Géographie et cultures

102 | 2017 Imaginaires de la vi(ll)e en hauteur

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/gc/5162 DOI : 10.4000/gc.5162 ISSN : 2267-6759

Éditeur L’Harmattan

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2017 ISBN : 978-2-343-14135-0 ISSN : 1165-0354

Référence électronique Géographie et cultures, 102 | 2017, « Imaginaires de la vi(ll)e en hauteur » [En ligne], mis en ligne le 21 septembre 2018, consulté le 27 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/gc/5162 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gc.5162

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Ce numéro de Géographie et cultures propose de renverser nos façons de faire de la géographie et d’aller explorer la boîte noire de la ville tri-dimensionnelle. Les textes réunis ici explorent les imaginaires qui accompagnent, inspirent ou décrient la prise de hauteur de nos environnements urbains. Depuis les hauteurs aériennes d’où les urbanistes appréhendent la ville et ses ramifications métropolitaines, jusqu’au point de vue que les habitants et les organisations culturelles construisent sur le patrimoine architectural des Trente Glorieuses, en passant par les récits de science-fiction et le cinéma hollywoodien, les auteurs et auteures de ce numéro proposent un panorama diversifié d’objets et de méthodes pour rendre compte des multiples facettes des imaginaires de la vi(ll)e verticale. De Hong-Kong à Dubaï, en passant par Saint-Étienne, de I.G.H. de Ballard aux Monades urbaines de Silverberg, ce numéro explore la diversité des lieux et des œuvres de la représentation des villes verticales. (Re)lisant la ville des gratte-ciel et des grands ensembles, retraçant leur trajectoire de patrimonialisation ou de démonisation, les textes réunis contribuent à renouveler notre compréhension d’un phénomène majeur de l’urbanisation contemporaine.

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SOMMAIRE

Enjeux de l'exploration culturelle des hauteurs urbaines Christian Montès, Manuel Appert et Martine Drozdz

La ville verticale, abstraction concrète Nathalie Roseau

Villes verticales et capitalismes urbains Économie politique de la grande hauteur au « stade Dubaï » des relations capital-urbanisation Raphaël Languillon‑Aussel

Une tour d’habitat populaire, trois représentations contrastées La tour Plein-ciel à Saint-Étienne () Rachid Kaddour

Les monades urbaines, entre utopie et dystopie de la ville verticale Thomas Michaud

La « ville-tour » : fiction et visée prospective Regards croisés sur deux romans d’anticipation : I.G.H. de J. G. Ballard et Les monades urbaines de R. Silverberg Laurent Viala

Trois tours terribles Petite psychopathologie des monades urbaines Christophe Olivier

Le Hong Kong hollywoodien ville verticale, ville exotique, ville politique ? Nashidil Rouiaï

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Enjeux de l'exploration culturelle des hauteurs urbaines

Christian Montès, Manuel Appert et Martine Drozdz

« L’imaginaire est désormais un terrain pour l’action, pas seulement une échappatoire1 ». Arjun Appaduraï, Modernity at large : cultural dimensions of globalization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996, p. 7, cité par Stephen Graham dans la postface de Vertical. The city from satellites to bunkers, London/New-York, Verso, 2016, p. 210.

1 « Les façons de faire de la géographie et de l’urbanisme “à plat” ont besoin d’être renversées » déclare Stephen Graham dans les premières pages de son ouvrage dédié aux multiples spatialités de la ville verticale (Graham, 2016). Invitant ses lecteurs et ses lectrices à explorer différents motifs de la verticalité dans une perspective de géographie critique, S. Graham a pour ambition « d’inscrire la politique de notre monde tri-dimensionnel dans les débats critiques qui interrogent la vie urbaine, les villes et la géographie » (p. 13)2. Explorant aussi bien le contrôle et la surveillance de l’espace aérien que la géographie des souterrains et des bunkers ou la prolifération d’immeubles de très grande hauteur, il s’inscrit dans la lignée d’une série de travaux qui, depuis une dizaine d’années, ont incité les géographes à ouvrir la boîte noire de la ville tri- dimensionnelle (Harris, 2014).

2 Inviter les lecteurs et les lectrices à modifier leur point de vue sur l’espace, sa production et ses usages, rendre compte de ce qui se joue dans l’exploration et l’exploitation des profondeurs et des hauteurs, voici le projet de ce numéro de Géographie et cultures. Répondant à l’appel de Donald McNeil d’étudier les spatialités des gratte-ciel et des imaginaires de la vie urbaine en hauteur (2005), ce numéro explore, à l’aide des outils de la géographie culturelle, la pluralité des contours de la verticalisation des espaces urbains. S’inscrivant dans le prolongement de travaux qui interrogent la régulation, la production et la gestion de la troisième dimension en ville (Appert, Huré & Languillon, 2017), ce numéro entend se saisir de la verticalité urbaine à

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travers l’étude de ses représentations, des imaginaires et des récits qui la mettent en scène. Depuis les hauteurs aériennes où les urbanistes appréhendent la ville et ses ramifications métropolitaines, jusqu’au point de vue que les habitants et les organisations culturelles construisent sur le patrimoine architectural des Trente Glorieuses, en passant par les récits de science-fiction, « écarts esthétiques » qui permettent de discerner notre monde sous de nouveaux angles (Lebas & Coussieu, 2011), les auteurs et auteures de ce numéro proposent un panorama diversifié d’objets et de méthodes pour rendre compte des multiples facettes des imaginaires de la ville verticale.

3 Phénomène majeur de l’urbanisation des deux dernières décennies, la verticalisation urbaine suscite de nouveau l’intérêt des études urbaines. Après avoir été un symbole de la modernisation des villes nord-américaines et de leur émancipation des modèles urbanistiques européens (Cohen, 1995 ; Paquot, 2008), les gratte-ciel bouleversent désormais les paysages urbains bien au-delà de leur lieu d’invention (Graham, 2017). Villes secondaires en quête d’un affichage sur la scène des villes globales (Grubbauer, 2014), centres historiques où les verrous de la protection patrimoniale sont desserrés pour faire de la place à ces nouveaux monuments (Appert, 2016 ; Glauser, 2016), villes émergentes où les stratégies d’investissement hautement spéculatives font bondir les valeurs foncières et avec elles la hauteur des immeubles (Halbert & San Felici, 2015), les figures de la verticalisation contemporaine traduisent bien souvent l’intensification de politiques urbaines entrepreneuriales associant geste architectural monumental au service du branding territorial et valorisation foncière. De Shanghai à Dubaï en passant par des villes plus en marge de la mondialisation économique et financière, l’immeuble de grande hauteur est devenu un nouvel objet générique de l’urbanisme contemporain. Outil de regénération urbaine, appréhendé par les acteurs publics et privés comme une ressource territoriale, il vient s’ajouter aux figures désormais classiques de l’urbanisme post-moderne, waterfronts et autres cultural districts.

4 La tour traduit toutefois un urbanisme exclusif, loin de l’idéal civique défendu par l’architecte César Pelli (Crilley, 1993, cité par McNeill, p. 46). Délesté du souci de loger massivement et à moindre coût la population urbaine, l’immeuble de grande hauteur contemporain ne semble plus destiné qu’à matérialiser un urbanisme de distinction, composé d’icônes aisément reconnaissables mais dont les vertus civiques sont fortement limitées par leur accès restreint (Kaika, 2010 ; Sklair, 2017). Alors qu’une certaine idée de la modernité s’était traduite dans l’urbanisme par un souci d’unification et de structuration des territoires urbains au-delà des divisions administratives et politiques, en particulier par l’extension des réseaux (Dupuy, 1991), nombreux sont les projets de tours qui viennent au contraire fragmenter ces héritages, isoler et délimiter de nouvelles monades urbaines, expressions contemporaines d’un urbanisme de la rupture – splintering urbanism (Graham & Marvin, 2001) – adossé à une organisation territoriale post-réseau (Coutard & Rutherford, 2016).

5 Toutefois, il importe de déconstruire, ou a minima, de nuancer ces représentations qui, si elles correspondent à des réalités urbaines existantes, ne permettent pas de rendre compte de la variété des formes d’urbanisme et d’urbanisation verticale actuellement produites. Au-delà du constat de la circulation globale de formes architecturales génériques, la géographie de la diffusion des immeubles de grande hauteur laisse en effet voir bien des contingences dans leur territorialisation et ce, à toutes les échelles (Didelon, 2010 ; Appert, 2016). Par-delà les prescriptions qui viennent alimenter les

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débats publics autour de la grande hauteur, il nous paraissait important d’enrichir notre compréhension de la verticalité urbaine en questionnant les multiples médiations politiques, culturelles et sociales qui concourent à la réalisation (ou à la destruction) de ces nouveaux monuments urbains. Il importe ainsi de prendre en compte les débats, les représentations et les valeurs qui concourent à produire (ou à détruire) les formes urbaines verticalisées. Si nous prenons l’exemple de , ville où le souci du patrimoine architectural s’est longtemps traduit par un véto strict apposé à l’élévation des hauteurs du bâti, les formes de la verticalisation contemporaine témoignent ainsi de la diversité des enjeux associés. À côté d’une verticalisation monumentale dont témoigne la construction récente du Tribunal de Grande Instance ou le chantier des tours Duo, nous assistons également à la production d’une verticalisation plus ordinaire et progressiste, qui s’incarne dans les tours résidentielles d’habitat social construites dans les grandes zones d’aménagement concerté de la capitale (Masséna). Comprendre cette variété de paysages de la verticalité urbaine implique par conséquent de ne pas limiter son cadre interprétatif à un seul ensemble de facteurs mais d’articuler des vecteurs que l’on pourrait dire matériels, comme les valeurs foncières et d’autres relevant plus d’un ordre symbolique, comme la quête de légitimation (Domosh, 1989).

Décentrements

6 La contribution de Nathalie Roseau qui ouvre ce numéro « La ville verticale, abstraction concrète » nous invite à réfléchir à la construction du regard aérien dans l’émergence de l’urbain verticalisé. S’appuyant sur un riche corpus photographique et d’archives d’architectes et d’urbanistes, en particulier les archives de Marcel Lods, l’auteure explore le développement de l’aviation, en permettant une vision panoramique des territoires, a encouragé les architectes à prendre conscience de « l’existence de la très grande ville et par conséquent de l’importance de l’urbain » (Lods, 1938). Dans ce processus, la “cabine de l’avion devient la chambre d’enregistrement d’une double prothèse, aérienne et photographique” qui permet de « joindre en un seul acte la réflexion analytique à la projection synthétique » (Uyttenhove, 2009). Une nouvelle intelligibilité de l’urbain se déploie dans cette préhension en hauteur. Ainsi saisie depuis des points de vue inédits, la ville devient ce que Barthes décrit comme une « abstraction concrète » : un objet intelligible mais ne perdant rien de sa matérialité. Dans la construction historique d’un imaginaire prolifique de la ville verticale telle qu’elle se manifeste dans les villes de Paris et New York, trois temps sont alors distingués, de la naissance de la métropole moderne à l’avènement de la ville globale. La ville verticale y devient un alter ego qui permet aux villes de s’extérioriser comme scène, optimiste ou sombre, de leur futur, palimpseste de leurs controverses les plus vives. Cette approche aide à comprendre cette forme d’urbanisation, ses avatars successifs, et les controverses qui la traversent où les scénarios de verticalisation servent à masquer l’incapacité à résoudre le problème fondamental des villes, celui de la maîtrise de son expansion. Des énoncés structurants apparaissent : la projection du futur, l’utopie de la mégastructure, le miroir métonymique, montrant à la fois leur récurrence dans les projets développés et leur historicité dans un contexte de débats urbains toujours controversés autour de la grande hauteur. La perspective verticale a produit des formes de spectacularisation de

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l’urbain qui progressivement ont entremêlé le réel et le fictif, intimement liés dans une « aliénation réciproque » (Debord, [1967] 1992).

7 Les deux textes suivant nous proposent deux interprétations de la verticalité urbaine et de ses trajectoires sociales et politiques. Partant de l’hypothèse que l’avènement de la ville verticale constituerait une nouvelle étape des rapports entre urbanisation et investissement du sur-produit d’un capital devenu global, Raphaël Languillon avance que la tour passerait de la modernité à la modernisation urbaine support de luttes de classes elles-mêmes globalisées dont les conflits autour des skylines seraient l’élément majeur de contestation. S’appuyant sur quelques grands récits du développement de l’urbanisation contemporaine proposés par Mike Davies et David Harvey, il explore trois idéaux-types de développement urbain verticalisés pour proposer un texte de synthèse « Villes verticales et capitalismes urbains : économie politique de la grande hauteur au “stade Dubaï” des relations capital-urbanisation ». Le décentrement temporel et spatial apporté par les trois paradigmes successifs étudiés (Paris, grande ville moderne, puis New York, issue du capitalisme fordiste et enfin Dubaï, fruit d’un capitalisme financiarisé mondial) montre le glissement de l’ancrage du nouveau capitalisme urbain vers des pays « neufs », Dubaï en formant le modèle. Ce dernier croise deux axes de lecture (ordinaire/exceptionnel et banal/ remarquable) dégageant quatre formes de verticalité qui insistent sur la diversité des cas (de la verticalité d’exception à la verticalité ordinaire aux trajectoires opposées) et offrent plus encore une grille de lecture critique à de futurs travaux sur la question.

8 À travers le cas de la démolition d’un grand ensemble, Rachid Kaddour, dans « Une tour d’habitat populaire, trois représentations contrastées : la tour Plein-ciel à Saint- Étienne », explore les espaces de négociation qui opposent et font se rencontrer diverses représentations ou imaginaires de la ville en hauteur. Ils révèlent bien sûr les contours de la gouvernance urbaine, mais aussi les composantes, dits et non-dits des arguments avancés par les parties prenantes, qu’il s’agisse de la puissance publique, de promoteurs immobiliers, d’associations d’habitants ou d’organismes en charge de la préservation du patrimoine. S’appuyant sur une documentation photographique couvrant quatre décennies de représentation du bâtiment, sa contribution interroge les facteurs qui ont fait passer cette tour Plein-ciel du statut de « symbole de modernité ouvrant des perspectives d’avenir radieux à “emblème d’un désastre urbain” condamné à la démolition » ? « Traduction physique et architecturale d’un projet socio-politique moderne porté par un État centralisateur et des pouvoirs publics puissants », les tours d’habitat social ont fait l’objet de représentations contrastées. Le texte vient ainsi nuancer l’idée que les tours d’habitat populaire en Zone Urbaine Sensible généreraient une vision uniquement négative et seraient unanimement condamnées. En 2011, le projet de démolition de la tour construite à Saint-Étienne en 1972 a suscité de nombreuses manifestations en opposition au projet. Ce n’est qu’après l’organisation d’un référendum que sa démolition sera finalement acceptée. Ce référendum proposait soit la démolition soit la conservation de la tour au nom du patrimoine, transcrivant des positions opposées, visibles dans l’attitude partagée de la foule au moment du foudroyage. L’analyse d’une dizaine d’œuvres (surtout photographiques) mettant en scène la tour Plein ciel permet à l’auteur de dégager trois représentations sociales dominantes. La tour apparaît ainsi dans le corpus à la fois comme un symbole de modernité, l’emblème d’un grand ensemble en difficulté (« désastre ») et un patrimoine bâti du paysage stéphanois (comme pour le Festival Gaga Jazz).

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Utopies et dystopies de la vi(ll)e en hauteur dans les récits de science-fiction

9 L’imaginaire produit des utopies et des dystopies, qui relèvent de conditions politiques, sociales et techniques particulières. Traduites à la fois dans les projets d’aménagement, les réflexions philosophiques et les arts, les imaginaires de la ville verticale ont donné lieu à de nombreuses explorations vers les cieux ou les mondes souterrains. Cela est le cas de la science-fiction, qui s’est fait l’écho de la tour comme lieu de huis clos parfois terrifiants ou de la hiérarchie verticale comme dystopie absolue (Metropolis, 1928). Cela est aussi le cas de penseurs de la ville moderne (Le Corbusier et la cité radieuse au premier chef mais déjà Eugène Hénard en 1910 avec sa « rue du futur en hauteur » ou les « maisons tours » d’Auguste Perret en 1922, Ludwig Hilbersimer « La ville verticale » en 1924 puis Archigram et les métabolistes japonais dans les années 1960) ou de réflexions architecturales actuelles (fermes verticales). On pense enfin au contraire à l’idéal social que représente la rue dans les airs dans l’œuvre architecturale des Smithsons.

10 Les articles ici présents ont choisi clairement leur cible : la littérature de science- fiction, autour de trois œuvres majeures de Silverberg, Ballard et Aldiss, écrites entre 1968 et 1975, au moment où la modernité était remise en cause, où la fin de la ville semblait proche entre épuisement des ressources et surpeuplement de la terre, terreau de révoltes et autres apocalypses nucléaires (Graham, 2016).

11 Comme le rappelle Thomas Michaud, l’une des fonctions de la science-fiction est d’alimenter la réflexion prospective en représentations imaginaires futuristes, pour comprendre et anticiper l’évolution urbaine, mais aussi pour critiquer certaines tendances potentiellement néfastes au bonheur de la population. C’est pourquoi l’analyse qu’il présente est duale comme l’indique le titre de son article « Les monades urbaines, entre utopie et dystopie de la ville verticale ». Ce roman de Robert Silverberg (1971) propose une réflexion sur la verticalisation urbaine (extrême avec des gratte-ciel de 3 000 mètres dont il est interdit de sortir), vue comme le moyen d’échapper à la famine liée à la surpopulation terrestre. Bien que Silverberg ait été influencé par les débats de l’époque – les travaux du biologiste malthusien Paul Ehrlich particulièrement –, son roman prend le contre-pied des solutions prescrites par les experts d’alors, trouvant plutôt son inspiration chez les « arcologies » (architecture/écologie) de l’architecte italien Paolo Soleri (1969), fondées sur un aménagement vertical des villes avec des jardins, terrasses ou toits végétalisés. Malgré la limitation des libertés individuelles, les personnages du roman semblent heureux et témoignent de ce qu’ils conçoivent comme une utopie réalisée, à l’exception de rares déviants.

12 Partant lui aussi de l’ouvrage de Silverberg, et lui adjoignant I.G.H. de J. G. Ballard, Laurent Viala, dans « La “ville-tour” : fiction et visée prospective. Regards croisés sur deux romans d’anticipation » propose une approche géocritique au travers du concept de référentialité qui exprime la relation entre le monde réel et celui de la fiction. Dans les romans étudiés, la référentialité se joue entre l’expression d’une verticalité d’origine (celle observable depuis le temps de l’écriture) et une verticalité radicale projetée dans/ par l’œuvre.

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13 Le dispositif narratif implique un ordre social et urbain empreint de verticalité dont émergent deux enjeux : l’existence de l’espace public et les conditions de conception d’une urbanité verticale. La conclusion montre que le projet de « ville-tour » ne parvient pas à réaliser l’utopie de condensateur social qu’elle devait incarner. Seule peut-être la mise en œuvre d’une architecture hybride pourrait-elle permettre à la « ville-tour » d’adapter des formes de l’habiter vertical à la vie postmoderne.

14 La vision de Christophe Olivier dans son article « Trois tours terribles. Petite psychopathologie des monades urbaines » repose sur une approche qui allie socio- anthropologie de l’espace et géographie culturelle sur l’espace vécu des grands bâtiments verticaux. Analysant trois romans d’Aldiss, Silverberg et Ballard, l’auteur part du constat que la science-fiction joue avec la modernité tout en la critiquant et s’est mutuellement fécondée avec l’urbanisme. Cela le conduit à s’interroger sur la manière dont les formes de socialisation sont influencées, et en retour influencent l’espace et les configurations matérielles, pour finalement mettre à jour les dynamiques de la désagrégation sociale. C’est sur le terrain de l’expérience vécue de l’habitat que l’approche par la science-fiction est la plus directement fructueuse. Les textes sont considérés comme des fictions, mais aussi comme des analyses socio-anthropologiques déguisées, dont on pourrait exhiber les idéaux-types en fonctionnement. Ainsi, dans I.G.H., l’immeuble conçu pour la vue panoramique se retourne sur son intérieur, avec pour aboutissement l’enfermement paradoxal d’une population retournée à l’état de barbarie. Il n’est donc pas surprenant que l’on retrouve dans les synthèses de la littérature sur les grands ensembles et les immeubles de grande hauteur les différents thèmes croisés : la surdensité perçue, le moindre sens de la communauté, l’absence de contrôle sur l’environnement et les relations sociales sont vecteurs d’insécurité, d’anonymat subi, de solitude et de dégradation de l’espace public.

Représentations et imaginaires de la verticalité urbaine dans les arts visuels

15 Le « tournant visuel » du début du XXe siècle a réintroduit dans le temps long la création de l’image de la ville (Lynch, 1960) : le présent connecté au passé et au futur. C’est le rapport au temps qui est ainsi questionné, des questions patrimoniales aux visions prospectives.

16 Se réclamant du courant de recherche internaliste de la géographie culturelle, c’est par le cinéma que Nashidil Rouiaï aborde la thématique dans son article « Hong Kong Hollywoodien : ville verticale, ville exotique, ville politique ? » Les films construisent notre regard et orientent nos représentations et deviennent de ce fait des outils politiques.

17 Le Hong Kong produit par Hollywood est une « synecdoque territorialisante » majoritairement composée de quartiers d’affaires réduits à leur skyline, insérés dans un vaste réseau métropolitain. À leurs marges, quelques quartiers populaires exotiques (aux commerces étranges et activités illégales) invisibilisent l’essentiel du territoire de la ville où vit la majorité de la population. Ce n’est pas le cas des films hongkongais diffusés à l’international, où la verticalité, également très présente, n’est qu’un des éléments emblématiques de la diversité du territoire hongkongais. Finalement, ces fictions mettent en scène le réseau et la transnationalité d’une ville globale, de passage,

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où la verticalité est magnifiée et l’exotisme fantasmé dans une hybridation orient- occident/exotisation-inclusion. Les Chinois y sont désormais des héros à part entière faisant de ces films un des outils du soft power chinois, comme a pu l’être le soft power américain depuis la seconde guerre mondiale, où la verticalisation joue aussi un rôle annonciateur.

Conclusion

18 Le premier apport de ce numéro est de montrer que ce sont finalement les imaginaires négatifs de la ville verticale qui prédominent (en tout cas chez les chercheurs qui ont répondu à notre appel !), qu’il s’agisse de l’angoisse suscitée par les espaces souterrains (S. Deraeve, C. Revol et J. J. Wunenburger), les dystopies de la littérature de science- fiction (C. Olivier, L. Viala) ou la froideur d’un monde financiarisé (R. Languillon). Elle n’est certes pas totale, d’autres textes montrant que des tours de grands ensembles peuvent participer de l’identité d’une ville (R. Kaddour) ou encore que le cinéma peut célébrer (même en les « exotisant » et en les décontextualisant) les métropoles mondialisées (N. Rouiaï). La tour n’est tout de même que rarement utopie, un peu chez Silverberg (T. Michaud), bien plus nettement dans les discours officiels des élites, des promoteurs ou des prospectivistes, ceux même qui disposent des outils de visualisation et de maîtrise de l’espace urbain (N. Roseau).

19 Le deuxième apport de ce numéro est conceptuel et méthodologique. Le rapport entre ordinaire et exceptionnel ainsi qu’entre banal et remarquable sous-tend l’analyse géohistorique de R. Languillon et lui permet de réfuter les présentations essentialistes des métropoles verticales. Les rapports féconds entre la socio-anthropologie et la géographie culturelle sont avantageusement mis à l’épreuve par C. Olivier tandis que les apports de l’art à la connaissance et à l’aménagement de l’espace sont soulignés par plusieurs textes. Le rapport entre réel et fiction est interrogé par le biais de l’approche géocritique (L. Viala) ; enfin une analyse multisituée de la verticalisation de la perspective à travers les images/projections/utopies urbaines et leur circulation sont proposées par le texte de Nathalie Roseau.

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NOTES

1. « The imagination is today a staging ground for action, and not only for escape » (traduction des auteurs). 2. « Vertical explores these themes – and more. The book has an ambitious agenda: to inscribe the politics of our three-dimensional world into critical debates about urban life, cities and geography » (ibid.).

AUTEURS

CHRISTIAN MONTÈS Université Lyon2, Dpt Géographie UMR EVS 5600 CNRS [email protected]

MANUEL APPERT Université Lyon2, Dpt Géographie UMR EVS 5600 CNRS [email protected]

MARTINE DROZDZ UMR LATTS 8134 CNRS [email protected]

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La ville verticale, abstraction concrète Vertical city as a concrete abstraction

Nathalie Roseau

« La vision panoramique [ajoute] un pouvoir d’ intellection ; le vol d’oiseau, que tout visiteur de la Tour peut prendre un instant à son compte, donne le monde à lire, et non seulement à percevoir ; c’est pourquoi il correspond à une sensibilité nouvelle de la vision ; […] Paris et la France deviennent […] des objets intelligibles, sans cependant – et c’est là le nouveau – rien perdre de leur matérialité ; une catégorie nouvelle apparaît, celle de l’abstraction concrète : tel est d’ailleurs le sens que l’on peut donner aujourd’hui au mot structure : un corps de formes intelligentes. » Roland Barthes, La Tour Eiffel, Paris, Delpire, 1964, p. 38, 43.

1 S’élever pour ré-embrasser la ville que l’on croyait perdue : des panoramas découverts depuis les belvédères des villes médiévales jusqu’aux vues spectaculaires qu’offrent les rooftops des métropoles contemporaines, des premières prises de vues aérostatiques de Félix Nadar aux clichés satellitaires capturés par la Nasa, cette aspiration n’a cessé de nourrir la verticalisation de la perspective (Dorrian, Pousin, 2013). Saisie depuis les airs, la vision clarifie le milieu urbain, tandis qu’elle déréalise son objet : « ‘Réelle’ : la ville l’est-elle encore, d’être considérée sous l’effet de la distance, comme un spectacle, une scène et à la limite comme un décor, une toile de fond ? Comme si, au moment où la grande ville, la métropole, la GrossStadt allait en appeler à une image de l’agglomération autre que strictement architecturale, il avait paru indispensable d’en préserver la visibilité ou, pour parler comme Freud, la figurabilité » (Damisch, 1996, p. 29).

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2 Le propre du milieu urbain est d’être en soi une structure profondément narcissique, nous rappelle Hubert Damisch. Rendre lisible le chaos, lisser les aspérités : en gagnant les hauteurs, le rêveur éveillé reprend contact avec l’immensité de la ville pour mieux la saisir. Avec le narcissisme et la clarification, deux autres dimensions travaillent la perspective verticale. La transcendance d’une part, le mythe d’Icare – du dépassement et de la chute – étant à l’œuvre dans l’édification de la ville verticale où la conquête des limites s’accompagne de transgressions permanentes : la hauteur, le programme, la technologie. L’hypertechnicité de la tour lui confère un rôle de prototype permanent dont la conception doit faire face à des problèmes critiques de pression des vents, de corrosion, de résistance et de légèreté des structures, de consommation d’énergie (Paquot, 2008, p. 132-4). La dématérialisation d’autre part, la verticalisation de l’architecture la conduisant à se confondre avec l’environnement pour finir par l’englober complètement, comme le font les monades urbaines de Robert Silverberg, l’auteur du roman d’anticipation The World Inside ([1971], 1978).

La perspective verticale, un imaginaire vectoriel

3 Identifiant dans son opus L’air et les songes les fonctions psychiques de l’imagination aérienne, Gaston Bachelard relevait sa fonction vectorielle. Pour celui qui s’élève, l’horizon s’élargit et s’éclaire, le rêve de vol possédant un caractère éminemment esthétique (Bachelard [1943], 1994, p. 28). De fait, l’imagination aérienne conduit les concepteurs à déployer des efforts de rationalisation. En chaussant ces nouvelles lunettes, ils entendent non seulement lire et comprendre les nouvelles échelles et dimensions qui ne sont plus guère appréhendables par la perception humaine au sol, mais aussi projeter leur transformation. Dans ses explorations brésiliennes, Le Corbusier éprouve les pouvoirs de la vue aérienne. « À dessiner du haut des airs les linéaments du méandre, je me suis expliqué les difficultés que rencontrent les choses humaines, les impasses où elles butent et les solutions d’apparence miraculeuse qui dénouent les situations inextricables. Pour mon usage, j’ai baptisé ce phénomène la « loi du méandre » » (Le Corbusier, 1930, p. 142). Avec Aircraft, l’architecte s’approprie encore l’avion comme une arme d’accusation de l’urbain, et projette selon ce même vecteur visuel, la refonte ou la création de villes entières (Le Corbusier, 1935).

4 De son côté, Marcel Lods, lui-même aviateur chevronné, recourt à l’avion pour prendre du recul par rapport à l’étendue de la ville, souvent accompagné lors de ses périples de son ami photographe Paul Henrot. L’image de crasse et de pollution qu’il découvre du ciel lorsqu’il survole Paris un jour de beau temps, le marque profondément. C’est pour lui le début d’une réelle prise de conscience de l’existence de la très grande ville, et, en conséquence de l’importance de l’urbanisme (Lods, 1938). De l’observateur aérien au planificateur urbain, l’architecte projette la réforme de la banlieue parisienne, mettant le cap sur la cité de la Muette à Drancy, l’un des premiers grands ensembles à naître dans l’entre-deux-guerres dont il est l’auteur avec Eugène Beaudouin. La cabine de l’avion devient la chambre d’enregistrement d’une double prothèse, aérienne et photographique, qui lui permet de joindre en un seul acte la réflexion analytique à la projection synthétique (Uyttenhove, 2009, p. 175-184, 270-281) (figure 1).

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Figure 1 – Cité de la Muette, Drancy, vue aérienne du chantier, 1931-34

Photographie Marcel Lods. Fonds Marcel Lods/Académie d’architecture/Cité de l’architecture et du patrimoine/ Archives d’architecture du XXe siècle pour la collection du XXe siècle.

5 Propriétaire de son avion, Lods monte dans les airs fréquemment, pour concevoir ses projets, visiter ses chantiers, observer l’évolution du territoire, faire des voyages en Europe et jusqu’en Afrique. Racontant en 1962 son survol new-yorkais de l’île de Long Island – en vol régulier cette fois-ci – alors qu’il a reçu l’autorisation de pénétrer dans la cabine de pilotage de l’avion, l’architecte observe admiratif, le dessin de la côte se préciser puis, alors que l’avion descend, découvre le paysage « des milliers et des milliers de maisons disposées le plus souvent sans ordre, exceptionnellement suivant un ordre totalement arbitraire, autour d’une voirie démentielle » (Lods, 1962, p. 1). Cette perspective descendante fait écho à celle, ascendante, qu’a décrite quelques années plus tôt, le perspectiviste new-yorkais Hugh Ferriss, dans un texte Random Thoughts, qui caractérise l’élévation aérienne comme une loi de filiation. À chaque hauteur de vue correspond une échelle de projection : de l’ornement à la planification, c’est dans la verticalité que s’expriment les relations entre le détail et la masse, entre l’architecture et le paysage, entre la ville et la région. « À plus de 5 miles, vous vous transformez en planificateur régional ! Juste au-dessous de vous se déploie la région en entier, et vous ne pouvez vous empêcher de la dessiner ou de la redessiner » (Ferriss, fin 40’s). À la suite de cette (re)-découverte du paysage des rivages de la côte est des États-Unis, Ferriss explique comment, dans la pratique, il a été amené à utiliser la vue aérienne, pour dessiner les masses du futur quartier new- yorkais des Nations Unies, faisant advenir le réel par la perspective. « Cette image, inspirée des esquisses et d’un croquis réalisé depuis un hélicoptère survolant le site, fut publiée le jour où la première pierre fut posée. […] Voir le rêve devenir réalité, regarder s’édifier en métal et en pierre ce qui n’avait existé que dans l’imagination, c’est une expérience bien connue de tous ceux qui ont été d’une façon ou d’une autre plongés dans la pratique de l’architecture » (Ferriss, 1953, p. ill. 44).

6 De la ville saisie à la ville projetée : la dimension imaginaire de la ville verticale nous paraît féconde à la fois pour comprendre les ressorts de cette forme d’urbanisation, expliquer sa persistance, son renouvellement, sa sédimentation et saisir la nature des

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tensions qui l’animent. À l’œuvre dans les métropoles mondiales depuis un siècle, la dialectique qui l’anime, entre clarification et projection, travaille les processus de transformation des villes. C’est à partir de l’hypothèse d’un parallélisme entre les processus de verticalisation urbaine et d’agrandissement métropolitain, que nous voudrions revenir sur trois moments clés de la formation des métropoles de Paris et New York : l’entre-deux-guerres avec la naissance de la métropole moderne, les années 1960-70 avec l’expansion mégalopolitaine, et le tournant de l’an 2000 marqué par l’avènement de la ville globale. Ces trois moments nous semblent marquer à la fois un changement d’échelle urbaine et une recrudescence des projets de verticalisation, dont la conception et la réception, souvent controversées, traduisent à chaque fois les questions urbaines en jeu.

La projection du futur

7 À l’automne 1935, Le Corbusier visite Manhattan, « cité des gratte-ciel, ville debout », qualifiant de « catastrophe féerique » le choc radical qui le saisit lorsque, du haut des toits de la ville, il découvre son panorama (Le Corbusier [1937], 2012, p. 127). Comme le concepteur apprécierait à distance le plan d’un édifice, l’architecte contemple la ville qui s’étend au loin, celle-là même d’où, marcheur perdu dans la foule, il percevait les cimes élancées qui lui semblaient alors si distantes. « Qui n’a pas vu cela, ne peut ni savoir ni imaginer. Il faut en avoir l’assaut sur soi. On commence alors à comprendre pourquoi les Américains sont fiers d’eux-mêmes depuis vingt ans […]. Le ciel pavoise. C’est une voie lactée descendue sur terre ; on est dedans » (Le Corbusier [1937], 2012, p. 129-130).

8 La fascination critique qu’exprime Le Corbusier s’inscrit dans un jeu de miroitement transatlantique qui ne cesse d’activer le débat de l’entre-deux-guerres sur la ville verticale en Europe et aux États-Unis. L’Amérique métropolitaine est une scène qu’observe Le Corbusier et avec laquelle il a déjà dialogué au travers de la réception de ses ouvrages Vers une architecture et Urbanisme, tous deux publiés en 1929 aux États-Unis en langue anglaise (Mumford, 1930a). Dans ce dernier ouvrage, figure le projet de « Ville contemporaine de 3 millions d’habitants » que l’architecte a présenté pour la première fois au Salon d’Automne de Paris de 1922 sous la forme d’un diorama (Le Corbusier [1924], 1994). La suppression des fortifications parisiennes, décidée en 1919, a ouvert le champ de la prospective pour penser l’agrandissement de la capitale, entre achèvement de Paris et urbanisation de son agglomération. (Cohen, Lortie, 1992, p. 141-3). Projeté sur Paris dans son Plan Voisin (1925), le dispositif esquissé par Le Corbusier s’inspire de la proposition qu’a formulée Auguste Perret. Revenant sur les recherches d’Eugène Hénard, ce dernier a développé le principe des « Avenues de Maisons-tours » que d’aucuns proposent de déployer selon des axes radiants comme celui de Paris à Saint-Germain ou occupant l’ensemble de la circonférence de la ceinture parisienne. Cette dernière serait aménagée avec une centaine de « tours » capables d’accueillir chacune 3000 personnes, et reliées par des avenues-dalles cernées de larges parkways (Perret, 1920 ; Labadié, 1922). Entre les deux projets, des nuances apparaissent toutefois. Si Perret investit la ceinture en proposant un dispositif dense et économe du sol lui permettant de préserver Paris et la région d’une urbanisation invasive, Le Corbusier choisit au contraire de réformer radicalement la ville existante en lui substituant une ville aérée de voies et de parcs d’où jaillissent, à intervalles

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réguliers, des immeubles-tours. « Le gratte-ciel qui a une puissance décongestionnante, doit décongestionner le centre des villes ; il n’a pas à décongestionner la périphérie des villes, laquelle n’est pas congestionnée » (Le Corbusier, 1923, p. 254).

9 Quoiqu’encore isolés, les débats sur le laissent déjà transparaître un certain nombre de controverses sur l’opportunité de la ville verticale comme réponse à l’agrandissement des villes, et sur les formes possibles qu’elle pourrait prendre. Dans cet entre-deux-guerres, le débat sur la verticalité s’anime entre les architectes modernes et ceux qui édifient la ville. Les concours organisés en 1930 par le négociant Léonard Rosenthal sur le site de la Porte Maillot puis en 1931 par la Ville et le département de la Seine sur la voie triomphale allant de la place de l’Étoile au rond- point de la Défense, constituent un tournant auquel participent nombre d’architectes au premier rang desquels Robert Mallet-Stevens, Henri Sauvage et, à nouveau encore, Perret et Le Corbusier. Ce dernier propose de marquer la sortie de Paris par un anneau de voirie ponctué par des gratte-ciel sur pilotis, tandis que Perret aménage une entrée monumentale encadrant l’axe de deux gratte-ciel, l’inscrivant comme la limite entre le vieux Paris qu’il convient de décongestionner et d’aérer de parcs et de jardins, et le « plus Grand Paris » dont Perret propose un plan en 1932, affirmant le gratte-ciel comme élément clé d’une métropole mondiale (Cohen, Lortie, 1992, p. 218-223 ; Castex, Rouyer, 2003, p. 19). Pendant que s’échafaudent les plans, la ceinture s’aménage, hérissée d’une nouvelle couronne d’immeubles denses de grande hauteur, les Habitations à Bon Marché, dont la réalisation suscite, du côté des architectes, des critiques vives : « Paris a réalisé à l’insu de tous la plus gigantesque entreprise de son histoire : sur cent cinquante mètres de profondeur, elle a élevé trente kilomètres d’HBM. […] C’est un désert pour le cœur et l’esprit ; c’est une immense, une gigantesque déconvenue, un gouffre de désillusion » (Le Corbusier, 1937, p. 52).

10 La ville verticale projetée à Paris dialogue avec les modèles américains (Cohen, Damisch, 1993), ceux qui se réalisent en même temps qu’ils se renouvellent, produisant par la pierre et le papier les preuves de l’utopie réalisée. Préparant sa première exposition Titan City qu’il monte en octobre 1925 dans le grand magasin new-yorkais John Wanamaker, Hugh Ferriss réalise l’agrandissement de plusieurs panoramas qu’il a conçus depuis la terrasse de son studio à Manhattan (Willis, 1982). La ville que Ferriss scrute et représente depuis les hauteurs stimule l’imagination du perspectiviste. En même temps qu’il la décrit, Ferriss en projette l’agrandissement, sous la forme d’un projet rationnel, The Metropolis of Tomorrow, qui fait l’objet d’un ouvrage, publié en 1929, la même année que ceux en langue anglaise de Le Corbusier. L’artiste y transforme la cité chaotique qu’il a sous les yeux en une ville basse parsemée de grappes verticales de super gratte-ciel et sillonnée de larges voies automobiles. La verticalisation de Manhattan se traduit par l’agrandissement de la ville, du bloc qui s’élargit, de la voie qui se dilate, de l’immeuble qui s’élève, ville dans la ville. « Le centre urbain s’est agrandi […] Une question incidemment se pose à propos de ces immeubles-tours. […] Chacun domine un quartier et nous pouvons supposer qu’il en est le centre de contrôle. Le mot “immeuble” est-il encore et définitivement le bon ? Par souci de simplicité, nous lui préférerons le terme de “centre” » (Ferriss [1929], 1987, p. 117).

11 Le processus par lequel Ferriss passe du réel au futur peut se rapprocher de celui auquel avait eu recours Herbert George Wells lorsqu’il écrivait The Sleeper awakes, tableau prophétique de Londres au XXIe siècle dans lequel l’écrivain d’anticipation propulsait son héros Graham qui découvrait la ville utopique du haut d’un balcon

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(Wells, 1899). Pour construire l’intrigue, Wells expliquait avoir « agrandi le présent » [enlarge the present]. À partir de la ville existante, il appliquait mathématiquement la « règle de trois », c’est-à-dire qu’il multipliait tout par trois. « De cette façon », ajoutait- il, « on obtient une sorte de caricature gigantesque du monde existant dont tous les éléments se retrouvent gonflés à d’énormes proportions et démesurément agrandis1. »

12 Tandis qu’à Paris, les modèles modernistes peinent à s’incarner dans le réel, à New York, la fiction naît à partir du réel qui surgit de la congestion manhattanienne (Koolhaas, [1978] 2002). Pour figurer la ville, Ferriss recourt à divers procédés de représentation qui théâtralisent le paysage urbain (Roseau, 2016). Inaugurant l’iconographie de Metropolis, l’image qui figure un chevalet sur la terrasse d’un atelier révèle l’importance du point de vue aérien qui lui permet, par la mise à distance, de reprendre possession du monde dans lequel il vit. « Quelqu’un d’imaginatif pourrait se croire installé dans une loge en plein ciel pour assister à un spectacle gigantesque, à une dramaturgie de formes cyclopéennes. Le rideau n’est pas encore levé. » (Ferriss, 1929, p. 24) Après avoir analysé et extrapolé le paysage de Manhattan, Ferriss s’extrait à nouveau des rues basses, dans une ultime élévation qui ouvre la partie conclusive de Metropolis. « Retournons à ce balcon qui nous a permis de découvrir le panorama de la ville actuelle. […] Cette fois encore, voilée par le brouillard, une métropole s’étend à nos pieds, le rideau va à nouveau se lever. Faisons-le se lever cette fois-ci non sur la ville existante mais sur une cité imaginaire. » (Ferriss, 1929, p. 115) Dans cette prise de hauteur littérale et métaphorique, Ferriss clarifie le sujet urbain et projette un nouvel état qu’il nous offre à voir (figure 2).

Figure 2 – Hugh Ferriss, La ville à l’aube, vue aérienne, circa 1923

Publiée in La Métropole du Futur, 1929, p. 20.

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13 La réception new-yorkaise de Metropolis est contrastée. La presse est admirative tandis que l’historien et critique Lewis Mumford lui adresse des critiques acerbes, qualifiant le Moloch du Metropolis de Fritz Lang d’ange à côté des forces sombres qui motiveraient l’entreprise urbaine de Ferriss. Partisan du Regional Planning, Mumford fustige les perspectives « désincarnées » de l’artiste, l’accusant de légitimer un « enfer de Dante » (Mumford, 1926, 1930a, 1930b). En même temps qu’il réfléchit à la grande hauteur, Frank Lloyd Wright, depuis Chicago et Taliesin, dénonce lui aussi « la tyrannie du gratte-ciel » (1930), s’écartant des métropolitanistes dont il rejette comme Mumford le projet en dépit de liens d’estime noués avec Ferriss (Wright, 1932). L’architecte propose sa propre vision de la grande hauteur dans son projet new-yorkais de tours d’habitation en verre « St Mark’s-in-the-Bouwerie Towers ». Libérant le sol de la congestion, le plan dispose de trois gratte-ciel espacés dans un parc, évitant les canyons sombres que Wright exècre (Wright, 1930). Projeté dans l’East Village, il ne sera pas réalisé, du fait de la grande dépression. « Today, Tomorrow » : Wright poursuit sa réflexion urbaine avec Broadacre City, qu’il ne cessera de retravailler jusqu’à la fin de sa vie. À l’inverse de la ville dense et congestionnée qu’il dénonce, prisonnière de son enceinte, Broadacre City prône le redéploiement de la ville sur le territoire tout entier. Comme pour souligner la force de la controverse, la maquette du projet est exposée en avant- première le 15 avril 1935, dans le cadre de l’exposition nationale des arts et de l’industrie, au sein du Rockefeller Center, emblème des métropolitanistes récemment achevé. Représentant un fragment de la ville, comprise comme « une interprétation des changements inévitables qui conditionnent notre croissance en tant que peuple et nation », la superficie de la maquette est inédite : 13 m2 à une échelle avoisinant le 1/1000e (Maumi, 2015, p. 45-55).

14 « Il est probable […] que l’Utopie de la parfaite Garden City influencera la croissance urbaine future, autant que l’Utopie de la parfaite Skyscraper City, et que l’expansion de la région urbaine se fera selon un processus qui recherchera le meilleur des deux » (Adams et al., 1931, p. 108). Au moment où New York réalise son agrandissement métropolitain et régional, les « utopies impossibles » comme les nomme Thomas Adams, l’un des artisans du Plan Régional de New York auquel concourent métropolitanistes et régionalistes, acquièrent par la voix de cette tribune une part de réalité. Cette défense pragmatique d’une nécessaire alliance des extrêmes apparents, entre verticalité et horizontalité, est promue à la lumière de la réalité qui s’édifie chaque jour. Pendant que se poursuit le déploiement suburbain de l’aire métropolitaine à cheval sur les deux États de New York et du New Jersey, l’hypercentre de Manhattan continue de se densifier et de se déployer vers le ciel, encouragé par l’essor immobilier que n’a pu enrayer l’édiction de la loi de Zoning votée en 1916 et destinée à réglementer les gabarits des nouveaux édifices de grande hauteur. Entre 1913 et 1929, l’île voit tripler le nombre de ses immeubles de plus de 20 étages. Comptant 7 millions de mètres carrés en 1920, elle en accueille près du double en 1935 (Weil, 2000, p. 185).

15 Les débats qui animent le monde de l’urbanisme se retrouvent médiatisés au sein de la World’s Fair de New York de 1939-1940. « Le monde de demain » : le titre annonce d’emblée l’ambition de la manifestation, l’avènement d’un futur proche qu’elle invite à venir découvrir alors que les conséquences de la crise de 1929 sont encore durement éprouvées. L’exposition accorde une place magistrale à la perspective verticale, visuelle et urbaine, les deux dimensions cristallisant au sein des dioramas qui forment ses attractions majeures. Au sein de la périsphère, c’est d’en haut que les visiteurs de la

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Democracity, conçue par Henry Dreyfuss, circulant sur deux passerelles superposées et tournant en sens inverse, découvrent le futur de la ville moderne sous la forme d’un gigantesque diorama d’une ville projetée en l’an 2039, très proche de l’utopie décentralisatrice de la Garden City chère aux régionalistes. Autour d’un centre urbain réunissant 250 000 habitants, gravitent quelque 70 villes-satellites ; au-delà s’étendent fermes et pâturages. Conçu par Norman Bel Geddes et hébergé dans le Pavillon de General Motors, le Futurama, autre grande attraction de l’exposition, présente quant à lui une immense maquette de « la ville de 1960 », inspirée des projets corbuséens, cité de gratte-ciel profilés et espacés que 28 000 personnes survolent chaque jour, à bord d’un train automatique de fauteuils sonorisés qualifiés de « machines à explorer le temps ». La référence wellesienne vaut aussi pour l’expérience spatiale que propose l’attraction. Les fauteuils mobiles projettent littéralement les spectateurs au cœur de la maquette pour la vivre, comme l’annonce le narrateur : « Pour entrer dans cette scène du monde de demain […] Ouvrez vos yeux sur le futur » (Kilhstedt, 1986) (figure 3).

Figure 3 – Futurama, Pavillon de General Motors, visitors in moving chairs viewing exhibit, World’s Fair, New York, 1939-40

Fonds : New York World’s Fair 1939 and 1940 Incorporated records. Manuscripts and Archives. The New York Public Library. Astor, Lenox, and Tilden Foundations.

L’utopie de la mégastructure

16 En 1939 est célébré à New York le dixième anniversaire du MOMA. L’exposition « Houses and housing : Industrial art » présente le projet de la Cité de la Muette à Drancy dont la légende loue les qualités : « À terme, il y aura toute une communauté avec des écoles, une église, des terrains d’athlétisme, des équipements de récréation, des boutiques et même du chauffage central, le tout financé par l’État. Les gratte-ciel

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spacieux garantissent à leurs habitants beaucoup de lumière, de l’air et de l’intimité ; leur situation au nord de l’ensemble leur évite de jeter leurs ombres sur les espaces bâtis. Malgré des défauts structurels et mécaniques, ce schéma montre un type de logement important, et une solution réalisée nulle part ailleurs2 ». Décrite comme cité idéale, Drancy apparaît dans les années 30 comme l’un des exemples les plus réussis de l’urbanisme progressiste.

17 En dépit de ses critiques persistantes sur la vanité d’une course insensée au ciel, Lewis Mumford célèbre en 1952 dans un article du New Yorker , « The glass tower », la simplicité ultime à laquelle est parvenue la Lever House, glass box de 94 mètres de haut parachevant la technique du mur-rideau et conçue par Gordon Bunshaft à quelques pas du futur emplacement du Seagram Building de Mies Van der Rohe (1958). Selon Mumford, « la tour Lever a ouvert la voie à une forme nouvelle de concours : un concours pour procurer des espaces ouverts et amener le retour à l’échelle humaine » (Mumford, [1952] 2001, p. 76).

18 La ville verticale n’en continue pas moins de susciter des controverses toujours plus vives. À New York, les entreprises de modernisation par la verticalisation et l’infrastructuralisation du territoire rencontrent de fortes résistances. La rénovation urbaine ouvre l’ère des grands ensembles, s’imposant sous la férule de Robert Moses, dans les quartiers résidentiels de Manhattan (Ballon, Jackson, 2007). Des luttes emblématiques opposent partisans et critiques de la modernisation urbaine, comme celle que livre Jane Jacobs contre la confiscation de la sphère publique par les intérêts privés (Jacobs, [1961] 1991). Elle remporte à l’automne 1961 la bataille pour la sauvegarde de Greenwich Village menacé par le projet de voie rapide que défend Moses, tandis qu’une nouvelle loi de Zoning est introduite, substituant à la loi de 1916 une règle de COS à l’îlot. Octroyant un bonus de hauteur aux projets qui créent un espace public au sol, la nouvelle règle donne naissance aux dispositifs de plazas et de tours sur pilotis. L’ouverture des droits aériens relance, sur fond d’euphorie immobilière, la course au ciel, produisant un paysage de formes autonomes, intronisant les enseignes des nouveaux géants économiques. Comme le signalait Mumford à propos de la Lever House, « le bâtiment lui-même est à la fois vitrine et affiche en évitant précisément la publicité sous ses formes racoleuses » (Mumford, [1952] 2001, p. 76).

19 « Un nouvel âge des gratte-ciel ou les plus grands tombeaux du monde » : les tours sont un pari selon la critique d’architecture Ada Louise Huxtable qui regrette, à propos du World Trade Center dont la conception s’amorce à l’initiative de David Rockefeller, que la Port Authority, son maître d’ouvrage, se comporte en investisseur privé et non en agence publique (Huxtable, 1966). Plus sceptique encore, Manfredo Tafuri condamne dans un essai retentissant « The disenchanted mountain » les « paradoxes anti- urbains » que constituent ces « ‘miracles’ d’artifice technologique ». Derrière la critique architecturale, c’est à la métropole capitaliste que l’historien s’attaque, et son idéologie individualiste de formes solitaires et autarciques, niant toute dimension sociale à la ville qu’elles sont pourtant destinées à constituer (Tafuri, 1973). Revers sinistre d’une course folle : 1975 signe le début de la crise de New York, dont les réseaux sont à bout de souffle en dépit de l’apparente vitalité verticale. Sous tutelle des banques, la ville est mise au régime sec alors que paraît le roman d’anticipation de James Graham Ballard, High Rise (1975), dont l’ascenseur rend compte comme d’une métaphore de la brutalité de l’échelle sociale de la tour. Qu’elle soit élévation vers les jardins d’Éden ou descente vers les profondeurs infernales, la ville verticale de Ballard entremêle l’utopie et la

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dystopie en un même lieu, la marge se créant comme subversion à la perfection, la cime du skyline ne pouvant masquer longtemps l’incurie des fondations sur lesquelles elle s’édifie.

20 « Ces super-objets […] ne sont en fait que l’expression d’une attitude anti-urbaine. En tant que « cities within the cities », ils représentent une tentative de se soustraire aux contradictions des grandes villes américaines » (Tafuri, 1975, p. 8). Tafuri signe un nouvel article critique – « La dialectique de l’absurde » – sur les excès de la ville américaine dans un numéro spécial de la revue L’Architecture d’Aujourd’hui consacré à la « Vie et mort du gratte-ciel ». Ce dossier analyse l’excès capitalistique des réalisations de son temps, prophétisant la mort proche de la ville verticale qui « rejoint déjà au musée des grands mythes populaires les « villes flottantes et volantes » chargées de toutes les potentialités catastrophiques et apocalyptiques d’une société agonisante et convulsionnante » (L’Architecture d’Aujourd’hui, 1975, p. 1). Privée ou publique, la ville verticale semble condamnée, l’enthousiasme le cédant à la critique. En France, le retournement des représentations est d’autant plus radical que la région capitale a, en l’espace d’une quinzaine d’années, fait l’objet d’une transformation profonde de son paysage urbain, marquée notamment par les projets d’urbanisation verticale et la transformation régionale de la capitale sous l’égide de Paul Delouvrier.

21 Lors de ses voyages aux États-Unis en 1956 et 1962, Marcel Lods a visité et photographié les nouvelles réalisations des gratte-ciel américains : la Lever House, le Pan Am Building, le Seagram Building ainsi que les tours de la Chase Bank, Pepsi Cola et Union Carbide, tous trois récemment réalisés par Gordon Bunshaft qui exerce au sein de l’agence de Skidmore, Owings and Merrill. Critique et admiratif, Lods voit l’Amérique comme un « champ d’expériences » qui lui sert à dénoncer le manque de réalisme et d’ambition des Français de même qu’il l’amène à formuler des alternatives urbaines à ce qu’il nomme comme Le Corbusier, une « catastrophe », dénonçant l’hypertrophie des métropoles (Uyttenhove, 2009, p. 76, 154-169). Plongé dans les débats sur la planification de la Région Parisienne, confrontée à des scénarios de croissance inédite, il poursuit son projet de « La ville de demain » qu’il a initié dans les années 1940. Pour « décongestionner une capitale enflée absurdement » et « limiter l’extension – anarchique ou non – des villes », il travaille à l’idée d’une grande ville d’un million d’habitants, l’inscrivant dans la proposition d’un Paris Parallèle formulée par la revue L’Architecture d’Aujourd’hui, ardemment défendue par Claude Parent et Michel Ragon, et alors soutenue par Bernard Lafay du Conseil Municipal de Paris (Uyttenhove, 2009, p. 195-199). « Un Versailles du XXe siècle » : proposée à 50 kilomètres de Paris, cette ville neuve pallierait la congestion mortifère dont pâtit la capitale, en accueillant les fonctions gouvernementales et administratives ainsi que les nouveaux grands équipements projetés en périphérie de la métropole. Formulé par Lods, le « Projet pour une cité d’aujourd’hui » vient illustrer le manifeste de la revue, affirmant le rapport étroit que doivent nouer la verticalité du bâti et l’horizontalité du sol. « Une ville en hauteur à étudier avec un dispositif de structuration et le minimum de déplacement sur le plan horizontal permet de réduire, dans les plus larges proportions, le temps de déplacement. » (L’Architecture d’Aujourd’hui, 1960, p. 11) La libération du sol est un leitmotiv de son projet, le conduisant à défendre une densité de 400 habitants à l’hectare, avec 90 % du terrain libre pour les espaces publics et les voies de circulation.

22 Moins de quatre ans plus tard, la rédaction de la revue dirigée par André Bloc consacre un éditorial à charge « Main basse sur Paris » condamnant les décisions actées entre-

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temps pour l’aménagement de la Région Parisienne qui selon la revue, mèneraient Paris à sa destruction. « Paris-Parallèle évitera que le centre de la ville ancienne ne périsse, étouffé dans l’accumulation de monstrueux bâtiments d’affaires, tandis que les Parisiens iront s’ennuyer dans les cités-dortoirs de la périphérie. » (L’Architecture d’Aujourd’hui, 1964, p. V). La revue publie aussi un dossier entier sur les réalisations de grands immeubles qui viennent d’être livrés en Europe et aux États-Unis : tours, complexes, centres de recherche, usines, où la France fait pâle figure. Seule la Maison de la Radio y figure, dont la tour a vu sa hauteur rabaissée à 65 mètres, le panorama déployé attestant par ailleurs du triomphe de la grande hauteur aux États-Unis et en Europe.

23 Pourtant, la France est loin d’être à la traîne, elle qui s’apprête à initier l’une des opérations d’urbanisation verticale les plus emblématiques en Europe. Le nouveau plan d’aménagement du quartier de La Défense fait des tours l’instrument de sa composition monumentale. Les chantiers des premières tours s’engagent, dont celle de Nobel, réalisée par Jean de Mailly et Jean Prouvé, achevée en 1967. Nourris par les idéaux modernes de l’entre-deux-guerres, les architectes et ingénieurs de La Défense sont stimulés par l’exemple américain dont ils se sont imprégnés par leur formation ou par les nombreux voyages qu’ils y ont réalisé. Ils ramènent de leurs périples de nouvelles références dimensionnelles, spatiales, programmatiques, qu’ils resituent, extrapolent, tandis que nombre d’architectes américains vont être invités à travailler à la Défense, comme Max Abramovitz ou David Hughes de l’agence SOM (Chabard, Picon-Lefebvre, 2012, p. 24-29).

24 L’édification des premières tours de La Défense est suivie d’autres réalisations comme la dont le chantier s’engage en 1969, qui devient la plus haute d’Europe, ou celles des opérations de rénovation urbaine engagées dans les quartiers Italie et Front de Seine, sous maîtrise d’ouvrage parisienne. La représentation médiatique que donne la presse de ces projets est révélatrice de l’ambiguïté de leur réception. Le 11 avril 1967, les Actualités françaises filmées diffusent une séquence intitulée Paris fin du siècle. La caméra survole la maquette présentée à la deuxième exposition Demain… Paris sise au Grand Palais (la première a eu lieu en 1961), le narrateur commentant les différentes réalisations au futur, à commencer par le projet du Front de Seine : « [Voici] Paris et sa proche banlieue, tels que les survolera un jour le citoyen fin de siècle. (…) Qui oserait reconnaître le 15e arrondissement, dans cette cité champignon en bordure de Seine ? » (Ozdoba, 2012). En juillet, la revue Paris Match dévoile dans deux numéros successifs, un dossier « exclusif » sur le « Paris dans 20 ans » piloté par Marc Heimer, journaliste spécialiste de vulgarisation scientifique (1967). Désignées comme « dessins-vérités », les illustrations de Tanguy de Rémur, dessinateur pour Match, figurent des perspectives verticales représentant les opérations planifiées dans la région parisienne sous la forme d’une « ville du futur » sillonnée par des hélicoptères et des aérotrains. Playtime de Jacques Tati sort quant à lui en fin d’année, son intrigue se déroulant dans un Paris modernisé, métamorphosé par les hauteurs, les infrastructures, le verre et l’acier, tourné en dérision par l’incapacité de Monsieur Hulot de s’adapter à ce nouvel environnement qui fascine pourtant le réalisateur (figure 4).

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Figure 4 – « Paris dans 20 ans »

Couverture de Paris Match, n° 951, 1er juillet 1967.

25 L’accession, à la suite de la démission du général De Gaulle en 1969, de Georges Pompidou à la Présidence de la République marque un retournement des représentations. Nouveau ministre de l’Équipement, Albin Chalandon nomme Jean Millier à la tête du puissant EPAD (Établissement public d’aménagement de La Défense), souhaitant explicitement que l’opération soit désormais financièrement autonome. Elle devient le champ d’opérations de spéculations immobilières, avec une seconde génération d’immeubles qui s’édifient plus hauts et massifs que les précédents. À l’été 1972, l’érection de la Tour GAN déclenche une polémique, le public de la place de la Concorde découvrant avec stupeur les 170 mètres de sa structure émerger dans l’axe de la perspective historique de Paris. « Mochardise et bidules, une Défense indéfendable », signe le 2 octobre André Fermigier, chroniqueur d’architecture au Nouvel Observateur (Fermigier, 1991, p. 259-261). Tandis que Pompidou saisit cette occasion pour une mise au point sous la forme d’un long entretien au journal Le Monde du 17 octobre 1972 : « Ou l’on renonce aux tours, et il n’y a plus d’architecture dans un ensemble de cette importance, ou on les multiplie. […] On n’a pas d’architecture moderne dans les grandes villes sans tours » (Pompidou, 1972 ; Texier, 2010, p. 186‑7).

26 Malgré sa réception très discrète en France, la publication du rapport du club de Rome Limits to Growth (1972) coïncide avec le désamour du futur dont semble souffrir Paris. Avec le premier choc pétrolier et la circulaire Guichard (1973) qui signe le rejet des grands ensembles, l’héroïsme des réalisations des Trente Glorieuses cède le pas à la critique. À peine concrétisée, la parenthèse moderniste fait l’objet de vives attaques qu’exacerbe la campagne pour l’élection présidentielle de 1974, marquée par la candidature écologiste de René Dumont et remportée par Valéry Giscard d’Estaing sur

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la promesse d’en finir avec « l’urbanisme inhumain », le « gigantisme » et la « rénovation sauvage ». Le nouveau président mettra un terme provisoire à la construction des tours à Paris. « Vie et mort du Gratte-ciel » : l’éditorial du dossier publié par L’Architecture d’Aujourd’hui, dirigée par Bernard Huet, est à charge. « Produit privilégié de l’espace dominant, le gratte-ciel a joué un rôle décisif dans la rupture du rapport entre typologie et morphologie urbaine qui provoquera la crise moderne. Crise à laquelle le gratte-ciel tentera de répondre par l’idéologie anti-urbaine de « la ville verticale », « ville dans la ville », microcosme social idéal, autonome et ordonné, dressé face au chaos urbain » (AA, n° 178, 1975, p. 1) (figure 5).

Figure 5 – « Vie et mort du gratte-ciel »

Couverture de L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 178, mars-avril 1975.

Le miroir iconique

« Ces superstructures semblent, en un certain sens, revenir à la conception de l’édifice en hauteur comme StadtKrone, comme ‘signe synthèse’ du genius loci que la culture allemande d’avant-garde s’était plue à voir en lui. Et en effet, les super-gratte-ciel concentrent dans de nouveaux signes-chocs toute la charge communicative à laquelle ils confient leurs messages publicitaires. […] L’exaspération dimensionnelle du World Trade Center et les lames rythmées des « Gratte-ciel cartésiens » du nouveau Rockefeller Center, se complètent

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réciproquement : la crise de tout un système est parfaitement dissimulée sous le voile d’une assurance désinvolte, grâce à laquelle les Golems cristallisés de la métropole américaine s’offrent à un public qui peut contempler en eux le reflet de leur propre angoisse, de leur propre besoin désespéré de certitude. » Manfredo Tafuri, « La dialectique de l’absurde », L’Architecture d’Aujourd’hui, 1975, p. 8, 16.

27 En condensant l’urbain dans une architecture spectaculaire, la ville verticale serait-elle destinée à réduire la ville comme institution complexe dans une image radicale, palliant par la construction de totems la difficulté de penser un projet à une échelle qui la dépasse ? En dépit des critiques vives sur les échecs de la ville verticale, le « retour des tours » (Appert, 2015) fait sensation au tournant de l’an 2000 avec l’édification de phares aux noms de baptême évocateurs : The Gherkin à Londres (2004), les tours Agbar à Barcelone (2005), Turning Torso à Malmö (2005), Oxygène à Lyon (2010), The Shard à Londres (2012) si l’on s’en tient à l’Europe. Seule ou en grappe, la tour figure comme phare des scénarios métropolitains qui projettent le futur entrepreneurial des villes- mondes (Rouillard, 2011), la vision et la tour constituant deux faces d’un prisme urbain que viennent compléter la réalisation d’une grande infrastructure de transport (du métro à l’aéroport) ou l’édification d’un musée d’urbanisme exposant l’incontournable maquette du présent et du futur de la ville. À Tokyo, au sein du quartier de Roppongi Hills, est ainsi exposée dans la tour Mori (du nom de son promoteur immobilier, par ailleurs grand amateur de l’œuvre de Le Corbusier), quelques étages en dessous du rooftop offrant une vue spectaculaire de la métropole, une maquette du Grand Tokyo, jouxtant celles de Manhattan et de Pudong (à Shanghai) (figure 6).

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Figure 6 – Vue de la maquette du Grand Tokyo exposée en haut de la Tour Mori

Tokyo, Photographie Chris Berthelsen, 2011.

28 La maquette virtuelle de Paris Métropole 2020 est quant à elle inaugurée en 2012 au Pavillon de l’Arsenal. Elle s’inscrit dans la lignée des débats sur la grande échelle métropolitaine, qu’ont réactivés la première mandature parisienne de Bertrand Delanoë à propos des rapports Paris-banlieue, la Région Île de France à l’occasion de l’élaboration du nouveau Schéma directeur régional, et l’État qui lance une consultation internationale sur l’avenir du Grand Paris en 2007. Celle-ci est annoncée officiellement par Nicolas Sarkozy à l’occasion de l’inauguration de la Cité de l’architecture et du Patrimoine, qui salue au passage dans l’assemblée l’architecte Thom Mayne, lauréat du concours de la tour Phare de La Défense, projetée pour devenir la plus haute tour française (300 mètres) et dont la réalisation a été annulée depuis au profit de deux tours plus petites (Criticat, 2008, p. 11). La Ville de Paris réfléchit aussi à la transformation de son paysage urbain, songeant au relèvement des plafonds de hauteur fixés par le Plan d’Occupation des Sols de 1977, sollicitant études et rapports sur la formation architecturale et urbaine des tissus de tours (Castex, Rouyer, 2003). Réactivé, le débat sur les tours est vif, comme en témoignent les controverses encore brûlantes qui ont accompagné le projet d’achèvement de Paris-Rive-Gauche en 2002 avec la proposition d’Yves Lion ou la consultation sur le projet des Halles en 2003 autour du projet de Rem Koolhaas. Il s’étend à la périphérie avec les propositions des architectes de la consultation sur l’avenir du Grand Paris. De Roland Castro à Jean Nouvel, les visions proposées figurent des paysages de grappes de tours, la verticalisation de la périphérie tentant de rattraper l’échelle distendue de la métropole. S’exprimant par la voix d’Alain Fleischer, l’équipe de Jean Nouvel se veut lyrique : « Un autre support à la continuité du rêve est l’élévation du point de vue, une sorte de vol à hauteur raisonnable […] Au-dessus de la ville, plantée dans la terre, il y a une ville qui flotte à mi-hauteur, une cité suspendue » (Le Moniteur, 2009, p. 162) (figure 7).

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Figure 7 – Réflexion sur le développement urbain de Paris

Consultation internationale du Grand Paris, 2008-09. Crédits : Jean Nouvel (AJN), Jean-Marie Duthilleul (AREP), Michel Cantal-Dupart (ACD).

29 Les revues Urbanisme (2007) et Criticat (2008) se font l’écho critique des rebondissements du débat parisien. Pour lutter contre l’amnésie, elles cartographient les réalisations parisiennes, produisent une généalogie du débat sur les tours, apportant les preuves concrètes de l’abstraction, inscrivant les questions posées dans une historicité (Urbanisme, 2007, p. 54-55 ; Criticat, 2008, p. 26-41). En resituant les tours dans leur contexte, critiques et historiens entendent protéger Paris des sirènes auxquelles risquent de succomber les décideurs, impuissants devant la complexité de la métropole, tentés par les tours comme renouveau iconique, « signe-synthèse » d’un génie du lieu qui leur échappe.

30 En grec, Eikon signifie représentation, image. Là où la spatialité échappe à l’intelligibilité, l’icône permet de façon métonymique de substituer à un tout multiplié et insaisissable, une représentation simplifiée (Ethington, Schwartz, 2006). L’omniprésence de la verticalité dans les scénarios des villes capitales n’est-elle pas destinée à occulter la question essentielle que ne parviennent pas à résoudre les acteurs métropolitains : les possibilités de la maîtrise de leur agrandissement ? Il est à ce titre utile de revenir sur les liens étroits entre verticalité et horizontalité urbaines, dont les auteurs du Plan régional de New York, conçu dans l’entre-deux-guerres, avaient bien saisi l’importance. La ville verticale n’est qu’une partie de la métropole qui, avant tout, est horizontale. Les métropoles européennes, selon des configurations très diverses, en sont des illustrations. L’histoire de la ville américaine s’est fondée sur ce rapport entre downtown et suburbia, répondant à des attentes – la réussite économique et la liberté individuelle –, cristallisant nombre de conflits – sur le financement des réseaux de métro ou celui du logement par exemple. Et même là où il semble que la verticalité ait triomphé comme à Hong Kong ou Singapour, la verticalisation poussée reste associée à une distension urbaine qui repousse toujours plus loin les confins de leur région. Pendant que la cité-État de Hong Kong réfléchissait à la construction d’un plancher à 200 mètres de hauteur sur lequel serait élevée une deuxième ville verticale (Ellwart, 2006), se poursuivait d’une part, le déploiement de la métropole sur les nouveaux territoires avec son dispositif polycentrique de villes nouvelles reliées par des lignes de métro rapides, et d’autre part, son extension vers la Zone Économique de Shenzhen, consolidant la Megalopolis du delta de la Rivière des Perles.

31 Stimulant la découverte aérienne de l’urbain, expérimentée dans les grandes expositions internationales pour mettre en scène la ville du futur, diffusée dans les représentations des modernités métropolitaines, augmentée avec l’avènement des nouvelles technologies numériques, la perspective verticale a produit des formes de spectacularisation de l’urbain qui progressivement ont entremêlé le réel et le fictif, la ville s’offrant en spectacle vu et projeté à la fois. Comme le disait Guy Debord, spectacle et réel effectif sont intimement liés dans une « aliénation réciproque » : « Le spectacle qui inverse le réel est effectivement produit, en même temps, la réalité vécue est matériellement envahie par la contemplation du spectacle, et reprend en elle-même l’ordre spectaculaire en lui donnant une adhésion positive. » (Debord [1967], 1992, p. 18). En identifiant les énoncés qui la structurent, cette plongée dans le temps de la

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verticalité urbaine met à jour son historicité. À Paris ou New York, les tensions à l’œuvre autour de la construction de la ville verticale traduisent les termes du débat contemporain qui active la ville et son agrandissement. Qu’elle soit prédominante ou bridée, en chair ou en papier, la ville verticale constitue un alter ego de sa ville qui lui permet de s’extérioriser comme scène, optimiste ou sombre, de son futur et dont on peut formuler l’hypothèse qu’elle figure un palimpseste de ses controverses les plus vives.

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NOTES

1. Cité in Willis (1986, p. 167) qui renvoie à Herbert George Wells, 1906, The future in America, New York, Harper and Bros, p. 11-12. 2. Cité et traduit in Uyttenhove (2009, p. 18, 31).

RÉSUMÉS

S’élever pour ré-embrasser la ville que l’on croyait perdue : de la perspective visuelle à la projection urbaine, de l’abstraction à l’utopie, la ville verticale stimule un imaginaire prolifique dont le monde de l’urbanisme s’est largement emparé. L’article revient sur trois moments clés des mutations de Paris et New York, qui marquent un parallélisme entre agrandissement métropolitain et verticalisation urbaine : l’entre-deux-guerres avec la naissance de la métropole moderne, les années 1960-70 avec l’expansion mégalopolitaine, le tournant de l’an 2000 avec l’avènement de la ville globale. S’intéresser à la dimension imaginaire de la ville verticale telle qu’elle se manifeste au cours de ces trois temps nous semble fécond à la fois pour comprendre les ressorts de cette forme d’urbanisation, expliquer sa persistance, son renouvellement, sa sédimentation, et saisir la nature des conflits qui animent ses controverses. Des énoncés structurants apparaissent : la projection du futur, l’utopie de la mégastructure, le miroir iconique. À Paris ou New York, la ville verticale s’affirme comme un alter ego qui permet aux villes de s’extérioriser comme scène, optimiste ou sombre, de leur futur.

Going up, in order to re-embrace the city one thought was lost: from visual perspective to urban projection, from abstraction to utopia, the vertical city stimulates a prolific imaginary twentieth century urbanism has made good use. This paper focuses on three key episodes of Paris and New York urban mutations, which shed a light on the parallelism between metropolitan growth and urban verticality. First, the inter-wars with the birth of the modern metropolis, then the 60’s and 70’s with the expansion of the megalopolis and, third, the 2000’s with the advent of the global cities. Exploring the vertical city imaginary, as it has emerged through these periods, we look at the motives behind this specific form of urbanization – its persistence, its renewal, its stratification, and the reasons behind the conflicts nurturing its controversies. Structural narratives thus emerge: the projection to the future, the megastructure utopia, the iconic mirror. In Paris and New York, the vertical city is an alter ego that allows cities to exteriorize themselves as a scene, optimistic or not, for their future.

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INDEX

Mots-clés : représentations, verticalité, vue aérienne, mégastructure, iconicité, métropole, spectacle, modernité Keywords : representations, verticality, aerial view, megastructure, iconicity, metropolis, spectacle, modernity

AUTEUR

NATHALIE ROSEAU École des Ponts ParisTech, Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés [email protected]

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Villes verticales et capitalismes urbains Économie politique de la grande hauteur au « stade Dubaï » des relations capital-urbanisation Vertical cities and urban capitalisms: a political economy of great heigh at the « Dubaï stage » of the relations between capital and urbanization

Raphaël Languillon‑Aussel

Introduction : La hauteur, nouvelle dimension d’un monde urbain qui se verticalise rapidement ?

1 Définir la « ville verticale » contemporaine comme la résultante d’un aménagement urbain de la hauteur ou de la profondeur souterraine ne suffit pas. Des catacombes parisiennes ou romaines aux flèches des cathédrales gothiques, des égouts de la ville moderne au sommet des tours médiévales de San Gimignano, la ville se verticalise ou aménage ses sous-sols depuis l’époque antique, c’est-à-dire depuis les débuts de sa fondation. Si les cas européens ne convainquent pas pour cerner les qualités de ce qui fonde la verticalisation contemporaine des espaces urbains, que penser des pyramides aztèques ou des minarets arabes, qui, d’époques différentes, marquent les paysages urbains d’une spiritualité fortement corrélée à la verticalité ? Que penser aussi des écrits bibliques, qui font état de la Tour de Babel, ou des jardins suspendus de Babylone ? Assurément, la verticalité est bien consubstantielle à l’urbain, quelle que soit l’époque ou l’aire culturelle considérée. La « ville verticale » est ainsi d’abord un pléonasme si on ne s’en tient qu’à la description objective des volumes : elle ne peut donc pas seulement résulter de la simple reproduction de la verticalité dans la ville.

2 À la fois objet récent de recherches et sujet émergeant des politiques publiques (Appert, 2015 ; Appert, Huré et Languillon, 2017), la verticalité est pourtant un élément nouveau ou, pour le dire plus précisément, un élément de renouvellement des espaces urbains contemporain. Le paradigme de Manhattan est longtemps resté assez unique en dehors des États-Unis : l’aménagement de tours en Europe s’est rapidement interrompu dans

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les années 1970 (Appert et Montes, 2015), alors qu’il était encore peu répandu à la même époque au Japon (Perez, 2014), et quasi inexistant ailleurs, à l’exception de l’Amérique du Sud (Somekh, 1997). La question de la ville verticale apparaît et se mondialise alors en même temps que ré-émergent les débats autour des tours et des bâtiments de grande hauteur (Didelon, 2010).

3 En Europe, les années 1990 et 2000 ont connu un regain d’intérêt pour les tours après une trentaine d’années de désamour. Partant de Londres et de Barcelone, la diffusion des immeubles de grande hauteur touche à présent l’ensemble des métropoles du continent (Paquot, 2008 ; Appert, Cunty et Mathian, 2014 ; Appert et Montès, 2015). En Chine, le rapide développement économique s’est traduit à la fois par un puissant processus d’urbanisation et un mouvement rapide de verticalisation du bâti dont Pudong, à Shanghai, est l’un des exemples les plus emblématiques (Wu et Barnes, 2008). Les villes du golfe arabe, à la tête desquelles se trouve Dubaï, passent de simples bourgades au stade de métropoles verticalisées en une vingtaine d’années à peine (Davis, 2007). Le Japon, pays encore bas jusqu’aux années 1970, connaît lui aussi deux vagues successives de verticalisation : les années 1980, puis les années 2000 (Languillon, 2015).

4 La ville verticale est ainsi problématisée dans les années 2000 à partir d’un questionnement au sujet des tours, la plupart du temps conflictuel1 (Appert, 2008 ; Paquot, 2008 ; Drozdz, 2016). La transformation de leur nature et des acteurs comme des mécanismes responsables de leur production et de leur insertion dans l’espace urbain traduit de nouvelles logiques à la fois urbaines et capitalistiques (Davis et Monk, 2011), donnant lieu à une nouvelle lecture de la verticalité urbaine qui se surimpose à quatre autres plus anciennes. Au tournant du XXe siècle, une lecture technique mettait l’accent sur l’évolution des techniques de construction, avec la généralisation des charpentes de poutres d’acier et de béton armé, ainsi qu’avec le perfectionnement de l’ascenseur inventé par Otis (Paquot, 2008). À partir des années 1960, une lecture fonctionnelle se met en place avec l’aménagement des quartiers d’affaires européens comme la Défense à Paris, où la tour permettait la commutation facilitée d’un partenaire à un autre et donc améliorait les possibilités d’interactions professionnelles (Picon-Lefebvre, 2003). Au même moment, mais pour l’aménagement d’autres types d’espaces verticalisés, une lecture économique privilégie l’entrée par les coûts réduits par les tours, concernant aussi bien l’emprise foncière que l’industrialisation des chantiers, comme c’est déjà le cas pour l’aménagement des HLM français. En Amérique latine, une lecture sécuritaire se met en place dans les années 1970, en particulier au Brésil, les tours permettant de se prémunir à moindre coût d’un environnement perçu comme dangereux (Coy & Pöhler, 2002)2.

5 La question d’une économie politique de la verticalité urbaine inscrite dans la circulation globale des modèles, de la main-d’œuvre et du capital n’est néanmoins posée que récemment. Selon David Harvey (2015), les processus d’urbanisation – et les grands paradigmes historiques de villes qui en résultent – seraient la traduction de relations dynamiques entre surplus de main-d’œuvre et recherche perpétuelle de débouchés au surproduit du capital. Partant de ce constat, nous faisons ainsi l’hypothèse que la multiplication des tours et l’avènement de la ville verticale comme nouveau paradigme dominant à travers le monde constitueraient une nouvelle étape des rapports entre urbanisation et investissement du surproduit du capital.

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6 Dans cette hypothèse, la ville verticale serait le produit d’un nouveau rapport entre un processus d’urbanisation, la verticalisation, un actif privilégié, la tour, et la recherche de débouchés au surproduit d’un capital dont la nature, la circulation et la masse auraient changé d’échelle pour devenir globales. Ce faisant, la tour change de nature et de signification, passant de la modernité à la modernisation urbaine et, par là, fait basculer les enjeux de luttes des classes de considérations locales à des rapports de force et des coalitions d’acteurs globaux. Les silhouettes urbaines se transforment, elles aussi, et deviennent autant le symbole triomphant de cette verticalité augmentée que le point de crispation majeur de sa contestation et, par conséquent, de la contestation des investissements d’un capital globalisé.

7 Pour traiter cette hypothèse, l’article ouvre la réflexion sur une géohistoire des rapports entre surinvestissement du capital et urbanisation à travers trois paradigmes urbains (Paris, New York et Dubaï) inspirée des travaux de David Harvey. Dans un deuxième temps, il entre un peu plus dans les détails avec une analyse des différents types de villes verticales dans le monde contemporain en fonction des dynamiques économiques, des jeux d’acteurs et des symboliques associées à la grande hauteur, afin d’en montrer la diversité et la complexité et d’éviter de réduire la ville verticale à une figure unique.

Le stade Dubaï du capitalisme urbain, nouvelle étape des relations entre urbanisation et investissement du surproduit du capital

8 David Harvey a particulièrement bien démontré l’intrication profonde entre changement d’échelle des aménagements urbains et changement d’échelle des logiques d’accumulation du capital. Comme il le dit, « les villes sont nées de la concentration géographique et sociale d’un surproduit » (Harvey, 2015, p. 30). Avec l’avènement des régimes capitalistiques à l’époque moderne, la dynamique de croissance des espaces urbains a été intimement liée à celle du capital : le capitalisme produit en permanence le surproduit nécessaire à l’urbanisation, cette dernière en étant devenue l’un des principaux débouchés.

La ville verticale et les trois stades du capitalisme urbain

9 Depuis l’époque moderne, le lien interne entre développement du capitalisme et urbanisation, d’abord essentiellement marchand, a par la suite connu trois mutations majeures dont la ville verticale constitue la dernière en date (tableau 1). Les deux premières étapes sont bien documentées par les travaux d’économie politique de David Harvey3 ainsi que ceux, plus récents, de Dominique Lorrain (Lorrain, 2013). L’haussmannisation de Paris au XIXe siècle a servi de modèle à l’Europe entière dans la restructuration des centres médiévaux à une époque où la suraccumulation de capital et de main-d’œuvre rendait nécessaire de trouver un débouché en mesure de l’écouler rapidement. Les travaux d’Haussmann ont donc permis, en mobilisant des quantités phénoménales de capitaux et de travailleurs, de répondre à cette situation de suraccumulation et de crise en France. Imité en Europe, le processus permet

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d’expliquer une grande partie de la croissance et de la prospérité du vieux continent, qui bascule dans l’ère des grandes villes dont Paris devient le paradigme (Harvey, 2012)

10 Un demi-siècle plus tard, dans les années 1930, l’architecte et urbaniste Robert Moses s’inspire de la posture haussmannienne pour répondre à New York à la grande dépression qui touche alors les États-Unis (Schwartz, 1993). Il mobilise pour ce faire dans la fabrique urbaine la surabondance de capitaux et de main-d’œuvre inutilisés pour construire un nouvel espace : celui de la suburb, adossée au fordisme, constituée d’innombrables pavillons construits de façon industrielle articulés à de puissants axes de transport autoroutiers. Au sortir de la seconde guerre mondiale, ce modèle se généralise à l’ensemble des États-Unis, faisant changer l’urbain d’échelle pour la deuxième fois : la grande ville devient alors la région urbaine, caractérisée par son incommensurable étalement (Jackson, 1985).

11 Dans les années 1980, les relations entre ville et capital franchissent une nouvelle échelle et changent de nature pour aboutir aux métropoles verticalisées. La financiarisation de l’économie impulsée à cette époque par Donald Reagan, Margaret Thatcher et Yasuhiro Nakasone conduit à globaliser la circulation du capital financier et à financiariser la fabrique urbaine : titrisation immobilière, prêts immobiliers hypothécaires, spéculation, « ville casino »… (Baraud-Serfaty, 2008 ; Halbert, 2010). Le rapport entre capitalisme financier et urbanisation atteint alors ce que Mike Davis appelle le « stade Dubaï »4, dans lequel l’urbain reste un champ privilégié d’investissement du capital et de la main-d’œuvre, mais dans des logiques de circulation globalisée (rappelons ici que la main-d’œuvre à Dubaï provient à 90 % de l’étranger) (Davis, 2007).

12 À chaque stade des relations entre capital et urbain (le « stade Paris », le « stade New York » et le « stade Dubaï »), l’échelle géographique de circulation de la main-d’œuvre et du capital s’élargit : nationale, continentale, elle est à présent globale (tableau 1). La taille et la quantité de capitaux et de main-d’œuvre changent aussi d’échelle : à présent, les quantités qui circulent sur les marchés immobiliers sont sans commune mesure avec les quantités du « stade Paris ». La course au gigantisme des projets urbains répond en partie à ce changement d’échelle et à cet effet masse des liquidités disponibles. Les tours ont alors remplacé les appartements haussmanniens puis les pavillons de banlieue comme objets privilégiés d’investissement, car elles constituent l’un des rares actifs reproductibles en grand nombre qui puissent dépasser individuellement en valeur la centaine de millions de dollars, voire parfois le milliard de dollars5. La verticalisation de l’urbain est intimement corrélée au changement de dimension du capital disponible et au passage aux logiques financières globalisées : la ville verticale est donc l’expression de la métropolisation, entendue comme la concentration des capitaux globalisés (auxquels s’ajoute aussi celle des hommes et des fonctions de commandement)6.

Nouvel Paradigme Dimension Effet Espace Échelle Capital objet

Paris Profondeur Perspective Centre La percée Grande ville National

Région New York Largeur Étalement Périphérie La suburbs Continental urbaine

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Centre et Dubaï Hauteur Verticalité Le skyline Métropole Global périphérie

Tableau 1 – Les trois stades des relations entre capitalisme et urbanisation et les changements d’échelles successifs

Source : Raphaël Languillon-Aussel, 2016.

De la modernité à la modernisation – la nature transformée des tours et des silhouettes urbaines

13 L’ère des métropoles et l’ère de la ville verticale sont ainsi la même : la verticalité contemporaine est bien une dimension nouvelle en ce qu’elle est le produit de la globalisation financière de l’urbain, et se surimpose aux quatre logiques préalables évoquées en introduction : technique, fonctionnelle, économique et sécuritaire. Son sens et les mécanismes économiques, sociaux, politiques dont elle relève sont radicalement différents d’une verticalisation historique de l’urbain, consubstantielle à l’érection des villes et de leurs infrastructures (le mur d’enceinte, le clocher, le beffroi, le phare portuaire, le donjon, la tour des pendus…). Pour le dire autrement, la verticalité « classique » est consubstantielle à la ville, et la « ville verticale » est consubstantielle à la métropole.

14 Au sein de la ville verticale devenue un des nouveaux paradigmes urbains d’un monde globalisé, la tour, expression la plus marquante de la verticalité entendue comme forme privilégiée d’accumulation du capital globalisé, a changé de nature et de statut. Depuis la fin du XIXe siècle, les gratte-ciel font partie intégrante des formes urbaines des grandes villes américaines (Cohen et Damisch, 1992). Leur diffusion en Europe et au Japon jusqu’aux années 1960-1970 répondait d’abord aux canons esthétiques et architecturaux de la modernité, dans une sorte de prolongement vertical du « stade Paris » des relations urbain-capital (Montanari, 2017). À partir des années 1980, les acteurs aménageant les tours abandonnent la modernité pour la modernisation de l’urbain (Montanari, 2007 ; Melograni, 2015). En effet, selon Guido Montanari, la modernité, issue des Lumières et de ses idéaux de liberté, d’égalité et de progrès, a donné en architecture le courant moderne et ses premiers gratte-ciel dont les principales caractéristiques étaient leur ambition positiviste dans les techniques de construction, leur symbolique – la réussite des idéaux socio-politiques américains – et leur nature avant-gardiste. La modernisation, en revanche, est une perversion de la modernité, en ce qu’elle n’est plus avant-gardiste mais purement institutionnelle (star- architecture), qu’elle n’est plus positiviste mais hyper-réaliste (voir plus loin pour plus de détails), qu’elle n’est plus le reflet de la liberté et de l’égalité mais du néo-libéralisme et de dynamiques de confiscation, et qu’elle se pense essentiellement sur le mode de la rénovation, qui s’opère selon des idéaux socio-politiques contestables, à savoir la destruction, la spoliation, la dépossession, l’accaparement des espaces, des richesses et des silhouettes urbaines. Il dit à ce sujet : Hence, what does modernity mean in a contemporary period? (…) I am convinced that, starting from the 19th century, modernity has been closely related to the rationale of Enlightenment as summarised by the ideals of the French Revolution in the triad Liberté, Égalité, Fraternité. These principles (…) are the founding pillars of the indefeasible rights of every human being (…). Consequently, contextualising the concept of modernity today

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means agreeing with the concepts of freedom of individuals, wellbeing of populations, equal rights, redistribution of wealth, preservation and fair distribution of resources. It is commonly known that the history of skyscrapers commenced in Chicago when the city was reconstructed after the 1871 fire. The upward drive triggered by the high cost of land generated significant structural and plant engineering innovations but architects, who come from a Beaux Arts educational background, long concealed these innovative solutions with traditional design and decorative features in an attempt to deny the “assault against the sky” of these works. (…) Rejected in Europe, tall buildings spread in the United States in the 1900s but, however, consistently with tradition. (…) The tall building became the symbol of modernity, and artistic avant-garde movements recognised it as progress that marked a break with tradition. (…) In the United States, (…) the most famous ones, such as the Chrysler Building, were built in the 1920s-1930s, towards the end of the “great depression” as the expression of capitalism that, despite the crisis experienced, announced a new image of recovery and power through symbolic elements that were genuine technological jewels. (On the opposite), the spreading of architectures that reach considerable heights, totally disregarding social needs and context, constructed to enrich some magnate or to celebrate a multinational, or a political regime, as long as they present technological innovation, should therefore be considered as a modernization phenomena rather than modernity (Montanari, 2017).

15 Issue essentiellement d’opérations de rénovation aux visées lucratives, associant des acteurs publics et privés aussi bien locaux que globaux, la tour participe d’une banalisation de l’exceptionnel caractéristique du « stade Dubaï » du capitalisme. Mike Davis décrit particulièrement bien la manifestation spectaculaire et la traduction urbaine de ce stade à Dubaï même : Fantasmes en lévitation. Bienvenue dans cet étrange paradis. Mais où êtes-vous donc ? (…) Vous êtes à Dubaï, ville-État du Golfe persique, en 2010. Après Shanghai (15 millions d’habitants), Dubaï (1,5 million) est le plus grand chantier du monde : le berceau d’un monde enchanté entièrement dédié à la consommation la plus ostentatoire et, selon l’expression locale, aux « modes de vie hyper haut de gamme ». (…) les autorités de Dubaï estiment que leur forêt enchantée de 600 gratte-ciel et centres commerciaux attirera aux environs de 2010 près de 15 millions de visiteurs étrangers par an, soit trois fois plus que la ville de New York. (…) Dubaï a déjà surpassé Las Vegas, cette autre vitrine désertique du désir capitaliste, dans la débauche spectaculaire et la surconsommation d’eau et d’électricité. Des dizaines de méga-projets extravagants – dont l’« Île-Monde » artificielle (où le chanteur Rod Stewart aurait acquis la « Grande-Bretagne » pour 33 millions de dollars), le plus haut gratte-ciel du monde (Burj Dubaï, conçu par le cabinet d’architectes Skidmore, Owings et Merrill), l’hôtel de luxe sous-marin, les dinosaures carnivores, la piste de ski indoor et le giga-centre commercial (…). De fait, c’est un peu comme si le livre-culte de l’hyper-réalité, Learning From Las Vegas, de Robert Venturi, était devenu pour l’émir de Dubaï ce que la récitation du Coran est aux musulmans pieux (Davis, 2007, p. 7-10).

16 À présent, la tour comme expression de la modernité a, dans la plupart des cas de constructions nouvelles, cédé la place aux tours symboles de modernisation (Kligmann, 2007), que ce soit dans des espaces ouverts à l’urbanisation, comme à Pudong (Shanghaï), ou dans des espaces de rénovation urbaine comme dans la City ou les Docklands à Londres (Appert, 2012), ou encore à Marunouchi à Tokyo (Languillon, 2015). Expression de cette nouvelle dimension de l’urbain, la silhouette des villes verticales, autrefois symbole de modernité quand elle comprenait des bâtiments de grande hauteur, a été progressivement remplacée par une valeur architecturale, urbanistique et politique nouvelle, parfois programmatique : celle de la modernisation des grandes métropoles (Appert, 2012).

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17 Bien que les villes américaines telles que Chicago et New York soient historiquement considérées comme précurseurs de silhouettes urbaines rythmées par des immeubles de grande hauteur (Montès, 2014), il est frappant de constater que la silhouette verticalisée souffre d’une absence significative de conceptualisation autant dans la plupart des politiques publiques que dans nombre de travaux académiques7. Cette absence traduit bien son changement de nature et de valeur, associée au stade Dubaï du capitalisme et à ses enjeux de modernisation.

18 Il est nécessaire de distinguer la silhouette historique, la silhouette verticale moderne et la silhouette verticale modernisée. Si les deux premières réfèrent au profil de la ville se détachant de l’horizon et touchent, dans le cas nord-américain, à la verticalité « classique » de l’urbain empreinte de modernité comme à Manhattan dans les années 1960, la dernière renvoie à la silhouette « augmentée » par le jeu du capital globalisé et est donc corrélé aux processus de métropolisation.

19 Point de silhouette verticale modernisée, par conséquent, sans métropolisation. En ce sens, plus que la simple silhouette (Alain, 2004 : Gassner, 2009)8, la silhouette modernisée cristallise les tensions autour de l’utilisation et de la territorialisation de ce capital globalisé (Drozdz, 2014) : il est l’objet de luttes habitantes et, sans doute aussi, de lutte des classes d’un nouveau genre relevant du « stade Dubaï » du capitalisme. Si la tour et la silhouette verticale symbolisaient la modernité urbaine du « stade New York » du capitalisme, leurs versions contemporaines symbolisent à présent la modernisation de la ville verticale, entendue comme paradigme contesté de la globalisation des rapports entre urbanisation et investissement du surproduit du capital.

Des villes verticales : de la diversité des processus de verticalisation, entre ordinaire et exceptionnel

20 Le « stade Dubaï » de l’urbain a cela de particulier qu’il co-construit dans un même mouvement la ville, son discours et son image (Schmid, 2009 ; Graham 2017). Il inscrit ainsi l’urbain dans une hyper-réalité9 de laquelle participe la ville verticale. Cette dernière est en effet, avant d’être constituée en objet scientifique, une formalisation marketing de la métropole au fort contenu promotionnel et communicationnel, qui l’inscrit dans l’hyper-réalité des régimes d’exception et de l’exceptionnel10.

21 Si les acteurs de la ville d’exception regardent pour une bonne part vers l’extérieur et animent des dynamiques transnationales (tourisme, acteurs internationaux, flux de capitaux, de marchandises et d’informations), ils se distinguent en cela des visées des acteurs de la ville ordinaire11 , tournés surtout vers le local12. Les enjeux de la ville ordinaire, par contraste avec la ville d’exception, concernent les habitants et les usages réguliers des espaces urbains. Si la ville d’exception a pour vocation d’être exposée, parfois de façon arrogante, souvent de façon conquérante, la ville ordinaire a pour vocation la reproduction du quotidien (Robinson, 2006 ; Halbert, 2010 ; Appert, Huré et Languillon, 2017).

22 C’est en fonction de ces deux polarités à la fois opposées et complémentaires des métropoles contemporaines que l’on fonde l’étude typologique des différentes formes de villes verticales et de verticalités dans les métropoles contemporaines, laissant ici de

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côté les analyses portant sur la verticalité des stades antérieurs à celui identifié plus haut comme étant le « stade Dubaï » de l’urbain.

La verticalisation de l’exceptionnel : vers la désagrégation de l’urbain ?

23 En tant que nouvel avatar de la ville d’exception et produit de son hyper-réalité, la ville verticale relève du travail des opérateurs d’imaginaire urbain. Entrepreneurs, grandes compagnies, politiques, financiers, institutions, associations ou groupes sociaux, ces acteurs qui créent à la fois la ville et son image (voire son imaginaire) agissent autant dans le réel que dans l’idéel13 (Schmid, 2009 ; Ong, 2011). Les opérateurs d’imaginaire urbain ne touchent pas seulement les imaginaires sociaux de la ville, mais produisent du sens, de l’espace et des pratiques urbains pour les éléments intérieurs à la ville (population résidente, salariée, acteurs, entreprises, collectivités…) comme pour les éléments qui en sont extérieurs (Drozdz, 2016 ; Clément, 2016 ; Graham, 2017). Cette caractéristique de l’exceptionnel contribue sans doute à expliquer en partie les conflits qui y sont associés et les sentiments de dépossession ou de spoliation qui les alimentent.

24 À ce sujet, Steve Graham décrit cette hyper-réalité destructrice de libertés fondamentales dans le cas de l’Arabie Saoudite et du projet de Kingdom Tower : « Acuto stresses how the towers emerge as dominating of aspiration and status locally; as symbols of the ‘aspiration’ of local political, planning and real-estate elites on the world stage; and, as short- hands to signal and represent the locality in myriad of adverts, product placements and tourist and investment drives. Also important to the rise of the new towers are the complex ways in which their ascent is lauded by a myriad of supine, superficial and boosterist media and architectural commentary. These endlessly reinforce discursive formulations simplistically equating vertical height with power, wealth, importance, quality or modernity. "Our vision for Kingdom Tower is one that represents the new spirit of Saudi Arabia," Adrian Smith, one of the Tower’s Chicago-based architects (…). Not surprisingly side-stepping the House of Saud’s truly execrable record of human rights abuses and its global promotion of terrorist violence, Smith (2011) continues: “This tower symbolizes the Kingdom as an important global business and cultural leader, and demonstrates the strength and creative vision of its people... With its slender, subtly asymmetrical massing, the tower evokes a bundle of leaves shooting up from the ground – a burst of new life that heralds more growth all around it. We’re thrilled to be working with His Highness [Prince Alwaleed bin Talal] and Jeddah Economic Company to help define this path for the Kingdom." » (Graham, 2017).

25 En tant que produit d’une hyper-réalité de l’exception, la ville verticale du « stade Dubaï » tend au solipsisme et à l’auto-référence (Kaika, 2011 ; Ong, 2011 ; Graham, 2017). En ce sens, ses promoteurs revendiquent comme étant consubstantielle à l’urbain la scission socio-spatiale qu’avaient déjà physiquement opérée en deux dimensions l’urbanisme ségrégationniste des années 1980-1990 symbolisé par le modèle des gated communities et les pratiques de sécession urbaine des espaces aisés (Graham et Marvin, 2001). Ces acteurs ne font pas que verticaliser ces pratiques ségrégationnistes : ils les inscrivent dans l’hyper-réalité de l’urbain comme en constituant l’essence et le devenir naturel (Ong, 2011 ; Harris, 2015). Ce faisant, la ville verticale ne permet de faire vivre ensemble ni les populations, ni les espaces, ni les bâtiments : elle conduit à les faire vivre à côté.

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26 Steve Graham, s’appuyant sur les analyses de Maria Kaika, le montre bien dans le cas de Londres: « To understand the contemporary fetish for ‘iconic’ tall towers (…), geographer Maria Kaika draws important links between the hypermobility of the world’s corporate and super-rich elites and the often craven efforts to brand new skyscrapers as easily identifiable everyday objects. (…) Kaika calls such structures, appropriately, ‘autistic icons’ or ‘serial objects.’ She links their proliferation to the hypermobility of global elites, and the ways in which such groups no longer tend to link their identities and financial fortunes to growth coalitions within one specific city (as did the likes of Guggenheim or Rockefeller in the 20th century). (…) Efforts to develop urban design and planning policies to shape the rapid verticalisation of London’s skylines have had some success been able to protect a few historical vistas. However, they have been unable to prevent the sense of a vertical free for all in unprotected urban spaces beyond, encouraged by a nexus connecting national and mayoral encouragement with a huge bubble speculative financial investment » (Graham, 2017).

27 Les interrelations qui fondent la ville puis l’urbain sont alors déconstruites pour laisser place à une maximisation de l’évitement14 (Graham, 2001). D’un pléonasme auquel conduit l’association de la « ville » et de la « verticalité » (voir introduction), la ville verticale du « stade Dubaï » deviendrait alors un oxymore : si toute ville est historiquement le produit d’une verticalisation, la verticalité contemporaine serait antinomique de ce qui fait ville, à savoir une maximisation des interactions sociales15.

Les diverses formes de verticalités d’exception du « stade Dubaï »

28 D’après Mike Davis (2007), le paradigme de la ville verticale d’exception est Dubaï, auquel on pourrait ajouter, selon lui, Pudong à Shanghai, ou Las Vegas aux États-Unis. Heiko Schmidt propose une classification similaire (Schmid, 2009). Il s’agit pour la plupart de métropoles dynamiques ayant connu d’importantes phases de croissance, associées la plupart du temps au fort développement de puissances émergentes : la Chine, l’Inde, les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite, le Brésil, la Russie. En ce sens, ces villes verticales ou ces morceaux de ville verticalisés obéissent à des logiques de croissance champignon. Le développement du Pudong a ainsi débuté timidement au début des années 1990, avant de connaître un aménagement rapide à partir de 1997 qui se poursuit encore de nos jours avec l’inauguration de la deuxième tour la plus haute du monde en 2015 (632 m). De la même façon, Dubaï n’était encore qu’un modeste port au bord du désert il y a vingt ans, et abrite à présent la tour la plus haute du monde, le Burj al-Khalifa (828 m). Ces tours sont co-financées par des capitaux nationaux et locaux, et sont aménagées par de grands cabinets d’architecture internationaux. La Tour de Shanghai a ainsi été dessinée par l’Américain Marshall Strabala (agence Gensler). À côté d’elle, la tour du World Financial Center (492 m) a été dessinée par Kohn Pedersen Fox et aménagé par l’entreprise japonaise Mori Biru à la suite de la tentative de cette dernière de diversifier la géographie de ses actifs, très concentrés à Tokyo, marché mature à faible croissance.

29 Tokyo justement est un exemple très différent qui illustre un autre type de ville verticale d’exception. Ville dite « mature » par les acteurs qui y opèrent16, elle s’est pourtant elle aussi très rapidement verticalisée à partir des années 2000, en particulier à la suite de l’édiction de la loi de renaissance urbaine de 2002. Ses principaux centres et quartiers d’affaires, comme Marunouchi, Shibuya, Shinjuku, ont connu des opérations de rénovation de très grande taille multipliant les immeubles de grande

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hauteur. Rien qu’à Marunouchi, on compte une vingtaine de tours neuves de plus de 150 m de haut construites depuis 2002 (Languillon-Aussel, 2015).

30 Si le premier type de verticalisation (Dubaï) s’est surtout opéré par des aménagements ex-nihilo, celui de Tokyo s’est effectué par rénovation d’un tissu déjà densément bâti. D’un côté, la ville verticale est le fruit d’une modernisation caractéristique de l’émergence (nouvelles métropoles localisées dans de nouvelles puissances économiques dites « émergentes ») ; de l’autre côté, la ville verticale est le fruit d’une modernisation caractéristique de la renaissance (métropoles historiques localisées dans des pays anciennement industrialisés qui mettent en place des politiques de rénovation urbaine de grande envergure)17 (tableau 2).

31 La hauteur qui en résulte est de nature différente, même si les jeux d’acteurs qui les financent et les aménagent tendent à se ressembler. Natacha Aveline a ainsi mis en évidence le rôle de la titrisation immobilière et l’arrivée de capitaux étrangers en Asie dans la verticalisation et la concentration des tours dans les centres urbains (Aveline, 2008 ; Aveline, Sue Ching et Hsin Huang, 2014). Dans le même ordre d’idée, Najet Mouaziz a bien montré les relations entre acteurs locaux et investisseurs chinois dans la verticalisation du tissu d’Oran, en Algérie, ainsi que le caractère non-planifié du retour des tours après leur éclipse à la suite de la décolonisation des paysages urbains et des acteurs18 (Mouaziz, 2017).

Ville verticale d’exception Ville verticale d’exception Caractéristiques « émergente » « renaissante »

Nouvelle métropole ; Ancienne métropole ; ville globale Type de villes ville globale de seconde génération originelle

Paradigme Dubaï (Shanghai, Rio) Tokyo (Londres, Paris)

Reconstruction de la ville sur elle- Contexte urbain Avancée du front d’urbanisation même

Aménagement Ex-nihilo Rénovation

Contexte Forte croissance Maturité économique

Privés ; Acteurs PPP ; législation nationale planification locale

Verticalité Course à la très grande hauteur Régularisation vers la grande hauteur

Tableau 2 – Comparaison entre deux formes de villes verticales d’exception : l’émergente et la renaissante

Source : Raphaël Languillon-Aussel, 2016.

La verticalisation ordinaire de l’urbain et ses paradigmes contemporains

32 Les analyses sur une verticalité d’exception relevant du « stade Dubaï » observable dans les grandes métropoles ne doivent pas occulter un autre type de verticalisation, plus répandue mais moins spectaculaire : celle de l’ordinaire. Moins médiatisée sans doute,

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elle fait pourtant débat dans de nombreux pays ou territoires. Pour la définir, elle correspond à une verticalité aménagée par des acteurs locaux ou nationaux pour répondre à des besoins locaux et ordinaires de reproduction du quotidien : elle comprend donc les tours de logement des classes moyennes ou populaires, les tours de bureau de petite hauteur, les barres d’immeubles, les antennes de télécommunication... La particularité de cette hauteur est qu’elle est le plus souvent le fruit d’investissements nationaux19, mais qu’elle participe néanmoins d’une verticalisation rapide et contemporaine de l’urbain. On peut mentionner par exemple les apatu tanji de Corée du Sud aménagés par de grands conglomérats sud-coréens pour y loger les classes moyennes enrichies par le développement économique (Gélézeau, 2003) ou encore les tours de logement en Algérie (Mouaziz, 2017) ou au Cambodge (Fauveaud, 2015).

33 Trois grands cas de figure coexistent, tous liés de près ou de loin à une situation de crise du logement, rendant nécessaire de construire rapidement des bâtiments de grande hauteur pour une demande nombreuse non satisfaite. Cette crise est liée à un accroissement démographique très rapide (à Oran par exemple ; Nouaziz, 2017), à un enrichissement accéléré de la population et l’apparition d’une classe moyenne nombreuse (comme à Phnom-Penh ; Fauveaud, 2015) ou à une période de reconstruction rapide après une guerre (comme à Beyrouth ; Summer, 2006). Cette verticalisation est souvent attaquée pour des raisons esthétiques, pour la qualité médiocre de ses matériaux et de ses formes, pour la rupture créée avec les paysages urbains précédents, ou pour son manque de contrôle et de planification. Un quatrième type de verticalisation de l’ordinaire, non lié à une situation de crise, correspond à des mécanismes spéculatifs touchant le foncier, comme c’était le cas au Japon dans les années 1980 où la multiplication d’immeubles crayons de moyenne hauteur et leur rapide destruction avaient valu à Tokyo le surnom de « ville amibe » (Ashihara, 1986).

Quelle typologie de la verticalité du « stade Dubaï » ?

34 Aucune étude systématique de la provenance des capitaux et des acteurs mobilisés (locaux, nationaux, globaux) dans l’aménagement de l’ensemble des villes verticales n’existe pour le moment. Une entrée par la morphologie est donc une option alternative en attendant des travaux plus quantitatifs sur le sujet, permettant d’affiner la typologie de la verticalité urbaine. Articulée à la distinction entre ordinaire et exceptionnel, une distinction supplémentaire entre une verticalité banale et une verticalité remarquable permet de classer les différents cas en quatre grands ensembles (tableau 3).

35 Il ne faut pas confondre ordinaire et banal, et exceptionnel et remarquable. Au-delà des définitions de l’ordinaire et de l’exception déjà opérées dans les sections précédentes, on propose de définir le banal par son absence de caractéristique notable et le remarquable par son caractère iconique, original et créatif (McNeill, 2009 ; Appert et Montès, 2015 ; Gravari-Barbas et Renard-Delautre, 2015). Le banal relève ainsi d’une industrialisation des formes, d’une réplicabilité des volumes et d’une diffusion à grande échelle de produits standardisés. Le remarquable, quant à lui, relève de l’unique, qu’il ait été pensé comme tel (voir les bâtiments des star-architectes fondant l’essence même du stade Dubaï du capitalisme urbain) ou qu’il ait été réinterprété comme tel a posteriori via une opération de patrimonialisation ou une labellisation.

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36 Le croisement des deux axes de lectures ordinaire/exceptionnel et banal/ remarquable permet de dégager quatre formes de verticalité présentes dans les paysages et les dynamiques des villes verticales du « stade Dubaï ». D’un côté, l’ordinaire banal relève d’une industrialisation à grande échelle de bâtiment de grande hauteur pour répondre aux besoins de reproduction d’une population locale. Le paradigme en est Séoul et ses apatu tanji (Génézeau, 2003). L’ordinaire remarquable, à l’opposé, est un élément de la ville ordinaire qui a été patrimonialisé, soit que l’on ait reconnu ses qualités esthétiques et techniques a posteriori, comme c’est le cas des gratte-ciel de Villeurbanne, soit que le bâtiment ait été approprié par la population locale et symbolise alors un certain passé ou un certain territoire comme la Tour Panoramique de la Duchère, à Lyon, ou la tour Plein-ciel à Saint-Étienne (Kaddour, 2015).

37 De l’autre côté, se trouve une verticalité exceptionnelle banalisée, qui constitue le gros des aménagements de la ville verticale. Il s’agit de tours génériques, désincarnées, moins identifiables que les bâtiments à visée de marketing territorial ou de signature architecturale pour justifier leur construction dans les contextes urbains fortement patrimonialisés (comme dans le cas de Londres). Ces tours sont aménagées en très grand nombre à travers les métropoles du globe. Nous formulons ici l’hypothèse, en attendant des travaux plus systématiques et quantifiés, qu’elles constituent une majeure partie des débouchés au capital globalisé en recherche constante d’opportunités d’investissement et qu’elles répondent aux besoins immobiliers d’une élite globale hyper-mobile qui ne cherche pas tant à se loger qu’à se constituer un patrimoine géographiquement prestigieux et diversifié. À l’inverse de cette verticalité d’exception banale se trouve une verticalité d’exception iconique, celle des stars- architectes, qui cristallise les visions et les débats portant sur la ville verticale qui ne se réduit pourtant pas à cette dimension très restreinte de la verticalité urbaine contemporaine (McNeill, 2009 ; Appert et Montès, 2015 ; Gravari-Barbas et Renard- Delautre, 2015).

Ordinaire Exceptionnel

Verticalité ordinaire banale Verticalité d’exception banale Banal Ex. : Apatu tanji à Séoul Ex. : Marunouchi à Tokyo

Verticalité ordinaire patrimonialisée Verticalité d’exception iconique Remarquable Ex. : la Tour Panoramique à la Duchère, Lyon Ex. : Pudong à Shanghaï

Tableau 3 – Distribution typologique de quatre grands types de verticalité observables dans les grandes métropoles mondiales

Source : Raphaël Languillon-Aussel, 2016.

Conclusion : Le changement de dimensions de la ville consubstantielle au changement d’échelle de circulation du capital

38 Les mutations urbaines et les paradigmes qui en résultent correspondent à un changement de nature du capitalisme adossé à un changement d’échelle des logiques de circulation du capital. La ville, en tant que débouché au surproduit du capital et au

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surplus de main-d’œuvre, a évolué conjointement au changement de dimensions dudit surproduit et dudit surplus de main-d’œuvre, ainsi qu’à l’élargissement des espaces de leur circulation et à la transformation de leur nature. À la grande ville moderne du « stade Paris » et à la région urbaine du « stade New York », correspondant respectivement à un capitalisme marchand puis industriel (fordiste) et à une échelle nationale puis continentale, succède la ville verticale du « stade Dubaï ». Fruit d’un capitalisme financiarisé, ses logiques scalaires sont mondiales tant du point de vue de la circulation des actifs et des capitaux investis, que du point de vue de la circulation de la main-d’œuvre comme de la « nationalité » des acteurs impliqués20.

39 La ville verticale n’est néanmoins pas une entité homogène. Derrière la notion se trouvent des cas de figure variés voire opposés concernant tant les logiques d’acteurs que les logiques financières ou morphologiques, ou les rapports aux processus d’urbanisation et à l’existant. Se concentrant uniquement sur la verticalité « augmentée » par le jeu du capital financiarisé caractérisant le « stade Dubaï » de l’urbain, une typologie fondée sur les couples d’opposition ordinaire/exception et banal/remarquable fait émerger quatre grands types de verticalité urbaine. Cette typologie introduit un cadre critique réutilisable dans d’autres travaux d’économie politique. Son intérêt est double. Elle permet de montrer la très grande diversité des cas de verticalité contemporaine attachée au « stade Dubaï » d’urbanisation du capital, que l’on résume le plus souvent à la seule verticalité d’exception iconique. Nous faisons ici l’hypothèse que cette dernière ne serait pourtant que minoritaire tant en actifs qu’en volume ou en valeur21. Elle permet également de proposer une grille de lecture critique pour de futurs travaux portant sur les formes urbaines produites par un capitalisme financiarisé. Elle permet enfin d’interroger les évolutions de chaque type.

40 Il est à ce sujet politiquement intéressant de voir que la verticalité d’exception, tant banale que remarquable, et la verticalité ordinaire suivent de nos jours deux trajectoires opposées. D’un côté, la verticalité d’exception voit les limites de la très grande hauteur sans cesse repoussées, avec des projets dépassant à horizon 2020 les 1000 mètres de haut. De l’autre côté, la verticalité ordinaire est tendanciellement réduite, avec de multiples opérations de destruction-reconstruction en plus bas ou plus petit des tours et des barres. Ainsi, alors que l’exceptionnel est étiré vers le haut, l’ordinaire est tiré vers le bas : la verticalité d’exception est doublement rendue exceptionnelle par « augmentation » de ses objets et par réduction de son environnement ce qui, socio-politiquement, pose de nombreuses questions et anime de nouveaux débats qui, au-delà du droit de la hauteur, interrogent le droit à la hauteur.

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NOTES

1. Cette approche spécifique et restreinte ne doit pas faire oublier d’autres dimensions problématiques de la verticalité : la multiplication des aménagements souterrains, l’aménagement en strates urbaines que la modernité avait déjà théorisé en partie, la question des espaces aériens, les interactions dynamiques entre environnement et aménagement prises en coupe verticale sont autant de questionnements constituant scientifiquement l’objet. 2. L’auteur tient ici à remercier chaleureusement Paul Claval pour sa relecture, ses conseils et cette typologie qu’il emprunte de leurs échanges. 3. Sur une analyse critique des travaux de David Harvey et ses apports à l’économie politique, nous renvoyons ici le lecteur aux travaux de Paul Claval, issus d’une présentation effectuée à Londrina le 20 octobre 2011, en cours de publication. Si Paul Claval considère les deux stades des relations capital-urbanisation comme des hypothèses de travail, nous les considérons ici, au regard des argumentaires solides développés dans de nombreux ouvrages, dont Paris, capital de la modernité, Les Prairies Ordinaires, 2012, comme des thèses fondatrices. 4. Mike Davis évoque à titre exploratoire l’idée d’un « stade Dubaï » du capitalisme dans son essai éponyme de 2007. Repris dans son article sur la santé globale, Guillaume Lachenal définit ce « stade Dubaï » comme « un modèle fondé, par analogie avec le développement soudain de la métropole du Golfe persique, sur l’investissement spéculatif, sur l’afflux soudain de liquidités tirées de l’extraction de ressources, sur de nouvelles connexions géographiques, dont le centre de gravité s’éloigne du monde euro-américain, et sur une esthétique à la fois futuriste et nostalgique – la mélancolie postfordiste. » (2013, p. 54-55). D’une façon plus générale, ce « stade Dubaï » est le produit de trois grandes mutations du capitalisme : sa néo-libéralisation, sa globalisation, et sa financiarisation. Comme le formule Guillaume Lachenal, « fondé sur de nouveaux mécanismes de création de valeur, en particulier (…) les cycles d’investissements spéculatifs dans l’immobilier (…), (le stade Dubaï du capitalisme) repose aussi sur l’accumulation par dépossession (Harvey, 2005), c’est-à-dire sur la privatisation massive, dans le cadre de politiques de « réforme », de biens, de services et d’espaces publics » (2013, p. 54). 5. La tour de télécommunication du Skytree par exemple, inaugurée en 2013 à Tokyo, a ainsi coûté 1,2 milliard de dollars. 6. Il ne s’agit pas néanmoins ici de minimiser les capitaux mobilisés dans l’aménagement des suburbs contemporaines, dont les mécanismes financiers (en particulier le régime assurantiel) sont très bien analysés par Renaud Le Goix dans son ouvrage Sur le front de la métropole, 2016. 7. La nature du skyline est double : objet d’étude scientifique récemment réinterrogé en particulier par le programme de recherche Skyline ; réalité opérationnelle des politiques publiques et des règlements d’urbanisme encore timidement pris en compte. 8. Pour R. Allain, « le skyline ou silhouette de la ville est la représentation en coupe du volume urbain. À grande échelle, on parle de profil ou de ligne des toits » (Allain, 2004). Pour G. Gassner, « a skyline is a specific way of observing and representing the city, namely one that points out the heights of the built environment, which is emphasised most from a low and distant viewpoint. (…) A city has infinite number of skylines, depending on the viewpoint and the viewving direction. Some of them might be

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conceived as representing a city’s spatial, social and cultural characteristic, all of them abstract the city » (Gassner, 2009). 9. L’hyper-réalité caractérise les sociétés postmodernes, dans lesquelles l’imaginaire et la réalité interagissent pour produire un sens nouveau qui modifie les usages, les systèmes de pensée, les pratiques, les valeurs, les comportements et les relations entre l’individu, la collectivité et l’environnement (pris au sens large : environnements social, urbain, naturel, économique, familial, culturel…). Dans le domaine des études urbaines, Heiko Schmid fait entrer l’hyper- réalité dans le cadre des pratiques de l’économie de la fascination. Selon lui, l’hyper-réalité n’a plus comme base la réalité, mais se pose comme son propre référent. L’hyper-réalité se construit et s’autoproduit à partir d’outils virtuels comme les télécommunications, Internet, la publicité, qui constituent autant de biais qui captent l’attention et la fascination des individus (Schmid, 2009). 10. Par ville d'exception, nous renvoyons à la définition proposée par L. Halbert qui la définit comme « reposant sur la place centrale accordée à une rhétorique de la concurrence inter-urbaine, à la promotion d'infrastructures de haut niveau, et à son soutien apporté à des fonctions économiques exercées par une élite branchée des réseaux mondialisés » (Halbert, 2010, p. 49). 11. Nous définissions ici la ville ordinaire par ses fonctions qui visent à répondre à la vie locale et aux besoins (primaires, secondaires et hédoniques) des habitants et des usagers quotidiens des espaces urbains. Pour plus de précisions sur ce point, voir Ash Amin et Stephen Graham, 1997. On peut également rapprocher la notion des travaux d’Anne-Sophie Clémençon sur la ville de Lyon (2015). 12. Il faut ici nuancer la distinction trop catégorique entre les acteurs de l’exceptionnel et ceux de l’ordinaire : de nombreuses passerelles existent des uns aux autres. Une même personne peut également être alternativement l’un puis l’autre au sein d’une même journée, comme ces employés des sièges sociaux japonais de Marunouchi qui parcourent parfois plus de deux heures de transport chaque matin et chaque soir pour accéder à leurs pavillons de banlieue, si l’on me permet cet exemple trivial. 13. La notion d’opérateur d’imaginaire urbain est récente. Elle se situe à la croisée de la géographie phénoménologique (des perceptions et des représentations) et de la géographie du marketing urbain. Elle renvoie aux dispositifs, instruments ou acteurs qui produisent et qui diffusent les images iconiques et mentales ainsi que les modèles, voire les utopies, en fonction desquels une ville se construit, se perçoit, se vit, s’exporte. 14. Cette maximisation de l’évitement est alors très certainement compensée par le recours massif au web social, y compris avec des sites pour rencontrer des amis, des partenaires amoureux, ou des échanges de services qu’offrait autrefois un bon voisinage. Il serait intéressant d’approfondir les relations certainement co-dépendantes entre diffusion de la ville verticale et numérisation (ou virtualisation) des rapports sociaux. 15. Cette formule est empruntée au travail de Paul Claval (Claval, 1981). 16. Sur cette question de la maturité, voir l’article critique publié dans la revue Urbia (Languillon, 2014). 17. Cette distinction ne signifie pas que l’on ne puisse trouver de la modernisation ex-nihilo dans les métropoles historiques (voir Odaiba et le front de mer à Tokyo) ni de modernisation par rénovation d’un tissu ancien (voir la destruction des hutong à Shanghai et leur remplacement par des tours de standing). Il s’agit plutôt de grandes tendances. 18. Najet Mouaziz a très bien démontré que les tours étaient, en Algérie, associées à la période coloniale et à l’aménagement français des années 1950. Après l’indépendance, les tours ont donc été dénoncées comme symbole du colonialisme : le paysage a été décolonisé lui aussi par un retour à l’horizontalité. La réémergence des tours dans les années 2010 correspond à l’arrivée de nouveaux investisseurs, en l’occurrence chinois, qui modernisent un tissu bas, ancien et délabré avec des opérations de grande envergure. Ces dernières permettent, côté chinois, de trouver un

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débouché au surplus de capitaux disponibles sur les marchés internationaux qui trouvent en Algérie les partenaires et les montages propices à leur écoulement. 19. Il serait erroné ici de dire que cette verticalisation ordinaire ne mobilise pas de capitaux étrangers : bien au contraire, on en trouve dans le cas d’Oran par exemple (Mouaziz, 2017). Ils semblent toutefois moins décisifs, quoique des travaux supplémentaires soient ici nécessaires pour en vérifier l’idée, que je laisse à l’état d’hypothèse. 20. Bien entendu, il importe de rester prudent avec la formalisation de tels idéaux-types qui ne recouvrent pas l'ensemble des situations. Les arrangements hybrides sont nombreux, les logiques d'assemblage, en particulier financiers, sont en outre plus complexes que cet emboîtement où les échelles se superposent strictement. 21. Des travaux supplémentaires sont ici nécessaires pour évaluer plus précisément sa part dans la valeur totale du bâti verticalisé.

RÉSUMÉS

La financiarisation de l’aménagement urbain, la globalisation du capital et les processus de métropolisation participent de la verticalisation rapide des espaces urbains, en particulier des centres et des nouvelles centralités périphériques. Cet article propose un essai théorique et critique d’inspiration néo-marxiste visant à établir une typologie des liens entre mutations du capitalisme et forme urbaine, en particulier au regard des formes verticalisées. L’hypothèse principale est d’affirmer que la phase actuelle du capitalisme (ayant atteint ce que Mike Davis appelle le « stade Dubaï » faisant suite à un stade industriel puis fordiste dont les idéaux-types seraient d’un côté Paris, de l’autre New York) produit une forme urbaine particulière : la ville verticale. Dans une première partie, l’article dresse un portrait des trois idéaux-types urbains illustrant les relations capital/urbanisation et leurs évolutions, selon la prise en compte de différents critères, notamment l’intensité des capitaux mobilisés et l’échelle à laquelle ces capitaux sont mobilisés. Une deuxième partie propose une réflexion sur la diversité des processus de verticalisation, en distinguant les verticalisations émergentes des verticalisations renaissantes et en s’appuyant sur la distinction critique exceptionnel/ordinaire. L’article se termine sur une typologie de la verticalité urbaine, afin de montrer la diversité des cas de villes verticales, en croisant deux couples de notions : ordinaire/exceptionnel et banal/remarquable.

Financialization of urban planning, globalization, and metropolization processes participate in the rapid verticalization of urban spaces, in particular of city centers and new peripheral centralities. This paper proposes a theoretical and critical essay from a neo-Marxist approach, and aims to establish a typology about the links between capitalism changes and urban forms, in particular regarding the verticalized one. The main hypothesis asserts that the actual phase of capitalism (which has been reaching what Mike Davis calls the “Dubai stage”, succeeding to an industrial then a Fordist one the paradigms of which would be Paris for one, New York for the other) produces a particular urban form: the vertical city. In a first part, the article portrays of three urban ideal-types, which illustrate the relations between capital and urbanization and their evolution, taking into account different criteria, mainly intensity of capital, and scale at which capital is mobilezed. A second part reflects on about the diversity of verticalization processes, distinguishing emerging verticalization and renascent verticalisations, and using a critical distinction between exceptional/ordinary. The article ends with a typology of urban verticality,

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in order to show the diversity of vertical cities, by crossing two couples of notions: ordinary/ exceptional and banal/remarkable.

INDEX

Mots-clés : verticalisation, ville verticale, exception, ordinaire, capitalisme, investissements immobiliers, néolibéralisation Keywords : verticalization, vertical city, exceptional, ordinary, capitalism, real estate investments, neoliberalization

AUTEUR

RAPHAËL LANGUILLON‑AUSSEL Geneva University Swiss Government Excellence Scholarships for Foreign Scholars Faculty of geography and environment & Institute for Environmental Sciences UMR 5600 Environment City Society [email protected]

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Une tour d’habitat populaire, trois représentations contrastées La tour Plein-ciel à Saint-Étienne (France) One working-class residential tower, three contrasted representations: the Plein- ciel tower in Saint-Étienne (France)

Rachid Kaddour

1 La tour est l’une des formes architecturales les plus connues de la ville verticale. Si des projets de tours de bureau voient aujourd’hui le jour à Paris ou Lyon, l’image de la tour reste malgré tout, en France, encore largement associée au logement populaire et social, du fait d’expériences pionnières à Drancy ou Villeurbanne (années 1930), ou de la forte présence de tours dans les grands ensembles (années 1950-70).

2 Or, depuis un peu plus d’une décennie, c’est plutôt majoritairement du fait de la démolition que ce type de tour est présent dans les médias français. Il est vrai que, à partir de 2003, l’ANRU incite en effet les propriétaires et bailleurs sociaux à remodeler lourdement les Zones Urbaines Sensibles, en traitant prioritairement les barres et tours les plus imposantes. Mais y a-t-il pour autant, aujourd’hui en France, appréciation négative et condamnation exclusives et unanimes des tours d’habitat populaire ?

3 La tour Plein-ciel (1972) à Saint-Étienne permet de discuter et nuancer cette vision. Il s’agit d’une tour certes elle-même démolie en 2011, mais seulement après un référendum mis en œuvre en 2010 à la suite de manifestations d’opposition à une première annonce de démolition (2003). Ce référendum proposait pour seconde option, à côté de la démolition, la conservation de la tour au nom du patrimoine. Entre démolition immédiate et transmission aux générations futures, l’écart est grand et transcrit des positions opposées, tout à fait visibles dans l’attitude de la foule au moment du foudroyage (figure 1) : celle-ci est partagée entre applaudissements et pleurs, joie et doutes (voire regrets). L’enjeu se dessine ainsi, à travers ce cas stéphanois, d’expliciter la complexité de représentations dont des tours d’habitat populaire peuvent faire l’objet. Quelles sont plus précisément les représentations ayant pu être associées à cette tour Plein-ciel au long de son histoire, et suivant quelles conditions et modalités particulières se sont-elles construites ?

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Figure 1 – La foule assiste à la démolition de la tour Plein-ciel (Saint-Étienne)

Ville de Saint-Étienne, Pierre Grasset, 2011.

4 La volonté de donner une épaisseur historique à la réflexion, comme le fait que la tour Plein-ciel soit démolie depuis plus de cinq ans, a orienté le recueil d’informations vers une recherche de documents d’archive. Les deux premiers éléments trouvés ont été des photographies : l’une très lumineuse d’une maquette promotionnelle de la tour et du grand ensemble de Montreynaud qui l’accueille (figure 2), l’autre bien plus sombre de la tour déshabillée et en attente de démolition (figure 4). Le contraste fort entre ces deux clichés a suscité une intuition : les représentations mentales et sociales de la tour peuvent ici être saisies à travers des représentations matérielles qu’en ont fait des artistes.

5 Cette intuition demande toutefois à être consolidée, en procédant d’abord à quelques définitions. Les représentations mentales sont ici entendues au sens donné par Jean- Paul Guérin de « créations sociales ou individuelles de schémas pertinents du réel » (André et al., 1989, p. 4). Pour Yves Le Lay, elles désignent des « ensembles structurés, fonctionnels et évolutifs d’idées, de croyances, d’opinions à l’égard d’un objet ou d’une situation », et « toute représentation est individuelle et sociale ; elle est engagée dans un contexte de production. La représentation dite individuelle est tributaire des interactions sociales et la représentation sociale s’incarne dans les individus » (Le Lay, 2016).

6 Les représentations matérielles, quant à elles, « stabilisent des idées dans le monde concret des objets » (Le Lay, 2016). Pour ces dernières, le choix fait ici de ne se concentrer que sur des productions artistiques repose sur le postulat que l’artiste, doté de certaines connaissances géographiques, est porteur d’un regard certes singulier mais étroitement lié aux réalités et représentations mentales et sociales de son époque. L’exemple de la photographie, très présente dans le corpus de représentations matérielles constitué, peut être développé. Elle est en effet le produit d’un regard parce que le photographe opère des choix qui lui sont propres et rendent son travail unique : sélection d’une orientation particulière, délimitation d’un cadre avec plus ou moins

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d’arrière-plan, fixation d’un moment précis de prise de vue, etc. Mais si ces choix sont faits en fonction du projet du photographe, ils dépendent aussi de ses références. Et, ici, « le processus de création et de production artistique s’inscrit toujours dans un contexte social, culturel, politique et économique. D’autre part, il est le reflet de systèmes de valeurs, de référents ainsi que de modes de vie, de pensée, d’action et de représentation propres à une société donnée à un moment donné » (Grésillon, 2008). Armand Frémont aborde cela lorsqu’il écrit : « la gé ographie rejoint la création artistique sur quelques grands thèmes de portée universelle : le paysage, la ville, la nature, la société, le territoire des hommes… ». Il précise ensuite : « la cré ation artistique est un révélateur d’une société, dans ses origines, son histoire, son espace vécu, ses territoires. […]. Elle est porteuse de sens sur les lieux qu’elle révèle dans le miroir d’une réalit é et d’une sensibilité […]. La création artistique constitue donc un puissant révélateur de gé ographie » (Frémont, 1988). Si bien que « la représentation matérielle [dont artistique] a une composante idéelle : elle stabilise des représentations idéelles dans le monde concret des objets » (Le Lay, 2016). Dans la démarche et la méthodologie mises en œuvre, la représentation matérielle artistique se présente donc comme un médium, un support intermédiaire vers une explicitation des représentations mentales et sociales.

7 Cette démarche et cette méthodologie, par-delà leur caractère ludique, présentent ici l’avantage de situer l’article, au moins pour partie, dans le champ de la géographie culturelle. Pour Paul Claval, l’un des thèmes importants de celle-ci est en effet celui des rapports entre l’art, la création artistique et la géographie (Claval, 1995). En revanche, la démarche n’est toutefois pas exempte de limites. La principale consisterait à sur- valoriser la capacité de l’artiste producteur à exprimer le collectif et la société, ce que l’article se garde de faire en rappelant que l’artiste est socialement situé dans la catégorie sociale à laquelle il appartient, qu’il reste le producteur d’un point de vue parmi d’autres1, d’une vision subjective forcément partiale et partielle.

8 Par ailleurs, des faits concrets de l’histoire de la tour sont également à rechercher et rapporter. C’est pourquoi, en parallèle, la réflexion se nourrit aussi d’informations complémentaires recueillies d’une part par recherche bibliographique et documentaire (presse, dossiers techniques, transcriptions de débats en délibérations du conseil municipal) et d’autre part par conduite d’entretiens avec différents acteurs de l’histoire de la tour (habitants, techniciens municipaux).

9 Les représentations matérielles artistiques analysées, publiques (accessible à tous) et diffusées relativement largement, ont été identifiées aux archives municipales et dans les médiathèques de Saint-Étienne, ainsi qu’à la direction Urbanisme de la Ville et sur Internet. Elles constituent un corpus d’une dizaine d’œuvres mettant en scène la tour Plein-ciel dans les champs de la photographie principalement et de la vidéo et du graphisme à un degré moindre, auxquels s’ajoute très ponctuellement la littérature (extrait d’une œuvre). Un travail de regroupement thématique de ces images, doublé d’efforts de compréhension du contexte logistique de leur réalisation2 et de la restitution de faits évoqués plus haut, a permis de dégager trois représentations sociales dominantes. La tour apparaît ainsi dans le corpus à la fois comme un symbole de modernité, l’emblème d’un grand ensemble en difficulté et un patrimoine bâti du paysage stéphanois. Chacune de ces trois représentations fait l’objet d’une partie du développement.

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La tour Plein-ciel, immeuble moderne

Figure 2 – Maquette de la ZUP de Montreynaud (1970)

Archives municipales de Saint-Étienne, 2FIicono1354.

10 La plus ancienne image du corpus a été identifiée aux Archives municipales de Saint- Étienne (figure 2). Il s’agit d’un cliché de 1970 de la maquette de la Zone à Urbaniser en Priorité (ZUP) de Montreynaud, pris sur le stand de l’exposition Saint-Étienne demain de la foire économique. Cette exposition vante les grandes opérations d’urbanisme en cours dans la ville, et vise à montrer, comme en témoigne le film qui l’accompagne (Saint-Étienne, on en parle, Atlantic Film, 1970), « les transformations de la cité et son nouveau visage », afin de rompre avec la « légende de ville noire, industrielle et fixée dans le XIXe siècle ». L’exposition n’est que l’une des premières actions d’une campagne de communication orchestrée par le maire Michel Durafour (1964-1977). En 1974, le film Les grands travaux à Saint-Étienne (Ville de Saint-Étienne, 1974) retrace la réalisation depuis 1969 de différentes opérations d’urbanisme et d’architecture. Montreynaud y est mis à l’honneur, et sa tour Plein-ciel y tient une place essentielle. Les multiples plans et vues aériennes mettent en avant sa construction complexe, sa verticalité et ses dimensions imposantes, l’étrangeté de la présence d’un château d’eau à son sommet, sa situation dominante sur la ville et son contraste avec le bâti traditionnel. Les mêmes vues existent déjà dans une série de photographies aériennes commandées par la Ville en 1973 (figure 3).

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Figure 3 – Vue aérienne de la ZUP de Montreynaud (1973)

Archives municipales de Saint-Étienne, 2FIicono837.

11 Assurément, la perception qui se dégage de ces images de la tour Plein-ciel mises bout à bout est celle d’un édifice moderne, tant la rupture que la tour constitue avec le reste de la ville ancienne (en arrière-plan sur les images) est grande.

12 Cette perception amène à s’interroger sur les raisons de la construction, en France et à cette période, de telles tours et plus généralement de grands ensembles. La construction de ces derniers entre 1953 et 19733, comprenant plus de mille logements sous la forme de tours et de barres, répond à la crise du logement qui frappe alors le pays et permet la réorganisation de la France productive (logements des travailleurs) et la dynamisation du secteur économique du BTP (production industrialisée). Mais sans doute faut-il aussi voir dans cette construction, comme le proposent plusieurs géographes et historiens (Tomas, 2003 ; Fourcaut, 2004 ; Veschambre, 2011), la traduction physique et architecturale d’un projet sociopolitique moderne porté par un État centralisateur et des pouvoirs publics puissants. Le pays est alors dans une période post-Seconde Guerre mondiale où les aspirations et idéologies vont vers l’ouverture d’une ère urbaine nouvelle avec des ambitions (l’hygiène, le bien-être, le confort) en rupture avec les difficultés connues jusqu’ici (la guerre, le taudis, les épidémies…). L’État et les pouvoirs publics s’investissent pleinement dans la tâche et font du logement, jusqu’ici inconfortable et en nombre insuffisant, l’un des axes majeurs d’intervention : entre 1954 et 1975, plus de huit millions de logements sont construits, dont environ un dixième dans des grands ensembles. La rupture que ces derniers introduisent dans les paysages des villes et le quotidien domestique sont forts : « Le grand ensemble des années 50 a symbolisé non seulement la victoire de l’hygiène, de la blancheur, de la lumière et du confort, mais aussi la perspective d’un avenir fait de progrès social où il contribuerait à faire reculer la maladie, la

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délinquance, voire la mésentente entre les couples. Pierre Sudreau, premier ministre de l’Équipement de la Ve République, n’alla-t-il pas jusqu’à créer une Commission du bonheur ou des grands ensembles […] ! Conçu comme le contraire de ces villes inhumaines, qui venaient de laisser mourir de froid en janvier 1954 un jeune enfant, le grand ensemble se voyait investi de la tâche de revaloriser la ville en ouvrant pour la société un futur radieux » (Tomas et al., 2003, p. 18).

13 La forme de ces logements se doit d’être aussi moderne que le projet sociopolitique, et c’est vers l’architecture moderne que les élus et techniciens se tournent. De grands noms et une nouvelle génération d’architectes s’investissent. Dans les opérations importantes, les évolutions techniques leur permettent de dessiner et multiplier des immeubles aux formes géométriques, « les tours et les barres, typologies triomphantes des Trente glorieuses » (Abram, 1999, p. 285). Un travail particulier est conduit autour de la verticalité, transcrit dans la construction de hautes tours autour desquelles se structurent les autres immeubles (Fortin, 2005).

14 Saint-Étienne est exemplaire de ce mouvement de construction avec les actions des maires Alexandre de Fraissinette (1947-1964) et donc Michel Durafour (Vant, 1981). Tous deux mènent une politique de grands travaux4 censée permettre de rompre avec l’image traditionnelle de ville noire et de Capitale des taudis5 pour celle d’une ville verte, moderne et dynamique, au cadre de vie agréable. La construction de grands ensembles est l’une des pierres angulaires de la démarche et doit signifier le renouveau : de Fraissinette en lance cinq dans le sud-est de la ville, Durafour deux autres, dont celui de Montreynaud. Ces grands ensembles sont implantés sur des sommets de collines aux entrées de Saint-Étienne, du fait des disponibilités foncières, mais aussi de manière délibérée, puisque la topographie permet ainsi de rendre visibles tant aux Stéphanois qu’aux personnes de passage ces opérations emblèmes et leurs immeubles signaux.

15 Les travaux de la ZUP de Montreynaud sont lancés en 1969 pour permettre la réalisation de 4 400 logements, ainsi que des équipements sociaux, scolaires, commerciaux, sportifs et culturels, le tout devant fonctionner comme une « nouvelle petite ville à part entière » (brochure publicitaire Montreynaud, Saint-Étienne, résidence les Héllènes, n.d). Au centre de la ZUP se trouvent les sous-groupes consacrés au logement social et aux extrémités ceux fonctionnant en copropriété, dont le Forum. C’est dans ce dernier, sur le point central et culminant de la colline, que l’architecte en chef de la ZUP, Raymond Martin, implante la tour-château d’eau qui propose « des appartements en plein ciel » (brochure publicitaire Des appartements en plein ciel. La tour de Montreynaud, n.d.). Cette dénomination valorise la verticalité, source d’oxygène, de soleil, de vues. La tour, achevée en 1972, est également visible la nuit du fait de l’illumination du château d’eau. Le pari d’en faire un signal est immédiatement gagné, puisque, pour nombre de Stéphanois, dont cet habitant de Montreynaud interrogé pour cette recherche, elle constitue un « symbole de la modernité, […] le symbole du renouveau de la ville ! ». Cette image de modernité et de dynamisme n’est pas sans rappeler les mots qui accompagnent actuellement les projets de tours de bureaux que l’on voit fleurir en France, en Europe et dans le monde6.

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La tour Plein-ciel, immeuble emblème d’une Zone Urbaine Sensible

16 Si le corpus de représentations matérielles artistiques constitué est classé chronologiquement, la tour Plein-ciel ressurgit significativement dans le champ des arts au tournant des années 2000-2010. Avec d’abord un groupe d’œuvres que représente parfaitement la saga littéraire Les sauvages de Sabri Louatah, fiction éditée par Flammarion rencontrant un important succès critique. L’intrigue débute à Saint- Étienne et la tour Plein-ciel est un cadre important du premier des quatre romans (2011) : La tour Plein ciel se dressait avec une majesté sinistre au sommet de la colline de Montreynaud. […]. À l’aube du XXIe siècle, sa démolition avait été plébiscitée par les riverains […]. La célèbre tour au bol était visible depuis la gare en arrivant de Lyon, et beaucoup de Stéphanois la considéraient […] comme le point doublement culminant de la ville : du haut de ses soixante-quatre mètres qui dominaient les six autres collines mais aussi en tant qu’emblème, d’un désastre urbain éclatant et d’une ville résignée à la désindustrialisation (extrait du roman, p. 89).

17 Cette description exprime bien la situation dans laquelle la tour se trouve à la rédaction du roman : vouée à une démolition imminente. En 2011, comme en écho, les photographies de Pierre Grasset, missionné par la Ville, montrent l’édifice moribond (figure 4).

18 Comment la tour Plein-ciel a-t-elle pu passer en quatre décennies de symbole de modernité ouvrant des perspectives d’avenir radieux à « emblème d’un désastre urbain » condamné à la démolition ? Les mécanismes de ce retournement de situation sont communs à bien d’autres grands ensembles français (Dubet & Lapeyronnie, 1992) et repose principalement sur le départ des catégories sociales les plus aisées (il s’agit ici pour partie significative d’ouvriers, souvent qualifiés) vers la propriété et un cadre plus central ou périurbain, et leur remplacement partiel par des catégories plus populaires voire défavorisées, pour partie significative issue de l’immigration. Toutefois, l’accumulation de difficultés du quartier, et en particulier de la tour, présente aussi des singularités. Tout d’abord, et comme le montrent les géographes André Vant et François Tomas (Vant, 1981 ; Tomas et al., 2003), la ZUP de Montreynaud n’est jamais achevée : la non-réalisation des prévisions démographiques sur lesquelles s’appuyait la définition de son programme amène à ne construire qu’un peu plus de la moitié du maximum de logements imaginé. Il en est de même pour une partie significative des équipements projetés. Dans ce contexte, la situation à six kilomètres du centre-ville devient vite problématique, qui plus est avec les coupures que représentent au pied de la colline une zone industrielle et de larges voies de communication (une voie ferrée, une importante voie routière). Ensuite, la crise économique (industrielle) et sociale qui vient frapper les populations restées ou nouvellement arrivées sur place est particulièrement dure à Saint-Étienne. Le chômage, l’échec scolaire, la délinquance et les discriminations augmentent. Avec pour effet, suivant des mécanismes analysés ailleurs (Tissot, 2003 ; Masclet, 2005), que le regard porté sur la ZUP change dans les discours politiques et la presse. Pour de nombreux Stéphanois, Montreynaud devient un « là-haut »7 relégué. La vacance de logements, qui existe dès le départ à Montreynaud, va en augmentant.

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Figure 4 – La tour Plein-ciel déshabillée (2011)

Ville de Saint-Étienne – Pierre Grasset.

19 Plusieurs réhabilitations sont tentées dès la fin des années 1970 (Stébé, 1995 ; Thomas, 1992 ; Tomas et al., 2003), mais elles ne parviennent pas à relancer la ZUP. Depuis 2001, c’est dans des projets de démolition-reconstruction que Montreynaud est engagé, avec un Grand projet de ville (2001) puis une convention avec l’Agence nationale de la rénovation urbaine (2005, reconduite avec l’ANRU 2).

20 La tour Plein-ciel, emblème de la ZUP, devient le symptôme le plus visible de cette dégradation précoce et progressive. Les démentis de la presse dans les années 1970 témoignent de l’existence de rumeurs (confirmées par les entretiens menés) sur la stabilité, l’isolation du château d’eau ou la fiabilité d’une pareille structure (« Le château d’eau : mille m3 qui ne fuiront pas ! », La Tribune, 17 novembre 1978, p. 14). Un entretien avec l’ancien chef de projet ANRU à la Ville pour Montreynaud enseigne que dix ans après la livraison de la tour Plein-ciel, seuls cinquante des quatre-vingt-dix appartements sont vendus. Le même chef de projet raconte8 que cette vacance conduit à un projet d’implantation d’une résidence pour personnes âgées, mais qui n’aboutit pas, pour raisons financières, malgré le lancement des travaux. Les locaux sont repris pour l’aménagement d’un Foyer de logements pour personnes dépendantes psychiatriques sous tutelle. Dans une société et une période où les malades psychiatriques sont souvent mis à l’écart, cet aménagement accentue dans l’opinion publique l’image de relégation du quartier et de la tour. De plus, la gestion difficile du Foyer, couplée aux problèmes financiers d’une partie des propriétaires, compromet les perspectives d’action du syndic.. La copropriété est classée « fragile » en 2002. Une étude sur le devenir de la tour est conduite en 2002-2003. La réhabilitation, souhaitée par une part significative des propriétaires et locataires9, est envisagée, tout comme la démolition, qui désormais n’est plus taboue du fait du précédent constitué par l’expérience de la « Muraille de Chine », barre de 526 logements située à l’autre bout de la ville et détruite par implosion en 200010. Une lettre envoyée par la Ville en 2003

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informe les habitants des conclusions de l’étude. Cette lettre débute par un argumentaire technique (énumération des problèmes « qui ont déclenché des inquiétudes pour la sécurité et les conditions de vie des habitants », notamment autour des questions d’incendie) et conclut que la réhabilitation « ne présente pas un intérêt économique et social avéré » mais que la démolition « aurait un impact positif sur la requalification du parc de logements du quartier et permettrait également de promouvoir un changement d’image du site ». Le chef de projet rapporte que les habitants ne souhaitant pas la démolition tentent de se mobiliser, mais renoncent assez rapidement devant ce qui leur paraît être un combat perdu d’avance. Les expropriations commencent peu après, le dernier habitant quitte la tour fin 2008.

21 Si la tour devient l’immeuble symbole des difficultés de Montreynaud, sa démolition revêt elle-même une forte part symbolique. En effet, de la même façon que la puissance publique montrait durant les Trente glorieuses sa légitimité et sa capacité à résoudre la crise du logement en construisant des grands ensembles, la politique de rénovation urbaine menée en France depuis 2000 (de manière précoce à Saint-Étienne), fortement médiatisée et accélérée avec la création de l’ANRU, est elle aussi à voir comme une action de ce type. Il s’agit de montrer une capacité à résoudre un problème majeur et jusqu’ici insoluble, celui des quartiers sensibles, en en tournant purement et simplement la page par la démolition, suivant un raisonnement faisant de l’architecture le responsable des problèmes, et de l’intervention sur l’espace une solution (Donzelot, 2012). Les quartiers ne sont bien sûr pas rasés en totalité, mais le fait de cibler prioritairement leurs immeubles signaux et emblèmes est tout à fait significatif11. Le maire Michel Thiollière affirme ainsi : « [Montreynaud fait partie] des quartiers qui ont été réalisés dans n’importe quel sens dans les années 60 et 70 » (délibération du conseil municipal – DCM – 3 septembre 2007) et « quand j’interroge les gens, ils me disent qu’ils ne veulent plus de tours et de murailles ; je pars du principe que c’est plutôt aller dans leur sens que de les supprimer » (DCM 5 juin 2000). L’opinion publique partage en partie ce raisonnement, à l’image de cet habitant interviewé par la presse le jour de la démolition : « à la fin, c’était une tour ghetto, très haute, avec beaucoup d’habitants » (« Jour J pour la tour Plein-ciel », La Tribune/Le Progrès, 24 novembre 2011).

La tour Plein-ciel, patrimoine stéphanois

22 Avec ces caractérisations symboliques et schématiques s’appuyant sur des attentes et des jugements simples et de routine, on a affaire à des stéréotypes. Or, comme vu dans l’introduction, la réalité des représentations de la tour Plein-ciel est bien plus complexe. D’autres images du corpus indiquent qu’à partir des années 2000, l’image stigmatisée de la tour Plein-ciel comme emblème d’un grand ensemble en difficulté entre en tension avec une autre plus valorisante. Si l’on revient au roman de Sabri Louatah, il est possible de signaler qu’en choisissant la tour Plein-ciel comme l’un des théâtres stéphanois de son intrigue, l’écrivain donne indirectement à l’édifice une valeur d’édifice caractéristique de la ville. Cette démarche se retrouve, de manière beaucoup plus consciente et militante, dans d’autres productions artistiques à la fin des années 2000. Ainsi, depuis 2005, la tour Plein-ciel sert d’identité visuelle à l’association Gaga jazz, qui en fait son logo et l’image centrale des affiches et prospectus annonçant les concerts (figure 5).

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Figure 5 – Plusieurs prospectus du festival Gaga jazz (à partir de 2005)

Association Gaga jazz. Photographie : DMS photo. Conception graphique : Carton plume.

23 Si le festival Gaga jazz se veut d’audience régionale, son nom montre un ancrage stéphanois : le gaga est le parler local. Dans ce contexte, le choix d’illustration des documents promotionnels par une image de la tour Plein-ciel est riche de sens : la tour fait référence à Saint-Étienne. La démarche est délibérée puisque, pour l’association comme pour les graphistes interrogés pour cette étude, il s’agit « d’utiliser l’image d’un bâtiment symbole à Saint-Étienne », autre que le classique chevalement de mine. La tour s’impose immédiatement, « et pas seulement à cause de son château d’eau en forme de pavillon de trompette » : pour l’équipe, elle est « un monument connu de tous les Stéphanois, qui raconte un peu l’histoire de la ville ». La tour fait d’ailleurs l’objet d’une carte postale Saint-Étienne – Le quartier de Montreynaud datée de 1987 (en dépôt aux Archives municipales, 2FI icono 4401). Or, les édifices représentés ainsi sont traditionnellement les emblèmes d’une région. Des édifices qui sont souvent abondamment photographiés, et la tour Plein-ciel n’est pas en reste : elle figure sur les blogs de photographes amateurs12 ou professionnels stéphanois. Jacques Prud’homme par exemple réalise plusieurs sténopés de la tour (figure 6), visibles sur le blog qui prolonge son ouvrage Saint-Étienne autrement (2008, éditions Jarjille). Pour lui aussi, comme il l’écrit13, la tour est l’un des « symboles de Saint-Étienne ». Enfin, la tour est utilisée comme édifice emblème de la ville sur au moins un autocollant et un tifo de supporters de l’Association sportive de Saint-Étienne (ASSE) (figure 7), aux côtés des symboles miniers (chevalement, « crassiers ») et du stade Geoffroy Guichard. Avec d’autres tours de Saint-Étienne, elle figure aussi sur la pochette de la compilation Je mettrai ma ville sur la carte de France du rap (2012) du DJ DRK, avec à nouveau, derrière, cette idée qu’elle est un édifice caractérisant Saint-Étienne.

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Figure 6 – Sténopé de Jacques Prud’homme (2009)

24 Ces images et les propos de leurs auteurs indiquent, comme l’affirme le quotidien local dans le premier de ses articles consacrés au devenir de l’édifice, que la tour est « devenue, au fil des années, un monument ancré dans le paysage stéphanois » (« Tour Plein Ciel : rayonner ou s’effacer », La Tribune/Le Progrès, 4 février 2009). Comment et pourquoi la tour a-t-elle pu ainsi être perçue comme un « monument » ?

25 L’architecture de la tour Plein-ciel, avec en particulier cette combinaison peut-être unique en France tour d’habitation – château d’eau, ne lui vaut pas une protection au titre des Monuments historiques, ni même d’être labellisée Patrimoine du XXe siècle, mais elle en fait un édifice singulier. Couplée avec son implantation en sommet de colline, cette singularité fait de la tour un marqueur paysager et un point de repère important pour les Stéphanois. Visible de la voie express, elle signifie le retour à domicile après un trajet hors de l’agglomération. D’ailleurs, pour l’automobiliste effectuant un trajet entre Clermont-Ferrand et Lyon en passant par Saint-Étienne, elle retient l’attention, avec deux autres éléments construits fortement associés à la ville : le « crassier » de Méons (terril en parler stéphanois) et le stade Geoffroy Guichard. La tour est d’ailleurs un repère important pour les nombreux supporters de l’ASSE non-résidents de la ville qui se rendent au stade, dont elle est toute proche.

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Figure 7 – Autocollant Saint-Étienne Fans, aire d’autoroute du Haut-Forez

N.d., n.s., cliché R. Kaddour 2015.

26 L’assimilation de la tour à un monument ou à un patrimoine de la ville, sous-jacente et en tout cas non clairement exprimée jusque-là, est par ailleurs précipitée par l’annonce de la démolition, suivant un processus de réaction de défense classique dans l’histoire du patrimoine : naissance des monuments face au vandalisme post-révolutionnaire, du patrimoine industriel devant les démolitions accompagnant les fermetures d’usine, etc. Les sciences humaines et sociales, la sociologie et la géographie en particulier (Micoud, 1995 ; Gravari-Barbas, 2003 ; Veschambre, 2007), ont montré le caractère dynamique de la patrimonialisation, avec des acteurs sociaux, leurs représentations mentales et leurs stratégies (économiques, appropriation symbolique d’espaces, etc.). Il convient ici de s’inscrire dans cette démarche, en commençant par l’identification des acteurs du processus de patrimonialisation de la tour Plein-ciel. Deux groupes d’acteurs se distinguent. Tout d’abord, les images présentées indiquent clairement que des artistes se mobilisent. Ainsi, les organisateurs de Gaga jazz et les graphistes chargés de la création de l’identité visuelle du festival adoptent une posture militante. Ils affirment lors d’un entretien que « les affiches et flyers invitant les Stéphanois aux concerts de jazz font aussi office d’actes de revendications pour la conservation de ce bâtiment ». Ils expliquent qu’au moment du choix de l’identité visuelle, la tour est « déjà en sursis, prochaine cible désignée du grand nettoyage urbain symbolique commencé avec l’implosion de la Muraille de Chine du quartier de Montchovet ». Présentant leur interprétation du raisonnement tenu par la municipalité, ils rapportent : « si on débarrasse le paysage de cette tour disgracieuse, on finira peut-être par oublier Montreynaud et ses problèmes. […] De plus, elle fait de l’ombre à la nouvelle Saint-Étienne », qui se rêve en capitale française du design. Or, pour les membres de Gaga jazz, « la tour mérite une seconde chance » ; en plus d’être un repère dans le paysage de la ville, elle est « l’unique lien direct entre la ville et le quartier extra- muros ou plutôt ex-linea de Montreynaud. Un lien ténu, seulement visuel, mais c’est le seul qui raccroche encore la colline aux six autres... ».

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27 Les œuvres et mobilisations des artistes entrent en résonance avec les propos d’une partie des habitants de Montreynaud, interviewés par la presse (« Tour Plein Ciel : rayonner ou s’effacer », La Tribune/Le Progrès, 4 février 2009 et « Jour J pour la tour Plein-ciel », La Tribune/Le Progrès, 24 novembre 2011) : « j’en garde un bon souvenir : il y avait des fêtes, des mariages, des baptêmes, on se voyait entre voisins » ; « c’est dur car c’est un vrai repère pour les habitants » ; « c’est comme si on enlevait le clocher d’un village ». Il n’est pas question ici de patrimoine, en tout cas pas (directement) au sens culturel, mais plutôt de témoignages d’un attachement à l’édifice, évident après les décennies de vie dans ou à proximité de l’immeuble et de la défense d’un cadre et d’habitudes de vie.

28 La nouvelle municipalité Vincent élue en 2008 se montre sensible à la réaction de défense patrimoniale et au malaise suscité par le projet de démolition. L’élu référent pour le quartier de Montreynaud affirme dans la presse au sujet de la tour : « beaucoup de jeunes […] sont pour son maintien. Ils nous disent qu’ils ont grandi avec, qu’ils l’ont toujours vue. C’est leur tour Eiffel… »14. La municipalité remet donc en question le projet, en partageant toutefois avec la municipalité précédente l’idée d’une perte de la fonction résidentielle, d’ailleurs effective depuis les relogements. L’adjoint à l’urbanisme affirme qu’« en revanche, [la tour] représente un symbole » (« Tour Plein Ciel : rayonner ou s’effacer », La Tribune/Le Progrès, 4 février 2009). Pour lui, « le symbole d’une ville est parfois assez inattendu », et on ne peut que le rejoindre quand on sait que tour Eiffel dont il était question plus haut, est un monument qui n’a construit sa légitimité que lentement15. De plus, pour l’adjoint, « quand on démolit, ce n’est pas anecdotique. Ça suscite une émotion… ». C’est pourquoi il affirme : « nous souhaitons mettre l’avenir de cette tour dans [les] mains des habitants ». Un référendum est mis en place. Il soumet au vote des habitants et travailleurs de Montreynaud deux possibilités : accentuer la valeur de repère de la tour en la transformant, comme l’affirme l’élu dans un entretien, en « symbole artistique de la ville de Saint-Étienne » via l’intervention d’un plasticien qui en ferait « une sculpture urbaine […], quelque chose de monumental, peut-être sans équivalent au monde » ; ou bien démolir la tour et rendre public l’espace libéré (aménagement d’un parc). Le résultat du vote le 27 juin 2010 est sans appel : 71 % des votants se prononcent pour la démolition, soit 230 personnes sur les 318 votants. La presse rapporte les principaux arguments avancés par des votants partisans de la démolition (« Le devenir de la tour Plein-ciel se décide aujourd’hui », La Tribune/Le Progrès, 27 juin 2009 et « Jour J pour la tour Plein-ciel », La Tribune/Le Progrès, 24 novembre 2011) : « [la tour] apporte son lot de nuisances pour nous qui sommes voisins [vent, obstacle visuel et télévisuel – sa présence gêne le fonctionnement des paraboles] » ; « la tour Plein-ciel stigmatise négativement le quartier, ce n’est pas une bonne image de marque pour Montreynaud » ; « une fois [la tour] disparue, on sera moins repéré, plus anonyme, on parlera beaucoup plus de nous en positif qu’en négatif » ; « la tour part, d’autres bâtiments surgiront, vecteurs d’emploi et de bien-être ». La mauvaise image née des difficultés et véhiculée durant des années est in fine plus forte que le début de reconnaissance patrimoniale.

29 Les défenseurs de la conservation expriment un double regret : d’une part au sujet de l’ouverture du vote aux seules personnes fréquentant quotidiennement Montreynaud et non à l’ensemble des Stéphanois pourtant concernés ; d’autre part à propos de la très faible mobilisation des habitants de Montreynaud (l’hypothèse peut être formulée que les habitants s’étant le plus mobilisés sont les résidents des co-propriétés autour de la tour voyant vraisemblablement un intérêt immobilier direct à la démolition).

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30 La démolition a lieu le 24 novembre 2011 à 10 heures 45. Le choix du foudroyage est retenu, avec des arguments d’ordre sécuritaire, de gêne pour les riverains et de durée des travaux. Cette technique de démolition met une dernière fois la tour sous les projecteurs : les démolitions par foudroyage fascinent, restent longtemps en mémoire et sont prolongées par les nombreuses images enregistrées par les appareils audio- visuels présents le jour J. Les images les plus poétiques sont sans doute celles réalisées par les street artists Ella & Pitr16. Ces images s’ajoutent à celles existantes, présentées ou évoquées ici, et constituent les dernières traces d’un immeuble dont il n’en reste plus aucune sur le terrain.

31 Cette fin dramatique donne à cette chronique des allures de représentation théâtrale, en trois actes : apogée puis chute de l’édifice, avec un ultime soubresaut sous la forme d’une tentative vaine de sauvetage au nom du patrimoine. C’est ainsi une troisième définition du terme de représentation qui est mobilisée dans cette conclusion. Ce sont en effet des représentations matérielles, qui ont permis de constituer cette chronique de la tour. Cette dernière révèle que trois représentations mentales et sociales sont associées à l’édifice et à sa verticalité : pour la puissance publique ayant commandé sa réalisation et pour les premiers résidents, la tour est, durant les années 1970, un symbole de modernité ; pour une partie des Stéphanois, mais aussi pour les acteurs ayant décidé sa démolition, elle est l’emblème d’un grand ensemble stigmatisé ; et enfin pour d’autres Stéphanois, habitants de Montreynaud ou artistes entre autres, la tour est un objet phare et patrimonial dans le paysage de la ville.

32 Cette mise en évidence de la trajectoire des représentations de la tour Plein-ciel permet d’expliciter que la verticalité dont nos villes ont hérité, tout du moins celle présente dans les grands ensembles, fait l’objet d’un système de représentations complexe, et en tout cas plus varié que celui présenté dans les discours de légitimation de la rénovation urbaine. Les représentations négatives cohabitent avec une appréciation patrimoniale plus positive et relativement nouvelle. La multiplication depuis les années 1960-70 des acteurs s’investissant dans la transformation du cadre de vie (Tomas, 1997), dont les artistes, comme les richesses de leurs cultures toujours en évolution (perception de ce qui fait patrimoine, idée du confort, sensibilité à l’art – architecture…) sont des éléments clés de compréhension de cette complexité.

33 Afin de montrer que le cas de la tour Plein-ciel n’est sans doute pas unique, celui de la Duchère dans la ville voisine de Lyon peut être cité. Dans ce grand ensemble profondément renouvelé par un projet ANRU, la tour dite Panoramique a été conservée et est même labellisée Patrimoine du XXe siècle. L’hypothèse peut être émise que l’édifice a dû connaître, lui aussi, des représentations sociales contrastées.

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NOTES

1. Du côté des habitants et usagers notamment, et ils sont difficiles à capter, du fait entre autres d’identification et d’entrée en contact peu aisées, quelque cinq ans après la démolition. 2. En particulier s’il y a eu commande ou récupération de la part d’institutions : les politiques de communication et d’aménagement des collectivités intègrent souvent le lien entre représentations matérielles et idéelles, en particulier dans des visées de changement d’image. 3. Dates respectives du lancement de la construction des six premières opérations et de la circulaire Guichard mettant fin aux constructions. 4. Désenclavement de la ville, réaménagement du centre (opérations de résorption de l’habitat insalubre notamment), réorganisation des espaces industriels, construction d’espaces tertiaires, implantation d’équipements universitaires, culturels et de loisirs et développement d’espaces verts. 5. Surnom donné à la ville dans un reportage des années 1950 : Roger Monteran, La crise du logement, 1954. En dépôt à la cinémathèque de Saint-Étienne. Un recensement de l’INSEE indique que la ville compte 20% de taudis et 56% de logements médiocres. 6. Ainsi, pour le cas par exemple de Lyon et des tours récentes et à venir du quartier d’affaires, les institutions à l’initiative, la presse et les acteurs du tourisme utilisent les mêmes qualifications, autour de l’idée de modernité : ; ; . Voir aussi : Jean-Marie Huriot, 2001, « Les tours du pouvoir », Mé tropolitiques. 7. L’expression a été régulièrement entendue lors des entretiens conduits pour la réalisation de : Rachid Kaddour, 2013, Quand le grand ensemble devient patrimoine, thèse pour l’obtention du doctorat de géographie, Université Jean Monnet de Saint-Étienne. 8. Ses propos sont confirmés par les entretiens avec les habitants, mais n’ont pu être précisés (dates, statuts de propriété, etc.) par des documents écrits, faute d’en avoir trouvé. 9. Il s’agit là encore des propos du chef de projet, qu’il n’a pas été possible de traduire en chiffre. 10. Il s’agit, en 2000, de la première d’une série de spectaculaires démolitions par implosion. Le ministre de la Ville Claude Bartolone vient pour l’occasion à Saint-Étienne et tient un discours qui lance la rénovation urbaine en France. 11. Le géographe Manuel Appert évoque dans ses écrits l’idée d’une « déverticalisation physi-que et symbolique » (entretien, 27 novembre 2015). 12. Voir le blog participatif de photographies « 42 yeux », en ligne : < http://42yeux.over- blog.com/categorie-11117393.html> 13. En ligne :

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14. « Tour Plein Ciel : rayonner ou s’effacer », La Tribune/Le Progrès, 27 juin 2009. La comparaison avec la tour Eiffel ressurgit par ailleurs dans le journal local le lendemain de la démolition : « Démolition de la tour Plein-ciel : le jour d’après », La Tribune/Le Progrès, 25 novembre 2011. 15. Voulue éphémère, sauf peut-être par son concepteur, la tour Eiffel a d’abord été conservée pour des raisons techniques et scientifiques (relais TSF, télégraphie sans fil, notamment durant la Première Guerre mondiale, émetteur radio civil, émission télévision), avant qu’une valeur patrimoniale ne lui soit accordée . 16. Sur une vidéo visible sur Viméo .

RÉSUMÉS

En France, malgré des projets de bureaux à Paris ou Lyon, l’image de la tour est encore largement associée au logement populaire et social, du fait de la forte présence de ce type d’édifice dans les grands ensembles. Or, ce type de tour occupe plutôt l’actualité du fait de la démolition, encouragée depuis 2003 par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine dans les Zones urbaines sensibles. Toutefois, l’image négative des « banlieues » et de leurs difficultés est-elle la seule à associer aux tours d’habitat populaire des grands ensembles ? Ne tend-elle pas à laisser dans l’ombre d’autres représentations ? Le cas de la tour Plein-ciel à Saint-Étienne, édifice construit en 1972, démoli en 2011, emblématique des grands ensembles stéphanois et occupant une place particulière dans le paysage de la ville, est sur ce point riche d’informations. Une chronique de cette tour est réalisée à partir de la constitution et de l’analyse d’un corpus d’une dizaine d’images artistiques (photographie, film, graphisme), complétées par une recherche documentaire et des entretiens. Cette chronique met en lumière un système de représentations complexe : durant quatre décennies, la tour est perçue comme un symbole de modernité, l’emblème d’un grand ensemble en déclin et un monument dans le paysage de la ville. Les deux dernières représentations, l’une stigmatisante, l’autre valorisante, coexistent même durant les dernières années de l’édifice.

In France, despite the existence of office buildings in Paris or Lyon, the general image of towers is still very much associated with tower blocks of working-class housing, owing to the frequent presence of towers on large, high-rise housing estates (known in France as grands ensembles). While towers accommodating working-class housing have been the subject of recurrent debate in France since 2003, it has primarily been with regard to demolitions: the National agency for urban renewal has been encouraging to demolish the most imposing buildings in sensitive urban neighbourhoods, including the tallest tower blocks. But is the negative image of the banlieues and their problems only associated with working-class residential towers? Does this viewpoint not obscure other representations that are also attached to these buildings? In this respect, focusing on one particular residential tower, the Plein-ciel (“Open Sky”) tower in the industrial city of Saint-Etienne (near Lyon, in south-eastern France) is an approach that offers a wealth of information. This tower, which figures prominently on the Saint-Etienne skyline and is emblematic of the image associated with grands ensembles, was built in 1972 and demolished in 2011. The compilation and analysis of a corpus of a dozen artistic images (photographs, films, graphics) featuring the Plein-ciel tower, completed with literature search and interviews enables us to draw up a chronicle of this building. This chronicle highlights a complex system of

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representations: throughout its four-decade lifespan, the tower was variously perceived as a symbol of modernity, as the emblem of a housing project in decline, and as a monument within the city’s landscape. The last two representations – one stigmatized, the other valorized – even coexisted in the tower’s final years.

INDEX

Index géographique : Saint-Étienne Keywords : verticality, tower, working-class housing, grand ensemble/social housing estate, Saint-Étienne (France), representations, urban renewal, monument, heritage, urban memory Mots-clés : verticalité, tour, habitat populaire, grand ensemble, Saint-Étienne, représentations, rénovation urbaine, monument, patrimoine, mémoire urbaine

AUTEUR

RACHID KADDOUR ENSA Saint-Étienne [email protected]

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Les monades urbaines, entre utopie et dystopie de la ville verticale The World Inside, between utopia and dystopia of the vertical city

Thomas Michaud

1 L’imaginaire de la ville verticale est particulièrement fécond dans la science-fiction (Hewitt et Graham, 2014)1. Dans de nombreux romans et films, le futur décrit montre des immeubles gigantesques dans des univers soit utopiques, soit dystopiques. Ces représentations alimentent les lecteurs en rêves et métaphores leur permettant d’imaginer le futur ou de critiquer le présent. Pour rappel, le terme utopie fut imaginé par Thomas More en 1516 pour désigner une société idéale. Le mot dystopie, plus récent, désigne l’inverse, c’est-à-dire le pire monde possible.

2 Les organisations politiques, notamment dans les zones urbaines, montrent des structures verticales dans des futurs plus ou moins souhaitables. Cet article ne cherche pas à développer une analyse des représentations de la ville du futur dans la science- fiction, même si ce sujet peut faire l’objet de recherches complémentaires. Il se penche sur un roman de Robert Silverberg, Les monades urbaines, publié en 1971, qui cristallise de nombreux fantasmes et soulève des problématiques au centre des débats publics dans les années 1960-70. De plus en plus souvent, les innovateurs font appel à des auteurs de science-fiction pour contribuer à structurer leurs visions du futur (Michaud, 2010). L’architecture et la géographie n’échappent pas à cette tendance (Kitchin et Kneale, 2005). La prospective est une discipline qui cherche à décrire l’avenir dans le but d’aider les organisations à décider. De nombreuses méthodes sont possibles pour accéder à la connaissance du futur, donnée aussi cruciale stratégiquement que difficile à saisir.

3 Méthodologiquement, la science-fiction mobilise de plus en plus d’intérêt (Westfahl, 1998) et apparaît comme un imaginaire permettant de stimuler la créativité et l’intuition. Cet art se déroule souvent dans le futur et propose des récits envisageant l’impact de la science et de la technologie sur la société. Le roman qui nous intéresse, devenu une référence, se déroule en 2381. Constitue-t-il une expérience de pensée qui

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pourrait s’inscrire dans une réflexion prospective (Minois, 1996), ou une simple métaphore de questions contingentes ?

4 Les villes du futur seront-elles verticales, ou continueront-elles à se développer horizontalement, sur des terres agricoles qui pourraient manquer dans le futur et provoquer des famines ? Conscient de la critique malthusienne d’une hypothétique surpopulation humaine sur la planète, Silverberg imagine un futur dans lequel la natalité est encouragée et dans lequel la planète Vénus a été colonisée. Après avoir présenté les thèmes principaux abordés dans ce roman, la question de sa nature utopique ou dystopique sera posée (Hottois, 2000). La construction de tours de plusieurs kilomètres de haut dépasse-t-elle le statut de pur fantasme, ou faut-il prendre ces récits au sérieux en considérant qu’ils pourraient proposer des solutions viables pour des situations réelles dans un futur plus ou moins lointain ?

La monade urbaine, élément central d’une nouvelle civilisation

5 Dans le futur décrit par Silverberg, les humains vivent dans de gigantesques structures pouvant accueillir plus de 800 000 personnes. L’espèce compte plus de 75 milliards d’individus. Après une famine, l’Humanité s’est organisée pour pouvoir nourrir une population toujours plus importante. Les monades sont des structures de 3000 mètres de hauteur. Elles ont été construites pour libérer des espaces cultivables qui avaient été considérablement réduits en raison du développement horizontal des zones urbaines. Il est interdit aux habitants des monades d’en sortir. Les agriculteurs sont chargés de produire la nourriture pour alimenter les milliards d’humains et sont aidés par des robots jardiniers et des technologies de pointe. Les humains chargés de la production de la nourriture et les habitants des monades ont développé des cultures très différentes. Les agriculteurs limitent au maximum les naissances afin d’éviter une augmentation de la population alors que les monadiens vouent un culte à la fertilité. Mariés très jeunes, ils procréent pour satisfaire Dieu. C’est ainsi qu’un ordre social harmonieux permet la pérennité de ces structures et la reproduction des individus. Aucune limite n’est fixée. L’espèce humaine pourrait selon les personnages se développer à l’infini. Si les mœurs sexuelles libérées de cette société fonctionnent, c’est aussi en raison d’une gestion spécifique de la contestation. Les individus qui développent une personnalité ou des opinions contraires au bien collectif sont soit orientés vers des ingénieurs moraux, soit éliminés en étant jetés du sommet de la monade dans laquelle ils habitaient. Nommés anomos, ils manifestent le plus souvent des idées noires et cherchent à fuir une société qu’ils ne supportent plus. Le plus souvent, ils souhaitent fuir et visiter le monde, dans lequel leur chance de survie est infime.

6 L’organisation des humains dans les monades peut sembler utopique. La libération sexuelle et l’accès aux drogues, notamment psychédéliques, renvoie aux thèmes utopiques de la révolution hippie (Brix, 2008), qui se développait encore à l’époque de rédaction des nouvelles constituant le roman de Robert Silverberg. Ce roman de science-fiction témoigne des interrogations présentes dans sa société de production, en portant un regard décalé sur des positions idéologiques partiellement caricaturées. Les hippies faisaient l’apologie de la libération sexuelle mais ils ne prônaient pas la reproduction à outrance. Dans Les monades urbaines, la société repose sur un culte de la

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fertilité menant certes à des comportements sexuels débridés (il est interdit de refuser un rapport sexuel car cela génère de la frustration néfaste à l’organisation sociale), mais cela dans un but de reproduction. Les hippies s’appuyaient sur la contraception pour légitimer la révolution sexuelle, et proposaient un retour à la nature, tout en ayant recours à des valeurs écologiques. Il n’en est rien dans les monades. Ces gigantesques communautés ne permettent pas l’accès à la nature. Les individus vivent sans y avoir accès. Ceux qui en font la demande sont orientés vers les ingénieurs moraux.

7 Pour mieux comprendre la dimension politique et gestionnaire de ce roman, il est intéressant de consulter la préface de la réédition américaine (Silverberg, 2010) dans laquelle l’auteur revient sur ses influences et ses aspirations. Il explique avoir été influencé dans les années 1960 par les travaux du biologiste Paul Ehrlich. Dans son livre publié en 1968 et intitulé La Bombe P, ce dernier réactive la pensée malthusienne qui considérait les famines comme inévitables tant que la croissance de la population ne serait pas contrôlée pour correspondre à la production de denrées alimentaires (Malthus, 2012). En 1968, le club de Rome était créé. Il se fit connaître mondialement en 1972 en publiant son célèbre rapport Halte à la croissance ? Il révélait la possibilité d’un effondrement du système productif mondial en raison de la croissance démographique dans les prochaines décennies. À l’époque, la critique de la société de consommation animait les cénacles intellectuels qui craignaient aussi la possibilité d’un manque de ressources énergétiques, ce qui fut partiellement vérifié dans les années 1970 avec les chocs pétroliers. Le rapport de 1972 rappelait qu’au XVIIe siècle, la population mondiale de 500 millions d’humains croissait de 0,3 % par an. Elle doublait tous les 250 ans. Au début des années 1970, elle atteignait 3,6 milliards d’habitants, soit un doublement tous les 32 ans. Les économistes et démographes de l’époque craignaient une population de 12 milliards d’individus au milieu du XXIe siècle si cette tendance se vérifiait. La croissance de la population dans le monde posait donc des questions sur la stabilité d’un modèle économique reposant sur la croissance. Si certains spécialistes prônaient la limitation des naissances, le monde de Silverberg se situe complètement à l’antithèse de cette solution. Le but est de procréer le plus possible sans se soucier de l’alimentation qui est assurée par les agriculteurs : Actuellement, notre système écologique est parfaitement bien articulé. Nous sommes nécessaires aux agriculteurs – nous sommes leur seul débouché et leur unique source de biens manufacturés. Ils nous sont nécessaires, étant notre unique source de nourriture. Nous nous sommes réciproquement indispensables, n’est-ce pas ? Et le système fonctionne. Nous pourrions nourrir plusieurs milliards de bouches supplémentaires. Un jour, dieu soit loué, ce sera.2

8 Silverberg prend donc le contre-pied total des solutions prescrites par les experts de son époque. Il met en scène la verticalisation des villes pour éviter d’empiéter sur les terres agricoles. Cette solution est d’ailleurs utilisée dans les villes chinoises depuis le début du XXIe siècle. Une grande partie des tours les plus hautes de la planète sont construites dans ce pays qui compte la plus grande population, malgré un contrôle des naissances. Le roman Les monades urbaines témoignait aussi de la tendance à construire des tours et des immeubles sur le modèle de la ville de New York un peu partout aux États-Unis depuis la seconde guerre mondiale. La mode des pavillons individuels en banlieues fut cependant la solution choisie pour éviter le mal-être social (Squires, 2002). L’urban sprawl est devenu un modèle qui s’est diffusé un peu partout en Occident (Gonzalez, 2009). Si Silverberg décrivait un futur dans lequel la verticalisation

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répondait à des crises écologiques et économiques menant à la pénurie de nourriture, voire à des famines, il est à craindre que son récit soit prospectif et suggère une nouvelle organisation remplaçant l’urban sprawl, qui repose sur l’expansion de la ville sur les terres cultivables.

9 Silverberg mentionne aussi des œuvres de science-fiction qui ont traité du thème du malthusianisme. C.M. Kornbluth a publié le roman The Marching Morons en 1951. Il décrivait un monde dans lequel les personnes avec un quotient intellectuel élevé pratiquaient un strict contrôle des naissances alors que le reste de l’Humanité faisait l’inverse, ce qui s’avéra catastrophique. En 1953, dans Les cavernes d’acier, Isaac Asimov décrivait une ville de New York surpeuplée. Il mentionne aussi le roman Master of Life and Death (1957) dans lequel il imagine un monde surpeuplé en raison de la diffusion d’un sérum d’immortalité. Enfin, il cite le roman d’Harry Harrison, Make Room! Make Room! (1966), qui traitait du problème de la surpopulation et qui fut adapté au cinéma sous le nom de Soleil Vert (1973). Il explique aussi que la plupart des grands auteurs de science-fiction dans les années 1960 et 1970 ont abordé ce thème, comme John Brunner, James Blish ou Kurt Vonnegut. À l’époque, les experts avaient créé une forme de panique en annonçant des famines inévitables en raison de la croissance exponentielle, ce qui avait généré un imaginaire particulièrement abondant.

10 Harry Harrison a demandé en 1969 à Robert Silverberg de rédiger une nouvelle pour une revue. Ce dernier se demanda si la croissance illimitée de la population était vraiment une mauvaise chose et s’il était possible de considérer la théorie de Malthus comme erronée. Il décida de réaliser une expérience de pensée à contre-courant des théories dominantes en se demandant ce qu’il adviendrait si la croissance de la population était encouragée et non contrôlée. Il envisagea la limitation de l’urban sprawl et la possibilité de confiner l’Humanité dans de gigantesques tours. Il considère ce récit comme une spéculation, et ne cherche pas à promouvoir cette forme d’organisation sociale.

11 Silverberg explique qu’il s’est aussi inspiré des « arcologies » de l’architecte italien Paolo Soleri (1969) pour rédiger son récit. Ce dernier proposa ce terme, synthèse d’architecture et d’écologie, pour définir un aménagement des villes reposant sur la verticalité et le développement de jardins, de terrasses ou de toits végétalisés. Selon Solari, la construction d’arcologies permettrait de réduire à 2 % la surface des villes actuelles. De cette manière, l’espace serait optimisé, ce qui permettrait d’assurer le développement durable. Cependant, ce concept fut détourné et réutilisé dans de nombreuses œuvres de science-fiction (Fortin, 2011), particulièrement cyberpunks (Abbott, 2007). Dans ces films, romans, et jeux vidéo, le futur est souvent décrit comme un cauchemar, la société étant victime de la pollution, de la violence et de la gestion de la population par les multinationales. Les arcologies sont citées par exemple dans le roman Hyperion, de Dan Simmons. Dans Oath of fealty, de Larry Niven et Jerry Pournelle (1981), une arcologie est créée par une entreprise privée après des émeutes à Los Angeles, dans un futur proche. Ses habitants sacrifient leur vie privée et acceptent d’être filmés en permanence. La construction est gérée par un système informatique nommé Millie, auquel sont reliés les habitants par un implant bio-électronique implanté dans leur cerveau. Certains habitants travaillent par téléprésence, par exemple en réalisant à distance la construction d’une base lunaire. Les arcologies de la science-fiction cyberpunk intègrent rarement la dimension écologique souhaitée initialement par Soleri. Dans ces univers sombres, il s’agit de structures liberticides qui

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finissent par aliéner les individus qui y vivent. La science-fiction de Silverberg n’est pas cyberpunk. Pour rappel, ce dernier courant est né au début des années 1980, sous l’impulsion d’auteurs comme William Gibson et Bruce Sterling, qui s’intéressaient notamment à l’impact de l’informatisation sur l’organisation des sociétés. Silverberg mentionne dans quelques extraits l’informatique qui contribue au bon fonctionnement des monades. Il évoque même une numérisation des archives et une forme d’Internet à travers le chapitre 4 consacré à l’activité d’historien de Jason Quevedo. Ce personnage dispose d’un bureau qui n’est pas une nécessité car il pourrait recevoir à domicile les documents nécessaires à ses recherches sur son « pupitre électronique » : Devant son pupitre électronique il a accès à n’importe quelle œuvre d’art considérée comme humainement sanctifiante (…). N’existe-t-il pas des réseaux inter-monadiaux de communication instantanée capables de transmettre toutes les informations nécessaires ?3

La verticalisation, parade au malthusianisme

12 Le livre Les monades urbaines conçoit la verticalisation de la civilisation humaine comme une réponse au malthusianisme, qui connaissait un renouveau dans certains groupes sociaux dans les années 1960-70. Thomas Robert Malthus a publié Essai sur le principe de population en 1798. Il influença de nombreux penseurs, principalement, britanniques, et notamment Charles Darwin pour sa théorie de la sélection naturelle. Sa théorie explique que l’augmentation des ressources alimentaires est moins rapide que la progression démographique, ce qui engendre une paupérisation de la population. Elle fut appliquée en Chine avec la politique de l’enfant unique. Les idées malthusiennes resurgissent de temps à autre dans le débat politique.

13 Si la catastrophe annoncée par Ehrlich n’a pas eu lieu, ce dernier estime avoir contribué à une prise de conscience globale sur les périls liés à une croissance incontrôlée de la population. Les théories néomalthusiennes n’ont apparemment pas convaincu Robert Silverberg, qui propose une fiction aux antipodes des perspectives d’Ehrlich.

14 Les habitants éliminent les réfractaires à l’idéologie monadienne, ce qui confère à cette organisation une dimension dictatoriale, voire totalitaire. Leur croyance peut se justifier d’un point de vue biblique, Dieu ordonnant à Noé, dans la Genèse, « Croissez et multipliez, et remplissez la terre ». Le populationnisme prôné dans les monades s’oppose radicalement au malthusianisme. Il privilégie l’accroissement de la population humaine. Cette idéologie, pour ne pas dire cette théocratie constitue une sorte de dérive de la pensée des hippies, qui souhaitaient vivre en communauté en érigeant la paix et l’amour en valeurs primordiales. La dérive vers un système totalitaire en 2381 est la conséquence de famines qui provoquèrent une prise de conscience globale de la nécessaire réorganisation de la civilisation.

Une famine à l’origine de la verticalisation

15 Intéressons-nous désormais au chapitre 4 du roman, consacré à l’historien Jason Quevedo. Il apporte des éléments de compréhension des origines des monades urbaines, car il est spécialiste de la civilisation pré-monadiale, qui s’est éteinte au XXIe siècle. Ses études le confortent dans sa conviction de vivre dans un monde idéal. Il souhaite même développer une thèse intitulée La monade urbaine en tant qu’évolution

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sociale : paramètres de l’esprit définis par la structure communautaire4, selon laquelle la transition vers la société monadiale a fondamentalement transformé l’esprit humain : L’ancienne philosophie expansionniste-individualiste a été abandonnée ainsi que ses conséquences (à savoir l’ambition territoriale, la mentalité conquistador, la poussée vers le toujours plus loin) au profit d’une sorte de conscience collective centrée sur la croissance ordonnée et illimitée de la race humaine.5

16 Pour Jason, la société horizontale est une aberration qui ne pouvait que disparaître. C’est l’occasion pour lui, en consultant des documents d’archives, de s’étonner de la logique de la société de consommation, de la présence de rues, d’automobiles, et d’habitations individuelles qui constituent un gaspillage d’espace potentiellement utile à l’agriculture. La verticalisation est conçue comme une optimisation de l’espace et comme une apothéose de l’urbanité. Son travail d’historien l’oblige à imaginer comment les contemporains de Silverberg auraient jugé les monades urbaines, probablement comme un enfer dans lequel la prolifération démographique serait jugée comme une absurdité incompréhensible, bien que reposant sur un socle de croyances en une divinité assurant le bonheur de tous. Il est conscient du jugement négatif qu’un homme du passé aurait pu avoir sur l’élimination des anomos, ces derniers remettant en cause la légitimité d’un nouvel Homme appelé « Homo urbmonadis »6. Jason tente de comprendre les réflexes malthusiens des membres de la civilisation horizontale. Il constate que de nombreux textes s’opposent aux politiques natalistes, bien que la population ne compte que quatre milliards d’individus. Il s’étonne que la verticalisation ne soit pas devenue une évidence plus rapidement. Il établit un dialogue imaginaire avec les hommes du passé et justifie radicalement la civilisation monadiste, contre la répression inspirée par le malthusianisme : Une civilisation ne peut conserver son élan (et si elle n’accélère pas elle meurt) qu’en exploitant la fertilité que Dieu nous a donnée. Nous avons résolu le problème de la place pour tous. La Terre porte une population dix ou vingt fois supérieure à ce que vous imaginiez comme le maximum absolu. Vous y voyez une répression et un autoritarisme. Mais que faites-vous des milliards de vies qui n’auraient jamais existé dans votre système ? N’est-ce pas là la pire répression, interdire de vivre à des êtres humains ?7

17 Jason pense qu’un nouvel Homme, l’Homme monadial, est la conséquence de la verticalisation de la société. Il lui est conseillé de s’associer avec un généticien pour déterminer si l’espèce s’est purgée de certains gènes la poussant notamment à se battre pour le pouvoir, la conquête de biens et de propriétés, bref d’une pensée expansionniste occidentale. La critique du capitalisme développe ce type d’arguments sans pour autant promouvoir la création de structures urbaines monadiales. L’imaginaire du futur de Silverberg, conçu par l’auteur comme une expérience de pensée, alimente de nombreux débats sur la gestion optimale de la population et est utile à de nombreuses disciplines, de l’architecture et la géographie ou la science politique, en passant par la sociologie, l’économie, la démographie ou les sciences de gestion. Jason estime que les politiques malthusiennes menées notamment au XXe siècle ont mené à la disparition d’une civilisation immorale.

18 Au chapitre 6, Micael, le beau-frère de Jason, quitte la monade, avide de découvrir le monde extérieur. Il est capturé après plusieurs heures de fuite par une communauté d’agriculteurs. Il finit par dialoguer avec Artha, une habitante d’un village. La confrontation des deux univers révèle des visions du monde et du contrôle social radicalement opposées. Les agriculteurs limitent les naissances dans une perspective

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malthusienne car ils ne souhaitent pas s’étendre horizontalement, cela menant à la transformation de terres utiles à l’agriculture. Micael, convaincu du bien-fondé des monades, lui suggère de s’organiser verticalement. Artha et Micael affirment tous les deux êtres heureux, mais ne partagent pas les mêmes rites et coutumes relatifs à la natalité.

19 Le livre Les monades urbaines peut aussi être considéré comme une critique du mode de vie dans les lieux de vie verticaux. Les habitants du roman estiment que leur mode de vie est idéal car ils se sont adaptés après plus de deux cents ans passés à se reproduire, principalement. Pourtant, leur organisation apparaît comme cauchemardesque aux observateurs extérieurs. Les monadiens n’ont pratiquement aucune intimité, et habitent dans des logements exigus. Le roman oppose les habitants radicalement conscients de la chance qu’ils ont de vivre dans de telles structures et de se reproduire à la gloire de Dieu, et les opposants, les anomos, qui sont présentés comme des êtres ne pouvant plus supporter ce système totalitaire. Les monades sont la conséquence d’un instinct de survie de l’espèce humaine qui a choisi à un moment donné, en raison d’une famine, de totalement reconsidérer son organisation. Le traitement des opposants, la politique nataliste radicale, entre autres, font penser à un régime politique qui, malgré son ambition d’être une utopie réalisée, constitue une dystopie, un moyen pour Robert Silverberg de critiquer les politiques urbaines menant à l’accumulation de nombreux individus dans des tours, sans se préoccuper des libertés individuelles, dont le respect est édicté dans les démocraties libérales « droits de l’hommistes » aux XXe et XXI e siècles. Silverberg situe l’action dans un monde qui a mis de côté certaines libertés et certaines valeurs philosophiques au nom d’un intérêt collectif considéré comme supérieur. Les justifications de leur révolte et de leur mal-être par les anomos font penser aux critiques apportées par certains habitants de grands ensembles.

Une fiction métaphorique, prospective, ou une expérience de pensée ?

20 Le bonheur collectif permis par la verticalisation urbaine fut obtenu à la suite de l’effondrement du précédent modèle civilisationnel. Il est pourtant tentant de considérer ce roman comme une métaphore de la réalité urbaine des années 1960-1970, ou comme une anticipation, l’action se situant en 2381. À la lueur des données actuelles, son scénario est-il crédible et anticipe-t-il un nouveau système urbain et organisationnel dans lequel l’Humanité pourrait s’épanouir en cas de crise alimentaire ?

21 Les réponses apportées par la science-fiction aux grandes catastrophes permettent de situer ce roman dans un genre qui se situe la plupart du temps dans le futur (Stableford, 2006). Les solutions à de grands cataclysmes sont souvent radicales, et éloignées des valeurs démocratiques. Le réchauffement climatique, les pandémies, les attaques d’extraterrestres ou de monstres, les guerres nucléaires sont des thèmes qui se retrouvent notamment dans la science-fiction post-apocalyptique (Scholes, 1975). Le livre Les monades urbaines n’appartient pourtant pas à ce genre. La transition vers les villes verticales s’est certes réalisée à la suite d’une grave crise alimentaire, mais rien n’indique dans le roman que les survivants résident dans les ruines d’un monde détruit. L’Humanité a réussi à survivre en construisant des tours gigantesques. Ces édifices constituent les technologies utopiques de ce livre. Des techniciens et ingénieurs sont

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d’ailleurs nécessaires pour assurer le bon fonctionnement des monades, qui permettent un confort optimal à leurs occupants. Les douches moléculaires sont souvent évoquées, ainsi que les pupitres électroniques, par exemple. Le monde extérieur est aussi réorganisé grâce à la technologie. Les immenses terres agricoles sont gérées par des machines afin d’optimiser la production alimentaire. Le progrès technique n’a donc pas été altéré par la catastrophe qui a poussé les humains à construire les monades. La verticialisation fonctionne car elle est réalisée sur toute la planète, ce qui évite de donner l’occasion à d’éventuels opposants d’ériger un autre mode de vie en modèle alternatif qui pourrait provoquer l’anomie et la critique de la part des monadiens.

22 Ce roman reproduit les questions démographiques des années 1960 et 1970. Cette métaphore rappelle que le malthusianisme revenait en force à cette époque, lors de laquelle les experts estimaient que l’Humanité ne pourrait pas continuer à croître longtemps à son rythme. La régulation de la population était une question centrale, ce qui poussa Silverberg à réfléchir à ce thème sous la forme d’un roman de science- fiction qui fit office d’expérience de pensée. Ce thème de la surpopulation fut certes abondamment relayé par de nombreux autres auteurs, mais finit par devenir une question secondaire dans le débat politique mondial. Dans les années 1950, c’est la peur de la guerre atomique qui posait problème et qui généra de nombreuses questions. Puis, dans les années 1980-90, l’informatisation de la société et la pollution de la planète apparurent comme des enjeux stratégiques centraux, ce qui fut illustré notamment dans le courant cyberpunk. Depuis les années 2000-2010, le changement climatique est devenu le sujet de préoccupation central des décideurs du monde entier. La science- fiction propose de multiples récits relatifs à cet enjeu, si bien qu’un nouveau courant fut nommé la « fiction climatique ». La science-fiction accompagne donc les grandes réflexions sur les enjeux globaux, pour critiquer des situations absurdes, mais aussi pour proposer des solutions, souvent stimulantes pour les décideurs, mais aussi parfois très éloignées des capacités techniques effectives permettant de les mettre en œuvre (Michaud, 2014). Construire des monades urbaines est ainsi techniquement impossible à l’époque de sortie du roman. Pourtant, cette fiction demeure lue et consultée par les spécialistes car elle pose des questions pertinentes concernant la gestion de la population dans le futur. Les adeptes de la verticalisation des zones urbaines estiment cependant depuis les années 2000 que l’agriculture pourrait être intégrée directement dans des zones urbaines, à proximité immédiate des logements (Rio, 2013).

23 Ce roman peut-il être utile aux prospectivistes pour mettre en place un nouveau modèle de civilisation urbaine ? Que faire de la science-fiction dans le processus de création de plans architecturaux, et dans l’invention des sociétés du futur ? (Kitchin et Kneale, 2001). La science-fiction permet une distanciation cognitive (Suvin, 1977) et une distanciation critique vis-à-vis de situations présentes. La majorité des auteurs de science-fiction rejettent l’idée selon laquelle leurs œuvres sont conçues dans le but de décrire le futur (Hottois, 2013). L’utilisation de ces récits par la prospective est donc indépendante des objectifs des auteurs. Les futurologues et prospectivistes s’associent cependant parfois à des écrivains de science-fiction pour établir des scénarios, ou des prototypes science-fictionnels (Johnson, 2011). Par ailleurs, bien que de nombreux récits soient rédigés par des scientifiques, l’idée selon laquelle l’imaginaire serait à l’origine des pensées scientifiques demeure une pure hypothèse. Il est préférable d’affirmer que la science-fiction constitue une métaphore permettant de familiariser les lecteurs avec les grandes problématiques technoscientifiques de la société. Les auteurs de la revue de prospective Futuribles (juillet-août 2016) ont réfléchi sur la

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fonction de la science-fiction dans l’invention de l’avenir. Gérard Klein affirme notamment que : Le prospectiviste est légitimement tenté de rechercher des pistes dans ce continent de représentations imaginaires de l’avenir que constitue la littérature de science- fiction. L’abondance de prévisions exactes ne peut que l’y encourager.8

24 Il note cependant trois erreurs à éviter. Le prospectiviste doit se convaincre que « la science-fiction ne lui propose pas un reflet anticipé des avenirs possibles, mais seulement des représentations de tels avenirs »9. Il conseille aussi de s’intéresser davantage aux nouvelles qu’aux romans, et de considérer l’intérêt de ces textes en fonction de leur contexte historique de production. La prospective en matière d’urbanisme, d’architecture et d’aménagement du territoire s’intéresse à la verticalisation, en gardant à l’esprit les représentations ambivalentes de ce système organisationnel. L’histoire dira si Silverberg est un prophète qui, en situant son action au XXIVe siècle, avait pressenti la nécessité pour l’Humanité d’élaborer des monades urbaines.

Une dystopie urbaine, ou une utopie nataliste ?

25 Le roman de Silverberg constitue autant une dystopie urbaine (Claeys, 2016) qu’une utopie sociale (Chirpaz, 1992). La densité, la répression des opposants, et la verticalité de l’organisation sont des éléments négatifs de la fiction. Certains personnages sont même conscients que le contrôle social très strict pourrait être remis en cause si les opposants au système n’étaient pas réprimés sévèrement. Le natalisme est à l’inverse considéré comme un élément central du pacte social de cette société, les individus se mariant et procréant très jeunes. Le sentiment de vivre dans une société aux ressources illimitées génère un optimisme et un enthousiasme laissant imaginer une organisation sociale utopique. Le confort et le bien-être des habitants sont assurés. L’utopie nataliste présentée par Silverberg fait référence au baby-boom qui a eu lieu en Occident après la seconde guerre mondiale. Au lieu de considérer l’expansion démographique comme un problème, l’auteur la présente comme un progrès et comme un impératif moral. Il imagine un monde assurant le bonheur de tous. En ce sens, dans la mesure où les habitants sont heureux, le roman constitue davantage une utopie qu’une dystopie. La verticalisation est un progrès dans la mesure où elle permet d’optimiser l’espace urbain. Mais les décideurs politiques ont tendance à relativiser cette conception pour promouvoir l’urban sprawl depuis plusieurs décennies. Les grandes tours sont la plupart du temps construites pour accueillir des entreprises comme des multinationales (Douglas, 2004). De nombreux services sont disponibles et il est possible de s’y épanouir socialement. Si les grandes tours sont des symboles du capitalisme triomphant (Campi, 2000), peu d’entre elles sont construites dans un but d’habitation. Pour cette dernière fonction, les urbains privilégient souvent des logements de plusieurs étages, mais très loin d’atteindre les hauteurs évoquées dans Les monades urbaines. Les villes verticales rendent-elles plus heureux que les villes horizontales dont le modèle est dominant depuis les années 1980 (Koerte, 1984) ? S’il est difficile de répondre à cette question, il est en revanche connu que la périurbanisation provoque de nombreux effets négatifs sur l’environnement, consommant de nombreuses terres cultivables et polluant davantage qu’une urbanisation verticale (Samyn, 2014). Silverberg a le mérite d’avoir anticipé les effets néfastes de ce type d’urbanisme, pourtant imaginé dans le but de rendre plus humaine la vie dans les villes. En proposant une réflexion sur le futur des

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rapports entre les villes et les campagnes, il s’inscrivait dans la lignée d’auteurs de science-fiction qui s’intéressaient aux limites d’un système de peuplement potentiellement dangereux pour les équilibres écologiques et sociaux à une échelle globale. Les deux modèles de gestion des zones urbaines ont des avantages et des inconvénients. L’horizontalisation est néfaste pour les écosystèmes et les terres agricoles. La plupart des experts estiment cependant que les pavillons individuels sont préférables pour le logement des familles, qui cherchent le plus souvent à éviter de vivre dans des tours, aux défauts multiples. La verticalisation, au contraire, permet de libérer de l’espace pour l’agriculture et pour le maintien des écosystèmes. En revanche, la promiscuité et la forte densité d’habitants peuvent provoquer des conflits sociaux et du mal-être. Dans le roman Les monades urbaines, l’historien estime qu’un nouvel homme est né après plus de deux siècles de civilisation monadiale. Il accepte sans difficulté les caractéristiques de son existence dans les tours. Son esprit critique a été éliminé. Si un lecteur du XXIe siècle est tenté de considérer les monades comme une dystopie (Aldridge, 1984), l’individu du XXIVe siècle considère la ville verticale comme une utopie réalisée et n’envisage un changement que lorsqu’il devient un anomos.

26 Dans Les monades urbaines, l’Humanité a choisi une expansion verticale. En plus d’avoir colonisé Vénus, elle a construit des tours impressionnantes, qui ont aussi permis une organisation sociale harmonieuse (Parker, 2003). La hiérarchie de classes demeure cependant, puisque les chefs habitent dans les étages les plus hauts, à l’inverse des classes sociales inférieures qui sont logées dans les bas étages. Bien que tolérées, les interactions entre personnes de classes différentes sont dans la pratique limitées. L’organisation de la cité verticale n’en demeure pas moins validée par la très grande majorité des monadiens. Il faut cependant avoir à l’esprit que la contestation n’est pas tolérée et est très sévèrement sanctionnée. Une telle organisation urbaine, caractérisée par une très forte densité, ne peut en effet fonctionner que si le contrôle social est optimal. L’utopie verticale repose ainsi sur une régulation totalitaire des opposants. En cela, ce roman ne prétend pas proposer une utopie, mais plutôt apporter la critique d’un type de société que peu d’experts osent même imaginer. Plusieurs grands classiques de la science-fiction critiquent les tendances autoritaires des sociétés humaines, comme 1984, d’Orwell, Fahrenheit 451 de Ray Bradbury ou Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley. La science-fiction constitue un rempart contre toutes les formes de dictatures, en anticipant d’éventuelles dérives organisationnelles et idéologiques (Marcus, 1995).

Conclusion

27 Robert Silverberg a réussi à présenter un récit montrant les dérives possibles d’une utopie initiale devenue un système inhumain. Les conséquences des projets utopiques sur la population sont d’ailleurs bien souvent inverses à celles escomptées (Moylan, 2000). L’utopie sociale se transforme en effet en dystopie, comme le montre le sort des anomos, éliminés ou reconditionnés pour éviter qu’ils nuisent à l’organisation verticale. Si les fondements philosophiques initiaux semblent attractifs, ils impliquent cependant une évolution et une adaptation de la nature humaine à des conditions de vie difficilement envisageables pour le visiteur de Vénus ou par le lecteur du XXIe siècle. Silverberg touche cependant un point de philosophie politique intéressant. Les humains, selon La Boétie, ont tendance à accepter et à justifier les systèmes

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autoritaires, les condamnant à ce qu’il nomme la « servitude volontaire ». Les idéologues de la ville verticale font tout pour éviter la contestation, et les habitants des monades ne se plaignent que très rarement, affirmant dans la quasi-intégralité des cas apprécier leurs conditions de vie.

28 En ce qui concerne la dimension anticipatrice de la science-fiction, il est intéressant de lire Vertical, the city from satellites to bunkers de Stephen Graham (2016). Il s’intéresse à l’impact de la science-fiction sur les projets et conceptions des urbanistes et architectes. Il estime que la verticalisation des villes est un thème présent dans de nombreuses cultures. Il évoque aussi les représentations de la ville dans Blade Runner qui, bien que dystopiques, mobilisent encore l’attention. Le gigantisme est un élément récurrent des décors de la science-fiction. Par un phénomène de filtrage, les décideurs sont capables de transformer un environnement fictionnel infernal en une réalité positive et un lieu de vie édénique.

29 Plus de quarante ans après la publication des Monades urbaines, le projet Tall Tower a été lancé en 2014 par l’auteur de science-fiction américain Neal Stephenson, à travers le projet Hieroglyph, hébergé par le Center for science and the imagination de l’Arizona State University. Hieroglyph regroupe de nombreux auteurs de science-fiction, mis en relation avec des ingénieurs et scientifiques dans le but d’imaginer les technologies qui changeront le monde dans les prochaines années. Outre Neal Stephenson, citons par exemple Cory Doctorow ou Bruce Sterling. Stephenson a établi le constat il y a quelques années d’une tendance de la science-fiction à ne plus assumer son rôle de générateur d’utopies et de fictions optimistes sur le futur de l’Humanité. Il remarqua, à la suite de constats de scientifiques, que les auteurs avaient de plus en plus tendance à produire des textes et films dystopiques, qui inspiraient peu les ingénieurs qui avaient pris l’habitude, principalement aux États-Unis, de réaliser les représentations de technologies utopiques de la science-fiction (Michaud, 2014). Stephenson propose dans ce contexte de créer une tour de 20 km de haut, dans le but de lancer des engins spatiaux. Une nouvelle sur ce thème a été publiée dans le livre Hieroglyph : stories and visions for a better future (2014). Cette initiative originale pourrait orienter de nouveaux auteurs à concevoir des récits conformes à l’idée de Neal Stephenson. Cette approche met en perspective le récit de Silverberg en gommant les éléments dystopiques de son roman pour ne retenir que le projet technopolitique reposant sur la création de gigantesques tours.

30 La symbolique de la verticalité est devenue un enjeu géopolitique à la suite des attentats contre le World Trade Center en 2001. Ces deux tours étaient le symbole de la puissance américaine. À la suite de leur effondrement, des tours encore plus grandes furent érigées en Chine et au Moyen Orient, comme pour signifier un changement symbolique des lieux de pouvoir dans le monde. La proposition de Stephenson de créer une tour de 20 km de haut s’inscrit dans une réflexion géostratégique qui cherche à conforter l’hégémonie des États-Unis. L’imaginaire et le soft power américains contribuent à alimenter un storytelling (Salmon, 2008) depuis la seconde guerre mondiale. La science-fiction a aussi comme fonction d’alimenter la réflexion prospective en représentations imaginaires futuristes (Slaughter, 2003). L’étude de ces récits est importante pour comprendre et anticiper l’évolution urbaine (Menegaldo, 2007), mais aussi pour critiquer certaines tendances potentiellement néfastes au bonheur de la population.

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NOTES

1. Dans un article, Hewitt et Graham (2014), s’interrogent sur la façon par laquelle la science- fiction a animé certains thèmes et recherches contemporains sur le développement des villes, particulièrement à travers des représentations sur la verticalisation des constructions. Ils citent notamment Rob Kitchin et James Kneale (2005) qui expliquent que la science-fiction permet d’établir un entrejeu entre les écrivains, les lecteurs et le développement de l’espace. Ces représentations deviennent les éléments d’un imaginaire populaire et professionnel qui influence la pratique de l’architecture. Hewitt et Graham (2014) s’intéressent particulièrement à deux ouvrages de science-fiction traitant de la verticalisation des villes : The sleeper awakes, de H.G. Wells (1910), et High-Rise, de J.G. Ballard (1975). En finalité, l’objectif de ces deux auteurs était de déterminer les relations entre l’imaginaire science-fictionnel des villes verticales, et les espaces verticaux de l’urbanisme. High-Rise est présentée comme une exploration des implications sociales des constructions verticales. Ballard utilise la verticalité pour explorer les divisions sociales et la hiérarchie présente dans la société. La science-fiction cyberpunk s’est aussi intéressée aux villes du futur. Les représentations du Los Angeles de 2019 dans Blade Runner (1982) montrent un espace urbain tentaculaire et dystopique malgré les technologies de pointe

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qui permettent à une élite de contrôler le reste de la population (Butler, 2012). La pyramide néomaya de la Tyrell Corporation indique que les multinationales dominent la société. Le géographe et sociologue Mike Davis (2014) déduit de cette apocalypse urbaine certaines perspectives et une prospective des conflits sociaux résultant de cette organisation urbaine, tout en participant à une esthétisation catastrophiste de processus qui se sont révélés erronés, bien que les problèmes de la pollution et de la pauvreté dans certains quartiers demeurent. 2. Silverberg Robert, Les monades urbaines, Paris, Robert Laffont, p. 26. 3. Ibid., p. 99-100. 4. Ibid., p. 100. 5. Ibid., p. 100-101. 6. Ibid., p. 103. 7. Ibid., p. 104. 8. Klein Gérard, « L’invention de l’avenir : prospective et science-fiction », Futuribles, juillet-août 2016, p. 44. 9. Ibid.

RÉSUMÉS

Le roman de Robert Silverberg Les monades urbaines (1971) propose une réflexion sur la verticalisation urbaine. Dans le futur, les humains ont construit de gigantesques édifices, les monades, pour loger des milliards d’individus et libérer des terres agricoles censées les alimenter. Cette organisation a pris le relais d’un modèle d’expansion horizontale des villes qui a provoqué une famine au XXIe siècle. Ce roman reflète les débats des années 1960-70 qui prônaient à la fois la libération sexuelle et la limitation des naissances. Le malthusianisme renaissait à cette époque, et dans le roman, la verticalisation est présentée comme un moyen de permettre la promotion de la natalité. Silverberg propose aussi une réflexion sur les valeurs défendues dans ce type de société. Si le lecteur porte rapidement un regard critique sur ce qui ressemble à une dystopie en raison notamment de la limitation des libertés individuelles dans ce type de structures, les personnages du roman expriment le plus souvent leur bonheur, et témoignent de ce qu’ils conçoivent comme une utopie réalisée, à l’exception de rares déviants, les anomos pris en charges, reconditionnés ou éliminés. Cet article est l’occasion de présenter quelques récits de science-fiction traitants de la verticalisation urbaine, et de considérer l’imaginaire comme un outil utile à la prospective et à la critique des évolutions culturelles et politiques.

The novel by Robert Silverberg The World Inside (1971) reflects on the urban verticalization. In the future, humans have built gigantic buildings, "monads", to house billions of humans and release sensible farmland to feed them. This organization followed the horizontal expansion model of cities which caused a famine in the twenty-first century. This novel reflects the debates of the 1960s and 1970s that advocated both sexual liberation and birth control. Malthusianism was reborn at that time, and in the novel, verticalization is presented as a way to help promote the birth rate. Silverberg also reflects on the values defended in this type of society. If the read may be critical at what feels like a dystopia in particular because of the limitation of individual freedoms in this type of structure, the characters of the novel most often express their happiness, and bear witness to what they perceive as a realized utopia, except rare deviants, anomos expensed, reconditioned or disposed. This paper is the opportunity to present some

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science fiction stories dealing with the urban verticalization, and consider imagination as a useful tool and for developing a critical and political developments.

INDEX

Keywords : The world inside, utopia, dystopia, verticalization, imaginary, prospective, Malthusianism, natalism, science fiction Mots-clés : Les monades urbaines, utopie, dystopie, verticalisation, imaginaire, prospective, malthusianisme, natalisme, science-fiction

AUTEUR

THOMAS MICHAUD Chercheur indépendant [email protected]

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La « ville-tour » : fiction et visée prospective Regards croisés sur deux romans d’anticipation : I.G.H. de J. G. Ballard et Les monades urbaines de R. Silverberg The « ville-tour »: fiction and foresight. Cross cultural perspective on two futuristic novels: High-Rise by J. G. Ballard and The World Inside by R. Silverberg

Laurent Viala

1 Les représentations de la ville dans la littérature constituent le champ dans lequel ces travaux s’inscrivent. L’analyse porte sur deux romans de science-fiction : IGH1 (High Rise, 1975), pour Immeuble de Grande Hauteur, de J. G. Ballard (1930-2009), romancier anglais, et Les Monades urbaines2 (The World Inside, 1971) de R. Silverberg (1935-), auteur de science-fiction américain. Dans les deux cas, l’anticipation politique domine. Elle relève d’une littérature de l’imaginaire mettant en perspective des situations sociales et urbaines critiques.

2 Dans les années 1970, l’histoire du monde occidental connaît un moment de rupture. Le rapport moderne de la société à ce monde, qui s’épuise, connaît une inflexion. Les modalités d’intelligence de la réalité « postmoderne » sont questionnées. La société tout entière est concernée, y compris le champ scientifique. Sur le plan de l’architecture et de l’urbanisme, les principes modernes incarnés par la Charte d’Athènes s’essoufflent. Mais, simultanément, une autre réalité est mobilisée, celle des immeubles de grande hauteur, de la verticalité. Les USA connaissent une deuxième vague d’immeubles de ce type après celle des années 1930 et avant la reprise des projets autour de 1990. À partir de 2000, le phénomène s’intensifie en quelques points de la planète (Didelon, 2010). Dans le champ de la littérature de science-fiction, le changement s’incarne dans l’émergence de la New-Wave relayant les préoccupations du monde en encourageant par exemple un nouvel équilibre homme/nature. Si Silverberg doit être situé dans une post-New-Wave, Ballard s’inscrit pleinement dans cette mouvance. Il est l’auteur britannique emblématique de cette époque qui fait la promotion d’une science-fiction renouvelant le genre en trouvant son inspiration dans

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le monde tel qu’il se donne à voir (« real fiction » (Paquot, 2009)) à ce moment-là en Angleterre, en Europe et finalement partout en occident.

3 Le thème de la verticalité est central dans chacune des deux œuvres. Les auteurs ne s’en tiennent pas à la description d’un décor dans lequel une histoire se déroulerait. La construction du récit repose sur un dispositif narratif impliquant un ordre social et urbain empreint de verticalité, producteur d’un monde, d’une société, d’une ville, d’un habiter faits d’ambiances régies par cette orientation. La faisabilité technique de la ville verticale, son fonctionnement ou sa gestion restent des aspects secondaires. Par contre, l’enjeu social et humain est valorisé du fait de la nature et du poids du changement introduit par le passage aux logiques verticales. Juger des possibles d’un habiter vertical, c’est-à-dire de la relation de chacun et de tous à un monde qui verrait ses coordonnées socio-spatiales guidées par une verticalité tous azimuts, constitue un préalable à la possibilité d’en envisager une prospective. L’habiter vertical suppose de revoir le sens accordé à « habiter ». Il s’agit d’une hypothèse dont on peut prédire qu’elle se vérifiera au moment d’apprécier le potentiel prospectif de la littérature de science-fiction. Les mondes verticaux esquissés s’accompagnent d’un ordre social et/ou politique sclérosant peu propice à l’habiter tel qu’il se définit encore aujourd’hui dans sa relation à l’ouvert et aux principes éthiques et moraux inhérents.

4 Le choix de ces romans est également motivé par la nature même des scénarios proposés, qui se lit dans l’intensité du rapport aménagé entre réalité et fiction. De ce point de vue, IGH offre un scénario réaliste (Celka, Vidal, 2011), si l’on met de côté les ressorts propres au récit (Delville, 2011), tandis que la proposition de Silverberg ouvre sur une perspective nourrie par un imaginaire qui, bien que façonnant un monde réaliste, introduit une part d’étrangeté due à la teneur futuriste du roman. Les deux œuvres constituent des classiques du genre3 et font de la ville verticale le nœud du récit, de façon très explicite avec Ballard qui intitule un chapitre « La ville verticale », comme avec Silverberg et le dimensionnement extrême des monades évoquant des tours de mille étages là où Ballard dessine des immeubles d’une quarantaine de niveaux. Ce constat n’est pas anecdotique car il laisse d’emblée penser que la hauteur compte moins qu’on ne l’imagine et que la logique de l’enfermement, de la rupture avec le monde extérieur, est plus déterminante.

5 Le décryptage proposé prend à bras-le-corps les rouages inhérents à cette organisation territoriale verticale prioritairement à l’échelle de la tour et non de l’agglomération, favorisant ainsi l’idée de « ville-tour », examine leurs fondements comme leurs incidences urbaines, sociales, technologiques et économiques, qui conduisent à la mise en question sous-jacente de thèmes et de problématiques très actuelles : ville intelligente, agriculture urbaine ou du moins état de la relation historique entre ville et campagne, ségrégation sociale, violence, insécurité, contrôle social, pouvoir, etc. Autant dire, nombre d’enjeux qu’un urbanisme vertical aura à considérer. Dès lors, n’y a-t-il pas lieu d’entrevoir dans le monde imaginaire que dessinent ces histoires, la possibilité d’une prospective de l’habiter vertical ? Quatre points structurent la réponse. Si les trois derniers restituent l’analyse et conduisent à une conclusion à conforter, le premier offre les clés de la bonne compréhension de la problématique posée et de l’analyse réalisée.

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Positionnement et contexte

Prospective et science-fiction : les prémices d’une association possiblement fructueuse

6 La prospective renvoie à l’idée d’anticipation de futurs possibles par la mise en perspective des tendances actuelles. En 1969, la Revue internationale des sciences sociales y consacre un de ses numéros. L’on y parle encore de futurologie (Piganiol, 1969, p. 551) alors que la notion de prospective émerge en 1957. « À l’origine, elle qualifie simplement une attitude […] qui consiste à prendre des décisions non seulement comme conséquence d’une situation existante […], mais aussi […] en vue des conséquences à long terme. L’avenir […] résulte de l’ensemble des décisions d’aujourd’hui : celles-ci, par suite, ne peuvent être prises correctement qu’à la lumière de l’idée qu’on se fait du futur, étant bien entendu que l’on reconnaît qu’une partie au moins de ce futur peut être orientée et non entièrement subie » (ibid.). Depuis, la démarche prospective a été adoptée. Le futur ne se devine pas, ne se prévoit pas, mais se comprend et se construit. Les propos rapportés de la fin des années 1960 vont jusqu’à rappeler que « […] les hommes s’exercent depuis longtemps à ce jeu, soit sous une forme littéraire – ce sont les romans de science-fiction – soit sous une forme plus scientifique, au sein de comités de “sages” […] » (id., p. 552). Quarante-six ans plus tard, qu’en est-il ? Deux éclairages de nature différente renseignent la question. Le Centre d’analyse stratégique (France Stratégie) produit une note4 (2012) intitulée « La science- fiction, du miroir de nos sociétés à la réflexion prospective ». On y lit l’intérêt d’associer ces deux champs : « entre projection prospective et songe romanesque, les récits de science-fiction ont ainsi leur place dans la réflexion collective sur nos choix d’avenir » (CAS, 2012, p. 1). Le deuxième éclairage explore les fondements de ce rapprochement. M. Uhl (2012) interroge : « comment, de quelle manière et selon quels critères, le récit de science-fiction joue-t-il un rôle de prospective, c’est-à-dire, dispose- t-il d’un pouvoir créatif, en donnant à voir le monde en train de s’inventer ? » (Bérard, Uhl, 2012, p. 22). Sa réflexion la conduit d’une part à valoriser la « temporalité spécifique de l’attente » c’est-à-dire « l’intégration du futur dans le présent », d’autre part à relever que « plus que l’image de la société dans laquelle on vit, plus que son inconscient pulsionnel, c’est un imaginaire social que la science-fiction met en scène. […] Un imaginaire en train de se constituer […] » (id., p. 32). Bien entendu, l’œuvre littéraire ne répond pas précisément aux cadres de la prospective. Ce n’est donc pas sur la pertinence des moyens mis en œuvre par ces écrivains, finalement libres, méthodologiquement parlant, de générer ces futurs, qu’il s’agit de s’arrêter, mais davantage sur le résultat obtenu. C’est en ce sens que le recours à cette référence est possible.

7 L’enjeu méthodologique, face à ces œuvres valant terrain (Kneale 2003, Ultav 2006), tient dans la saisie de ce monde fictionnel, finalement assez réaliste, fait d’individus, de groupes, d’une organisation, de phénomènes sociaux, autrement dit d’un habiter. Replacer ces mondes imaginaires dans une forme de prospective est d’autant plus envisageable que les récits perspectifs de Ballard et Silverberg intègrent les tendances observables au moment où ils sont formulés. Une prospective de l’habiter vertical renvoie à l’évaluation des futurs possibles pour l’homme tenu de répondre à des contraintes majeures (démographie galopante, concentration des populations dans les

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grands pôles d’emploi, rareté des énergies fossiles, consommation économe des espaces, etc.) et donc d’imaginer des solutions répondant à ces obstacles. Archéologies du futur de F. Jameson (2008) et précisément le second volume qu’a donné la traduction française (Penser avec la science-fiction ?) guide la démarche. Sans doute est-ce dans les contenus tranchés de la science-fiction faisant la promotion d’une humanité radicalement différente de celle encouragée par le capitalisme, que les réponses sont à chercher ? L’habiter vertical, la ville verticale, l’urbanisme vertical annoncent-ils un tel renouveau ? Jameson affirme que ce genre littéraire, les histoires qu’il livre, n’essaient pas de nous faire décrocher de notre présent pour nous faire rêver d’un ailleurs improbable, mais qu’au contraire la science-fiction fournit à chacun les armes pour une meilleure appréhension d’un présent mortifère. Ainsi, les mondes imaginaires mobilisés n’ont pas nécessairement besoin d’être saisis à l’aune des raisons à l’origine de leur développement ; ils peuvent être lus pour ce qu’ils sont à savoir le reconditionnement postmoderne de l’existence humaine.

8 La démarche explore les possibles d’une urbanisation verticale de nos villes, en réponse à des contraintes diagnostiquées, ou simplement en référence à une intelligence des mondes verticaux entendus comme expression d’un ordre territorial (politique, social) nouveau qu’il faut pouvoir appréhender dans ses rapports d’opposition ou de collaboration avec la réalité horizontale héritée (Harris, 2015). La posture adoptée saisit cette possibilité en mobilisant la littérature de science-fiction, les mondes qu’elle organise et qui deviennent des ressources susceptibles de contribuer à la connaissance en la matière. La recherche n’hésite plus à ancrer les romans de science-fiction dans le champ de la littérature. La revue ReS Futurae en rend compte avec clarté et vigueur. Cette entrée disciplinaire n’est toutefois pas la nôtre. Elle fait cependant l’objet d’une grande attention car un rapprochement méthodologique avec les sciences sociales supporte le mode opératoire finalement retenu. Des travaux récents montrent sa possibilité en mobilisant la littérature de science-fiction (Wells, Ballard, Gibson) pour investir les représentations de la verticalité au XXe siècle et révéler leur potentiel critique (Graham, Hewitt, 2015). Ces mêmes auteurs avaient d’ailleurs signalé la nécessité de dégager la recherche urbaine de la logique de l’horizontalité propre au développement de nos territoires (Graham, Hewitt, 2013), encourageant ainsi les études urbaines à amorcer un tournant vertical. Cet article s’inscrit ainsi dans la perspective d’une intelligence des mondes verticaux en misant cependant sur une expression singulière : la « ville-tour ». À quelle(s) question(s), une telle organisation répond-elle ? Quels cadres de vie développe-t-elle ? Quels lieux, quelle urbanité, génère-t-elle ? Quelles sont les incidences majeures pour l’habitant ? La littérature d’anticipation simule des mondes plutôt réalistes. Les investir méthodiquement est une priorité. Si la recherche a considérablement éclairé l’œuvre de Ballard (Kraitsowits, 2011), elle reste moins diserte au sujet de Silverberg. En l’état d’avancement de nos propres travaux, l’existant est réduit, du moins assez transversal, donc peu frontal5.

Un ancrage épistémologique en géographie et méthodologique en géocritique

9 L’entrée par la littérature ne surprend plus. La géographie a su s’ouvrir aux autres disciplines et à des objets longtemps restés à distance. Le redéploiement de la géographie culturelle en France au contact de la dynamique anglo-américaine a

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favorisé cette évolution. L’investissement par le géographe de la ressource littéraire dispose désormais d’un socle stable.

10 Fort d’une expérience ancienne, B. Lévy (1997) pose le champ des possibles entre littérature et géographie. Point de lutte entre une géographie humaniste et son attachement à la personne, et la géographie culturelle mobilisant une approche plus sociétale. Point d’incompatibilités entre la science géographique et l’art littéraire, mais une opportunité d’enrichissement réciproque face à l’objectif de connaissance et d’intelligence du monde. Sa synthèse historique (2006) ne contredit en rien ce qu’il formulait dix ans plus tôt. Hors du monde francophone, les recherches menées notamment par J. Kneale signalent des pistes à explorer. C’est le cas avec l’ouvrage codirigé avec R. Kitchin dès 2002 : Lost in Space : Geographies of Science Fiction. La thématique des mondes imaginaires développée par la science-fiction, en général, et les œuvres d’anticipation, en particulier, fait dès lors l’objet d’une attention ciblée. Un an plus tôt, ces auteurs (Kneale, Kitchin, 2001) restituaient dans la revue Progress in human geography une recherche, impliquant un matériel volumineux (notamment trente- quatre romans), contribuant au dessein de la ville de demain par l’investissement d’un sous-genre science-fictionnel, le cyberpunk. Mais au moment de conclure ils insistaient sur le fait que c’est moins la ville réelle du futur qui se livre qu’une critique des temps et espaces urbains actuels en prise à une modernité qui n’en finit pas de mourir. Autrement dit, c’est la condition postmoderne qui s’exprime et révèle les pistes possibles. Dans Secondary Worlds : Reading novels as geographical research (2003), J. Kneale dispense quelques conseils méthodologiques au géographe désireux d’investir le champ de la littérature de science-fiction, et assure la promotion de ces géographies littéraires6 nourries d’échanges transdisciplinaires. Le dialogue (2003) qu’engagent M. Brosseau et M. Cambron renforce l’intérêt pour ce nécessaire voisinage. Les Cahiers de Géographie du Québec (2008) prolongent d’ailleurs l’effort en confiant à M. Bédard et C. Lahaie la responsabilité d’un numéro dédié à cette rencontre. Les années 2000 seront également marquées en France par la série de colloques, initiée par P. Hyppolite qui rapprochera architecture, littérature et espace. En 2014, M. Collot plaide Pour une géographie littéraire tandis qu’en 2015, l’organisation par M. Rosemberg des Journées d’études « La spatialité littéraire au prisme de la géographie » (L’Espace géographique, 2016) comme la tenue du colloque « Littérature et géographie : l’écriture de l’espace à travers les âges » à l’initiative de E. Péraldo, ou encore la thématique du Festival international de Géographie : « Les territoires de l’imaginaire. Utopie, représentation, prospective », témoignent de la vivacité de ces thèmes et de leur croisement.

11 Méthodologiquement, la géocritique est mobilisée (Westphal, 2007) bien qu’elle s’applique difficilement aux territoires et lieux imaginaires, ceux précisément promus par la science-fiction. La géocritique repose notamment sur une approche dite géocentrée. Un des fondements théoriques mobilisés par l’auteur passe par la référentialité. Elle exprime la relation entre le monde réel et celui de la fiction. Le roman de science-fiction serait sur ce plan dans l’incapacité partielle ou totale de rendre compte de ce lien. B. Westphal7 et C. Lahaie, relativement à un autre genre réfractaire (la nouvelle), relativisent : « Plus importante encore est peut-être la nécessité de mettre en veilleuse le dogme référentiel qui est à la base de nombre d’études géocritiques. Concevoir la référentialité comme un spectre plutôt que comme une donnée obligée du texte, littéraire ou filmique, permettrait d’ouvrir la géocritique à de nouveaux horizons ». Elle poursuit : « Nous croyons néanmoins que même le plus

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faible potentiel mimétique ou le plus infime degré de référentialité autorisent une approche géocritique, ne serait-ce qu’en raison du fait que le dramaturge, le cinéaste, le romancier, le nouvellier et le poète finissent toujours par ancrer leur univers, qu’il soit prégnant ou évanescent, dans le vécu humain, un vécu qui ne peut se délester totalement de ses contingences spatiales » (Lahaie, 2011). Ainsi, les romans étudiés, sans afficher un référentiel fort, proposent un monde fait de verticalité qui s’incarne dans la tour. La référentialité se joue alors entre l’expression d’une verticalité d’origine (celle observable depuis le temps de l’écriture) et une verticalité radicale projetée dans/par l’œuvre. Cette verticalité est prise dans l’interpénétration de la fiction qui flirte avec le réel, et du réel qui, débordant parfois de lui-même du fait d’une modernité en surchauffe, revêt les apparences de la fiction.

Verticalité : des représentations socio-spatiales attendues

12 Ballard et Silverberg renseignent le cadre bâti de leurs histoires. Si les contextes narratifs diffèrent, un monde urbain vertical se dessine en une représentation formelle réaliste pour le premier et davantage ancrée dans un imaginaire futuriste chez le second.

13 D’un côté donc, un complexe de cinq tours de béton et de verre distantes de quatre cents mètres chacune. Elles se déploient sur quarante étages accueillant mille appartements et une grande diversité d’équipements (I441-443)8 permettant de parler d’une « petite ville verticale de deux mille habitants » (I444) installée en toute autonomie sur une zone délaissée de deux kilomètres carrés à trois kilomètres du centre de Londres, dont « le profil déchiqueté […] évoquait l’encéphalogramme tourmenté d’une crise mentale non résolue » (I445). Cette métaphore étonnante justifie l’arrivée de cette population dans ces immeubles : rompre avec le monde hérité, vieillissant, s’adaptant difficilement au changement. La solution : se mettre à distance de cet environnement et accéder à une habitation garantissant des réponses appropriées aux exigences de sécurité, de services, de confort, de calme, etc., et à un état socio-psychologique perturbé quelque peu exacerbé par l’auteur, mais faisant clairement écho au développement moderne de Londres au tournant des années 1970.

14 De l’autre, la constellation urbaine de cinquante monades rassemble quarante millions d’habitants. L’attention se focalise sur la monade 116, tour effilée de trois mille mètres en béton précontraint et ses presque neuf cent mille habitants répartis sur mille étages. L’organisation de la monade repose sur vingt-cinq cités, occupant chacune quarante niveaux, qui développent leurs cultures et langues (M29). Des villages autonomes composent chaque cité (M25). Ici, pas de choix. Chaque habitant appartient à une monade. Les temps ont changé. La démographie galopante encouragée, associée à la volonté de stopper l’étalement et la consommation des espaces (M26), propres aux temps pré-monadiaux, a conduit à ce mode de développement. L’essentiel des terres est réservé à la production. L’existence de fermes marines est mentionnée (M26). Mis à part le lien avec l’extérieur pour l’approvisionnement, l’autonomie est totale (écoles, hôpitaux, théâtres, terrains de sport, maisons de culte, pistes d’atterrissage, etc.). L’objet architectural et urbain est décrit : « le bâtiment a été élevé autour d’une colonne centrale de deux cents mètres carrés qui abrite les services » (M26) et l’ensemble bénéficie « d’équipements ultramodernes. Irrigation thermique pour tous,

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ascenseurs et descendeurs super-rapides, écrans tridimensionnels, un système révolutionnaire de programmation de livraison de repas à partir des cuisines centrales […] » (M52). L’accumulation de la chaleur corporelle comme le recyclage de l’ensemble des déchets ou la transformation de l’urine en eau potable sont au nombre des facilités offertes. Sur le plan urbain, « les bâtiments sont implantés géométriquement de façon à former une série d’hexagones à l’intérieur d’une aire plus vaste. De larges pelouses vertes parfaitement entretenues séparent les édifices » (M48-49).

15 Cette projection de la ville dispose d’un socle de matérialité assez conventionnel. Rien d’extravagant si ce n’est pour les monades un surdimensionnement préfigurant la quête des hauteurs devenue aujourd’hui familière. À l’intérieur des tours, l’organisation sociale répond à un schéma tout aussi convenu si l’on ignore les ambiances décadentes inhérentes au récit de Ballard et l’ordonnancement imaginé par Silverberg qui mêle à la puissance de la règle la perversion de la transparence généralisée.

16 Deux idées, développées ci-après, retiennent cependant l’attention. Elles dialogueraient aisément avec tout ce que la littérature et le cinéma de science-fiction ont depuis toujours produit. À ceci près que, en l’occurrence, les mondes imaginés génèrent une étrangeté suffisamment marquée pour renvoyer le lecteur aux limites de son expérience, mais raisonnablement développée pour ne pas le projeter au-delà du réel.

Matérialité de la lutte pour la position sociale : centre et sommet

17 Si, historiquement, elle a pu parfois se lire dans la verticalité, l’ascension sociale s’est de façon plus prégnante rendue visible dans l’horizontalité de nos territoires selon un jeu socio-spatial désormais complexe entre un centre et ses périphéries. Ici, la verticalité est la seule voie praticable. Gravir les marches vers des sphères sociales élevées, plus enviables, donne à la métaphore de l’ascenseur social un tour concret : l’élévation sociale passe par l’ascension physique de la tour. Celui qui ambitionne cette promotion devra gravir chaque étage. L’ascenseur, rapidement hors service, ne suffira pas. Les résistances seront fortes. Les positions seront défendues âprement car les places seront chères. Une véritable lutte pour accéder aux positions dominantes s’engage avec les derniers étages de la tour en ligne de mire. Dans un cas (M), la conquête des hauteurs relève de l’accomplissement professionnel et donc du franchissement mérité des différents paliers pour rejoindre le cercle fermé des administrateurs de la monade depuis la cité la plus proche du ciel. Dans l’autre (I), cette aspiration repose sur l’insatisfaction de certains habitants qui considèrent qu’il y a un décalage entre l’idée qu’ils se font de leur rang social et l’étage qu’ils occupent. « Helen raisonnait en termes de promotion sociale, bien entendu, il s’agissait en réalité d’emménager dans un meilleur environnement, de quitter ce faubourg prolétaire pour aller vivre dans les quartiers chics compris entre les quinzième et trentième niveaux, là où les couloirs étaient propres et où les enfants n’en seraient pas réduits à aller jouer dans les rues, là où l’on respirait la tolérance et le raffinement » (I500). La logique repose parfois sur une ambition moins louable : il vaut mieux être au sommet et exercer un contrôle que rester dans les étages inférieurs et subir. Ballard installe l’architecte du complexe au dernier étage de la tour. Très vite, il devient la cible à atteindre car assimilé à son œuvre. Il devient rapidement le responsable d’une situation qui dégénère. Wilder, autre personnage clé d’IGH, poursuit non sans difficulté ce seul objectif : « Pour lui, il n’y avait plus qu’une direction désormais : aller vers le haut »

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(I606). La conquête des places engendre une lutte de classes qui conduit à une « bipolarisation de la vie de l’immeuble » et l’apparition d’un « État-tampon » (I465) sur les vingt niveaux intermédiaires. « Ce qui irritait Wilder plus que tout était de voir comment un agglomérat apparemment homogène de gens aux revenus élevés avait pu se scinder en trois camps hostiles. Les vieilles divisions sociales fondées sur la puissance, le capital et l’égoïsme avaient ressurgi, ici comme ailleurs. De fait, c’était bien à une redistribution verticale des trois classes traditionnelles que la tour avait d’ores et déjà procédé » (I508). Cette lutte des classes, née de petits tracas du quotidien, parfois liés au voisinage, conduit progressivement à l’observation d’un « état de guerre » (I577). Un vocabulaire adapté en rend compte : raid, front, barricades (I586), couvre-feu (I603), commando (I578) ; des stratégies sont formulées, des places conquises, des points névralgiques (ascenseurs) convoités puis contrôlés, etc. avec une seule ambition : « la colonisation de l’immeuble tout entier » (I563). La mise en scène de Ballard reprend la ligne critique de son engagement intellectuel face aux excès déguisés en possibles de l’œuvre capitaliste.

L’enfermement dans l’ordre vertical comme dimension constitutive de la société

18 L’organisation de la vie verticale est liée à la volonté de se tenir à l’écart d’un monde. Mais les motivations premières sont autres. Les situations renvoient dans un cas (M) à la nécessité de faire face à une croissance démographique galopante encouragée, et dans l’autre (I) à une forme de lassitude de vivre dans un monde qui ne répond plus aux attentes, notamment en matière de sûreté, de mobilité et d’encombrement. Le cadre explicatif de la grande hauteur signale la démarche volontaire d’habitants ayant abandonné leur vie ouverte sur le monde pour une retraite à distance, à l’abri des tracas. Pensant échapper à cette modernité, ils se laissent prendre à son piège. Avec Silverberg, l’affaire est tout autre. La modernité à l’œuvre, incarnée par les monades urbaines, apparaît sous les traits d’un renoncement universel à la diversité par une redéfinition des valeurs et principes fondamentaux de la vie en société, qui prend la forme de l’acceptation joyeuse d’une destinée faisant du nombre (la croissance démographique infinie comme moteur) son point de satisfaction (M164-165). Les monades sont en rupture avec l’extérieur, réduit à sa plus simple expression de lieu- ressource. Si la relation est vitale, ce monde à part ne se visite pas : il dispose de sa réalité encore imprégnée de témoignages de l’époque pré-monadiale. On ne quitte pas la monade (M39). En effet, elles restent étrangères les unes aux autres sauf lorsqu’il s’agit d’amorcer le peuplement d’une nouvelle (M38). « Jamais il n’est sorti de la tour. Pour quoi faire ? Ses amis, sa famille, toute sa vie, sont contenus ici. Rien n’y manque […] Devant son pupitre électronique il a accès à n’importe quelle œuvre d’art considérée comme humainement sanctifiante » (M99). Avec une grande ironie, la monade consacre l’enfermement propre à la maison individuelle.

19 Dans IGH, la configuration extrêmement différente produit des conséquences identiques. En effet, la focalisation sur la vie à l’intérieur de l’immeuble est exclusive. Le monde extérieur reste évanescent, insignifiant, voué à disparaître. « La vie dans les tours exigeait un certain type de comportement, soumis, réservé, peut-être même un peu désaxé. Un psychotique prendrait son pied, ici, songea Wilder » (I508). C’est précisément l’analyse que l’on peut produire après avoir saisi les contours de la vie

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dans la monade. Le réalisme de Ballard souligne que « le vandalisme avait ravagé ces grands ensembles depuis leur mise en service. Chaque taxiphone démoli, chaque poignée arrachée à une porte-coupe-feu représentait un acte de résistance contre le décervelage » (I508). Le refus du monde façonné par Silverberg transite par des actions bien plus subversives, exigeant un haut niveau de conscience critique (le décervelage étant une œuvre fondatrice aboutie), qui place leurs auteurs dans des positions délicates : être considéré comme « anomo » (inapte à la vie en société, selon les règles imposées dans/par la monade) et contraint à l’exclusion c’est-à-dire la mort (« dévaler la chute » tel un déchet). Chez Ballard, rien de bien différent finalement. Les « errantes » (I479), femmes isolées divagant d’un niveau à l’autre, annoncent un changement. L’auteur fait d’ailleurs dire à l’un de ses personnages contemplant le grand ensemble du haut de sa tour : « ce n’était pas un environnement construit pour l’homme, mais pour son absence » (I468). Si bien que l’état de désordre généralisé qui règne dans la tour n’inquiète personne vivant hors de celle-ci. « État dans l’État plus vaste que formait le complexe », « la remarquable autorégulation de la tour » accomplit son œuvre en silence, ignorée du monde extérieur (I542) avec lequel les liens deviennent de plus en plus rares (I648).

Habiter vertical : transfiguration des valeurs sociétales

Adaptations psycho-physiologiques : entre abandon de soi et trouble ontologique

20 Ramener l’habiter à la question de l’habitat interroge le caractère pathogène de la ville verticale. Souffrant de cette réduction dans sa pensée, sa conception, sa réalisation et son appropriation, ne constituerait-elle pas un milieu où l’adaptation de l’homme exigerait du genre humain qu’il mute ? Ne conduirait-elle pas à une forme de soumission, de délégation du libre arbitre, de renoncement à prendre sa destinée en main ? La conception du bonheur revue et corrigée est intégrée par ses habitants. Silverberg en fait un aspect hautement revendiqué et fondateur de la vie en monade. Les habitants tirent leur satisfaction de vivre de ce monde hyper-réglé que la tour régule pour eux. La reproduction de l’espèce et la performance sexuelle motivent la vie quotidienne placée sous l’autorité bienveillante d’une croyance religieuse-laïque c’est- à-dire d’une reconfiguration du sens donné à l’existence. L’intérêt personnel, voire du foyer, serait supplanté par la transcendance d’une idéologie communautaire réussie que l’histoire humaine a déjà connue sans pouvoir en faire une solution viable. Avec IGH, il en va différemment. Un entrain quasi-mystique guide les habitants vers la mutation d’un monde se réalisant par et dans la transgression des valeurs éthiques, morales, sociales, politiques, ayant tenu la société, mais rencontrant leurs propres limites, et annonçant ainsi la fin de l’humanité. L’œuvre de Ballard a bien souvent été guidée par le cataclysme, la catastrophe (Chelebourg, 2012 ; Musset, 2012 ; Kyrou, 2006) annonciateurs d’une « apocalypse ambiguë » (Firsching, 1985). Ici, point de sécheresse ou de guerre, simplement l’homme dépassé par la réalité de son monde auquel il ne parvient plus à se relier. L’enfermement vertical exacerbe les échanges et de la seule coprésence en un lieu naît la tension. Les personnages sont pris dans un engrenage qui leur échappe. Tous souffrent d’insomnie, « un mal endémique dans la tour » (I451). Mais « […] les habitants ne sont même pas en cause, c’est la tour » (I499). « La tour s’arrangeait pour nourrir les pulsions les plus mesquines » (I466), et progressivement

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les comportements témoignent d’un monde en perdition. La débauche l’emporte. Le sexe, la pornographie et l’alcool viennent rythmer le temps. De là, l’émergence d’un nouveau type social généré par le monde de la tour (I483) voire d’un humain dont le régime existentiel serait ontologiquement revu : « l’homo urbamonadis » (M103) ou « l’homme monadial », « nouvelle espèce », (M110) fruit d’une sélection évacuant ceux qui ne sont pas disposés à se soumettre à la règle.

21 La mise en scène de la figure de l’historien par Silverberg permet d’interroger, au sein même du récit, l’existence de ce nouvel homme (M100-104). L’historien « […] n’ignore pas, bien sûr, qu’en s’étalant horizontalement comme ils le faisaient, ils risquaient d’engorger la planète tout entière ; mais pourquoi craignaient-ils autant l’avenir ? Ils ne pouvaient manquer de présager les beautés de la civilisation verticale ! » (M104). Son interlocuteur lui précise que la liberté de chacun l’a emporté sur le reste considérant que l’emballement des naissances conduisait à un monde placé sous contrôle. Dans IGH, l’issue interroge en des termes proches. « Un nouveau type social allait naître dans la tour, une personnalité nouvelle, plus détachée, peu accessible à l’émotion, imperméable aux pressions psychologiques de la vie parcellaire, n’éprouvant pas un grand besoin d’intimité » (I483) et peut-être contraint à une mutation physique adaptée à la vie verticale : « la marche horizontale doit faire travailler des muscles différents » (M179). « Grâce à l’efficacité du mode de vie qu’elle engendrait, la tour supportait l’ensemble de l’édifice social et en assurait à elle seule le fonctionnement. Pour la première fois dans l’histoire, il devenait inutile de réprimer les comportements asociaux, et les gens se trouvaient libres d’explorer tranquillement leurs déviations et leurs fantasmes. […] la tour représentait l’achèvement de tous les efforts de la civilisation technologique pour rendre possible l’expression d’une psychopathologie vraiment libérée » (I484-485). L’auteur invite l’architecte de la tour à faire le constat de la « naissance d’un nouvel ordre social » basé sur une hiérarchie rigide (I533) et « trois obsessions » régulatrices (I 626) : la sécurité, le sexe et la subsistance. La verticalité encouragerait ce type d’évolution et finirait par incarner le temps d’après l’humanité : « La verticalité considérée comme l’élément philosophique essentiel de la conformité humaine » (M248).

De l’ordre au chaos, du moderne au primitif : le brouillard postmoderne

22 Le rapport à l’ordre est omniprésent, et précisément avec Silverberg qui en fait le point d’équilibre de son roman (M15, 39, 62), s’incarnant dans l’affirmation d’un « moule culturel » (M20) misant sur l’absence d’intimité, le refus de toute frustration (M23) pour une harmonie et une stabilité de la société (M34). En conséquence, la « matrice urbaine » (M47) déploie un appareillage institutionnel efficace : police morale, ingénieurs moraux, centre d’accomplissement somatique (M128), planification des structures sociales du bâtiment (M62). Pour Ballard, l’altération de l’ordre établi, tout moderne, fait basculer la vie quotidienne de l’IGH dans le chaos. Avec cet état de guerre, les habitants adoptent des attitudes qui touchent à une forme d’expression primitive. « C’est à mains nues qu’ils régleraient leurs affaires » (I611) « dans des affrontements féroces et brefs » (I612), arborant des « peintures de guerre » (I656). Les soupçons de cannibalisme (I676), le festin autour d’un chien rôti (I442), le rôle du groupe de femmes hantant le sommet de l’immeuble et accueillant en une ambiance glauque, « couteaux aux lames effilées » entre leurs mains ensanglantées, les candidats

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masculins au sommet (I673), comme les scènes décrivant « […] les crânes, les ossements et les membres amputés de douzaines de cadavres » (I676) renforcent l’idée d’une mise en retrait de l’humanité par un retour au primitif affublé d’une raison, toute moderne, l’assignant à l’abject. Les monades ne sont qu’ordre. Rien ne contredit cette harmonie. Silverberg dépeint un monde dont les règles, principes et valeurs surprennent. L’ensemble repose toutefois sur un dispositif classique très tôt identifié, propre au récit dystopique, faisant de l’ordre total la garantie du bonheur pour tous. Avec Ballard, l’hyperréalisme place le lecteur en position d’observateur d’une situation bestiale alors qu’elle aurait pu incarner le bien-être architectural, l’urbanité exemplaire, le bon voisinage et les sociabilités équilibrées. Deux mondes se jouent de cet accord dont on sait qu’il est fragile, et offrent l’un et l’autre des issues qui interrogent les fondements de la vie quotidienne et la capacité de chaque individu à renoncer à son humanité. Toutefois, chez Ballard l’ordonnancement moderne initial ne satisfait pas les habitants qui, inconsciemment, ne supportent plus un monde les obligeant et les figeant dans leurs existences respectives. L’altération de l’ordre propre à la tour intervient comme un moment libérateur d’une normalité sclérosante. Les premiers signes de fragilisation de l’édifice social servent d’exutoires chez nombre de protagonistes. Très vite, le dysfonctionnement et le déchet s’immiscent en tout point de l’immeuble qui devient le théâtre d’une recomposition des voisinages sur le mode de la guérilla urbaine et de la défense du territoire (I553). La violence, la vengeance, le pillage, le viol, la mort ponctuent le récit qui associe à ces idées une part de désir. Une forme de jouissance accompagne la recherche sanglante de liberté sans contrainte ni tabou (I555). Le luxe, la propreté côtoient la saleté, le rebut. « Il accueillait presque favorablement cette dégradation de sa personne et de son environnement. […] La crasse sur ses mains, ses vêtements malpropres, son hygiène en déclin, tout cela aidait à découvrir une version plus authentique de lui-même » (I576). Chez Silverberg, le rapport au déchet, valorisé, ne donne pas lieu à cette décadence même si l’homme devient également résidu à éliminer dès lors qu’il n’adhère plus à la vie monadiale. Conclusion que Ballard formule sur un mode plus symbolique : ne resteront dans l’immeuble que ceux qui adhéreront à l’ordre nouveau.

L’extase dans la verticalité : rejouer l’axe du monde

23 Telle une machine d’État qui broie, la tour développe une intelligence et une puissance hors du commun. Chacun œuvre à son bon fonctionnement : chez Ballard, en remerciant à titre posthume l’architecte d’avoir érigé la tour (I679) et donc rendu possible un nouvel ordre social qui logeait, à présent et pour les temps à venir, la destinée, la liberté et le plaisir de tous dans ce qui constitua l’interdit et devenait désormais souhaitable. Avec Silverberg, où la tour devient la solution indiscutable, de laquelle on ne peut s’abstraire, si ce n’est au prix de la vie. Chacun la craint et pourtant lui voue une passion. Elle est désignée responsable de tous les maux, mais rend dans le même temps possible le changement (I) ; un argument quelque peu guidé par un déterminisme de la forme. L’on rêvera de l’incarner tout entière, de la voir traverser les corps de part en part comme si elle pouvait donner une force inégalable, un pouvoir absolu, universel. Les habitants y trouvent une voie salutaire qui finit par leur faire ressentir physiquement la tour. « La pensée de l’immense masse de béton qui pesait sur lui ne le quittait pas, ni l’idée que son corps était le point de rencontre des lignes de force de l’immeuble » (I502). De « l’extase de la verticalité » (M251) à l’extase dans ou

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par la verticalité. Devenir une monade, l’incarner, la ressentir profondément, être le tout et pas seulement une partie, tel est le message que délivre un personnage de Silverberg, rejouant ainsi l’épisode babélien voyant l’homme guidé par son orgueil tenter d’offrir un fondement terrestre à sa quête d’harmonie céleste.

24 « Dieu soit loué », incantation récurrente de la monade. Ce Dieu fait preuve d’une tolérance sans borne vis-à-vis de comportements que la morale religieuse, parfois sociale et politique, réprime. Sous couvert d’une société laïque, complètement libérée, encourageant la transparence, une loi, celle de Dieu, s’impose à la conscience de tous. Ce Dieu prône l’accomplissement d’une nouvelle humanité encourageant au don de soi et à la multiplication. Dans la monade, la quête de la hauteur se termine par un saut monumental dans le vide : le dévalement volontaire et magistral de la chute pour toucher au céleste et fuir l’horreur de l’enfermement terrestre (M252). Chez Ballard, l’ultime moment voit la figure de l’architecte à terre, celle de l’habitant ordinaire hautement satisfaite du renouveau libérant des frustrations tirées de l’obligation d’observer les lois éthiques et morales, et celle de l’ambitieux en quête d’ascension sociale se disloquer en une scène sacrificielle : atteignant son but (le sommet), croyant faire corps avec la matrice, son destin s’annonce douloureux et sanglant (I672). Dans les deux romans, l’épilogue est le même : le retour au calme après les tentatives vaines de relier ciel et terre. Un nouveau jour se lève. Mais si la monade a vaincu les tentatives de déstabilisation et poursuit machinalement son œuvre, Ballard invite à considérer le grand changement survenu : une vie aux contours revus préfigure une humanité d’un genre nouveau, déjà-là chez Silverberg.

Ville verticale : rompre avec l’idée du condensateur social

25 La ville verticale se compose donc sur le mode du renoncement à l’ordonnancement humain du monde par la promotion de valeurs mêlant ultra-liberté et idolâtrie. La contribution de la fiction à une prospective de l’habiter vertical se lit principalement dans les dérèglements dont témoignent ces fictions et ouvre notamment à la question de l’espace public et celle des conditions de conception d’une urbanité verticale éloignant de la figure du condensateur social (promue par le constructivisme russe en architecture dans les années 1920) qui domine dans les œuvres.

26 En effet, chez Ballard comme chez Silverberg, l’espace public est traité sur un mode mineur. La « ville-tour » ne propose pas de lieux de ce type. L’extérieur n’est plus un espace de référence. Tout se joue de ce point de vue comme pour les autres compartiments de la vie quotidienne à l’intérieur du bâtiment. Le monde intérieur s’arrange de l’absence d’espaces dédiés, formalisés et aménagés. Les ambiances générées dispensent une urbanité recomposée à l’aune des règles qui régissent la vie interne. L’espace public est déqualifié. Pourtant, une sphère publique existe et s’incarne en des lieux-clés de la tour. Peut-être faut-il d’ailleurs parler d’espace collectif et moins d’espace public, car ce qui s’y joue est motivé soit par un élan individuel, soit par un intérêt de groupe. Ainsi, chez Ballard, le supermarché, la piscine, le jardin n’incarnent bientôt plus le bien commun. Seuls les conflits d’intérêts de groupe s’y expriment encore. La possibilité d’un espace public se perd dans chaque appartement et dans le contrôle des ascenseurs. Le scénario de Silverberg consacre ce que l’on devine avec Ballard soit la perte de l’espace public tout à la fois espace aménagé nourri

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d’usages et de pratiques, et lieu partagé, ouvert, en capacité d’accueillir la parole publique. La transparence généralisée dans la vie monadiale pose d’emblée l’impossibilité de ce type d’espaces. Tout est espace public, rien ne l’est véritablement.

27 Ballard et Silverberg aident à objectiver ces mondes : comprendre ce qu’ils sont, le changement qu’ils incarnent, mais également leur origine et le point de basculement entre un avant et un après. Le doute (M50,109) ne peut contrarier le caractère prospectif de ce que les auteurs ont consigné, et tout doit être fait pour que l’adhésion l’emporte tant chez les personnages que du point de vue du lecteur. Ballard confie à l’un des siens la mission de concevoir un film documentaire sur la vie quotidienne dans la tour. Il faut être en mesure de témoigner. Silverberg laisse l’historien de la monade rendre compte du monde pré-monadial comme pour mieux affirmer la réalité et la pertinence de l’organisation socio-spatiale depuis laquelle il parle. Dans ses notes, il a formulé une question à approfondir : la structure « éthique monadiale est-elle amorale, post-morale, pré-, im- ? » (M95). La conscience du renoncement à ce qui fait l’humanité de l’homme la motive, tout en ayant définitivement intégré, comme chacun, « l’épouvantable chaos qui régnait auparavant. Les libertés horribles ; l’atroce nécessité d’avoir à choisir. L’insécurité, la confusion. Le manque de guidages. L’informité des contextes » (M100). Et de poursuivre sur un mode rappelant les théories désurbanistes : « L’ancienne philosophie expansionniste-individualiste a été abandonnée ainsi que ses conséquences […] au profit d’une sorte de conscience collective centrée sur la croissance ordonnée et illimitée de la race humaine » (M101). Visionnant des images d’archives, il rappelle ce qui faisait « l’ancien monde » : « des maisons, des rues, […] trois personnes vivant sur mille mètres carrés […] des véhicules privés […] des gens marchent en plein air […], activité principale : la recherche de biens […], ont-ils besoin de ce qu’ils achètent ? » (M102). Poursuivant, il interroge plusieurs sentiments (la jalousie), principes (propriété), tabous et interdictions qui tranchent avec le monde tel qu’il est devenu (M117). Pourtant, sa vie personnelle lui fera prendre conscience que sa compagne et lui ne sont pas de ce monde : « Nous avons un vernis d’éthique urbamonadiale, mais en dessous… la jalousie, l’envie, le sens de la propriété… » (M133).

28 La ville verticale supporte deux interprétations non exclusives l’une de l’autre. D’une part, une urbanisation horizontale du territoire à partir de tours nécessitant un urbanisme de la verticalisation. Ces situations sont bien connues aujourd’hui. D’autre part, celle que résument les paysages offerts par les deux romans étudiés, à savoir la « ville-tour », contenue dans le bâti de grande hauteur, à distance de l’environnement extérieur, mais exigeant cette fois un urbanisme de l’espace vertical impliquant certes un effort majeur sur la matérialisation de l’espace public dans la verticalité mais également la nécessité de développer à l’échelle du bâti l’ensemble des fonctions urbaines utiles.

29 La possibilité de la ville verticale ne semble donc pas se jouer entre ce qui a été (années 1970) et ce qui est ou advient, mais entre ce qui relève de la forme dite hybride (Fenton, 1985 ; Fernandez [et al.], 2011) et ce qui n’est que l’expression d’une multifonctionnalité procédant par agrégation à l’image du condensateur social. La littérature sur le sujet pose clairement l’enjeu : la ville verticale ne peut se résumer à la figure du condensateur social, à la tour-machine qui contrôle et surveille (I484, M225), qui se donne comme organisme vivant, autonome, persécuteur (I515). Les analogies ne trompent pas : « termitière » (I507), « zoo vertical » (I624) ; « gigantesque standard humain » (M225) aux « murs comme des mains qui étouffent » (M167), autrement dit,

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un « entassement vertical de cages » (I580). Les auteurs de This is hybrid confrontent en effet le condensateur social au bâtiment hybride. Ils précisent en substance qu’il est une structure en capacité d’agencer des programmes diversifiés, de favoriser l’interaction entre les différents usages urbains et de combiner les activités privées et publiques. Il favorise le logement, l’espace public et les équipements dans une large mesure pour résoudre la pénurie et le coût élevé du foncier, la mono-fonctionnalité et la complexité des projets. C’est donc par la mise en œuvre d’une architecture hybride que la « ville-tour » adviendra en échappant au monde promu par les deux romans. Sans cela, elle ne sera que la énième expression d’une idéologie (capitaliste, environnementaliste) visant à produire l’homme nouveau. L’actualité du concept d’hybridité s’explique par la complexité de notre monde globalisé ; il contribue aujourd’hui à sa meilleure appréhension et donc à son décryptage. Le statut des espaces en jeu comme celui des usages et pratiques associés, entretiendraient-ils une proximité avec ce concept dans l’aménagement d’une continuité spatiotemporelle entre modernité finissante et adaptation des formes de l’habiter vertical à la vie postmoderne ?

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NOTES

1. Ce roman projette dans le quotidien (non daté) d’une population aisée, installée dans l’une des cinq tours formant un complexe de grand confort non loin du centre de Londres. De petits désagréments vont progressivement générer de fortes tensions entre habitants jusqu’à les engager dans une lutte féroce inter-niveaux/classes visant le maintien des positions élevées pour les uns et la conquête des étages supérieurs pour les autres. 2. 2381, la Terre compte 75 milliards d’habitants rassemblés dans des tours de mille étages (les monades). Dans ces villes verticales, les valeurs promues sont celles de la transparence totale, de la reproduction du même à l’infini et de l’abandon de tous à cette machine à habiter disposant de sa propre intelligence. 3. Au même titre que d’autres romans, fondateurs, qui, tout en préfigurant ce type de monde, ne l’ont quasiment jamais associé aussi étroitement à la verticalité : notamment, Nous Autres de Zamiatine (1920), Le Meilleur des mondes de Huxley (1931), Les Cavernes d’acier de Asimov (1954), Un bonheur insoutenable de Levin (1970). 4. Cf. également : actes de leur colloque De la science-fiction à la réalité, 2012. 5. Références récentes sur verticalité et science-fiction intégrant la référence à Ballard et/ou à façon plus rare Silverberg : Graham et Hewitt, 2015, à propos du décryptage de la hiérarchie sociale et des rapports de pouvoir ; Pelletier, 2014, à propos d’habitations et moins d’habiter ; Hicks, 2014, à propos de ségrégation sociale ; Ultav, 2006, sur un mode mineur à propos d’une modernité architecturale qui s’exprimerait ; Colombino, 2012, à propos des influences architecturales de Ballard. 6. Voir http://literarygeographies.net/ ; https://literarygeographies.wordpress.com 7. Westphal fixe trois modalités du lien entre réel et fiction. Outre le consensus homo-topique et le brouillage hétérotopique, l’excursus utopique postule que le monde virtuel n’a pas de référent ou se situe en décalage par rapport à celui-ci. 8. I pour IGH, M pour Monades urbaines, n° page.

RÉSUMÉS

Les représentations de la ville dans la littérature constituent le champ dans lequel ces travaux s’inscrivent. L’analyse porte sur deux romans de science-fiction : IGH de J. G. Ballard (1930-2009), romancier anglais, et Les Monades urbaines de R. Silverberg (1935-), auteur de science-fiction américain. Dans les deux cas, l’anticipation politique domine. La construction du récit repose sur

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un dispositif narratif impliquant un ordre social et urbain empreint de verticalité, producteur d’un monde, d’une société, d’une ville, d’un habiter, faits d’ambiances régies par la verticalité. Dans les années 1970, l’histoire du monde occidental connaît un moment de rupture. Le rapport moderne de la société à ce monde connaît une inflexion. Le changement touche tout autant les champs de l’urbanisme, de l’architecture que de la science-fiction, notamment, qui désormais fait de la réalité du moment sa principale source d’inspiration. Parallèlement, la construction de tours connaît un nouvel épisode de son histoire commencée au début de XXe siècle. Le décryptage proposé prend à bras-le-corps les rouages inhérents à cette organisation territoriale verticale favorisant ainsi l’idée de « ville-tour ». Dès lors, n’y a-t-il pas lieu d’entrevoir dans le monde imaginaire que dessinent ces histoires, la possibilité d’une prospective de l’habiter vertical ? Méthodologiquement, l’approche géocritique est mobilisée. Après avoir examiné les fondements de la « ville-tour » et les mutations auxquelles elle conduit, l’article invite à situer la contribution de la fiction à une prospective de l’habiter vertical principalement dans les dérèglements dont témoignent ces fictions. Deux enjeux émergent : l’un est lié à l’existence même de l’espace public tandis que l’autre interroge les conditions de conception d’une urbanité verticale. La conclusion invite à prolonger la réflexion : ce qui relève du bâti hybride semble éloigner le projet de « ville- tour » de la figure intenable du condensateur social promue par ses romans.

The representations of the city in the literature constitute the field in which these works are inscribed. The analysis focuses on two novels of science fiction: High-Rise by J. G. Ballard (1930-2009), english novelist, and The World Inside by R. Silverberg (1935-), american author of science fiction. In both cases, political anticipation dominates. The construction of the story rests on a narrative device involving a social and urban order of verticality, producing a world, a society, a city, a mode of dwelling, all dominated by vertical principles. In the 1970s, the history of the Western world experienced a moment of rupture. The modern relationship of society to this world has inflected. Change affects urbanism and architecture as much as, for example, science fiction, which now makes the reality of the moment its main source of inspiration. At the same time, the construction of towers is experiencing a new episode of its history which has started in the beginning of the 20th century. This paper aims at deciphering the mechanisms inherent to this vertical territorial organizations by promoting the idea of “ville-tour”. Hence, it is possible to glimpse in the imaginary world that these stories promote, the possibility of a prospective of the vertical city. Methodologically, the geocritical approach is mobilized. After examining the foundations of the “ville-tour” and the changes to which it leads, the paper invites us to situate the contribution of fiction to a prospective study mainly in the disturbances that these fictions reveal. Two issues emerge: one is linked to the very reality of public space while the other questions the conditions of conception of a vertical urbanity. The conclusion invites us to extend the research: what belongs to the hybrid buildings seems to hold at a distance the “ville-tour” project’s of the untenable figure from the social condenser finally promoted by these novels.

INDEX

Mots-clés : verticalité, tour, « ville-tour », prospective, science-fiction, littérature, représentations, Robert Silverberg, James Graham Ballard Keywords : verticality, high rise building, “ville-tour”, prospective, science fiction, literature, social representations, Robert Silverberg, James Graham Ballard

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AUTEUR

LAURENT VIALA École Nationale Supérieure d’Architecture de Montpellier (ENSAM) Laboratoire Innovation Formes Architecture Milieux (LIFAM) [email protected]

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Trois tours terribles Petite psychopathologie des monades urbaines Three terrible towers: a little psychopathology of urban monads

Christophe Olivier

Géographie et socio-anthropologie de la troisième dimension

1 Comment les formes de socialisation sont-elles influencées par, et en retour influencent-elles l’espace et les configurations matérielles ?

2 Pour un des premiers sociologues à aborder le problème avec une certaine consistance, Simmel, l’espace en tant que tel n’est jamais la cause efficiente des phénomènes observés par la sociologie, mais toujours une simple condition formelle. « Ce n’est pas l’espace, mais l’organisation et la synthèse de ses parties qu’opère l’esprit qui a une importance sociale ». Cependant, poursuit-il, « il peut être avantageux de s’attarder sur l’aspect spatial des phénomènes car il nous fournit souvent des données claires sur les forces efficientes » (Simmel, 2013, 599-601). Ce qui justifie à date ancienne aux yeux de la sociologie naissante l’approche géographique. On sait cependant qu’en France les tendances expansionnistes de l’école durkheimienne, et la résistance des héritiers de Vidal de la Blache vont plutôt avoir tendance à radicaliser les oppositions théoriques et institutionnelles (Rhein, 1982). C’est peut-être à la marge de ces querelles de chapelle, chez un durkheimien éclectique et ouvert, Halbwachs, qui rappelle le « possibilisme » d’un historien battant les sentiers géographiques pour le compte de sa discipline, Lucien Febvre (1922, p. 216-25), que l’on peut aller chercher les premiers fondements d’une interdisciplinarité féconde : « Tout se passe comme si la société prenait conscience de son corps, de sa position dans l’espace, et adaptait son organisation aux possibilités qu’elle aperçoit ainsi. La morphologie sociale part de l’extérieur. Mais ce n’est pour elle, en effet, qu’un point de départ. Par ce chemin étroit, c’est au cœur même de la réalité sociale que nous pénétrons » (Halbwachs, 1970).

3 Il semble que la géographie culturelle partage l’esprit de ce programme interrompu par la guerre, en insistant sur le rôle de la culture comme prisme dans les relations des

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sociétés avec leur espace (Claval, 2012, p. 131-3). Depuis « l’autre côté » socio- anthropologique, je voudrais dans ce qui suit m’avancer sur la frontière disciplinaire.

4 Prenons un exemple de problème général que peut se poser une socio-anthropologie de l’espace. Y a-t-il quand on envisage la spatialité des phénomènes sociaux une spécificité de l’axe vertical par rapport aux phénomènes de surface ?

5 L’anthropologie des représentations mythiques nous l’affirme de façon claire, même si on ne souscrit pas automatiquement aux approches universalistes (Durand, 1992, p. 138-44) : il existe bien un symbolisme propre au vertical, aérien et souterrain, dont le contenu, spécifique ou pas à chaque société, se retrouve en général thématisé dans les représentations religieuses. Pour Durkheim, rien d’étonnant à cela : la conscience collective a sacralisé certaines formes du corps social dans le même geste qui a construit les catégories dont fait partie l’espace (Durkheim, 1960, p. 627). Pour une anthropologie plus contemporaine (Bourdieu, 1980, p. 111-34), on peut encore noter que le champ des déplacements et des postures corporelles dans l’espace, en lien en particulier avec la gravité et la bilatéralité est fondamental pour l’institution mythico- rituelle.

6 Ces imaginaires de temps très long, ancrés dans les mémoires collectives des peuples, viennent-ils rejouer périodiquement dans les phénomènes sociaux ? La lente invention de la montagne en Europe, du Moyen-Âge au XVIIIe siècle (Joutard, 1986) a-t-elle subi et modifié ces mythologies célestes et souterraines ? L’avènement des aérostats (Dorrian, 2007) a-t-il fait de même ? On peut en faire l’hypothèse. On peut aussi supposer, dans une optique qui pourrait être proche de la géographie culturelle, que ces fonds « communs » ont été réfractés par des évolutions socio-historiques différenciées (par exemple pour l’imaginaire de la montagne en Chine, voir Jullien, 2014).

7 Mais pour aborder l’exemple du phénomène vertical qui sera au cœur de cet article, intéressons-nous maintenant aux grandes cités des nations prospères du tournant du XXe siècle, Londres, Chicago et New York, où s’invente dans une frénésie technologique1 l’architecture verticale (aérienne et souterraine).

Ville verticale et imaginaire

8 De cette époque, nous avons au moins hérité, outre les bâtiments, d’un imaginaire populaire bien visible, celui que des Robida, Fritz Lang, Harry Petit, Frank R. Paul et autres ont matérialisé sur leurs films, leurs livres et leurs magazines. Ces images sont restées, sans doute parce qu’en mêlant souvent architecture et transport aérien elles sont si consubstantielles à ce genre bicentenaire, bâtard des révolutions industrielle et romantique. On peut facilement retrouver leur influence dans nombre de succès de la science-fiction de la fin du XXe siècle, de Godzilla au Cinquième Élément, en passant par Blade Runner (Davis, 1992).

9 Mais les textes et les idées de la science-fiction (SF) ont eux suivi leur bonhomme de chemin, en phase avec leur époque. Il se trouve en effet que la SF, en plus d’avoir fait sa marque de fabrique du jeu avec la modernité, et de sa critique, est également attachée par des liens profonds à l’art spatial de l’urbanisme (Hewitt & Graham, 2015, P. 925). Ces deux domaines de savoir et d’imaginaire se sont mutuellement fécondés tout au long de leur histoire commune si bien que la SF en a hérité une riche thématique urbaine (Stableford et al., 2015). Pour le sujet, inspiré par l’article de Harris (2015, p. 609‑11). De

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l’ethnologie des grands bâtiments verticaux, on en extraira un échantillon sous la forme de trois récits dont le cadre est une tour, qui sont des tentatives d’imaginer des expériences limite plus ou moins contrôlées de vie confinée, en densité élevée pour deux d’entre eux : « Total environment » (Aldiss, 1968), The World Inside (Silverberg, 1971) et High Rise (Ballard, 1975)2. Ces textes classiques (au moins pour les deux derniers), contemporains aussi bien des débats qui suivirent les premières expériences de grands ensembles d’inspiration corbuséenne à partir de la seconde moitié du XXe siècle, que de la grande peur de la « bombe démographique » des années soixante, relèvent tous trois d’une SF qu’on pourrait appeler « d’avertissement ». On notera tout de suite que si on espère montrer qu’il reste pertinent de les interroger à partir d’un point d’entrée assez purement architectural (l’Immeuble de Grande Hauteur), la réflexion urbanistique dont ils sont les rejetons fait maintenant partie de l’histoire, comme Mike Davis en particulier s’en est largement fait l’écho à partir de ses études angelines. L’étalement urbain et la désagrégation sociale dans les mégapoles contemporaines par exemple – bien qu’ils commencent à apparaître dans IGH – constituent les thématiques d’une période ultérieure de la SF, que l’on peut dater de la décennie suivante, avec Octavia Butler, le cyberpunk ou les dernières œuvres de Ballard. Nous reviendrons donc en conclusion sur le champ d’application possible de notre analyse.

Partir des fictions

10 De façon plus générale, on peut encore avancer la raison suivante des liens particuliers de la SF à l’espace : Lehman (2001) constate que le « sense of wonder » caractéristique du genre (et qu’il retrouve néanmoins ailleurs – chez Kafka, Borgès,...) est basé sur l’animation matérielle des métaphores, qui peuvent aller de la simple comparaison à la vision du monde. Ce qui signifie que la SF (et les textes apparentés) tend à la spatialisation de toute sorte de matériaux. D’un point de vue formel, ces textes se construisent donc dans l’hyperbole de la métaphore spatiale filée3.

11 Si la géographie peut se targuer d’une tradition de fécondation croisée avec les études littéraires (Lévy, 1997), y compris en particulier avec la SF (Kitchin & Kneale, 2002), l’approche par la fiction me semble moins bien organiquement établie en socio- anthropologie (voir cependant Lassave, 2002 et Longo, 2015). Il ne s’agit pas de traiter le texte en symptôme d’un inconscient collectif que l’écrivain mettrait au jour (la SF ne sera pas considérée comme une mythologie), ou d’une subjectivité dont on valoriserait l’unicité (pas d’analyse du génie littéraire, ce qui n’est d’ailleurs pas un jugement de valeur sur le caractère esthétique de la SF en général), mais plutôt en partenaire épistémologique (Majastre, 1999, p. 47) : comme l’idéal-type sociologique est une fiction (Weber 1965), on veut parier qu’on peut le découvrir dans une fiction littéraire.

12 Pourquoi encore la SF ? Outre les rapports de contenus déjà évoqués, qui constituent un premier ensemble de raisons dans le domaine qui nous intéresse, il existe un argument plus général à l’« usage » de la SF en sciences sociales. Nulle part ailleurs que dans ce genre la visibilité de la construction sociale n’est meilleure, car le travail de l’écriture, puis celui de la lecture, passe par une reconstruction contrôlée (Langlet, 2006, p. 24-9) d’une partie plus ou moins grande d’un paradigme inédit, « qui ne s’effondre pas deux jours plus tard » (Dick, 1995). Souvent, on a donc affaire à un exercice de modélisation

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sociologique, et dans les meilleurs des cas à quelque chose qui peut nous aider dans l’analyse de notre monde.

13 Il s’agira donc de considérer les textes non seulement comme des exemples fictifs d’histoires vécues dans des sociétés humaines particulières, mais également comme des analyses socio-anthropologiques déguisées, dont on pourrait exhiber les idéaux-types en fonctionnement.

14 Les trois textes seront abordés de façon différenciée, pas dans une optique de comparaison ni d’ailleurs d’analyse littéraire « canonique »4 (le « chronotope » de Bakhtine (1987, p. 384-98) est le seul vrai concept d’origine littéraire que j’évoquerai, mais justement parce qu’il est déjà si polyvalent chez son inventeur), même s’il s’agit ici surtout de tenter de faire dialoguer des traditions disciplinaires différentes dans le respect de leurs spécificités. Les faits socio-spatiaux saillants et la co-construction des formes de l’espace et de socialisation, seront le plus visibles dans TD et MU, les deux textes les plus distanciés, qui nous serviront de révélateurs. Les catégories dégagées nous seront utiles dans un second temps pour l’analyse d’IGH et des dynamiques de la désagrégation sociale. Pour ces deux phases, les outils d’analyse socio-spatiaux de la géographie seront mis en commun avec des notions plus socio-anthropologiques. Ici, on s’est en particulier inspiré des travaux de David Harvey5, qui présentaient l’avantage d’offrir une réflexion globale sur la notion d’espace, dans un cadre déjà influencé par l’approche sociologique.

Thématique socio-spatiale

Verticalité et frontière

Le champ de vision – système vertical/horizontal

15 Dans MU et IGH, la stratification sociale est nette, et se reflète dans l’étagement architectural des niveaux, avec classiquement depuis le XXe siècle en Occident les classes privilégiées en haut.

16 Dans IGH, cette perception hiérarchique s’installe peu à peu en dépit d’une certaine homogénéité sociale initiale. La thématisation verticale de la hiérarchie sociale, matérialisation de la métaphore typique de la SF, contient elle-même plusieurs dimensions vécues : le poids de l’immeuble, ressenti dans les appartements du bas, est comme le poids d’une hiérarchie (IGH, p. 502) ; le haut n’est rien sans le bas qui le soutient (« ton patron a besoin de toi... ») – ressenti par le haut quand le bas sera soupçonné de vouloir couper les voies d’approvisionnement (p. 583) – ; la sensibilité à ce qui se passe en haut, mais l’oubli de ce qui se passe « deux niveaux en dessous » (p. 442-452). L’espace vécu ressemble en général à un axe orienté vers le haut, avec un « bas » indéterminé, une origine centrée autour de son propre étage, et une flèche montrant, au-delà d’une ligne de démarcation personnelle, soit avec envie le groupe de référence, soit les nuées indistinctes (p. 453).

17 Cet imaginaire socio-spatial travaille également le raisonnement géométrique en faisant intervenir l’extérieur horizontal par le biais du point de vue : le champ de vision plus étendu à mesure que l’on monte en altitude permet d’accéder à un point de vue de plus en plus aérien, de plus en plus insensible aux détails de la vie au niveau du sol, où corrélativement de plus grandes structures paysagères se révèlent. Il en va de même

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avec la dimension temporelle, où les rythmes plus lents de masses plus étendues sont privilégiés. Ce point de vue entre en homologie avec la situation de pouvoir du dominant, où la puissance est mesurée par le nombre, l’étendue et la durée des phénomènes sur lesquels elle influe, ainsi qu’avec la quantité d’information disponible. C’est la « contemplation monarchique » de Bachelard (1948, p. 385). Dimensions verticales et horizontales font donc système dans cette machine à hiérarchiser. Si ce type de hiérarchie verticale est inconnu dans TD, c’est sans doute précisément en raison de l’absence de point de vue sur l’extérieur.

18 On retrouve dans l’affectation des parkings en pied d’immeuble, sur un mode burlesque et pourtant si réaliste, le système horizontal/vertical : les places les plus proches sont réservées aux résidents des étages les plus hauts, « par souci d’équité » car ceux-ci ont plus de chemin à faire verticalement. Le cynisme de cette justification géométrique, où l’on voit presque un gigantesque mètre d’arpenteur épouser à angle droit le pied de l’immeuble de la place de parking jusqu’au balcon se révèle quand on rajoute que les gens « du haut » ont un accès privilégié aux ascenseurs rapides.

19 La structuration dichotomique du système horizontal/vertical est particulièrement développée sur un autre point, dans MU : le monde extérieur est occupé par l’autre moitié de la population mondiale, celle des « communes agricoles ». C’est le monde « horizontal » face au monde « vertical », et c’est aussi une philosophie en tous points opposée à celle de la vie en monade, centrée elle sur « la verticalité considérée comme l’élément philosophique essentiel de la conformité humaine » (p. 241). La dichotomie est appuyée par l’aspect de campagne agricole mécanisée des étendues horizontales, c’est-à-dire des paysages cultivés quasi-déserts parsemés de quelques villages et survolés par des drones épandeurs et autres robots cultivateurs. Les circulations monades-campagne, essentielles aux deux parties (produits agricoles dans un sens, engrais et produits technologiques dans l’autre (p. 22)), sont souterraines, ce qui accentue à la fois l’aspect faussement naturel du paysage, et l’idée de l’exploitation, aux sens doublement politique et écologique du terme, de la campagne par la monade, qui étend comme des racines son réseau souterrain pour pomper le flux nourricier.

20 On voit que cette dichotomie horizontal/vertical en recouvre en fait d’autres, dont celle entre intérieur et extérieur, plus essentielle peut-être dans l’expérience vécue des résidents.

Une expérience de clôture

21 Dans TD, la tour étant le lieu d’une expérimentation psychosociologique, le monde extérieur ressemble à la pièce du laboratoire dans laquelle on a disposé l’échantillon à étudier : « Faite pour être regardée de l’intérieur, pas de l’extérieur, la Tour offrait à la vue de gigantesques parois laides et défigurées par toutes sortes de tuyauteries, canalisations et conduites qui se prolongeaient jusqu’au sommet » (p. 161)6 Les flux de matière, d’énergie et d’information entre le dehors et le dedans sont strictement contrôlés, comme dans tout protocole expérimental. L’observateur est désinfecté quand il entre dans la tour (p. 161). La nourriture est fournie à heures fixes par des systèmes automatiques (p. 140), l’air est contrôlé (p. 173), des films spéciaux sont projetés pour donner aux habitants un aperçu du monde extérieur (p. 145, 151), et inversement des capteurs (micros et caméras) sont disposés à l’intérieur de la tour pour en surveiller la population (p. 136, 143, 161).

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22 Ce dispositif fait penser à l’idée d’institution totale qu’utilise Goffman (1961, p. 3-12) pour étudier la vie asilaire, au sens où toute la vie des résidents est organisée à plus ou moins grande échelle dans un même lieu fermé.

23 Dans le monde puissamment administré de MU, si les déplacements à l’extérieur ne sont théoriquement pas interdits, ils sortent fortement de la norme, et sont suspects s’ils sont accomplis par des individus sans une justification professionnelle. Les monades sont programmées pour l’autarcie, en tenant compte des accords d’échange qui les lie au monde agricole horizontal, et la vie d’un habitant se déroule normalement entièrement à l’intérieur sauf dans le cas où il doit en intégrer une nouvelle pour cause de dépassement de jauge.

24 Ces deux circonstances de sortie (anormale et programmée) sont au cœur des chapitres 6 et 2 qui exposent deux types de déviations à la « psychologie normale » de la monade. Dans le premier, c’est à la fois l’envie d’aventure (frustration de la vie programmée), d’élargissement de l’horizon (frustration spatiale) et de découverte de la nature qui pousse Micael à s’évader. Il découvrira alors le monde horizontal et sa culture exotique. Dans le second, il s’agit d’une déviation d’hypernormalité. Les habitants que l’on a conditionnés à faire de la monade leur lieu de vie unique, et chez qui on encourage ce qui nous apparaît comme une topophilie casanière (p. 57) doivent pourtant accepter d’en changer, pour une monade identique, s’ils sont tirés au sort le jour où la leur est pleine. La condition de pionnier, obligatoire à certaines phases du fonctionnement de cette société, est aussi un passage délicat pouvant entraîner des crises personnelles. La religion sociale, qui prend ici clairement l’aspect d’une technique de gouvernement ainsi qu’une incitation plus ou moins musclée, en particulier chimique, est chargée d’y remédier. Une troisième circonstance importante de « contact » normalisé – et à distance – avec l’extérieur est la vision kantienne du ciel étoilé chez le « sanctificateur » (p. 235), vision de « dieu » destinée à faire retrouver l’échelle des réalités aux déviants (les « anomos ») en puissance. Il est intéressant de noter que la structure formelle du roman elle-même fournit l’image d’une clôture spatio- temporelle, et doublement. Chacun des petits récits interconnectés mais relativement autonomes nous fait toujours retrouver la tour, mais réfractée par les points de vue de personnages nouveaux, ce qui exprime bien le caractère de totalité auto-suffisante de ce lieu et de sa culture. C’est également la reprise de l’incipit « solaire » à la fin du roman après le saut désespéré dans le vide d’un de ses personnages focaux qui inscrit le roman entier dans le cycle clos du chronotope circadien.

25 Abordé cette fois d’un point de vue dynamique, ce thème de l’enfermement dans l’immeuble, définit très exactement le chronotope d’IGH. Or ici, bien que chacun y ait concouru, il s’agit bien entendu d’un développement non voulu, voire paradoxal. Car c’est un désir de liberté matérielle et symbolique qui anime initialement les résidents, et les pousse à rechercher dans cette résidence verticale de grand standing le double profit de la sécurité et des grands espaces, en « colonis[ant] le ciel » (p. 460). Mais c’est en fait une volière que l’architecte Royal, lui-même résident du dernier étage, a conçu, de façon presque consciente (p. 623). Les oiseaux putatifs se retrouvent « emboîtés dans le ciel » (p. 444).

26 Dans cette construction, le traitement par Ballard de la frontière entre l’immeuble et l’extérieur est très emblématique. La façade est conçue par l’architecte comme un lieu d’observation et de contemplation sûr, un des attraits de l’habitat vertical, mais ce n’est pas son seul statut. La « falaise » (p. 441) sert d’abord d’aspect externe à l’immeuble. Mais

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quand la vue de l’immeuble depuis l’extérieur est évoquée dans le texte, c’est pour dire l’absence d’indice de ce qui se passe à l’intérieur (p. 564), et la façade participe donc à la clôture. On songe aux façades en vitres miroirs qui voudraient rendre les bâtiments invisibles. Elle contient aussi les loges d’un théâtre, quand meurt un habitant lors d’une chute (p. 492). Cette vision vers l’extérieur n’est plus celle d’un large point de vue mais s’exerce ici vers le parking, pour un événement singulier qui fait basculer (!) l’histoire ou surtout la perception des habitants sur l’aventure en cours. Par la suite de nombreuses scènes sont présentées comme des scènes de théâtre, jouées par les habitants, souvent comme des acteurs amateurs, ou des mauvais acteurs (p. 459, 479, 528...). Symboliquement, la scène s’est incorporée à l’immeuble, l’extérieur replié sur l’intérieur. Enfin, si l’on affine la résolution, la façade est une frontière pas si lisse, présentant des ouvertures dans les appartements : lieux de pénétration potentielle à cause du vent, ou du clinamen des rebonds aléatoires sur les balcons : bruit (p. 447), poussière, bouteille (p. 442), mégots et lieux de sortie : détritus, rayons lumineux éventuels pour les regards de ceux « qui attendent que quelqu’un comm[ette] un impair » (p. 449). Ce voyeurisme vertical, style « Fenêtre sur cour », suggère de parler de village vertical plutôt que de ville. Peu à peu, cette peau, comme le reste de l’immeuble, finira tout de même par attraper les signes de la déchéance : « Une brume graisseuse semblait flotter autour de la façade depuis que les gens avaient pris l’habitude d’envoyer cascader leurs déchets le long des parois sans se préoccuper de savoir si le vent n’allait pas les rabattre à l’intérieur d’un autre appartement » (p. 571).

Densité

27 Les corps sont mis à contribution. Un des modèles sous-jacents de TD et MU est celui des expériences de génétique sur les souris ou les drosophiles, et à son image la population « à l’étude » possède des capacités de reproduction accrues. Les rythmes biologiques s’accélèrent avec la densité (TD, p. 166 et MU, p. 26) et le stock génétique est sollicité pour l’émergence d’un homo turris, de façon patente dans TD (p. 133) et hypothétique dans MU (p. 103).

28 Les années soixante, qui furent le terreau de ces deux textes, virent poser le « problème démographique » avec une insistance qui confina souvent à la caricature7. L’expansion démographique, en particulier du tiers-monde, nourrit une grande peur malthusienne.

29 Ainsi la surpopulation est-elle la prémisse de TD (p. 158) aussi bien que de MU (p. 27, 96-99, 194). Si TD est le récit d’une expérience sur les hautes densités, MU montre le résultat d’une révolution culturelle et technique ayant sous la pression démographique créé une nouvelle civilisation munie d’une paradoxale éthique à double face : croître et multiplier, mais dans un espace restreint.

Éthique de l’acceptation, éthique de l’acquiescement

30 La densité ressentie (« le poids d’une humanité entassée » (TD, p. 162), « tous ces gens collés à votre peau » (MU, p. 225)...), c’est tout d’abord une frustration spatiale qui peut déboucher sur l’agressivité et la violence.

31 « L’agressivité des jeunes doit sans cesse être canalisée vers l’extérieur » (TD, p. 138) or le véritable extérieur est inaccessible et se replie donc sur l’intérieur, et l’autre intérieur le plus proche, c’est le niveau adjacent dans TD. D’où les guerres inter-niveau

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et les clans-territoires. Les techniques de télépathie et de « télécide » inventées dans la tour sont également, en tant que moyens de défenses, liées à cette atmosphère violente. Le tissu social se délite, quelle que soit l’échelle, et quelle que soit l’uniformité initiale.

32 Dans MU, la violence sociale est présente également, en gros pour les mêmes raisons. Mais elle y est combattue par les moyens les plus divers, la monade disposant d’un gouvernement intransigeant (les « administrateurs » de la cité supérieure, Louisville) à l’autorité en général feutrée mais efficace. Tout un ensemble d’instances concourt à ce maintien de la paix sociale, des plus technologiques aux plus immatérielles dont une philosophie socialement adaptée. L’ultime violence légitime, de la part de cet État intraitable, c’est l’exécution sans procès (« dévaler la chute »).

33 Si dans TD, la surdensité et ses conséquences les plus violentes sont globalement acceptées par fatalisme, et le repli vers l’intérieur devient presque un repli sur soi- même, elles débouchent dans MU sur l’exposition d’une utopie basée sur une nouvelle éthique, issue d’une transformation fondamentale de l’esprit humain : une « orientalisation, la fin de la mentalité conquistador » (MU, p. 95) de l’ancienne philosophie occidentale : goût du pouvoir, amour de la conquête, soif de la propriété (p. 105), la jalousie, l’envie (p. 128). « Nous avons appris à garder nos distances à l’intérieur de notre civilisation urbaine » (p. 97). Pour combattre à tout prix « l’obscénité de ne plus supporter son voisinage » (p. 42), on a vu l’émergence lente d’une philosophie du « oui » et de la concorde, où tout mouvement de colère est culpabilisant (« on a certainement stérilisé l’étage avec nos glapissements » (p. 127)). Un cran plus loin, et c’est le refus de l’intimité, un accès de tous à tous (p. 19) : ne pas se refuser, ce serait « impie et sacrilège » (p. 120). Cette religion sociale est en cohérence avec la valorisation inconditionnelle de la sexualité et de la reproduction. Notons cependant qu’elle a tous les caractères d’une idéologie, à l’usage des dominants : les corps sont aisément accessibles, mais les débouchés professionnels (et le prestige) moins (p. 54). Il s’agit bien d’une société de statut, un peu figée, où les signes extérieurs de richesse sont simplement moins ostensiblement matériels que chez nous, faute de place et par mesure d’apaisement des relations sociales. Le combat contre les frustrations passe par l’entretien d’une fiction méritocratique, où le statut social est indiqué par le numéro de l’étage, et son accès accordé au conformisme et à la rationalité.

Public/privé

34 Les problèmes dus à la surdensité ont été liés au sentiment de manque d’intimité et à l’excès de stimulus sociaux (Gove, Hughes & Galle, 1979, p. 60-2). Mais ces sentiments sont culturellement construits, et liés à l’importance sociale des « coulisses » de Goffman (1996, ch. 3), et à la définition de l’espace privé. Nos trois textes montrent justement trois types de distinction entre privé et public.

35 Il faut tout d’abord constater qu’aussi bien dans TD que dans MU le rôle des divisions spatiales matérialisées (murs, fenêtres, ameublement, « écran d’intimité » (MU, p. 18)) est considérablement moindre que dans notre société. Ainsi, le statut d’un espace est souvent défini sans recours à la matérialité physique. Corrélativement la distinction privé/public, est en général mal adaptée à sa qualification. Dans TD, le corps est la seule vraie propriété individuelle, en plus d’un petit espace où dormir, souvent peu matérialisé. Mais à l’échelle supérieure, les clans-territoires sont eux bien définis par l’étagement vertical des niveaux. On retrouve ici un topos de la vision occidentale de

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l’Inde, voire de l’Asie : la civilisation holiste, où l’individu est subordonné au social (Dumont, 1983). Dans MU, qui tente une synthèse originale holisme/individualisme, l’appartement privé n’est pas cloisonné et n’entrepose guère de possession meuble. Globalement, tous les passages de frontière sont désinvestis, en particulier celles des appartements, qui sont attribués mais, au moins en théorie, ouverts à tous – et même le corps, on l’a vu, n’est pas vraiment approprié.

36 La dynamique d’IGH est précisément celle d’une redistribution des appropriations de l’espace. Mais un petit détour s’impose avant de le montrer car on va voir que la surdensité, qui n’y semble pas a priori être un paramètre pertinent, revient par la bande, du fait des expériences spécifiques de la matérialité.

Le corps, le corps de la tour et le corps social

Homo turris

37 La transformation psychique soutenue par les religions de la fatalité (TD) ou par une nouvelle religion sociale (MU) s’accompagne donc d’une mutation des sensibilités et des corps. Si les muscles sont développés différemment de ceux des « horizontaux » (MU, p. 173), la spatialité particulière des tours forge également des espaces vécus et relationnels spécifiques (Harvey, 2006). La tour est une île densément peuplée, et la proximité physique liée à l’enfermement de l’institution totale procure l’impression d’entassement et d’étouffement. D’autre part, les résidents intègrent une « image- sensation » de l’espace d’habitat au point qu’on peut parler d’une véritable incorporation de la tour par les corps. Chrimes, le musicien, recherche cette identification dans une expérience de centralité assistée par la drogue en se rendant au 500e étage de la monade (MU, p. 82). « Sa substance se mélange avec la totalité du bâtiment » (p. 83) et il a une vision de l’harmonie sociale (p. 84). Cet équilibre des forces psycho-sociales est ainsi relié à l’espace bâti lui-même et à sa régulation propre, fruit de technologies futuristes. Les connexions architecturo-sociales forment « un gigantesque standard humain » (MU, p. 217).

Les technologies et l’homéostasie

38 Il est classique d’envisager la SF d’après-guerre comme plus engagée dans la thématisation des sciences humaines que dans la prophétie technologique. Dans nos trois textes, le fait est flagrant, puisque l’accent est mis frontalement sur les phénomènes mentaux chez Aldiss, et sur la psycho-sociologie en général chez Silverberg et Ballard. Il faut cependant noter qu’une certaine conception utilitariste, alors assez répandue en Occident, influe fortement sur ces thématisations dans TD et MU, de façon réflexive ou non. La science en question y est vue sur le modèle de la physique comme une connaissance fondamentale pouvant servir de socle au développement de technologies spécifiques. C’est explicitement le cas dans TD où il s’agit du moteur de l’intrigue, et c’est à plus grande échelle encore la base de MU, où l’homéostasie sociale repose sur des technologies de gouvernement spécifiques, et une conception très instrumentale des grandes instances normatives (culture, religion, éthique...). Mis à part l’éthique de l’acquiescement, on y croise le rôle de pacification de la culture (p. 61, 74) et de la religion – le temple dans la galerie commerciale (p. 233) –, la conversation quotidienne utilise un vocabulaire psychosociologique – « seuil de

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consentement/niveau de désir » (p. 93) –, et on y parle également de « sociocomputeurs » en un temps où la scientificité de la sociologie ne fera plus débat...

39 Bien sûr, les « ingénieurs moraux » (p. 56, 238) ne rechignent pas à une petite cure chimique pour normaliser l’attitude des cas les plus sérieux. D’une manière générale, la technologie « dure », même si elle n’est pas centrale, tisse la trame d’une toile de fond dont les éléments s’intègrent de façon signifiante dans le monde social décrit : entre autres exemples les techniques de vidéo et olfacto-surveillance (p. 123) disent le caractère à la fois feutré et implacable du contrôle social, la « plaque apaisante » (p. 128), les drogues diverses et les « centres d’accomplissement somatique » (p. 122, 243) signalent l’importance du relâchement des tensions dans cet univers clos, en même temps que l’image d’un « bébé bercé [et soigné automatiquement] dans son alvéole » (p. 65) montre que dans le monde de MU, on aime (et on doit) faire des enfants, mais que le « care » n’est pas fondamentalement valorisé, peut-être parce que trop anxiogène. La sélection génétique (p. 102) est une autre technique de gouvernement, froidement scientifique, touchant fondamentalement à l’homéostasie (p. 135).

40 Par contraste, dans IGH le « monde des tubes »8 est vu sous son aspect souvent plus réaliste de la panne, de l’engorgement ou du sabotage. L’« autorégulation » technologiquement assistée (« une armée invisible de thermostats et d’hygromètres » (p. 535)) de la machine à habiter se grippe (pannes de courant, de la ventilation, des ascenseurs, obstruction des vide-ordures...) et la tour, ce magnifique organisme qui devait participer de l’homéostasie sociale (comme « quelque gigantesque entité [surveillant] le déroulement des événements : les ascenseurs pompant dans leurs cages évoquaient des contractions cardiaques, les habitants circulant dans les couloirs les globules d’un réseau artériel, les lampes de leur appartement figuraient les neurones d’un cerveau » (p. 489)) s’arrange en fait « pour nourrir les pulsions les plus mesquines » (p. 466). Toutes les communications internes entre niveaux (cages d’escalier et d’ascenseur, vide-ordures) vont servir au cours du récit des terrains d’affrontement et de champs de tir, cependant que les interrupteurs du circuit électrique, les vannes d’eau et les gaines de ventilation serviront d’armes et de menaces. L’autonomie s’y transforme là aussi en clôture.

IGH, une « dévolution » programmée

41 On a vu dans l’évocation des relations avec l’extérieur, en particulier dans TD, se dégager la notion de l’institution totale. Ce qui signifie que l’immeuble sera pensé en fonction de cette autonomie comme une sorte de « machine à habiter », réminiscence de l’œuvre de Le Corbusier (1924, p. 219). Ballard utilise explicitement le terme (p. 446), ainsi que celui de « ville verticale » (p. 444, 507) (Le Corbusier, 2006). IGH peut être vu dans cette optique comme une critique des constructions « idéologiques » du fonctionnalisme corbuséen (Phillips, 2006, p. 52). C’est le caractère d’inhumanité de l’ingénierie qui refait surface dans la façon dont les individus vont l’habiter. Remarquons en passant qu’il s’agit, décliné sur ce thème particulier, d’un des noyaux de l’œuvre entière de Ballard (Colombino, 2012, p. 28), pour qui l’espace extérieur est pris dans une relation de reflet dialectique avec la subjectivité du personnage : il est à la fois le produit et le reflet du sujet.

42 IGH est le récit de la désintégration de la société d’un immeuble résidentiel, où les liens sociaux, sur la pente d’une évolution régressive (« dévolution »), redeviennent

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claniques, avant d’être ceux de la horde primitive mythique, où un mâle entouré ou pas de quelques femelles se bat pour assurer sa survie. Ballard ressuscite même à la toute fin une espèce de matriarcat à la Bachofen (1996) sous la forme d’un clan féminin anthropophage élevant collectivement les enfants de la tour.

Situation initiale

43 Les cellules confortables, sûres et isolées, ainsi que les aménités qui reproduisent celles d’une ville occidentale de l’époque consumériste (école, piscine, supermarché, restaurant,...) font de l’IGH une machine à servir non le collectif, mais les habitants individuellement (p. 446). Ce qui contraste avec la monade urbaine de Silverberg et sa régulation sociale spécifique. Chez Ballard, on a simplement placé cette nouvelle race d’homme, « professionnels sans affects » (p. 483) – objectifs, c’est-à-dire étrangers « proches et lointains » (p. 456)9, dans l’environnement qu’il désirait (Smith, 2015). La tour est sensée « support[er] l’ensemble de l’édifice social et en assur[er] à elle seule le fonctionnement. » (p. 484). Mais le système n’est pas stable, malgré cette « autorégulation de l’immeuble » et de ses habitants ressentie par Laing (p. 444), un des protagonistes. En effet, pour reprendre la distinction de Chombart de Lauwe (1964), la technique et le bâti qui semblent prendre en charge tous les besoins de ces habitants laissent leurs aspirations en dehors de leur juridiction. Et ces aspirations sont en fait « psychopathologiques », nous dit Ballard. « Livrée à l’abandon en plein ciel » (p. 441), la tour concrétise un ensemble de possibilités nouvelles de libérer la sauvagerie.

Lignes de fuite

44 Une fête d’enfants qui tourne à l’orgie bachique dans un appartement du neuvième, avec moult bruits et projections sur les véhicules des gens « du haut » garés au pied de l’immeuble donne le signal d’un véritable carnaval (p. 474), avec comme première conséquence spatiale l’ouverture des portes sur les paliers dans la soirée, cependant que s’installe une circulation des habitants entre les nombreuses fêtes organisées. « Toutefois, cette intimité nouvelle [s’établit] étage par étage. » (p. 475) Comme dans tous les carnavals, le défoulement des passions ne servira qu’à rendre patente la hiérarchie et cristalliser une bipolarisation. Ainsi Laing (25e) et sa voisine du dessus refuseront de se rendre à l’invitation de Wilder (2e) de peur que « les choses [y soient trop] tumultueuses » (p. 475). C’est à ce premier stade l’image de « communautés villageoises » qui correspond le mieux à ces formes de socialisation, entre pairs socio- économiques regroupés opportunément sur le même palier par la structure spatiale hiérarchique de la tour.

45 Parti de problèmes de copropriété on ne peut plus communs (bruit, mauvais usage des équipements collectifs, jalousies diverses...), le travail de cristallisation finira bientôt par faire apparaître les quelques grands thèmes de cette « dévolution » : sécurité physique, rivalités sexuelles et recherche de nourriture.

46 Matériellement, il prendra la forme d’une dégradation spécifique des communs (aux agressions sur les véhicules le « haut » répondra par l’utilisation des escaliers comme « décharges » (p. 511), les équipements seront dégradés, les étages semi-communs « envahis » par l’autre camp), de leur usage intempestif (ascenseurs bloqués, menaces de coupure de courant), de leur contrôle par les commandos des nouveaux clans-

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territoires. Tout cela mènera rapidement à une « impossibilité d’exercer ses droits de libre circulation » (p. 505) dans l’immeuble, et, de façon plus insidieuse, à sa clôture par rapport à l’extérieur.

Redéfinition des espaces et des formes de socialisation

47 Si la première étape de carnaval a ouvert les portes sur les paliers, multiplié les circulations entre appartements, à la fin Royal fera la remarque que tout le monde s’est de nouveau retrouvé chez soi, comme avant (p. 623). Entre les deux, après une brève période de foisonnement des fêtes, le rythme circadien fera alterner des périodes diurnes de plus en plus courtes où l’ancien ordre social se maintiendra comme un masque avec des nuits réservées au défoulement dionysiaque. Dès lors, les communs auront plus le rôle de champs de bataille que de lieux de convivialité. Peu à peu, dans la terreur des mauvaises rencontres et des invasions de l’espace privé, tout le monde retournera se cloîtrer chez soi ou dans un autre espace vacant ou non. Parallèlement, les groupes affinitaires puis les tribus se seront transformés en bandes de plus en plus restreintes. Ainsi, si le régime spatial semble superficiellement identique, l’état social aura été complètement bouleversé par les événements. Il est alors intéressant de parler d’un état socio-spatial différent, en ce sens que les caractéristiques sociales attribuées aux différents espaces ont changé. En particulier, il n’existera plus de « communs », car leur statut supposait une coordination sociale qui a disparu. À la place sont apparus, soit de nouveaux espaces privés contrôlés par la violence, soit des no man’s land, zones de chasse, zones dangereuses non encore « territorialisées ».

48 Au cours du récit, l’axe vertical, en devenant l’axe de circulation des dangers et de leur anticipation, devient également l’axe dynamique essentiel des définitions identitaires10. La circulation verticale ascensionnelle est par exemple pour Wilder une dynamique vitale. Royal descendra, pour y mourir, vers le dixième niveau « commun », la zone de faille active qu’il avait contribué à créer, où à bien des égards s’est cristallisé le drame.

49 L’espace, comme l’indiquait Simmel, n’est actant que par les représentations que s’en font les hommes, souvent au travers d’« images-sensations » aux contenus très concrets, qui aboutissent à une sorte d’animation (p. 459, 466, 529), voire une incorporation du bâtiment (p. 533). L’état d’esprit de Wilder en fournit un exemple parlant, mais qui pourrait être décliné pour tous les protagonistes principaux. « Leur véritable ennemi n’était pas l’ordre social de la tour, la hiérarchie étagée, mais l’image de l’immeuble dans leurs esprits, toutes ces strates de béton qui les ancraient au sol » (p. 516), réalise-t-il en voyant ses voisins préparer une dérisoire expédition de représailles. Lui-même, en proie à une phobie d’écrasement physique dans son appartement du deuxième, a transformé son désir de revanche sur les gens « du haut » en une haine contre le corps de la tour lui-même, doublée d’un « mythe de l’ascension » (p. 518) socio-spatial. Pris dans un guet-apens au trente-septième, il pensera que « finalement […] c’est la tour qui le rejetait » (p. 529).

50 Ce bâtiment créé en grande partie pour offrir une vue confortable sur l’extérieur finit inexorablement par se retourner sur son intérieur par l’action conjointe des résidents, qui s’entendent tacitement pour prévenir toute incursion (p. 579, 618). La clôture de l’immeuble – « la séparation avec le monde était totale » (p. 619) –, est finalement l’aboutissement ironique de l’idée de la « machine à habiter » autarcique.

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51 Clôture d’ailleurs redoublée temporellement par le chronotope cyclique dans lequel les toutes dernières lignes du roman (où Laing voit avec délectation la tour voisine prendre le chemin de la sienne) nous invitent à plonger le récit. Renchérissant sur cette prophétie, Ballard retrouvera cette fascination pour la clôture à l’échelle du lotissement, quand il prendra des gated communities pour décor de ses derniers thrillers (Blandy, 2001).

Conclusions : quelques pistes à l’usage des ethnologues de la troisième dimension

52 On retrouve dans les synthèses de la littérature sur les grands ensembles et les immeubles de grande hauteur de (Gifford, 2007) et (Kearns et al., 2012) les différents thèmes que nous avons croisés : la surdensité perçue, le moindre sens de la communauté, l’absence de contrôle sur l’environnement et les relations sociales sont facteurs de sentiments d’insécurité, d’anonymat subi, de solitude et de dégradation de l’espace public.

53 Comment habiter une machine à habiter ? En s’insérant dans les circulations humaines et techniques. Mais le délire collectif d’IGH entend nous avertir contre l’idée que l’édifice social bénéficierait automatiquement de la perfection des régulations matérielles. Au contraire l’hypothèse est faite que l’affinité entre d’une part la recherche d’isolement et d’anonymat caractéristique de l’éthos de classe des « professionnels sans affect », sans goût ni aptitudes pour la vie collective et d’autre part le « cocooning technologique » fera de l’IGH une machine socio-spatiale à cristalliser les hiérarchies sociales et débouchera sur la violence. IGH est l’exposition de ce modèle de développement (Kalberg, 1994, p. 117-19).

54 Grâce à la conception verticale, le sentiment de surdensité pour les habitants ne devrait a priori pas être corrélé à la densité des urbanistes, rapport purement « horizontal » du nombre d’habitant à l’emprise au sol. Cependant deux facteurs se conjuguent qui sabotent la machine. D’abord tout se passe comme si la perfection technique de l’immeuble, jointe au goulot d’étranglement que constitue son entrée au niveau du sol, le changeait inexorablement, dans l’expérience des résidents, en un Alcatraz urbain (IGH, p. 507). À ce sentiment de clôture se joint le ressenti de la présence des autres résidents (car les cellules ne sont pas étanches) pour produire un sentiment d’entassement. Ressenti qui peut être renforcé par l’enclavement du quartier : Royal se fait d’ailleurs la réflexion (p. 532) qu’il n’y a guère de différence avec les événements violents qui peuvent advenir dans les grands ensembles d’habitat social. Ce qui laisse entrevoir un élargissement possible de ce modèle à d’autres milieux socio- économiques.

55 Que signifie encore pour les formes de socialisation cette fameuse propension à la clôture ? De ce qui s’apparentait à la problématique de la vie « hors-sol » (Wener et Carmalt, 2006, p. 164), IGH nous a fait aussi dériver vers une autre thématique : le village vertical, pourrait-on dire. Cette communauté, qui est celle des premières phases de désorganisation sociale de IGH est caractérisée par un type de socialisation particulier, basé sur la dialectique simmelienne du proche et du lointain, ainsi que sur la visibilité sans accès, qui inaugurent un nouveau rapport aux gens et aux choses. On mêle à l’anonymat de la « culture urbaine » un avant-goût du panoptique villageois. On

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imagine, et on voit quotidiennement plus qu’on ne parvient jamais à connaître ses voisins. « On dirait presque que tous ces gens ne sont pas ceux qui vivent réellement dans l’immeuble », résume Helen Wilder (IGH, p. 459).

56 S’il est sans doute légitime, au moins à titre d’hypothèse, d’étendre le modèle d’IGH à l’habitat social des pays riches, il est possible que l’espace vécu des nouvelles tours, édifices de prestige majoritairement situés dans les pays émergents, relève d’un régime différent. L’immeuble y est effectivement, dès sa conception, prévu pour être un bunker. Si les « professionnels » d’IGH pouvaient encore rêver d’être des oiseaux, les classes nanties du Tiers-monde actuel savent mieux toute l’énergie qu’elles doivent dépenser pour s’élever quelque peu au-dessus du sprawl et des taudis. Le modèle dynamique de cet espace vécu serait à chercher dans d’autres œuvres qu’IGH, sans doute postérieures, comme on l’a évoqué en introduction. Cependant, les notions socio-spatiales dégagées sur TD et MU seraient peut-être encore pertinentes, inhérentes qu’elles sont à un chronotope (plus général que celui de l’enfermement qui est celui d’IGH) qui reste à décrire et qu’on pourrait appeler chronotope de « l’arche ». Au milieu d’un monde hostile, le groupe humain s’y fabriquerait consciemment son institution totale en cherchant à maîtriser au maximum les échanges avec l’extérieur.

57 D’une manière générale, c’est sur ce terrain de l’expérience vécue de l’habitat que l’approche par la (science-)fiction est la plus directement fructueuse. Gifford (2007, p. 12) note qu’il n’existe guère d’étude sur toutes les dimensions de l’expérience concrète de la vie en IGH. En dépit de son insistance générique sur la technique et la société, la SF, et singulièrement celle de nos auteurs, garde de son ascendance réaliste le goût de la psychologie, au moins sous une forme schématique. Les personnages et leurs fantasmes propres offrent donc une galerie d’idéal-types psychosociaux pouvant servir à l’analyse du monde réel (Kalberg, 1994, p. 87-91). Dans l’idéal-type de développement que constitue la narration de désintégration sociale où ils s’intègrent, on voit ensuite s’articuler les dimensions culturelles, psycho-sociales et proprement spatiales. Cette thématisation de l’espace qui est justement un des traits caractéristiques du genre littéraire choisi, en fait un partenaire de choix au croisement de la socio-anthropologie et de la géographie culturelle.

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NOTES

1. Pour une histoire doublée d’une analyse critique de cette phase de la croissance urbaine, voir (Mumford, 2011, ch.17). 2. Ci-dessous respectivement « TD », « MU » et « IGH », d’après les titres des éditions françaises utilisées pour les références (numéros de pages entre parenthèses) : (Aldiss, 1983), (Silverberg, 1974) et (Ballard, 2014). 3. Voir un exemple de ce genre d’analyse dans Jameson (1987). 4. Du point de vue d’une poétique de la SF, on pourrait par exemple insister plus sur la totalité des procédés spécifiques au genre mis en œuvre dans nos textes, en particulier sur les jeux temporels qui lui semblent consubstantiels (Langlet, 2006, ch. 7) au moins autant que l’imaginaire spatial sur lequel je me suis appuyé. De façon plus pressante encore, il faudrait, pour se dégager de la fameuse « illusion référentielle » à laquelle est trop susceptible de succomber toute lecture « hétéronome » d’une œuvre littéraire, prêter plus d’attention que je n’ai pu le faire pour le moment aux problèmes d’énonciation. Mais il s’agit d’un travail en cours dont un des objectifs est justement de clarifier peu à peu l’apport possible de la verbalisation littéraire à l’épistémologie de la sociologie. 5. Le détail de cette analyse est à paraître. On s’est servi en particulier du texte synthétique (Harvey, 2006). 6. Préfiguration évidente du style associé à l’architecte Richard Rogers depuis la conception du Centre Beaubourg (1977) en particulier. On peut noter cependant, pour l’anecdote et pour minimiser le caractère prophétique de ce genre d’inspiration, que l’idée originale en remonte plutôt, et au moins, à Michael Webb, un des fondateurs du groupe Archigram, dans un projet de 1957. Aldiss (et Ballard également d’ailleurs, en particulier sur ce thème) était suffisamment intégré dans les milieux d’avant-garde londoniens pour que ceci explique cela. 7. (Domingo, 2008) souligne le succès du livre du biologiste américain Paul R. Ehrlich The Population Bomb (1968). 8. Ceux de la blague de Le Corbusier : « Pour Ledoux c’était facile – pas de tubes ». 9. Ballard utilise les qualificatifs de l’étranger simmelien (Simmel, 2013, p. 663). 10. Il serait intéressant, en développant ce travail, d’aborder de plus près le système des personnages dans nos trois textes, ce qui recouperait d’ailleurs le programme de Harris (2015, 611). Voir les remarques d’Irène Langlet (2006, p. 66-92 et p. 195-206) sur les liens entre focalisation et travail de lecture en SF.

RÉSUMÉS

L’article propose une approche « mitoyenne » entre socio-anthropologie de l’espace et géographie culturelle sur l’espace vécu des grands bâtiments verticaux, en analysant trois récits

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de fiction prenant une tour pour cadre : « Total Environment » (Aldiss, 1968), The World Inside (Silverberg, 1971), et High-Rise (Ballard, 1975). On y étudie, en particulier dans les deux premiers, tirant profit de l’effet de loupe propre à la science-fiction « d’avertissement », en dégageant des faits socio-spatiaux saillants, la co-construction des formes de l’espace et des formes de socialisation. Ces catégories nous sont utiles dans un second temps pour l’analyse de High Rise, lequel nous guide dans les dynamiques de la désagrégation sociale. High-Rise expose un développement idéaltypique combinant types psychologiques et schémas d’évolution socio- spatiale, au cours duquel l’immeuble conçu pour la vue panoramique se retourne sur son intérieur, et dont l’aboutissement est l’enfermement paradoxal d’une population retournée à l’état de barbarie. On interroge pour finir la pertinence heuristique de cette analyse, et on dégage l’intérêt spécifique de ce détour par la science-fiction.

The paper proposes a “boundary” approach between socio-anthropology of space and cultural geography in terms of the lived space in high-rises, by analysing three high-rise narratives: “Total Environment“ (Aldiss, 1968), The World Inside (Silverberg, 1971), and High-Rise (Ballard, 1975). By highlighting salient socio-spatial features, we employ the lens effect specific to “warning” science fiction in order to study the co-construction of forms of space and forms of socialisation, especially in the former two works. We then use these categories to analyze High Rise, guiding us through social disintegration dynamics. High-Rise’s development is ideal-typical, mixing psychological types and socio-spatial processes in which a building designed for panoramic views focuses back inward, paradoxically confining a population reverted to barbarism. The paper concludes by questioning the heuristic relevance of the study, revealing the specific interest foundin such a science-fictional detour.

INDEX

Mots-clés : science-fiction, socio-anthropologie, géographie culturelle, espace, verticalité, urbain, Brian Aldiss, Robert Silverberg, J.G. Ballard, sociologie par la littérature Keywords : science fiction, socio-anthropology, cultural geography, space, verticality, urban world, Brian Aldiss, Robert Silverberg, J.G. Ballard, sociology via literature

AUTEUR

CHRISTOPHE OLIVIER UMR Litt&Arts – Imaginaire et Socio-Anthropologie Université Grenoble Alpes [email protected]

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Le Hong Kong hollywoodien ville verticale, ville exotique, ville politique ? A Hollywood Perspective of Hong Kong: vertical city, exotic city, political city?

Nashidil Rouiaï

1 Hong Kong est la ville la plus verticale au monde : avec ses 7 696 immeubles en 2013, son indice de verticalité – qui tente de quantifier l’impact visuel de la skyline des villes en fonction du nombre d’étages de chaque immeuble – s’élève à 128 786, là où celui de New York, en deuxième position des villes les plus verticales, n’atteint malgré ses 5 991 immeubles que 40 450, trois fois moins que la métropole chinoise (Questions Internationales, 2013). Cette élévation de la ville est due à sa topographie particulière : sur un territoire de seulement 1 104 km2 dont les 4/5 es sont inoccupés (réserves naturelles entre autres), se concentrent 7,2 millions d’habitants. Si bien que les densités de population peuvent atteindre, selon les quartiers, des niveaux très élevés (comme dans le district de Kwun Tong sur Kowloon avec plus de 55 000 hab./km2). Si la verticalité se couple donc avec la densité, elle ne s’y résume pas. Hong Kong est la ville la plus verticale au monde, mais elle est loin d’en être la plus dense : en moyenne, sa densité de population est de 6 690 hab./km2, là où celle de Paris s’élève à 21 258 hab./ km2. Car la fonction principale des tours vertigineuses qui se dressent dans les quartiers de Central et Admiralty sur Hong Kong Island et qui forment l’impressionnante skyline que l’on peut voir depuis l’autre rive (Kowloon), est d’accueillir des bureaux. Ces gratte-ciel regroupent – et donc incarnent – les centres décisionnels des grands groupes économiques au centre de la ville et « permettent de densifier l’espace en des lieux particulièrement rechercheś car bien situés » (Didelon, 2010). À Hong Kong comme dans les autres villes mondiales, l’importance symbolique que revêtent ces constructions est un élément crucial pour saisir la course vers le ciel que se lancent les métropoles à travers le monde. Les gratte-ciel véhiculent « une image positive élaborée sur des éléments de valorisation architecturale et des éléments sociaux de notoriété » (Crouzet, 2003, p. 273). Avec la ré-urbanisation du capital, le pouvoir s’est concentré plus encore entre les mains de grandes entreprises avec l’aide de municipalités entrepreneuriales (Harvey, 1989). Dans le domaine de la fabrique de la ville, les acteurs de la « classe capitaliste transnationale » (Sklair, 2001 ; Appert, 2012), appartenant aux milieux d’affaire, étatique, technique ou de la consommation,

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« exercent un contrôle économique, politique, culturel et idéologique sur la fabrique de la ville pour attirer des investissements dans le contexte de la concurrence inter- métropolitaine » (Appert, 2012, p. 8). Si bien que prendre le contrôle du paysage urbain est un mode de territorialisation, un moyen d’obtenir – et de conserver – le contrôle de l’espace. Aujourd’hui, les tours et les gratte-ciel font partie des éléments architecturaux structurant le paysage urbain et pouvant symboliser à eux seuls une ville. Ces buildings sont employés pour « créer de beaux parcours oculaires et des paysages gratifiants » (Paulet, 2002, p. 94). Ils participent, par leur hauteur, mais aussi par leur esthétique, à « spectaculariser » le paysage urbain et peuvent ainsi forger la réputation d’une ville. Quant aux skylines qu’ils constituent, elles sont des éléments importants dans la fabrication par une ville de son image. Cette forêt de buildings, de tours, de citadelles, concrétise la densité, et met en lumière « la puissance abstraite et mystérieuse, l’inconnaissable » (Paquot, 2005, p. 279-280). Dans Skylines : understanding and molding urban silhouettes (1981), Wayne Attoe définit même la skyline comme la clé principale de l’identité métropolitaine.

Carte 1 – Carte de contextualisation, « Hong Kong, un archipel urbain »

(J. Morel / N. Rouiaï)

2 La ville est un lieu de pouvoir et son rôle est « d’organiser, de structurer, de rassembler et de produire des invisibles » (Sanson, 2007, p. 15), qu’il s’agisse de biens culturels, informationnels ou financiers. Afin de les mettre en scène, le paysage urbain prend la forme d’un support, d’un outil de légitimation, d’un discours. Sa matérialité est l’expression de messages et d’une puissance immatériels. La fonction esthétique de la ville est centrale, c’est un outil de la compétition économique qui matérialise des enjeux de pouvoir au sein d’un monde globalisé. Cette fonction esthétique est associée au symbolique et à l’imaginaire.

3 Au sein de cette construction imaginaire, le cinéma a un rôle important à jouer. Lorsqu’il produit des images, le cinéma donne à voir un espace, un lieu, une rencontre, une situation. L’action est toujours située, ancrée dans un espace. Cet espace peut revêtir des formes différentes : une ville, une banlieue, une rue, un véhicule, une ferme,

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un désert, une forêt, ou même l’espace. Le cinéma montre au spectateur un espace sous une forme condensée, un espace délimité, composé et recomposé. L’espace cinématographique s’apparente dès lors à une sorte de kaléidoscope, composé de miroirs réfléchissant à l’infini des morceaux d’un territoire qu’il s’agit de reconstituer à travers d’autres moments d’un même film ou à travers d’autres films mettant en scène un même lieu. Dans un monde globalisé, surmédiatisé et fictionnalisé où le brouillage entre imaginaire et réel s’accentue, le cinéma, cet « art unificateur et sans matière » qui construit « un réel plus réel que le réel et donc imaginaire » (Alfonsi, 2005, p. 58), a un impact sur les représentations mentales. « Les films agissent comme des “agents sublimateurs” de villes, de paysages, de traits culturels, de modes de vie, d’univers mentaux. Comme si, par leur parti pris, ils les réinventaient constamment, berçant le spectateur dans un rêve éveillé qui entrelace réalité et discours sur la réalité » (Dagnaud, 2011, p. 23). Lorsque le cadre d’un film est urbain, la tension entre le réel et l’imaginaire est renforcée, tant la ville, ce « mixte d’espace réel et d’espace mythique » (Paquot, 2005, p. 9), est le lieu cinématographique par excellence : Le cinéma lui-même est assez discret sur les cultures agraires, préférant de loin les lumières de la ville...il est vrai qu’il est né en ville, et je dirais même dans et de la ville. [Et en même temps] le cinéma fabrique l’image que la ville souhaite montrer d’elle et ce faisant, il révèle un mode d’organisation territoriale, un mode de vie, il artialise notre existence, (ibid., p. 14).

4 Dans cet article, nous allons interroger le duo que forment ville et cinéma, en prenant le cas de la représentation de Hong Kong par les films hollywoodiens. Pourquoi Hollywood ? Parce qu’en tant qu’industrie du cinéma dominant le marché international, Hollywood impose son imagerie et ses valeurs au reste du monde. L’une de ses forces est d’avoir la capacité, du fait de son poids et de son influence tentaculaire, de projeter « un imaginaire plus puissant que tout discours politique » (Martinon, 2010, p. 85). Ce pouvoir dont dispose l’industrie du cinéma américain est d’ailleurs parfaitement assumé par les hautes sphères hollywoodiennes. Dans son article sur « La fabrique cinématographique de l’altérité », Jean-François Staszak rappelle que [...] l’industrie cinématographique a eu très tôt conscience de ses pouvoirs et de ses responsabilités idéologiques, au-delà des frontières (Staszak, 2011, p. 580). Pour illustrer son propos, il cite quelques lignes d’un mémoire interne de la Motion Picture Producers and Distributors of America, qui affirmait dès 1928 : Les films […] colorent les esprits de ceux qui les regardent. Ils sont de toute évidence les facteurs les plus efficients de l’américanisation du monde1 (idem). Alors que les images se consomment à une vitesse démultipliée, à l’heure où Hollywood domine encore le box-office mondial, cette affirmation reste d’actualité. Le cinéma hollywoodien a la capacité d’orienter représentations et perceptions : parce qu’il est, dans les pays occidentaux notamment, souvent le premier – et parfois l’un des seuls – biais de représentation de territoires de l’ailleurs, il façonne la relation qu’entretient son public avec ces altérités spatiales et culturelles2. C’est à ce titre que l’influence sur les représentations de l’image qu’il projette de l’« ailleurs » hongkongais et chinois est majeure. L’imaginaire et l’imagerie symbolique qui se forgent chez le spectateur grâce au voyage cinématographique permis par les films hollywoodiens sont des terrains d’exploration essentiels.

5 Dans cet article, nous répondrons donc, plus précisément, aux deux questions suivantes : quelle place tient la verticalité dans les représentations hollywoodiennes de Hong Kong et qu’est-ce que cela implique, pour le territoire hongkongais, et par

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extension pour la Chine ? En quoi la portée de ces représentations ciné-géographiques se situe-t-elle non seulement sur un terrain culturel, mais également politique ?

6 Cette contribution s’insère dans un courant de recherche internaliste de la géographie culturelle, qui privilégie l’étude des représentations de la ville véhiculées par les films. Ce courant a été initié, en France, par Jacques Belmans avec La ville dans le cinéma : de Fritz Lang à Alain Resnais (1977). Par la suite le numéro spécial d’Espaces et Sociétés (1996) dédié à « Ville et cinéma », l’encyclopédie La ville au cinéma dirigée par Thierry Paquot et Thierry Jousse (2005), l’essai de géofiction d’Alain Musset sur les paysages urbains de Starwars (2005) et l’article de Pierre-Jacques Olagnier sur les dystopies urbaines dans le cinéma de science-fiction (2008), le numéro « Géographie et cinéma » des Annales de Géographie coordonné par Jean-François Staszak (2014), les articles et la thèse de Bertrand Pleven sur les territoires urbains dans le cinema contemporain (2011, 2013, 2014, à paraître), le dynamisme de la rubrique « Des Films » des Cafés Géo, ou encore le site « Le monde dans l’objectif » de Manouk Borzakian qui propose des « regards géographiques sur le cinéma (et réciproquement) » à travers notamment le projet du « Géotop », ont fini par confirmer l’intérêt majeur des géographes français pour les images cinématographiques. Comme en France, la recherche anglophone n’a véritablement fixé le cinéma comme objet géographique que dans les années 2000. Les précurseurs Gina Marchetti sur le genre, la sexualité et la question raciale à Hollywood (1993), Stuart Aitken et Leo Zonn sur la portée sociale et politique des représentations cinématographiques (1994), Peter Schofield, Nichola Tooke et Michael Baker sur l’impact du cinéma sur le tourisme (1996), Matthew Bernstein et Gaylan Studlar sur l’orientalisme au cinéma (1997), ainsi que Christina Kennedy et Christopher Lukinbeal sur l’importance d’un point de vue épistémologique et disciplinaire des liens entre géographie et cinéma (1997), ont initié un courant de recherche avant d’être rejoints par de nombreux chercheurs explorant des thématiques variées.

7 Dans la filiation des recherches internalistes, nous nous focaliserons sur l’étude des films eux-mêmes et des représentations de l’espace qu’ils renvoient. Pour saisir les spécificités des représentations hollywoodiennes du territoire, nous mobiliserons, à plusieurs moments, des exemples cinématographiques hongkongais, afin de comparer entre les images exogènes et les images endogènes, les types de représentations spatiales et les espaces mis en scène. Concernant le corpus de films étudiés dans cet article, les critères de la publication et de la diffusion sont retenus comme pertinents. Que ce soit du côté hongkongais ou américain, les films sélectionnés ont tous connu une diffusion internationale. Pour juger de l’intérêt que porte le public aux films choisis, on se fonde sur trois éléments ayant trait au succès global de ces œuvres. Premièrement le box-office, deuxièmement les succès critiques, et troisièmement les récompenses dans les différents festivals internationaux. Les deux derniers critères justifiant l’intégration ou non d’un film dans le corpus sont le critère spatial et le critère temporel. Ainsi pour qu’un film soit intégré, il faut qu’il se déroule à Hong Kong en totalité ou en partie. De manière plus précise, il faut que dans la diégèse, le cadre spatial soit clairement fixé : qu’il soit entendu que l’action se déroule à Hong Kong. Le critère n’est donc pas que le film ait effectivement été tourné à Hong Kong (et non en studio ou dans une autre ville). Un film peut avoir été tourné à Hong Kong, tandis que, dans le discours diégétique, l’action se situe autre part. Au contraire un film peut avoir été tourné hors du territoire hongkongais, mais qu’il soit affirmé dans le discours diégétique, ou à travers l’ajout écrit d’une précision géographique, qu’il s’agît bien de Hong Kong. C’est cette affirmation diégétique qui prévaut, puisque c’est sur cette base

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que vont se construire les représentations des spectateurs non-hongkongais et non- familiers du territoire hongkongais. En outre, le Hong Kong représenté ne doit pas être un Hong Kong historique, mais au contraire être contemporain au spectateur et au moment de la réalisation et de la projection. Le but étant de se concentrer sur les représentations actuelles de la ville qui se forment chez les spectateurs, il importe que l’image projetée ne se fixe pas sur l’histoire de la métropole, mais bien sûr ses qualités présentes.

8 À travers un corpus de films hollywoodiens grand public faisant explicitement référence à la ville de Hong Kong et y situant une partie au moins de leur action, et grâce à la mobilisation comparative de films hongkongais ayant obtenu un écho international, l’objet de cet article sera de montrer comment le cinéma d’Hollywood fabrique l’image de Hong Kong, d’un ailleurs qui puisse rentrer dans ses propres codes, d’un ailleurs finalement largement dé-singularisé, mais aussi instrumentalisé.

La verticalité

9 Dans la majorité des films hollywoodiens qui se déroulent à Hong Kong, seule une infime partie de la ville est représentée : le centre des affaires (CBD) et donc les quartiers de Central et d’Admiralty sur Hong Kong Island. Cette sur-représentation prend deux formes principales. Selon les films ou les moments d’un même film, on montrera ces quartiers à travers une plongée dans les buildings, en posant la caméra au sommet des plus hauts immeubles, en plein cœur de Central, ou alors on fixera la skyline hongkongaise depuis l’autre rive, Kowloon et l’Avenue of Star notamment.

10 Dans Lara Croft : Tomb Raider – The Cradle of Life (Jan De Bont, 2003), la première image de Hong Kong est celle du Victoria Harbour au coucher du soleil. La skyline s’esquisse devant un relief montagneux, en contre-jour. Un hélicoptère survole la ville. Cette image regroupe de nombreux éléments représentatifs d’une certaine modernité : bateaux commerciaux, buildings financiers, hélicoptère. Une modernité qui fait corps avec les éléments et la topographie de l’espace : le soleil rase les montagnes et éclaire les gratte-ciel d’une lumière douce, pastel. Après une brève scène à Times Square, dans le quartier de Causeway Bay, haut lieu du commerce de luxe sur Hong Kong Island, la séquence hongkongaise s’achève sur un copié-collé de la scène d’ouverture : après une plongée de Lara Croft (Angelina Jolie) en wingsuit à travers les gratte-ciel de Central (capture 1), elle atterrit en parachute sur un navire dans le Victoria Harbour. Tout comme lors de l’arrivée à Hong Kong, le soleil est rasant, il éclaire la skyline d’une lumière rose pastel (capture 2).

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Captures 1 et 2 – Départ de Hong Kong en parachute pour Lara Croft, la skyline toujours mise à l’honneur

(Tomb Raider – The Craddle of Life, De Bont, 2003).

11 Un traitement assez proche est réservé à Hong Kong dans The Dark Knight de Christopher Nolan (2008). Pour la première fois de son histoire, l’homme chauve-souris quitte momentanément Gotham City pour Hong Kong. Un Hong Kong néanmoins spatialement restreint : le seul quartier filmé est celui de Central, représenté majoritairement de nuit, éclairé par les lumières artificielles de la ville. Au sommet du Two IFC, Batman domine la ville. L’occasion de proposer une image nocturne de cette jungle de gratte-ciel. L’hypermodernité de la métropole est particulièrement mise en valeur dans ces quelques minutes. Ce sont les buildings les plus emblématiques et les plus connus de la ville qui sont le théâtre de l’action. Batman offre à Hong Kong le rôle de décor vertical et vertigineux. Alors qu’aucun autre district n’est représenté, qu’aucune autre facette de la ville n’est montrée, l’image que renvoie la métropole hongkongaise dans The Dark Knight est celle d’un espace sombre, dense, vertical, riche, puissant et hypermoderne.

12 L’arrivée à Hong Kong dans Transformers : L’Âge de l’Extinction (Bay, 2014), est sensiblement similaire. Tout comme pour Batman, c’est la première fois de l’histoire de la franchise que les « Autobots » et les « Decepticons » se délocalisent hors des États- Unis. La première image de Hong Kong est nocturne : la caméra effectue une plongée dans la ville en prenant pour centre névralgique la Bank Of China et le Two International Financial Center (IFC), avec en arrière plan l’International Commercial Center (ICC) sur l’autre rive (capture 3). Quelques secondes plus tard, la nuit s’est évaporée sans que l’on ne sache pourquoi puisque la liaison narrative est flagrante et qu’aucune ellipse n’a rompu le cours de l’action. Nous retrouvons donc Hong Kong en plein jour, toujours abordé par le prisme des quartiers de Central et d’Admiralty avec, à nouveau, pour élément de référence le building emblématique de la Bank of China (capture 4).

Captures 3 et 4 – De la vue nocturne (gauche) à la vue diurne (droite) un Hong Kong toujours abordé par une plongée dans le CBD

(Transformers : L’Âge de l’Extinction, Bay, 2014).

13 Dans « Le lieu, le territoire et trois figures de rhétorique » paru dans l’Espace Géographique en 1995, Bernard Debarbieux évoque « une analogie entre synecdoque et relation symbolique entre lieu et territoire » (Debarbieux 1995, p. 98), montrant comment certains lieux, simples éléments constitutifs d’une entité territoriale englobante plus large, parce qu’ils véhiculent des signifiés territoriaux, sont capables d’évoquer à eux seuls l’ensemble d’un territoire. En reprenant cette idée, on assiste,

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dans la très grande majorité des représentations hollywoodiennes de Hong Kong, à la mise en œuvre cinématographique de cette « synecdoque territorialisante » : ici, pour le dire schématiquement, pour Hollywood, Hong Kong se réduit à son riche quartier d’affaires, à son cœur politique et économique (voir la carte 2 qui montre notamment la surreprésentation du quartier financier dans les fictions hollywoodiennes). Ce procédé cinématographique de synecdoque crée un lieu singulier et en réalité fort différent de l’espace réel de Hong Kong, évidemment beaucoup plus diversifié architecturalement et sociologiquement. Par l’utilisation de ces synecdoques, on produit un emplacement qui à la fois représente Hong Kong, et en même temps annihile et conteste tous les autres lieux et toutes les autres facettes du territoire. Tout en prétendant ancrer l’action dans un lieu réel, on crée une image de ce lieu qui le transforme. Cette transformation passe par une désincarnation de la ville. Alors que la caméra est soit surplombante, effectuant des plongées (très ciné-géniques) dans les buildings, soit fixée sur l’autre rive pour proposer un panorama du paysage urbain, l’urbanité devient pure silhouette. Dans ce Hong Kong là, on ne devine pas de foules, on ne voit pas de vie, on n’entend pas de bruits. La ville verticale est une ville déshumanisée, comme vidée de sa population, une pure métropole financière.

Carte 2 – Hong Kong vu par Hollywood : concentration spatiale et haut-lieux

(J. Morel / N. Rouiaï).

14 En cela, les représentations hollywoodiennes du territoire hongkongais diffèrent largement de ce qu’on peut voir au sein des films hongkongais eux-mêmes. Dans les récents polars hongkongais ayant connu une diffusion internationale par exemple, si la verticalité est également très présente, elle n’est, d’une part, pas « désincarnante », et d’autre part, elle n’est qu’un des éléments emblématiques de la diversité du territoire hongkongais. Ainsi, à côté des scènes se déroulant au sommet ou au pied des buildings, on retrouve une très grande variété des espaces mis en scène : d’un loft luxueux de Central, on passe à un petit appartement du Hong Kong populaire (Confession of Pain, Lau et Mak, 2008), d’une station de métro moderne on arrive à un ancien temple taoïste des Nouveaux Territoires (Infernal Affairs, Lau et Mak, 2002), d’un restaurant populaire de Kowloon filmé de nuit, on se retrouve dans les alentours verdoyants de la ville

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(Election, To, 2005). Dans les représentations endogènes du territoire, le Hong Kong qui se dessine est un espace insaisissable, où certains traits saillants retiennent l’attention avant d’être mis à mal par une représentation antagoniste. Cela n’empêche pas pour autant la mise en scène de la verticalité. Dans le thriller Accident (Cheang, 2009) par exemple, une très grande place est donnée à la ville. C’est même l’un des personnages principaux du récit : des crimes sont mis en scène pour les faire passer pour des accidents, de sorte que la ville elle-même devient l’arme du crime. L’ambiance du film est nocturne. Cela s’explique selon deux modalités. La première est diégétique : la criminalité ne s’affiche pas au grand jour, elle préfère les zones d’ombre, les cachettes. La seconde est extra-diégétique : il est particulièrement difficile d’obtenir de la part des autorités hongkongaises des autorisations de tournage en journée. Pour contourner cette difficulté dans Accident, lorsque Pou-Soi Cheang filme la ville de jour, la caméra s’extrait souvent du flux pour prendre littéralement de la hauteur. Ainsi, plusieurs scènes diurnes se déroulent au sommet des gratte-ciel en plein Central. Dans ce film, le building Jardine House est un lieu récurrent où se fixe l’action : les bureaux d’un puissant assureur, que le personnage principal soupçonne de vouloir le tuer en maquillant le meurtre en accident, se situent à l’intérieur de ce bâtiment iconique. Pour l’espionner, il se place sur le toit du building faisant face à la Jardine House. L’occasion, pour le réalisateur, de filmer l’extrême verticalité du centre financier avec une grande récurrence (capture 5).

Capture 5 – Ho Kwok-Fa a les yeux rivés sur la Jardine House

(Accident, Cheang, 2009).

15 Les buildings jouent donc un rôle diégétique important, et ne sont pas cantonnés à de simples décors vertigineux (comme c’est très souvent le cas dans les fictions hollywoodiennes). Comme dans Accident, les gratte-ciel dans le diptyque Election (To, 2005, 2006) sont présentés comme des incarnations des centres décisionnels et des lieux de pouvoir. Dans les deux films, ces immeubles apparaissent dans les scènes où les plus hauts dignitaires de la fraternité Wo Lung Sing – la plus puissante mafia hongkongaise – interviennent. Ainsi dans les polars hongkongais, les lieux où se déroule l’action conditionnent largement les personnages et la nature des actions mis en scène, à moins que ce ne soit l’inverse. Les activités criminelles mafieuses par exemple, ne se réduisent

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pas à un espace délimité. Néanmoins, selon le lieu où elles se déroulent, leur nature est changeante. Si les règlements de compte entre groupes mafieux ont lieu, la majeure partie du temps à Kowloon, dans des petits restaurants de rue, sombres et mal- entretenus, les négociations ou les rencontres des chefs prennent plutôt place au sein même de Central ou d’Admiralty, dans le centre financier de Hong Kong, au beau milieu des gratte-ciel. Comme dans Election, c’est ce qui passe de manière récurrente dans la trilogie Infernal Affairs (Lau et Mak, 2002 ; 2003), où les décisions et les dénouements se déroulent au sommet des buildings (capture 6).

Capture 6 – Hau Kwun, le nouveau parrain de la mafia hongkongaise évoque avec son frère Yan son envie de se lancer en politique, en plein cœur du CBD

(Infernal Affairs, Lau et Mak, 2002).

16 Notons que si les polars hongkongais investissent largement la verticalité, bien que de manière généralement différente des blockbusters hollywoodiens, d’autres genres cinématographiques la refusent totalement. C’est le cas des films d’auteur hongkongais, et notamment de ceux de Wong Kar Wai, unique représentant du genre à être largement diffusé en dehors des frontières de Hong Kong. À l’intérieur des trois films où il pose son regard sur un Hong Kong contemporain (As Tears Go By, 1988 ; Chungking Express, 1993 ; Les Anges Déchus, 1994), seules deux images furtives de buildings se sont glissées. Même quand il filme le quartier de Central (comme dans Chungking Express), il braque sa caméra à l’horizontal plutôt que de mettre en lumière le vertical. Son propos n’est pas de filmer le gigantisme. Son objet est de capter le flux, le mouvement des humains à l’intérieur de la métropole. La scène d’ouverture de Chungking Express est à ce titre assez représentative. Le film démarre sur une course-poursuite, filmée caméra à l’épaule. La multitude qui remplit l’espace n’est qu’une tache indistincte, un ensemble flou, une masse mouvante que le protagoniste, le seul physiquement identifiable, traverse (capture 7).

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Capture 7 – Hong Kong comme flou coloré

(Chungking Express, Wong, 1994).

17 Le Hong Kong de Wong Kar Wai est tout sauf désincarné et vertical. Sorte d’antithèse de la vision hollywoodienne de la ville, cette représentation cinématographique de l’urbain hongkongais nous dit qu’il y a autre chose à voir. Cet « autre chose », réside dans des marges et des interstices invisibles depuis les sommets.

Le sillon métropolitain

18 Mais revenons à Hollywood. Si la verticalité est le premier élément qu’investissent les représentations hollywoodiennes de Hong Kong, le second est l’insertion de la ville au sein d’un vaste réseau métropolitain. Bien que vidé de ses habitants, bien que circonscrit, bien que limité et donc largement transformé, dans ces fictions, Hong Kong est pourtant sans cesse re-situé. En même temps qu’on annihile les spécificités du territoire, on prend le soin de situer le lieu où l’action prend place, de nommer la ville comme pour la re-caractériser. Généralement, on appréhende ainsi la métropole par sa skyline en y incrustant une précision de situation (captures 8 à 11).

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Captures 8, 9, 10, 11 – Entrée vers la ville

(en haut à gauche Spy Game, Scott 2001 ; en haut à droite Tomb Raider – Lara Croft, Le berceau de la vie, De Bont, 2003 ; en bas à gauche Largo Winch, Salle, 2008 ; en bas à droite Battleship, Berg, 2012).

19 Dans d’autres films, comme Transformers : L’Âge de l’Extinction ou The Dark Knight, si la localisation explicite de l’action n’est pas portée à l’écran, elle est néanmoins largement annoncée à l’oral par les personnages. Dans Lara Croft : Tomb Raider – Le Berceau de la vie, c’est sur l’écran d’un GPS qu’on suit le parcours de l’héroïne, de Shanghai à Hong Kong. Grâce à la magie cinématographique, des milliers de kilomètres de trajet s’effectuent en seulement quelques secondes. Hong Kong est la prochaine destination (capture 12).

Capture 12 – Carte animée du déplacement de Shanghai à Hong Kong

(Lara Croft : Tomb Raider – The Cradle of Life, De Bont, 2003).

20 Cette contraction spatio-temporelle se retrouve dans un grand nombre de films hollywoodiens mettant en scène Hong Kong : dans Transformers, par exemple, on passe de Guangzhou à Hong Kong sans ellipse narrative, dans The Dark Knight, on arrive de Gotham City (qui représente une ville de la côte est des États-Unis), à Hong Kong puis on retourne à Gotham en l’espace de quelques courtes heures dans la diégèse. La distance topographique entre les lieux est brouillée par la fiction. Les connecteurs logiques entre les différentes échelles géographiques s’effacent. La conscience des

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repères temporels est gommée. L’espace devient ouvert et les distances s’annulent presque.

Ville globale, ville indifférenciée, ville générique ?

21 C’est l’espace métropolitain continu qui s’affiche à travers ces connexions et ce brouillage des échelles. À l’intérieur de cet espace-là, dans cet « archipel mégalopolitain mondial » (Dolfus, 1996), on retrouve les mêmes codes, les mêmes lieux, les mêmes gens. Hong Kong devient un prétexte pour matérialiser les échelles, à travers des moyens de transport grandes distances, bateau ou avion par exemple, dans le but de mieux les transcender. Ce que ces fictions mettent en scène, plutôt que le territoire, c’est bien le réseau et la transnationalité. Les mêmes lieux (le Yacht-Club dans Meurs un autre jour de Tamahori en 2002, les chaînes de palaces dans Sans plus attendre de Reiner en 2007, ou plus globalement les CBD dans l’ensemble des films) sont portés à l’écran dans des territoires différents, non seulement reliés entre eux via les réseaux de transports et de communications, mais également via des organisations criminelles ou institutionnelles. Dans Johnny English Reborn (Parker, 2011) et Rush Hour 2 (Ratner, 2001), la transnationalité passe par les institutions (coopérations policières) et l’activité criminelle. Dans Rush Hour 2, le mafieux hongkongais Ricky Tan (au nom sino- américain) va du « Red Dragon », son yacht à Hong Kong, à un autre « Red Dragon », un casino à Las Vegas. Les entités spatiales font partie d’un monde global au sein duquel chacun des personnages s’insère dans un réseau transnational, qu’il soit criminel ou diasporique. Dans ce monde global, le climat reste inchangé. De Hong Kong à Los Angeles et Las Vegas, le film ne montre quasiment aucune différenciation dans le climat : le fait que Lee (Jackie Chan) et Carter (Chris Tucker), les deux personnages principaux, soient toujours vêtus du même type de costumes signale la continuité dans la température malgré les différences géographiques entre Hong Kong et la côte ouest des États-Unis. L’île est ainsi insérée dans un réseau plus vaste, où les échelles sont brouillées par l’émergence de repères communs et la présence des mêmes personnages d’un pays à l’autre (au-delà des héros bien entendu). Dans Largo Winch (Salle, 2008) et Largo Winch 2 (Salle 2011)3, cette indistinction entre Hong Kong et les autres métropoles où l’action se déroule (New York dans le premier opus ou Genève dans le second par exemple), passe également par le fait que Hong Kong, comme les autres métropoles filmées, ne soit peuplé que d’hommes d’affaires ou d’expatriés, quasi exclusivement blancs (captures 13, 14 et 15).

Captures 13, 14 et 15 – Quel que soit l’endroit de Hong Kong filmé, les visages sont presque exclusivement blancs

(Largo Winch, Salle, 2008).

22 Les blockbusters hollywoodiens ne sont pas les seuls à participer de cette mise en avant de l’insertion de Hong Kong dans un vaste réseau métropolitain. Le cinéma hongkongais lui-même a, en partie, joué la carte du Hong Kong global, inséré dans

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l’archipel mégalopolitain mondial, partageant les mêmes codes que les autres métropoles internationales. Dans les polars hongkongais en particulier, c’est ainsi le modèle capitaliste de réussite qui est porté à l’écran. Il s’incarne, dans l’espace urbain, à travers l’accumulation matérielle, la panoplie de logos de multinationales, ou par la présence dans les espaces intérieurs (commissariats, appartements, malls...) d’un mobilier très soigné, portant la marque d’un capitalisme parfaitement assumé, où le luxe et la possession des derniers équipements et gadgets s’affichent comme des signes extérieurs de richesse et de réussite.

23 Dans le premier volet de la trilogie Infernal Affairs, une scène se déroule dans un magasin de chaînes hi-fi situé dans le quartier de Mong Kok sur Kowloon. Cette scène est la première à représenter les rapports mercantiles et l’importance de la technologie à Hong Kong (capture 17). Par la suite, tout au long des trois films, ces technologies ne cesseront d’être portées à l’écran – des ordinateurs aux téléphones portables en passant par le dernier cri du home cinéma. Dans cette scène en particulier, les protagonistes évoquent l’intérêt qu’ils portent à la multitude et au choix qui leur est proposé : les technologies américaine, japonaise et européenne assemblées dans des usines chinoises pour finalement atterrir sur (ou transiter par) le marché hongkongais. Fins connaisseurs de la technologie, l’acquisition d’une chaîne stéréo d’une telle qualité est non seulement un signe de mélomanie mais également de richesse (le prix du câble est déjà de 4 000 HKD, soit plus de 450 euros, et la facture totale, filmée en gros plan, semble atteindre les 168 005 HKD, soit près de 20 000 euros).

Capture 17 – Sans le savoir, Ming et Yan se retrouvent après de longues années autour de chaines hi-fi de luxe dans un magasin spécialisé de Mong Kok

(Infernal Affairs, Lau et Mak, 2002).

24 Plus tard, on retrouve l’un des protagonistes (qui, rappelons-le, est policier) dans son appartement. Cette fois-ci l’espace est aménagé sur le modèle des lofts new-yorkais : mur de brique, écran plat, stéréo, canapé d’angle, le mobilier est plutôt luxueux et l’aménagement est sobre (captures 18 et 19).

Captures 18 et 19 – Le loft de Ming

(Infernal Affairs, Lau et Mak, 2002).

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25 On retrouve cette mise en avant des symboles du luxe dans Confession Of Pain (Lau et Mak, 2006). Dans ce film ils sont très directement liés à des symboles occidentaux. L’une des premières scènes se déroule dans un bar assez chic, dans lequel sont alignées des bouteilles de champagne « Nicolas Feuillatte ». En musique d’ambiance, une chanson de jazz anglophone vient parfaire l’ambiance cosy des lieux. Quelques minutes plus tard, c’est cette fois-ci un luxueux restaurant à la lumière tamisée qui apparaît à l’écran. En fond sonore, une mélodie classique renforce l’aspect intimiste et élégant de l’établissement. Les protagonistes y échangent quelques mots en dégustant du vin rouge (capture 20).

Capture 20 – Restaurant chic où l’on déguste du vin rouge

(Confession of Pain, Lau et Mak, 2006).

26 Cette hybridation se trouve dès la scène d’ouverture du film : les crédits s’affichent à l’écran accompagnés de la chanson de Noël Silent Night en version jazz. Pendant ce temps, les premières images apparaissent : après les buildings de Central et Admiralty, la caméra plonge à l’échelle de la rue. Dans cette plongée, elle s’attarde sur un large building orné du nombre « 2003 » en lumières dorées. Dans la rue, une foule fait un décompte. On croit comprendre qu’il s’agit du décompte pour la nouvelle année, pourtant tout le monde porte un bonnet rouge et blanc, typique de Noël. Alors que les gens trinquent, heureux, souriant, filmés au ralenti, le plan qui suit montre une scène de liesse en pleine rue : plusieurs personnes déguisées en père-noël et d’autres plus sobres, un verre ou une cannette à la main, célèbrent joyeusement l’évènement. Puis, dans la même séquence, la caméra effectue une contre-plongée de la rue vers le haut des buildings, en prenant soin de montrer les nombreuses décorations de Noël qui ornent la ville (capture 21).

Capture 21 – Noël à Hong Kong, célébration et illuminations

(Confession of Pain, Lau et Mak 2006).

27 Il faut néanmoins préciser que cette représentation endogène d’un Hong Kong mondialisé au sein duquel la réussite est avant tout financière et où la possession est mise en scène comme un élément positif vers lequel il faut tendre, diffère de manière radicale avec la transnationalité hongkongaise telle qu’elle peut être mise en scène

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dans les films de Wong Kar Wai. Chez lui, Hong Kong est à la fois ouvert et connecté, diasporique, cosmopolite et mondialisé, mais ces connexions sont mises en parallèle avec l’idée d’une perte progressive d’identité, de sens, et un isolement paradoxal des êtres. Le Hong Kong de Wong Kar Wai est une ville en tension vers d’autres territoires. C’est une ville transitoire et fluctuante, c’est aussi une métropole grouillante, mondiale et multiculturelle, en proie à la distanciation sociale, spatiale et identitaire. Si les symboles de la mondialisation et du capitalisme sont omniprésents à l’écran à travers, notamment, la multiplication des marques, les personnages sont perdus au milieu de ce trop-plein de consumérisme (émotionnellement, identitairement, mais aussi spatialement), toujours en quête d’un ailleurs, d’une altérité à la fois spatiale et humaine. Hong Kong n’est donc pas un élément parmi les autres dans l’archipel mégalopolitain mondial : s’il est connecté à maints égards, il est également largement dissocié des territoires qui l’entourent.

Verticalité magnifiée, exotisme fantasmé, l’Occident en négatif

28 Alors que les représentations endogènes de Hong Kong montrent le territoire dans sa diversité, mais également dans sa complexité, pour combler le manque de diversité dans les espaces mis en scène, les réalisateurs hollywoodiens ont pris l’habitude d’allier aux prises de vues du CBD hongkongais, des images clichées du Hong Kong populaire et d’une sinité fantasmée. Dans les films usant de cette double perspective (Rush Hour 2, Ratner, 2001 ; Johnny English Reborn, Parker, 2001 ; Battleship, Berg, 2012 ; Pacific Rim, Del Toro, 2013 ; ou Fast and Furious 6, Lin, 2013, pour ne citer qu’eux), il ne s’agit pas de présenter le territoire hongkongais pour lui-même, mais de montrer ce qui, en lui, diffère du modèle occidental. Ce qui est proposé, c’est une « culture asiatique » détournée pour séduire l’occident. Une culture où le kung-fu est roi, une ville conçue comme un gigantesque théâtre, un terrain de jeu. Il en résulte une instrumentalisation de la quotidienneté locale. La localité n’est qu’un prétexte propice à la percée comique (Dirlik, 1996, p. 23). Un building en construction, dont les échafaudages sont en bambous, devient le lieu opportun d’une scène d’action burlesque. Un poulet en vie prêt à être tué pour être vendu sur un étal dans un marché de rue incarne une opportunité intéressante pour s’engager dans une rencontre interculturelle comique. Une herboristerie suspecte – dont le patron ressemble davantage à un tenancier d’une fumerie d’opium shanghaienne du XIXe siècle qu’à un commerçant hongkongais d’aujourd’hui – devient le lieu d’un quiproquo prêtant à sourire sur les intentions du client supposé en recherche d’un remède contre la dysfonction érectile. Dès que l’on arrive à l’échelle de la rue et que l’on parvient enfin jusqu’aux habitants, ce sont les différences culturelles supposées et tournées en dérision qui prennent le pas. Le comique surgit là où les codes familiers ne s’appliquent plus4. L’espace hongkongais local s’insère dans un réseau global où la diversité et l’altérité ne sont conçues que comme des exotismes prétextes aux situations cocasses.

29 Si on devait faire une cartographie et une sociologie du Hong Kong produit par Hollywood, celui-ci serait majoritairement composé de quartiers d’affaires où travailleraient de grands magnats de la finance et des mafieux, et, à ses marges, on trouverait quelques quartiers populaires et très orientaux, où seraient situés des commerces étranges et des activités illégales. Devient ainsi invisible toute une série de

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quartiers, moins cinégéniques sans doute, mais où vit la majorité de la population hongkongaise et qui représente la majorité de l’espace occupé. C’est le cas des Nouveaux Territoires, qui couvrent près des neuf dixièmes de la surface de Hong Kong, et abritent plus de la moitié de la population, mais qui ne sont jamais filmés par les cinéastes hollywoodiens (carte 1 et cartouche de situation de la carte 2)5.

30 Pour résumer, le Hong Kong hollywoodien permet à l’Occident de se saisir et de s’identifier en négatif à travers une représentation orientaliste d’un exotisme imaginaire. Dans le même temps on assiste à une mise en lumière de la relation spatiale, du lien qui se tisse dans l’archipel métropolitain mondial entre des villes apparemment éloignées sur le plan géographique et culturel, mais que la connexion technologique, économique et financière participe à rapprocher. Ce rapprochement engendre un lissage des différences à travers les structures urbaines, les modes de vie, les aspirations sociales, les modes de consommation, certaines pratiques, etc. Ainsi le dépaysement des protagonistes occidentaux à Hong Kong n’intervient que dans des scènes très ponctuelles se déroulant dans des quartiers spécifiques (Tsim Sha Tsui, Mong Kok) où la sinité est mise en avant et caricaturée. Le reste du temps, les représentations hollywoodiennes de la métropole se fixent sur des lieux génériques : le centre financier, les hôtels de luxe, les nœuds routiers, l’intérieur des gratte-ciel, les moyens de transport, etc. La multiplication des scènes intégrant des moyens de transport nous éclaire d’ailleurs sur la nature du territoire mis en scène : dans les films hollywoodiens, Hong Kong est systématiquement pensé et montré comme un passage. Un tel passage tend à estomper la notion de frontière, il atténue la différence entre l’ici et l’ailleurs, entre le même et l’autre, entre le proche et le lointain. On vient à Hong Kong de l’autre bout de la planète en quelques secondes grâce à une ellipse narrative ou parfois même sans prendre le soin de marquer la rupture chronologique, pour en repartir au bout d’une ou de quelques scènes d’action. À ce titre, on pourrait voir dans le Hong Kong hollywoodien un ultra-lieu, à l’instar du chronotope bakhtinien, qui n’aurait de sens que dans les interrelations qu’il établit entre les sujets. Cette idée se rapproche de la pensée géographique foucaldienne, dans laquelle l’espace moderne a rompu avec la localisation et l’étendue (« hiérarchie de lieux »), pour devenir espace d’emplacement, « défini par les relations de voisinage entre points ou éléments » (Foucault, 1994, p. 753). C’est à l’intérieur de ce cadre de pensée spatiale que résiderait l’intérêt de mettre en scène Hong Kong : son rôle étant de faire le lien avec les lieux qui l’entourent, des lieux proches puisque connectés. La distance spatiale et géographique au sens large, se dissout dès lors au profit d’une échelle temporelle et de réseau. D’où ce double mouvement d’exotisation et d’inclusion : dans un monde où les réseaux sont essentiels, la représentation de l’espace vers lequel on est relié, implique qu’on lui applique des codes et des lieux communs. Quant aux lieux ou aux pratiques exotiques, ils deviennent les marges de leur propre espace : ainsi le quartier de Tsim Sha Tsui devient-il une marge participant au folklore de la ville mondiale, au même titre qu’une Chinatown nord-américaine. Si bien qu’en définitive, le traitement cinématographique de Hong Kong ne rompt pas véritablement avec celui des métropoles occidentales dans les films américains. New York par exemple, icône urbaine absolue, dispose aussi cinématographiquement de cette dualité spatiale, culturelle et sociale. À une échelle encore plus ciblée, celle de l’arrondissement, du borough, la dualité donne régulièrement chair à la fiction. Ainsi Manhattan est-il riche et puissant chez Woody Allen, réduit à l’Upper East Side, balisé par quelques points clés, le Lincoln Center, les magasins Bloomingdale, Broadway ou le restaurant Elaine’s ; multiculturel et populaire

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chez Francis Ford Coppola, mis en scène, notamment dans Le Parrain (1972), à travers le Lower East Side et Mott Street, à cheval entre Little Italy et Chinatown. Filmer Manhattan, c’est voguer entre ces deux pôles, ces deux réalités spatialement condensées et réunies sur une même île. Le traitement réservé à Hong Kong est assez similaire. Le Tsim Sha Tsui hollywoodien présente les mêmes échoppes, les mêmes écriteaux et les mêmes bruits qu’une Chinatown nord-américaine, de la même manière que le Central esquissé ne diffère pas particulièrement du Midtown new-yorkais.

Conclusion : Hollywood, outil du soft power chinois ?

31 Hollywood tendrait ainsi à véhiculer une image acceptable de cet « ailleurs » devenu proche. À travers cette représentation hollywoodienne de Hong Kong, la Chine ne revêt plus la figure de l’antagoniste, de l’ennemi, qui fut pourtant la norme dans la culture populaire depuis le début du XXe siècle, et qui a été incarnée, au cinéma, par la figure du Chinois fourbe et calculateur tentant de conquérir le monde (la figure archétypale du docteur Fu Manchu). Cette vision-là est largement dépassée. Dans les fictions hollywoodiennes, les Chinois sont désormais des héros à part entière. Dans Battleship des studios Universal, Washington attribue aux autorités de Hong Kong le mérite d’avoir découvert l’origine extra-terrestre des envahisseurs. Dans Seul sur Mars de Ridley Scott (2015), c’est l’aide de l’agence spatiale chinoise CNSA qui permet à la NASA de sauver l’astronaute Mark Watney (Matt Damon). Dans Transformers : L’Âge de l’Extinction (Bay 2014) – coproduit par Paramount et China Movie Channel – c’est la Chine qui vient au secours de l’humanité en péril. Il ne s’agit là que de quelques exemples d’un phénomène beaucoup plus vaste. Les représentations ciné- géographiques de la Chine, qui passent, dans de nombreux cas, par la mise en scène de Hong Kong, se greffent ainsi à des trames scénaristiques largement favorables au pays.

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Figure 1 – Évolution des revenus des box-offices en Chine et aux États-Unis de 2003 à 2017 en milliards de dollars

Réalisation : N. Rouiaï 2018 (données SARFT, EntGroup et Motion Picture Association of America).

32 On peut voir dans la très forte croissance du marché du cinéma chinois et dans le nombre toujours plus important des coproductions sino-américaines, une explication à ces représentations très orientées. D’une part, pour accéder au marché chinois soumis à des quotas stricts (seuls 34 films étrangers peuvent y être projetés chaque année), les producteurs hollywoodiens se plient très largement aux exigences du SARFT, l’organe de censure de la Chine. D’autre part, pour contourner la politique des quotas mise en place par Beijing, de nombreux studios hollywoodiens jouent la carte de la coproduction sino-américaine. Mais pour obtenir le statut de coproduction, les films sont tous examinés par le China Films Co-production Corporation (CFCC), sous l’égide directe du SARFT. Les principaux critères sont les suivants : tourner au moins une partie sur le sol chinois, avoir au moins un acteur et personnage chinois, être produit par une ou plusieurs compagnies chinoises à hauteur minimale d’un tiers des investissements. Si bien que les coproductions avec la Chine ne peuvent montrer un visage du pays qui déplairait aux autorités. Or, le nombre de coproductions va en s’accélérant. Alors qu’en dix ans, entre 2002 et 2012, 37 films ont été coproduits par la Chine et les États-Unis, rien que pour l’année 2015, dix coproductions sino-américaines ont été signées. Si financièrement cet essor des coproductions est une opportunité considérable pour Hollywood (figure 1), pour la Chine, collaborer avec une industrie dominant le marché cinématographique, tant en termes financiers qu’en ce qui concerne son influence sur les imaginaires, est particulièrement intéressant du point de vue géopolitique. Les coproductions contribuent à « développer la présence de la Chine sur la scène culturelle internationale » sous un angle qui lui est favorable et sont à ce titre des outils importants du soft power chinois6 (Peng, 2015, p. ii).

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Filmographie

Accident (Pou-Soi Cheang, 2009)

Les anges déchus (Wong Kar Wai, 1994)

As tears go by (Wong Kar Wai, 1988)

Battleship (Peter Berg, 2012)

Chungking express (Wong Kar Wai, 1993)

Confession of pain (Andrew Lau et Alan Mak, 2008)

The dark knight (Christopher Nolan, 2008)

Die another day (Lee Tamahori, 2002)

Election (Johnnie To, 2005)

Election 2 (Johnnie To, 2006)

Fast and furious 6 (Justin Lin, 2013)

Infernal affairs (Andrew Lau et Alan Mak, 2002)

Infernal affairs II (Andrew Lau et Alan Mak, 2003)

Infernal affairs III (Andrew Lau et Alan Mak, 2003)

Johnny English reborn (Oliver Parker, 2011)

Lara Croft: Tomb Raider – The cradle of life (Jan De Bont, 2003)

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Largo Winch (Jérôme Salle, 2008)

Largo Winch 2 (Jérôme Salle, 2011)

Pacific rim (Guillermo Del Toro, 2013)

Push (Paul McGuigan, 2009)

Rush hour 2 (Brett Ratner, 2001)

Sans plus attendre (Rob Reiner, 2007)

Spy game (Tony Scott, 2001)

Transformers : l’âge de l’extinction (Michael Bay, 2014)

NOTES

1. “Motion pictures [...] color the minds of those who see them. They are demonstrably the greatest single factors in the Americanization of the World”, traduction : N. Rouiaï, 2016. 2. Par exemple, la France est l’un des pays au monde au sein duquel les autorités protègent le plus les productions culturelles nationales à travers des aides financières et une législation favorable. Pourtant en 2015, les films français ont obtenu 35,2 % de parts de marché contre 54,8 % pour les films hollywoodiens. La même année, sur les vingt plus gros succès au box-office, on retrouve seize films américains pour quatre films français. 3. Bien que n'ayant pas été produite à Hollywood par une maison de production américaine, la saga Largo Winch a sa place dans le corpus à la lumière de son relatif succès au box-office (30,1 millions de dollars) et de la place qu'y tient le territoire hongkongais. S'il s'agit d'une production franco-belge et non américaine, son succès dans plusieurs pays occidentaux (notamment en Europe) et l'utilisation de tous les codes des blockbusters hollywoodiens (primauté de l'action, scènes courtes, casting de célébrités, images esthétisées, coupes, intensité rythmique, accent mis sur la bande-son, scènes d'explosion, courses-poursuites, histoire d'amour, etc.) impliquent qu'il soit intégré au corpus. Largo Winch 2 (Salle, 2011), dans lequel l'actrice américaine Sharon Stone a rejoint le casting, a connu un succès moindre que le premier opus (24,2 millions de dollars de recettes au box-office), il est néanmoins évoqué tant la place qu'y tient Hong Kong est importante. 4. Cette stratégie fait écho au processus développé par Arif Dirlik, selon lequel « les traits représentatifs du local sont présents dans le seul but d'être incorporés aux impératifs du global » (Dirlik, 1996, p. 21-45). 5. Si l'on met en perspective les deux cartes proposées dans cet article, on se rend compte de l'importance en termes de superficie des espaces invisibilisés par Hollywood. Notons qu'un seul film hollywoodien fait exception et a pris ces quartiers d'habitude invisibilisés comme décor : le film Push de Paul McGuigan sorti en 2009, met en scène les cités-dortoirs des Nouveaux Territoires. 6. “... coproduction has been to this stage a contributor to increase China’s global cultural presence – its soft power” (Peng, 2015, p. ii), traduction : N. Rouiaï, 2016.

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RÉSUMÉS

Si on devait faire une cartographie et une sociologie du Hong Kong produit par Hollywood, celui- ci serait majoritairement composé de quartiers d’affaires prenant la forme de pures silhouettes verticales. À leurs marges, on trouverait quelques quartiers populaires exotiques. Devient dès lors invisible toute une série d’espaces, moins cinégéniques sans doute, mais où vit la majorité de la population hongkongaise et qui représente la majorité du territoire hongkongais. Cet article s’intéresse ainsi à la place de la ville dans les films, aux qualités de l’urbain mises en avant par le cinéma, et à la portée géopolitique des représentations de la ville pour l’État qui l’abrite et qu’elle incarne. Les films structurent notre imaginaire, mais également notre réel, c’est-à-dire notre rapport à la réalité, notre lecture du monde au quotidien. Ils font le lien entre nos connaissances et nos croyances. En somme, ils construisent notre regard et orientent nos représentations. C’est à ce titre qu’ils deviennent des outils politiques et participent aux stratégies d’influence étatiques.

If one were to create a map of the city of Hong Kong staged by Hollywood, it would mainly comprise business districts (pure vertical shapes) and scattered in the margins some exotic neighborhoods. A whole serie of areas becomes invisible, being probably less cinegenic but also morerepresentative of the sociological and geographical diversity of Hong Kong. This paper focuses on the role that the city occupies in films, on the urban traits it projects, and on the geopolitical values of such representations for the governing State. Films not only provide structure for our imaginations, they also play a part in the perception of ‘realness’: how we perceive the real world in our daily lives, establishing a connection between our knowledge and our beliefs. As such, they construct the framework in which we view the world and also influence our representations and perceptions. A whole serie of areas becomes invisible, being probably less cinegenic but also more representative..

INDEX

Index géographique : Hong Kong Keywords : Hong Kong, Hollywood, city, cinema, vertical height, skyline, exoticism, otherness, industry, soft power Mots-clés : Hong Kong, Hollywood, ville, cinéma, verticalité, skyline, exotisme, altérité, industrie, soft power

AUTEUR

NASHIDIL ROUIAÏ Laboratoire ENeC UMR 8185 Université Paris Sorbonne [email protected]

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