat, ce qui permet de confirmer de manière visuelle la présence des cassures identifiées d‘abord de manière auditive. Dans « La destinée », chanson enregistrée par Roland Lebrun en 1950, les cassures vocales qu‘on peut entendre dans l‘extrait sonore 3.7, tiré d‘une section du premier yodel où l‘alternance entre les deux modes s‘effectue très rapidement, s‘accompagnent à la fois de baisses marquées dans le degré d‘harmonicité, comme le montre l‘exemple 3.6a. Les cassures vocales s‘accompagnent également d‘une modification de la forme d‘onde, qui devient momentanément plus irrégulière, moins périodique, et présente temporairement une moins grande amplitude, phénomène encadré par les lignes pointillées verticales de l‘exemple 3.6b qui montre la forme d‘onde de la deuxième cassure vocale de l‘extrait sonore 3.7. On pourrait croire que les minimums de la courbe d‘harmonicité qui semblent coïncider, sur l‘exemple 3.6a, avec les cassures vocales, correspondraient au moment où la forme d‘onde apparaît comme la moins périodique, qui correspond ici au moment où son amplitude est la plus faible. La superposition des deux données révèle cependant que les deux phénomènes ne sont pas simultanés mais qu‘ils surviennent successivement. Les courbes d‘harmonicité ne sont pas significatives sur des extraits aussi courts que celui de l‘exemple 3.6b (81 ms), et la lecture de la forme d‘onde s‘avère difficile sur des extraits aussi longs que celui de l‘exemple 3.6a (629 ms). C‘est donc un extrait de longueur intermédiaire (209 ms), autour de la même cassure vocale que celle de l‘exemple 3.6b, qui a été utilisé pour produire l‘exemple 3.6c; on voit alors que le minimum de la courbe d‘harmonicité survient après que la forme d‘onde ait retrouvé une plus grande amplitude.

34 Cet exemple montre également que les femmes peuvent elles aussi faire du yodel en faisant alterner des émissions vocales en premier et en second mode de phonation. 131

Ces résultats indiquent peut-être que la cassure vocale s‘effectue en deux temps. Comme on le sait, le passage d‘un mode de phonation à un autre nécessite une réorganisation du cycle glottal puisque ce sont des portions différentes des bandes vocales qui entrent en vibration pour chacun des modes de phonation. Il est probable que le premier phénomène à survenir soit cette réorganisation de la masse vibrante et du cycle de vibration, et il est logique de penser que cette phase soit peu compatible avec une intensité d‘exécution élevée. Si cette variation dans l‘amplitude de la forme d‘onde n‘est pas abordée directement dans l‘article de Roubeau, Henrich et Castellengo, quelques figures tirées de la publication permettent cependant de constater la présence d‘une baisse d‘amplitude dans la forme d‘onde concordant avec la baisse d‘amplitude du signal glottographique, qui indiquerait justement cette période de transition (exemple 3.7). L‘exemple 3.6c montre également que cette première phase, sans correspondre tout à fait au point minimum de la courbe, s‘accompagne déjà d‘une baisse d‘harmonicité, ce qui concorde avec l‘apparence irrégulière et moins périodique de la forme d‘onde au moment où elle atteint son amplitude minimale. Le minimum de la courbe d‘harmonicité est cependant atteint lors de ce qui apparaît comme une seconde phase de la cassure vocale, qui semble correspondre à l‘attaque de la note émise dans le nouveau mode de phonation. Cette attaque est rendue particulièrement audible lorsque l‘interprète augmente au même moment l‘intensité d‘exécution comme le fait Paul Brunelle dans l‘extrait sonore 3.5. Comme le montrait la courbe d‘intensité de l‘exemple 3.4, la note d‘arrivée d‘une cassure vocale marquant un passage du premier au second mode de phonation était accentuée. L‘exemple 3.8a montre de plus près cette cassure vocale. L‘intensité d‘exécution, d‘abord faible au début de la première phase de la cassure vocale, augmente pendant cette phase. L‘augmentation de l‘intensité d‘exécution s‘amorce donc pendant la cassure vocale, ce qui la rend particulièrement audible. Comme dans l‘exemple 3.6c, le minimum de la courbe d‘harmonicité survient après la première phase de la cassure vocale. Le sommet de la courbe d‘intensité est atteint avant que l‘harmonicité, et donc la périodicité, se soit entièrement rétablie : c‘est donc un passage peu périodique qui est accentué. C‘est seulement après l‘attaque de la note émise dans le nouveau mode que la courbe d‘harmonicité connaît un nouveau maximum, et ce sommet indique la fin d‘une deuxième phase de la cassure vocale, qui correspond à l‘attaque de la note émise dans le mode 132 d‘arrivée et qui se termine lorsque la nouvelle fréquence fondamentale est établie et périodique. Cette seconde phase de la cassure vocale consiste donc en un son encore en partie bruité, qui peut être rendu plus audible par une accentuation dynamique comme le fait Paul Brunelle. Une vue rapprochée de la cassure vocale de l‘exemple 3.8a, dont on voit la fin de la première phase à l‘extrême gauche de l‘image et la seconde phase encadrée par des lignes pointillées, montre que la voix, après avoir retrouvé une plus grande amplitude, met effectivement encore quelques cycles avant de redevenir périodique (exemple 3.8b).

L‘exemple 3.9, tiré d‘un enregistrement de Willie Lamothe, montre un autre exemple de cassure vocale où l‘attaque de la note d‘arrivée est accentuée; l‘exemple correspond à la dernière cassure vocale entendue dans l‘extrait sonore 3.8. Bien que la cassure vocale s‘effectue ici sur un passage entre le second et le premier mode de phonation, les courbes d‘intensité et d‘harmonicité se comportent de la même manière que dans l‘exemple 3.8a, qui montrait pourtant une cassure vocale effectuant une transition entre le premier et le second mode de phonation. La courbe d‘intensité atteint un premier sommet pendant la deuxième phase de la cassure vocale, pour redescendre avant que l‘harmonicité atteigne un nouveau maximum. Dans les exemples 3.8a et 3.9, l‘intensité est donc particulièrement élevée juste avant que le maximum de la courbe d‘harmonicité ait été atteint, c‘est-à-dire avant que la périodicité de la note d‘arrivée ait été complètement rétablie. Reprenons maintenant la cassure vocale de l‘exemple 3.6c, qui consistait en un passage du second mode au premier mode de phonation tiré d‘un enregistrement de Roland Lebrun (deuxième cassure vocale de l‘extrait sonore 3.7), et ce, dans un yodel où l‘alternance entre les deux modes s‘effectue très rapidement. Si on lui ajoute une courbe d‘intensité (exemple 3.10), il apparaît que celle-ci atteint son maximum après l‘établissement ferme de la note d‘arrivée, en même temps qu‘un sommet de la courbe d‘harmonicité, c‘est-à-dire lorsque la réorganisation de la vibration est complétée et que le son atteint de nouveau une périodicité supérieure. La seconde phase de la cassure vocale n‘est pas accentuée, comme on peut effectivement s‘y attendre dans le cas d‘une alternance rapide entre les deux modes, et l‘attaque de la note d‘arrivée de la cassure vocale est faible comparativement à sa phase soutenue. La courbe d‘intensité se comporte donc ici, par rapport à la courbe d‘harmonicité, d‘une manière différente que dans les cassures vocales accentuées : l‘intensité maximale de la note émise dans le nouveau mode est atteinte non 133 plus pendant la cassure vocale mais une fois que celle-ci est achevée. De plus, dans ce type de passage, on constate que la courbe d‘intensité peut se comporter de manière différente selon que la cassure vocale sert de transition entre le premier et le second mode de phonation, ou entre le second et le premier mode de phonation. Poursuivons avec d‘autres exemples tirés de l‘extrait sonore 3.7; l‘exemple 3.11a reprend l‘exemple 3.6a, auquel a été ajoutée la courbe d‘intensité. La progression des courbes d‘harmonicité et d‘intensité montre que pour les cassures vocales menant du second au premier mode de phonation, c‘est le minimum de la courbe d‘intensité qui survient en premier, comme dans les cas de cassures vocales accentuées des exemples 3.8a et 3.9. Au contraire, pour les cassures vocales menant du premier au second mode de phonation, le minimum de la courbe d‘harmonicité précède le minimum de la courbe d‘intensité. Une vue rapprochée de la première cassure vocale de l‘exemple 3.11a, qui marque une transition du premier au second mode de phonation (exemple 3.11b) montre bien que si le minimum d‘harmonicité survient toujours après la première phase de la cassure vocale, elle est cette fois accompagnée d‘une baisse d‘intensité qui se poursuit pendant toute la première phase de la cassure vocale. L‘intensité est donc faible pendant la première phase de la cassure vocale. Le minimum de la courbe d‘intensité survient après le minimum d‘harmonicité ait été atteint, et non avant comme dans l‘exemple 3.10. La courbe d‘harmonicité se comporte donc toujours de la même manière lors d‘une cassure vocale non accentuée, peu importe la direction de cette cassure. C‘est l‘évolution de la courbe d‘intensité qui varie d‘un type de cassure vocale à l‘autre, avec pour constante que son minimum survient toujours lors d‘une note émise en second mode de phonation. L‘intensité d‘exécution demeure d‘ailleurs plus faible en second mode de phonation qu‘en premier mode de phonation pour la partie soutenue de la note chantée.

En résumé, dans le cas de cassures vocales entendues comme accentuées, c‘est donc ce qui semble correspondre à une deuxième phase qui apparaît comme accentuée, soit le moment de l‘attaque de la note émise dans le mode d‘arrivée, et ce peu importe la direction du mouvement, qu‘il s‘effectue du premier au second ou du second au premier mode de phonation. Dans le cas des cassures vocales non accentuées et enchaînées rapidement, l‘intensité d‘exécution connaît une hausse lors du passage du second au premier mode de phonation, et une baisse continue lors d‘un passage du premier au second mode de 134 phonation, ce qui correspond à l‘observation faite à partir de l‘exemple 3.3b, qui indiquait une intensité d‘exécution plus faible pour les notes émises en second mode de phonation pour les passages entre les modes où l‘alternance s‘effectue rapidement.

Il semble cependant possible d‘accentuer dans une certaine mesure la seconde phase de la cassure vocale dans des passages où l‘alternance entre les deux modes se fait de manière un peu moins rapide mais tout de même répétée. Dans l‘exemple 3.12a, extrait du « Boogie woogie des prairies » de Paul Brunelle, les cassures vocales menant du premier au second mode de phonation sont accentuées. On peut entendre ce passage en entier dans l‘extrait sonore 3.9, duquel l‘extrait analysé en 3.12a ne constitue qu‘une partie. La courbe d‘intensité présente un patron récurrent qui montre que les notes chantées en premier mode de phonation commencent par un établissement ferme, puisque leur intensité diminue à mesure que la cassure vocale approche. La courbe d‘intensité présente un aspect très différent pour les notes chantées en second mode de phonation : après une sommet qui semble correspondre à une accentuation de la seconde phase de la cassure vocale, la courbe montre que l‘intensité diminue au moment où la cassure vocale est terminée pour ensuite augmenter. La courbe d‘intensité se comporte sensiblement de la même manière pour tout le passage. L‘exemple 3.12b montre de plus près la seconde cassure vocale de l‘exemple 3.12a, qui marque une transition du second au premier mode de phonation. Les deux courbes présentent le même aspect que celles de l‘exemple 3.10, qui montrait lui aussi une transition non accentuée du second au premier mode de phonation. Dans les deux cas, la courbe d‘harmonicité et la courbe d‘intensité atteignent leur maximum à peu près simultanément, après le rétablissement de la périodicité de la note d‘arrivée. La septième cassure vocale de l‘exemple 3.12a, qui est une cassure accentuée menant du premier au second mode de phonation, présente des caractéristiques bien différentes, comme le montre l‘exemple 3.12c. Dans la seconde phase de la cassure vocale, le minimum de la courbe d‘harmonicité correspond à une augmentation d‘intensité, comme dans le cas des cassures vocales accentuées des exemples 3.8a et 3.9. Puis, pour la phase soutenue de la note chantée en second mode, la courbe d‘intensité connaît une baisse immédiate, suivie d‘une augmentation. 135

Je tire deux conclusions des exemples 3.12a et 3.12c. La première est qu‘il semble possible, même dans les passages où l‘alternance entre les deux modes de phonation est rapide, d‘accentuer certaines cassures vocales. La seconde est qu‘il semble également possible, toujours dans les passages d‘alternance rapide, de faire en sorte que les notes chantées en second mode de phonation atteignent une intensité comparable à celles chantées en premier mode, comme l‘indique la courbe d‘intensité de l‘exemple 3.12a. Dans deux autres extraits d‘alternance rapide entre les modes de phonation présentés plus haut, soit les exemples 3.3b et 3.11a, les notes chantées en second mode de phonation se caractérisaient par une intensité plus faible que celles émises en premier mode de phonation. En supposant la pression sous-glottique relativement stable pendant ces passages, la faiblesse relative du second mode de phonation est peut-être attribuable, sur le plan physiologique, à la réduction de la masse vibrante des plis vocaux ainsi qu‘à la présence d‘air causée par une fermeture incomplète de la glotte, deux phénomènes reliés à la production du second mode de phonation. Les exemples tirés du « Boogie woogie des prairies » se démarquent à cet égard, et les notes émises en second mode de phonation atteignent des maximums équivalents à ceux atteints par les notes émises en premier mode de phonation. Cependant, ces maximums sont atteints après une chute soudaine de l‘intensité, qui suit immédiatement l‘attaque accentuée de la note, chute bien visible dans l‘exemple 3.12c mais aussi à toutes les occurrences du second mode de phonation dans l‘exemple 3.12a. Cela pourrait indiquer qu‘un certain mécanisme de compensation visant à égaliser l‘intensité du passage est mis en branle, mais qu‘un bref moment est nécessaire pour que la perte d‘énergie associée au second mode de phonation puisse être efficacement compensée. L‘absence d‘un tel mécanisme de compensation dans les exemples 3.3b et 3.11a est peut-être attribuable à la plus grande vitesse d‘exécution de ces passages; dans ces circonstances, la compensation n‘aurait peut-être pas le temps de s‘installer. On pourrait aussi penser qu‘il existe des degrés divers de virtuosité et de contrôle chez les divers interprètes du corpus. Quoi qu‘il en soit, ces deux types d‘alternance rapide entre les modes mettent en valeur la cassure vocale, soit par son accentuation dynamique, soit tout simplement par sa répétition insistante et rapide sur de longs passages.

En résumé, pour le yodel, les extraits tirés du corpus montrent clairement les qualités spectrales respectives des premier et second modes de phonation. La cassure 136 vocale est observable à la fois dans la forme d‘onde et dans la courbe d‘harmonicité, et elle semble s‘effectuer en deux phases : une première pendant laquelle l‘amplitude est fortement réduite, et une seconde marquée par un minimum dans la courbe d‘harmonicité correspondant à l‘attaque bruitée de la note d‘arrivée. Lorsque l‘alternance entre les deux modes s‘effectue entre deux notes tenues assez longtemps et que la seconde phase de la cassure vocale est accentuée, les courbes d‘harmonicité et d‘intensité se comportent de la même manière, peu importe la direction du changement de mode de phonation. Lorsque l‘alternance s‘effectue de manière rapide, l‘attaque de la note d‘arrivée est souvent plus faible et donc moins audible. Dans ces passages rapides, et lorsque la cassure vocale n‘est pas accentuée, le passage du premier au second mode de phonation est caractérisé par un minimum dans la courbe d‘intensité situé au début de la nouvelle note émise. Les cassures vocales peuvent toutefois être accentuées même dans des passages rapides. Le second mode de phonation semble présenter une intensité moins forte, du moins dans des passages rapides où la pression sous-glottique est supposée constante. Il est cependant possible de compenser la faiblesse relative du second mode de phonation en augmentant l‘intensité d‘exécution et ce, même lorsque le passage d‘un mode à l‘autre se fait de manière rapide, comme l‘ont montré les exemples tirés du « Boogie woogie des prairies ».

Miller, Švec et Schutte ainsi que Roubeau, Henrich et Castellengo ont observé que lors du passage d‘un mode de phonation à un autre, le larynx devait réorganiser le cycle glottal, ce qui nécessitait, dans tous les cas observés, un bref délai. Miller, Švec et Schutte ont aussi suggéré qu‘un contact trop faible entre les plis vocaux au moment précis du passage d‘un mécanisme vibratoire à l‘autre retardait l‘établissement clair d‘une nouvelle fréquence fondamentale (Miller, Švec et Schutte 2002 : 10). On sait que l‘intensité du signal vocal est principalement déterminée par la pression sous-glottique, tandis que la hauteur est principalement déterminée par la mise en tension plus ou moins importante des divers muscles qui composent le larynx; on sait par ailleurs qu‘une modification de la pression sous-glottique peut à elle seule faire augmenter légèrement la fréquence de phonation (Sundberg 1987 : 41, 40). Dans le yodel, d‘une part, le passage d‘un mode à l‘autre est souvent accentué, et les cassures vocales s‘accompagnent donc fréquemment d‘une variation de la pression sous-glottique; d‘autre part, les cassures peuvent survenir à un rythme rapide, et selon que la perte d‘intensité accompagnant le second mode de 137 phonation soit compensée ou non, la pression sous-glottique peut être appelée à varier rapidement et fréquemment. Considérant le contrôle de pression et donc d‘intensité qu‘exige le yodel, et considérant aussi que le passage d‘un mode à l‘autre exige un délai dans l‘établissement de la nouvelle hauteur chaque fois qu‘il survient, la justesse d‘exécution des extraits sonores présentés jusqu‘ici apparaît étonnante. Le yodel exige des microajustements constants de la pression sous-glottique, de la tension des plis vocaux et de leur mode vibratoire. Cette virtuosité, parfois associée à l‘élaboration de sections yodelées longues et variées, devra être prise en compte dans la signification de cet usage particulier du second mode de phonation et de la cassure vocale. On verra notamment que l‘impression de contrôle qui se dégage de certains yodels vient appuyer l‘expression d‘une grande exubérance.

3.4.1.2 Analyses Lorsque le second mode de phonation est employé de manière ornementale et lors d‘émissions vocales très brèves, il semble naturel de l‘envisager comme un modificateur paralinguistique venant moduler la ligne vocale. Cette conception du second mode de phonation n‘apparaît cependant pas la plus appropriée pour l‘étude du yodel. En effet, le yodel compose dans le corpus des sections formelles complètes, répond à certaines règles compositionnelles et constitue un phénomène qu‘on pourrait qualifier d‘autonome. L‘alternance entre deux modes de phonation est un élément nécessaire à la définition du yodel et s‘apparente à un procédé compositionnel; chaque note émise dans un passage yodelé, qu‘elle soit chantée en premier ou en second mode de phonation, peut être envisagée comme une note cible qui serait forcément transcrite sur partition si on voulait extraire la mélodie dans sa forme abstraite. Il me semble donc plus productif d‘envisager le recours au second mode de phonation dans le yodel comme un paramètre prédéterminé (Lacasse 2009 : 228-229), lequel peut lui-même être modifié et modulé par l‘interprète. Les différentes significations expressives du yodel ont donc d‘abord été recherchées dans un cadre macroanalytique. J‘ai ainsi tenté d‘identifier dans quel contexte surviennent les occurrences de yodel dans le corpus, en tenant compte du sens général des paroles des chansons où il est présent ainsi que de la prédominance de certains éléments musicaux dans les enregistrements concernés. Quatre traits textuels ou musico-textuels dominants ont ainsi été identifiés. Sur le plan microanalytique, j‘ai également pris en compte la manière dont 138 les divers paramètres musicaux des enregistrements comportant du yodel étaient modulés, et comment ces microvariations contribuaient à renforcer ou à modifier les significations et les èthos rattachés à l‘utilisation du yodel. Je présenterai d‘abord les quatre caractéristiques musico-textuelles et textuelles identifiées dans les enregistrements comportant du yodel, et, le cas échéant, les microvariations qui leurs sont rattachées. Je présenterai ensuite quelques cas de variations dans les paramètres prédéterminés du yodel ainsi que dans son exécution.

3.4.1.2.1 Caractéristiques musico-textuelles et textuelles des chansons avec yodel Quatorze enregistrements faisant partie du corpus contiennent au moins une occurrence de yodel correspondant à la définition donnée en 3.4, c‘est-à-dire une alternance répétée, parfois rapide, entre le premier et le second mode de phonation, constituant une section formelle entière. Ces enregistrements, classés en ordre chronologique, sont présentés dans le tableau 1.

Tableau 1 — Enregistrements du corpus comportant du yodel35

Interprète Titre Année Étiquette Numéro de catalogue Willie Lamothe « Je suis un cowboy canadien » 1946 [e] Bluebird 55-5254 Willie Lamothe « Je chante à cheval » 1946 [e] Bluebird 55-5269 Paul-Émile Piché « Souvenir d‘un cowboy » 1946 [e] Starr 16696 Willie Lamothe « Quand je reverrai ma province » 1948 [p] Bluebird 55-5307 Willie Lamothe « Giddy-Up Sam » 1948 Bluebird 55-5300 Paul Brunelle « Le boogie woogie des prairies » [1949] Bluebird 55-5347 Paul Brunelle « Troubadours du Far-West » 1950 Bluebird 55-5382 Roland Lebrun « La destinée » 1950 [e] Starr 16893 Roger Turgeon « Cowboy Boogie » 1950 London 25007 Paul Brunelle « La tyrolienne de mon pays » [1951] RCA Victor LCP 3005 Gilles Besner « Allons au rodéo » 1952 Bluebird 55-5427 Gilles Caouette « Complainte d‘un cow-boy » 1952 Starr 17010 Paul Brunelle « Le cowboy des montagnes » [1953] Bluebird 55-5486 Tony Villemure « Allo allo mes amis » 1953 Bluebird 55-5477

35 Comme pour la liste complète des enregistrements mentionnés dans la thèse qui sera présentée dans la médiagraphie, les années données entre crochets indiquent une date incertaine lorsque précisé dans les sources consultées. La lettre e donnée entre crochets indique que l‘année correspond à l‘année d‘enregistrement du disque; les autres dates données correspondent à sa parution. Ces précisions se retrouvent dans les pochettes des compilations dont il a été question dans l‘introduction (Country Québec et Le soldat Lebrun : Les années Starr) mais sont absentes du catalogue de BAnQ, d‘où ont été tirées les dates des enregistrements tirés de compilations moins rigoureuses. 139

À l‘écoute de ces enregistrements, quatre traits dominants sont apparus. Ces traits, avant tout textuels, relèvent des thèmes principaux abordés dans les chansons, des divers éléments narratifs contenus dans les paroles ainsi que du recours à certains champs sémantiques spécifiques. Chacune de ces quatre caractéristiques est présente dans la majorité des enregistrements de ce sous-corpus composé des chansons avec yodel, et sept des 14 enregistrements présentent les quatre caractéristiques. Les deux premières caractéristiques dont il sera question, soit l‘expression de l‘exubérance (3.4.1.2.1.1) et le recours à des références géographiques et spatiales (3.4.1.2.1.2) sont des caractéristiques musico-textuelles; si c‘est sur le plan textuel qu‘elles sont le plus explicites, elles s‘accompagnent de traits musicaux spécifiques. Les deux autres caractéristiques qui seront présentées, soit la représentation du cow-boy (3.4.1.2.1.3) et la présence d‘autoréférentialité (3.4.1.2.1.4), sont par nature avant tout textuelles. On verra cependant qu‘elles peuvent être interprétées comme étroitement reliées à la fois entre elles et à l‘usage du yodel. Le tableau 2 présente la répartition de ces quatre caractéristiques dans le sous-corpus; les lignes du tableau avec une trame grise indiquent que l‘enregistrement présente les quatre caractéristiques.

Tableau 2 — Répartition des caractéristiques musico-textuelles et textuelles des chansons comportant du yodel

Interprète Titre E G C-B A W.L. « Je suis un cowboy canadien » X X X W.L. « Je chante à cheval » X X X X P.-É.P. « Souvenir d‘un cowboy » X X X X W.L. « Quand je reverrai ma province » X X X X W.L. « Giddy-Up Sam » X X X X P.B. « Le boogie woogie des prairies » X X X P.B. « Troubadours du Far-West » X X X X R.L. « La destinée » X R.T. « Cowboy Boogie » X X X P.B. « La tyrolienne de mon pays » X X X X G.B. « Allons au rodéo » X X X G.C. « Complainte d‘un cowboy » X X P.B. « Le cowboy des montagnes » X X X T.V. « Allo allo mes amis » X X X X

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3.4.1.2.1.1 Exubérance Sur les 14 chansons comportant du yodel, 11 présentent un caractère exubérant qui se manifeste à la fois dans les paroles des chansons et dans plusieurs traits musicaux et sonores. Ces chansons traitent de sujets joyeux, légers et toujours positifs : certaines racontent l‘amour romantique (« Je chante à cheval », « Quand je reverrai ma province », « La destinée », « Allo allo mes amis »), d‘autres les joies associées au métier de cow-boy (« Souvenir d‘un cowboy », « Giddy-Up Sam », « Allons au rodéo », « Allo allo mes amis »). « La tyrolienne de mon pays » exprime l‘admiration du narrateur pour son pays, le « beau Canada », et son amour de la tyrolienne, c‘est-à-dire le yodel36. Toutes ces chansons ont recours à des champs sémantiques rattachés à la joie, à l‘amour ou, dans le cas des chansons mettant en scène des cow-boys, à une activité physique intense exercée par ceux- ci dans le cadre de leur travail ou de leurs loisirs, comme chevaucher, danser ou manipuler le lasso. Le tableau 3 présente le vocabulaire utilisé dans les paroles des chansons exubérantes.

36 L‘action de chanter est par ailleurs souvent mentionnée dans ces chansons. Le plus souvent associé à la joie, le chant est également rattaché à la complainte dans certains enregistrements; il en sera donc question dans la section portant sur l‘autoréférentialité des chansons avec yodel.

Tableau 3 — Chansons exubérantes, champs sémantiques Interprète Titre Joie Amour Activité physique Amour du métier G.B. « Allons au rodéo » – [la foule] acclame – rodéo tout haut – grand galop – [cow-boys] pleins d‘ardeur – debout sur leurs chevaux P.B. « Le boogie woogie des prairies » – danser – boogie woogie P.B. « Troubadours du Far-West » – très contents – monter sur un Pinto – chevaucher W.L. « Je chante à cheval » – jolie femme aux – à cheval dans les yeux doux chemins – c‘est là qu‘j‘ai connu l‘amour W.L. « Quand je reverrai ma province » – heureux – mon amour qui – mon paradis m‘attend là-bas – hâte – fiancée chérie – je t‘adore toujours W.L. « Giddy-Up Sam » – giddy up – ce que les cow-boys – je joue du lasso aiment – j‘adore cette vie R.L. « La destinée » – de bonheur mon cœur est tout rempli – désir – fleurir – espoir – dans vos charmes mon avenir trouvé

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P.-É.P. « Souvenir d‘un cow-boy » – le cœur tout – lancer mon lasso – j‘aimais à lancer enchanté – mon Pinto mon lasso, c‘était mon grand plaisir – jamais d‘ennui ou de tracas – cette vie qui me rendait heureux R.T. « Cowboy Boogie » – ils sont tous joyeux – boogie – sautant et trottinant – grand galop T.V. « Allo allo mes amis » – allô allô vous tous – les cow-girls avec – tous nous danserons mes amis leurs doux regards – woopie ai oh ! – les cow-boys sont en fête – on rit, on dans et l‘on est heureux – tout le monde a le cœur joyeux – mon cœur est en fête – tout le monde est en fête 143

Le tempo des chansons exubérantes est plutôt rapide, en général au-dessus de 120 pulsations par minute37. « La destinée » constitue une exception, avec un tempo fluctuant entre 112 et 124 pulsations par minute, mais un tempo toujours supérieur à 120 dans les sections yodelées. Certaines chansons exubérantes atteignent un tempo très rapide, notamment « Le boogie woogie des prairies », dont le tempo oscille entre 173 et 196 pulsations par minute, et « Cowboy Boogie », dont le tempo varie entre 188 et 246 pulsations par minute. Le tableau 4 présente le tempo de toutes les chansons avec yodel; les chansons qui ont été classées parmi les chansons exubérantes sont indiquées par une trame grise. Des 14 enregistrements comportant du yodel, seules 3 chansons (« Complainte d‘un cowboy », « Le cowboy des montagnes », « Je suis un cowboy canadien ») ne présentent pas un caractère exubérant et leur tempo tend d‘ailleurs à les distinguer des autres chansons du sous-corpus. « Complainte d‘un cowboy » exprime un èthos qui se situe clairement à l‘opposé de l‘exubérance, et son tempo beaucoup plus lent que celui des autres chansons comportant du yodel (entre 92 et 99 pulsations par minute) semble à cet égard significatif. Dans « Le cowboy des montagnes », l‘interprétation de Paul Brunelle varie entre 53 et 65 pulsations par minute.38

37 Le tempo des chansons a été mesuré manuellement grâce à l‘application bpmWidget de Apple; les valeurs minimum et maximum ont été écartées, sauf lorsqu‘elles étaient mesurées plus d‘une fois. Il aurait sans doute été plus précis d‘utiliser un calculateur de tempo automatique. Ces applications fondent leurs calculs sur la présence des basses fréquences émises par les instruments de la section rythmique comme la batterie et la basse, sur l‘intensité de ces basses fréquences et sur la récurrence de sons transitoires. Étant donné la forte prédominance d‘une instrumentation guitare–voix dans le corpus et du niveau de bruit élevé des enregistrements, les applications testées avaient tendance à identifier la pulsation aux temps faibles, souvent accentués à la guitare. Cette donnée aurait à la rigueur pu être utilisée comme indicateur de tempo si la détection s‘était effectuée de manière systématique, ce qui n‘était pas le cas : les applications avaient tendance à rejeter l‘enregistrement en entier comme un candidat analysable ou encore à détecter certains temps faible et à en ignorer d‘autres, ce qui n‘a pas permis de recueillir des données pour la totalité d‘un enregistrement. La solution manuelle a donc été préférée; les données des tableaux 3.4 et 3.5 ne devraient cependant pas être considérées comme des valeurs absolues mais comme indicatrices d‘une tendance. 38 La chanson « Le cowboy des montagnes » est construite sur une rythmique ternaire, et j‘ai choisi de l‘envisager comme soumis à une métrique de 6/8 étant donné le caractère de l‘accompagnement instrumental. 144

Tableau 4 — Tempo de toutes les chansons avec yodel Interprète Titre Tempo W.L. « Je suis un cowboy canadien » 112-122 W.L. « Je chante à cheval » 122-127 P.-É.P. « Souvenir d‘un cowboy » 132-138 W.L. « Quand je reverrai ma province » 137-146 W.L. « Giddy-Up Sam » 138-145 P.B. « Le boogie woogie des prairies » 173-196 P.B. « Troubadours du Far-West » 122-132 R.L. « La destinée » 112-124 R.T. « Cowboy Boogie » 188-246 P.B. « La tyrolienne de mon pays » 122-128 G.B. « Allons au rodéo » 137-152 G.C. « Complainte d‘un cowboy » 92-99 P.B. « Le cowboy des montagnes » 53-65 T.V. « Allo allo mes amis » 116-122

En plus d‘un tempo relativement rapide, les chansons identifiées comme exubérantes présentent le plus souvent des formules rythmiques actives. Les mélodies vocales et les accompagnements instrumentaux comprennent souvent des doubles croches, qui sont systématiquement présentes dans les passages en yodel, comme on peut l‘entendre par exemple dans « Souvenir d‘un cowboy » (extrait sonore 3.10). Plusieurs chansons exubérantes présentent une abondance de temps faibles accentués et certaines mélodies sont construites à partir de longs enchaînements de syncopes; c‘est le cas des couplets dans « Le boogie woogie des prairies » (extrait sonore 3.11). Certaines chansons présentent une métrique swing où les croches sont ternaires (« Cowboy Boogie », « Le boogie woogie des prairies »), et « Allo allo mes amis » fait alterner les modes binaire, lors des strophes et des passages en yodel, et ternaire lors des sections formelles instrumentales39.

Sur le plan microanalytique, les chansons exubérantes présentent de nombreux éléments introduisant de la variété, parfois de manière ludique. Sur le plan de la prononciation, une grande différenciation des phonèmes est cultivée et une accentuation phonétique met en valeur les variations de timbre associées aux différentes voyelles et à certaines consonnes sonantes présentant un contenu formantique. Dans « La tyrolienne de mon pays » par exemple, Paul Brunelle articule de manière appuyée les trois dernières voyelles de « tyrolienne » ([O], [i] et [è]) ainsi que les consonnes sonantes marquant la

39 Ces chansons s‘inscrivent dans le courant country boogie qui était notamment représenté, aux États-Unis, par les artistes de la compagnie King Records fondée en 1944 par Syd Nathan, et qui alliait country et boogie woogie. Il en sera de nouveau question dans le chapitre 4 à propos des liens entre le country-western et le rock and roll. 145 transition de l‘une à l‘autre ([l] et [J]), lors de la première apparition du mot au début du premier couplet. Le spectrogramme de l‘exemple 3.13 montre bien comment l‘interprète étire chacun de ces sons; les consonnes [l] et [J] étant continues, périodiques et sonantes, elles permettent une transformation continue des formants, perceptible dans la variation d‘intensité relative des harmoniques supérieurs. Comme on peut l‘entendre dans l‘extrait sonore 3.12, qui fait entendre les deux premières phrases du premier refrain, la prononciation coulante du mot tyrolienne où consonnes et voyelles sont prolongées, contraste avec la première partie de la phrase (« la plus belle »), où la durée plus courte de chaque syllabe s‘accompagne d‘une prononciation plus hachée.

D‘autres interprétations mettent surtout en jeu des variations dynamiques, comme le fait Gilles Besner dans les sections de yodel de la chanson « Allons au rodéo ». L‘extrait sonore 3.13 fait entendre la première section de yodel de l‘enregistrement, où les variations dans l‘intensité d‘exécution sont bien audibles. L‘exemple 3.14, qui montre le spectrogramme et la courbe d‘intensité d‘une portion plus courte de cet extrait (extrait sonore 3.14) montre comment l‘interprète varie l‘intensité d‘exécution. La plupart des notes qui composent ce passage de yodel s‘accompagnent d‘une rapide diminution d‘intensité suivant leur attaque, et plusieurs se caractérisent par une augmentation d‘intensité en fin d‘émission, augmentation qui sert en quelque sorte de tremplin vers la note suivante. Pour chaque émission vocale, l‘intensité peut donc varier dans les deux directions, en diminuant ou en augmentant. À titre de comparaison, l‘exemple 3.15 montre un extrait, de longueur comparable à celui de l‘exemple 3.14, du premier yodel de « Je suis un cowboy canadien » de Willie Lamothe, qui n‘a pas été classée parmi les chansons exubérantes. Chaque note émise par Willie Lamothe dans ce yodel présente une courbe d‘intensité beaucoup plus stable que chez Gilles Besner; les petites variations affectant la dernière note de l‘extrait de l‘exemple 3.15 semblent correspondre à un léger vibrato, visible dans la variation de hauteur des harmoniques. L‘exemple 3.14 indique aussi les phonèmes sur lesquels est chanté ce passage de yodel. On y voit notamment qu‘un [h] expiré, placé à la fin de la syllabe [dih], est coordonné avec une augmentation rapide de l‘intensité, et la courbe d‘intensité connaît deux maximums très marqués pour une seule note émise, au début et à la fin de celle-ci. Le court passage qui fait l‘objet de l‘exemple 3.14 montre donc une grande variation, contrôlée, de la dynamique. On retrouve également dans cet extrait un 146 bref passage ornemental au second mode de phonation sur le dernier [ho] de l‘exemple. Cet ornement est visible sur le spectrogramme et s‘accompagne d‘un petit mouvement mélodique en début d‘émission vocale; il est rendu mieux audible dans l‘extrait sonore 3.15, qui fait la seconde moitié de l‘extrait sonore 3.14 en boucle. À l‘aide de variations rapides dans l‘intensité d‘exécution, de la présence de plusieurs impulsions d‘air initiés par des [h] expirés et par un usage ornemental du second mode de phonation, le yodel de « Allons au rodéo » présente donc beaucoup de variation d‘intensité et de timbre et crée une impression de sautillement et de légèreté qu‘on ne retrouve pas dans « Je suis un cowboy canadien » qui, je le rappelle, avait été exclue des chansons exprimant l‘exubérance.

Dans l‘exemple 2.14, trois des maximums de la courbe d‘intensité coïncident avec des [h] expirés; Besner insère aussi cette sonorité à plusieurs reprises dans les couplets de « Allons au rodéo ». L‘extrait sonore 3.16 fait entendre le premier couplet de la chanson, qui comporte un exemple de chacun des types d‘utilisation que Besner fait du [h] expiré, qui est employé afin de séparer deux voyelles adjacentes dans un même mot (« rodé[h]o », ligne 1) et pour initier un mot qui débute par une voyelle (« [h]et », ligne 4), même lorsque le mot précédent (« airs ») se terminait par une consonne. L‘exemple 3.16 recense tous les [h] expirés utilisés dans les couplets de cet enregistrement. Dans le troisième couplet, Besner insère même un [h] avant le [B] de « brillantes » (ligne 9), comme si la consonne [J] qui, on l‘a dit plus haut, est sonore et périodique, n‘avait pas un caractère bruité suffisant et comptait en quelque sorte pour une voyelle. Ces expulsions d‘air donnent un caractère sautillant à la ligne vocale, tant dans les couplets que dans les passages yodelés. Je signale que le [h] expiré ne fait pas partie des phonèmes linguistiques du français, où il n‘est présent que dans les onomatopées et les interjections. Il est cependant présent dans la langue anglaise, et on pourrait peut-être interpréter son usage par Besner comme une volonté d‘imiter cette langue. Il m‘apparaît cependant manifeste qu‘il contribue surtout, comme ajout paralinguistique introduisant de nombreuses expulsions d‘air, à l‘expression d‘une certaine exubérance dans le contexte constitué par cet enregistrement, exubérance manifestée par ailleurs dans les paroles de la chanson et par le jeu dynamique décrit plus haut. Paul-Émile Piché utilise le même procédé dans le premier couplet de « Souvenir d‘un cowboy », et sépare les mots « ennui » et « ou » à l‘aide d‘un [h] expiré. Il ajoute également d‘autres expirations impulsionnelles qui contrairement aux [h], sont précédées 147 par une occlusion. À l‘écoute, l‘occlusion utilisée par Piché semble se situer au niveau de l‘épiglotte plutôt qu‘à celui de la glotte; j‘ai choisi de représenter ce son, dans l‘exemple 3.17, qui recense son usage dans « Souvenir d‘un cowboy », par le symbole [ʡ] correspondant à une consonne impulsionnelle épiglottale. Piché utilise cette sonorité en fin de phrase et à la fois par sa nature et sa position, elle crée un effet d‘essoufflement. On pourrait l‘interpréter comme une illustration sonore de l‘image de la chevauchée qui est mise en scène dans cette chanson. L‘extrait sonore 3.17 fait entendre le premier couplet de la chanson.

Dans les chansons exubérantes, les interprètes mettent donc en œuvre un usage structuré de diverses sonorités, linguistiques ou non, en accentuant notamment les différences formantiques, et donc de timbre, de certains sons phonétiques. Selon Michèle Castellengo, le yodel consiste lui-même en un jeu de sonorités mettant en valeur les différences de timbre entre les deux mécanismes vibratoires distincts qui sous-tendent le premier et le second mode de phonation, et ce par le recours à deux types de voyelles aux propriétés timbrales contrastantes. Ainsi, en premier mode de phonation, les chanteurs utiliseraient le plus souvent des voyelles postérieures comme le [o], et ils privilégieraient des voyelles antérieures comme le [i] pour les notes chantées en second mode de phonation (Castellengo 1991 : 162). Dans le yodel, les notes émises en second mode de phonation ont une fréquence fondamentale plus élevée que celle des notes émises en premier mode de phonation. Or, cette discontinuité serait accentuée par les propriétés formantiques respectives des voyelles postérieures et antérieures : « le premier formant des voyelles antérieures [utilisées pour le second mode de phonation] étant plus grave que celui des voyelles postérieures, il se produit au moment du changement de voyelle un mouvement spectral en sens contraire du mouvement mélodique » (Castellengo 1991 : 162). J‘ajouterais que ce mouvement spectral semble inhérent aux deux modes de phonation, puisque les notes émises en premier mode de phonation présentent en général des harmoniques plus intenses que la fréquence fondamentale, et que ce rapport est inversé pour les notes émises en second mode de phonation; ce phénomène peut s‘observer pour la même note chantée sur la même voyelle dans les deux modes, comme l‘a montré l‘exemple 3.1. Et même lorsque les chanteurs ont recours à deux voyelles du même type pour les deux modes de phonation, ce contraste peut s‘établir. 148

Dans le corpus, on retrouve plusieurs passages rapides faisant alterner deux voyelles antérieures, le [é] et le [i]. Or, la voyelle [é], utilisée dans ce contexte en premier mode de phonation, a un premier formant élevé pour une voyelle antérieure (420 Hz en moyenne), plus élevé, par exemple que celui de la voyelle postérieure [o] (360 Hz). Entre deux voyelles antérieures comme le [é] et le [i], dont le premier formant se situe à environ 250 Hz chez les hommes, on peut donc retrouver ce même mouvement spectral se réalisant à l‘inverse du mouvement mélodique du yodel. À cette modulation des premiers harmoniques qui est nécessaire à la prononciation et à la différentiation des voyelles, l‘interprète peut ajouter une altération des harmoniques supérieurs. C‘est ce que fait Paul Brunelle dans « Le boogie woogie des prairies ». Dans les sections yodelées de cet enregistrement, il effectue à deux reprises des passages d‘alternance rapide entre le premier et le second mode de phonation, passages qui se composent de deux phrases musicales parallèles. Sur la première phrase, l‘alternance se fait entre les voyelles [é] et [i], et sur les voyelles [o] et [U] pour la deuxième phrase. Sur la seconde phrase, Paul Brunelle modifie progressivement les résonances pendant le premier quart du passage, ce qu‘on voit clairement dans l‘intensité relative des harmoniques supérieurs du passage surligné en blanc de l‘exemple 3.18, harmoniques dont la région la plus intensifiée s‘abaisse progressivement dans le spectre sonore. Le changement de timbre ainsi généré est bien audible (extrait sonore 3.18). « Le boogie woogie des prairies » est une chanson fantaisiste sans véritable récit dans laquelle le narrateur explique qu‘il fait danser son cheval en lui chantant le « boogie woogie des prairies ». Dans ce contexte, ce jeu de sonorités auquel se livre Paul Brunelle présente un aspect ludique qui est amplifié par l‘importance que prend le yodel dans cet enregistrement, importance qui renverse les proportions habituelles entre la longueur des sections de yodel (01 :39 minutes) par rapport à celle des strophes avec paroles (01 :12 minutes). On retrouve aussi un passage manifestement ludique dans « Je chante à cheval », où Willie Lamothe ajoute au dernier yodel une coda incluant cri qui pourrait être interprété comme un cri de joie ou encore une commande à son cheval, et qui est suivi par une imitation du trot du cheval (extrait sonore 3.19).

On peut aussi associer la sophistication et la virtuosité de certains yodels à l‘expression de l‘exubérance. Comme on l‘a vu dans la section 3.4.1.1 portant sur l‘exécution, certains yodels présentent des passages très rapides et répétés entre deux 149 modes de phonation, ce qui exige un grand contrôle vocal. On retrouve notamment ce type de passages dans « Le boogie woogie des prairies » et « La destinée », qui ont déjà fait l‘objet d‘exemples dans cette section. Willie Lamothe montre un autre genre de virtuosité. En général, le yodel comporte des notes répétées, en premier mode de phonation, qui sont réitérées sur une suite de syllabes diverses. Dans ce type de passages, les consonnes [J] et [l] sont souvent utilisées, comme c‘est le cas dans l‘extrait sonore 3.20 tiré de « La destinée », et dans l‘extrait sonore 3.21 tiré de « Souvenir d‘un cowboy ». Ces consonnes possèdent des propriétés acoustiques communes dont il a été question plus haut : elles sont à la fois sonantes et périodiques, c‘est-à-dire que comme les voyelles, elles comportent des formants, et elles sont continues, leur production ne nécessitant pas une obstruction complète du canal vocal. À cause de leur nature continue, il est probablement plus facile de les produire de manière rapide et répétée que des consonnes exigeant une obstruction complète, et c‘est peut-être pour cette raison qu‘on les retrouve abondamment dans le yodel. Willie Lamothe quant à lui, utilise souvent, pour les notes répétées, des consonnes impulsionnelles, c‘est-à-dire qui nécessitent l‘obstruction du canal vocal. C‘est le cas dans « Je chante à cheval » (extrait sonore 3.22) et « Giddy-Up Sam » (extrait sonore 3.23), où la consonne [d] est répétée de manière très rapide, ce qui exige beaucoup d‘agilité. La démonstration de virtuosité qui accompagne plusieurs yodels dans les chansons exubérantes évoque des personnages en plein contrôle et contribue au caractère joyeux et vigoureux de ces enregistrements.

En résumé, sur les 14 chansons du corpus comportant du yodel, 11 présentent un caractère exubérant qui se manifeste à la fois dans les paroles des chansons et dans divers paramètres musicaux, phonétiques et paralinguistiques. Ces chansons sont caractérisées par un tempo parfois très rapide et une rythmique active. La variété et la variation jouent un grand rôle dans le type d‘interprétation privilégié par les interprètes pour ces chansons, à la fois sur le plan de la prononciation, de l‘intensité et du timbre. L‘accentuation semble particulièrement importante, et elle se manifeste dans la présence de syncopes ou l‘ajout d‘effets vocaux fondés sur une émission sonore impulsionnelle. Par ailleurs, les phonèmes sans valeur linguistiques françaises comme les [h] expirés et les impulsions épiglottales qui sont présents dans les sections avec paroles peuvent être envisagés comme des effets paralinguistiques supplémentaires qui contribuent à l‘expression de la joie. La variété 150 introduite dans la modulation de tous ces paramètres, tant dans les strophes et les couplets avec paroles que dans les sections de yodel, ainsi que la virtuosité que plusieurs variations et répétitions particulières exigent, concourent à l‘expression de l‘exubérance et à l‘illustration d‘une activité physique intense, parfois dans un mode ludique.

3.4.1.2.1.2 Références géographiques Le ton ludique de ces chansons comportant du yodel s‘accorde bien avec la représentation du cow-boy qui, pour le Québec, apparaît comme relevant de la fantaisie et de l‘exotisme. Les cow-boys de ces chansons, dont il sera plus spécifiquement question dans la section suivante, évoluent souvent dans des lieux définis et décrits dans les paroles des chansons, et 10 des 14 enregistrements comportant du yodel contiennent des références géographiques et spatiales40 (tableau 2). Certaines de ces chansons font référence à des lieux spécifiques du Québec, du Canada ou des États-Unis. Ainsi, le narrateur de « Souvenir d‘un cowboy » raconte les aventures qu‘il a vécues « dans l‘cœur du vieux Texas », et celui de « Je chante à cheval » a connu l‘amour à Gravelbourg. L‘imaginaire de l‘Ouest est évidemment présent dans plusieurs chansons. Les narrateurs des chansons chantent des « refrains de l‘Ouest canadien » (Willie Lamothe, « Je chante à cheval »), ou évoquent l‘Ouest comme leur lieu d‘origine : on est ainsi « né dans le Far West » (Paul Brunelle, « Troubadours du Far- West ») ou encore « dans les grandes plaines » (« Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cowboy »). Les plaines et les prairies font d‘ailleurs partie des espaces naturels qui sont souvent nommés et décrits (« Troubadours du Far-West », « Giddy-Up Sam », « Souvenir d‘un cowboy », « Cowboy Boogie », « Allo allo mes amis », « La tyrolienne de mon pays », « Je suis un cowboy canadien »), et les références aux paysages et au territoire sont abondantes. Les chansons expriment souvent de l‘amour et de l‘admiration pour la nature : on « adore les grandes plaines et les belles prairies », où « pâturent les troupeaux » (Willie Lamothe, « Giddy-Up Sam », et les troubadours du Far-West invitent « petits et grands » à aller voir leurs montagnes, leurs vallées et leurs champs (« Troubadours du Far-West »). Ces récits ancrés dans le territoire expriment parfois une certaine harmonie avec la nature; le narrateur de la chanson « Cowboy des montagnes », interprétée par Paul Brunelle,

40 Je n‘ai pas tenu compte de la chanson de Paul Brunelle « Le boogie woogie des prairies » : seul le titre fait référence aux prairies et les paroles de la chanson n‘en font jamais mention. 151 s‘exprime ainsi : « le vent et la brise lointaine sont pour moi les plus beaux trésors / car je chante ma tyrolienne au rythme de leurs doux accords ».

Ces chansons géographiques véhiculent parfois l‘image du voyageur parcourant un vaste territoire. Ainsi, Willie Lamothe incarne un « cowboy canadien qui parcourt les prairies » (« Je suis un cowboy canadien »), et Paul-Émile Piché personnifie dans « Souvenir d‘un cowboy » son équivalent texan (« j‘ai parcouru ces plaines combien de fois je ne sais pas »), tandis que le « Cowboy des montagnes » de Paul Brunelle chante « en chevauchant dans la campagne ». Même dans « Je chante à cheval », qui raconte davantage une rencontre amoureuse qu‘elle ne décrit la vie d‘un cow-boy, les protagonistes vivent leur amour en prenant la route ensemble (« nous suivrons ce beau chemin »; « elle me suit dans les grandes plaines / tous les deux on se promène »). Si le voyage est le plus souvent envisagé positivement, l‘image de la maison et du lieu d‘attache est également valorisée. Ainsi, dans « Quand je reverrai ma province », le narrateur est parti « en tournée à travers le pays » et il s‘ennuie de sa province d‘origine, son « paradis », où l‘attend sa bien-aimée. Dans « Je chante à cheval », le narrateur voyageur a connu l‘amour en « passant par Gravelbourg »; à la fin de la chanson, il affirme sa nouvelle identification à cet endroit : « ma ville est Gravelbourg / c‘est là qu‘j‘ai connu l‘amour ».

Musicalement, ce sont principalement des effets de spatialisation liés au contrôle des paramètres technologiques qu‘on peut associer à la présence de ces références géographiques dans les paroles des chansons. Bien que la question de la technologie dans la chanson country-western sera abordée plus en profondeur dans le chapitre 4, je présenterai tout de même ici quelques exemples de la manière dont celle-ci peut participer à la mise en scène phonographique de ces chansons (Lacasse 2006). Bien que ces éléments de mise en scène sonore n‘aient pas directement un lien avec l‘objet particulier de ce chapitre, soit les fonctions expressives des variations de timbre rattachées au second mode de phonation et à la cassure vocale, je discuterai plus loin, en conclusion de cette section sur le yodel (3.4.1.3), de la manière dont on peut interpréter la présence abondante des références géographiques et de leur mise en scène sonore dans les différents èthos exprimés par le yodel. 152

Dans Echo and Reverb: Fabricating Space in Popular Music Recording, 1900-1960 (2005) Peter Doyle montre de quelle façon le microphone et la réverbération ont été utilisés en studio en vue d‘élaborer des effets de spatialisation sonore avant la généralisation de la stéréophonie. Ces effets ont défini de véritables conventions servant à situer de manière spatiale les récits présentés dans les enregistrements. C‘est par la codification de certaines pratiques sonores utilisées tant dans les films western que dans les enregistrements des cow-boys chantants que s‘est développée une représentation aurale de l‘Ouest, fixée dès la fin des années 1940. Imaginé et montré au cinéma comme un espace vaste, peu habité et sauvage, l‘Ouest est représenté dans les enregistrements de musique populaire de cette époque par le biais d‘une imitation de phénomènes acoustiques naturels censés caractériser ce territoire. Le contraste entre la réverbération, le plus souvent appliquée à la steel guitar et à des voix d‘accompagnement qui font l‘objet d‘une captation sonore éloignée, et la voix soliste captée de beaucoup plus près et mate41, sans réverbération, est ainsi devenu une convention évoquant les grands espaces de l‘Ouest (Doyle 2005 : 113). Si on peut entendre de la réverbération dans plusieurs enregistrements du corpus, le contraste entre voix réverbérée et voix mate décrit par Doyle semble cependant réservé aux enregistrements comportant du yodel. Comme on ne retrouve pas de voix d‘accompagnement dans les enregistrements comportant du yodel, le contraste entre voix réverbérée et voix mate concerne la voix du soliste et l‘usage de la réverbération tend à délimiter des sections formelles dans les chansons; la réverbération est appliquée aux sections de yodel ou encore, si elle était déjà présente, la réverbération devient plus longue dans ces sections. Ces variations dans la réverbération ont pour effet de situer la voix dans des espaces physiques distincts et représentés comme possédant des caractéristiques acoustiques différentes. Dans « Troubadours du Far-West » par exemple, une légère réverbération est appliquée à la voix de Paul Brunelle dans les refrains et les couplets. Dans les sections de yodel, la réverbération appliquée sur la voix est prolongée de manière considérable et crée ainsi une impression d‘éloignement de la voix (extrait sonore 3.24). La même manipulation est utilisée dans « Allo allo mes amis » et la réverbération, présente sur la voix pendant la totalité de l‘enregistrement, devient plus longue dans les sections de yodel. Dans cet

41 En anglais, on qualifie de dry une voix à laquelle aucun effet sonore. En français, le terme voix mate a été suggéré par Michel Chion dans La voix au cinéma (1982). 153 enregistrement, on a de plus l‘impression que la prise de son a été effectuée à une plus grande distance de la source pour les passages en yodel (extrait sonore 3.25). La combinaison de ces deux procédés semble situer la voix qui yodèle dans un espace extérieur et vaste, ce qui correspond à l‘effet décrit par Doyle, et ces procédés sont aussi associés à la description des prairies, de l‘Ouest ou de grands espaces.

Dans « Le cowboy des montagnes », la réverbération contribue aussi à dépeindre deux lieux différents, cette fois-ci par l‘établissement d‘un contraste encore plus marqué entre voix complètement mate et voix réverbérée, chacune circonscrite à des sections formelles distinctes. L‘enregistrement contient trois sections de yodel : une première au tout début de l‘enregistrement, en introduction de la chanson, une seconde qui s‘insère entre la deuxième et la troisième strophe, environ au milieu de l‘enregistrement, puis une troisième faisant office de coda et qui clôt l‘enregistrement. Pendant l‘introduction et la coda yodelées, une réverbération longue est appliquée à la fois à la voix et aux instruments d‘accompagnement. Dès la fin de l‘introduction, la réverbération est coupée et pendant les quatre strophes chantées, ainsi que pendant la section de yodel centrale et les solos instrumentaux, aucune réverbération n‘a été ajoutée. La voix entendue dans l‘introduction (extrait sonore 3.26), qui fait l‘objet du même traitement que dans la coda, semble être située dans un tout autre lieu que la voix entendue pendant le yodel central et le reste de l‘enregistrement, qui est mate et pour laquelle la captation a été effectuée de plus près (extrait sonore 3.27). De plus, la voix entendue dans l‘introduction et la coda est perçue comme beaucoup plus distante que la voix entendue dans le reste de l‘enregistrement. Cet effet de distanciation est encore plus marqué que dans « Allo allo mes amis ». La variation de la réverbération et de la distance perçue crée un effet de spatialisation différenciée qui est accentué par le caractère très contrastant entre ces yodels, qui diffèrent à la fois sur le plan compositionnel et sur le plan phonétique. Dans l‘introduction et la coda, le tempo est lent (entre 53 et 55 pulsations par minute) et la mélodie est construite en bonne partie sur de longues notes tenues. Dans ces deux yodels, l‘interprète n‘a recours qu‘à un nombre limité de phonèmes, soit un [d] fortement atténué, et les voyelles [o], [U] et [i]. Dans le yodel central, le tempo augmente subitement pour atteindre 66 pulsations par minute, et la mélodie contient beaucoup plus de valeurs brèves allant jusqu‘aux triolets de doubles croches, et le yodel central est composé d‘une plus grande variété de phonèmes ([d], [l], 154

[o], [U], [i], [é], [a]). De plus, le yodel central comporte des passages ornementaux au second mode de phonation (extrait sonore 3.28). Il présente un tout autre caractère que les yodels de l‘introduction et de la coda, et cette différenciation contribue à appuyer l‘effet de spatialisation créé par le traitement technologique contrastant de ces sections formelles.

Dans « Je chante à cheval », c‘est un fondu au silence, à la toute fin de l‘enregistrement, qui crée un effet de distanciation; coordonné avec une imitation du trot du cheval, il semble dépeindre l‘éloignement du narrateur et de sa bien-aimée qui partent ensemble « sur les chemins » (extrait sonore 3.29). Dans les chansons de Willie Lamothe, c‘est surtout le thème de la distance qui est exploité, plus que la description d‘un lieu précis. C‘est le cas entre autres de « Je chante à cheval » et de « Je suis un cowboy canadien ». Dans le répertoire de Lamothe cependant, c‘est sans doute la chanson « Quand je reverrai ma province » qui exploite ce thème de la manière la plus explicite. Le narrateur, un cow-boy et un chanteur, y parle de la distance qui le sépare de sa « fiancée chérie » lorsqu‘il part en tournée « à travers le pays ». Bien qu‘elle présente plusieurs caractéristiques des chansons exubérantes du sous-corpus, « Quand je reverrai ma province » exprime aussi la nostalgie d‘un amoureux éloigné de celle qu‘il aime, nostalgie qui s‘incarne dans un yodel présentant des caractéristiques compositionnelles différentes des autres chansons de Lamothe; cet enregistrement sera analysé dans la section 3.4.1.2.2, qui portera sur les variations du yodel. En ce qui concerne le recours à la variation des paramètres technologiques, « Je chante à cheval » est la seule chanson de Willie Lamothe à mettre en scène le thème de l‘éloignement par ce procédé.

3.4.1.2.1.3 Représentation du cow-boy Parmi les quatre caractéristiques identifiées dans les chansons contenant du yodel, la plus fréquente est la représentation du cow-boy, que j‘ai pu identifier dans 13 des 14 chansons de ce sous-corpus (tableau 2). Dans la plupart de ces chansons, le narrateur se présente explicitement comme un cow-boy, sauf dans « La tyrolienne de mon pays » et dans « Cowboy Boogie ». Les chansons de cow-boy abordent différents aspects de ce métier. Dans « Giddy-Up Sam », « Je suis un cowboy canadien » et « Souvenir d‘un cowboy », le cow-boy garde les troupeaux avec son lasso et « Allons au rodéo » vante, dans le cadre de la description d‘un rodéo, l‘habileté des cow-boys avec le lasso et avec leur cheval. Le 155 cheval constitue d‘ailleurs un élément d‘identification important dans cet univers imaginaire et il est parfois le seul attribut du cow-boy qui est nommé, notamment dans « Troubadours du Far-West » (« Lorsque vous viendrez au Far West / vous verrez des gars de 10 ans / monter sur un pinto de l‘Ouest »), dans « Je chante à cheval » et dans « Le boogie woogie des prairies ». Plusieurs chansons insistent sur la nécessité de parcourir un vaste territoire qui est inhérente à ce métier; c‘est le cas de « Je chante à cheval », « Quand je reverrai ma province » et de « Allo allo mes amis », qui raconte les retrouvailles d‘un cow-boy avec ses amis. Le cow-boy est souvent un personnage rempli d‘assurance et en plein contrôle, comme dans « Le boogie woogie des prairies » où, comme on l‘a déjà vu, le narrateur contrôle son cheval par le chant : « lorsque je veux le faire danser, je n‘ai qu‘à lui chanter / le boogie woogie, boogie woogie, boogie woogie, boogie woogie, boogie woogie ». « Le cowboy des montagnes » vante quant à elle le sentiment de liberté rattaché à ce mode de vie. « Complainte d‘un cowboy » est la seule chanson où le mot cow-boy semble désigner tout type de travailleur ouvrier plutôt que le cow-boy à cheval qui garde les troupeaux.

La représentation du cow-boy est la caractéristique textuelle la plus répandue dans le sous-corpus, et les chansons qui présentent cette caractéristique sont de caractères variés. Il serait difficile de leur trouver une caractéristique musicale commune, à part évidemment la présence de yodel. J‘avancerais que le yodel est, justement, étroitement rattaché à ce thème que, je le rappelle, on retrouve dans toutes les chansons avec yodel à l‘exception d‘une seule. Selon Timothy Wise, le yodel de type tyrolien serait commun dans les chansons de cow-boy des années 1930 et 1940 (Wise 2007 : par.38) : on retrouve donc aussi dans le corpus états-unien cette affiliation entre yodel et cow-boys. « La tyrolienne de mon pays » rend d‘ailleurs cette affiliation particulièrement explicite. Ayant pour sujet le yodel lui-même, que Paul Brunelle appelle « la tyrolienne », cette chanson présente cette pratique vocale comme « l‘hymne des vrais cow-boys ». Elle touche en cela à une quatrième et dernière caractéristique des chansons contenant du yodel, caractéristique qui délimite de manière particulièrement significative un sous-ensemble des chansons de cow- boy, soit la présence d‘autoréférentialité.

3.4.1.2.1.4 Autoréférentialité 156

Parmi les 13 chansons comportant du yodel, 12 présentent le chant comme un aspect important de la vie du cow-boy. Elles mettent en scène un narrateur qui est également le personnage central du récit et qui s‘exprime à la première personne du singulier, ce qui correspond chez Gérard Genette à un narrateur autodiégétique (Genette 2007 : 256). La combinaison de ces deux traits textuels, soit la narration autodiégétique et la mise en récit chantée du chant lui-même, font de ces enregistrements des œuvres autoréférentielles. L‘autoréférentialité est la deuxième caractéristique la plus répandue du sous-corpus (tableau 2)42. Dans ces chansons, le chant est parfois présenté comme un simple divertissement qui permet aux cow-boys de se délasser après ou pendant le travail. Les « Troubadours du Far-West » « chevauche[nt] tout en chantant », et chantent aussi « des chants de l‘Ouest le soir près du grand feu de camp »; cet aspect de leur vie de cow-boy est cependant assez important pour qu‘ils se désignent comme des « troubadours ». Dans le « Boogie woogie des prairies », comme on l‘a vu le chant est un outil de travail servant à contrôler le cheval. Dans « Allo allo mes amis », les retrouvailles des cow-boys entre eux s‘accompagnent de musique et de chant (« toute la nuit nous chanterons »; « les cow-boys aux accords de guitare chantent leurs plus belles mélodies »). Le chant comme divertissement privilégié des cow-boys est également mis en scène dans « Giddy-Up Sam » (« ce que les cow-boys aiment c‘est de chanter la nuit » et dans « Souvenir d‘un cowboy » (« ma guitare, mon pinto c‘était là mon seul désennui »). D‘autres chansons présentent les cow-boys comme exerçant le métier de chanteur; c‘est notamment le cas des chansons avec yodel enregistrées par Willie Lamothe. Ainsi, le narrateur de « Je suis un cowboy canadien » est cow-boy le jour et chanteur dans ses temps libres : « Quand mes journées sont terminées dans les bars je vais chanter/ Et je joue avec mon lasso ce qui fait le

42 Les deux seules chansons comportant du yodel qui ne s‘inscrivent pas dans cette catégorie sont « La destinée » de Roland Lebrun et « Cowboy Boogie » de Roger Turgeon. Comme on l‘a vu dans le chapitre 2, Roland Lebrun a produit des enregistrements qui peuvent être interprétés comme une tentative de s‘inscrire dans le genre country-western par l‘usage de traits vocaux habituellement absents de sa voix première. « La vie d‘un cowboy », par exemple, montrait un usage d‘une voix très nasalisée et inhabituelle pour Roland Lebrun. De la même manière, « La destinée » est sa seule chanson contenant du yodel. Elle est par ailleurs la seule chanson de ce sous-corpus à ne pas mettre en scène un personnage de cow-boy. Quant à « Cowboy Boogie », ses paroles parlent bien de cow-boys qui chantent mais elle consiste en une description hétérodiégétique; elle ne peut donc pas être considérée comme véritablement autoréférentielle. Ces deux chansons révèlent peut-être d‘une mauvaise intégration des codes country-western; Roland Lebrun n‘a produit que trois enregistrements qui tentaient explicitement de s‘inscrire dans ce genre, et Roger Turgeon a une production peu abondante, faite surtout de chansons grivoises et de chansons à répondre qui tranchent avec le reste de la production country-western. 157 numéro / Quand je vais dans les rodéos ma guitare et mon chapeau / Je leur chante ce qu‘i‘ y a d‘plus beau afin de donner un beau show ». Dans « Quand je reverrai ma province », le cow-boy est parti « un beau dimanche en tournée à travers le pays ». Quant à « Je chante à cheval », son sujet principal est la chanson, qui a permis au narrateur de séduire une femme (« Je chante pour la p‘tite femme aux yeux doux ») et semble être son occupation principale (« Je chante à cheval m‘accordant [sic] sur ma guitare / Je chante des refrains de l‘Ouest canadien »), occupation à laquelle la femme l‘identifie plutôt qu‘à celle de cow-boy (« J‘aime entendre chanter vos refrains / J‘écoute les chansons des plaines / ce sont ceux-là qu‘mon cœur aime / Et j‘entends de très loin vos mélodies / Chanter pour chasser mes ennuis »). Dans la « Complainte d‘un cowboy », le narrateur est devenu chanteur parce qu‘il a perdu son emploi, comme le raconte la ritournelle qui clôt chaque strophe (« maintenant pour gagner ma vie / Je dois chanter l‘jour et la nuit). Il s‘agit de la seule chanson du sous-corpus des chansons avec yodel à présenter un èthos clairement plaintif. Véritable complainte, comme le titre l‘indique, la chanson insiste sur les aspects négatifs du travail de chanteur, notamment la pauvreté (« contre la faim pour me défendre, seulement guitare et mes chansons ») et sur les risques reliés au métier d‘ouvrier (« À cette usine j‘avais laissé / Deux doigts et une main écrasée). Dans ce contexte, le yodel ne peut pas être interprété comme exprimant la joie et l‘exubérance, mais il est explicitement rattaché à l‘identité de cow-boy réclamé par le narrateur ainsi qu‘au métier de chanteur.

Cette identité de cow-boy chantant, en plus de correspondre à des personnages mis en scène dans les paroles des chansons, s‘incarne dans la persona de ces interprètes, qui apparaissent sur scène et sur photo en costume de cow-boy. Le recours à la technique virtuose qu‘est le yodel, dans des chansons qui permettent justement le croisement de ces deux niveaux d‘identité, peut apparaître comme une stratégie visant à revendiquer une légitime identité de chanteur pour les interprètes eux-mêmes. La voix narrative adoptée achève de brouiller la distinction entre les personnages incarnés par les interprètes, leur persona de cow-boy chantant et leur métier véritable, celui de chanteur country-western, et contribue sans doute aussi à la validation de la persona de cow-boy, évidemment fantaisiste, adoptée par ces interprètes.

3.4.1.2.2 Variations sur le yodel 158

Parmi les quatre caractéristiques musico-textuelles dominantes rattachées aux chansons avec yodel, une seule, soit l‘expression de l‘exubérance, peut être rattachée à l‘expression d‘un èthos. Cependant, certaines variations dans les paramètres compositionnels du yodel ou dans les paramètres d‘exécution peuvent soit nuancer cet èthos dans les chansons exubérantes, soit contribuer à l‘expression d‘un èthos différent. Ce sont ces variations qui sont visées par les analyses présentées dans cette section.

3.4.1.2.2.1 Paramètres compositionnels Le yodel entendu dans le corpus présente certains traits compositionnels récurrents. Le plus souvent, une section de yodel débute et se termine en premier mode de phonation, présente une proportion à peu près égale de notes chantées en premier et en second mode de phonation ou encore on y retrouve une légère prédominance du premier mode de phonation, et le yodel comprend le plus souvent des notes qui sont répétées sur des phonèmes différents. Le yodel de « Troubadours du Far-West » est représentatif de ces traits compositionnels typiques (extrait sonore 3.30). Ces traits compositionnels constituent des traits génériques qui ne semblent pas avoir de significations expressives particulières. La variation et l‘écart par rapport à ces normes compositionnelles semblent toutefois être rattachés à des contenus expressifs qui peuvent nuancer l‘èthos d‘exubérance souvent rattaché au yodel. C‘est donc la variation de ces traits compositionnels qui possède un potentiel expressif. À cet égard, la chanson « Quand je reverrai ma province », enregistrée par Willie Lamothe et parue en 1948, constitue un exemple particulièrement significatif. Cet enregistrement, classé parmi les chansons exubérantes, présente plusieurs caractéristiques rattachées à l‘expression de cet èthos. Cette chanson d‘amour est exécutée à un tempo rapide variant entre 137 et 146 pulsations par minute, et les mélodies des couplets et refrains, très semblables, contiennent des syncopes qui sont de surcroît composées de doubles croches, ce qui leur donne un caractère sautillant et joyeux (extrait sonore 3.31). Les sections de yodel chantées par Willie Lamothe dans cet enregistrement s‘écartent cependant des traits compositionnels typiques des yodels du sous-corpus. Les yodels de « Quand je reverrai ma province » sont construits principalement sur des notes tenues valant une, deux ou quatre pulsations et ils s‘accompagnent d‘un ralentissement du rythme harmonique. Ils sont chantés principalement en second mode de phonation, chaque phrase comportant un tremplin initial en premier mode d‘une durée maximale d‘un temps; 159 toutes ces caractéristiques peuvent être entendues dans l‘extrait sonore 3.32. Le yodel de Willie Lamothe, dans cet enregistrement, s‘accompagne également de glissements descendants entre plusieurs notes du yodel, une microvariation mélodique qui, on l‘a vu dans le chapitre 2, accompagne parfois l‘expression de la plainte (exemple 3.19). Dans d‘autres enregistrements comportant du yodel, dans « Je chante à cheval » ou « Giddy-Up Sam » par exemple, Willie Lamothe a tendance à respecter les règles compositionnelles énumérées plus haut et n‘utilise pas de glissements dans son exécution. On pourrait voir dans les caractéristiques des yodels de « Quand je reverrai ma province » l‘expression d‘une certaine nostalgie, qui est en effet décrite par le narrateur qui « [s‘]ennuie de son paradis »; on verra d‘ailleurs dans la section 3.4.3 que les mélodies chantées entièrement en second mode de phonation peuvent être associées à des chansons exprimant la tristesse et la plainte. « Quand je reverrai ma province » s‘achève sur une section de yodel prenant la forme d‘une coda, qui est plus conforme aux traits compositionnels des autres chansons exubérantes. Cette section, constituée de deux phrases alors que les autres sections de yodel de l‘enregistrement en comprennent quatre, présente deux segments de phrase débutant et se terminant en premier mode de phonation (extrait sonore 3.33). Par sa forme qui apparaît comme une version raccourcie des autres sections de yodel et par une présence plus marquée du premier mode de phonation, à la manière du yodel typique de ce sous-corpus, la coda semble exprimer un état plus joyeux que les autres yodels de l‘enregistrement, et illustre ainsi musicalement la hâte exprimée par le narrateur dans cette chanson (« Et je pense aussi à mon amour / Et j‘ai bien hâte à mon retour »), comme si la fin de la chanson correspondait aussi à la fin du voyage du narrateur.

Ce type de variations compositionnelles se retrouve également dans les enregistrements qui n‘ont pas été classés parmi ceux qui exprimaient l‘exubérance. « Le cowboy des montagnes », par exemple, constitue un autre exemple de l‘effet expressif de la variation des paramètres compositionnels du yodel. Dans la section 3.4.1.2.1.2 portant sur les références géographiques, j‘ai montré comment, dans « Le cowboy des montagnes », la variation de la réverbération, combinée à certains paramètres compositionnels et phonétiques, contribuait à situer la voix dans des espaces distincts. J‘ajouterai que dans les yodels de l‘introduction et de la coda de cet enregistrement, c‘est le second mode de phonation qui domine et que les cassures vocales y sont peu nombreuses et adoucies. Ces 160 deux sections formelles ont un caractère fluide, marqué par l‘usage d‘un nombre limité de consonnes qui sont de plus atténuées et par la présence majoritaire de notes tenues. Le yodel central de cet enregistrement ressemble plus aux yodels typiques du sous-corpus, avec une amorce en premier mode de phonation et des cassures vocales qui apparaissent comme accentuées par rapport à celles entendues dans l‘introduction et la coda. Il comprend des notes répétées réattaquées par une consonne, comme dans les yodels virtuoses de « Giddy-Up Sam » et de « La destinée », et il s‘accompagne d‘une accélération importante. Les paramètres compositionnels, phonétiques et rythmiques de ces deux yodels semblent à la fois contribuer à la différenciation des lieux mais également à l‘expression de deux èthos différents. Le yodel central possède des caractéristiques compositionnelles qui contribuent à le rapprocher des yodels contenus dans les chansons exubérantes, avec un recours en proportions équilibrées au premier et au second mode de phonation et des cassures vocales plus fréquentes. Certaines caractéristiques dans l‘exécution tendent aussi à le rapprocher des yodels des chansons exubérantes, notamment son tempo plus rapide que celui de toute autre section formelle de la chanson et la présence d‘une certaine variété phonétique et paralinguistique générée par l‘usage de phonèmes plus nombreux et par le recours au passage ornemental au second mode de phonation au moment de la transition entre les deux moitiés de la section, qu‘on peut voir dans le spectrogramme de l‘exemple 3.21 et qu‘on pouvait entendre dans l‘extrait sonore 3.27. Plusieurs caractéristiques du « Cowboy des montagnes » empêchent pourtant de classer cet enregistrement parmi ceux qui expriment l‘exubérance. La voix de Paul Brunelle y est particulièrement plaintive, en raison d‘une part d‘une nasalité marquée, plus forte que dans d‘autres enregistrements de l‘interprète, et d‘autre part du recours à des glissements descendants abondants. Sans être particulièrement rattachées à l‘expression de la tristesse, qui est souvent, dans le corpus, coordonnée avec ces deux traits vocaux, les paroles chantées par le « cowboy des montagnes » décrivent la contemplation de la nature et expriment l‘attachement du narrateur à ses montagnes. Le tempo lent et le rythme de valse, qui créent un effet de balancement, pourraient dépeindre les mouvements du cheval sur lequel le narrateur « parcour[t] la campagne » et contribuent à donner à l‘enregistrement un caractère méditatif qui s‘accorde bien avec les paroles de la chanson. Toutefois, le yodel central suit immédiatement la seconde strophe de la chanson, dans laquelle le narrateur chante les 161 paroles suivantes : « Le vent et la brise lointaine / Sont pour moi les plus beaux trésors / Et je chante ma tyrolienne / Au rythme de leurs doux accords ». Dès la fin de cette strophe, le caractère de l‘accompagnement instrumental se transforme subitement. En plus de l‘accélération déjà mentionnée, on peut entendre un changement bien perceptible dans le jeu d‘accordéon. Alors qu‘il était auparavant libre et constituait une sorte de commentaire mélodique improvisé répondant à la mélodie vocale, il devient harmonique et rythmé de manière régulière, accentuant les deux derniers temps de chaque mesure. La deuxième strophe, suivie de la section centrale de yodel, peuvent être entendues dans l‘extrait sonore 3.34. Ce changement d‘atmosphère met justement en valeur les traits compositionnels du yodel central qu‘il accompagne ainsi que ses traits d‘exécution, qui le rapprochent du yodel entendu dans les chansons exprimant l‘exubérance. Cette section unique de yodel survient justement après une référence, dans les paroles, à « la tyrolienne », et pour cette fois-ci, contrairement à l‘introduction et à la coda, l‘interprète tente de se rapprocher du yodel typique. Cette association a de manière évidente un lien avec l‘autoréférentialité dont il a été question plus haut : puisque le narrateur raconte qu‘il chante la tyrolienne, il faut chanter la tyrolienne, et le faire de la « bonne » façon, même si cette exécution ne s‘accorde pas de manière parfaite avec les sentiments exprimés dans la chanson.

3.4.1.2.2.2 Paramètres reliés à l‘exécution Les écarts des paramètres compositionnels de « Quand je reverrai ma province » et du « Cowboy des montagnes » par rapport à la norme du corpus sont significatifs. On a cependant vu que ces écarts s‘accompagnaient aussi de variations dans les paramètres d‘exécution, qui contribuaient autant sinon plus à construire une représentation symbolique qui nuançait ou s‘éloignait de l‘expression de l‘exubérance rattachée au yodel dans les autres enregistrements du sous-corpus. D‘ailleurs, un yodel peut très bien répondre dans ses paramètres compositionnels à tous les traits typiques identifiés plus haut et exprimer un èthos à l‘exact opposé à l‘exubérance, et ce, uniquement par l‘application de modalités d‘exécution inhabituels pour les chansons comportant du yodel. La « Complainte d‘un cowboy » de Georges Caouette en constitue un très bon exemple. D‘un tempo résolument plus lent que les chansons exubérantes, qui varie entre 92 et 99 pulsations par minute, la chanson, comme son titre l‘indique, est une complainte racontant le licenciement et les misères d‘un travailleur au chômage qui doit chanter « le jour et la nuit » pour gagner sa 162 vie. L‘interprétation de Georges Caouette s‘éloigne sur plusieurs plans des paramètres d‘exécution associés aux chansons exubérantes présentées dans la section 3.4.1.2.1.1. La mélodie de la « Complainte d‘un cowboy » est presque exclusivement construite sur des noires et des croches, comporte très peu de variété rythmique et ne présente aucune syncope, ni aucun temps faible accentué. La voix de Georges Caouette présente très peu de variation sur le plan dynamique, comme le montre la courbe d‘intensité superposée au spectrogramme de l‘exemple 3.22, auquel correspond l‘extrait sonore 3.35. La courbe d‘intensité de l‘exemple 3.23 a été extraite de « Quand je reverrai ma province » (extrait sonore 3.36), une chanson classée parmi celles exprimant l‘exubérance, mais dont la variation dynamique n‘est pas exceptionnellement marquée, contrairement à « Allons au rodéo » de Gilles Besner par exemple, qui a été analysée plus haut. Les deux extraits ont une durée comparable, soit environ 20 secondes. On constate que la marge dynamique est sensiblement supérieure dans l‘extrait tiré de l‘enregistrement de Willie Lamothe, soit de 22.07 dB (le niveau sonore variant entre 62.07 dB et 84.77 dB), pour 20.35 dB chez Georges Caouette (de 63.00 dB à 85.35 dB). C‘est la partie supérieure de la courbe d‘intensité qui semble correspondre le mieux à l‘impression d‘une plus grande variation dans la dynamique perçue chez Willie Lamothe; si on fait abstraction des minimums les plus accusés des deux courbes, qui correspondent aux occlusions accompagnant la prononciation des consonnes et que l‘on compare la partie supérieure de la courbe d‘intensité des deux exemples, la voix de Willie Lamothe apparaît comme présentant beaucoup plus de variation que celle de Georges Caouette, notamment par la présence de maximums locaux qui correspondent à des sommets dynamiques d‘amplitudes diverses. Évidemment, la courbe d‘intensité correspond à la mesure du niveau sonore de l‘enregistrement et non à la mesure réelle de l‘intensité d‘exécution. De plus, la marge dynamique a pu être affectée par la compression. Cependant, il me semble raisonnable de supposer que c‘est avant tout la voix des interprètes qui détermine le niveau sonore mesuré ici. D‘une part, les grands minimums des courbes d‘intensité tirées de ces deux exemples correspondent tous à l‘occlusion précédant l‘émission de consonnes. D‘autre part, dans des exemples présentés précédemment dans ce chapitre et qui contiennent des notes tenues, les maximums de la courbe correspondent à la fois à l‘attaque et aux notes perçues comme chantées plus fort. C‘est le cas de la dernière note chantée de l‘exemple 3.4, pour lequel la 163 note terminale chantée en second mode de phonation présente un fondamental plus intense que les notes précédentes chantées dans le même mode, ce qui correspond à la perception auditive pour l‘extrait sonore correspondant à cet exemple (extrait sonore 3.5). Étant donné que cette corrélation entre la mesure et la perception se confirmait même dans les passages rapides, il serait étonnant que l‘augmentation du niveau sonore soit attribuable surtout à la variation de la distance entre la source sonore et le microphone. On peut donc penser que la variation du niveau sonore telle que mesurée et représentée sur les courbes d‘intensité des exemples précédents peut être reliée à l‘intensité d‘exécution.

On observe le même contraste dans la variation de la dynamique pour les yodels tirés de « Complainte d‘un cowboy » et de « Je chante à cheval », et la comparaison est encore plus convaincante avec le recours à des courbes d‘intensité proportionnelles. J‘ai sélectionné dans ces deux enregistrements des extraits ayant exactement la même durée, dans une section de yodel. La courbe d‘intensité est présentée dans une fenêtre ajustée en fonction du minimum le plus bas et du maximum le plus élevé des deux extraits, ce qui rend les courbes proportionnelles; la courbe d‘intensité de « Je chante à cheval » apparaît en rose, et celle de « Complainte d‘un cowboy » en rouge. L‘enregistrement de Willie Lamothe est moins fort que celui de Georges Caouette, ce qu‘indique le décalage entre les deux courbes dans l‘exemple 3.24a et rend difficile la lecture comparée des courbes; j‘ai donc aligné les maximums des deux courbes. L‘exemple 3.24b découle de cette manipulation, et on y voit plus clairement ce que les exemples précédents montraient pour les strophes chantées. Entre les minimums et les maximums les plus accusés de la courbe, la voix de Willie Lamothe dans « Je chante à cheval » présente plus de variation dans son amplitude que celle de George Caouette dans « Complainte d‘un cowboy ». En plus de présenter une variation d‘intensité limitée, le yodel de Caouette est lent et exécuté sans aucune virtuosité. On y retrouve une forte présence de la consonne douce [l] qui liée les syllabes entre elles (extrait sonore 3.37). Dans l‘ensemble de l‘exécution, les consonnes semblent être atténuées, comme on peut l‘entendre dans l‘extrait sonore 3.35.

La caractéristique de la voix de Georges Caouette qui offre ici le contraste le plus frappant avec les autres enregistrements du sous-corpus est sans doute sa nasalité très marquée. Si la présence constante de cette nasalité permet de l‘envisager comme une 164 qualité première de la voix chantée de Caouette, la variation de la nasalité en fait aussi à l‘évidence un paramètre fortement expressif. En effet, certaines voyelles tenues sont progressivement nasalisées, et cette nasalisation progressive s‘accompagne parfois d‘une baisse d‘intensité marquée comme le montrent la courbe d‘intensité et la dispersion progressive des formants de l‘exemple 3.25, sur le mot « vie » de l‘extrait sonore 3.38. Marqueur de tristesse, comme l‘ont montré les analyses présentées dans le chapitre 2, la nasalisation progressive contribue au caractère plaintif de la voix de Georges Caouette, qui s‘accorde ici parfaitement avec le sujet de la chanson et son titre de « complainte ». La nasalisation progressive et le peu de variété dynamique et phonétique concourent dans cet enregistrement à l‘expression de la plainte, un èthos unique dans le sous-corpus composé des chansons contenant du yodel. La variation de certains paramètres d‘exécution peut donc donner au yodel, même lorsqu‘il respecte les traits compositionnels typiques des chansons exubérantes, une toute autre signification que celle des autres enregistrements analysés. Je crois qu‘il est significatif que dans la « Complainte d‘un cowboy », exactement comme dans « Le cowboy des montagnes », le yodel soit associé à l‘autoréférentialité. Ici, le narrateur doit chanter pour « gagner sa vie », et le titre de la chanson lui-même fait référence à l‘acte de chanter. Si ces chansons s‘éloignent de l‘èthos dominant des chansons comportant du yodel, elles incarnent par ailleurs un des traits les plus dominants de ce sous- corpus, soit l‘autoréférentialité.

3.4.1.3 Conclusion Le yodel se range parmi les « techniques vocales souvent très virtuoses de contrôle du saut et d‘opposition des deux modes vibratoires » qui sont présentes dans plusieurs cultures musicales (Castellengo 1991 : 160). C‘est une pratique qui exige une grande maîtrise de plusieurs mécanismes physiologiques : le mécanisme vibratoire, la fréquence de vibration et la tension des bandes vocales ainsi que la pression sous-glottique doivent être ajustés rapidement et avec précision. Dans le corpus country-western québécois, tous les chanteurs ne montrent pas la même maîtrise du yodel. Comme l‘ont montré plusieurs exemples et extraits sonores, les yodels de Paul Brunelle sont parmi les plus sophistiqués du corpus par leur forme, leur jeu de timbre mais aussi par sa capacité, même dans les passages très rapides, à accentuer la cassure vocale. À l‘opposé, le yodel de Roger Turgeon dans « Cowboy Boogie » comprend plusieurs notes tenues et bien qu‘il y insère des passages en 165 doubles croches, ceux-ci sont exécutés dans un seul mode de phonation, comme on peut l‘entendre à la fin de l‘extrait sonore 3.39. Entre le yodel de Paul Brunelle et celui de Roger Turgeon, les exécutions du corpus témoignent de divers degrés de virtuosité, toujours dans les limites d‘une maîtrise certaine de la technique du yodel. Le yodel est souvent associé à d‘autres démonstrations de contrôle vocal rattachées à l‘intensité d‘exécution, au timbre et à des jeux phonétiques. Tous ces procédés contribuent à créer une impression de maîtrise et c‘est sans doute cette relation à la virtuosité qui a favorisé l‘association de cette technique vocale à l‘expression de sentiments exubérants et joyeux. Contrairement aux protagonistes des chansons tristes qui racontent des histoires d‘abandon et de solitude, les narrateurs des chansons comportant du yodel apparaissent en plein contrôle, comme le cow-boy de « Souvenir d‘un cowboy » qui, dans les grandes plaines, n‘a « jamais d‘ennui ou de tracas »; ils exercent aussi un contrôle sur la nature, comme le cow-boy du « Boogie woogie des prairies » qui chante pour diriger son cheval ou celui de « Giddy-Up Sam » qui adore sa vie de gardien de troupeau et qui « joue du lasso ». Il m‘apparaît significatif qu‘un chanteur à la production abondante comme Marcel Martel, qui se consacre au cours de cette période à un répertoire de chansons tristes et plaintives, n‘utilise jamais cette technique; le yodel semble bel et bien évoquer avant tout des sentiments positifs. On a vu que des variations dans la composition du yodel et dans son exécution permettaient toutefois de s‘éloigner de cet èthos, comme le font Georges Caouette dans « Complainte d‘un cow- boy » et Willie Lamothe dans « Quand je reverrai ma province », dont le yodel a des accents nostalgiques.

Le yodel semble aussi pouvoir porter des connotations géographiques, et plusieurs des chansons avec yodel présentent des descriptions de l‘Ouest américain. Même lorsque les lieux représentés sont québécois et canadiens, les personnages qui y sont mis en scène sont des cow-boys, et ce, dans 13 des 14 chansons du sous-corpus. On peut apparemment faire remonter cette association entre le yodel et le cow-boy jusqu‘au 19e siècle, qui a vu naître un répertoire de chansons de cow-boy traditionnelles, dont plusieurs se terminent avec un refrain yodelé (Baumann 2011). Le répertoire de la tradition orale des cow-boys a cependant eu une bien faible influence sur la chanson country états-unienne comme le soutiennent tant John Lomax (1910, cité dans Peterson 1997 : 83) que Bill Malone : « In reality, except for the fabric of usable symbols which surrounded him, the cowboy 166 contributed nothing to American music. » (Malone 2002 : 152) La popularité du yodel auprès des cow-boys chantants des années 1940 et 1950, tant au Québec qu‘aux États-Unis, tient de l‘influence de Jimmie Rodgers et probablement aussi de l‘imaginaire rattaché au yodel tyrolien pour un Nord-Américain : les montagnes, les grands espaces, le rôle du yodel dans la communication à longue distance et le rassemblement du troupeau qu‘on associe spontanément à l‘image d‘un chanteur tyrolien des Alpes s‘inscrit tout naturellement dans l‘univers du cow-boy qui occupe un métier aux exigences similaires. Dans le corpus québécois, cette association entre yodel et territoire semble servir de marqueur pour un certain nationalisme ou du moins un attachement marqué au pays comme dans « La tyrolienne de mon pays » ou dans « Je suis un cowboy canadien ». Le yodel semble donc servir à établir l‘identité de cow-boy canadien et de la persona incarnée par plusieurs interprètes du corpus mais aussi, à travers la virtuosité de cette pratique et le recours à l‘autoréférentialité, à assoir leur identité de chanteur. Il m‘apparaît important de souligner encore une fois que les seules chansons du sous-corpus à exprimer un èthos s‘éloignant à divers degrés de l‘exubérance mettent en scène le métier de chanteur (« Je suis un cowboy canadien » et « Complainte d‘un cowboy ») ou encore le chant comme moyen d‘expression privilégié du cow-boy (« Le cowboy des montagnes »).

On a vu dans la section 3.4.1.1 consacrée à l‘exécution que le yodel pouvait mettre en valeur la cassure vocale soit par une réitération rapide, soit par une accentuation dynamique importante. Cependant, même lorsqu‘elle fait l‘objet d‘une accentuation bien perceptible qui pourrait s‘apparenter à l‘impulsion glottale voisée décrite par Greg Urban comme une stylisation du sanglot, et bien que certains auteurs parlent d‘occlusion glottale dans leur description de la cassure vocale, on ne retrouve pas, dans le yodel, de connotation reliée au sanglot, du moins pas de manière généralisée. On pourrait objecter que « Complainte d‘un cowboy » contredit cette affirmation; dans le corpus, cet enregistrement serait plutôt l‘exception qui confirme la règle. Si le yodel s‘inscrit bien dans cette esthétique de la rupture décrite par Michèle Castellengo à propos des diverses formes de yodel, rupture qu‘on retrouve évidemment au moment des cassures vocales mais aussi, dans le corpus, sur le plan formel, où le yodel vient rompre le flot des paroles chantées, cette rupture n‘a rien à voir avec les interruptions de la ligne vocale évoquées par Aaron Fox dans sa description des icônes du pleur. Cet usage du second mode de phonation et de 167 la cassure vocale, qu‘on pourrait notamment associer à la stylisation du pleur, se retrouve plutôt dans son emploi sous forme ornementale, qui fera l‘objet de la prochaine partie de ce chapitre.

3.4.2 L’ornementation Dans le yodel, les notes chantées en second mode de phonation pouvaient être envisagées comme des notes cibles qu‘on aurait transcrites dans une partition devant renvoyer à l‘exécution. Chaque note cible, qu‘elle soit émise en premier ou en second mode de phonation, pouvait faire l‘objet d‘une modulation, que ce soit par un autre modificateur paralinguistique comme la nasalisation ou par la modulation d‘un paramètre musical comme l‘intensité et la hauteur. Le second mode de phonation et la cassure vocale peuvent aussi se présenter sous une forme ornementale. Les émissions vocales en second mode de phonation sont alors très brèves, bien qu‘elles demeurent parfois facilement audibles. Dans le corpus, le second mode de phonation et la cassure vocale en position ornementale se présentent immédiatement avant une note cible chantée en premier mode de phonation à laquelle elles sont rattachées, un peu à la manière d‘une appoggiature, et avec laquelle elles partagent toujours le même phonème. La hauteur précise de cet ornement ne semble pas importante et la partie périodique du son chanté est souvent trop brève pour que sa fréquence fondamentale soit perceptible; la cassure devient alors plus audible que la note émise en second mode de phonation. Michèle Castellengo a observé cet usage du second mode de phonation dans plusieurs traditions vocales et elle le qualifie de très répandu. Elle a aussi remarqué que, dans plusieurs cas, la brièveté de ce passage au second mode de phonation, qui dure en moyenne entre 40 et 60 ms, l‘empêche souvent d‘être perçu comme une note précise (Castellengo 1991 : 162). Cet usage du second mode de phonation s‘apparente à ce que Timothy Wise nomme le yodel de troisième espèce mais présente dans le corpus un ensemble de caractéristiques plus restrictif : toujours situé au début ou au milieu d‘un mot, il précède toujours la note ornée et crée un mouvement mélodique descendant vers la note cible qu‘il accompagne. On ne retrouve dans le corpus aucun exemple de ce que Wise décrit comme le cas le plus fréquent de yodel ornemental soit un glissement ascendant ou un passage direct à une note supérieure émise en second mode de phonation et placé à la fin d‘un mot, qui est pourtant présenté par Wise comme un marqueur stylistique important de la voix country (Wise 2007 : par. 45). 168

On verra qu‘en plus de présenter une émission vocale en second mode de phonation très brève, les ornements qui seront analysés se composent souvent d‘une cassure vocale prolongée. Dans ces ornements, qui présentent souvent une phase transitoire plus audible ou plus longue que leur phase périodique, il est parfois impossible de faire la distinction entre l‘émission en second mode de phonation et la cassure vocale qui apparaissent alors comme superposés. Bien qu‘il puisse être difficile d‘en détecter les traces sur les logiciels d‘analyse utilisés, le passage ornemental au second mode de phonation est souvent précédé d‘une longue occlusion qui le met en évidence. Je présenterai d‘abord quelques exemples de second mode de phonation et de cassure vocale en position ornementale pour en montrer les traits acoustiques et les différents types présents dans le corpus (3.4.2.1) et je présenterai ensuite les différents usages qu‘en font les interprètes dans le corpus (3.4.2.2).

3.4.2.1 Exécution

Le passage du second mode de phonation, en position ornementale, au premier mode de phonation, s‘accompagne d‘une cassure vocale qui est souvent mieux perceptible que la note chantée en second mode de phonation et, à l‘écoute de ces ornements dans les enregistrements du corpus, on a l‘impression d‘être en présence d‘une figure qui prolonge souvent la cassure vocale. Afin de vérifier si la perception auditive concorde avec un phénomène vocal réel, j‘ai voulu comparer les durées de la cassure vocale dans trois de ses principaux usages, soit dans le yodel, d‘une part pour les passages d‘alternance rapide et, d‘autre part, pour les cassures, accentuées ou non, entre deux notes tenues, et enfin dans les figures ornementales. Les mesures des durées ont été prises selon les caractéristiques acoustiques des cassures vocales identifiées dans la partie 3.4.1.1 de ce chapitre. Dans certains ornements, la cassure vocale se manifeste par une réduction de la périodicité de l‘onde sonore, qui ne s‘accompagne cependant pas toujours de la réduction d‘amplitude qui caractérisait les cassures vocales présentes dans le yodel. Les mesures ont été prises dans le logiciel Praat à partir de la forme d‘onde de chaque passage mesuré. Pour les formes d‘onde plus complexes, une représentation de la courbe mélodique ainsi qu‘un spectrogramme, également générés dans Praat, ont contribué à délimiter avec plus de précision la cassure vocale mesurée. Les extraits sonores comparés ont tous la même durée. Ils ont été créés dans Sonic Visualiser et mesurés à 600 ms, ce qui correspond dans ce 169 logiciel à 26 496 cadres d‘images. Comme Praat présente une plus grande précision que Sonic Visualiser, les extraits sonores qui y ont été importés ont une durée indiquée de 600,816 ms. La durée des cassures vocales a été mesurée en millisecondes plus une décimale, ce qui fournit une précision suffisante, dans le contexte de ces analyses, pour montrer l‘échelle de grandeur qui caractérise les différents types de cassures vocales mesurées. Comme ces cassures vocales sont souvent trop courtes pour qu‘une délimitation de la cassure sur la forme d‘onde, même grossière, soit d‘abord déterminée à l‘oreille, les mesures ont été prises selon des repères visuels. Étant donné le haut niveau de sons non harmoniques issus du support original de ces enregistrements et la complexité des formes d‘onde analysées, qui découle à la fois de ce niveau de bruit et de la présence simultanée de la voix et de l‘accompagnement instrumental, l‘ajout de décimales supplémentaires dans les mesures données ici donnerait une impression parfaitement illusoire de précision supérieure. Les durées des cassures vocales indiquent donc un ordre de grandeur et ne fournissent pas des mesures qui peuvent être considérées comme exactes. Les variations dans la durée mesurée des cassures vocales dans ses différentes manifestations m‘ont cependant paru assez significatives pour que ces mesures soient présentées. Il a été nécessaire d‘effectuer un zoom dans la fenêtre du logiciel Praat afin de rendre les variations dans la forme d‘onde mieux visibles. Dans la mesure du possible, les mesures ont été prises dans des fenêtres montrant des passages de même durée, soit 75,102 ms, sauf dans le cas de phénomènes plus longs que cette durée; les mesures de phénomènes plus longs que 75,102 ms et prises dans une fenêtre permettant une moins grande précision seront données en millisecondes, sans décimale. Enfin, les mesures correspondent à la première phase de la cassure vocale et ne tiennent pas compte de sa seconde phase : il aurait été trop difficile de distinguer visuellement, dans le retour au premier mode de phonation qui accompagne la seconde phase des cassures vocales, quelle partie de la forme d‘onde était encore d‘une périodicité inférieure. L‘exemple 3.25 montre une cassure vocale dont la circonscription est relativement aisée; la réduction de périodicité et d‘amplitude de la forme d‘onde délimitent de manière évidente la première phase de la cassure vocale, et la cassure est assez brève pour effectuer un zoom rendant le phénomène encore plus facile à identifier. La cassure vocale présentée dans cet exemple est la première d‘une série de quatre extraites d‘un passage d‘alternance rapide entre les deux modes de phonation, dans 170 un yodel de Roland Lebrun. Le fait que la cassure vocale ne soit pas accentuée et l‘établissement évident des émissions vocales en second comme en premier mode de phonation facilitent la mesure de sa durée, ici de 8,2 ms, ce qui n‘est pas toujours le cas dans les passages ornementaux au second mode de phonation.

Avant de présenter les tableaux compilant les durées des différentes cassures vocales mesurées dans le corpus, j‘aimerais d‘abord montrer les caractéristiques qui sont spécifiques à ces ornements. Dans le passage ornemental au second mode de phonation, le poids relatif de l‘émission vocale périodique et de la cassure vocale, par nature transitoire, peut varier beaucoup d‘une occurrence à l‘autre. Dans certains cas, le passage au second mode de phonation est suffisamment long pour que l‘établissement de la fréquence fondamentale chantée dans ce mode soit à la fois audible et visible sur un spectrogramme. Il est parfois nettement distinct de la cassure vocale, à la fois à l‘écoute et sur l‘image de la forme d‘onde. La combinaison de ces deux caractéristiques (allongement relatif de l‘émission en second mode suivi d‘une cassure vocale clair et distincte) n‘est pas le cas le plus fréquent dans le corpus : je le présente toutefois en premier puisqu‘il permet d‘identifier avec clarté les trois étapes permettant la production vocale de cet ornement, soit l‘occlusion, le passage au second mode de phonation et la cassure vocale, qui sont en général toujours présents, mais dont le découpage peut être moins évident que dans l‘exemple qui suit. L‘exemple 3.26a est tiré de « La vie d‘un cow-boy » de Roland Lebrun, et les trois étapes d‘un passage ornemental au second mode de phonation sur le mot « peine » y sont surlignées en rouge. Le passage au second mode de phonation est précédé d‘une longue occlusion maquant le début de la consonne [p]. Cette phase d‘occlusion est caractérisée par une forte réduction d‘amplitude de la forme d‘onde causée par l‘interruption de l‘émission vocale, qui constitue l‘élément de l‘enregistrement dont le niveau sonore est le plus élevé. En plus de cette baisse d‘amplitude, l‘occlusion crée aussi, dans Praat, une interruption dans la courbe mélodique, dessinée en bleu, puisque le logiciel ne détecte plus de fréquence fondamentale dominante. Le retour de l‘émission vocale, en second mode de phonation, correspond à une seconde phase pendant laquelle l‘amplitude augmente sans atteindre les niveaux des notes émises en premier mode de phonation au début et à la fin de l‘extrait. L‘émission en second mode de phonation est suivie d‘une cassure vocale marquant la transition entre le second mode de phonation et un retour au 171 premier mode de phonation. Pendant cette cassure vocale, la forme d‘onde devient beaucoup moins périodique, et une seconde interruption survient dans le tracé de la courbe mélodique. Ici, la cassure vocale, qui survient dans un contexte ornemental, affiche au moins un trait acoustique qui diffère significativement des cassures vocales présentes dans le yodel, comme celle de l‘exemple 3.25. Si la baisse de périodicité est caractéristique de ces deux cassures vocales, ou pour être plus précis, de la première phase de ces deux cassures vocales, l‘exemple 3.26a ne montre pas de réduction d‘amplitude pendant la cassure vocale, qui semble presque aussi intense que le fondamental chanté en second mode de phonation. La courbe d‘intensité de l‘exemple 3.26b, qui apparaît en jaune et qui a été ajoutée à l‘exemple 3.26a, montre que l‘intensité de la première phase de la cassure vocale est en hausse pendant ce phénomène de transition et que l‘amplitude du son émis pendant la cassure vocale dépasse même celle de l‘émission vocale en second mode de phonation. Il semble donc y avoir ici une accentuation de la première phase de la cassure vocale, du moins par rapport à son exécution dans le contexte d‘un passage rapide entre les deux modes tel qu‘on le retrouve dans le yodel. L‘intensité d‘exécution pendant l‘ornement demeure cependant inférieure à celle de la note cible qui le précède et de celle qui le suit. Le spectrogramme de l‘exemple 3.26c confirme enfin que l‘ornement entendu et observé sur la forme d‘onde constitue bel et bien un passage au second mode de phonation. Sur ce spectrogramme, les caractéristiques spectrales des deux modes de phonation sont bien visibles : tandis que pour la note cible plusieurs harmoniques sont plus intenses que le fondamental, la note ornementale chantée en second mode de phonation présente un fondamental plus intense que ses harmoniques. L‘ornement s‘accompagne d‘un mouvement mélodique ascendant puis descendant. La hauteur de l‘émission vocale en second mode de phonation est difficilement perceptible à cause de sa durée brève; les mesures prises sur le spectrogramme indiquent un intervalle correspondant environ à une quinte entre le point le plus élevé de la courbe mélodique de l‘ornement et la note cible d‘arrivée.

Dans cet ornement, la cassure vocale semble donc être accentuée sur le plan dynamique, accentuation qui correspondrait à une augmentation de l‘intensité d‘exécution pendant sa première phase. Elle apparaît également prolongée par rapport à la cassure vocale de l‘exemple 3.25 : les mesures prises dans Praat pour l‘ornement de l‘exemple 172

3.26 indiquent que la durée de la première phase de cette cassure vocale est de 16,9 ms et que celle de l‘émission en second mode de phonation est de 59,3 ms. L‘ornement est précédé d‘une occlusion d‘une durée d‘environ 130 ms. La cassure vocale de l‘exemple 3.26 est donc deux fois plus longue que celle de l‘exemple 3.25, et la durée de l‘émission en second mode de phonation est comparable à celle des exemples cités par Michèle Castellengo. À l‘écoute de l‘extrait sonore 3.40, qui fait entendre l‘ornement analysé dans les exemples 3.26 a à c, on constate que le passage au second mode de phonation est bien perceptible, bien que sa hauteur exacte soit difficile à déterminer. La longue occlusion qui le précède contribue à mettre l‘ornement en évidence, et les trois étapes du phénomène s‘étendent sur une durée totale d‘environ 206,2 ms.

Dans le corpus, peu de passages ornementaux au second mode de phonation présentent une distinction aussi nette entre les trois étapes de l‘ornement. L‘exemple 3.27 montrera comment il peut être difficile de délimiter l‘émission vocale en second mode et la cassure vocale. L‘exemple 3.27 est aussi tiré de « La vie d‘un cowboy » et montre un autre passage ornemental au second mode de phonation, sur le mot « or », qu‘on peut entendre dans le troisième couplet de la chanson (extrait sonore 3.41). Ici, Roland Lebrun réattaque la voyelle [O] à l‘aide d‘une occlusion glottale très brève, et l‘oreille perçoit surtout la cassure vocale. L‘absence d‘une longue occlusion avant le passage au second mode de phonation contribue probablement à rendre ce dernier moins audible. La présence d‘un mouvement mélodique descendant est pourtant bien visible sur le spectrogramme de l‘exemple 3.27; l‘image spectrale de l‘ornement est cependant trop brouillée pour que l‘on puisse déterminer visuellement si le mouvement mélodique s‘accompagne d‘un passage au second mode de phonation. Il faut ralentir l‘extrait sonore pour percevoir l‘émission d‘un fondamental chanté en second mode de phonation, qui s‘accompagne d‘un mouvement mélodique descendant, débutant plus haut que la note cible quittée et glissant jusqu‘à la note cible d‘arrivée (extrait sonore 3.42). Cet extrait sonore ralenti met aussi en évidence un autre phénomène : la cassure vocale semble simultanée à l‘émission en second mode de phonation, ce qui contribue à augmenter la présence de bruit à ce moment et donc à brouiller l‘image spectrale de l‘exemple 3.27. Tout semble indiquer que la périodicité du fondamental en second mode de phonation n‘est jamais clairement établie, et la courbe d‘harmonicité indique d‘ailleurs une faible périodicité pour toute la durée de l‘ornement, 173 contrairement à celle de l‘exemple 3.26c, qui montrait une périodicité bien plus élevée pendant l‘émission vocale en second mode de phonation que pendant la cassure vocale. Ici, on ne peut donc pas mesurer indépendamment la durée de l‘émission vocale en second mode de phonation et celle de la cassure vocale. La durée de ces deux phénomènes qui semblent combinés, soit 59,9 ms, met en valeur la cassure vocale par une prolongation encore plus marquée que dans l‘exemple 3.26. Un petit maximum dans la courbe d‘intensité, au début de l‘ornement, semble aussi indiquer que la cassure vocale est accentuée de manière dynamique, bien que, comme dans l‘exemple 3.26, l‘intensité d‘exécution soit généralement plus faible pendant l‘ornement.

Dans certains ornements, aucun mouvement mélodique n‘est détectable, ni à l‘oreille ni sur un spectrogramme. On retrouve un ornement de ce genre dans « Mon enfant je te pardonne », où la voix de Paul Brunelle fait entendre ce qui semble être une cassure vocale seule sur le [è] de « solitaire », à la fin du premier couplet de la chanson (extrait sonore 3.43). L‘exemple 3.28 montre la forme d‘onde, la courbe d‘harmonicité et la courbe d‘intensité de cet ornement, qui est cette fois précédé d‘une occlusion initiée par la consonne [t]. La phase d‘occlusion (surlignée en rouge) est suivie d‘un retour de l‘émission vocale, très peu périodique (surlignée en rose). Seul un ralenti extrême (1000 %) permet de décomposer l‘ornement, qui fait ainsi entendre une très brève incursion en second mode de phonation au milieu d‘une longue émission sonore bruitée d‘une durée de 77 ms (extrait sonore 3.44). Invisible sur un spectrogramme, ce très bref passage au second mode de phonation est aussi trop court pour être détecté par les logiciels employés ici pour les analyses. Dans la forme d‘onde, on remarque toutefois, pendant cette cassure vocale prolongée, un bref moment où l‘amplitude augmente pour environ deux cycles et pour une durée de 6 ms, ce qui semble correspondre à la très brève incursion en second mode de phonation entendue dans la version ralentie de l‘ornement. Le logiciel ne semble pas détecter d‘augmentation simultanée de la périodicité, qui se serait manifestée par un maximum dans la courbe d‘harmonicité. Il n‘y a pas non plus de moment périodique clair dans la forme d‘onde de ce passage. Quoi qu‘il en soit c‘est la cassure vocale, d‘une durée de 63,9 ms et précédée d‘une longue occlusion, qui est perçue lors d‘une écoute ordinaire de cet extrait. 174

Dans les exemples d‘ornements présentés jusqu‘ici, c‘est donc la cassure vocale qui semble être mise en valeur, de manière dynamique par une intensité ascendante, par un prolongement, par sa préparation effectuée à l‘aide d‘une longue occlusion ou par une combinaison de ces trois procédés. Les cassures vocales, qu‘elles soient perçues comme employées seules ou qu‘elles suivent de manière plus évidente une émission vocale en second mode de phonation, semblent être plus longues que celles retrouvées dans les occurrences de yodel. Le tableau 5 compile les durées de cassures vocales prises dans des extraits de yodel où l‘alternance entre les deux modes s‘effectue rapidement. Le tableau 6 présente les mêmes mesures pour trois cassures vocales, toujours dans le yodel, qui marquent une transition accentuée ou non entre deux notes tenues. Enfin, le tableau 7 compile les durées de cassures vocales employées dans un contexte ornemental. Dans les cas où le second mode de phonation et la cassure vocale étaient impossibles à distinguer, ils ont été mesurés ensemble. Les cassures vocales du tableau 3.6a sont les plus courtes, pour une durée moyenne de 9,06 ms. Les cassures vocales situées entre deux notes tenues (tableau 6) ont tendance à être légèrement plus longues, soit d‘une durée moyenne de 12,57 ms. En ce qui concerne les cassures vocales exécutées lors d‘un passage ornemental au second mode de phonation, la seule cassure qui soit vraiment distincte de l‘émission en second mode qu‘elle accompagne, et qui avait fait l‘objet de l‘exemple 3.25, n‘a pas une durée significativement plus longue que les cassures vocales entre deux notes tenues. Cependant, dans tous les autres ornements mesurés, la cassure est indissociable de la note chantée en second mode de phonation et se prolonge sur une durée variant entre 37,7 et 132 ms. On peut donc avancer que dans le passage ornemental au second mode de phonation, la cassure vocale, bien qu‘elle puisse être appuyée par une intensité d‘exécution plus marquée, se distingue surtout par son prolongement. Ce procédé de mise en valeur de la cassure vocale, contrairement à son accentuation dynamique, est spécifique à ce contexte d‘utilisation et ne se retrouve pas dans le yodel. 175

Tableau 5 — Durée de la première phase de la cassure vocale, yodel rapide43

Extrait Durées (ms) Roland Lebrun, « La destinée », 00 :52.459-00 :53.060 8,2 9,5 8,6 11,1 Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 01 :09 :378-01 :09.979 10,8 7,5 8,7 Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cow-boy », 00 :22.102-00 :23.703 7,4 9,4 9,4 Moyenne des durées 9,06

Tableau 6 — Durée de la première phase de la cassure vocale entre deux notes tenues

Extrait Durées (ms) Gilles Besner : « Allons au rodéo », 00 :28.290-00 :28.891 13,0 Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 00 : 50.976-00.51.577 8,5 Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cow-boy », 00 :23.135-00 :23.736 16,2 Moyenne des durées 12,57

43 Chacun de ces extraits comprend trois ou quatre passages d‘un mode à l‘autre. 176

Tableau 7 — Durée du passage ornemental au second mode de phonation

Extrait Durées (ms) Occ. M2 Cassure Total R. Lebrun, « La vie d‘un cowboy », « peine », 00 :17.290-00 :17.890 130 59,3 16,9 206,2 R. Lebrun, « La vie d‘un cowboy » « hameau », 00 :23.225-00 :23.826 — 69,0 69,0 R. Lebrun, « La vie d‘un cowboy », « solitaire », 00 :31.648-00 :32.249 108 37,7 145,7

R. Lebrun, « La vie d‘un cowboy », « or », 01 :41.990-01 :42.591 — 59,9 59,9 P. Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », « solitaire », 01 :12.768-01 :13.369 63,9 77 140,9

M. Martel, « Souvenir de mon enfance », « qui autrefois », 01 :38.548-01 :39.149 — 129 129

M. Martel, « Souvenir de mon enfance », « seul dans », 02 :12.240-02 :12.841 — 132 132

Moyenne des durées 126,1

En résumé, le passage ornemental au second mode de phonation présente un ensemble de caractéristiques qui le distinguent de son usage dans le yodel. Il est très bref et la cassure vocale semble parfois prolongée, ce qui empêche alors l‘établissement clair d‘une fréquence fondamentale périodique. La note chantée en second mode de phonation demeure cependant parfois perceptible, que ce soit lors d‘une écoute normale ou lors de l‘écoute d‘une version ralentie de l‘ornement. L‘ornement précède la note cible à laquelle il est associé par un phonème commun et il tend à l‘atteindre par un mouvement mélodique descendant. Bien qu‘il puisse être accentué par une intensité d‘exécution plus appuyée, l‘ornement peut aussi être mis en évidence par une longue occlusion initiée par une consonne ou par une occlusion glottale, plus brève dans ce cas.

3.4.2.2 Analyses

3.4.2.2.1 Chansons plaintives Dans le yodel, le passage ornemental au second mode de phonation pouvait servir à introduire de la variété dans la ligne vocale. Dans « Allons au rodéo » de Gilles Besner, cet usage ornemental du second mode de phonation s‘inscrivait dans le cadre d‘une chanson particulièrement exubérante. Dans « La vie d‘un cowboy » de Paul Brunelle, le second mode de phonation en position ornementale était utilisé dans un yodel qui visait à illustrer le sujet de la chanson, soit la description d‘un cow-boy qui, « chevauchant dans la campagne », chante la tyrolienne. À l‘extérieur des chansons comportant du yodel, le second mode de phonation et la cassure vocale utilisés sous une forme ornementale sont coordonnés avec des paroles chantées. Ces ornements semblent jouer un rôle expressif important et sont principalement utilisés par les interprètes dans des chansons plaintives exprimant la tristesse, la solitude ou le regret. Dans ce contexte, on peut effectuer un rapprochement entre ces ornements et les icônes du pleur identifiés par Aaron Fox dans le style vocal country, qui consistent, je le rappelle, en des altérations de la ligne vocale qui introduisent un effet expressif et qui peuvent être interprétées comme des représentations stylisées du pleur. Les trois phases qu‘on peut retrouver dans l‘exécution de ces ornements, soit l‘occlusion, l‘émission vocale en second mode de phonation et la cassure vocale, sont d‘ailleurs nommées par Fox dans sa liste des icônes du pleur. Plusieurs des caractéristiques des ornements trouvés dans le corpus et analysés correspondent aussi à des phénomènes vocaux qui se retrouvent parmi les icônes universels du pleur identifiées par Greg Urban. 178

Par une étude comparée de pleurs véritables, de pleurs imités et de pleurs rituels, Urban a identifié des marqueurs phonatoires communs à toutes ces manifestations et en a tiré une définition sonore et interculturelle du pleur. Le degré d‘écart entre l‘incarnation spécifique, dans une culture donnée, d‘un de ces icônes avec ses occurrences spontanées dans des pleurs véritables, est variable et selon Urban, dans un corpus constitué de pleurs rituels recueillis chez des Amérindiens du Brésil, certains styles de pleurs rituels pouvaient être envisagés comme plus « naturels » que d‘autres (Urban 1988 : 389). Deux de ces icônes du pleur décrits par Urban peuvent être rapprochés des éléments constituant les ornements décrits plus haut. Le premier est la présence de voyelles émises en second mode de phonation qui sont prolongées et qui s‘accompagnent d‘une intonation descendante ainsi que d‘un léger craquement de la voix (« slight creaking of the voice », 391); le second est l‘impulsion glottale voisée (cry break), qui consiste en une expulsion d‘air accumulé derrière la glotte, expulsion voisée, réalisée avec une intonation descendante et pouvant s‘accompagner de bruits de friction. Le second mode de phonation en position ornementale reprend plusieurs des éléments phonatoires de ces marqueurs soit la présence du second mode de phonation lui-même, l‘intonation descendante, l‘occlusion suivie d‘une expulsion d‘air et le bruit produit par la cassure vocale. On remarque quelques différences entre la description de ces icônes par Urban et la réalisation dans le corpus de ce que j‘appellerai des sanglots stylisés. Dans les enregistrements analysés ici, comme on l‘a vu dans les exemples présentés plus haut, l‘occlusion peut se produire derrière la glotte, mais aussi derrière toute autre partie de l‘appareil phonatoire obstruée en vue de la production d‘une consonne. De plus, l‘émission vocale en second mode de phonation est rarement prolongée; c‘est plutôt la cassure vocale qui est allongée par rapport à son usage dans d‘autres contextes. Malgré ces différences, je crois que les passages ornementaux au second mode de phonation retrouvés dans le corpus pourraient être envisagés, à cause du contexte dans lequel ils surviennent, comme des variables de ces marqueurs du pleur; ils sont stylisés puisqu‘ils s‘éloignent dans une certaine mesure des traits « naturels » des icônes du pleur décrits par Urban, et cette stylisation est effectuée en fonction de normes non pas culturelles mais esthétiques, celle du genre country-western.

Dans les chansons plaintives, le passage ornemental au second mode de phonation peut être utilisé pour souligner l‘importance d‘un mot. Dans « Mon enfant je te pardonne » 179 de Paul Brunelle, on retrouve une seule occurrence de ce type d‘ornement. Dans le premier couplet, la narratrice raconte pourquoi elle a quitté son foyer et dit qu‘elle voit sa mère en rêve, « triste et solitaire »; l‘ornement est réalisé sur le [è] de « solitaire ». « Mon enfant je te pardonne » est une chanson plaintive et triste dans laquelle Paul Brunelle applique une nasalisation beaucoup plus marquée que dans sa voix première habituelle, et où le vibrato, très rapide, évoque le tremblement de la voix qui accompagne les pleurs (Poyatos 1993 : 289); ces caractéristiques sont bien audibles dans l‘extrait sonore 3.43. Dans d‘autres enregistrements, surtout lorsqu‘il est utilisé à plusieurs reprises, le passage ornemental au second mode de phonation semble plus structuré. C‘est le cas de « La vie d‘un cowboy » qui a déjà fourni deux des exemples de second mode de phonation ornemental présentés plus haut. Dans cet enregistrement, Roland Lebrun fait un usage abondant de cette figure et une analyse de cette chanson permettra de montrer comment le passage ornemental au second mode de phonation, qui peut être associé à un sanglot stylisé dans cette chanson plaintive, peut être exécuté de manières diverses et comment il est coordonné avec d‘autres paramètres paralinguistiques et musicaux dans l‘évocation de la plainte et du pleur.

Dans « La vie d‘un cowboy », le passage ornemental au second mode de phonation est présent sous plusieurs formes, qui mettent en évidence l‘une ou l‘autre de ses composantes. La première occurrence du second mode de phonation ornemental que l‘on retrouve dans cet enregistrement, sur le son [è] du mot « peine » du premier couplet, consiste en une articulation claire et distincte d‘une émission en second mode de phonation suivie d‘une cassure vocale, comme on l‘a vu dans l‘exemple 3.26a. Dans l‘exemple 3.29, la courbe d‘intensité superposée au spectrogramme montrant un passage un peu plus long que dans l‘exemple 3.26a indique que le passage au second mode de phonation est chanté avec une intensité d‘exécution moins forte que le reste de la mélodie en premier mode. Pourtant, à l‘écoute de ce passage, on a l‘impression d‘une légère accentuation de la syllabe [è], comme on pouvait l‘entendre dans l‘extrait sonore 3.40. Comme l‘exemple 3.26b l‘avait montré, bien que l‘émission en second mode de phonation soit moins intense que les deux notes cibles chantées en premier mode de phonation qui l‘encadraient, la première phase de la cassure vocale s‘accompagnait d‘une augmentation de l‘intensité d‘exécution. Un examen plus rapproché de cette cassure vocale montre que sa seconde phase est elle aussi accentuée. Comme on l‘a vu dans plusieurs exemples de cassures vocales accentuées 180 présentés dans la section 3.4.1.1 sur l‘exécution du yodel, l‘exemple 3.30 montre une courbe d‘intensité qui remonte pendant que le minimum d‘harmonicité est atteint, ce qui accentue le passage le moins périodique de la transition entre les deux modes, et la courbe d‘intensité atteint un premier maximum avant que la périodicité de l‘émission en premier mode de phonation soit complètement rétablie. L‘effet d‘accentuation est amplifié par l‘occlusion prolongée, sur le début de la consonne [p] qui précède l‘ornement, ce qui met celui-ci encore plus en évidence. Malgré cette accentuation dynamique, la longue occlusion et l‘établissement ferme du fondamental chantée en second mode de phonation permettent aussi de bien percevoir le mouvement mélodique descendant. La clarté de toutes les étapes de l‘ornement et du mouvement mélodique qui l‘accompagne, ainsi que son exécution sur le mot « peine », en font un bon exemple de sanglot stylisé. Le second ornement entendu dans cet enregistrement est exécuté sur la première syllabe du mot « hameau », chanté dans le premier pré-refrain de la chanson. Un extrait sonore long conservant le contexte immédiat dans lequel survient l‘ornement permet de percevoir clairement le passage au second mode de phonation (extrait sonore 3.45). Pour cet ornement, il est plus difficile de délimiter visuellement le second mode de phonation et la cassure vocale, que ce soit dans la forme d‘onde ou sur un spectrogramme. La juxtaposition de deux extraits courts faisant entendre les deux mots (« peine » et « hameau », extrait sonore 3.46) met en évidence cette subtile différence entre les deux ornements. Le passage au second mode de phonation sur « hameau » est superposé à une cassure vocale prolongée, comme pour l‘ornement sur « or » présenté dans l‘exemple 3.27, ce qui est confirmé par le niveau d‘harmonicité généralement bas pendant tout l‘ornement (exemple 3.31). L‘ornement est aussi précédé d‘un [h] expiré marquant le début du mot « hameau ». Une version ralentie de l‘extrait confirme deux choses : il y a bien un passage au second mode de phonation dans la ligne vocale, et le [h] expiré, non voisé, est prononcé avant l‘émission vocale en second mode; le bruit superposé à l‘émission en second mode de phonation est causé par la prolongation de la cassure vocale, et non pas par un son soufflé qui proviendrait de la prolongation du [h] expiré (extrait sonore 3.47). On retrouve donc ici deux phénomènes qui sont juxtaposés : un sanglot stylisé mettant en valeur la cassure vocale, et un [h] expiré qui, dans ce contexte, peut être perçu comme un soupir stylisé. 181

Dans cet enregistrement, le passage ornemental au second mode de phonation est aussi utilisé de manière systématique sur la syllabe [tè] du « solitaire » chanté dans chaque refrain. La cassure vocale est ici encore prolongée et difficile à distinguer de l‘émission en second mode de phonation sur la forme d‘onde de cet ornement. À l‘audition cependant, on entend clairement un passage en second mode de phonation, et les deux étapes se distinguent aisément sur un spectrogramme44. L‘exemple 3.32, qui montre le spectrogramme correspondant à la réalisation de cet ornement dans le premier refrain (extrait sonore 3.48) montre bien le mouvement mélodique de la fréquence fondamentale lors du passage au second mode de phonation; la zone bruitée assez large qui correspond à la cassure vocale, et qui est accompagnée par une baisse d‘harmonicité, est en partie superposée au mouvement mélodique qui accompagne le passage au second mode de phonation. Dans « La vie d‘un cowboy », le passage ornemental au second mode de phonation se présente donc sous plusieurs formes, qui font toutes entendre assez clairement un mouvement mélodique descendant accompagnant l‘émission en second mode de phonation, même si celle-ci est parfois superposée à la cassure vocale. La première phase de l‘ornement se présente également sous plusieurs formes : occlusion marquant le début d‘une consonne plosive sur « peine » et « solitaire », nouvelle attaque glottale pour une même voyelle sur « or » (exemple 3.27), [h] expiré sur « hameau » (exemple 3.31). Ces effets constituent tous des versions stylisées de différents phénomènes vocaux rattachés aux pleurs et à l‘expression de tristesse. Le mouvement mélodique descendant qui se réalise pendant l‘ornement est un élément que l‘on retrouve dans deux des icônes du pleur identifiés par Greg Urban et présentés plus haut. Les occlusions sont aussi rattachées aux icônes du pleur, et le [h] expiré, dans une chanson plaintive, évoque le soupir; ces deux effets évoquent la perte de contrôle de la respiration qui accompagne les pleurs (Poyatos 1993 : 289).

On retrouve neuf occurrences de passage ornemental au second mode de phonation dans « La vie d‘un cowboy », dont le thème principal est la solitude du narrateur, qui est parti travailler au loin et s‘ennuie de son village et de sa bien-aimée. Les ornements sont parfois coordonnés avec des mots évoquant explicitement la tristesse; comme je l‘ai dit plus

44 Comme il était impossible de distinguer ces deux étapes sur la forme d‘onde, le tableau 3.6c présente une seule mesure pour le second mode de phonation et la cassure vocale de cet ornement. 182 haut, on les retrouve sur le mot « peine », et ils sont employés sur toutes les occurrences du mot « solitaire », chanté dans les trois refrains. Dans cet enregistrement, la voix de Roland Lebrun semble plaintive et deux principaux phénomènes contribuent à créer cet effet. La voix de l‘interprète est ici fortement nasalisée, beaucoup plus que dans d‘autres enregistrements produits à la même époque, comme on l‘a vu dans le chapitre 2. On avait aussi noté de nombreux glissements mélodiques dans la voix de Roland Lebrun pour cet enregistrement, et ceux-ci semblent principalement correspondre à des mouvements descendants, qui font écho au mouvement mélodique entendu dans les ornements. Il s‘agit d‘un modèle intonatif que Roland Lebrun n‘emploie pas dans une chanson joyeuse comme « La destinée ». Les exemples 2.33 et 2.34 montrent deux spectrogrammes correspondant à des extraits d‘une durée équivalente tirés de ces deux enregistrements. Le spectrogramme correspondant au début du premier refrain de « La vie d‘un cowboy » (extrait sonore 3.49) montre plusieurs de ces mouvements mélodiques descendants (surlignés dans la région du spectre harmonique les mettant le mieux en évidence), tandis que celui réalisé à partir de « La destinée » (début du premier couplet, extrait sonore 3.50) comporte surtout des glissements ascendants. Si les portamentos et les glissements servent à amplifier l‘expressivité, comme le soulignait Daniel Leech-Wilkinson (2006 : 248), le style de Roland Lebrun semble associer les chansons tristes à une intonation descendante et les chansons joyeuses à des intonations ascendantes. Il faudrait bien sûr étendre une telle comparaison à d‘autres enregistrements et à d‘autres interprètes avant de généraliser ces conclusions; dans « La vie d‘un cowboy », cependant, les glissements descendants contribuent à l‘effet plaintif de la voix de Roland Lebrun.

On a vu dans le chapitre 2 que, dans « La vie d‘un cowboy », l‘emploi de la nasalisation contribuait à différencier les différents lieux et les différents èthos exposés dans cette chanson et à structurer le récit mis en scène dans cet enregistrement. Il en va de même pour le passage ornemental au second mode de phonation. Par exemple, le mot « hameau », qui correspond au lieu où se trouve le narrateur, où il est seul et loin de son village, s‘accompagne dans le premier pré-refrain, on l‘a vu, d‘un passage ornemental au second mode de phonation et d‘un [h] expiré évoquant un soupir. L‘exemple 3.35 présente les paroles de « La vie d‘un cowboy »; les voyelles qui apparaissent en rouge sont celles qui sont accompagnées d‘un passage ornemental au second mode de phonation. On 183 remarque l‘absence de cet ornement dans le second couplet et le second pré-refrain qui le suit, qui correspondent dans l‘exemple aux lignes 11 à 16. Ces deux sections formelles expriment d‘ailleurs des sentiments plus positifs que le premier couplet et le premier pré- refrain (lignes 1 à 6). Dans le troisième pré-refrain (lignes 25 et 26), le passage ornemental au second mode de phonation est aussi absent. Il est coordonné avec une suppression temporaire de la nasalisation dont il a déjà été question dans le chapitre 2. Ces deux changements dans la voix accompagnent l‘évocation du retour du narrateur auprès de celle qu‘il aime. Le cas du troisième couplet pourrait venir contredire cette hypothèse : évoquant la beauté de son village et l‘espoir du retour, il comporte tout de même deux passages ornementaux au second mode de phonation mais. On verra cependant dans la section 3.4.2.2.2 que cet ornement est aussi rattaché, dans le corpus, avec le thème du souvenir et de la nostalgie, ce qui pourrait expliquer son usage à cet endroit.

Marcel Martel utilise lui aussi abondamment le passage ornemental au second mode de phonation dans ses chansons plaintives. Chez Marcel Martel, plusieurs effets vocaux créent un effet de fragilité qu‘on ne retrouve pas dans « La vie d‘un cowboy » ou dans « Mon enfant je te pardonne ». Dans « La chaîne de nos cœurs », qui a été analysée en détail dans le chapitre 2 sur le plan de la nasalisation, le narrateur s‘adresse à une femme qui l‘a abandonné. Sur la phrase « Tu m‘abandonnes dis-moi pourquoi », qui constitue une phrase clé de la chanson, un passage ornemental au second mode de phonation sur le mot « dis », très bref, suit une longue note tenue sur le [n] final du mot « abandonnes » (extrait sonore 3.51). Ici, l‘ornement n‘est pas précédé d‘une occlusion, et la consonne [d] est atténuée; l‘émission en second mode de phonation n‘est donc pas accompagnée d‘une expulsion d‘air et son intensité d‘exécution est très faible, la rendant presque inaudible. Sur le spectrogramme de l‘exemple 3.36, on peut quand même voir le saut mélodique et la faiblesse des harmoniques supérieurs accompagnant le passage au second mode de phonation. L‘ornement est coordonné avec la variation d‘autres paramètres qui, avec l‘intensité d‘exécution faible, évoquent aussi la fragilité. Cet extrait donne une nette impression de perte de contrôle de la hauteur du son émis : la consonne nasale prolongée précédant le passage au second mode de phonation s‘accompagne d‘une chute mélodique importante et son fondamental passe de 169,4 Hz à 106,7 Hz. Cette chute qui correspond à peu près à une sixte mineure amène la voix de Marcel Martel dans ce qui semble être la 184 limite inférieure de sa voix : la note d‘arrivée de ce glissement mélodique s‘accompagne d‘ailleurs d‘une baisse d‘intensité et d‘une baisse d‘harmonicité importantes comme le montre le spectrogramme de l‘exemple 3.37. Tous ces éléments concourent à créer une impression de fragilité, qui se répète à la phrase suivante lors d‘un autre passage où la voix semble perdre le contrôle de la hauteur des notes chantées. Sur la phrase « tu as brisé tous tes serments », la note tenue sur la voyelle [a] subit une variation de hauteur, détectée par le logiciel et indiquée par des échantillons apparaissant en vert sur l‘exemple 3.38, qui l‘amène presque à un demi-ton au-dessus (277,019 Hz) de la note cible (301,569 Hz) (extrait sonore 3.52). La fragilité de la voix de Marcel Martel s‘incarne souvent dans une prédominance de la cassure vocale. Il devient parfois presque impossible de percevoir à l‘oreille le passage au second mode de phonation et l‘absence d‘une fréquence fondamentale audible crée alors une rupture complète dans la ligne vocale chantée. On retrouve ce type d‘ornement dans « Souvenir de mon enfance », chanson dans laquelle le narrateur raconte comment il est devenu orphelin. Dans le dernier refrain, on retrouve une cassure vocale bien audible sur le mot « seul »; le spectrogramme de l‘exemple 3.39 confirme cependant qu‘un passage au second mode de phonation est bel et bien présent, mais son émission est sans doute trop atténuée pour qu‘elle soit perceptible à l‘oreille. L‘extrait sonore 3.53 fait entendre le deuxième couplet et le deuxième refrain de cet enregistrement, dans lesquels on retrouve deux de ces ornements où la cassure vocale prédomine. Ils surviennent sur les voyelles qui apparaissent en rouge sur les paroles transcrites dans l‘exemple 3.40.

3.4.2.2.2 Souvenirs et nostalgie En dehors des chansons plaintives, le passage ornemental au second mode de phonation est peu utilisé. On le retrouve cependant dans quelques enregistrements où on pourrait difficilement l‘associer à un sanglot stylisé et où le passage ornemental au second mode de phonation est parfois associé avec l‘idée du souvenir ou celle de la mémoire. C‘est notamment le cas dans « Infâme destin », enregistrée par Marcel Martel en 1952. Dans cette chanson, le narrateur raconte l‘histoire d‘un jeune homme qui, au cours d‘une soirée dans une auberge, blasphème et affirme que Dieu n‘existe pas. Dans cette chanson morale, il est évidemment puni pour ces paroles : un peu plus tard dans la soirée, il meurt dans un 185

« terrible accident ». La dernière strophe du couplet énonce la morale à retenir (extrait sonore 3.54) :

Amis gardons tous comme exemple L‘histoire de ce jeune moribond Qui n‘a pas voulu comprendre Et perdit souvent la raison Nous qui avons connu l‘histoire Marchons droit et restons bons Gardons dans notre mémoire L‘aventure de ce pauvre garçon

Le passage ornemental au second mode de phonation, exécuté sur le [e] de « notre », vient attirer l‘attention de l‘auditeur sur la dernière phrase de cette chanson (« Gardons dans notre mémoire / l‘aventure de ce pauvre garçon ») comme pour rendre plus efficace l‘avertissement qu‘elle contient. Ici, contrairement aux sanglots stylisés qu‘on retrouve dans les chansons plaintives de Marcel Martel et qui évoquaient surtout la fragilité grâce à la prédominance de la cassure vocale, l‘ornement présente une émission en second mode de phonation bien distincte de la cassure vocale. Le spectrogramme de l‘exemple 3.41a montre que la note chantée en second mode de phonation comporte un fondamental clairement établi, et plus intense que le deuxième harmonique; le retour au premier mode de phonation est au contraire marqué par un fondamental moins intense que le deuxième harmonique. La courbe d‘harmonicité de l‘exemple 3.41b confirme que la périodicité de l‘émission en second mode de phonation est bien établie; celle-ci ne connaît de baisse marquée que pendant la cassure vocale qui précède le retour au premier mode. Pour Marcel Martel, il semble donc y avoir une différence dans l‘exécution du passage ornemental au second mode de phonation selon le type de chanson.

On retrouve la même association entre passage ornemental au second mode de phonation et mémoire dans « Un jour c‘était ta fête », enregistrée par Roland Lebrun en 1950. Dans cette chanson, le narrateur supplie une femme de rester près de lui et tente de lui donner des raisons de le faire. Il lui dit entre autres : « Rappelle-toi que le jour de ta fête / je t‘apportais un joli collier d‘or », où le mot « or » est orné d‘un passage au second mode de phonation (extrait sonore 3.55). Comme dans « Infâme destin », le recours à cette figure ornementale s‘inscrit également dans un contexte qui évoque la supplication, 186 connotation qui est absente de « Sur ce vieux rocher blanc », enregistrée par Paul Brunelle en 1946. Le narrateur de cette chanson évoque lui aussi des souvenirs d‘amour et chaque couplet relate un épisode de l‘histoire d‘un couple. Paul Brunelle insère quelques passages au second mode de phonation, notamment dans le second couplet sur la phrase « nous nous disions s‘aimer » (extrait sonore 3.56). Bien que les paroles ne précisent pas si elles décrivent un amour qui n‘est plus ou qui dure encore, elles évoquent une certaine nostalgie, et le refrain précise que ces souvenirs associés au vieux rocher blanc étaient « les plus beaux jours ».

3.4.2.3 Conclusion Dans le corpus, le passage ornemental au second mode de phonation est surtout utilisé dans des chansons plaintives exprimant la tristesse et l‘abattement. Ils agissent dans ces chansons à la manière de sanglots stylisés et partagent d‘ailleurs plusieurs traits phonatoires avec les icônes interculturels du pleur identifiés par Greg Urban dont l‘intonation descendante et la présence de sons bruités. Plusieurs de ces traits sont également désignés par Aaron Fox comme des représentations stylisées du pleur, et l‘expression de l‘abattement est une des connotations associées à ce type d‘usage du second mode de phonation par Timothy Wise qui, pourtant, donne surtout des exemples de ce type d‘ornement tirés de la chanson populaire récente plutôt que du corpus country états-unien. Selon Wise, le second mode de phonation et la cassure vocale utilisés en position ornementale, pour la voix country, sont caractéristiques des chansons de cow-boy et expriment souvent l‘exubérance, connotation qui n‘a pas été retrouvée dans le corpus. Bien que j‘aie pu identifier un passage ornemental au second mode de phonation dans « Le cowboy des montagnes », on a vu que cette chanson ne présentait pas de caractère exubérant marqué. Dans le contexte de cet enregistrement, la présence de cet ornement, entendu une fois dans le second couplet et une fois dans le yodel central, devrait être interprétée comme un marqueur du phonostyle générique country ou comme une volonté, comme on l‘a vu dans la section 3.4.1.2.2 portant sur les variations sur le yodel, d‘illustrer un yodel typique. Les ornements analysés précédemment présentent d‘autres caractéristiques récurrentes, notamment celle de toujours précéder les notes cibles à laquelle ils sont rattachés. Pour la voix country états-unienne, l‘ornement en second mode 187 de phonation est, au contraire, le plus souvent placé à la fin d‘une note cible. Sur ce plan, les interprètes du corpus semblent se distancer du modèle états-unien.

Bien que l‘exécution du passage ornemental au second mode de phonation puisse faire entendre distinctement et successivement une émission vocale au second mode de phonation et une cassure vocale marquée, la cassure vocale peut être prolongée et superposée à la note chantée en second mode et elle est souvent accentuée; parfois la fréquence fondamentale est inaudible et l‘ornement introduit une véritable rupture dans la ligne vocale. Cette insistance sur la partie la plus transitoire de l‘ornement combinée à une intensité d‘exécution généralement plus faible pour l‘ornement que pour la mélodie chantée en premier mode de phonation peut évoquer une certaine fragilité, surtout lorsqu‘elle est combinée à d‘autres effets comme l‘instabilité de la hauteur, chez Marcel Martel notamment. Patrick Dailly rattache d‘ailleurs l‘usage du second mode de phonation en chant populaire à la représentation d‘une perte de contrôle des émotions (Dailly s.d. : s.p.). Si cette interprétation est incompatible avec le yodel, elle semble correspondre à ce qui est véhiculé par son usage ornemental dans les chansons tristes. On a d‘ailleurs vu que dans les chansons plaintives, les sanglots stylisés pouvaient être coordonnés avec d‘autres effets évoquant la perte de contrôle de la respiration et de la hauteur de la phonation, qui sont présents dans les pleurs véritables. Ailleurs, le second mode de phonation et la cassure vocale en position ornementale sont associés au souvenir, à la mémoire et à la nostalgie.

3.4.3 Les mélodies en second mode de phonation On retrouve dans le corpus certains passages qui consistent en de longues mélodies sans paroles chantées principalement en second mode de phonation. Willie Lamothe utilise ce procédé dans trois enregistrements : « Ne me délaissez pas », « Ma destinée » et « J‘adore toutes les femmes ». Dans « Ne me délaissez pas », le narrateur supplie une femme qu‘il a trompée de ne pas l‘abandonner. Dans cette chanson, Willie Lamothe utilise plusieurs effets paralinguistiques associés aux pleurs et aux chansons plaintives qui ont été analysées jusqu‘ici. Ces effets contrastent avec la voix qu‘il utilise dans ses chansons joyeuses ou fantaisistes, qui constituent la plus grande partie de son répertoire enregistré. Dans « Ne me délaissez pas », Willie Lamothe utilise notamment la nasalisation progressive. On retrouve cet effet sur la dernière syllabe du mot « aimée » à la fin du second couplet sur la phrase 188

« Je t‘ai toujours aimée » (extrait sonore 3.57). L‘exemple 3.42 montre bien la dispersion des formants qui accompagne la nasalisation progressive de la syllabe [é]. De plus, Willie Lamothe applique un vibrato sur presque toutes les notes tenues en fin de phrase, et a recours à de nombreux glissements mélodiques et portamentos, deux phénomènes bien visibles sur le spectrogramme du début du premier refrain que montre l‘exemple 3.43, auquel correspond l‘extrait sonore 3.58. Ces glissements se retrouvent aussi dans la mélodie chantée en second mode de phonation qu‘on peut entendre à la fin de l‘enregistrement, et qui sont aussi bien visibles sur le spectrogramme de l‘exemple 3.44 qui montre ces glissements (extrait sonore 3.59) Sur le plan textuel, on retrouve dans le refrain « Ne me délaissez pas » une confusion des pronoms qui semble montrer le désarroi du narrateur, qui s‘adresse à la destinataire de la chanson à la fois par la première personne du singulier et la première personne du pluriel (exemple 3.45, extrait sonore 3.60). Le recours, à la fin de l‘enregistrement, à une mélodie chantée entièrement en second mode de phonation, survient donc dans une chanson de supplication qui met en œuvre plusieurs traits vocaux associés aux chansons plaintives et à la représentation du pleur, et où le narrateur apparaît désemparé.

Dans « Ma destinée », on peut entendre deux sections formelles composées de mélodies chantées principalement en second mode de phonation. La première sert de transition entre le deuxième refrain et le deuxième couplet, et la seconde est une coda entendue à la toute fin de l‘enregistrement. Ces deux sections comportent chacune un très bref passage en premier mode de phonation, qui n‘est cependant pas assez important pour que ces mélodies puissent être considérées comme des variantes du yodel. Dans « Ma destinée », le narrateur se plaint d‘avoir été délaissé par une femme. Dans les refrains, chantés dans une tonalité majeure, le narrateur se rappelle les beaux jours où il « pensai[t] d‘être aimé » et imagine quel aurait été son bonheur si cette femme avait accepté son cœur. Dans les couplets, chantés en mineur, le narrateur se plaint de son sort, affirme qu‘il a « perdu tout espoir » et qu‘il est « seul dans la vie ». L‘extrait sonore 3.61 fait entendre le premier couplet suivi du second refrain et de l‘interlude chanté principalement en second mode de phonation. La mélodie en second mode de phonation est ici utilisée dans une chanson qui exprime à la fois la tristesse et le souvenir de jours plus heureux. 189

Dans « J‘adore toutes les femmes », on peut entendre une mélodie chantée uniquement en second mode de phonation qui précède une dernière reprise du refrain. Dans cette valse, le narrateur raconte qu‘il aime séduire les femmes, entre autres dans les cabarets, et qu‘il réclame d‘elles « un tout petit baiser ». « J‘adore toutes les femmes » est une valse, mais la mélodie en second mode de phonation précède un dernier refrain qui est chanté sur un accompagnement de guitare en 4/4, dans un style qui imite le flamenco (extrait sonore 3.62). Dans cet enregistrement, la mélodie en second mode de phonation est rattachée à la séduction, un thème qu‘on pourrait aussi associer à ce procédé dans « Ne me délaissez pas ».

3.5 Sommaire

Dans le corpus, le second mode de phonation est présent dans le yodel, dans des ornements et, dans une moindre mesure, dans des mélodies chantées exclusivement ou principalement en second mode de phonation. Ces trois usages du second mode de phonation, qui s‘accompagnent le plus souvent d‘une cassure vocale qui peut être mise en valeur et accentuée à des degrés divers, occupent des fonctions qu‘on peut rattacher à tous les niveaux phonostylistiques. Sur le plan générique, le second mode de phonation et la cassure vocale agissent assurément comme des marqueurs du style vocal country; Aaron Fox et Timothy Wise, entre autres, associent explicitement leurs différentes formes avec ce répertoire. On a vu cependant que les interprètes semblaient prendre une certaine distance avec le code états-unien, notamment dans la forme que prennent les passages ornementaux au second mode de phonation. On peut donc penser que les usages spécifiques du second mode de phonation et de la cassure vocale, dans le corpus, définissent un phonostyle générique propre au country-western enregistré au Québec pendant les années 1940 et 1950. Les différents emplois du second mode de phonation et de la cassure vocale relèvent aussi du phonostyle individuel des interprètes. Marcel Martel, par exemple, ne pratique pas le yodel; Willie Lamothe semble être le seul interprète à avoir recours à de longues mélodies en second mode de phonation; enfin, certains interprètes tendent à exécuter un yodel plus virtuose que d‘autres. Chez l‘ensemble des interprètes, le recours au second mode de phonation et à la cassure vocale suit un code clairement issu de phonostyles protagonistiques distincts. Le yodel est associé à des chansons exubérantes et, surtout, à la mise en scène du personnage de cow-boy, tandis que les passages ornementaux au second mode de phonation sont principalement utilisés dans des chansons plaintives et tristes, exprimant l‘abattement. Enfin, sur le plan microanalytique, le second mode de phonation et la cassure vocale sont coordonnés avec d‘autres effets paralinguistiques comme la nasalisation, l‘occlusion glottale et l‘expiration non voisée, avec la variation de paramètres musicaux comme l‘intensité et la hauteur (dans des micro-intonations et le vibrato par exemple) ainsi qu‘avec des paramètres technologiques comme la réverbération. C‘est avec la combinaison des variations affectant tous ces paramètres et avec leur usage sur certains mots significatifs que le second mode de phonation et la cassure vocale créent des représentations de différents èthos comme la tristesse, la plainte, la nostalgie, l‘exubérance 190 et la séduction, et peuvent même suggérer des idées abstraites comme la mémoire et le souvenir.

Les analyses ont également montré que le recours au second mode de phonation est un phénomène intimement relié au timbre. On a vu que le yodel créait un jeu de timbre induit par un déplacement des harmoniques les plus intenses s‘effectuant en sens inverse du mouvement mélodique. Dans le passage ornemental au second mode de phonation, et bien que le mouvement mélodique descendant qui l‘accompagne puisse contribuer à la représentation symbolique du pleur, la hauteur de la note émise en second mode de phonation est indifférente. Souvent imperceptible à cause de sa brièveté, le fondamental chanté en second mode de phonation peut même être déstabilisé par une extension de la cassure vocale, qui contribue alors davantage à la rupture timbrale introduite par l‘ornement. Enfin, dans tous les exemples analysés, les notes chantées en second mode de phonation présentaient des caractéristiques spectrales distinctes des notes émises en premier mode de phonation.

Le recours au second mode de phonation, et principalement son usage dans la construction de représentations significatives sur les plans protagonistiques et microanalytiques, sont rattachés à leurs divers usages paralinguistiques dans la parole spontanée. C‘est aussi le cas de la nasalisation, comme l‘ont montré les analyses du chapitre 2. L‘usage de ces effets paralinguistiques dans un contexte esthétique et leur stylisation ne les empêche pas de véhiculer un sens qui est immédiatement accessible à l‘auditeur, comme le serait leur utilisation dans un contexte de parole spontanée. Les analyses présentées jusqu‘ici ont peut-être contribué à mettre en évidence certaines données rattachées à l‘exécution et à l‘empreinte acoustique de ces effets paralinguistiques, mais l‘expressivité qui leur est rattachée n‘a pas besoin de ces informations pour être comprise par un auditeur ordinaire. Les citations de Christian Rioux et de Yves Taschereau présentées dans l‘introduction parlaient de « jérémiades » et de « ballades pleurnichardes », et il faut reconnaître que ces auteurs ont percé le code de la voix country-western sans difficulté aucune. L‘analyse peut cependant éclairer comment, précisément, opère la voix country-western dans l‘évocation de la plainte mais aussi des nombreux autres èthos dont il a été question jusqu‘ici.

Chapitre 4 La modernité populaire du country- western 4.1 Introduction Les analyses présentées dans les chapitres 2 et 3 ont montré comment les interprètes country-western exploitent la nasalisation et le second mode de phonation, deux modificateurs paralinguistiques qui affectent le timbre de la voix. La signification qu‘on peut accorder à l‘usage de ces effets paralinguistiques touche en partie à des questions génériques. Ainsi, on peut interpréter le recours au yodel comme une stratégie permettant aux interprètes de revendiquer leur appartenance au country-western, cette technique étant présente dans un corpus de référence, soit le country produit à la même époque aux États- Unis, et chez des chanteurs iconiques du genre comme Jimmie Rodgers. La nasalisation et le second mode de phonation contribuent aussi à créer, sur le plan expressif, des représentations symboliques correspondant à divers èthos qui font écho aux émotions exprimées dans les paroles des chansons. Les variations de timbre induites par ces deux effets paralinguistiques, structurées dans le cadre de performances musicales enregistrées, sont exploitées selon un code issu de la parole spontanée, qui permet à l‘auditeur d‘en interpréter la signification de manière intuitive et immédiate. Les recherches issues de la linguistique (Poyatos 1993) et de l‘anthropologie (Urban 1988) ainsi que de la musicologie (Fox 2004; Wise 2007; Napier 2004) tendaient à accorder à ces modificateurs la même signification en situation spontanée que dans des contextes rituels et musicaux, ce que les analyses présentées précédemment ont confirmé. Ce recours à une esthétique issue de la parole quotidienne suggère que la chanson country-western pourrait constituer un mode d‘expression moderne au sens où l‘entend Elzéar Lavoie (1986). On a aussi vu dans le chapitre 1 que l‘authenticité country émergeait aux États-Unis au moment où l‘urbanisation avait transformé le mode de vie de ses artistes et de son public. Au Québec, les pionniers du country-western proviennent du milieu ouvrier et exercent le métier de chanteur dans des centres urbains régionaux importants. Par ailleurs, l‘émergence du country-western est attribuable à l‘appropriation d‘un genre musical, le country, qui survient au moment où ce dernier est en plus grande partie commercial; sa diffusion au nord des États-Unis passe par les médias de masse soit le disque, la radio et le cinéma, ce qui permet son adaptation par des artistes québécois. Tous ces éléments tendent à inscrire le country-western dans la 192 modernité. Ce chapitre tentera de montrer de quelle manière le country-western pourrait s‘inscrire dans l‘expression de la modernité culturelle au Québec, en particulier celle d‘une modernité populaire. À cet objectif principal se rattache celui, plus méthodologique, de montrer comment la mise en contexte de l‘analyse des œuvres peut éclairer leur signification culturelle. Il peut sembler étonnant de parler de modernité pour le Québec d‘avant la Révolution tranquille. La première partie de ce chapitre (4.2) sera donc consacrée à un tour d‘horizon des notions entourant les questions reliées à la modernité, en particulier en ce qui concerne la culture populaire. Suivra l‘analyse des rapports entre le country-western des années 1940 et 1950 et la modernité populaire autour de trois questions, soit celles de sa popularité (4.3), de son usage de la technologie (4.4) et de son américanité (4.5).

Au sujet des relations entre musique populaire et modernité, Bruce Johnson avance que la modernité serait inscrite autant dans le contexte de création et de réception de la musique populaire que dans les œuvres elles-mêmes :

The transition to modernity was not simply and mechanically inscribed in musical style, in ways that may be deciphered through formal musicological analysis. Indeed, a focus on stylistic innovation can distract from deeper ideological conservatism. It is a transition of sensibility, of ways of feeling, and how those feelings can be expressed through the social realities that accompanied modernisation—technologies, physical spaces, morals and manners. (Johnson 2000: xii)

Afin de mieux comprendre le contexte duquel la chanson country-western émerge, ce chapitre fera appel à deux types de sources. Des articles de journaux et de revues publiés au cours de la période visée par la thèse seront cités, et c‘est le journal La Patrie qui a fait l‘objet du dépouillement le plus poussé. J‘ai choisi ce journal montréalais pour son caractère populaire et son tirage provincial. Il m‘apparaissait également comme le quotidien le plus susceptible de faire une place à la musique populaire et à la chanson country- western45. Elzéar Lavoie le décrit en effet comme un journal populaire s‘étant défini en

45 J‘ai aussi effectué le dépouillement d‘un journal régional, Le Clairon de Saint-Hyacinthe, ville de résidence de Willie Lamothe, pour l‘année 1948. Il en est ressorti très peu de résultats, cette publication étant peu volumineuse et faisant peu de place à la culture. Les réflexions sur la musique populaire dépassant la simple relation de faits ont toutes été trouvées dans La Patrie. J‘ai donc décidé de ne pas entreprendre davantage de recherches dans les publications régionales. 193 opposition aux journaux élitistes (Lavoie 1986 : 259). Fondé en 1879 et d‘abord libéral de tendance radicale, La Patrie est racheté et devient brièvement conservateur en 1925 avant de passer aux mains de La Presse en 1933. Parent pauvre de La Presse au départ, La Patrie se transforme sous la houlette d‘Oswald Mayrand et devient un tabloïd offrant à son lectorat des bandes dessinées, des images en couleur et des rotogravures (Beaulieu et Hamelin 1973 : 289). Le journal devient aussi politiquement neutre. Moderne et populiste, La Patrie, qui offrait dès 1884 un « Supplément musical et littéraire », se compose à la fin des années 1930 de deux publications indépendantes, avec d‘un côté la presse quotidienne qui paraît la semaine et de l‘autre les éditions du samedi et du dimanche orientées vers le divertissement (Beaulieu et Hamelin 1973 : 289-290); ce sont ces éditions du journal qui ont été dépouillées puisque ce sont celles qui font le plus de place à la culture. J‘ai effectué de ce journal un dépouillement sélectif, me concentrant sur des années charnières : 1942 marque les débuts du soldat Lebrun, 1948, les débuts sur disque du dernier des pionniers du country-western, Marcel Martel, et 1957, la fin de la période. J‘ai dépouillé les éditions du samedi et du dimanche, qui contiennent le plus grand nombre de pages culturelles et artistiques; La Patrie du dimanche, l‘édition de la fin de semaine la plus étoffée, est d‘ailleurs souvent considérée comme un hebdomadaire semblable au Petit journal ou à Photo-Journal et leur tirage combiné, pour toute la province, approche le demi-million d‘exemplaires après la guerre (Linteau et al. 1989 : 172). La revue artistique Le Passe- Temps a également été dépouillée en entier pour la période visée46. Quelques articles cités auront été trouvés dans Radiomonde; quelques éditions seulement de cette publication ont été dépouillées, puisqu‘elle semblait contenir moins d‘informations pertinentes à ce projet de recherche. Ce chapitre fera aussi abondamment appel aux biographies des artistes country-western, publiées évidemment après la période étudiée ici. Elles ont fourni de nombreuses informations sur les pratiques qui avaient cours au sein du country-western sur le plan des carrières, de la mise en marché et de la diffusion, des relations entre les artistes et les compagnies de disques ainsi que sur le public country-western.

46 La publication du Passe-Temps, revue fondée en 1895, a été interrompue entre 1936 et 1944. Les articles auxquels je ferai référence ont été publiés entre 1945 et 1949, année où la revue cesse ses activités. 194

4.2 La modernité : quelques notions La modernité en musique évoque surtout les avant-gardes et les innovations formelles du 20e siècle. Il peut ainsi sembler inapproprié de parler de modernité en musique populaire, et encore plus à propos du country et du country-western qui évoquent avant tout le monde rural et le conservatisme. Des précisions quant à différents concepts reliés à l‘idée de modernité s‘imposent.

4.2.1 Modernisation, modernité et modernisme Bruce Johnson définit la modernité comme le fait de vivre dans une société moderne, c‘est- à-dire qui a connu le phénomène à la fois économique et social de la modernisation (Johnson 2000 : 31). Au Québec, cette modernisation s‘effectue en vagues successives et s‘amorce dès le 19e siècle grâce à l‘industrialisation, qui touche d‘abord la construction maritime au milieu du siècle, puis l‘exploitation des ressources primaires (Falardeau 1953, cité dans McRoberts 1996 : 33). Dans les années 1920, le développement du secteur des pâtes et papiers connaît une forte expansion, comme celui des mines et de l‘hydroélectricité, un développement qui ralentit toutefois pendant la Crise (Linteau et al. 1989 : 24-26). L‘alphabétisation du Québec s‘opère elle aussi assez tôt : à la fin du 19e siècle, la population est alphabétisée à plus de 50 %, dans les villes comme dans les campagnes, ce qui « atténu[e] le rôle culturel de l‘oralité au profit de l‘imprimé » (Linteau et al. 1989 : 169). Le taux croisant d‘alphabétisation permet le passage de la presse écrite au statut de média de masse et, dès 1891, et alors que la population du Québec est encore rurale à 80 %, on retrouve près de trois journaux par famille au Québec (Lavoie 1986 : 257). Quant à l‘urbanisation, elle s‘effectue un peu plus tardivement. Ce n‘est qu‘en 1921 que la majorité des résidents du Québec (51,8 %) habite des zones urbaines (Linteau et al. 1989 : 55). Chez les francophones, la proportion d‘urbains est moins élevée mais dès 1931, elle passe à 59,5 %.

L‘importance croissante des villes coïncide à peu près avec la montée du secteur manufacturier : en 1920 déjà, « le secteur manufacturier fournit près de la moitié de la valeur nette de la production au Québec », part qui atteint les trois cinquièmes en 1945 (Linteau et al. 1989 : 21). La multiplication des manufactures s‘accompagne d‘un changement dans la nature du travail industriel : alors que les secteurs en croissance au 19e 195 siècle faisaient appel à des travailleurs spécialisés dont les tâches relevaient souvent d‘un savoir-faire quasi artisanal, les industries manufacturières offrent des emplois non spécialisés. Corollaire de cette industrialisation, les emplois reliés à l‘agriculture sont en diminution constante : en 1931, 27,1 % seulement des travailleurs occupent un emploi relié à l‘agriculture, contrairement à 44,7 % en 1901, et 51,3 % en 1891 (McRoberts 1996 : 35). L‘urbanisation connaît cependant un recul au cours des années 1930 : le chômage urbain décourage le passage de la ville à la campagne, et les programmes de colonisation des gouvernements fédéral et provincial (le plan Gordon en 1932 et le plan Vautrin en 1935) poussent entre 42 000 et 54 000 personnes à s‘établir dans de nouvelles paroisses (Linteau et al. 1989 : 41), en plus des nombreux citadins qui retournent d‘eux-mêmes à la campagne. C‘est après la guerre que l‘urbanisation retrouvera une courbe de croissance rapide (Linteau et al. 1989 : 277).

Enfin, dans les années 1940, l‘État québécois s‘impose définitivement dans les sphères sociale et économique et « les politiques sociales connaissent une véritable révolution. D‘un laisser-faire presque absolu, on passe à une intervention d‘abord ponctuelle de l‘État au moment de la crise, puis à l‘acceptation de son rôle déterminant dans l‘économie et la société, avec la guerre » (Linteau et al. 1989 : 91). Parmi les décisions majeures du gouvernement du Québec, il faut mentionner la loi de 1942 promulguant la fréquentation scolaire obligatoire pour les enfants de 6 à 14 ans, l‘abolition des frais de scolarité à l‘école publique (Linteau et al. 1989 : 102) et la nationalisation partielle de l‘électricité en 1944 avec la création d‘Hydro-Québec. La modernisation de la société et de l‘État québécois est donc bien avancée au milieu des années 1940 et. bien que de profondes transformations soient encore à venir, notamment la séparation de l‘Église et de l‘État et l‘institution de mesures sociales gérées par les institutions publiques qui marquent la Révolution tranquille, le Québec de l‘après-guerre est en grande partie urbain et industriel. Sa culture matérielle et ses loisirs ressemblent aussi à ceux de tous les Nord-Américains. La vente par correspondance et par catalogue permet à tous les Québécois, même ceux des régions rurales et éloignées, de se procurer ce que les grands magasins ont à offrir (Lamonde 2011 : 11). Enfin, les loisirs font une large place à la culture de masse (Linteau et al. 1989 : 167-181), du sport professionnel au cinéma en passant par la musique, et la mode comme la vie domestique sont profondément influencées par le modèle américain. 196

Ces quelques balises ne visent qu‘à signaler des jalons de la modernisation du Québec. D‘une part, elles montrent bien qu‘à l‘époque où émerge le country-western, le Québec est entré depuis longtemps dans la modernité, qui a atteint plusieurs sphères de la vie privée, économique et sociale. La population est en majorité urbaine et les métiers liés à l‘agriculture sont en décroissance; l‘industrialisation, l‘alphabétisation, l‘urbanisation et l‘intervention de l‘État sont implantées assez solidement dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale et, la prospérité d‘après-guerre aidant, on perçoit dès lors la société québécoise comme définitivement moderne. Comme l‘explique le sociologue Marcel Rioux, ce sentiment de modernité s‘accompagne cependant d‘une « idéologie de rattrapage », issue de la conviction, chez les « syndicalistes, intellectuels, journalistes, artistes, étudiants et certains membres des professions libérales » que la culture québécoise est demeurée conservatrice et traditionnelle (Rioux 1968, cité dans Fortin 1996 : 23). D‘autre part, ce portrait montre une modernisation progressive, étalée sur un siècle, incompatible avec le mythe de la modernisation rapide que Kenneth McRoberts formule ainsi :

[L]orsque le Québec fit finalement face à la modernité, non seulement le processus de changement fut irrésistible, mais il fut aussi rapide et atteignit toutes les parties de la société, si bien que, dans une période remarquablement courte, le Québec se transforma, passant d‘une société traditionnelle à une société pleinement moderne. […] Les tenants de cette position ont tendance à ramener aux années 1960 l‘accession du Québec à la modernité. (McRoberts 1996 : 29)

McRoberts soutient que la persistance de cette thèse serait due à des causes avant tout idéologiques, puisque la recherche tend depuis les années 1950 au moins à démentir cette proposition. Ainsi, on aurait avancé cet argument pour le maintien du Québec au sein de la fédération canadienne, en alléguant que l‘indépendance libérerait des forces « réactionnaires et intolérantes » trop récemment supplantées; la durabilité de ce mythe servirait aussi, à l‘opposé, à valoriser le rôle de l‘État québécois, qui serait en grande partie responsable, grâce à son interventionnisme grandissant, de cette soudaine accession à la modernité. Quoi qu‘il en soit, et bien qu‘elle soit perçue comme dépassée par les historiens et les sociologues du Québec, cette thèse peut compter sur son pendant culturel, qui accorde à la production artistique et culturelle des années 1960 un rôle fondateur dans la naissance d‘une culture nationale véritablement moderne au Québec et qui porte un regard réducteur 197 sur toute la production culturelle qui a précédé la Révolution tranquille, en particulier dans le champ du populaire. Esther Trépanier met en cause un manque de connaissances sur la vie culturelle d‘avant la Révolution tranquille, et sur le plan artistique avant le Refus global, allié au poids de personnages majeurs de cette période et à celui de leurs luttes contre le conservatisme, perçues comme héroïques. Cette conjoncture aurait ainsi constitué un obstacle épistémologique qui a pu masquer ou minimiser les nombreuses percées de la modernité survenues au cours de la première moitié du 20e siècle (Trépanier 1986 : 103). Ce n‘est que récemment que la recherche tend, pour la culture, à nuancer cette proposition, et la notion de modernité culturelle est en pleine redéfinition dans les études québécoises comme l‘a montré l‘état de la question présenté dans l‘introduction.

Au cœur de cette redéfinition se trouve l‘importante distinction entre modernisme et modernité. La notion de modernisme, issue de la critique artistique, s‘est imposée dans la recherche au Québec et a permis de faire avancer de manière fructueuse la réflexion sur la modernité culturelle. Le modernisme est défini ainsi par l‘architecte et critique américain Clement Greenberg :

J‘assimile le modernisme à l‘intensification presque à l‘exacerbation de la tendance à l‘auto-critique dont l‘origine remonte à Kant. L‘essence du modernisme […] c‘est d‘utiliser les méthodes spécifiques d‘une discipline pour critiquer cette discipline […] pour l‘enchâsser plus profondément dans un domaine de compétence propre. (Greenberg [1974], cité dans Lamonde et Trépanier 1986b : 14).

Le modernisme artistique allie autoréférentialité et formalisme et s‘applique à des pratiques artistiques autoréflexives.47 En est issu le couple conceptuel modernité/modernisme (et moderne/moderniste), qui permet de conférer au modernisme le statut de « moment second » de la modernité artistique (Lamonde et Trépanier 1986b : 14). Dans le cas des études portant sur la modernité culturelle québécoise, cette idée permet surtout de mettre à jour des éléments de modernité autres que ceux reliés aux pratiques artistiques modernistes et avant-gardistes. L‘exemple de la modernité picturale est à cet égard bien documenté, et la recherche en a bien fait ressortir le caractère progressif. En peinture, la modernité survient

47 Yvan Lamonde et Esther Trépanier soulignent d‘ailleurs que cette recherche de façons de faire propre à la pratique s‘apparente aux réflexions épistémologiques et méthodologiques qui ont présidé à la naissance des sciences modernes. 198 en plusieurs étapes et sous plusieurs influences, s‘alliant parfois à l‘esthétique de la culture de masse dans le but de s‘opposer aux forces conservatrices48. Mettre en lumière les traits du modernisme tel qu‘il s‘incarne dans les avant-gardes permet donc d‘envisager une autre modernité artistique, qui se manifeste en dehors de l‘abstraction et du formalisme et cette conception renouvelée de la modernité culturelle met de l‘avant tant des phénomènes de continuité que des phénomènes de ruptures.

Si certains aspects du genre country-western constituent assurément des ruptures par rapport aux pratiques musicales de l‘époque, d‘autres s‘inscrivent dans des transformations plus générales qui touchent l‘ensemble de la musique populaire. Par exemple, l‘émergence du country-western s‘inscrit dans la grande diversification de la voix populaire que connaît le Québec à compter des années 1920. Après l‘apparition du crooning, la phonographie populaire québécoise est marquée par la perte d‘influence de la voix lyrique au profit d‘une voix plus proche du parlé dans les variétés, le folklore et à la radio. L‘arrivée d‘amateurs et d‘autodidactes dans des secteurs autrefois dominés par les professionnels favorise cette multiplication des voix, et ce mouvement qui s‘amorce à la fin des années 1920 et qui se poursuit dans les années 1940.

L‘esthétisation du quotidien dont témoigne l‘usage à des fins expressives d‘effets paralinguistiques est un premier indice qui a provoqué l‘hypothèse de la modernité du country-western. Le second point de départ de cette réflexion est la nature en partie urbaine de ce genre. Aux États-Unis, la musique country n‘a jamais été une musique purement rurale. Même avant l‘avènement de la radio, les communautés rurales des États-Unis avaient accès à la musique populaire urbaine de la Tin Pan Alley49 grâce aux spectacles ambulants. Les cirques, les ensembles de cuivres, les spectacles de marionnettes, les tournées de groupes hawaïens, les vaudevilles et les medicine shows fournissaient aux habitants de la campagne un horizon musical représentatif de la culture urbaine de l‘époque. Des chansons populaires sont ainsi entrées dans le répertoire oral, subissant des

48 Pour plus de détails, voir Trépanier 2009. 49 Nom donné à l‘ensemble des éditeurs de musique regroupés à New York dans un secteur délimité par Broadway et la 28e rue et qui dès 1890 dominent le monde de l‘édition de la musique populaire par le biais de la vente de musique en feuilles. Les éditeurs de la Tin Pan Alley embauchent des auteurs et des compositeurs, des arrangeurs ainsi que des interprètes dont le rôle avant tout est de promouvoir les chansons. (Garofalo 1997 : 17-18) 199 modifications plus ou moins importantes (Malone 2002 : 6). La musique populaire urbaine atteignait aussi les campagnes par l‘entremise des partitions, du piano mécanique et des enregistrements sur cylindre (Malone 2002 : 8). Les styles urbains étaient ainsi intégrés dans les pratiques musicales des habitants des campagnes et dans la musique hillbilly. Dès sa commercialisation, la musique country était enregistrée dans des centres urbains importants, où les musiciens pouvaient à la fois obtenir un contrat de disque et des engagements pour des spectacles. Lors du déplacement vers l‘Ouest de plusieurs habitants du Sud-Est provoqué par le boom pétrolier des années 1930, la musique hillbilly s‘est urbanisée dans ses thèmes et ses contextes d‘exécution, s‘est électrifiée et a intégré des éléments de swing. Plus important encore, au moment où le genre achevait de se structurer, dans les années 1950, il est devenu la musique des nouveaux urbains qui cherchaient à maintenir la mémoire de leurs origines rurales (Peterson 1997 : 185). Au Québec, comme on l‘a aussi vu dans le chapitre 1, les premiers chanteurs country-western proviennent du milieu ouvrier et habitent dans des centres régionaux importants comme Drummondville, Saint-Hyacinthe et Granby. S‘ils effectuent des tournées qui leur permettent de visiter des villages ruraux, ils enregistrent dans des studios montréalais et se produisent, sur scène comme à la radio, à Montréal et à Québec mais aussi dans des villes régionales importantes comme Jonquière et Trois-Rivières; les données présentées dans la section 4.3 montreront de quelle manière les artistes country-western investissent toutes les tribunes que leur offre les milieux urbains afin de diffuser leur musique.

Dès lors qu‘on ne considère plus toute manifestation de modernité comme une rupture et que le country-western apparaît intégré surtout au monde urbain, celui-ci peut être envisagé comme un moment de la modernité culturelle du Québec, en continuité avec le processus de modernisation de la province amorcé au 19e siècle et qui se poursuit la première moitié du 20e siècle, ainsi qu‘avec des profondes transformations qui affectent la musique populaire des années 1940. Il s‘agit cependant d‘une modernité populaire, qui présente d‘autres caractéristiques que le modernisme et que la modernité artistique des pratiques plus légitimes. 200

4.2.2 La modernité populaire Dans The Inaudible Music : Jazz Gender and Australian Modernity, Bruce Johnson explore les rapports entre la modernité et la musique populaire. Reprenant à son compte la distinction entre modernité et modernisme, il soutient que les pratiques artistiques modernistes ne sauraient constituer un échantillon significatif de l‘expérience de la modernité, qui, selon lui, se vit au quotidien et tient en grande partie à la manière dont la culture est médiatisée :

Modernism conceived primarily in terms of a new and distinct, internally coherent set of formal languages, cannot provide an account of modernity. In an age of mass reproduction and mediation of images, meaning cannot be finished and sealed, inviolate, in the image or object itself. The central issue in the shift to modernity is not so much in the content of the culture in circulation, but in how it was circulated. (Johnson 2000: 32-33)

Les trois axes choisis pour traiter de la relation du country-western à la modernité touchent justement, en partie, à des phénomènes de médiation, et le premier de ces axes s‘attardera sur la popularité du genre country-western. Le rôle joué par le public dans les carrières des chanteurs country-western relève de ce que Chantal Savoie appelle la « modernité par acclamation ». Pour la culture populaire qui, contrairement aux pratiques artistiques les plus légitimes, produit peu de discours en dehors de ses œuvres, l‘adhésion du public à un objet culturel peut être envisagée comme un processus d‘appropriation qui sélectionne, parmi les choix culturels offerts, ceux qui incarne le mieux un certain éthos moderne (Savoie 2008 : s.p.) On verra que le country-western était largement apprécié mais surtout que les préférences du public ont en partie déterminé l‘orientation du genre. En ce sens, loin d‘être un phénomène marginal ou une « aberration culturelle » (Claudé 1997 : 177), il constitue le reflet d‘une certaine modernité collée sur les goûts du public, et investit tous les médias (4.3).

Plus évident, moins insaisissable, l‘aspect matériel de la modernité est toujours mentionné au sujet de la modernité populaire. On a vu que Bruce Johnson définissait la modernité comme le fait de vivre dans une société moderne (Johnson 2000 : 31), soit une société urbanisée, industrialisée, technologique. L‘effet de la technologie sur la vie quotidienne est souvent présenté comme le principal effet de la modernité sur les masses, qui la subiraient en quelque sorte de manière passive. Timothy D. Taylor cite à ce propos la 201 notion de « technopole » élaborée par Neil Postman (1993), où la technologie est perçue comme exerçant une domination qui s‘accompagne d‘une idéologie destinée à en faire la promotion (Taylor 2005 : 246). À côté de ces questions, l‘importance du rôle des médias dans la circulation de la musique populaire relève de l‘évidence; les données présentées dans ce chapitre montreront d‘ailleurs que l‘appropriation par des chanteurs québécois de la musique country a transité par les médias, notamment par la radio et le cinéma. Le deuxième axe de ce chapitre, portant sur la technologie, délaissera ces questions reliées à la circulation et s‘attardera plutôt à la manière dont la technologie affecte le contenu qu‘elle sert à diffuser. Pour Michael Carroll, la technologie joue aussi un rôle central dans la modernité populaire, selon une conception qui relève cependant d‘une vision un peu moins passive du sujet que chez Postman. Dans l‘hypermédiation de Carroll, c‘est l‘interaction du sujet avec le monde technologique qui construit l‘expérience de la modernité, et qui permet l‘intégration des codes reliés aux technologies permettant d‘en interpréter ultérieurement le nouveau contenu (Carroll 2000 : xii). La section 4.4 de ce chapitre montrera comment les enregistrements country-western, à partir de techniques vocales rendues possibles par le microphone et à l‘aide d‘effets comme la réverbération, construit un discours phonographique (Lacasse 2005) qui montre, plus qu‘un simple usage de l‘enregistrement sonore, une maîtrise des codes qui y sont rattachés. Ce discours phonographique contribue notamment à créer des effets d‘intimité, un aspect fondamental de l‘éthos moderne (Taylor 2005; Lacasse et Savoie 2009; Carroll 2000)50. On verra aussi que la chanson country- western, loin d‘avoir adopté en bloc le country états-unien, s‘est plutôt approprié diverses pratiques technologiques présentes dans la musique populaire de l‘époque.

L‘américanité est un trait partagé par la modernité populaire et la modernité artistique et intellectuelle. Bruce Johnson observe que la modernité s‘accompagne d‘un déplacement du centre de gravité culturel, qui prend ses distances avec les modèles

50 Pour Timothy Taylor, la radio est un des objets culturels qui incarne le mieux la modernité aux yeux des Américains, notamment à cause de son introduction dans la vie quotidienne et de la transformation, par sa mise en scène de l‘intimité, qu‘elle insuffle aux notions de vie publique et de vie privée. Dans l‘analyse de deux chansons interprétées par Ludovic Huot, Serge Lacasse et Chantal Savoie montrent comment une version intimiste de la modernité pouvait être véhiculée en chanson au Québec en 1937. Michael Carroll explique comment le crooning et le microphone permettent aux interprètes de créer une illusion d‘intimité, notamment par le biais de la radio.

202 culturels élaborés en Europe au 19e siècle (Johnson 2000 : 38). L‘exemple offert par les États-Unis devient un remplaçant naturel et au Québec, l‘américanisation touche la culture populaire comme la vie intellectuelle. Yvan Lamonde décrit ainsi ce processus qui s‘amorce à la fin des années 1930 : « Cette conscience d‘une différence trouve du coup sa réalité dans le sens de l‘appartenance au continent américain. La sensibilité à une différence française est alors proportionnelle à la sensibilité à la ressemblance américaine, souvent états-unienne. » (Lamonde 2011 : 216) Dans la culture populaire, on adopte en masse la musique, le cinéma et les loisirs des États-Unis, et les élites perçoivent cette américanisation de la culture comme une menace. L‘exemple du country-western montre cependant une américanité adaptée, qui montre certains aménagements entre modernité et tradition. Cette américanité sera renouvelée à fin de la période étudiée ici alors qu‘en 1956 et en 1957, le country-western intègre le rock and roll pour offrir plusieurs des premiers enregistrements du genre au Québec (4.5).

4.3 Un genre populaire Le succès qu‘a connu le country-western lors de son émergence est difficile à évaluer et à chiffrer, et il peut être masqué par l‘absence presque complète du genre dans la presse et dans les publications artistiques de l‘époque. Certains indices trouvés dans les sources consultées suggèrent cependant que les chanteurs country-western ont rencontré dès leurs débuts les faveurs d‘un public nombreux sur disque, sur scène et à la radio. Des données sur les ventes de disque et les revenus générés par ceux-ci, sur le nombre de disques produits, des témoignages sur la présence de ces chanteurs et sur l‘émulation entre les compagnies de disques qu‘a suscité le succès de Roland Lebrun, tout comme des informations sur les réactions des auditeurs permettent d‘esquisser les contours d‘un genre populaire, apprécié et largement médiatisé. Les carrières des premiers chanteurs country- western témoignent d‘un succès à l‘ère moderne, celle du divertissement et de la culture diffusés par la technologie (Carroll 2000 : 61), dont ils investissent les principaux médias.

Le country-western est aussi un genre populaire, issu du peuple et de sa culture. Pratiqué par des amateurs et des autodidactes qui se taillent une place dans une industrie musicale professionnelle, le country-western loge dans les programmations des stations de radio les moins élitistes. À Montréal, CKAC, qui incarne pendant les années 1930, « la 203 radio du peuple » avec la place qu‘elle faisait aux « arts musicaux populaires » selon Elzéar Lavoie, et CKVL, qui reprend ce rôle au cours des années 1940 (1986 : 288), sont la porte d‘entrée des chanteurs country-western dans la métropole. Chez RCA Victor, les disques de Willie Lamothe et de Paul Brunelle paraissent sous l‘étiquette Bluebird, qui offre des disques à prix économique. Mode d‘expression populaire porté par les médias populaires, le country-western incarne la modernité décrite par Elzéar Lavoie. Les goûts du public contribuent à modeler le country-western, notamment par le contact privilégié avec les interprètes que lui offre la radio.

Dans les années 1940 et 1950, le country-western est donc populaire dans ces deux sens du terme, et sa modernité passe la médiatisation d‘une pratique populaire rencontrant un succès important. Tout ceci s‘exprime dans l‘influence du soldat Lebrun sur l‘émergence du genre, dont le succès rencontré auprès du public encourage les compagnies de disques à enregistrer d‘autres chanteurs amateurs s‘accompagnant à la guitare (4.3.1). Pour les chanteurs country-western, le succès sur disque (4.3.2) et sur scène (4.3.3) se traduit par des revenus importants, et le genre apparaît comme une entreprise rentable pour les compagnies qui produisent leurs enregistrements. C‘est cependant la radio (4.3.4) qui est le médium le plus important à l‘époque et qui rejoint le plus grand nombre d‘auditeurs. Celle-ci offre un lieu où peuvent s‘exprimer de manière particulièrement directe les goûts du public notamment par le biais des demandes spéciales (4.3.5).

4.3.1 Le succès du soldat Lebrun Le country-western semble avoir connu dès son émergence un certain succès commercial et c‘est d‘abord la carrière de Roland Lebrun qui a permis à ce genre musical de se tailler une place importante dans l‘industrie musicale des années 1940, sur disque, sur scène et à la radio. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Roland Lebrun est un engagé volontaire basé à Valcartier, dans la région de Québec. Une maladie l‘empêche d‘aller combattre et c‘est au cours de sa convalescence qu‘il commence à composer des chansons sur le départ des soldats (Thérien 2003 : 204). Roland Lebrun commence sa carrière sur scène en 1941 et il attire un public nombreux dans les salles de la région de Québec (Du Berger, Mathieu et Roberge 1997 : 153). Au début de l‘année 1942, Roland Lebrun remporte le concours d‘amateurs du Palais Montcalm, victoire qui lance sa carrière sur les ondes de CHRC 204

(Bernier et al. 1968 : 186). Il enregistre « L‘adieu du soldat » le 7 février 194251 et les ventes de ce disque auraient été « phénoménales » (Thérien 2004 : 6). Selon l‘historien Robert Thérien, c‘est l‘armée canadienne qui aurait « arrangé » le contrat de disque de Roland Lebrun (Thérien 2003 : 205). Roland Lebrun devient pour le public le soldat Lebrun, et il est assigné aux services auxiliaires de l‘armée canadienne. Il amorce alors une série de tournées au Québec et partout au Canada pour présenter ses chansons dans les bases militaires, à la radio et sur scène pendant trois ans (Thérien 2004 : 6), effectuant un véritable travail de propagande pour l‘armée et pour la conscription. La station CHRC consacre une émission à Roland Lebrun le lundi soir (Du Berger, Mathieu et Roberge 1997 : 154) et elle doit engager en 1943 une employée dont la tâche consiste exclusivement à traiter la correspondance du chanteur (70).

Comme le souligne Robert Thérien, Roland Lebrun est avant tout un chanteur romantique (Thérien 2004 : 8). Ses chansons racontent bien sûr la guerre, mais aussi l‘amour, heureux ou déçu, la famille et le pays. Pourtant, dès le début de sa carrière, et malgré une persona explicitement rattachée à l‘univers militaire, il est associé au monde du western. Radiomonde, qui consacre le 7 février 1942 un entrefilet à la chanson « L‘adieu du soldat », présente le soldat Lebrun comme un cow-boy chantant :

Un des artistes récemment engagés par CHRC qui aura fait le plus de sensation, c‘est le soldat Roland Lebrun qui chante à la manière « Cow Boy », s‘accompagnant sur une guitare. Ce jeune militaire a composé et créé une chanson intitulée « L‘Adieu du Soldat ». Dans les quelques semaines qui suivirent cette création, Gaston Voyer enregistra la réception d‘au-delà de 1 500 demandes spéciales d‘auditeurs et auditrices qui voulaient re-entendre [sic] … encore, et encore… « L‘Adieu du Soldat ». (Radiomonde 7 février 1942 : 10)

Pourquoi le soldat Lebrun est-il immédiatement associé au western? La formule du chanteur s‘accompagnant à la guitare qu‘adopte Roland Lebrun, largement véhiculée par le cinéma western, y est sans doute pour quelque chose. Les cow-boys chantants, vedettes de

51 Cette date est présentée par Robert Thérien comme celle de l‘enregistrement du disque. Elle correspond cependant peut-être à la sortie du disque plutôt qu‘à son enregistrement, puisque le jour même, on retrouve un entrefilet dans Radiomonde sur cette chanson. Bien que l‘article laisse entendre que la chanson était déjà connue du public par le biais de la radio (voir la citation dans le paragraphe suivant), la coïncidence serait étonnante. Il serait plus plausible que la publication de l‘article corresponde à la date de parution du disque, qui aurait alors suscité la curiosité d‘un journaliste ou encore la rédaction d‘une publicité déguisée sous forme d‘article journalistique. 205 plusieurs films westerns, étaient en effet très présents dans l‘univers médiatique québécois des années 1940, époque à laquelle le cinéma occupait le plus clair des pages artistiques des quotidiens. Roy Rogers, un de ces cow-boys troubadours, a joué dans pas moins de 62 films au cours des années 1940 seulement. En 1948, Photo-Journal le présente à ses lecteurs québécois comme la plus grande star hollywoodienne :

Roy Rogers reçoit plus de 100 000 lettres par mois. […] Comme on peut bien s‘y attendre, Hollywood tient compte du volume du courrier de ses acteurs. C‘est un peu comme le baromètre de la popularité. Ordinairement les vedettes les plus populaires se contentent d‘un courrier de 40 000 à 50 000 lettres par mois, ce qui est tout de même convenable. Il n‘en est pas un seul qui menace la suprématie de Rogers dans ce domaine. (Photo- Journal 12 août 1948 : 40)

Gene Autry, un autre cow-boy chantant, était bien connu des deux côtés de la frontière. Vedette hillbilly de la radio et du disque dès la fin des années 1920, il apparaît pour la première fois dans un film western en 1934. De 1940 à 1956, il anime une émission hebdomadaire à la radio de CBS, Gene Autry’s Melody Ranch. Les chansons qu‘il a popularisées et dont il était parfois l‘auteur, connaissent souvent un grand succès et font l‘objet de reprises par des interprètes populaires de l‘époque comme Bing Crosby (« Mexicali Rose », 1938; « Tumbling Tumbleweeds », 1940) et Glenn Miller (« Goodbye, Little Darling, Goodbye », 1940). Plusieurs adaptations françaises de ces chansons seront présentes au Québec. « Adieu », de Lionel Parent, est une adaptation réalisée en 1941 de « Goodbye, Little Darling, Goodbye », et Jean Lalonde chante en 1940 « L‘amour perdu ne revient plus », une adaptation de « Tumbling Tumbleweeds ».

Robert Thérien voit dans le succès auprès du grand public de la chanson issue des films westerns la raison qui a poussé les compagnies de disques installées au Québec à enregistrer des artistes locaux chantant dans le même style (Thérien 2003 : 207). J‘apporterais deux nuances à cette hypothèse. D‘une part, les versions originales entendues dans les films, ainsi que les adaptations québécoises de ces chansons, font entendre une instrumentation plus étoffée que la simple formule guitare/voix qu‘ont adopté Roland Lebrun, adoptée aussi à leurs débuts par Paul Brunelle, Marcel Martel et Willie Lamothe. Le véritable modèle du chanteur s‘accompagnant seul à la guitare est sans doute, à l‘époque, Jimmie Rodgers. Mort en 1933, il semble jouir d‘une popularité qui perdure, et 206 on sait qu‘il est une figure de la chanson country connue au nord des États-Unis. Bobby Hachey se souvient l‘avoir entendu à la radio, et Marcel Martel écoutait, au cours de sa jeunesse, de la chanson country sur les ondes de CKAC, qui diffusait alors des émissions du réseau américain CBS et où il aurait lui aussi entendu Jimmie Rodgers (Martel et Boulanger 1983 : 30). Compo et RCA Victor, qui ont produit avec Jean Lalonde et Lionel Parent des adaptations de chansons de Gene Autry, et où ces chanteurs sont accompagnés d‘un orchestre, ont privilégié, pour les premiers chanteurs country-western, la même formule qui avait fait le succès de Roland Lebrun. D‘autre part, la voix de Roland Lebrun, comme celles de Paul Brunelle, de Marcel Martel et de Willie Lamothe, par l‘usage de la nasalisation et du second mode de phonation, montre beaucoup plus l‘influence des chanteurs country comme Jimmie Rodgers que celle des cow-boys chantants. La voix de Roland Lebrun, bien qu‘elle soit moins nasale que celle de ses successeurs, présente tout de même un degré de nasalité plus élevé que celle des autres chanteurs populaires québécois de l‘époque. Une comparaison entre les voix de Roland Lebrun et de Lionel Parent est significative. L‘extrait sonore 1 fait entendre un extrait de « L‘adieu du soldat », enregistrée par Roland Lebrun en 1942, puis de « Adieu », enregistrée par Lionel Parent en 1941. L‘exemple 4.1a montre un spectrogramme réalisé à partir de « L‘adieu du soldat », et on peut y voir un formant typique d‘une légère nasalité, autour de 2 600 Hz. L‘exemple 4.1b montre un spectrogramme, effectué avec les mêmes réglages, réalisé à partir de « Adieu ». On y voit ici aussi une zone du spectre sonore amplifiée, cette fois-ci autour de 3 000 Hz, plus large que celle qui correspondait au formant nasal de Roland Lebrun; elle correspond au formant du chanteur, qui s‘accompagne aussi d‘une atténuation des premiers formants de la voix, comme le montre bien le spectrogramme de l‘exemple 4.1b par rapport à celui de l‘exemple 4.1a. La voix de Lionel Parent, qui a été maître de chapelle et chanteur d‘opérette en plus de mener une carrière de chanteur populaire (Thérien 2010 : s.p.), présente donc les caractéristiques d‘un chanteur de formation classique. Sa voix n‘est pourtant pas la plus lyrique parmi celles qu‘on pouvait trouver chez les interprètes de chansons des années 1940; celle de Ludovic Huot, par exemple, se rapprochait beaucoup plus d‘une voix classique, par son vibrato et par son timbre, que celle de Lionel Parent. L‘extrait sonore 4.1 permet aussi de percevoir une autre différence entre la manière de chanter de Roland Lebrun et celle de Lionel Parent. On remarque chez Parent une grande 207 différenciation des syllabes, qui est beaucoup moins accentuée chez Lebrun. Les exemples 4.2 a et b montrent les formants du mot « adieu » chanté par Lionel Parent (a) par Roland Lebrun (b). Chez Lionel Parent, les trois sons voyelliques de « adieu » sont bien distincts, comme le montrent les trois étapes clairement visibles de l‘énonciation du mot, étapes marquées par trois profils formantiques différents. Chez Roland Lebrun, le comportement de chacun des formants tend à être plus stable lors de l‘énonciation du mot. Cette analyse confirme l‘effet perçu à l‘écoute de ces deux chansons. Ces exemples montrent bien le contraste créé par la voix de Roland Lebrun avec les voix populaires de l‘époque, qui étaient pour certaines plus influencées par le chant lyrique, mais aussi par une volonté d‘articulation qui est absente du country-western, sauf pour créer des effets de variété comme dans « La tyrolienne de mon pays » (chapitre 3, exemple 3.13). Ce contraste entre la voix de Roland Lebrun et celle de Lionel Parent trouve son écho, de manière assez révélatrice, dans la carrière de Gene Autry. Bill C. Malone précise que Gene Autry a considérablement adouci sa voix en passant du métier de chanteur hillbilly, qu‘il exerça d‘abord, à la radio et sur disque, au métier de cow-boy chantant dont les performances étaient destinées au grand public (Malone 1997 : 143). La voix de Roland Lebrun agit comme un autre indicateur de ses influences, qui se retrouvent davantage du côté du country que du côté d‘Hollywood. L‘instrumentation comme la voix des premiers enregistrements de Roland Lebrun se distinguent des adaptations québécoises du répertoire des cow-boys chantants et ses disques comme ceux de ses successeurs se rapprochent davantage du répertoire des chanteurs country que de celui issu des films western.

Pour Roland Lebrun, le succès semble arriver rapidement. Son premier disque paraît au plus tard en février 1942, alors que dès le mois de janvier 1942, on retrouve des demandes pour des chansons de Roland Lebrun dans le journal montréalais La Patrie (dimanche 18 janvier 1942 :19). Même Radio-Canada fait une place à son antenne aux chansons du soldat Lebrun (Lavoie 1986 : 284). C‘est pourtant à Québec que sa carrière démarre, où son émission hebdomadaire à CHRC attire un courrier abondant d‘admirateurs qui pouvait se composer de plusieurs centaines de lettres chaque semaine (Du Berger, Mathieu et Roberge 1997 : 155). Roland Lebrun semble surtout plaire au public féminin et des témoignages de l‘époque indiquent qu‘on devait même le protéger de son public : 208

Moi je me rappelle qu‘on l‘avait amené en tournée dans la Beauce, on a été obligé de le faire sortir par la cave parce qu‘on voulait sauter dessus. On voulait avoir des souvenirs, on voulait lui arracher les cheveux, les boutons de son uniforme et enfin tout. (Du Berger, Mathieu et Roberge 1997 : 154).

La vogue militaire en cours à l‘époque, encouragée par le gouvernement canadien, explique certainement en partie le succès immédiat du soldat Lebrun. Au moment où le chanteur amorce sa carrière, les médias sont utilisés par l‘État canadien dans une vaste entreprise de propagande qui vise à encourager le recrutement et à valoriser l‘effort de guerre. L‘encadrement des médias va jusqu‘à la censure : les propos défaitistes ainsi que l‘opposition à la campagne de recrutement peuvent valoir l‘emprisonnement à leur auteur (Linteau et al : 146). Dans les médias de l‘époque, la guerre est partout, dans l‘actualité comme dans la publicité. Les réclames de mode féminine, d‘aliments pour bébés et même de serviettes hygiéniques utilisent des slogans guerriers pour vanter leurs produits. La mode vestimentaire subit d‘ailleurs l‘influence de ce militarisme ambiant. La figure 1 montre une publicité de la maison L.N. Mercier, publiée dans l‘édition finale de La Patrie du dimanche 15 février 1942 (63). On y voit à gauche dans l‘image une femme vêtue d‘un manteau de la « toute dernière mode en fait de magnifiques manteaux genre militaire ». La description du vêtement insiste encore : « couleur naturelle ou bleu aviation. Devant croisé avec encolure militaire […] Voyez comme ils sont ravissants. »

La propagande s‘infiltre jusque dans la bande dessinée. Le dimanche 15 mars 1942, toujours dans La Patrie, la série La vie courante prend pour thème « Comment perdre ses amis » (figure 2), probablement en référence au célèbre Comment se faire des amis de Dale Carnegie52. Aux côtés d‘une scène familiale et d‘une scène de rivalité féminine, les autres cases mettent en scène des situations qui concernent le rationnement et l‘effort de guerre, où on voit des citoyens fautifs s‘accaparer des quantités de sucre ou encore dénigrer le travail des femmes au sein des œuvres de guerre. La rhétorique liée à la situation militaire est même employée dans les publicités des pages artistiques. Le dimanche 4 janvier, La Patrie (p. 57) publie une annonce pour un spectacle de vaudeveille mettant en vedette une danseuse qui « refusa de danser pour Hitler ».

52 Publié pour la première fois en 1936, l‘ouvrage de ce conférencier américain fait une forte impression sur la culture populaire. Dans une entrevue accordée en 1965, Willie Lamothe cite d‘ailleurs le célèbre auteur (Godin 1965 : 40). 209

Fig. 1 — Publicité pour L.N. Messier, manteaux pour femme de style militaire. La Patrie 15 février 1942 : 63. BAnQ.

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Fig. 2 — Bande dessinée La vie courante : « Comment perdre ses amis ». La Patrie 15 mars 1942 : 28. BAnQ.

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Plusieurs sources suggèrent que le style et le répertoire de Roland Lebrun ont influencé les premiers chanteurs country-western. Cinq ans avant d‘enregistrer son premier disque, le jeune Marcel Martel, âgé de 17 ans en 1942, interprétait les chansons du soldat Lebrun dans ses spectacles (Martel et Boulanger 1983 : 38, 40). Il continuera à le faire à la radio lors de son premier engagement à CHLN (Martel et Boulanger 1983 : 52). Willie Lamothe interprète lui aussi les chansons du soldat Lebrun dans ses spectacles (Le Serge 1975 : 43), même si son style, au contraire de Marcel Martel, est moins romantique et plus inspiré des chanteurs fantaisistes, tels Charles Trenet et Maurice Chevalier dont il reprend aussi les chansons. Pendant son passage dans l‘armée, il se fera d‘ailleurs brièvement appeler « le sergent chantant », alors qu‘il amorce sa carrière sur les ondes de CKAC, et il se présente sur scène dans son uniforme (Le Serge 1975 : 43). De plus, il semble que ce soit le succès commercial des disques du soldat Lebrun qui ait incité RCA Victor à tenter de répliquer à Starr en recrutant Paul Brunelle. Remarqué par Hugh Joseph au concours de la Living Room Furniture qu‘il remporte en 1944 pour une deuxième fois à Montréal (Thérien 2003 : 207), concours dont il sera question plus loin, Paul Brunelle, qui interprète à l‘époque les chansons de Tino Rossi et de Bing Crosby, se met à chanter dans le style country-western à la demande de la compagnie, dans le but explicite de concurrencer Roland Lebrun (Godin 1965 : 40). C‘est donc à la fois au style adopté par le soldat Lebrun et au succès qu‘il a connu qu‘on peut attribuer l‘émergence d‘un groupe de chanteurs amateurs, auteurs-composteurs-interprètes s‘accompagnant à la guitare, qui donneront naissance au country-western. C‘est probablement à cause de la rentabilité des disques du soldat Lebrun que ces artistes ont eu à leur tour accès aux studios d‘enregistrement, chez RCA Victor qui veut proposer un produit concurrent et chez Starr qui poursuit le développement de son secteur country-western. La scène et la radio ont également servi de lieux de diffusion pour ces chanteurs qui ont pu y conquérir un public dont les goûts, on le verra, ont eu une importance particulière dans le déroulement de leurs carrières.

4.3.2 Le disque C‘est au cours des années 1940 que le disque réussit véritablement à atteindre un large auditoire au Québec, alors que plus de la moitié des maisons canadiennes possèdent désormais un tourne-disque (Thérien 2003 : 199). En même temps s‘installe pour la première fois un contexte extrêmement favorable au développement d‘une discographie 212 québécoise abondante. En effet, les artistes québécois de la chanson peuvent compter sur les effets de deux conjonctures particulières qui se combinent pour stimuler l‘enregistrement de chanteurs locaux. De 1941 à 1945, pendant l‘occupation allemande d‘une partie du territoire français, les disques produits en France ne sont plus distribués sur le marché québécois. À la pénurie de disques français s‘ajoute dans un deuxième temps de grands bouleversements qui affectent l‘industrie américaine du disque. Afin d‘obtenir des redevances pour ses membres, l‘American Federation of Musicians déclenche en 1942 une grève qui ne prendra fin qu‘en 1944 et pendant laquelle les musiciens professionnels refusent de travailler dans les grands studios d‘enregistrements. Entre 1940 et 1945, le disque québécois rencontre donc pour la première fois une concurrence très affaiblie (Thérien 2003 : 204). Cette situation a suscité une forte diversification dans l‘industrie québécoise du disque au cours de cette décennie et a sans aucun doute favorisé le passage de Roland Lebrun de la radio au disque. Auprès des amateurs de musique, en effet, le besoin de nouveauté semble se faire sentir. Dans Le Passe-Temps, en septembre 1945 (no 890 : 12), dans un texte intitulé « Nouvelles chansons françaises », on rappelle aux lecteurs le rôle que la revue a joué dans l‘offre sous forme de partitions de chansons originales en français, qui se sont fait cruellement rares pendant la guerre53 :

Depuis janvier, « Le Passe-Temps » a publié chaque mois de nouvelles chansons françaises, grâce à des accords particuliers avec d‘excellents chansonniers. Nous avons ainsi contribué – et nous continuerons à le faire – à renouveler le répertoire de nos chanteurs qui, pendant la guerre, ont dû répéter à satiété tous les grands succès aujourd‘hui devenus des rengaines. (Le Passe-Temps 1945 no 890 : 12)

Les premiers enregistrements de Roland Lebrun s‘inscrivent donc dans ce contexte, très favorable à l‘émergence de nouveaux styles dans l‘industrie du disque. De plus, la compagnie canadienne Compo et son étiquette Starr ne semblent pas avoir été trop affectées par la grève des musiciens, ayant fait paraître, selon l‘état de la collection de BAnQ pour ces années, au moins 160 disques. Chez RCA Victor cependant, selon Jean- Jacques Schira et Robert Giroux, la grève interrompt tout enregistrement (Schira et Giroux 1987 : 58). C‘est peut-être pour cette raison que RCA Victor a mis trois ans avant de

53 Le Passe-Temps publiait des partitions musicales dans ses pages, principalement de la musique pour piano seul ou pour voix et piano. Il agissait également à titre d‘éditeur de musique en feuille, et on retrouve des extraits de son catalogue dans plusieurs numéros. 213 répliquer à Starr avec son premier chanteur country-western, Paul Brunelle, dont les deux premiers disques paraissent en 194554. On peut aussi supposer que ces compagnies ont pu contourner les restrictions imposées par la grève en enregistrant des chanteurs amateurs, qui n‘étaient probablement affiliés à aucun syndicat. Comme le souligne Robert Thérien, la grève des musiciens explique peut-être également pourquoi Lionel Parent a adopté des pseudonymes sur disque entre 1942 et 1944 (Thérien 2010 : s.p.).

Les ventes des pionniers du country-western se sont sans doute avérées satisfaisantes tant pour RCA Victor que pour Compo. Dès 1942, Starr enregistre aussi les disques d‘Eddie Rancourt, dont les chansons sentimentales, qui traitent de la guerre rappellent les thèmes abordés par Roland Lebrun. En 1946, Willie Lamothe est recruté par RCA Victor sur la recommandation de Victor Martin, marchand de musique et violoniste folklorique qui enregistre déjà pour RCA (Lamothe 1991 : 20). Willie Lamothe est invité à une première séance d‘enregistrement le 13 juin 1946 (Gendron 2011b : s.p.). La même année, Starr commence à enregistrer les chansons de Paul-Émile Piché et de Georges Caouette. Ce dernier recommande à Marcel Martel d‘approcher la compagnie à son tour; il sera invité à une première session d‘enregistrement en octobre 1947 (Martel et Boulanger 1983 : 73). Il est toutefois impossible de connaître avec certitude le nombre de disques vendus à cette époque, même si quelques auteurs avancent des chiffres de vente. Roger Chamberland affirme que le disque « Je suis un cowboy canadien » / « Tu m‘attendras ma tendre mère » de Willie Lamothe, paru en 1946, se serait vendu à plus de 23 000 exemplaires en un seul mois (Chamberland 1997 : 209); deux ans plus tard, « Allo! Allo! petit Michel » / « Je ne pense plus à toi »55 aurait atteint 80 000 les exemplaires vendus (Chamberland 1997 : 209), une information qu‘on retrouve également dans un document produit par le CRTC sur l‘industrie de la musique country au Canada (CRTC 1986 : 14). Willie Lamothe soutient qu‘il aurait vendu 70 000 exemplaires de son premier disque en 11 mois (Le Serge 1975 : 53), et qu‘un autre disque se serait écoulé à plus 125 000

54 Mario Gendron (Gendron 2011a : s.p.) indique en effet que les quatre premières chansons enregistrées par Paul Brunelle, parues sur ses deux premiers disques, ont été enregistrés en 1944. Selon Robert Thérien (2000 : s.p.), ces deux disques ont paru en octobre et en novembre 1945. 55 Roger Chamberland sous-entend que ce disque aurait été mis en marché en 1948, ce qu‘avance aussi le site . Le catalogue de BAnQ indique toutefois la date 1950, entre crochets et avec un point d‘interrogation. 214 exemplaires (Le Serge 1975 : 54). Roger Charlebois affirme quant à lui que Paul Brunelle a vendu pas moins de 150 000 exemplaires du disque « Femmes que vous êtes jolies » / « Les filles des prairies » (Charlebois 1976 : s.p.).

Bien qu‘on puisse soupçonner que ces données aient fait l‘objet d‘une certaine exagération, d‘autres tendent tout de même à montrer que les enregistrements des chanteurs country-western étaient lucratifs tant pour les chanteurs eux-mêmes que pour les compagnies de disques. Pour le disque « Je chante à cheval » / « Ma destinée », Willie Lamothe aurait touché 400 $ de droits d‘auteur pour les trois premiers mois de mise en marché (Lamothe 1991 : 68). Ses deux premiers disques lui rapportent rapidement 2 500 $ en droits d‘auteur, un montant plus élevé que son salaire annuel à l‘usine Goodyear (Le Serge 1975 : 54), où il occupe pourtant un poste de contremaître (Le Serge 1975 : 44). Ces revenus reliés au disque lui permettent de quitter son emploi, et le succès commercial rencontré dès ses premiers enregistrements incite RCA Victor à lui offrir un contrat de trois ans; en 1947, la compagnie lance un nouveau disque de Willie Lamothe tous les trois mois (Le Serge 1975 : 53-54). Les revenus de Willie Lamothe reliés au disque, qui pendant quelques temps continuent de « monter en flèche », vont constituer, en plus de quelques spectacles, la totalité des revenus du chanteur avant l‘époque des tournées (Le Serge 1975 : 56). Pour Marcel Martel, les redevances constituent aussi le revenu principal pendant quelques années. Elles ne lui assurent pas la richesse mais sont assez importantes et lui permettent de « vivre au cours de ces années où les salaires hebdomadaires des employeurs n‘entraient pas régulièrement » (Martel et Boulanger 1983 : 89). Dès la sortie de son premier disque, sur lequel se retrouvent les chansons « La chaîne de nos cœurs » et « Souvenirs de mon enfance », les ventes génèrent un revenu important :

Les mois qui ont suivi la sortie du disque ont été pleins de promesses. Les premiers chèques de redevance sont entrés. Je me souviens qu‘à l‘arrivée du premier chèque au montant de 165 $, nous avons célébré ça en changeant tout le mobilier de la maison. […] Compo me payait aux trois mois. Souvent, on avait hâte de voir arriver le chèque des droits d‘auteur pour payer le loyer. (Martel et Boulanger 1983 : 82).

Les relations de Marcel Martel avec sa compagnie de disques indiquent elles aussi qu‘il était un chanteur important chez Starr. Le chanteur estime qu‘il est l‘artiste qui eu le plus souvent accès au studio de Compo entre 1948 et 1956 (Martel et Boulanger 1983 : 90). 215

Qu‘on prenne au sérieux ou non cette affirmation, les passages en studio correspondaient à une véritable demande puisque Marcel Martel n‘était pas sous contrat et que Compo l‘invitait en studio quand la demande se faisait sentir (90). Dès la parution de son premier disque, les demandes qui, selon Marcel Martel, « affluent chez Compo », suscitent une seconde séance quelques mois plus tard (82). Avec Marcel Martel, Starr peut graver plusieurs disques à la fois et les mettre en marché plus tard, ou encore faire paraître plusieurs disques d‘un même artiste simultanément, comme la compagnie le faisait avec le soldat Lebrun en 1943 (Thérien 2004 : 6-7).

Le nombre de disques produits par les artistes peut également agir comme un indicateur de leur succès selon Robert Thérien : « les compagnies de disques n‘étant pas des associations philanthropiques, on peut présumer que le nombre de disques mis en marché témoigne assez fidèlement de l‘intérêt que portait le public à un artiste donné » (Thérien 2003 : 160). Robert Thérien a compilé les enregistrements produits au Québec avant 1950. Roland Lebrun se place au 11e rang des artistes ayant le plus enregistré au cours des années 1940, avec 27 disques, ce qui correspond grosso modo à 54 chansons56, et Willie Lamothe atteint le 14e rang avec 17 disques pour 34 chansons. (Thérien 2003 : 215) Marcel Martel va enregistrer 32 chansons entre 1947 et 1950, et Paul Brunelle 46 chansons entre 1945 et 1950 (Thérien 2003 : 218). Ces chiffres peuvent sembler peu élevés en comparaison avec le nombre d‘enregistrements produits par d‘autres artistes du disque de l‘époque. Isidore Soucy, par exemple, a gravé 346 pièces musicales entre 1926 et 1950 (Thérien 2003 : 217). Toutefois, il ne faut pas oublier que les chanteurs country-western amorcent leur carrière sur disque dans les années 1940 et que celle-ci s‘étend bien au-delà de 1950. Robert Thérien a aussi évalué le nombre d‘enregistrements produits par ces artistes après 1950, sans toutefois fournir de données par décennie. Le nombre de chansons enregistrées par Marcel Martel après 1950 est évalué à 332; Paul Brunelle 268, Willie Lamothe 182 (Thérien 2003 : 218).

56 Un disque 78 tours correspondait généralement à la mise en marché de deux chansons du même interprète. Dans certains cas cependant, les deux faces d‘un même disque pouvaient présenter deux interprètes différents. Par exemple, en 1942, Starr fait paraître un disque présentant en face A « La lettre d‘un soldat canadien » interprétée par Roland Lebrun, et en face B « La réponse à la lettre d‘un soldat canadien » interprétée par Luiza Lebel. 216

Si le country-western semble bel et bien avoir fait l‘objet d‘une demande de la part du public, on peut aussi penser que la formule, en plus, a séduit les producteurs de disques par sa grande rentabilité. Avec les chanteurs country-western, la compagnie n‘a pas à engager des musiciens de studio, les chanteurs s‘accompagnant eux-mêmes ou amenant un musicien. Marcel Martel a demandé à son ami Laurent Joyal de l‘accompagner en studio pour sa première séance, puis travaillera seul en studio pendant 10 ans (Martel et Boulanger 1983 : 82). Willie Lamothe et Paul Brunelle ont eux aussi commencé par enregistrer seuls avant de constituer des groupes spécialement pour leurs séances d‘enregistrement. Il est en tout cas évident que les enregistrements country-western produits chez Compo sont réalisés avec moins de soin que d‘autres. Les séances semblent se dérouler assez rapidement, avec le moins de reprises possible, et ne sont parfois constitués que d‘une seule piste. Marcel Martel raconte ainsi sa première séance d‘enregistrement dans le studio de Compo :

Un gros micro 44 de RCA au milieu de la pièce et silence « On tourne »… […] on gravait directement le disque sur une plaque de cire ou d‘acétate. Quand on se trompait, il fallait détruire la plaque et recommencer sur une nouvelle… Ça coûtait cher, alors, attention messieurs! […] « La chaîne de nos cœurs » a été gravée du premier coup tandis que « Souvenirs de mon enfance » a exigé une reprise parce que Laurent avait fait un bruit avec le fer de sa guitare hawaïenne. (Martel et Boulanger 1983 : 79).

Si Marcel Martel affirme qu‘il fallait recommencer lorsqu‘une erreur se produisait en cours d‘enregistrements, on retrouve tout de même sur le marché plusieurs enregistrements où des erreurs d‘exécution subsistent. Dans « La destinée », Roland Lebrun se trompe dans les paroles et bafouille au milieu de la première strophe de la chanson (extrait sonore 4.2); on entend le même type d‘erreur chez Marcel Martel dans le deuxième refrain de « Un coin du ciel » et dans le dernier refrain de « En prison maintenant » (extrait sonore 4.3). L‘aspect plus léché des autres enregistrements de chansons populaires de l‘époque détonne avec les enregistrements country-western. Il est vrai que les enregistrements country-western de l‘époque relèvent d‘une esthétique plutôt naturaliste; à ce compte, il est d‘autant plus surprenant d‘y percevoir de manière la manipulation de certains paramètres technologiques. Sur plusieurs enregistrements comportant deux pistes produits au cours des années 1940, on diminue l‘intensité de la piste d‘accompagnement instrumental avant chaque entrée de la voix. Une diminution rapide et peu subtile caractérise souvent cette manipulation, comme 217 après l‘introduction de « La mort d‘un cow-boy des prairies » (extrait sonore 4.4). Cependant, les compagnies semblent tenir à leur écurie de chanteurs country-western, ou du moins aux revenus qu‘ils représentent, comme en témoignent les accommodements que la compagnie Starr propose à Marcel Martel. Souffrant de tuberculose, Marcel Martel avait une santé précaire et, entre des périodes où il pouvait exercer son métier de chanteur sans trop de difficulté, il connaissait des rechutes qui pouvaient l‘amener à des hospitalisations prolongées. À partir du 17 avril 1950, il entre pour 9 mois au sanatorium Cook. Pendant ce séjour, il se rend à Montréal à deux reprises pour enregistrer des nouveaux titres (Martel et Boulanger 1983 : 95). Puis, son état de santé s‘étant détérioré, le chanteur est transféré pour 18 mois à l‘hôpital de Cartierville, où il reçoit des soins plus spécialisés. Sa production, selon ses dires, « accuse des retards », et la compagnie demande de nouvelles chansons. Lors d‘une de ces périodes, la compagnie Compo, qui voulait absolument lui faire enregistrer des nouvelles chansons, organise son transport de l‘hôpital au studio :

Quelle équipée s‘était [sic] quand les gens d‘Apex ont décidé que j‘allais enregistrer. Il me semblait que ça aurait été plus facile d‘apporter le studio dans ma chambre… que ma chambre dans le studio. Une camionnette de déménagement de pianos est venu [sic] me chercher et les « déménageurs » m‘ont traité comme un objet fragile qu‘il ne faut pas casser en chemin ! […] J‘ai alors réalisé ce que je représentais pour eux. Une petite fortune… […] Le souffle était bien court et les lignes de mes chansons… trop longues. On a recommencé aussi souvent que j‘étouffais. Tout le monde avait une patience d‘ange avec moi […] Durant cette mémorable session, je n‘ai enregistré que quatre chansons. (Martel et Boulanger 1983 : 104-105)

Cinq ans plus tard, le scénario se répète, et Compo fournit le transport au chanteur pour une double session d‘enregistrement (Martel et Boulanger 1983 : 160).

Même si la scène et la radio, selon Robert Thérien, étaient les vrais indicateurs de succès, et qu‘un chanteur pouvait faire carrière en enregistrant très peu (Thérien 2003 : 216), le contraire semble aussi vrai. Pendant une période particulièrement difficile sur le plan de la santé, Marcel Martel passe trois ans sans monter sur scène, mais continue pourtant de connaître la faveur du public : « Il y a dans tout cela un phénomène que je ne comprends pas encore aujourd‘hui et je suis quand même très reconnaissant à mon public qui continuait de m‘encourager, d‘acheter mes disques, même si on ne m‘avait pas vu sur 218 une scène depuis une éternité ou deux ! » (Martel et Boulanger 1983 : 113) Pour le chanteur, le disque est d‘ailleurs perçu comme une véritable mesure du succès :

Le seul sondage valable auquel j‘ai toujours cru, c‘est le rapport de mes redevances : au moins là on est certain de plusieurs choses : le disque a été imprimé en tant de copies, il y en a une quantité qui a été livrée chez les marchands de musique, de ce nombre il y en a qui ont été vendus… De cette quantité les marchands de musique en ont rapporté les chiffres de vente […] (Martel et Boulanger 1983 : 89).

Le disque a donc son importance dans le maintien des carrières des chanteurs country- western. Il leur fournit un revenu suffisant, et leurs enregistrements semblent rentables pour les compagnies de disques. Les pionniers du country-western connaîtront des carrières phonographiques durables qui, comme le montrent les chiffres compilés par Robert Thérien, composent une production abondante.

4.3.3 La scène Les spectacles constituent une part importante des activités professionnelles des chanteurs country-western. La scène leur permet de faire la promotion de leurs disques, qui ne semble pas avoir été prise en charge par les compagnies de disques, et génère aussi des revenus importants pour les artistes. Ces derniers peuvent s‘assurer d‘une présence régulière dans certaines salles de spectacle, la prospérité de l‘après-guerre qui perdure amenant un public nombreux dans les cabarets et les hôtels de ces villes régionales. En 1948, Marcel Martel avait constitué un orchestre avec lequel il jouait régulièrement à l‘hôtel Windsor de Drummondville. C‘était, selon Marcel Martel, le cabaret le plus populaire de la ville, et il refusait des spectateurs tous les soirs (Martel et Boulanger 1983 : 84). Quant à Willie Lamothe, sa première troupe se produit, pendant l‘année 1949, à l‘hôtel Château de Saint- Jovite (Le Serge 1975 : 59) et il joue pendant un mois à l‘hôtel Commercial de Rouyn- Noranda en 1949 ou en 1950 (Le Serge 1975 : 56).

Les chanteurs country-western organisent aussi des tournées qui les amènent dans plusieurs régions du Québec. Ces déplacements ne sont pas organisés par les compagnies de disques mais par les chanteurs eux-mêmes, qui s‘occupent de gérer tous les aspects de ces tournées autoproduites. C‘est le cas de Willie Lamothe et de son épouse Jeannette qui, dès 1946, commencent à louer des salles pour des spectacles, souvent des salles paroissiales 219 et des sous-sols d‘église dans des petites localités (Lamothe 1991 : 25). Le succès est au rendez-vous et, dès les premiers spectacles, le chanteur remplit souvent ses salles et peut gagner en une fin de semaine le double du son salaire hebdomadaire que lui verse l‘usine Goodyear (Lamothe 1991 : 24-25). Jeannette Lamothe participe activement à ces tournées et confectionne les costumes et les décors des spectacles, réalise et pose les affiches, tient la comptabilité et vend les billets et les programmes à la porte des salles (Lamothe 1991 : 68). Leur première tournée les amène au Saguenay, où le chanteur se produit entre autres à Jonquière et à Saint-Joseph-d‘Alma. Le couple organise lui-même la publicité, traînant une imprimerie portative qui leur permet de presser les affiches et les programmes (Le Serge 1975 : 65; Lamothe 1991 : 68). Willie Lamothe distribue lui-même les affiches dans les magasins et fait des passages à la radio pour attirer le public. Les efforts semblent porter fruit, et le chanteur aurait attiré 800 spectateurs à Jonquière (Le Serge 1975 : 67). Willie Lamothe répète la même formule à Matane et à Amqui où il loue deux théâtres (68). Il fait la promotion de ses spectacles à la radio de CKBL, à Matane (69). À Matane, le grand nombre de spectateurs incite Lamothe à offrir deux représentations la même soirée et une matinée pour les enfants le lendemain (Le Serge 1975 : 69; Lamothe 1991 : 70-71). Lors d‘une tournée dans le Bas-Saint-Laurent, Willie et Jeannette Lamothe reviennent avec 8 000 $ en poche (Lamothe 1991 : 68). Dès 1952, Marcel Martel organise lui aussi des tournées qui amènent son ensemble jusqu‘en Gaspésie et en Abitibi. Il se charge aussi lui- même de la publicité en faisant le tour des villages avec sa voiture équipée de haut-parleurs qui annoncent le spectacle de « Marcel Martel et ses amis de l‘Ouest » qui promettent « du chant, de la comédie, de la musique » (Martel et Boulanger 1983 : 115). À propos de sa tournée de 1956, Marcel Martel dit être « le chef d‘orchestre, le compositeur, le chauffeur, le gérant et le publiciste »; il traîne une roulotte qui contient les instruments et le matériel publicitaire et les programmes (Martel et Boulanger 1983 : 149). Son épouse, Noëlla Therrien, participe aussi aux tournées. En 1948, Paul Brunelle organise une tournée estivale de la Gaspésie. Selon Mario Gendron, sa tournée lui rapporte 1 000 $ en une semaine. Son salaire d‘ouvrier à la Miner Rubber n‘est alors que de 32 $ par semaine. Le succès remporté sur scène lui permet alors de quitter son emploi (Gendron 2011a : s.p.).

Bien qu‘il soit assuré dans une large mesure par l‘autoproduction et l‘autopromotion, le succès rencontré sur scène par les chanteurs country-western s‘inscrit 220 aussi dans des réseaux bien établis de l‘industrie du spectacle de l‘époque. Marcel Martel, Willie Lamothe et Paul Brunelle ont tous trois été recrutés au sein des grandes troupes de variétés de leur temps, avec qui ils ont aussi entamé des tournées provinciales. En 1942, cinq ans avant d‘enregistrer son premier disque, Marcel Martel se produit avec un de ses premiers groupes, les Lone Rangers, à la salle paroissiale de Saint-Joseph-de-Drummond, ce qui lui vaut d‘être engagé pour un spectacle de variétés au théâtre Drummond. Il y partage alors la scène avec Ovila Légaré qui l‘invite en tournée avec sa troupe (Martel et Boulanger 1983 : 38-40). En 1950, Paul Brunelle, qui est déjà bien connu, commence à se produire en tournée avec la troupe d‘Antoine Grimaldi, la Troupe des soirées du bon vieux temps. Il est la vedette du groupe, qui présente aussi des sketchs et de la danse, et poursuit en parallèle sa carrière solo. C‘est cette association entre Paul Brunelle et la Troupe des soirées du bon vieux temps qui donne l‘idée à Jean Grimaldi, le frère d‘Antoine, de recruter Willie Lamothe en 1951 pour sa propre troupe (Gendron 2011a. : s.p.), au sein de laquelle le chanteur se produit aux côtés d‘Olivier Guimond et de Manda Parent (Le Serge 1975 : 59-60). Il organisera plus tard les tournées de la troupe (77), et participera aussi pendant deux ans aux tournées provinciales de la troupe de la Living Room Furniture57 (78).

Au sein de leurs propres troupes, les chanteurs country-western s‘inspirent du modèle des variétés. Paul Brunelle achète en 1951 la troupe d‘Antoine Grimaldi. La tournée estivale de Marcel Martel en 1956 se nomme « Variétés ‘56 » et comme la Troupe des soirées du bon vieux temps, celle de Marcel Martel présente des sketchs et propose des tirages pendant le spectacle (Martel et Boulanger 1986 : 149). Willie Lamothe embauchait lui aussi des comédiens, des danseurs et des « talents » en tous genres. Il évoque avec humour la participation de Michel Messier à une de ses tournées :

Michel Messier était un phénomène bien avant de se joindre à ma troupe et ses exploits faisaient les délices des salons huppés. Il tirait une voiture avec ses dents, avalait des lames de rasoir, se perçait les joues avec des aiguilles, mangeait des disques et traversait la scène en soutenant une femme entre ses dents. (Le Serge 1975 : 69)

57 La Living Room Furniture commanditait le concours du même nom diffusé sur les ondes de CKAC dont il a été fait mention plus haut ainsi que dans le chapitre 1 à propos des débuts de Paul Brunelle; il en sera plus longuement question dans la section 4.3.4 portant sur la radio et dans la section 4.3.5 portant sur les goûts du public. 221

Dans les localités dépourvues de salles de spectacle ou de cabaret, ces représentations devaient viser un public familial, puisqu‘elles devaient se donner dans les salles paroissiales. Marcel Martel explique l‘importance du soutien des curés, qu‘il fallait convaincre de laisser la troupe se produire :

[L]a collaboration des bons curés nous était fort précieuse pour les spectacles de fin de semaine. Du lundi au jeudi soir, on faisait à peine nos frais, mais les vendredis, samedis et dimanches, ça fonctionnait fort. Les annonces du haut de la chaire étaient gratuites. Dans toutes les paroisses, je prenais bien soin d‘expliquer à monsieur le curé que j‘étais un homme malade et que j‘avais besoin de gagner ma vie et celle de ma famille. (Martel et Boulanger 1983 : 116)

La Troupe des soirées du bon vieux temps préparait quant à elles sa venue par des lettres d‘intention. La lettre reproduite ci-dessous (figure 3), envoyée par Antoine Grimaldi à un curé, présente le spectacle offert par la troupe comme distingué, « propre et dénué de tout double sens »; elle propose aussi une formule avantageuse à la paroisse d‘accueil du spectacle en lui promettant la moitié des bénéfices. Bien que ces tournées provinciales aient été importantes pour les chanteurs country-western, ceux-ci se produisent aussi sur les scènes de la métropole. À mesure que leur popularité grandit, Paul Brunelle et Willie Lamothe sont amenés à se produire de plus en plus à Montréal. En 1952 et 1954, Willie Lamothe assure la première partie du spectacle de Gene Autry, qui se produit au Forum (Le Serge 1975 : 82). En 1955, le chanteur s‘affiche pendant 15 soirs au National, et Paul Brunelle se produit au Théâtre Canadien pendant trois semaines (Godin 1965 : 39).

222

Fig. 3 — Proposition de services pour la Troupe des soirées du bon vieux temps. Archives de Saint-Hyacinthe. Avant 1951.

Malgré les aménagements avec les pouvoirs traditionnels qui ont été nécessaires aux artistes country-western pour pouvoir se produire en région, ceux-ci sont avant tout des 223 diffuseurs de la culture urbaine sur le modèle des spectacles de variété et où les reprises de chansons populaires de l‘époque occupent une place importante. La radio leur offre une tribune particulièrement importante et ils y diffusent, en ville et en région, leur propre répertoire et les demandes spéciales du public.

4.3.4 La radio Si les années 1940 ont vu le disque pénétrer enfin dans la majorité des foyers, la radio était toutefois, dès le début de la décennie, le média le plus répandu. Dans un article portant sur l‘histoire de la radio au Canada français, Elzéar Lavoie s‘est penché sur le recensement canadien de 1941, qui indique que la radio est alors présente chez 70,6 % des familles québécoises (Lavoie 1971 : 25-26)58. En 1947, la radio rejoint 88 % des foyers québécois (Linteau et al. 1989 : 176). En 1944, Albert Lévesque publie une étude sur les habitudes culturelles de l‘élite canadienne-française. Sur les 1 699 familles habitant au Québec qu‘il a sondées, comprenant des cultivateurs, des hommes d‘affaires et de métier ainsi que des professionnels, 90 % possédaient un récepteur de radio (Lévesque 1944 : 121); chez certains groupes, la pénétration de la radio semble donc encore plus grande que la moyenne québécoise.

Les chanteurs country-western profitent de cet important moyen de diffusion, et tous les pionniers du country-western font leurs débuts à la radio avant d‘enregistrer. Suite à sa victoire au concours du Palais Montcalm, Roland Lebrun connaît un fort succès à la radio de CHRC à Québec. La demande d‘une lectrice dans La Patrie du dimanche 18 janvier 1942 (19) pour les paroles de la chanson « L‘adieu du soldat » paraît d‘ailleurs un peu moins d‘un mois avant la parution du disque, ce qui laisse croire que la chanson, autant que le chanteur, connaissait un certain succès à la radio avant son enregistrement. Le parcours de Paul Brunelle est semblable. Il remporte à deux reprises, en 1942 et en 1944, le concours d‘amateurs commandité par la Living Room Furniture. Un article paru dans Radiomonde en janvier 1942 indique que ce concours était diffusé lors de l‘émission « En chantant dans le vivoir », diffusée sur les ondes de CKAC et animée par Bernard Goulet. Les performances étaient enregistrées en direct du théâtre Château et se déroulaient devant

58 Le recensement de 1941 indique que le Québec compte alors 25 % des ménages canadiens et 22.5 % des postes de radios domestiques du Canada. C‘est sur ces données que l‘auteur fonde son calcul, qui révèle que 70,6 % des ménages québécois possèderaient leur poste de radio. 224 public (Radiomonde 24 janvier 1942 : 13). C‘est cette présence à la radio qui vaut à Paul Brunelle d‘être recruté par RCA Victor. Quant à Willie Lamothe, c‘est d‘abord à la radio qu‘il prend contact avec le public. Enrôlé volontaire pendant la guerre, il divertit les troupes lors des army shows et écrit pour les soldats de nouvelles paroles sur des airs folkloriques dont il vend des copies aux recrues (Le Serge 1975 : 40-41). Ferdinand Biondi, présentateur et directeur artistique à CKAC, entend Willie Lamothe lors d‘un des army shows auquel il participe et l‘invite à la radio. Le chanteur conquiert alors de nombreuses admiratrices et l‘un d‘elles lui confectionne son premier costume de cow-boy (Lamothe 1991 : 46; Le Serge 1975 : 43). Marcel Martel se fait lui aussi remarquer par un homme de radio. Au début des années 1940, le chanteur est déjà bien implanté dans le circuit musical de Drummondville. Il a même réussi, on l‘a vu, à se faire recruter par Ovila Légaré, avec qui il est parti en tournée en 1942. En février 1944, il reçoit sa lettre de mobilisation et c‘est lors de l‘examen médical obligatoire qu‘on diagnostique sa tuberculose. Le 13 mars 1944, Marcel Martel entre au sanatorium Cook, à Trois-Rivières. À l‘été 1944, lors d‘une fête où il joue pour divertir les autres malades, le directeur des programmes de CHLN, une station de radio de Trois-Rivières, l‘entend jouer et lui demande d‘aller interpréter quelques chansons sur les ondes. Marcel Martel se rend tous les après-midis dans les studios de la station et y interprète en direct les demandes spéciales des auditeurs, très souvent des chansons du soldat Lebrun, qui sont dédiées aux malades des autres hôpitaux de Trois- Rivières (Martel et Boulanger 1983 : 45-52). En 1947, Maurice Bienvenue, sous le pseudonyme de Jimmy Debate, anime son émission hebdomadaire CHLP, à Montréal, émission annoncée dans les pages de La Patrie, propriétaire de la station (La Patrie, dimanche 5 janvier 1947 : 59).

Même après leurs débuts sur disque, les chanteurs country-western continuent d‘être présents à la radio au cours des années 1940 et 1950, parfois comme animateurs. En 1945, Paul Brunelle anime une émission sur les ondes de CKAC (Gendron 2011a : s.p.). De 1955 à 1957, il animera aussi une émission quotidienne d‘une heure sur les ondes de CKVL, à Verdun, Paul Brunelle et ses troubadours du Far-West (Charlebois 1976 : s.p.). En 1946, la station CHEF de Granby engage deux chanteurs country-western, Marcel Martel et Roland Tétrault (né en 1917), qui chantent en direct les demandes du public à 6 h du matin, chacun leur tour (Martel et Boulanger 1983 : 71-72). En 1947 et 1948, Willie Lamothe anime 225

Willie Lamothe et ses chansons, une émissions hebdomadaire présentée sur les ondes de CJSO à Sorel (Gendron 2011b : s.p.). Seul à la guitare, il interprète ses chansons et « dédicace » des disques, ce qui consistait sans doute à faire jouer les demandes spéciales du public (Le Serge 1975 : 71-72). En 1950, il fait son entrée à CKVL et y anime Willie Lamothe et ses cavaliers des plaines, une émission hebdomadaire enregistrée au Café Saint-Jacques, au coin de Ste-Catherine et St-Denis, qui sera diffusée pendant plusieurs années. En 1952, il obtient avec CKAC son deuxième engagement radiophonique à Montréal et y présente une série d‘émissions intitulée Au Far-West. Il poursuit sa participation à la programmation de CKVL en parallèle, où il restera 10 ans, ce qui lui assure une présence prolongée et hebdomadaire sur les ondes montréalaises (Le Serge 1975 : 75-77). La chanson country-western a donc réussi à pénétrer dans la métropole par le biais de la radio dès le début des années 1950. CHLP, une autre station métropolitaine, semble faire une certaine place au country-western dans ses émissions généralistes dès la fin des années 1940. Le samedi, une case horaire est réservée à un « orchestre vedette ». Le samedi 3 janvier 1948, on y annonce la venue de Curley Hachey (le frère de Bobby Hachey) and His Sunset Palyboys (La Patrie, samedi 3 janvier 1948 : 34).

Le country-western est aussi présent dans des émissions qui lui sont consacrées et auxquelles les chanteurs ne sont pas associés. CHRD, la première station de radio à diffuser à partir de Drummondville, ouvre ses portes en décembre 1954 et consacre dès son ouverture deux émissions quotidiennes à la musique country-western, tôt le matin et en après-midi (Martel et Boulanger 1983 : 133). Le phénomène existe dès les années 1940; l‘émission Ranch 550 mise en ondes à CHLN (Trois-Rivières), fait jouer des disques country et western. La radio semble d‘ailleurs contribuer au succès des disques enregistrés par les chanteurs country-western. C‘est à cette émission que Marcel Martel entend pour la première fois sur les ondes sa chanson « La chaîne de nos cœurs », qu‘il a enregistrée quelques mois plus tôt. Selon les dires du chanteur, sa chanson aurait alors été mise en ondes trois fois en deux heures d‘émission (Martel et Boulanger 1983 : 81). La radio contribue aussi au succès des tournées des musiciens, qui y font leur publicité. Marcel Martel raconte que « dans les villes où il y avait un poste de radio, le succès était assuré. On sentait bien que mes disques étaient connus et que les gens voulaient me voir » (Martel et Boulanger 1983 : 116). Lors d‘une tournée en Abitibi, la station CKRN – Radio Nord 226 prépare un accueil « triomphal » avec escorte pour la troupe de Marcel Martel, et les billets sont déjà tous vendus (Martel et Boulanger 1983 : 126).

L‘importance accordée à ces chanteurs sur les ondes était sans doute variable d‘une région à l‘autre. Les programmations publiées dans les journaux, où le titre des émissions est souvent la seule information fournie, ne constituent pas indicateur fiable de la présence des ces artistes. Maurice Bienvenue, par exemple, bien avant de mener sa propre émission sous le nom de Jimmy Debate, a animé dès la fin des années 1930 Les Vive-la-joie à CHLP aux côtés de Donat Lafleur et d‘Isidore Soucy. Le folklore était sans doute le répertoire principal interprété par ces musiciens lors de cette émission dont le folkloriste Conrad Gauthier avait auparavant tenu les commandes. Cependant, il est plausible que Maurice Bienvenue, un chanteur, y ait apporté un répertoire en partie country-western, d‘autant plus que les chanteurs country-westen étaient souvent accompagnés, comme on l‘a vu dans le chapitre 1, par des musiciens de folklore, avec qui ils partageaient un réseau de salles de spectacle et probablement un certain public. De plus, on sait que certains musiciens accompagnateurs participaient à plusieurs émissions radiophoniques. Pendant les années 1950, Paul Brunelle et Willie Lamothe animaient tous deux une émission à CKVL, Brunelle avec ses « Troubadours du Far-West » et Lamothe avec ses « Cavaliers des plaines ». Bobby Hachey raconte que les deux orchestres étaient en fait le même, changeant de nom selon le chanteur-animateur en vedette (Hachey 2001 : 137). Bobby Hachey jouait au sein de cet orchestre maison rattaché à CKVL, qui accompagnait Willie Lamothe pour son émission enregistrée en direct du Café Saint-Jacques. La biographie de Willie Lamothe contient une photo de l‘orchestre, composé également d‘un des frères de Bobby Hachey, à la guitare, de Ruth McLean à la contrebasse et de Fernand Thibault, un violoniste de folklore (Le Serge 1975 : 71). Il est fort possible que cet orchestre se produisait aussi dans d‘autres émissions de la programmation de CKVL en plus de celles animées par Willie Lamothe et Paul Brunelle et que ces musiciens contribuaient à faire entendre les sonorités country-western dans d‘autres circonstances.

Bien qu‘il soit certain que les chanteurs country-western aient été présents à la radio, souvent comme animateurs, et que la radio ait servi à faire la promotion de leurs disques et de leurs spectacles, il est difficile de mesurer la place occupée par le country- 227 western dans la programmation des stations de radio de l‘époque. Certains témoignages donnent au genre une place marginale à la radio; c‘est le cas de celui de Georgette Lacroix, animatrice à CHRC dans les années 1950, qui soutient que la popularité du country-western n‘a jamais été de grande envergure (Du Berger, Mathieu et Roberge 1997 : 154). À l‘opposé, Willie Lamothe cite une critique publiée à son sujet au début de sa carrière :

Dès qu‘on tourne le bouton d‘un poste de radio on nous rabat les oreilles des chansons de Willie Lamothe, cette voix de crécelle; quinze ou vingt fois par jour les gens exigent que l‘on fasse jouer ses chansons. Mais nous sommes persuadés que son succès ne sera que de courte durée et que très bientôt nous n‘en entendrons plus parler… (Le Serge 1975 : 65).

Quoi qu‘il en soit, plusieurs témoignages indiquent que le country-western aurait rencontré les faveurs d‘un public plutôt nombreux, dont les goûts, qui, à l‘époque, s‘expriment en partie par le biais de la radio, ont contribué à modeler le genre.

4.3.5 Les goûts du public Grâce à la radio, les chanteurs country-western rejoignent les aspirations du public par le biais du média moderne par excellence, qui contribue à relayer le sentiment d‘appartenance à la modernité (Taylor 2005). La proximité du public avec les artistes que permet la radio contribue assurément à la construction de ce sentiment. Les émissions en direct et les demandes spéciales exécutées par les chanteurs country-western permettent au public d‘entretenir une relation presque intime avec le public, dont les goûts s‘exprimant par les demandes spéciales, mais aussi par les concours d‘amateurs et le courrier destiné ses vedettes semble avoir joué un rôle important dans les trajectoires des premiers chanteurs country-western.

Les carrières de Paul Brunelle et de Roland Lebrun ont été lancées grâce à des concours amateurs; ceux-ci se déroulent devant public, et on peut penser que les réactions de ce dernier influençaient l‘élection des vainqueurs. Ce qui semble certain, c‘est que les émissions radiophoniques consacrées aux amateurs étaient très populaires. Dans L’Action nationale de février 1947 (29 no 2), Jacques Beauchamp s‘attaque à cet engouement dans un article intitulé « Un peuple a la radio qu‘il veut » (« Chronique de la radio », 155-161). Il collige plusieurs renseignements publiés dans Radiomonde, qui révèlent le goût du public radiophonique des années 1940 pour les émissions mettant en vedette des amateurs. Ainsi, 228 pour les années 1944 et 1946, l‘émission la plus populaire est En chantant dans le vivoir, qui diffuse sur les ondes de CKAC le concours de la Living Room Furniture et qui est écoutée par 35,9 % des auditeurs. Une seconde émission diffusant des performances d‘artistes amateurs se retrouve dans le palmarès des 10 émissions les plus écoutées en 1946, soit Les talents de chez nous. Selon Beauchamp, qui déplore la situation : « Les programmes dits ―d‘amateurs‖ restent l‘une des formules que le public apprécie le plus. Voilà pourquoi la radio montréalaise diffuse cinq soirées d‘amateurs. » (156) Les victoires de Roland Lebrun et de Paul Brunelle à des concours suscitant une telle popularité m‘apparaissent comme un indice de l‘engouement du public pour les chanteurs amateurs s‘accompagnant à la guitare et pour leurs voix, qui détonnent dans le paysage de la musique populaire à l‘époque. Il semble qu‘ils aient incarné une formule correspondant bien aux aspirations d‘une partie du public.

La carrière de cow-boy chantant qu‘a embrassée Willie Lamothe semble avoir découlé des préférences du public d‘une manière toute aussi directe. Dès son plus jeune âge, Willie Lamothe a voulu faire carrière comme artiste. Dès l‘âge de 12 ans, il joue dans des troupes de théâtre amateur. Il enseigne la danse et rêve de devenir danseur professionnel, et il se produit sur scène pendant son service militaire. C‘est en quelque sorte l‘engouement des auditrices de CKAC qui l‘amène à adopter l‘attirail de cow-boy, alors qu‘il se produit encore sous le surnom de « sergent chantant ». Son épouse raconte les réactions suscitées par ses apparitions sur les ondes de cette station en 1943 : « Willie se découvrit alors des marraines de guerre qui lui faisaient parvenir des photos, des colis et même de l‘argent quand ce n‘était pas des lettres d‘amour enflammées. […] Il avait enfin trouvé sa voie. Jamais plus il n‘allait déroger de ce domaine qui lui avait apporté ses premiers véritables succès. » (Lamothe 1991 : 46) Willie Lamothe relate la même anecdote dans sa biographie (Le Serge 1975 : 43). Il s‘aperçoit également de l‘engouement pour les chansons western après son retour à la vie civile, lors d‘un spectacle donné avec son ami Victor Martin pour les commis-voyageurs de RCA Victor. Après avoir joué quelques reels et des chansons connues devant un public tiède, on lui demande s‘il peut faire des chansons western. Willie Lamothe, qui en avait composé une, « Au loin dans ma vallée », l‘interprète alors avec succès. Il raconte que c‘est à ce moment qu‘il a eu la certitude d‘avoir enfin trouvé un créneau qui lui convenait (Le Serge 1975 : 49). 229

Dès les débuts de la radio, les demandes spéciales et l‘engouement pour certains types d‘émissions contribuent à modeler le contenu radiophonique. Jean Duberger, Jacques Mathieu et Martine Roberge affirment que « [p]ratiquement dès les débuts, la réaction des auditeurs et des auditrices a influencé la nature de la programmation » (Du Berger, Mathieu et Roberge 1997 : 13); grâce à la radio, « les goûts et les sensibilités de la population s‘imposaient face au discours d‘autorité » (12). Selon les chercheurs, cette attention portée au public a révélé non seulement les goûts de celui-ci mais aussi son fractionnement en plusieurs groupes : « Il fallait plaire à la clientèle; très tôt, aux clientèles. » (13) Marcel Martel affirme d‘ailleurs que la radio a permis aux chanteurs country-western de demeurer en contact avec les réactions du public. En 1954, le chanteur se réjouit de la fondation à Drummondville de la station CHRD : « la mise en onde prochaine d‘un poste de radio locale m‘intéresse beaucoup. Pour moi, c‘est extrêmement important de savoir ce que le monde ordinaire veut entendre. Je crois que les meilleurs sondages ne peuvent jamais remplacer ce que les gens disent sur les ondes » (Martel et Boulanger 1983 : 131). Il en sait quelque chose; l‘émission à laquelle il participe à CHLN lors de son séjour au sanatorium Cook et qui est dédiée aux malades des hôpitaux de la région passera, après trois semaines en ondes, de 15 à 30 minutes à cause de la forte demande (Martel et Boulanger 1983 : 52). À la radio, les chanteurs country-western demeurent donc près des goûts du public et Marcel Martel devient un spécialiste des demandes spéciales. C‘est ce qu‘il fait sur les ondes de CHLN, mais aussi à CHEF à Granby, comme on l‘a vu. Les chanteurs country- western se font ainsi les diffuseurs des grands succès de l‘époque, à la radio comme sur scène. Marcel Martel est un interprète chevronné des chansons de Tino Rossi, qui correspondent bien à son style sentimental, et chante aussi les succès country canadiens et américains; il adaptera d‘ailleurs en français des chansons de Hank Snow (« La chaîne de nos cœurs » est une adaptation de « You Broke the Chain That Held Our Hearts »), de Jimmie Rodgers (Marcel Martel reprend « In the Jailhouse Now » en 1956 sous le titre « En prison maintenant ») et de la famille Carter (« Hello Central »). Quant à Willie Lamothe, il intègre entre autres à ses spectacles le répertoire de Charles Trenet, qui correspond à son style plus fantaisiste (Lamothe 1991 : 71). La formule des variétés que ces chanteurs adoptent lors de leurs tournées leur permet cette liberté; elle est perméable aux nouveautés, 230 aux succès populaires du moment, et à leurs débuts, les chanteurs country-western possèdent un répertoire qui dépasse largement leur discographie.

À propos des demandes spéciales, la chronique « Les ondes de la capitale » rapportait dans Radiomonde en février 1942 (11), qu‘une « réglementation de la radio » avait interdit temporairement les demandes spéciales et que les conséquences avaient été une diminution du courrier des neuf dixièmes dans un « certain poste local », probablement CHRC. Duberger, Mathieu et Roberge confirment que ce poste recevait un courrier très abondant de demandes spéciales, notamment pendant la guerre, pour des chansons du soldat Lebrun (Duberger, Mathieu et Roberge 1997 : 154-155). Le chroniqueur de Radiomonde analyse le phénomène de la façon suivante :

Il en ressort en évidence que pour la plupart des correspondants ou correspondantes, la plus douce mélodie qu‘ils demandaient à la radio, c‘était dans la mention de leur nom qu‘elle se trouvait… le plus grand plaisir esthétique ne tenait à rien d‘autre qu‘à l‘audition de ces quelques syllabes… » (Radiomonde 21 février 1942 : 11).

Cet engouement du public pour sa propre présence en ondes se manifeste aussi par la création d‘émissions régionales. À Drummondville par exemple, avant la fin de l‘année 1954 marquée par la fondation de la station CHRD, la ville ne dispose pas de station de radio. Elle capte cependant les ondes de plusieurs stations avoisinantes, notamment celles de CHLN, de Trois-Rivières, qui inclut dans sa programmation des émissions pour différentes villes de la région couverte par son antenne. CHLN diffuse ainsi « L‘heure de Drummondville », émission à laquelle participe Marcel Martel et son orchestre (Martel et Boulanger 1983 : 83). Le même phénomène avait marqué le premier passage de Marcel Martel à CHLN, lors de son hospitalisation dans la ville de Trois-Rivières. À la suite du succès de son passage quotidien en ondes, un autre hôpital demande à ce que le chanteur consacre un quart d‘heure de l‘émission à ses malades, et la formule sera reprise à Roberval (Martel et Boulanger 1983 : 52-53).

Certains témoignages indiquent que dans certains cas, le public a décidé du succès d‘une chanson, en dépit des prédictions des chanteurs eux-mêmes. Ainsi, Marcel Martel fait paraître en 1952 « Un coin du ciel », qu‘il place en face B de la chanson « Bonsoir mon amour ». C‘est en fin de compte « Un coin du ciel » qui connaîtra un grand succès (Martel 231 et Boulanger 1983 : 125) et deviendra la chanson phare de son répertoire. Jeannine Lamothe raconte de son côté les doutes qu‘entretenait Willie Lamothe face à « Je chante à cheval », qui est restée l‘une de ses chansons les plus connues :

Un exemple est la chanson « Je chante à cheval », une chanson pourtant en laquelle il ne croyait pas et qui est devenue, en quelques semaines seulement, un succès de palmarès. Il l‘avait enregistrée le 10 novembre 1946. À son retour à la maison il m‘avait dit : « Cette chanson-là ne prendra jamais avec le public ! Mais je n‘ai pu faire autrement : la compagnie voulait absolument que j‘enregistre celle-là. Il n‘y a rien à comprendre ! Moi, j‘en aurais enregistré une autre. » (Lamothe 1991 : 67-68).

La relation entre les artistes country-western et leur public s‘inscrit dans l‘essor du vedettariat au Québec. À la station CJSO, où il anime son émission hebdomadaire en 1947 et en 1948, Willie Lamothe reçoit un abondant courrier composé de 500 à 600 lettres par semaine selon ses dires (Le Serge 1975 : 72). Il en reçoit aussi à la maison. Son épouse, devant l‘abondance des lettres reçues à leur résidence, décide de vendre des photos de son mari par correspondance à 10 cents l‘unité. Elle affirme avoir reçu plus de 20 000 demandes en quelques mois (Lamothe 1991 : 68). Le chanteur offre sa photo en échange d‘un billet de spectacle, et Marcel Martel met sa photo dans les programmes de spectacles qu‘il vend lors de ses tournées, ainsi que les paroles de ses derniers succès (Martel et Boulanger 1983 : 149). Les chanteurs, autant que leurs chansons, semblent atteindre une certaine célébrité. Alors que les accompagnateurs sont rarement nommés sur les disques produits à l‘époque, le nom de Marcel Martel apparaît sur l‘étiquette des disques de son épouse Noëlla Therrien lorsqu‘il l‘accompagne à la guitare59. La situation est nouvelle : une décennie plus tôt, ce sont les chansons qui ont du succès, plus que les chanteurs. À ce sujet, Robert Thérien cite le cas d‘Albert Marier, un des artistes ayant le plus endisqué de son époque, avec plus de 180 chansons enregistrées entre 1920 et 1937, et qui est aujourd‘hui est tombé dans l‘oubli (Thérien 2003 : 160-161). Robert Giroux et Jean-Jacques Schira constatent la même chose pour la première moitié du 20e siècle. Des 18 artistes qui ont le plus enregistré entre 1900 et 1950, un seul trouve sa place, par exemple, dans l‘ouvrage La chanson québécoise écrit par Benoît L‘Herbier (Giroux et Schira 1987 : 63). Les chanteurs country-western semblent au contraire avoir été appréciés dès le départ autant que leurs

59 Information tirée du catalogue de BAnQ. 232 chansons, et leurs personas de cow-boys, parfois flamboyantes, étaient parfaitement adaptées à ce type de popularité. Bien que leur pratique ne semble pas avoir été relayée dès le départ par la presse malgré une présence continue à la radio, ils ont connu des carrières durables et ont longtemps fait partie du paysage médiatique québécois.

4.3.6 Conclusion Même en supposant que les données disponibles à propos des ventes de disques, des revenus et du courrier reçu par les chanteurs country-western soient quelque peu exagérées, il ne fait aucun doute que ces artistes ont connu un succès considérable et que les chansons qu‘ils proposaient rejoignaient les attentes d‘un public nombreux. Malgré une absence quasi totale dans les journaux et revues dépouillés dans le cadre de ce travail, les chanteurs country-western semblent avoir pu relayer leur musique grâce au disque et à la radio. La longévité de leurs carrières chez Compo et RCA Victor, à CKVL et à CKAC, indique assurément que la réponse des auditeurs assurait à ces entreprises, après tout axées sur le profit, une rentabilité sans laquelle elles n‘auraient pas poursuivi leur association avec ces chanteurs. En ce sens, le country-western se trouve, dès son émergence, à incarner une certaine modernité par acclamation. Il faut aussi souligner que, à la radio, le country- western trouve sa place dans les médias les plus populaires. Le palmarès publié par Radiomonde pour l‘année 1946 par exemple montre que 6 des 10 émissions les plus écoutées sont diffusées par CKAC (Beauchamp 1947 : 155), station où Willie Lamothe et Paul Brunelle deviendront animateurs chantants quelques années plus tard. Si CKAC s‘aligne, selon Lavoie, sur la culture de la classe moyenne alors que Ferdinand Biondi y dirige la programmation de 1948 à 1965 (Lavoie 1986 : 285), la présence des chanteurs country-western sur ses ondes et la popularité des émissions présentant des amateurs, notamment la grande faveur rencontrée par En chantant dans le vivoir en 1944 et 1946, montre que CKAC continue à faire une place aux pratiques musicales du peuple.

La popularité du country-western constitue véritablement un succès moderne, qui passe avant tout par les médias de masse. Sur le plan du contenu, la première chanson country-western touche un public épris de chansons sentimentales qui peut trouver dans ce répertoire un type de chanson intimiste correspondant aux valeurs d‘une certaine modernité (Lacasse et Savoie 2009 : 169) et mettant en scène un vécu individuel plutôt que collectif et 233 des récits personnels; cette intimité, comme certains effets de spatialisation, passent en partie par un usage particulier de la technologie par lequel le country-western s‘inscrit dans la modernité.

4.4 Technologie et discours phonographique Le disque et la radio ont assuré la diffusion du country-western et ont permis à des amateurs de s‘intégrer à une industrie professionnelle; la technologie a donc joué un rôle important dans la circulation des premières manifestations du country-western comme dans son émergence en tant que genre musical. Le country-western et la technologie sont liés d‘une manière encore plus étroite si on considère le rôle que joue cette dernière dans les enregistrements des pionniers. D‘une part, le microphone et la réverbération y servent à la construction de représentations de l‘intimité. On a surtout abordé la relation entre intimité, technologie et modernité en montrant comment la radio favorisait la constitution d‘une relation intime entre l‘auditeur, chez qui la radio est placée au centre de l‘univers domestique, et l‘émetteur, dont le spécimen par excellence, le crooner, utilise sa voix d‘une manière qui donne l‘impression de s‘adresser personnellement à chacun et à chacune (Taylor 2005). Carroll prête à la radio la même importance en ce qui concerne le pouvoir d‘attraction et l‘ascendant de certains hommes politiques comme Franklin D. Roosevelt, dont les discours retransmis sur les ondes auraient été délivrés d‘une manière nouvelle, efficace et adaptée à l‘accès privilégié et intime aux citoyens que ce média lui offrait (Carroll 2000 : 43-44). On parle moins souvent des effets d‘intimité dans la phonographie. Pourtant, le rôle du microphone à cet égard est reconnu depuis longtemps, et cet instrument, comme le faisait remarquer Simon Frith, a permis l‘expression d‘émotions intimes dans tous les genres populaires (Frith 1996; 270). Les enregistrements country-western présentent un usage particulier de la technologie qui contribue, tout comme certaines manières de chanter inspirées des crooners, à la construction de représentations de l‘intimité. D‘autre part, la technologie y est aussi utilisée, comme le chapitre 3 en faisait état, à des fins de représentations spatiales. Ces effets d‘intimité et de spatialisation dans le discours phonographique démontrent une véritable intégration des nouveaux codes de représentation associés au son, dont la nature a été profondément transformée par le cinéma (Kahn 1990 : 73) et par l‘enregistrement électrique. Ces codes constituent un nouveau langage qui découle de la « naturalisation » de la technologie, un autre trait de la modernité 234 populaire (Carroll 2000 : 37). Pour la chanson country-western, le disque, plus qu‘un support, est un média dont les possibilités contribuent à l‘esthétique des enregistrements.

4.4.1 Intimité La profonde transformation qu‘a opéré l‘avènement du microphone et de l‘enregistrement électrique sur la voix en musique populaire est abondamment documentée. Avant 1925, la voix populaire était généralement produite avec le type de soutien et de projection qu‘exigeaient les salles de concert dépourvues d‘amplification et l‘enregistrement acoustique. L‘enregistrement électrique allait enfin permettre la reproduction d‘exécutions vocales et instrumentales plus douces, la grande sensibilité des premiers microphones les rendant par ailleurs inaptes à capter sans saturation les sons trop forts et les grands écarts dynamiques (Greenberg 2008 : 97). Ces deux conditions technologiques président à la naissance du crooning, une manière de chanter douce et intime, sur le ton de la conversation (Goldstein 2011 : s.p). Désormais, on pouvait capter les plus faibles émissions vocales, les voix révélant alors des timbres beaucoup plus individualisés et personnels. Michael Carroll écrit à ce sujet : « Crooning represented a new direction in music in that the personal qualities of the singer‘s voice could be emphasized just as power and projection were de-emphasized, and ever since, popular singers have been recognized by their particular vocal timbre or idiosyncrasies » (Carroll 2000 : 52-53). Le microphone permet aussi de capter des variations dans les résonances de la voix, les bruits produits par le larynx, la langue, les lèvres, et produit ainsi un effet de proximité quasi physique avec la voix, qui apparaît ainsi plus incarnée. Taylor explique que le crooning, bien que faisant l‘objet d‘une médiatisation nécessaire, par le biais du disque et de la radio, créait pourtant un effet d‘intimité beaucoup plus marqué que ce que le concert de l‘époque pouvait offrir. Les crooners donnaient l‘impression de ne s‘adresser qu‘à un seul auditeur, ou plutôt à chaque auditeur individuellement, donnant naissance à un mode d‘expression beaucoup plus personnel dont les interprètes étaient bien conscients (Taylor 2005 : 260-261).

Ces innovations technologiques ont eu un effet semblable, bien que moins connu, sur la chanson country. Richard Peterson explique que le microphone a transformé, d‘abord par le biais de la radio, la manière dont les chansons étaient exécutées par les chanteurs country des années 1920 et 1930. Avant que l‘usage de l‘amplification ne soit répandu pour 235 les performances données sur scène, les chanteurs country, comme les chanteurs de vaudeville, devaient se faire entendre dans des salles souvent très grandes, et parfois très bruyantes. Leur style vocal était fondé sur une intensité d‘exécution forte, une bonne projection de la voix et une prononciation exagérée des paroles, l‘expression des émotions étant confiée aux gestes plutôt qu‘à la voix. Avec le microphone, il devenait maintenant possible de chanter plus doucement; à la radio et sur disque, il était nécessaire de confier l‘expression des émotions nuancées à la voix. Le crooning a eu une influence immédiate sur les voix des chanteurs country, et le style vocal utilisé auparavant sur scène est rapidement devenu dépassé et même vieillot (« forced, corny, and distinctly old- fashioned »; Peterson 1997 : 106-107). Comme les crooners, certains chanteurs country, qui faisaient un usage délibérément intime du microphone, avaient pleinement conscience d‘offrir à leurs auditeurs une performance qui était perçue comme toute personnelle. Bradley Kincaid, un compositeur et un chanteur country qui a amorcé sa carrière à la radio en 1926, adressait ces mots à son public dans un des recueils de chansons qu‘il a publiés :

When I sing for you on the air, I always visualize you, a family group, sitting around the table of the radio, listening and commenting on my program. Some of you have written and said that I seem to be talking right to you, and I am. If I did not feel your presence, though you be a thousand miles away, the radio would be cold and unresponsive to me, and I in turn would sound the same way to you. (McCusker 1998 : 179, cité dans Taylor 2005 : 262)

Cet effet d‘intimité et cette vision d‘une relation qui serait personnelle entre le chanteur et chacun de ses auditeurs sont fondés sur plusieurs éléments qu‘on retrouve dans la chanson country-western produite au Québec. La voix chantée des chanteurs country-western est proche de leur voix parlée et présente des caractéristiques individuelles marquées, mises en valeur par le microphone (4.4.1.1). De plus, plusieurs éléments du crooning sont présents dans les voix country-western à des degrés divers, contribuant à créer les mêmes effets d‘intimité tout comme un usage enveloppant de la réverbération; des effets vocaux et technologiques contribuent aussi à la mise en scène de l‘intimité (4.4.1.2).

4.4.1.1 Voix parlée et voix chantée Le recours à une voix chantée proche de la voix parlée a été démontré, pour le country états-unien actuel, dans deux études réalisées par Thomas Cleveland, Ed Stone et Johan Sundberg (Stone, Cleveland et Sundberg 1999; Cleveland, Sundberg et Stone 2001). La 236 première de ces études comparait les quatre premiers formants des chanteurs country pour leur voix parlée et pour leur voix chantée; les chercheurs ont conclu que ces deux modes d‘expression vocale étaient significativement semblables pour ces chanteurs. Pour les auteurs de l‘étude, les résultats indiquaient clairement que les habitudes articulatoires employées par les chanteurs country dans la parole n‘étaient pas ou étaient peu modifiées lors du passage de la parole au chant (Stone, Cleveland et Sundberg 1999 : 167). La deuxième étude comparait les voix chantées des mêmes chanteurs country avec celle d‘un chanteur de formation classique. Chez les chanteurs country, l‘étude a démontré que le formant du chanteur était absent, contrairement à la voix du chanteur de formation classique dont la voix chantée présentait de manière évidente cette agglomération des formants supérieurs. Les auteurs concluent que ces résultats confirment ceux de l‘étude précédente et avancent l‘hypothèse que le recours aux résonances typiques de la voix parlée dans le chant country aurait un lien avec l‘importance du récit dans ce type de chanson :

In country singing, an essential aspect is to tell the song‘s story line. Understanding the singer‘s lyrics is preeminent and this goal is fostered if the singer uses the same acoustic features as in speech. In classical singing, on the other hand, the timbral similarity between vowels throughout the singing range is important so that melodic lines are not disturbed by sudden changes of voice color. (Cleveland, Sundberg et Stone 2001 : 59)

L‘égalité du timbre recherché en chant classique est en effet parfois produite au détriment de la différenciation des voyelles; dans un contexte où c‘est le récit qui prime, l‘intelligibilité des paroles nécessite, au contraire, une bonne différenciation des phonèmes, qui peut se faire au détriment de l‘égalité du timbre. Ces variations de timbre peuvent d‘ailleurs donner lieu, comme on l‘a vu dans les chapitres 2 et 3, à des variations structurées et jouant une fonction expressive.

Bien qu‘il soit impossible de reproduire de telles analyses acoustiques à partir d‘enregistrements mixés et dont les conditions d‘enregistrement sont inconnues, quelques indices permettent d‘affirmer que les conclusions de Cleveland, Stone et Sundberg pourraient être étendues au country-western produit au Québec au cours des années 1940. D‘abord, le formant du chanteur n‘a été détecté, dans les analyses menées pour l‘élaboration des chapitres 2 et 3, chez aucun chanteur country-western. Les spectrogrammes des exemples 4.1a et 4.2b montraient d‘ailleurs que ce formant, présent 237 chez Lionel Parent, était absent de la voix de Roland Lebrun. Un enregistrement de Roland Lebrun comprenant à la fois des passages chantés et des passages parlés, « J‘ai quec‘chose dans l‘cœur », permet de présenter un autre exemple qui vient appuyer cette hypothèse. J‘ai isolé la même voyelle, le [A], dans un couplet chanté (le [A] de « là », premier couplet) et dans une section parlée (le [A] de « ah », première section parlée). Ils sont prononcés de manière presque identique; l‘extrait sonore 4.5 les fait entendre, enchaînés, comme ils le sont dans l‘enregistrement original. L‘exemple 4.3 montre les quatre premiers formants de cette voyelle, qui est chantée en 4.3a et parlée en 4.3b. Pour la voyelle [A], et pour la voix parlée masculine, les quatre premiers formants sont situés en moyenne autour de 710 Hz

(F1), 1 230 Hz (F2), 2 700 Hz (F3) et 3 700 Hz (F4). Les exemples 4.3a et 4.3b montrent des valeurs proches de ces valeurs moyennes et, surtout, semblables pour l‘occurrence chantée et pour l‘occurrence parlée. La même voyelle chantée par Ludovic Huot présente un profil formantique bien différent. L‘exemple 4.4 montre les formants de la voyelle [A] du mot « bâton », tirée de l‘enregistrement « Rendez-moi mes montagnes »; l‘extrait sonore 4.6 fait entendre successivement cette voyelle chantée par Roland Lebrun et par Ludovic Huot, et confirme que ces deux voyelles chantées sont perçues comme semblables. Si le premier formant de la voix de Ludovic Huot correspond approximativement à sa valeur moyenne pour la voix parlée, les formants 2, 3 et 4 sont agglutinés, créant un formant du chanteur. La voix de Ludovic Huot dans « Rendez-moi mes montagnes », dont l‘extrait sonore 4.7 fait entendre un extrait plus long, est d‘ailleurs manifestement plus proche d‘une voix classique que celle de Roland Lebrun. L‘identité de la voyelle analysée ici est toutefois préservée. Pour Roland Lebrun, le timbre chanté est donc proche du timbre parlé, beaucoup plus que chez un chanteur comme Ludovic Huot, dont le placement de la voix rappelle, même dans ses enregistrements de chansons populaires, les techniques du chant lyrique qu‘il pratiquait aussi.

Il existe donc assurément un lien entre voix parlée et différenciation des voyelles. Un chanteur utilisant un timbre proche de celui de sa voix parlée a recours aux modes articulatoires de la parole, qui préservent davantage l‘identité des voyelles, pour tous les formants. Cet usage de l‘articulation de la voix parlée s‘inscrit tout à fait dans l‘esthétique de la rupture telle que décrite par Michèle Castellengo (1991) et, j‘ajouterais, de la variation, comme l‘ont montré les analyses du chapitre 3. L‘articulation parlée modifie 238

également moins les résonances de la voix des chanteurs que le placement de la voix dont résulte le formant du chanteur, ce qui donne lieu à des voix chantées beaucoup plus différenciées. Ce type de voix, personnelle et individualisée, a pu émerger dans la musique populaire, on l‘a vu, grâce au microphone et à l‘enregistrement électrique. Il est possible de présumer que des comparaisons semblables à celle présentée plus haut nous indiqueraientt la même proximité entre voix parlée et voix chantée pour Willie Lamothe, Marcel Martel et Paul Brunelle chez qui le formant du chanteur n‘a jamais été observé. Par ailleurs, ces chanteurs ont des voix bien distinctes et des styles vocaux individuels facilement identifiables, et ce, bien qu‘ils fassent un usage parfois semblable de variations de timbre correspondant à des traits génériques du country-western comme la nasalisation et le second mode de phonation. Les voix de Roland Lebrun, Wille Lamothe, Marcel Martel et Paul Brunelle présentent des caractéristiques individuelles marquées tant sur le plan du timbre que sur celui des techniques et des ornementations privilégiées par chacun. Les analyses du chapitre 2, par exemple, ont montré que les voix premières de ces chanteurs présentaient des degrés de nasalité divers. Willie Lamothe chante avec une voix première peu nasalisée et il utilise beaucoup moins la variation du degré de nasalisation à des fins expressives que ne le fait Marcel Martel, qui a pourtant la voix première la plus nasalisée des quatre. Roland Lebrun, quand à lui, possède une voix première peu nasalisée, mais peut utiliser une voix beaucoup plus nasale dans des enregistrements où il tente de mettre en valeur son appartenance au genre country-western, comme on l‘a vu dans le chapitre 2 (exemples 2.27a et 2.27b). Willie Lamothe et Paul Brunelle ont beaucoup plus recours au second mode de phonation que Marcel Martel et que Roland Lebrun, et ont chacun un vibrato très distinctif. Willie Lamothe, dont une bonne partie du répertoire est composée de chansons fantaisistes et joyeuses, au tempo rapide, utilise ce vibrato surtout en fin de phrase, là où les notes tenues sont les plus fréquentes (extrait sonore 4.8). Paul Brunelle, qui chante plus de ballades et de chansons sentimentales, fait un usage plus abondant du vibrato, qui est plus rapide que celui de Willie Lamothe (extrait sonore 4.9).

De ces quatre voix, c‘est sans doute celle de Marcel Martel qui se distingue le plus, du moins pour les années 1940 et 1950. Le chanteur souffrait de tuberculose, et ses capacités respiratoires ont été plus ou moins affectées à plusieurs reprises au cours de sa carrière, ce qui ne l‘a pas empêché de poursuivre sa production phonographique, même lors de ses 239 longues hospitalisations, comme on l‘a vu précédemment (section 4.3.2). De son propre aveu, on peut entendre les conséquences de sa maladie dans les enregistrements produits au début de sa carrière (Boulanger et Martel 1983 : 85). Ses enregistrements de la fin des années 1940 font entendre une voix qui est manifestement soutenue par une pression sous- glottique faible. C‘est ce qu‘on entend dans « Souvenir de mon enfance ». Une analyse présentée dans la section 3.4.2.2 du chapitre 3 montrait comment cet enregistrement exploitait la fragilité de la voix de Marcel Martel, faisant entendre plusieurs passages ornementaux au second mode de phonation créant une rupture dans la ligne vocale. L‘extrait sonore 4.10 fait entendre un passage de cette chanson où la cassure vocale sur le mot « qui », contrairement à celle sur le mot « seul » et présentée dans l‘exemple 3.39, semble être involontaire et découler d‘une perte de contrôle du souffle phonatoire. Les enregistrements plus tardifs font entendre une voix plus soutenue, comme par exemple dans « Un coin du ciel », chanson enregistrée en 1952 (entendue dans l‘extrait sonore 4.3). La carrière de Marcel Martel, qui se poursuit sur disque pendant sa maladie, constitue un autre indice de l‘importance de l‘individualité de la voix pour le country-western. La proximité, chez les chanteurs country-western, de la voix parlée avec la voix chantée, permet de faire entendre des timbres fortement différenciés et s‘inscrit naturellement dans l‘expression de styles vocaux personnels distinctifs. Cette esthétique de la voix parlée, rendue possible par l‘utilisation du microphone, contribue, comme pour le crooning, à donner au chant country- western un aspect conversationnel (Goldstein 2011 : s.p.), naturel et simple (Greenberg 2008 : 39) propre à créer un rapprochement avec l‘auditeur.

4.4.1.2 Effets vocaux et effets technologiques Outre son ton conversationnel, le crooning se caractérise par d‘autres traits vocaux qui contribuent à la fabrication du sentiment d‘intimité qu‘il suscite et dont il partage certaines particularités avec la voix country-western. Le crooning est en général exécuté par des chanteurs sans formation classique (Greenberg 2008 : 98) et dont les voix sont parfois nasalisées, du moins chez la première génération de crooners qui apparaissent dans les années 1920 (Greenberg 2008 : 39); c‘est également le cas pour les chanteurs country- western. Le chant country-western partage également avec le crooning deux traits stylistiques dont il a moins été question jusqu‘à maintenant. Dans ces deux pratiques, les interprètes ont tendance à atteindre ou relier des notes entre elles par des glissements 240 mélodiques (Goldstein 2011 : s.p.; Greenberg 2008 : 105). Ils chantent aussi les notes les plus aiguës plus doucement que celles situées dans leur registre moyen, ce qui constitue un renversement des conventions du chant opératique et de celui des comédies musicales, où les notes les plus aiguës correspondent généralement à des sommets dynamiques (Greenberg 2008 : 38). C‘est à cause de cet usage particulier du registre aigu, combiné aux abondants glissements mélodiques et à la nasalisation, que les critiques des années 1920 et 1930 reprochaient aux crooners, comme on l‘a fait ici avec les chanteurs country-western, leur ton plaintif et leurs « lamentations » (Greenberg 2008 : 99-105). Sur le plan de la relation entre registre et intensité, le country-western produit au Québec s‘est fortement différencié de son modèle états-unien. Bien que le crooning ait influencé la voix country aux États-Unis, surtout pendant les années 1920 et 1930, celle-ci associe en général les notes chantées en second mode de phonation ainsi que les notes les plus nasalisées avec une intensité d‘exécution forte. C‘est le cas par exemple chez Jimmie Rodgers dans « Blue Yodel No 1 », et chez Hank Williams dans « Hey Good Lookin‘ », où les notes les plus intenses (le dernier [i] de « me » de « Blue Yodel No 1 », le [a] de « what » dans « Hey Good Lookin‘ ») sont, respectivement, chantées en second mode de phonation et nasalisée. L‘extrait sonore 4.11 fait entendre des extraits de ces deux chansons dans l‘ordre. Cette distanciation avec le modèle états-unien est particulièrement évidente dans « Cœur brisé » de Willie Lamothe, une adaptation de la chanson « Your Cheatin‘ Heart » enregistrée par Hank Williams en 1952 et parue après sa mort en 1953. Dans la version originale de cette ballade, Hank Williams utilise plusieurs passages ornementaux au second mode de phonation, utilisés ici comme icônes du pleur; le sommet mélodique du refrain, sur la note do4, correspond au sommet dynamique des strophes, et est chanté sur le mot « cry » (extrait sonore 4.12). La mise en valeur de ce mot correspond en effet à l‘élément principal du récit chanté dans lequel le narrateur s‘adresse à une ancienne flamme qui lui a été infidèle et à qui il prédit un sort malheureux.

La version enregistrée par Willie Lamothe s‘éloigne considérablement de l‘exécution proposée par Hank Williams. Le sommet mélodique notamment, entendu à plusieurs reprises dans chaque strophe, est souvent atténué. Dans le refrain, il correspond deux fois au mot « cœur ». Lors de sa première occurrence, au tout début de la chanson, le sommet mélodique constitue la note attaquée le plus doucement de tout ce passage, comme 241 le montre la courbe d‘intensité de l‘exemple 4.5. L‘extrait sonore 4.13 présente le début de la première strophe; on y entend Willie Lamothe faire un usage abondant de glissements mélodiques lui servant à rejoindre deux notes à la manière d‘un portamento, ou encore à les attaquer par des glissements, comme sur la deuxième occurrence du mot « cœur ». Ces glissements sont très apparents sur le spectrogramme de l‘exemple 4.5. Bien que Hank Williams utilise lui aussi des glissements mélodiques, ils sont sans cesse interrompus par des cassures vocales et la modification de la pression sous-glottique nécessaire à leur réalisation crée dans la ligne vocale des constantes variations de l‘intensité d‘exécution. La voix de Willie Lamothe est au contraire beaucoup plus égale sur le plan de l‘intensité. Il s‘éloigne de la voix de Hank Williams et utilise des effets vocaux que l‘on retrouve aussi chez les crooners. Cette manière de chanter convient au nouveau récit présenté dans l‘adaptation chantée par Willie Lamothe. Dans sa version, le « cœur brisé » n‘appartient à personne en particulier; Willie Lamothe se sert de cette image afin de créer un contraste avec l‘objet principal de la chanson, qui est son « bel amour » avec qui il vivra pour toujours des « jours heureux ». Si les deux chansons s‘adressent à une destinataire fictive, elles créent, tant par les paroles que par les effets vocaux privilégiés par leurs interprètes, des phénomènes d‘identification opposés. Dans « Your Cheatin‘ Heart », la position de victime adoptée par le narrateur et dramatisée par les pleurs iconiques suscite facilement l‘identification à ce dernier. Dans « Cœur brisé » au contraire, la destinataire se confond avec l‘auditrice, à qui le narrateur promet un amour éternel avec une voix proche de celle des chanteurs de charme. Le spectateur empathique dans la version Hank Williams devient donc objet d‘amour dans celle de Willie Lamothe, qui intègre l‘auditeur dans son récit intime.

On retrouve les mêmes effets vocaux dans « Mon chevalier », chanson écrite et interprétée par Noëlla Therrien et parue en 1952. La chanteuse utilise le même type de glissements mélodiques que Willie Lamothe. La mélodie comporte plusieurs sommets, préparés par des arpèges, et qui sont mis en valeur par des glissements mélodiques ascendants qui mènent vers ceux-ci60. Le spectrogramme de l‘exemple 4.6 montre la première phrase du premier refrain, qu‘on peut entendre en entier dans l‘extrait sonore 4.14.

60 Ces glissements sont amorcés plus bas que la note cible quittée. Ils ne constituent pas des portamentos au sens strict du terme. 242

Un glissement ascendant précède la dernière syllabe du mot « chevalier », qui constitue une des occurrences du sommet mélodique du refrain; on y voit bien le fondamental qui, après avoir quitté la note cible mi bémol4, descend plus bas que celle-ci avant de glisser vers le la bémol4. Le spectrogramme montre aussi que le sommet mélodique est moins intense que les notes qui le précèdent et qui le suivent, créant le même type d‘anticlimax que Willie Lamothe dans « Cœur brisé ». Cette manière de chanter, qui rappelle celle des crooners, convient bien à « Mon chevalier », une chanson d‘amour aux scènes intimistes décrites dans une sorte de confidence faite à l‘auditeur. La narratrice y vante dans les refrains les mérites de son « chevalier » :

Il est fier mon chevalier Il est toujours bien coiffé La semaine comme le dimanche Il est toujours bien habillé D‘autres femmes le voient passer Et voudraient bien l‘attirer Mais je suis sa bien-aimée Il est joli mon chevalier

Les couplets sont consacrés à divers épisodes de la vie amoureuse du couple. Dans le premier couplet, la narratrice rapporte les mots tendres que lui dit son amoureux :

Chaque soir au clair de lune Il vient me prendre dans ses bras Il dit « Tu es ma fortune Chérie ne me laisse pas » Il me dit « Tu es ma brune J‘m‘ennuie quand tu n‘es pas là Et je ne vis que pour une C‘est pour toi que mon cœur bat »

Dans le deuxième couplet, elle s’adresse directement à l’auditeur qui devient complice de ses pensées intimes : son chevalier aime bien qu’elle chante pour lui, mais elle ne lui chante pas « ce refrain-là », qu’on suppose évidemment être le refrain de la chanson. Elle refuse de lui chanter ses louanges et suggère que nous savons bien pourquoi : Je parcours les prairies À ses côtés doucement Souvent tout bas je me dis « C‘est un chevalier charmant » Il aime beaucoup que je chante 243

Mais je n‘chante pas c‘refrain-là Je ne veux pas qu‘il l‘entende Et vous savez pourquoi n‘est-ce pas

Enfin, le troisième couplet révèle que le couple se connaît depuis l’enfance et que la narratrice espère que cet amour durera longtemps : Lorsque j‘étais petite fille À l‘école je le voyais Je suis restée bien gentille Et au fond moi je l‘aimais Maintenant que je suis grande Je puis le voir plus souvent La vie est belle sous cet angle Et je veux vivre ainsi longtemps

« Mon chevalier » raconte donc une histoire vécue chaque jour (« chaque soir au clair de lune ») et les qualités du chevalier que la narratrice détaille dans les refrains correspondent à des gestes du quotidien (« Il est toujours bien coiffé / La semaine comme le dimanche / Il est toujours bien habillé »). Si la chanson révèle des moments intimes de la vie du couple, l‘auditeur est explicitement admis dans cette intimité puisque la narratrice s‘adresse directement à lui, ou à elle, dans un esprit de connivence.

Cet effet d‘intimité est amplifié par une prise de son rapprochée et une réverbération qui accompagnent ici l‘interprétation et le texte intimistes de Noëlla Therrien. Dans cet enregistrement, la voix semble captée par un microphone placé très proche de la source sonore. Bien que l‘intensité d‘exécution de la voix soit douce, la prise de son rapprochée nous permet d‘entendre les inspirations prises par la chanteuse entre les phrases, ainsi que et les sons produits par l‘énonciation des consonnes constrictives comme le [s], le [f], et le [H], qui laissent échapper de l‘air lors de leur production. Les plus petites variations de la dynamique et du vibrato dans l‘interprétation de Noëlla Therrien sont très bien perceptibles; tous ces détails, qui donnent à l‘auditeur l‘impression d‘une voix très rapprochée, peuvent être entendus dans l‘extrait sonore 4.15. Les techniques vocales privilégiées par Noëlla Therrien ainsi que la prise de son créent non seulement un effet d‘intimité mais de proximité physique, qui s‘apparente fortement à ce que Doyle décrit à propos des enregistrements de Mary Ford effectuées avec Les Paul au début des années 1950 : 244

The extreme close-up meant that singers had to sing at much lower amplitudes to avoid overloading the microphone, and so Mary Ford‘s voice suggests a relaxed, breathy intimacy. The listener and the singer are ―placed‖ now in intimate proximity. Whereas the arm‘s-length mic placement located the listener in comradely proximity to the voice, close miking bespoke a familial or sexual closeness. (Doyle 2004 : 149)

À cette voix captée de près, une courte réverbération est ajoutée. Sans variation au cours de l‘enregistrement, peu perceptible et discrète, la réverbération crée ici un effet enveloppant qui contribue encore à l‘impression d‘intimité dégagé par l‘exécution vocale, douce et détendue. « Mon chevalier » est un des premiers disques solo de Noëlla Therrien, qui a commencé à enregistrer ses chansons pour Starr en 1952. Les auditeurs de country-western la connaissaient toutefois déjà depuis 1949, année où elle commence à enregistrer des duos avec Marcel Martel, son époux. Pour un auditeur averti, le « chevalier » peut facilement évoquer Marcel Martel, d‘autant plus que Noëlla Therrien se met en scène en tant que chanteuse dans cet enregistrement (« il aime bien que je chante »). Ce jeu narratif peut renforcer l‘impression chez l‘auditeur d‘être le témoin privilégié d‘un récit intime, présenté comme véridique. Un effet de proximité semblable se dégage de « Cœur brisé », où la voix de Willie Lamothe est également captée de près.

4.4.2 Spatialisation La sensibilité des premiers microphones et l‘enregistrement électrique ont permis de capter des exécutions vocales plus douces, ce qui a donné naissance à des techniques vocales plus intimistes rattachées au crooning. Ces nouvelles manières de chanter ont marqué le chant populaire et ont profondément influencé la manière de chanter des premiers interprètes country-western. La combinaison de ces deux innovations a aussi permis d‘augmenter de manière considérable le spectre de fréquences pouvant être reproduites sur disque. Alors que l‘enregistrement acoustique pouvait faire entendre, dans le meilleur des cas, les fréquences comprises entre 168 Hz et 2 000 Hz, l‘enregistrement électrique pouvait capter un spectre de fréquences allant de 100 Hz à 5000 Hz. Bien que le disque était encore loin de pouvoir graver, à l‘époque, l‘intégralité du spectre de fréquences pouvant être perçues par l‘oreille humaine dans une salle de concert, qui s‘étend environ entre 20 Hz et 20 000 Hz, l‘enregistrement électrique permettait la captation de la réverbération naturelle de la salle ou du studio utilisée pour l‘enregistrement (Doyle 2005 : 48-56). En éloignant un 245 instrument ou une voix du microphone, on pouvait capter à la fois le son produit par la source sonore et par son réfléchissement dans la pièce; il était donc possible de recréer les caractéristiques acoustiques d‘un autre espace que celui dans lequel un enregistrement était écouté (Doyle 2004 : 33-34). Avec l‘usage, et en partie par le biais des films western, la réverbération est devenue un marqueur acoustique dénotant les grands espaces. Cette utilisation de la réverbération relevait d‘une tradition pictorialiste dans laquelle les sonorités confiées à certaines voix et certains instruments visaient à dépeindre des éléments de la nature comme les cris des animaux des prairies ou l‘écho renvoyé par les montagnes. La réverbération utilisée à cette fin, appliquée à des voix d‘accompagnement ou à quelques instruments, était en général mise en opposition avec une voix mate, dont le niveau sonore était plus élevé que la voix réverbérée. Ce contraste, selon Doyle, témoigne d‘une dialectique opposant l‘ici et l‘ailleurs (Doyle 2004 : 38).

Les analyses du chapitre 3 ont montré comment la réverbération était effectivement utilisée dans les enregistrements country-western afin de créer des effets de spatialisation évoquant des espaces naturels et dans lesquels la voix mate et la voix réverbérée du soliste étaient entendues alternativement. Les thèmes de ces chansons évoquaient effectivement des espaces naturels comme les plaines (« Troubadours du Far-West ») ou les montagnes (« Le cowboy des montagnes »), et l‘usage de la réverbération pouvait y être interprété comme s‘inscrivant dans la tradition pictorialiste décrite par Doyle à propos des chansons western. La réverbération peut cependant être utilisée dans une symbolique beaucoup plus abstraite. Dans « Le train qui siffle », chanson enregistrée par Paul Brunelle et parue au mois d‘octobre 1948 sous étiquette Bluebird, le narrateur raconte comment le « train qui siffle » l‘incite à vouloir partir en voyage, sans qu‘il soit fait mention de la destination; il fait ses adieux à son interlocuteur, ou à son interlocutrice, sur lequel les paroles de la chanson ne nous fournissent aucun indice. Le refrain parle d‘un train qui approche, sur lequel le narrateur veut s‘embarquer :

N‘entends-tu pas le train qui siffle N‘entends-tu pas le train qui s‘en vient Ne vois-tu pas ce train qui m‘invite Allons serre-moi donc la main

Les couplets décrivent la fébrilité qui s‘empare du narrateur à l‘approche du train : 246

J‘ai toujours aimé voyager J‘ai parcouru le monde entier Et lorsque j‘entends le sifflet siffler Je sens que je dois m‘embarquer

Le sang dans mes veines s'agite A l'approche du train qui s'en vient Je dois faire mes adieux bien vite Pour tâcher de prendre mon train

Comme dans les chansons présentées dans le chapitre 3, les couplets et les refrains font entendre une voix mate, tandis que l‘introduction, l‘interlude et la coda, qui font entendre une alternance entre le premier et le second mode de phonation où ce dernier domine, font entendre une voix à laquelle on a appliqué de la réverbération très perceptible. Dans ces sections, Paul Brunelle n‘effectue pas un yodel traditionnel mais utilise plutôt le second mode de phonation dans le but d‘imiter le sifflet du train. Il alterne ainsi entre sons courts et sons longs, comme le font les conducteurs de trains pour communiquer avec le personnel des gares et des autres trains. Chaque phrase débute en premier mode de phonation puis passe au second mode de phonation pour se terminer par un portamento descendant reliant les deux dernières notes chantées (exemple 4.7). Ce patron mélodique, tout comme le modèle rythmique qui le supporte, vise à imiter le sifflet d‘un train, qui fonctionnait à l‘époque à la vapeur. Un certain temps était nécessaire pour que la pression dans le sifflet soit maximale; de la même manière, à la fin d‘un coup de sifflet, la pression était évacuée progressivement. Chaque coup de sifflet débutait donc par un glissement ascendant, et se terminait par un glissement descendant. L‘extrait sonore 4.15 fait entendre un sifflet à vapeur, suivi de son imitation par Paul Brunelle dans l‘introduction de la chanson.

Dans l‘introduction, l‘interlude et la coda, le niveau sonore de la piste de guitare est plus bas que dans les couplets et les refrains61. La voix semble plus lointaine, et elle est enrobée d‘une réverbération longue. Immédiatement après l‘introduction et la coda, le niveau sonore de la piste de guitare est progressivement augmenté, tandis que la voix, qui est désormais mate et modale, donne l‘impression d‘être captée de beaucoup plus près que

61 Deux indices permettent d‘affirmer que cet enregistrement comporte deux pistes, l‘une pour la voix, l‘autre pour la guitare. Le premier est l‘absence de réverbération sur le son de la guitare, le second, la différence dans les variations de niveaux sonores entre la voix et la guitare au retour des sections avec yodel. Dans ces passages, le niveau sonore de la voix est stable, alors que celui de la guitare fait l‘objet d‘une augmentation progressive. 247 dans les sections réverbérées. La voix, dont les fréquences les plus graves sont alors amplifiées, donne alors l‘impression de se situer dans un espace petit, intime, proche à la fois de l‘auditeur et de l‘interlocuteur anonyme de la chanson. L‘effet global, en ce qui concerne le niveau sonore, est celui d‘une diminution dans les sections chantées en second mode de phonation et réverbérées, et d‘une augmentation dans les sections avec paroles et où la voix est mate, ce qui accentue encore le contraste entre l‘effet de distance créé par la réverbération et celui d‘intimité créé dans les refrains et les couplets. Le procédé situe non seulement la voix dans deux espaces physiques distincts, mais aussi dans deux espaces émotifs différenciés, l‘un évoquant la distance et le voyage en train, l‘autre évoquant l‘intimité des adieux, comme on peut l‘entendre dans l‘extrait sonore 4.16 qui présente l‘introduction et le premier refrain de la chanson. On a vu dans le chapitre 3 que le second mode de phonation pouvait être utilisé afin de symboliser le souvenir et la nostalgie. En plus de leur fonction imitative, les sections formelles du « Train qui siffle » qui ont principalement recours au second mode de phonation évoquent ici aussi la nostalgie rattachée au moment des adieux mais surtout à la durée du voyage qui éloigne le narrateur du destinataire de la chanson; la réverbération contribue ici à renforcer cette évocation, en créant un effet d‘éloignement de la voix qui fait écho à la tristesse rattachée aux adieux décrits dans la chanson.

4.4.3 Conclusion « Le train qui siffle » a donc recours à la fois à des effets de spatialisation et d‘intimité, créés par des variations des paramètres technologiques et vocaux. L‘enregistrement joue sur une opposition entre la distance, à laquelle les paroles de la chanson font référence de manière abstraite, sans nommer de lieu précis, distance dépeinte musicalement par la réverbération, et la proximité du moment des adieux, qui se situe dans un espace intime caractérisé par une voix mate et captée de près. Cet enregistrement, comme tous ceux présentés plus haut, construisent un véritable discours phonographique dans lequel les paroles, les effets vocaux et les paramètres technologiques sont coordonnés afin de mettre en scène les chansons et leurs récits. Ces stratégies sont parfaitement adaptées au disque et au microphone qui révèlent, grâce aux techniques vocales privilégiées par les chanteurs, des timbres vocaux personnels et individuels qui se rapprochent de leur voix parlée. Si les effets de spatialisation constituent les cas les plus évidents d‘intégration de la technologie et 248 peuvent servir à la représentation de la nostalgie, qui est, selon Carroll, un thème central de la modernité populaire (Carroll 2000 : 66-78), les effets d‘intimité peuvent être perçus comme relevant autant, sinon plus, de la modernité. Chansons intimes, voix intimes, jeux d‘identité qui renforcent la personnalisation de la relation entre l‘interprète et l‘auditeur, tous ces éléments concourent à l‘élaboration d‘une chanson moderne, exprimant des valeurs individuelles; ils sont orientés vers un auditeur perçu comme unique, à qui on s‘adresse directement ou encore à qui, par le flou qui teinte les récits, on permet de s‘identifier au destinataire fictif de la chanson. Cette personnalisation de la relation entre l‘artiste et le public constitue par ailleurs un des éléments forts de l‘authenticité country-western dont il a été question dans le chapitre 1.

Ces enregistrements montrent aussi que le country-western est à la fois influencé par les représentants majeurs du country états-unien et par l‘héritage des crooners. Paradoxalement, alors que c‘est chez des figures comme celle de Gene Autry que s‘incarne le mieux le crooning dans la chanson country états-unienne, ce dernier ne semble pas avoir eu d‘influence particulière sur les chanteurs country-western. Leurs voix, si elles rappellent parfois celle des premiers crooners par le recours à certaines techniques, est bien différente de celles, plus moelleuses et plus graves, de la deuxième génération de crooners dont Bing Crosby est un des plus célèbres représentants. Ces chanteurs, dont les voix et celle de Gene Autry sont assez semblables, avaient évacué la nasalité ainsi que l‘utilisation à des fins expressives du registre aigu typiques des premiers crooners, donnant naissance à une manière de chanter perçue comme moins féminine et plus acceptable (McCracken 1999, cité dans Greenberg 2008 : 98). Bien qu‘ils renversent le rapport conventionnel entre intensité et nasalisation présent chez des modèles comme Jimmie Rodgers et Hank Williams et qu‘ils aient recours à certaines techniques vocales présentes chez les crooners, les voix des chanteurs country-western n‘évoquent pas celles des crooners de la deuxième génération et des cow-boys chantants.

Enfin, il apparaît que l‘efficacité des effets de spatialisation et d‘intimité dans les enregistrements country-western repose sur l‘intégration, commune aux auditeurs, aux chanteurs et aux techniciens des studios d‘enregistrement montréalais, des codes reliés à ces paramètres technologiques et vocaux, codes développés dans l‘ensemble de la 249 phonographie nord-américaine entre les années 1920 et les années 1940 tout comme par le cinéma, qui a contribué à transformer les représentations reliées au son (Kahn 1990 : 73). Cette intégration relève directement de l‘expérience de la modernité et de sa technologie telle que définie par Johnson, ainsi que de l‘hypermédiation décrite par Carroll, où l‘expérience de l‘auditeur est prédéterminée par sa connaissance du médium du disque et des représentations symboliques qu‘il supporte.

4.5 L’américanité du country-western La modernité est marquée par un certain abandon des modèles culturels européens au profit de ceux offerts par les États-Unis. La culture populaire du Québec, dès les années 1920, est profondément imprégnée de la culture de masse produite aux États-Unis; cette « américanisation » fait d‘ailleurs l‘objet de nombreuses dénonciations (Des Rivières et Saint-Jacques 2009; Larose 2009 : 20). Le régionalisme s‘oppose résolument pendant l‘entre-deux-guerres à une modernité en plein essor et mise sur l‘enracinement pour défendre, au Québec, une culture française et catholique. La dichotomie entre l‘américanité et sa modernité d‘une part et un régionalisme monolithique et exclusivement conservateur ne résiste cependant pas à l‘analyse des œuvres littéraires et artistiques produites au cours de cette période (Saint-Jacques 2009 : 5). Le collectif L’artiste et ses lieux, en abordant de multiples facettes du régionalisme, un vaste mouvement qui a touché tous les domaines des arts et de la pensée au Québec, montre que si les thèmes du régionalisme ont souvent servi à la promotion d‘une idéologie conservatrice et traditionnaliste, ils ont aussi permis à plusieurs pratiques d‘entrer dans la modernité grâce entre autres à des nouvelles formes de représentations du territoire. C‘est le cas pour la peinture, où la peinture paysagère ouvre le chemin vers la subjectivité mais aussi pour la musique comme l‘a montré Marie-Thérèse Lefebvre à travers les idées de Rodolphe Mathieu qui propose en 1928 une conception de la composition mettant de l‘avant un langage musical personnel fort où la nature et le territoire, sources d‘inspiration, permettent de transcender la question du folklore au sujet de la création d‘une musique proprement canadienne. S‘écartant de la pensée dominante, ses idées dénouent l‘impasse qui oppose l‘avant-garde à l‘idéologie régionaliste dans le milieu musical canadien (Lefebvre 2007 : 291-308). Qu‘en est-il de la musique populaire? Le country-western offre sur ces questions un angle d‘approche privilégié. Porteur d‘une américanité assumée, ne serait-ce que par ses sources, il offre une adaptation québécoise 250 d‘un genre musical états-unien et présente une mise en scène du territoire en évolution. On verra que ces deux phénomènes relèvent à la fois de la modernité et de la tradition et que le traitement de l‘espace présenté par le country-western est particulièrement ambigu (4.5.1).

En 1956, le country-western vit un renouvellement de son américanité par l‘adoption du rock and roll qu‘il contribue à introduire au Québec (4.5.2). Cette fois-ci, le country-western crée véritablement une rupture dans le champ de la musique populaire québécoise (4.5.2.1). Le rock and roll et ses dérivés sont aujourd‘hui spontanément perçus comme modernes et le country-western comme conservateur, comme chez Robert Giroux, par exemple qui oppose la musique de la contre-culture au western (1993). Les artistes country-western contribuent pourtant à l‘introduction au Québec des sonorités rock and roll qui seront plus tard partie prenante d‘une partie de la chanson québécoise légitime. Le dépouillement de La Patrie pour l‘année 1957, qui marque la fin de la période couverte par la thèse et l‘âge d‘or du rock and roll country-western, montre que le rock and roll est omniprésent, tant dans les pages culturelles que dans l‘actualité. Son irruption dans le mainstream, attribuable entre autres à l‘arrivée d‘Elvis Presley (1935-1977) au sein de la multinationale RCA, marque les esprits et la presse québécoise n‘échappe pas à ces questionnements sur un phénomène qui semble surprendre par son ampleur et qui transforme les conceptions de ce que sont la musique et la chanson populaires. Les différentes positions présentées dans La Patrie sont tantôt sensationnalistes, tantôt nuancées. On constate notamment une certaine valorisation de la musique rock and roll qui passe en partie par les liens qu‘il pouvait entretenir avec la tradition et la culture française. Dans ce contexte, il est surprenant que le country-western, d‘où est alors issue une grande partie de la production rock and roll québécoise, continue à être absent du discours sur la musique (4.5.2.2).

4.5.1 Une américanité locale et adaptée Affirmer que la chanson country-western constitue une expression de l‘américanité relève de l‘évidence et il est manifeste que le genre dérive de son équivalent états-unien. Il serait cependant difficile d‘affirmer que l‘appropriation du country est en soi un signe de modernité. Le country et le western produit aux États-Unis ont en effet été traversés de divers courants stylistiques et historiques, tantôt traditionnalistes et tantôt modernes, qui 251 sont souvent entrés en opposition les uns avec les autres. Les cas du honky tonk et du bluegrass sont assez représentatifs de ces tensions. Avec le boom pétrolier qui survient dans les états du Midwest au cours des années 1930, de nombreux travailleurs du Sud-Est des États-Unis immigrent au Texas et en Oklahoma. La musique country s‘urbanise et les performances se transposent dans des lieux publics pouvant accueillir un public nombreux. Le western swing émerge, un mélange de country et de swing incorporant une section rythmique comprenant souvent un piano, parfois une batterie, mais surtout la guitare électrique. Le honky tonk, un type particulier de western swing, est typique des salles de danses, des clubs de nuit et des petits bars qui pullulent après l‘abrogation de la prohibition en 1933 et qui sont indifféremment désignés sous le nom de honky tonks (Malone 2002 : 153). Les chansons honky tonk délaissent les thèmes traditionnels de la chanson old time et parlent de pauvreté, de chômage, d‘alcoolisme, de divorce et d‘infidélité. Le bluegrass se développe en opposition à cette modernisation du country et prend son essor en 1936 avec des groupes comme les Monroe Brothers et les Blue Sky Boys. Présentant souvent des duos familiaux composés de mari et femme ou de frères, le bluegrass offre un répertoire fait de chansons originales composées dans un style folklorique, de pièces traditionnelles et de gospels. L‘instrumentation du bluegrass est acoustique et les musiciens développeront une virtuosité typique. Comme le font remarquer Gérard Herzhaft et Jacques Brémond (1999 : 56), le bluegrass représente « le maintien de la tradition montagnarde face à une country music de plus en plus commerciale qui incorpore de nombreux traits du music hall, des westerns chantants et surtout du western swing ». Sur un plan commercial, c‘est le honky tonk qui dominera et pendant les années 1940, « [le] western swing puis surtout un de ses dérivés, le honky tonk, s‘impose alors comme la formule moderne propre à plaire au public de la country music » (Herzhaft et Brémond 1999 : 56). Cette victoire du honky tonk s‘incarne bien sûr dans la consécration de Hank Willams comme icône du country authentique (Peterson 1997) et dans la diffusion de succès honky tonk par des artistes rattachés à la musique de grande consommation. Au Québec, le choix exercé par les chanteurs country-western dans ces influences variées témoigne des mêmes tensions entre modernité et tradition, tant sur le plan des thèmes abordés que de l‘origine du répertoire et de la voix, et vont au final constituer une américanité locale et adaptée. 252

Dans le corpus composé des enregistrements country-western produits entre 1942 et 1957, on ne retrouve pas une variété de styles comparable à celle qui caractérisait le country états-unien enregistré à la même époque. On constate plutôt au Québec la présence d‘influences diverses qui se fusionnent pour composer une phonographie relativement homogène sur le plan stylistique. Les sources du répertoire country-western sont variées. En plus d‘un grand nombre de chansons originales, les pionniers du country-western produisent des adaptations de chanson country états-unienne qui sont issues tant des courants traditionnalistes que des courants les plus modernes du country. Malgré la présence de plusieurs chansons à sujet géographique et western, dont plusieurs exemples ont été présentés dans le chapitre 3 et où les effets de spatialisation sont directement dérivés des films westerns, le répertoire des cow-boys chantants d‘Hollywood est en effet peu présent dans la discographie des pionniers country-western. La chanson « Mon enfant je te pardonne », que Paul Brunelle fait paraître en 1945 et qui est une adaptation de « When It‘s Springtime in the Rockies », chanson thème du film du même titre (1937) dans lequel figure Gene Autry, est une exception. Les adaptations trouvées dans le corpus sont surtout issues des grandes figures du country états-unien, perçues comme plus authentiques moins rattachées à la musique de grande consommation. Comme on l‘a vu dans la section portant sur la technologie, Willie Lamothe adapte en 1954 « Your Cheatin‘ Heart » de Hank Williams sous le titre « Cœur brisé ». Marcel Martel adapte en 1956 « In the Jailhouse Now », chanson de Jimmie Rodgers, sous le titre de « En prison maintenant » en 1956. Il reprend aussi en 1949, avec Noëlla Therrien, la chanson « Hello Central Give Me Heaven », enregistrée par la famille Carter en 1934, un groupe associé à une mouvance beaucoup plus traditionnaliste de la chanson country que ne le sont Hank Williams et Jimmie Rodgers. Le thème de la chanson s‘inscrit d‘ailleurs dans un discours qui porte des valeurs familiales et religieuses; le narrateur, un jeune enfant, s‘adresse à l‘opérateur d‘une centrale téléphonique en croyant pouvoir y joindre sa mère, qui est partie « là-haut avec les anges ». À côté de « Hello Central », le ton intimiste de « Cœur brisé » apparaît bien moderne.

Les versions originales de ces trois chansons font assurément partie du canon country et, bien qu‘elles aient fait l‘objet de nombreuses reprises, elles sont étroitement associées aux artistes qui les ont enregistrées les premiers. Leurs adaptations québécoises 253 relèvent cependant de médiations parfois multiples qui ont influencé les versions proposées par les chanteurs québécois. Lorsque Starr fait paraître la chanson « En prison maintenant » enregistrée par Marcel Martel, une version de « In the Jailhouse Now » enregistrée par Webb Pierce est en circulation depuis l‘année précédente et est s‘inscrite au palmarès country pendant plus de 35 semaines, dont 21 en première position. L‘enregistrement de Marcel Martel est manifestement fondé sur cette version; il colle en grande partie à la forme de la version enregistrée par Webb Pierce, qui avait éliminé un des couplets chantés par Rodgers ainsi que les passages en yodel. La version de Marcel Martel reprend de plus les mêmes harmonies vocales, et les voix d‘accompagnement alternent dans les refrains avec la voix soliste de la même manière que dans l‘enregistrement de Pierce, alors que la version de Rodgers est dépourvue de voix d‘accompagnement. Cette proximité entre la version de Marcel Martel et celle de Webb Pierce, un des chanteurs honky tonk les plus populaires des années 1950, rapproche encore plus « En prison maintenant » de la modernité. Quant à « Hello Central », l‘origine de la chanson permet de nuancer son affiliation au traditionalisme. Bien que la famille Carter ait été le premier ensemble country à l‘avoir gravée sur disque, la chanson, publiée en 1901, avait été composée par Charles K. Harris, un compositeur professionnel associé à la Tin Pan Alley (Matteson 2009 : s.p.). Son intégration au répertoire de la famille Carter témoigne de la forte pénétration du répertoire urbain dans la musique hillbilly dont Charles Wolfe faisait état dans son article de 1978 cité dans le chapitre 1.

Bien qu‘ils en reprennent certains éléments, les chanteurs country-western prennent toujours une certaine distance avec leurs modèles et ne proposent jamais des imitations des chansons qu‘ils adaptent. Marcel Martel, s‘il confie aux voix d‘accompagnement de « En prison maintenant » le même rôle que ce qu‘on entend dans l‘enregistrement de Webb Pierce, il opte, comme Willie Lamothe, pour une intensité d‘exécution moins forte que Pierce. De plus, les analyses présentées dans la section 4.4 portant sur la technologie ont montré que, même si les chanteurs country-western québécois reprennent à leur compte certains traits vocaux de la voix country, ils en font un usage différent, marqué entre autres par une intensité d‘exécution plus douce et par une manière de chanter qui s‘inspire plus des crooners que des chanteurs country qui s‘inscrivent dans la mouvance honky tonk, comme Hank Williams et Webb Pierce, qui sont pourtant les chanteurs country les plus 254 populaires au moment où les chanteurs québécois adaptent leurs chansons. Le rôle générique de la nasalisation et du second mode de phonation est illustré de manière significative dans des enregistrements de Roland Lebrun comme « La vie d‘un cow-boy », qui a été analysé dans les chapitres 2 et 3. Le chanteur utilise ces procédés pour s‘inscrire dans le genre country-western au moment où sa persona de soldat s‘avère de moins en moins adéquate et où d‘autres chanteurs country-western apparaissent. La nasalisation et le second mode de phonation peuvent servir aux chanteurs country-western à s‘affilier au genre country, mais ceux-ci en écartent la structuration propre aux chanteurs country les plus populaires de l‘époque.

En plus de la voix, l‘instrumentation constitue un second objet d‘adaptation ainsi qu‘un facteur d‘unité pour le country-western. Peu importe la composition instrumentale de la version originale adaptée et qui est parfois en partie électrifiée, les enregistrements country-western font presque toujours entendre, avant le milieu des années 1950, une instrumentation acoustique le plus souvent limitée à la guitare. Au cours de la phase d‘émergence du country-western, on note une quasi absence d‘instruments iconiques du country états-unien comme la mandoline, le banjo et la steel guitar. Ce dernier instrument fait tranquillement son apparition dans les groupes qui accompagnent Paul Brunelle et Willie Lamothe à partir de 1953 et selon les données disponibles, on peut vraisemblablement attribuer son introduction à Bobby Hachey. La steel guitar conserve longtemps un rôle plutôt discret dans les enregistrements et les versions québécoises de chansons country états-uniennes ne tentent jamais de reproduire l‘instrumentation de la version d‘origine. Lorsque des instruments autres que la guitare acoustique sont présents, ce sont le violon et l‘accordéon qui occupent la place la plus importante, tant dans le mix que dans les arrangements. Le rôle de premier plan confié à l‘accordéon tranche avec celui qui lui est dévolu dans la musique country. Peu exploité aux États-Unis, sauf dans les ensembles de certains chanteurs comme Al Dexter, qui intègrent parfois la polka et dans certains enregistrements de country boogie, il est utilisé abondamment dans les enregistrements québécois et un rôle de soliste prépondérant lui est confié, comme c‘est le cas dans « Le cowboy des montagnes » et dans « Troubadours du Far-West ». L‘accordéon contribuera d‘ailleurs à définir les sonorités des premiers enregistrements rock and roll 255 produits au Québec par les chanteurs country-western dont il sera question dans la section 4.5.2.

Le country-western adapte donc les sonorités et les thèmes du country, puisant à la fois dans des éléments modernes et plus traditionnels, et il propose, à partir d‘un ensemble d‘influences qui semblent hétéroclites (répertoire honky tonk, instruments à la fois typiques du country comme la guitare et de la musique traditionnelle québécoise comme l‘accordéon, techniques vocales tirées tant du country que du crooning), un genre somme toute unifié sinon homogène. Le country-western réussit ainsi à devenir un genre à part entière, dérivé de la grande famille des musiques country mais présentant des traits stylistiques qui lui sont propres. Sur ce genre musical d‘origine états-unienne, la nécessité de l‘adaptation française ainsi que le type d‘ensembles instrumentaux qui accompagnaient les premiers chanteurs country-western et où les musiciens de folklore étaient bien représentés exercent une pression qui moule le country-western au contexte québécois, son américanité se trouvant du même coup adaptée à la réalité culturelle locale.

Sur un plan extramusical, les représentations offertes à travers les personas adoptées par les chanteurs country-western et les thèmes abordés dans les chansons sont un facteur d‘unité fort. La figure du cow-boy est adoptée par la plupart des premiers chanteurs country-western, à l‘exception notable du soldat Lebrun, et les descriptions de l‘Ouest et de ses grandes plaines, du travail du cow-boy et de son cheval abondent lors de l‘émergence du genre, comme les analyses de chansons comportant du yodel l‘ont montré. Le cas d‘appropriation le plus marquant est sans doute celui de Willie Lamothe, le « cow-boy canadien » qui, pourtant, avait peur des chevaux (Le Serge 1975 : 72-75) et n‘avait jamais occupé un emploi relié de près ou de loin avec le métier de cow-boy, d‘éleveur ou d‘agriculteur. Cet engouement pour l‘univers du cow-boy sera d‘abord très accusé. Roland Lebrun, dont la popularité diminue après la fin de la guerre, tentera d‘ailleurs de se réinscrire dans le genre country-western en enregistrant deux chansons de cow-boy, les seules de tout son répertoire (« La vie d‘un cow-boy » en 1946 et « La mort d‘un cow-boy des prairies » en 1947) ainsi qu‘une unique chanson contenant du yodel (« La destinée », en 1949). Cependant, dans cet univers western émergent progressivement des chansons à sujets géographiques de moins en moins associées avec l‘Ouest et surgissent de nouvelles 256 représentations du territoire québécois. Ainsi, en 1950, Willie Lamothe raconte sa tournée dans la péninsule gaspésienne dans « Mon passage en Gaspésie » et en 1954, Tony Villemure (1920-1961) chante les charmes de « La vallée de la Mauricie ». Dans ce dernier enregistrement, une réverbération assez longue est appliquée à tous les instruments et à la voix. L‘omniprésence de la réverbération donne l‘impression d‘un espace naturel grandiose, dominant le narrateur. Les couplets évoquent la population de cette région et nomment plusieurs lieux situés en Mauricie, dont le Saint-Maurice, la ville de Grand-Mère, ainsi que le Rapide-Blanc, qui a inspiré à Oscar Thiffault la célèbre chanson parue la même année que l‘enregistrement de Villemure (extrait sonore 4.17). Les effets de spatialisation créés par la réverbération ne sont donc pas réservés aux chansons traitant de sujets westerns mais sont aussi utilisés pour la description du territoire québécois.

On pourrait certes voir quelque chose de traditionnel dans ces descriptions du territoire qui rappellent parfois l‘attachement à la terre cher à certains régionalistes. Cet attachement se révèle dans certains noms d‘artistes comme celui de Roger Miron et ses Laurentiens, qui fait à la fois écho au célèbre ensemble folklorique des Montagnards laurentiens et à la laurentie de Lionel Groulx. Il est difficile d‘évaluer ici le poids respectif de la tradition et de la modernité dans la relation du country-western à ces représentations du territoire. On sait d‘une part que le genre, dès son apparition et malgré l‘importance des milieux urbains dans son développement, a pu être associé à la ruralité. Le soldat Lebrun a fait ses débuts à CHRC, qui était à la fin des années 1930 et au début des années 1940 un poste traditionnel et familial. Capté dans les campagnes jusqu‘en Beauce, on s‘y intéresse aux affaires agricoles et on y récite quotidiennement le chapelet (Du Berger, Mathieu et Roberge 1997 : 37). Les Montagnards laurentiens y font leurs débuts en 1934 et ils y animent une des émissions les plus populaires de la station; en 1939, l‘ensemble se compose d‘une dizaine de musiciens qui occupe une case horaire de choix, le samedi de 21 h à 22 h (Du Berger, Mathieu et Roberge 1997 : 148). Leur importance à CHRC semble contribuer à ce que le country-western soit associé à la musique traditionnelle, et c‘est un de leurs membres, Bill Harris, qui anime à la fin des années 1930 une des premières émissions country-western de la station, Le Cow-boy solitaire (Du Berger, Mathieu et Roberge 1997 : 153). D‘autre part, les descriptions du territoire présentées par les chanteurs country-western passent d‘un univers fantaisiste, le personnage du cow-boy et les paysages 257 des plaines correspondant difficilement à la réalité locale, à un genre plus réaliste et le plus souvent dénué de références à la tradition. On retrouve bien ici et là dans le corpus des éléments plus conservateurs, comme chez Tony Villemure qui, dans « La vallée de la Mauricie », y trouve « les filles les plus sages ». Certaines chansons de cow-boy comme « Giddy-Up Sam » de Willie Lamothe font une description idyllique des métiers rattachés à la terre, à l‘élevage et à l‘agriculture. Ailleurs cependant, la description du territoire et les références à la nature témoignent moins d‘un dévouement aux valeurs familiales et traditionnelles que de l‘expression des valeurs modernes. Ainsi, le « Cowboy des montagnes » de Paul Brunelle chante sa liberté, Willie Lamothe raconte son succès en Gaspésie et les nouvelles amitiés qu‘il y a tissées, et « Quand le soleil dit bonjour aux montagnes » présente les éléments naturels comme faisant surgir des souvenirs de l‘être aimé.

L‘américanité adaptée du country-western, qui réside à la fois dans l‘appropriation d‘un genre musical états-unien selon des critères stylistiques nouveaux et dans des thèmes géographiques qui passent des sujets westerns à une description du territoire québécois, est donc un lieu où jouent assurément des tensions entre modernité et tradition. D‘une part, l‘adaptation québécoise de la musique country passe par une voix modelée par les possibilités offertes par la technologie et ses descriptions du territoire se font parfois porteuses de valeurs plus modernes. D‘autre part, la chanson country-western peut rappeler les préoccupations du régionalisme et l‘homogénéité sonore du genre en émergence semble en partie redevable à une instrumentation issue de la fréquentation des réseaux des musiciens de folklore. Sur ce plan, les processus d‘adaptation à l‘œuvre vont de pair avec des éléments de continuité. À la fin de la période d‘émergence survient cependant un nouveau développement dans le genre country-western qui crée une véritable rupture dans le champ de la musique populaire au Québec.

4.5.2 Le country-western et le rock and roll Les chanteurs country-western produisent plusieurs des premiers enregistrements de rock and roll au Québec qui proposent, comme pour leur adaptation du country plus d‘une décennie plus tôt, un son unique et propre à la production locale. Ils contribuent de cette manière à l‘introduction, au Québec, d‘un important changement de paradigme dans la 258 musique populaire qui sera de plus en plus fondée sur des éléments dérivés de la musique afro-américaine et sur des pratiques relevant de l‘oralité. Tandis que le rock and roll devient au Québec un sujet de préoccupation touchant à plusieurs aspects de la culture, surtout celle des jeunes, La Patrie passe sous silence les premières manifestations québécoises du rock and roll; le country-western continue donc d‘être absent du discours sur la musique dans la presse.

4.5.2.1 Les premiers enregistrements de rock and roll au Québec : la contribution du country-western En 1956 paraissent les premiers enregistrements rock and roll du Québec dont plusieurs sont produits par des chanteurs country-western. Willie Lamothe fait paraitre « Rock'n'roll à cheval » chez London, Freddy Gagné enregistre « J‘ai perdu mes souliers en dansant le rock'n'roll » et « Rock rock rock le rock'n'roll », probablement la même année, chez London également. Roger Miron s‘y met lui aussi en 1957 avec « En avant le rock'n'roll » (Musée du rock'n'roll du Québec 2011 : s.p.), et son grand succès de 1956, « À qui l‘p‘tit cœur après neuf heures », contenait déjà des éléments stylistiques qu‘on pouvait associer au rock and roll. Même le sentimental Marcel Martel embarque dans la vague et enregistre en 1957 « Mon amour du rock'n roll », une adaptation du « Hound Dog » d‘Elvis Presley (Baillargeon et Côté 1991 : 43)62. Les titres de ces enregistrements, qui contiennent tous l‘expression rock and roll, font sourire par leur volonté évidente de faire référence de la manière la plus explicite possible à ce genre musical. On pourrait y voir une tentative d‘infiltrer un nouveau marché par une évocation superficielle d‘un genre en vogue. Ces enregistrements montrent cependant une réelle intégration d‘éléments stylistiques du rock and roll, en particulier ceux du rockabilly.

Depuis ses origines, la musique country a toujours été perméable à l‘influence de la musique afro-américaine. Le premier country commercial tire de son contact avec le blues rural plusieurs techniques instrumentales et vocales qui feront la renommée des artistes du disque old time, dont les célèbres blue yodels de Jimmie Rodgers constituent un bon exemple. Dans les années 1940 et 1950, le country intègre de nouveaux éléments musicaux

62 On peut aussi mentionner « Ce qui compte, c‘est le Rock & Roll» par Willie Lamothe en 1958, « Le rock de ma grand-mère » par Paul Brunelle en 1957, et « Rock & Roll du Père Noël » par Marcel Martel en 1957 notamment (Baillargeon et Côté 1991 : 42-43). 259 afro-américains, plus urbains. Dès 1945, des artistes comme les Delmore Brothers, qui enregistrent chez King Records, mélangent la musique hillbilly et le boogie woogie pour donner naissance au country boogie. On retrouve quelques exemples de cet hybride dans le corpus québécois : « Le boogie woogie des prairies » de Paul Brunelle et « Cowboy Boogie » de Roger Turgeon, deux chansons enregistrées en 1950, relevaient de cette tendance. Le country boogie prépare déjà le rockabilly : le style instrumental énergique, la technique slapped bass63 et les interventions improvisées de la guitare électrique, appelées licks, qui créent un dialogue à la fois avec la voix et avec la contrebasse, font leur apparition dans le country boogie et seront aussi caractéristiques du rockabilly (Malone 2002 : 248). Le boogie woogie fut par ailleurs déterminant dans la naissance du rock and roll, et c‘est sa structure qui servira de fondement aux premiers prototypes du rock and roll, produits autour de 1946 (Hatch et Millward 1987 :75). Le rockabilly, qui mélange de manière intime le rock and roll et le country, émerge dans les années 1950 avec des chanteurs comme Carl Perkins et Elvis Presley. Bien qu‘il demeure dans un premier temps proche de la scène country (Elvis Presley fera ses premières tournées avec des chanteurs country comme Hank Snow; Malone 2002 : 249), le rockabilly est à la fois le « [r]ésultat d‘une longue évolution de rapprochement entre country, jazz et blues », et le « point de départ sudiste de l‘aventure du rock and roll » (Herzhaft et Brémond 1999 : 422). Sam Philips et l‘étiquette Sun occupent un rôle de premier plan dans la création du son rockabilly, notamment avec l‘introduction de l‘écho, en particulier le slap-back, un écho à court délai (entre 50 et 150 ms) et avec peu de répétitions (feedback).

On retrouve plusieurs de ces caractéristiques dans les premiers enregistrements rock and roll québécois; « Rock'n roll dans mon lit », chanson enregistrée par Léo Benoît en 1958 pour Rusticana, la nouvelle maison de disques fondée par Roger Miron, servira à les illustrer64. On peut entendre sur cet enregistrement une imitation du slapped bass, probablement produite à l‘aide de baguettes et non par la contrebasse, dont le son rond

63 Le slapped bass désigne une technique où les cordes de la contrebasse sont pincées dans un mouvement perpendiculaire au manche de l‘instrument. La corde, beaucoup plus étirée que lorsqu‘elle est pincée à l‘aide d‘un mouvement latéral, frappe ainsi la touche de l‘instrument en retrouvant sa position initial, ce qui crée le son percussif typique de cette technique. 64 Cet enregistrement a été produit après la fin de la période visée par la thèse. Il réunit cependant presque toutes les caractéristiques des disques de rock and roll produits par les chanteurs country-western; étant donné qu‘il est très représentatif, il m‘a semblé pertinent de l‘utiliser comme exemple. 260 entendu sur l‘enregistrement ne peut être produit avec cette technique. L‘accordéon occupe une place de premier plan et occupe la même fonction que la guitare dans les enregistrements de country boogie et de rockabilly en intervenant dans les couplets par des licks; il prend aussi le rôle de soliste dans les sections instrumentales. L‘extrait sonore 4.19 fait entendre tous ces éléments. De plus, la chanson de Léo Benoît est clairement remplie de références sexuelles, un des éléments du rock and roll faisant l‘objet des critiques les plus vives (exemple 4.8). Dans le « Rock'n'roll à cheval » de Willie Lamothe, on entend un écho appliqué à la guitare rythmique et à la caisse claire, ce qui rappelle encore une fois les traits stylistiques du rockabilly. L‘accordéon joue aussi un rôle prédominant dans cet enregistrement, rôle à la fois rythmique et mélodique (extrait sonore 20).

En plus du rôle important confié à l‘accordéon, ces enregistrements comportent un autre élément typique du country-western, soit l‘inclusion du yodel. Dans « Rock'n roll dans mon lit », Léo Benoît ajoute des brefs interludes yodelés préparés par les paroles des refrains, que l‘on peut entendre dans l‘extrait sonore 19, tout comme Willie Lamothe dans « Rock'n'roll à cheval », où le yodel, chanté sur une gamme pentatonique, évoque les blue yodels de Jimmie Rodgers (extrait sonore 21). En plus de l‘accordéon, les enregistrements font entendre l‘instrumentation typique des ensembles country-western de l‘époque, comme celle des Cavaliers des plaines de Willie Lamothe, des Troubadours du Far-West qui accompagnaient Paul Brunelle65 et des Laurentiens de Roger Miron. Dans d‘autres enregistrements, le guitariste Bobby Hachey, qui joue au sein des Cavaliers des plaines, à la radio et sur l‘album Willie Lamothe et ses Cavaliers des plaines, contribue encore davantage à cette fusion entre rock and roll et country-western. Sa maîtrise de son instrument, la guitare électrique, et du style rock and roll lui vaudront d‘ailleurs d‘être approché pour une tournée européenne, en 1958, qui ne devait mettre à l‘affiche que des chanteurs rock and roll prénommés Bobby (Hachey 2001 : 66-70). Ce premier rock and roll issu du country-western est désigné par Richard Baillargeon et Christian Côté sous le nom de rock laurentien (Baillargeon et Côté 1991), et il était aussi, à l‘époque, appelé

65 Bobby Hachey raconte dans ses mémoires, comme on l‘a vu plus haut, avoir accompagné avec le même ensemble Paul Brunelle et Willie Lamothe. Selon ses souvenirs, sur les ondes de CKVL, les Troubadours du Far West et les Cavaliers des Plaines sont donc constitués des mêmes musiciens. On ignore si les enregistrements attribués à ces deux ensembles sont également composés des mêmes instrumentistes (Hachey 2001 : 137). 261 rockawilly; l‘usage typique de l‘accordéon dans ces enregistrements par des musiciens comme Gordie Fleming et Jean Boucher a contribué à en faire un sous-genre distinctif (Baillargeon s.d. : s.p.). Différent des enregistrements yéyés qui seront produits au Québec quelques années plus tard et qui feront surtout entendre des sonorités amplifiées, ce premier rock and roll québécois conserve une instrumentation country-western, principalement acoustique, et intègre le yodel.

Ces débuts du rock and roll québécois coïncident avec l‘accession d‘Elvis Presley au statut de star, alors qu‘il délaisse Sun Records pour signer un contrat avec RCA. Elvis Presley commence à enregistrer chez Sun en 1954, une petite compagnie de disques indépendante de Memphis, et connaît d‘abord un succès considérable dans le Sud des États- Unis. Avec la multinationale RCA, il devient alors une vedette nationale puis internationale. En 1957, Roger Miron chante dans « En avant le rock'n'roll » : « l‘an 56 est passé, laissant en souvenir le rock and roll et ses plaisirs […] J‘écoute Elvis et j‘pense à l‘année 56 » (Musée du rock'n'roll du Québec 2011 : s.p.). Si les sonorités rockabilly des enregistrements présentés plus haut n‘étaient pas suffisamment convaincantes, ces paroles indiquent sans contredit qu‘en 1956 le rock and roll et Elvis Presley, devenu son représentant par excellence pour le grand public, sont arrivés au Québec. Cette influence n‘est assurément pas étrangère à la production d‘enregistrements rock and roll par des chanteurs country-western. Ceux-ci sont, pour le Québec, à l‘avant-plan d‘une profonde transformation dans la musique populaire dont la presse commence à prendre conscience en 1957. Jusqu‘à la pénétration du rock and roll au sein des multinationales, qui a été facilitée par son appropriation par des artistes blancs, la musique destinée au grand public et à la consommation de masse était dominée par les auteurs et les compositeurs professionnels dont le travail profitait surtout aux grands éditeurs issus de l‘ère de la Tin Pan Alley. Les éditeurs, les compagnies de disques et les diffuseurs tentaient évidemment de récupérer certains styles musicaux qui rencontraient du succès auprès de publics plus restreints pour les introduire auprès d‘un public plus large. Hollywood a utilisé à son avantage la musique country comme trame musicale des films westerns, et c‘est parfois sous la forme de chansons écrites par des auteurs professionnels et interprétées par des chanteurs aux voix rondes comme celle de Gene Autry, devenu acteur, que le country était accessible au grand public, aux États-Unis comme au Québec. 262

Le rock and roll vient transformer un ensemble de manières de concevoir la chanson, jusqu‘alors envisagée comme une œuvre écrite, qu‘on peut acheter sous forme de musique en feuilles et pour laquelle un accompagnement, le plus souvent pour piano, est noté, chanson enregistrée en plusieurs versions où des ensembles de musiciens semblent interpréter des arrangements notés eux aussi. Le rock and roll introduit dans la musique de grande consommation un accompagnement fondé sur le riff, cellule mélodique, rythmique ou harmonique répétée, et sur l‘improvisation dont les licks sont une des manifestations. Les disques rock and roll des chanteurs country-western témoignent de cette conception de l‘accompagnement. De plus, en introduisant dès les années 1940 la guitare comme principal instrument accompagnateur, le country-western avait déjà contribué, pour le Québec, à la perte d‘influence du piano comme instrument populaire par excellence. Les publicités publiées dans La Patrie et Le Passe-Temps sont à cet égard significatives : on y voit de plus en plus d‘offres pour des cours de guitare, et les méthodes par accords, comme la méthode Andrex qui s‘annonce dans Le Passe-Temps comme une méthode « moderne » (1945 no 889 : 17; 1946 no 895 : 23) participent aussi de cette transformation. Le country- western, par l‘introduction du rock and roll et du riff et auparavant par l‘adoption de la guitare, s‘inscrit dans un changement de paradigme majeur pour la musique populaire, qui passe d‘une musique fondée sur l‘écrit à une musique dont l‘accompagnement devient improvisé et relève de plus en plus de traditions issues de la musique afro-américaines et dont les codes se transmettent surtout par l‘oralité et par la phonographie.

4.5.2.2 Le rock and roll dans La Patrie En 1957, la production rock and roll des chanteurs country-western est bien entamée et Elvis Presley est déjà une star. Cette année-là, il présente à Toronto, les deux seuls spectacles de sa carrière présentés à l‘extérieur des États-Unis. Dans La Patrie66, le rock and roll est très présent et Elvis Presley devient l‘archétype du chanteur populaire. Ainsi, dans un article sur des religieux qui enregistrent des chansons d‘amour en s‘accompagnant

66 Dès 1957, le rock and roll possède son organe au Québec avec la revue Dis-Q-Ton, qui se fait la voix des vedettes de la musique populaire, rock, western et yéyé. Bien qu‘il serait intéressant d‘analyser le discours sur la musique offert par cette publication, j‘ai voulu cerner, à partir d‘une source plus neutre et plus généraliste, la manière dont le rock and roll pouvait se positionner auprès de l‘opinion publique et non auprès des amateurs du genre.

263

à la guitare, le journal titre : « Elvis Presley en soutane » (17 mars 1957 : 106). En même temps, Elvis Presley est la figure qui incarne les éléments qui sont jugés de mauvais goût dans le rock and roll. Dans le même numéro, La Patrie présente un article sur les amours d‘Annette Dionne, une des célèbres quintuplées (113). L‘article a pour titre « Les deux tourtereaux préfèrent Chopin au rock n'roll » [sic] et rapporte les propos du jeune prétendant d‘Annette Dionne : « Si vous voulez mon avis, dit-il, le rock n'roll, je trouve ça démoniaque. Dans la danse, on doit exprimer un sentiment humain. Le rock n'roll est l‘expression d‘une sorte d‘hystérie animale. »

En effet, dans La Patrie en1957, les critiques du rock and roll abondent. Le samedi 19 janvier, le journal titre en page 36 : « Le Rock'n'Roll banni du Carnaval d‘hiver de Québec ». L‘entrefilet relate comment un « concours de rock'n'roll » avait été annoncé à l‘insu de la direction du Carnaval, qui a tenu à rectifier l‘information : il n‘y aurait aucune manifestation de rock and roll au Carnaval. On précise qu‘il y aura tout de même une « soirée populaire » qui « se tiendra pour la population le 9 février mais que ce sont les danses canadiennes qui seront à l‘honneur ». On comprend donc que l‘événement fera une place à la musique populaire, mais qu‘elle sera d‘inspiration traditionnelle, avec ses « danses canadiennes ». Ce bref texte apparaît bien anodin à côté des attaques en règles contre le rock and roll présentées à d‘autres moments dans La Patrie. Il montre cependant que le rock and roll est à la fois suffisamment populaire et suffisamment menaçant pour constituer une préoccupation chez les dirigeants d‘un événement à la fois mondain, avec son grand bal destiné à la haute société, et traditionnaliste67.

Sur fond de sensationnalisme, d‘autres articles font du rock and roll des critiques sévères. Le samedi 23 février, le rock and roll fait la une de La Patrie avec compte rendu

67 Le Carnaval de Québec, qui s‘est tenu pour la première fois en 1955, s‘oppose dès sa création aux débordements qui caractérisent traditionnellement cette période qui s‘étend de la fête des Rois au Mardi gras. Lancé par les commerçants de la ville de Québec, sa charte fondatrice, déposée le 26 octobre 1954, précise que le Carnaval vise à distraire la population « de façon saine et agréable » (Provencher 2003 : 21). Le Bonhomme Carnaval est dès le départ un personnage respectable, bien éloigné de l‘effigie de paille grotesque qu‘on brûlait au bûcher ou qu‘on noyait dans la rivière en Europe (Provencher 2003 : 22). Le Bal de la régence, aujourd‘hui le Bal de Bonhomme, est le clou du Carnaval et son principal événement mondain. Au départ très protocolaire, avec ses invités en costumes d‘époque personnifiant les grandes figures du Régime français, le Bal est encore aujourd‘hui réservé aux plus aisés : en 2010, il en coûtait 225 $ pour assister au Bal de Bonhomme, qui se tient toujours au Château Frontenac.

264 d‘un spectacle rock and roll donné à New-York sous la présidence d‘Alan Freed, le disc jockey le plus célèbre de cette scène musicale. Le journal titre : « Cris d‘extase et vitres fracassées » (1 et 18) et tente de faire peur au lecteur. Le texte insinue notamment que le rock and roll déclenche des réactions de nature sexuelle chez les jeunes et parle de cris d‘extase et de danse sauvage. L‘article donne à entendre que les jeunes amateurs de rock and roll constituent un groupe uniforme, homogène, et insiste sur leur habillement, auquel il consacre une section titrée « L‘uniforme ». L‘article dépeint les jeunes fans à la fois comme une menace et comme un groupe embrigadé, subjugué par ses idoles. L‘article chiffre la foule présente d‘une manière qui paraît nettement exagérée et estime à 5 000 le nombre de jeunes qui font la queue à la porte du théâtre (18). Bien qu‘on parle de quelques vitrines fracassées, c‘est à l‘intérieur que la scène est décrite dans les termes les plus forts : « À l‘intérieur du théâtre, le spectacle était terrifiant. Les garçons—et les filles aussi— s‘égosillaient à crier [sic] des paroles obscènes et montaient à califourchon sur les sièges. » Le dimanche 10 mars, La Patrie présente un compte rendu d‘un autre spectacle, cette fois donné à Toronto (104). Les spectateurs sont encore une fois décrits comme étant sous l‘emprise d‘une force démoniaque : « Les rock'n'rollers ont mis une ardeur furibonde dans leurs contorsions du Mardi Gras au Maple Leaf Gardens, de Toronto. Joignant la parole au geste, ils ont hurlé comme des possédés avant de passer à la catalepsie du carême. » Ce texte se retrouve sous une photo montrant quelques jeunes spectateurs, photo qui n‘accompagne aucun article; la brève description de la photo ne nous indique même pas de quel spectacle il s‘agit. Le sujet de cette « nouvelle », de toute évidence, n‘est pas le spectacle lui-même, mais bien les réactions que le rock and roll provoque.

Dans les pages culturelles de La Patrie de 1957, on ne trouve pratiquement aucune référence aux chanteurs country-western, pas plus que pour les autres années des décennies 1940 et 1950 qui ont été dépouillées. En 1957, cependant, on fait une plus grande place à la musique qu‘au cours des années précédentes et ce sont surtout les chansonniers qui sont représentés. Ces derniers se prononcent sur le rock and roll. Le dimanche 5 mai 1957, Pierre Saucier signe un article sur Marc Gélinas (69), décrit comme poète et chansonnier. « ―[J]e n‘aime pas Elvis, dit-il, car ce n‘est pas un musicien et il a une vilaine voix. Pat Boone, un autre rock-and-roller, lui, sait chanter!‖. Marc Gélinas dit préférer le calypso au rock and roll. ―Le vrai calypso, dit-il, c‘est l‘équivalent de la mère Bolduc!‖ ». Pat Boone 265

(né en 1934), qui offrait des succès rock and roll des versions beaucoup plus grand public et expurgées de toute connotation sexuelle, donnait une performance difficile à rattacher au rock and roll et sa voix avait peu à voir avec celle d‘Elvis Presley ou de Little Richard (né en 1932) par exemple, dont il a repris plusieurs chansons.

Cette valorisation d‘un genre musical par ses liens avec le folklore concerne aussi le rock and roll dans un texte publié dans La Patrie du 28 avril. Alors qu‘on y annonce en page 67 qu‘on empêchera probablement Elvis Presley de se produire à Montréal comme l‘artiste et son imprésario l‘avaient initialement prévu, on consacre un quart de colonne en page 98 au « Biggest Show of Stars for ‘57 », annoncé précédemment le 14 avril (102), et qui réunit sur la scène du Forum, entre autres, Fats Domino (né en 1928), Clyde McPhatter (1932-1972) et Chuck Berry (né en 1926) pour un spectacle de trois heures donné en matinée et en soirée le jour même. Bien que ce texte non signé soit probablement un texte publicitaire déguisé en article, sa rhétorique montre tout de même quels arguments permettaient de ranger ces trois artistes associés au rock and roll du côté de la « bonne » musique. Un mot d‘abord sur ces trois chanteurs. Selon Hatch et Millward, Chuck Berry est sans doute l‘artiste qui incarne le mieux, par ses chansons comme par son attitude, les aspirations des amateurs de rock and roll. En tant que guitariste, son influence se fait encore sentir, et son style mélange le rockabilly et le blues électrique. Bref, d‘après les auteurs : « Chuck Berry was almost certainly rock & roll‘s foremost lyricist and guitarist. » (78). 1957 est une année prolifique pour Chuck Berry, qui fait notamment paraître son enregistrement le plus célèbre, « Johnny B. Goode ». Clyde McPhatter, chanteur à l‘héritage gospel, sera d‘abord membre des Dominoes menés par Billy Ward, avec qui il enregistre en 1951 « Sixty Minute Man », que certains considèrent comme un des premiers enregistrements rock and roll, puis fondera les Drifters en 1953. Enfin, le louisianais Fats Domino, pianiste et chanteur qui s‘inspire largement du boogie woogie, a eu une grande influence sur le rock and roll naissant (Hatch et Millward 1987 : 75). C‘est d‘ailleurs sur lui que le texte publié dans La Patrie s‘attarde. Il y est avantageusement présenté comme une grande vedette qui aurait vendu « pas moins de 15 millions de disques… dont 10 millions au cours des trois derniers mois! » et dont les prestations sur scènes sont des « succès monstre »; à témoin un « spectacle géant de ―rock'n roll‖ » présenté au Théâtre Paramount de Brooklyn et qui aurait généré « une recette record de plus de $220 000 ». Le texte mise 266 donc sur la grande popularité de Fats Domino, et associe explicitement le chanteur au rock and roll. Sa musique y est présentée comme d‘une grande valeur : « Fats Domino […] est sûrement destiné à prendre place parmi les Grands de la musique moderne ». Il est présenté comme un chansonnier, près du folklore et bon père de famille résidant en terre française :

Fats Domino a lui-même écrit la plupart de ses grands succès. Il se plaît à appeler ses pièces des chansons de folklore et, en effet, comme toute pièce de folklore, les chansons de Domino ont une histoire à raconter. […] Natif de la Nouvelle-Orléans, Fats est âgé de 28 ans. Il est le père de six enfants et demeure toujours dans la belle province française de la Louisiane.

Ce texte montre que même en faisant la promotion d‘un spectacle de rock and roll, il est encore bon, au Québec et en 1957, de se revendiquer de la tradition, de la famille et de la langue française, et c‘est grâce à ces valeurs que le rock and roll peut offrir un spectacle de bon goût. Une tentative de légitimation semblable mais fondée sur d‘autres critères apparaît dans un texte signé par Marcel Blouin, qui tente d‘expliquer le phénomène du rock and roll dans un article intitulé « Les folies de la jeunesse, d‘Alcibiade à Presley » (La Patrie, 10 février 1957 : 95, 100). L‘auteur voit avant tout dans le rock and roll un « phénomène social », soit « l‘irruption violente des forces souterraines qui poussent, périodiquement, les adolescents à se révolter contre la société des adultes » (95). Selon lui, les réactions du jeune public ne sont cependant en rien rattachées à la musique rock and roll elle-même :

L‘hystérie qui secoue actuellement la jeunesse est si peu liée à la musique du rock'n roll qu‘en Europe, où cette musique est arrivée sur le tard, les jeunes n‘ont pas attendu de connaître les chansons d‘Elvis Presley et se sont déchaînés aux concerts donnés par Louis Armstrong, Lionel Hampton et Sydnet Béchet, qui condamnent tous trois le style « rock'n roll » ! Et que dire de la ferveur démoniaque qui a saisi les auditoires rassemblés pour entendre Gilbert Bécaud! (95)

Arguant que le rock and roll n‘est pas complètement dénué de qualités musicales, Marcel Blouin évoque ses sources jazz et blues, qui servent à la fois à légitimer ce genre et à le discréditer (« Précisons, en premier lieu, que le rock'n roll n‘est pas une nouvelle forme de musique populaire »; 100). Pour étayer ce point de vue, l‘auteur prend évidemment comme exemple Elvis Presley. Lui attribuant d‘emblée une grande vulgarité (« Ses trémoussements et ses déhanchements grivois relèvent du problème sociologique et du mal d‘exhibitionnisme qui affectent la jeunesse »; 100), il lui reconnaît un bon potentiel comme 267 chanteur de blues. S‘appuyant sur les commentaires du critique musical américain John S. Wilson (193-2002), il vante la projection de sa voix, ses inflexions et son sens du rythme et avance qu‘il a emprunté ses « meilleurs effets » aux plus grands interprètes du jazz. Marcel Blouin reproche cependant deux choses à la voix de Presley. La première, qui est le pendant de sa « vulgarité » dans la gestuelle, serait d‘avoir exagéré le style de ses modèles : « Ce qui était valable, authentique et émouvant chez les premiers devient avec lui caricature grotesque. » (100). La seconde, et celle qui semble la plus grave aux yeux de Marcel Blouin, c‘est d‘avoir « mêlé au style blues le style ―hillbilly‖ ou chanteur de montagne, qui laisse une large place au pathos du plus mauvais goût. Les chanteurs ―hillbilly‖ sont reconnus pour leurs accents nasillards et trainards : Presley a de ces accents disgracieux, qui ne laissent pas de choquer » (100). Tandis que le blues constitue le « bon » élément de la voix d‘Elvis Presley et du rock and roll en général, la nasalité de sa voix et sa sonorité country est disgracieuse. La présentation du « Biggest Show » et cet article suggèrent ensemble que le blues, le jazz et leurs dérivés étaient en partie institutionnalisés au Québec en 1957, constituaient une forme d‘américanité acceptable et pouvaient faire partie de la musique de bon goût. Il restait évidemment certaines résistances aux musiques afro- américaines dans la critique, même sous leurs formes les plus diluées. Ainsi, le 5 mai 1957, dans la chronique « La musique sur disques » (28), M. Chevalier présente une critique élogieuse d‘un disque de Benny Goodman consacré à Mozart. L‘auteur termine en écrivant : « À l‘entendre jouer le concerto et le quintette, il est évident qu‘il préfère la vraie musique, mais aurait-il atteint à la fortune et à la gloire qu‘il connaît depuis nombre d‘années s‘il n‘avait pas fait de jazz? C‘est douteux. »

Au moment où les chanteurs country-western intègrent des éléments de rock and roll dans leurs enregistrements, en particulier sa variante rockabilly, la musique grand public semble avoir absorbé les dérivés du jazz et du blues, qui peuvent constituer des musiques de bon goût, surtout si elles sont expurgées par des chanteurs comme Pat Boone, qu‘elles semblent maîtrisées par des musiciens blancs comme Benny Goodman, ou si on peut les affilier à des valeurs traditionnelles et familiales et avec la culture française comme dans le cas de Fats Domino. La musique savante continue à être perçue comme une forme de musique supérieure, du moins chez certains critiques. Pour la musique populaire en général, le folklore sous toutes ses formes, des danses canadiennes au calypso, constitue 268 encore une valeur sûre et un gage de bon goût. Les chansonniers sont très présents dans les pages artistiques de La Patrie de 1957 et le rock and roll y est partout, même dans les sections consacrées à l‘actualité. Du country-western point de mention, sinon pour souligner le mauvais goût hillbilly de la voix d‘Elvis Presley, qui est devenu par ailleurs l‘archétype du chanteur populaire. Ces critiques ne devraient pas éclipser le fait que le rock and roll, et pas seulement le rock and roll blanc d‘Elvis Presley, semble assez populaire pour remplir deux fois le Forum de Montréal, qui est d‘ailleurs la salle qui avait été pressentie pour accueillir Presley.

Pourquoi une telle absence du country-western, qui produit des enregistrements apparentés au rock and roll qui, lui, est très présent? Une seconde exception à cette absence offre peut-être une réponse partielle. Dans La Patrie du 6 janvier 1957 (72), une publicité fait l‘annonce des spectacles de Roger Miron qui tiendra l‘affiche au Café Saint-Jacques tous les vendredis avec ses Laurentiens. Le texte publicitaire accompagne une photographie du chanteur et mise sur le succès de la chanson « À qui l‘p‘tit cœur après neuf heures » pour attirer le public. Roger Miron et ses Laurentiens sont alors un des représentants du rockawilly et le chanteur est à la veille de fonder Rusticana, qui mettra en marché d‘autres enregistrements du même genre, dont ceux de Léo Benoît, ainsi que du yéyé. La publicité ne fait cependant pas référence au rock and roll. Elle insiste plutôt sur le côté familier du spectacle que peuvent offrir Roger Miron et ses Laurentiens, qui proposent des danses « modernes » mais aussi des « danses carrées », dans le cadre d‘une « soirée de chez nous ». Malgré la rupture qu‘introduisent les chanteurs country-western en adoptant le rock and roll, ils semblent donc qu‘ils continuent, comme dans le cadre de leurs tournées, de mettre en valeur une continuité avec le type de socialisation et de divertissement associées aux soirées du bon vieux temps et aux veillées « de chez nous ». Le rock and roll proposé par le country-western n‘est pas menaçant. Il n‘est pas non plus la musique des jeunes, qui s‘empareront plutôt du yéyé; en 1957, Willie Lamothe a 36 ans, Roger Miron en a 28. Les adolescents fans de rock and roll ne se reconnaissent sans doute pas dans le rockabilly québécois. Ni provocateur, ni rattaché au conflit générationnel que révèlent les critiques du rock and roll, le country-western introduit peut-être une rupture stylistique et de la nouveauté dans la phonographie québécoise mais il n‘est pas perçu comme révolutionnaire. 269

Les pratiques dont le rock and roll country-western découle marquent cependant le début de l‘ère du rock au Québec, qui finira par être intégré à la chanson nationale légitime.

4.5.3 Conclusion L‘américanité du country-western est une américanité adaptée. La chanson country comme le rock and roll sont chantés en français et se greffent sur des pratiques instrumentales en partie déterminées par la présence de musiciens traditionnels dans les ensembles qui accompagnent les chanteurs. À la fin des années 1950 comme pendant les années 1940 avec la radio, les tournées de variété et les reprises sur scène des grands succès de l‘époque, le country-western reste proche des goûts du public, il est ouvert à la nouveauté et son américanité se confirme à nouveau. Alors que le country-western semble de plus en plus populaire à la fin des années 1950, qu‘il est de plus en plus présent à la radio montréalaise et qu‘il est en bonne voie de constituer un genre musical structuré et autonome, il demeure absent des pages artistiques de La Patrie, qui est pourtant le quotidien montréalais le moins élitiste à cette époque, le plus populaire. Le country-western, malgré son succès, y est absent du discours sur la musique et se situe en dehors des normes de la bonne musique, servant même de repoussoir dans la critique de Marcel Blouin de la voix d‘Elvis Presley. Un dépouillement plus avancé permettrait peut-être de mieux cerner la place qu‘occupait le country-western dans la vie culturelle québécoise. Il semble à première vue qu‘il ait été ignoré dans la presse destinée au grand public et ce, malgré sa filiation avec des phénomènes culturels abondamment commentés. Son américanité semble le situer à mi- chemin entre la modernité et la tradition et le place peut-être dans une catégorie à part; ne correspondant ni aux pratiques culturelles en position hégémonique comme celle des chansonniers qui se dessine à la fin de la période, ni aux pratiques qui se définissent en opposition à la culture dominante et qui méritent d‘être dénoncées ou, du moins, analysées, le country-western ne semble donc pas mériter de commentaire critique.

4.6 Sommaire La chanson country-western a émergé et évolué en milieu urbain. Paul Brunelle, Marcel Martel et Willie Lamothe sont originaires de la Montérégie et du centre du Québec, des régions qui comportent des villes importantes et développées et où des stations de radio se font le relai de la culture locale. Ces villes où les pionniers country-western sont actifs (Drummondville, Trois-Rivières, St-Hyacinthe) offrent un réseau de salles où les musiciens peuvent se produire, dans les cabarets et les hôtels entre autres, et une population assez 270 nombreuse pour assurer un public à des spectacles réguliers. La proximité de ces centres avec Montréal facilite le déplacement des chanteurs vers les studios d‘enregistrement, qui sont concentrés dans la métropole, et ceux des stations de CKAC et de CKVL, où Willie Lamothe et Paul Brunelle animent des émissions pendant plusieurs années. Ces villes sont également assez importantes pour être visitées régulièrement par les troupes montréalaises de variété, qui y recrutent des talents locaux et contribuent ainsi à lancer leur carrière. Les tournées provinciales auxquelles participent les chanteurs country-western contribuent en retour à leur popularité en dehors des centres régionaux. Par le biais de ces tournées, les chanteurs country-western se font diffuseurs de la culture urbaine et des succès populaires partout au Québec. Ces artistes entretiennent une relation directe avec le public et ses préférences. Si leur répertoire personnel semble être apprécié et jouir d‘un succès commercial important, ils se font par ailleurs le relais des goûts de leurs auditeurs, notamment en interprétant les succès du jour par le biais des demandes spéciales qu‘ils interprètent à la radio. Ces goûts semblent avoir été déterminants dans l‘émergence du genre, entre autres à travers l‘engouement des concours amateurs qui vont consacrer Roland Lebrun et Paul Brunelle. En ce sens, le country-western pourrait relever d‘une véritable modernité par acclamation.

Les voix des chanteurs country-western et leurs enregistrements portent une chanson au discours intimiste et souvent sentimental dont la technologie contribue à enrichir les effets. Comme pour les codes relevant de la paralinguistique, les codes technologiques présents dans leurs enregistrements, qui concernent aussi des effets de spatialisation, avaient assurément une signification accessible de manière immédiate aux auditeurs; le succès n‘aurait pu être possible autrement. Cette compréhension collective, qui s‘inscrit dans le phénomène d‘hypermédiation décrit par Michael Carroll, témoigne de la modernité dans laquelle baignent la création et la réception du country-western, qui s‘approprie les codes du crooning comme ceux du cinéma western. Les médias ont bien entendu joué un rôle dans la diffusion du country états-unien et du cinéma western au Québec, qui ont tous deux favorisé l‘émergence du country-western. L‘américanité dont témoigne l‘adoption de ce genre devenu emblématique de la culture états-unienne se révèle cependant sous une forme largement adaptée. Sur les plans vocal et instrumental et sur le plan du répertoire, le corpus constitué par les enregistrements country-western produits entre 1942 et 1957 montre une sélection de certains éléments issus du country ainsi que leur fusion dans un genre nouveau où se côtoient des influences plus modernes comme celle du crooning et du répertoire honky tonk, et d‘autres plus traditionnelles comme celle de l‘instrumentation des ensembles folkloriques. Les thèmes rattachés au territoire, qui passent de la description d‘un univers western à celle du Québec, témoignent aussi à la fois de l‘américanité du country-western et des tensions qui s‘y jouent entre modernité et tradition.

Les chanteurs country-western ne seront pas réfractaires aux évolutions les plus modernes qui marquent la musique country états-unienne après son adoption au Québec, et vont notamment intégrer le country boogie et le rockabilly. Le rock and roll, dont certains aspects seront dénoncés dans les pages de La Patrie en 1957, marque assez les esprits au Québec pour qu‘Elvis Presley devienne l‘archétype du chanteur populaire. On trouve aussi dans ce journal des indices d‘adhésion à certains éléments du rock and roll, notamment ceux rattachés au blues et au folklore. Le country-western, en revanche, semble pratiquement absent de la presse des années 1940 et 1950, ce qui constitue un indice qu‘il 271 pourrait avoir représenté, dès son émergence, un des genres musicaux les moins légitimes de la hiérarchie culturelle au Québec. Selon Yves Claudé, c‘est en partie son appartenance à la culture populaire urbaine qui suscite le rejet du country-western (Claudé 1997 : 173). Pas tout à fait traditionnel, n‘appartenant pas exactement à la culture de masse et à ses stars, le country-western ne trouve pas sa place dans la presse quotidienne populaire.

S‘il présente plusieurs traits modernes, le country-western entretient des liens étroits avec le folklore qui sont discrètement revendiqués, notamment dans le contexte des tournées où Paul Brunelle se produit avec la Troupe du bon vieux temps et dans lequel Marcel Martel parle du type de spectacle qu‘il offre comme une « soirée canadienne » (Martel et Boulanger 1983 : 152). Les chanteurs country-western, comme on l‘a vu dans le chapitre 1, sont souvent accompagnés par des musiciens de folklore (les frères Joyal, Fernand Thibault, Ludger Foucault). Comme les films western qui étaient, grâce à leur nature fantaisiste et leur décor « exotique » et appartenant au passé, un lieu d‘expression pour des émotions et des discours ailleurs censurés (Peterson 1997 : 85), le country-western québécois se présente sous un aspect assez inoffensif pour pénétrer le circuit des salles paroissiales. Marcel Martel raconte même avoir joué dans une église à Moffet, dans le Témiscamingue (Martel et Boulanger 1983 : 152). Le country-western ne s‘est cependant jamais fait, dans les années 1940 et 1950, le chantre de la tradition et, s‘il ne semble pas s‘y opposer, il ne la met pas non plus particulièrement en valeur. L‘association avec des musiciens de folklore et l‘utilisation de salles paroissiales reflètent peut-être seulement une nécessité à une époque où la plupart des musiciens professionnels, à l‘extérieur des grands centres, sont des musiciens de folklore, et où toutes les villes ne possèdent pas de cabaret ou de salle de spectacle. Le côté familier du spectacle country-western continue à être invoqué même par ses artistes les plus rattachés au rock and roll comme Roger Miron; cela témoigne d‘une ambiguïté face à la modernité que peu de données, cependant, permettraient de mieux décoder.

D‘autres aspects rattachant le country-western à la modernité auraient pu être abordés. Le jeu sur les niveaux d‘identité dont il a été question dans le chapitre 3 et à propos de la chanson de Noëlla Therrien « Mon chevalier » relève d‘une subjectivité qui est souvent citée comme caractéristique de la modernité artistique, tout comme l‘autoréférentialité qui caractérise plusieurs chansons country-western.

Conclusion La chanson country-western introduit plusieurs nouveautés dans la musique populaire au moment où le soldat Lebrun entame sa carrière sur disque en 1942. La voix country- western s‘organise autour d‘un code expressif faisant intervenir des effets paralinguistiques comme la nasalisation et le second mode de phonation, qui l‘inscrivent dans la lignée de la musique country états-unienne; elle exerce aussi un traitement particulier de l‘intensité et de la hauteur qui rappelle en partie le crooning et qui la distingue de son homologue états- uniennne. La structuration de ces techniques vocales, qui sont étroitement coordonnées avec les paroles des chansons, concourt à la construction de représentations parfois rattachées à la joie et à l‘exubérance, mais surtout à des èthos associés à la tristesse et à la solitude, le pleur et la plainte étant deux icônes privilégiés des chanteurs country-western. À côté de ces codes qui en ordonnent l‘expressivité, la voix country-western et sa mise en scène phonographique, qui est appuyée par certains effets technologiques comme la réverbération, élaborent aussi des représentations plus abstraites reliées à l‘espace et à l‘intimité. Le country-western contribue de toutes ces manières à l‘enrichissement du vocabulaire sonore de la musique populaire québécoise.

Bien que l‘on puisse rattacher l‘émergence du country-western à un mouvement plus ample, celui de la diversification que connaît la voix populaire au Québec depuis les années 1920, la chanson country-western introduit assurément de nouvelles conventions quant à l‘esthétisation des effets paralinguistiques et à l‘usage de la réverbération. Avec le choix de la guitare comme instrument d‘accompagnement privilégié, les chanteurs country- western popularisent cet instrument. Leur statut d‘auteur-compositeur-interprète contribue aussi à généraliser ce type de carrière, à la radio comme sur disque. Ces deux caractéristiques, communes à presque tous les artistes country-western entre 1942, qui marque les débuts de Roland Lebrun, et 1957, la dernière année avant l‘autonomisation du genre, pavent d‘une certaine manière la voie au mouvement chansonnier. De plus, l‘adoption du rock and roll par les chanteurs country-western à la fin de la période contribue à accroître la variété stylistique de la phonographie québécoise. De plusieurs façons, le country-western participe à l‘instauration de nouvelles pratiques professionnelles qui seront plus tard perçues comme essentielles à une chanson québécoise légitime et portant l‘identité nationale. 273

Bien qu‘elle témoigne des mutations profondes qui transforment la musique populaire d‘alors et qu‘elle introduise certaines ruptures avec les pratiques musicales qui ont cours au Québec au moment où elle émerge, la chanson country-western se greffe sur des réseaux bien établis. Celui des troupes de variétés permet à plusieurs artistes d‘entrer définitivement dans le milieu professionnel; celui des stations de radio offre un lien privilégié avec l‘auditoire et un tremplin vers les studios d‘enregistrement montréalais; celui des musiciens de folklore fournit à la fois une banque de musiciens accompagnateurs et un circuit de tournée déjà constitué. Le country-western se développe donc en bonne partie en continuité avec les grands pôles de la vie culturelle des années 1940, dont les institutions, les modes de fonctionnement et les organes de diffusion lui permettent de se structurer non pas en marge mais au sein même de l‘industrie musicale. La marginalité souvent citée du country-western, provoquée par la crise du disque des années 1980 ayant mené plusieurs artistes à se tourner vers l‘autoproduction, correspond à un troisième temps de son histoire. Elle fait suite à une période d‘autonomie et de grande rentabilité commerciale qui s‘étend de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, où les compagnies de disques indépendantes consacrées à la « musique campagnarde » assurent la production et la promotion d‘un grand nombre d‘enregistrements country-western. L‘émergence du country-western, entre 1942 et 1957, s‘effectue grâce à des nouvelles conditions industrielles et économiques. La pénurie de disques français et états-uniens qui touche les deux compagnies de disques établies à Montréal, les généralistes Compo et RCA Victor, ouvre une brèche favorable à l‘arrivée de nouveaux styles et de nouveaux artistes. À cette époque, le country-western est pleinement intégré aux médias de masse et à une industrie musicale tournée vers le grand public, et il génère des produits de grande consommation dont la mise en marché s‘apparente à celle des autres disques de musique populaire.

Dès le départ, cependant, le country-western présente des traits distinctifs. Parmi ceux-ci, les origines ouvrières des artistes et leur statut d‘amateurs d‘autodidactes contribueront à la construction de l‘authenticité country-western. Celle-ci semble s‘organiser dès le milieu des années 1960 autour de la mise en scène de la vie personnelle des artistes, de leur proximité avec le public, de la valorisation de la sincérité et de la simplicité ainsi que d‘un discours sur la tradition. Elle insiste sur des éléments de continuité 274 et de stabilité parfois en rapport avec des valeurs religieuses ou familiales, et a assurément contribué à ranger le country-western parmi les manifestations conservatrices et traditionnelles d‘une culture encore rattachée à la ruralité. Il serait ici judicieux de se rappeler les réflexions d‘Elzéar Lavoie à propos de la tradition, qui est le produit de la conscience de continuité, et non la continuité en soi; en ce sens, la tradition ne peut être que provoquée, créée par la modernité (Lavoie 1986 : 253). Une société traditionnelle ne se définit pas comme traditionnelle, et l‘idée même de tradition présuppose une conception linéaire du temps, qui est elle-même éminemment moderne. De la même manière que la notion de tradition, celle d‘authenticité est une préoccupation moderne issue d‘un sentiment de perte provoqué par l‘effacement des structures traditionnelles. C‘est ce que Peterson a montré à propos de l‘urbanisation des artistes et du public de la musique country. La chanson country-western intègre d‘ailleurs pleinement cette nostalgie du passé à compter du milieu des années 1960, une nostalgie qui se manifeste dans les thèmes des chansons mais aussi dans la forme que prennent certains microsillons qui présentent des collections de chansons souvenirs ou de chansons du patrimoine. Pour le country-western comme pour d‘autres pratiques culturelles, la construction d‘une tradition est l‘indice d‘une modernisation consommée.

La nostalgie marque aussi la première chanson country-western. C‘est alors la nostalgie d‘une famille dont la guerre nous tient à distance chez le soldat Lebrun, mais aussi celle du foyer dont le cow-boy est temporairement éloigné ou encore celle d‘un amour perdu ou naissant, appartenant au passé. Il s‘agit d‘une nostalgie personnelle, touchant à l‘univers domestique et émergeant dans un corpus de chansons intimes, une nostalgie inscrite dans la modernité. La modernité transparaît aussi dans l‘américanité du country- western, celle de ses sources, mais aussi de son intérêt pour le territoire, qui préfigure des préoccupations nationales d‘un Québec déjà en bonne partie modernisé et sur le point de prendre conscience de sa modernité. Les trajectoires individuelles des chanteurs country- western renvoient d‘ailleurs à celles de milliers de leurs concitoyens. Issus d‘un milieu ouvrier et parfois d‘origine rurale récente, ils vivent à la fois en région et en ville, où ils exercent des métiers industriels non spécialisés. Baignant dans la musique de tradition orale dont ils côtoient de près des représentants, leur pratique musicale s‘avère néanmoins influencée par la musique de grande diffusion avec laquelle ils sont en contact par le biais 275 de la radio et du cinéma et où ils puisent des influences diverses. Tino Rossi, Maurice Chevalier, le cow-boy chantant Gene Autry, les grandes vedettes de la chanson française et états-unienne sont les premiers modèles des chanteurs country-western, qui s‘en font d‘abord les imitateurs dans leurs débuts comme amateurs.

L‘influence de ces artistes se fait cependant peu sentir dans la voix country-western. Parfois proche du crooning, elle se distingue avant tout par son usage de la nasalisation et du second mode de phonation, dont la charge expressive témoigne d‘une véritable esthétisation de la parole; le country-western montre ici aussi sa modernité. Cette dernière n‘est ni fracassante, ni revendiquée ni ouvertement en opposition avec la tradition dont les institutions ont encore au cours des années 1940 et 1950 la mainmise sur plusieurs aspects du social et avec qui les chanteurs country-western pouvaient collaborer dans le cadre des tournées provinciales. Le premier country-western semble cependant adhérer à des traits de la modernité populaire suffisamment nombreux pour que l‘on remette en question son appartenance à la tradition et au conservatisme. Son inscription dans la culture de masse, son usage de la technologie, son esthétique de l‘ordinaire et du quotidien, son américanité, ses représentations de l‘intime et même son autoréférentialité sont tous des indices de sa modernité.

La présente recherche laisse assurément plusieurs questions en suspens. La nasalisation et le second mode de phonation ne sont que deux des nombreux effets paralinguistiques qui ont été relevés lors des analyses, et d‘autres variations de timbre auraient pu être prises en compte. C‘est entre autres le cas des effets de diphtongues, qui m‘apparaissent reliés au twang présent dans la voix country états-unienne et qui jouent sans doute un rôle générique important dans le phonostyle country-western. L‘objectif étant cependant de montrer les fonctions expressives des effets paralinguistiques dans la voix country-western, le choix de la nasalisation et du second mode de phonation s‘est finalement avéré pertinent. Il a permis d‘étudier des effets présents chez tous les chanteurs du corpus, abondamment utilisés et en fin de compte structurés et codifiés de manière homogène, en plus d‘être reliés à des èthos très répandus dans les enregistrements produits au cours de la période étudiée. De plus, le recours à ces deux modificateurs paralinguistiques était étroitement lié à des variations appliquées à d‘autres paramètres et 276 qui se sont révélées tout aussi importantes sur le plan expressif. Les variations d‘intensité ont entre autres permis d‘identifier la manière dont était stylisée la plainte ainsi que de mettre à jour une association imprévue entre la voix country-western et le crooning.

Par ailleurs, certains aspects du corpus ont été insuffisamment mis en valeur. C‘est le cas de l‘accompagnement instrumental présent sur les enregistrements country-western. Bien qu‘il en ait été question à quelques reprises, l‘instrumentation à elle seule aurait mérité plus d‘attention. L‘usage de la guitare semble contribuer à fixer de nouveaux standards pour la chanson populaire, et le dépouillement a montré l‘importance croissante de cet instrument notamment dans les publicités offrant des cours par correspondance. L‘accordéon, dont on a perçu l‘importance au sein des ensembles country-western, joue un rôle central, même en dehors des enregistrements rock and roll, qui aurait pu être mieux analysé. Les fonctions mélodiques, rythmiques et harmoniques occupées par chaque instrument accompagnateur soulèvent aussi la double question de l‘organisation de la pratique instrumentale et de l‘oralité. Apparemment fondés sur le riff et sur l‘improvisation, les arrangements entendus sur les enregistrements country-western semblent relever d‘un changement de paradigme où la partition et le métier traditionnel d‘arrangeur apparaissent en perte d‘influence et où la musique afro-américaine prend de plus en plus d‘importance. Une recherche et des analyses plus poussées auraient sans doute révélé, ici aussi, une influence moderne. C‘est toutefois la voix qui avait été choisie comme objet d‘analyse principal à cause de son statut singulier. Cible de la critique du country-western, porteuse de ses traits génériques les plus forts et véhicule expressif par excellence dans la forme chanson, elle a finalement permis de répondre à la question principale posée ici en révélant la modernité du country-western.

Le traditionalisme et le conservatisme associés au country-western sont fondés sur des aspects bien réels du genre et sur le discours que celui-ci produit. Ce discours, dont l‘axiologie repose sur l‘authenticité, fait appel à des éléments de continuité qui correspondent à des traits structurants du genre, présents dès son émergence. Si ceux-ci sont mis en valeur de manière disproportionnée dans l‘authenticité country-western, ils n‘en demeurent pas moins des caractéristiques véritables du genre au moment où il apparaît. Il aurait sans doute été pertinent, par exemple, de creuser la question des relations 277 entre les premiers chanteurs country-western et les musiciens de folklore qu‘ils côtoient au cours de la période visée par la thèse. Aux États-Unis, une des premières étiquettes servant à désigner la musique country, old time music, met en évidence les sources traditionnelles de ce nouveau genre commercial; de plus, certains pionniers du country comme Fiddlin‘ John Carson sont des musiciens de folklore semi-professionnels. Au Québec, bien que les musiciens de folklore présents sur les enregistrements qui composent le corpus soient le plus souvent des accompagnateurs dont le nom n‘est pas spécifié et qui ne sont pas mis en vedette, certains d‘entre eux, par exemple Ludger Foucault, ont produit sous leur nom, comme on l‘a vu dans le chapitre 1, des enregistrements rattachés aux deux genres. Il m‘apparaissait cependant préférable d‘insister sur la manière dont le country-western pouvait constituer une expression de la modernité dans son incarnation populaire. Sans nier la pression exercée par la tradition et l‘importance de la continuité dans l‘émergence du country-western, celui-ci s‘est avéré, par plusieurs aspects, une manifestation artistique bien de son temps et ouverte aux nouvelles sonorités de la musique populaire de son époque, à la technologie et à l‘américanité, composant ainsi bel et bien un faisceau de la modernité culturelle.

La combinaison d‘approches historiques et analytiques visait à montrer la pertinence d‘allier la microanalyse à l‘étude du contexte de production des œuvres afin d‘interpréter leur signification d‘une manière à la fois nuancée et pragmatique. Bien sûr, comme tout travail de recherche, cette thèse ne peut prétendre à appréhender complètement et parfaitement le réel; elle n‘a sans doute pas non plus su éviter de construire en partie ce qui y a été décrit et exposé. Cependant, tout comme ce que propose la recherche récente autour des questions reliées à la modernité culturelle et aux défis que pose la description des langages de la voix populaire, cette thèse s‘est attaquée à des idées largement répandues pour tenter d‘en montrer les origines mais surtout les limites et ainsi redessiner les contours, d‘une manière que j‘espère plus juste, d‘une pratique culturelle peu étudiée jusqu‘ici. La tâche est loin d‘être achevée, et les conclusions débouchent sur un programme considérable. Les biographies des chanteurs country-western fournissent plusieurs données factuelles et parfois chiffrées sur les débuts des artistes; la recherche d‘archives personnelles chez leurs descendants, dont certains ont aussi intégré le monde du spectacle (Renée Martel, Michel Lamothe) et qui auraient donc pu voir un intérêt particulier à la 278 conservation de celles-ci, pourrait s‘avérer essentielle afin de confirmer certaines informations et d‘en mettre à jour des nouvelles. Il faudrait également poursuivre le dépouillement des périodiques québécois pour les années 1940 et 1950 : celui de Photo- Journal par exemple qui, semblable à La Patrie du dimanche, offrait plusieurs pages consacrées à la vie artistique, celui de Radiomonde aussi, qui présente les vedettes de la musique populaire du Québec pour une période peu étudiée. Les analyses se sont butées sur des lacunes terminologiques en ce qui concerne les microvariations mélodiques. Y pallier pourrait s‘avérer important, surtout en considérant le rôle expressif de ce paramètre mais aussi sa fonction stylistique qui n‘a été qu‘effleurée ici. Des modèles intonatifs propres à certains phonostyles génériques et individuels pourraient sans doute être identifiés, ce qui contribuerait à une meilleure cartographie de la musique populaire d‘avant les années 1950. Enfin, l‘efficacité du modèle phonostylistique appelle à une application plus étendue pour la musique populaire produite au Québec. Des années 1920 aux années 1950, la voix populaire se diversifie, et une étude de celle-ci et de ses phonostyles reste encore à réaliser. Ce sont des terrains de recherche qui pourraient non seulement mieux situer le country- western dans l‘histoire culturelle du Québec mais aussi enrichir l‘histoire de la musique populaire québécoise.

Annexe 1 Liste des extraits sonores Chapitre 2 : La nasalisation Extrait sonore 2.1 Roland Lebrun, « La mort d‘un cowboy des prairies », extrait de la 2e strophe; nasalité moyenne (01:39.439-01:48.265) Extrait sonore 2.2 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », début du 1er couplet; nasalité appuyée (00:00.000-00:22.537) Extrait sonore 2.3 Willie Lamothe, « Giddy-Up Sam », 1er couplet (00:00.000- 00:20.471) Extrait sonore 2.4 Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », début du 1er refrain (00:00.000-00:25.591) Extrait sonore 2.5 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 2e couplet (01:43.003- 02:03.045) Extrait sonore 2.6 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », début du 3e refrain (02:02.589-02:12.449) Extrait sonore 2.7 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », début du 1er refrain (00:00.00-00:16.764) Extrait sonore 2.8 Willie Lamothe, « Giddy-Up Sam », 1er couplet (00:00.000- 00:20.471) et « Ne me délaissez pas », 1er couplet (00:04.945- 00:39.746). Extrait sonore 2.9 Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province », 1er refrain, (00:00.000-00:31.701) et « L‘amour d‘une cowgirl », début du 1er refrain (00:00.000-00:21.281) Extrait sonore 2.10 Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », début du 1er refrain, (00:00.000-00:25.591) et « Sur ce vieux rocher blanc », début du 2e couplet (01:37.837-01:56.494) Extrait sonore 2.11 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 2e couplet, [i] de « chérie » (01:51.502-01:52.965) et 1er couplet, [i] de « quittes » (01:00.929-01:01.637) Extrait sonore 2.12 Hank Snow, « You Broke The Chain That Held Our Hearts », 1er refrain (00:023.196-00:40.462) et Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1er refrain (00:06.698-00:26.621) Extrait sonore 2.13 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1er refrain, [F] de « cœur » (00:09.766-00:11.412); entendu 4 fois

280

Extrait sonore 2.14 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1er refrain, [E] de « malheureux » (00:14.733-00:16.341); entendu 4 fois

Extrait sonore 2.15 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1er refrain, 1re et 4e phrase (00:06.768-00:11.633 et 00:21.699-00:26.250)

Extrait sonore 2.16 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 2e refrain, 1re et 4e phrase (01:05.306-01:09.903 et 01:19.853-01:24.265)

Extrait sonore 2.17 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 3e refrain, 1re et 4e phrase (02:03.007-02:07.767 et 02-17.462-02:23.812)

Extrait sonore 2.18 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1re phrase du 1er et du 3e refrain (00:06.768-00:11.633 et 02:03.007-02:07.767). Extrait sonore 2.19 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 4e phrase de chacun des trois refrains (00:21.699-00:26.250; 01:19.853-01:24.265; 17.462- 02:23.812) Extrait sonore 2.20 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1er refrain, 2e phrase; nasalisation progressive du [E] de « malheureux » (00:11.795- 00:16.695) Extrait sonore 2.21 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1er refrain, 1re phrase (00:06.768-00:11.633) Extrait sonore 2.22 Marcel Martel, « La chaine de nos cœurs », 2e couplet, 3e phrase (00:06.768-00:11.633) Extrait sonore 2.23 Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », début du 1er couplet (00:43.630-00:52.848) Extrait sonore 2.24 Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », début du 1er refrain (00:00.000-00:25.591) Extrait sonore 2.25 Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », 1er refrain, « maman » (00:40.727-00:43.540) et 1er couplet, « maman » (00:59.652- 01:01.280) Extrait sonore 2.26 Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 1re ritournelle (00:38.521-00:43.699) Extrait sonore 2.27 Hank Williams, « Hey Good Lookin‘ », début de la 1re strophe (00:00.000-00:33.910) 281

Extrait sonore 2.28 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », 1er couplet; résonances nasales (00:00.000-00:22.436) et « Mes rêves se réalisent », 1er couplet; résonances orales (00:00.000-00:28.339) Extrait sonore 2.29 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », 3e pré-refrain et début du 3e refrain (01:50.669-02:06.891)

Chapitre 3 : Le second mode de phonation et la cassure vocale

Extrait sonore 3.1 Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province »; voyelle [i] chantée en premier puis en second mode de phonation, montage entendu deux fois (00:45.496-00:45.958 et 00:36.986-00:38.208) Extrait sonore 3.2 Willie Lamothe, « Giddy-Up Sam », 1er refrain (00:17.734- 00:32.078) Extrait sonore 3.3 Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 1er yodel (00:43.160-01:33.785) Extrait sonore 3.4 Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cow-boy », extrait du 1er yodel (00:20.259-00:21-861) Extrait sonore 3.5 Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », extrait du 1er yodel; passage accentué au second mode de phonation (00:50.329- 00:53.928) Extrait sonore 3.6 Suzanne Gadbois, « Dans l‘Ouest canadien », extrait du 1er yodel; 1er passage du premier au second mode de phonation (00:17.989- 00:20.787) Extrait sonore 3.7 Roland Lebrun, « La destinée », 1er yodel; alternance rapide entre les deux modes (00:51.953-00:52.584) Extrait sonore 3.8 Willie Lamothe, « Je chante à cheval », extrait du 1er yodel; cassure vocale accentuée (00:46.236-00:50.253). Extrait sonore 3.9 Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 1er yodel; alternance rapide entre les deux modes (01:18.053-01:26.680) Extrait sonore 3.10 Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cowboy », 1er yodel (00:18.355- 00:32.078) Extrait sonore 3.11 Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 1er couplet (00:14.628-00:43.386) Extrait sonore 3.12 Paul Brunelle, « La tyrolienne de mon pays », début du 1er couplet (00:07.999-00:16.532) Extrait sonore 3.13 Gilles Besner, « Allons au rodéo », 1er yodel (00:27.469-00:40.251). 282

Extrait sonore 3.14 Gilles Besner, « Allons au rodéo ». Début du premier yodel (00:27.631-00:29.355) Extrait sonore 3.15 Gilles Besner, « Allons au rodéo », extrait du 1er yodel; passage ornemental au second mode de phonation (00:28.525-00:29.350) Extrait sonore 3.16 « Gilles Besner, « Allons au rodéo », 1ercouplet (00:12.823- 00:28.514) Extrait sonore 3.17 Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cowboy », 1er couplet (00:02.792- 00:20.050) Extrait sonore 3.18 Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », extrait du 1er yodel; alternance rapide sur [o] et [U] (01:18.274-01:26.552) Extrait sonore 3.19 Willie Lamothe, « Je chante à cheval », 3e yodel et coda (02:19.453- 02:51.891) Extrait sonore 3.20 Roland Lebrun, « La destinée », début du 1er yodel (00:35.822- 00:44.280) Extrait sonore 3.21 Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cowboy », 1er yodel (00:18.355- 00:32.078) Extrait sonore 3.22 Willie Lamothe, « Je chante à cheval », début du 1er yodel (00:38.788-00:46.161) Extrait sonore 3.23 Willie Lamothe, « Giddy-Up Sam », 1er yodel (00:17.606-00:34.470) Extrait sonore 3.24 Paul Brunelle, « Troubadours du Far-West », 1er refrain suivi du 1er yodel (00:29.373-01:18.698) Extrait sonore 3.25 Tony Villemure, « Allo allo mes amis », fin de la 1re strophe et 1er yodel (00:19.760-00:55.002) Extrait sonore 3.26 Paul Brunelle, « Le cowboy des montagnes », introduction (00:00.000-00:22.871) Extrait sonore 3.27 Paul Brunelle, « Le cowboy des montagnes », yodel central (00:56.749-01:22.355) Extrait sonore 3.28 Paul Brunelle, « Le cowboy des montagnes », yodel central; passage ornemental au second mode de phonation (01:06.507-01:14.518) Extrait sonore 3.29 Willie Lamothe, « Je chante à cheval », 3e yodel et coda (02:19.453- 02:51.891) Extrait sonore 3.30 Paul Brunelle, « Troubadours du Far West », 1er yodel (01:00.011- 01:19.139) 283

Extrait sonore 3.31 Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province », 1er refrain (00:00.000-00:31.701) Extrait sonore 3.32 Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province », 1er yodel (00:30.104-00:45.197) Extrait sonore 3.33 Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province », coda (02:46.841- 02:56.564) Extrait sonore 3.34 Paul Brunelle, « Le cowboy des montagnes », 2e strophe et yodel central (00:40.617-01:21.664) Extrait sonore 3.35 Georges Caouette, « Complainte d‘un cowboy », début de la 1re strophe (00:04.818-00:25.141) Extrait sonore 3.36 Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province », début du 1er couplet (00:04.295-00:24.549) Extrait sonore 3.37 Georges Caouette, « Complainte d‘un cowboy », 1er yodel (00:44.785-00:69.303) Extrait sonore 3.38 George Caouette, « Complainte d‘un cowboy », 1re strophe, « vie »; nasalisation (00:35.329-00:40.663) Extrait sonore 3.39 Roger Turgeon, « Cowboy boogie », 1er yodel (00:31.399-00:47.862) Extrait sonore 3.40 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », extrait du 1er couplet; passage ornemental au second mode de phonation sur le mot « peine » (00:12.521-00:22.732) Extrait sonore 3.41 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », début du 3e couplet; passage ornemental au second mode de phonation sur le mot « or » (01:33.831-01:43.891) Extrait sonore 3.42 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », 3e couplet; passage ornemental au second mode de phonation sur le mot « or », extrait ralenti à 500 % (01:41.935-01:42.852) Extrait sonore 3.43 Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », extrait du 1er couplet; passage ornemental au second mode de phonation sur le mot « solitaire » (01:10.112-01:19.522) Extrait sonore 3.44 Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », extrait du 1er couplet; passage ornemental au second mode de phonation sur le mot « solitaire », extrait ralenti à 1000 % (01:12.910-01: 13.467) Extrait sonore 3.45 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », extrait du 1er pré-refrain; passage ornemental au second mode de phonation sur le mot « hameau » (00:20.741-00:31.265) 284

Extrait sonore 3.46 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy »; comparaison entre deux ornements en second mode de phonation, sur « peine » (00:17.136- 00:18.326) et « hameau » (00:23.022-00:25.153) Extrait sonore 3.47 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », 1er pré-refrain; passage ornemental au second mode de phonation sur le mot « hameau », extrait ralenti à 350 % (00:23.150-00:24.160) Extrait sonore 3.48 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », début du 1er refrain; passage ornemental au second mode de phonation sur le mot « solitaire » (00:29.344-00:36.995) Extrait sonore 3.49 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », début du 1er refrain (00:29.524-00:36.803) Extrait sonore 3.50 Roland Lebrun, « La destinée », début du 1er couplet (00:04.481- 00:12.492) Extrait sonore 3.51 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 2e couplet, 1re phrase (00:45.278-00:50.909) Extrait sonore 3.52 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 2e couplet, 1re et 2e phrases (00:45.278-00:55.698) Extrait sonore 3.53 Marcel Martel, « Souvenir de mon enfance », 2e couplet et 2e refrain (01:26.935-02:23.923) Extrait sonore 3.54 Marcel Martel, « Infâme destin », 4e strophe (02:03.559-02:43.131) Extrait sonore 3.55 Roland Lebrun, « Un jour c‘était ta fête », début du 2e couplet (00:55.971-01:07.401) Extrait sonore 3.56 Paul Brunelle, « Sur ce vieux rocher blanc », début du 2e couplet (01:37.837-01:56.494) Extrait sonore 3.57 Willie Lamothe, « Ne me délaissez pas », 2e couplet (01:28.729- 01:45.244) Extrait sonore 3.58 Willie Lamothe, « Ne me délaissez pas », début du 1er refrain (00:04.945-00:23.219) Extrait sonore 3.59 Willie Lamothe, « Ne me délaissez pas », coda en second mode de phonation (02:17.613-02:28.224) Extrait sonore 3.60 Willie Lamothe, « Ne me délaissez pas », 1er refrain (00:04.945- 00:39.746) Extrait sonore 3.61 Willie Lamothe, « Ma destinée », 1er couplet, 2e refrain et interlude en second mode de phonation (00:41.569-01:51.600) 285

Extrait sonore 3.62 Willie Lamothe, « J‘adore toutes les femmes », 3e refrain, interlude en second mode de phonation et 4e refrain (01:30.052-02:42.382) Chapitre 4 : La modernité populaire du country-western

Extrait sonore 4.1 Roland Lebrun, « L‘adieu du soldat », début de la 1re strophe (00:00.000-00:23.161) et Lionel Parent, « Adieu », début de la 1re strophe (00:00.000-00:29.640)

Extrait sonore 4.2 Lebrun, « La destinée », 1re strophe (00:00.000-00:25.511)

Extrait sonore 4.3 Marcel Martel, « Un coin du ciel », 2e refrain (00:59.884-01:15.987) et « En prison maintenant », 4e refrain (02:12.121-02:35.195)

Extrait sonore 4.4 Roland Lebrun, « La mort d‘un cowboy des prairies », introduction (00:00.00-00:10.901)

Extrait sonore 4.5 Roland Lebrun, « J‘ai quec‘chose dans l‘cœur », fin de la 1re strophe et début du 1er interlude parlé (00:22.918-00:37.836)

Extrait sonore 4.6 Roland Lebrun, « J‘ai quec‘chose dans l‘cœur », 1re strophe, [lA] de « là » (00:28.630-00:29.965) et Ludovic Huot, « Rendez-moi mes montagnes », 1re strophe, [bA] de « bâton » (00:28.351-00:28.781)

Extrait sonore 4.7 Ludovic Huot, « Rendez-moi mes montagnes », début de la 1re strophe (00:00.000-00:37.906)

Extrait sonore 4.8 Willie Lamothe, « Giddy-Up Sam », 1er couplet et 1er refrain (00:00.000-00:20.863)

Extrait sonore 4.9 Paul Brunelle, « Sur ce vieux rocher blanc », 1er refrain (00:00.000- 00:49.365)

Extrait sonore 4.10 Marcel Martel, « Souvenir de mon enfance », 2e couplet. 01:26.819- 01:51.908

Extrait sonore 4.11 Jimmie Rodgers, « Blue Yodel No 1 (T for Texas) », 1re strophe (00:00.000-00:28.189) et Hank Williams, « Hey Good Lookin‘ », début de la 1re strophe (00:00.000-00:20.805)

Extrait sonore 4.12 Hank Williams, « Your Cheatin‘ Heart », début de la 1re strophe (00:00.000-00:37.604)

Extrait sonore 4.13 Willie Lamothe, « Cœur brisé », début de la 1re strophe (00:00.000- 00:41.563)

Extrait sonore 4.14 Noëlla Therrien, « Mon chevalier », 1er refrain (00:00.000-00:30.406) 286

Extrait sonore 4.15 Sifflet à vapeur et Paul Brunelle, « Le train qui siffle », introduction, (00:00.000-00:21.257)

Extrait sonore 4.16 Paul Brunelle, « Le train qui siffle », introduction et 1er refrain (00:00.000-00:43.177)

Extrait sonore 4.17 Tony Villemure, « La vallée de la Mauricie », introduction, 1er couplet et 1er refrain (00:00.000-00:51.583)

Extrait sonore 4.18 Roland Lebrun, « La destinée », 1re strophe (00:00.000-00:25.511) et « La vie d‘un cowboy », 1er couplet (00:00.000-00:22.709)

Extrait sonore 4.19 Léo Benoît, « Rock'n roll mon lit », 1er refrain, 1er couplet, 2e refrain et 1er yodel (00:00.000-00:54.176)

Extrait sonore 4.20 Willie Lamothe, « Rock'n'roll à cheval », 1re strophe (00:00.000- 00:34.748)

Extrait sonore 4.21 Jimmie Rodgers, « Blue Yodel No 1 (T for Texas) », fin de la 1re strophe (00:16.880-00:34.957)

Références Journaux et revues dépouillés

Le Passe-Temps, 1945-1949.

La Patrie, 1942, 1948 et 1957.

Photo-Journal, 1948.

Radiomonde, 1942. Bibliographie

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Les enregistrements sont présentés par ordre alphabétique d‘interprète avec les dates originales de parution. Lorsque la date donnée dans la source consultée correspondait à l‘année d‘enregistrement plutôt qu‘à l‘année de parution, la lettre [e] placée ente crochets suit la date. Lorsque l‘information est disponible, la face est indiquée. À la fin de chaque référence, une lettre indique de quelle compilation numérique la version utilisée pour les analyses a été tirée. Les compilations dépourvues de numéro de catalogue ne sont disponibles qu‘en format numérique.

A Country Québec : Les pionniers et les origines, 1925-1955. Frémeaux et associés FA 5058, 2000.

B Le Soldat Lebrun : Les années Starr, 1942-1953. Disques XXI XXI-CD 2 1501, 2004.

C 20 succès country originaux des années 1940. Unidisc Music (numérique), s.d.

D 22 succès country originaux des années 1950. Unidisc Music (numérique), s.d.

E Les stars du country. Unidisc Music (numérique), 2009.

F Marcel Martel. Infâme destin. Disques Mérite 22-3414, 2005.

G Marcel Martel. La chaîne de nos cœurs. Disques Mérite 22-3418, 2005.

302

H Willie Lamothe. Un fer à cheval. Disques Mérite 22-3423, 2005.

I American Yodeling. Goldenlane Records (numérique), 2009.

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Benoît, Léo 1958. « Rock'n roll dans mon lit ». 45 tours. Rusticana 45-104 RM-A.

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Brunelle, Paul 1945. « Mon enfant je te pardonne ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5231. (A) [1946?]. « Sur ce vieux rocher blanc ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5264-A. (C) 1948. « Le train qui siffle ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5324, face A. (A) [1949]. « Le boogie woogie de prairies ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5347-B. (I) 1950. « Troubadours du Far-West ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5382-A. (A) [1951]. « La tyrolienne de mon pays ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5411-A. (D) [1953]. « Le cowboy des montagnes». 78 tours. RCA Bluebird 55-5486-A. (E)

Caouette, Georges

1945 [e]. « Souffrance d‘un cowboy ». 78 tours. Starr 16674-B. (A) 1952. « Complainte d‘un cowboy ». 78 tours. Starr 17010-A (A)

Gadbois, Suzanne 1938. « Dans l‘Ouest canadien ». 78 tours. Starr 16193-B (A)

Huot, Ludovic 1937 [e]. « Rendez-moi mes montagnes ». 78 tours. Starr 16057-A. (A)

Lamothe, Willie 1946 [e]. « Je chante à cheval ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5269-A. (A) 303

[1946]. « Ma destinée ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5269-B. (C) 1946 [e]. « Je suis un cowboy canadien ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5254-A. (A) 1948. « L‘amour d‘une cowgirl ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5307-A. (A) 1948. « Quand je reverrai ma province ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5307-B. (A) 1948. « Giddy-Up Sam ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5300-A. (A) 1948. « J‘adore toutes les femmes ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5300-B. (A) 1949. « Ne me délaissez pas ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5316-B. (A) 1950. « Mon passage en Gaspésie ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5367-A. (A) [1953]. « Cœur brisé ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5497-A. (D) [1956]. « Rock'n'roll à cheval ». 45 tours. London 45-FC.388. (H)

Lebrun, Roland 1942 [e]. « L‘adieu du soldat ». 78 tours. Starr 16457-A. (B) 1943 [e]. « J‘ai quec‘chose dans l‘cœur ». 78 tours. Starr 16548-A. (B) 1946 [e]. « La vie d‘un cowboy ». 78 tours. Starr 16681-A. (B) 1946 [e]. « Mes rêves se réalisent ». 78 tours. Starr 16680-A. (B) 1947 [e]. « La mort d‘un cowboy des prairies ». 78 tours. Starr 16775-B. (B) 1950 [e]. « La destinée ». 78 tours. Starr 16893-B. (B) 1950 [e]. « Un jour, c‘était ta fête ». 78 tours. Starr 16922-B. (B)

Martel, Marcel 1947 [e]. « Souvenir de mon enfance ». 78 tours. Starr 16755-A. (A) 1947 [e]. « La chaîne de nos cœurs ». 78 tours. Starr 16755-B. (A) 1952. « Un coin du ciel ». 78 tours. Apex 17026-B. (A) [1952?]. « Infâme destin ». 78 tours. Apex français 17023-A. (F) [1956?]. « En prison maintenant ». 78 tours. Apex français 17193. (G)

Martel, Marcel, et Noëlla Therrien 1949 [e]. « Hello Central ». 78 tours. Starr 16781-B. (A)

Parent, Lionel 1941 [e]. « Adieu ». 78 tours. Starr 16421-A. (A)

Piché, Paul-Émile 1946 [e]. « Souvenir d‘un cowboy ». 78 tours. Starr 16696-B. (A)

304

Therrien, Noëlla 1952. « Mon chevalier ». 78 tours. Starr 17028-B. (A)

Turgeon, Roger 1950. « Cowboy Boogie ». Format inconnu. London 25007. (A)

Villemure, Tony 1953. « Allo allo mes amis ». [78 tours]. RCA Bluebird 55-5477. (A) 1954. « La vallée de la Mauricie ». [78 tours]. RCA Bluebird 55-5515. (A)

Williams, Hank 1951 [e]. « Hey Good Lookin‘ ». 78 tours. MGM 11000 .(J) 1952 [e]. « Your Cheatin‘ Heart ». 78 tours. MGM 11416. (J)

Rodgers, Jimmie 1927 [e]. « Blue Yodel No 1 (T for Texas) ». 78 tours. Victor 21142-A. (K)

Pierce, Webb 1955. « In the Jailhouse Now ». 45 tours. Decca 29391. (L)

Snow, Hank [1947]. « You Broke the Chain that Held Our Hearts ». 78 tours. RCA Bluebird 55- 3214-B. (M)

Films Bernier, Pierre, , et Lucien Ménard. 1971. Je chante à cheval avec Willie Lamothe. 1 cassette VHS. Montréal : O.N.F.

Giguère, Serge. 1987. Oscar Thiffault, ah! ouigne in hin! 1 cassette VHS. S.l. : S.n.