Le principe de la mygale Les mutations de l’ethos dans l’œuvre de Jean Leloup (1989-2004)

Mémoire

Nadia Murray

Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Nadia Murray, 2017

Le principe de la mygale Les mutations de l’ethos dans l’œuvre de Jean Leloup (1989-2004)

Mémoire

Nadia Murray

Sous la direction de :

François Dumont, directeur de recherche

RÉSUMÉ

Jean Leloup est certes l’un des personnages les plus colorés du paysage musical québécois. Au- delà de cette personnalité marginale, à laquelle il est souvent réduit, Leloup est devenu au fil des années une figure marquante de la chanson populaire au Québec. Dans le présent mémoire, on démontrera que sa démarche créatrice, malgré son apparence chaotique, est cohérente : de Menteur (1989) à Exit (2004), Leloup transforme son image de soi à travers ses albums, opérant un étrange processus de mutation. Cette trajectoire singulière se solde par un « suicide » artistique surprenant : alors que Leloup se révèle authentique, il se départit soudainement du personnage qu’il a échafaudé pendant plus de quinze ans.

En puisant aux diverses études portant sur l’ethos discursif, dans la perspective de l’analyse du discours, et en considérant la chanson comme un genre « protéiforme », on démontrera que ces multiples mutations sont donc plus qu’une simple volonté de changement : elles constituent, à terme, une identité artistique complexe et unique dans le champ musical québécois.

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé ...... iii Liste des figures ...... vi Liste des encadrés ...... vii Remerciements ...... viii

TISSER LA TOILE : introduction et fils théoriques ...... 1 L’ethos : une image discursive en trois dimensions ...... 4 La complexité générique : une quatrième dimension ? ...... 6 Le fil : en quête de cohérence ...... 8

CHAPITRE 1 : L’imposteur ...... 11 Menteur : une ambiguïté périgraphique ? ...... 15 Un album étrange : une lecture de Menteur ...... 17 « Alger » : une intrusion dans le monde d’un intrus ...... 23 La figure de l’imposteur : ethos ou non-ethos ? ...... 31

CHAPITRE 2 : L’insolent ...... 35 Une périgraphie univoque : L’amour est sans pitié ...... 38 « Sexe, drogues et rock’n’roll » : un parcours de l’album ...... 41 « Cookie » : une incursion dans la provocation ...... 48 De l’insolence : les aléas du stéréotype ...... 53

CHAPITRE 3 : Le polymorphe ...... 59 L’éclatement périgraphique du Dôme : un album concept ? ...... 62 Le sombre laboratoire : survol du Dôme ...... 65 « Pigeon » et « La chambre » : une plongée dans la polymorphie...... 77 Le polymorphe ...... 86

CHAPITRE 4 : Le décadent ...... 91 Une périgraphie anonyme : la fourmi et le chien ...... 94 La vie est laide : une analyse des Fourmis ...... 97

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« Les Fourmis » : vol au-dessus de la déchéance humaine ...... 104 Le décadent : un ethos en chute ...... 110

CHAPITRE 5 : L’authentique ...... 115 Une périgraphie typée : le folk tous azimuts ...... 118 Le promeneur : une balade dans La vallée des réputations ...... 121 « Les remords du commandant » : les confessions leloupiennes ...... 131 De l’authenticité en guise d’ethos : une impasse? ...... 136

Le principe de la mygale : conclusions ...... 140

Médiagraphie ...... 151

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LISTE DES FIGURES

Figure 1 : Pochette de l’album Menteur ...... 14

Figure 2 : Pochette de l’album L’amour est sans pitié ...... 37

Figure 3 : Pochette de l’album Le Dôme ...... 61

Figure 4 : Pochette de l’album Les Fourmis ...... 94

Figure 5 : Pochette de l’album La vallée des réputations ...... 118

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LISTE DES ENCADRÉS

Encadré 1 : ALGER ...... 24

Encadré 2 : COOKIE ...... 49

Encadré 3 : PIGEON ...... 78

Encadré 4 : LA CHAMBRE ...... 82

Encadré 5 : LES FOURMIS ...... 105

Encadré 6 : LES REMORDS DU COMMANDANT ...... 131

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REMERCIEMENTS

À l’image de ce mémoire, ces remerciements sont affreusement longs. Ils témoignent néanmoins du fait que ce travail est une expérience collective bien plus qu’une entreprise solitaire.

Mes premiers mots sont destinés à mon directeur de recherche, M. François Dumont. Vous avez été, dans cette drôle d’aventure leloupienne, un guide rassurant, rigoureux et stimulant. Et je ne saurais trop vous remercier d’avoir dirigé mes réflexions naissantes vers cet artiste exceptionnel qu’est Jean Leloup, un certain printemps de 2013.

Puis mon regard se porte vers un autre mentor, le premier sur l’échelle temporelle. Merci André Gignac, cher André, pour tout à la fois : mes premières lectures de collégienne, d’abord, qui m’ont donné cette passion des mots qui ne fait que grandir depuis ; mes premiers pas comme enseignante, ensuite ; nos réflexions autour de la vie, surtout, qui nous ont permis de développer une profonde et inestimable amitié. Et j’oubliais : je te remercie pour la relecture de ce mémoire.

Un autre relecteur de choix a sillonné les nombreuses pages de cette étude. Merci bien bas à toi, Mario Lapointe, sans qui la vie serait tellement moins rieuse. Nul autre que toi ne peut alimenter une réflexion de la sorte. Et tu m’as épargné tant de redites!

Je remercie ensuite une personne qui symbolise tout un pan de ma vie professionnelle, Benoît Tremblay. Tu es devenu au fil du temps bien plus qu’un étudiant, mon ami, et ton apport à ce mémoire est précieux. Et tu te souviens : « Qui aimait trop la couleur rouge ou jaune »?

Je soulignerai aussi l’apport de Mme Olga Hel Bongo à cette étude. Votre relecture, généreuse, de l’analyse portant sur « Alger » a permis de poser, je l’espère, un regard plus juste sur cette pièce.

Je remercie également François Schoeters, un fan incontesté de Leloup, qui a mis en ligne une imposante chaîne d’archives sur l’artiste, à un moment qui ne pouvait mieux me servir. Ce mémoire en a largement bénéficié, François.

J’ai de plus profité d’un soutien à la recherche qui ferait l’envie de plusieurs étudiants. Merci à toi, Katie Tremblay, de ta grande générosité et de ton efficacité redoutable. Et je suis désolée si tu es devenue une fan finie de Jean Leloup au regard de tes collègues de tout le Québec.

Comme si la liste précédente n’était pas suffisamment longue, je tiens aussi à ajouter d’autres noms : Sarah Cécil, pour l’aide à la mise en page ; Line Charlebois, pour la discussion autour de la pochette de Menteur ; Dominique Leblond (Audiogram), pour les informations concernant Le Dôme ; Robert Rutkowski, pour la traduction de « La mygale jaune II ». Merci à vous toutes, à vous tous, d’avoir contribué à cette étude.

Mes tout derniers remerciements sont destinés à mes proches, bien sûr.

À mon copain Jimmy, qui a dû partager sa blonde avec Jean pendant plus de trois ans.

À mes parents ; à maman, pour cet amour inné de l’écriture ; à mon père, pour cette enfance bercée de Charlebois et de Pink Floyd.

À mes enfants, Hubert et Emma, qui ont dû faire preuve de patience lorsque maman se consacrait à l’écriture de ces pages. Et de qui j’aurai bercé l’enfance de… Jean Leloup.

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TISSER LA TOILE : introduction et fils théoriques

« La croissance des mygales jusqu’au stade adulte se fait par mues […] successives. À chaque étape de sa croissance, l’animal rejette son ancienne carapace […] et en constitue une autre »1

« Il faut finir les choses, et c’est bien de vivre par cycle »2 Jean Leloup

Lorsque Jean Leloup signe le film La mygale jaune, en 2004, il prétend assassiner un personnage qui, depuis les années 1980, fait la pluie et le beau temps sur la scène musicale québécoise. Né à Sainte-Foy en 1961, Jean Leclerc a toutefois passé une bonne partie de son enfance et de son adolescence en Afrique. De retour au Québec, il amorce sa carrière artistique en remportant, en 1983, le prestigieux prix « auteur-compositeur-interprète » du Festival de Granby, un concours qu’il semble pourtant aborder avec peu de conviction artistique : « J’avais besoin d’argent, pis j’voulais chanter un peu, là j’me dis j’vais faire le Festival de Granby, pis là j’ai gagné »3. Un premier album, Menteur, allait suivre, bien que tardivement : l’album sera lancé en 1989, et sera renié dès sa parution par Leloup. Ces premières incursions dans le champ musical sont à l’image d’une carrière pour le moins surprenante, qui s’étend sur plus de trente ans et qui s’est construite à travers dix albums à ce jour. Étrange, incohérente, irrévérencieuse, avant- gardiste, géniale sont autant d’épithètes dont ont usé les critiques pour qualifier l’œuvre « leloupienne », critiques qui s’enthousiasment à chacune des manifestations de Leloup :

On dit que le génie frise la folie. Eh bien, dans le cas de Jean Leloup, « génial » est un adjectif qu'utilisent autant les fans que les critiques pour le décrire en un seul mot.4

1 LAROUSSE. « Mygale », dans Encyclopédie Larousse. [En ligne] http://www.larousse.fr/encyclopedie/ divers/mygale/72376 (page consultée le 19 novembre 2013). 2 Jean Leloup, cité dans Stéphane BAILLARGEON. « Le dernier coup de gueule de Jean Leloup : les vedettes du gala de l’ADISQ en prennent pour leur rhume », dans Le Devoir, 27 octobre 2003, p.A1. 3 MINISTRY DEADWOLF. « Jean Leloup – Plein gaz – Super star – 1984 (SRC) » [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=qdxT8sbXU2k (page consultée le 8 juillet 2016). 4 Éric PARAZELLI. « Jean Leloup - Un chien dans un jeu de quilles », dans VOIR, 6 mai 1999 [En ligne] https://voir.ca/musique/1999/05/05/jean-leloup-un-chien-dans-un-jeu-de-quilles/(page consultée le 15 novembre 2014).

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On observe un même engouement du public à l’égard de Leloup, comme l’illustrent les chiffres de vente de ses albums. En effet, outre Menteur, les albums de Leloup ont tous été certifiés « Or » (50 000 copies vendues) et certains (Le Dôme, Les Fourmis, La vallée des réputations) ont obtenu la certification « Platine » (100 000 copies)5. Son album le plus récent, À Paradis City, paru à l’automne 2014, a été certifié « Or » dès le printemps 2015 et a obtenu la certification « Platine » en septembre 2015.

Le succès populaire de Leloup est tel qu’on retrouve même, sur le Web, une quantité phénoménale de documents reliés à l’artiste québécois ; l’outil de recherche Google liste plus de 500 000 entrées sur le sujet. Parmi les plus remarquables, on mentionnera une chaîne sur Youtube, nommée Ministry Deadwolf, où l’on a versé une multitude de vidéos d’archives reliées à Jean Leloup6. Il y a également sur le web Le Castel, « un site consacré au chanteur québécois Jean Leloup »7. Cette plate-forme offre de multiples documents, certains inédits, à propos de Leloup : outre une biographie assez complète, on retrouve un inventaire précis des prestations, en concert ou lors d’émissions télévisées, qu’il a livrées, une pléiade d’informations complémentaires qui vont de la partition aux guitares utilisées par Leloup et un dossier de presse substantiel qui donne un accès privilégié à l’ample discours journalistique sur Leloup, facilitant du coup tout un pan de la recherche. Ces deux tribunes exceptionnelles témoignent du reste de cette extrême fascination qu’exercent parfois les artistes populaires sur le public8. Par ailleurs, elles représentent pour l’étude qui suit deux ressources précieuses, il va sans dire : même si le discours archivé sur le web nécessite d’être validé et complété par d’autres sources, il constitue sans nul doute un outil fort intéressant qui témoigne de la vitalité du discours médiatique tenu sur Leloup.

5 Données tirées du site de MUSIC CANADA (MUSIC CANADA. Gold / Platinum [En ligne] http://www.musiccanada.com/GPSearchResult.aspx?st=&ica=False&sa=jean leloup (page consultée le 10 mai 2016). 6 MINISTRY DEADWOLF. Ministry Deadwolf [En ligne] https://www.youtube.com/channel/UCi4vzS VBrvP3BBW-0gA8Xew/videos. 7 LE CASTEL. « À propos du Castel… » [En ligne] http://lecastel.org/about.php (page consultée le 12 mai 2016). 8 À propos de la relation qui se tisse entre l’objet du rock (le disque, par exemple) et l’amateur, Fabien Hein dira que la réussite d’une telle relation « peut ouvrir sur une émotion esthétique fulgurante, sur un rapport de fascination, voire sur un hapax existentiel » (Fabien HEIN. Le monde du rock. Ethnographie du réel, Paris, Irma Édition, « Musique et société », 2006, p.126).

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Bien qu’il existe une telle quantité de documents portant sur l’artiste, il semble qu’aucune étude approfondie n’ait été produite autrement sur Leloup9. Le site de l’American Council for studies (AQPS) indiquait d’ailleurs qu’il constituait l’un des « curieux oubliés de la recherche »10. Pourtant, Leloup jouit d’un prestige certain dans le champ musical : il a été nominé plus d’une cinquantaine de fois au Gala de l’ADISQ, dans diverses catégories, et il a remporté plusieurs Félix11 ; il a reçu un prix Juno pour Les Fourmis et À Paradis City. Ce dernier album a de surcroît été mis en lice pour le prix Polaris, qui récompense le meilleur album canadien. Leloup s’est vu remettre, également, le prix Gilles-Vigneault en septembre 2015, octroyé par la Société professionnelle des auteurs-compositeurs du Québec. Il est donc étonnant qu’une telle réception du milieu ait motivé aussi peu d’études formelles sur Leloup.

Cette reconnaissance éloquente, provenant tout à la fois du public, des médias et de l’industrie, justifie donc qu’on se pose sur cette œuvre. Or, comment étudier un tel corpus, encensé par les journalistes, certes, mais peut-être trop populaire pour la critique sérieuse? En fait, l’époque où l’on reléguait la chanson populaire à de moindres considérations, sous un mode un peu élitiste, est révolue, comme le souligne Jean-Jacques Nattiez en introduction de son encyclopédie12. Ainsi, plusieurs études portant sur la chanson populaire ont maintenant légitimé la place d’un tel corpus dans les études universitaires, pour ne citer que les travaux de Richard Middleton, Simon Frith, Allan F. Moore et, au Québec, ceux de Roger Chamberland, Robert Giroux ou Serge Lacasse, notamment. Une fois ce malaise dissipé, il en subsiste néanmoins un autre :

9 Notons toutefois le mémoire de Véronique Bisson, Approche du poétique dans la chanson francophone québécoise (où l’auteure présente une étude de la chanson « Le monde est à pleurer »), ainsi que la biographie de Jacques Lanctôt (Les Intouchables, 2016), qui est parue toutefois après la rédaction de ce mémoire. 10 Étrangement, Leloup y est cité bon dernier après plusieurs autres qui n’ont possiblement pas eu le même impact que lui (Éric Lapointe, Isabelle Boulay, les groupes yé-yé). Même si la position accordée à Leloup est peut-être le fruit du hasard, cela reflète bien la place ambiguë qu’il occupe dans le champ musical québécois (AMERICAN COUNCIL FOR QUÉBEC STUDIES. Vingt ans d'écrits sur la chanson (1994-2014) : pour un bilan et des perspectives d'avenir. [En ligne] http://www.acqs.org/biennial_conf/panel.html (page consultée le 21 février 2015). 11 Il a remporté quinze des Félix pour lesquels il était nominé. L’année 2015 a d’ailleurs été particulièrement faste pour Leloup : en plus du prix décerné par la critique pour son album À Paradis City, il a remporté les prix de l’album rock de l’année et de l’auteur-compositeur de l’année, de même que les Félix de l’interprète et de la chanson de l’année, qu’il n’avait jamais remportés jusqu’alors. 12 « Donnons-nous les moyens de comprendre avant de juger. Mais tout en prenant ces musiques musicologiquement au sérieux, techniquement et socialement, ne renonçons pas à notre droit à la critique » (Jean-Jacques NATTIEZ. « Comment raconter le XXe siècle. Présentation du premier volume », dans Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle I, Paris, Actes Sud, 2003-2007, p.62).

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comment saisir une trajectoire artistique aussi atypique que celle de Leloup sans verser dans le cliché, celui de l’artiste imbu ou parfois un peu perdu ? La réponse se retrouve au cœur de l’œuvre et non pas chez le personnage médiatique développé par Leloup. Ses chansons révèlent en effet une trajectoire tout à fait cohérente, à travers laquelle Leloup cherche son identité artistique. Pour y arriver, il procède toutefois de façon inusitée : il opère une série de mutations, peignant un ethos assez distinct dans chacun des albums et renégociant pourtant, à la publication du nouvel opus, son image de soi. Entrecroisant absurdité et lucidité, extravagance et simplicité, provocation et réserve, il change de « peau » d’une époque à l’autre, retravaillant incessamment son ethos : de l’artiste excentrique de « Cookie » au guitariste folk de La vallée des réputations, il y a un monde.

L’ethos : une image discursive en trois dimensions

L’ethos est une notion héritée de la rhétorique antique, indissociable du logos et du pathos : jointe à la raison (logos) et à l’émotion (pathos), l’image de soi (ethos) de l’orateur constituait les principales assises sur lesquelles reposait l’argumentation. L’ethos s’est toutefois distingué progressivement de la triade ; sans faire la genèse de la notion13, on notera toutefois que l’ethos a été évoqué, depuis une trentaine d’années, par plusieurs spécialistes de champs d’étude assez diversifiés, d’Erving Goffman (sociologie) à Oswald Ducrot (sciences du langage) ou à Chaïm Perelman (rhétorique comme telle). À la source, si l’on remonte à Aristote, il s’agit du « […] caractère, [de] l’image de soi que projette l’orateur désireux d’agir par sa parole »14. L’ethos est en ce sens relié surtout au champ de l’argumentation et a longtemps été associé aux domaines judiciaire et politique. On abordera toutefois l’ethos dans une perspective résolument contemporaine, celle de l’analyse du discours, telle que développée plus particulièrement par Ruth Amossy et Dominique Maingueneau : « l’ethos est une notion discursive, il se construit à

13 Une telle genèse a du reste été faite par divers spécialistes. Ruth Amossy, notamment, présente une excellente synthèse de cette « histoire » de l’ethos dans son ouvrage La présentation de soi. Ethos et identité verbale (Paris, Presses universitaires de , 2010), ouvrage auquel on référera souvent dans le mémoire. 14 Ruth AMOSSY. L’argumentation dans le discours, Paris, Armand Colin, 2010, p.62.

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travers le discours, ce n'est pas une "image" du locuteur extérieure à la parole »15. Cette dimension strictement discursive de l’ethos permet d’abord d’extirper la notion du seul domaine judiciaire et de pouvoir transposer la réflexion au domaine littéraire. En outre, cela permet de prioriser l’œuvre textuelle ; on évite du même coup de sombrer dans des détails biographiques. L’ethos discursif se révèle d’abord dans l’usage du « je », mais sa manifestation ne se réduit toutefois pas au déictique, comme le souligne Amossy : « Pour se dire, le "je" n’a pas besoin de mettre en scène un "je" de l’énoncé : il se montre même quand il ne parle pas de sa personne »16. Considérant que la chanson n’est pas en soi un texte autobiographique et que Leloup s’amuse à rendre confus le locuteur qui porte le « je » (ou qui ne le porte tout simplement pas), la perspective énoncée par Amossy devient d’autant plus signifiante : l’ethos discursif se révèle aussi dans les registres de langue, les choix lexicologiques, le style, même, de l’auteur. Cette multiplicité de voix qui filtrent du texte semble au final la meilleure façon d’aborder l’ethos d’un Leloup dont les chansons sont, en soi, polyphoniques.

Cependant, malgré cette place prépondérante accordée à l’ethos discursif, on ne saurait exclure complètement de cette étude des considérations contextuelles aux œuvres, d’autant que les albums sélectionnés couvrent une quinzaine d’années. En ce sens, on s’inspirera en partie des travaux portant sur la posture d’auteur où l’on englobe l’ethos dans une perspective plus large, notamment ceux de Jérôme Meizoz : « [La posture] est d’une part la présentation de soi, les conduites publiques en situation littéraire […] ; d’autre part, l’image de soi donnée dans et par le discours, ce que la rhétorique nomme l’ethos. […] En effet, elle ne considère pas l’interne textuel sans son pendant externe et vice-versa […] »17. La posture se compose donc de deux facettes : une dimension rhétorique (textuelle) et une autre actionnelle (contextuelle)18. On référera ainsi à cette dimension actionnelle de la posture, qui se manifeste par exemple dans les propos tenus en entrevue ou divers éléments biographiques, pour compléter l’étude des albums.

15 Dominique MAINGUENEAU. L’ethos, de la rhétorique à l’analyse du discours [En ligne] http://dominiqu e.maingueneau.pagesperso-orange.fr/intro_company.html (document consulté le 12 août 2014). 16 Ruth AMOSSY. La présentation de soi. Ethos et identité verbale, op.cit., p.113. 17 Jérôme MEIZOZ. Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Éditions Slatkin, 2007, p.21. 18 Antony GLINOER et Denys SAINT-AMAND. Ethos. [En ligne] http://ressources- socius.info/index.php/lexique/21-lexique/46-ethos (document consulté le 19 août 2014).

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Une dernière distinction s’imposera finalement pour étudier l’ethos de Leloup, puisqu’il appartient à une classe particulière : celle des artistes populaires ancrés dans une forte culture médiatique. Inspiré par quelques études anglo-saxonnes à propos de la chanson populaire, notamment celles de Simon Frith et de Philip Auslander, on ajoutera ainsi une facette supplémentaire à l’étude de l’ethos, la persona : « […] that when we see a musician perform, we are not simply seeing the "real person" playing ; as with actor, there is an entity that mediate between musicians and the act of performance ».19 Auslander propose donc d’appréhender l’artiste en trois volets : la personne réelle de l’artiste, le personnage (l’ensemble des voix que développent les chansons) et cette persona, tout à fait distincte, qui donne une perspective complémentaire sur l’œuvre. Tout ce qui révèle cette persona, l’iconographie de l’oeuvre (la pochette, l’affiche, le vidéoclip, etc.) ou le personnage campé par l’artiste (le costume, l’attitude scénique, etc.), sera ainsi intégré à la réflexion.

La complexité générique : une quatrième dimension ?

Outre ces deux éléments (posture et persona) qui s’ajoutent à l’étude de l’ethos, un certain nombre de considérations touchent aussi le genre lui-même : la chanson est « protéiforme » et n’est donc pas que texte. Selon Dominique Maingueneau, l’ethos discursif se déploie d’emblée sur plusieurs sphères : « La scène englobante correspond au type de discours […]. La scène générique est celle du contrat attaché à un genre […]. Quant à la "scénographie", elle n’est pas imposée par le genre, elle est construite par le texte lui-même […] »20. Déjà, la chanson n’appartient pas qu’à la scène littéraire : l’aspect musical, l’interprétation et plusieurs autres paramètres forcent à ouvrir la scène englobante et la qualifier, en généralisant, de scène artistique. Les choses se singularisent encore davantage au plan de la scène générique : la chanson, on l’a dit brièvement, est un genre complexe, qui ne se le limite pas qu’aux mots. Le genre chansonnier repose certes sur un système linguistique (les paroles), mais il se nourrit aussi d’un système musical (la mélodie, le rythme, etc.), d’un système d’interprétation (vocale et

19 Philip AUSLANDER. « Musical Personae », dans The Drama Review, Volume 50, Number 1, Spring 2006, p. 102. 20 Dominique MAINGUENEAU. « Ethos, scénographie, incorporation », dans Ruth AMOSSY. Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999, p.82-83.

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musicale) et d’un autre relié à la performance (corporelle, scénique, technique)21. La scène générique implique donc ici plus d’une scénographie, même si le genre n’en impose pas, si l’on réfère à Maingueneau : il y a les scénographies suggérées par le texte, mais aussi celles dessinées par la musique et par l’interprétation, entre autres. Laquelle s’impose? Laquelle privilégier?

Nul besoin de trancher, en fait : on puisera à ces diverses facettes du genre, fidèle, en cela, à plusieurs réflexions contemporaines, notamment celle de Louis-Jean Calvet. Ce dernier conçoit la chanson comme une « tresse sémantique »22 où se nouent différentes « mèches » de sens ; elle ne peut être réduite au seul texte. Cette approche sémiologique de la chanson proposée par Calvet, une approche riche mais tout de même souple, sera au cœur de la démarche proposée dans ce mémoire. En filigrane se dessinera aussi celle de Stéphane Hirschi : dans le prolongement de Calvet, il qualifie la chanson de « sémiose organique »23, faisant du genre chansonnier une entité qui n’est signifiante qu’à l’abord de toutes ses composantes. Quelques analyses de Serge Lacasse guideront également cette appréhension du genre, notamment sa conception de la chanson comme un récit phonographique, « […] un récit dont l’articulation n’est pas restreinte au seul texte chanté et à son contenu sémantique, mais bien à l’ensemble des paramètres (abstraits, performanciels et technologiques) »24. Cette notion sera plus particulièrement invoquée lorsqu’on abordera l’aspect musical des pièces ou la dimension strictement technologique (ce qui touche l’enregistrement plus particulièrement).

Néanmoins, considérant le degré d’analyse musicale qu’on observe dans les études produites par Calvet, Hirschi et Lacasse, il va sans dire que la démarche proposée dans ce mémoire ne va pas aussi profondément. L’analyse est d’abord centrée sur le texte et ne constitue donc pas une analyse musicologique ; il s’agit d’un champ complexe qu’on traiterait forcément avec maladresse. On s’en tiendra à des indices musicaux assez accessibles pour compléter l’ethos discursif qui se profile dans les œuvres textuelles de Leloup : les instruments privilégiés ou le genre musical sollicité, par exemple. Motivé par un même impératif, on reprendra quelquefois les mots de Roland Barthes pour qualifier l’interprétation, « […] écouter le texte de la voix, sa

21 Robert GIROUX. « Poésie et chanson : des liens arbitraires », dans Lucie JOUBERT. Écouter la chanson, Montréal, Fides, 2009, p. 213-214. 22 Louis-Jean CALVET. Chansons. La bande-son de notre histoire, Paris, Éditions de l’Archipel, 2013, p. 254. 23 Stéphane HIRSCHI. Jacques Brel. Chant contre silence. Paris, Nizet, 1995, p.27. 24 Serge LACASSE. « Stratégies narratives dans "Stan" d’Eminem : le rôle de la voix et de la technologie dans l’articulation du récit phonographique », dans Protée, vol.34, no 2-3, 2006, p.13.

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signifiance, tout ce qui, en elle, déborde la signification »25. On abordera en somme le genre chansonnier au croisement de toutes ces approches, même si on accordera néanmoins préséance au texte pour éviter de perdre le fil.

Le fil : en quête de cohérence

Le motif de la toile, souvent complexe, qu’on tentera de tisser sera guidé au final par la chronologie de l’œuvre, celle de cinq albums de Leloup : Menteur (1989), L’amour est sans pitié (1991), Le Dôme (1996), Les Fourmis (1998) et La vallée des réputations (2002). Ces albums forment d’ailleurs un cycle relativement bien circonscrit : la trajectoire de l’artiste est en effet balisée par le premier album de Leloup, celui qui concrétise l’arrivée de l’artiste dans le champ musical ; elle se clôt sur le dernier album26 que Leloup signe de ce nom avant le « suicide » artistique imagé dans La mygale jaune, alors qu’il tue un « personnage magnifique » mais rendu à terme : « […] je pense qu’il commence à être plate. […] Je suis allé au bout de la question »27. Suivant cette logique esquissée par l’artiste lui-même, on étudiera d’abord la figure de l’imposteur (Menteur), qui constitue l’ethos premier de Leloup et sa persona peut-être la plus stable. Puis, on évoluera au rythme des mutations, passant successivement à la figure de l’insolent (L’amour est sans pitié), à celle du polymorphe (Le Dôme), ensuite à celle du décadent (Les Fourmis), pour enfin clore sur la figure de l’authenticité (La vallée des réputations).

Chacun des chapitres reposera par ailleurs sur une structure similaire : on y retrouvera d’abord une brève mise en contexte, fondée sur une sélection non exhaustive28 de données socio- discursives ; on observera ensuite certains paramètres signifiants de la pochette ; puis, on parcourra l’album de façon à en faire ressortir les caractéristiques marquantes (thèmes, genres musicaux, style, etc.) et on analysera plus en profondeur l’une des pièces de l’album ; on

25 Roland BARTHES. Le grain de la voix, Paris, Seuil, 1981, p.176. 26 En vérité, l’artiste reprendra ce nom de scène en 2009 (Mille excuses Milady) et en 2014 (À Paradis City), après avoir navigué d’une « personne », réelle (Jean Leclerc), à quantité d’autres, fictives. 27 Jean Leloup, cité dans David DESJARDINS. « Cadavre exquis », dans VOIR, 4 décembre 2003 [En ligne] https://voir.ca/musique/2003/12/04/jean-leloup-cadavre-exquis/(page consultée le 15 juillet 2016). 28 On priorisera les données qui contribuent à étoffer l’ethos discursif, considérant que le mémoire n’a pas de prétention sociologique et qu’il vise le texte de prime abord.

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terminera finalement le chapitre sur une réflexion synthétique à propos de l’ethos que dessine l’opus.

Au final, une trajectoire cohérente devrait donc se dessiner, sorte de route initiatique menant Leloup vers l’authenticité, guidé par la mygale : « Au cours du voyage, je rencontrai enfin la mygale jaune. Je restai près d’elle. Elle me donnait des conseils »29.

29 Extrait du livret de l’album Exit (Roi Ponpon, 2004).

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CHAPITRE 1 : L’imposteur

« Je trouvais que ce disque-là avait été produit tellement d’une façon McDonald (à cause des machines) que j’ai décidé de le vendre d’une façon McDonald. Lors du lancement, je me suis mis en clown avec des hamburgers collés partout… »1

Jean Leloup a eu une enfance et une adolescence pour le moins particulières. Les Leclerc ont vécu quelques années au , puis en Algérie ; ses parents s’engagent comme coopérants de l’ACDI (Agence canadienne de développement international) dans les années 1960 et tous deux, le père étant physicien et la mère artiste, offrent une expérience peu banale à leurs deux fils. Les années vécues au Togo (soit de 1964 à 1969) et en Algérie (soit de 1969 à 1976) auraient eu une influence culturelle importante sur le jeune Leclerc : « C'est là-bas que Leloup apprend la musique. Ses compositions seront toujours un peu imprégnées de ces racines africaines »2. Cette posture singulière marquera fortement l’imaginaire leloupien, comme en témoigne l’une des premières pièces que Leloup a interprétée en public, « Le chien d’Alger », au Spectrum de Montréal : Ils ont tué le chien Les enfants de la guerre Ils ont tué le chien Avec un fil de fer En Afrique du Nord Dans les rues de la ville On en reparle encore Encore d’la guerre civile3

Au moment où les Leclerc s’installent à Alger, la guerre d’indépendance (1954 à 1962) semble donc toujours vive dans les esprits. Néanmoins, Leloup découvre un autre quotidien dans les rues d’Alger : les cités d’où fusent des prières musulmanes, la culture arabe et celle, française, des Pieds-noirs, les marchés aux effluves de cannelle ou de cumin, le climat méditerranéen,

1 Jean Leloup, cité dans François BLAIN. « Jean Leloup. Sautez les barrières », dans Chansons d’aujourd’hui, septembre 1989, p.6. 2 Pascal EVANS. « Jean Leloup à Québec », RFI Musique, 19 mai 1999 [En ligne] http://musique.rfi.fr/musique/19990519-jean-leloup-quebec (page consultée le 21 septembre 2016). 3 MINISTRY DEADWOLF. « Jean Leloup - Le chien – Cessez le feu – 1985 (TQC) » [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=TeeJBqp35tg (page consultée le 12 mars 2015).

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bref, une réalité bien éloignée de ses racines québécoises. C’est dans cette ambiance, en pleine adolescence, que Leloup aurait écrit ses premières chansons (notamment « Rock’n’roll Pauvreté », qu’on retrouve sur son album L’amour est sans pitié) et formé un premier groupe : « On avait une guitare cheap et on se mettait du bleu de méthylène plein la gueule, on jouait du punk et on s’appelait les Bleu Faces! »4.

Les Leclerc sont de retour au Québec en 1976, en plein cœur du « printemps du Québec », une époque hautement politisée : le Parti québécois, récemment élu et mené par René Lévesque, enclenche alors une série de mesures sociales, économiques et politiques afin d’augmenter l’autonomie du Québec. Ce sont les années de la création de l’assurance-automobile, de l’adoption de la loi sur le financement des partis politiques, de la fondation du Ministère de l’Environnement et de la CSST (Commission sur la santé et la sécurité au travail), notamment. Sur le plan culturel, la loi 101 (Charte de la langue française) est créée en 1977, faisant écho à l’effervescence des années 1960-1970, où la quête identitaire s’est souvent concrétisée à travers la question linguistique. La chanson, au Québec, est devenue en quelque sorte l’extension la plus symptomatique de cette quête identitaire et le lieu, donc, de puissants investissements culturels, qui ont souvent trouvé résonance dans les mots des chansonniers. Même si les contrecoups de la Révolution tranquille se résorbent petit à petit à la fin de la décennie, le discours en est encore au nationalisme et plusieurs artistes, entraînés dans cette vague qui porte le référendum de 1980, créent à l’enseigne du fleurdelisé : « De fait, poésie et chanson sont ajoutées aux harangues d’usage des grands rassemblements politiques »5.

Mais Jean Leclerc a grandi loin de ces années « bleues » et sa posture en est inévitablement affectée. Il a vécu en Afrique et ses référents n’ont plus grand-chose de québécois :

« Je me souviens de cette mer de drapeaux qui furent levés lors du référendum de 1980. Je revenais alors d'Algérie où j'avais vu la guerre, le racisme, la révolution, les oreilles qu'on coupait... alors qu'ici, au Québec, les francophones parlaient des maudits anglais et de l'exploitation. » « Que de radotages », ajoute Leloup, parlant indifféremment en anglais ou en français quand ce n'est pas par signes. « Les gens, ici, vivent très bien »6.

4 Yves SCHAEFFNER. « On l’aime, voilà! », dans Elle Québec, novembre 2003, no 171, p.62. 5 Roger CHAMBERLAND et André GAULIN. La chanson québécoise. De la Bolduc à aujourd’hui, Québec, Nuit blanche Éditeur, 1994, p.141. 6 Jean Leloup, cité dans PRESSE CANADIENNE. « Jean Leloup entretient soigneusement son image d'enfant terrible du rock », dans La Presse, 4 avril 1992, p.C6.

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Lecteur boulimique7, il entreprend des études de lettres à l’Université Laval, qu’il ne termine pas. S’amorce alors une vie un peu erratique où Leloup est portraitiste un jour, plongeur le mois suivant. Sa carrière artistique commence à se profiler lorsqu’il participe au Festival de la chanson de Granby en 1983. Il incarne également, en 1986, le personnage de Ziggy dans la deuxième version de l’opéra rock Starmania de Luc Plamondon. Malgré ces premières expériences artistiques somme toute remarquables, Leloup est mécontent et ne se gêne pas pour narguer la galerie : « Je me suis arrangé pour entrer dans la machine du showbiz. Ça a pris Starmania […] pour convaincre les gens de l’industrie »8. Ce n’est clairement pas ce rôle qu’il convoite dans le champ musical québécois.

Suite au référendum de 1980, le climat au Québec devient plutôt morose : une importante crise syndicale ébranle le gouvernement de Lévesque en 1982-1983, le néolibéralisme s’enracine en Occident, les chansonniers remballent leurs drapeaux. Les Québécois semblent s’enliser dans une époque conformiste, une époque de « confort et d’indifférence » telle que la décrit Denys Arcand dans un film marquant de l’époque9. C’est dans ce contexte, en réalité, que Leloup entame véritablement sa « carrière »10. Et les temps sont plutôt durs pour les artisans de la chanson : « Néanmoins, contraints à la prudence, les investisseurs québécois miseront essentiellement sur les valeurs sûres, telles les vedettes solos des groupes à succès récemment démantelés […] »11. Le champ musical se réduit ainsi à quelques figures de proue d’un certain

7 « Leloup se passionne tôt pour la lecture et commence à écumer les rayonnages de l’imposante bibliothèque familiale » (Antoine TANGUAY. « Jean (Leloup) Leclerc : La vallée des digressions », dans Les Libraires, 29 septembre 2005 [En ligne] http://revue.leslibraires.ca/libraires-dun- jour/litterature-quebecoise/jean-leloup-leclerc-la-vallee-des-digressions (page consultée 15 novembre 2014). Ces nombreuses lectures auront par ailleurs une influence déterminante sur les textes de Leloup. 8 Jean Leloup, cité dans Denis LAVOIE. « Jean Leloup et le showbiz : le public n’est pas dupe », dans La Presse, 8 octobre 1989, p. D1. 9 Denys ARCAND. Le confort et l’indifférence, ONF, 1981, 109 minutes. 10 On hésite à employer ce terme pour traiter de la trajectoire de Leloup, ce qui explique l’usage des guillemets : « Je ne vois pas la musique comme un métier, mais comme un coup de cœur. Je ne comprends pas ceux qui veulent faire carrière » (Frédéric TOMESCO. « Jean Leloup du rock, des femmes… », dans VOIR, 23 août 1990 – article transcrit sur le site du CASTEL. « Articles, nouvelles » [En ligne] http://news.lecastel.org/articles/voir_23aout1990.html (page consultée le 23 septembre 2016). Leloup réitèrera ce point de vue fréquemment, même tout récemment, lors d’une entrevue avec Guy A. Lepage à Tout le monde en parle (Erich FALKENHAYN. « Jean Leloup déterre Jean Leloup 2015 » [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=TZXdGskBYP(page consultée le 11 juillet 2015). 11 Robert LÉGER. La chanson québécoise en question, Montréal, Québec Amérique, 2003, p.97.

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âge d’or de la chanson québécoise12, les Michel Rivard, Paul Piché, Pierre Flynn, Richard Séguin, Daniel Lavoie occupant une scène qui offre peu d’espace aux figures nouvelles. Le champ musical est en somme très fermé dans les années 1980. Malgré cela, Jean Leloup obtient en 1988 un contrat de disque avec Audiogram : endisquer dans de telles circonstances, où la relève peine à se tailler une place, de surcroît avec la plus importante compagnie indépendante de disques au Québec, est un véritable tour de force. Menteur13, le premier opus de Jean Leloup, allait paraître en 1989, initiant un premier ethos.

Figure 1 : Pochette de l’album Menteur (produit par Michel Bélanger – Audiogram, réalisé par Paul Pagé, images de Line Charlebois)

12 On reprend ici les termes de Roger Chamberland et André Gaulin, qui qualifient ainsi la période de la chanson québécoise de 1969 à 1978 (Roger CHAMBERLAND et André GAULIN. La chanson québécoise de la Bolduc à aujourd’hui. Québec, Nuit Blanche éditeur, 1994, p.144). 13 Jean LELOUP. Menteur, Audiogram, 1989. À moins d’indications contraires, toutes les paroles des chansons exploitées dans ce chapitre sont tirées du livret de cet album. Pour alléger la présentation, la référence ne sera donc pas indiquée à chaque fois.

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Menteur : une ambiguïté périgraphique ?

Pour saisir l’ethos qui se profile dans ce premier opus de Leloup, on étudiera d’abord la pochette de l’album, sa périgraphie, ce « lieu de séduction, de captation [qui] influe sur l’élection ou le rejet d’un album ; [qui] oriente la réception »14. Depuis les études de Gérard Genette sur le paratexte et, par la suite, celles d’Emmanuel Cordoba, entre autres, qui a introduit le concept de « périgraphie », on reconnaît davantage l’apport des éléments qui encadrent le texte (préface, quatrième de couverture, dédicace, etc.) dans la construction du sens. Dans le cas de l’album Menteur, cette périgraphie est particulièrement signifiante. Jean Leloup a répété maintes et maintes fois, sur diverses tribunes, qu’il avait attribué un tel titre à cet album pour le renier, insatisfait du produit et regrettant les compromis qu’il avait dû faire : « Son premier disque, Menteur? Les producteurs l'avaient emmerdé et le résultat était, selon lui, minable »15. Le terme « menteur », stratégiquement choisi, indique d’emblée à l’auditeur qui s’y attarde que l’auteur n’en assume pas le contenu, qu’il « ment » en apposant sa griffe sur l’opus. La périgraphie, lieu de séduction? Peut-être pas, si l’on se fie au titre. Même si la périgraphie oriente ici une certaine lecture de l’album, force est d’admettre que Leloup use de la chose d’une façon singulière. C’est par ailleurs, à ce jour, le seul album16 de Leloup qui ne porte pas le titre d’une de ses chansons.

Si on scrute l’image, en noir et blanc, associée à ce titre, on peut relever certains éléments significatifs. La photo de Leloup le montre assez impassible, ne regardant pas l’objectif de la caméra, ce qui est assez habituel en fait : pour tous les albums étudiés ici, sauf Les Fourmis où Leloup est carrément absent de la pochette, l’artiste ne regarde jamais directement l’objectif. Malaise? Peut-être : Leloup a plus d’une fois exprimé son inconfort par rapport aux rouages de l’industrie du disque17. Ainsi, malgré l’apparente neutralité de l’image, la photographie de Menteur, saisie par Line Charlebois, évoque peut-être beaucoup : elle reflète en un sens une

14 Patrick ROY. La trajectoire d’Alain Bashung ou Les croisées du nomade, Québec, Université Laval, 2003, p.26. 15 RÉMY CHAREST. « Retour sur scène après cinq ans d’absence. Leloup qu’il nous faut », dans Le Devoir, 6 août 1996, p.B7. 16 Outre Exit, qui n’est toutefois pas un album « original » : il s’agit plutôt d’un coffret présentant une synthèse de la carrière de Leloup, amalgamant un film et une prestation en spectacle. 17 « Elle sait que son fils vit mal avec les exigences de l’industrie qui redemande de la folie dans ses chansons, mais qui voudrait du rationnel à l’heure des entrevues » (Valérie LESAGE. « Analyse maternelle », dans Le Soleil, 16 septembre 2006, p.A4).

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facette constante de la posture de Leloup, son aversion pour le pendant commercial de la chanson. Quant à l’image juxtaposée au cliché de l’artiste, qui représente une multitude d’avions qui s’approchent à l’avant-plan selon une trajectoire quasi infinie, le doute plane. Serait-ce l’écho de certaines chansons, où l’on voyage à Alger et où l’on remonte le temps, naviguant de l’époque de Buffalo Bill jusqu’au « début des temps »? Comme il s’agit d’avions de chasse, on peut déjà douter d’une telle hypothèse. Peut-on envisager que Leloup « largue » cet album, qu’il le bombarde? L’assertion est plausible si on considère l’attitude de Leloup vis- à-vis l’industrie, voire envers le public, d’autant plus que les avions se dirigent vers le récepteur. Ou, plus simplement, est-ce symbolique d’une carrière qui prend son envol, cet album étant le premier de Leloup? Selon Line Charlebois18, il s’agirait d’un cliché sélectionné parmi un lot d’images personnelles, sans raison apparente. D’ailleurs, malgré le sens qu’on prête à certains éléments de la pochette, il semble qu’aucun concept en particulier n’ait présidé à son élaboration.

En retournant le boîtier et en parcourant le titre des dix pièces musicales, on a un aperçu du monde de Menteur. On note d’abord une prédominance de la gent féminine, qui sera du reste un sujet de prédilection dans l’ensemble de l’œuvre de Leloup19 : « Laura », « Je sors avec une fille qui a… », « Sorcières », « Miss Mary Popper ». On remarque également que Leloup semble esquisser un univers assez hétéroclite : exotique à certains moments (« Alger »), juvénile en un sens (« Bar Danse », « Printemps Été »), fantaisiste à plusieurs égards (« Miss Mary Popper », « Sorcières », « Cow boy »). Malgré les traces laissées par la périgraphie, ces bribes de discours en révèlent néanmoins trop peu pour cerner l’ethos qui se profile dans l’album, d’autant plus qu’une ambiguïté ressort de la pochette : l’ethos « dit »20, si on observe le choix du titre, se résume en un refus de l’œuvre (Leloup dit qu’il ment, qu’il n’assume pas l’album), mais l’ethos « montré », ce que traduisent les chansons, renvoie tout de même à une présentation de soi qui est tangible. Fausse discordance ?

18 Informations tirées d’un entretien téléphonique avec Line Charlebois en juillet 2015. C’est d’ailleurs elle qui a suggéré cette possible idée de l’envol pour l’image choisie. 19 « Isabelle », « Nathalie », « Cookie », « Sara », « Bertha » ne représentent qu’une partie de ces nombreuses protagonistes féminines. 20 Terminologie empruntée à Dominique MAINGUENEAU. « Ethos, scénographie, incorporation », dans Ruth AMOSSY. Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos. Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999, p.89.

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Un album étrange : une lecture de Menteur

Jean Leloup a rédigé tous les textes et composé toutes les musiques de l’album Menteur, à l’exception d’une seule chanson, « Printemps Été », qui a été l’objet d’une collaboration au plan musical, avec Michel Dagenais21. Même si Leloup maîtrise suffisamment la donne musicale pour composer, il semble jouer rarement de la guitare en public, à cette époque, si l’on se fie aux multiples prestations visionnées sur le web et aux deux vidéoclips issus de Menteur.

Les textes de l’album sont particulièrement révélateurs de l’univers de Leloup, un univers qui détonne de la production des années 1980, malgré un son, toutefois, typique de la décade. Si on survole les textes de Menteur, on note, certes, la présence de thématiques qui semblent universelles. Par exemple, Leloup exploite celle du temps dans plusieurs chansons : dans « Bar Danse », les jeunes Vietnamiens « vont danser toute la nuit » et le protagoniste désire y retourner souvent ; dans « Début des temps », Leloup remonte aux balbutiements de la vie sur Terre, « il y a cent millions d’ans » ; dans « Printemps Été », il célèbre la venue de la belle saison, « les pommiers, les lilas en fleurs ». Leloup traite également de l’amour, un autre sujet largement abordé en chanson : il révèle qu’il a connu à Alger son premier amour (« La première fille que j’ai aimée ») et que de jeunes adolescents « veulent s’aimer pour très longtemps » en nouant une relation au rythme d’une danse (« Bar Danse »). Jusque là, donc, il n’y a rien de bien surprenant dans le monde leloupien. Mais les textes se distinguent lorsqu’on approfondit les premières évidences : c’est réellement dans le traitement des thématiques que se particularise l’ethos de Leloup. Effectivement, si on reprend la thématique du temps, par exemple dans « Début des temps », et qu’on affine le propos, on remarque plusieurs références quasi darwinistes22 (« les mutations », « loi de l’évolution ») et un lexique animal varié, parfois même recherché (« caïman », « troglodyte », « fossile », « brontosaure »). Il s’agit d’un drôle de programme pour une chanson populaire… Quant à la thématique de l’amour, on découvre dans « Bar Danse » une référence subtile qui donne encore une fois une perspective assez originale des relations amoureuses juvéniles qui se créent : les jeunes sont vietnamiens et,

21 Cette collaboration est peut-être la plus significative de l’album : Michel Dagenais, guitariste réputé et collaborateur de la première heure de Leloup, participera pleinement à la réalisation de l’album L’amour est sans pitié, le premier véritablement assumé par Leloup. 22 Thématique qu’il reprend assez clairement dans « Je sors avec une fille qui a… » (« Est-elle le chaînon manquant », « Ben Darwin / Il s’en arracherait les cheveux »).

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comme nous l’indique l’ultime refrain, modifié23, dans ce bar dansent « des Boat people ». Le clin d’œil à cet épisode historique paraît banal, mais ce n’est qu’en apparence. Leloup représente sur la piste de danse ces jeunes Vietnamiens qui ont fait partie des boat people et migré entre autres au Canada à la fin des années 1970. Du coup, il met en scène une nouvelle quête chez les protagonistes, celle de migrants qui se cherchent et trouvent un semblant d’unité dans ce bar, cet autre « refuge ». En somme, même si Leloup aborde des sujets qui semblent assez communs, l’usage qu’il en fait, au final, est assez surprenant : cette culture générale assez vaste, presque scientifique à certains moments, dénote un ethos qui situe Leloup en marge de ses contemporains.

Cette présentation de soi plutôt singulière se manifeste également de façon très claire : d’autres thématiques relevées dans Menteur sont carrément marginales, même subversives, dans le contexte des années 1980. Le cas le plus flagrant est peut-être celui de la chanson « Printemps Été » : « Les radios refusent de passer la seule pièce que Leloup assume, Printemps Été, en raison des paroles, jugées vulgaires »24. Qu’y a-t-il donc de si vulgaire dans la chanson de Leloup? Possiblement des vers comme « Les petites culottes c’est le bonheur », qui devient en quelque sorte l’adage de la chanson, image peu subtile du mode de vie, à certains égards lubrique, valorisé dans les paroles. Il se dégage en effet de « Printemps Été » une ambiance, sexuelle sans nul doute, qui peut choquer. Dans le passage « Cocotte ma pelote / Ôte ta petite culotte / Montre-moi ton poil de carotte », la métaphore brille par son impertinence. On relève aussi un lexique qui accentue démesurément la chaleur printanière et estivale annoncée par le titre, insinuant presque un malaise : les filles sont déshabillées dès le premier couplet, deux fois plutôt qu’une (le livret indique « Bis » vis-à-vis le vers concerné) et, comme si cela n’était toujours pas clair, on le rappelle au deuxième couplet ; quelques lignes plus bas, « ça gigote les culs et les seins » alors que les filles cirent l’auto du copain. Pire, les odeurs des arbres en floraison et celle des filles en sueur évoquent un trop-plein de lubricité pour le moins dérangeant : « Nous en foutent plein le nez d’odeurs » / « Ça se mélange les senteurs ». Même trente ans plus tard, on peut comprendre ce qui a pu choquer dans les paroles de Leloup. Le vidéoclip renvoie d’ailleurs une ambiance similaire : on y voit Leloup, interprétant la chanson

23 Tous les autres refrains de la chanson sont les mêmes : « Dans le Bar danse / Leur Bar de danse ». 24 LE CASTEL. « Biographie de Jean Leloup » [En ligne] http://lecastel.org/biographie.php (page consultée le 15 juin 2015).

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en souriant, circuler dans un appartement où logent quelques jeunes qui se remettent visiblement d’une soirée plutôt festive, peut-être orgiaque si on remarque la tenue de certains des « locataires », l’une en petites culottes, justement, l’autre remontant sa fermeture éclair au vu et au su de la caméra. Il est à noter que ce clip a d’ailleurs été produit dans des circonstances étonnantes : Leloup aurait obtenu une bourse de 20 000$ et, après avoir produit lui-même le clip, il se serait volatilisé en Europe pendant deux mois et demi avec son comparse Michel Dagenais et avec le reste de la somme25. Ce clip à la tonalité juvénile aura néanmoins permis la diffusion de la chanson, puisque Musique Plus l’a inclus dans sa programmation, malgré la censure radiophonique.

Il n’y a pas que « Printemps Été » qui témoigne de la marginalité de Leloup. Plusieurs chansons développent un univers fantastique, qui apparaît même un peu enfantin à première vue. On y retrouve en effet l’ombre de Mary Poppins, dont le patronyme, décliné, devient « Popper ». La figure de Disney conserve chez Leloup son côté magique, certes, ses origines célestes, également, et elle demeure en quelque sorte une nounou. Or, Mary Popper a troqué le parapluie pour une rutilante moto 400cc et, désormais, « Miss Popper enseigne l’indécence », sans compter que le fameux patronyme lorgne maintenant du côté de la substance illicite, les « poppers » étant aussi une drogue. Comme dans une émission pour enfants, divers animaux prennent vie dans « Début des temps » : « Immobile et élastique/ un poisson bulle/ A ouvert soudain son œil globuleux/ Observant méchamment/ l’animalcule », mais les quelques personnifications sont prétexte à réécrire sous un mode ludique l’évolution humaine et non à amuser les gamins. Dans « Les mendiants de bar », l’auditeur est convié à un voyage interplanétaire par le grand Mendiant de Bar, tout droit sorti du monde du Bizarre, qui aime d’abord « parler aux enfants qui jouent / À CHOU HIBOU GENOU POU ». L’aventure spatiale, qui semble un peu anodine jusqu’à la comptine, devient au contraire assez surprenante. Leloup inverse en un sens un aspect du discours nord-américain, de la doxa, où l’on valorise le travail et le mode de vie qui en découle, en simulant un voyage sur la Terre qui tourne au cauchemar : les habitants y sont « malheureux » et les visiteurs y perdent deux cents amis mendiants de bars, car « À travailler ils se sont mis ». On le voit, le propos n’est donc

25 Olivier BOISVERT-MAGNAN. « Il y a 25 ans : Jean Leloup et la Sale Affaire – L’amour est sans pitié », dans VOIR, 15 avril 2016 [En ligne] https://voir.ca/musique/2016/04/15/il-y-a-25-ans-jean- leloup-et-la-sale-affaire-lamour-est-sans-pitie/ (page consultée le 20 avril 2016).

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enfantin qu’en apparence : Leloup glisse sournoisement vers des idées, voire une conception du monde qui ne s’adressent pas à des mômes.

D’autres bribes d’un tel discours, dissonant, se remarquent dans plusieurs chansons. On a noté souvent, bien sûr, la superficialité de Laura, personnage éponyme de la pièce, qui s’intéresse davantage à sa nouvelle minijupe qu’au destin de son voisin, agonisant de l’autre côté de la cloison de l’appartement, cloison si peu insonore qu’elle laisse filtrer les cris angoissés du voisin sans ébranler, pourtant, la belle. Comme le souligne André Gaulin à propos de cette chanson, « Laura », et de l’album Menteur, Leloup est « […] surtout lui-même, un parolier non moralisateur, qui passe pourtant des messages : dans "Laura", c’est la coquetterie féminine de Laura et Simone qui s’absentent d’un voisin en acte de suicide! »26. Bien qu’il ne soit effectivement pas porté sur la morale (on laisse planer un doute : Laura semble confondre tout à fait les cris du voisin avec la sonnerie du téléphone et le vacarme de sa « new vidéo »), Leloup exprime toutefois des idées dont la portée critique ne fait aucun doute. Le cas de « Cow boy » est éloquent à cet égard : la chanson s’ouvre sur une métaphore qui transforme une guitare en revolver, à la manière de Woody Guthrie27, et le protagoniste espère ainsi se « taper » quelques hommes d’affaires « chevauchant leurs secrétaires » et volant « sa fiancée » (autre figuré pour désigner la guitare). On s’étonne forcément d’une telle critique, d’autant plus qu’elle vise explicitement une industrie qui permet au fond à Leloup de se produire.

Une autre facette des textes leloupiens qui ressort est certainement le multiculturalisme. Même si quelques auteurs-compositeurs-interprètes de l’époque abordent des thèmes du genre (Luc de la Rochelière, dans Amère América [1988], Richard Desjardins, dans Les derniers humains [1988], Joe Bocan, avec la chanson « Les femmes voilées » [1989], pour ne donner que quelques exemples), peu se révèlent aussi exotiques que Leloup, notamment dans sa pièce « Alger ». Cet aspect multiculturel s’exprime entre autres dans l’usage de plusieurs autres langues par l’artiste : le refrain de « Miss Mary Popper » est en anglais (« It’s my way she says / My own way ») ; celui d’« Alger » est composé en arabe (« Et din imma el din baba ») ; on retrouve quelques paroles en italien dans « Printemps Été », qui ne sont pas retranscrites dans

26 André GAULIN. « Chant plein », dans Québec français, no 75, 1989, p.87. 27 On fait ici référence à la célèbre phrase inscrite sur la guitare de Guthrie : « This machine kills fascists ».

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le livret, mais les termes qu’on peut percevoir à l’audition laissent planer peu de doute28 ; il y a même, à 1 min 28 de la chanson « Bar Danse », un passage vraisemblablement en vietnamien dont on n’a pu toutefois retracer les paroles. En somme, les sujets de prédilection de Leloup, et on n’en a survolé qu’une infime partie, sont assez différents du mainstream : en 1989, malgré l’émergence de quelques figures plus marginales, la chanson populaire est dominée par un flot d’artistes d’une veine plutôt commerciale, pour ne citer que Mitsou, les B.B., Martine Saint- Clair, Marie-Denise Pelletier, Mario Pelchat, les Simard et Céline Dion, dont l’album Incognito (1987) incarne bien le volet très pop de la chanson qui s’impose alors. Dès lors, les référents textuels de Leloup apparaissent comme une exception dans ce tableau où s’impose une relative homogénéité, typique de la pop : « Le canevas d’une chanson de "consommation" est sensiblement le même d’un "tube" à l’autre. Le texte y est la plupart du temps simpliste, sans aucune trouvaille lyrique […]; bref, un texte qui n’innove en rien »29.

Il n’y a pas autant à en dire, toutefois, au plan musical : de ce côté, l’album Menteur est beaucoup moins distinctif. C’est d’ailleurs ce qui justifie en partie le fait que Leloup ait refusé d’assumer sa première œuvre : « Moi, depuis le début, je voulais un band. Mais tout le monde m’a convaincu de prendre des petites machines pour faire plus clean. On a fini le disque et je me suis dit : "D’où étais-tu parti pour en arriver à un produit aussi léché? Au départ, j’entendais du rock’n’roll heavy metal […]" »30. À l’écoute de l’album, on perçoit en effet l’influence de la réalisation ; c’est évidemment cette réalisation qui donne une direction à l’album, qui lui donne son ton, sa couleur, en quelque sorte. L’album a été réalisé pa