Septentrion. Jaargang 3

bron Septentrion. Jaargang 3. Stichting Ons Erfdeel, Rekkem 1974

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i.s.m. 5

[Nummer 1] la politique néerlandaise de la tradition aux doutes j.j. vis

Né en 1933 à Wormerveer (province de la Hollande septentrionale). Suivit le cours de journalistique à l'Institut des sciences de communication de l'Université d' et du Droit néerlandais à l'Ecole supérieure d'économie de . Exerça plusieurs fonctions en tant que journaliste du Haagsche Courant, de l'Algemeen Dagblad, du Gemeenschappelijke Persdienst à La Haye, et du Nieuwe Rotterdamsche Courant-Handelsblad. Conseiller de presse auprès de l'ambassade des Etats-Unis à La Haye. Depuis 1973, il donne le cours de droit constitutionnel à l'Université de l'Etat de Groningue. Collaborateur permanent du NRC-Handelsblad. Depuis 1963, il publia de nombreux articles sur la politique intérieure néerlandaise dans plusieurs journaux et revues. Adresse: 't Wit 6, Eext (Drente), Pays-Bas.

Le delta des grands fleuves du nord-ouest de l'Europe, où se situe depuis cent cinquante ans le royaume des Pays-Bas, a subi à travers les siècles de fortes influences étrangères. De même que les grands cours d'eau et la mer du Nord ont été déterminants pour le paysage et le climat, les habitants du plat pays ont toujours eu affaire à des

Septentrion. Jaargang 3 idées et des événements qui se développaient au-delà de leurs frontières mais qui se répercutaient jusque dans le delta. Les Pays-Bas furent souvent un point de rencontre et une frontière. Les empereurs romains occupèrent la moitié du pays. La partie méridionale subit des influences gallo-romaines très fortes tandis que la partie septentrionale garda son caractère germanique et ne fut christianisé que beaucoup plus tard. Il en alla de même pour la Réforme: le calvinisme s'enracina surtout au nord des grands fleuves. Pendant deux siècles, les dirigeants calvinistes considérèrent le sud catholique comme une province arriérée. Il a fallu attendre la longue occupation française pour que le pays acquît son unité actuelle. Toutefois, les différences historiques subsistent encore jusqu'à nos jours et les moments importants de l'histoire politique des cent cinquante dernières années témoignent d'une relation remarquable avec ce qui se passe à l'étranger. Les Pays-Bas ne devinrent une unité que très tard. Au dix-septième siècle, on y passa du particularisme féodal à celui des riches villes commerciales. Les Pays-Bas conquirent des colonies sans jamais devenir une force impérialiste, car jamais personne n'a voulu fonder un empire et le commerce d'outre-mer était bien plus bénéfique. Lorsque la démocratie parlementaire se développa au siècle der-

Septentrion. Jaargang 3 6 nier, se manifestèrent successivement des familles politiques différentes dont quelques-unes remontaient à un passé assez lointain. Leur caractère fermé ne fut ébranlé qu'après la seconde guerre mondiale. Les frontières se font plus vagues et tendent à disparaître peu à peu. Ce phénomène qu'accompagna la transformation rapide d'un pays commercial agraire en un pays industrialisé moderne et très peuplé se trouve à l'origine d'une crise politique fondamentale et de longue durée dont on n'aperçoit pas encore la fin.

Le début de la démocratie parlementaire aux Pays-Bas se situe en 1848, l'année de la révolution. La monarchie autocratique y perdit beaucoup de son prestige. Le pouvoir politique fut transféré du roi à un petit groupe de bourgeois aisés, à la bourgeoisie libérale. Sous la direction de leur chef de file Johan Rudolf Thorbecke, ils dotèrent le pays des structures administratives qui, dans les grandes lignes, sont restées inchangées jusqu'à nos jours. Les libéraux de 1848 et des années suivantes ne manifestèrent pas des caractéristiques de classe bien prononcées. Leur attitude se définit le plus facilement de façon négative: ils n'étaient pas ouvertement anticléricaux ni manifestement capitalistes. Les Pays-Bas possédaient à peine quelque industrie importante. Autant les matières premières que le know how leur faisaient défaut. La monarchie éclairée de Guillaume ler, le premier et unique roi du royaume des Pays-Bas englobant la Belgique et les Pays-Bas, s'était surtout consacrée à la promotion de l'industrialisation de la Belgique, tout en laissant les provinces du nord telles qu'elles étaient, c'est-à-dire un pays agraire aux intérêts commerciaux considérables. Il en résulta que pendant plusieurs décennies, les Pays-Bas n'ont pas connu les masses prolétaires caractéristiques des pays industrialisés. En fait, en comparaison avec la Belgique et l'Angleterre, ils n'ont jamais connu de prolétariat. La conception du monde de cette première génération de libéraux se caractérisait surtout par l'idée de la séparation absolue entre l'Etat et l'Eglise. Pas d'immixtion des autorités publiques dans les affaires ecclésiastiques, telle fut leur devise. Les conséquences de cette attitude furent doubles. Pour les catholiques fut créée la possibilité d'instaurer une hiérarchie épiscopale, ce qui devint à la fois la base pour l'émancipation ultérieure de la partie catholique romaine du peuple néerlandais. Du côté protestant, la réaction fut différente. Le protestantisme renaissant, et notamment le mouvement du ‘Réveil’, ne s'orientait plus vers ce que l'on pourrait appeler la ‘confessionnalisation’ de l'Etat, mais il chercha sa force dans l'isolement. Ainsi, la séparation formelle de l'Etat et de l'Eglise ressortit finalement une conséquence identique pour les principaux groupements confessionnels. On mit surtout l'accent sur l'identité de son propre groupe. Cela se manifesterait surtout dans le secteur de l'enseignement. A côté de l'enseignement neutre sur le plan religieux organisé par l'Etat, tant les catholiques que les protestants voulaient des écoles spéciales où prévaudrait leur propre conception philosophique de la vie. Pour réaliser cet objectif, ils durent s'organiser politiquement. Le premier parti politique selon les critères modernes fut un groupement calviniste. En 1878, le pasteur Abraham Kuyper fonda l'Anti-Revolutionaire Partij (le Parti

Septentrion. Jaargang 3 7 antirévolutionnaire). Celui-ci se considère comme l'héritier direct des calvinistes du dix-septième siècle et se caractérise par son aspect dogmatique et austère. Le parti prit position contre une gestion libérale de l'Etat. La préposition ‘anti’ était dirigée contre les principes et les idées de la Révolution française. Les extensions successives du droit de vote amenèrent une clientèle électorale toujours plus importante. Le parti recruta et recrute encore ses électeurs parmi les classes moyennes des petits bourgeois, des agriculteurs et des artisans. En dépit de certains aspects antipapistes, il aboutit à une entente avec les catholiques qui, eux aussi, ‘se fondent sur la même racine de la foi’, comme l'exprima Kuyper. L'Etat libéral, voilà l'ennemi commun qui atténue les divergences de vue.

A la fin du dix-neuvième siècle, l'organisation politique des catholiques était bien moins solide. A la suite d'une minorisation séculaire, ils ne disposaient pas d'une organisation qui pût les appuyer électoralement. De plus, le système électoral en vigueur à l'époque, à savoir le système des districts électoraux, fit en sorte que la grande concentration des électeurs catholiques au sud des grands fleuves fut sous-représenté dans les deux Chambres. Dans le bloc de la ‘coalition chrétienne’, le parti protestant dirige et adopte une attitude particulièrement antithétique à l'égard des libéraux moins bien organisés. La lutte se concentre sur ce que l'on appellerait ultérieurement l'émancipation des groupes catholique et calviniste de la population. Plusieurs stades intermédiaires préparent enfin le moment de la pacification. La modification de la Constitution de 1917 instaura l'égalité complète en matière juridique et financière de l'enseignement public et de l'enseignement confessionnel. Les libéraux et les confessionnels se mirent d'accord sur ce qui les divisait le plus. Dorénavant, la collaboration au niveau gouvernemental serait possible. L'année 1917 connaît un autre événement politique de première importance, à savoir l'instauration du suffrage universel. Surtout les sociaux-démocrates peuvent l'inscrire à leur compte. Etant donné l'absence d'un prolétariat industriel important, ils ne deviennent un parti valable dans l'arène politique que juste avant 1900. Mais au cours des premières années du vingtième siècle, leur influence s'accroît très vite. Après des dissensions internes brèves mais intenses, ils optent pour le révisionnisme allemand. Leur objectif: réaliser le suffrage universel pour aboutir par la voie parlementaire à un important programma de législation sociale. Pourtant, la vague révolutionnaire de 1918 les rend incertains. Aux Pays-Bas comme dans l'Allemagne voisine, la monarchie serait-elle également écartée? Certains socialistes doivent y avoir songé. La révolution n'a pas sérieusement menacé les Pays-Bas, mais les socialistes s'étaient rendus suspects aux yeux des partis bourgeois. Leur pacifisme prononcé et leur attitude antimonarchique latente les éloignerait durant des années encore de toute participation à un gouvernement de coalition. La pacification de 1917 entre libéraux et confessionnels et l'instauration du suffrage universel alla de pair avec une modification du système électoral. Le système des districts électoraux fut abandonné pour celui de la représentation proportionnelle, qui est toujours en vigueur aux

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Pays-Bas. Il s'agissait là du dernier cri en matière de démocratie dans la plupart des pays de l'Europe occidentale au lendemain de la première guerre mondiale. Tout spécialement aux Pays-Bas, ce système entraîna des modifications importantes. Dans le pays fort divisé politiquement, il rendit quasiment impossible toute formation de majorités gouvernementales cohérentes et il accentua la division. Le système proportionnel mit fin à l'influence des comités électoraux locaux et contribua à établir le pouvoir des partis nationaux. L'isolement des différentes familles politiques - libéraux, protestants, catholiques et socialistes - s'en trouva renforcé. Pour la politique néerlandaise commença alors la période du cloisonnement, du compartimentage idéologique (traduction du terme néerlandais verzuiling, formé à partir de zuil, pilier, colonne). Le phénomène ne se limita pas à la seule politique. Les tendances émancipatrices en matière d'enseignement avaient déjà conduit au cloisonnement dans l'enseignement. Le cloisonnement au niveau des différentes organisations et du secteur des mass media progressa rapidement. Chaque famille politique créa son propre syndicat, ses journaux, sa société de radiodiffusion et ses associations de jeunesse. Toute la vie politique, sociale et culturelle se divisa en des ‘piliers’, en des ‘colonnes’, et les Pays-Bas se virent de nouveau confrontés avec un particularisme poussé non pas d'un ordre territorial, comme ce fut le cas au dix-septième et au dix-huitième siècle, mais au niveau des conceptions philosophiques de la vie et, partant, de l'organisation de la société. Au lendemain de la première guerre mondiale, l'isolement réciproque des différents groupes de la population était quasiment complet et il se maintiendrait jusqu'après la seconde guerre mondiale. Dans l'entre-deux-guerres, la politique néerlandaise cultiva un certain nombre de caractéristiques dont elle est en train de se défaire à l'heure actuelle. En fait, voter était une forme de profession de foi; voter dans le sens de ‘faire un choix’ était plutôt rare. Dans les piliers bien organisés, on resta extrêmement fidèle aux leaders: on était catholique du berceau jusqu'à la tombe, socialiste de la naissance à la mort. Seulement au sommet il existait une certaine communication entre les représentants des différentes colonnes, mais le système établi était immuable.

Les partis confessionnels disposaient de la majorité au Parlement, et entre les deux guerres, les Pays-Bas connurent trois Premiers ministres qui se relayaient fidèlement. La formation libérale était le seul groupement à adopter une attitude plus ouverte. Après l'instauration du suffrage universel, elle était plutôt restreinte, mais elle exerça une influence considérable en matière sociale et économique. Les trois Premiers ministres confessionnels adhéraient aux idées économiques des libéraux conservateurs et, par conséquent, lors de la grande crise des années trente, le gouvernement néerlandais mena une politique dont il est difficile de dire beaucoup de bien. Une fois de plus, des événements de l'extérieur mettraient un terme à la situation figée résultant du cloisonnement. Les sociaux-démocrates abandonnèrent leur attitude pacifiste sous l'influence de ce qui se passait en Allemagne. Leur nouveau programme rendit possible la collaboration avec les partis bourgeois, et peu avant l'invasion de Hitler en Pologne fut formé le premier cabinet à participa-

Septentrion. Jaargang 3 9 tion socialiste. Plus tard que dans n'importe quel autre pays de l'Europe occidentale, les socialistes accédèrent au pouvoir suprême de l'Etat. Les causes principales de ce retard doivent avoir été l'industrialisation tardive et lente du pays ainsi que l'isolement politique de leur parti. La nouvelle alliance entre les confessionnels et les socialistes connut sa grande époque après la libération en 1945. Elle dirigea le pays et, sans trop de difficultés, introduisit un nombre considérable de changements importants. Les Pays-Bas perdirent leurs colonies, durent s'industrialiser en un minimum de temps. Ayant abandonné leur politique de neutralité traditionnelle, ils devinrent un membre fidèle et convaincant de l'Alliance atlantique et un défenseur des formes de collaboration européenne. De plus, après l'occupation allemande, les Pays-Bas connurent une explosion démographique qui envahit les isoloirs vers la moitié des années soixante. A cette époque précisément, des modifications quasi révolutionnaires commencèrent à se manifester dans la politique néerlandaise. La jeunesse de l'aprèsguerre ne semblait pas avoir l'intention de perpétuer l'attitude traditionnelle de leurs pères. Les piliers existant dans le domaine social et politique ne leur apparaissaient pas comme des éléments fixes et immuables. Ainsi s'annonça une période de décloisonnement (ontzuiling). La nouvelle période s'annonça pour la première fois en 1958, lorsque le dernier cabinet de coalition socialiste confessionnelle sous la direction du social-démocrate Willem Drees père fut renversé par les catholiques. Au cours de la campagne électorale qui s'ensuivit, les libéraux déclarèrent qu'après les élections, ils refuseraient de participer à un cabinet de coalition où siégeraient également les socialistes. Cette position, illustration parfaitement logique des divergences importantes existant entre les libéraux et les socialistes, constituait une rupture de la règle du jeu. Auparavant, on était toujours parti du principe que dans le système des minorités tel qu'il existait aux Pays-Bas, chaque minorité devait toujours être disposée à collaborer avec toute autre minorité à l'exception toutefois des groupements d'extrême droite ou d'extrême gauche.

Cette polarisation inaugura une période au cours de laquelle les confessionnels eurent à choisir entre une collaboration soit avec les socialistes, soit avec les libéraux. En 1959, ce fut le tour aux libéraux. Quatre ans plus tard, c'est-à-dire après la période normale prévue par la Constitution pour des élections nouvelles, ce furent à nouveau les libéraux. Cette collaboration continue se termina sur un problème inhérent au système du compartimentage idéologique et caractéristique des Pays-Bas, à savoir la réglementation légale de la radiodiffusion et de la télévision. Durant de longues années, les sociétés de radiodiffusion à caractère philosophique se partagèrent le droit d'exclusivité à la radio et à la télévision. Vers la moitié des années soixante, le système commença à chanceler. Surtout le parti libéral semblait partisan de l'instauration de l'une ou l'autre forme de radiodiffusion et de télévision commerciale, ou d'un autre système copié plus ou moins sur le modèle de la BBC anglaise. La coalition entre libéraux et confessionnels ne parvint pas à proposer une solution satisfaisante et dut céder

Septentrion. Jaargang 3 10 la place à une collaboration renouvelée entre socialistes et confessionnels. Le problème fut résolu de la façon néerlandaise traditionnelle, à savoir par un compromis. Il y eut de la publicité à la radio et à la télévision, il fut créé un organisme de radiodiffusion suprême, mais en fait, les sociétés de radiodiffusion fondées sur des conceptions idéologiques restèrent les maîtres du jeu. On n'admit de nouvelles sociétés qu'à condition qu'elles puissent s'appuyer sur un nombre minimum d'affiliés. Il apparut pendant ce gouvernement de coalition socialiste et catholique que l'ancienne façon de gouverner n'était plus efficace. Lors des élections provinciales de 1966, le Poujade néerlandais, Boer Hendrik Koekoek (dit Boer Koekoek, fondateur du Boerenpartij, Parti paysan) remporta un succès remarquable. Les différents piliers du système politique s'inquiétèrent. Ils s'énervèrent encore davantage lorsque le mariage de la princesse héritière Beatrix avec l'Allemand Claus von Amsberg fit le jeu du nouveau groupement radical des Provos. Au cours de l'été 1966, la ville d'Amsterdam fut durant plusieurs jours le théâtre de violentes émeutes: les ouvriers du bâtiment en chômage se révoltèrent et les bâtiments du journal conservateur De Telegraaf furent assaillis. Les Pays-Bas se trouvaient-ils au bord de la révolution? Ceux qui s'y attendaient ou qui le craignaient commirent l'erreur de confrondre la ville d'Amsterdam, toujours assez turbulente, avec les Pays-Bas dans leur ensemble. Tout se limita à quelques démissions: le commissaire de police en chef et le maire d'Amsterdam durent s'en aller. Ils furent bientôt suivis par le ministre de l'Intérieur, dont la démission n'avait cependant rien à voir avec la situation dans la capitale mais avec un accident de la circulation qu'il avait causé en état d'ivresse. Bien que par la suite cet été chaud donnât l'impression d'une opérette néerlandaise plutôt que d'un véritable drame, il en résulta tout de même une nouvelle crise gouvernementale au mois d'octobre 1966: les catholiques retirèrent leur confiance à la coalition gouvernementale. Un cabinet amputé composé de confessionnels expédia les affaires courantes jusqu'aux élections de 1967. Ainsi donc, au cours d'une session parlementaire de quatre ans, les Pays-Bas furent confrontés avec trois cabinets de composition politique différente. Surtout les mouvements de démocratisation et de renouvellement en provenance de l'Amérique considéraient ces changements de partenaire intérimaires comme un épisode particulièrement sombre de la démocratie.

Aux élections de 1967, de nombreux électeurs exprimèrent leur mécontentement. Au total, les partis traditionnels perdirent presque dix pour cent de leur clientèle électorale. Les catholiques et les socialistes furent les grands perdants. Le succès incontestable de Boer Koekoek et du nouveau parti Democraten '66 montra que de nombreux électeurs ne choisissaient plus entre les partis traditionnels, mais qu'ils votaient contre le régime. Conformément à une ancienne habitude néerlandaise, l'appel à la nouveauté fut entendu. On y répondit en créant quelques commissions de l'Etat proposant un nombre important de réformes administratives qui, à l'heure actuelle, n'ont toujours pas été réalisées. Il sembla que les grands troubles appartenaient définitivement au passé. Sous le gouvernement

Septentrion. Jaargang 3 11 paternaliste du Premier ministre Piet de Jong, ancien capitaine de sous-marin, la vie politique resta calme pendant quatre ans. Entre-temps, il n'était pas question d'une restauration. Aussi bien dans le parti social-démocrate qu'au sein des partis confessionnels, les jeunes plus radicaux essayèrent de prendre le pouvoir. Ceux du parti social-démocrate y réussirent: en 1970, un nombre considérable de politiciens de l'ancienne génération quittèrent le parti avec l'intention de se réunir en une nouvelle formation politique. Les jeunes réformateurs des partis confessionnels échouèrent, quittèrent le navire et constituèrent un nouveau parti. Toute cette évolution entraîna un éloignement important entre les partis confessionnels et les socialistes. En 1969, le congrès du parti socialiste adopta une motion disant que provisoirement il ne collaborerait plus avec les catholiques.

En vue des élections législatives de 1971, les socialistes conclurent un accord électoral avec deux partis aux orientations parallèles, à savoir les Democraten '66 et le PPR, Politieke Partij Radicalen (Parti radical), le groupement des radicaux qui s'étaient détachés des partis confessionnels. Ils rédigèrent un projet de programme de gouvernement et annoncèrent qu'après les élections, ils ne négocieraient plus avec d'autres partis au sujet de la collaboration au niveau gouvernemental. Ceux qui désiraient gouverneur avec ‘les trois partis progressistes’ devaient s'efforcer d'aboutir à un accord avant que les électeurs ne se rendent aux urnes. On s'imagine bien qu'il n'en fut rien. Les confessionnels et les partis progressistes se recontrèrent une seule fois avant les élections afin de convaincre les électeurs de leur propre bonne volonté ainsi que de la mauvaise volonté des autres. Le résultat fut logique: les socialistes et leurs amis entrèrent dans l'opposition. Il résulta des élections de 1971 que l'époque des changements n'était pas encore révolue. La combinaison progressiste avait progressé, les libéraux étaient restés à peu près stationnaires et les confessionnels avaient subi de nouvelles pertes, de quarante-quatre à trente-six pour cent. A l'opposé des élections précédentes, pas tous les partis traditionnels n'étaient perdants, mais les seuls partis confessionnels. Le rajeunissement du parti socialiste n'avait pas passé inaperçu aux électeurs. Les commentateurs se rendirent compte qu'une polarisation était vraiment en train de s'effectuer dans la politique néerlandaise. Comportant presque uniquement les partis confessionnels, le centre se désagrégeait ou, du moins, perdait sa position dominante.

L'ancien système ne fonctionnait plus. Disposant tout juste d'une majorité, la coalition entre confessionnels et libéraux de 1967 ne pouvait s'en sortir seule et avait besoin de l'appui d'un petit groupement socialiste qui n'avait pu se concilier avec le rajeunissement du Partij van de Arbeid (Parti du travail). Numériquement, il y avait un gouvernement, mais c'était tout. Après un an, il tomba à la suite d'une dissension interne au sujet du budget national. Le monde politique estimait unanimement qu'il était impossible de résoudre la crise sans recourir à de nouvelles élections législatives, bien qu'il fût à peu près certain que celles-ci ne faciliteraient guère la solution à donner. Tout comme en 1971, le bloc progressiste annonça qu'il était disposé à négocier avec d'autres partis au sujet d'une participa-

Septentrion. Jaargang 3 12 tion au gouvernement avant les élections, mais plus après celles-ci. Les résultats des élections furent identiques à ceux de l'année précédente: de nouveaux gains du côté des progressistes qui constituaient maintenant le bloc le plus important, de nouvelles pertes du côté des partis confessionnels et, pour la première fois depuis des années, du progrès également pour le parti libéral dont on n'avait plus confié la direction à un bourgeois bien pensant et âgé, mais à un jeune homme vif, bien que conservateur, Hans Wiegel, âgé alors de trente-et-un ans. Ces élections conduisirent à l'impasse. La coalition de 1971 ne disposa plus d'une majorité suffisante et les progressistes étaient liés par leurs promesses électorales: plus de négociations avec les autres partis après les élections. Ces négociations eurent lieu, bien sûr, mais il fallut attendre cinq mois avant que le nouveau cabinet ne fût mis en place. Depuis le mois de mai 1973, ce nouveau cabinet dirigé par le socialiste Joop den Uyl et appuyé par les trois partis progressistes ainsi que par les antirévolutionnaires et les catholiques, gouverne le pays. Il s'agit là du premier gouvernement néerlandais où des ministres devant être considérés comme progressistes sont majoritaires: il y a dix ministres progressistes et six confessionnels. En général, leurs compétences sont fort appréciées mais l'unité de la coalition est très fragile. Les élections provinciales du mois de mars 1974 montrèrent que l'équipe en place jouit d'un prestige considérable mais que les rapports politiques restent néanmoins incertains. Plusieurs parmi les nouveaux partis subirent des pertes. Le bloc progressiste se maintint en tant que totalité. Le centre confessionnel subit de légères pertes alors que les libéraux enregistrèrent de nouveaux progrès considérables. Si l'on veut résumer la situation politique des Pays-Bas en 1974, on est confronté avec un grand nombre d'incertitudes. Le centre a perdu sa position dominante tout en n'étant pas remplacé par une constellation nouvelle. Le système de la représentation proportionnelle fait en sorte qu'il entre de nombreux partis minuscules au Parlement néerlandais; ceux-ci ne sont jamais à même d'assumer des responsabilités gouvernementales, mais leur présence empêche souvent la constitution d'une majorité. A l'heure actuelle, la coalition entre la gauche et les confessionnels dispose d'une majorité assez confortable. L'alternative libérale et confessionnelle ne disposerait pas d'une majorité. Les confessionnels n'occupent donc pas une position d'arbitre, et il est évident que surtout les confessionnels sont sensibles aux demandes de modification du système électoral, ce qui permettrait d'éliminer les partis minuscules. Or, les Néerlandais sont assez jaloux de leur Constitution et de leur loi électorale et ils préfèrent ne pas y toucher. Cette situation d'impasse quasi totale risque de se prolonger encore quelque temps. De plus, il ne faut pas dissocier cette question de politique parlementaire de la problématique sociale qui s'est manifestée de façon toujours plus aiguë au cours des dernières années. Les Pays-Bas traditionnels disparaissent peu à peu, même au dehors du Parlement et des départements de La Haye. L'harmonie relativement grande entre les différents groupes d'intérêts sociaux et économiques qui a permis de convertir les dommages de guerre et la perte des colonies en ‘le

Septentrion. Jaargang 3 13 miracle hollandais’ a fait place pour une lutte sociale et économique permanente et assez ardue de temps à autre. Tout comme dans d'autres pays de l'Europe occidentale, cette lutte se déroule en grande partie en dehors des institutions politiques traditionnelles. Le gouvernement et le Parlement n'ont guère de prise sur cette lutte, et les partis politiques suivent certaines évolutions plutôt que de les devancer et de les déterminer. De temps à autre, on propose d'augmenter le pouvoir du Parlement et du gouvernement, mais jusqu'à présent ces projets en restent toujours au stade de l'étude. Un important facteur paralysant réside notamment dans le fait que les Pays-Bas dépendent continuellement des évolutions et des événements à l'étranger pour qu'ils puissent introduire ces réformes profondes par leurs propres moyens. Ainsi les préférences néerlandaises pour une collaboration au niveau européen se fondent sur une base lucide et réaliste.

Pour le delta des grands fleuves du nordouest de l'Europe vaut toujours ce qui a valu pendant des siècles, à savoir que l'évolution et les événements d'autres pays exercent toujours une influence considérable sur la politique néerlandaise.

Traduit du néerlandais par Willy Devos.

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Autoportrait (± 1667-1670) par Gerard Ter Borch.

Septentrion. Jaargang 3 15 l'érotisme tranquille de gerard ter borch hans redeker

Né en 1918 à Oudenrijn près d'. Il fait d'abord des études de droit, puis s'oriente vers la sociologie, la psychologie et l'histoire de l'art pour terminer par la philosophie (1936-1949, avec une interruption due à la guerre). Entre-temps, il travaille comme pianiste de café, comme garçon et accompagnateur de ballets. Il écrit deux recueils de poèmes, De verwoeste stad (1944 - La ville détruite) et De Tijd in ons hart (1945 - Le temps dans notre coeur), publiés tous les deux clandestinement. Essais: Existentialisme (1949 - l'Existentialisme), De crisis van het kunstenaarschap (1951 - La crise du métier d'artiste), Helmuth Plessner, de belichaamde filosofie (en préparation - Helmuth Plessner, la philosophie incarnée). Des monographies sur Erasme, Rembrandt, Gerrit Benner, Jan Wiegers, Raoul Hynckes et Bram Bogart. Il a rédigé avec Harry Kümel les documentaires télévisés Erasme et Waterloo pour la BRT (télévision belge de langue néerlandaise) et il a écrit de nombreux articles pour des revues, des encyclopédies et des documentaires télévisés. Adresse: Oosterpark 82, Amsterdam O, Pays-Bas.

En ce printemps 1974, le Mauritshuis de La Haye nous a présenté la première exposition importante consacrée à Gerard Ter Borch, portraitiste et peintre de genre néerlandais du dix-septième siècle. Dans ce domaine, il s'agit là d'un des principaux

Septentrion. Jaargang 3 événements de l'année. Le Mauritshuis n'organise que très sporadiquement des expositions, mais celles-ci se classent toutes parmi les événements remarquabes qui, pour les amateurs d'art de l'étranger également, confèrent un lustre supplémentaire à la saison. Le musée royal de la peinture se doit d'ailleurs d'organiser une manifestation de ce genre de temps à autre. Il remontre à la collection des stathouders d'Orange de l'époque de la République, collection qui fut transférée à sous l'occupation française mais revint aux Pays-Bas après la chute de Napoléon en 1815. Grâce à des donations, à des legs et des acquisitions, la collection du Mauritshuis devint ensuite, après celle du Rijksmuseum d'Amsterdam, la plus importante des Pays-Bas, surtout en ce qui concerne la peinture néerlandaise, et plus particulièrement celle du dix-septième siècle. Ce caractère sporadique des expositions organisées au Mauritshuis est dû en grande partie à l'espace limité et à d'autres conditions inhérentes à ce jolie palais situé au Vijverhof, construit de 1633 à 1644 par le célèbre architecte Pieter Post pour Johan Maurits de Nassau, surnommé le Brésilien en raison des aventures téméraires mais éphémères qu'il vécut au Brésil, épisode qui constitue un chapitre curieux de l'histoire de la République. L'exposition comporte encore un aspect particulier: elle est dédiée à la mémoire de Sturla Gudlaugsson, directeur du Mauritshuis

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Le ‘Mauritshuis’ à La Haye (photo Haagsche Courant). de 1970 jusqu'à sa mort prématurée en 1971, et auteur de la plus récente et de la meilleure étude sur Gerard Ter Borch, parue en 1960 avec un catalogue détaillé complet. Immédiatement après sa nomination comme directeur, Sturla Gudlaugsson avait conçu le projet de communiquer au public les résultats de ses études et de celles d'autres auteurs se rapportant à la figure particulièrement énigmatique du maître de Zwolle. Son successeur, le jeune H.R. Hoetink a réalisé ce projet en réunissant une bonne soixantaine de tableaux choisis parmi

Septentrion. Jaargang 3 17 les quelque trois cents oeuvres connues qui sont attribuées à Gerard Ter Borch, dispersées actuellement dans des collections internationales, en y ajoutant des dessins du peintre lui-même et de divers membres de sa famille, cette même famille qui lui servit de modèle pour une partie importante de son oeuvre. Eclairé par Gudlaugsson et par des vues plus récentes encore, Gerard Ter Borch y apparaît comme l'un des peintres les plus fascinants du dix-septième siècle aux Pays-Bas. Né à Zwolle en 1617 et mort en 1681 à Deventer, où il s'était établi à partir de 1650, Gerard Ter Borch a sa place dans les livres d'histoire de l'art comme auteur de portraits très fins, dinstingués et sobres, et comme celui qui donna pour la première fois à la peinture de genre néerlandaise sa forme classique (Gudlaugsson). C'est sans doute pour cette raison qu'en dehors des milieux de connaisseurs, il n'a jamais rencontré auprès du grand public la popularité d'un Jan Steen, d'un Adriaan Brouwer ou d'un Adriaan van Ostade, ni de ceux qui étaient proches de lui mais le dépassaient en tant que peintres d'intérieurs, notamment un Johannes Vermeer et un Pieter De Hoogh. Elevé à Zwolle dans une famille assez respectable en dépit du fait que son père avait peint dans sa jeunesse et qu'on s'y occupait beaucoup d'art, et mort en citoyen respectable de la ville de Deventer, Gerard Ter Borch reflète dans son art les Pays-Bas de son époque. Ce n'était plus l'époque des luttes pour la liberté et l'indépendance, ce n'était plus le pays des bourgeois et des commerçants dynamiques dominant les océans du monde entier et conquérant un empire

Septentrion. Jaargang 3 Le verre de limonade (± 1663-'64) par Gerard Ter Borch. mondial. ‘Dès l'époque où l'on se mit à réprimer l'esprit d'entreprise et des affaires, les classes supérieures aux goûts luxueux et à la culture classique s'isolèrent en vue de consolider le patrimoine hérité’ (Gudlaugsson). Les bourgeois étaient devenus des patriciens aux goûts internationaux. Une distinction discrète et sereine, toujours moralisatrice dans la ligne calviniste, dominait les moeurs et passait dans une peinture dont Gerard Ter Borch peut être considéré comme l'interprète le plus caractéristique et le plus subtil. Cela vaut pour sa façon de peindre, pour le délicieux ensemble d'un coloris raffiné et de fonds aux tons éteints gris et profonds, ainsi que pour la pudeur avec

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Le rémouleur (± 1653) par Gerard Ter Borch. laquelle il fait le portrait de ses modèles et les situe dans l'espace par une approche extrêmement simple de l'intérieur. Cette caractéristique le distingue d'ailleurs aussi bien de ses prédécesseurs et de ses contemporains que des portraitistes d'époques ultérieures. De plusieurs points de vue, Gerard Ter Borch fut une figure indépendante, tout en assimilant les nombreuses influences qu'il subissait.

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Cela vaut, enfin, pour la façon dont il poursuivait en tant que peintre de genre la tradition des allusions emblématiques, allégoriques, symboliques caractéristiques de cette peinture, mais dont le langage, compréhensible pour tout le monde à l'époque où il peignait, avait cessé d'être signifiant dans les siècles ultérieurs.

Pour de nombreux visiteurs, les qualités purement picturales sont ce qu'ils goûteront le plus dans cette exposition. Au cours des dernières années, l'histoire de l'art a cependant avancé une vue extrêmement nouvelle sur certains aspects essentiels du dix-septième siècle luimême. Des auteurs tels que l'historien de l'art d'Utrecht Emmens, lui aussi disparu très jeune, ont attiré l'attention sur le fait qu'au siècle du baroque, le langage de l'art pictural était un langage allégorique, traduit dans des emblèmes dont tout le monde pouvait lire la signification dans les livres, mais... qu'à partir de la parole - diction, métaphore ou admonition - le peintre transposait à nouveau dans son propre langage.

Tous les objets, tous les gestes, toutes les attitudes, toute la hiérarchie de composition entre les personnages eux-mêmes ou entre les personnages et les objets pouvaient y avoir leur signification. Très souvent, et cela à une époque où même dans nos contrées calvinistes l'érotisme était bien plus libre qu'au cours des siècles pudibonds qui suivirent, cette symbolique avait un caractère érotique prononcé. Dans toute l'équivoque entre la morale et l'érotisme, les allusions érotiques pouvaient avoir une signification moralisatrice. L'inverse pouvait cependant constituer à son tour l'attraction du tableau: une symbolique moralisatrice qui, comme un double fond, comporte une allusion érotique suscitant le sourire des bons entendeurs. Sur ce plan-là, Ter Borch se classe parmi les grands maîtres et les spécialistes du genre.

Septentrion. Jaargang 3 Portrait de son épouse, Anna van Ruytenburgh (1646) par Gerard Ter Borch.

La pointe de malice n'est jamais trop grossière, jamais trop équivoque. Lorsqu'il s'agit de scènes de bordel, comme c'est souvent le cas, elles se déroulent dans une atmosphère délicate, au point que les siècles ultérieurs, sourds à ce langage, y virent des événements très innocents

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Femme écrivant une lettre (± 1655) par Gerard Ter Borch.

Septentrion. Jaargang 3 21 se jouant dans une famille respectable. Jusqu'à nos jours, l'une des scènes de bordel les plus intéressantes de Ter Borch s'est appelée Admonition paternelle, mais pour que cela fût acceptable, il a fallu repeindre la pièce de monnaie que le père tenait en main. Une autre s'intitule Le verre de limonade. Le message malvenu qu'un trompette apporte à son officier qu'il surprend dans une relation intime avec une jolie dame n'a pas grand-chose à voir avec la vie militaire mais a tout à voir avec la vie sexuelle.

Pour les bons entendeurs que nous ne sommes plus mais que nous pouvons redevenir à l'aide du catalogue, cette exposition abonde en allusions de ce genre, à la fois édifiantes et choquantes, se prêtant souvent à plusieurs interprétations. Si toutes les lettres qu'écrivent et lisent les dames et les messieurs sont des lettres d'amour, c'est également le cas pour la jolie veuve toute de noir vêtue. Si des dames jouent beaucoup de musique, il faut chercher ailleurs le véritable instrument.

En tant que portraitiste de patriciens et de régents néerlandais, Ter Borch pouvait fréquenter ceux-ci presque sur un pied d'égalité. Lorsqu'il était assez jeune, il recevait des commandes de l'extérieur, d'autres régions et des milieux aristocratiques d'Amsterdam. Cela lui valut des relations qui eurent une grande influence sur sa carrière ultérieure et grâce auxquelles il a pu ajouter un document unique à la peinture néerlandaise de son époque. Après des études à Amsterdam, puis à Haarlem chez Pieter Molijn et à Londres chez son oncle, le graveur Robert van Voerst, après des voyages en Italie et en Espagne, il travaille, entre 1640 et 1645, à Haarlem et à Amsterdam. Dans cette dernière ville, il entre en contact avec les familles dirigeantes Six, De Graeff, Pancras, Bicker et Pauw. Le grand pensionnaire de Hollande(1) après 1631,

Septentrion. Jaargang 3 Portrait de Adriaen Pauw (1646) par Gerard Ter Borch. l'homme des Affaires étrangères de la République, Adriaen Pauw, fut désigné comme ambassadeur pour les négociations de Münster; celles-ci devaient aboutir en 1648 au Traité de Münster, qui mit un terme à la guerre entre l'Espagne et la République. Il invita Gerard Ter Borch

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Portrait d'un seigneur (± 1675) door Gerard Ter Borch.

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à accompagner la délégation hollandaise à Münster. Au cours de ces années passées à Münster, jusqu'en 1648, Ter Borch a la chance de sa vie, étant donné le nombre élevé de personnages importants qui y séjournaient. A côté de portraits de Pauw et de sa femme (qui font toujours partie de la collection des héritiers Pauw), il y peint L'arrivée d'Adriaen Pauw à Münster, la ville se profilant à l'arrière-plan. C'est surtout le symbole qui est intéressant dans cette oeuvre, à savoir le fait que pour la première fois, un délégué de la République est accueilli en tant qu'ambassadeur d'un Etat libre et souverain. Mais il s'agit ici surtout du tableau connu sous le titre La conclusion du Traité de Münster, qui doit s'intituler en fait La prestation de serment... C'est l'unique tableau de toute la peinture hollandaise où un peintre ait représenté un événement historique de la même façon dont un reporter photographe le ferait de nos jours, c'est-à-dire comme quelqu'un qui assiste réellement au lieu de le reconstituer seulement. Ter Borch assista effectivement à la scène représentée et, détail piquant, il était habillé à la façon d'un courtisan espagnol. En effet, il était entré entretemps dans la maison de l'ambassadeur espagnol, le comte de Peneranda. Bien qu'il s'agît d'un tout petit tableau, comparé à la Ronde de nuit antérieure de quelques années seulement, le fait qu'il pouvait demander plusieurs fois le prix de Rembrandt donne une idée de la situation de Ter Borch. Après le Traité de Münster et surtout après son établissement à Deventer en 1654, commence la grande époque de Ter Borch en tant que peintre de genre. Nous y retrouvons souvent sa famille comme modèle, surtout ses deux demi-soeurs Gesina et Catharina, moins souvent ses demi-frères, Harmen et le cadet Mozes qui mourut à l'âge de vingt-deux ans lors de la bataille navale de Harwich en 1667. Ce sont eux, et surtout Gesina, la soeur célibataire qui, elle-même, dessinait et écrivait des poèmes, que nous voyons toujours très bien habillés dans les travestissements des allusions érotiques, comme si la famille Ter Borch était une sorte de jeu de société amusant. Mais nous sommes très bien au courant de la vie familiale des Ter Borch, de sorte qu'il y a lieu d'affirmer ‘que nous ne sommes mieux informés sur aucune autre famille d'artiste du dix-septième siècle que sur la famille Ter Borch’ (Hoetink). C'est un fait unique que l'héritage de l'atelier de la famille Ter Borch, comprenant plus de douze cents dessins, des albums et un album d'esquisses, toutes oeuvres de Gerard Ter Borch, son père homonyme, de Gesina, de Harmen et de Mozes, ait été conservé à Zwolle durant deux siècles. En 1882, le célèbre connaisseur néerlandais Abraham Bredius découvrit la collection entière et la fit connaître l'année suivante. Trois ans plus tard, le Cabinet d'estampes de l'Etat l'acquit, à quelques feuilles près, lors d'une vente publique. Un choix assez étendu parmi les feuilles et les albums les plus caractéristiques et les plus saillants ont été prêtés pour cette exposition. Comme Gesina, en particulier, avait représenté la vie de cette famille de façon très vivante dans des dessins, en la commentant, la salle spécialement consacrée aux dessins constitue l'une des parties les plus attrayantes de cette exposition. Cette documentation unique serait déjà une raison suffisante

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Cavalier vu de dos (± 1634) par Gerard Ter Borch. pour visiter l'exposition. Il y apparaît que le père Gerard avait des talents mineurs, il est vrai, mais pas négligeables du tout, surtout en tant que dessinateur. Grâce à ce miracle unique, nous voyons dans la même salle le premier dessin de Gerard Ter Borch lui-même, qu'il fit à l'âge de sept ans, et où le père inscrivit fièrement: ‘Anno 1625, le 25 septembre, G.T. Borch le jeune inventur’. Ainsi, en plus de ses qualités artistiques et picturales particulières, cette exposition comporte un trésor de détails humains et historiques tel que nous n'en rencontrons jamais en d'autres expositions de ce genre. Le premier dessin connu du petit garçon de sept ans nous montre un cavalier à cheval, vu de dos, comme s'il avançait devant le jeune dessinateur. Faisons abstraction du fait que même pour de grands peintres ce genre de dessin de chevaux soit particulièrement difficile. Mais le premier tableau que nous connaissons de lui, daté de 1635, montre à nouveau un cavalier à cheval vu de dos. Et si nous cherchons une dernière caractéristique de ses représentations de genre, il est frappant qu'elles ne semblent pas s'adresser au spectateur, mais que le spectateur semble plutôt assister comme un témoin inaperçu à l'événement qui, se suffisant à lui-même, se déroule tout à fait indépendamment de lui. Souvent cet élément accentue l'aspect mystérieux, l'aspect incertain de ce qui se passe et dont la véritable signification nous échappe et ne peut qu'être devinée. Très

Septentrion. Jaargang 3 souvent, l'un des partenaires est une femme vue de profil ou de dos, un ‘dos sans visage’ (J.P. Guépin), car nous ne connaîtrons jamais son vrai visage. Elle appartient à quelque chose dont nous sommes les spectateurs et dont nous restons exclus. C'est à juste titre qu'on a qualifié Gerard Ter Borch comme ‘le peintre du dos énigmatique’. A La Haye, l'exposition reste ouverte jusqu'au 28 avril. Puis, au printemps et en été, on pourra la visiter à Münster, la ville de la paix. Le catalogue est devenu un livre indispensable, richement illustré, avec des illustrations en couleurs; il comporte des articles intéressants de Godlaugsson, de J.P. Guérpin, de Lyckle de Vries et de H.R. Hoetink lui-même.

Traduit du néerlandais par Willy Devos.

Eindnoten:

(1) Grand pensionnaire de Hollande: titre du chef du pouvoir exécutif en Hollande, lorsqu'il n'existait pas de stathouder.

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étoiles de la poésie de flandre

Maurice Carême, le poète qui s'est épris dès sa jeunesse de la poésie des Flamands, a publié récemment un nouveau recueil de traductions françaises. Pour cet ouvrage il a joui d'une liberté plus grande que pour l'Anthologie de la Poésie néerlandaise - Belgique qu'il a composée pour la Collection Bilingue des éditions Aubier, Paris - Asedi, Bruxelles. Dans cette anthologie bilingue, il a posé en principe, il est vrai, qu'il avait subordonné la sélection des poèmes à son intuition, selon qu'ils semblaient plus ou moins ‘traduisibles’. Mais le but du recueil n'en était pas moins de donner un aperçu équilibré de toute la poésie contemporaine de la Belgique néerlandophone et cet objectif peut bien l'avoir gêné par moments. Il n'a pas connu cette gêne lors de la composition de son nouveau recueil, qu'il a intitulé Les Etoiles de la Poésie de Flandre. Pour un traducteur de poésie, les conditions de travail peuvent sembler idéales: il aura été à même de choisir les poètes qu'il aimait traduire et, dans leur oeuvre complète, ceux des poèmes qui étaient les plus compatibles avec ses possibilités de traducteur. Cela signifierait-il que sa tâche n'était qu'un jeu? Poser la question, c'est y répondre. Qui, en effet, oserait soutenir que la poésie est traduisible? Pourtant, Maurice Carême continue, malgré toutes difficultés, à se manifester comme traducteur de poèmes. Cette fois-ci, il n'a donné aucune justification, il n'a avancé aucun programme,

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Guido Gezelle

Karel van de Woestijne

Septentrion. Jaargang 3 mais il présente en quelques lignes les quatre poètes de son choix et publie ensuite sa version d'une vingtaine de poèmes de chacun d'eux.

A mon avis, et pour des raisons qui m'échappent, Maurice Carême a mieux réussi dans le cas de Karel Van de Woestijne, pessimiste et baroque, et de Paul van Ostaijen, souple et réputé si léger, que dans le cas de Guido Gezelle et de Jan van Nijlen.

Gezelle demeure un défi et une forteresse inexpugnable. Maurice Carême préfère l'introduire comme celui qui a ‘retrouvé la veine adorablement naïve de la poésie populaire - poésie... qui est le fondement de son génie - grâce à une musique exquise que l'on ne peut comparer qu'aux poèmes de Verlaine dans Sagesse’. Et c'est en effet dans les poèmes de cette veine que le traducteur a obtenu les résultats les plus convaincants. Mais nous sommes loin de Gezelle tel qu'il nous a été montré par Walther Willems à travers ses traductions dans Guido Gezelle, Poète de Flandre (1972) (voir Septentrion 1-2, p. 82). Quel est donc le secret de ces poèmes religieux, si émouvants en néerlandais, qui deviennent parfois prières incolores, voire totalement désuètes en traduction? C'est le mérite de Maurice Carême d'avoir évité cette erreur grossière.

Dans le cas de Jan van Nijlen, sans aucun doute le moins important des quatre poètes représentés, on peut se demander si ce n'est pas le ton tout à fait personnel de ses vers qui en fait oublier, dans la version originale, le manque de souffle et d'envergure. Ce ton spécifique de Van Nijlen étant affaibli considérablement

Septentrion. Jaargang 3 27 dans la traduction l'impression qu'aura le lecteur du poète est plutôt décevante.

Rien de tout cela dans les traductions de Van de Woestijne. Je crois que Maurice Carême a réussi à transmettre au maximum la richesse, la densité et la sensibilité raffinée dont il fait mention dans sa note introductive. Guidé par le choix des poèmes, le lecteur pourra sans doute partager l'opinion du traducteur: ‘Karel Van de Woestijne a débuté par des poèmes d'une prenante mélancolie pour évoluer ensuite vers une poésie plus mystique, plus douloureuse, poésie coupée d'imprécations et de malédictions qui est comme un écho vibrant de la lutte qui met aux prises l'ange et la bête’.

De la même façon, le miracle s'accomplit dans les traductions de Paul van Ostaijen qui, à première vue, n'offre pourtant pas moins de difficultés que Gezelle. De prime abord, on croirait que ses poèmes sont tellement uniques, tellement liés aux résonances du néerlandais qu'une traduction poétique en soit inconcevable. Néanmoins, Maurice Carême nous surprend à maintes reprises par des versions qui ‘donnent l'impression que les poèmes ont été écrits en français’; et c'est le but que le traducteur s'était précisément proposé d'atteindre. Cela vaut bien un coup de chapeau, surtout quand on pense à l'ars poetica de Van Ostaijen, qui soutenait que la poésie consiste essentiellement à jouer avec les mots, qu'elle est un jeu ancré dans la métaphysique.

Jan Deloof

Les Etoiles de la Poésie de Flandre, Guido Gezelle, Karel van de Woestijne, Jan van Nijlen, Paul van Ostaijen - traductions de Maurice Carême. Ed. La Renaissance du Livre, 12, Place du Petit Sablon, Bruxelles. 1973 - 244 p.

Septentrion. Jaargang 3 Paul van Ostaijen.

Jan van Nijlen.

Septentrion. Jaargang 3 28 guido gezelle traduit du néerlandais par maurice carême

je ne t'entends pas...

Je ne t'entends pas, rossignol des bois, et Pâques à l'est va naître; dis-moi où tu restes. As-tu oublié de nous consoler peut-être?

L'été erre loin des haies, des chemins, et pas une feuille ne sort. L'air est plein de neige, la glace l'assiège et, jusques aux seuils, nous mord.

Il merle, il pinsonne; la brise résonne; l'hirondelle folle babille; la pie, dans le houx, au bois, le coucou, le geai, dans le saule, sautillent.

Toi qui nous consoles, ardent rossignol, quand vas-tu paraître plus leste? L'été n'est pas loin, mais il vient, il vient, et Pâques va naître à l'est.

(Guirlande du Temps)

Septentrion. Jaargang 3 29 karel van de woestijne traduit du néerlandais par maurice carême

elle est au lit

Elle est au lit comme je suis au lit. Elle attend, comme j'attends, suppliante et lourde, nue, éveillée - enjeu d'un impossible pari - et, entre nous, la nuit aveugle et sourde.

Peut-être qu'entre nous s'ouvrent des mers immenses dans un temps sans sacrement bien que nous brûle à vif l'aiguillon d'un tourment nous unissant pour une éternité amère.

Entre nous, la défense de Dieu qui nous navre ou le deuil, dès demain, en nos coeurs lourds. Mais savoir, soûls d'attente et malades d'amour, que je suis l'homme et toi, femme, la femme.

(L'Homme de Boue)

Septentrion. Jaargang 3 30 jan van nijlen traduit du néerlandais par maurice carême

Strophes pour un mort

A la mémoire de mon fils

Je ne sais plus si je veillais, si je dormais quand, à la fin d'une nuit d'hiver, ton image m'apparut. Ta voix, qui m'appela deux fois, était indiciblement douce et faible.

Ta maigre main cherchait en tâtonnant quelque chose dans l'air étonnamment luisant. Ton regard était terne et, sans rien regarder, tes yeux se sont fermés.

Cette nuit, je le sais, t'a vu mourir. Et moi, j'écoute, dans la rue obscure encore, le premier bruit et, aux carreaux, je vois pâlir une nouvelle fois, l'aurore.

(Partir dans la Rosée)

Septentrion. Jaargang 3 31 paul van ostaijen traduit du néerlandais par maurice carême

marc salue les choses le matin

Bonjour petit garçon avec le vélo sur le vase rond où rit un liseron plon plon

Bonjour chaise près de la table bonjour pain sur la table bonjour petit pêcheur pêchant avec une pipe et bonjour petit pêcheur pêchant avec une casquette à clipe casquette à clipe et pipe du petit pêcheur pêchant toujours bonjour

Bonjour poisson mon cher petit poisson tout bon tout rond tout blond mon cher petit poisson mignon

(Premier Livre de Schmoll)

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L'ancien Bergkwartier à Deventer, dont l'histoire remonte jusqu'au Moyen Age, constitue l'exemple type d'une rénovation de centre urbain réussie (photo Office national de protection des monuments).

Septentrion. Jaargang 3 33 les vieux centres néerlandais j.e. van der wielen

Né à La Haye en 1907. Etudes à l'Ecole supérieure de commerce. Etudie les institutions politiques. Directeur de la rédaction de La Haye du journal Algemeen Handelsblad I Nieuwe Rotterdamse Courant. Actuellement rédacteur en chef de la publication Heemschut et assistant du Greffier de la Première Chambre des Etats généraux. Auteur de nombreux articles sur des sujets historiques, économiques et politiques dans divers périodiques. Adresse: Stalpertstraat 144, 's-Gravenhage (Pays-Bas).

Pour que vive une culture, il faut qu'elle s'enracine dans le passé. J. Huizinga.

L'affirmation du célèbre historien de la culture qu'a été le professeur J. Huizinga citée en exergue résume le problème complexe que constitue le maintien des vieux centres aux Pays-Bas. Le mérite d'en avoir fait une affaire de gouvernement revient au chevalier Victor de Stuers (1843-1916), qui a toujours combattu en faveur du maintien des monuments.

Nombreux sont ceux à qui il a révélé la valeur irremplaçable des beautés de l'architecture des siècles passés, et plus particulièrement du seizième et du dixhuitième siècle. Les Pays-Bas doivent se féliciter que De Stuers ait su communiquer son

Septentrion. Jaargang 3 enthousiasme à de nombreux particuliers pour la défense de sa cause. Des associations telles que le Bond Heemschut, Hendrik de Keyser et Menno van Coehoorn furent toutes créées il y a quelque soixante ans. Initialement, la réalisation de leurs objectifs ne se heurtait pas à de grandes difficultés. Les grands problèmes auxquels les protecteurs des belles oeuvres pittoresques du passé et des monuments de nos villes doivent faire face à l'heure actuelle sont bien plus considérables qu'au début du vingtième siècle. L'accroissement de la population, l'industrialisation et la circulation, voilà quelques-uns des nombreux facteurs qui compliquent le problème du maintien et de la protection des centres ‘historiques’. Nous nous rendons compte qu'il ne s'agit pas là d'un probème typiquement néerlandais, mais que de nombreux pays européens doivent faire face à des problèmes analogues.

Il est vrai toutefois que, sous certains aspects, le caractère des vieilles villes néerlandaises

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Maastricht est l'une des villes les plus anciennes des Pays-Bas. Lors de la rénovation du quartier de la Stokstraat, on s'est efforcé de sauvegarder au maximum le caractère pittoresque original. Remarquez les deux pierres de parement ornant la façade de l'immeuble du milieu (photos Ministère du Logement et de l'Aménagement du territoire). diffère de celui de nombreuses villes situées en d'autres pays d'Europe. Aux Pays-Bas, surtout les régents et les citoyens ont profondément marqué l'architecture de leur ville. Cela vaut également, d'ailleurs, pour une partie assez importante de la Belgique. Dans des pays tels que la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Autriche - pour nous en tenir à ceux-là - les souverains exercèrent une influence considérable sur l'aspect monumental de leurs villes.

Bien que les Pays-Bas aient conservé par-ci par-là un nombre respectable de monuments historiques datant du Moyen Age, il faut mettre l'accent sur le seizième et le dix-septième siècle. Cela est dû à la situation géographique des Pays-Bas. La situation en bord de mer à été déterminante pour l'évolution du pays, et elle l'est encore. La navigation et la pêche ont beaucoup influencé son économie. Les Pays-Bas ont eu leurs villes hanséatiques telles que Hoorn, Harderwijk, Deventer et Harlingen. La grandeur d'Amsterdam réside dans sa navigation et sans son commerce avec les pays lointains.

Le secteur de la construction navale avec les diverses sortes d'artisanat qui s'y rat-

Septentrion. Jaargang 3 35 tachent et avec ses activités complémentaires telles que la voilerie et la corderie a également beaucoup marqué l'aspect de nombreuses villes néerlandaises. Avec ses magnifiques maisons patriciennes et ses entrepôts modèles, Amsterdam peut passer pour une exemple typique. Le caractère monumental de la ville de Franeker est dû en grande partie à son université, qui a été un centre scientifique florissant. D'autres villes, grandes et petites, doivent leur caractère particulier en tant que forteresses à l'importance stratégique qu'elles ont eue au cours des siècles passés (d'où poudrières, arsenaux, remparts et ravelins). Citons ici Coevorden, Heusden, Woudrichem, Brielle et Naarden. A partir du douzième siècle, la présence de la Cour détermine le caractère monumental de La Haye; la ville est devenue le siège gouvernemental historique et elle l'est toujours. Le Binnenhof, avec sa salle des chevaliers, a été l'ancien palais des comtes de Hollande et ultérieurement la résidence des stathouders. La famille d'Orange y construisit des palais ou transforma des maisons patriciennes en palais.

Les canaux caractéristiques de tant de villes néerlandaises déterminaient le caractère urbaniste de la ville, ce qu'ils ne font plus que partiellement de nos jours. Dans certains cas, leur rôle stratégique intervenait également, mais l'accent doit surtout être mis sur la navigation et le commerce (des céréales, des denrées coloniales, des bois, de l'huile, etc.). Outre les canaux, il faut évidemment mentionner les ports.

Il est évident qu'il y a un lien entre tous ces éléments et que surtout au seizième et au dix-huitième siècle, la prospérité a

Septentrion. Jaargang 3 Le vieux centre de Dordrecht fait l'objet d'importants travaux de rénovation. Les deux photos montrent le résultat des travaux au Spuihaven, avec le Spui-boulevard actuel (photos Ministère du Logement et de l'Aménagement du territoire). permis à la guilde des architectes de réaliser des centaines de monuments, à l'intérieur desquels les peintres, sculpteurs et ébénistes ont pu donner libre cours à leurs capacités artistiques. De plus, l'esprit fort religieux du peuple néerlandais nous a valu plusieurs cathédrales et églises monumentales, mais sur ce

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Restauration et rénovation à Delft. Anciens immeubles du marché avant et après la restauration. A droite: la Vieille-Eglise (photos Ministère du Logement et de l'Aménagement du territoire). point, les Pays-Bas n'occupent sûrement pas une place de choix en Europe. L'impact du calvinisme y est pour quelque chose.

Revenons-en à notre sujet, à savoir la restauration des vieux centres aux Pays-Bas. Notre brève introduction historique permettra cependant de mieux comprendre ce qui suit.

Bien que Victor de Stuers et ses associés n'aient pas oeuvré en vain, il faut bien constater qu'à la fin du siècle dernier et au début du vingtième siècle, les Pays-Bas n'ont pas témoigné d'un grand respect pour leurs maisons pittoresques et de leurs monuments. Jusque dans les années vingt, de nombreuses administrations communales se sont rendues coupables de vandalisme. Combien de canaux n'a-t-on pas comblés pour des raisons de circulation, déjà à cette époque-là!, ce qui perturbait totalement les proportions initiales des constructions riveraines, et non pas seulement leurs proportions. Très souvent, la fonction initiale des constructions riveraines et, partant, l'image monumentale dominante des villes, s'est également perdue. Aujourd'hui encore, il faut combattre les projets de comblement des canaux à

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Leeuwarden, à Alkmaar, à Leyde et à Utrecht. Les vieux ports intérieurs n'y ont pas échappé davantage et certains (Rotterdam et Flissingue) sont encore menacés. Toutefois, ne soyons pas trop pessimistes. Depuis quelques années, on s'est rendu compte qu'il faut conserver les vieux centres, et ce pour plusieurs raisons. Le gouvernement a donné un témoignage de ce nouvel état d'esprit dans la seconde note relative à l'aménagement du territoire. On y consacre une attention particulière à la rénovation urbaine et à l'avenir du centre dans les villes. De plus, il y a quelque temps, le gouvernement a annoncé un avant-projet de loi relatif à la rénovation urbaine. Entre-temps, bon nombre d'administrations communales s'occupent du problème en rédigeant des notes-programmes concernant l'aménagement du territoire. Il leur a fallu du temps; espérons toutefois qu'il n'est pas encore trop tard. Beaucoup de choses peuvent encore être conservées, même si au cours de ces dernières années des pâtés de maisons entiers situés dans les centres ont été rasés sans que l'on sût précisément d'avance à quoi les terrains ainsi libérés seraient destinés et sans que l'on eût suffisamment conscience de la corrélation étroite et indestructible entre ce qui a été démoli et ce qui devrait être conservé. Voilà l'une des raisons parmi d'autres pour lesquelles plusieurs centres de villes néerlandaises se caractérisent par un déséquilibre injustifié entre les monuments conservés et les constructions nouvelles. Ces démolitions en série, on les a crues nécessaires parce qu'on estimait, très souvent à juste titre, que de nombreuses habitations dans les vieux centres ne répondaient

Les moulins à vent demandent un environnement spécifique. Très souvent, cette condition n'est pas remplie. Dans la plupart des cas, on semble disposé à sauvegarder un vieux moulin et à le restaurer si nécessaire, mais on construit à proximité immédiate. Le Vliegermolen situé à Voorburg (province de la Hollande méridionale) est un exemple à ne pas imiter (photo Heemschut). plus aux normes modernes en ce qui concerne l'habitabilité. Les autorités se sont rendu compte, trop récemment hélas, qu'il aurait mieux valu procéder à une rénovation qu'à la démolition pure et simple. Le désir de la bourgeoisie de pouvoir continuer à vivre dans l'entourage accoutumé a beaucoup contribué à répandre cette nouvelle vue sur la question. Des comités d'action ont été créés en vue de réaliser cet obectif. On leur doit le maintien du célèbre quartier populaire de Jordaan à Amsterdam ainsi

Septentrion. Jaargang 3 que du Schilderwijk à La Haye. Il est particulièrement réjouissant que les jeunes gens s'intéressent de plus en plus au caractère résidentiel typique des vieux centres.

Une publication du Rijksplanologische Dienst (Office national de l'urbanisme) a attiré l'attention sur l'avenir du centre des villes dans le contexte du problème de la rénovation urbaine. L'analyse du problème s'y trouve résumée de la façon suivante:

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On élabore des projets ambitieux pour la reconstruction de la station balnéaire Scheveningen. De nombreux immeubles y ont été rasés. Même le Kurhaus datant du siècle dernier a été menacé de démolition. Il a été sauvé grâce à l'action conjointe de la bourgeoisie locale, de l'association Heemschut et de nombreuses autres organisations qui s'attachent au maintien et à la sauvegarde des monuments (photo Heemschut).

‘L'expansion particulièrement rapide de nos villes a commencé à l'époque de la révolution industrielle au cours des dernières décennies du dix-neuvième siècle. Les quartiers datant de cette époque, produits de cette urbanisation hâtive, doivent être sérieusement refaits ou même remplacés. Ils sont dépassés de plusieurs points de vue; il y a là un déclin d'ordre économique et, par conséquent, une régression sociale. La nécessité d'une rénovation est d'autant plus urgente que pendant une période de quarante ans - la crise, la guerre, la reconstruction et la crise du logement de l'après-guerre - on n'a pu consacrer suffisamment d'attention à l'amélioration de la situation. La motorisation ultra-rapide et débordante constitue un second facteur qui rend l'évolution de nos centres problématique. Le dépeuplement en est un autre.’ L'année dernière, ce problème du dépeuplement

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Le vieux Delft passe pour l'un des vieux centres les mieux conservés des Pays-Bas. Les voitures stationnées nuisent hélas à l'aspect pittoresque de la ville (photo Heemschut). a incité le Koninklijk Zeeuws Genootschap (l'Association royale zélandaise), le Bond Heemschut (la Ligue de la protection des sites) et l'administration de Middelburg (chef-lieu de la province de Zélande, dans l'île de Walcheren); à organiser un congrès dont la devise originale était ‘Leve(n)de binnenstad’, slogan quasiment intraduisible en français parce qu'il combine le cri ‘Vivre le centre’ et la notion de ‘Centre vivant’. Le professeur E.H. ter Kuile, ancien professeur d'histoire de l'architecture à l'Université technique de Delft, disait à cet sujet: ‘Les centres sont des organismes qui se sont développés, lieux des scènes les plus variées. Du point de vue écologique, le centre abrite des caractéristiques extrêmement salubres. Le charme émanant des centres réside partiellement dans le fait qu'en général tout y est à la mesure de l'homme. Les composantes du centre,

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A gauche: l'ancien hôtel de ville de La Haye (seizième et dix-septième siècle) qui n'est plus employé à cet effet, fait l'objet actuellement de travaux de restauration. A côté se trouve la tour de la Grande-Eglise ou Saint- Jacques, restaurée après la seconde guerre mondiale. A droite: la tour d'un immeuble de bureaux, oeuvre de l'architecte Hendrik Berlage. A l'avant-plan: construction moderne récente contiguë à l'ancien hôtel de ville, avec un contraste de style prononcé entre les deux parties. L'aile moderne comprend notamment la salle où se réunit le conseil communal et où est établi le syndicat d'initiative (photo Heemschut).

à savoir le plan et l'élévation, sont assez hétérogènes, mais il en résulte néanmoins une harmonie frappante.’ Le professeur ter Kuile et les autres orateurs spécialistes ont seulement tenu à souligner à l'occasion de ce congrès, qu'il faut s'efforcer de maintenir les centres actifs et vivants. Actifs, cela signifie en l'occurence qu'il faut une population locale qui y habite effectivement; vivants, c'est-à-dire que doivent pouvoir s'y développer toutes les formes du commerce humain (celles des magasins, des manifestations culturelles telles que théâtre, opéra, concerts, ballet, cabaret, etc., des bars, des discothèques, des cafés, des restaurants, des cinémas, etc.). Il ne suffit pas d'installer des jardinières et des bancs pour rendre le centre vivant, écrivait récemment le Neue Zürcher Zeitung. Nous aimerions ajouter qu'il ne suffit pas de destiner les noyaux des centres exclu-

Septentrion. Jaargang 3 41 sivement à des zones réservées aux piétons. De toute façon, celles-ci ne devront pas couvrir une surface trop étendue et surtout, elles doivent être facilement accessibles (ouvertes aux transports publics, avec des parkings à proximité immédiate).

La publication de l'Office national de l'urbanisme déjà citée attire également l'attention sur d'autres problèmes. Dans la plupart des cas, le prix des terrains situés dans les centres a augmenté au point que la rénovation urbaine justifiée du point de vue de l'économie privée dans le cadre des affectations existantes, est devenu soit impossible soit inacceptable du point de vue social. Il faudrait éviter dès lors que l'on modifie l'affectation de vieux immeubles (des bureaux qui vont s'installer dans les terrains situés en dehors de la city). Le gouvernement de La Haye le fait à l'heure actuelle. Plusieurs départements ainsi que d'autres services de l'Etat se sont déjà établis en dehors du territoire de la ville même de la Haye, à savoir dans les communes périphériques de Leidschendam et Rijswijk. Depuis quelque temps, le gouvernement est revenu sur l'idée de cette dispersion, puisqu'on projette de loger à nouveau trois départements au moins dans le centre de La Haye. Il est intéressant d'observer à ce sujet qu'au lendemain de la seconde guerre mondiale, l'urbaniste mondialement connu Willem Marinus Dudok avait élaboré un plan d'aménagement dans lequel il projetait un nouveau centre gouvernemental au coeur même du centre de La Haye. Le gouvernement de l'époque a rejeté ce plan. On estimait qu'aux heures du soir, le quartier des bâtiments ministériels ne devait pas être un quartier déserté! Le gouvernement revient maintenant sur cette position. L'administration communale de La Haye a commis une erreur identique irréparable en faisant construire le nouvel hôtel de ville en dehors du centre, et cela après 1945, c'està-dire à une époque où il y avait suffisamment de place dans le centre pour y construire un hôtel de ville. On a commis à La Haye d'autres erreurs de taille: la nouvelle salle de concert qui fait partie du Nederlands Congresgebouw (Palais des congrès néerlandais) a été construite loin du centre. L'administration communale de Rotterdam a adopté une meilleure politique sur ce point, même si elle soulève encore quelques critiques. Exception faite de la Lijnbaan, le centre des magasins, la reconstruction du centre de Rotterdam après les bombardements de mai 1940 constitue en grande partie un échec du point de vue urbaniste, et cela du fait du trop grand nombre de buildings que l'on a réservés à des bureaux.

Il ressort de ce qui précède que la politique menée jusqu'à présent en ce qui concerne la rénovation des centres de nos villes n'a pas été la bonne.

Selon les conceptions modernes des urbanistes, des sociologues et d'autres spécialistes tels que les spécialistes de la circulation, par exemple, on ne peut détacher le centre proprement dit, le centre historique, de son entourage, c'est-à-dire des quartiers environnants. On trouve un exemple de ce point de vue dans la récente note-programme de l'administration communale de La Haye, où l'on établit une distinction entre la city, noyau urbain, et le centre, terme qui semble donc couvrir une réalité plus étendue que le noyau urbain proprement dit.

Grâce à De Stuers, on a commencé à s'intéresser

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Travaux de reconstruction des remparts et des ravelins de Heusden. A l'arrière-plan: des immeubles restaurés (photo Heemschut).

à la sauvegarde des monuments à la fin du siècle dernier, mais ce mouvement a été très lent à se développer. Il a fallu attendre 1933 pour que soit établie une liste provisoire des monuments. Elle comporte douze chapitres: les onze provinces et Amsterdam. Entre-temps, on avait créé un Rijksbureau voor de monumentenzorg, réorganisé ultérieurement dans le Rijksdienst voor de Monumentenzorg (Office national de protection des monuments) qu'abrite depuis peu le château restauré de Zeist. Cet office relève du ministère de la Culture, des Loisirs et des OEuvres sociales.

Il est évident que le maintien et la protection des monuments est une affaire culturelle, mais dans les centres précisément, on ne peut dissocier cet aspect de la nécessité d'une rénovation urbaine. On en est arrivé, par conséquent, à une excellente collaboration avec le ministère du Logement et de l'Aménagement du territoire. Dans son rapport annuel de 1970, la direction centrale du logement disait ‘qu'il ne suffit pas “de démolir et de remplacer de grandes parties de centres de construction vétuste”, mais que ces centres, “nécessitent d'importants travaux de réfection coordonnés selon un plan d'ensemble”’. Dans le rapport en question on admet qu'en fait on a entrevu trop tard le lien entre la rénovation urbaine d'une part et la préservation des monuments et la protection des paysages urbains et ruraux de l'autre. La rénovation ne peut être une intervention unique; il s'agit d'un processus qui doit se dérouler dans le temps. A partir de cette idée de base, on s'est proposé une série d'objectifs d'ensemble tels que l'extension de la city, (parce que dans sa circonférence actuelle, il n'y a plus de logements adéquats pour les personnes et les institutions qui y remplissent telles ou telles fonctions) et la réhabilitation de ce qui a une valeur historique et doit être maintenu. Il s'agit le plus souvent de groupes de monuments, ou de quartiers dont l'ensemble a gardé un caractère monumental. Tel qu'il est formulé, le premier objectif implique que la city ne peut plus, ou presque plus, avoir une fonction d'habitat.

Septentrion. Jaargang 3 Mais nous voilà déjà en 1974, et les idées ont à nouveau évolué. Non seulement, comme je l'ai déjà fait observer, il y a une nette tendance à réhabiliter des habitations vétustes - notamment à la demande de la bourgeoisie - mais, de plus, on s'est rendu compte que le caractère actif et vivant d'un centre dépend en grande partie des gens qui y habitent. Il y a de plus en plus d'urbanistes pour en tenir compte lorsqu'ils élaborent leurs projets. Le dépeuplement tel qu'il s'est produit au cours des dernières décennies a déjà fort

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L'ancienne ville fortifiée de Heusden constitue un exemple de reconstruction satisfaisant (photo Heemschut). modifié le caractère des centres. La fréquentation des églises, par exemple, a diminué au point qu'il a fallu fermer de nombreuses églises monumentales. Dans plusieurs cas, on les a démolies. Il s'agit là d'un problème sérieux, surtout lorsqu'on avait affaire à des édifices historiques. Souvent on veut bien conserver une église fermée, mais alors il faut faire face au problème suivant: quelle destination faut-il donner aux églises où l'on n'organise plus de services religieux? Une église vide et qui ne sert plus au culte constitue un élément mort dans l'ensemble d'un centre. Entre-temps, la construction d'habitations lors de la rénovation urbaine entraîne à son tour de nombreux problèmes, dont le plus important est sûrement le problème financier. Dans les centres, le prix du terrain

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La réalisation d'une ligne de métro à Amsterdam a beaucoup endommagé la ville. La ligne de l'est traverse des vieux quartiers du centre de la capitale tels que le quartier juif, où beaucoup d'immeubles avaient été démolis au cours de la seconde guerre mondiale. Pour la construction du métro, on en a encore rasé davantage. Par la suite, on y a érigé des bâtiments modernes contrastant très fort avec les vieil les constructions conservées, les vieilles tours d'église, par exemple (photo Heemschut). est bien supérieur à celui des quartiers périphériques. Le financement de la construction d'habitations est une question de première importance. Finalement, il faut que les habitations soient abordables.

Cette question financière nous ramène au maintien et à la protection des monuments. Les organisations privées estiment que les pouvoirs publics ne mettent pas assez d'argent à la disposition de ceux qui gèrent ce secteur. Le budget du ministère de la Culture, des Loisirs et des OEuvres sociales pour l'année budgétaire

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1974 prévoit cinquante millions de florins, soit quelque cinq millions de florins de plus qu'en 1973, pour la restauration de monuments, y compris des moulins. On pourrait se réjouir de cette majoration, si elle n'était pas immédiatement absorbée par l'augmentation des frais, des salaires, du coût des matériaux, etc. Ce montant pourrait encore être majoré des quelque douze millions de florins représentant le montant total des subsides accordés par les administrations provinciales et communales.

L'aide publique reste insuffisante parce que les Pays-Bas ont un grand retard en ce qui concerne la restauration des monuments. C'est particulièrement le cas d'Amsterdam. L'aide privée contribue à majorer quelque peu le montant des sommes consacrées à la protection des monuments. De plus, depuis peu le ministère du Logement et de l'Aménagement du territoire prévoit des subsides spéciaux destinés à la rénovation urbaine.

On a reconstruit l'hôtel de ville d'Almelo dans l'ancien style. Avec le magasin moderne avoisinant, il constitue un exemple de rénovation mal coordonnée (photo Heemschut).

Cet article serait incomplet si nous ne faisions pas état des dispositions relatives à la protection des monuments. Nous avons déjà parlé de l'Office national de protection

Septentrion. Jaargang 3 des monuments. Après la seconde guerre mondiale, on a voté une loi provisoire relative à la protection des monuments, remplacée en 1961 par une loi définitive. Les Pays-Bas sont en retard sur de nombreux autres pays d'Europe qui ont adopté une législation à ce sujet depuis bien plus longtemps.

En plus de la protection légale des monuments, la loi prévoit:

a) un règlement pour l'établissement des registres des monuments protégés et des registres des paysages urbains et ruraux protégés;

b) la reconnaissance d'un statut particulier pour les églises;

c) un règlement concernant les dispositions à prendre par les provinces et les communes à l'égard de la protection des monuments;

d) la détermination des compétences et des obligations des pouvoirs publics et des propriétaires;

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La Weesperstraat à Amsterdam avant la seconde guerre mondiale (photo Archives de la ville d'Amsterdam).

e) la protection des paysages urbains et ruraux;

f) la protection des fouilles et des découvertes.

Le point e nous intéresse particulièrement. Il ne s'agit pas de la seule protection des monuments isolés. L'environnement, le décor de la rue, d'une place, des canaux, avec les arbres, les ponts et les voies ou les plans d'eau peuvent être importants pour la beauté d'une ville ou d'un village, dit H.C. van Eck dans un commentaire sur la loi relative à la protection des monuments, dont l'article 20 prévoit la protection des paysages urbains et ruraux. Il incombe au ministre de la Culture, des Loisirs et des OEuvres sociales de déterminer les paysages urbains et ruraux qu'il faut protéger. Il est évident que cela peut beaucoup influencer la rénovation urbaine. Les sites protégés compliquent indubitablement le problème de la rénovation urbaine. Cela nécessitera une bonne collaboration entre tous les intéressés. La procédure est longue et entraîne

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La Weesperstraat à Amsterdam après la seconde guerre mondiale (photo: Archives de la ville d'Amsterdam). le plus souvent des polémiques. Citons à titre d'exemple le cas récent du Kurhaus(1) de Scheveningen. Il existe depuis des années des projets de rénovation du centre de cette station balnéaire où le Kurhaus occupe une place centrale. A un moment donné, cet édifice risquait de faire obstacle aux projets de rénovation de la station balnéaire. Il fallait donc le supprimer de la liste des monuments protégés. Finalement, à la suite de nombreuses protestations, en provenance tant du pays que de l'étranger, on a renoncé à ce projet. Le professeur A.W. Reininck a exprimé ce que représente le Kurhaus dans les termes suivants: ‘Ce bâtiment donne une originalité, un caractère particulier à cette station balnéaire. Les qualités du Kurhaus résident dans son allure internationale, dans l'approche grandiose des grandes masses de construction, calculées de façon qu'elles soient reconnues à distance, tant du côté de la mer que de l'intérieur du pays. Il constitue le résultat d'un effort pleinement couronné de succès visant à donner à Schevenin-

Septentrion. Jaargang 3 48 gen un point culminant sur le plan architectural et urbaniste.’ La polémique passionnée concernant le maintien du Kurhaus dans la presse et au conseil communal de Scheveningen prouve à quel point le public se soucie de la protection et du maintien des monuments ainsi que de la rénovation urbaine. Dans les autres parties du pays, il en va de même, heureusement. La construction du métro à Amsterdam, qui a déjà entraîné la destruction de tant de coins pittoresques de la ville et en menace d'autres encore, prouve de façon encore plus convaincante que l'architecture historique et monumentale est une notion bien vivante chez les Néerlandais, qui s'intéressent de plus en plus à la rénovation urbaine. Ce n'est pas uniquement une question de sentimentalité chez les gens plus âgés; les jeunes générations s'y intéressent également. Après tout ce qui a été perdu aux Pays-Bas en ce qui concerne le cadre urbain pittoresque, un temps semble venu où l'on apprécie de plus en plus la valeur culturelle de ces richesses. Dans de nombreux cas, il n'est pas encore trop tard pour en arriver à une rénovation urbaine si nécessaire. Voilà une tâche réservée aux autorités publiques, aux urbanistes et aux architectes, et qui en vaut vraiment la peine.

Littérature:

Stadsvernieuwing (La rénovation urbaine), Rijksplanologische Dienst, 1970-1972; Stadsvernieuwing, programma op korte termijn, Gemeente Amsterdam, 1971; Sociale aspecten van stadsvernieuwing (Les aspects sociaux de la rénovation urbaine), Ministerie van Cultuur, recreatie en maatschappelijk werk, 1971; 19e Eeuwse buurten Haarlem, Delft, Schiedam, Dordrecht (Quartiers du dix-neuvième siècle de...), stedebouwkundige studiegroep sanering Technische Hogeschool Delft, 1971; De saneringswijken van Amsterdam (Les quartiers à assainir d'Amsterdam), Universiteit van Amsterdam, 1973; Nota wijkvernieuwing (Rénovation des quartiers), Gemeente Haarlem, 1973; Wijkvernieuwing, drs. P.J. van der Ham, 1973; Doelstellingennota (note-programme), Gemeente Groningen, 1973; Doelstellingennota, Gemeente 's-Gravenhage, 1973; Jaarverslag Centrale dienst volkshuisvesting, 1970.

Annexe:

Après que le présent article avait été écrit, le ministre du Logement et de l'Aménagement du territoire et son secrétaire d'Etat ont soumis à la Seconde Chambre des Etats généraux une note comportant un avant-projet de loi sur la rénovation urbaine. Celui-ci est l'oeuvre d'un groupe de travail qui estime, comme il l'exprime dans son rapport destiné aux hommes politiques, qu'il est nécessaire avant tout que les villes puissent continuer à fonctionner en tant que centres administrant un périmètre urbain qui va en s'amplifiant. En ce qui concerne la rénovation urbaine, il faudra, en second lieu, attirer l'attention sur la préservation et la modernisation des habitations situées dans les quartiers datant du dixneuvième siècle. La note insiste beaucoup sur la qualité de l'environnement dans les quartiers plus anciens des villes.

Septentrion. Jaargang 3 Traduit du néerlandais par Willy Devos.

Eindnoten:

(1) Casino.

Septentrion. Jaargang 3 49 paul van ostaijen traduit du néerlandais par maurice carême

soir vague

Fleurant le cresson tiède le ciel indolent luit autour de l'étang Sur le pont traîne un dernier cygne Aucun de nous n'est aussi seul aussi immobile que lui Aucun de nous ne flambe aussi seul aussi passionnément seul que ce hêtre pourpre resserré sur sa flamme De l'image blanchâtre luisant maintenant dans l'ombre - où seule une gerbe plâtreuse ramasse encor les éclats obliques d'une lumière rare - un repos exquis descend sur le jeune couple qui passe devant moi étrangement lointain étrangement fermé aux choses qui l'entourent

Si le gravier ne craquait pas sous mes pieds je me sentirais glisser dans le bocal de ce silence je serais sans passé

(Premier Livre de Schmoll)

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Viifcoten (70 × 85 cm, 1948) par Maurits Van Saene.

Septentrion. Jaargang 3 51 le peintre maurits van saene guido van hoof

Né en 1926. Journaliste responsable de la section Culture et Enseignement du journal De Standaard (Bruxelles), dont il dirige également les pages littéraires hebdomadaires De Standaard der Letteren. Adresse: Bevrijdingslei 46, 2180 Heide-Kalmthout, Belgique.

‘Si j'ai traduit certains sentiments dans mes oeuvres, il est parfaitement inutile que je les détaille en paroles, car je ne suis pas un poète, mais un sculpteur; et l'on doit pouvoir les lire facilement dans mes sculptures; sinon, autant vaudrait que je n'eusse pas éprouvé ces sentiments.’

Par une pluvieuse soirée d'hiver, ce texte d'Auguste Rodin (L'Art. Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, 1911) devrait vous inciter à rester chez vous et à méditer, blotti au coin du feu en regardant les flammes, plutôt que de rouler en voiture en direction de Ninove sur des routes étroites que longent encore des câbles électriques et téléphoniques. Et pourtant! A l'époque où tant d'artistes parlent de leur art avec grandiloquence, peut-être pour éblouir leurs admirateurs, peut-être pour dire ce qu'ils ne peuvent exprimer dans leur art, il est toujours réconfortant de se rendre au prieuré situé derrière l'imposante église abbatiale de Ninove et d'y retrouver Maurits Van Saene. C'est un homme qui aime échanger des propos avec ses amis, dans une atmosphère d'intimité, mais ne vous y trompez pas: ce n'est pas un bohémien. Son atelier spacieux, blanc, calme, propre et harmonieux reflète sa personnalité. D'un

Septentrion. Jaargang 3 côté, il y a une bibliothèque, des armoires, des tables bien rangées; de l'autre, près de la cheminée, deux fauteuils et des toiles. Au milieu de tout cela, le chevalet, inamovible en dépit des critiques qui, depuis quinze ans, ont décrété à l'envi que la ‘peinture de chevalet’ appartient à un passé révolu. On croirait retrouver la propreté clinique d'un laboratoire: pas une seule goutte de peinture sur le parquet.

Maurits Van Saene, né en 1919 à Ninove (Flandre orientale) où il revint après diverses péripéties du temps de sa jeunesse, n'est pas un titan. Une atmosphère

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Paysage (90 × 90 cm, 1955) par Maurits Van Saene. apollinienne remplit toute cette vieille maison et entoure l'artiste. On y sent la large respiration silencieuse de l'artiste racé qui sait ce qu'il veut: être lui-même. D'aucuns d'offusquent de le voir imperturbable, continuant à dessiner, à peindre des marines ou les mystères du corps féminin. Ceux qui le connaissent et suivent son évolution voient comment il devient de plus en plus précis et convaincant dans sa sobriété. Ils ne doutent pas, abstraction faite de toute propagande, qu'il soit l'un des plus grands peintres flamands en vie. Même si elle peut paraître excessive, cette opinion n'est pas irréfléchie.

Voir le paysage en profondeur.

Aujourd'hui, nous parlons du mystère de la création. Bien avant Freud, Platon avait déjà cherché une théorie de l'oeuvre d'art et, depuis Goethe, les explications subtiles se sont multipliées. Mais à la fin de son étude The Psychoanalyst and the Artist (Le psychanaliste et l'artiste - New York, 1950), le psychiatre américain Daniel E. Schneider avoue sans ambages ce que l'on pouvait aussi bien deviner: ‘... Pour moi, l'art est plus qu'un plaisir; c'est une analyse intuitive et une interprétation implicite de nos sensations et de nos convictions dans la vie’.

Par conséquent, ne partons pas à la recherche du complexe d'Oedipe ni des rêves ni des obsessions ni de la ‘capacité d'aimer’ de Maurits Van Saene. Il est trop lucide, trop spirituel et trop équilibré. Sans doute son enfance l'a-t-elle définitivement marqué. Peu après sa naissance qui eut lieu accidentellement à Ninove, il est revenu avec ses parents à Pamel, village du Pajottenland (région du sud-ouest de la province de

Septentrion. Jaargang 3 Brabant, située entre deux rivières, la Senne et la Dendre). Pour lui, Pamel est plus que le lieu d'une jeunesse sans histoire: ‘De nos jours encore, c'est avant tout un paysage: le Ledeberg, le cours gracieux de la Dendre. En 1945, un paysage de la Dendre m'a valu le prix Godecharle. Non, je ne puis décrire cette fascination. Comment pourrais-je traduire en paroles ce à quoi je suis le plus sensible: le coloris, les lignes des collines, le contraste entre les grandes étendues de ciel et de terre?’. Son regard est-il différent de celui d'un touriste ami de la nature, et même de celui d'un peintre du dimanche? ‘Il s'agit de bien autre chose que de la superficie du monde qui nous entoure. Dans ma jeunesse, j'ai appris à voir d'une autre façon. C'était une question de profondeur, de caractère, selon l'exemple d'Albert Servaes et de Constant Permeke, qui ont tout de même été nos maîtres.’ A l'école expressionniste. A l'âge de quatorze

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Portrait de Théo Lefèvre (1959) par Maurits Van Saene. ans, Maurits Van Saene arrive à l'Ecole Saint-Luc à Schaerbeek, chez le maître délicat qu'était frère Emile. ‘Mes parents croyaient que je deviendrais architecte. Mais ils ne s'en faisaient pas lorsque je paraissais me sentir davantage attiré par la peinture. A l'époque, on ne chassait pas encore le diplôme comme de nos jours.’ Frère Emile était, lui aussi, un expressionniste racé ‘qui, quand il peignait une madone, ne commençait pas par les petites fleurs et la robe’. Un jour, on a présenté les choses, dit-il, comme si les impressionnistes peignaient les yeux ouverts et les expressionnistes les yeux fermés. Il serait enclin à partager ce point de vue: le caractère intérieur sous l'aspect extérieur du paysage, ce qu'il y a en profondeur, voilà ce qu'il voudrait percer. N'en concluez pas à son mépris des impressionnistes. Au contraire. ‘Le jeu des couleurs et de la lumière est très joli; leur interprétation va aussi dans le sens de la profondeur, mais d'une tout autre façon. Les expressionnistes cherchaient à exprimer autre chose qu'une beauté sensuelle. Comparez des marines de Louis Artan avec celles de Permeke. Elles sont jolies les unes et les autres, mais quelle différence, bien qu'elles représentent les unes et les autres exactement la même mer immuable sous

Septentrion. Jaargang 3 des ciels identiques. Les tableaux des deux peintres nous renseignent sur leur expérience personnelle de la beauté.’ Grâce à leurs combinaisons de surfaces et de couleurs, la même toile blanche se prêtait à toutes les possibilités, et pourtant, ils la peignaient chacun d'une manière déterminée et d'aucune autre. ‘Et puis, ajoute Maurits Van Saene d'un ton pince-sans-rire, si on ne peut le dire simplement, c'est qu'on ne sait pas...’ Le peintre doit employer son propre langage; il faut que l'on puisse voir à un kilomètre de distance que c'est lui, et nul autre, qui a réalisé l'oeuvre.

La synthèse en tant que moment créatif.

- D'habitude, les résultats des longues recherches hésitantes ne sont pas les meilleurs. Le résultat ne vient que plus tard, soudain, spontanément, après des années de recherches. Je puis rester des jours entiers seul, en face de la mer, et faire trente études sur les lignes et les couleurs

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Espagne (80 × 100 cm, 1956) par Maurits Van Saene.

Septentrion. Jaargang 3 55 sans qu'aucune me satisfasse. Et tout à coup, la trente-et-unième sera bonne. Pourquoi? Est-ce la journée qui est bonne? Ou est-ce que la trente-et-unième étude résulterait de toutes les études précédentes? J'opte pour la seconde hypothèse. J'ai souvent eu la même expérience lors de mes voyages en Espagne et en Afrique. On fait une étude, on tâtonne et on cherche. Et puis soudain, deux ans après peut-être, on atteint inconsciemment la synthèse tant recherchée et dans l'atelier, quasiment sans effort, on réalise la grande composition qu'on avait voulu réaliser là-bas, sur les lieux mêmes.

Il avoue pourtant qu'on n'en est pas sûr au moment même. Une fois la toile achevée, on se rend compte que c'est ‘à peu près’ ce que l'on avait souhaité. Il faut souvent des jours, des semaines, une année même avant que l'on s'aperçoive que la toile est vraiment réussie. - La composition d'une toile est une longue chaîne; on y ajoute chaînon après chaînon, inconsciemment. Cela ne donne aucune garantie pour ce qu'on en pensera dans dix ans. Les peintres jugent souvent d'une manière plus sûre que les historiens de l'art, mais seul le temps tranche de façon définitive. Cette incertitude n'est-elle pas décourageante? - Non. Dès qu'une oeuvre est achevée, on veut en faire une autre. On ne peut que s'efforcer d'arriver à la perfection; c'est pourquoi j'estime que le travail de composition en lui-même est si important et que la tentative est assez intéressante pour qu'on puisse, ensuite, tourner la page et poursuivre ses recherches. N'y a-t-il pas un danger de répétition? - En effet, il existe. Devant une toile réussie,

Septentrion. Jaargang 3 Nu (1960) par Maurits Van Saene. on se dit: voilà ce que je voulais, mais il existe encore d'autres aspects que j'aimerais examiner aussi. Regardez cent marines de ma main; vous n'en trouverez pas deux qui soient identiques. La lumière est différente; l'atmosphère, l'ambiance, le coloris changent. Mes paysages brabançons évoluent vers une sorte de sérénité. Mes paysages espagnols et africains deviennent de grandes étendues. J'y trouve enfin le paysage que l'on ne peut corriger du point de vue de la composition: une ligne horizontale. Faire la composition est donc plus important que de l'avoir faite. Peut-être, ajoute-t-il en guise de correction, parce que de

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Congo oriental (97 × 146 cm, 1961) par Maurits Van Saene. temps à autre, le peintre doit pouvoir dire également que c'était bien et que cela peut avoir une signification pour les autres également. Plus tard, les autres doivent aussi y prendre plaisir, sinon cela ne serait plus qu'un jeu.

A-t-il, en peignant, l'impression de ‘créer’ quelque chose?

- Non. J'ai la sensation de travailler. En principe, je travaille quatre ou cinq jours par semaine. Quand on prend le pinceau en main, l'inspiration vient toute seule, sans s'annoncer, comme quelque chose qui transcende le métier de tous les jours. Après dix ou vingt études, on voit tout à coup la synthèse, disais-je. C'est le moment le plus créatif de l'activité picturale. Je crois à l'inspiration du moment, pendant qu'on exerce simplement et humblement son métier sans savoir si ce sera une bonne ou une mauvaise journée. Car une journée est meilleure que l'autre. Mais l'idée romantique de la Muse qui vient vous réveiller en pleine nuit et vous pousse à faire sur-le-champ un chefd'oeuvre, je ne puis y croire.

(Je songe à cet autre artiste extra-lucide et même terre à terre qu'était le sculpteur Oscar Jespers, qui me répondait lors d'un entretien: ‘L'inspiration? C'est un âne sur lequel il faut frapper très fort avant qu'il daigne se mettre en route’.)

- La seule chose à faire est de commencer humblement son travail le matin, selon les règles du métier. Peut-être l'oeuvre s'élèvera-t-elle au-dessus du métier, peutêtre même qu'elle étincellera, peut-être pas. En tout cas, il me semble honnête de respecter les anciennes règles de base du métier. Il n'existe aucune excuse si l'on manque à ce point. Un peintre professionnel doit connaître son métier. S'il travaille avec de la peinture à l'huile, par exemple, il ne peut prendre le risque d'une erreur technique, et laisser son oeuvre se fissurer, s'assombrir ou s'écailler.

L'art abstrait en tant que remède.

Septentrion. Jaargang 3 Maurits Van Saene s'irrite de ce que ses collègues utilisent si mal leurs talents à cause d'une mauvaise technique, car: - Pour les farceurs, l'ignorance technique est un moyen tout prêt pour dissimuler leur impuissance. On l'a bien remarqué dans l'art abstrait. Il était difficile à reconnaître, et on en a profité pour voir dans les productions de l'amateurisme des oeuvres d'art à part entière. De nos jours, nous assistons de toute évidence à son élimination. En revanche, en ce qui concerne la mode la plus récente, à savoir celle de l'hyperréalisme, je trouve positif le fait qu'on n'est pas qualifié quand on ne sait ni peindre ni dessiner. Citons un nom étranger, celui de David Hockney, par exemple. Je ne veux pas dire que sa technique soit aussi parfaite que celle de Van Eyck - pensez un peu à l'incroyable nature morte du portrait des Arnolfini -

Septentrion. Jaargang 3 57 mais parmi mes contemporains, très peu l'égalent.

La rage non figurative semble déjà révolue. Où a-t-elle puisé son succès considérable?

- Elle a plu à notre époque d'une façon ou de l'autre. Ceux qui ne l'appréciaient pas étaient considérés comme des réactionnaires, comme des vieillards. Le nonfiguratif semblait si facile à faire: il ne fallait pas connaître le métier, du moins le disait-on, car cela ne s'applique pas aux grands artistes de ce courant et de cette époque, dont le travail abstrait est aussi adroit, aussi mûri que celui des figuratifs. Mais il faut admettre que l'art abstrait a connu une foule d'épigones amateurs. Maurits Van Saene préfère ne pas citer de noms. Si on insiste beaucoup, il en donne quelques-uns. - Louis Van Lint a fait de très belles choses, ainsi que Gaston Bertrand et Victor Servranckx. Antonio Tapiès n'est pas un débutant. Je ne sous-estimerais surtout pas les Américains. Je suis allé aux Etats-Unis. Si on y arrive avec une certaine prétention, on perd assez vite ce sentiment. Ils ont beaucoup plus de possibilités et une élite qu'il ne faut pas sous-estimer. J'en ai fait l'expérience à New York où j'ai vécu dans les milieux juifs. C'est là qu'on trouve des hommes de valeur.

Poursuivons sur cette lancée. L'art abstrait, qu'a-t-il signifié pour notre interlocuteur lui-même qui s'en est tenu écarté? - Pour moi, il constitue une sorte d'aspirine fantastique, dont j'avais besoin. C'est un remède radical contre le romantisme baroque que nous avait apporté l'expressionnisme flamand, un remède contre la désespérante peinture de la matière, contre la pâte, contre la couleur pure, contre

Septentrion. Jaargang 3 Nu (1970) par Maurits Van Saene. le matérialisme. Il nous a davantage orientés vers le spirituel, vers l'interprétation. Avant que l'amateurisme ne l'envahisse, il nous a apporté des choses importantes telles que l'épuration de la couleur et l'affinement de la composition. Finalement, il nous a guidés vers un art spiritualisé. N'est-ce pas là un élément positif? Peutêtre qu'on en serait venu là sans l'art abstrait, mais je ne le crois pas. Quoi qu'il en soit, il nous a fait beaucoup de bien.

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Ruwenzori (100 × 120 cm, 1960) par Maurits Van Saene.

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Jan Brusselmans en tant que maître.

En toute occasion on apprécie le caractère, l'honnêteté et le sérieux de Maurits Van Saene. Il serait difficile de ne pas insister sur l'apport de l'art abstrait dans son oeuvre, car la spiritualisation de cette oeuvre se situe manifestement dans sa première période, celle de l'après-guerre. A Saint-Luc, frère Emile l'avait encouragé.

- Comme je l'ai déjà dit à plusieurs reprises, cet homme avait une vision claire de l'expressionnisme qui voulait aller au-delà de la surface. Il nous a transmis une conviction, une attitude d'esprit.

Le peintre Jan Brusselmans fut son second maître. Il était très sévère en ce qui concerne le métier. De 1940 à 1942, Maurits Van Saene avait poursuivi ses études à Paris, comme élève libre à l'Institut national des Beaux-Arts, qui ‘en tant qu'académie n'était pas plus importante que celle de Bruxelles’, mais constituait un carrefour intéressant de quarante nationalités et de conceptions plus divergentes encore. Il gagnait assez facilement sa vie en passant du tabac en fraude (le fameux Appelterre). En 1943, il exposa pour la première fois à Ninove. Ses véritables années d'apprentissage ne commencèrent qu'en 1944, quand, avec Jan Brusselmans qu'il connaissait depuis longtemps, il loua un atelier situé rue des Minimes à Bruxelles.

- Nous dessinions ensemble en louant ensemble un modèle. C'était moins cher. Une véritable amitié nous liait en dépit de notre différence d'âge. La femme de Brusselmans était morte et il se sentait seul, il cherchait de la compagnie et une certaine chaleur amicale. Il faisait de la cuisine une fois par semaine, mais il ne connaissait

Septentrion. Jaargang 3 Nu (1971) par Maurits Van Saene. qu'une seule recette: la préparation du chou-fleur. Quant au métier, il était très méticuleux. La peinture était chose trop sérieuse, pour qu'on se contente de remplir sa palette de couleurs et puis de les étendre sur la toile. Il détestait le laisser-aller artisanal dans lequel la peinture semble sombrer depuis le déclin de la réglementation des guildes.

Cela dura quelques années. Ensuite il est resté à la maison. Il s'est marié. Et puis, tout à coup, un vieux petit château dans lequel filtrait la pluie, était à louer à Outer.

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Nu (1971) par Maurits Van Saene.

- C'est là que j'ai vécu les plus belles années de ma vie, dans un grand atelier et en nourrissant de grandes illusions. (Il ricane). Le peintre Herman Minner y a vécu avec nous pendant deux ans. Le paysage était encore intact et nous avions un grand secret: notre jeunesse. Il y avait donc de l'enthousiasme dans l'air et nous avions le sentiment qu'enfin nous allions dire et réaliser quelque chose de grand.

N'est-il plus enthousiaste aujourd'hui?

- Si, mais c'est différent. A l'époque, on travaillait huit heures d'affilée sans résultat, on gaspillait de la peinture et on était content tout de même. Maintenant on arrive à un résultat meilleur en deux heures. Tout est calculé. Le peintre cherche son propre moi et il lui faut bien une vingtaine d'années pour arriver à cette découverte.

Traduire le métier.

Septentrion. Jaargang 3 Il ne possède même plus les adresses des endroits où se trouvent ses premières oeuvres. Et la toute première?

- Ma première toile, je l'ai vendue pendant la guerre à un grossiste en charbon de la région de Hal. C'est le meilleur troc de ma vie! Un beau paysage vespéral bleu foncé contre deux tonnes de chaleur... Cela m'a permis de chauffer l'atelier.

Entre parenthèses, vendre une oeuvre, estce important pour lui?

- Un peintre mange et boit autant que n'importe qui, et il doit payer autant. Vendre beaucoup, de façon à pouvoir m'acheter une Rolls-Royce ne me semble pas important, mais peut-être est-il important de vendre si on considère cela du point de vue psychologique. C'est également une forme de reconnaissance, mais alors uniquement dans la mesure où l'attitude du client a une certaine signification. Celui qui achète pour placer son argent me laisse indifférent. Mais il y en a d'autres, et ce ne sont pas des gens riches, qui mettent de l'argent de côté pour acquérir un beau tableau, et s'ils préfèrent un de

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Nu (1971) par Maurits Van Saene.

Nu (1972) par Maurits Van Saene. mes tableaux à ceux d'un autre peintre, j'y suis tout de même sensible. Cette attitude ne serait-elle pas quelque peu orgueilleuse? L'idée que mon tableau puisse émouvoir quelqu'un me stimule. Pas pendant le travail évidemment, c'est exclu. Un tableau ne peut être vendu que lorsqu'il est achevé. Vous allez répliquer: et les commandes! Au Moyen Age, des chefs-d'oeuvre ont été faits sur commande. Mais c'est loin de notre mentalité. Je n'aimerais pas peindre un grand portrait de famille, y compris toutes les décorations. Et si un aimable boucher vient me demander un paysage avec quelques vaches, je lui donnerai l'adresse d'un de mes collègues dont je sais qu'il fait bien ce genre de choses. Mais pas moi. Ici n'entrent que des personnes qui viennent choisir des toiles achevées.

Aujourd'hui, il est lui-même professeur à Saint-Luc à Schaerbeek. Cette attitude, réussit-il à la communiquer à ses élèves?

Septentrion. Jaargang 3 - J'ai accepté avec enthousiasme la proposition de Saint-Luc, mais bientôt j'ai été un peu déçu. Avec le temps, toutefois, j'ai appris à y prendre plaisir: le contact avec la jeunesse vous oblige toujours à vous renouveler. Ce que je leur apprends? Tout d'abord à mieux dessiner, et dans le domaine de la peinture tout ce qui est science exacte. Je ne veux ni ne puis faire des artistes. Mais je leur apprends ce que sont les couleurs, comment il faut les mélanger, comment il faut tendre une toile, enfin, tout le métier, tout ce que l'on peut expliquer de façon précise. Ensuite, j'essaie de leur donner une conception de la vie: qu'ils ne doivent pas suivre la dernière mode. Mais ils vivent dans une société d'abondance, ce qui est apparemment très mauvais pour la vie intérieure. Certains étudiants considèrent leur temps d'étude comme une sorte d'occupation de leurs loisirs; une année, cela leur plaît encore, mais ils ne savent pas encore s'ils continueront l'année suivante. Sur vingt étudiants répartis sur trois années d'études, il y en a cependant quatre, cinq dans lesquels vous vous reconnaissez, tel que vous étiez à leur âge, ce qui n'est pas désagréable.

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Marine Diano Marina (38 × 45 cm, 1968) par Maurits Van Saene.

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Le nu comme programme fantastique.

A plusieurs reprises, Maurits Van Saene a employé des termes tels que spirituel, spiritualité, profondeur. Il est temps maintenant de les préciser. - C'est difficile. Vous avez déjà vu une de ces toiles qui sont bien faites? La peinture y est étendue avec brio, et pourtant, ce n'est que de la peinture. L'art, c'est davantage: c'est se défaire de la matière, laisser le spirituel s'exprimer directement. Pour moi, l'art est l'expression, avec le maximum d'économie, d'une idée plastique, de façon telle que l'on aille plus loin que la seule perception de la peinture et la jouissance de la couleur. Pour aboutir à ce résultat, il faut qu'en tant que peintre, je jette par-dessus bord toute matière superflue. Quand on peut exprimer une idée en un seul mot, il ne faut pas en employer trois. Si cent grammes de peinture suffisent, il n'en faut pas un kilo. Il faut économiser sur les moyens. Cette attitude correspond à mon moi. Certains peintres évoluent automatiquement dans ce sens parce qu'ils sont faits ainsi. Tempérament? Religion? Introversion? N'y mêlons pas les confessions ou les religions. Les protestants et les bouddhistes peuvent en faire autant, même les athées - je songe notamment à la décoration de Matisse dans la chapelle de Vence - sont à même de produire un art spiritualisé, de tout passer au filtre de l'intériorité, de chercher finalement l'essence de tout. Un nu peut être aussi spiritualisé, aussi religieux que le Sermon sur la montagne. Le sujet n'a aucune importance; seule importe la façon dont on interprète la réalité visible. Comment interprète-t-il ses nus? - Du point de vue de la forme, je veux atteindre

Septentrion. Jaargang 3 De g.à. dr.: Mad. Van Saene-Beeckman, Jan Brusselmans, Maurits Van Saene (1945). le maximum d'expression avec le minimum de moyens. Au fond, je ne me suis jamais demandé pourquoi je peins des nus. Probablement parce que je trouve que c'est la plus belle réalisation de toute la création. Un nu représente toute la personne humaine, forme un programme fantastique et place le peintre devant une tâche considérable: il ne s'agit pas de rendre tous les muscles et toutes les formes (ainsi l'oeuvre serait déjà réussie), mais de mettre l'être humain au premier

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Maurits Van Saene. plan. Même sans représenter le visage et les yeux, il doit arriver à une figure entière qui rende plus que la seule matière, qui fasse oublier le sensuel au profit du mystère de l'homme. Est-ce que j'y parviens, moi?

Mais pourquoi peignez-vous de cette manière et non pas d'une autre? Tout artiste qui se trouve devant un carré de toile blanche choisit parmi d'innombrables possibilités de division des surfaces, de composition, de coexistence des couleurs.

- Je ne puis vous donner de réponse à cette question. Je peins ainsi parce que je ne puis faire autrement. Je ne saurais même pas peindre une ligne de dix centimètres un peu plus haut ou un peu plus bas. C'est une vérité plastique. La théorie de Freud ou de Jung à ce sujet ne m'intéresse pas. La division des plans est ainsi, le coloris ainsi, l'effet de la lumière est là. Ensuite on peut se demander pourquoi je l'ai fait ainsi. Je pourrais vous répondre par les lieux communs sur les arts plastiques (mais je laisse ce soin à la télévision). Je me trouve devant la toile, je trace une ligne là précisément où elle doit être et cela diffère pour chaque toile. Si vous voulez, on pourrait écrire un livre de recettes à l'usage des peintres, mais aucun ordinateur ne pourra jamais donner la recette du petit quelque chose de plus, de la valeur additionnelle, de la dimension qui élève la peinture au niveau de l'art. Vous posez la question de l'essence de l'art. Qu'est-ce que l'art? Je ne le sais que par expérience. Aux meilleurs moments, on atteint quelque chose qu'il est difficile de définir.

Septentrion. Jaargang 3 D'une voix contenue: l'oeil écoute.

Une conversation comme celle que nous venons d'avoir ne nous fait connaître Maurits Van Saene qu'à moitié. Comment le lecteur situera-t-il cet homme qui respire le calme, qui jour après jour travaille dans un laboratoire, concentré des heures durant dans le plus grand silence (il aime pourtant la musique classique et moderne, l'opéra italien)? Il est absorbé comme un homme de science: ‘Devant une toile, on ne pense pas à la section dorée où à la technique, mais on est totalement concentré sur le sujet’. A la fois recherche et contemplation.

Je ne saurais vivre, ajoute-t-il encore, ‘au milieu de la matière sale, en faisant semblant, en barbouillant avec de la peinture. Je deviens malade dans un atelier sale

Septentrion. Jaargang 3 65 où d'autres parviennent sans doute à créer des chefs-d'oeuvre. Je suis fait ainsi. Tout doit être clair, l'atelier, la composition, les couleurs; si on trace une ligne, il faut qu'elle soit claire, précise, exacte.’ Son secret réside précisément dans le peu de moyens avec lesquels il s'efforce d'atteindre une forte expression et une limpide clarté. J'en reviens ainsi à ma déclaration audacieuse du début: Maurits Van Saene est probablement l'un des plus grands peintres flamands. Je le crois et je ne suis pas le seul à le croire. Son oeuvre ne trouve pas sa place dans l'art flamand traditionnel, célébrant les biens terrestres, aux couleurs appétissantes, joyeux et chantant. Son art est comme apaisé, d'une respiration contenue. Il ne s'agit pas d'un art criard, cela ressemble plutôt à un murmure, à un chuchotement, à une voix picturale que l'on reconnaît sur-le-champ. Pour lui, la peinture représente plus que la solution d'un problème purement formel. Il s'y ajoute une autre dimension. En effet, dans son oeuvre, l'esprit luit à travers la matière, et seuls les vrais peintres aboutissent à ce résultat. Cette valeur additionnelle, Maurits Van Saene l'atteint grâce à de très sobres moyens qui supposent cependant une recherche et un effort de dépouillement poursuivis durant de longues années. D'autres y ont aspiré; sa force vient sans doute du fait que son tempérament et sa technique s'accordent avec son ascèse, ce qui explique sa forte expressivité. Le unum et verum convertuntur (l'unique et le vrai coïncident) de la philosophie scolastique se confirme sur la toile et sur le papier. La force d'expression est assujettie à la communication, la domination des moyens conduit à la parole, et le spectateur écoute - ou disons avec Paul Claudel ‘l'oeil écoute’ - un homme qui a quelque chose à nous dire en peignant.

Traduit du néerlandais par Willy Devos.

Septentrion. Jaargang 3 66 la nouvelle poésie aux pays-bas jan van der vegt

Né en 1935 à La Haye. Il a fait ses études à Groningue et est actuellement professeur de néerlandais à Zaandam. De 1968 à 1971, il a travaillé comme critique de poésie pour le journal Nieuwe Rotterdamse Courant. Il est rédacteur de la revue Kentering. Collaborateur de Ons Erfdeel. Adresse: Ewisweg 26, Heiloo, Pays-Bas.

Un choix de quinze poèmes de quinze poètes différents ne permet pas de se faire une idée claire de la nouvelle poésie aux Pays-Bas, tellement l'ensemble de la production de 1960 à 1970 est déterminé par les influences que les générations successives ont exercées les unes sur les autres. Cela vaut autant pour les ‘grand old men’ A. Roland Holst et Hendrik de Vries que pour le plus jeune des débutants. Encore ne parlerons-nous que de la poésie aux Pays-Bas. En effet, il faut noter qu'en Belgique aussi il y a une poésie de langue néerlandaise. Quoique celle-ci ne présente pas de différences fondamentales avec celle des Pays-Bas, elle évolue de façon relativement indépendante. C'est pourquoi on y a consacré un article à part dans Septentrion (II, 2). L'objet de notre étude est donc bien déterminé, pourtant les matériaux en sont tellement divers qu'il ne nous est possible de donner un aperçu de la poésie des années 1960-1970 qu'en nous limitant très sérieusement. Sinon, nous serions réduit à donner une énumération de noms, qui ne présente aucun intérêt en soi. C'est pourquoi nous parlerons uniquement des quinze poètes dont il a été recueilli des poèmes dans ce numéro. Ils font partie des plus importants de leur génération. D'autres encore auraient mérité d'être pris en considération; c'est le cas, par exemple, de Jacques Hamelink.

Septentrion. Jaargang 3 Nous ne parlerons point de ce poète pourtant réellement important, pour la simple raison qu'il a déjà été présenté aux lecteurs de Septentrion (I, 2). Si le choix des quinze noms peut paraître arbitraire, il a cependant été effectué en fonction de notre désir d'illustrer la diversité qui caractérise la poésie néerlandaise des années 1960-1970. Les poèmes choisis sont représentatifs pour

Septentrion. Jaargang 3 67 cette période. Et si on peut nous reprocher d'avoir été incomplet, c'est simplement parce que nous avons voulu être clair.

Le caractère d'une génération est toujours conditionné par celui des générations précédentes. C'est vrai aussi pour les poètes dont il sera question ici, mais leur ‘génération précédente’ est bien particulière. Vers 1950 s'est formé un groupe de poètes qui, dans un élan révolutionnaire, a profondément modifié le climat et le caractère de la poésie néerlandaise. On les appelait les Expérimentaux parce qu'ils entretenaient des contacts intimes avec les peintres expérimentaux et avant-gardistes du groupe Cobra, tout particulièrement de Copenhague, Bruxelles et Amsterdam (du nom de ces villes a été constitué le mot Cobra). Un de ces poètes était Lucebert, également connu comme peintre Cobra tout comme Karel Appel. Le Flamand Hugo Claus travaillait dans le même esprit à la fois comme peintre et poète. Ils attaquaient le climat de la poésie néerlandaise. Après l'occupation allemande, en 1945, la littérature avait échappé à l'illégalité. La plupart des auteurs avaient en effet refusé de publier leurs oeuvres sous le contrôle des Nazis. Après 1945 et surtout dans la poésie se manifestaient des réactions contre les tensions de la guerre. Ces réactions ont été à la base d'une poésie romantique et esthétique. Ce n'étaient pas tous les poètes qui écrivaient de cette façon, mais cette fuite de la réalité déterminait le climat. Les jeunes qui écrivaient vers 1950 et qui avaient vécu leur jeunesse dans la misère de la guerre s'insurgeaient contre ce que le poète Martinus Nijhoff (1894-1953) appelait dans un autre contexte: ‘voir des ruines et chanter le beau temps’. Ils aspiraient à une poésie qui exprimât davantage le concept d'une société pauvre dans l'ombre de la guerre froide. Mais ils voulaient aussi modifier l'aspect extérieur de la poésie néerlandaise qui avait été en majeure partie traditionnelle dans la période de 1945 à 1950. Dans l'entre-deux-guerres aussi, les poètes néerlandais avaient respecté les formes classiques. Le renouveau important de l'art dans la période de la première guerre mondiale avait percé en particulier chez le Flamand Paul Van Ostaijen et sous l'impulsion aussi du groupe De Stijl aux Pays-Bas (ce groupe n'était pas seulement actif en matière d'art pictural et plastique, mais aussi en poésie); mais il n'avait pas laissé de traces vraiment importantes. Les poètes expérimentaux voulaient truffer la poésie néerlandaise de surréalisme et de dadaïsme, deux genres qui avaient trouvé leur synthèse dans le groupe Cobra. Nous ne pouvons donner ici qu'une vague impression de cette poésie expérimentale. C'est surtout à l'égard du langage que les poètes se sentaient plus libres. Ils laissaient se combiner les mots non seulement selon des lois logiques ou syntaxiques, mais aussi par des associations inconscientes qui influençaient en outre le caractère des métaphores. Si la tradition voulait qu'il y eût un rapport entre l'image et le signifié (par exemple entre la faucille et la lune), la poésie expérimentale acceptait que tout fût image de n'importe quoi. Hans Andreus associait dans un de ses poèmes expérimentaux - il en a écrit d'autres encore - la femme aimée aux mé-

Septentrion. Jaargang 3 68 taphores suivantes: ‘un cri d'oiseau’, ‘la comète de Halley’, ‘l'île de Sicile’. Si au début la poésie expérimentale provoqua de vives réactions et même une certaine indignation auprès des lecteurs et des critiques, bien vite elle augmenta son prestige et toute âme plus ou moins poétique devait admettre que cette nouvelle technique associative avait élargi les possibilités de l'expression et qu'un nouveau mode de lecture était né. La relation entre le poète et le langage est extrêmement importante dans la poésie expérimentale. C'est ainsi que les idées de certains poètes néerlandais plus âgés se voyaient maintenant réalisées. Martinus Nijhoff avait avancé dans ses poèmes et dans certains textes que le mot était matériel et palpable. Il avait, entre autres rapprochements, comparé la relation entre le poète et le mot à celle qui existe entre la mère et l'enfant. Le poète expérimental, lui aussi, considérait le mot comme un objet, comme un corps, et la relation avec le mot était d'ordre sensoriel Ce n'est point une idée révolutionnaire: elle trouve son origine dans une très ancienne frustration des poètes; là où le sculpteur travaille avec des matériaux palpables, le poète doit se ‘débrouiller’ avec le langage, l'abstrait. L'idéal classique veut que la poésie égale la peinture, comme le disait Horace: ‘ut pictura poesis’. Cet idéal se retrouve dans les théories poétiques de la Renaissance et du classicisme et il réapparaît dans la littérature moderne lorsque Apollinaire écrit: ‘Et moi aussi je suis peintre.’ Gerrit Achterberg (1905-1962) était un des plus grands poètes néerlandais. Ses poèmes illustrent cette relation particulière entre le poète et le langage. Chez lui, le mot est un outil magique, une arme contre la mort.

C'est dans ce sens que Nijhoff et Achterberg ont influencé la poésie expérimentale. A côté des véritables expérimentaux, il y avait encore, dans les années cinquante, d'autres poètes chez qui cette influence était sensible. Nous pensons à la poésie de Guillaume van der Graft, où cette relation prend une dimension religieuse: il est à la fois poète et pasteur.

Achterberg était rénovateur d'un autre point de vue encore: la réalité totale peut constituer la matière de sa poésie, la technique, la physique ou la chimie modernes, les problèmes économiques, etc. Dès lors, sa poésie est devenue la négation de tout sentiment spécifiquement poétique et traditionnel. Il n'y a pas d'objet ni de langage qui ne soit poétique. C'est ce qu'on a appelé la ‘démocratisation de la poésie’, terme apparemment ambigu. Cette démocratisation est devenue un des traits les plus importants de la poésie expérimentale et avec la technique associative elle a contribué à élargir davantage la gamme des moyens d'expression.

Le style des poètes expérimentaux est très divers. Certains ont un langage fort chargé, à effets sonores et rythmiques; d'autres prennent un ton plus concret et se rapprochent davantage du langage parlé. Leur poésie oscille entre l'exubérance et le terre-à-terre; elle est surréaliste dans sa technique associative, dadaïste dans son humour absurde qu'on ne peut oublier de citer comme un des aspects typiques de la poésie expérimentale.

Cette poésie prédominait dans les années

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Huub Oosterhuis (photo de Martin Neumann, Amsterdam).

Hans Vlek. nées 1950-1955. Par la suite, elle a été pleinement acceptée par la critique, ce qui a provoqué une certaine neutralisation. L'élan révolutionnaire s'est affaibli et les Expérimentaux s'en sont allés chacun de leur côté. Actuellement, et pour autant qu'ils

Septentrion. Jaargang 3 écrivent encore, ils ont développé un style tout à fait différent de celui qui les a fait se rencontrer vers 1950.

Il a semblé un moment qu'ils allaient entraîner avec eux vers la fin des années 1950 un groupe d'épigones, d'imitateurs plutôt que d'élèves. Ce phénomène a peut-être été à l'origine du fait que vers 1960 on note chez les jeunes une sorte de réaction contre les Expérimentaux. Il est d'ailleurs remarquable que chez les poètes qui ont débuté vers la fin des années soixante, on retrouve des traces de ce style expérimental. C'est le cas pour Habakuk II de Balker (né en 1938) et pour Arie Van den Berg (né en 1948) bien que les poèmes publiés dans cet article en traduction française n'en témoignent pas. Chez Van den Berg on retrouve le langage figuré caractéristique et chez Hababuk Il de Balker une exubérance et une richesse sonore et verbale qui font penser aux premiers recueils de Lucebert.

Ce qui pourtant caractérise le plus la poésie expérimentale est ce que nous avons appelé du terme discutable ‘la démocratisation de la poésie’. On comprendra aisément le sens du terme après lecture des poèmes de Hans Vlek (né en 1947) et de Hans Van de Waarsenburg (né en 1943). Tout comme dans les poèmes de J. Bernlef (né en 1937), la réalité banale y est devenue l'objet même du poème. Il faut cependant ajouter qu'avant ces derniers poètes, il y a eu aux Pays-Bas une espèce de poésie anecdotique traitant des objets ordinaires, mais toujours il y

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Wim Huyskens (photo de Pan Mo Willemse, Amsterdam).

était joint une certaine ironie ou un formalisme hypertraditionnel, de sorte que le banal n'avait plus qu'une importance relative. Vlek, Van de Waarsenburg et Bernlef acceptent la réalité telle quelle et ne parlent pas de banalité. Ce terme implique d'ailleurs un jugement de valeur. Dans le poème de Vlek, le poète se trouve même privé de son immortalité.

Un autre aspect de la poésie expérimentale a eu une grande influence sur la poésie des années 1960-1970, c'est l'intérêt porté à la relation entre le poète et le langage. Les poèmes de Huub Oosterhuis (né en 1933) qui débuta en 1961 et de Wim Huyskens (né en 1939) dont le premier recueil parut en 1969 illustrent ce caractère.

Oosterhuis réunit en lui le prêtre et le poète; dès lors, il va de soi que dans sa poésie l'approche du langage reçoive une dimension religieuse tout comme chez Van der Graft. Le poème montre comment les mots ont occupé le poète pendant toute sa vie; ils l'ont entraîné audelà des objets, de sorte qu'il se trouve sur la table ‘chantant criant’. Les mots sont des objets visibles. Nous verrons encore comment cette conception d'être poète est contraire à celle de Hans Vlek.

Huyskens se rapproche davantage de Vlek. Dans son petit poème compact, on distingue une espèce de colère contre la faiblesse du poète (traditionnel). Ce n'est pas sans raison que le recueil s'appelle ‘La hache poétique’ (De poëtische bijl). Huyskens veut que le mot soit un outil pour affronter la réalité. Le poème dit comment le poète désire briser la métaphore de la matérialité du langage (‘un mot d'airain’). Le mot doit devenir de fer. Ainsi, le mot est un outil, ce qui explique le début paradoxal du poème lorsque Huyskens ne veut avoir affaire ni à des poètes ni à des

Septentrion. Jaargang 3 mots. Il s'agit alors des mots ‘d'airain’. La différence avec Oosterhuis est nette: les mots l'emmènent audelà de la réalité. Huyskens tente de donner un nouveau visage à la réalité à l'aide des mots, il veut ‘forger des choses inouïes, qui offensent l'oreille’.

Si les poètes expérimentaux ont accepté les concepts de la poésie moderne et internationale, les poètes des années 60-70 ont souvent fait de même. Influencée par les modèles étrangers, à trois reprises cette génération a formé un mouvement caractérisé par des conceptions spécifiques au sujet de la poésie. En premier lieu, il faut citer l'exemple des poètes américains William Carlos Williams et Marianne Moore. On peut résumer leurs conceptions dans cette phrase de Marianne

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J. Bernlef (photo de Co-press-Studio, Amsterdam).

Moore au sujet de l'art poétique: ‘I too, dislike it’. Elle estime en effet que la réalité doit avoir une telle importance dans ses vers que le poète doit se trouver lui-même en position retirée, à l'arrière-plan. Sa technique favorite était celle qui consiste à reprendre des textes de toutes sortes de publications (entre autres d'articles scientifiques). Ainsi, le poète ne décrit pas la réalité, la réalité c'est son poème. Marianne Moore n'avait pas confiance en la subjectivité du poète; pourtant l'objectivité absolue est une illusion. Même si un poème sur l'électricité n'était constitué que de citations tirées d'un manuel de sciences, là encore il serait subjectif puisque les citations sont choisies. Ce qui est important, c'est que cette technique est plus objective que toute autre.

Il va de soi que ces conceptions poétiques ont été bien reçues aux Pays-Bas puisque Achterberg et les Expérimentaux avaient préparé le terrain. C'est la conséquence extrême de cette ‘démocratisation de la poésie’.

C'est surtout J. Bernlef qui a très consciemment introduit aux Pays-Bas les idées de Marianne Moore. Bien que son oeuvre soit imprégnée de choses banales et ordinaires, le titre de son recueil ‘Tourisme sur les accotements’ le trahit. Son approche de la réalité est dominée par la notion de hasard. Là où il y a des rapports entre les objets du poème, cela n'est pas dû à la vision du poète - ce serait un élément subjectif - mais au hasard. Le poème de Bernlef repris dans cet article en est l'illustration. Que ce ballon en plastique ordinaire et bon marché soit relié à la guerre provient du fait que la trajectoire du ballon soit précisément telle: elle passait exactement à travers la fenêtre au moment même où la télévision marchait; cela vient aussi de facteurs accidentels comme la forme irrégulière du ballon et le fait qu'il est ‘made in Germany’.

Septentrion. Jaargang 3 C'est un jeu subtil de relations. Le poète tente de se tenir le plus possible à l'écart mais il est évident que même dans ce poème-là il y a subjectivité, ne serait ce que parce qu'il a décidé de faire un poème à ce sujet.

Bernlef tente aussi d'aboutir à l'objectivité totale dans le style. Le rythme, les effets sonores et toutes les techniques poétiques possibles qui distingueraient le langage poétique de celui de la prose ne jouent aucun rôle. Au fond, c'est de la prose coupée en morceaux. Des poètes comme J. Bernlef préfèrent d'ailleurs le terme texte à celui de poème pour qualifier leur travail. Leur technique consiste à isoler un petit bout de réalité: il y a là des

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Rutger Kopland (photo de E. de Jongh, Amsterdam).

Hans Verhagen (photo de Ab Koers, Amsterdam). affinités très claires avec le Pop Art. Souvent on appelle ce style de poésie le Néo-Réalisme, parfois on le qualifie encore de style informatif.

Septentrion. Jaargang 3 Rutger Kopland (né en 1934) applique ces mêmes techniques mais d'une manière moins systématique que Bernlef. Son poème ‘Nature morte’ est très objectif, ce qu'illustre l'absence du pronom personnel je. Mais dans cette description de morts, il y a une ouverture par laquelle le poète laisse percer le subjectif, ce sont les mots: ‘les secrets sont incurables’. C'est une assertion du poète lui-même, ce n'est plus une observation. Les sentiments se dispersent dans le poème à travers les mots et c'est pourquoi ces sentiments, ce mélange de pitié et d'étonnement ne peuvent être écartés de cette couche objective. On écrit souvent les meilleurs poèmes en style informatif là où on laisse entrevoir le subjectif de cette façon subtile. Le titre aussi contribue à cette impression: tant en français qu'en néerlandais il y a un double paradoxe: ‘Nature’ est ce qui vit, ‘nature’ et mort sont opposées. C'est aussi la vision du poète et donc un élément subjectif.

Un deuxième groupe de poètes aux conceptions très spécifiques fut formé par les collaborateurs du périodique De Nieuwe Stijl (Le Nouveau Style) dont parurent deux livraisons en 1965 et en 1966. Le nom du groupe renvoie à une école des années 1910. Le poète le plus intéressant en est Hans Verhagen (né en 1939). Tous ces poètes avaient des contacts avec l'avant-garde internationale et surtout avec le groupe Zéro qui, lui aussi, avait tenté de réduire au minimum le subjectif dans l'art. Ainsi naissait un art d'objets, trouvés dans un certain ordre. Le rapport avec ce que voulait Bernlef est clair, mais

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H.C. Ten Berge (photo de Daniël Koning, Bussum). des poètes comme Verhagen tâchaient aussi de réduire les vers à un minimum d'observation. L'attitude de Verhagen envers la réalité est extrêmement positive: il accepte un style de vie moderne dominé par la technique et par le comfort. C'est une poésie de la prospérité qui accepte la vie telle que l'accepte un être humain moyen, sans réactions sentimentales critiques. Ainsi, la nouvelle poésie gagnait une ‘terre nouvelle’, ce qui est également une allusion à l'endiguement. Il faut encore ajouter que Verhagen a maintenant développé un style différent, plus romantique.

Des influences étrangères ont amené la formation d'un troisième groupe qui, à l'opposé du second, est de nouveau typiquement littéraire. Ezra Pound et T.S. Eliot, deux grands de la poésie angloaméricaine en sont les modèles. Ces poètes aimaient truffer leurs poèmes de fragments d'autres littératures de sorte qu'il en résultait une espèce de collage. Chez Pound cela se retrouve dans ‘Cantos’ et chez Eliot dans ‘The Waste Land’. Du point de vue technique, c'est la même chose que ce que fait Marianne Moore; la grande différence réside dans le fait que Pound et Eliot absorbent des éléments purement culturels là où Marianne Moore joue avec le banal, la réalité non spécifiquement poétique. La poésie même est de poids chez Eliot et Pound, leur style n'est pas informatif et Pound a même écrit des vers d'un rythme très puissant.

Là où on retrouve des traces de leur influence dans la nouvelle poésie néerlandaise, on ne distingue aucune méfiance envers le poétique tel que - explicitement ou non - on le voit chez Vlek, Bernlef, Kopland, Huyskens, Verhagen. Il naît ainsi une sorte de poésie qui nécessite une interprétation, ce qui a mené à une interaction bizarre entre la poésie comme art et la science de la littérature. Les poèmes écrits dans ce style devaient souvent être expliqués par des notes, ce qui est le cas, par exemple,

Septentrion. Jaargang 3 dans ‘The Waste Land’. Cette incompréhensibilité est évidemment de tout autre ordre que celle qui est provoquée par les processus associatifs des poètes expérimentaux. Là c'était le fruit d'une relation nouvelle avec le langage, ici c'est une construction. Ce mode de poésie était souvent stérile et intellectualiste et parfois on avait l'impression qu'une telle poésie était faite uniquement en vue de l'interprétation. Pourtant H.C. Ten Berge sut éviter ce mal. C'est le personnage le plus intéressant de ce mouvement. On peut interpréter le poème où il absorbe des éléments d'une culture étrangère comme une tentative de rendre visible la condition humaine, la vie comme

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Hans Faverey (photo de Lucy Schouten). une danse macabre. Le M dans le poème est le souverain aztèque Montezuma et la formule bizarre dans la seconde strophe est empruntée à la chronologie aztèque. Le thème qui constitue le noyau du poème est l'universalité de la mort et l'impuissance; tout est renforcé par des motifs aztèques.

Lorsque le poète applique ce procédé de façon poussée, il peut naître un poème qui n'est plus interprétable sinon par un savoir spécialisé. Ce n'est pas le cas dans ce poème-ci; dans ‘mort de m’ les motifs aztèques sont très apparents dans le contexte mais aussi dans le recueil entier ‘Personnages’. Le motif aztèque est le masque (persona) derrière lequel le thème universel de la mort se dessine. Dans ce cas, le masque est identifiable.

Certains de ces poètes tâchaient de faire des poèmes qui formaient un circuit fermé sans relation aucune avec la réalité extérieure. Hans Faverey (né en 1933) est de ceux-là. Cela n'a aucun sens d'interpréter son poème, pas plus qu'il n'y en a un à vouloir expliquer ce que représente une peinture abstraite. Le poème existe, il a une logique interne et comporte un message cohérent. Mais il ne laisse entrevoir aucun rapport avec la réalité. Il est réalité. Faverey a publié dans la revue Raster dont Ten Berge était le rédacteur: il est allé jusqu'au bout. Son oeuvre est totalement opposée au style informatif de Bernlef, et d'autres encore. Cette poésie occupe une place importante dans l'ensemble de la production de 1960-70, puisque les poètes de cette génération sont caractérisés par le haut degré de réalité de leur oeuvre.

La poésie des trois mouvements dont nous avons parlé ne comporte guère de traits des Expérimentaux. Verhagen s'appelait même anti-expérimental. Ce qui est important,

Septentrion. Jaargang 3 c'est que grâce à la poésie expérimentale, la poésie néerlandaise s'est orientée davantage vers la littérature moderne et internationale sans pour autant perdre son caractère propre.

La plupart des poètes des années soixante ne peuvent pas être rattachés à un mouvement quelconque. Parfois ils ont quelque préférence quand il s'agit de publier dans telle ou telle revue, mais cela n'est pas révélateur. Que Rutger Kopland et Judith Herzberg (née en 1934) publient dans Tirade et que Peter Berger (né en 1936) et Hans van de Waarsenburg soient des rédacteurs de Kentering, cela ne signifie pas qu'ils écrivent un même genre de poésie. En gros, on distingue deux tendances chez les poètes des années 1960-70. D'abord il y a le style concret et informatif où les moyens poétiques et

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Hans van de Waarsenburg (photo de M. van Loggem, Amsterdam).

Judith Herzberg (photo de K.I.P.P.A., Amsterdam). techniques (strophes, rime, rythme) sont appliqués de façon très sobre et où le langage figuré ne domine pas. Ensuite il y a une poésie qui use de ce qu'avait obtenu la poésie expérimentale: une grande liberté en matière de langage et d'images, surtout en

Septentrion. Jaargang 3 appliquant les processus associatifs. Ces poètes soignent davantage aussi l'aspect formel de leur poésie, le son et le rythme. A côté de cela, il y a toujours eu, même dans les années cinquante, des poètes qui faisaient des poèmes classiques comme, entre autres, le sonnet. Il est remarquable que précisément dans les dernières années ait surgi une poésie qui imite le démodé, le suranné du dix-neuvième siècle.

Dans l'oeuvre de Hans van de Waarsenburg, on trouve l'illustration du fait que les deux tendances ne sont pas toujours bien distinctes.

Sa poésie a un caractère contestataire: elle conteste l'existence dans la prospérité. Quelle différence avec le cycle très court de Verhagen! Chez Van de Waarsenburg, le ton objectif est remplacé par une rhétorique propre à la contestation, exprimée en particulier dans la répétition de ‘l'heure de...’ à la fin.

Le haut degré de réalité dans la poésie actuelle prend souvent la forme d'une contestation contre les choses telles qu'elles sont. Chez Van de Waarsenburg c'est toute la société de consommation actuelle, chez Judith Herzberg c'est le thème du poème. Le vers est l'expression d'un désespoir impuissant devant la mort d'un proche, exprimé d'une façon très prudente. C'est un désespoir qui provoque un sentiment de culpabilité.

Le même sentiment de culpabilité se retrouve

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Maria de Groot.

Peter Berger.

Septentrion. Jaargang 3 dans le poème de Maria de Groot (née en 1937) le sentiment de survivre alors que d'autres sont morts... Alors que dans le poème de Judith Herzberg il s'agit d'un seul autre, dans celui de Maria de Groot les morts sont les Juifs assassinés pendant la guerre. ‘Le théâtre juif’ est un monument à Amsterdam où les Juifs étaient rassemblés avant d'être envoyés dans les camps de concentration. Les deux poétesses ont en commun le sentiment de responsabilité.

Peter Berger est un des poètes chez lesquels on retrouve clairement l'influence de la poésie expérimentale, surtout en matière de langage et d'images. Sa thématique est existentielle, elle traite entre autres choses de la naissance et de la mort. La relation cyclique entre ces deux pôles prend forme dans le poème ‘Naissance’, grâce à la combinaison paradoxale de notions: ‘livide de santé’ ou ‘morte de bonheur’, mais aussi par la forme du poème. C'est une unique phrase tendue qui, de par son rythme, dessine l'événement qu'elle décrit. Le poète marie la forme au contenu, ce qui n'est évidemment pas nouveau. Seulement, quelle différence avec les poèmes de Bernlef, Vlek, et d'autres encore!

L'intérêt pour la poésie expérimentale a été cité comme caractéristique de certains poètes de la fin des années soixante. Il faut encore y ajouter une conscience de plus en plus aiguë de la forme poétique. Ce que les plus jeunes de la génération maintiennent est la relation avec la réalité.

L'existence ordinaire et banale est le point de départ du ‘Rondo’ de Arie van den Berg. Cependant Van den Berg n'est

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Arie van den Berg.

Anton Korteweg (photo de Marianne Korteweg-Schaaf).

Septentrion. Jaargang 3 pas positif comme Verhagen ni contestataire comme Van de Waarsenburg, il fait de la réalité un simple jeu. C'est le jeu de Smit (nom très courant aux Pays-Bas tel que Durand ou Dupont en France) qui, même dans ses loisirs, même pendant ses vacances, ne peut abandonner sa routine, tout simplement parce que celle-ci constitue son existence. Seulement, ici il arrive à la mélanger au rêve, et ce rêve c'est la poésie. C'est un poème qui illustre la mentalité de la jeune génération: cacher la réalité banale par un jeu de fleurs et de poésie.

Le poème de Anton Korteweg (né en 1944) repose exactement sur l'opposé de ce qu'on appelle le conflit des générations. Le poète tente de faire revivre un être d'une autre ère avec un autre mode de vie: le paysan dévot qui était pour ses animaux ce que Dieu est devenu pour lui; celui qu'attendent les animaux prend comme la forme de Dieu travesti en gros fermier. Korteweg fait preuve d'une grande maîtrise formelle: le rythme va de pair avec la solennité du sujet.

Parmi les jeunes poètes néerlandais, Hababuk Il de Balker est un personnage particulièrement doué. Son pseudonyme Habakuk est une allusion ironique à un prophète de malheur de l'Ancien Testament. De Balker est tiré de son propre nom (Ter Balkt). Mais balken signifie braire en néerlandais et sans aucun doute, le braiment de l'âne a un rapport avec le motif dominant de son oeuvre: le naturel rude et cru. Habakuk II est un poète qui chante la nature. Sa source d'inspiration principale est toute la nature, même sous sa forme la plus élémentaire ou agressive. C'est pourquoi la vie champêtre est un thème qu'on retrouve souvent dans ses

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H.H. Ter Balkt (Habakuk II De Balker) (photo de D. Buisman, Almelo). vers: il ignore le jugement de valeur du citadin. Pour Habakuk II, les cochons sont des animaux poétiques. Il a écrit un merveilleux ensemble de poèmes sur des ampoules électriques abandonnées dans le bois. Pour lui, ce ne sont pas des objets froids mais plutôt des êtres où l'électricité peut se manifester comme force naturelle. C'est peut-être le seul poète qui ait jamais décrit la beauté d'une ampoule éteinte... et de telle sorte qu'il parvient à susciter une certaine émotion autour de ces ‘morts’ attendant leur résurrection. La réalité est une fois de plus la base de la poésie, mais cette foisci dans une vision étonnamment personnelle.

La poésie néerlandaise actuelle a comme trait caractéristique une très grande diversité, tant dans les différentes approches de la réalité que dans les conceptions poétiques. Quinze poèmes de quinze poètes ne suffisent pas pour illustrer cette richesse.

Les poètes des années 1960-1970 ont un caractère qui leur est propre malgré le fait qu'ils se sont inspirés des Expérimentaux de la génération précédente et bien qu'ils aient subi des influences de l'art et de la littérature internationales.

La poésie est le genre le plus important dans l'ensemble de la production littéraire néerlandaise du 20e siècle. C'est la tragédie d'un domaine linguistique restreint que sa littérature - et surtout la poésie comme genre le plus difficile à traduire - trouve difficilement des échos à l'étranger.

La production de la génération que nous avons présentée dans cet article prouve cependant que la poésie néerlandaise actuelle dispose de poètes de talent. Qu'ils se soient accrochés à la réalité a provoqué l'heureuse conséquence qu'en général le

Septentrion. Jaargang 3 public s'intéresse davantage à la poésie. Elle est devenue un genre qui n'est plus l'apanage d'une élite, comme c'était le cas pour les générations précédentes.

Traduit du néerlandais par Alex Vanneste.

Septentrion. Jaargang 3 79 anton korteweg traduit du néerlandais par sadi de gorter.

espérance

La terre est une immense ferme. un bruissement captif s'échappe des étables - jusqu'à ce qu'il vienne, jusqu'à ce qu'il vienne -: une multitude d'animaux attendant leur maître.

ainsi mon grand-père s'est-il imaginé la mort: déguisé en gentilhomme campagnard Dieu descend l'allée noircie jusque dans l'écurie, et lui touche le front avec une canne tordue - grand-père, déjà béatifié.

(extrait de Romantic Agony connais pas.) hans faverey traduit du néerlandais par sadi de gorter.

Lentement; il le faut.

Ce qui s'arrête le premier est là, et a le droit d'approcher

le premier. Voyez la tortue qui habite dans le cactus: elle pourrait bien inventer un été

au sein de ses hibernations.

(extrait de Poèmes 2.)

Septentrion. Jaargang 3 80 rutger kopland traduit du néerlandais par sadi de gorter.

nature morte

Il est impossible de les séparer. Les secrets sont incurables, l'obscurité sous ses jupons à elle, la culotte minable à l'heure de la mort, le noeud fait dans son mouchoir à lui, le membre impuissant sur son cadavre.

Vieil homme vivant avec le portrait d'une femme, vieille femme vivant avec le portrait d'un homme: tels que les fixa l'objectif.

(extrait de Tout à bicyclette.) wim huyskens traduit du néerlandais par sadi de gorter.

voeu

Ce que je voudrais: ne rien savoir de rien, ne pas connaître les poètes, même pas les mots.

Connais pas le moins du monde ma devise pour forger des choses inouïes, qui offensent l'oreille.

Un mot d'airain doit devenir le fer même que je fends en mots.

Une grille est une grille.

(extrait de La hache poétique.)

Septentrion. Jaargang 3 81 hans van de waarsenburg traduit du néerlandais par sadi de gorter.

les ouvriers leur pouvoir le soir après les dernières nouvelles blottis dans des lits tout propres et des autos

les ouvriers pétrifiés essorés à mort dans leurs journées leurs vacances ils se plaignent parfois et ne pleurent pas qu'est-ce que ça peut bien foutre

l'augmentation annuelle ne se fête pas au lit; ça se passe dehors vaguement et en grinçant des dents

une bière de moins ou plusieurs kilomètres de route en plus qu'est-ce que ça peut bien foutre

l'heure de la rébellion, l'heure de la révolution, l'heure des hommes, en somme l'heure est passée et l'on ne pourra peut-être plus la rattraper

un gris cratère lunaire sans oxygène ni eau.

(extrait de Le vieillissement.)

Septentrion. Jaargang 3 82 h.c. ten berge traduit du néerlandais par maddy buysse.

mort de m

Trace de fumée d'angoisse et rumeur, que veut-on de plus. la bouche pleine de poussière ruminant amèrement l'algue et l'argile, grondements violents autour du bûcher maintenant que son odeur même sent l'homme

en l'an 2 du silex le roi mourut il mourut cette année-là en tombant au plus mal dans le quadruple univers divin où la ville flotte, vogue plus déconcertante que le corps entraîné

tel une bouteille chancelante hissée sur les toits il tenait debout après sa mort parmi les gardes aux lances d'acier loin de son maître il s'écroule négligemment

anonyme, indéniablement un dernier déguisement ce qui reste de lui tient ensemble. La flamme siffle dans les troncs, puis la fumée voile ce visage étonné. écoute la rauque croassement des femmes car il pue en se consumant. toujours plus rouge il carbure a mesure que le souffle et que, sans issue, il danse comme je siffle

(dança mortal)

Septentrion. Jaargang 3 83 arie van den berg traduit du néerlandais par sadi de gorter.

rondo

Smit a le temps: il ne cesse de voyager mais toujours il rentre avant le soir car les vacances doivent être strictement réglées, dit Smit, comme le travail d'une journée parmi les chiffres avec la pause-café et un sandwich

et il fait oui de la tête, tient les livres à jour, dans le train aussi: au bout de chaque page il demande si sa voisine a des objections, elle en a bien mais il ouvre la fenêtre: renvoie des poèmes dans le paysage d'où ils sont parfois venus

les vacances pour Smit c'est un recueil par jour: le soir tombe donc il arrache sa dernière feuille de poèmes, puis il remet une fois de plus les chaises dans le jardin pêle-mêle jusqu'au lendemain matin: un autre train alors

(extrait de Mon petit frère ne connaissait pas encore les lentilles d'eau).

Septentrion. Jaargang 3 84 judith herzberg traduit du néerlandais par sadi de gorter.

lui notifier sa mort

Peut-être me reste-t-il plus d'années que cette demi-année pour elle. Je parle de quoi? Comment parler à celui qui mourra sous peu? Si encore je pouvais vivre plus vite et retourner ici pour dire ce qui en est là-bas. Mais entre les barreaux du siège je vois des objets sur la table étalés pour l'éternité, et je sais que je sens son envie car les barreaux sont comme les cadres comme les porches comme les fenêtres comme les lorgnettes ils tracent les contours tant après qu'auparavant de ce qui vit et reste à vivre où nous ne sommes pas encore ou déjà plus.

(extrait de Lumière frisante.)

Septentrion. Jaargang 3 85 maria de groot traduit du néerlandais par sadi de gorter.

le théâtre juif

Ma chambre donne sur le nord au premier dans la cour. Cela veut dire: peu d'air, peu de mots, un Rembrandt au mur et une croix. Juste devant les fenêtres - un jardin entre eux et moi - l'obélisque pour les morts que je ne connais pas et que je ne puis oublier. Lorsque je mange du pain, assise devant la fenêtre, je me nourris de la mort, et réprime la peur: sait-on peut-être que j'ai pu rester ici?

Les peupliers se bercent par-dessus la terre pleurée, des larmes au tronc, aux branches, mais la bouche morte. La lumière est haute dans le ciel du nord. Je suis seule avec la croix: l'assassin et sa victime. Les morts sont loin de chez eux.

(extrait de Poèmes.)

Septentrion. Jaargang 3 86 j. bernlef traduit du néerlandais par sadi de gorter.

ballon en plastique

un ballon jaune en plastique un florin quinze nous a fait une surprise hier lorsque nous regardions la télé il roulait sur le balcon devant la salle à manger d'un côté à l'autre poussé par un vent violent

des images de la bataille de Verdun la guerre des tranchées sans espoir sans issue n'ont pas réussi à le faire sortir de son circuit capricieux sur le balcon

cette dernière circonstance étant due en partie au fait qu'il n'était pas tout à fait rond comme je m'en rends compte maintenant made in Germany

(extrait de Tourisme sur les accotements.)

Septentrion. Jaargang 3 87 hans vlek traduit du néerlandais par sadi de gorter.

fatalité

Que j'écrive de bons poèmes ou non, que je boive 1 litre de lait ou de bière, qu'il s'arrête de pleuvoir Et ainsi de suite - C'est un thème bon marché comme l'air est bon marché mais indispensable, je le sais -

Mes cheveux seront plus rares, mes verres de lunettes plus épais et mes yeux plus petits. Et je ne réussirai plus à faire un sprint devant les voitures qui foncent sur moi et atteindre sain et sauf l'autre côté.

Je veux dire que les poètes meurent aussi. Je ne crois guère à autre chose.

(extrait de Noir sur blanc.)

Septentrion. Jaargang 3 88 hans verhagen traduit du néerlandais par sadi de gorter.

human being

Terre nouvelle. En 1 seconde naissent des formes de vie: traces de pneus.

L'homme urbanise si possible plus vite encore.

Hectare par ha il démembre son sol sensible. De grâce pas de fleurs.

Regarde: Nous avons déjà une machine à laver! pleine de fleurs!

Se réalise en un clin d'oeil, lumière du jour et lumière électrique.

Reçoit un nom et un numéro, un fanion et un défilé aux drapeaux.

Pas plus d'émotions que nécessaire dans un stade.

Ici la vie est très concentrée : frigidaire. Télévision.

Plus son circuit est petit, mieux ça vaut : tout est à l'intérieur.

Human being, dans un uniforme pourvu que ce soit un bel uniforme.

A présent une nouvelle carte de géographie.

(extrait de Etoiles Cercles Bulles.)

Septentrion. Jaargang 3 89 habakuk II de balker traduit du néerlandais par sadi de gorter.

le cimetière des ampoules électriques

Les ampoules attendent le retour de la lumière. D'être à nouveau suspendues et d'éclairer! Elles ont été confiées à l'ange de la digitale qui s'enflamme. Le kangourou bousilleur fait lui aussi un saut vers l'ampoule.

Sur les lampes coule la rosée, l'ombre verte du feuillage, la neige. Sept fois le dévot renard tourne autour du terrain de décharge, mais elles ne donnent aucune clarté les lampes vagabondes des espaces infinis,

descendues des hauteurs lointaines, serviteurs de lumière et de feu! Une nouvelle lumière dans les fermes éclaire les lourdes tables, le sel dans la panade; la volonté de fer.

(extrait de Les ampoules électriques Les cochons.)

Septentrion. Jaargang 3 90 huub oosterhuis traduit du néerlandais par sadi de gorter

paroles

Je voyais déjà passer des paroles au-dessus de l'horizon lorsque j'étais enfant je voulais agrandir

ce que j'avais entendu et me voilà debout sur la table par-dessus les plats

chantant criant chacun riait riait et moi aussi j'ignorais de quoi il s'agissait.

(extrait de Poèmes.) peter berger traduit du néerlandais par sadi de gorter.

naissance

Ce ne fut pas un miracle, mais l'asphyxie ou les crampes ou la faim d'un repas jamais goûté qui écructèrent mon enfant, point encore mon enfant mais un bout d'intestin bleu, livide de bonne santé, de son ventre et elle ou toi luttant contre d'invisibles grains de terre, hurlant de peau et de chair se reblottit confortablement en elle-même, vide et morte de bonheur

(extrait de Dénigration.)

Septentrion. Jaargang 3 91 livres

Anthologie de la littérature néerlandaise.

En général, les éditions bilingues de littérature ne s'adressent qu'aux seuls étudiants. Ce n'est pas tout à fait le cas de la ‘Collection Bilingue des Classiques Etranger’ d'Aubier-Montaigne, Paris, et Asedi, Bruxelles, ni surtout de sa section ‘Littérature néerlandaise’, publiée en grande partie sous la supervision scientifique du professeur Brachin.

Le professeur Brachin a été reçu docteur ès lettres en 1950, à la Sorbonne. Il est à l'heure actuelle professeur de langue et littérature néerlandaise à l'université de Paris IV. Dans la longue liste de ses oeuvres personnelles sur les lettres néerlandaises et de ses traductions, les tomes de l'Anthologie de la Prose néerlandaise occupent une place d'honneur.

Les divers tomes consacrés à la littérature néerlandaise en donnent un aperçu sommaire qui met le non-initié au courant de ce qui a été réalisé dans l'aire linguistique néerlandaise depuis la fin du siècle dernier. Comme tout compartimentage, la division du professeur Brachin est arbitraire, mais elle offre l'avantage considérable qu'elle s'occupe dans chaque tome d'une entité bien définie et facilement maîtrisable.

Les quatre tomes dont le professeur Brachin s'est chargé personnellement portent comme titre commun: Anthologie de la Prose néerlandaise, et se distinguent ensuite les uns des autres par les sous-titres:

Belgique I - 1893-1940; Belgique II - 1940-1968; Pays-Bas I - Historiens et Essayistes; Pays-Bas II - Romanciers et Nouvellistes.

L'auteur a donc préféré une classification chronologique pour la littérature de langue néerlandaise en Belgique, et une classification thématique pour celle des Pays-Bas. Le grand nombre des historiens et essayistes de premier ordre aux Pays-Bas n'a certainement pas été étranger à son choix. Mais le lecteur pourra en vérifier la motivation dans les avant-propos dans lesquels le professeur Brachin a présenté chaque tome et dans lesquels il donne une idée très nette de la période ou de la matière reprises dans le livre.

Pour chacun des quatre tomes, le professeur Brachin a pu compter sur le concours, pour les traductions inédites, de plusieurs collaborateurs de talent. Il serait injuste d'oublier leur part dans ce travail de longue haleine. Il s'agit de P. Angelini, Monique Brachin, Maddy Buysse, Annie Chambon, J.M. Delcour, Ph. Dupont, L. Fessard, R. Hammer, Christiane Hecker-Vial, Evelyne Hofer, Anne Maillet, Claudine Marx, J.F.

Septentrion. Jaargang 3 Picot, Joëlle Pisson et H. Plard. L'auteur se réfère à leur coopération dans le quatrième tome, de la façon suivante: ‘J'ai le plaisir de signaler que tous, sauf mon collègue et ami H. Plard (n.d.l.r.: professeur à l'Université Libre de Bruxelles - et sauf Maddy Buysse?), comptent parmi mes anciens élèves. A l'exception de L. Fessard et de J.M. Delcour, les noms ont changé. Les promotions se succèdent, le tronc de l'arbre chaque année s'élargit d'un cercle. Il faut espérer que les racines s'allongent à proportion. Quant aux fruits, puissent ceux qu'offre cette Anthologie avoir quelque saveur’.

A côté des tomes contenant la prose, la collection sera complétée par des tomes séparés pour la poésie. Le premier en est déjà publié, sous le titre Anthologie de la Poésie néerlandaise, Belgique 1830-1900. Le choix des poèmes et leur traduction ont été confiés au poète et traducteur renommé Maurice Carême. Il en a dit lui-même: ‘Je n'ai traduit que des textes qui m'étonnaient ou m'enchantaient, le poète étant avant tout un charmeur, un magicien. Cela explique que le nombre de poèmes choisis n'est pas toujours en rapport avec la notoriété de l'auteur; cela explique aussi que certains écrivains ont été omis dans cette sélection...’

Il est évident que ce point de départ implique que sa sélection ne pourra plaire à tout le monde et que son aperu ne peut être complet, mais aussi d'un autre côté, que le traducteur se trouvait à même de réaliser un certain nombre de traductions de grande classe. Il s'agit ici, évidemment, des avantages et désavantages qu'il y a à confier une telle entreprise à un seul traducteur.

L'éditeur annonce encore deux volumes qui compléteront la collection: une Anthologie de la Poésie néerlandaise des Pays-Bas et une Anthologie de la Littérature afrikaans, cette langue dérivée du néerlandais, représentant une culture qui fait l'objet d'une controverse acharnée.

Avec la collection entière, les lecteurs francophones disposeront d'une excellente introduction à une littérature qu'ils n'ont peut-être pas encore suffisamment explorée pour être en mesure de l'apprécier, et qui sait, de l'aimer. Jan Deloof

Anthologie de la littérature néerlandaise. Ed. Aubier-Montaigne, Paris, Asedi, Bruxelles.

Septentrion. Jaargang 3 92

Guillaume le Taciturne.

C'est une biographie classique du Prince d'Orange que nous offre Yves Cazaux. Elle nous permet de suivre le Taciturne dès son enfance et les premières étapes de son éducation jusqu'à sa mort tragique. Rien n'y manque, ni la description de son pays natal ou de sa famille, ni les données des milieux politiques aux Pays-Bas où se joue déjà la première partie de sa carrière. La voix des contemporains aussi bien que ses propres écrits nous révèlent le caractère du Prince, ses idéaux, ses échecs et ses réussites.

Mais ne nous y trompons pas. C'est également tout ce monde occidental, de la fin du règne de Charles Quint presque jusqu'aux confins du 16e siècle, avec ses événements politiques, ses idéologies et ses conceptions religieuses, ce sont également les Pays-Bas et leur population qui revivent.

Sous la plume d'Yves Cazaux, l'histoire prend la forme de ce qu'elle a de meilleur: elle est devenue également oeuvre littéraire à laquelle les strictes exigences de l'art de l'histoire n'ont pas nui. Il n'y a pas de doute, le Taciturne a reçu une biographie digne de son intérêt.

A propos de cet intérêt, justement, on peut se poser des questions. Les éloges des fondateurs des nations s'accomoderaient mal à l'heure de l'Europe. On s'imaginerait d'ailleurs mal la plume d'Yves Cazaux se prêter à de telles entreprises. D'où vient alors cet intérêt pour Guillaume d'Orange? Quel est cet étrange pouvoir de fascination que possède la personnalité d'Orange? Il faut bien que sa vie, ses réussites aussi bien que ses échecs révèlent des affinités au monde actuel.

Cette question, Henri Brugmans la traite longuement dans sa préface, intitulée L'actualité d'Orange. De la constatation que les statues ont vieilli et que le Taciturne a failli à son personnage de ‘Père Guillaume’ aux sources d'inspiration de l'habile homme politique que fut le Taciturne, Brugmans parvient à la question: ‘La politique du prince peut-elle encore inspirer l'homme d'aujourd'hui?’. La réponse positive est due à ses idées de liberté, de démocratie et de tolérance. Ainsi la préface d'Henri Brugmans est devenue en même temps une belle justification de l'histoire et de ce livre.

L'éditeur, le Fonds Mercator d'Anvers, s'est acquis une juste renommée par le luxe et la perfection de ses livres. Nous ne voulons pas terminer ce bref compte rendu sans louer la parfaite réussite de

Septentrion. Jaargang 3 Guillaume de Nassau, prince d'Orange à l'âge de 22 ans par Antonio Moro (Musée de Kassel). l'édition du livre d'Yves Cazaux. Et la qualité du texte et des illustrations va de pair avec la quantité: 137 planches hors texte en couleur et 300 illustrations en noir et blanc. Elles font partie intégrante du livre. Parmi les planches en couleur on retiendra surtout les détails du Triomphe de la Mort de Pierre Bruegel l'Ancien, revenant à peu près tous les vingt pages et alternant ainsi le thème de la mort et celui de la misère de la guerre civile, présentée par les gravures des Hogenberg. Erik Vandewalle

Yves Cazaux, Guillaume le Taciturne. Préface d'Henri Brugmans. Postface de Gaston Eyskens. Editeur: Fonds Mercator, Anvers, 1973. 496 pages: Prix: 3.500 F.B.

Clés pour la Flandre.

L'évolution que la Belgique a subie ou l'essor qu'a pris la Flandre pendant les deux dernières décennies n'ont pas encore été enregistrés dans

Septentrion. Jaargang 3 93 les manuels historiques et touristiques. Voilà la principale raison de la publication de ce livre.

Ni guide touristique, ni monographie exhaustive, ni étude encyclopédie, telle a été la devise des auteurs et de l'éditeur. Nous croyons que Clés pour la Flandre est surtout un complément aux formules citées.

Dans une première partie, historiens, juristes, praticiens et observateurs de la politique, essayistes, etc. passent en revue ce qu'on appelle les facteurs qui ont déterminé les origines et la croissance de la Flandre: situation historique, mouvement flamand, langue, arts, littérature, enseignement, etc. La deuxième partie, intitulée Les réalités de vie dans la Flandre d'aujourd'hui, permet au lecteur de se retrouver dans la vie politique, culturelle, sociale et économique, les institutions, administrations et organismes divers. On trouve enfin une liste de conseils et d'informations utiles, car le livre est destiné aussi bien aux touristes qu'aux étrangers de langue française vivant en Belgique.

Parmi les nombreux collaborateurs, certains présentent une excellente synthèse de leur sujet, d'autres se trouvaient devant une tâche peu enviable. Comment présenter en 9 pages la littérature néerlandaise en Belgique, en distinguant les styles, les tendances et les tempéraments? Qu'en restet-il pour le lecteur désirant s'initier à cette littérature sinon des noms et des mots? Il trouvera bien 7 poèmes traduits en français. Mais s'il ne veut pas rester sur sa soif, on lui conseille la seule lecture du Guide littéraire de la Belgique, de la Hollande et du Luxembourg. N'aurait-il pas mieux valu de remplacer les poèmes traduits par une liste de traductions et d'anthologies? Le principe de la bibliographie, appliqué à certains chapitres, aurait dû l'être pour chaque sujet.

Il y a d'autres petits défauts ou manques. Parmi ceux-ci, nous regrettons l'absence de renseignements sur les principales bibliothèques. L'information sur la revue Septentrion (p. 211) est incorrecte.

Erik Vandewalle

Clés pour la Flandre. Sous la rédaction de Marcel Boey, Johan Fleerackers et Willy Sanders. Edition Lannoo, Tielt/Utrecht, 1973. 275 pages. Prix: 165 F.B.

Univers de la Bible.

Ce livre monumental n'est ni un atlas de la Bible ni une histoire biblique. On y expose l'arrière-plan, le milleu concret, le territoire où a pu naître et se développer la Bible. Il ne s'agit pas d'une approche de l'intérieur, à partir du texte, mais à partir des alentours immédiats, avec de nombreux détails historiques et archéologiques. Les dimensions de la Bible s'en trouvent élargies et offrent une perspective captivante. Nous voyons se dérouler devant nos yeux les événements historiques des anciennes

Septentrion. Jaargang 3 cultures de l'Orient jusqu'à l'Empire romain. L'écriture humaine dès son origine, l'architecture à travers plusieurs siècles, la politique d'il y a des milliers d'années revivent devant nous. C'est dans ce bouillonnement de faits, de cultures et d'évolutions que se situe le développement de la Bible. Le tout nous est présenté d'une façon agréable et extrêmement éclaircissante. Jusqu'ici, aucun livre n'avait jamais réussi comme celui-ci à mettre l'accent sur la signification positive de l'histoire et de l'archéologie pour une meilleure compréhension de la Bible. P. Hanneveer, docteur en théologie

Univers de la Bible par Jan Negenman. Atlas du Proche-Orient biblique. Avant-propos d'André Parrot. Trad. par Jacques Potin. Epilogue de Luc. Grottenberg. Bruxelles, Elzévir-Sequoia, 1971. 208 p. (Grands atlas culturels). Traduction du livre néerlandais: De bakermat van de Bijbel.

Bruges la Bien-aimée.

La ville de Bruges continue à attirer l'attention de bon nombre d'écrivains, dont elle a ravi le coeur par sa riche histoire, ses oeuvres d'art, ses curiosités touristiques, ou tout simplement, d'une façon générale, par son atmosphère unique. Le professeur Luis Pedro Mondino, musicien et musicologue originaire de l'Uruguay, est de ces écrivains. En composant son livre Bruges la Bien-aimée il n'a certainement pas eu l'intention d'écrire un guide touristique de la Venise du Nord. Ce beau livre est plutôt un hommage lyrique à un lieu dont le caractère spécifique a fait une impression inoubliable sur l'auteur. Il a exprimé son admiration dans ce qu'il appelle ‘une promenade poétique dans la ville des ducs de Bourgogne et des comtes de Flandre: en lisant histoire et légendes dans les murs roses et les pierres grises, les canaux, les tours, les cygnes. En écoutant ce que depuis des siècles, à chaque heure de chaque jour, sans relâche racontent les vieilles cloches du carillon’.

Dans une mise en page dont il a pris soin luimême, et par le truchement de 40 photos et de 22 rêveries, le professeur Mondino témoigne de son amour pour cette Bruges qui n'en finit pas de charmer ses visiteurs. Ceux qui ne connaissent

Septentrion. Jaargang 3 94 pas ce haut-lieu de l'histoire flamande regretteront peut-être que l'ordre suivi n'ait pas été plus délibérément méthodique. Pour ceux qui ont visité ce haut-lieu, Bruges la Bien-aimée peut constituer un souvenir extrêmement précieux, et ils pourront se rappeler avec l'auteur ‘l'heure unique qui dure des années: celle où sans savoir pourquoi il est arrivé à Bruges pour la première fois’.

Une édition en néerlandais, anglais et espagnol est en préparation. Jan Deloof

Mondino, Luis Pedro, Bruges la Bien-aimée. Textes et photos: professeur L.P. Mondino. Prologue de G.A. Follebouckt, Ambassadeur de Belgique à Montevideo, Uruguay. Ed. Lannoo, Tielt, 1973. 177 p. Prix: 760 F.B.

Bruges.

Peu après le livre du professeur Mondino a paru un autre ouvrage sur Bruges, dont le poète flamand Jan Vercammen est l'auteur. Il a été admirablement servi par les photos de Jaak de Meester. Le livre est d'un format plus modeste et imprimé sur offset, mais le résultat est des plus satisfaisants et parvient à éclipser quelque peu l'oeuvre du professeur uruguayen.

Dans le texte vibrant de Jan Vercammen, érudit et poétique en même temps, le passé est évoqué au fur et à mesure de la rencontre de tout ce qui constitue le présent: bâtiments, rues, quartiers, trésors et oeuvres d'art. Le poète Vercammen montre ici un autre aspect de sa personnalité: celui du professeur né qui réussit à transmettre au lecteur sa connaissance et son amour. Son texte n'est ni un guide touristique, ni une oeuvre d'histoire pure et simple, mais il possède les qualités requises pour les deux genres: le style aisé du premier et la véracité du second. C'est à juste titre que l'éditeur déclare: ‘A la rigueur de la documentation, ce nouveau livre ajoute ferveur et passion’.

Les photos de Jaak de Meester sont à l'image de ce beau texte et comportent 25 pages en couleurs et 80 en ‘noir-et-blanc’. Aucune photo ne détonne, mais citons spécialement les images de l'hôtel de ville (pp. 22-23), de Damme (pp. 92-93), des jeux des toitures (pp. 119 et 123) et du béguinage (pp. 144-145 et surtout p. 179). Mais il y a tant d'autres photos à citer (comme aux pages 153 et 165), que ce livre en devient lui-même un objet d'art. Comme nulle oeuvre humaine ne peut être parfaite, nous avons à déplorer ici quelques erreurs de montage, auxquelles il sera bon de remédier lors d'une réédition.

Chez le même éditeur a paru une version néerlandaise, tandis qu'une édition en anglais est en préparation. Jan Deloof

Vercammen, Jan, Bruges. Photos de Jaak de Meester. Ed. Legrain, 17, rue Simonis, 1050 Bruxelles, 1973. 180 p. Prix: 395 F.B.

Septentrion. Jaargang 3 Rogier van der Weyden.

La collection Arcade s'est fait une grande réputation avec ses livres d'art. Le volume traitant de Rogier van der Weyden est une réussite de plus dans cette collection renommée.

L'auteur de l'introduction est Sir Martin Davies, directeur de la National Gallery de Londres depuis 1968. Ce qu'il a publié concernait surtout les peintures de primitifs hollandais et italiens qui se trouvent à la National Gallery. Cette fois-ci, il s'est occupé d'un des plus grands primitifs flamands, Rogier de la Pasture, né à Tournai vers 1399, mort à Bruxelles en 1464, mieux connu sous le nom flamandisé de Rogier van der Weyden.

L'essai de Martin Davies est essentiellement une approche des oeuvres de Van der Weyden et de celles de Robert Campin, visant à identifier les tableaux et à les attribuer à leur véritable auteur. Comme les reproductions contiennent aussi bien les peintures de Rogier que celles de Campin, et 4 planches de Jacques Daret, le livre contient beaucoup plus que le titre ne laisse entrevoir.

Après l'analyse des styles des deux peintres, viennent les 169 planches en ‘noir-et-blanc’, un catalogue critique des oeuvres attribuées à Rogier van der Weyden et des oeuvres attribuées à Campin, une liste des abréviations bibliographiques, et enfin une sélection de données bibliographiques et de témoignages de documents. Quinze planches en couleurs de haute qualité viennent couronner ce volume irréprochable, qui constitue un inventaire digne de confiance, établi par un auteur soucieux d'éviter toute assertion hasardeuse. Une édition anglaise a paru chez Phaidon Press, Londres, tandis que les éditions Arcade ont également publié une version néerlandaise. Jan Deloof

Davies, Martin, Rogier van der Weyden. Ed. Arcade, 299, avenue Van Volxem, 1190 Bruxelles, 1973. 345 p. Prix: 2.500 F.B.

Septentrion. Jaargang 3 96

D'avril 1974 à mars 1975 se déroule en Belgique l'Année du Folklore. Notre photo montre une scène des Fêtes bruegeliennes de Wingene (Flandre occidentale). Sur demande, le Commissariat Général au Tourisme, Gare Centrale, 1000 Bruxelles, fournit gratuitement une belle documentation.

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[Nummer 2] le cinquième centenaire de l'imprimerie dans les anciens pays-bas elly cockx-indestege

Née à Hasselt, le 22 mai 1933. Licenciée en histoire moderne. Titulaire du diplôme de candidate en histoire de l'art (musicologie). Agrégée de l'enseignement secondaire supérieur. Professeur de l'enseignement secondaire. Actuellement bibliothécaire à la Réserve précieuse de la Bibliothèque royale Albert ler à Bruxelles. Publications: Belgica typographica (en collaboration avec G. Glorieux), Eenen nyeuwen coock boeck (Livre de cuisine composé par Gheeraert Vorselman, imprimé à Anvers en 1560, édité et commenté par Elly Cockx-Indestege; nombreux articles dans des revues scientifiques. Adresse: Frankenstraat 54, 1040 Bruxelles (Belgique).

En l'an 1473, trois livres furent publiés aux Anciens Pays-Bas. L'un Historia scholastica super Novum Testamentum du théologien français Pierre Comestor, fut imprimé à Utrecht par Nicolas Ketelaer et Gérard de Leempt(1). Les deux autres Speculum conversionis peccatorum de Denys le Chartreux et De duobus amantibus de l'humaniste italien Aeneas Silvius Piccolomini sortirent de presse à Alost, chez Thierry Martens et Jean de Westphalie(2). Il est vrai qu'on avait déjà imprimé au moyen de caractères mobiles avant 1473 dans les Pays-Bas du Nord. Il s'agit là d'une série d'éditions sans aucune mention du lieu ou de l'année d'impression, mais dont

Septentrion. Jaargang 3 quelques exemplaires portent de la main d'un rubricateur ou d'un acquéreur une note prouvant qu'on ne peut les situer après 1471 et 1472. Ces éditions font partie de ce qu'on appelle la prototypographie néerlandaise(3) et sont les premiers témoins de l'art d'imprimer dans nos contrées. Comme on croyait pouvoir les attribuer à Laurens Janszoon Coster, on les désigna jadis par le nom de Costeriana. Quelques vingt ans donc après la publication des premiers livres imprimés au moyen de caractères mobiles à Mayence, on a pratiqué l'art d'imprimer dans les Anciens Pays-Bas.

La notion ‘Anciens Pays-Bas’ comprend ici les territoires faisant partie du duché de Bourgogne au moment où l'imprimerie y fut introduite et, en plus, les principautés d'Overysel, d'Utrecht, de Liège et du Tournaisis, qui n'en relevaient pas mais font aujourd'hui partie des Pays-Bas et de la Belgique.

A l'occasion de ce cinquième centenaire, les Bibliothèques royales des Pays-Bas et de la Belgique ont tenu à attirer l'attention

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Denys le Chartreux. Speculum conversionis peccatorum. Alost, [Thierry Martens et Jean de Westphalie], 1473, in-40, f. 28 vo: colophon. L'un des trois premiers livres imprimés datés des Anciens Pays-Bas (illustration 1). Copyright Bibliothèque royale Albert ler, Bruxelles. du public sur les premiers livres imprimés dans les deux pays(4).

Le nouvel art, l'ars caracterizandi modernissima comme l'appelait Jean de Westphalie(5), répondait à un besoin réel puisqu'il permettait de publier des textes plus nombreux à un nombre d'exemplaires plus elevé et à un prix plus abordable qu'auparavant. Même pour les copistes professionnels, copier des textes était toujours un travail laborieux de longue durée. Connue depuis assez longtemps déjà en Europe occidentale et utilisée notamment pour l'impression sur étoffe et pour la reproduction d'illustrations, la technique xylographique allait constituer une première tentative en vue de répondre au besoin de livres plus nombreux. Vers 1450, ou même déjà plus tôt, on se mit à tailler dans des blocs de bois des textes avec ou sans illustrations. Après avoir encré les bois, on les imprimait sur des feuillets de papier que l'on réunissait ensuite de façon à former des livres: on les appelle de nos jours livres tabellaires. Cette technique permettait de tirer plusieurs exemplaires d'un texte, mais

Septentrion. Jaargang 3 ce n'était pas encore la solution idéale, puisque les milliers de petits caractères laborieusement taillés ne pouvaient être utilisés par la suite pour un autre texte.

Vers la même époque, Jean Gutenberg (mort vers 1468)(6) eut l'idée géniale de mettre à profit la technique de la gravure de poinçons telle que la pratiquaient déjà depuis longtemps les relieurs et les orfèvres. Au moyen de caractères mobiles, qui pouvaient être fondus à un grand nombre d'exemplaires dans des matrices obtenues à partir de poinçons, il lui était possible de juxtaposer des mots, des lignes, pour en faire des pages, d'imprimer le texte, de distribuer les caractères et de les réutiliser pour un autre texte(7).

Le secret de ce que l'on appela l'ars scribendi artificialiter s'est vite divulgué. Dès le début, l'imprimerie a profondément marqué la vie intellectuelle; n'oublions pas qu'elle a largement contribué à répandre l'humanisme. Elle s'est mise à jouer un rôle dans la vie économique et, enfin, elle est devenue un instrument politique non négligeable entre les mains

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Biblia pauperum. Livre tabellaire, vers 1464-1465, in-fo, f. 10 ro. Le texte et les illustrations sont taillés dans le bois. Cet exemplaire a été colorié à la main (illustration 2). Copyright Bibliothèque royale Albert ler, Bruxelles.

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Boèce. De consolatione philosophiae, dans la traduction française de Renier de Saint-Trond. Bruges, Colard Mansion, 1477, in-fo, f. 90 ro: Boèce et la Philosophie. La colonne de gauche est imprimée en rouge; l'initiale A, la décoration marginale et la miniature sont l'oeuvre d'un enlumineur (illustration 3). Copyright University Library, Cambridge.

Septentrion. Jaargang 3 9 des dirigeants spirituels et laïcs. Si l'imprimerie a pu prendre un tel essor, surtout après les années troubles qui ont suivi la mort de Charles le Téméraire (1477), c'est grâce à l'usage du papier. Le parchemin, qu'on utilisait encore beaucoup au quinzième siècle, était devenu insuffisant et fort cher. N'étant pas à même de fabriquer du bon papier en quantité suffisante au quinzième siècle, les Anciens Pays-Bas s'en procurèrent de préférence en France et en Italie. Non moins que la presse et les caractères, le papier était un élément qu'il ne fallait pas sous-estimer dans le capital à investir dans une imprimerie. Il est assez curieux que l'imprimé n'ait pas d'emblée éliminé le manuscrit. Celuici continue à jouer un rôle assez important jusqu'au début du seizième siècle(8). L'objectif des organisateurs de l'exposition de Bruxelles était de donner un aperçu de l'édition dans les Anciens Pays-Bas dans la seconde moitié du quinzième siècle(9). Cela a été possible, grâce aux travaux effectués au cours des cent dernières années par les spécialistes en matière d'incunables anglais et surtout néerlandais. Ne citons ici que les noms de Henry Bradshaw, Marinus F.A.G. Campbell, Johan W. Holtrop, Wouter Nijhoff, Maria-Elizabeth Kronenberg, George D. Painter, Lotte et Wytze Hellinga. Il en résulte que les soixante officines d'où il est sorti au moins un livre avant la fin de l'an 1500 - date limite conventionnelle entre les incunables et les éditions du seizième siècle - sont représentées par un ou plusieurs ouvrages(10). Il fallait également montrer qu'il n'y a pas eu de rupture entre le manuscrit et l'imprimé, que les livres tabellaires, produits néerlandais par excellence, ne sont pas une

Septentrion. Jaargang 3 Petrus de Rivo. Opus responsivum. Louvain, Louis Ravescot, [1488], in-fo, f. 45 vo: colophon et marque typographique (illustration 4). Copyright Bibliothèque royale Albert ler, Bruxelles. forme transitoire, mais que tout comme les manuscrits, ils ont survécu même après l'invention de l'imprimerie et qu'il existe parfois d'étroites relations entre le manuscrit et l'imprimé. En effet, il est frappant de voir à quel point les imprimés les plus anciens ressemblent à des manuscrits. Les premiers imprimeurs ont consciemment imité les manuscrits, leur lettres, leurs abréviations, leur mise en page; la rubrication et la décoration étaient faites à la main de la même façon dans les manuscrits et dans les imprimés. La rubrication fait,

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Werner Rolevinck. Fasciculus temporum. Louvain, Jean Veldener, 1475, in-fo, f. 72 vo: colophon et marque typographique au bas de la page. On a donné une mise en pages ingénieuse à cette chronique universelle d'un chartreux allemand (illustration 5). Copyright Bibliothèque royale Albert ler, Bruxelles.

Septentrion. Jaargang 3 11 pourrait-on dire, généralement partie intégrante des livres imprimés au quinzième siècle; sans doute était-elle souvent exécutée à l'imprimerie même et probablement sur les feuilles non pliées, c'est-à-dire avant que celles-ci ne fussent réunies en cahiers formant un livre. Les trois seuls exemplaires connus de Die seven getijden in duytsche, une édition in-16 imprimée à Anvers en 1495 par Govaert Bac, trouvés il y a cent ans exactement dans une reliure ancienne, montrent à quel point l'exécution de simples initiales rondes, de préférence rouges, parfois bleues ou d'une autre couleur, de crochets alinéaires et de traits marquant les capitales imprimées pouvait être un simple travail de routine(11). Le travail du rubricateur nous fournit parfois des informations précieuses pour la datation. Pour les livres non datés - songeons à la Bible à 42 lignes de Gutenberg et à la prototypographie néerlandaise - il peut donner un terminus ante quem. Trop peu de rubricateurs, hélas, ont pourvu leurs travaux d'une date.

Les lettrines et les décorations marginales en couleur dessinées à la plume ou peintes au pinceau sont exécutées moins systématiquement. Elles étaient généralement faites sur commande.

En ce qui concerne l'illustration, les imprimeurs du quinzième siècle ont généralement fait appel à la gravure sur bois. En effet, depuis longtemps on s'était familiarisé avec l'impression xylographique. Celle-ci étant un procédé d'impression en relief, tout comme la typographie, l'impression du texte et des illustrations pouvait se faire sur la même presse. A la demande des acquéreurs, on colorait ensuite les gravures sur bois en vue de

Dialogus creaturarum. Gouda. Gérard Leeu, 1480, in-fo, f. 87 vo: fragment d'une page avec bois représentant une conversation entre le roi des animaux et le lièvre juriste. Ce recueil de fables a constitué l'un des livres à succès de Leeu (illustration 6). Copyright Bibliothèque royale Albert ler, Bruxelles. leur donner l'aspect de miniatures. D'autres techniques d'illustration, ont été appliquées, plus rarement, comme le burin et la gravure sur métal en relief. L'édition française de Boccace de 1476 par Colard Mansion est l'un des rares incunables illustrés de burins(12). Dans quelques livres des espaces blancs ont été réservés par

Septentrion. Jaargang 3 l'imprimeur pour recevoir des miniatures. Pour ne prendre que des exemples de nos contrées, citons la traduction française de Boèce: De consolatione philosophiae, imprimée à Bruges en 1477 par Colard Mansion(13) et l'édition latino-néerlandaise du même livre par Arend de Keysere, sortie de presse à Gand en 1485(14). L'aspect de manuscrit de plusieurs imprimés de Mansion est accru par la ressemblance de son caractère typographique avec la lettre bâtarde bourguignonne qu'il employait comme calligraphe.

Peut-être faut-il voir également dans l'im-

Septentrion. Jaargang 3 12 pression à deux couleurs, en rouge et or, une tentative de l'imprimeur de se rapprocher du manuscrit: les titres et les colophons étaient parfois écrits ou imprimés en rouge, soulignés de rouge au besoin. Déjà dans un ouvrage imprimé par Jean de Westphalie (vers 1440/1445-1502?) en 1474, nous voyons un long colophon en rouge(15). L'impression en rouge s'emploie d'ailleurs de plus en plus, et pas uniquement pour des raisons d'ordre esthétique, dans les livres liturgiques.

Le manuscrit et l'incunable ne doivent pas être étudiés séparément. A l'origine de la première édition imprimée se trouvait toujours un manuscrit contenant le texte à publier. On a conservé quelques rares manuscrits ayant servi de copie, c'est-à-dire de modèle pour le compositeur(16), notamment un manuscrit provenant de la chartreuse de Nieuwlicht, à proximité d'Utrecht, et un autre du couvent des réguliers de la même ville. Nicolas Ketelaer et Gérard de Leempt s'en sont servis pour l'impression de ces deux textes(17).

Il peut paraître moins évident que des copistes aient employé des textes imprimés comme modèles. Certaines circonstances pourtant pouvaient pousser à copier un texte au lieu de l'imprimer, ou inviter à l'acquisition d'un manuscrit quand il en existait déjà une édition imprimée. Cela peut s'expliquer de plusieurs façons: on envisageait, par exemple, un nombre restreint d'exemplaires (dans ce cas on pouvait également recourir à l'impression xylographique)(18). Ou bien il s'agissait de reproduire un texte grec; ce ne fut pas avant la dernière décennie du quinzième siècle qu'il y eut des ateliers typographiques spécialisés dans la

Septentrion. Jaargang 3 Tondalus visioen. Delft, Christian Snellaert, 1495, in-40, f. 24 vo: marque typographique à la licorne, reprise ultérieurement par Henri Eckert de Homberch (illustration 7). Copyright Bibliothèque royale Albert ler, Bruxelles. composition du grec. Il était plus fréquent cependant que l'on envisageât une édition de luxe, c'est-à-dire un manuscrit somptueux, enluminé de miniatures et destiné à des collections de bibliophiles. Tel était le cas, par exemple, de l'abbé de Saint-Bavon à Gand, Raphaël de Mercatel (1437-1508) qui s'était composé une bibliothèque de manuscrits de choix et qui faisait copier des livres imprimés par des calligraphes pour les faire enluminer ensuite par un minaturiste(19).

Plusieurs bibliothèques de la fin du XVe

Septentrion. Jaargang 3 13

Vocabulair pour aprendre Romain et flameng. Vocabulaer om te leerne Walsch ende vlaemsch. Anvers, Roland van den Dorpe, [entre 1496 et 1500], in-40, page de titre. Il paraissait beaucoup de glossaires de traduction et de glossaires explicatifs; en l'occurrence, il s'agit d'un simple manuel de langue au texte parfois purement énumératif, parfois présenté sous forme de dialogue. La gravure sur bois représente un copiste à son pupitre (illustration 8). Copyright Bibliothèque Mazarine, Paris. siècle, telle celle de Louis de Gruuthuse (1420-1492) dont la majeure partie est actuellement conservée à la Bibliothèque nationale de Paris, comptaient également des manuscrits somptueux, tous chefsd'oeuvre de calligraphie et de miniature(20). Cela prouve qu'à cette époque, l'imprimé n'a pas encore éliminé le manuscrit. Il y a des copistes qui se font imprimeurs (Colard Mansion, par exemple), comme il y a des imprimeurs qui redeviennent scribes (par exemple, les Frères de la vie commune à Bruxelles), ainsi que des relieurs qui exploitent un atelier typographique (Louis Ravescot, par exemple). Peut-être le meilleur exemple est-il fourni par les Frères de la vie commune, congrégation fondée à Deventer (province d'Overysel) par Geert Groote à la fin du quatorzième siècle, qui s'est répandue surtout dans les Anciens Pays-Bas et en Allemagne. Les Frères s'appliquaient particulièrement à l'enseignement et à la divulgation de textes religieux et dévots propageant non pas la scolastique sclérosée traditionelle, mais une nouvelle forme de dévotion appelée la devotio

Septentrion. Jaargang 3 moderna(21). Leurs couvents étaient des centres actifs de fabrication de livres. La maison des Frères à Bruxelles, appelée Nazareth, a eu le mérite d'être la première à y créer un atelier typographique.

Nous ignorons pourquoi les Frères ont arrêté leurs presses après une dizaine d'années d'activité. Ce n'est pas le métier qui leur faisait défaut; peut-être manquaient-ils du sens commercial indispensable. Au quinzième siècle, tout comme de nos jours, fonder une imprimerie était une entreprise nécessitant une connaissance approfondie du métier, le sens des affaires et du mouvement de l'argent(22). A cette époque, la plupart des imprimeurs étaient également éditeurs et libraires. Le lieu d'implantation d'une imprimerie avait donc une certaine importance. Il est compréhensible, dès lors, que la ville universitaire de Louvain ait attiré les imprimeurs, parce que le besoin de livres s'y faisait sentir. Après un association de courte durée avec l'Alostois Thierry Martens, Jean de Westphalie s'y établit en 1474. Il se manifesta bientôt une cer-

Septentrion. Jaargang 3 14 taine concurrence entre lui et son compatriote Jean Veldener de Würzburg, graveur de poinçons et imprimeur.

Des villes telles que Deventer et Anvers offraient d'autres débouchés. La maison d'édition de Richard Pafraet (1477) et ensuite celle de Jacob van Breda (1485) à Deventer étaient de grandes entreprises d'où sortaient des oeuvres théologiques, des textes d'humanistes ainsi que des livres scolaires(23). Il était normal que la métropole qu'était Anvers devînt rapidement un centre florissant d'imprimerie et d'édition bien que le premier imprimeur, Mathias van der Goes, ne s'y fût installé qu'en 1481. Après avoir imprimé un nombre considérable d'ouvrages en langue néerlandaise à Gouda, Gérard Leeu s'est établi à Anvers en 1484, où il travaillait pour un marché tant local qu'international en publiant des textes en langues latine et anglaise. Le choix de ses textes, la qualtié de ses gravures sur bois et le nombre considérable de ses éditions ont fait de Leeu le plus important parmi les imprimeurs d'incunables dans les Anciens Pays-Bas.

L'emploi de telle ou telle langue constitue évidemment un facteur déterminant des débouchés. Un pourcentage considérable des incunables qui nous restent est rédigé en latin, langue universelle. Les livres en langue vernaculaire étaient destinés à un public plus restreint. Dans ce contexte, il faut signaler l'Anglais William Caxton, premier imprimeur établi à Bruges, où il imprima le premier livre en anglais vers 1473-1474. Un peu plus tard, il édita la version originale française de l'oeuvre de Raoul Lefèvre: Recueil des histoires de Troyes, premier livre imprimé en langue française(24). Alors qu'en France on imprimait déjà depuis 1470, le premier livre imprimé en langue française n'y est sorti qu'en 1476. Il s'agit de la Légende dorée de Jacques de Voragine, éditée à Lyon chez Guillaume Leroy(25). La même année, William Caxton s'établit à Westminster et devint ainsi le premier imprimeur d'Angleterre. Le premier grand livre en langue néerlandaise sorti de presse dans les Anciens Pays-Bas est l'édition in-folio en deux volumes de l'Ancien Testament, imprimée en janvier 1477 à Delft par Jacob Jacobszoon van der Meer et Mauricius Yemantszoon(26).

Ne perdons pas de vue qu'une partie peut-être assez considérable des ouvrages imprimés dans le dernier quart du quinzième siècle ne nous est pas parvenue. N'oublions pas non plus que certaines catégories de textes, par exemple les livres scolaires, les calendriers, les pronostications (prédictions), les lettres d'indulgence, les tarifs monétaires, présentent un caractère éphémère, ce qui explique dans une large mesure la rareté des exemplaires parvenus jusqu'à nous. Exemple typique: les fragments d'une édition inconnue (ou d'un manuscrit) trouvés dans des reliures anciennes. Il est superflu de souligner l'importance de ces découvertes pour la bibliographie et l'histoire de l'imprimerie.

On compte une soixantaine d'ateliers typographiques au quinzième siècle répartis dans quatorze villes des Pays-Bas septentrionaux et dans neuf villes des Pays-Bas méridionaux(27). Un quart de ces ateliers sont anonymes; on les désigne par une

Septentrion. Jaargang 3 appellation conventionelle: l'imprimeur du Saint Roch (d'après deux petits livres traitant de Saint Roch et de la lutte contre la peste), l'imprimeur

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Raoul Lefèvre. Recueil des histoires de Troyes. [Bruges, William Caxton, 1473-1474-1476], in-fo, f 2 ro: début du texte. Premier livre imprimé en langue française (illustration 9). Copyright Bibliothèque nationale, Paris. de l'Oraison du Saint-Esprit (d'après un livre de dévotion portant ce titre), etc. Certaines tournures picardes dans ce dernier texte permettent de le situer dans le Nord de la France, mais il est également possible qu'il ait été imprimé par un imprimeur ambulant(28). Il y a, en effet, plusieurs imprimeurs plus ou moins importants, que nous ne connaissons pas de nom. Même parmi les grands, il y en avait de peu sédentaires, à commencer par Thierry Martens († 1534), imprimeur à Alost, à Anvers, à Louvain, à Anvers encore, à Louvain de nouveau et, cette fois, définitivement. Des recherches récentes ont permis d'établir que Martens a fait son apprentissage auprès de son compatriote Gérard de Lisa à Trévise, en Vénétie, d'où il a ramené la rotunda, caractère gothique tout nouveau dans nos régions(29). Jean de Westphalie n'a donc été que son associé et non pas son maître, comme on l'avait pensé(30). Thierry Martens deviendra le type de l'éditeur savant qui donnera l'édition princeps de plusieurs textes classiques ainsi que de textes d'humanistes, d'Erasme en tout premier lieu.

Septentrion. Jaargang 3 Situées dans une région où se perpétue l'âge d'or du manuscrit de luxe, Bruges, Audenarde et Gand occupent une place particulière. Arend de Keysere et plus encore Colard Mansion étaient orientés vers la culture bourguignonne. Mansion travaillait sans doute déjà vers le milieu du quinzième siècle à Bruges en tant que calligraphe. La plupart des vingt-quatre ouvrages imprimés par lui qui nous sont parvenus sont en français. Il entretenait des relations avec Louis de Gruuthuse, son ‘compère’, qui collectionnait surtout des manuscrits français. La profession antérieure de Mansion se reflète notamment dans l'utilisation de la bâtarde typiquement bourguignonne qu'il emploie également comme caractère d'imprimerie. D'une légère orientation française témoignent Jean-Brito, originaire de Pipriac (Bretagne), ‘maistre de la escripture’ à Tournai et imprimeur à Bruges vers 1474, ainsi que l'imprimeur du Flavius Josèphe, à qui l'on attribue l'édition en deux volumes de Valère Maxime, l'un des rares

Septentrion. Jaargang 3 16 incunables pour les illustrations desquels on ait fait appel à un miniaturiste. Il faut encore mentionner Valenciennes et Liège. Toutes les deux ont dû se passer d'imprimerie pendant longtemps: Valenciennes jusqu'au dix-septième siècle, après que cinq ouvrgaes y eurent été imprimés vers 1500, et Liège jusqu'à la seconde moitié du seizième siècle après un seul livre imprimé vers 1500 également. On ne sait pas grand-chose de Jean de Liège, imprimeur à Valenciennes, ni de Corneille de Delft, qui imprima à Liège un opuscule d'humaniste de six feuillets. La découverte récente de cet imprimé liégeois non daté, dont le caractère semble être, mais plus usé, celui qu'employa Jean de Westphalie vers la fin de sa carrière, constitue un élément de plus pour l'histoire de l'imprimerie au quinzième siècle.

L'imprimerie du quinzième siècle se trouve à l'origine d'une évolution qui semble prendre irrévocablement fin à notre époque, la composition traditionnelle en plomb étant remplacée de plus en plus par la photocomposition. Le lecteur ne semble pas du tout se rendre compte de cette évolution. Il lit sans y voir de différence un livre réalisé au moyen d'une composition en plomb ou grâce à la photocomposition. De même, il était sans importance pour le lecteur du quinzième siècle qu'il lût un livre imprimé ou manuscrit. A cette époque-là comme de nos jours, seuls les bibliophiles attachaient parfois une plus grande importance à la forme qu'au contenu. De ce point de vue, l'invention de l'imprimerie ne peut pas être qualifiée de révolutionnaire. A l'occasion de l'année commémorative 1973, on a appelé Thierry Martens un homo informaticus. En effet, il a rendu les textes accessibles à tous, il a fourni de l'information. L'expression peut paraître assez moderne, mais cela ne tient qu'à la terminologie. Grâce à l'imprimerie, les idées tant anciennes que nouvelles ont pu pénétrer partout. Cela contribua grandement à changer le monde.

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Les photos proviennent des ateliers attachés aux bibliothèques qui conservent les documents originaux, à l'exception de la photo à la page 13, dont le cliché nous a été fourni par Giraudon, Paris.

Traduit du néerlandais par Willy Devos.

Eindnoten:

(1) M.F.A.G. Campbell, Annales de la typographie néerlandaise au XVe siècle, La Haye, 1874. Suppléments 1-4, 1878-1890, no. 1404. Catalogue de l'exposition de Bruxelles (voir titre complet note 4), no. 49. (2) Campbell, o.c., nos. 587 et 11. Cat. Brux., nos. 55 et 58. (3) W. et L. Hellinga, The fifteenth-century printing types of the Low Countries, Amsterdam, 1966, Il, p. 457-459. L. Hellinga, Further fragments of Dutch prototypography. A list of findings since 1938, dans Quaerendo 2, 1972, p. 182-199. (4) En collaboration avec la Bibliothèque royale de La Haye, la Bibliothèque royale Albert ler de Bruxelles a organisé une exposition de caractère proprement scientifique, du 11 septembre au 27 octobre 1973, qui est passée ensuite au Muséee central d'Utrecht (du 23 novembre 1973 au 2 janvier 1974). Le catalogue édité à cette occasion, Le cinquième centenaire de l'imprimerie dans les Anciens Pays-Bas, Bruxelles, Bibliothèque royale Albert ler, 1973 (40, xxiii - 587 pages, 147 illustrations), est le fruit des recherches de plusieurs spécialistes néerlandais, belges et allemands qui, dans un esprit de collaboration, ont fait le point du dernier état des recherches dans le domaine de l'histoire du livre. Il nous offre une synthèse de l'histoire de l'imprimerie dans les Anciens Pays-Bas au quinzième siècle et peut servir de point de départ aux recherches ultérieures. La ville d'Alost a largement contribué à cette commémoration en organisant du 1er au 31 octobre 1973, une exposition historique consacrée au personnage de Thierry Martens Tentoonstelling Dirk Martens 1473-1973. Tentoonstelling over het werk, de persoon en het milieu van Dirk Martens (Exposition Thierry Martens 1473-1973. Exposition sur l'oeuvre, la personne et le milieu de Thierry Martens), Aalst, Stedelijk Museum-Oud Hospitaal, 1973 (80, 288 pages, 119 illustrations). Il y eut en outre une exposition très instructive concernant les aspects techniques du livre, au Beffroi d'Alost, ainsi que plusieurs manifestations culturelles dans le cadre de l'annéee Thierry Martens. La Bibliothèque universitaire de Gand a consacré une exposition modeste mais intéressante aux premiers imprimeurs gantois d'avant 1550. Jérôme Machiels a publié une monographie consacrée au Meester-drukker Arend de Keysere 1480-1490 (Le maître imprimeur Arend de Keysere 1480-1490), Gent, Hoger Instituut voor Grafisch Onderwijs (HIGRO), 1973 (40, 215 pages, nombreuses illustrations). A Spa, enfin, on a consacré un colloque international aux ‘Villes d'imprimerie et moulins à papier du XIVe au XVIe siècle; aspects économiques et sociaux’ du 11 au 14 septembre. A l'invitation de Pro Civitate, fondation culturelle du Crédit communal de Belgique, une quarantaine de spécialistes en matière de papier, de manuscrits et surtout de typographie ancienne, en provenance de quatorze pays, ont participé aux discussions qui succédaient à quatorze exposés. Les actes de ce colloque seront publiés ultérieurement. (5) Dans le colophon d'une édition d'Aristote de 1475 (Campbell, o.c., no. 171). (6) A. Ruppel, Johannes Gutenberg, Berlin, 1947 et V. Scholderer, Johann Gutenberg, the inventor of printing, London, 1963. (7) Lire au sujet de la fabrication des livres à cette époque: Christophe Plantin, La première et la seconde partie des dialogues françois pour les jeunes enfants. Het eerste ende tweede deel van de Françoische t'samensprekinghen, overgheset in de Nederduytsche spraecke de 1567, édité en fac-similé par R. Nash et S. Morison sous le titre Calligraphy and printing in the sixteenth century, Antwerp, 1964. On trouvera également des indications précieuses dans R.B. McKerrow: An introduction to bibliography for literary students, Oxford, 1927, chapter two, et dans P.

Septentrion. Jaargang 3 Gaskell, A new introduction to bibliography, Oxford, 1972. Une visite au Musée Plantin-Moretus à Anvers constitue la meilleure initiation directe aux techniques décrites. (8) C.F. Bühler, The fifteenth-century books; the scribes, the printers, the decorators, Philadelphia, 1960, constitue une bonne introduction au livre du quinzième siècle. (9) Voir note 4. (10) On s'est basé sur l'ouvrage de W. et L. Hellinga, The fifteenth-century printing types of the Low Countries, Amsterdam, 1966, 2 vol. Le projet n'a pu être réalisé que grâce à la bienveillance des conservateurs de quelque cinquante bibliothèques, archives et musées qui ont bien voulu prêter quelques-uns de leurs trésors. (11) Campbell, o.c., no. 829. Cat. Brux., no. 213. (12) Campbell, o.c., no. 295. Cat. Brux., no. 102. (13) Campbell, o.c., no. 323. Cat. Brux., no. 103. (14) Campbell, o.c., no. 322. Cat. Brux., no. 160. (15) Campbell, o.c., no. 501. Cat. Brux., no. 64. (16) W. Hellinga, Copy & print in the . An atlas of historical bibliography, Amsterdam, 1962. On trouvera également des indications précieuses dans l'article de L. et W. Hellinga, Betekenis van de incunabelkunde voor de neerlandistiek (Ce que la connaissance des incunables apporte à l'étude de la langue néerlandaise), dans: Dietse studies, Bundel aangebied aan Prof. Dr. J. du P. Scholtz bij geleentheid van sy vyf-en-sestigste verjaardag. Assen-Pretoria, 1965, p. 52-76. (17) Cat. Brux., no. 50 et 52. (18) Cat. Brux., no. 46 et p. 78-80. (19) Cat. Brux., nos. 25, 26 et 74c. (20) Cat. Brux., no. 28. (21) Sur les Frères de la vie commune et la devotia moderna, lire R.R. Post, De moderne devotie, Geert Groote en zijn stichtingen (La dévotion moderne, Geert Groote et ses fondations), Amsterdam, 1950. (22) Voir, à titre d'illustration, un bon exemple: l'entreprise de Nicolas Ketelaer et Gérard de Leempt à Utrecht; Cat. Brux., p. 89-93. (23) Cat. Brux., p. 307-309, p. 403. (24) Campbell, o.c., nos. 1093 a (I) et 1093b (I). Cat. Brux., nos. 82 et 83. (25) Cat. Brux., nr. 83. (26) Campbell, o.c., no. 290. Cat. Brux., no. 117. (27) Au nord: Utrecht, Culemborg, Nimègue, Bois-le-Duc, Delft, Gouda, Deventer, Sint-Maartensdijk, Zwolle, Hasselt, Haarlem, Leyde, Den Hem-lez-Schoonhoven, Schiedam. Au Sud: Alost, Louvain, Bruges, Bruxelles, Audenarde, Gand, Anvers, Valenciennes et Liège. (28) M.E. Kronenberg, Campbell's Annales de la typographie néerlandaise au XVe siècle. Contributions to a new edition, , 1956, no. I, 1331a. Cat. Brux., no. 210. (29) Voir le catalogue de l'exposition d'Alost (note 4) et Alosti in Flandria anno MoCCCCoLXXIIIo. Facsimile van de drie oudste Zuidnederlandse drukken Aalst 1473 met een inleiding door Kamiel Heireman, Brussel, Gemeentekrediet van België, 1973. Avec une introduction en quatre langues. (30) Campbell, o.c., no. 1396.

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Co Westerik: Se couper à l'herbe (60 × 75 cm, 1966).

Septentrion. Jaargang 3 19 co westerik, peintre navrant et généreux de l'impuissance humaine hans redeker

Né en 1918 à Oudenrijn près d'Utrecht. Il fait d'abord des études de droit, puis s'oriente vers la sociologie, la psychologie et l'histoire de l'art pour terminer par la philosophie (1936-1949, avec une interruption due à la guerre). Entre-temps, il travaille comme pianiste de café, comme garçon et accompagnateur de ballets. Il écrit deux recueils de poèmes, De verwoeste stad (1944 - La ville détruite) et De Tijd in ons hart (1945 - Le temps dans notre coeur), publiés tous les deux clandestinement. Essais: Existentialisme (1949 - l'Existentialisme), De crisis van het kunstenaarschap (1951 - La crise du métier d'artiste), Helmuth Plessner, de belichaamde filosofie (en préparation - Helmuth Plessner, la philosophie incarnée). Des monographies sur Erasme, Rembrandt, Gerrit Benner, Jan Wiegers, Raoul Hynckes et Bram Bogart. Il a rédigé avec Harry Kümel les documentaires télévisés Erasme et Waterloo pour la BRT (télévision belge de langue néerlandaise) et il a écrit de nombreux articles pour des revues, des encyclopédies et des documentaires télévisés. Adresse: Oosterpark 82, Amsterdam O (Pays-Bas).

De nos jours, La Haye occupe toujours une place particulière dans la topographie des arts plastiques aux Pays-Bas qui, en dépit de l'internationalisation qui les régit, comportent encore des différences régionales et locales surprenantes. Au lendemain

Septentrion. Jaargang 3 de la seconde guerre mondiale, le climat artistique de La Haye est illustré par trois figures: Kees van Bohemen, Bram Bogart et Lotti van der Gaag. Ces derniers, dans les années cinquante déjà légendaires, habitaient avec des membres du groupe Cobra tels que Karel Appel et Corneille dans le magasin de peaux aux odeurs également légendaires de la rue Santeuil à Paris, parce que les Pays-Bas étaient devenus trop étroits pour eux. Mais, en même temps, ils prenaient leurs distances à l'égard de Cobra et évoluaient de façon indépendante. Voilà sans doute pourquoi leur percée, leur reconnaissance au niveau international a été plus difficile, ne fût-ce que parce qu'ils devaient se passer de l'appui et de la sanction d'une autorité telle que celle de Sandberg. Si l'on n'associe quasiment plus le nom de Bram Bogart à ceux du groupe de La Haye, c'est parce qu'il a eu le bonheur de se découvrir une nouvelle patrie en Belgique, où l'on acceptait ses oeuvres alors qu'elles ne rencontraient que des résistances dans son propre pays. Lotti van der Gaag a continué à faire la navette entre Paris et La Haye. Il est le seul à incarner, dans la sculpture, un idiome néo-expressionniste fort apparenté à Cobra et à y être resté fidèle jusqu'à nos jours. Kees van Bohemen est revenu à La Haye mais, à l'heure actuelle, il suscite, plus que par le passé, un intérêt de plus en plus étendu en dehors des frontières néerlandaises. Le début de l'évolution décisive de ces artistes

Septentrion. Jaargang 3 20 se situe pour tous les trois dans les années qu'ils ont passées à La Haye, dès avant leurs contacts avec Cobra et Paris. Ils étaient trois personnalités marquantes et indépendantes, ce qu'ils sont restés dans leur évolution ultérieure et plus récente. D'un autre côté, on trouve à La Haye après la seconde guerre mondiale plusieurs artistes chez qui on a toujours voulu reconnaître la marque de La Haye, notamment parce que leurs oeuvres se différenciaient de celles des artistes amstellodamois, chez lesquels dominait jusqu'il y a peu un expressionnisme chaleureux et dynamique, qu'il fût de nature non figurative ou fort abstraite. Parmi eux, nous discernons deux figures de premier plan, ne serait-ce que parce que de nombreux jeunes artistes marchent actuellement sur leurs pas, mais aussi parce qu'ils appartiennent à la génération de ceux qui approchent de la cinquantaine, c'est-à-dire la génération de Karel Appel, de Corneille, de Constant ou Kees van Bohemen, qui fut la première après la guerre à donner un nouveau visage à l'art néerlandais. Il s'agit de Hermanus Berserik et de Co Westerik; l'allitération de leurs noms est due au seul hasard. Si j'accorde la priorité à Co Westerik dans cette présentation, c'est parce qu'en face de l'oeuvre de Berserik, à l'humour plus aimable et à l'approche plus bienveillante du bizarre et de l'absurde, celle de Westerik se profile comme moins innocente, allant plus au fond de l'homme. Laissons encore de côté la question de savoir s'il ne dispose pas de plus d'originalité et de force d'expression dans ses moyens purement artistiques. De toute façon, ils ont en commun le fait d'avoir conféré à La Haye un climat qu'il faudrait qualifier provisoirement et très prudemment de ‘surréaliste’ ou de ‘réaliste magique’. Il s'agit, en tout cas, d'une approche figurative tant du monde intérieur de l'homme que du monde en dehors de lui, ce qui, du moins du point de vue officiel, leur a valu une place isolée et excentrique dans la vague de l'art abstrait qui s'intéressait aux aspects plastiques purement formels de l'après-guerre. Le regain d'intérêt, surtout de la part des jeunes artistes néerlandais eux-mêmes, dont bénéficient depuis quelque temps les formes d'expression surréalistes et les autres réalismes, a fait en sorte que Westerik et Berserik se retrouvent actuellement au centre de l'intérêt. Ils ont d'ailleurs un autre point commun, et ce n'est pas dû au hasard. Ils ne sont pas uniquement peintres, mais ils pratiquent également les arts graphiques; Westerik surtout est un grand dessinateur. En revanche, ils se différencient l'un de l'autre par le fait que chez Berserik, l'entourage de La Haye, avec ses architectures anciennes remontant au dix-neuvième siècle, joue un rôle important, tandis que chez Westerik, la narration est tellement axée sur les aspects élémentaires dans l'homme que toute localisation anecdotique en devient impossible et que tout décor reconnaissable, situé dans le temps et l'espace, fait totalement défaut. Nous voilà donc lancés dans une première reconnaissance de l'oeuvre de Westerik, qui lui valut assez tôt des succès locaux à La Haye, succès qui firent en même temps scandale, tellement le public se sentait choqué par ce qu'il ressentait comme une représentation impitoyable et monstrueuse de l'être humain. Dans les années cinquante et ultérieurement, Co

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Westerik, né Jacobus Westerik en 1924 et fils d'un marchand d'automobiles de La Haye, obtint ses premiers prix locaux, les prix Jacob Maris: trois fois pour la peinture, deux fois pour le dessin. Même si le grand public s'effrayait de son oeuvre, les spécialistes et ses collègues de sa ville natale ne lui ont jamais dissimulé leur admiration. Il fallut cependant attendre 1970 pour qu'il reçût une distinction nationale; du coup, ce fut la plus importante, à savoir le Prix de l'Etat pour les arts plastiques et l'architecture. Suivit une exposition imposante dans le grand temple de l'art moderne qu'est le Musée municipal d'Amsterdam, à la direction duquel E. de Wilde avait déjà succédé à Willem Sandberg. Depuis lors, il est impossible de faire abstraction de Westerik dans un panorama de l'art néerlandais contemporain. C'est un peintre et dessinateur dont les oeuvres s'envolent vers les collections des connaisseurs et des initiés. A peine réussit-il à garder encore quelque chose dans son atelier. Ce succès se limite pourtant à un groupe de spectateurs aux yeux exercés. Le grand public a des difficultés à apprécier son art qui, surtout dans ses tableaux, choque sans le vouloir, comme s'il avait privé l'homme - son thème exclusif - de tout sublime, de toute beauté et spiritualité, jusqu'à n'en plus laisser qu'un être mi-imbécile mi-animal. C'était déjà le cas lorsqu'en en 1951, il remporta le prix Jacob Maris avec son tableau De visvrouw (La poissonnière). La façon de peindre, la composition spatiale et le point de vue adopté avaient rarement confronté le spectateur de façon si directe, inéluctable et presque corporelle, avec ce que l'on subissait comme le prototype

Co Westerik: Agent de police qui est de garde (en train d'écrire une lettre à sa fille au bureau de police) (130 × 105 cm, 1970). d'une cruauté grossière et abrutie. Westerik voit cela d'un autre oeil: ‘Je crois que dans mon oeuvre, je ne suis ni pessimiste ni optimiste. Il s'agit tout simplement de regarder un peu plus en profondeur, de régler davantage l'objectif qui est braqué sur la vie autour de soi. On espère alors percer quelques couches superficielles. J'ignore

Septentrion. Jaargang 3 si ce que je vois au-dessous est exact, mais cela fait partie de ce que je vis quotidiennement. Je viens de voir un agent de police qui était de garde en train d'écrire une lettre à sa fille. Tout à coup, dans cette atmosphère de bureau de police qui fait songer quelque peu à celle d'un urinoir, un homme écrit une lettre à sa fille. L'homme est toujours entouré de solitude. La vie, c'est une série de mouvements curieux. Est-ce là un attitude pessimiste? Chez moi, il s'agit de certaines relations positives et négatives entre des hommes, des hommes que je situe dans une sorte de théâtre.

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Co Westerik: Homme et femme qui se querellent (59.5 × 73 cm. 1960). (Collection Musée municipale de La Haye.)

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Je mets en scène simplement des états psychiques toujours plus ou moins fondés: je les ai toujours vus, vécus de quelque façon. Mais pour éclairer encore l'image, je prends la liberté de faire une scène sur laquelle je laisse mes personnages s'exprimer plus fortement.’ Que cette scène reste assez indéterminée dans ses dessins plus que dans ses peintures, cela n'est pas en contradiction avec ses paroles. Il s'agit plus de la situation dans l'espace, de la perspective; souvent, il s'agit de placer l'homme contre un mur, immédiatement ‘derrière’ l'image du tableau. Ainsi, les personnages viennent directement sur nous et ont quelque chose d'irrévocable auquel il nous est impossible d'échapper. Ils figurent de façon déterminante dans ce que Westerik appelle sa ‘mise en scène’: la relation entre les acteurs de son drame ou de sa tragi-comédie et le spectateur lui-même, qui est associé le plus possible à ces tableaux, ce qui explique partiellement les réactions ‘taboues’ de son public d'autrefois. Ce point de vue, nous le rencontrons déjà dans les générations antérieures, surtout chez Charley Toorop qui, bien que classé à tort parmi les expressionnistes, est plutôt un réaliste magique, et chez Pyke Koch qui, lui, est effectivement classé parmi les réalistes magiques. Surtout pour ce qui est de ses premières peintures, Westerik avait en commun avec les réalistes magiques des années trente la précision corporelle navrante de sa façon de peindre. Ses dessins et son oeuvre graphique forment encore une autre histoire... Tenons-nous en provisoirement à sa propre interprétation consciemment exprimée, et à celle du jury du prix de l'Etat

Co Westerik: Boîte d'allumettes dehors (140 × 115 cm, 1963). de 1970. Il y est dit entre autres choses: ‘Avec un minimum de matière, Westerik réalise dans chaque oeuvre un degré élevé de densité psychique. La main du

Septentrion. Jaargang 3 dessinateur a une sensibilité sismographique pour les nuances de disposition les plus subtiles qui se présentent durant le travail... De petites interventions rendent l'image d'une réalité donnée - le plus souvent de nature autobiographique - psychiquement transparente, lui donnent une signification multiple. Ainsi la situation acquiert des caractéristiques surréalistes ou symboliques, dans lesquelles intervient un humour très discret... L'art de Westerik montre qu'une peinture orientée sur un aspect de la réalité donnée peut servir de point de départ à la méditation de l'homme moderne sur sa position au milieu des énigmes de l'existence. L'homme en tant que conscience exposée à un

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Co Westerik: Homme nu (192 × 143 cm, 1969). monde extérieur toujours étrange, parfois bienfaisant, parfois menaçant et traître de temps à autre, voilà le thème central de l'oeuvre de Westerik.’

Il y a quelques années, dans son essai Co Westerik en de moderne mens (Co Westerik et l'homme moderne) paru dans une monographie qui n'est pas dans le commerce, le directeur actuel du Mauritshuis de La Haye, H.R. Hoetink, allait aussi loin que possible dans le sens déjà indiqué plus haut d'une conception de la vie fondée sur la philosophie existentialiste, dont le noyau s'apparente très fort semble-t-il, à la philosophie sartrienne, mais alors évoquée exclusivement à l'aide de moyens plastiques. Il commence par attribuer aux oeuvres de Westerik le caractère d'un rêve, car ‘elles comportent le même mélange d'oppression et de réalité lucide’. Mais ensuite, lui aussi découvre que le plus caractéristique de son art et ‘l'aspect démesurément passionnant de cet art est que cette atmosphère ne résulte pas tellement de représentations surréelles ou fantastiques préméditées mais qu' elle est souvent dégagée par des représentations très banales. Nous rencontrons des enfants qui jouent, des mères avec des enfants, des personnes assises sur des chaises, un seul nu, un

Septentrion. Jaargang 3 homme avec une boîte d'allumettes, un couple avec un enfant, des gens dans une salle d'attente ou un couple d'amoureux. Tous ces êtres semblent dépourvus de contact. Si contact il y a, il ne semble pas essentiel, de sorte qu'il n'est pas question de communication. Voyez sur ce point les toiles qui représentent des gens en auto ou en autocar. Ils se trouvent comme enfermés dans leur propre cage, instrument de meurtre moderne par excellence dans la société actuelle. De cette cage, où l'on se croit en sécurité et d'où l'on peut impunément injurier l'autre, tout le monde guette l'autre.’ Ce texte rejoint les paroles de Westerik lui-même. Il est vrai non seulement que ‘l'atmosphère de rêve’ résulte de ‘représentations’ parfois très banales, mais encore que celles-ci remontent, non pas souvent, mais toujours, à des expériences vécues dans l'entourage le plus immédiat du peintre, des observations d'une vie où la solitude, l'angoisse et le désespoir, les

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Co Westerik: Couple dans l'herbe (167 × 370 cm, 1965). relations manquées et caduques, et des mélanges ambivalents d'amour et de destruction et surtout de régression et d'infantilisme sont des facteurs dominants.

Westerik est l'observateur. Observer est devenu pour lui comme une seconde nature, et en même temps il enregistre. En témoignant les milliers de dessins auxquels il travaille quotidiennement et qui, ensuite, se condensent et se muent en des tableaux - il n'en fait qu'un par an -, mais également en un nombre plus important d'eaux-fortes. C'est à juste titre que Westerik ose se dire ni pessimiste ni optimiste, conscient que pour ceux qui savent regarder audelà des apparences, la vie est une affaire navrante, absurde et oppressante.

De cette étude ressort également la raison pour laquelle il nous est impossible de classer Westerik parmi les surréalistes, et pas plus parmi les surréalistes partisans de l'enregistrement non contrôlé et de l'écriture automatique du subconscient que parmi les créateurs d'un monde de rêve et de fantaisie sous la forme de handprinted photographs. Les oeuvres de nombreux surréalistes permettent de composer un livre emblématique comprenant des symboles assez constants qui remontent en partie ou dans leur totalité à la littérature freudienne et à la psychanalyse. Pour Westerik, cela semble particulièrement compliqué, puisque chaque situation dessinée ou peinte porte en ellemême sa propre signification en tant que ‘symbole’.

Il est difficile toutefois d'établir un lien entre Westerik et les réalistes magiques néerlandais qui débutaient dans les années trente tels que Willink, Ket, Hynckes et Koch. Chez eux, il s'agit d'une illusion d'optique aussi précise que possible, complétée par l'expression de la matière et de la perspective. Ce que Westerik révèle au sujet de la signification humaine de ses représentations, en marge du thème extrêmement simple, se cache entièrement dans la forme, allant de la déformation jusqu'au clair-obscur de son oeuvre graphique et à la ligne sensible, enregistrant à la façon d'un sismographe, de ses dessins.

Parmi ces éléments formels, les mains lourdes et impuissantes, par exemple, et les têtes agrandies comme à l'état embryonnaire non seulement chez les enfants mais également chez les adultes et les personnes âgées, sont ce qu'il y a de plus nettement reconnaissable et reviennent souvent. Ces gens ne sont pas à même de se mesurer avec leur situation, avec leur monde, parce qu'ils sont comme nés prématurément,

Septentrion. Jaargang 3 jetés trop tôt dans le monde: ils portent le signe de cette imperfection et de cet inachèvement.

L'homme tel que Westerik le voit est l'être encore à naître et inachevé, l'enfant rabougri jusqu'à la mort, qui ne réussira pas à venir à bout de lui-même, de ses propres sentiments et de ceux d'autrui: un être désespérément perdu au milieu

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Co Westerik: Ange tombant (58 × 74,5 cm, 1962).

Septentrion. Jaargang 3 27 des réalités et des comportements qui lui sont familiers et de l'insondable, de l'impénétrable qui, jusque dans ses ‘images de rêve’, poursuit Westerik comme quelque chose d'infini, d'ambivalent et aussi d'énigmatique.

A côté des expériences de sa jeunesse, l'instant le plus immédiat joue un rôle dans son oeuvre. ‘Je m'étonne continuellement des bruits, des atmosphères, des observations.’ Et ceux qui prennent connaissance de ses dessins, de ses lithographies, eaux-fortes et peintures, se rendent compte de la façon dont il traverse la vie, en observateur étonné, désireux de dépasser les apparences, et dont la recherche et la grandeur en tant qu'artiste résident dans la création d'un langage capable de lui permettre de communiquer son expérience aux spectateurs.

Voilà qui explique sa place à part dans l'art néerlandais. Il est impossible de le classer parmi les expressionnistes qui, à leur façon, enregistraient les aspects les plus élémentaires de la vie par le truchement des moyens purement picturaux tels que la couleur, le coup de pinceau ou la ligne, la composition, la déformation. Les situations humaines dans l'oeuvre de Westerik se situent à un tout autre niveau émotionnel, à savoir celui des relations entre les êtres, relations observées, où l'expressionniste crée à partir de l'intérieur ce qui s'exprime extérieurement de façon non équivoque et extatique.

Là se situe indubitablement sa contribution la plus personnelle, à commencer par ses très nombreux dessins - et chez Westerik, tout commence par le dessin - où il réunit tout dans un instantané, avec un minimum de moyens; un moment immobilisé

Co Westerik: Homme qui effraie un nu sur une chaise (210 × 270 cm, 1970). apparemment dépourvu de narration, mais comportant un maximum d'effort et d'expression. Ce sont ces instantanés immobiles où rien ne se passe mais où, seuls ou ensemble, les hommes et les animaux sont solitaires, abandonnés, exposés à une existence qui leur échappe.

Septentrion. Jaargang 3 Westerik est d'abord un dessinateur racé qui enregistre tout de son écriture sensitive et qui, en même temps, intrinsèquement uni au spectateur Westerik, retient exactement le moment le plus éloquent et, à partir de la forme extérieure, atteint jusqu'à une forme intérieure. Ce ne sont pas uniquement les têtes énormes, c'est aussi le regard très vieux, le regard adulte de ses enfants, une approche très étroite de la vie, comme serait celle d'un enfant parmi les herbes dans un monde de fourmis, de coléoptères et d'autres êtres insignifiants qui, soudain, deviennent grands mais, aveugles, passent sans nous voir.

Parfois ce sont des images insolites, ainsi

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Co Westerik: Instituteur avec enfant (88 × 110 cm, 1961). un homme qui effraie une femme nue assise sur une chaise; ou des images très banales, par exemple, un vieillard qui regarde à travers le vitrage. Tout est évoqué parfaitement, sans imitation servile; tout tend vers l'image intérieure par les moyens que le peintre indique clairement lui-même: des hommes, des états psychiques qu'il ‘situe nettement dans une sorte de théâtre’, une scène qui permet à ses personnages de s'exprimer davantage.

C'est ainsi que nous devons le comprendre lorsque Westerik déclare étudier d'après nature afin d'éviter le cliché. Il ne

Septentrion. Jaargang 3 29 veut pas d'étude d'après le nu ou d'après un plâtre - ce qu'il a pourtant enseigné pendant de longues années à l'Académie royale des Beaux-Arts de La Haye - pour dessiner un nu avec précision ou pour évoquer l'anatomie exacte d'une main. Il veut précisément vaincre ce cliché extérieur, aller au-delà du schéma général.

Ainsi, nous en arrivons à ses tableaux. Peut-être après vingt-cinq ans n'y en a-t-il qu'une soixantaine. OEuvre limitée qui constitue cependant un ultime résumé. Lorsqu'on parle de notre art pictural, on ne peut plus faire abstraction de plusieurs de ces tableaux. Et puis, nous rencontrons le peintre qui, tout comme il étudie d'après nature, fait aussi son apprentissage technique chez les vieux maîtres. Il étudie les manuels concernant les techniques anciennes, la préparation des couleurs et leur application - ce qui n'était plus du tout habituel dans l'art moderne. Là, du moins, il s'apparente encore aux réalistes magiques Willink, Koch et Hynckes.

Pour le reste, il donne une expression tout à fait personnelle au défi de la peinture contemporaine qui se veut reproduction aussi pénétrante et subtile que possible de notre réalité humaine, avec un minimum de matière, de symbolique empruntée, de détails extérieurs, mais avec un maximum de signification et de contenu humains. Citons encore le rapport du jury du prix de l'Etat de 1970: ‘L'art de Westerik montre qu'une peinture orientée vers un aspect donné de la réalité peut constituer un point de départ pour la méditation de l'homme moderne sur sa position au milieu d'énigmes (...) De petites notations créent l'image d'une réalité - généralement de nature autobiographique - psychiquement translucide et prêtant à plusieurs significations.’

Dans cet aspect autobiographique, Westerik est à l'opposé de l'égocentrisme. Il observe le monde des autres; il s'échappe de lui-même. C'est là qu'il fait songer à Sartre. On a remarqué, dès lors, que ses autoprotraits sont peu nombreux et pas particulièrement réussis. En dehors de son oeuvre, il y a peu de chose à dire sur sa vie, mis à part le fait qu'il a beaucoup déménagé et changé d'atelier, au début dans sa ville natale de La Haye, puis, il y a quelques années, en s'installant à Rotterdam. Ce changement allait de pair avec son second mariage. Il connaissait sa première femme, le peintre de La Haye Hens de Jong, depuis ses années d'apprentissage à l'Académie de La Haye. Il s'est remarié avec Fenna de Vries, qui tient une galerie d'art à Rotterdam. Avec elle, il passe désormais une partie de l'année dans le Midi de la France, dans une maison située un peu en dehors de la petite ville provençale de Salernes, ce qui lui a valu de nouveaux motifs et de nouvelles sensations dans ses dessins. Pour le reste, Westerik est avant tout un travailleur acharné et un penseur systématique. De façon délibérée, il ressemble plutôt à un ingénieur qu'à un peintre; son existence se déroule loin de ce qui, de nos jours, pourrait s'appeler encore une bohème animée.

Adresse de contact: Fenna de Vries, Eendrachtsplein 18, Rotterdam (Pays-Bas).

Biographie et bibliographie: voir le catalogue de l'exposition de Co Westerik, Stedelijk Museum, Amsterdam, 1971.

Il n'y a plus de publications sur Westerik dans le commerce.

Septentrion. Jaargang 3 Traduit du néerlandais par Willy Devos.

Septentrion. Jaargang 3 30

Utrecht: appartements... vaches (Photo: Cor van Weele, Amsterdam).

Septentrion. Jaargang 3 31 les pays-bas à la recherche de leur équilibre p.g. ruysschaert

Né à Tiegem (Flandre occidentale) en 1905. Etudes à l'Institut supérieur de pédagogie de Gand. A travaillé d'abord dans l'enseignement, pour devenir par la suite homme d'affaires. Collaborateur de plusieurs revues, surtout pour des problèmes concernant le Benelux et la collaboration culturelle entre les Pays-Bas et la Flandre. Adresse: Magere Schorre 84, 8300 Knokke-Heist, (Belgique).

L'étranger moyen auquel on demande ce que les Pays-Bas évoquent pour lui, répondra probablement de la façon suivante: Bien qu'on y fabrique du genièvre, des cigares et des faïences de Delft, les Pays-Bas sont avant tout un pays agricole, où des paysans travailleurs et cultivés labourent les polders fertiles; on y produit également beaucoup de fromage; les moulins à vent apportent un peu de variété dans le paysage plat et monotone et, là où la terre s'y prête, on trouve d'immenses champs de tulipes. On pratique beaucoup la pêche aux Pays-Bas; les pêcheurs sont très actifs et aimables, mais un peu vieux jeu avec leurs sabots et leurs culottes bouffantes!

Au début du vingtième siècle, cette description aurait plus ou moins correspondu à la réalité. De nos jours, elle est fausse, au point même qu'on doit, sans exagérer, faire état d'une véritable métamorphose. Celle-ci s'est produite surtout après 1945. Quelles en sont les causes? En analysant un peu plus profondément la situation, l'on constate que deux constantes déterminent toute l'évolution des Pays-Bas, à savoir l'extraordinaire expansion démographique et la lutte contre l'eau.

Septentrion. Jaargang 3 L'explosion démographique.

La croissance de la population néerlandaise au cours du vingtième siècle est telle qu'il y a lieu de parler d'une véritable explosion démographique(1). En

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La densité de la population aux Pays-Bas.

Septentrion. Jaargang 3 33 effet, en 1900, les Pays-Bas comptaient 5.000.000 d'habitants, en 1915: 6.000.000 d'habitants, en 1925: 7.000.000 d'habitants, en 1935: 8.000.000 d'habitants, en 1945: 9.000.000 d'habitants, en 1950: 10.000.000 d'habitants, en 1960: 11.000.000 d'habitants, en 1973: 13.000.000 d'habitants.

Pour l'an 2000, l'on prévoit le chiffre de 16.000.000 d'habitants.

La population néerlandaise a donc doublé au cours de la période 1900-1950 et, depuis 1973, elle s'accroît au rythme d'un million d'unités tous les douze ans. En effet, les quelque 100.000 couples qui se marient annuellement, dont 6.000 se séparent par la suite, donnent naissance annuellement à quelque 200.000 enfants. Compte tenu de quelque 120.000 décès pour la même période, l'on aboutit à un accroissement annuel de la population de l'ordre de 85.000 unités. En multipliant ce chiffre par douze, on arrive à un million. De 1900 à 1950, les Pays-Bas ont eu le taux d'accroissement de la population le plus élevé de l'Europe: 2 pour le Pays-Bas, 1,75 pour le Danemark, 1,56 pour le Portugal, 1,52 pour la Finlande, 1,50 pour l'Espagne, 1,46 pour la Norvège, 1,42 pour la Suisse, 1,41 pour l'Italie, 1,37 pour la Suède, 1,31 pour la Grande Bretagne, 1,29 pour la Belgique et 1,07 pour la France(2). Après 1950, ce taux d'accroissement a baissé au point qu'à l'heure actuelle, les Pays-Bas n'occupent plus que la quatrième place en Europe. Il faut noter cependant que cette poussée démographique se produit sur une surface relativement restreinte de 40.000 km2, dont 7.000 km2 sont occupés par des cours d'eau et des lacs, et que la population se répartit de façon très inégale dans les différentes provinces. Cette expansion démographique est à l'origine de nombreux problèmes auxquels les autorités néerlandaises doivent faire face: il faut trouver des emplois et des habitations pour les jeunes qui entrent tous les ans dans la vie active. Si l'on ne veut pas faire des Pays-Bas un pays inhabitable et invivable, il faut en même temps éviter les concentrations trop grandes. Et puis il y a les problèmes de la circulation, de la structure économique, du régime hydrographique, des équipements collectifs en matière d'hygiène, de culture et de prévoyance sociale.

La lutte contre l'eau.

Bien que les eaux de la mer du Nord et des grands fleuves aient été un atout non négligeable dans la lutte pour l'indépendance, les Pays-Bas ont toujours dû considérer cet élément comme leur ennemi principal. Enumérer toutes les catastrophes et inondations dont ils ont été victimes au cours des temps nous mènerait trop loin.

Septentrion. Jaargang 3 Bornons-nous à n'en citer que les plus tragiques. Le raz-de-marée de la nuit de Noël de 1287 a complètement submergé l'île de Griend, qui s'est engloutie dans la Waddenzee, avec ses chantiers navals, son école, son église et ses maisons. A l'origine du pays marécageux du Biesbosch on trouve la célèbre marée de la Sainte-Elisabeth de 1421. Au début du seizième siècle, le Pays de Reimerswaal disparut sous les vagues. Le 1er novembre 1570, la terrible marée de la Toussaint inonda une grande partie des provinces de Groningue, de la Hollande septentrionale, de la Hollande méridionale et des îles zélandaises. Dante savait déjà que les Pays-Bas devaient se défendre contre les eaux: dans(3)

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Les Pays-Bas sans digues.

Septentrion. Jaargang 3 35 le cycle de l'Enfer de La divine Comédie, il fait état des peuples des Pays-Bas qui ‘de peur du flot qui sur eux se déchaîne, font un rempart pour repousser la mer’ (XV, 4-6). A intervalles réguliers, de grandes étendues furent inondées par la mer déchaînée. Il suffit de parcourir la liste des terres inondées au cours des cent dernières années, pour se faire une idée de l'immensité du problème auquel les Pays-Bas doivent faire face depuis des siècles: en 1877: 61.400 ha, en 1881: 35.600 ha, en 1883: 41.700 ha, en 1889: 38.200 ha, en 1894: 24.900 ha, en 1906: 30.300 ha, en 1911: 3.700 ha, en 1916: 61.200 ha, en 1953: 129.000 ha.

La catastrophe du 1er février 1953 surpassa toutes les autres: 129.000 ha inondés, 1.835 morts, 72.000 réfugiés, 47.000 têtes de bétail et 140.000 volailles disparues, 3.000 habitations et 300 fermes dévastées. Les dégâts se sont élevés à 1.100 millions de florins.

Les Pays-Bas se sont trouvés confrontés à l'énorme tâche qui consiste non seulement à satisfaire les besoins économiques d'une population toujours croissante et à la protéger contre une mer menaçante, mais aussi à rendre le pays habitable tout en préservant les valeurs écologiques en présence. La réalisation de ces tâches gigantesques a contribué à modifier fondamentalement l'aspect des Pays-Bas, car il a fallu industrialiser le pays, construire toujours plus de digues, assécher des polders toujours plus nombreux et s'occuper de l'environnement.

L'industrialisation.

Pendant des siècles, l'agriculture fut l'une des principales sources de revenus des Pays-Bas. En 1900, 31% de l'ensemble de la population active étaient occupés dans le secteur agricole. En 1960, ce chiffre ne s'élevait plus qu'à 11%, et l'on prévoit qu'il tombera à 6% en 1980. Cette baisse résulte d'une évolution inéluctable: il a fallu procéder à l'agrandissement des entreprises pour maintenir les prix de revient à un niveau acceptable. De grandes étendues de terres agricoles ont été exploitées rationnellement au moyen des machines les plus modernes, ce qui a entraîné un exode massif dans ce secteur. Cela ne signifie nullement que la productivité de l'agriculture néerlandaise ait diminué: la vache hollandaise donne plus de lait que ses concurrentes, et nulle part ailleurs l'herbe n'est aussi verte qu'aux Pays-Bas. Un enseignement

Septentrion. Jaargang 3 approprié, la recherche incessante et une classe agricole instruite hissent l'élevage, l'agriculture et l'horticulture à des places d'honneur. L'industrie laitière est très développée et les Pays-Bas sont le premier pays du monde pour l'exportation du lait condensé et du fromage. L'excédent de la population agricole a cependant dû être reclassé dans l'industrie.

En premier lieu, il fallait donc industrialiser. Plusieurs notes datant des premières années de l'après-guerre montrent à quel point le gouvernement néerlandais de l'époque en était conscient.

L'une des caractéristiques de l'industrie néerlandaise a toujours été son manque de matières premières. En effet, avant la seconde guerre mondiale, on ne trouvait que du charbon, de la lignite, de la marne

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Rotterdam, porte de l'Europe. 60 millions de tonnes d'huile arrivent dans ce port (Photo: Service de l'Information de Rotterdam). et des sables siliceux au Limbourg, et du sel gemme à proximité de Hengelo. L'industrie néerlandaise était par conséquent avant tout une industrie de transformation. Cette situation s'est profondément modifiée au cours des trente dernières années(4). En 1945, l'on découvrait du pétrole à Schoonebeek, en 1953 à Rijswijk, en 1954 dans la région de Delft et de Berkel, en 1955 à proximité de De Lier et, en 1956, dans la région de Wassenaar et d'Ysselmonde. En 1951, l'on trouvait un important gisement de sel gemme à proximité de Winschoten. En 1948, l'on trouvait du gaz naturel dans la région de Coevoorden et, en 1958, dans la région de Schoonebeek. Mais, en 1960, l'on découvrait à proximité de Slochteren le gisement de gaz naturel le plus important du monde, comportant des réserves de l'ordre de 2.000 milliards de m3 au moins. Il va de soi que la découverte de

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Vue sur la partie est du port d'Amsterdam (Photo: Service de l'Information d'Amsterdam). ces sources d'énergie a constitué un stimulant sérieux pour l'industrialisation des Pays-Bas. En plus de la découverte de nouvelles matières premières se produisit un autre phénomène capital pour l'industrialisation des Pays-Bas, à savoir la poursuite de la maritimisation de l'industrie et l'implantation de celle-ci à proximité de la mer. Les industries qui transforment des matières premières, dont le transport vers l'intérieur du pays intervient pour une part importante dans le prix de revient, ont tout intérêt à s'établir à proximité des eaux profondes. Cela leur permet de faire venir les matières premières par la mer. C'est notamment le cas des raffineries de pétrole qui s'établissent le plus près possible des terminals afin de s'approvisionner directement à partir des grands pétroliers. Il en va de même pour toute l'industrie des matières de

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Cinq hauts fourneaux au port de IJmuiden (Photo: Hoogovens IJmuiden). base. L'industrie de transformation qui, depuis toujours, s'était établie dans l'hinterland immédiat des ports industriels afin de limiter ses prix de revient et d'être en mesure d'expédier ses produits achevés le plus rapidement et le moins coûteusement possible, s'est mise à prendre une place de plus en plus prépondérante dans l'économie néerlandaise. Ainsi, les ports qui se sont adaptés à temps à cette évolution ont connu et connaissent encore un afflux d'investissements. Ce fut notamment les cas de Rotterdam après que des travaux gigantesques eurent été réalisés, qui ont rendu le port accessible à des bateaux de 225.000 tonnes, ainsi que du port d'Amsterdam où peuvent accoster des bateaux de 100.000 tonnes. Dans le delta néerlandais, toute l'Europe productrice et commerciale rencontre aussi bien des fournisseurs que des clients. Les Pays-Bas sont devenus un centre pé-

Septentrion. Jaargang 3 39 trolier mondial, où Shell, Caltex et Esso occupent une place de premier plan. Depuis Rotterdam, le pétrole est acheminé par la voie des oléoducs aussi bien en direction des zones industrielles de l'Allemagne de l'Ouest que d'Anvers. Ainsi Botlek, Europoort, les territoires qui longent le Noordzeekanaal constituent avec Amsterdam, la capitale, Rotterdam, le port le plus important, La Haye, siège du gouvernement, Leyde et Delft, un complexe industriel que l'on désigne par le nom de Randstad Holland, la conurbation hollandaise. Ainsi, l'ouest des Pays-Bas a connu la croissance la plus importante; il est normal que l'on y trouve la plus grande densité de population: presque la moitié de la population y vit, en effet, sur un territoire qui ne couvre que les deux neuvièmes de l'ensemble du pays.

La découverte de nouvelles matières premières et la maritimisation progressive de l'industrie ont sûrement fait le jeu de l'industrie néerlandaise, mais ce n'est pas tout. L'industrialisation implique à la fois la création et l'équipement d'usines. Elle nécessite le recours à la sidérurgie et aux fabrications métalliques. Tant l'usine elle-même que les machines et les moyens de transport ne peuvent se réaliser qu'au moyen de produits de l'industrie métallurgique et électronique. L'industrie d'un pays peut dès lors être considérée comme bien portante si elle s'appuie sur une puissante industrie métallurgique. Aux Pays-Bas, ce n'était pas le cas avant 1945. Au cours des trente dernières années, toutefois, les choses ont évolué au point que l'industrie métallurgique néerlandaise est actuellement le secteur qui procure le plus grand nombre d'emplois: 35% de la population active du secteur industriel y travaille. Ce secteur fournit plus d'un tiers de la production industrielle des Pays-Bas et un tiers des produits industriels exportés. Les ‘Koninklijke Nederlandse Hoogovens’ (Hauts fourneaux royaux néerlandais) et les aciéries d'IJmuiden, créés au lendemain de la première guerre mondiale, produisent annuellement 4 millions de tonnes d'acier brut, 2,5 millions de tonnes de fer brut, 2,5 millions de tonnes de laminés, et 300.000 tonnes de fer-blanc. S'y ajoutent d'autres activités industrielles telles que la fabrication de grosses tôles d'acier destinées à la construction navale et civile, de tôles légères pour l'industrie automobile et ménagère, de tuyaux en fer pour les conduites de gaz et d'eau, des machines, du mobilier de bureau, des dragues, des grues, des bateaux, des pétroliers, des usines livrées clés en main tant en ce qui concerne la construction des locaux que les machines afférentes. Ainsi, en plus d'usines d'acide nitrique et d'ammoniaque fournies à plusieurs pays tant à l'intérieur qu'en dehors de l'Europe, trois usines produisant 500 tonnes d'urée par jour ont été livrées à l'Union soviétique. Nombreuses sont les grandes entreprises nées d'entreprises de peu d'importance, mais dirigées par des hommes ayant à la fois le sens des affaires et du métier. Citons deux exemples parmi tant d'autres. Les usines automobiles DAF à étaient, à l'origine, une petite forge; elles doivent leur succès à l'idée du ‘variomatic’, système de transmission automatique unique. Parti d'une fabrique de lampes électriques comptant 26 ouvriers, le trust , dont le siège principal se trouve également à Eindhoven, est devenu un géant mondial qui emploie plus de 250.000 travailleurs. Grâce à des recherches

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Les mines aux Pays-Bas. incessantes, l'industrie électrotechnique néerlandaise, qu'il faut également classer parmi les fabrications métalliques, a connu un essor formidable. Elle produit aussi bien le transistor que l'ordinateur, l'ampoule que la centrale électrique complète, le moulin à café que le téléviseur en couleurs, avec une perfection de plus en plus stupéfiante.

Comme nous l'avons vu, la base assez étroite de matières premières sur laquelle s'appuyaient les Pays-Bas fut complétée après la seconde guerre mondiale par les découvertes de pétrole, de gaz et de sel. L'évolution vertigineuse de la chimie et l'orientation des recherches approfondies des savants néerlandais favorisèrent la création d'une industrie chimique très importante. Celle-ci a permis de compenser le manque de matières premières. Les Pays-Bas comptent trois centres importants d'industries chimiques: à proximité du gisement de pétrole de l'ouest, autour du bassin charbonnier du sud et autour des réserves de sel de l'est et du nord. Dans les laboratoires équipés des appareils les plus modernes, des spécialistes s'efforcent de découvrir les secrets de toutes les matières examinées. Ils analysent, distillent,

Septentrion. Jaargang 3 décomposent et mélangent jusqu'à ce qu'apparaissent les matières les plus inattendues. Ainsi, après quelque temps, le pétrole s'est révélé l'une des sources de bienêtre les plus puissantes au monde. A l'heure actuelle, les savants sont à même de fabriquer 1.500 matières différentes à partir du pétrole et la liste s'allonge tous les ans. Le pétrole est le point de départ de la dynamique industrie chimique aux Pays-Bas. En 1947, on construisait une installation d'extraction de soufre. Suivirent les produits de lessive, les dissolvants, les résines artificielles, les plastiques, les caoutchoucs synthétiques. La fin de la série n'est pas encore en vue. Le pétrole fournit le matériel de base que les usines néerlandaises transforment en fibres pour les industries textiles néerlandaises: on en fait du nylon qui sert à la fabrication d'hélices de navires, de paliers, d'engrenages, d'accessoires de machines. Au cours des vingt dernières années, la production des matières artificielles a été quintuplée. La découverte d'énormes réserves de sel dans la région de Winschoten, (10 milliards de tonnes

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Les grandes régions industrielles aux Pays-Bas. de sel gemme à 400 mètres de profondeur, à proximité de la côte) a entièrement bouleversé le nord industriel pauvre. Ce sel se trouve à l'origine d'une industrie de base pour cette région, qui est devenue à son tour le centre de toute une série d'entreprises secondaires. La première fut une soudière, en 1957, suivie d'une entreprise d'électrolyse en 1958, d'une usine de sel industriel en 1959 et d'une fabrique de sulfate de soude et d'une installation de concentration de soude caustique en 1961. Depuis 1951, les Pays-Bas collaborent avec la Norvège dans le domaine de l'énergie nucléaire, en vue d'utiliser celle-ci à des fins pacifiques. Au centre nucléaire de Petten, on produit actuellement des isotopes radio-actifs, c'est-à-dire des matières qui, par la nature et l'intensité des rayons qu'elles émettent, se prêtent particulièrement à certaines fins techniques et scientifiques. Si l'on considère d'autres industries de transformation telles que le raffinage du pétrole comme appartenant à l'ensemble des industries chimiques, ce secteur représente 40% de l'industrie néerlandaise.

Bien que moins importantes que cette industrie chimique et métallique, de nombreuses entreprises produisent des articles qui bénéficient d'une excellente réputation en Europe, qu'il s'agisse de chocolat, de bière, de faïence de Delft et de Makkum, etc.

Nous ne pouvons clore cet aperçu de l'industrialisation des Pays-Bas sans dire un mot de l'essor fantastique du secteur des transports. Plus de 1.400 navires marchands néerlandais d'une capacité totale de 5 millions de tonnes de poids brut et une flotte

Septentrion. Jaargang 3 de remorqueurs de haute mer sillonnent les océans du monde entier. Plus de 21.000 chalands de la navigation intérieure, dont 8.500 spécialement équipés pour la navigation rhénane, naviguent sur les fleuves et rivières de l'Europe. Des milliers de poids lourds néerlandais en parcourent les routes.

Il va de soi que le secteur des services, les banques, le commerce et les transports ont dû suivre cette évolution et constituent un facteur important pour l'emploi et le bien-être.

Ajoutons, enfin, que les gouvernements successifs se sont efforcés de répartir le plus possible l'industrie sur tout le territoire de Pays-Bas, et de stimuler ainsi l'emploi dans les régions industriellement pauvres telles que le nord du pays, par exemple.

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Rotterdam, le plus grand port pour conteneurs de l'Europe (Photo: Service de l'Information de Rotterdam).

L'endiguement et l'assèchement des polders.

Depuis toujours, les Pays-Bas luttent contre la mer. Bien qu'ils semblent sur le chemin de la victoire, la fin de la lutte n'est pas encore en vue, car le niveau de la mer continue à monter et celui du sol à baisser.

Avant le quinzième siècle, les habitants des Pays-Bas menaient un combat plutôt défensif contre l'eau: ils se bornaient à protéger le pays. Il s'agissait pour eux d'une lutte pour la vie. De nombreuses collines en Frise nous rappellent comment, au début de notre ère, les Bataves et les Frisons durent aménager des tertres où ils se réfugiaient dans une sécurité relative lorsque la mer approchait. Les grands lacs de la Hollande septentrionale donnant directement sur la mer, l'eau pouvait pénétrer assez loin à l'intérieur du pays et, par gros temps, inonder des surfaces étendues. Afin de prévenir

Septentrion. Jaargang 3 43 ces catastrophes, on eut l'idée de construire des digues. Il est certain que les habitants des Pays-Bas commencèrent à en construire dès avant l'an mille. ‘Nous maintiendrons le pays à l'aide de bêches, de civières et de tridents’ disaient les anciennes règles de droit frisonnes(5). La bêche permettait en effet de prélever les mottes de terre et de bruyère qui étaient transportées en traîneau jusqu'à l'endroit où devait s'élever la digue.

Dès le quinzième siècle, le combat contre la mer se fit plus offensif, c'est-à-dire qu'on voulut arracher des terres à la mer. L'on commença à endiguer sur une échelle plutôt modeste. Autour d'un terrain donné, l'on construisit des quais. L'eau superflue recueillie à l'intérieur de ceux-ci fut écopée, jusqu'au jour où l'on eut l'idée d'utiliser, pour l'assèchement des polders, les moulins à vent qu'on utilisait déjà pour moudre le grain. On ignore le nom de l'inventeur du procédé et la date de l'installation du premier moulin à vent. Il est certain, toutefois, qu'il y en avait un aux environs d'Alkmaar au début des années 1400. Il est impossible d'énumérer les centaines de polders asséchés. Entre 1600 et 1650, l'on a asséché entre autres une trentaine de lacs dans le nord du pays. Quel passager, venant d'atterrir sans souci à l'aéroport de Schiphol, se doute que celui-ci se situe à l'endroit même où se trouvait l'ancien Haarlemmer Meer, lac qui avait une surface de 18.500 ha? De longues discussions ont précédé ces travaux. Les partisans et les adversaires ne se mettaient pas d'accord aussi longtemps qu'une catastrophe n'avait pas fait cesser les discussions: en 1836, deux tempêtes inondèrent des milliers d'hectares et menacèrent les villes d'Amsterdam et de Leyde. Les dernières résistances disparurent et l'on entama les travaux: au bout de trois ans, le lac était asséché. De nos jours, les Jumbo-jets de la KLM décollent et atterrissent là où, autrefois, les bateaux de pêche naviguaient paisiblement.

Dès 1891, le très compétent ingénieur néerlandais Cornelis Lely présenta un plan de fermeture et d'assèchement du Zuiderzee. Bien qu'il ait été trois fois ministre du Waterstaat - le ministère des voies d'eau et des travaux hydrauliques - le plan ne fut pas exécuté. Il fallut encore une catastrophe pour vaincre les dernières résistances. Lorsqu'au début de 1916, une marée de tempête inonda le village de pêcheurs de Spakenburg, l'île de Marken et tout le Waterland jusqu'au Zaan; et que, malgré la neutralité des Pays-Bas, le ravitaillement du pays au cours de la première guerre mondiale fit sentir le besoin de terres agricoles, l'on fut convaincu de la nécessité de réaliser le projet gigantesque. Les ingénieurs des constructions hydrauliques néerlandais, qui jouissent d'une réputation mondiale en ce qui concerne la lutte contre l'eau, se mirent au travail. On construisit d'abord l'Afsluitdijk, la digue de fermeture, appelée également la Digue du Nord. L'assèchement des polders commença immédiatement après la fermeture du Zuiderzee; celui des derniers polders ne sera achevé qu'en 1980. Après que l'île de Wieringen eut été reliée au continent et que 600 millions de m3 d'eau eurent été évacués par pompage, 20.000 ha de polders étaient asséchés en 1930: le Wieringenmeerpolder était né. Le 28 mai 1932, l'Afsluitdijk était achevé: les provinces de la Hollande septentrionale et de la Frise étaient reliées entre elles.

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Les travaux du Delta.

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En 1942, le Noordoostpolder (48.000 ha) était asséché, en 1961 l'Oostelijk Flevoland (54.000 ha), en 1968 le Zuidelijk Flevoland (43.000 ha) et le Markerwaard (60.000 ha). De l'ancien Zuiderzee, il ne reste plus qu'un bassin d'eau douce de 120.000 ha. En 1950 fut fermée la Meuse de Brielle, et en 1952 le Braakman, qui coupait la Flandre zélandaise en deux.

En automne 1944, les digues de l'île de Walcheren furent détruites et l'île fut inondée. Un problème quasi insurmontable se posait: comment venir à bout des masses d'eau qui inondaient les terres à marée montante et se retiraient à marée basse? L'évolution des techniques de guerre avait montré comment on pouvait réduire les passes navigables. En 1944, lors du débarquement en Normandie, les Alliés avaient eu recours à des ports artificiels et à des jetées faites de lourds caissons en béton, principe s'inspirant plus ou moins de celui de la cale sèche. Ces caissons, énormes masses flottantes que l'on peut couler à l'endroit souhaité, allaient constituer des auxiliaires précieux dans la lutte contre la mer. En effet, il était possible de fermer en un minimum de temps des ouvertures dans les digues à marée basse, c'est-à-dire pendant l'étalle, moment qui s'écoule entre la marée montante et la marée descendante, lorsque les masses d'eau qui entrent et sortent lors des marées sont plus ou moins immobilisées. A l'aide de caissons, on construisit des écluses aux parois latérales amovibles dans l'ouverture à colmater. Il suffit de couler les caissons les uns après les autres dans la passe et d'ouvrir les vannes. Ainsi on put réduire la vitesse du courant; les eaux pouvaient s'écouler aussi longtemps que les vannes étaient levées. Lorsque le dernier caisson fut mis en place et coulé, on ferma les vannes et la passe se trouva fermée. Pour la construction du Grevelingendam, en plus des caissons, on eut recours à une tout autre méthode. ‘Au-dessus des passes de la zone nord, on construisit un funiculaire de deux kilomètres. On accrocha des câbles gros de 92 mm et pesant 92 tonnes, c'est-à-dire plus lourds et plus gros que ceux qui avaient jamais été utilisés auparavant pour un funiculaire, à des pylônes hauts de 43 m, et on y suspendit huit nacelles à moteur de vingt tonnes chacune, qui pouvaient transporter 10 tonnes de pierres à la fois et les déverser à l'emplacement de la future digue’(6).

La catastrophe du 1er février 1953 avait ébranlé la population néerlandaise. Elle réclamait des mesures efficaces en vue d'éviter la répétition de pareils désastres. On créa immédiatement la Deltacommissie, la commission du plan Delta, chargée d'étudier à fond le problème. A la suite de ses rapports, un projet de loi fut déposé en 1955 sur le bureau de la Première Chambre. La Deltawet, loi Delta, fut adoptée définitivement le 8 mai 1958. Elle prévoyait la fermeture des bras de mer entre l'Escaut occidental et le Nieuwe Waterweg qui relie Rotterdam à la mer du Nord, ainsi que le renforcement de la protection contre les hautes eaux et les raz-demarée. Le plan Delta devait être exécuté par étapes. On élabora un programme. Toutes les passes devraient être fermées pour 1978. La planification a été respectée de sorte que les travaux sont achevés jusqu'à la hauteur de l'Escaut oriental. Il ne manque plus que 4,5 km de digues pour que toutes les passes soient fermées.

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Escaut oriental - vue aérienne des îles artificielles. Vue du tracé de l'Escaut oriental avec les îles artificielles Roggenplaat (I), Neeltje Jans (II) et Noordland (III), en cours d'exécution. a gauche, la mer du Nord. Après la construction de la protection de fond, les îles II et III seront reliées l'une à l'autre par un barrage, de sorte qu'il ne restera alors plus que trois chenaux à fermer (Photo: Bart Hofmeester, Rotterdam).

Le dernier stade des travaux s'annonce particulièrement difficile. Pour couronner le plan Delta, il faudra construire et combler sur plusieurs kilomètres des passes d'une profondeur de quelque 40 m. Il s'agit là de la mission la plus difficile de celles auxquelles les ingénieurs du Waterstaat auront à faire face. La Lauwerszee au Nord, d'une superficie de 9.000 ha, a été fermée au moyen d'une digue de 13 km. Les polders asséchés créent de nouveaux espaces pour l'agriculture, le logement, la circulation. Mais il y a des limites à la conquête de territoires sur les eaux. Les planificateurs doivent étudier la destination qu'il y a lieu de donner à celles-ci Les agriculteurs et les citadins songent

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Construction de digue à Enkhuizen (Photo: Bart Hofmeester, Rotterdam). en premier lieu à l'eau potable, les industriels tiennent compte de la situation et de la navigabilité des cours d'eau. Il faut en permanence une politique d'aménagement du territoire.

Après l'endiguement, l'assèchement et l'industrialisation, c'est le problème de l'environnement qui a surgi. A la suite de nombreuses publications, il s'est même placé au centre de l'intérêt au cours des cinq ou dix dernières années. On a découvert que les réserves de vastes territoires néerlandais présentent une importance unique, non seulement pour le pays même, mais aussi pour toute l'Europe.

La frange dorée du littoral de la mer du Nord.

Il importe plus que jamais, écrivent l'ingénieur H. Meyer et JWC Bolomey du

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Les travaux du Zuiderzee (Lac d'Yssel).

Septentrion. Jaargang 3 49 groupe d'études Oosterschelde, que le milieu biologiquement très riche en bordure de l'océan soit protégé(7). Pour les Néerlandais, il s'agit des schorres, basfonds longeant la mer du Nord qui se trouvent inondés à marée haute, des zones naturelles telles que le Zwin, les rives de l'Escaut occidental et le Verdronken land van Saaftinge (le pays inondé de Saaftinge), le territoire des Wadden, le Dollart. Le Zwin est un schorre, c'est-à-dire une plaine périodiquement inondée par la mer, dont 125 ha se situent en Belgique, dans la province de Flandre occidentale, et 25 ha aux Pays-Bas, en Flandre zélandaise. Le Zwin est donc à cheval sur la frontière(8). On y trouve de nombreuses espèces d'oiseaux, notamment le vanneau, avec sa jolie houppe, l'huîtrier pie au long bec, le petit échassier (le gambette ou chevalier à pieds rouges), ainsi que les pluviers à collier interrompu, les avocettes, les canards sauvages, les poules d'eau, les pluviers dorés et tant d'autres. Au printemps, on y voit même le tadorne. En automne et au printemps, des groupes d'oiseaux migrateurs trouvent au Zwin une escale bienvenue lors de leur migration vers les pays du soleil et vice versa. Aux mois de juillet et d'août y pousse la saladelle, qui recouvre la plaine du Zwin d'un tapis de fleurs mauves, véritable fête pour les yeux. Dans ce milieu salin, les amateurs de botanique trouvent toutes sortes de plantes remarquables telles que l'absinthe de mer, la salicorne, l'herbe des schorres, etc. Une fois le plan Delta achevé, l'Escaut occidental sera le seul endroit où la mer du Nord pénétrera encore dans la pays(9). Il compte toute une série de réserves naturelles telles que les Hoge Platen, le Hoge Springer et le Lage Springer, le Spijkerplaat, les schorres situés devant le Paulinapolder et le Braakman. Après l'assèchement des schorres entre Bath et Ossendrecht, qui résultera du creusement du canal maritime reliant Anvers au Rhin, le ‘Verdronken land van Saaftinge’ (2.700 ha) restera l'unique schorre de quelque allure dans le territoire du Delta.

Le calme est le trait dominant de cette région. C'est pourquoi l'on y rencontre des animaux assez sauvages tels que les phoques et plusieurs sortes d'échassiers. La nourriture qu'elle y trouve fait de ces schorres un endroit hospitalier pour la faune qui l'habite. Quelque 40.000 échassiers passent l'hiver dans ces régions. Lorsqu'en 1980, toutes les passes auront été fermées, ce sera là l'unique endroit où ces animaux trouveront à se nourrir entre la Waddenzee et la Normandie. Ici encore, des dizaines de milliers d'oiseaux migrateurs font escale lors de leur migration annuelle des lieux de couvage du Nord vers leurs quartiers d'hiver méridionaux.

Plus de 20.000 oies rieuses ou vulgaires passent l'hiver dans le Hoge Springer et le ‘Verdronken land van Saaftinge’. Pour les tadornes qui, pendant la mue annuelle, perdent les plumes de leurs ailes et sont donc très vulnérables, ces bas-fonds de l'Escaut occidental constituent un lieu de séjour idéal et sûr. Les quelques centaines de phoques du sud de la mer du Nord ne trouveront plus qu'aux Hoge Platen un milieu approprié lorsque le plan Delta aura été terminé.

Saaftinge est le royaume des canards. Un recensement a permis d'établir qu'au

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‘Wadstruktuur’ (Photo: Rob de Wind, Utrecht). mois d'août 1966, 66% de tous les canards de la région de l'Escaut occidental, soit 22.000 canards, séjournaient au ‘Verdronken land van Saaftinge’. L'Escaut oriental ne possède pas uniquement des parcs à moules et à huîtres florissants, mais également une faune et une flore remarquables. La fermeture projetée de l'Escaut oriental, dernier volet du plan Delta, menace gravement la mytiliculture et l'ostréiculture ainsi que la flore et la faune de cette unique réserve naturelle. A la suite d'une action véhémente des défenseurs de l'environnement, le gouvernement néerlandais a créé une commission chargée de rechercher une solution qui tienne compte à la fois des exigences de la sécurité et des revendications des amis de la nature. Au début de mars 1974, la commission Klaasesz - c'est le nom de son président - a publié son rapport. Elle s'y prononce en faveur d'un barrage en blocs poreux, doublé d'une digue submergée comme

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‘Wadlopers’ se promenant dans la Waddenzee (Photo: Rob de Wind, Utrecht). protection contre les marées de tempête. Ce barrage ne devrait être fermé qu'en cas de tempête. On maintiendrait une ouverture entre l'Escaut oriental et la mer, ce qui assurerait la salinité des eaux et préserverait le milieu biologique marin. Cette proposition a suscité des réactions, notamment de la part de la Deltacommissie.

La Waddenzee est la mer intérieure peu profonde, en grande partie asséchée à marée basse, limitée par l'Afsluitdijk, les côtes de la Hollande septentrionale, de la Frise, de Groningue et des îles Wadden (les îles de Texel, Vlieland, Terschelling, Ameland, Schiermonnikenoog et Rottum). Le Dollart est un bras de mer sur la côte nord-ouest de la province de Groningue, à cheval sur la frontière entre les Pays-Bas et l'Allemagne. Dans les territoires de Wadden, on retrouve les oiseaux du Verdronken land van Saaftinge’. Dans le Dollart, qui se situe en marge de la Waddenzee, poussent l'osier, la scirpe maritime et l'astérie(10). Leurs graines et leurs racines servent de nourriture à des dizaines de milliers d'oies et de canards. Tout ce qui fourmille et grouille sur les terrains vaseux, surtout les néréides, constitue une friandise pour les nombreuses sortes d'échassiers. La fleur lilas de l'astérie répand une douce senteur. Des

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Leeuwarden: aujourd'hui et hier (Photo: Doeser, Laren N.H.). champs de scirpes maritimes font oeuvre de terrassement, puisqu'ils retiennent cette vase que l'on nomme la slikke. La sarcelle d'hiver, à l'aide de la petite passoire qu'elle a dans le bec, prélève les graines des scirpes maritimes et des astéries de la vase. On estime que 10% des oies brunes et 20% des oies rieuses de l'Europe et même 40% des oies vulgaires qui vivent aux Pays-Bas se sont donné rendez-vous au Dollart, et que 12% des sarcelles d'hiver qui font leur nid en Europe occidentale y trouvent leur nourriture. Et si cette statistique intéresse le lecteur, qu'il apprenne que c'est aussi le cas de 21% des barges rousses qui couvent en Sibérie et en Laponie, de 60% des chevaliers qui nichent aux Pays-Bas, de quelque 7% des bécasseaux tachetés et de 11% des pluviers argentés. L'industrialisation et la maritimisation de l'industrie dont il a été question constituent une menace sérieuse pour la faune et la flore littorales de la mer du Nord.

Protection de l'environnement.

Selon Von Humboldt, l'écologie est la science qui étudie le paysage en tant que caractère total d'une partie de la terre. Elle ne vise pas les formes extérieures du paysage telles que nous les décrivent les brochures touristiques, mais elle s'occupe de ‘l'ensemble de tous les éléments qui constituent une partie de la

Septentrion. Jaargang 3 53 terre’(11). Ces éléments se répartissent principalement selon les catégories suivantes: le climat, l'eau, les sédiments, le relief, la flore, le monde animal, le sol et l'homme. Avec l'écologie s'est manifestée, il y a une trentaine d'années, une nouvelle compréhension des liens directs et organiques qui existent entre chaque organisme vivant et son milieu. Cette écologie comprend également ‘l'écologie humaine’, science qui s'occupe de l'environnement de l'homme: nos rapports avec le sol, l'eau, l'air, et tout ce qui y vit: la biosphère et notre responsabilité envers celle-ci(12). La nature est au service de l'homme, mais il faut la respecter et assurer l'équilibre au sein même de la nature. Ces dernières années, on s'est de plus en plus rendu compte que nous sommes en train de perturber sérieusement cet équilibre. Etudier les dangers qui menacent chacune des zones naturelles mentionnées plus haut nous mènerait trop loin. Le barrage de l'Escaut oriental pourrait mettre fin au rôle de réserve nourricière que remplit ce chenal, et menacer ainsi la faune ichtyologique de la mer du Nord. Le canal que l'on projette de construire au Dollart au-delà de la digue endommagerait également l'environnement dans la zone périphérique du territoire des Wadden. Limitons-nous à l'énumération des facteurs polluants qui se présentent dans chaque région industrialisée(13). Dans certains cas, l'implantation d'industries nuit à la beauté du site. Plus sérieuse encore est la pollution de l'air par la poussière et la suie, par la formation de brouillards, par des gaz nocifs, par les mauvaises odeurs et par les matières radio-actives. Plus l'industrie de base se trouve concentrée dans une région, plus l'air risque d'être pollué. Des vents assez forts peuvent répandre cette pollution, danger qu'accroît encore le brouillard qui forme un couvercle sur les couches d'air inférieures. L'eau est égalemant polluée par le déversement des eaux résiduaires ménagères; des eaux résiduaires agraires chargées d'engrais chimiques, sur les terres agricoles; des eaux résiduaires industrielles provenant des usines, de l'eau des ballasts et des eaux de rinçage provenant de bateaux, aussi bien que par les déversements volontaires et involontaires (catastrophes) de déchets nocifs ou toxiques. Plus il y a de déchets dans l'eau, plus sa teneur en oxygène baisse. La transformation des déchets organiques nocifs en des combinaisons inoffensives nécessite de l'oxygène. Si la teneur en oxygène est trop basse, les poissons meurent et toute vie s'éteint: il en résulte de la putréfaction et des odeurs nauséabondes. Dans de nombreux cas, les eaux résiduaires industrielles contiennent trop de mercure, matière particulièrement toxique pour la vie aquatique et indirectement nuisible à l'homme et aux espèces supérieures d'animaux par l'intermédiaire de la nourriture. Le déversement d'eaux de refroidissement fait monter la température des eaux de surface, ce qui entraîne un point de saturation inférieur de l'oxygène. Même le sol peut être pollué, ne fût-ce qu'indirectement, des produits nocifs véhiculés par l'eau et l'air pollué pouvant s'y déposer. Le sol peut être directement pollué par le stockage de déchets industriels nocifs ou toxiques à des endroits mal appropriés. Le bruit aussi peut constituer une sérieuse nuisance. Nombreux sont les groupes contestataires qui combattent cette dégradation de l'environne-

Septentrion. Jaargang 3 54 ment par des formes de pollution qui, dans certains cas, prennent des proportions sérieuses.

Un pays à la recherche de son équilibre.

Les Pays-Bas, pays du fromage, des moulins à vent, des tulipes, des sabots, des culottes bouffantes, du Bols(14) et des cigares? N'en croyez rien. Depuis 25 ans, leur aspect a fondamentalement changé. L'explosion démographique, la lutte contre l'eau sont deux préoccupations constantes des autorités néerlandaises qui s'appliquent à assurer à tous leurs concitoyens la sécurité et la dignité sans lesquelles elles ne conçoivent pas l'existence. Ce principe a servi de point de départ à la recherche d'un équilibre entre les besoins économiques, les valeurs écologiques et les besoins d'ordre social et culturel. Cette recherche dure toujours.

Traduit du néerlandais par Willy Devos.

Eindnoten:

(1) Eldert Williams: Nederland wordt groter (Les Pays-Bas prennent de l'extension), De Bezige Bij, Amsterdam, p. 10. (2) Idem, p. 10. (3) Idem, p. 140. (4) Idem, p. 105. (5) Walter Imber et Bas den Oudsten: Nederland Trefpunt van Europa (Les Pays-Bas, carrefour de l'Europe), Brecht's Uitgeversmaatschappij N.V., Amsterdam, p. 85. (6) Idem, p. 94. (7) De Ingenieur, 1973, no. 6. (8) Léon Lippens: Le Zoute - Le Zwin, Immobilière ‘Le Zoute’, Knokke. (9) De Westerschelde, Erfdeel van het Zeeuwse landschap (L'Escaut occidental, richesse du paysage zélandais), Contactcommissie voor Natuur- en Landschapsbescherming, Herengracht 540, Amsterdam-C, 1967. (10) Drs. S.T. Tjallingü: De Dollard, dans Natuurbehoud, mai 1973, p. 28-32, Vereniging tot behoud van natuurmonumenten in Nederland, Amsterdam. (11) Cfr. (9), p. 7. (12) Jhr. Mr. M. van der Goes van Naters, Président de la Contactcommissie voor Natuur- en Landschapsbescherming, lors de la séance plénière de 1962, le 10 novembre 1962 à Utrecht. (13) Scheldenota P.P.D. voor Zeeland, 1972, p. 8-10. (14) Marque d'un alcool réputé.

Septentrion. Jaargang 3 55 marnix gijsen lauréat du prix des lettres néerlandaises marcel janssens

Né à Grembergen (Flandre orientale) en 1932. Docteur en philologie germanique de la ‘Katholieke Universiteit te Leuven’ (1961), où il est professeur depuis 1968. Publications: De Schaduwloper (1967 - Celui qui marche à l'ombre - Une étude sur la critique littéraire), Max Havelaar, de held van Lebak (1969 - Max Havelaar, le héros de Lebak), Tachtig jaar na tachtig (1971 - Quatrevingts ans après quatre-vingts), L'introduction au tome 2 des oeuvres complètes de Stijn Streuvels (1972). Critique littéraire de plusieurs journaux, hebdomadaires et revues. Adresse: Waversebaan 172, 3030 Heverlee, (Belgique).

Le Prix des lettres néerlandaises, distinction littéraire suprême des territoires de langue néerlandaise, a été attribué récemment à Marnix Gijsen (pseudonyme de Jan-Albert Goris, né à Anvers en 1899). Le prix en question est destiné à couronner une carrière d'auteur. En l'occurence, le lauréat, qui publie un roman à peu près tous les ans, ne semble rien avoir perdu de sa productivité d'écrivain. Docteur ès sciences historiques et morales, il semblait prédestiné à une carrière universitaire. Cependant, en 1928 il entra à l'administration municipale de la ville d'Anvers d'où il passa à l'administration de l'Etat en 1934. Arrivé aux Etats-Unis en 1939 comme commissaire général adjoint du pavillon belge à l'Exposition de New York (1939-1940), il y assuma la fonction de commissaire général du Belgian Government Information

Septentrion. Jaargang 3 Center (Centre d'information du gouvernement belge) dans le cadre de la diplomatie belge. Avant de prendre sa retraite en 1968, il fut encore commissaire général du pavillon belge à l'Exposition mondiale de Montréal de 1967.

C'est aux Etats-Unis que Marnix Gijsen a réalisé la majeure partie de son oeuvre, dans laquelle le roman occupe une place prédominante depuis 1947. Son long séjour à l'étranger a développé en lui des sentiments ambivalents à l'égard du pays natal, sentiments qui lui inspirèrent de nombreux sujets et thèmes de romans et nouvelles. Il avait déjà écrit des essais sur l'Amérique (1927) après un premier séjour, et sur les régions que parcourut Ulysse (1930). Esprit cosmopolite nourri des traditions humanistes de l'Occident chrétien, il a observé et jugé le Nouveau Monde notamment dans De vleespotten

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Marnix Gijsen (Photo A. Vandeghinste). van Egypte (1952 - Les pot-au-feu d'Egypte) et Lucinda en de lotoseter (1959 - Lucinda et le lotophage). Rien ne lui est plus étranger que le provincialisme intellectuel. Homme très cultivé, lecteur assidu et apparemment insatiable, il possède une vaste culture qu'il étale volontiers d'ailleurs. Représentant d'un relativisme critique lié à une sagesse sceptique, il a su préparer notamment avec le romancier Gerard Walschap (né en 1898), un climat d'ouverture d'esprit dont les auteurs flamands des générations plus récentes ont pu tirer profit. De son éducation catholique et bourgeoise - qu'il a rejetée après une crise personnelle - à l'attitude ironique du spectateur qui est aujourd'hui la sienne, il y a un long chemin de renoncements. L'évolution intellectuelle et psychique dont témoigne son oeuvre reflète l'un des aspects de la vie intellectuelle en Flandre telle qu'elle s'est manifestée au cours du dernier demisiècle. Dans son oeuvre largement autobiographique, il nous propose une problématique intellectuelle et psychologique qui a enrichi la littérature néerlandaise en Flandre d'un certain nombre de thèmes: une culture bourgeoise de plus en plus remise en question, le poids que constitue le patrimoine religieux, les problèmes du bien et du mal vus sous l'angle du stoïcisme, la confrontation de la Flandre avec le Nouveau Monde. La distinction et la curiosité intellectuelle de son oeuvre lui valent

Septentrion. Jaargang 3 une place spéciale dans la littérature néerlandaise récente. Sa voix ne s'élève ni trop fort ni de façon révolutionnaire; rarement ulcérée ou blasphématoire, elle est plutôt aiguë et brève, avec la précision d'une formulation nette et polie. Si son oeuvre est, aussi, appelée à devenir ‘classique’ dans la littérature néerlandaise, elle le devra à la maîtrise de son style et à la distinction de son esprit. Marnix Gijsen n'a pas abordé directement les grands problèmes politiques et sociaux qui agitent notre époque, mais son oeuvre constitue la réponse - sous la forme d'un ‘oui’ sceptique - d'un ‘Schöngeist’, d'un ‘bel esprit’ contemporain aux nombreuses questions spirituelles et éthiques avec lesquels l'homme qui est derrière cette oeuvre, Jan-Albert Goris, a été confronté durant toute sa vie. En tant que romancier, Marnix Gijsen eut une vocation tardive. Il débuta vers 1920 par des poèmes expressionnistes et hu-

Septentrion. Jaargang 3 57 manitaires. L'époque de la première guerre mondiale vit se former une alliance de courte durée entre un certain nombre de jeunes auteurs flamands, autour de thèmes tels que l'humanitarisme, l'engagement social et le flamingantisme. Les vers de jeunesse de Marnix Gijsen sont d'un style anecdotique que caractérise souvent l'emploi des vers libres chers aux expressionnistes, ou bien ils s'inspirent de la rhétorique baroque de Walt Whitman et de Franz Werfel, que l'on retrouve encore chez les poètes expressionnistes français. Le poète Marnix Gijsen n'a plus participé à la tendence ultérieure vers une poésie d'avant-garde plus audacieuse encore. Le poète en lui s'est tu très longtemps. Son recueil The house by the leaning tree (1967 - La maison près de l'arbre penché), qu'il a qualifié lui-même de ‘suite de poèmes archaïques’, constitue un retour au style poétique traditionnel. Entre-temps, il écrivit plusieurs essais, notamment une histoire de la littérature flamande contemporaine (1940). Il fut également un critique de poésie sévère et faisant autorité; un certain nombre de ses chroniques de poésie furent réunies en deux recueils de Peripatetisch onderricht (1940 et 1942 - Promenades littéraires). Son travail d'essayiste et de critique se caractérise non seulement par l'érudition mais également par la combativité intellectuelle et le sens des qualités de la formulation et du style qui reparaîtront dans ses oeuvres narratives. Sous l'impulsion d'un drame psychique dans sa vie conjugale, Marnix Gijsen s'orienta vers le récit avec le roman Het boek van Joachim van Babylon (1947 - Le livre de Joachim de Babylone) qui est toujours considéré comme son chef-d'oeuvre. Ce fut une révélation qui bouleversa profondément les milieux catholiques, surtout à cause de la franche description de problèmes conjugaux. En dépit de ces résistances, le livre fit son chemin. Marnix Gijsen, lui, était parti pour une série de romans qui n'est toujours pas achevée et qu'il écrit avec le métier et la régularité avec lesquels un Jean Anouilh nous donne ses pièces de théâtre. Il écrit des romans d'analyse dans la lignée de la meilleure tradition française allant de Madame de la Fayette à Paul Bourget en passant par Benjamin Constant. Toutefois, la crise psychologique ne donne pas lieu à des analyses qui couvriraient des pages interminables. Il laisse plutôt l'anecdote se développer dans un contexte de commentaires et de réflexions. L'un de ses romans qui se joue aux Etats-Unis s'intitule Er gebeurt nooit iets (1955 - Il ne se passe jamais rien), mais dans ses romans et nouvelles, l'essai psychologique n'entrave jamais le cours du récit. L'on ne rencontrera pas davantage chez lui cette sorte de symbiose entre l'homme et la nature si chère à François Mauriac. Gijsen ne fait pas de descriptions lyriques de la nature. Homme de la ville qui a vécu plus d'un quart de siècle au milieu des gratteciel, il ne se préoccupe point du décor, qu'il soit rural ou urbain. Il décrit un drame intérieur sans faire appel à des images de la nature, mais en introduisant d'autres personnages qui lui servent d'écho. L'attention consacrée exclusivement à l'homme et à ses problèmes intérieurs, psychiques, a été un élément du modernisme de Gijsen dans la littérature néerlandaise. C'était sa façon de réagir contre le lyrisme impressionniste des auteurs de Van Nu en Straks (Aujourd'hui et demain), la revue littéraire

Septentrion. Jaargang 3 58 neérlandaise qui donnait le ton de 1895 à 1910. Pas de bulletins météorologiques donc chez Gijsen, dont l'attention se concentre entièrement sur les tourments de l'âme et de la conscience, dans un décor pour ainsi dire abstrait. Comme l'affirmait un autre romancier de sa génération, Maurice Roelants (1895-1966) au sujet de ses propres romans, ces récits pourraient être joués dans un décor de toiles grises. Quelque précise que soit sa peinture d'une certaine mentalité flamande, il a rejeté la caractéristique provincialiste discutable de la prose en Flandre qui consiste à faire des copies pittoresques des hommes et des paysages. L'oeuvre de Marnix Gijsen, avec son refus systématique du pittoresque superficiel, doit paraître plutôt maigre à ceux qui considèrent les Flamands uniquement comme un peuple de peintres réalistes. Gijsen se situe toujours dans la tradition du roman d'analyse, parce que la narration lui sert d'intermédiaire à ses préoccupations de moraliste. Je ne veux pas dire qu'il fait du récit un exposé moralisateur camouflé. Il se confronte luimême ainsi que ses lecteurs avec des problèmes éthiques de façon originale. Ses romans sont des exercices d'équilibre psychique et éthique. Il y est beaucoup question de souffrance et de malheur, mais ils constituent surtout la recherche d'une résistance intellectuelle qui puisse servir de base au bonheur. Gijsen n'est pas un chercheur de bonheur romantique; à l'exception des souvenirs de jeunesse élégiaques dans Klaaglied om Agnes (1951 - Elégie pour Agnes) et Ter wille van Leentje (1957 - Pour l'amour de Leentje), le sentiment (la tendresse, la mélancolie, l'enfant...) est plutôt rare dans son oeuvre. Il s'est attaché à conquérir une attitude morale stoïque qui lui permette de surmonter virilement les innombrables blessures et déceptions de la vie. On serait tenté de songer au libertinage viril de Henry de Montherlant ou d'Ernest Hemingway, mais leur attitude est hors de la portée de Gijsen et ses intentions ne vont pas aussi loin. La souffrance l'a rarement poussé au désespoir ou à la révolte blasphématoire. Le plus souvent, il s'abrite derrière un masque stoïque, qui l'aide à prendre ses distances par rapport à la problématique du bien et du mal, à la maîtriser. Dans son ensemble, la figure du moraliste Gijsen me fait davantage songer à Voltaire, qui aura sans doute été son grand maître dans l'école du scepticisme. L'ironie est dès lors le ton dominant de son oeuvre. Depuis 1947, il n'a pas cessé de projeter son psychodrame dans des romans et des nouvelles. Un recueil de nouvelles de 1962 s'intitule Allengs gelijk de spin (Petit à petit, telle l'araignée): à l'instar d'une araignée, Gijsen tisse une toile autour de son moi, à la fois en révélant et en dissimulant ironiquement ce qui s'est déroulé en son for intérieur. Les débris épars de son moi, il les a ramassés dans ses écrits. Toutefois, le fait qu'il soit essentiellement axé sur lui-même ne l'empêche pas de donner libre cours à son ironie supérieure. L'ironie fait un contrepoids libérateur; elle n'exclut pas, en certaines occasions, la moquerie, le sarcasme, le cynisme ou le grotesque agressif. Gijsen reste toujours le spectateur privilégié, intellectuellement bien armé, qui s'efforce de s'immuniser au moyen d'une distanciation ironique. Gijsen excelle à raconter des anecdotes sur les innombrables spécimens amusants, misérables, bizarres de la race humaine qu'il a rencon-

Septentrion. Jaargang 3 59 trés sur les chemins du Seigneur, et plus particulièrement dans la société américaine. Il a dit de lui-même qu'il collectionne des types humains comme un entomologiste collectionne des insectes. Il a quelque peu tendance à rendre le monde bizarre des gens ridiculement petits dans lequel nous vivons plus insignifiant et plus grotesque encore qu'il ne l'est déjà. Sans doute faut-il voir dans cette ironie le mécanisme de défense d'une âme vulnérable qui, sauf de façon exceptionnelle, ne tient pas à avouer ses sentiments, mais dont l'agressivité compense généralement la vulnérabilité. La structure de ses romans frappe par son aspect traditionnel, ce qui le rattache encore au roman d'analyse français. La narration à la première personne chez Gijsen, s'est acquis une réputation. Parfois, le moi protagoniste raconte sa propre histoire, ou bien Gijsen laisse un spectateur privilégié raconter à la première personne ce qui arrive à d'autres, mais également à lui-même. Il se passe quelque chose avec eux, ce qui signifie qu'en général ce ne sont pas des extravertis particulièrement doués ni actifs. Gijsen ne s'est pas préoccupé de l'aspect formel du roman expérimental. Au pays de William Faulkner et de John Dos Passos, au cours d'une décennie où l'Europe imitait abondamment le modernisme américain et créait le nouveau roman, il est resté fidèle au récit (auto)biographique qui se déroule de façon plus ou moins rectiligne. Ses romans sont d'ailleurs des nouvelles amplifiées, où l'anecdote remplit une fonction importante du point de vue structurel. Un autre trait caractéristique de la prose de Marnix Gijsen est l'étalage, le plus souvent ironique, de son érudition qui s'exprime par une élégante technique de citations et par l'utilisation de bons mots. Avec sa distinction innée et sa solide formation culturelle, l'intellectuel s'exprime dans un style sobre, dénué de toute emphase et de tout ornement. Son style tend toujours vers l'aphorisme, ce qui nous renvoie aussi bien au moraliste qu'à l'intellectuel caustique, qui a l'habitude de parler de la Bible, sans emphase hyperbolique aucune, comme du Livre des Livres. A mes yeux, dans son extrême limpidité, la prose de Gijsen rejoint l'allure extrêmement simple mais également noble des paraboles bibliques. Gijsen se classe sûrement parmi les grands stylistes de la prose néerlandaise contemporaine. La nouvelle Wild en gevogelte (Gibier, volailles) extraite du recueil Allengs gelijk de spin, qui a été écrite à New York en 1960 et qui est présentée ici au lecteur en traduction française, peut être considérée comme un échantillon représentatif de l'art de Marnix Gijsen. Dans son ensemble, le recueil constitue une reconstruction - où presque tout est autobiographique - de la toile d'araignée psychique de l'auteur. L'événement décrit se situe dans le milieu petit-bourgeois de la famille Goris. Les parents sont travailleurs, économes, prudes et manifestent ‘une foi inconditionnelle en la hiérarchie des choses’. Le moi narrateur ironise sur le style de vie petit-bourgeois, surtout sur ‘l'héroïsme du geste’ et sur le ‘cigare important’ du père patriarche. La constellation familiale ainsi que le point de vue du narrateur sont caractéristiques. Avec son ‘hypersensibilité native’ qui le met souvent dans des situations de ‘confusion pénible’, le jeune homme se trouve en face d'un père gigantesque et applaudi, qui règne sur ‘la cour de sa famille’. La mère, elle aussi, est une femme forte, que

Septentrion. Jaargang 3 60 le garçon de huit ans aimerait bien voir prendre la place du père. Le frère est un confident, un refuge, en compagnie duquel un instant de tendresse est possible. Le monde extérieur à la famille (l'homme qui fait commerce des peaux, les soldats allemands) est peint en couleurs grises ou banales. A la fin, la révolte contre l'autorité odieuse du père disparaît derrière un geste de tendresse. L'inévitable citation ne fait pas défaut. En traduction française, ce néerlandais limpide et précis, dépourvu de fioritures, ne perdra sûrement pas beaucoup de sa valeur.

Traduit du néerlandais par Willy Devos.

Bibliographie des oeuvres françaises ou traduites en français de Marnix Gijsen:

J.A. Goris: Anvers 1918-1928. Quelques statistiques commentées. Dessins de Jos. Léonard. Anvers, De Sikkel, 1930. Néerlandais: Antwerpen. Een statistisch handboekje over de jaren 1918-1928 (1930).

Marnix Gijsen: Le Coeur des Etats-Unis. Traduit du néerlandais par Stéphanie Chandler. Paris-Courtrai, Ed. Jos Vermaut, 1933. La couverture de la réédition de 1946 porte le titre L'Amérique vous parle. Néerlandais: Ontdek Amerika (1927).

J.A. Goris: Lierre. Bruxelles, Nouvelle Société d'Editions (Ars Belgica IV), 1935.

Albert Dürer. Journal de voyage dans les Pays-Bas. Traduit et commenté par J.A. Goris et G. Marlier. Bruxelles, La Connaissance, 1937. Réédité en 1970.

Marnix Gijsen: Hans Memling à Bruges. Traduit du néerlandais par Guido Eeckels. Photographies par A. Cauvin. Bruges, Ed. ‘Wiek Op’, 1939. Néerlandais: Hans Memling te Brugge (1939).

Jan-Albert Goris: Du génie flamand. Conférence faite à l'Ecole libre des Hautes Etudes à New York, le 10 avril 1943, dans le cycle de l'Epopée belge. New York, Ed. du Roseau pensant, 1943. - Bruxelles, Raymond Dupriez, éditeur. 1945 - Repris dans le recueil d'essais Scripta Manent (1965), p. 208-227.

On trouvera des poèmes des recueils Het Huis (1925 - La maison) et The house by the leaning tree (1963 - La maison près de l'arbre penché) de Marnix Gijsen dans: René J. Seghers: Anthologie de poètes flamands. Bruxelles, Cahiers du journal des poètes no. 93, 1942. Maurice Carême: Anthologie de la prose néerlandaise - Belgique 1830-1966. Paris-Bruxelles, Aubier-Asedi, 1967, pp. 152-159. Marnix Gijsen: Poèmes. Traduits par Henry Fagne. Bruxelles, Henry Fagne, éditeur (Poètes néerlandais), 1968.

Septentrion. Jaargang 3 Jean-Albert Goris: Le livre de Joachim de Babylone. Traduit par l'auteur. Paris, Nouvelles éditions latines (Les maîtres étrangers), 1950. Néerlandais: Het Boek van Joachim van Babylon.

Marnix Gijsen: Mon ami l'assassin. Traduit du néerlandais par Liliane Wouters. Dans Victor van Vriesland: l'Anthologie des Nouvelles néerlandaises des Flandres et des Pays-Bas. Paris, Ed. Seghers (Collection ‘Melior’ no. 11), 1965, p. 120-147. Néerlandais: Mijn vriend de moordenaar (1958).

Marnix Gijsen: ‘Ein würdig Pergament’. Traduit du néerlandais par Louis Fessard. Dans l'Anthologie de la prose néerlandaise - Belgique I, 1893-1940. Paris-Bruxelles, Aubier-Asedi, 1966, pp. 238-261. Néerlandais: ‘Ein würdig Pergament’, premier chapitre du roman De vleespotten van Egypte (1952 - Les pot-au-feu d'Egypte).

Marnix Gijsen: L'arbre de la Science du Bien et du Mal. Traduit du néerlandais par Jeanne Buytaert. Dans Les grands conteurs flamands. Bruxelles, Ed. Wellprint (Collection Zenith), 1969, pp. 87-110. Néerlandais: De boom van goed en kwaad, nouvelle parue dans le recueil Mijn vriend de moordenaar (1958).

Marnix Gijsen: Télémaque au village. Traduit du néerlandais. Paris Editions Universitaires (Pays-Bas/Flandre), 1969. Néerlandais: Telemachus in het dorp (1948).

Orpheus. Texte: Marnix Gijsen. Planches: Jan Cox, Anvers, Fonds Mercator, 1973.

Willy Devos, Bruxelles.

Septentrion. Jaargang 3 61 marnix gijsen traduit du néerlandais par maddy buysse. gibier, volailles

Père était grand chasseur devant l'Eternel. Durant toute l'assez longue saison de la chasse, il disparaissait à chaque week-end dans les bois de son village natal, après avoir, le vendredi soir, nettoyé et graissé, avec amour et non sans une certaine ostentation, son fusil de chasse impressionnant et coûteux. Rien qu'à le voir coller l'oeil au canon, Mère craignait un accident. Lorsque Père essayait de lui démontrer qu'avec la meilleure volonté du monde un fusil ouvert, qu'il soit chargé ou non, ne part pas tout seul, elle ne voulait même pas écouter ses simples explications techniques. Les cartouches surtout l'énervaient. Elle ne se calmait qu'une fois Père parti, à l'aube, avec ses bottes hautes, sa casquette de chasseur, son énorme gibecière et son fusil, qu'il portait à la bretelle, à l'épaule gauche. A un demi-siècle de distance, je comprends ou je devine enfin la signification du regard de Mère, ce mélange de reproche et de tendre fierté dont elle le suivait des yeux lorsqu'il l'abandonnait avec ses deux petits garçons: fierté de le voir si viril, choississant, après toutes les activités de la semaine, de passer la nuit du samedi dans l'une ou l'autre cabane, au fond des bois humides, en compagnie de quelques camarades qu'il connaissait à peine de nom. Mère ne pouvait pressentir le mot affreux de Montherlant, décrivant le fusil comme ‘le second membre viril’, mais à ses yeux, un homme qui s'en allait pour tuer, qui rentrerait le dimanche soir avec son fardeau de gibier frais, afin que sa famille - première génératon citadine - ne soit pas obligée de se nourrir des aliments rancis de la ville, un homme qui renonçait à la tiédeur et aux loisirs du lit conjugal le samedi soir, avait quelque chose d'héroïque, une virilité au carré. Il n'est pas exclu que ceci soit un effet de mon imagination, mais je me souviens avec une exactitude photographique de l'expression de Mère à chaque départ de Père, non pas des mots qu'elle prononçait, mais de cet air à la fois ironique et résigné, celui d'une femme qui serait tout ensemble jalouse et secrètement flattée.

Aussitôt que Père avait disparu, Mère était prise d'un grand zèle. Avec une redoutable ingéniosité, elle découvrait un tas de choses à faire de toute urgence, alors qu'elles nous semblaient parfaitement superflues, à mon frère et moi. Des parois et des meubles étaient époussetés qui, la veille, avaient subi la même opération. Lorsqu'elle s'apercevait de notre désarroi, Mère devenait soudain très complaisante. Avions-nous envie de nous rendre dans un vrai cinéma - au lieu de ces séances instructives où l'on nous montrait des plantes aquatiques d'Australie ou des danses populaires bavaroises - et d'y voir un vrai film avec galopades de chevaux, amour et revolvers, elle nous donnait l'argent nécessaire à condition de ne rien dire à Père de ces plaisirs défendus. Ainsi profitions-nous de la revanche de Mère sur l'absence de Père; mais qu'ils se déroulaient lentement, ces dimanches creux, sans autre interruption que les services religieux et le pas traînant de quelques grenouilles de bénitier qui se rendaient au salut à l'église paroissiale.

C'était vers sept heures du soir que Père rentrait tous les dimanches. Si son départ avait une allure héroïque, combien plus grandiose et impressionnant était le retour!

Septentrion. Jaargang 3 Le samedi, il avait disparu comme un homme qui abandonne femme et enfants, et l'héroïsme de ce geste était su-

Septentrion. Jaargang 3 62 jet à discussion - souvent, d'ailleurs, il avait l'air d'une fuite - mais le dimanche soir Père reparaissait, haletant sous le poids de ses lièvres, lapins, perdreaux et faisans. Dès que nous entendions le bruit de sa clé dans la serrure, nous nous élancions vers lui. Avec quelle acuité je me souviens encore du fumet de ce gibier, senteur où se mêlait l'odeur des bois et des fougères à celle de l'urine et du sang. Nous avions le droit de vider les gibecières de Père qui, parfois, en ramenait trois, et d'étaler les bêtes mortes sur le carrelage noir et blanc du corridor. Il lui arrivait de rapporter une vingtaine de lapins, trois lièvres et trois ou quatre faisans. Je sens encore sous mes doigts l'infinie douceur de l'épaisse toison de lapin et je caresse d'une main tremblante le plumage multicolore, éclatant des oiseaux. Seuls les lapins gardaient encore une certaine tiédeur ainsi que, par-ci par-là, un petit caillot de sang au bout du museau et une odeur acide d'urine, qui suintait encore de leur cadavre. Lorsque toutes ces petites bêtes étaient sagement alignées et que Mère avait félicité Père de ses succès cynégétiques - je me souviens que, si le butin semblait moins abondant, c'était à de rares exceptions qui éveillaient chez Mère le soupçon que, sans doute, cette fois-là, ces messieurs avaient bu plus que chassé - nous regagnions tous la véranda et Père allumait avec lenteur un cigare important. Après un instant de silence, Mère prononçait la phrase rituelle: ‘Il y en a trop.’ Père lui donnait raison, sur quoi on supputait longuement le pour et contre des amis et connaissances à qui l'on offrirait un lièvre, une couple de lapins ou un faisan. Envers qui avait-on des obligations? Qui pouvait-on gratifier d'un cadeau sans aucun prétexte? Mes propositions qui, sans doute, ne rimaient à rien, étaient rejetées avec des rires narquois et, un jour où j'insistais particulièrement pour qu'un lièvre soit offert à notre verdurière, une femme aux seins très abondants qu'elle exhibait avec générosité et qui, à cette époque, me semblait le symbole de toute beauté, Père et Mère, unis dans une complicité que je ne saisissais pas, me prièrent dédaigneusement de laisser la parole aux grandes personnes.

Le lendemain nous étions envoyés en guise d'émissaires, mon frère et moi, pour distribuer ces présents avec les amitiés de Père. Que de fois n'ai-je pas parcouru le voisinage, un lapin suspendu par les pattes à chaque main, suscitant l'intérêt, non des adultes mais des garçons de mon âge qui, apparemment jaloux de cette mission insolite, me traitaient de tous les noms. Au moins une fois, un lapin mort m'a servi d'arme; en l'empoignant par l'arrière-train, on peut, d'un élan bien calculé, envoyer la tête dure en plein visage de l'adversaire. Ce qui ne manque pas de faire jaillir le sang et l'assaillant perd ses moyens. Comme arme défensive, le faisan ne vaut rien et même contre le lièvre, j'ai de sérieuses objections; il est trop long et trop lourd pour le corps-à-corps.

Mère croyait de manière absolue à la hiérarchie des choses. Elle savait que les gros poissons mangent les petits et que les gens doivent se nourrir de gibier de poil et de plumes. Il ne lui venait pas à l'esprit de s'attendrir sur le sort des bêtes mortes. Celles-ci étaient d'ailleurs en si grand nombre qu'elles en devenaient anonymes. J'ai vu Mère plus tard, durant la guerre, refuser obstinément de tuer une

Septentrion. Jaargang 3 63 poule sous prétexte qu'elle la ‘connaissait’. Celle-ci est d'ailleurs morte de vieillesse, impropre à la consommation. Mais le gibier de poil et de plumes, provenant des bois et des chasses anonymes du nord, nous ne l'avions jamais vu dans son environnement naturel. Il n'apparaissait chez nous qu'à l'état de cadavre.

Du lundi au jeudi soir, nous ne mangions que gibier et volailles. Douée de l'énergie qui déplace les montagnes, Mère se mettait à l'oeuvre aussitôt que Père disparaissait, dès le point du jour. Elle traînait les bêtes mortes dans notre jardinet et les accrochait à une corde tendue contre un mur. D'une main sûre, elle entaillait l'épaisse toison blanche du ventre, écorchait la peau à petits coups secs jusqu'à ce qu'il ne reste des bêtes duveteuses qu' une grotesque carcasse graisseuse et nue ainsi qu'une peau, qui tombait aux pieds de Mère après chacune de ces opérations chirurgicales. Je ne saurai jamais si Mère m'obligeait intentionnellement à contempler ce bref exercice sanglant ou si c'était pour le plaisir de ma compagnie. Elle agissait rarement sans intention et sans doute croyait-elle combattre ainsi ma trop fragile sensibilité native.

Nous observions donc toute la semaine un régime de gibier. Mère s'épuisait à varier ce menu monotone. On m'envoyait chercher du thym et du laurier, ingrédients qu'il me fallait parfois quérir très loin de chez nous. Notre maison était perpétuellement envahie par le fumet de ce doux gibier, odeur un peu fade qui se mêlait à celle des fortes épices dont Mère se servait ainsi qu'à celle de cette chair très blanche, si tendre et molle.

Mon frère aîné ne protestait pas plus que moi contre la monotonie de notre régime hivernal. Il nous semblait parfaitement normal et nous ne comprenions même pas nos camarades qui, lorsqu'ils étaient invités chez nous, découvraient avec horreur notre menu permanent de gibier. Le seul jour que je redoutais était le vendredi, jour où la maison était imprégnée d'une fade senteur de poisson bouilli. Je subissais avec un malaise physique le moment où le couvercle était retiré de la casserole, dans laquelle fumait le cabillaud ou le flétan; une vapeur chaude, écoeurante m'arrivait en plein visage et, chaque fois, j'étais prix d'une quinte de toux. Je mangeais le poisson à longues dents.

Un marchand de peaux de lapins et de vieux journaux habitait, dans le voisinage, une boutique sordide, où il couchait sur les peaux qu'il achetait. Ce n'était qu'un antre et jamais je n'ai pu imaginer l'homme des cavernes autrement que sous l'aspect de cette brute effrayante et perpétuellement saoule à qui, mon frère et moi, nous vendions les peaux des lièvres et lapins destinés à notre usage domestique. Nous étions pourtant très bien accueillis, car c'était l'époque où l'on commençait à s'apercevoir qu'avec de l'art, de l'habileté et de la ruse, les peaux de lapin peuvent, comme par enchantement, être transformées en vison. Tous les lundi matin, mon frère et moi, nous apportions notre provision que l'homme payait d'après un tarif fixé par lui. Qu'elles avaient l'air minables, ces peaux raides et quasi fragiles, avec un peu de sang figé par-ci-par-là. Toute chaleur avait disparu et même cette douceur était absente qui, le dimanche soir, m'avait rempli d'un tel bienêtre. On aurait dit que chaque poil de

Septentrion. Jaargang 3 64 petit lapin mort s'était changé en un piquant de hérisson.

Mes parents tenaient à nous mettre très tôt en contact avec les réalités de la vie, c'était la formule favorite de Père. Ce qu'il entendait par là, je n'en avais qu'une très vague idée et longtemps j'ai soupçonné que cela devait avoir quelque rapport avec la manière dont naissent les enfants, la tête en bas vers un passage d'une impossible exiguité, les petits pieds en l'air, comiques, tels qu'ils figuraient sur une planche anatomique que j'avais aperçue par hasard, à ma pénible confusion. Mais à ce genre de choses mes parents ne songeaient pas encore. Pour eux, la vie réelle était faite surtout d'application au travail et de parcimonie. Si, le lundi matin, mon frère vendait les peaux de lapin, c'était pour lui enseigner qu'il n'y a pas de petits profits. Quant à moi, qui déjà participais, si timidement que ce soit, à cette entreprise, je devais apprendre que j'étais trop jeune pour retirer aucun avantage des modestes transactions commerciales de mon frère qui, vu son âge, avait certains besoins impossibles à satisfaire sans argent de poche. La stratégie de mes parents était certes mûrement réfléchie: mon frère, que j'admirais, prenait encore plus d'autorité à mes yeux parce qu'il gagnait de l'argent et, du même coup, on m'expliquait clairement que ce qui convient à un garçon de douze ans n'est pas de mise pour un bambin de huit.

Comme chaque fils, j'ai fini par me révolter contre mon père. Je ne me souviens plus du temps qu'il fallut pour que le régime de gibier de poil et de plumes commence à me sembler chose barbare et monstrueuse. De même que tout ce qui revenait avec régularité dans notre famille, ce phénomène a brusquement suscité une révolte en moi. Un dimanche soir, alors que Père rentrait, chargé de ses nombreux trophées, je poursuivis ma lecture dans la véranda et ne pris aucune part à l'héroïsme de l'accueil traditionnel. Je saluai Père d'un air distrait, mais je l'épiai lorsqu'après le repas, il rota de satisfaction et pinça les hanches de Mère. L'odeur de son cigare me donnait la nausée. Je sais qu'à ce moment-là je l'ai haï, mais je ne sais plus au juste pourquoi. Parce que toute autorité est haïssable? Parce qu'il avait le droit de m'ordonner, le soir tard, alors que le feu brillait agréablement, d'aller lui acheter du tabac à quelques rues glacées de distance? Parce que j'étais jeune et sans pouvoir et que lui, plein de force et un peu hâbleur dans son contentement de soi, triomphait lourdement parmi la petite cour que formait sa famille?

Mon silence ne lui avait pas échappé et, comme je restais plongé dans ma lecture, les mains sur les oreilles pour ne pas devoir suivre la conversation, il se leva soudain, écarta mes mains de ma tête et me souffla d'un ton moqueur, dans l'oreille droite: ‘Alors, qu'est-ce qui se passe, petit Jef?’ D'un air de défi, je le regardai dans les yeux et répondis: ‘Je m'appelle Jan’. Père me fixa d'un regard songeur, ne dit rien, mais colla doucement mes mains sur mes oreilles. Je m'attendais à une réprimande et, au contraire, je sortais victorieux de ce premier conflit.

Il me parut alors que, d'une certaine manière, je venais de prendre congé de Père. Tard, ce soir-là, je surpris par hasard une bribe de conversation entre Mère et lui. Père lui demandait si j'étais mécon-

Septentrion. Jaargang 3 65 tent parce qu'il m'appelait ‘petit’ Jef, si j'étais jaloux de mon frère qui, fatalement, était plus grand et plus âgé que moi. Au besoin, il m'appellerait Jantje. Sur quoi Mère répondit que j'avais une adoration pour mon frère et le singeais perpétuellement dans les moindres choses. Si j'agissais si bizarrement, c'était sans doute parce que Père se souciait trop peu de nous, ses enfants. ‘Je me tue au travail pour eux,’ répondit Père, furieux. Là-dessus, le ton de la conversation monta tant et si bien que je m'empressai de m'éloigner car, à cette époque de ma jeunesse, rien ne me remplissait d'une peur panique autant qu'une discussion entre les deux grandes personnes qui gouvernaient ma vie, ces deux puissances si dissemblables, si capricieuses et imprévisibles.

Je me consolai au lit, dans les bras de mon frère. Il ne m'interrogea ni sur les raisons de mon insolence ni sur l'origine de mon chagrin. Il comptait quatre longues années de sagesse de plus que moi. De sa main gauche, il me prit la main droite et lorsqu'il m'entendit sangloter, il me reprocha doucement: ‘Allons, ne fais pas le petit Jef, sois un vrai Jan, mon petit frère’.

L'incident avec Père s'était produit à la fin de la saison de la chasse, avant la première guerre mondiale. Pour Père, ce fut la dernière. Quelques mois plus tard, l'ennemi envahit notre pays et le superbe fusil de chasse de Père fut réquisitionné. Longtemps il avait pensé l'enterrer, mais Mère ne voulait pas en entendre parler. Pour finir, moi je fus chargé d'apporter cette arme noble au dépôt indiqué par les Allemands, car Père, plein de haine et de mépris pour l'occupant, refusait de le faire lui-même. C'est ainsi que je quittai la maison, portant au creux de mes bras repliés le fusil à la crosse ornée de filigranes délicats, car j'étais trop petit pour le porter à l'épaule et je ne voulais pas le traîner derrière moi.

Un immense éclat de rire m'accueillit lorsque j'entrai dans le bureau allemand. Au bavarois patoisant que parlaient ces Territoriaux, je compris qu'ils se demandaient où allait ce petit garçon avec ce grand fusil et lorsqu'ils m'entourèrent à six, me dominant de toute leur hauteur, je lançai à terre l'arme chérie de Père. Comme je me glissais ensuite entre leurs jambes, je fus cueilli à la sortie du bureau par un géant qui me dit avec bonté: ‘Für die gute Ordnung, wie heiszt Du?’

Sans hésiter, je criai dans sa barbe: ‘Petit Jef,’ et je m'enfuis. Il n'avait qu'à noter cela dans son registre, ce vilain voleur allemand qui faisait tant de peine à Père. Je courus jusqu'à la maison et me blottis dans les bras de Père, habituellement peu friand de ces démonstrations de tendresse. Mais, comme moi, aujourd'hui, il avait du chagrin. Il me fit raconter ce qui s'était passé et, lorsqu'il sentit couler mes larmes sur ses mains rudes, il dit doucement: ‘Merci, Jan’.

Ce fut la seule fois de sa vie qu'il prononça mon nom. Son fusil de chasse, il n'en a plus eu besoin.

New York, octobre 1960.

Septentrion. Jaargang 3 66 le plat pays

M. Jacques De Decker, chroniqueur au journal bruxellois Le Soir a pris une initiative qui, tout en n'étant pas exceptionnelle, n'en est pas moins importante: j'entends qu'il a pris la direction d'une nouvelle collection qui, sous le titre déjà familier Le plat Pays, prétend mettre à la disposition du public francophone des oeuvres littéraires néerlandaises en traduction française. Cette collection est publiée aux éditions Complexe (rue du Châtelain, 8b, 1050 Bruxelles). Certes, l'idée n'est pas nouvelle et nous connaissons d'autres séries de traductions, comme les éditions anthologiques exemplaires du professeur Pierre Brachin ou la collection Flandre/Pays-Bas aux Editions Universitaires à Paris. L'innovation de Jacques De Decker consiste plutôt dans la nouvelle approche qui consiste à faire présenter l'auteur flamand ou hollandais, entièrement ou, dans le meilleur cas, relativement inconnu du public francophone, par un auteur bien en vedette, dont le rôle est de jeter un pont entre le nouveau public envisagé et l'arrièreplan de l'écrivain néerlandais. La grande difficulté que rencontrent les traductions françaises, d'après M. De Decker, c'est de faire comprendre certains auteurs alors que l'ensemble du contexte dans lequel ils écrivent leurs oeuvres est si mal connu. C'est cette ignorance du cadre de référence socio-culturel qui a provoqué selon lui l'échec des Soirs de G.K. van het Reve, par exemple, livre qui, de toute façon, aurait dû être publié en traduction française beaucoup plus tôt. Pour cette raison, le directeur de la nouvelle collection a l'intention de continuer à faire introduire chaque volume par un auteur dont le nom soit familier au lecteur francophone. Ce qui ne signifie pas nécessairement que cet écrivain doive être de nationalité française. En choisissant un préfacier connu de la majorité des lecteurs, la nouvelle collection cherche à compenser autant que possible l'ignorance dans laquelle le lecteur se trouve de l'auteur de l'ouvrage. C'est l'évidence même que le texte d'introduction n'est pas demandé au premier venu. En ce qui concerne les deux premiers volumes parus, la parenté paraît couler de source. Le préfacier du premier volume est Marcel Brion, de l'Académie Française. En commentant, il y a quelques années, L'homme au crâne rasé dans Le Monde, M. Brion avait déjà marqué son intérêt pour l'oeuvre de Johan Daisne. Cet auteur, né à Gand, enseignant puis conservateur de bibliothèque, a écrit une oeuvre abondante, depuis longtemps bien connue dans l'aire linguistique néerlandaise et que Jacques De Decker commente brièvement dans sa postface de deux pages. Marcel Brion de son côté a intitulé sa préface: Une invitation aux horaires de la mort. Nous en reproduisons ici la conclusion, qui donne une idée de la valeur littéraire que l'académicien accorde au récit de Daisne: ‘Johan Daisne nous a souvent entretenus de la mort, de ses singularités et de ses prodiges. L'hallucinant déroulement de l'autopsie judiciaire dans L'homme au crâne rasé, le surgissement du funèbre messager en motocyclette qui bondit de la terre des ombres et y retombe une fois le message délivré, le wagon nocturne de Un soir, un train, disent la même leçon, et la parque déguisée en serveuse de restaurant porte un masque transparent: un masque aux variations infinies qui prête tour à tour à cette introductrice du peuple des ténèbres, les traits de la femme

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que chaque voyageur avait le plus aimé, de son vivant (comme on dit). Alors je vois une autre signification, encore, au récit de Johan Daisne: l'allusion à un voyage initiatique, qui préparerait les étapes et façonnerait le voyageur de telle sorte qu'il ne se trouve pas trop dépaysé lors de son installation de l'autre côté. Telle serait la portée, ou l'efficacité du voyage comme tel, du train en tant que véhicule, non pas tellement d'un lieu à un autre que d'un état à un autre état. La traduction littérale du titre néerlandais, alors, le train de la lenteur, affirme quelque chose de plus explicite et qui confère au voyage une autre valeur. Les rythmes divers - du roulement du train, de la marche nocturne à travers la campagne désolée, de la danse avec la belle Parque qui conduit si doucement vers la porte dernière de la mort..., - scandent ce processus dont la lenteur, toute intérieure, est celle des événements du rêve, de la promenade oscillante du somnambule. La lenteur, considérée comme un facteur de la mort, est aussi un attribut de la fatalité. The mills of God grind slowly... disent les Anglais, et les mouvements du nageur dans la plongée onirique désignent implacablement la connivence, contre nous, des plantes marines, des profondeurs. Ainsi le balancement du wagon, l'indécise errance dans un paysage plat et sans lumière, la confusion légère des voyageurs passant le seuil de cet anté-Hadès qu'est la salle de restaurant, entretiennent l'ignorance, percée de pressentiments et d'avertissements de ces hommes, qui reculent, comme dans les cauchemars, devant la prise de conscience de leur propre mort.

Septentrion. Jaargang 3 Le récit de Johan Daisne rejoint, sur ces chemins suspects, en beauté et en signification sacrée, les mythes de la mort les plus hauts que l'Antiquité ait connus, Descente d'Ishtar aux Enfers et nekyia de l'Odyssée, et l'effrayante nuit du vendredi saint de l'an 1300, nuit que le poète florentin Dante Alighieri employa à franchir les abîmes souterrains, avant de “revoir le soleil et les autres étoiles”. Ce récit a toutes les attitudes et les nobles mouvements de ces mythes qui tentent de nous consoler de l'inévitable, ou de nous y “préparer”, afin d'amortir le choc. Une mystérieuse splendeur enveloppe cette leçon, que je voudrais appeler une leçon d'abîme: comme disait à son naïf neveu, le professeur Lindenbrock de Jules Verne. Qui de nous n'aurait besoin de cette leçon, à la veille, peut-être, de s'engager dans le voyage au centre du néant...’

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Quant au second volume, Menuet de Louis Paul Boon, le problème de l'introduction aura vraisemblablement été plus grand, le préfacier n'ayant pas comme c'était le cas pour Daisne, l'appui de deux films tirés des romans de l'auteur. Jacques De Decker me semble avoir résolu le problème avec brio, en sollicitant Claire Etcherelli, très proche du Boon des premières années, à la fois par ses thèmes, qui sont très engagés, et par son souci de rénovation formelle. Elle a accepté d'emblée, et avec enthousiasme, de présenter Menuet, après en avoir lu le manuscrit une seule fois. Elle n'épargne pas ses louanges, comme en témoigne le passage suivant de la préface, qu'elle intitule Les Scaphandriers: ‘Il y a dans la construction de ce roman une sorte de perfection qui s'apparente à l'écriture musicale. Mesures, rigueur, lenteur, vigueur, harmonie, chant léger, solo assourdi semblable à la voix frêle que nous renvoie l'écho, final éclatant. Mais le plus frappant c'est que sur cette litanie de gestes quotidiens, sur ces observations patientes d'un univers feutré tombent comme des lames meurtrières les drames des autres. D'autres êtres. L'homme qui arrose la rue de billets de banque, la jeune fille attachée nue à un arbre dans la neige, le livre relié en peau de femme, la femme qui vend ses enfants pour un litre de vin, le monstre étrangleur, le prophète, l'inconnu, le sang, la torture, la mort, l'horreur de ce qui n'arrive qu'ailleurs.. Ceux-là aussi vivaient comme nous tous dans leurs caves frigorifiques, revêtus de leur scaphandre et quelque événement est venu briser leur coque de glace. Ces deux mondes, celui des drames et l'autre, celui des vies uniformes des “quatre mille pas” entre le domicile et le lieu de travail, semblent se côtoyer sans se toucher, sans s'atteindre. L'énumération sèche des faits divers chapeaute le récit. Libre au lecteur de les mêler, d'interrompre l'un pour reprendre l'autre; ils s'ignorent et se complètent pourtant. Pas un mot inutile dans ce livre. Tout y est précision, exactitude; la phrase court, limpide et brève. Ainsi nous apparait d'autant mieux le déchirement de ces êtres que nous avions crus tranquilles, installés. Par des notations délicates, subtiles, légères comme des feuilles que le vent aurait déposées là, Louis-Paul Boon nous aide à pousser la porte des gouffres que ses personnages s'efforcent de tenir verrouillée.’ Avec ses deux premiers volumes, la collection Le plat Pays débute sous de bons augures. Jacques De Decker a la ferme intention de continuer dans la même direction. Il veut réaliser un compromis entre ce qui risque d'intéresser le public de langue française et une certaine objectivité à l'égard de la littérature néerlandaise dans son ensemble. Il n'envisage nullement de limiter la collection aux auteurs flamands, mais veut y inclure également les auteurs hollandais. Plutôt que la nationalité belge ou hollandaise, il veut faire jouer la valeur intrinsèque de l'oeuvre et il estime que certains auteurs doivent absolument figurer dans cette collection, même si en dehors des qualités littéraires rien ne les destine à être appréciés au premier abord des francophones. Il espère alors que, de toute façon, on rendra tôt ou tard justice à la qualité. Comme nous espérons à notre tour que la collection Le plat Pays deviendra une vraie galerie de tout ce qui vaut la peine d'être connu dans la littérature néerlandaise contemporaine. Jan Deloof

Septentrion. Jaargang 3 69 les partis politiques en belgique adriaan verhulst

Né à Gand le 9 novembre 1929. Licencié en Histoire (1952), docteur en Philosophie et Lettres (Histoire) de l'Université de l'Etat à Gand (1956). Assistant et chercheur au Fonds National de la Recherche Scientifique, assistant à l'Université de l'Etat à Gand (1958-1961) et professeur ordinaire de cette même Université (depuis 1965). Président du Willemsfonds, président du Conseil d'administration de la Radio et de la Télévision belge (Emissions en langue néerlandaise), premier vice-président du Conseil Culturel Flamand. Il a publié: De Sint-Baafsabdij te Gent en haar grondbezit (L'abbaye Saint-Bavon à Gand et ses propriétés, 1958), Le compte général de 1187 connu sous le nom de Gros Brief et les institutions financières du comté de Flandre au XIIe siècle (1962), Histoire du paysage rural en Flandre (1966), Medieval Finance (Finances médiévales, 1967).

Adresse: Rijksuniversiteit, Blandijnberg 2, 9000 Gent, (Belgique).

Il y a quelques années encore, le système des partis politiques belges présentait une remarquable stabilité, et cela malgré le fait que la vie politique avait été troublée par des problèmes graves tels que l'affaire royale(1), de 1945 à 1950, la question scolaire, de 1954 à 1958, et les problèmes coloniaux durant les années 1960-1961.

Cette stabilité était due en particulier au fait qu'après la fin de la Seconde Guerre Mondiale trois grands partis - le parti catholique, le parti socialiste et le parti libéral

Septentrion. Jaargang 3 - dominaient la vie politique: depuis la fin du 19me siècle ils étaient devenus déjà des appareils très puissants disposant d'un nombre plus ou moins grand d'organisations périphériques.

D'autre part la géographie politique du pays avait été fortement simplifiée par rapport à la situation d'avant 1940. Après avoir occupé une position minoritaire importante au Parlement, grâce à leur succès aux élections de 1936, les deux partis d'extrême droite, le Vlaams Nationaal Verbond en Flandre (16 sièges en 1936) et Rex en Wallonie (21 sièges en 1936) furent éliminés après la Libération à la suite de la collaboration de la plupart de leurs leaders et de leurs militants avec l'occupant nazi. En outre, le parti communiste qui était parvenu au sommet de sa puissance politique avec 23 sièges obtenus aux élections de 1946, fut obligé dès 1947 de passer dans l'opposition, à la suite de la Guerre Froide. Depuis lors il n'a cessé de perdre toute influence politique (12 sièges en 1949; 7 en 1950; 4 en 1954 et 2 en 1958).

Ainsi, de 1947 à 1968, les trois partis appelés ‘traditionnels’, catholique, socialiste et libéral, ont entièrement dominé la

Septentrion. Jaargang 3 70

Wilfried Martens, président du Christelijke Volkspartij (CVP) (photo P. Vanden Abeele, De Standaard).

Charles-Fernand Nothomb, président du Parti Social Chrétien (PSC) (photo P. Bolsius, De Standaard). vie politique. Mais lors des élections de 1968 les choses ont changé. Plusieurs partis politiques nouveaux, nés des tensions entre les deux grandes communautés linguistiques en Belgique, obtinrent des succès remarquables: la Volksunie (VU) en

Septentrion. Jaargang 3 Flandre, le Front Démocratique des Francophones (FDF) à Bruxelles et le Rassemblement Wallon (RW) en Wallonie.

D'autre part, à la suite des tensions communautaires, chacun des trois partis traditionnels s'est scindé en deux ailes linguistiques dont la cohésion au sein d'un seul parti, même fédéré, est devenue très faible. Cette scission est cependant moins nette au sein du Parti Socialiste bien que là aussi aient eu lieu des congrès séparés des fédérations flamande et wallonne et que le parti soit dirigé par deux coprésidents, un Wallon et un Flamand. Due essentiellement au changement des rapports entre les deux communautés culturelles du pays, cette évolution a également été accélérée par l'influence d'autres facteurs se situant au niveau de la doctrine, des programmes et de la structure sociale des divers partis. C'est sur cette évolution dans chaque parti que nous voudrions d'abord attirer l'attention.

1. Le Parti Social Chrétien (PSC) - en région de langue néerlandaise: Christelijke Volkspartij (CVP).

Malgré le nouveau nom qu'il reçut en 1945, ce parti constitue somme toute la continuation du Parti Catholique d'avant la Seconde Guerre Mondiale et cela malgré le fait qu'en cette même année 1945 il adopta également un nouveau programme et que plusieurs de ses leaders étai-

Septentrion. Jaargang 3 71 ent animés à l'époque d'un réel désir de rénovation. L'Union Catholique d'avantguerre était organisée sur la base de la représentation de quatre groupes: classes moyennes, employés, ouvriers et paysans. Cette base sociale n'a pas été modifiée après la Seconde Guerre Mondiale, de sorte que le PSC-CVP s'appuie toujours sur ces classes sociales et sur leurs organisations, qui sont représentées dans la direction du parti. Même les mandats politiques sont répartis entre ces différents groupes, ce qui ne va pas toujours sans difficultés. La base idéologique du parti est également demeurée constante, bien que son caractère confessionnel ait été théoriquement supprimé en 1945. En fait, l'objectif majeur du PSC-CVP consiste toujours à créer au sein d'un Etat laïcisé des conditions favorables à la réalisation des principes spirituels de l'Eglise catholique. En fonction de la constitution hétérogène de son corps électoral, le parti a néanmoins développé une stratégie politique qui vise à réunir toutes les classes de la population autour de ce qu'on appelle l'intérêt général. Sa participation continue au gouvernement ainsi que la disparition progressive des différences entre les classes sociales, conséquence de l'expansion économique, ont favorisé cette politique. Le PSC-CVP pouvait même espérer maintenir pendant longtemps la majorité absolue qu'il avait obtenue en 1950-1954 grâce au renforcement de ses positions électorales à la suite de l'affaire royale. Pourtant, après 1958, il a dû abandonner cet espoir à cause d'un régression continue dans chacune des trois parties du pays lors des élections de 1961, 1965, 1968 et 1971, comme le démontre le tableau suivant:

Elections Flandre Wallonie Bruxelles Législatives 1958 56% 35% 34% 1961 51% 30% 28% 1965 44% 24% 20% 1968 39% 21% 27%(*) 1971 37% 20% 19% 1974 40% 22% 22% Différence 1958-74 -16% -13% -12% (*) Succès électoral personnel de P. Vanden Boeynants(2).

On s'accorde généralement à attribuer cette régression électorale constante au fait que la vie politique est de moins en moins marquée par des attitudes confessionnelles, à la paix scolaire créée par le Pacte scolaire de 1958(3), à l'usure politique normale due à une participation quasi continue au gouvernement, etc. Des opinions divergentes existent cependant au sujet de l'interprétation de ces faits, jusqu'au sein du parti lui-même. Certains sont d'avis que le recul n'est rien d'autre qu'un phénomène conjoncturel temporaire, qu'ils mettent en rapport avec l'importance relativement grande accordée aux problèmes linguistiques et communautaires, surtout lors des campagnes électorales de 1968 et de 1971. Le CVP en Flandre et le PSC en Wallonie et à Bruxelles ont en effet tant l'un que l'autre perdu beaucoup de voix au profit des

Septentrion. Jaargang 3 partis linguistiques, la Volksunie (VU) et le Front Démocratique des Francophones - Rassemblement Wallon (FDF-RW).

D'autres pensent néanmoins pouvoir déceler sous cette régression un problème structural plus fondamental qui se manifeste dans plusieurs pays d'Europe occidentale: ils se posent notamment la question de savoir quel est, dans la situa-

Septentrion. Jaargang 3 72 tion actuelle, le sens d'un parti confessionnel. Selon qu'on interprète le phénomène d'une façon ou d'une autre, la stratégie politique proposée pour arrêter le recul ou même pour regagner le terrain perdu sera différente. La plupart de ceux qui croient à la première interprétation espèrent regagner le corps électoral catholique traditionnel qui a été divisé par les différends linguistiques et communautaires(4). Ils désirent remettre à l'honneur les valeurs chrétiennes à l'occasion de la discussion de problèmes épineux tels que la révision du Pacte scolaire, l'organisation d'écoles pluralistes, la législation des contraceptifs et de l'avortement, etc. Les tenants de la deuxième interprétation, qui attribuent au recul électoral du PSC-CVP une signification plus profonde, pensent que le parti devra proposer une alternative plus nette à ses électeurs sur le plan économique et social. Il semble que lors des élections législatives du 10 mars 1974, le CVP en Flandre aussi bien que le PSC en Wallonie aient réussi à allier les deux objectifs, en mettant d'une part l'accent sur le caractère spécifiquement chrétien du CVP-PSC et d'autre part en prenant ses distances, particulièrement sur le plan économique, vis-à-vis des socialistes. Ces prises de position ont visiblement assuré le succès du CVP-PSC dans les deux parties du pays, puisque le recul continu du parti depuis 1958 semble avoir été arrêté. Le CVP obtient en effet 40% des voix en Flandre, résultat supérieur à celui des élections précédentes de 1968 et de 1971, tandis que le PSC, avec 22% des voix en Wallonie, dépasse également les résultats de 1968 et 1971. Seul l'avenir dira s'il s'agit là d'un redressement temporaire. Entre-temps, celui-ci a permis au PSC-CVP de reprendre l'initiative politique qu'il avait perdu au profit des socialistes et lui a assuré la direction d'un gouvernement centre droit sans les socialistes qu'il a réussi à mettre sur pied avec l'aide des partis communautaires. Il est difficile de dire à l'instant si cette tactique, tant au CVP qu'au PSC, correspond à une vision politique à plus long terme et, dans ce cas, quelles conséquences ce virement à droite aura pour l'avenir du parti et de son aile ouvriériste.

2. Le Parti Socialiste Belge (PSB) - Belgische Socialistische Partij (BSP).

Le PSB-BSP est le second parti politique belge. Il est le successeur direct du Parti Belge des Travailleurs - Belgische Werkliedenpartij (PBT-BWP) d'avant la Seconde Guerre Mondiale, dont la dissolution fut prononcée le 5 aôut 1940 par son président Hendrik De Man(5), qui était à ce moment d'avis que le parti n'avait plus de sens dans un Nouvel Ordre instauré par la victoire allemande. En tant que marxistes, les résistants socialistes n'étaient cependant pas d'accord avec le ‘socialisme national’ de H. De Man ni avec son attitude bienveillante à l'égard de l'occupant. C'est pourquoi ils fondèrent clandestinement le PSB. Après la Libération, ce parti ne différait cependant pas du point de vue sociologique et idéologique du PBT-BWP d'avant-guerre. Du point de vue sociologique, en effet, les effectifs du PSB sont fournis essentiellement, comme avant la Seconde Guerre Mondiale, par les salariés et ouvriers, dont la plupart font en outre directement ou indirectement partie d'organisations

Septentrion. Jaargang 3 73 socialistes périphériques (syndicats, mutualités, coopératives, etc.), qui forment ensemble ce qu'on appelle l'Action Commune. Du point de vue idéologique, d'autre part, le PSB s'en tient toujours aux principes de la Charte de Quaregnon(6) datant de la fin du 19me siècle. Cela s'explique en partie par une réaction aux tentatives de réforme doctrinale entreprises par Hendrik De Man et P.H. Spaak pendant les dernières années d'avantguerre. Après la Libération, les anciens adversaires de Hendrik De Man, qui détenaient le pouvoir au sein du PSB (Buset, de Brouckère, entre autres), restaurèrent l'orthodoxie socialiste traditionnelle. Cet immobilisme idéologique, qui a duré des années, a fait réfléchir bon nombre d'intellectuels socialistes. Dès lors, au sein du PSB est né récemment un intérêt croissant pour les problèmes doctrinaux du socialisme, grâce notamment aux publications de Henri Simonet, Henri Janne, Guy Spitaels et grâce aux prises de position publiques de l'ancien président du parti, Léo Collard. L'intérêt suscité au sein du parti par ces prises de position idéologiques nouvelles s'explique également par les pertes électorales du PSB, illustrées dans le tableau suivant, et qui ont fait réfléchir bon nombre de militants.

Elections Flandre Wallonie Bruxelles Législatives 1954 29% 49% 45% 1958 29% 47% 42% 1961 29% 46% 41% 1965 24% 36% 27% 1968 25% 35% 20% 1971 24% 34% 19% 1974 22% 37% 19% Différence 1954-1974 -7% -12% -26%

Septentrion. Jaargang 3 Jos Van Eynde, président du Belgische Socialistische Partij (BSP) (photo P. Bolsius, De Standaard).

André Cools, président du Parti Socialiste Belge (PSB) (photo De Standaard).

Septentrion. Jaargang 3 74

Comme pour le PSC-CVP, il semble impossible pour le PSB d'obtenir la majorité absolue. Les chiffres en illustrent fort bien les raisons. En Flandre, le PSB n'est pas parvenu à dépasser le plafond des 30% malgré une industrialisation intense dans cette région pendant la même période et malgré une désaffection croissante de la population flamande à l'égard de l'église catholique. D'autre part, le recul des socialistes en Wallonie et surtout à Bruxelles est considérable, même dans les bastions traditionnellement socialistes.

Ainsi se dessine une double menace pour le parti: les pertes dans les régions traditionnellement socialistes et industrialisées de la Wallonie et de Bruxelles ne sont pas compensées par le regain de nouvelles positions en Flandre en dépit de l'industrialisation: là, au contraire, on note également un recul depuis 1965.

Les causes de cette régression générale et continue ne sont pas aussi claires que pour le PSC-CVP. L'on songe évidemment à une perte de la cohésion sociale du parti à la base, cohésion qui a longtemps constitué la force même du PSB par rapport aux autres partis. L'explication se trouve probablement dans le fait que le niveau de vie des salariés et des ouvriers a sensiblement augmenté. L'existence d'organisations périphériques puissantes ne semble pas pouvoir arrêter cette évolution. Une autre raison du recul du PSB tient probablement au fait que les oppositions idéologiques en Belgique s'atténuent. La puissance du PSB a en effet longtemps reposé sur son identité de parti ouvrier laïcisant et anticlérical vis-à-vis d'un puissant parti catholique.

Afin de faire évoluer la situation dans un sens positif pour lui, le parti a le choix entre deux options très différentes concernant la stratégie politique à suivre. La première pourrait être appelée l'option horizontale, puisqu'elle implique une ouverture vers d'autres groupes idéologiques au sein du mouvement ouvrier: les démocrates-chrétiens et les communistes. Elle consiste, dans un premier temps, en la formation d'un front commun progressiste dont l'ancien président du parti, Léo Collard, a exprimé le souhait dans son fameux discours du 1er mai 1969. Pour devenir réalité, cette première option suppose néanmoins une sorte de fusion progressive et continue avec d'autres organisations ouvrières; elle exige en outre de profondes transformations au niveau de l'organisation du parti. A l'option horizontale s'oppose l'option verticale, qui implique une ouverture vers le haut, vers des groupes socio-professionnels supérieurs, les cadres, les classes moyennes, etc. Elle provoquerait une évolution dans le sens de la démocratie socialiste du type suédois et ouest-allemand. Elle implique moins de modifications au niveau de l'organisation, mais d'autant plus de changements au niveau idéologique. Le choix entre ces deux termes n'est pas simple et il n'existe pas de compromis entre les deux. Si le PSB évolue vers une forme de socialisme moderne, il risque des pertes à sa gauche, du fait surtout de l'existence du courant ‘gauchiste’. S'il maintient ses principes traditionnels, en les accentuant nécessairement dans un sens plus orienté vers la gauche (Cf. le raidissement idéologique au sein de la Fédération Générale du Travail de Belgique - FGTB - sous l'impulsion de Georges Debunne)(7), il ne doit plus espérer

Septentrion. Jaargang 3 75 gagner les nouvelles couches sociales supérieures. Il y aura donc un danger réel de clivage au sein du parti quand il s'agira de déterminer une nouvelle stratégie politique. En outre, il faut tenir compte de l'existence de motivations différentes dans le parti en Flandre et en Wallonie. Depuis les dernières décennies du 19me siècle, le socialisme a revêtu en Flandre un caractère plus pragmatique et réformateur dont M. Anseele père a été le représentant typique(8). L'évolution sociale qui se dessine actuellement en Flandre pourrait y mener à un socialisme moderne comme en Suède ou en République Fédérale Allemande. En revanche, depuis la seconde moitié du 19me siècle, le socialisme wallon n'a cessé de souligner ses fondements idéologiques. Une modification de ces fondements dans un sens plus marxiste - avec comme conséquence pratique ce qu'on appelle des ‘réformes de structure’ - semble être pour beaucoup de socialistes wallons la solution aux problèmes posés par la stagnation économique et sociale de la Wallonie. Les dernières élections législatives du 10 mars 1974 illustrent bien le dilemme qui se pose au parti socialiste. Ces élections ont, en effet, été provoquées principalement par l'aile wallonne du parti et ont été placées par elle sous le signe d'un virement à gauche, dans le sens de la première option, horizontale, décrite cidessus, au mépris des vues différentes des leaders flamands du parti. Le résultat de l'opération a été un gain sensible du PSB en Wallonie, qui, avec 37% des voix y opère son premier redressement depuis 1965 et dépasse le résultat de cette dernière année. En Flandre, par contre, le BSP recule à nouveau par rapport aux élections précédentes et n'obtient plus que 22% des voix.

Cette situation inquiétante au sein d'un parti qui se veut plus unitaire que les autres sur le plan linguistique et communautaire, ne peut qu'aggraver les problèmes du choix politique qui se posent à lui. Pendant les dernières années les leaders du parti avaient scrupuleusement évités d'attaquer ce problème et avaient constamment remis le congrès idéologique du parti, projeté depuis longtemps. Une telle position devient maintenant intenable et l'on peut s'attendre à ce que non seulement ce congrès se tienne en automne 1974. Par cette même occasion, d'importants remaniements devraient avoir lieu au sein du parti et de son équipe dirigeante.

3. Le Parti pour la Liberté et le Progrès (PLP) - Partij voor Vrijheid en Vooruitgang (PVV).

A l'opposé des deux autres partis traditionnels dont nous venons de parler, l'ancien Parti Libéral, changé en PLP en 1961, a subi des modifications profondes dans les dix dernières années. Après la Libération, le Parti Libéral avait continué à mener la politique traditionnelle d'avant la Seconde Guerre Mondiale et cela avec les mêmes politiciens, sans aucune tentative notable de renouvellement. Cette politique, en fait, consistait uniquement pour ce parti à se faire valoir comme force d'appoint apportée à des gouvernements de coalition avec l'un des deux autres partis ou avec les deux, pour former alors ce qu'on appelle un gouvernement d' ‘Union Nationale’. La conséquence de cette politique était la création d'une image indistincte et souvent opportuniste

Septentrion. Jaargang 3 76

Frans Grootjans, président du Partij voor Vrijheid en Vooruitgang (PVV) (photo P. Bolsius, De Standaard).

Pierre Descamps, président du Parti pour la Liberté et le Progrès (PLP) (photo De Standaard). du parti ainsi que des succès électoraux changeants et souvent très moyens (17 sièges en 1946; 29 en 1949; 20 en 1950; 25 en 1954 et 21 en 1958). Au mois d'octobre

Septentrion. Jaargang 3 1961, le nouveau président du parti, Omer Vanaudenhove, a rompu avec cette politique traditionnelle, profitant d'une part de l'affaiblissement du facteur confessionnel dans la vie politique belge - conséquence directe du Pacte scolaire (1958) - et d'autre part des réactions conservatrices que les grandes grèves de l'hiver 1960-1961 avaient provoquées au sein de la bourgeoisie belge. La transformation du Parti Libéral en PLP-PVV ne se limitait pas à un simple changement de nom: le président-fondateur du PLP-PVV a vraiment fondé un nouveau parti en 1961, et il a essayé de concrétiser le renouveau fondamental qu'il désirait réaliser. En premier lieu, il avait en vue un élargissement de la base sociologique du parti vers la bourgeoisie catholique. Du point de vue idéologique, le PLP-PVV a abandonné les anciennes conceptions laïcisantes et anticléricales pour y substituer le pluralisme. Pour ce qui est de la stratégie politique, le PLP-PVV désirait abandonner aussi le rôle traditionnel de force d'appoint pour les deux autres grands partis. Il visait notamment à devenir un grand parti politique du type conservateur anglais et, dans ce sens, il espérait devenir un jour un parti de majorité. Sa tactique consistait à attirer les cadres de la droite du PSC-CVP et à donner à leurs représentants une influence réelle au sein du parti et au parlement. Cette opération a réussi dans une large mesure de sorte qu'à un moment donné, le PLP-PVV a viré nettement à droite. Le succès électoral obtenu en 1965 semblait confirmer la justesse de la vision d'Omer

Septentrion. Jaargang 3 77

Vanaudenhove. La politique d'ouverture du parti a cependant échoué après la stagnation aux élections de 1968, ce qui amena la démission du président Vanaudenhove. En outre, le PLP accusait des pertes électorales importantes à Bruxelles et en Wallonie en 1971. Le PLP reste cependant le seul parti traditionnel qui a réussi à améliorer ses positions électorales depuis 1954:

Elections Flandre Wallonie Bruxelles Législatives 1954 13% 15% 20% 1958 12% 13% 18% 1961 12% 12% 17% 1965 17% 26% 33% 1968 16% 27% 26% 1971 16% 18% 16% 1974 17% 15% 6%(*) Différence 1954-1974 +4% -% -14% (*) Les autres fractions du PLP ont fait cartel avec le FDF.

Néanmoins, avec 16% des voix, le PLP-PVV ne pouvait plus, dès 1968, justifier son ambition de devenir un grand parti majoritaire. L'opération de rénovation et les ambitions majoritaires du PLP-PVV l'avaient entre-temps posé en rival des deux autres partis traditionnels qui, pendant quelques années, s'efforçaient d'exclure systématiquement le PLP du pouvoir politique à quelque niveau que ce soit. Le pouvoir politique est pourtant une des conditions de vie du PLP, puisque sa force ne repose pas sur un réseau d'organisations périphériques comme c'est le cas des autres partis et qu'il est donc réduit à garder sa clientèle électorale changeante en ayant recours aux possibilités qu'offre la participation au pouvoir. Le PLP devait donc à nouveau se contenter d'une simple tactique plutôt que de s'occuper d'une stratégie à long terme, abandonnée en fait déjà en 1966, lorsqu'il a préféré entrer dans le gouvernement avec le PSC-CVP plutôt que de rester dans l'opposition. Après la déception de 1968, le parti a maintenu cette tactique, en collaborant notamment à la révision de la constitution accomplie par le gouvernement PSC-PSB Eyskens-Cools I. Comme le parti, lors des élections en 1971, a été très mal récompensé de cette collaboration, surtout en Wallonie et à Bruxelles, il mit comme prix de sa collaboration à la seconde phase de la révision de la Constitution, consacrée à la régionalisation, sa participation au gouvernement tripartite de M. Edmond Leburton. La chute du gouvernement Leburton provoquée par les socialistes en janvier 1974 à propos du problème de l'initiative industrielle publique, a été l'occasion pour le PLP-PVV d'affirmer avec force son opposition à toute forme de collectivisme et de prendre, dès lors, tout comme le CVP-PSC, des distances très nettes vis-à vis des

Septentrion. Jaargang 3 socialistes. Ce virement des libéraux vers le centre droit a été plus prononcé en Flandre qu'en Wallonie, parce qu'en Flandre il se situait dans la ligne de l'idée d'un regroupement du centre, lancée par le PVV dès 1973 dans l'espoir d'aboutir, par une alliance avec la Volksunie et le CVP, à un front antisocialiste. L'opération du PVV semble avoir été payante puisque, en pays flamand, le PVV atteignit aux élections du 10 mars 1974 son maximum historique avec plus de 17% des voix. Le PLP en Wallonie, par contre, avec 15% des voix, continue à régresser par rapport aux trois scrutins précédents. Cette évolution divergeante du PLP et du PVV dans le sud et le nord du pays, semble traduire l'évolution vers

Septentrion. Jaargang 3 78 le centre droit du pays flamand et l'évolution vers la gauche de la Wallonie, où le PLP semble perdre progressivement au profit du PSC les nombreux catholiques qu'il avait pu y rallier, au point de doubler le nombre de ses suffrages entre 1961 et 1965 et où il est ramené maintenant à un taux de l'audience électorale de l'ordre de celui de l'ancien parti libéral en 1949.

4. La Volksunie (VU).

L'apparition de la Volksunie et du FDF-RW dans la vie politique belge a considérablement modifié l'équilibre politique des années d'après-guerre.

Lorsqu'en 1958 la Volksunie acquit pour la première fois une certaine importance politique en obtenant 3% des votes en Flandre, ce parti était, en fait, le successeur de la Christelijke Vlaamse Volksunie qui avait déjà participé aux élections de 1954. Ce nom révèle ses fondements idéologiques et sociologiques: c'était un parti qui recrutait ses électeurs principalement dans les milieux catholiques et nationalistes flamands. En ce sens, il éait l'héritier direct du nationalisme flamand d'avant-guerre. A l'origine, son programme se réduisait, à côté des exigences traditionnelles du Mouvement flamand qu'il reprenait à son compte, au fédéralisme et à l'amnistie pour les collaborateurs politiques de la Seconde Guerre Mondiale. Sa stratégie politique visait surtout à exercer une pression sur le CVP en Flandre en prenant des positions toujours plus radicales que ce dernier parti, surtout au sujet des affaires flamandes. Dès lors, aux élections, la Volksunie était le parti qui concurrençait directement le CVP. Cette attitude lui a valu des succès électoraux, à tel point qu'en 1968 sa force numérique dépassait celle des nationalistes flamands d'avant-guerre.

Elections Législatives Flandre 1958 3% 1961 6% 1968 17% 1971 19% 1974 17%

Différence 1958-1974 +14%

Les succès électoraux obtenus aux frais du CVP principalement, mais aussi des autres partis, eurent comme conséquence la transformation rapide de la Volksunie en un véritable parti politique, la substitution d'une vocation pluraliste à son inspiration chrétienne initiale et l'élaboration d'un programme social et économique qui devait lui permettre de se présenter comme candidat au pouvoir. Pourtant, les élections de

Septentrion. Jaargang 3 1971 n'avaient déjà pas procuré à la VU le nombre de votes qu'elle avait espéré obtenir: le parti, en effet, semblait avoir atteint son plafond.

Les élections de 1974 confirmèrent cette impression: avec un peu moins de 17% des voix, la Volksunie réalisa un résultat inférieur à celui des deux dernières élections et enregistra son premier recul électoral depuis sa naissance.

Deux facteurs peuvent expliquer ce phénomène. L'affaiblissement du succès de la VU peut être une conséquence de la réalisation concrète de certaines exigences du Mouvement flamand par la révision de la Constitution: l'autonomie culturelle(9), la limitation de l'agglomération bruxelloise à 19 communes(10), l'obten-

Septentrion. Jaargang 3 79

Frans Van der Elst, président de la Volksunie (VU) (photo De Standaard). d'un statut constitutionnel pour les régions, etc. Cependant, il n'est pas exclu que la transformation de la VU en un parti politique classique ne soit pas allée assez loin aux yeux de ses jeunes électeurs. En présence de ces deux explications possibles, les dirigeants de la VU réagissent différemment. Le groupe traditionnel de nationalistes flamands au sein du parti insiste sur un raidissement des exigences flamandes et préfère une opposition radicale, plutôt que l'élaboration, en collaboration avec les partis traditionnels, de nouvelles structures pour l'état belge. En revanche, les jeunes leaders du parti s'appliquent à accélérer et à approfondir la réorganisation de la VU en vue de sa participation au pouvoir dans un délai rapproché. Ils désirent faire de la VU le parti nouveau, ouvert, pluraliste et progressiste que la Flandre semble attendre, mais ils sont retenus par l'aile conservatrice et nationaliste. Le choix entre ces deux options opposées déterminera la stratégie future du parti: ou la VU visera délibérément à participer au pouvoir ou elle manifestera son désir de rester la ‘conscience flamande’ des autres partis.

Lors des tractations politiques en vue de l'élargissement du gouvernement chrétienlibéral minoritaire de M. Tindemans pendant les mois d'avril et mai 1974, la première option semblait avoir gagné la partie au sein des instances dirigeantes du parti. L'éloignement de la Volksunie du gouvernement, par suite d'un véto du Rassemblement Wallon, a cependant obligé les ‘participationnistes’ à se rallier provisoirement aux thèses radicales de l'aile conservatrice et nationaliste du parti.

En rapport avec les considérations sur la VU et ses difficultés internes surgies entre jeunes progressistes et nationalistes de vieille souche, on peut poser la question de savoir si la contestation gauchiste des jeunes en Flandre n'assume pas le rôle

Septentrion. Jaargang 3 contestataire que le nationalisme flamand jouait naguère. Il faut répondre à cela que le phénomène progressiste en Flandre est extrêmement complexe et que son avenir dépendra essentiellement de l'évolution de la crise idéologique au sein du monde catholique. Au point où les choses en sont actuellement, il ne nous sembe pas qu'en Flandre, le ‘gauchisme’ puisse recueillir la faveur des jeunes à un point tel qu'il devienne politiquement important.

5. Le Front Démocratique des Francophones (FDF) - Le Rassemblement Wallon (RW).

Le phénomène FDF-RW présente certaines analogies avec celui de la VU, bien

Septentrion. Jaargang 3 80

François Perin, président du Rassemblement Wallon (RW) (photo P. Bolsius, De Standaard). qu'il y ait aussi des différences notables. A l'opposé de la VU qui a de multiples attaches avec le nationalisme flamand d'avant-guerre, la FDF-RW est un groupement politique entièrement nouveau. C'est à dessein que nous employons le terme ‘groupement’, car le nom officiel du parti (‘front’, ‘rassemblement’) illustre le fait qu'à l'origine, celui-ci n'était pas conçu comme véritable ‘parti’ politique. Il est plutôt né d'un concours de circonstances, groupant des éléments très divers qui, à un moment donné, se sont réunis autour de l'idée du fédéralisme. Son attitude à ce sujet lui a valu des succès électoraux, grâce notamment à la pression exercée sur les partis traditionnels. Ces succès ont amené le FDF-RW à s'organiser en véritable parti politique - comme la VU en Flandre - et à établir un programme politique plus large. En outre, la stratégie indirecte de la pression électorale a peu à peu fait place à un effort direct de conquête du pouvoir à certains niveaux, notamment à celui de l'agglomération bruxelloise. C'est en 1965 que la percée électorale du FDF-RW se réalisa tandis que son premier grand succès date de 1968. Il a été confirmé par les élections communales de 1970 et surtout par les élections législatives de 1971.

Elections Législatives Bruxelles Wallonie 1965 10,5% 3% 1968 19% 11% 1971 35% 21% 1974 39%(*) 19% (*) Cartel avec le PLP de la région bruxelloise.

Septentrion. Jaargang 3 La transformation du FDF-RW en parti politique s'est faite d'abord par un élargissement de la base. Les nouveaux adhérents furent surtout recrutés dans les milieux socio-démocrates et démocrateschrétiens et, à Bruxelles, dans les milieux libéraux. Le corps électoral du FDF-RW peut être qualifié de jeune, intellectuel et citadin. L'élaboration d'un programme social et économique propre a été facilité par le fait que les programmes des partis traditionnels se ressemblent de plus en plus; d'autre part, cette élaboration n'a pas été freinée par l'existence d'une ancienne aile nationaliste, comme dans la VU, ni par une orientation idéologique particulière de son corps électoral. Le FDF-RW essaye donc de se présenter comme un regroupement politique de type pluraliste et progressiste qui désire participer au pouvoir dans un gouvernement alternatif d'où seront exclus les socialistes. Le recul électoral enregistré en 1974 tant

Septentrion. Jaargang 3 81 par le RW en Wallonie, où il obtint 19% des voix, que par le FDF à Bruxelles, où le cartel de celui-ci avec les libéraux n'a obtenu que 39% des voix, alors que le total des suffrages portés en 1971 sur les listes FDF et libérales était de 47%, a encore accentué le désir ‘participationniste’ du FDF-RW, qui se rend compte, tout comme la Volksunie, qu'une opposition prolongée n'est politiquement pas rentable. Aussi le RW a saisi l'occasion d'entrer dans le gouvernement chrétien-libéral jusque-là minoritaire de M. Tindemans et a assuré à celui-ci une majorité parlementaire, même s'il a dû lâcher provisoirement son allié bruxellois le FDF qui, à cause de l'impossibilité de trouver un accord sur le problème de Bruxelles, reste en dehors du gouvernement où, en attendant, il observe une neutralité bienveillante. Un proche avenir permettra de suivre avec intérêt, dans cette conjoncture délicate, les rapports du RW et du FDF, afin de savoir si le FDF-RW est effectivement plus qu'un ensemble politique accidentel et temporaire.

6. Le Parti Communiste Belge (PC) - Belgische Kommunistische Partij (KP).

Cet aperçu serait incomplet si nous ne parlions pas du Parti Communiste Belge (PC), bien qu'il se trouve actuellement dans une phase de stagnation dont on n'entrevoit point la fin. C'est pourquoi le PC présente peu d'intérêt dans la vie politique belge. Ses fondements idéologiques et sociologiques n'ont pas été modifiés. Ainsi, malgré le fait que les dirigeants du parti sont relativement jeunes, le groupe des militants de base vieillit rapidement, notamment en raison du fait que le PC n'exerce aucune influence sur

Louis Van Geyt, président du Parti Communiste Belge (photo P. Vanden Abeele, De Standaard).

Septentrion. Jaargang 3 les jeunes révolutionnaires ou sur les contestataires d'origine socialiste.

La seule stratégie possible pour le parti consiste donc à soutenir la formation d'un front progressiste, bien qu'il risque ainsi de donner l'impression à ses militants de suivre trop docilement Léo Collard et le PSB. A ce sujet, il faut noter le phénomène remarquable du succès spectaculaire d'une formation de front progressiste spontanée et inhabituelle de communistes et de démocrates-chrétiens de gauche (UDP) à Mons, la ville de Léo Collard, autour du sénateur communiste Noël. A l'origine, le PC avait refusé de participer à cette formation, mais par suite du succès de celle-ci, il a modifié son attitude. Cependant, le phénomène UDP n'a qu'une signification locale et donc relative. Par ailleurs, le PC n'entretient aucun rapport avec les mouvements gauchistes: c'est là, semble-t-il, une politique délibérée de sa

Septentrion. Jaargang 3 82 part. A cause de sa docilité envers la politique de l'URSS enfin, le parti se trouve relativement isolé au sein du système politique belge, malgré la valeur de ses leaders et la fidélité de ses militants.

Il ressort de cet aperçu, croyons-nous, que tous les partis politiques belges sont arrivés à un point important de leur évolution, même les partis nouveaux tels que la VU ou le FDF-RW. L'ancienne stabilité politique, qui reposait sur l'alternance au pouvoir des trois partis ‘traditionnels’, semble être sérieusement mise en cause depuis que catholiques et libéraux ont recherché au printemps de 1974 une alternative à un gouvernement avec les socialistes en négociant avec les partis dits ‘communautaires’, Volksunie et FDF-RW, sur les problèmes de la régionalisation afin d'obtenir leur entrée dans un gouvernement sans les socialistes. Ces négociations ont partiellement et provisoirement échoué, principalement sur le problème de la délimitation géographique de la région bruxelloise au sein d'une Belgique régionalisée. En attendant, le RW est entré dans un gouvernement avec le PSC-CVP et le PLP-PVV. Mais cette situation ne peut être que provisoire, puisqu'elle n'assure pas au gouvernement la majorité des deux tiers qui reste nécessaire pour instaurer une régionalisation définitive qui seule permettra, après un accord sur les limites de la région bruxelloise, de lever l'hypothèque communautaire qui pèse sur la vie politique belge. A l'heure actuelle, il est impossible de dire si un tel accord sera réalisé dans un délai rapproché, et s'il le sera avec ou sans les socialistes. Comme toute l'évolution politique ultérieure dépend de cet accord, il est difficile de la prédire. Si un accord communautaire est réalisé sans les socialistes, un gouvernement centre droit composé de chrétiens, de libéraux et de partis communautaires pourra se maintenir pendant quelque temps. Dans une telle conjoncture politique des rapprochements entre le PVV et la VU, peut-être même avec une partie du CVP, sont possibles en Flandre et pourraient y aboutir à un regroupement du centre. On ne sait si une telle polarisation a des chances en Wallonie autour du PSB, et si un front progressiste dont feraient partie les démocrates-chrétiens, pourrait s'y constituer. Sur ce point, beaucoup dépend de l'évolution à l'intérieur du PSB-BSP et du PSC-CVP. Si, par contre, un accord sur la régionalisation se réalisait avec les socialistes, sans les partis communautaires, le PSB-BSP sortirait vraisemblablement de l'opposition et l'alternance au pouvoir des partis traditionnels pourrait continuer pendant quelque temps, en attendant l'amenuisement des partis communautaires par leur résorption partielle dans un regroupement centriste qui, à un moment donné, serait assez fort pour rejeter les socialistes dans l'opposition.

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Traduit du néerlandais par Alex Vanneste.

Eindnoten:

(1) L'affaire royale: ensemble de difficultés politiques qui trouvaient leur origine dans la question de savoir si le Roi Léopold III avait fait oui ou non son devoir envers la patrie durant la Seconde Guerre Mondiale. Ces problèmes sont à l'origine du clivage politique très net entre la droite et la gauche et, lors du référendum qui posa la question concernant le retour du Roi, entre la Flandre et la Wallonie (1950). A la suite d'émeutes graves en Wallonie - dont la majorité avait voté contre le retour du roi, la Flandre ayant voté pour son retour - Léopold III abdiqua en faveur de Baudouin I, le Roi actuel. (2) Paul Vanden Boeynants: Dans la ville de Bruxelles, Paul Vanden Boeynants, ancien Premier ministre et actuellement ministre de la Défense nationale, avait formé une liste unitaire comportant des candidats CVP néerlandophones et des candidats PSC francophones. (3) Le Pacte scolaire (1958): pacte signé entre les représentants des trois partis traditionnels concernant le statut, l'expansion et le financement des réseaux d'enseignement neutre (Etat, provinces, communes) et libre (essentiellement catholique). Ce pacte a mis fin à l'affaire scolaire qui avait troublé la vie politique belge pendant près d'un siècle; il a eu pour résultat une plus grande tolérance et une détente relative entre les diverses conceptions morales, religieuses et politiques en Belgique. Il a été renouvelé et adapté en 1972. (4) Les problèmes communautaires: qualificatif employé dans le jargon politique belge pour désigner tous les problèmes dans lesquels les deux communautés linguistiques du pays sont impliquées et surtout ceux où les intérêts des deux communautés sont en opposition: problèmes économiques, budgétaires, etc. (5) Hendrik De Man (1885-1953): a tenté à partir de 1933 de réformer le PBT et la doctrine socialiste; il est l'auteur d'un Plan du Travail dont le premier objectif était d'apporter une solution à la crise économique du début des années trente. Il a été ministre des Travaux publics (1935-36) et des Finances (1936-38), Après la Libération, il s'est réfugié en Suisse et a été condamné pour collaboration avec l'occupant. (6) La Charte de Quaregnon fut rédigée en 1884 comme base idéologique du PBT, parti réformiste, ce qui n'a pourtant pas empêché qu'il fût considéré par ses adversaires comme très révolutionnaire. (7) FGTB: organisation groupant les syndicats socialistes. (8) Edward Anseele sr. (1856-1938) Leader des socialistes gantois et l'un des fondateurs, en 1885, du PBT. Après la Première Guerre Mondiale, il a été ministre dans plusieurs gouvernements (Travaux publics et PTT). (9) L'autonomie culturelle a été recherchée dans une mesure plus ou moins grande par les partis communautaires d'abord, ensuite par les ailes linguistiques des partis traditionnels: elle consiste à attribuer aux deux régions linguistiques (néerlandaise et française) le pouvoir constitutionnel de voter, pour tout ce qui est du domaine culturel, des décrets ayant force de loi, dans chaque région, indépendamment de ce qui se passe dans les autres régions. (10) Bruxelles, comme capitale, bilingue mais en majorité francophone, se trouve au nord de la frontière linguistique et donc en pays flamand; les ailes flamandes des partis traditionnels et la VU ont exigé et obtenu que l'agglomération bruxelloise avec son régime bilingue soit fixée constitutionnellement aux limites des 19 communes dont elle se compose actuellement afin d'enrayer le développement de la francophonie en pays flamand au-delà de ces 19 communes.

Septentrion. Jaargang 3 84 notices - livres

In memoriam Emmanuel Looten.

Emmanuel Looten, le chantre de la Flandre française, est décédé le 30 juin 1974. Le 6 novembre prochain, il aurait atteint l'âge de 66 ans. Pris d'un malaise dans sa maison à Golfe Juan, il a eu sans doute la prémonition de sa mort prochaine: il a prié sa femme de le faire transporter dans sa maison natale de Bergues, à proximité de Dunkerque, à une distance de quelque mille kilomètres à travers la France. Il est mort peu après son arrivée. Il a été enterré à côté de son père et de sa mère dans sa terre natale. Avec Emmanuel Looten disparaît le dernier représentant important d'une génération de titans flamands qui écrivaient en français: Emile Verhaeren, Georges Rodenbach, Michel de Ghelderode, Fernand Crommelynck, et d'autres encore. Le fait qu'ils s'exprimaient en français était dû à des circonstances d'ordre sociologique. Toutefois d'esprit et surtout de sentiment ils étaient des Flamands qui nourrissaient parfois une admiration pathétique pour ‘le génie flamand’. Emmanuel Looten est beaucoup plus jeune que les symbolistes cités. De plus, il débuta assez tard, en 1939, avec A cloche rêve; mais il a sûrement subi et assimilé leurs influences. Hésitant à ses débuts, il a finalement opté pour une poésie expressionniste et moderniste, surtout à partir de L'Opéra fabuleux (1946). Il devint un poète d'avant-garde, un rénovateur du langage, sans toutefois abandonner sa nature flamande. On pourrait même dire qu'Emmanuel Looten a été un rénovateur du langage tout au long de sa riche carrière de poète -il a publié plus de quatre-vingts recueils de poèmes, de plaquettes et d'essais - et que son tempérament flamand se trouvait à l'origine de ce phénomène. Emmanuel Looten est le poète le plus important de la Flandre française et même de tout le Nord de la France. Dans la littérature française, il est apprécié comme un poète original de la révolte, ‘un de ceux qui ne s'accomodent point du dirigisme mental’ (Jean Rousselot). Il est un titan, une force de la nature, un volcan en éruption permanente, un forgeron et un briseur de la parole qui écrit ‘à la millième personne du singulier’ (Henri Pichette). Il est ‘un vrai gladiateur du langage’ qui considère la poésie comme ‘un énorme règlement de comptes, une corrida perpétuelle où le verbe et la syntaxe sont constamment acculés au pugilat’ (Alain Bosquet). Il est primordial qu'il s'agisse là d'une poésie qui est flamande ‘jusqu'aux moelles, jusqu'au nationalisme’ (Rousselot), et pas uniquement parce que tout au long de sa carrière poétique, Looten a consacré des déclarations romantiques à la Flandre, des poèmes dits de circonstance qu'il a réunis ultérieurement dans le recueil Flandre (1960). Pour le bon lecteur, Emmanuel Looten y est présent tout entier et de façon convaincante! Le romantique Looten identifie la Flandre avec la nature et la culture celtique et avec la grandeur de son passé: l'époque des beffrois, des cathédrales, des communes, l'époque où Lille était la capitale des Etats bourguignons et où la Flandre française était le berceau de la civilisation européenne. Aux yeux de Looten, la Flandre est un mythe, un paradis perdu qu'il projette hors du temps et de l'espace et que, dès lors, il idéalise. La région qui va de Boulogne à Dunkerque, de Saint-Omer à Cassel, où Bergues occupe une situation plus ou moins centrale, constitue le sol nourricier de sa poésie. Dans cette nature à l'aspect quelque peu dionysiaque, il puise

Septentrion. Jaargang 3 chaque fois la force d'assaillir les cieux, de projeter dans un espace de sang, de feu et de terre sa Flandre idéelle, dont il sait qu'on ne peut que la recréer dans le rêve. De Ghelderode a écrit un jour: ‘La Flandre est un songe’, vers que Looten a choisi à plusieurs reprises comme titre d'un poème.

L'un de ses recueils les plus importants s'intitule Antéité anti Pan (1961). Dans la mythologie grecque, le géant Antée était un titan qui menaçait le dieu suprême Zeus dans son ciel. Chaque fois que Zeus l'avait foudroyé, Antée puisait dans sa terre natale la force d'assaillir le ciel et d'entreprendre une nouvelle attaque contre la toutepuissance de Zeus. Ce titre prouve l'insubordination de Looten, son attitude ‘anti’, sa révolte: révolte contre tout ce qui empêche le titan créateur de recréer son rêve, révolte aussi contre le conditionnement par sa terre natale. Les relations entre Emmanuel Looten et la Flandre française sont particulièrement complexes. En fait, son amour de la Flandre est l'amour de l'inaccessible; et sa poésie exprime la nostalgie des origines les plus reculées. Elle exprime une métaphysique de l'imperfection irrémédiable à laquelle l'homme Looten refuse de se résigner, sauf peutêtre vers la fin de sa vie, lorsqu'il vit isolé sur la Côte d'Azur et que, lassé de combattre, il écrit dans ses recueils ultérieurs ‘Gris, ma seule couleur, richissime nuance...’. C'est à juste titre qu'il a intitulé un essai consacré à sa personnalité, à ses rapports avec la Flandre et la France et à sa poésie Lieu-Chef de ma Révolte (1954). Emmanuel Looten est indubitablement un romantique.

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Emmanuel Looten (1908-1974).

Sa soif du mystère, de l'irrationnel et du magique, sa violence verbale qui frise le pathétique et va souvent au-delà, son sentiment de la nature enraciné dans l'instinct qui le fait soupi rer après les temps préhistoriques celtiques, son aversion de la mécanisation et de la civilisation, sa nostalgie du passé glorieux de la Flandre qui fut le moteur du Mouvement flamand au dix-neuvième siècle, voilà autant d'éléments absolument romantiques. Mais Looten a également subi les influences d'Arthur Rimbaud avec son ‘dérèglement de tous les sens’, des surréalistes avec leur intérêt pour l'occulte et le subconscient, et même des lettristes. Ils ont contribué à orienter sa vision du monde dans le sens du modernisme. Il faut souligner, cependant, que Looten ne se réfugie pas vraiment dans le passé: sa nostalgie n'est jamais méditative ou contemplative, mais plutôt agressive et créatrice. Pourtant, Looten est plus titan que créateur: il veut tout le temps se libérer du conditionnement imposé surtout par le temps. Risquons une image peut-être exagérée, mais qui cadre avec l'atmosphère de sa poésie: ses poèmes font souvent songer à des étalons qui se cabrent projetés contre un ciel bas et pluvieux. Il veut dépasser son dualisme, sa condition de dieu mortel et sa condition de poète, sa révolte contre la langue française dans laquelle il est obligé d'écrire. La langue elle-même se trouve à l'origine d'un dualisme d'une

Septentrion. Jaargang 3 antithèse même entre ses pensées et ses sentiments. C'est pourquoi il rejette totalement la limpidité latine ou la ‘clarté’ française. Tout dans son oeuvre est en devenir, tout est chaos, gris, violence élémentaire, origine primitive. C'est pourquoi il situe ses oeuvres plus épiques en des époques qui échappent à la chronologie: les temps préhistoriques celtiques, mythiques, dans La saga de Lug Hallewijn (1950) l'époque légendaire de la première civilisation en Flandre dans La légende de Godelieve (1948), les temps préhistoriques bibliques mythiques dans Khaim (1960). Il accumule les paroles et les méthaphores de façon chaotique, mais il ne réussit pas à réaliser un monde ordonné. En ce sens également, Looten est un poète moderne: très souvent, le poète contemporain n'est plus à même de créer une vision du monde. Il en résulte souvent un démembrement du langage, un chaos et une révolte impuissante. Voilà sans doute d'excellents thèmes pour les psychologues et les sociologues.

Pour ce qui est de la forme et du langage de sa poésie, Looten est un expressionniste. Sa révolte intense vise en premier lieu la grammaire et la syntaxe française. Il crée des néologismes, fait d'innombrables jeux de mots, écrit avec une exubérance verbale qui approche du pathos et crée des structures de langage strictement personnelles. C'est surtout son rythme caractéristique, saccadé, dur et très sonore qui fait de lui un ‘expressionniste explosif’, comme l'appelait Michel Tapié, qui le compare au groupe Cobra dans la peinture, avec des peintres tels qu'Appel, Corneille, Jorn et Matthieu, dont l'expression picturale était celle que l'on devait désigner ultérieurement par le terme action painting. Il m'est difficile d'approfondir ici la parenté, en ce qui concerne le langage en tant que signe, entre Looten et la peinture des années 1950, ou sa collaboration avec des peintres célèbres, notamment Dali, Appel, Gillet et Matthieu dans la célèbre série plaquettes-objets de Michel Tapié, ou sa collaboration avec Arthur Van Hecke, le célèbre peintre de la Flandre française. Ce passionnant échange entre la poésie et l'art pictural est une caractéristique trop peu remar-

Septentrion. Jaargang 3 86 quée de la poésie de Looten, à savoir sa grande plasticité. La poésie d'Emmanuel Looten, on la sent encore mieux si l'on connaît la région d'où il est originaire: la mer, les côtes déchirées de Boulogne à Dunkerque, les splendides zones de dunes encore intactes et les vastes plages autour de Grand-Fort-Philippe, les vents de tempête assourdissants, le ciel chargé de nuages tourmentés avec toutes les nuances du gris, les forêts étendues et les watergangs autour de Saint-Omer, les collines calcaires qui font songer aux squelettes d'animaux préhistoriques les villages et les villes de Flandre française qui ont préservé une atmosphère quelque peu médiévale. C'est là que Looten a été le témoin attentif de la lutte incessante que se livrent les éléments: le ciel et la mer, les vents et la terre. L'azur de Golfe Juan n'a jamais été sa couleur; là aussi, le poète apaisé se souvenait de sa région natale, dont il décrivait encore les gris changeants. ‘Terre, Mer et Ciel!’, voilà tout Emmanuel Looten! Willy Spillebeen, Menin (Belgique).

Traduit du néerlandais par Willy Devos.

Un Français pas comme les autres: Pierre Brachin, professeur de néerlandais à la Sorbonne.

Un Français pas comme les autres. Tout au moins provisoirement. En effet, Pierre Brachin, né le 16 août 1914 à Montereau en Seine et Marne, est professeur de langue, de littérature et de civilisation néerlandaises à la Sorbonne depuis 22 ans. Il est le seul titulaire d'une chaire de cet ordre en France. Le fait mérite d'être signalé au moment où il atteint la soixantaine. Il est toujours impressionnant de franchir ce pas, mais le professeur Brachin le fait avec entrain, l'homme étant jeune de coeur et de raison, un monstre sacré de travail, dont les publications consacrées au domaine néerlandais sont nombreuses et d'un intérêt qui déborde du cadre de la simple vulgarisation en langue française. Au demeurant, Pierre Brachin manie le néerlandais avec bonheur. Je n'en veux pour preuve que l'excellente monographie qu'il a consacrée à Anton van Duinkerken(1). Un trait de son caractère permet de situer le personnage. La monographie sur Van Duinkerken comporte une postface dans laquelle l'auteur regrette d'avoir dû, faute de place, se limiter à la nature de l'oeuvre et à la rédaction de l'importante bibliographie. Brachin appelle de ses voeux des considérations sur le style de Van Duinkerken et souhaite bonne chance à celui qui tôt ou tard s'attellera à cette tâche. Or, en 1969, au cours d'une conférence à Mortsel (Anvers), il traitera lui-même de ce style. Et reconnaissons à Brachin ce mérite: il rédige en langue néerlandaise des textes qui sont à eux seuls une contribution à la culture des Pays-Bas.

Cependant, c'est le professeur français qui retient avant tout notre attention. Fils d'un pharmacien tombé au front en 1915, l'orphelin fréquente le Lycée de Sens puis à Paris le Lycée Louis-le-Grand. Le jeune élève studieux passe son concours d'entrée à l'Ecole Normale Supérieure et y fait de brillantes études. Reçu premier à l'agrégation d'allemand, il sera professeur dans divers lycées avant de se trouver chargé de cours de langue et de littérature allemandes à la Faculté des Lettres de Rennes. En même temps Brachin préparait son doctorat ès lettres. Il soutient sa thèse en 1950, à une

Septentrion. Jaargang 3 époque où il était Maître de Conférences de langue et de littérature allemandes à la Faculté des Lettres de Bordeaux. Sa thèse principale portait sur la civilisation allemande et avait pour objet le ‘Cercle de Münster’ (1779-1806). Grâce à Hemsterhuis, elle n'était pas sans rapport avec la Hollande. Sa thèse complémentaire traitait de la littérature comparée: ‘Stagnelius et la France’. Muni de ce bagage savant, Pierre Brachin débarque à Paris en 1952 pour y occuper la nouvelle chaire de langue, littérature et civilisation néerlandaises à la Sorbonne. Depuis la fondation de l'Université de Nanterre, il est, en outre, chargé de cours de néerlandais dans ce jeune établissement tumultueux. Nous ignorons comment le germaniste devint néerlandisant. Cela importe d'ailleurs peu, étant entendu que l'extraordinaire puissance de travail du normalien lui a fait franchir, comme en se jouant (mais au prix de quels sacrifices?) tous les obstacles sur le chemin de la Connaissance(2). On ne dira jamais assez la part active qu'a prise Pierre Brachin dans la reconnaissance du Néerlandais par l'Université française. Non seulement il a formé nombre de néerlandicistes, dont certains sont particulièrement doués, mais il a valorisé scientifiquement la langue aux yeux de ceux qui - fort nombreux - étaient enclins à la traiter en quantité négligeable. Il est vrai que les oeuvres de Brachin, tantôt savantes, tantôt mises à la portée de tous, contribuent à libérer les esprits. Rendant compte de son ouvrage sur ‘La littérature néerlandaise’(3), le poète et essayiste Jan Greshoff écrit qu'en examinant l'étude de Brachin,

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Pierre Brachin. il faut se souvenir que la littérature néerlandaise y est observée et analysée par un étranger, ce qui rend fascinante la différence de principe. Là se trouve mis l'accent sur l'apport de Brachin. Il n'est pas le serviteur servile de la civilisation néerlandaise. Il fait son métier de professeur français. On en trouve la résonance dans ses ‘Etudes de littérature néerlandaise’(4), dans son excellente introduction du ‘Hollandais au chat noir’ de Frans Erens où Brachin étudie le Mouvement de 1880 aux Pays-Bas et la littérature française(5), dans ‘Le Cercle de Muiden (1609-1647) et la culture française’(6) pour ne citer que quelques textes qui aident la compréhension du lecteur français. Un exemple type de la valeur pédagogique de ses écrits est à mon sens son ‘Vondel’ paru en 1964. En collaboration avec le professeur W.A.P. Smit, dont il utilise l'important ouvrage de base, Pierre Brachin a composé cette contribution à l'histoire de la tragédie au XVIIe siècle dans le but, défini par l'éminent comparatiste Marcel Bataillon dans l'avant-propos, de ‘permettre au public de langue française de prendre la mesure de Vondel, qui fut non seulement le plus grand écrivain hollandais de l'époque de Descartes, de Corneille et de Racine, mais aussi, en valeur absolue, un grand dramaturge, un cas privilégié du complexe phénomène appelé classicisme à la fois par sa conscience artistique et par ses dons’(7). Nous pourrions multiplier les exemples. Brachin passe d'un sujet à l'autre, d'une langue à l'autre avec un dédain académique pour la chronologie et la hiérarchie mais avec un respect méticuleux pour la pédagogie. Tantôt il étudie - et nous fait comprendre (et aimer) - le théâtre néerlandais à l'automne du moyen âge, tantôt (dans ‘Levende Talen’), il publie en néerlandais le texte d'une causerie sur Maria van Reigersberch, la fascinante épouse de Grotius. On trouve de sa main des annotations pertinentes de linguistique et de philologie dans ‘De Nieuwe Taalgids’, dans ‘Etudes

Septentrion. Jaargang 3 Germaniques’ et ailleurs, aussi bien que des études sur une curieuse figure de la Renaissance hollandaise, Jan van Hout, et sur la poétesse contemporaine Henriette Roland Holst, toutes deux dans ‘De Vlaamse Gids’.

La soif de savoir de Brachin est inextinguible et il nous entraîne avec lui. Un jour il enquête sur l'influence des lettres françaises sur les écrivains flamands et hollandais d'aujourd'hui, un autre il analyse les Pays-Bas à travers la loupe de Hoffmann von Fallersleben, puis il résume en trente pages nourries ses réflexions sur le pacifisme d'Erasme avant de passer à une très remarquable interprétation du rôle de Carel van Mander, connu surtout pour son Schilderboeck (Le Livre des Peintres). comme trait d'union entre le nord et le sud.

Qu'avons-nous encore lu de lui? Son érudition est telle que nous passons d'un texte sur le séjour en France d'Elisabeth Wolff et Aagje Deken entre 1788 et 1797 à celui du séjour fructueux de Potgieter, le fondateur de la revue ‘De Gids’, en Suède durant les années 1831-1832, d'une étude sur les problèmes humains dans le roman exotique de Johan Fabricius à celle sur la visite de Victor Hugo en Flandre (1837) et sur l'expressionnisme dans le théâtre de Herman Teirlinck. Une telle passion pour l'histoire littéraire ne reste pas impunie. Lorsque l'Institut Néerlandais de Paris rendit hommage à la littérature néerlandaise contemporaine (en décembre 1970) par une exposition didactique, Pierre Brachin fournit, par on ne sait quel subterfuge, d'admirables légendes pour chaque panneau, chaque vitrine, chaque document. Le savoir et la communication sont les qualités que ses étudiants lui reconnaissent le plus. Il a d'ailleurs fait appel à eux, parmi d'autres, pour la traduction des textes de son ‘Anthologie de la prose néerlandaise’. Cet excellent ouvrage bilingue en 4 tomes, de plus de 1.600 pages au total(8), marque dans l'oeuvre de Pierre Brachin. Il

Septentrion. Jaargang 3 88 témoigne tout d'abord de la qualité du choix, en d'autres mots du goût littéraire très sûr de l'auteur, il fournit ensuite la preuve que la discipline enseignée par le professeur repose sur des bases intellectuelles solides, tant sont passionnants les extraits publiés. Même les mieux informés découvrent de page en page une ample moisson d'écrits de valeur dont la juxtaposition permet de dégager l'intrinsèque beauté et l'impétueux caractère. Je m'empresse de payer à Pierre Brachin des royalties d'admiration. Je ne dirai de son dernier ouvrage sur l'histoire du catholicisme hollandais que le regret que j'éprouve de l'avoir déjà lu, tant fut passionnante la succession des chapitres et riche mon instruction au fil des pages(9). Pierre Brachin est provisoirement un Français pas comme les autres. Mais il a donné à ses étudiants la curiosité et le discernement de la civilisation néerlandaise, à ses lecteurs le désir avide de savoir. Gageons qu'il aura de nombreux disciples.

Sadi de Gorter, Paris.

Eindnoten:

(1) Ed. Orion (Desclée de Brouwer) Literaire Monografieën ‘Ontmoetingen’ 3ème édition, 1970. (2) Que le germaniste Brachin soit un véritable ‘néerlandiciste’, nul n'en disconvient. La parenté entre le néerlandais et l'allemand saute aux yeux, a-t-il écrit un jour, mais la langue des auteurs flamands et hollandais ne répond nullement à la notion des dialectes. ‘Ce qu'on peut dire’, - affirme Brachin, - ‘c'est que le néerlandais est parvenu, avec une remarquable constance, à maintenir intact son génie, et ici les conclusions de l'analyse statique rejoingnent celles de l'enquête historique. En n'éliminant pas tout inguéonisme [du nom des peuplades germaniques qui habitaient en bordure de la Mer du Nord] en résistant à la seconde mutation consonantique [qui, venue des montagnes du sud, au haut moyen âge, s'est imposée comme langue officielle dans toute l'Allemagne, sans toucher l'aire néerlandaise], en assouplissant la syntaxe, en simplifiant à l'extrême les formes grammaticales et en tirant de cette simplification même une foule de ressources nouvelles, le néerlandais, sans jamais perdre le contact avec son puissant voisin, a su s'affirmer en face de lui. Plus aisée peut-être au moyen âge ou au XVIIe siècle qu'à l'époque moderne, cette attitude a été, vu la disproportion numérique, méritoire en tout temps. Elle vaut bien, au moins, qu'on ne la méconnaisse pas.’ (Les Langues Modernes, Paris, 1957/4). (3) Librairie Armand Colin, Paris, 1962. (4) Ed. Wolters, Groningen, 1955. (5) La Revue des Lettres Modernes, Paris, 1960 (nos. 52/53). (6) Archives des Lettres Modernes, Paris, 1957 (no. 4). (7) W.A.P. Smit et P. Brachin: Vondel (1587-1679), Didier, Etudes de Littérature étrangère et comparée (no. 48), Paris, 1964. (8) Anthologie de la Prose Néerlandaise: I Belgique (1893-1940), 1966. II Belgique (1940-1968), 1968. I Pays-Bas (historiens et essayistes), 1971. II Pays-Bas (romanciers et nouvellistes), 1972. Ed. Aubier-Montaigne, Paris et Asedi, Bruxelles. (9) L.J. Rogier et P. Brachin, Histoire du catholicisme hollandais depuis le 15ième siècle, Paris, Aubier, 1974.

25 ans d'études néerlandaises à Lille.

Septentrion. Jaargang 3 La célébration du 25e anniversaire des études néerlandaises à l'université de Lille III s'est déroulée du 7 au 9 mai 1974. La journée d'ouverture, à laquelle de nombreuses personnalités ont assisté, a été marquée par des allocutions de P. Deyon, Président de Lille III, de Sadi de Gorter, Ministre Plénipotentiaire, Directeur de l'Institut Néerlandais à Paris, et de Walter Thys, responsable depuis vingt ans de la Section de néerlandais à Lille. Celui-ci a évoqué les différentes étapes de ces 25 années de néerlandais à Lille, la situation actuelle et l'avenir pour lequel il a émis le voeu de voir se créer une licence de néerlandais.

Jonkheer A. de Ranitz, Ambassadeur des Pays-Bas en France et le professeur P. Deyon, président de l'Université de Lille III.

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Au programme se trouvaient une exposition de livres de langue, littérature et civilisation néerlandaises faisant partie de la Section de néerlandais, une exposition ‘La littérature néerlandaise par l'image’, et de nombreuses conférences, sur la littérature, sur la linguistique et sur l'histoire et la civilisation, par des professeurs français, néerlandais et flamands. Chaque journée fut terminée par la projection d'un film néerlandais ou flamand.

Cette célébration a dépassé l'anecdotique. Depuis plusieurs années, plus de 100 étudiants s'inscrivent aux cours de néerlandais à Lille III. La demande du professeur Thys de la création d'une licence de néerlandais est soutenue par les autorités académiques. La réalisation serait imminente. M. Walter Thys pouvait encore annoncer l'organisation de cours de néerlandais, pour le mois d'octobre 1974, au service de la Formation continue et de l'Education permanente de Lille III. Au niveau de l'enseignement secondaire les cours de néerlandais pourront se multiplier dans le Nord lors de la prochaine rentrée scolaire. Il y a 25 ans, tout était encore à faire. La célébration de ce 25e anniversaire et l'intérêt qu'elle a suscité dans la presse régionale ont marqué l'appréciation croissante du néerlandais dans l'académie de Lille. Puisque l'avenir de l'étude d'une langue est lié intimement aussi bien aux possibilités matérielles d'enseignement, de lois et de décrets qu'à l'intérêt qu'on ressent pour cette langue, nous croyons utile de publier ci-dessous le texte du discours de Sadi de Gorter lors de la séance inaugurale du 7 mai 1974 à l'amphithéâtre de Lille III. Erik Vandewalle

Discours de Sadi de Gorter, ministre plénipotentiaire, directeur de l'Institut Néerlandais, lors de la séance inaugurale du 7 mai 1974 à l'amphithéâtre de Lille III.

Parlant, en ce lieu, de la langue néerlandaise, comment ne pas évoquer l'ombre du grand classique néerlandais Joost van den Vondel dont on célébrera dans une dizaine d'années le quatre centième anniversaire de la naissance. J'aimerais me taire pour lui donner la parole ou, mieux encore, vous faire entendre la voix de ses innombrables héros épiques empruntés à la Bible, aux Evangiles, à l'Histoire, à l'Actualité. Je me souviens qu'un même sentiment animait le poète lorsque, en 1638, il exhortait Rembrandt dans une épigramme sur un portrait d'Anslo à ‘peindre la voix’ du célèbre pasteur, car, écrivait-il, ‘qui veut voir Anslo doit l'entendre’.

Dans l'un de ses drames les plus connus, ‘Joseph à Dothan’, Vondel met en scène son personnage, jeté dans un puits tari, avant qu'il ne soit vendu par ses frères, et lui fait s'exclamer du fond de sa triste prison:

Ces profondeurs, le soleil les redoute, J'entends le vent, mais qui m'entend gémir? Le puits répète mes soupirs, mes plaintes, En renvoyant le dernier mot d'en bas. Les pierres parlent de douleurs atteintes: Je crie: hélas! l'écho répète: hélas! Si je lui dis merci, quand charitable Il me console, il me répond merci.

Septentrion. Jaargang 3 Si je me tais, le puits se tait aussi(1).

Pendant de trop nombreuses années, la langue néerlandaise s'est tue. Véhicule d'expression de millions d'individus, elle s'est tue au-delà de ses frontières naturelles pour faire parler les peintres de la Flandre et des Pays-Bas de la civilisation néerlandaise. En somme, comme le demandait Vondel à Rembrandt, les bas pays de l'occident européen ont parlé le langage de leurs artistes, peignant leur voix, annotant leur langage, dialoguant avec eux, comme si la chair était le verbe. Paul Claudel ne s'y est pas trompé en réunissant ses merveilleux écrits sur la peinture hollandaise sous le titre évocateur de ‘L'oeil écoute’.

Et pourtant la langue néerlandaise, née dans les Flandres et adoptée par la Hollande, a été - comme la langue française - un instrument analytique de grande efficacité; dès le treizième siècle s'esquissait une vie littéraire autonome, dont on connaît fort peu de choses en dehors de ses frontières linguistiques. Or, les peuples des anciens Pays-Bas ont forgé leur caractère moral en s'inspirant des récits mystiques écrits dans leur langue à l'aube du moyen-âge. Que ces rudes peuplades de la plaine aient développé leur propre langue pour s'exprimer, pour réagir, pour mieux s'identifier à l'instant même où l'Eglise et l'Etat s'exprimaient en latin, prouve que le parler du terroir déploie des qualités descriptives d'exactitude et de reconnaissance sur lesquelles se fonde la culture d'un peuple. La valeur poétique rédactionnelle de la langue est contestée au siècle dernier de manière bouffonne par ce personnage légendaire de

Septentrion. Jaargang 3 90

Multatuli, le tristement célèbre courtier de café, pour qui des vers comme:

le vent demeure, il est quatre heures n'ont un sens que s'il y a réellement du vent à quatre heures précises.

Eh bien! il semble que le vent ait soufflé dans la bonne direction à l'heure exacte où les anciens Pays-Bas affrontèrent la difficile étape de leur alphabétisation. Ils se prémunirent ainsi, du Nord au Sud, malgré leur dispersion politique, contre le flux sans cesse renouvelé d'autres langues et d'autres cultures.

Aujourd'hui, en ces temps où l'Europe aspire à l'unité, les langues nationales sont ou devraient être non pas un obstacle à l'union, mais le garant d'un approfondissement de nos valeurs intellectuelles réciproques, le garant de la liberté des hommes, de l'esprit de tolérance, et, paradoxalement peut-être, le garant de la circulation des idées.

Aussi est-il symptomatique qu'au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la Belgique et les Pays-Bas aient conclu entre eux leur premier accord culturel et un deuxième chacun pour son compte, avec la France. Dès 1946, les trois pays avaient ainsi solennellement concrétisé - tout en relevant leurs ruines - ce facteur essentiel de développement que représente la connaissance et la reconnaissance des rapports humains dans le domaine mal défini mais omniprésent de la culture.

Reprenant à leur crédit un grand nombre d'échanges traditionnels entre nos pays, les accords culturels consolidèrent ces courants, insérant dans la politique gouvernementale des opérations concertées pour le plus grand bénéfice des jeunes, des artistes, des scientifiques. Malgré le manque apparent de fantaisie des organes administratifs, il fut possible de réaliser nombre de manifestations artistiques communes, de favoriser les échanges de professeurs, de décerner des bourses d'étude et de perfectionnement, de mettre sur pied des semaines universitaires, d'intéresser des catégories professionnelles nouvelles, en adaptant leur désir de développement aux formes si utiles de la confrontation, de libérer des contraintes douanières la circulation des manuels scolaires, du matériel pédagogique, des films éducatifs. Rien ne vaut cependant l'initiative des particuliers, les contacts personnels, les visites de laboratoires, d'instituts et de bibliothèques. Loin de les contrarier, les accords culturels ont permis une ouverture plus large du réseau des relations universitaires et surtout extra-universitaires, notamment par l'encouragement des voyages d'orientation des responsables de mouvements de jeunesse et d'associations culturelles. Ouvriers, techniciens, agriculteurs, jeunes élus locaux, enseignants, instructeurs de l'enfance handicapée, moniteurs d'éducation physique, cinéastes, stagiaires de la presse, metteurs en scène, lauréats de conservatoires, experts d'éducation permanente en milieu scolaire et postscolaire, bibliothécaires, conservateurs de musées, architectes, urbanistes, assistantes sociales spécialistes d'hygiène publique, animateurs sociaux et culturels, directeurs de théâtre et de salles de spectacle, ont bénéficié comme les artistes et les scientifiques, des conditions modernes d'échanges que je nommerais pour simplifier: le tourisme balisé. Les rapports d'étude font état des résultats substantiels obtenus

Septentrion. Jaargang 3 par ces voyages dont la civilisation de masse et des loisirs ne fait qu'accentuer l'indispensable nécessité.

L'accord culturel entre la France et les Pays-Bas introduit un élément qui s'est révélé utile: celui de l'activité dans les pays signataires d'instituts culturels. Celui que je dirige à Paris - et qui me vaut l'honneur de pouvoir m'adresser à vous en ce jour de célébration du 25e anniversaire de l'enseignement du néerlandais à l'université de Lille - a voulu témoigner de la diversité de l'apport néerlandais dans les domaines les plus variés de l'intelligence et de la sensibilité. Nulle propagande ne s'inscrit à son actif: il entend bien au contraire témoigner du commerce de l'esprit et du coeur, favoriser les échanges d'idées, faire découvrir par le biais de la complémentarité, les facettes parfois inconnues, quelque fois incomprises, de la pensée et de l'action néerlandaises.

Il n'est pas de mon intention de m'étendre sur ce sujet car je suis trop étroitement associé aux activités de l'Institut Néerlandais. J'aimerais dire simplement qu'en menant cette action d'animation culturelle à longueur d'année, je discerne combien la population française (que l'on dit parfois renfermée sur elle-même) éprouve le besoin d'un constant dialogue et fait preuve d'une connaissance quasi encyclopédique des problèmes étrangers à son propre environnement. C'est là assurément une faculté exceptionnelle de promotion humaine, dont l'Europe de demain continuera à tirer le plus grand profit.

Les accords culturels signés entre la France et ses voisins du Nord comportent bien entendu des

Septentrion. Jaargang 3 91 références à nos langues nationales. C'est à la faveur de cet acte diplomatique qu'ont été créés les enseignements du néerlandais dans le cadre de l'Université. Celui qui est donné à Lille émane de l'accord franco-belge. Je n'en parlerai pas, non pas à cause de cette particularité, mais parce que le professeur Walter Thys vous en entretiendra avec autorité et talent. Je me bornerai pour ma part à esquisser la situation dans d'autres universités françaises. Et tout d'abord celle de Paris. L'étude de la langue néerlandaise y a été introduite en même temps qu'à Lille et à Strasbourg. En 1952, l'éminent professeur Pierre Brachin y a inauguré la chaire de langue, de littérature et de civilisation néerlandaises. Depuis cette date, il a formé des centaines d'étudiants français dans sa discipline. La réforme de l'enseignement supérieur a scindé la prestigieuse Sorbonne en des établissements numérotés en chiffres romains. Le néerlandais est ainsi enseigné à Paris III, IV, X et XII, autrement dit à Paris même, à Nanterre, à Asnières et à Créteil. L'étranger que je suis s'y perd un peu, mais pas les étudiants qui, rien qu'à Paris-Sorbonne, sont au nombre de quatre-vingts et au nombre de quarante à Paris X. La Sorbonne-Nouvelle et Créteil connaissent également un fort contingent de jeunes néerlandicistes. Il en est de même à Strasbourg, Metz, Besançon et Grenoble. En juillet 1972, le professeur Brachin évaluait leur nombre entre sept cents et huit cents pour l'ensemble du pays. Outre l'Université, certaines grandes écoles forment des étudiants de néerlandais. C'est le cas de l'E.N.A. depuis quelques années. Certes, le nombre d'élèves suivant les cours de néerlandais de l'Ecole Nationale d'Administration n'est pas élevé, mais le fait que cet enseignement y existe mérite d'être souligné. Le néerlandais fait également partie des disciplines inscrites au programme de l'Ecole d'interprètes et de traducteurs de Paris III et de l'Ecole des Douanes créée et gérée par le Ministère des Finances. Enfin, les Universités de Villetaneuse et de Tours ont manifesté leur intention d'introduire un enseignement du néerlandais. Par un décret du Ministre de l'Education Nationale, en date du 5 mai 1971, l'admission du néerlandais au CAPES d'anglais ou d'allemand a été autorisée.

Lors de trois réunions tenues en 1971, 1972 et 1973, les enseignants de néerlandais en France ont fait état du caractère satisfaisant des études, des dispositions favorables des étudiants qui paraissent trouver dans la langue étrangère dont il s'agit des possibilités d'ouverture non négligéables vers des situations professionnelles jusqu'alors peu accessibles aux ressortissants français. Sans doute, tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. La situation des lecteurs, sur le terrain des conditions de vie, est assez précaire. Le gouvernement des Pays-Bas intervient par des apports de salaire, tandis que la Belgique et les Pays-Bas fournissent des subventions pour la mise à jour des bibliothèques universitaires. Quoi qu'il en soit, la connaissance du néerlandais qui restera sans doute assez limitée en France, y repose désormais sur des bases scientifiques évidentes et il n'est pas besoin d'être grand clerc pour comprendre l'utilité de l'enseignement de cette deuxième langue germanique vivante.

En ce qui concerne l'enseignement secondaire, un arrêté ministériel du 19 septembre 1970 a admis le néerlandais aux épreuves du baccalauréat. Les lycées Stéphane-Mallarmé et Paul-Bert de Paris, où l'enseignement facultatif du néerlandais

Septentrion. Jaargang 3 était assuré depuis un certain nombre d'années en ont été aussitôt les bénéficiaires, d'autant plus que le Ministère de l'Education Nationale a autorisé les élèves qui s'intéressent au néerlandais à suivre l'enseignement dans ces lycées parisiens sans leur imposer les normes de la répartition géographique comme il est de rigueur pour la jeunesse scolaire qui n'a que la possibilité de s'inscrire dans les lycées proches de leur domicile. Déjà un professeur certifié enseigne à Stéphane Mallarmé. Il ne fait pas de doute qu'il s'agisse là d'un commencement. En province où l'enseignement du néerlandais comme langue à option a été admis - pour l'instant dans les académies de Lille, Strasbourg et Bordeaux - je ne crois pas que le pli soit déjà pris. A ma connaissance, seul un lycée d'Alsace a inscrit le néerlandais à son programme. Dans le Nord, cet enseignement fait encore défaut, en dépit de quelques tentatives prometteuses. Ailleurs, des essais ont échoué, faute de maîtres. A cet égard, je signalerai que le lycée international de Saint-Germain-en-Laye, qui comporte une importante section de néerlandais, pourrait, à titre provisoire et pour un enseignement facultatif, fournir des élèves-maîtres de formation française.

D'autre part, de futur enseignants peuvent bénéficier aux Pays-Bas et en Belgique d'une bourse annuelle de perfectionnement. De même, les bourses d'été de Nimègue ou de Breukelen et celles

Septentrion. Jaargang 3 92 de Gand sont à la disposition des jeunes universitaires et l'expérience prouve qu'ils en retirent un grand profit. Il est d'ailleurs symptomatique que ces cours d'été de langue néerlandaise ne sont plus seulement fréquentés par des étudiants linguistes. Depuis plusieurs années s'y inscrivent aussi des étudiants d'autres disciplines, souvent scientifiques, qui semblent avoir le souci de rechercher une ouverture sur d'autres sources d'approvisionnement intellectuel.

Dans cet ordre d'idées, il n'est pas sans intérêt de faire mention de la fondation par des collaborateurs du Haut Comité de la langue française d'associations pour la promotion en France des langues vivantes dont une association pour la promotion du néerlandais.

J'en arrive à la conclusion de mon allocution en posant une question. Pourquoi le néerlandais?

Les réponses se bousculent dans mon esprit. J'y ai mis un peu d'ordre pour vous les commenter.

Il y a d'abord, et le Hollandais que je suis ne peut pas le passer sous silence, la langue ellemême. Il s'agit d'une langue d'analyse, ai-je dit en commençant. Elle est belle, haute en couleurs, elle fait partie du patrimoine de peuples qui jouent un rôle - et il n'est pas mince! - dans le concert des nations. Elle a à son actif quelques-uns des plus beaux vers de la poésie européenne. Le lyrisme de Gorter, Leopold, Boutens, Roland Holst, Nijhoff dans le Nord, de Guido Gezelle, Van de Woestijne, Van Nijlen, Van Ostaijen, Jonckheere dans le Sud, la maîtrise de leur verbe, la chaleur ou la grâce de leur inspiration méritent une pénétration en profondeur dans les rouages sémantiques de cet idiome dont les particularismes sont passionnants.

Ce n'est pourtant pas la seule raison de la présence de la langue néerlandaise dans le monde. Bien que moyennement répandue, le néerlandais est enseigné dans 143 universités étrangères, par un personnel éducatif qui totalise près de trois cents maîtres. J'emprunte ces chiffres à l'annuaire de l'Association internationale de néerlandistique (Internationale Vereniging voor Neerlandistiek) dont le siège est à La Haye. Un simple regard permet d'établir que des universités de Sofia à Berlin, d'Helsinki à Londres, de Milan à Varsovie, de Zurich à Leningrad enseignent la langue et la littérature néerlandaises. Au total, quatrevingt-quatre universités d'Europe fournissent cet enseignement. Dans le reste du monde, une soixantaine d'universités, réparties à travers les continents, assument le même enseignement, traduisant la valeur de cet outil de précision et de gestion intellectuelle.

Mais après avoir payé mon tribut à la langue, j'en viens à ses avantages pratiques pour un jeune Français.

Le monde est ainsi fait que l'utilité des études prime de nos jours le mûrissement intellectuel et sensitif. On songe à son destin, à la pragmatique satisfaction de besoins matériels. On calcule, statistiques à l'appui, que la somme globale des échanges commerciaux entre les Pays-Bas et la Belgique d'une part, la France de l'autre,

Septentrion. Jaargang 3 représentent plusieurs dizaines de milliards de francs par an. Les implantations industrielles néerlandaises en France sont nombreuses et leur chiffre d'affaires hors taxes représente plus de dix milliards de francs. Aux Pays-Bas, les filiales industrielles françaises, les participations, les entreprises communes ne sont pas à dédaigner. Il en va de même de part et d'autre en ce qui concerne la Belgique. Des dizaines de milliers de personnes sont au travail dans ce réseau dense de réalisations économiques. La maîtrise de la langue néerlandaise a été, par le passé, un atout pour les Néerlandais et les Flamands. Dans ce processus de production, de distribution, de commercialisation, d'échanges, de jeunes Français doivent pouvoir s'intégrer. Toutes les occupations annexes réclament des auxiliaires bilingues. Je pense aux travaux de publicité, de documentation, de prospection, je pense à l'étude des marchés, à l'interprétation des conceptions commerciales. Je pense aussi aux aspects juridiques, à l'analyse des contrats, aux descriptions et à la rédaction des modes d'emploi. Je pense également à la vie bancaire, aux assurances, aux moyens de transport.

Je pense aux formalités de douane, aux questions de contentieux, à l'étude des méthodes de gestion. Je pense enfin aux activités scientifiques, aux travaux de laboratoire, aux rapports des instituts de recherche et de spécialisation. Sans abandonner le secteur économique, j'insisterai sur l'écoute de la radio et de la télévision, sur la lecture de la presse technique et des revues spécialisées, sur l'information en matière de brevets et sur la spécificité des opérations boursières, l'étude des bilans et des rapports d'activité, la compréhension des publications officielles. Il ne fait guère de doute que la diversification des connaissances linguistiques ouvre de plus larges horizons aux jeu-

Septentrion. Jaargang 3 93 nes qui cherchent à se placer en bonne position lorsqu'il leur faudra choisir une carrière.

Sur le terrain culturel, les possibilités sont grandes aussi. Les bons traducteurs de livres sont rares. L'adaptation de pièces de théâtre, de programmes de télévision, la transcription d'oeuvres radiophoniques, le décryptage (car c'est ainsi qu'il faudrait parler aujourd'hui) de textes littéraires ou de catalogues d'exposition réclament la présence de personnel dont la langue maternelle n'est pas le néerlandais. Dans le domaine administratif, au niveau des pouvoirs publics, la connaissance d'autres langues que l'anglais par exemple n'est pas à négliger. Quant aux organisations internationales à l'échelle de l'Europe, la connaissance du néerlandais chez de jeunes Français est aussi utile et profitable que le phénomène inverse. Plus l'éventail des connaissances linguistiques sera ouvert, plus l'Europe de demain s'inspirera des valeurs conjuguées d'entités ethniques différentes.

Je voudrais terminer en rappelant que dans le stade actuel de l'étude du néerlandais en France il faut, au cours de la décennie à venir, former le personnel enseignant tant pour le secondaire que pour le supérieur. C'est la condition sine qua non d'un bon départ. Certes, le néerlandais restera une langue marginale - même pour les besoins accrus du tourisme des grandes masses ou pour la libre circulation des individus - mais elle a, à mon humble conviction, et j'espère vous en avoir donné conscience, un rôle à jouer dans cette partie du monde. De plus, elle est la langue de vingt millions d'habitants à vos frontières, la langue de partenaires de la France unis pour une oeuvre de solidarité humaine et pour la défense de valeurs et d'intérêts communs.

Permettez-moi de terminer en citant une strophe d'un admirable poète flamand du quinzième siècle, Anthonis de Roovere, excellemment adapté en français par Liliane Wouters. Ces vers incisifs et élégants forment, à travers les siècles, l'heureuse conclusion - le happy end - de mon propos:

Vous, gens de métier qui, par grande peine, oeuvrez, avec les notables aussi, lorsque chacun, dans son propre domaine travaille dur, oui sans crier merci, que la vertu vous suive, et le bien-être. Songez: Dieu paiera double peut-être, la grâce dont chacun rêve toujours: du pain, de la panade, en vos vieux jours.

Eindnoten:

(1) Traduction de Jean Stals.

Miroir de la Flandre.

Septentrion. Jaargang 3 Couverture de la traduction française de ‘The Fair Face of Flanders’ de Patricia Carson (Editions E. Story-Scientia S.P.R.L., Gand).

La publication, en 1969, du livre The Fair Face of Flanders de Patricia Carson, fut une surprise agréable. L'ouvrage était publié d'une façon splendide, avec des sous-titres attrayants dans la marge et, surtout, avec un nombre considérable de lavis de Herman Verbaere, connu en Belgique pour ses esquisses touristiques. Même pour le lecteur qui ne comprenait absolument rien du texte anglais, ce livre pouvait constituer un trésor.

Un homme aussi exigeant et lettré que l'auteur Marnix Gijsen fut le premier à attirer l'attention

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Douai: Le Beffroi (lavis de Herman Verbaere). du public sur The Fair Face of Flanders. Il estimait que Patricia Carson avait réussi à démêler notre histoire médiévale très compliquée d'une façon qui avait été rarement égalée auparavant. Elle connaissait notre passé et avait conscience du rôle prépondérant qu'ont joué les éléments économiques dans notre histoire passée et présente. Et au surplus, elle connaissait également notre patrimoine culturel.

Je mentionne l'appréciation de M. Gijsen avec d'autant plus de plaisir qu'elle reflète très bien l'opinion de maints Flamands. Il concluait ainsi: ‘Il ne fait aucun doute que Patricia Carson a rendu, par son livre, un grand service à la communauté flamande. Je crois avoir lu à peu près tout ce qui a été écrit sur notre pays aux Etats-Unis et en Angleterre. Beaucoup de ces écrits sont dépassés, beaucoup d'ouvrages ont été composés par des gens qui ne connaissaient pas un diable de mot de néerlandais. Son livre par contre est objectif, intelligent et bien documenté. Si elle le faisait traduire en français, elle rendrait un grand service à nos compatriotes wallons, car elle nous observe sans préjugés et elle nous comprend. Il est même évident qu'elle nous aime’.

Septentrion. Jaargang 3 Le souhait de l'un de nos plus importants écrivains contemporains est enfin accompli, cinq ans après avoir été exprimé, et nous disposons maintenant d'une édition française, sous le titre de Miroir de la Flandre, qui ne le cède en rien à l'édition anglaise. La traduction a été faite par l'infatigable Maddy Buysse, qui à elle seule s'est chargée d'un pourcentage impressionnant de toutes les traductions du néerlandais en français parues jusqu'à ce jour. L'édition française est illustrée des mêmes dessins de Herman Verbaere.

Mais qui est cette Patricia Carson qui possède une connaissance si exceptionnelle de la Flandre? Elle est née en Angleterre et a acquis à l'université de Londres son titre de M.A. en histoire. Mariée par la suite à un historien belge et mère de trois enfants, elle habite la Flandre orientale depuis plusieurs années. Elle a publié un certain nombre d'ouvrages sur l'histoire d'Angleterre et d'Afrique. Outre son Fair Face of Flanders, elle a publié sur Gand, en collaboration avec deux Gantoises, une étude où le caractère de la ville et l'esprit de ses habitants sont décrits comme le fruit d'influences historiques.

Son Miroir de la Flandre débute par un chapitre d'introduction qui décrit excellemment la topographie des pays, chapitre écrit avec beaucoup de vie et de clarté. Peut-être que tout le monde ne partagera pas la manière de voir de l'auteur (qui attache très peu d'importance aux tendances séparatistes), mais personne ne saurait nier sa franchise et son don de l'observation. L'exemple suivant, extrait du passage intitulé ‘Un pays de Cocagne’, en est caractéristique: ‘Parmi les cérémonies les plus typiques des Flandres, citons celle du dimanche matin où, après la messe, on se rend en famille chez le pâtissier préféré et on rentre chez soi, une belle boîte de gâteau suspendue

Septentrion. Jaargang 3 95

Ypres: La Halle aux Draps et le Beffroi (lavis de Herman Verbaere). au petit doigt’. Cela me donne l'impression que l'écrivain est venue observer la scène un beau dimanche de printemps, après la grandmesse de mon propre village...

Les chapitres suivants, du second jusqu'à la moitié du quatrième, s'occupent plus profondément de notre histoire. Au cours de ces pages l'attention que porte au récit le lecteur qui s'intéresse moins au passé que ne le fait Patricia Carson, peut se relâcher un peu, mais l'auteur compense cet excès d'érudition par une étincelle d'humour britannique et par la limpidité du style. Chaque époque déterminée est en outre précédée d'un tableau avec les ‘dramatis personae’, ce qui est une aide appréciée pour le lecteur non-spécialiste.

Les dernières pages traitent sommairement de quelques tendances et caractéristiques de la Flandre contemporaine. Quant à moi, j'aurais préféré une élaboration plus large de ces pages, avec un peu plus de documentation, à la rigueur au détriment

Louvain: La bibliothèque universitaire (lavis de Herman Verbaere). des chapitres historiques qui, en revanche, donnent beaucoup de détails. Pour donner un exemple: l'auteur ne fait pas mention, ou presque, de la situation actuelle des arts et de la littérature en Flandre. Par contre, tout le matériel statistique et autre de l'édition anglaise a été mis à jour jusqu'en 1971.

Septentrion. Jaargang 3 Ce Miroir de la Flandre reflète donc un visage historique et socio-politique. La vie artistique fait d'ailleurs l'objet de pas mal d'autres publications. La forme dans laquelle le miroir de Patricia Carson nous est présenté en français en fait un ouvrage de grande valeur, qui mérite la plus grande diffusion possible.

Jan Deloof

Miroir de la Flandre, par Patricia Carson. Traduction française de Maddy Buysse, lavis de Herman Verbaere. Avec une liste des monuments et oeuvres d'art, un index de personnes et de lieux, une liste alphabétique des illustrations et deux cartes. - Ed. E. Story-Scientia, Gand. - 286 p. - Relié: 540 FB; broché: 420 FB.

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[Nummer 3] que traduit-on du néerlandais en français? pierre brachin

Né le 16-8-1914 à Montereau (S. & M.). 1924-1931: études secondaires au lycée de Sens. 1931-1938: études à Paris (E.N.S.) et à Berlin. 1938: agrégé d'allemand. 1952: docteur èslettres. 1940-1945: prof. d'allemand dans divers lycées. 1945-1948: chargé de cours d'allemand à l'université de Rennes. 1948-1952: prof. d'allemand à l'université de Bordeaux. Depuis 1952: prof. de langue et littérature néerl. à la Sorbonne. Membre de la Maatschappij voor de Ned. Letterk. (Leyde). Membre étranger de la Kon. Acad. voor Ned. taal- en letterkunde (Gand). Titulaire du ‘Joyau des Flandres’. Officier de l'Ordre de la Couronne belge. Pierre Brachin est l'auteur de: Le Cercle de Münster (1779-1806) et la pensée religieuse de F.L. Stolberg, Lyon-Paris, 1952, 492 pp.; Les influences françaises dans l'oeuvre de E.J. Stagnelius, id., 158 pp.; Etudes de littérature néerlandaise, Groningen, 1955, 123 pp.; Le Cercle de Muiden (1607-1647) et la culture française, Paris, 1957, 48 pp.; Anton van Duinkerken, Brugge-Breda, 1959, 2/1961, 3/1971, 51 pp.; Un disciple de Ronsard: J. van der Noot, ‘patrice’ d'Anvers, Paris, 1959, 35 pp.; La littérature néerlandaise, Paris, 1962, 208 pp.; Vondel (en collaboration avec W.A.P. Smit) Paris, 1964, 190 pp.; Anthologie bilingue de la prose néerlandaise: I - Belgique (1893-1940), Paris-Bruxelles, 1966; II - Belgique (1940-1968), 1968; III - Pays-Bas (Historiens et essayistes), 1970; IV - Pays-Bas (Romanciers et nouvellistes), 1972; Histoire du catholicisme hollandais depuis le 16ème siècle (en collaboration avec L.J. Rogier), Paris, 1974, 270 pp. Il est collaborateur à diverses revues. Adresse: 81, Boulevard Malesherbes, 75008 Paris.

Septentrion. Jaargang 3 Plus exactement, qu'est-ce que le public français connaît de la littérature néerlandaise? Telle est la question que j'ai été récemment amené à poser pour introduire, dans le cadre d'un séminaire organisé par l'université de Louvain, un exposé sur la traduction du néerlandais en français. Dans son avant-propos au livre de J.P. Pépin, Essai de bibliographie des traductions françaises des oeuvres de la littérature néerlandaise depuis 50 ans (Bruxelles, 1972), J. Weisgerber disait avoir été ‘frappé par deux phénomènes contradictoires. D'abord par l'abondance des traductions françaises d'auteurs néerlandais; ensuite, par contraste, par l'ignorance où le public de langue française demeure de la littérature de la Flandre et des Pays-Bas. Ne nous faisons pas d'illusions: beaucoup de ces traductions ont paru en Belgique, et il est triste de devoir constater que cela revient quasiment à rester inédit’. Comme les oeuvres originales des Belges francophones, les traductions ne peuvent s'implanter que par l'intermédiaire des grands éditeurs des cinquième et sixième arrondissements. Weisgerber ne parle ici que de la Belgique, mais c'est vrai aussi - et à plus forte raison - de la France. Jamais ou presque on ne voit offert au public français un ouvrage édité en Belgique. Faut-il incriminer le seul ‘exclusivisme parisien’? En effet, les éditeurs de Lyon ou de Bordeaux sont à peu près logés à la même enseigne que ceux de Bruxelles ou de Liège. Je serais cependant tenté d'avancer une autre explication, à titre tout à fait hypothétique. J'ai eu autrefois l'occasion d'étudier les lettres que Victor Hugo écrivit à sa femme en 1837, lors d'un séjour qu'il faisait en Flandre. A l'époque (et jusqu'à ce que, sous Napoléon III, une

Septentrion. Jaargang 3 6 convention internationale mît fin à cette pratique), les imprimeurs belges avaient toute licence pour contrefaire les éditions françaises, et ils ne s'en privaient pas. Quand Victor Hugo s'attarde devant les étalages des libraires bruxellois, il apparaît partagé entre la satisfaction de voir ses oeuvres si largement répandues et la fureur de ne pas toucher un sou de droits d'auteur! Cette fureur était bien entendu partagée par les éditeurs et les libraires français. N'y aurait-il pas, dans l'actuelle réserve de nos libraires pour ce qui vient de Belgique, une séquelle inconsciente de cet état d'esprit?

Force est en tout cas, pour connaître ce que peut lire le public français, de voir ce qui se publie en France même. Les listes ci-dessous - limitées à la prose - ne remontent pas au-delà de 1945.

I. Pays-Bas.

1. A. Coolen, Un village au bord de l'eau. 2. W. Corsary, a) Le secret de Lauriane Ostar. - b) Cher innocent. - c) L'homme sans uniforme. - d) L'homme qui n'était pas là. 3. L. Couperus, Vieilles gens, choses qui passent. 4. A. Den Doolaard, a) Le vainqueur du Mont-Blanc. - b) Vaincre la mer. 5. M. Dermoût, Les dix-mille choses. 6. M. Emants, Une confession posthume. 7. J. Fabricius, a) Démons à Bali. - b) Cap sur Java. - c) Boung le métis. - d) Nuit maudite. - e) Setouwo le tigre. - f) Marietta, fille du hasard. - g) Nuit maudite. 8. A. Frank, Journal. 9. J. Hamelink, a) Le règne végétal. - b) Horror vacui. 10. J. De Hartog, a) Jan Wandelaar. - b) Maître après Dieu. - c) Mort d'un rat. - d) Mary. - e) Le ciel de lit. - f) La clé. 11. A. Helman, Don Salustiano. 12. W.F. Hermans, La chambre noire de Damoclès. 13. J.W. Hofstra, Le feu de la rampe. 14. A. Van der Hoogte, La dernière heure. 15. D. De Jong, La roulotte hollandaise. 16. P. Van der Meer de Walcheren, a) Dieu et les hommes. - b) Le paradis blanc. - c) Rencontres. - d) La terre et le royaume. 17. Multatuli, Max Havelaar. 18. E. Nicolas, Le seigneur de Jéricho. 19. C. Nooteboom, Le chevalier est mort. 20. G. van het Reve, Les soirs. 21. A. Van Schendel, Les oiseaux gris. 22. J. Van de Velde, La grande salle. 23. S. Vestdijk, a) La vie passionnée du Gréco. - b) L'île au rhum. - c) Les voyageurs.

Septentrion. Jaargang 3 II. Flandre

24. H. Claus, a) La chasse aux canards. - b) Jours de canicule. - c) L'homme aux mains vides. - d) A propos de Dédé. - e) Andrea, ou la fiancée du matin. - f) Sucre. - g) Thyeste. 25. J. Daisne, a) L'homme au crâne rasé. - b) Pierre Benoit - c) Un soir, un train. 26. J. Geeraerts, Je ne suis qu'un nègre. 27. M. Gijsen, a) Le livre de Joachim de Babylone. - b) Télémaque au village. 28. W. Hornman, Le rebelle. 29. M. Van Maele, No man's land. 30. I. Michiels, a) Le récit de Jaco. - b) Le livre Alpha. 31. M. Rosseels, La passion de Sabine Arnauld. 32. Ruusbroec, L'ornement des noces spirituelles.

Septentrion. Jaargang 3 7

33. H. Teirlinck, Autoportrait. 34. F. Timmermans, a) Triptyque de Noël. - b) Anne-Marie. 35. J. Vandeloo, Le danger. 36. G. Walschap, a) Célibat. - b) Soeur Virgile. - c) Insurrection au Congo.

III. Pays-Bas au sens large(1).

37. Nouvelles des Pays-Bas et de Flandre (préface de V. Van Vriesland).

Ces listes appellent quelque commentaire. D'abord, 9 des oeuvres mentionnées (3, 6, 17, 21, 23c, 27, 32, 33, 36a), et qui sont parmi les meilleures, ou les plus classiques, ont paru dans la série ‘Pays-Bas et Flandre’ aux Editions Universitaires (nom trompeur: rien à voir avec l'université). Cette série s'enrichit tous les deux ans de deux volumes, l'un hollandais et l'autre flamand. L'idée est excellente, mais il s'agit d'une initiative étrangère: c'est à La Haye et à Bruxelles que se font les choix, c'est de là que proviennent les subventions. L'existence de la série ne prouve donc pas grand-chose quant aux goûts ni aux réactions du public français.

Pour les autres titres, il est clair que la sélection répond souvent à des soucis extra-littéraires. Pieter van der Meer de Walcheren a été évidemment retenu pour son inspiration religieuse. Het vijfde zegel est devenu ‘La vie passionnée du Gréco’ pour s'adapter à une collection de vulgarisation artistique. Ou bien c'est l'actualité qui décide. Soit la guerre sous ses divers aspects: résistance avec La chambre noire de Damoclès, réfugiés avec La roulotte hollandaise, persécutions antisémites avec le fameux Journal d'Anne Frank. Soit la décolonisation: La dernière heure, Insurrection au Congo et peut-être aussi, de façon plus lointaine, Les dix-mille choses. De même, si de toute l'oeuvre de Vandeloo seul a été traduit Le danger, c'est parce qu'il s'agissait du danger atomique, question brûlante s'il en fut. Pour éviter de surcharger les listes, je n'y ai pas mentionné le nom des traducteurs. Si je l'avais fait, on aurait discerné du premier coup d'oeil le rôle que peuvent jouer les préférences (et l'acharnement!) d'une individualité. Vingt des ouvrages cités, c'est-à-dire presque un sur trois, ont été traduits, et proposés à l'éditeur, par la seule Maddy Buysse. C'est à elle qu'on doit 3 Daisne sur 3, 2 Hamelink sur 2, 5 Claus sur 8. En dehors de cela, il n'est pas facile de savoir sur quels critères se fondent les éditeurs. Tout au plus peut-on constater une certaine prédilection pour la littérature ‘facile’. Sans nier le talent d'un Den Doolaard ou d'un Jan de Hartog, on peut estimer excessive la place qu'ils occupent sur le marché français.

On traduit beaucoup du néerlandais. Parmi les langues qui ont donné lieu l'an dernier à des traductions de par le monde, le néerlandais vient au 9ème rang. C'est plus qu'honorable. Mais il s'agit surtout de technique et de sciences humaines. Les

Septentrion. Jaargang 3 belles-lettres ne tiennent dans ce palmarès qu'une faible place. Les listes cidessus sont éloquentes à cet égard. Plus généralement, on peut affirmer que la littérature de Hollande et de Flandre n'a pas encore trouvé à l'étranger tout l'accueil qu'elle mérite. Il vaut la peine de se demander pourquoi. Serait-ce parce que l'aire linguistique

Septentrion. Jaargang 3 8 néerlandaise est trop réduite? Oui et non. Car, comme le faisait observer, tout récemment encore, Fons Rademakers(2), quand Ibsen écrivait ses pièces de théâtre en langue norvégienne, il y avait tout juste 2 millions de Norvégiens. Les publics auxquels s'adressaient respectivement Strindberg et Andersen comprenaient au maximum 5 millions de Suédois et à peine 2 millions de Danois. Même si l'on veut considérer l'ensemble des pays scandinaves comme une seule entité, celle-ci est encore moins nombreuse que la Hollande et la Flandre réunies. Or beaucoup d'auteurs scandinaves sont parvenus à la célébrité mondiale. Toute explication basée sur la seule statistique lui paraissant ainsi - à bon droit - erronée, Rademakers propose la théorie suivante. La littérature néerlandaise, selon lui, n'est guère traduisible car, de Vondel à Van het Reve et à Carmiggelt en passant par Hildebrand, elle se caractérise par la propension aux astuces linguistiques d'une part et d'autre part à la miniature ou, comme il dit, à la Kleinmalerei. Il y a naturellement du vrai dans cette remarque. Sophocle est plus attrayant à traduire que la Camera Obscura. Toutefois elle appelle des réserves (Rademakers ne l'ignore d'ailleurs pas, puisqu'il admet des ‘exceptions’). Elle s'applique difficilement, pour ne prendre que cet exemple, à l'oeuvre colossale d'un Vestdijk. Et puis, Rademakers n'envisage pour l'époque moderne que le roman. Les autres genres, en effet, ne relevaient pas de son propos, qui était d'établir les rapports possibles entre littérature et cinéma. Il n'en reste pas moins qu'on peut se demander pourquoi, dans un domaine tout autre comme celui de l'essai, les catholiques français n'ont jamais été mis en mesure de lire l'oeuvre, toujours brillante et souvent profonde, d'Anton van Duinkerken, ou pourquoi les socialistes de chez nous ont tout ignoré de la prose ardente d'Henriette Roland Holst.

L'observation de Rademakers, on l'aura noté, ne portait que sur la littérature néerlandaise au sens étroit, c'est-à-dire hollandaise. Ce n'est pas qu'il se désintéresse de la littérature flamande. Tout au contraire: il veut précisément montrer que la littérature flamande présente des caractères tout à fait différents, qu'on y trouve un art du récit et un sens dramatique dont l'équivalent n'existe pas au Nord. Voyez Streuvels, Teirlinck et tant d'autres... Fort bien, mais alors les romanciers flamands devraient avoir été, à la différence des Hollandais, largement traduits à l'étranger. Or que voyons-nous en France? Le grand public connaît vaguement Timmermans, un peut aussi Claus (surtout, d'ailleurs, à cause de son théâtre) et c'est à peu près tout.

Dans sa brochure, déjà ancienne, Allusions et nuages (Amsterdam, Querido, 1947, p. 11-12), Mme Romein-Verschoor prenait la question par un tout autre bout. Pour elle, le médiocre succès international de la littérature hollandaise tient à ce que l'esprit hollandais ‘n'est pas moins déterminé par l'histoire que par le climat et le paysage, et ne s'apparente guère visiblement aux sabots ni aux moulins’. Elle va jusqu'à affirmer: ‘L'écrivain hollandais d'aujourd'hui est Hollandais parce qu'il ne peut faire autrement’. Or, que réclame avant tout le public étranger? Du folklore, de l'exotique ou, plus profondément, quelque chose qui permet ‘d'accéder à l'âme du pays’. L'étranger qui a voyagé en Norvège ne retrouve-t-il

Septentrion. Jaargang 3 9 pas dans l'oeuvre d'Ibsen ‘la massiveté et les brumes chargées de symboles du paysage’ norvégien?

Laissons Ibsen, pour revenir à la littérature néerlandaise. Mme Romein limite son enquête à la Hollande. C'est son droit. Mais nous avons, nous, le droit de faire observer que si sa théorie était exacte, si la couleur locale (en prenant cette expression dans un sens très large) attirait tellement traducteurs et éditeurs étrangers, la littérature flamande devrait faire recette. Or, nous le rappelions à l'instant, tel n'est malheureusement pas le cas.

Et puis, est-il bien exact que l'élément pittoresque fasse tellement défaut dans la littérature hollandaise elle-même? Celleci ne serait-elle pas singulièrement appauvrie si l'on faisait abstraction de ce qu'ont inspiré à Antoon Coolen le Brabant, à Anne de Vries la Drente ou à Herman de Man les paysans des environs d'Utrecht? Jeune étudiant, Raymond Brulez a été transporté par ce qu'il jugeait être ‘le plus typiquement hollandais: la poésie de la nature dans le Mei de Gorter, cette atmosphère propre à la bourgeoisie hollandaise que nous révèlent les romans de Couperus ou de Bordewijk, la vie du petit Jacob dans son orphelinat de Haarlem, celle du Waterman qui, si longtemps, avait navigné sur la Merwede...’(3). Si tout cela paraissait tellement original à un Flamand, comment se fait-il qu'en dehors de l'aire linguistique néerlandaise on n'en ait pas été plus frappé encore?

La critique est facile. Me permettra-t-on, pour finir sur une note plus positive, de suggérer à mon tour une théorie, fût-elle un peu terre à terre? Dans un excellent article sur La découverte des lettres néerlandaises par les Français à la fin du XIXème siècle(4), P. Delsemme a montré qu'entre la fin du romantisme et la période symboliste - donc en gros sous Napoléon III et dans les débuts de la IIIème République - les Français ont été assez indifférents à toute littérature étrangère. Mais à partir de 1890 environ, brusquement l'intérêt se réveille. Russes et Scandinaves font une entrée en scène massive. Les écrivains néerlandais en profitent jusqu'à un certain point: les revues parisiennes, sous l'impulsion notamment de Teodor de Wyzewa, parlent d'eux, publient quelques fragments en traduction. Mais l'engouement pour l'étranger n'est qu'un feu de paille: ‘Sur les bords de la Seine, écrit Delsemme, le vent se met à tourner. Dans les premières années du XXème siècle, le cosmopolitisme littéraire se heurte à une violente réaction nationaliste. Les littératures étrangères sont comparées à une armée d'invasion, où Henry Bordeaux distingue “M. Couperus, à la tête d'un détachement hollandais”. Dernières venues au rendezvous de Paris, les littératures au rayonnement limité sont les premières à rentrer dans l'ombre. La Plume, en 1903, aura beau publier le chef-d'oeuvre de Frederik van Eeden, De kleine Johannes: il ne se trouvera pas un éditeur français pour recueillir en volume la traduction de Camille Huysmans et de Georges Khnopff’. Mais dire que si la littérature néerlandaise s'évanouit ainsi, après une brève apparition, de l'horizon parisien, c'est parce qu'elle était d'‘un rayonnement limité’, n'est-ce pas reculer le problème? Pourquoi son rayonnement était-il limité? L'explication est, à mon sens, simple affaire de chronologie. A l'époque dont nous parlons, le réveil des lettres néer-

Septentrion. Jaargang 3 10 landaises ne fait que commencer: mis à part Multatuli (dont la problématique était trop spéciale pour passer aisément la frontière), il ne date que de 1885 en Hollande, de 1893 en Flandre. Encore les Tachtigers, au Nord, ont-ils surtout brillé par des oeuvres lyriques, donc pratiquement intraduisibles. Au Sud, avant 1900, si Buysse s'affirme, Van Nu en Straks en est encore au stade de la réflexion, et son plus grand mérite est d'avoir ‘découvert’ la poésie de Gezelle. Par contre les Scandinaves (pour ne parler que d'écrivains au langage ésotérique, comme eût dit Ter Braak) fondent leur réputation sur une oeuvre établie de longue date, abondante et susceptible de résister, une fois traduite, à tous les caprices d'un public étranger. La première grande pièce d'Ibsen, Brand, date de 1867; Björnson s'est fait un nom, avec Une faillite, dès 1875; le premier grand roman naturaliste suédois, La chambre rouge de Strindberg, a paru en 1879. La malchance de la littérature néerlandaise, c'est que ses monuments sont postérieurs à la saute de vent qui s'est produite en France. Il est caractéristique que les deux seules oeuvres de Couperus traduites en français soient Majesté et Paix Universelle: deux productions mineures et qui ne justifient guère les alarmes d'Henry Bordeaux. Or elles ont été respectivement traduites en 1898 et 1899. A ce moment, en dehors d'Eline Vere - roman estimable certes, mais simple début - Couperus n'avait pas grand-chose d'autre à offrir. Certes, la ‘réaction nationaliste’ n'a eu qu'un temps, et c'est fort heureux. Mais les impressions, surtout négatives, sont tenaces et les Français ont gardé, plus ou moins consciemment, la conviction qu'il y a une littérature scandinave, mais point de littérature néerlandaise. C'est un cercle vicieux: on ne lit pas d'ouvrages néerlandais parce qu'il n'existe pas de traductions, et on ne souhaite pas de traductions parce qu'on ne connaît pas les écrivains.

Je ne me dissimule pas ce que cette théorie a d'insuffisant elle aussi. Elle ne porte que sur la France. Du moins présente-t-elle l'avantage d'expliquer en quelque mesure la différence de situation entre la France et d'autres pays. Car s'il est bien vrai que la littérature néerlandaise est peu connue en général, il y a des degrés dans l'ignorance. Les traductions sont notablement plus nombreuses en Allemagne ou dans les pays anglo-saxons qu'en France.

En tout cas, il faut remédier à cela. On s'y emploie. L'atmosphère s'améliore, et c'est beaucoup. Une place est régulièrement faite au néerlandais dans la revue Etudes germaniques, qui porte d'ailleurs en sous-titre: ‘Allemagne, Autriche, Suisse, pays scandinaves et néerlandais’ (Le cas est, pensons-nous, unique au monde). Le néerlandais s'enseigne depuis un quart de siècle dans diverses universités de Paris et de province. Il vient de se voir accorder droit de cité dans les lycées(5). On peut donc espérer pour demain davantage de curiosité dans le public, et davantage d'intérêt du côté des éditeurs ‘des cinquième et sixième arrondissements’.

Eindnoten:

Septentrion. Jaargang 3 (1) Si je n'ai pas mentionné sous cette rubrique ma propre Anthologie de la Prose néerlandaise, c'est que l'éditeur en est belge, la maison Aubier ayant simplement offert à ces quatre volumes l'hospitalité de sa ‘Collection bilingue des Classiques étrangers’. (2) De Vlaamse Gids, 1973, pp. 20-21. (3) De Vlaamse Gids, 1962, pp. 419 sq. (4) De Nieuwe Taalgids, 1963, pp. 10-19. (5) Sur l'enseignement du néerlandais en France, cf. Septentrion, I, 1 (juin 1972), pp. 65-73 et I, 2 (octobre 1972), pp. 5-13.

Septentrion. Jaargang 3 11 michel seuphor ou l'intégrité jan martens

Né le 16 décembre 1940 à Poeke (Flandre orientale). Licencié en philologie romane. Professeur de philologie. Directeur d'une maison d'édition française. Actuellement directeur du Fonds Mercator à Anvers, centre culturel international et maison d'édition de livres d'art. Organisateur d'expositions d'art contemporain. A contribué à des collections d'édition de textes par traitement automatique (ordinateur) du vocabulaire. Se spécialise dans l'épistémologie de l'art et du langage. Adresse: Dr. Verdurmenstraat 31, 2700 Sint-Niklaas (Belgique).

A l'occasion de la rétrospective Michel Seuphor qui a eu lieu à Anvers en 1972, dans le cadre de la Quinzaine française, j'ai consacré à cet artiste un essai sur les deux moments essentiels de sa création, à savoir la genèse et la structure. C'était faire le grand saut dans le vide de l'oeuvre, en évitant le piège de la frontière, ou de l'absence de frontière, entre les différentes disciplines artistiques - qu'elles soient d'ordre plastique ou littéraire - que Seuphor exerce avec une égale maîtrise et une surprenante simultanéité.

C'était postuler l'intégrité de l'art à partir de l'authenticité du geste structurel, donner l'avantage à l'esprit ordonnateur sur la matière ordonnée, préférer l'épistémologie à l'histoire, la personne au personnage.

Septentrion. Jaargang 3 La méthodologie même de mes approches précédentes m'a toujours fait écarter les problèmes que j'avais résolus pour moi-même mais qui, en général, restent ceux du public qui fréquente les expositions de Seuphor ou qui lit ses oeuvres. Familier avec les certitudes et les doutes de ce public, et éclairé par deux personnes averties qui, sur d'autres plans que moi ont suivi Seuphor pendant de nombreuses années, j'ai demandé à l'artiste de répondre à certaines questions dont le dénominateur commun est l'intégrité de l'art. C'est là, en effet, ‘la question de fond’.

Jean Warie s'est chargé de résumer notre entretien auquel participait également Mark Verstockt. Il a eu lieu chez Seuphor, au 83 avenue Emile Zola, Paris 15e, le 2 octobre 1973, pendant 90 minutes. Nous en avons réservé l'exclusivité à Septentrion.

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Michel Seuphor (à gauche) et André Malraux (à droite) à l'occasion du vernissage de l'exposition de Mondriaan à Paris (1969).

Q. Michel Seuphor, nous vous connaissons trois activités. La première concerne la littérature dans laquelle vous exercez une activité de poète, de romancier, de philosophe ou de penseur; une deuxième activité est votre réflexion sur les problèmes qui concernent l'art et on pourrait l'appeler la critique artistique; enfin un troisième domaine est celui de l'activité artistique propre au sens traditionnel du mot. Comme vous exercez ces trois activités d'esprit simultanément, nous aimerions que vous nous expliquiez la relation que vous leur voyez.

R. Je crois que la meilleure réponse, la plus logique, serait que... c'est un secret professionnel... mais ceci est une blague, parce qu'il n'y a pas de secret... Il n'y a peut-être même pas de profession. Je crois que je peux mener ces trois fonctions ensembe parce que je ne suis pas un professionnel. Je ne l'ai jamais été. Est-ce qu'on peut être un professionnel de la poésie? Est-ce qu'il y a des poètes professionnels? C'est ridicule de poser la question. Peut-être que tout être qui écrit et qui sait lire est un peu poète. Mais il n'y a pas de poètes professionnels. Il y a des critiques d'art professionnels, il y a des historiens d'art professionnels, il y a des professeurs professionnels - c'est une tautologie - et il y a des plasticiens professionnels. Je ne suis rien de tout cela. J'ai toujours tout fait en amateur, en dilettante, mais en gardant à ce mot toute sa signification qui est fondée sur l'amour. Je fais tout par prédilection. C'est sans doute pour cela que j'ai commencé à gagner vraiment ma vie entre 55 et 60 ans et que je la gagne bien depuis dix ans à peu près, alors que j'ai quand même plus de 72 ans. Quand je me mettais à écrire, même à ces époques lointaines, je ne me suis jamais senti écrivain professionnel ou poète professionnel ou critique d'art professionnel ou, depuis vingt ou trente ans que j'expose, plasticien, dessinateur professionnel. Alors les gens me questionnent souvent. On s'étonne - évidemment qu'on s'étonne - et on demande: comment pouvez-vous faire tout cela ensemble? On me demande de l'expliquer, et je ne peux pas l'expliquer, parce que le fait est que je

Septentrion. Jaargang 3 fais tout tout seul, je n'ai pas de nègre, ce qui paraît à certains invraisemblable. Peut-être y-a-t-il tout de même quelque chose à dire, et c'est peutêtre là le secret professionnel dont je parlais tout à l'heure: non seulement j'applique le dicton ‘ne remettez pas à demain ce que vous pouvez faire aujourd'hui’, mais je ne remets pas à l'heure suivante ce que je peux faire à l'instant même. Il se trouve dans Virgile omnia vincit labor improbus, le travail a raison de tout s'il est acharné. Et ailleurs, omnia vincit

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Tableau Poème no. 7 (1958) par Michel Seuphor. amor et ce labor, chez moi, c'est un amor et j'ajouterai amor improbus.

Q. Nous aimerions savoir si vous n'êtes pas en quelque sorte ‘brimé’ par le fait que vous expliquez et montrez l'oeuvre des autres, par exemple si Seuphor n'est pas involontairement brimé par Mondrian...

R. Ce n'est pas le cas pour Mondrian et pour ce qui concerne l'histoire de l'art abstrait, parce que cela fait partie de ma liberté d'expression. On a pu écrire à propos de mon ouvrage sur l'art abstrait que je racontais en somme ma propre histoire mais que cela ne gêne pas parce que je m'efface partout où je peux. C'est un fait que lorsque je parle de Mondrian, c'est une autobiographie, qui sort cependant de mes frontières pour devenir une histoire nationale, qui cesse d'être nationale et qui devient universelle. Ecrire un livre sur Mondrian a été pour moi extrêmement important. Il y avait une découverte à faire, il y avait quantité de choses que j'ignorais, bien que j'eusse vécu dans l'entourage immédiat de Mondrian. Mais lorsque je mets tout au point, je prends toutes les libertés, j'exerce ma totale indépendance vis-à-vis de toutes les écoles, de toutes les tendances du goût du moment et de tout ce qu'on pourrait en dire, je m'en fiche totalement. A propos de cet ouvrage, je reçois une lettre d'Alfred Barr dans laquelle il me dit: ‘Vous avez fait de la métaphysique’. Je ne pensais pas du tout que j'avais fait de la métaphysique, mais c'était le goût du moment qui lui faisait dire cela.

Septentrion. Jaargang 3 Q. Nous comprenons aisément que Barr ait pu employer le terme ‘métaphysique’, il suffit qu'il ait vu comme principe transcendental ce qui est en fait inhérent à votre oeuvre et que vous avez défini comme l'amour. Selon ses convictions personnelles, chacun pourrait passer de la philosophie à la métaphysique ou inversement. R. C'est évident.

Q. Y a-t-il d'autres mouvements, qui ne vous sont pas aussi proches, qui ont eu le même effet sur vous? Nous pensons au dadaïsme. Quels sont vos rapports avec le dadaïsme? R. J'ai connu les dadaïstes à Paris lors de mes premiers voyages en 1923 et j'ai publié des plaquettes en Belgique qu'on tient pour pleines de l'esprit dada, par exemple Le mariage filmé qui raconte le mariage de Paul Joostens à Levallois-Perret, où j'étais premier témoin. J'en ai

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Silence habité (1958) par Michel Seuphor. fait comme une ‘sotie’ qui peut être qualifiée de dada. Lorsque, plus tard, on me demande de parler du dadaïsme, c'est quand même aussi par prédilection que j'en ai parlé, pour raconter ce que j'en savais. Les renseignements que j'ai pu donner, il y a vingt ans ou presque, étaient quelquefois surprenants pour le grand public. J'étais très pris par l'esprit dada et je le suis encore. Quand je pense à certains manifestes de cette époque, le manifeste dada soulève tout. Déjà la Sainte Vierge était dadaïste et que sais-je. Je trouve cela formidable. C'est de l'antipoésie qui devient de la poésie et qui coiffe la littérature du moment. On est immédiatement au sommet de la création. Mais là-dessus, le surréalisme est venu, et André Breton a effacé cela du revers de la main. Les ‘ismes’ sont tous devenus surréalistes, surréalisants, et à la gare les libertés! C'est le dogmatisme surréaliste à base de freudisme qui régentera l'art. ‘L'art sera convulsionnaire ou il ne sera pas’, disait Breton. On crée une académie de quarante personnes, mon cher, de quarante personnes qui tous entourent le chef et qui doivent obéissance au chef. Oh, ce n'était pas pour moi, ce n'était pas pour mon dilettantisme, pour mon amateurisme. Il y avait là quelque chose de douteux, de trouble. Alors mon attachement pour Mondrian et pour Fernand Léger a grandi à l'ombre de ce surréalisme tout-puissant à Paris. Vous n'imaginez pas ce que c'était à Paris: le surréalisme y régnait absolument en maître.

Septentrion. Jaargang 3 Q. Il y avait aussi les surréalistes qui faisaient la cour au dadaïsme?

R. Bien sûr, Breton venait du dadaïsme, mais c'était la fin de l'époque dada. Alors mon aversion pour le surréalisme et pour l'esbrouffe quotidienne à Paris a grandi, mais a grandi aussi mon amour et mon amitié pour Mondrian et pour les quelques peintres constructifs ou constructivistes de l'époque, si bien que je suis resté très intimement lié avec ce tout petit groupe, et c'est finalement de cela qu'est sorti Cercle et Carré, qui était une opposition de combat au surréalisme en 1929-1930, mais sans aucun succès. Le succès est venu plus tard, de façon inattendue, parce que de Cercle et Carré mort est sorti Abstraction-Création, d'Abstraction-Création est sorti le Salon des réalités nouvelles, et ainsi de suite.

Q. Je ne sais pas si je résume bien votre pensée. Je crois que pour vous Dada a

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Festivité (1963 - 8 parties) par Michel Seuphor.

été certainement un moment capital, le dada pur, tandis que l'art abstrait est devenu alors un amour de toute une vie. R. Pas tout à fait. Je crois qu'il y a dans ma production littéraire, poétique, dans mes créations littéraires des dernières années, beaucoup de choses qui participent au climat dada. Je crois même que dans le dernier numéro de Création, où il y a une vingtaine de pages de moi, il y a des choses qui peuvent y être rattachées directement. Q. Comment mariez-vous le dadaïsme et l'art construit? R. Je ne prévoyais pas du tout cette question-là. Pour moi, c'est extrêmement simple. Cela pose tout le problème assez vaste de la liberté. Il faut que l'esprit de l'homme soit libre, totalement libre. Pour un écrivain, poète ou prosateur, pour un peintre, pour un musicien - je veux dire pour un artiste authentique - il n'y a pas de limites à la liberté. C'est en lui-même, dans cette liberté et dans les erreurs - souvent dans les erreurs que cette liberté lui fait commettre - qu'il trouve l'essentiel du nouveau pas en avant ou ailleurs. C'est pour cela que j'aime beaucoup, que j'ai toujours beaucoup aimé le mot erreur - il est dans Valéry. J'ai employé le

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Annapourna (1964) par Michel Seuphor. mot dans Lecture complémentaire qui a été publié en 1928: ‘erreur dont j'aime le son’. Mais il y a un livre récent de Jacques Monod: Hasard et nécessité; eh bien, l'erreur est là: nous sommes une erreur. Nous sommes nés d'une erreur, d'une combinaison qui s'est mal faite et qui est devenue habitude, d'un hasard qui est devenu habitude, qui a été enregistré comme sur une machine et qui finalement a donné l'homme. Ce livre est très remarquable.

Q. On pourrait y ajouter vos propres essais sur la liberté. D'ailleurs tous vos livres de réflexion sont des réflexions sur la liberté. R. Oui, cette liberté dont il a été si longtemps interdit de parler. Mais je constate maintenant qu'il y a un libre choix, qu'un artiste peut choisir entre différentes couleurs... On admet que c'est aujourd'hui une liberté. Avant, on disait: non, c'est déterminé, il ne pourrait pas choisir d'autres couleurs que celles-là parce que c'était écrit en lui... Il y a quelques années, je reçois un coup de téléphone d'Alicia Penalba et Alicia Penalba, avec qui je suis très lié et qui est une femme charmante, me demande: ‘Qu'est-ce que tu fais en ce moment?’ Alors je dis: ‘Oh, j'écris un essai sur la liberté’. ‘Oh’, ditelle, ‘cela n'existe pas!’

Septentrion. Jaargang 3 Q. Le mot écrire revient très souvent dans notre conversation. Vous m'avez dit il y a trois ans: ‘Au fond, ce qui m'intéresse et ce qui m'importe c'est l'écriture, ce sont surtout mes poèmes, mes essais et mes romans’. Je me rappelle très bien ces paroles. Il y avait un ordre préétabli. ‘Ce que je fais en dehors de cela, avezvous ajouté, est beaucoup moins important.’ R. J'étais jeune à cette époque.

Q. Mais enfin, vous avez ajouté: ‘au fond, écrire c'est la seule chose qui m'intéresse’. R. Je crois que c'est là que s'exprime pour moi peut-être toujours, pour les autres aussi, la plus grande liberté et je crois que finalement la grandeur humaine, après tout, c'est là qu'on la touche le mieux avec le plus d'extension, avec le plus de profondeur. Je crois que Rembrandt est quelque chose de très grand. Je viens encore de revoir La leçon d'anatomie et les formidables portraits au Mauritshuis, avant-hier. Je crois que Mondrian est une grandeur universelle également et beaucoup d'autres peintres que nous

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Gammes (1962) par Michel Seuphor. aimons, que nous admirons. Mais je ne crois pas qu'aucun peintre ait jamais atteint le niveau de Shakespeare, de Hölderlin, de Dante ou de Homère. Je crois que là l'expression humaine plafonne réellement.

Q. Est-ce à dessein que vous arrêtez votre énumération au dix-neuvième siècle?

R. Non, je cherche des écrivains, des poètes que j'aime beaucoup dans le vingtième siècle. J'en ai un sous la main immédiatement et qui est presque inconnu comme poète, mais qui est très connu comme plasticien, comme sculpteur, et c'est très injuste. Il s'agit de Hans Arp, qui est un grand poète en allemand et en français, mais absolument méconnu. Un important volume a paru quelques jours avant sa mort à la N.R.F. Personne ne l'a lu, personne n'en a parlé mais cela, c'est le climat de Paris, enfin.

Q. Si on vous reprochait de donner la primauté à la littérature par rapport aux arts plastiques, pourrait-on dire que vous concevez l'art en fait comme un phénomène littéraire? Autrement dit, si on vous reprochait de faire vous-même de l'art littéraire, que répondriez-vous? Nous aimerions en effet que Michel Seuphor explique pourquoi l'expression littéraire est à ses yeux supérieure à l'expression plastique ou musicale.

Septentrion. Jaargang 3 R. J'hésite beaucoup. Je ne suis pas musicien, mais j'ai un tel besoin de musique que j'en écoute tous les jours et généralement pendant que je trace mes lignes horizontales, le matin, et je préfère toujours que ce soit Mozart ou Haydn ou Bach. Je pense que ces musiciens ont fait en musique déjà à peu près ce que je fais dans mes dessins, qui sont toujours à base de modulations. Il y a dans les arts plastiques une richesse évidente, mais souvent l'indispensable discipline fait défaut.

La discipline est une invention de la liberté. Lorsqu'un artiste a inventé certaines choses, il sent le besoin de limiter son invention et de la mettre dans un cadre, de réglementer le jeu: il n'y a pas de jeu sans règles et il n'y a pas d'art sans jeu. Si l'art rêve d'être un jeu, il est stérile. Le jeu doit entrer dedans. L'esprit du jeu, l'esprit intérieur du jeu, comme chez les enfants. Mais l'homme adulte y introduit des règles. Pourquoi? Pour faire durer le jeu, pour le simplifier, pour l'harmoniser, pour qu'il ne se déroute pas dans les

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Ave Ovum (1965) par Michel Seuphor. ornières et qu'il reste vraiment jeu. Voilà pourqoui les vrais artistes ont leur discipline. Ils l'inventent s'ils ne l'apprennent pas d'un maître ou de quelqu'un qu'ils jugent supérieur à eux-mêmes. Mais il faut cette règle qui fait durer le jeu et il faut que chacun invente ses règles pour soi et qu'il les tire de sa propre liberté. Chez moi, c'est très simple: Il n'y a pas d'autre règle que la ligne horizontale. Je ne la quitte jamais, même quand je fais un fond entièrement noir, et je peux dire qu'il me demande beaucoup de peine. Ce sont quand même des lignes horizontales. J'ai trouvé cette règle simple, qui est une règle qui n'utilise jamais la règle mais qui est une discipline - je ne peux pas l'appeler souple parce qu'elle est terriblement rigide - mais par la modulation dégradée et par la rigueur maximale de la main, j'arrive à une certaine souplesse comme si les angles d'un carré étaient arrondis pour ne pas faire mal.

Q. Dans cette espèce de primauté de l'écriture vis-à-vis des arts plastiques, j'aimerais savoir si le support, les moyens techniques, constituent une espèce de frein à cette liberté d'expression. Est-ce que la peinture, sur le plan de sa facture technique, est une espèce de frein, alors que le langage serait le moyen naturel que chacun possède, permettant plus aisément l'accession à une plus grande liberté?

Septentrion. Jaargang 3 R. Il y a toujours un frein à la liberté. La plume se heurte aux limites du papier et le dessinateur aussi. Il s'agit d'arriver dans l'écriture à un maximum d'expression, tout comme pour le dessin. Je constate dans nombre de mes dessins que je vais d'une chose construite et très composée à une autre qui paraît complètement folle et qui peut sembler tout à fait contredire cela. A l'intérieur d'un cadre, comme à l'intérieur d'une feuille de papier ou à l'intérieur d'une langue qui a ses limites et ses lois, on peut aller assez loin en inventant des mots quand il le faut et en inventant des formes. Je crois que c'est la forme... et pas l'idée. L'idée est secondaire. Des idées, il y en a à la pelle. On en ramasse dans le ruisseau tant qu'on veut. Mais une forme qui naît en nous appartient à notre authenticité. Elle veut naître, cette forme. Une forme est une mise à jour. Une mise au jour et une mise à jour le jour même. Une forme est quelque chose de tout à fait particulier et de hautement digne d'être née. C'est la

Septentrion. Jaargang 3 19 forme qui importe plus que ce qu'on prétend dire par la forme.

Q. Pour résoudre l'opposition écriture-art plastique, il suffirait de remarquer que Michel Seuphor, tout en faisant ses dessins ne fait qu'écrire. En fait, il faudrait aborder le problème par le biais du signe et non pas par le biais du support de ce langage signifié qui peut être celui du langage de communication, en même temps qu'un métalangage...

R. Je crois que je peux illustrer cela par un extrait d'un recueil que je viens de terminer, intitulé Le jardin privé du géomètre.

Q. Il s'agit donc d'une généralisation d'un même geste, qu'il s'agisse de la peinture, de l'écriture ou du dessin?

R. Oui, bien-sûr, mais là nous touchons à mes limites personnelles. Les limites, ce sont les frontières où l'on combat. Nous créons nos propres frontières. J'ai combattu le surréalisme. J'ai combattu l'art informel, le tachisme qui était pour moi une répétition du surréalisme parce que de nouveau Paris, pour ne pas dire le monde, était inondé par une vague féroce qui décrétait que tout art construit était mort à jamais. Moi, on m'appelait ‘le dernier carré de la géométrie’. C'était fini, il n'y aurait plus jamais de style, écrivait-on dans un manifeste en Italie. Alors j'ai soutenu à fond ceux qui tenaient pour le carré, la ligne droite, la géométrie. Si la géométrie est revenue en surface et à l'avant-plan, c'est dû en partie à mon action personnelle, à ma préface de l'exposition Construction and geometry à la galerie Chalette en 1960, une exposition qui a parcouru les Etats-Unis. Mon nom est resté lié de ce fait à la promotion de l'art géométrique depuis 1960, promotion qui n'a cessé de prendre de l'ampleur. J'ai été très blessé par ce qui s'est passé dans les années cinquante avec l'art informel. Chaque fois que j'ai eu l'occasion de dire ce que je pensais de Georges Mathieu, je l'ai fait, ce qui n'a pas empêché certains thuriféraires de l'art géométrique d'être un peu lâches sur les bords. Lorsque Max Bill organise une grande exposition d'art abstrait à Zürich, il invite Mathieu! Max Bill inviter Mathieu! Aussi mon nom est resté attaché au constructivisme, bien que certains de mes collages relèvent d'autres élans. Même là, un certain ordre, une certaine mesure est gardée, qui est un rapport entre le jeu et la règle. C'est la mesure de Mozart. C'est ce que je voudrais que ce soit.

Q. En fait, le problème de l'expression est celui de la liberté qui choisit le rapport entre le jeu et la règle... Est construit tout art qui respecte ce rapport. Par respect j'entends l'attention que l'on peut prêter à tout ce qui est signe émanant aussi bien de l'expérience collective que de l'expérience personnelle.

R. Le constructivisme - je n'aime pas beaucoup l'isme, disons l'art construit - est fondé là-dessus. Au fond, un carré c'est un cercle auquel on a donné des angles, un cercle qu'on a transformé. Voilà la structure de l'idée. C'est là que se trouve le point très important. Le germe de cette transformation, je l'ai trouvé dans le dadaïsme mais je ne l'ai conquis que bien des années plus tard, après avoir beaucoup travaillé. C'est l'esprit du jeu.

Septentrion. Jaargang 3 Schiller exprime dans ses vingt-sept lettres le thème du jeu d'une façon absolument inoubliable, tellement c'est net et

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Alternances (1968) par Michel Seuphor.

Septentrion. Jaargang 3 21 c'est sans réplique: ‘Der Mensch soll mit der Schönheit nur spielen und er soll nur mit der Schönheit spielen. Der Mensch ist nur wirklich Mensch da wo er spielt’. Je pense que c'est un énorme élément de l'avenir. Nous constatons tous, à notre grande satisfaction, que l'idée du jeu s'étend.

Q. On a tout épuisé sauf cela.

R. On a tout épuisé sauf cela, oui, exactement. J'ai fait un grand assemblage dont les douze parties centrales sont en noir et blanc. Simplement un cercle, pas de carré. Et de chaque côté il y a un texte qui répond à vos questions: la liaison entre la littérature et les arts plastiques. Le cercle et le carré n'ont rien de littéraire. Mais sur les bords on peut lire d'un côté: ‘construire c'est faire un pont entre ceci et cela; jouer aussi, c'est faire un pont entre connu et inconnu’ et de l'autre côté: ‘et voici venir le temps où toute structure sera jeu, tout jeu sera structure’. Voilà ma profession de foi constructiviste.

Pour moi, l'art est la solution, et dans l'art le jeu.

Biographie de Michel Seuphor:

1901 Naissance à Anvers, le 10 mars, de Fernand-Louis Berckelaers. En 1918, il adoptera le pseudonyme Seuphor, anagramme d'Orpheus.

1921 Le 15 juin, il fait paraître le premier numéro de la revue d'avant-garde Het Overzicht (Panorama) qui, avant la fin de l'année, ouvrira ses pages à la défense de l'art abstrait international. Seuphor rencontre Jozef Peeters qu'il appelle l'année suivante à la codirection de sa revue.

1922 Voyage à Berlin avec Peeters. Il rencontre Filippo Tommaso Marinetti, Laszlo Moholy-Nagy, Naoum Gabo, Walter Gropius, etc.

1923 Nombreux séjours à Paris. Rencontres avec Piet Mondrian, Robert et Sophie Delaunay, Fernand Léger, Amédée Ozenfant, Albert Gleizes, Constantin Brancusi, Michel Larionov, Jacques Lipchitz, Louis Marcoussis, Pablo Picasso, Paul Dermée, Tristan Tzara, René Crevel, Jean Cocteau, Blaise Cendrars. 1924 Voyages dans le Midi de la France et à Tunis. Collaboration avec le groupe Sturm de Berlin. A Paris, il est premier témoin au mariage de Paul Joostens, ce qui lui fera écrire Mariage filmé, fortement marqué par l'esprit dadaïste.

1925 Il s'établit définitivement à Paris après avoir publié le premier numéro de Het Overzicht. Long séjour d'été à Kervilahouen (Belle-Ile-en-Mer, située au sud des côtes bretonnes), où il écrit Diaphragme intérieur. Il fait la connaissance du peintre-sculpteur Georges Vantongerloo.

Septentrion. Jaargang 3 1926 Voyage à travers l'Italie. Rencontres avec les Futuristes. A Rome, il écrit L'éphémère est éternel, petite pièce de théâtre-antithéâtre avec des décors de Mondrian. Il fait la connaissance de Hans Arp et de Sophie Taeuber.

1927 Voyage en Italie et en Europe centrale avec visite au Bauhaus à Dessau. Tableau-poème de Mondrian avec texte de Seuphor.

1928 Rencontre avec le peintre Joachim Torrès-Garcia qui sera à l'origine de la fondation du groupe Cercle et Carré. Voyage en Belgique où il écrit Un renouveau de la peinture en Belgique flamande. Rencontres avec James Ensor, Constant Permeke, Gustave De Smet et Frits Van den Berghe.

1930 En avril: exposition du groupe Cercle et Carré à la galerie 23, rue La Boëtie, avec Hans Arp, Kurt Schwitters, Wassily Kandinsky, Piet Mondrian, Willy Baumeister, Charchoune, Jean Gorin, Huszar, Le Corbusier, Fernand Léger, Amédée Ozenfant, Antoine Pevsner, Stazewski, Vordemberge-Gildewart, Sophie Taeuber, Marcelle Cahn, Werkman, Georges Vantongerloo et quelques autres.

1931 Création du groupe Abstraction-Creation à Paris après la dislocation de Cercle et Carré.

1932 Séjour en Suisse, où il écrit un ouvrage sur sa conception métaphysique de l'art. Il se met spontanément à dessiner et produit un grand nombre de dessins ‘unilinéaires’.

1933 Exposition de dessins unilinéaires à Lausanne. Amitié avec Jacques et Raïssa Maritain. Il écrit Informations et collabore à la revue Esprit.

1934 Se marie avec Suzanne Plasse au mois d'avril. Ils s'établissent à Anduze (département du Gard). Période de grande ferveur religieuse. Il écrit Le monde est plein d'oiseaux qui ne sera publié qu'en 1968.

1934-1945 Période matériellement difficile. Il écrit des romans autobiographiques, des essais et des poèmes, traduit des poèmes de Hadewijch, Joost van den Vondel, Guido Gezelle, Hölderlin, Nietzsche et Goethe. Malade, il quitte Anduze pour Bagnols-sur-Cèze (Gard), où il demeure pendant trois ans.

1948-1950 Il organise plusieurs expositions, notamment avec Michel Larionov, Nathalie Gontcharova, Francis Picabia, Léopold Survage, Hans Arp, Sophie Taeuber, Sophie Delaunay, Alberto Magnelli, Hans Richter, Richard Huelsenbeck, etc. Voyage à New York à la fin de 1950. Rencontres avec Jackson Pollock, Willem de Kooning, Rothko, Marcel Duchamp, Franz Kline, Ad Reinhardt, Barnett Newman, etc.

1951 A son retour à Paris, il compose un numéro spécial de la revue Art d'Aujourd'hui consacré à la peinture aux Etats-Unis. Voyages en Italie, Hollande et Angleterre. Au cours de l'été, il écrit la grande monographie sur Mondrian qui ne paraîtra que cinq ans plus tard. Il compose ses premiers ‘dessins à lacunes à traits horizontaux’.

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1952-1953 Correspondant à Paris du magazine américain Art Digest, qui publie son rapport mensuel. Nombreux dessins.

1954 Hans Arp engage Berggruen à faire une exposition des dessins de Seuphor. Il écrit la préface du catalogue. Premiers dessins-collages.

1955-1958 Conférences en Hollande et en Belgique. Voyages à Vienne et en Allemagne. Réalisation de cartons de tapisseries. Publication de son Dictionnaire de la peinture abstraite. Exposition Cinquante ans de peinture abstraite.

1959 Exposition de tapisseries, dessins et collages - dessins à la galerie Denise René, Paris. Séjours en Allemagne, en Suisse et en Italie. Premiers dessins d'assemblage. Il participe activement à la mise sur pied de l'exposition Construction and Geometry in Painting qui circulera à travers les Etats-Unis. Importante préface de Seuphor dans le catalogue de cette manifestation.

1960-1962 Expositions à Los Angeles et à Milan. Publication simultanée en cinq langues de La peinture abstraite, sa genèse, son expansion. La galerie Denise René publie l'album Intimes étendues, sérigraphies réalisées d'après des dessins et collages-dessins de Seuphor.

1963 Voyage en Grèce. Publication de La peinture abstraite en Flandre.

1964 Premières céramiques à la Manufacture nationale de Sèvres.

1965 Seuphor acquiert la nationalité française.

1966 Rétrospective au Musée des Beaux-Arts de Nantes. 1967 Voyages en Pologne, en Italie et en Allemagne. Exposition à Lodz. Première grande tapisserie à la Manufacture des Gobelins.

1968 Le groupe expérimental Il Parametro joue pour la première fois L'éphémère est éternel dans les trois décors conçus par Mondrian en 1926.

1969 Avec André Berne-Joffroy, il organise la grande exposition Mondrian au Musée de l'Orangerie. Voyage aux Etats-Unis. Réédition en fac-similé des trois numéros de la revue Cercle et Carré (1930) en Italie.

1970 La galerie Martano de Turin publie Le chantier avec six bois originaux. Il fait paraître Le don de la parole et écrit Les dimensions de la liberté.

1971 Mars-avril: rétrospective au Musée de Saint-Etienne. La galerie Maeght réédite somptueusement L'art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres de 1949. Cette édition sera suivie de trois autres volumes, dont deux en collaboration avec Michel Ragon, sur l'histoire de l'art abstrait sur le plan mondial et jusqu'à nos jours. Réédition aux Editions Belfond des textes de Cercle et Carré avec une préface de Seuphor. Publication au Musée de Gand d'un album de sérigraphies.

Septentrion. Jaargang 3 1972 Voyage en Afrique centrale. Grande rétrospective à Anvers.

1973 Expositions à Ostende, La Haye, Milan, Rome, Gênes, Paris, OEuvres importantes acquises par plusieurs musées des Pays-Bas (Kroller-Müller, musée municipal de La Haye, Boymans-van Beuningen à Rotterdam). cees buddingh' traduit du néerlandais par maddy buysse.

matérialisme historique

ce soir, au balcon, en secouant la nappe, j'ai vu, à deux jardins de distance, soudain, dans la pénombre, six chemises blanches soigneusement posées sur des cintres, accrochés à la corde à lessive.

cela m'a donné le même genre de choc qui les six apparitions de lénine sur un piano dans le célèbre tableau de salvador dali.

Septentrion. Jaargang 3 23 un regard sociologique sur la question linguistique en belgique luc huyse

Né à Heule (Flandre occidentale) en 1937. Etudes de sciences politiques et sociales à l'Université catholique de Louvain, où il fut promu docteur ès sciences politiques et sociales. Actuellement, il donne les cours de sociologie et de sociologie du droit à la faculté de droit de la K.U.L. (Katholieke Universiteit te Leuven). Publications: De niet-aanwezige staatsburger (1969 - Le citoyen absent), L'apathie politique (1970) et Passiviteit, pacificatie en verzuiling in de Belgische politiek (1970 - La passivité, la pacification et le cloisonnement dans la politique belge). Articles notamment dans les revues Ons Erfdeel, De Maand, De Nieuwe Maand, Kultuurleven, Streven, Intermediair, De Gids op Maatschappelijk Gebied, Spectator, Civis Mundi et De Bazuin, Membre de la rédaction de la revue De Nieuwe Maand. Adresse: Berkenlaan 8, 3202 Linden (Belgique).

Le pacte tardif des Belges.

En jetant un coup d'oeil sur l'évolution du conflit entre les deux communautés linguistiques qui composent la Belgique, on songe automatiquement à une maladie qui, pour toutes sortes de raisons, ne se déclare pas. Le processus de maturation se déroule de façon très irrégulière. Les accès de fièvre, ne se faisant jamais attendre

Septentrion. Jaargang 3 longtemps, permettent de constater à intervalles réguliers que les tensions n'ont toujours pas disparu. Dans le traitement de ce conflit, les hommes politiques procèdent le plus souvent à la façon d'un médecin qui se contente de combattre la fièvre. Parfois, il semble que l'on veuille aboutir à un diagnostic plus approfondi: les personnes responsables se réunissent alors pour se consulter. Mais chaque fois, et il en fut ainsi jusqu'au début des années soixante, ces personnes responsables ont été rappelées au chevet d'un de leurs ‘patients’ qui, à leurs yeux, était bien plus souffrant. Ce n'est qu'en 1970 que l'on aboutit à un pacte des Belges qui fixa les modalités d'un règlement du conflit linguistique. Vingt-cinq ans auparavant avait été réalisé un pacte de la solidarité sociale créant un modus vivendi durable en matière scoiale et économique. En 1958 furent inscrits dans le pacte scolaire les principes qui devaient permettre une solution pacifique du conflit entre les différents groupes philosophiques et idéologiques.

Si l'on considère les étapes successives sur le chemin de la pacification politique en Belgique, il semble que les hommes politiques ont traité les conflits l'un après l'autre avec la modération réfléchie d'un marathonien. Mais ce n'est pas là ce qui retient notre attention en premier lieu.

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Les questions qui nous préoccupent sont d'un tout autre ordre. La première concerne le classement dans la série des pactes: pourquoi les querelles linguistiques ont-elles été traitées en dernier lieu? La seconde se rapporte aux événements récents: ne semble-t-il pas que le pacte des Belges obtiendra un moindre succès dans le domaine de la pacification, que ceux qui l'ont précédé?

Pourquoi les querelles linguistiques ontelles été traitées en dernier lieu?

L'anatomie de la communauté belge présente un modèle curieux. Deux lignes de faille la traversent. La première, qui est de nature philosophique, est responsable de l'existence d'un segment catholique et d'un segment libre penseur. La seconde se fonde sur des antinomies sociales et économiques et se trouve à l'origine d'une scission du groupe des libres penseurs en un bloc socialiste et un bloc libéral. Chacun de ces blocs a son propre parti politique, ses organisations professionnelles, ses associations culturelles, ses mutualités, ses associations de loisirs et ses journaux, grâce auxquels il se trouve bien inséré dans l'infrastructure politique et sociale du pays. D'après l'exemple néerlandais, on a appelé ces blocs: zuilen, c'est-à-dire des colonnes, ou des piliers. Ailleurs, on a parlé des ‘trois familles spirituelles’. L'ensemble du phénomène s'appelle verzuiling, que l'on traduit par cloisonnement, ou encore par compartimentage idéologique. Dans les périodes de haute tension politique, ces colonnes prennent plutôt la forme de retranchements où se prépare l'organisation de la lutte politique. En Belgique, les divisions de la société se compliquent encore du fait que chaque bloc comporte à son tour des lignes de faille, moins fortes, il est vrai. La colonne catholique, par exemple, subit des tensions intérieures sur le plan social et économique et en matière communautaire. Ainsi, le CVP (Christelijke Volkspartij, le parti catholique en pays flamand) connaît régulièrement des tensions entre le groupe démocrate chrétien, qui traduit les points de vue du mouvement ouvrier chrétien, et le groupe qui se fait le porteparole des employeurs. On sait également qu'à plusieurs reprises, il y a eu des confrontations entre les groupes linguistiques au sein des organisations catholiques. Il ne s'agit pas uniquement de querelles passagères. Dans le bloc catholique, des tendances différentes se sont organisées dans toute une série d'associations concurrentes. Ce fut le cas notamment des divers mouvements de jeunesse catholiques, qui ont longtemps présenté un caractère de classe. Il est important de le savoir, c'est lors de la mise en place des structures politiques, sociales et culturelles, que ces antagonismes, d'ordre philosophique et d'ordre social et économique, ont exercé le plus d'influence. Bien vite après la naissance de la Belgique, en 1830, le conflit entre l'Eglise et l'Etat contribua à marquer la physionomie de la communauté belge. Plus tard, vers la fin du siècle dernier, vint s'y ajouter l'influence des antagonismes sociaux et économiques. A chaque phase du processus de démocratisation se formait pour ainsi dire une nouvelle couche d'organisations, d'associations et d'institutions (des partis, des associations professionnelles, des mutualités...). Dans ce lent processus de mise en place du dispositif politique qui prit

Septentrion. Jaargang 3 25 fin vers 1925, les tensions entre catholiques et libres penseurs d'une part, et entre ouvriers et capitalistes de l'autre, furent d'une importance décisive. Le facteur ethnique et culturel n'a donc joué qu'un rôle minime lors des grands moments de la création des structures sociales. Il y a lieu d'admettre que, jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, les architectes de la Belgique sociologique sont partis de la certitude qu'en matière ethnique et culturelle, le pays pouvait devenir un territoire (français) homogène. Le Mouvement flamand n'était pas encore assez fort pour qu'il pût y avoir beaucoup de doute à ce sujet. Le ralentissement de l'évolution du conflit communautaire est donc dû à l'influence dominante des lignes de faille philosophiques et socio-économiques lors de la composition du paysage social. Comment cela s'est-il passé? L'influence sociologique des structures et des institutions sur la vie politique consiste notamment dans le fait qu'elles fournissent les formes dans lesquelles les problèmes d'ordre social doivent s'insérer pour pouvoir être pris dans l'engrenage où s'élaborent les décisions politiques. A plusieurs reprises, on a pu voir par le passé, qu'un état d'urgence en matière sociale ou culturelle ne fut pris en considération par les partis traditionnels ou par les syndicats qu'au moment où l'urgence en était admise et reconnue comme ayant un rapport avec le conflit idéologique ou avec le conflit socio-économique. Souvent, un problème social qui ne se traduisait pas dans les formes consacrées de la politique belge ne pouvait pas être examiné au niveau syndical ou au niveau parlementaire. On le qualifiait de ‘faux problème’ et il restait suspendu pendant des années, ou était classé dans le réfrigérateur politique. Tout comme, de nos jours, un individu qui a besoin de quelque aide très spécifique peut passer à travers les mailles du filet de l'assurance maladie-invalidité et ne trouve cette aide nulle part, il arrive souvent en Belgique qu'un problème urgent ne trouve pas de solution du fait qu'aucune organisation défendant des intérêts déterminés ne considère la recherche d'une telle solution comme faisant partie de son terrain d'action spécifique. Cet aspect du système politique a indéniablement ralenti le développement des tensions communautaires et, par conséquent, l'émancipation du peuple flamand.

La question linguistique: autrefois une question marginale.

Que l'on ait laissé de côté les oppositions entre la Flandre et la Wallonie, cela peut donc être imputé en premier lieu à l'orientation du mécanisme socio-politique. En effet, l'organisation sociale et politique de notre pays a été réalisée en vue de faire face à des problèmes et à des conflits d'ordre idéologique ou d'ordre social et économique, ou à des problèmes susceptibles d'être formulés en ces termes-là. Ce contexte ne favorisait guère la maturation normale des problèmes communautaires.

Il y a une seconde explication. La reconnaissance, dès l'origine, des conflits entre Flamands et Wallons aurait compromis l'équilibre des forces entre les groupes idéologiques. Avant que le pacte scolaire ne fixât les rapports de force entre les catholiques et les libres penseurs, un équilibre fragile put être réalisé grâce notamment au fait que le groupe philoso-

Septentrion. Jaargang 3 26 phique majoritaire en Flandre (les catholiques) constituait la minorité en Wallonie. La solidarité entre catholiques flamands et wallons d'une part, entre libres penseurs wallons et flamands de l'autre, constituait par conséquent un élément vital dans le jeu des forces politiques. On comprend pourquoi, dans ces conditions, les divergences entre les deux communautés culturelles ne pouvaient se manifester pleinement sur le plan politique. M. Van Haegendoren y fit allusion lorsqu'il écrivit en 1962 que ‘l'Eglise et les libres penseurs, les partis politiques et les syndicats, chacun sur son propre terrain, estiment que le maintien d'une structure unitaire profite à leur cause. Cette structure complique souvent la formulation claire des problèmes communautaires entre les Flamands et les Wallons’(1).

Trois aspects.

Quatre, cinq écrits sur ‘la question’ fournissent suffisamment de textes qui démontrent que les problèmes généralement qualifiés de communautaires sont très divers. En voici quelques-uns, empruntés à des publications qui étudient le phénomène du point de vue flamand.

‘Le coeur du problème n'est pas une question linguistique. De nos jours, tout comme en 1830, il ne s'agit pas uniquement de la langue, mais également de l'honneur du peuple qui parle cette langue... du degré de dignité, d'honneur, de respect, d'autorité qui échoit à notre peuple dans la communauté belge’(2).

‘Pour commencer, en tant que majorité numérique, mais en tant que minorité socio-économique, nous voulons nous défendre par le moyen de la délimitation de notre territoire ainsi que par la protection de la législation linguistique’(3).

‘Le Mouvement flamand... lutte pour des chances égales’(4).

‘L'intérêt porté dans notre pays au peuple flamand dans ses aspects nationaux et ethnologiques les plus spécifiques a constitué un élément de la lutte flamande’(5).

‘Le Mouvement flamand... est l'expression d'un humanisme progressiste et social. Le Flamand s'est révolté contre son sort parce qu'il a voulu se libérer des caractères artificiels de ce qui s'était greffé de faux sur son peuple et sur sa culture. La lutte linguistique et le flamingantisme ne peuvent être compris que dans ce contexte-là’(6).

Ces textes nous renvoient clairement aux aspects les plus voyants de la problématique communautaire: en premier lieu, l'asymétrie dans les rapports de force entre néerlandophones et francophones; en second lieu, la lente reconnaissance de la particularité socio- culturelle de chacun des deux groupes. La plupart des conflits d'ordre communautaire se ramènent à ces deux aspects du problème.

Jusqu'il y a peu de temps, le groupe de la population d'expression néerlandaise constituant la majorité démographique montrait toutes les caractéristiques d'une

Septentrion. Jaargang 3 minorité sociale: niveau de vie assez bas, positions de force très faibles, formation d'élite limitée. Démographiquement minoritaires, les francophones se comportaient comme une majorité sur le marché des biens rares: plus de bien-être, plus de pouvoir politique. L'asymétrie inverse de ces rapports de force n'avait pas toujours été aussi voyante. Elle se manifesta

Septentrion. Jaargang 3 27 pour la première fois au lendemain de la première guerre mondiale, lors de l'instauration du droit de vote généralisé et simple. La réalisation du principe ‘un homme, un vote’ amena d'aucuns à croire que la supériorité démographique d'un groupe de la population entraîne des droits au pouvoir politique. Ainsi, le Mouvement flamand espérait que la force et la croissance démographique de la Flandre mèneraient automatiquement au pouvoir dans l'Etat. Il apparut au cours des années que l'on s'était trompé sur ce point. A moins de montrer le poing, la position numériquement majoritaire ne pouvait se traduire en un pouvoir que l'on fut en droit d'exercer. C'est là qu'il faut situer l'origine de plusieurs points de friction dans les rapports entre la Flandre et la Wallonie: d'un côté la question de la frontière linguistique qui, aux yeux des Flamands, constitue une sécurité pour leur position numériquement majoritaire, et de l'autre côté la répartition des sièges au Parlement à la suite précisément de l'expansion démographique en Flandre, la problématique concernant l'emploi des langues à l'armée, dans la magistrature, dans les services publics, et la participation inégale des deux groupes linguistiques à l'enseignement supérieur. Il s'agit là de revendications des Flamands, tendant à valoriser leur position numériquement majoritaire.

La répartition du pouvoir entre les communautés de langue néerlandaise et de langue française constitue donc l'enjeu d'un certain nombre de conflits d'ordre communautaire. Ce conflit essentiellement politique se trouve étroitement lié à un autre ensemble de problèmes auxquels le terme communautaire s'applique également, à savoir la lutte pour la reconnaissance des particularités culturelles.

Dans le passé, c'était toujours aux Flamands de prouver l'originalité de leur culture et de justifier son existence. Ce n'était pas une tâche facile. Lorsqu'il s'agissait de comparer les mérites culturels respectifs, les francophones avaient plutôt tendance à mettre en ligne de compte tout l'arrière-plan de la culture française. En même temps, il était assez difficile de donner une réponse satisfaisante à la question de savoir ce qui donne une physionomie propre au peuple flamand. Renvoyer au ‘caractère du peuple’ ou au ‘génie du peuple’ n'est guère probant et ne fait que déplacer le problème. Admettons plutôt que toute une série de facteurs ont joué un rôle lors de la formation de cette communauté culturelle, tels qu'un passé commun, une langue propre et une manière commune de mettre l'accent sur tel ou tel point en matière de conception philosophique de la vie, de logement et de travail. Le facteur linguistique, l'expérience collective de discriminations étaient des éléments auxquels s'ajoutaient d'autres composantes. Il en résultait un sentiment d'appartenance à ‘notre peuple’, sentiment qui, à son tour, constituait un terrain propice à la naissance d'une communauté culturelle.

Provisoirement, on n'en arrivait pas encore à un sentiment analogue du côté francophone. Cela a été prouvé récemment de façon expérimentale par P. Servais, chercheur à l'Université catholique de Louvain, qui écrit notamment: ‘En ce qui concerne les Wallons, l'existence d'une communauté wallonne spécifique est beaucoup moins certaine (...). Dans la

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Belgique francophone de jadis, les Wallons ne sentaient nullement le besoin de se définir en tant que membres appartenant à une communauté spécifique’(7). Les choses changent petit à petit. Toutefois, ce n'est pas le facteur linguistique, mais la confrontation frustrante avec le déclin économique qui contribuera à cristalliser le sentiment wallon.

Le troisième aspect concernant la problématique communautaire est d'un ordre quelque peu différent.

Dans un de ses livres où il parle de la Belgique, le sociologue américain S.M. Lipset écrit que trois lignes de conflit traversent la plupart des pays occidentaux. L'une d'elles remonte à la révolution industrielle, qui se trouve à l'origine des oppositions entre les capitalistes et les ouvriers. Les autres résultent des révolutions nationales: la naissance d'un Etat moderne entraîna le conflit d'ordre idéologique entre les cléricaux et les anticléricaux, et suscita des tensions particulièrement fortes entre l'autorité centrale de l'Etat et les communautés régionales et locales qui voyaient se perdre une partie importante de leur autonomie. Ce fut notamment le cas en Belgique où, au cours des années, la question linguistique a relégué à l'arrièreplan, ou plutôt a camouflé l'opposition centre-périphérie. Celle-ci restait cependant sous-jacente. Le plus souvent, les conflits qu'elle occasionnait se traduisirent par des revendications de politique linguistique. De nos jours, cette opposition produit encore ses effets, bien que ce soit sous une double forme. Chez les uns, ces tensions survivent sous leur forme originale. Ils s'opposent à la concentration des pouvoirs politique et financier dans la capitale. On conteste l'autorité centraliste unitaire, quelquefois, mais pas toujours, en des termes fédéralistes. Ne citons qu'un exemple: ‘Pour André Renard, le dépérissement de la Wallonie était dû à la carence des pouvoirs financiers de Bruxelles. Aussi prônait-il une réorganisation fondamentale des organes de gestion économique, réorganisation qui devait accorder à chaque communauté le contrôle de sa propre économie sous une direction régionale’(8). Parfois on adopte également une attitude antibruxelloise parce que l'on ne peut accepter la position spéciale et économiquement prioritaire de la capitale. Il suffit de songer aux nombreuses objections que suscitent la boulimie urbaniste et les prestigieux travaux d'infrastructure de la capitale, le dépeuplement de l'hinterland, les allées et venues entre la banlieue et les entreprises privées et les services publics situés à Bruxelles. Ce mécontentement n'est pas uniquement un fait flamand. La déconcentration (décongestionner Bruxelles!) est une revendication à la fois flamande et wallonne.

La transition.

Ainsi nous en arrivons donc à trois éléments se trouvant à l'origine des conflits d'ordre communautaire: a) la lutte pour le pouvoir politique et socio-économique entre les néerlandophones et les francophones, b) l'aspiration à la reconnaissance de la particularité culturelle des deux groupes linguistiques, c) les frictions entre la capitale - qui accumule sur son territoire le pouvoir politique et financier dans les organes du

Septentrion. Jaargang 3 pouvoir central - et les communautés régionales et locales qui prônent une répartition géographique au niveau du pouvoir exécutif. Jusqu'à la

Septentrion. Jaargang 3 29 fin des années soixante, ces conflits ont été relégués à l'arrière-plan, mais à partir de 1960, ils s'inscriront de façon toujours plus prioritaire à l'ordre du jour des hommes politiques. Il est évident que l'on s'est souvent demandé à quoi est due cette modification assez brusque de la vie politique. D'aucuns répondent: la renaissance du nationalisme a entraîné une recrudescence des querelles communautaires, ce qui a contraint les hommes politiques à s'occuper sérieusement de la question. Ailleurs, on met l'accent sur l'avènement d'une troisième génération d'intellectuels flamands (l'enseignement en Flandre ne fut néerlandisé graduellement qu'après les lois linguistiques de 1932). Ceux-ci, jusque-là, n'étaient qu'à peine flamingants, du simple fait qu'ils appartenaient à une génération vraiment flamande, néerlandophone, et qui avait pleinement bénéficié de la néerlandisation de l'enseignement. Ils se mirent à résister plus opiniâtrement aux prétentions majoritaires des francophones, attitude qui, à son tour, aurait contribué à aiguiser l'opposition. Vers la même époque, d'importantes modifications se seraient également produites dans l'opinion wallonne: de ce côté-là on cherchait de plus en plus à combattre la maladie du déclin économique avec des remèdes qui se définissaient en termes communautaires. Voilà trois facteurs qui, sans aucun doute, ont profondément influencé la situation politique du début des années soixante. Il s'agit de savoir toutefois si, pris séparément ou bien orchestrés, ils étaient suffisamment forts pour neutraliser les mécanismes socio-politiques qui, jusque-là, avaient contrecarré l'évolution spontanée de la problématique communautaire.

La signification et le climat du pacte scolaire.

On sait que le conflit au niveau des conceptions philosophiques de la vie a été responsable de la ligne de faille la plus profonde dans la communauté belge. Le caractère fermé des ‘piliers’ garantissait la protection contre le prosélytisme de ceux qui avaient d'autres convictions. Aux époques de guerre froide, ils servaient de retranchements. On parlait de ce conflit comme d'un tonneau de poudre qui, à son explosion, anéantirait l'unité et la stabilité du pays. Dans la période 1945-1955, une circonstance heureuse permit cependant d'écarter cette menace. La population catholique était majoritaire en Flandre, minoritaire dans l'autre partie du pays; ainsi pouvait naître un équilibre des forces fragile mais utilisable, fondé sur des concessions réciproques. La solidarité entre néerlandophones et francophones du camp catholique, entre Wallons et Flamands libres penseurs ne s'imposait pas uniquement pour le maintien de chacun de ces groupes. Elle empêchait également qu'on en arrivât à une escalade qui aurait été néfaste pour les deux groupes. C'est dans cette solidarité qu'il faut voir le double levier qui neutralisait en grande partie les tensions communautaires. De plus, les divisions idéologiques empêchaient la majorité flamande d'utiliser sa position numériquement majoritaire pour mettre fin au statu quo qui caractérisait les relations de force. L'aspiration au fédéralisme de certains socialistes wallons se trouvait atténuée du fait que le camp libre penseur craignait que les libres penseurs ne fussent mis en minorité dans une Flandre autonome.

Septentrion. Jaargang 3 La guerre scolaire (entre 1954 et 1958) a

Septentrion. Jaargang 3 30 montré à quel point cet équilibre des forces était précaire. La solution du conflit qui s'ensuivit était trop peu engagée et trop dépendante des relations fluctuantes entre la majorité et la minorité. Des deux côtés de la ligne de faille, on se rendit compte qu'il fallait assurer l'équilibre des forces par un pacte national qui serait conclu entre les trois partis traditionnels. Le Pacte scolaire inaugura une période de paix (de paix armée, il est vrai) en matière d'enseignement d'abord. Par la suite, le climat ainsi créé permit d'étendre les solutions projetées à d'autres secteurs. Il apparut plus tard que la fixation des rapports de force entre libres penseurs et catholiques dans le pacte scolaire supprima partiellement, dans les deux piliers, la nécessité d'une cohésion entre Flamands et Wallons. Les considérations de solidarité fondées sur les conceptions philosophiques, à l'aide desquels on avait repoussé les sentiments communautaires, se faisaient moins convaincantes. En 1961, le parti libéral traditionnellement anticlérical ouvre ses portes à la bourgeoisie catholique, manoeuvre qui réussit en grande partie aux élections de 1965. Maintenant qu'en Wallonie, la bourgeoisie catholique cherche appui auprès du PLP (Parti libéral pour la liberté et le progrès, formant avec le PVV, Partij voor vrijheid en vooruitgang, en Flandre, un parti solidement national et unitaire), les appels à la solidarité flamande avec des coreligionnaires plus faibles de l'autre côté de la frontière linguistique perdent de leur crédibilité. La hiérarchie ecclésiastique s'abstient d'intervenir lors des élections, ce qui profite aux partis dits linguistiques. D'autres signes témoignent d'une libération de la problematique communautaire au début des années soixante, notamment le front flamand formé lors de la première marche sur Bruxelles, et le succès de la pétition du MPW (Mouvement populaire wallon). Du côté libre penseur en Flandre, la crainte d'être mis en minorité se dissipe moins vite, tout en perdant cependant son caractère panique.

Plus que n'importe quel autre facteur, le climat du pacte scolaire, en supprimant en grande partie le clivage idéologique, du moins au niveau politique, a permis aux tensions communautaires de faire surface.

Cela nous ramène au point de départ, c'est-à-dire aux interférences entre l'aspect philosophique, l'aspect socio-économique et l'aspect communautaire des problèmes du pays, interférences auxquelles la vie politique belge doit une partie importante de son dynamisme. Ainsi la détente dans le conflit philosophique, grâce notamment à une pacification provisoire, a libéré vers 1960 des forces qui ont permis aux tensions communautaires de mieux se manifester.

Dix années sauvages.

Il y a une bonne douzaine d'années, la constatation a dû être décourageante pour les responsables politiques: à peine la menace imminente du conflit idéologique était-elle détournée que les tensions communautaires entre les deux communautés linguistiques menaçaient à leur tour la stabilité du régime. La marche flamande sur Bruxelles, la création du MPW, la percée de la Volksunie (Union du peuple, parti linguistique aux tendances nationalistes en Flandre) annoncent la crise imminente. Dès 1961, la fièvre

Septentrion. Jaargang 3 31 communautaire augmente considérablement. De plus, les grèves politiques contre la loi unique de 1960-1961 (sous le gouvernement Eyskens-Lilar) montrent que le conflit social et économique n'est pas encore éteint. La mèche dans le tonneau de poudre se raccourcit à nouveau.

En jetant un regard sur les années soixante, nous constatons que les obstacles communautaires sont franchis en trois phases. Le prélude se joue en 1961-1965. Les lois linguistiques du gouvernement Lefèvre-Spaak ne règlent pas de façon définitive la question de la frontière linguistique, mais elles confirment néanmoins le principe de l'homogénéité linguistique de la Flandre d'une part, et de la Wallonie d'autre part. On peut également formuler un diagnostic plus précis en ce qui concerne le problème de Bruxelles. A ce propos, une phrase du message de Noël du Roi de 1963 est significative: ‘Assurer dans le cadre d'institutions rénovées une collaboration loyale entre Flamands et Wallons, répondre aux désirs légitimes d'autonomie et de décentralisation dans divers domaines de la vie publique, tout cela est réalisable. Mais il y faut de l'imagination et du courage. Il y faut la ferme volonté d'aboutir’.

Petit à petit, il faut déplacer les points d'application des efforts. Un certain nombre d'hommes politiques se rendent compte que des lois linguistiques ne suffisent plus pour résoudre le problème communautaire. Il faut une réforme de l'Etat. A première vue, la conférence de la table ronde chargée de préparer la révision de la Constitution ne semble pas très bien aboutir. Elle ouvre cependant la voie pour régler la question de la répartition des sièges au Parlement. Lors de la discussion concernant les garanties qui, à l'avenir, devront préserver la Wallonie d'être mise en état d'infériorité par la majorité numérique que constitue la communauté de langue néerlandaise, un nombre croissant d'hommes politiques espèrent que l'une ou l'autre forme d'autonomie culturelle constituera une solution. Les élections de mai 1965 mettent fin à la coalition des catholiques et des socialistes. La seconde phase est une époque d'hésitations, de tentatives de faire de l'examen de la problématique communautaire une procession d'Echternach(9): trois pas en avant, deux en... arrière. A la tête de celle-ci: Pierre Harmel (du Parti social chrétien, francophone), Antoine Spinoy (du Parti socialiste belge, néerlandophone), Omer Van Audenhove (du Parti pour la liberté et le progrès, flamand, mais très unitariste et ‘belgiciste’). Quelques mois après les élections de mai 1965, Paul Vanden Boeynants (Premier ministre de la coalition sociale-chrétienne et libérale Vanden Boeynants-De Clercq de 1965-1968) s'efforcera de remettre le dossier communautaire là où il était resté si longtemps, c'est-à-dire au réfrigérateur politique. Sa chute sur la ‘question de Louvain’ (le dédoublement de l'Université catholique de Louvain en deux sections autonomes néerlandaise et française) et l'échec de l'opération tricolore du PLP lors des élections de mars 1968 terminent la seconde phase. Les temps sont mûrs maintenant pour une évolution décisive dans le processus de pacification en matière communautaire.

L'enjeu.

Où en sont les trois aspects importants

Septentrion. Jaargang 3 32 de la problématique communautaire lorsqu'on entame la réforme de l'Etat? Peu nombreux sont ceux qui nient encore la présence de plusieurs communautés culturelles en Belgique. La formule élégante ‘l'unité dans la diversité’ recueille beaucoup de succès. Il n'y a plus de conflits graves sur ce point. La discussion s'oriente plutôt vers la création de conditions garantissant le droit à l'existence des communautés culturelles flamandes, surtout à Bruxelles. En revanche, la lutte pour une redistribution des pouvoirs politique et socio-économique entre les francophones et les néerlandophones est toujours aussi ardente. La délimitation de l'agglomération bruxelloise constitue le coeur du problème de la frontière linguistique. Les pertes démographiques permanentes dues à la francisation d'immigrants d'expression néerlandaise dans la capitale constitue un autre point de friction délicat. Les revendications flamandes qu'il soit davantage tenu compte du rapport démographique des deux groupes lors de la répartition, notamment des subsides de l'Etat, des possibilités en matière d'enseignement, des emplois et des promotions dans les services publics, suscitent des conflits aigus. Lors des discussions sur la répartition des sièges au Parlement, il était déjà apparu que la position majoritaire des Flamands ne pouvait être prise en compte à 100%. En Flandre, cette constatation entraîna une demande plus accentuée de l'autonomie. En 1964, cette argumentation fut clairement formulée par R. Derine: ‘L'autonomie... est l'unique garantie sérieuse pour la Wallonie, qui ne soit pas à la fois un frein et un verrou pour la majorité et l'essor normal de la Flandre. En dotant les deux communautés d'une autonomie permettant de régler certaines questions, on supprimera le danger de frustration et d'oppression sur un grand nombre de points. On organise ainsi automatiquement les garanties nécessaires à la Wallonie. En d'autres termes, il s'agit là de l'unique possibilité de sortir du cercle de l'émancipation flamande et des craintes wallonnes’(10). En vertu de cette évolution et de celle de la situation à Bruxelles, l'opposition centre-périphérie est devenue plus aiguë. De plus, un nombre croissant de citoyens sont mécontents de ce que j'ai appelé ailleurs la démocratie de tutelle(11). La revendication d'une redistribution du pouvoir politique entre les hommes politiques et les citoyens s'exprime notamment dans le succès des slogans concernant la participation. Dans les milieux en question, on découvre en même temps l'effet de démocratisation que peut produire une répartition géographique au niveau du pouvoir exécutif. Ce n'est pas par hasard que les partis linguistiques encouragent ces revendications de façon très démonstrative. Résumons: un effort pour résoudre le problème communautaire ne sera couronné de succès que s'il comporte une solution pour chacune des trois sources déterminantes du conflit: a) la lutte pour le pouvoir politique et socio-économique entre les Flamands et les francophones, et surtout à Bruxelles; b) le conflit entre les défenseurs d'une politique rigoureusement unitaire et ceux d'une politique plus régionalisée; c) les tensions résultant de la volonté d'une gestion politique plus démocratique. La réforme de l'Etat est intervenue sur ces trois points. Avant d'en étudier les résultats, consacrons quelque attention à la procédure suivie.

Septentrion. Jaargang 3 33

Vers un pacte des Belges.

Il fallait s'attendre à ce que le scénario utilisé avec succès pour la conclusion du pacte scolaire fût également invoqué pour l'examen du conflit communautaire. Un parallélisme remarquable régit ces deux étapes de la recherche d'une coexistence pacifique des Belges, tant en ce qui concerne la façon dont elles ont été réalisées qu'en ce qui concerne leur contenu. Ce furent d'ailleurs les deux mêmes hommes politiques (le Premier ministre Gaston Eyskens et son chef de cabinet, M.J. Grauls) qui ont mené et assuré l'élaboration des deux compromis.

La procédure n'était pas nouvelle. L'opération réforme de l'Etat fut introduite par des négociations politiques entre les trois partis traditionnels. Une première ‘conférence de la table ronde’ échoua. Une tentative d'institutionnaliser les négociations au sommet sous la forme d'un gouvernement tripartite en 1965 ne réussit pas non plus. Le ‘groupe de travail des vingt-huit’, assis autour d'une table pentagonale réussit à élaborer les bases d'un compromis(12). Le pacte des Belges se réalisa finalement après toute une série de marathons au niveau gouvernemental et de réunions au sommet.

La similitude frappe encore davantage lorsque l'on considère les règles du jeu politique respectées lors de la conclusion du pacte communautaire. Dans chaque phase, on a cherché comment il fallait éviter qu'une solution unilatéralement fondée sur le principe de la majorité fût imposée. Au cours de la préparation du pacte scolaire, le parti libéral qui n'avait recueilli que la moitié des votes du CVP aux élections de 1958, comptait autant de représentants au sein de la commission que les démocrates chrétiens. Dans la période 1969-1971, le principe de la majorité, pierre angulaire pourtant de la démocratie selon le modèle anglo-saxon, fut de nouveau abandonné. Signalons à titre d'illustration que pour la discussion du problème de Bruxelles, le groupe de travail en question dut être élargi pour que toutes les tendances puissent y être représentées. Deuxième règle appliquée avec succès: conformément à la tradition belge, l'élaboration d'un compromis se déroula dans un climat de discrétion qui cachait bien les activités des négociateurs au sommet. La discussion fut adroitement soustraite à toute publicité. Un bref épisode de discussions publiques au Parlement fut l'aboutissement d'une longue période de pourparlers secrets.

En ce qui concerne le contenu, les formules issues de la révision de la Constitution, telles que majorités spéciales, parité au sein du gouvernement et protection des minorités peuvent être considérées comme l'aboutissement d'un effort couronné de succès pour neutraliser dorénavant le principe de la majorité sur le plan communautaire.

La pacification inachevée.

Le feu d'artifice de la réforme de l'Etat s'étant éteint depuis quelque temps, une certaine lucidité se substitue aux cris enthousiastes qu'inspirait un ‘événement d'importance historique’. A la question de savoir quelle fut sa véritable signification,

Septentrion. Jaargang 3 d'aucuns considèrent la réponse comme très incertaine. Le compte des profits et des pertes se clôt-il par un bénéfice net? A-t-on établi les bases d'un contrat de mariage plus durable entre les communautés linguistiques? La

Septentrion. Jaargang 3 34 réforme constitue-t-elle un bon point d'appui pour risquer le grand bond en avant dans le processus de démocratisation?

Il est trop tôt, bien sûr, pour dresser le bilan définitif. Certaines conclusions se profilent déjà. La combinaison des garanties pour les minorités, de l'autonomie culturelle et de la décentralisation économique a créé un cadre au sein duquel pourrait se réaliser un modus vivendi entre les néerlandophones et les francophones. Le problème de la répartition des ressources publiques n'a cependant pas trouvé de solution. Les questions délicates de la clé de répartition, des critères objectifs, des dotations et de la fiscalité propre subsistent. Les discussions relatives aux compétences des conseils culturels et au sujet de l'application concrète de l'article de la Constitution concerné, à savoir la création des organes régionaux et la détermination de leurs compétences montrent que le pacte des Belges n'apporte pas de solution définitive au conflit qui divise les défenseurs du centralisme et ceux d'une politique régionalisée. De plus, la réforme a échoué là où il s'agissait d'instaurer une redistribution du pouvoir politique entre les hommes politiques et les citoyens. On connaît la philosophie qui animait le projet de loi initial concernant la fondation de fédérations et d'agglomérations urbaines: ‘rendre aux communes leur force vitale et les libérer des tâches qui dépassent leurs possibilités techniques, de telle sorte que ces centres de délibérations démocratiques puissent à nouveau assumer certaines fonctions vitales; créer des fédérations de communes qui soient à même de contrecarrer le transfert des compétences locales à l'autorité centrale, pour qu'une certain nombre de secteurs politiques puissent être davantage rapprochés du citoyen’. De ces excellentes intentions, peu de choses sont restées debout au cours de l'examen ultérieur du projet de loi en question.

Concluons: dans sa forme actuelle, le pacte des Belges peut tout au plus constituer une étape sur le chemin qui mènera à une solution satisfaisante des problèmes communautaires.

Est-il possible que la persistance des problèmes communautaires soit due en grande partie au fait que ceux-ci sont liés aux conflits d'ordre philosophique? Tout récemment, on a encore pu constater à quel point ces deux séries de conflits peuvent se contaminer. L'autonomie culturelle a disloqué l'équilibre national en matière philosophique. C'est pourquoi la Constitution et le pacte culturel prévoient des garanties supplémentaires pour les minorités idéologiques. La règle de la proportionnalité servant de clé de répartition, on a réglé la répartition des subsides de l'Etat, des mandats dans les organes de gestion culturelle, et du temps d'émission à la radio et à la télévision. Cette solution suppose cependant que les libres penseurs flamands soient présents dans le large secteur culturel avec un ensemble représentatif d'hommes et d'organisations. Elle les oblige, en d'autres termes, à adopter entièrement les caractéristiques d'un pilier, d'une colonne. Du côté catholique, cette évolution entraîne une sorte de cloisonnement de réaction pour des matières qui, auparavant, ne faisaient pas partie du contentieux idéologique. De cette façon, la crainte des libres penseurs d'être mis en minorité suscitera de nouvelles difficul-

Septentrion. Jaargang 3 35 tés lors de l'élaboration ultérieure de l'autonomie culturelle et de la régionalisation économique. Ainsi pourra démarrer une nouvelle étape de pacification. Traduit du néerlandais par Willy Devos.

Calendrier des Manifestations de l'Institut Neerlandais

1974 3 décembre Inauguration exp. Amsterdam 3 décembre Conf. Heinemeyer 5 décembre Conf. Louis Laurent 7 décembre Fête de la Saint-Nicolas 9 décembre Conf. Levie 11 décembre Conf. Jaffé 12 décembre Conf. Mme Jaffé-Freem 16 décembre Conf. Jaffé 19 décembre Conf. Jean-Clarence Lambert

1975 6 janvier Conf. Wiarda 8 janvier Inauguration exp. Guillaume Le Roy 11 janvier Réc. Kruysen, Lee, Meijer 24 janvier Inauguration exp. Buytewech 5 février Inauguration exp. Charles Donker 5 mars Inauguration exp. Geurt van Eck 12 mars Réc. Companjen, Kraak, Jansen 13 mars Conf. Goedhuis 18 mars Inauguration exp. Université Leyde 18 mars Conf. Paul Dibon 26 mars Passion selon saint Matthieu 3 avril Inauguration exp. Corneille 8 avril Réc. Rudolf Jansen 9 avril Conf. Mme Buffin 16 avril Réc. Andreia van Schaick 23 avril Réc. Jet Röling

Septentrion. Jaargang 3 29 avril Réc. John Blot 6 mai Réc. Schermerhorn et Jansen 14 mai Inauguration exp. Van Gogh/Gauguin 14 mai Inauguration exp. Gijs Gijsbers 12 juin Inauguration exp. poésie visuelle

Institut Néerlandais, 121 Rue de Lille, Paris 7ième. - Téléphone 705-85-99.

Eindnoten:

(1) Maurits van Haegendoren: De Vlaamse Beweging nu en morgen I (Le mouvement flamand aujourd'hui et demain I), Heideland (Vlaamse Pockets, no. 81), Hasselt, 1962, p. 155. (2) Max Lamberty: De Vlaamse Beweging nu (Le Mouvement flamand aujourd'hui), Antwerpen, Nederlandse Boekhandel, 1948, p. 48. (3) Maurits van Haegendoren: De Vlaamse Beweging nu en morgen II, Heideland (Vlaamse Pockets, no. 82-83), 1962, p. 21. (4) Raymond Derine: Actuele Vlaamse standpunten (Points de vue flamands actuels), Standaard Boekhandel (Standaard Pockets, no. 28), Antwerpen-Amsterdam, 1964. Puis: Heideland (Vlaamse Pockets, no. 180), Hasselt, 1965, p. 27. (5) Telemachus: De spanningen tussen de taalgroepen (Les tensions entre les groupes linguistiques), dans la revue De Maand, 1963, p. 332. (6) Manu Ruys: De Vlamingen. Een volk in beweging, een natie in wording, Lannoo, Tielt-Utrecht, 1972, p. 12. Paru en traduction française sous le titre Les Flamands. Un peuple en mouvement, une nation en devenir, Lannoo-Vander, Tielt-Louvain-Bruxelles-Paris, 1973. L'avant-propos de cette édition ayant été adapté en fonction du public qu'elle se propose d'atteindre, le lecteur n'y trouvera pas la citation extraite de l'avant-propos de l'édition néerlandaise. (7) P. Servais: Le sentiment national en Flandre et en Wallonie dans Recherches sociologiques, décembre 1970, pp. 133-144. (8) Manu Ruys: Les Flamands, p. 165. (9) Echternach: petite localité du grand-duché de Luxembourg, célèbre par sa procession dansante (sur un rythme de polka) du mardi de la Pentecôte; procession remontant au 14e siècle; trois pas en avant, deux pas en arrière sur 1200 m. (10) Raymond Derine: Actuele Vlaamse standpunten, p. 120. (11) Dans une série d'articles parus dans la revue Intermediair, juillet-août-septembre 1971. (12) Leo Tindemans: Dagboek van de werkgroep Eyskens (Journal du groupe de travail Eyskens), Van In, Lier, 1973.

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La mer du Nord (Photo Jean Mil, Oostende).

Septentrion. Jaargang 3 37 le plat pays la flandre vue par les romanciers belges d'expression française liliane wouters

Née à Ixelles (Bruxelles) en 1930. Institutrice à Ixelles. Elle a publié des recueils de poèmes: La Marche forcée (Editions des Artistes, 1954), Le Bois sec (Gallimard, 1959), Le Gel (Seghers, 1966), Point mort (en préparation); des traductions: Belles heures de Flandre (poésie, Seghers, 1960), Guido Gezelle (collection ‘Poètes d'aujourd'hui’, Seghers), Bréviaire des Pays-Bas (à paraître sous peu, Editions Universitaires); Reynart le goupil (Renaissance du Livre); théâtre: Oscarine ou les Tournesois (Rideau de Bruxelles, 1964), La Porte (festival du Jeune Théâtre, 1967). Elle a reçu les prix littéraires suivants: Scriptores Catholici (1955), Renée Vivien, Société des Gens de Lettres, Paris (1955), Polak, de l'Académie, Bruxelles (1956), Nuit de la Poésie, Paris (1956), Triennal de Littérature du Gouvernement, Bruxelles (1962), Louise Labé, Paris (1967). Adresse: 78, rue Gachard, 1050 Bruxelles, Belgique.

‘A Damme, en Flandre, quand Mai ouvrait leurs fleurs aux aubépines, naquit Ulenspiegel, fils de Claes.’

Avec Ulenspiegel naquit aussi le roman belge d'expression française. Parue en 1867, au milieu de l'indifférence générale - dans la Belgique littéraire de l'époque, rien n'avait pu laisser prévoir l'éclosion soudaine d'un chef-d'oeuvre - traduite, depuis, dans le monde entier, cette Bible de la Liberté, comme l'appelait Camille Huysmans,

Septentrion. Jaargang 3 est souvent prise à l'étranger pour une oeuvre à l'origine écrite en néerlandais. Rien de surprenant à cela. Une atmosphère haute en couleurs, des personnages truculents, une poésie palpable et anticonformiste suggèrent tout naturellement quelque parenté avec Bruegel. De Coster lui-même ne définit-il pas son livre comme ‘un composé d'esprit latin et de sensibilité germanique’?

Ce ‘composé’ fut longtemps l'apanage de nombreux auteurs. Comme nos poètes, nos romanciers avaient souvent une double appartenance: celle qui les liait à une langue, celle qui les rattachait au sol. Elevée à Edegem, Marie Gevers apprit l'orthographe par de quotidiennes dictées tirées du ‘Télémaque’. Ce qui lui permit d'écrire plus tard: ‘J'étais, ainsi que beaucoup d'enfants de la bourgeoisie flamande, élevée exclusivement en français. Ils (ses parents) m'avaient donné l'amour des arbres, des plantes, des météores: c'est pourquoi la nature aussi me parlait en français. Mais toute la part populaire de ma vie restait flamande, toute l'humanité représentée pour moi par les paysans et les gens du village...

...Il y avait en moi une sorte de dualité: intelligence française, mais tout ce qui

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Paysage campinois (Photo Paul van den Abeele, Aalst).

était expérience personnelle, choses perçues par les sens, se développait en flamand. Je restais un sauvage petit être flamand’.

Dualité donc. Mais aussi richesse. Perception originale des événements. Apport ‘exotique’ aux lettres françaises. Apport différent de celui du Suisse romand ou du Canadien, qui, parlant français chez eux, l'entendent aussi parler autour d'eux, plus proche peut-être de celui du Basque ou du Breton qui passent d'une langue rude et imagée à la précision cartésienne. Dualité, double appartenance. Comme le dit fort bien Franz Hellens (le plus russe des écrivains français, le plus flamand des écrivains belges, selon Arnold de Kerkhove).

‘Le houblon flamand n'a pas le même esprit que la vigne française. Mais si le

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Saint-Amand: L'Escaut et le tombeau d'Emile Verhaeren (Photo Paul van den Abeele, Aalst). vin est moins bu en Flandre, il n'en est que plus apprécié. Ce que l'Escaut reçoit à sa source, il le rend à la mer après l'avoir digéré selon la nature des pays traversés’.

L'Escaut est le fleuve où la plupart des écrivains flamands d'expression française semblent avoir puisé leur force. Presque tous sont nés, ont grandi ou tout au moins vécu un certain temps sur ses bords. Il faut s'être promené, tel soir d'automne, dans les oseraies, du côté de Saint-Amand, pour comprendre sa fascination. Ce n'est pas par hasard qu'y naquit un Verhaeren. Les romanciers ne font pas exception. Ecoutons encore Marie Gevers: ‘Dans nos plaines, l'Escaut est roi. Point de rochers qui l'enserrent ni de collines qui le détournent; le fleuve régit le pays et va comme il veut. Au long des siècles, les riverains sont parvenus à lui prendre quelques terres basses qu'un réseau de digues protège, que les écluses drainent ou irriguent. De grands remparts de boue durcie contiennent les marées et, à chaque

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La ‘Hoogpoort’ et la cathédrale de Saint-Bavon à Gand (Photo Paul van den Abeele, Aalst). pleine lune, les bateaux passent plus haut que les cimes des noyers et des pommiers’.

Si Marie Gevers fut marquée par l'Escaut à Edegem, Franz Hellens vécut son enfance près de Gand. Dans son grand âge, il reste imprégné de la ville, et du fleuve: ‘Vénus noire à l'étreinte squameuse et froide... Tous les murs se sont renversés dans l'eau, les pignons ont coulé à fond et les cheminées, comme des pilotis, sont fichées dans la vase. C'est l'eau noire qui vit maintenant pour tous ceux qui dorment un sommeil de mort entre les murs...... A soixante ans, il me remonte aux yeux et poursuit son cours dans les profondeurs de ma conscience: tout ce que j'aperçois, tout ce que j'éprouve se résout en tempête d'eau, de vent et de ciel.’ Franz Hellens, comme d'ailleurs Marie Gevers, a toujours vu la Flandre ‘de l'intérieur’. Cette sorte d'approche devient

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Houblonnière dans la région de Ypres-Poperinge (Photo Paul van den Abeele, Aalst). de plus en plus rare. Les Flamands écrivent à présent dans leur langue - et l'on ne peut que s'en réjouir. Mais le houblon marquera de moins en moins la vigne française. Ou alors, par le truchement de traductions.

Certes, le ‘ton’ flamand ne disparaîtra pas si vite de notre production romanesque. Certains tempéraments le présentent avec trop de force pour que cela se produise jamais. Et c'est tant mieux. Même si chez un Camille Lemonnier la luxuriance et le baroque germaniques ne purent jamais se couler avec bonheur dans le moule latin. Chez la plupart de nos auteurs, le sang nordique apporte un

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Dunes (Photo Jean Mil, Oostende). souffle vivifiant, une manière assez particulière d'aborder le monde, d'empoigner la vie. Le fantastique de Jean Ray, la vision qu'Henri Cornélus porte sur d'autres terres, d'autres continents. Les personnages de Jean Kestergat, sortis tout droit d'une toile de Tytgat. Les patriciens de Gand,

Septentrion. Jaargang 3 43 brossés par Simone Bergmans. Les maisons de la Dyle, égrenées par Hélène Beer. Et Bruges, où Daniel Gillès se promène comme un enfant du pays:

‘Sa voiture roulait doucement, il aurait presque pu la conduire les yeux fermés, tant il connaissait bien ce labyrinthe de petites rues étroites menant à des ponts en dos d'âne, à des petites places toutes bleues de clair de lune, à des canaux endormis.’

Françoise Mallet-Joris est peut-être l'ultime représentant de cette race en voie d'extinction: un écrivain français d'origine flamande. Il lui a fallu plusieurs livres pour se décanter, pour se délivrer d'une certaine aura que personne d'ailleurs ne lui a jamais reprochée. Le décor de ses premières oeuvres avait nom Gers et rappelait singulièrement Anvers. Ses héros aux noms solides - Klaes - ou poétiques - Cordélia, Elsa - étaient massifs et lents, ils portaient la marque d'un réalisme que l'on ne trouve qu'au plat pays. Certaines descriptions en ‘pleine pâte’ rappelaient une grande tradition picturale: ‘L'odeur aussi était toujours la même, de cette salle où elle avait joué enfant, aigre relent de la bière renversée, saveur moisie venant de l'écluse qu'imprégnait d'humidité les vieux murs, vieilles fumées de pipe traînant dans les coins et ce parfum doux-amer, pénétrant, du savon noir dont on enduisait chaque matin les tables boucanées par des générations de fumeurs.’

Se renouvelant sans cesse, l'auteur du Rempart des Béguines ne plante plus son chevalet dans la plaine natale. Mais elle ne renie pas sa double appartenance. Les bords de la Seine ne font pas toujours oublier ceux de l'Escaut. Ou de la Dyle. A preuve Félicien Marceau évoquant son enfance à Cortenberg dans Les années courtes.

Comment les romanciers actuels voientils la Flandre ‘de l'extérieur’? Avant d'aborder quelques contemporains, je cède au plaisir de citer André Baillon. Alors que les bruyères de Georges Virrès sont déjà fanées, que plus personne ne traverse les polders avec Georges Eeckhout, que les tableautins historiques puisés par Demolder chez Ruysdael ou Van Eyck ont bien vieilli, la chronique du Baillon d'En sabots a gardé toute sa fraîcheur. C'est que la couleur locale y est suggérée à petites touches légères, un peu ironiques, toujours pleines de tendresse. Une sorte de Jacob Smit plus lumineux que nature qui parle le flamand du pays, ‘un patois onctueux’, qui décrit avec amour la monotonie du paysage, qui s'attarde presque voluptueusement sur la beauté de la lande: ‘Ce village s'appelle Westmalle. (Pour les archéologues, ce nom doit signifier quelque chose). Je pars de l'église. Je flâne pendant des heures, tantôt sous des sapins, tantôt par des bruyères, tantôt le long des mares. Je me fatigue parce que c'est du sable. Je rencontre quelqu'un: - Voulez-vous me dire où je me trouve? - Westmalle, Monsieur. Je file d'un côté, à droite, ou bien à gauche. Je vois de nouvelles mares, de nouvelles bruyères, de nouveaux sapins, toujours, pendant des heures, à travers le même sable......

Septentrion. Jaargang 3 ...... La lande, c'est aussi vaste que la mer

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Veurne-Furnes (Photo Jean Mil. Oostende).

Septentrion. Jaargang 3 45 mais plus serein parce que rien ne bouge. Je ne sais pourquoi elle me fait songer à une femme qui n'aurait pas de sexe - et les mains jointes. En automne, elle porte sa robe de bure, couleur foncée; au printemps, elle y pique un peu de vert. Pour l'été, elle se pare et, sous ses millions de fleurs, un matin, la voilà rose. On la voudrait toujours ainsi; mais, trop grave, ses fleurs sont encore là qu'elle repense déjà à sa bure. L'air sent si bon qu'on dirait qu'il n'a pas d'odeur. Pourtant, respirez; c'est frais, aigrelet comme une tige de bruyère à la bouche, avec un rien de résine qui sort des bois et un peu de ce bleu qui flotte sur les cheminées où l'on fait brûler les branches...... Comment s'appelle ce vent rêche qui soulève les champs et les envoie au ciel en poussière? L'Italie a sa tramontane, le désert son simoun, le Nord sa bise. Le nôtre ne souffle qu'ici.’ Le nôtre. Ce possessif n'est plus employé par nos romanciers d'expression française. La Flandre est cependant encore présente dans leurs oeuvres. Nous frappe déjà l'énoncé de quelques titres: Les cloches d'Ostende (Marianne Pierson-Piérard), Guido (Maud Frère), Les routes du Nord (Victor Misrahi), Le Flamand aux longues oreilles (David Scheinert), Le bourgmestre de Furnes (Georges Simenon). J'en passe, et d'excellents.

Mais, la plupart du temps, le plat pays n'apparaît plus qu'en filigrane. Dans le physique d'un personnage - le héros de Sidonie Basil qui ressemble à Thyl Ulenspiegel - dans la texture d'un paysage - les longs villages flamands, chez Marcel Thiry - les peupliers frissonnants, chez Constant Burniaux - les champs de betteraves traversés par Jacques-Gérard Linze, ou les pâturages parcourus par Charles Bertin. Dans une touche d'austérité, lorsque Maud Frère voit ‘la mer du Nord avare de ses couleurs’, ou que Victor Misrahi décrit le ‘puissant clocher carré qui domine impérieusement quelques maisons et de pauvres champs enclavés dans une étendue de bruyère’. Dans une auréole de grandeur, quand Alexis Curvers contemple ‘le crépuscule sur l'Escaut, glorieux comme une aurore’. Pour tous, la Flandre, c'est avant tout la mer. Souvenirs d'enfance, de vacances, halte heureuse, le ‘paysage de dunes moutonnantes, leurs dos gris piqués d'oyats’ que cite Marie-Thérèse Bodart, se retrouve au fil de nombreuses pages dans l'oeuvre de nos romanciers. Depuis le sentier qui traverse les ‘pannes’ (Jean Muno) jusqu'aux rues du Zoute, grasses et luisantes (Maud Frère), d'un bout à l'autre du littoral, les auteurs belges se sentent chez eux. Ils en parlent avec une douceur qui ne trompe pas. Avec, parfois, l'ironie aimable qu'afficherait un Français évoquant Honfleur ‘Zeebruges - ce petit port affreux et poétique, neuf et démodé, avec son alignement de maisons Léopold II en bordure de la mer’ (Marcel Thiry). Avec, aussi, l'amour qu'on peut porter à une terre d'élection: ‘J'irai finir mes jours devant la mer du Nord’, dit volontiers Gérard Prévôt. Il a d'ailleurs écrit: ‘...la petite ville de Damme, si proche de la mer du Nord, m'a plu tout de suite avec sa grosse tour carrée - ses lourds pavés inégaux, ses canaux calmes et lents, sa façon d'être hors du monde et son refus

Septentrion. Jaargang 3 46 farouche de se laisser mordre par le temps.’ Le temps existe-t-il en Flandre? A-t-il prise sur une certaine vision des choses? On en peut douter devant ces ‘vieux fermiers assis dans l'obscurité aux coins d'un poêle de Louvain’ (Constant Burniaux). On hésite surtout devant l'éternelle sensualité qui se dégage de quelques silhouettes: ‘plantureuse et grasse, avec sa poitrine en peau de Flamande, elle n'était bien que nue’ (André Baillon). ‘...une belle Flamande de cinquante ans, douce et grasse, aux cheveux tout blancs’ (Georges Simenon).

De tous ceux qui parlèrent Flandre, Simenon est peut-être celui qui m'intrigue le plus. Monolithique, il aurait pu naître à Gand, Bruges ou Anvers. Il est pourtant bien un Liégeois. Mais ce sourcier d'atmosphères, cet homme au flair étonnant - quand je dis flair, j'entends nez, puissance olfactive, pouvoir de recréer un monde autour d'un parfum, d'un relent, d'une odeur - ce médium capable de sentir à New York ce qu'on peut éprouver à Arkhangelsk ou Tombouctou, me semble être le plus à l'aise dans le paysage du plat pays. Des Charentes à la Frise, il peut aller, la pipe au bec, entre les brumes et les canaux, sous le changeant ciel maritime. C'est peut-être cela qui lui permit d'écrire, en tête de son Bourgmestre de Furnes:

‘Je ne connais pas Furnes. Je ne connais ni son Bourgmestre, ni ses habitants. Furnes n'est pour moi que comme un motif musical.’

Il n'existe pas de plus bel hommage à la Flandre. Qu'on puisse, sans les connaître, recréer une de ses villes et quelques-uns des plus typiques parmi ses habitants, prouve simplement la force des caractères qu'on lui prête. Leur continuité. Leur flagrance. Avec tous les écueils que cela comporte. Car la Flandre est tellement réelle qu'elle en devient presque un poncif.

Septentrion. Jaargang 3 47 la musique néerlandaise d'inspiration française ernst vermeulen

Né en 1933 à Amsterdam. Etudes d'histoire de la musique, de flûte et de piano. Suivit les cours d'ethnomusicologie de Jaap Kunst à Amsterdam. Professeur aux écoles de musique d'Utrecht et de Zeist, et professeur de musique et des branches musicales à l'Ecole de journalisme d'Utrecht. Rédacteur de la rubrique musicale de la revue Algemeen Kunsttijdschrift. Collabore entre autres à De Groene Amsterdammer, Raster, Sonorum Speculum, Opera (Londres), Melos (Mayence), ainsi qu'aux émissions de la NOS (Nederlandse Omroepstichting, la Fondation de radiodiffusion néerlandaise). Adresse: F.C. Dondersstraat 47, Utrecht (Pays-Bas).

Le compositeur néerlandais (1894-1947), qui exerça une grande influence sur la génération qui a grandi pendant l'entre-deux-guerres, était une nature combative. L'un de ses essais, De anti-muzikaliteit van de Hollander (L'antimusicalité des Hollandais) devint célèbre tout en suscitant beaucoup de résistance mais également beaucoup d'admiration. De toute façon, il est aussi caractéristique de la situation aux Pays-Bas dans les années vingt que des idéaux qui animaient les compositeurs euxmêmes. Voici quelques textes qui lui sont empruntés: ‘Les Pays-Bas possèdent des orchestres qui n'existent que pour la musique symphonique, entraînés depuis toujours à exécuter des chefs-d'oeuvre réputés. Les Pays-Bas possèdent de nombreuses sociétés chorales (assez remarquables) des choeurs de chanteurs professionnels, des choeurs d'amateurs, des choeurs d'hommes, des

Septentrion. Jaargang 3 choeurs de femmes, des chorales enfantines. Ces ensembles exécutent pratiquement tout ce qui a été écrit d'oeuvre vocale pour chorales: d'Adriaan Willaert à Darius Milhaud, de la Passion selon saint Matthieu aux Gurrelieder d'Arnold Schönberg. Il existe aux Pays-Bas des dizaines de musiciens et de pédagogues à la formation solide. Il y a un grand nombre de conservatoires, de lycées de musique, d'écoles de musique. On compte un nombre respectable de Néerlandais parmi les solistes et les musiciens d'orchestre de réputation internationale. Les nombreux concerts de musique de chambre donnés par des choeurs et des orchestres attirent un public aussi nombreux que ceux de Paris, de Berlin ou de Vienne. Aucune grande salle de cinéma ne croit pouvoir se passer d'un orchestre

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Willem Pijper (1894-1947). ou d'un orgue de concert américain. Et pourtant, il faut qualifier d'antimusicale la mentalité de ces Néerlandais qui courent tous les concerts, qui ont reçu un brin d'éducation musicale, qui ont une opinion au sujet de Bach et du jazz, qui ont médité les théories de Richard Wagner sur le Gesammtkunstwerk (l'oeuvre d'art de synthèse), qui lisent quotidiennement les programmes de concert comportant des analyses et des exemples, et qui connaissent les lexiques de musique comme nos ancêtres connaissaient la concordance de la Bible d'Abraham Tommius. En effet, la mélomanie du Néerlandais est une musicalité d'harmonium. D'autres peuples chantent, jouent du violon, font des exercices de piano appliqués et sérieux. En Italie, on s'exprime musicalement sur la mandoline ou la guitare. Un Ecossais se délecte des sons de la cornemuse et les tribus des Mycètes hurlent même en choeur. Tout comme les matches de football ou la fréquentation de l'église, le fait de produire des séries de sons plus ou moins insérées dans un système est devenu, aux Pays-Bas, une occupation éminemment dominicale. Lorsque nous nous livrons à quelque occupation non lucrative, dont l'utilité pour nos structures économiques ou pour le salut de notre âme bien plus vulnérable encore, reste parfaitement hypothétique, nous nous laissons guider dans le choix d'une de ces occupations par une espèce d'atavisme raisonnable. (...) Un Néerlandais ne sait pas trop que faire des arts musicaux, des sons et des mouvements. Nous n'avons jamais connu d'art oratoire. Nos danses folkloriques sont

Septentrion. Jaargang 3 plutôt raides et peu élégantes. Après le ‘sombre’ Moyen Age, il n'y eut jamais de littérature dramatique dans les territoires qui constituent aujourd'hui les Pays-Bas, et après la mort de Jan Pieterszoon Sweelinck, il y a exactement trois cents ans, (la composition musicale est tombée dans l'oubli. (...) Pour notre vie intérieure nationale, les arts musicaux ne commencent à nous intéresser que lorsque, par la voie d'un procès de dénaturation, ils comportent un certain coefficient d'utilité. L'éloquence s'est déformée en ton de sermon et en rhétorique, l'art de la danse a été grevé de lamentations littéraires, le drame s'est fait pièce à thèse, la musique s'est écroulée sous le poids de la religion, de l'éthique et de la morale. A l'heure ac-

Septentrion. Jaargang 3 49 tuelle, aux Pays-Bas, on prêche peut-être plus sur Beethoven que sur le Sermon sur la Montagne. (...)

Le Néerlandais ne fait pas de la musique pour la musique (“parce que cela sonne si bien”, ou si fort, ou si faux), ou plutôt, il n'en fait plus, et ce qu'il ne sait pas faire, ce qui ne lui a pas été montré et expliqué, ne vaut rien. Il ne comprend la musique - celle qui est autre chose qu'un simple divertissement, et n'a pas de valeur commerciale, la musique de Mozart, de Chopin, de Debussy, de Bruckner ou de Franck - qu'à l'aide de son dictionnaire théologique ou esthétique. Nulle part ailleurs qu'ici, on ne s'enquiert plus déraisonnablement du pourquoi d'une oeuvre musicale. Nulle part ailleurs, on ne divague aussi sérieusement dans les critiques des journaux ou dans les conversations. (...) Un peuple musical ne réussirait jamais à émettre des considérations à ce point développées. Divaguer sur quelque chose, donner une conférence ou un sermon sur un texte donné, voilà notre mentalité nationale. (...) Cette race n'apprendra plus l'alphabet des émotions musicales. On aborde les phénomènes du mauvais côté, c'est-à-dire de façon trop sérieuse. Les symphonies et les sonates étaient toujours jouées; on joue d'un instrument. Et faire de la musique n'est pas un travail sérieux comme rendre la justice, calligraphier, spéculer ou faire des additions. Et jouer ne doit pas se faire uniquement le dimanche.

En général, un peuple actif et prudent n'est pas musical. Peut-être la génération suivante sera-t-elle un peu plus superficielle, ce qui profiterait à notre compréhension de la musique...’

Essai séduisant. Pijper semble sérieusement

Septentrion. Jaargang 3 Jan van Gilse. convaincu que nous ne sommes pas assez ludiques. Cette gravité va indubitablement de pair avec la préférence accordée à la musique allemande, qui est généralement assez lourde.

A Amsterdam, le célèbre chef d'orchestre Willem Mengelberg (1871-1951) fut un défenseur de cette tendance. L'orchestre d'Utrecht fut également dirigé par un grand admirateur de la musique d'un Richard Strauss, d'un Mahler et de tous leurs adaptes; il s'agit de Jan van Gilse. Il succéda à Wouter Hutschenruyter comme chef d'orchestre de l'Utrechtse Symfonie Orkest (Orchestre symphonique d'Utrecht) dans les années 1917-1922. Compositeur et chef d'orchestre, Van Gilse démissionna de ses fonctions de chef

Septentrion. Jaargang 3 50 d'orchestre à la suite d'un conflit avec la direction. Il exigeait que l'on interdît au rédacteur musical du journal Het Utrechtse Dagblad, le très jeune Pijper, d'assister aux concerts. Les critiques journalières de celui-ci rendaient ses activités impossibles. La direction de l'orchestre était divisée, hésitante, mais trouvait que cela allait trop loin. Mengelberg donna des conseils à Van Gilse: ‘Tu t'entends bien avec l'orchestre. Pourquoi se tait-il? Tu dois faire en sorte que l'orchestre fasse une déclaration, disant que ce polisson n'écrit que des mensonges et des calomnies. Il ne pourra rien contre une assertion pareille’. Cette guerre musicale divisait tout Utrecht. ‘Il pouvait arriver qu'une jeune femme intelligente et cultivée, élève adulte de Pijper, me huât en pleine rue, à ma grande stupéfaction, sans que nous ayons jamais eu la moindre querelle’, écrit l'épouse du chef d'orchestre, Ada van Gilse-Hooyer, dans son livre Pijper contra Van Gilse(1). Le journal Het Gelderse Dagblad nota: ‘Des savants se font hyènes’. Dans la mesure où Van Gilse était tourné vers l'Allemagne, Pijper s'orienta vers la France. A l'occasion d'un concert que Van Gilse termina par Tod und Verklaeung (Mort et Transfiguration) de Strauss, il écrivit: ‘Cette exaltation bourgeoise jeune-allemande, je ne comprends pas comment on peut en arriver là. Quel manque de goût’. Ada Van Gilse-Hooyer explique d'ailleurs que ce n'est pas la controverse sur la musique allemande ou française qui détermina ce duel démesurément et incompréhensiblement poussé, et absolument unique si l'on se réfère à des critères néerlandais, ni le fait que Van Gilse ne dirigeait que médiocrement - il avait beaucoup de difficulté à diriger, dit Pijper -, mais ‘en tant que critique, Pijper ne pouvait que s'attaquer à l'Utrechtse Symfonie Orkest parce qu'à l'époque, on ne trouvait rien d'autre qui fût valable dans le monde musical d'Utrecht’. Bien sûr, l'opposition franco-allemande jouait évidemment, même à Amsterdam. Voyons un autre texte de Pijper, écrit à l'occasion d'un festival Honegger à Utrecht: ‘Pour les meilleurs parmi les musiciens allemands et autrichiens, la musique est une question de conviction. Sur le terrain musical s'y rencontrent toutes sortes de courants philosophiques et religieux. En Allemagne, la musique n'est pas un passe-temps ni un ornement. Des phénomènes tels que les Jugendmusikschulen, des réalisations telles que Das neue Werk sont particulièrement instructifs à cet égard. A plusieurs reprises, j'ai entendu des musiciens allemands affirmer que l'époque n'est plus très éloignée où même auprès de la masse, la musique remplacera la religion. (...) Pour les compositeurs et les mélomanes français, la musique est tout autre chose. Ce n'est pas une religion, mais un jeu, un jeu qui est très important, non moins qu'un système philosophique ou religieux pour un Allemand. Mais c'est toujours un jeu. (...) Les musicalités française et allemande semblent prédestinées à ne jamais se comprendre. Le Français patriotique, sceptique et quelque peu borné, ne comprend rien aux ambitions allemandes dans le domaine musical. Il se fie à ses oreilles et à son instinct de l'ordre. Il se demande comment sonne la musique ou si elle lui procure une sensation musicale. Il se trompe souvent au sujet d'oeuvres nouvelles. Il est réaliste, rationaliste et

Septentrion. Jaargang 3 51 réactionnaire. Comme il rejeta Wagner en 1860, il rejette aujourd'hui Schönberg, de bonne foi et à bon droit. (...)

Cependant, la musique allemande n'est ni meilleure ni plus mauvaise pour autant. Il en va de la musique comme des formes de gouvernement: chaque peuple a le gouvernement et la musique qu'il mérite.’

Nous voyons que Pijper émettait parfois des opinions nuancées. Il ne dit pas n'importe quoi, il ne préfère pas de façon simpliste un style à l'autre. Mais l'importance ou l'érudition présomptueuse l'irritaient. Il aimait le Debussy étincelant et abstrait, et il le montrait quand il s'agissait de musique.

Le romancier Simon Vestdijk, un ami de Pijper, a dit un jour: ‘Pijper a le don de faire de petits ravages avec sa bouche et avec sa plume’. Dans les années suivantes, Pijper montra un côté toujours plus humain, ce qui s'accompagnait cependant d'une perte de vitalité. Ainsi Kees van Baaren, son élève le plus avancé, le seul qui s'exprimât dans le système dodécaphonique de Schönberg, disait à ce sujet: ‘Vers le début des années trente se révèlent les premiers symptômes d'une crise du style qui résulte d'une modification profonde de la psyche du compositeur. Sa façon de penser antérieure, fort rationnelle et influencée par la psychanalyse, doit s'effacer en partie devant les problèmes d'ordre ésotérique, et notamment des problèmes astrologiques: les caractéristiques agressives perdent petit à petit de leur acuité. Du point de vue musical, cette attitude d'esprit modifiée se manifeste de la manière la plus nette dans le son de l'orchestre. Que l'on compare la moyenne du timbre limpide des

Septentrion. Jaargang 3 Kees van Baaren.

Epigrammes symphoniques avec la plénitude des sons, continuellement sur la limite de la sursaturation, de l'Hymne pour baryton et orchestre. Il est donc indiqué de continuer à considérer les oeuvres de Pijpers de la période 1921-1932 comme les plus représentatives’. A côté de Van Baaren, Pijper a encore formé par exemple: Henk Badings, Rudolf Escher, Hans Henkemans et Karel Mengelberg. Mais il exerça également des influences sur d'autres. Ainsi Ton de Leeuw voulut être son élève, mais la mort intervint, le 18 mars 1947. Cependant, il se

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Daniël Ruyneman (1886-1953). considère comme son élève spirituel. Qui ne pouvait pas en dire autant? Il serait cependant inexact de croire que Pijper et ses élèves aient à eux seuls entièrement déterminé le climat d'avantgarde aux Pays-Bas. Il est intéressant de constater combien les élèves de Van Baaren mettent davantage l'accent sur quelques figures marginales typiques telles que Daniël Ruyneman et Matthijs Vermeulen. En 1918, Ruyneman (1886-1953) expérimentait avec des Cup-Bells qu'il avait conçus lui-même dans ses sensationnelles Hiéroglyphes pour encore trois flûtes, célesta, harpe, piano, deux mandolines et deux guitares. Une image sonore qui, d'une part, rappelle le gamelan(2) javanais et, de l'autre, semble anticiper sur les effets d'instrumentation de l'école de Pierre Boulez d'après la seconde guerre mondiale. Unique également était l'Appel (1918) pour choeur de chambre, sans paroles, procédé qu'il continua à élaborer dans une Sonate de chambre. Il est évident que la jeune génération de l'après-guerre réserva un accueil enthousiaste à Ruyneman qui, à un âge avancé, écrivait de la musique dodécaphonique et, d'après Van Baaren, connaissait ‘le secret de l'éternelle jeunesse’. Matthijs Vermeulen (1888-1967) s'en tenait à l'écriture tonale. Ruyneman soumettait ses oeuvres à Debussy, qui les appréciait beaucoup. Le lien de Vermeulen

Septentrion. Jaargang 3 avec la musique française est encore plus net: il travailla en France durant un quart de siècle. Son attitude à l'égard de la musique allemande en général, et de Mengelberg en particulier était, si possible, plus militante encore que celle de Pijper. Sa conduite bruyante dans les couloirs sacrés du Concertgebouw, où il criait: ‘Viva Sousa!’, devint célèbre. Comme celui de Ruyneman pendant la même période, le talent de Vermeulen s'épanouit aussi de façon frappante avec la Première sonate pour violoncelle (1918) et la Deuxième symphonie (1920). Musique démesurément excitante, extatique à la Skriabine avec, comme idéal, une écriture de mélodies interminablement entraînantes dans un style évocateur obsessionnel. Il n'a plus entendu lui-même sa dernière oeuvre, la Septième symphonie; on n'a d'ailleurs pas exécuté beaucoup de ses oeuvres de son vivant. Pijper lui-même acquit une certaine notoriété bien qu'initialement, il ait été en butte à

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Matthijs Vermeulen. quelque hostilité à Utrecht, réaction à laquelle la controverse dont nous allons parler n'aura certainement pas été étrangère. Cette fois, ce fut vraiment l'affaire de l'époque: dans la série de représentations de l'orchestre d'Utrecht, le Concertgebouworkest donnait annuellement quelques concerts. On y annonça notamment les Fêtes galantes de Pijper. Or, cela apparut comme une erreur. En effet, il existait un accord aux termes duquel le Concertgebouworkest ne programmerait pas à Utrecht une oeuvre que l'Utrechtse Symfonie Orkest avait exécutée peu auparavant. De son côté, Pijper croyait que Van Gilse en avait empêché l'exécution. Van Gilse réagit à cette accusation et somma Pijper de la retirer. Puis on invoqua l'arbitrage de (1862-1941), le professeur de composition de Pijper. Les trois hommes se rencontrèrent dans la maison de Van Gilse. On ne parla pas beaucoup. Il paraît, du moins, que Pijper n'ouvrit pas la bouche, ne voulut répondre à aucune question... Depuis lors, rien n'alla plus entre ces deux-là. Mais même lorsque l'exécution de sa Seconde symphonie par le Concertgebouworkest put effectivement avoir lieu, Pijper eut des expériences moins amusantes. Pour célébrer le soixantième anniversaire de Wagenaar, on organisa un concert de gala par le Concertgebouworkest, pour lequel le maître pouvait lui-même composer le programme. Il choisit des oeuvres de trois

Septentrion. Jaargang 3 de ses élèves, parmi lesquelles la symphonie en question. Un critique musical nota que jamais le public du Concertgebouw n'avait si ouvertement manifesté son mécontentement. A quoi Pijpers réagit: ‘Ce n'est pas ma musique, mais j'entends que c'est quelque chose’(3). Johan Wagenaar sortait tout à fait de la tradition de Brahms, mais cela est vrai également de Bernard Zweers (1854-1895), le second grand maître de la musique néerlandaise de cette époque. Wagenaar écrivit des ouvertures brillantes et des poèmes symphoniques dans le style de Strauss. La musique symphonique de Zweers respire l'esprit de Bruckner, même s'il intitule une symphonie Aan mijn vaderland (A ma patrie). Les voies tracées par Wagenaar et Zweers sont en effet les plus importantes. Parmi ses élèves, Zweers comptait Sem

Septentrion. Jaargang 3 54

Peter Schat.

Dresden (1881-1957) et Hendrik Andriessen (né en 1892) qui ont tous deux fait école de manière remarquable. A nouveau éminemment français! Hugo Godron (1900-1972), élève du premier, étudia luimême encore chez Ravel. Andriessen renouvela la musique religieuse catholique, en se fondant sur le style d'un Franck, d'un Debussy; il admirait également Caplet. Son style s'est continué chez Jan Mul (1911-1972), Herman Strategier (né en 1912) et Albert de Klerk (né en 1917), qui se fit un nom et tant qu'organiste. En passant par Wagenaar, la ligne aboutit à Alexander Voormolen (né en 1895) et Leon Orthel (né en 1905). Plus encore que ce dernier, Voormolen s'inpira de Ravel de façon presque abusive (cf. sa Sonate pour violoncelle). Son style élégant et pittoresque reçut un accueil favorable à Paris, où il fit notamment la connaissance de Roussel. Il y a quelque temps, sa musique suscita une recrudescence d'intérêt, un passage de son Concerto pour hautbois ayant servi de thème à une série de télévision populaire... Il faut considérer une grande partie de

Septentrion. Jaargang 3 55 cette orientation française comme une réaction au climat que personnifiait Mengelberg. Nombreux étaient ceux, cependant, qui, spontanément, se passionnaient pour des figures telles que Debussy, Ravel et Roussel. Puis, l'impressionnisme musical exerçait un attrait, comme s'il s'était agi de peindre avec des sons. Quelque chose d'esthétique, en fait, de poétiquement tendre et sensuel. Dans un commentaire du Concertgebouw de 1908, on compara les Nuages de Debussy à une sorte d'orchidée rare. On parlait également d'un ‘arrière-plan mystique’ à propos de cette musique que caractérisait une sorte de fluidité secrèté.

Pijper toutefois se passionnait davantage pour certaines tendances structuralistes avant la lettre qu'il entrevoyait très intelligemment. Les conséquences qui en résultaient, notamment en ce qui concerne la bitonalité (qu'il estimait plus importante que le système dodécaphonique de Schönberg), l'occupaient beaucoup. Il s'agit là d'une erreur de calcul qui a considérablement retardé l'évolution de la musique de concert aux Pays-Bas. Lors du renouveau que l'on dut, après la seconde guerre mondiale, aux peintres expressionnistes (ceux du groupe Cobra), renouveau à la faveur duquel se formaient spontanément les poètes expérimentaux, un pendant musical faisait défaut. Il fallut attendre Van Baaren et ses élèves pour qu'une chance fût donnée à un nouveau langage des sons. Le Septet (1952) de Van Baaren était la première oeuvre de musique sérielle aux Pays-Bas, alors que la première oeuvre faisant autorité, Variazioni per Orchestra (Variations pour orchestre) datait de 1959. Parmi les premières oeuvres sérielles, il y a encore les Séries pour deux pianos (1958) de Louis Andriessen, fils de Hendrik Andriessen nommé plus haut. Louis Andriessen fit ses études chez Van Baaren, tout comme, entre autres, Peter Schat, Jan van Vlijmen et Mischa Mengelberg, le fils de Karel Mengelberg déjà mentionné. Et revoilà l'orientation vers l'Allemagne: l'école d'Arnold Schönberg, avec notamment Anton Webern, et les conséquences telles qu'elles sont élaborées surtout à Darmstadt. L'influence de Pierre Boulez peut éventuellement être qualifiée de française. Schat étudia chez lui pendant quelque temps.

Suivra sans doute une nouvelle vague d'inspiration française. Qui nous le dira? Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les tendances nationalistes prononcées se sont considérablement estompées. Pour terminer, il faut absolument mentionner un point positif: à savoir que la génération de Schat, directement issue du mouvement Provo, aux tendances anarchistes, aborde tout de façon plus enjouée que ne le faisaient les contemporains de Pijper. Peut-être ces compositeurs sont-ils plus engagés du point de vue politique, mais leur style musical est plus ludique, sans autres caractères particuliers. Cette génération ne semble pas particulièrement active, laborieuse ni prudente, ce qui, pour employer les termes de Pijper, profite sûrement beaucoup à la compréhension de la musique.

Traduit du néerlandais par Willy Devos.

Eindnoten:

Septentrion. Jaargang 3 (1) Ada van Gilse-Hooyer: Pijper contra Van Gilse, A.W. Bruna en Zoon, Utrecht, 1963. (2) Gamelan: orchestre indonésien comprenant des instruments de bronze et, plus rarement, violon, flûte ou hautbois. (3) Wouter Paap: Muziekleven in Utrecht tussen de beide wereldoorlogen (La vie musicale à Utrecht entre les deux guerres mondiales). Het Spectrum, Utrecht, 1972.

Septentrion. Jaargang 3 56 liminaire

‘J'ai été content de vous savoir entré en rapports avec A.A.M. Stols. C'est un bon ami, et, de l'avis des connaisseurs, un des premiers imprimeurs d'Europe; digne de vous imprimer et d'entrer ainsi dans l'histoire bibliophilique de l'Amérique. J'ai rarement vu homme plus épris de son métier, on peut dire: de son art.’ Ces lignes, adressées en 1932 par Valery Larbaud à l'écrivain mexicain Alfonso Reyes, témoignent de la réputation internationale et de l'estime que le jeune éditeur hollandais s'était acquises en peu de temps: ses débuts à Maastricht remontaient à moins de dix ans. Ce n'est pas un mérite ordinaire que d'avoir publié dans leur langue, et parfois d'avoir découvert, des auteurs aussi différents que Rimbaud, Hellens et Scève, Du Perron et Jan van Nijlen, Güiraldes, Keats ou Büchner. L'édition d'une oeuvre qu'il aimait s'imposait à lui comme une aventure nécessaire, le succès dût-il se faire attendre. Sous l'occupation, il assuma le risque de publier clandestinement aux Pays-Bas non moins de vingt-sept titres en langue française, dont deux contes de sa spirituelle compatriote du XVIIIe siècle, Belle de Charrière. Signe d'un tranquille courage, et aussi d'une prédilection. En toutes circonstances, en Hollande comme en Belgique et ailleurs, il ne s'arrêta jamais qu'à des textes de qualité, que son classicisme très personnel mettait admirablement en valeur.

Nous avons rencontré pour la dernière fois Alexandre Stols au soir de sa vie, alors que ses forces l'abandonnaient. L'essentiel demeurait: un esprit aristocratique allant de pair avec sa modestie naturelle, une passion du beau qui ne l'éloignait pas des hommes, une sensibilité presque méridionale sous le flegme nordique. De la maison que sa femme et lui s'étaient fait construire à Tarragone, il avait vue sur la Méditerranée, sur la ville, ancienne métropole romaine, et sur la campagne catalane. Il achevait ses jours en humaniste, entre ces paysages et ses livres, avec dans le regard un fond de douceur mosane.

Des amis de longue date, français, hollandais et belges, ont composé cet hommage aimablement accueilli par Septentrion, que préfigurèrent jadis, aux éditions Stols, Nord et Erasme. Qu'ils en soient remerciés.

Pierre Mahillon, Bruxelles.

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à la mémoire de l'éditeur a.a.m. stols (1900-1973) g.w. ovink

Né à Leyde en 1912. Etudes à Utrecht, où il obtint son doctorat en psychologie avec une thèse sur La lisibilité, les valeurs émotionnelles et les formes des caractères typographiques. Conseiller artistique de la Fonderie de caractères Tetterode à Amsterdam depuis 1945. Professeur d'histoire et d'esthétique de l'art typographique à l'Université d'Amsterdam depuis 1956. Nombreuses conférences et articles sur ces derniers sujets en Europe, en Amérique et en Afrique du Sud. Adresse: Cliostraat 3 III, Amsterdam-Z., Pays-Bas.

Dans le monde des livres, il ne manque heureusement pas d'hommes entreprenants qui, tout simplement, ne supportent pas l'idée que des textes de grande valeur puissent rester dans l'oubli. Il est nécessaire de les faire parvenir au public: c'est le rôle de la production et de la distribution du livre ou de la revue. Il faut donc des personnes qui, d'une part, admirent les auteurs et aiment leurs textes et qui, d'autre part, soient heureuses en songeant combien d'autres se réjouiront de pouvoir lire ces textes. Ces personnes s'orientent dès lors vers le monde de l'édition.

Quel mobile peut les inciter à choisir cette profession? Je présume que ce doit être la perspective de fréquenter des auteurs intéressants et de beaux textes. Les éditeurs y trouvent l'accomplissement de leur vie. Ils savent qu'ils ont en commun avec les auteurs le même goût et le même sens de la langue, mais qu'ils en différent par un manque de créativité littéraire. Leurs qualités d'ordre pratique, en revanche, les aideront à écouler les créations. L'édition ne les enrichira guère. Ils espèrent pouvoir en vivre, rester dans le milieu de la littérature et des écrivains, et en même temps faire du travail utile. Il y faut bien de l'enthousiasme, car la plupart des éditeurs trouveraient ailleurs quelque domaine où ils obtiendraient des succès plus considérables, avec moins de frustrations.

Alexandre Alphonse Marius Stols fut l'un de ces éditeurs enthousiastes. Son envergure lui donne droit à un In Memoriam admiratif et reconnaissant dans tout périodique qui concerne sa spécialité, et certainement dans Septentrion qui se veut au service des relations culturelles entre

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A.A.M. Stols à son 60e anniversaire.

A.A.M. Stols avec R. Flaes, ex-ambassadeur néerlandais, publiant sous pseudonyme F.C. Terborgh (Tarragone, mai 1969). les terres de langue française et de langue néerlandaise. Stols a pu s'enorgueillir d'une production considérable en langue anglaise ou espagnole et de quelques titres

Septentrion. Jaargang 3 allemands. Toutefois, le centre de gravité de son activité se situe en France, en Belgique et, bien sûr, aux Pays-Bas. Pendant quelques années, il a édité la revue Nord, sous la rédaction de Franz Hellens, et en 1946-1947 la revue Erasme, consacrée aux relations culturelles franco-néerlandaises.

Cet amour de la littérature française s'explique par ses origines, par le fait qu'il passa ses années de formation à Maastricht, au cours du premier quart de ce siècle.

En exagérant quelque peu, l'on pourrait prétendre que les Pays-Bas ne comptent que trois villes, dans le sens de centres culturels, indépendants et conscients, d'un territoire étendu, à savoir Amsterdam, Groningue et Maastricht. Les autres villes de même importance ou même plus grandes des Pays-Bas sont soit des conglomérats sans âme, soit de grands villages étouffants, et cela en dépit de leur histoire parfois ancienne et honorable. Les visiteurs des trois villes en question ont tout de suite l'impression d'arriver dans une communauté qui peut se glorifier d'un style propre, d'un sens de l'indépendance et d'une dose considérable d'autarcie culturelle.

Ancienne ville romaine nommée Trajectum ad Mosam, centre florissant au Moyen Age et ville principale du Limbourg depuis lors, Maastricht est consciente de son histoire respectable. Bien sûr, Aix-la-Chapelle et Liège se trouvent à proximité immédiate, et les princes-évêques de Liège ont exercé durant des siècles leur autorité

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De gauche à droite: Jacques de Ribon, Valery Larbaud, A.A.M. Stols et G. Jean-Aubry (biographe de Larbaud). torité spirituelle sur elle, mais Maastricht ne s'en estimait pas inférieure en rang ni en influence. Ce n'est que lors de la formation de l'Etat néerlandais moderne, au dix-neuvième siècle, qu'elle s'est liée à la ‘Hollande’ dans un contexte de droit public. Jusqu'à nos jours, elle considère le Nord protestant avec un mélange de mépris et de dépit, telle une femme fêtée qui déplorerait par la suite d'avoir épousé un homme qui, sans être d'origine tout à fait plébéienne, professerait une foi erronée et qui aurait moins d'allure que la famille de son épouse.

Il y a cinquante ans, la bonne bourgeoisie de Maastricht parlait le français chez elle. Nombreux sont les familles, les usines, les hôtels et les restaurants qui ont des noms français. On pourrait dire que Maastricht était la ville la plus septentrionale de la Wallonie, s'il n'y avait que ses habitants ne se sentent pas du tout wallons et qu'ils préfèrent s'orienter directement vers Bruxelles et surtout vers Paris. Au lendemain de la première guerre mondiale, un groupe joyeux de jeunes auteurs et peintres se forma à Maastricht. Leur chef de file était Charles Nypels, un imprimeur érudit et actif, à la fois grand seigneur et bohémien. Il venait de passer quelques années à Amsterdam auprès de S.H. de Roos, le pionnier de l'imprimerie moderne néerlandaise, travaillant à la fonderie de caractères Tetterode. Rentré dans sa ville natale à l'imprimerie Leiter-Nypels, il commença tout de suite à produire de jolies éditions, destinées au marché bibliophilique des Pays-Bas, de la Belgique et de la France.

Septentrion. Jaargang 3 Cet exemple inspira Stols, qui était également le fils d'un imprimeur de Maastricht, mais pour l'instant étudiant en droit à Amsterdam. En 1922, il n'y tint plus et commença à faire imprimer de temps à autre, chez Boosten & Stols - l'entreprise de son père qui deviendrait bientôt celle de ses deux frères - des éditions exécutées d'après ses indications. En 1925, il comprit que sa vocation était l'édition plutôt que la magistrature. Il abandonna ses études pour s'y consacrer définitivement. Comme celui de Nypels, le coeur d'Alexandre Stols s'orientait vers Paris et Bruxelles, non pas tellement qu'il y vît la possibilité d'écouler les livres qu'il espérait réaliser, mais parce que la première ville, et dans une certaine mesure la seconde, étaient les centres de la littérature française. Stols aimait beaucoup fréquenter les écrivains et les salons des milieux aisés

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Première lettre adressée à A.A.M. Stols par André Gide (30 décembre 1926).

Septentrion. Jaargang 3 61 et cultivés qui ont coutume de les patronner. Son savoir-faire, son charme, ses goûts littéraires et son ambition - et ses débuts déjà respectables en matière typographique - constituaient une excellente introduction auprès des auteurs français, de sorte qu'entre 1925 et 1928, Stols se vit confier des manuscrits par Paul Valéry, André Gide, Valery Larbaud, Paul Morand, André Maurois, Edmond Jaloux et Rainer Maria Rilke. De nombreux autres suivirent ultérieurement et il faut encore y ajouter les auteurs français du passé, ainsi que plusieurs centaines de titres en d'autres langues. Souvent il ne s'agit que de petites plaquettes, mais il y a également de nombreuses oeuvres plus importantes. Parmi ses auteurs belges se trouvent notamment Franz Hellens, Karel van de Woestijne et Marnix Gijsen.

Stols s'efforçait de conférer une forme individuelle à tous ces textes. Il n'allait pas aussi loin que Charles Nypels qui expérimentait des styles typographiques fort différents l'un de l'autre. Dès la moitié des années vingt, Stols préféra une exécution sobre, traditionnellement classique, parallèle à celle de Stanley Morison en Angleterre et de Jan van Krimpen aux Pays-Bas. Il aimait employer les caractères Lutetia et Romanée de ce dernier, à côté des caractères plus classiques et éprouvés tels que Garamond, Janson, Bembo et, pendant une période relativement courte, Bodoni. De temps à autre, un rouge ou un bleu clair dans les initiales, appliqué le cas échéant sur les lettrines dessinées par Alphonse Stols, le frère d'Alexandre et codirecteur de l'entreprise d'imprimerie familiale, apporte un peu de vivacité.

Bien que s'efforçant de leur donner une forme individuelle, Stols publia souvent ses livres comme s'ils constituaient les volumes d'une série. Ces séries ne se distinguant pas toujours clairement par un aspect caractéristique ou par quelque parallélisme dans le contenu, on peut présumer qu'il les concevait surtout dans le but d'attirer l'attention sur l'importance et la diversité de son fonds, et dans l'espoir que les collectionneurs aimeraient acquérir les séries complètes. De plus, Stols avait constaté qu'il ne trouvait suffisamment d'acquéreurs pour ses éditions pour bibliophiles que s'il en existait seulement un tirage limité, ce que le contexte d'une série pouvait également suggérer. Voici les noms de quelques-unes de ces séries: The Halcyon Press (repris sous la forme A l'Enseigne de l'Alcyon, ou, pour les éditions mexicaines, Colleccion Alcion), Trajectum ad Mosam, To the Happy Few (réservé à un cercle fidèle de bibliophiles et, par conséquent, pas dans le commerce), Les Belles Heures, Les Bibliophiles hollandais, Collection des poètes lyonnais, Ursa Minor. Un éditeur international travaillant seul comme Stols pouvait choisir le lieu d'implantation d'où il atteindrait ses auteurs, ses entreprises de production et ses clients de la façon la plus efficace et la moins coûteuse. Dans ces années mouvementées - dépourvues du bonheur serein que suggère le nom d'Halcyon en anglais - il y était contraint. Ainsi il travailla successivement à Maastricht, à La Haye, à Anvers, à Bussum, à Bruxelles, et de nouveau à Maastricht et à La Haye, où il fut le directeur de l'imprimerie Trio pendant quelques années. En 1951, il décida de remettre la maison d'édition à monsieur Barth, son collaborateur de l'époque. Celui-ci publia encore quelques

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Du Bellay: La Deffence etc., 1925. Orig. 19,7 × 13 cm. Car.: Erasme, Bois de J. Franken. oeuvres littéraires néerlandaises sous l'ancien nom mais dut bientôt arrêter les activités de l'entreprise. Stols lui-même fut envoyé par l'Unesco en Amérique du Sud en qualité de conseiller en matière de typographie et de production de livres. Il travailla en Equateur, au Guatemala et au Mexique, pays où il fut également professeur d'université. Il ne put s'abstenir d'éditer des livres. En Amérique du Sud, il en produisit une dizaine encore, en espagnol, et stimula plusieurs autres éditeurs. Lorsque son contrat avec l'Unesco expira en 1963, il retourna peu après au Mexique en qualité d'attaché culturel auprès de l'ambassade néerlandaise, où il resta jusqu'à sa retraite en 1965. Puis il s'établit en Espagne, à Tarragone, où il mourut le 13 avril 1973. La bibliographie complète des éditions de Stols est pratiquement achevée et attend que l'on trouve les moyens pour la publier. Elle a été réalisée par madame E.B. Mayer-Swart, de Haarlem, en collaboration

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Valéry: Analecta ex MSS., 1926. Orig. 21 × 17 cm. Car.: Erasme. avec son mari, monsieur F. Mayer, et de monsieur M.B.B. Nijkerk, le bibliophile bien connu qui a suivi quasiment toute la carrière d'éditeur de Stols depuis Bruxelles et Amsterdam. Le lecteur trouvera à la fin du présent article une liste sommaire des éditions de langue française de Stols que j'ai extraite de la bibliographie. La composition du catalogue complet des oeuvres éditées par Stols a posé des problèmes curieux, inhérents à la façon de travailler de Stols, dont les motifs n'étaient pas en premier lieu d'ordre commercial, mais plutôt d'ordre artistique et intellectuel. Dès qu'il en avait la possibilité financière, il publiait les textes dont il estimait que le public devait avoir connaissance, et non seulement ceux dont il attendait qu'ils se vendraient bien. Ou plutôt, il spéculait sur le fait que les autres amateurs de littérature et de beaux livres voudraient à tout prix posséder ses découvertes. Il s'orientait surtout vers ce groupe en partie visible et en partie invisible, même si celui-ci ne pouvait pas être particulièrement nombreux. Ses tirages de premières oeuvres, de fragments, de versions provisoires, de trouvailles, de feuilles volantes, et cetera, ne s'élevaient

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Rimbaud: OEuvres complètes, 1931. Orig. 28 × 19 cm. Car.: Garamond. qu'à quelques centaines d'exemplaires, voire même à quelques dizaines d'exemplaires seulement. Il arrivait que l'auteur partage les frais ou que des amis l'aident à financer le projet. Le même texte paraissait parfois avec la même composition en plusieurs exécutions (dont les tirages et les variantes ne sont pas toujours très clairs), parfois dans une forme toute nouvelle. On pouvait obtenir la plupart des éditions sur papier ordinaire et, en outre, dans une ou plusieurs éditions de luxe numérotées sur grand papier. Dans plusieurs cas, il était lui-même le concepteur et l'exécutant technique. Ainsi, en tant que cofondateur, il réalisa luimême un certain nombre de livres de La Compagnie typographique avec son ami le vicomte Tony de Vibraye. Certaines éditions de Stols ont visiblement été réalisées dans un mouvement d'enthousiasme pur et pour un cercle d'amis congénères. Bref, la production d'un nombre élevé d'éditions par un seul homme, étalée sur de nombreuses années et réalisée dans des conditions très difficiles sur un marché

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Constant: Adolphe, 1942 (éd. clandestine). Orig. 22,7 × 14 cm. Car.: Romanée. international, et destinée à des acquéreurs aux préférences individuelles fort prononcées, n'est en rien comparable au train régulier d'une grande maison d'édition bien organisée, travaillant essentiellement pour un marché national. Si l'on considère l'ensemble de l'oeuvre de Stols, il nous reste l'impression dominante d'un enthousiasme inextinguible, désireux de faire connaître aux hommes des textes de grande valeur dans une jolie forme très soignée, et de servir par tous les moyens la littérature et la typographie. Il l'exprima également en composant des bibliographies d'auteurs (P.C. Boutens, A. Gide), des études sur l'histoire d'imprimeurs et de graveurs de caractères (imprimeurs de Maastricht, Chr.

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Larbaud: Questions militaires, 1944 (éd. clandestine). Orig. 24,8 × 16,5 cm. Car.: Bodoni. van Dijck, les Didot, S.H. de Roos, Ant. Espinosa) et des aperçus d'une spécialité (l'imprimerie en Tchécoslovaquie et aux Pays-Bas; l'ex-libris). En témoigne également la publication de la revue Halcyon dans les premières années de l'occupation des Pays-Bas: douze livraisons contenant des articles sur l'imprimerie et la graphique, chaque article conçu séparément et exécuté par un imprimeur différent, constituèrent une manifestation impressionnante dans les temps sombres de la guerre. Ceci caractérise également Stols qui, au fond, a toujours voulu être exemplaire et ne jamais descendre en dessous de la limite du travail scrupuleux. En plus de la littérature et de l'imprimerie, la généalogie et la chronologie l'intéressaient particulièrement. Si Stols n'était pas un pionnier en matière de typographie, il était exceptionnel dans la combinaison d'un contenu intéressant et d'une bonne typographie, y ajoutant souvent des illustrations d'artis-

Septentrion. Jaargang 3 67 tes qualifiés tels qu'Alexeïeff, Buckland Wright, Latour, Laboureur, Falké, Franken et Galanis, et cela pour plusieurs centaines de titres. Il a conféré de la sorte au livre en France, en Belgique et aux Pays-Bas un niveau avec lequel d'autres éditeurs de littérature ont dû se mesurer. La pression exercée sur les éditeurs imprimeurs ordinaires en devenait d'autant plus forte qu'à la même époque, Jan van Krimpen (chez Joh. Enschedé et Fils) et Charles Nypels (chez Leiter-Nypels, La Connaissance et De Gemeenschap) travaillaient dans le même esprit. Sans que ce fût là leur profession principale, ces derniers ont contribué par leur travail à répandre la notion qu'il est un devoir de réaliser des oeuvres imprimées intéressantes du point de vue littéraire et typographique. Ils confirmaient de la sorte les aspirations de Stols. Que l'édition littéraire aux Pays-Bas ait maintenu un niveau si élevé au cours des premières décennies après 1945 est dû en grande partie aux normes que Stols et ses confrères ont imposées à leurs collègues plus jeunes. Stols était un éditeur qui avait une vocation et qui a su réaliser en majeure partie ses idéaux. C'est pourquoi il fait partie des plus grands des cent dernières années. Espérons que les générations ultérieures s'inspireront de l'audace et du niveau de son oeuvre.

Notice bibliographique.

Le nombre d'éditions en langue française parmi toutes les publications de Stols entre 1924 et 1951 s'élève à 135 environ. De plus, Stols a dessiné et imprimé au moins une douzaine de livres pour d'autres éditeurs, notamment pour La Compagnie Typographique de Paris, comme, par exemple, les oeuvres complètes de Molière (1933-37). Pendant l'occupation allemande, il a publié des dizaines d'éditions françaises, dont une douzaine sous le nom de Pierre Mangart à Rosières (Picardie), imprimées par Claude Sézille à Paris, en réalité l'imprimerie Trio à La Haye, dont il était le directeur à cette époque-là. Voir: D. de Jong, Bibliographie des éditions françaises clandestines imprimées aux Pays Bas pendant l'occupation allemande 1940-1945. Préface de Vercors, La Haye-Paris, Stols, 1947.

Voici une sélection de titres de cette oeuvre (M = Maastricht; A = Anvers; B = Bruxelles; Bus = Bussum; LH = La Haye; P = Paris):

I. du Bellay, La deffence et illustration de la langue françoise, M 1925. Francis Carco, Les enfants du malheur; éd. orig. M. 1930. Benjamin de Constant, Adolphe. LH 1941 et 1948. Tristan Corbière, Les amours jaunes. LH-P 1947. Léon Daudet, Le balcon d'Europe; éd. orig. M. 1928. Léon Daudet, Notes d'un exilé; éd. orig. M-B 1929. Tristan Derême, L'étoile de poche; éd. orig. M. 1929. André Gide, Le voyage d'Urien. M 1928. André Gide, La symphonie pastorale. M 1930. Franz Hellens, Documents secrets 1905-1931; éd. orig. B + M 1932. Franz Hellens, Le jeune homme Annibal; éd. orig. M-B 1929.

Septentrion. Jaargang 3 Franz Hellens, Le rendez-vous dans une église; éd. orig. M 1930. Hommage des écrivains étrangers à Paul Valéry. Bus 1927. Edmond Jaloux, Sur un air de Scarlatti; éd. orig. M. 1928. Francis Jammes et Valery Larbaud, Lettres inédites; éd. orig. P-LH 1947. Louise Labé, OEuvres complètes. M. 1928. Louise Labé, Sonnets. M 1924. Valery Larbaud, Les poésies de A.O. Barnabooth, Dévotions particulières, Poésies diverses. Prem. éd. coll. LH 1944. Valery Larbaud, Une dizaine d'éditions originales de 1926 jusqu'à 1944. Les livrets du bibliophile. M 1926, Textes de Nodier, Claudel, France, Aveline, Mallarmé, Valéry, Flaubert, Larbaud, Asselineau, Duhamel. François Mauriac, Les arbres et les pierres; éd. orig. LH avec Pierre Seghers 1944. André Maurois, Contact; éd. orig. M. 1928. Darius Milhaud, Two poems of Coventry Patmore, trad. de Paul Claudel. M-B-P-Londres 1931. Paul Morand, Bâton Rouge; éd. orig. M 1928. Géo Norge, Florilège de la nouvelle poésie française en Belgique. B-P-M 1934. Evariste Parny, Chansons Madécasses. LH-P 1948. Honorat de B. de Racan, Les poésies lyriques profanes, et V. Larbaud, Notes sur Racan. M 1928. Rainer Maria Rilke, Les roses; éd. orig. Bus 1928. Rainer Maria Rilke, Six lettres à A.A.M. Stols. ‘M 1927’ = LH 1943. Arthur Rimbaud, OEuvres complètes; première éd. intégrale. M 1931. Arthur Rimbaud, Une saison en enfer. LH-P 1949. Paul Valery, Analecta ex MSS.; éd. orig. M-LH 1926. Paul Valéry, La jeune Parque. M 1926. Paul Valéry, Le retour de Hollande; Descartes et Rembrandt; éd. orig. M 1926. Paul Valéry, Une dizaine d'autres titres de 1926 jusqu'à 1943. Vercors, Le silence de la mer. LH quatre éd. 1946-49. François Villon, OEuvres. M 1929 et quatre éd. LH 1942.

Traduit du néerlandais par Willy Devos.

Septentrion. Jaargang 3 68 rencontre

Près d'un demi-siècle s'est écoulé depuis le jour où, de passage à Bruxelles, j'eus le plaisir de lier connaissance avec A.A.M. Stols dans la librairie que Raoul Simonson tenait alors près de Sainte-Gudule. Le commerce que Simonson exerçait depuis peu ne l'avait pas détourné de son vice avoué, la bibliophilie. Je m'étais permis plusieurs fois de blaguer son souci de posséder, imprimés sur Japon ou sur Chine, des textes de Gide ou de Valéry qu'il lisait comme moi dans des éditions sans faste, dont on peut corner les pages sans remords. Il me présenta Stols comme un autre fanatique du beau livre, qui, fils d'un imprimeur de Maastricht, s'apprêtait à publier dans son pays des inédits de Valéry, mis en pages avec amour et tirés sur quelque Van Gelder souple et moelleux. Si remarquable que pût être le goût du rare et du précieux dont Simonson créditait l'inconnu que Stols était encore pour moi, ce que je retins d'abord, c'est que ce jeune Hollandais allait imprimer et éditer à Maastricht de la prose et des vers français, renouant ainsi avec la tradition des Elzevier et de tous les libraires et pressiers d'Amsterdam, de La Haye, de Leyde ou d'Utrecht, qui, au XVIIe et au XVIIIe siècle, accueillirent chez eux et répandirent à travers l'Europe le meilleur de la production littéraire de leur temps. Les éditions que Stols a données peu à peu, non seulement de Valéry, mais aussi de Larbaud et même de poètes comme Racan que ne lui recommandait aucun snobisme, m'assurent que je ne m'étais pas trompé en le considérant dès ses débuts comme un authentique citoyen de la République des Lettres. J'ai eu à préparer pour lui une édition de Rimbaud qu'il voulait aussi complète que possible, en dépit des difficultés que lui opposaient les gérants d'une propriété littéraire acquise très accidentellement. Il avait noué des relations d'amitié avec un de mes familiers, Eddy du Perron, écrivain hollandais originaire d'Indonésie, dont il fut un des premiers éditeurs. Du Perron, qui est mort en 1940, est classique maintenant aux Pays-Bas, mais vers 1930 sa liberté d'esprit était loin de ne lui concilier que des sympathies. Stols montrait de l'audace en publiant les ouvrages de Du Perron. Il en avait nettement discerné la valeur. Il avait des antennes; son goût ne l'égarait pas. Les éditions dont il a établi la maquette et choisi les caractères typographiques avec un soin méticuleux ont fait entrer son nom dans l'Histoire du Livre. Pour moi, ce nom est inséparable de l'image qui m'est restée du jeune homme rencontré autrefois à Bruxelles: un nom d'une seule syllabe, Stols, élancé comme une fine colonne corinthienne, et surmonté de trois initiales, A.A.M., comme d'un léger chapiteau. De la grâce et de la solidité. Pascal Pia, Paris. Journaliste et critique. Directeur de Combat dans la clandestinité, puis rédacteur en chef (1944-1947). Edition des OEuvres complètes de Charles Cros (en collaboration avec Louis Forestier, chez Pauvert), des Poésies complètes de Laforgue (Livre de Poche), des OEuvres complètes de Maupassant, avec inédits (Cercle du Bibliophile), des OEuvres complètes de Rimbaud (Stols). Dans la collection ‘Ecrivains de toujours’ (Le Seuil) un Baudelaire par lui-même et un Apollinaire par lui-même.

Septentrion. Jaargang 3 69 le livre survit à la cité

J'avais pour ami un grand couturier; dans l'étoffe du verbe, il taillait des ro- bes danseuses. Et le vent res- pirait leur frange.

J'avais pour ami un grand architecte. Dans la pierre des mots, il érigeait des temples. Et le vent ché- rissait leur faîte.

J'avais pour ami un grand sculpteur. Dans le bronze du langage il fai- sait battre un coeur. Le vent rêvait d'en faire sa demeure.

...Tu vois la nudité des plages et tu vois ce vélin qui tremble, ce papier blanc de peur.

L'encre est là comme un sang noir qui s'éver- tue à germer sur les sables. Elle germa.

Ah! que le chant gou- verne enfin le monde - et fulgure, venu du vide à la matière selon le nombre d'or.

- Un couturier, dis-tu? un architecte! un sculpteur! mais alors, c'est Protée, ton magicien? - Eh bien oui, c'est Protée, oui, c'est le prote rayon- nant, celui qui sait les saumures majeures pour les idées et pour les hymnes. Disons plus bas: celui qui sait les charmes.

Ou qui sait les jar- dins, fervent aux fleurs de toutes races, habile à les induire à symphonie.

Ou si tu veux encore,

Septentrion. Jaargang 3 navigateur, car les mots sont des vagues. Oiseleur, oiseleur, car les mots ont de l'aile. Ils ont de l'aile.

Nous parlions de Protée!

Voici donc mon ami Alexandre, voici A.A.M. Stols, uitgever à Maastricht, éditeur à Bruxelles, à Paris - et prote et protéen que monsieur Paul Valéry vint voir un jour pour donner corps à la Jeune Parque. Ce qui advint.

Et Valéry ne fut jamais si valérien qu'en Alexandre Stols.

La raison pousse des cris qui joignent ceux de la folie puisque A.A.M. leur ouvre une bouche commune.

Et le plaisir des dieux sera qu'une belle âme ait un noble visage.

Septentrion. Jaargang 3 70

- Mais tu voyais la mer, tu voyais des flots bruissant d'une juste ca- dence et qu'incisaient de place en place de hautes goélettes à voile rouge ou bleue.

- Alons, que tout soit avoué: c'est la mer, ses remous, ses îles, ses détroits, ses pensives géographies.

Un livre n'est pas moins que ça, un livre de race, un grand livre. C'est de grands livres qu'il s'agit.

(On n'a pas prononcé ton nom, ô poésie, mais il bourdonne dans nos poumons)

- Et ta couture, ta sta- tuaire et ton architecture, ton lait, ton miel, ton vin?

- Regarde bien ces longs assauts parallèles. Une page à l'autre tend son pennage et fixe et fonde et transmet

Ce que le verbe nu éclaterait dans l'air, alleluia, toute la car- gaison fructifère!

De la romaine à l'italique, le souffle monte, les mots s'inclinent, on court plus vite sur l'eau fris- sonnante. Puis l'on vire, on retour- ne à la droite, à la lisse cadence où l'étra- ve descend dans sa profondeur majuscule, voguant, roulant, cinglant selon, selon...

Selon les gouffres infinis vers le seul port... Néant? Non, vers le port: Amour.

Septentrion. Jaargang 3 O clair, ô clair, le feu d'esprit n'a plus besoin de rambarde!

- Eh quoi, c'est tant, et tant l'édifice d'un grand livre?

- Rien de moins. Et nous avions pour ami un faiseur de grands livres,

maitre en son art, ordonnateur d'obéissantes Ecritures. A.A.M. STOLS

maintenant il a des mains de plomb,

mais il rayonnera, celui qui sut de plomb faire un ouvrage de lumière.

Norge, Saint-Paul-de-Vence.

Né à Bruxelles en 1898 (Geo Mogin, descendant d'émigrés huguenots aux Pays-Bas). Premier recueil 27 Poèmes incertains, publié en 1923 (Monnom, Bruxelles). Chez A.A.M. Stols: Souvenir de l'Enchanté (Maastricht, 1929), Florilège de la nouvelle poésie française en Belgique (idem, 1934), Famines (La Haye, 1950). Récemment: Les oignons et caetera (Flammarion, 1971), La Belle Saison (idem, 1973). Collaboration au Disque vert, au Journal des Poètes, aux Cahiers du Sud, à la Nouvelle Revue Française... Etudes: numéro spécial des Cahiers du Nord (Charleroi, 1953); Norge, par Robert Rovini (Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1956); Norge, par Adrien Jans (Miroir des poètes, Unimuse, Tournai).

Septentrion. Jaargang 3 71 eddy du perron et la france j.h.w. veenstra

Né en 1911 à Zwolle (province d'Overijsel). Etudes d'économie, de psychologie, de philosophie et d'histoire de l'art aux universités d'Amsterdam, de Leipzig et de Fribourg-en-Brisau. Journaliste aux Pays-Bas, aux Indes néerlandaises et en Belgique. Actuellement journaliste et attaché scientifique à l'‘Organisatie voor Zuiver Wetenschappelijk Onderzoek’ (Organisation de recherches scientifiques pures). Poursuit aussi des travaux d'histoire de la littérature. Prépare des biographies d'Eddy du Perron et de Menno ter Braak, et collabore en tant que rédacteur et annotateur à l'édition projetée de la correspondance d'Eddy du Perron. Professeur de journalisme artistique à l'Ecole de journalisme d'Utrecht. Publications: de nombreux articles dans plusieurs hebdomadaires et revues culturelles, entre autres dans Vrij Nederland et Tirade; Diogenes in de tropen (1947 - Diogène aux tropiques), D'Artagnan tegen Jan Fuselier, Eddy du Perron als Indisch polemist (1962 - D'Artagnan contre Jan Fuselier, Eddy du Perron polémiste aux Indes néerlandaises). Adresse: Rijksstraatweg 228, Loenersloot, Pays-Bas.

L'écrivain néerlandais Eddy du Perron a habité la France de 1932 à 1936. Ces quatre années ne furent cependant pas le seul élément qui détermina ses liens avec le pays d'où la plupart de ses ancêtres lointains étaient originaires. Bien qu'il fût né aux Indes néerlandaises, la colonie asiatique des Pays-Bas, à la veille du vingtième siècle, son éducation fut profondément marquée par la civilisation et l'esprit français. Plus tard,

Septentrion. Jaargang 3 en Europe, ses lectures, ses préférences, ses amitiés, tout le cours de sa vie firent de lui l'écrivain néerlandais le plus orienté vers la France du vingtième siècle. A la longue, les histoires littéraires de quatre pays ne pourront pas passer sous silence Charles Edgard du Perron, qui s'appelait lui-même Charles Edgar, prenait d'abord le pseudonyme Duco Perkens avant de signer ses écrits E. du Perron, et que ses amis appelaient tout simplement Eddy. L'histoire de la littérature néerlandaise le considère comme le critique et l'auteur d'essais le plus remarquable de l'entre-deux-guerres, auteur qui, avec son coreligionnaire Menno ter Braak, a profondément influencé la vie culturelle de son époque. Dans l'Indonésie décolonisée d'après la seconde guerre mondiale, on voit en lui l'homme qui, lors de son second séjour dans son ‘pays d'origine’, a plus que tout autre Européen encouragé la jeune génération d'intellectuels et d'artistes indonésiens de l'époque et les a soutenus dans le sentiment nationaliste de leur dignité. En Belgique, il apparaît de plus en plus comme un ami qui a stimulé de nombreux auteurs, tant parmi les écrivains de langue française que de langue néerlandaise, et dont le poids est à peine contesté. Seule la France, qui occupe une place si importante

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Pascal Pia et Eddy du Perron en juillet 1925. dans son oeuvre, et à laquelle tant de liens familiaux et amicaux le rattachaient, a encore à le découvrir. Il faudrait qu'elle apprenne qu'il ne fut pas seulement l'ami de jeunesse d'André Malraux avant que celui-ci ne jouît d'une réputation mondiale. Malraux lui dédia en 1933 son roman le plus célèbre La condition humaine et écrivit un avant-propos pour une tentative toujours inachevée de traduction française du roman Het land van herkomst (Le pays d'origine), l'oeuvre la plus connue de Du Perron(1).

Lorsqu'au mois de septembre 1932, Du Perron s'établit à Meudon-Bellevue, a proximité de Paris, il y était à peine un étranger. Rentré des Indes néerlandaises en Europe avec ses parents en 1921 en vue de parfaire son éducation et sa formation, il avait déjà habité six mois à Montmartre en 1922. A l'instar des autres membres de leur famille, ses parents avaient choisi Bruxelles comme résidence. Toutefois, la lecture de Henri Murger et consorts avait convaincu Eddy, qui avait échoué à l'école d'enseignement secondaire et dont la famille espérait seulement qu'il réussirait un

Septentrion. Jaargang 3 jour à devenir écrivain, que seul Montmartre pouvait lui fournir une véritable initiation artistique. Il se fit bohémien de luxe, s'installa donc à Montmartre dans un atelier misérable et s'habilla d'un uniforme d'artiste qui y avait été de bon ton vingt-cinq ans plus tôt. Il y noua des amitiés, avec Pascal Pia, entre autres, jeune poète et connaisseur de tous les courants artistiques modernes de l'époque, qui devait devenir pour lui un ami et un guide tout du long de la vie.

Pia lui fit comprendre que l'image romantique du bohémien évoluant en marge de la société était dépassée. Il le mit en contact avec tout ce qui fermentait et explosait d'idéaux, d'idées révolutionnaires et d'expériences artistiques. Du Perron ne digéra cela qu'avec difficulté. Toutes ces impressions étourdissantes l'amenèrent à écrire, en français par-dessus le marché, sa première oeuvre de prose truffée de tentatives poétiques. Le Manuscrit

Septentrion. Jaargang 3 73 trouvé dans une poche - le titre renvoie nettement au Manuscript Found in a Bottle (Manuscrit trouvé dans une bouteille) d'Edgar Allan Poe, en passant par le Manuscrit trouvé dans un chapeau d'André Salomon - fut édité en 1923 à compte d'auteur et fut imprimé pour les seuls amis. Il n'avait aucune valeur littéraire. Bien qu'il fût parvenu rapidement à dominer la langue française tant écrite que parlée, Du Perron ne publia plus jamais aucun texte en français. Plus surprenant encore est le fait que cette oeuvre curieuse, fruit de la présomption, fit l'objet d'un compte rendu dans Le disque vert de décembre 1923, revue qu'avaient créée un an auparavant l'auteur belge de langue française Franz Hellens et son ami Melot du Dy. Un autre jeune collaborateur y publia le premier et unique compte rendu qu'aient suscité les débuts de Du Perron. Il s'agit de Henri Michaux, à l'époque professeur à Dinant avant qu'il ne choisît par la suite le monde comme terrain d'action, ce qui lui valut une réputation mondiale. Du Perron n'a jamais fait la connaissance de Michaux, mais après ce premier contact avec la revue, il entretint des relations amicales avec Franz Hellens. Cet homme hypersensible, auteur notamment de romans fantastiques réalisdes, devait devenir un hôte régulier de Du Perron(2). La période d'apprentissage et d'incubation à Montmartre donna encore le roman écrit en néerlandais Een voorbereiding (Une préparation). Du Perron en écrivit la plus grande partie en 1922 et 1923, mais le livre ne parut qu'en 1927, après que trois chapitres y eurent encore été ajoutés. Le sujet en est la même période parisienne de l'auteur, qui attribue ses aventures et ses expériences à un alter ego appelé Kristiaan Watteyn, jeune homme à l'incertitude bien plus prononcée encore que celle de l'ego lui-même. La reconnaissance de l'Europe et de l'amour selon le modèle européen, tel était le thème de ce récit sympathique mais insuffisamment mûri, qui est cependant toujours lisible.

Ce séjour montmartrois valut à Du Perron des relations avec la France qui devaient durer autant que sa vie. De retour en Belgique, il habita la maison de ses parents jusqu'en 1932. Après le suicide de son père, en 1926, il fut le fils unique lié à une mère particulièrement autoritaire.

La famille habitait alternativement une maison à Bruxelles et un petit château à Gistoux, village situé à proximité de Wavre, entre Bruxelles et Namur. Ayant conclu entre-temps un premier mariage peu réussi, le fils habitait de temps à autre un appartement en ville. Il lui arrivait très souvent de séjourner à Paris, où il suivait l'évolution de la littérature française contemporaine et, en tant qu'auteur et amateur aisé sans profession, cultivait des amitiés avec des auteurs français.

A partir de 1926, il compta parmi ses amis André Malraux, dont il avait fait la connaissance par l'intermédiaire de Pascal Pia, et avec lequel il se sentit bientôt lié aussi bien par une intelligence critique identique que par une volonté analogue d'accorder la vie et l'art. Pendant dix ans, Du Perron fréquenta régulièrement Malraux. Après 1932, à l'époque où il vécut avec sa femme à proximité d'André et de Clara Malraux, pendant quatre ans, il furent assez intimes.

En 1932, Du Perron avait choisi de s'établir en France pour plusieurs raisons. Au

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Jan van Nijlen, Eddy du Perron, Jan Greshoff, Franz Hellens. début de l'année, il avait divorcé et s'était remarié avec Elisabeth de Roos, docteur ès lettres françaises, qui connaissait très bien la littérature française, et dont la prose critique et les essais avaient prouvé la remarquable intelligence. Le patrimoine familial avait permis assez longtemps à Du Perron de n'exercer aucune profession ni fonction. Comme ce patrimoine fondait tout doucement à la suite d'une mauvaise gestion et des dévaluations qui se trouvèrent à l'origine de la crise des années trente, Eddy du Perron et sa femme étaient obligés de gagner leur vie. La famille Du Perron avait été riche. Le père, qui avait été propriétaire terrien dans l'île de Java, avait hérité le patrimoine de sa mère. Celle-ci était la bellefille de la fille unique et héritière d'un propriétaire terrien légendaire de l'ouest de Java, lui-même descendant d'un esclave du Bengale libéré et baptisé qui, au dixneuvième siècle, passait pour avoir été le propriétaire terrien le plus riche de toutes les Indes. Elle avait épousé le ju-

Septentrion. Jaargang 3 75 riste Du Perron, qui exerçait les fonctions judiciaires suprêmes aux Indes néerlandaises, et était le petit-fils de Jean-Roch du Perron, militaire de carrière originaire du Midi de la France. Comme tant d'autres militaires français, celui-ci était entré au service de la Compagnie unie des Indes orientales vers 1880. Affecté d'abord en sa qualité d'officier du génie à l'île de Ceylon, où il fut fait prisonnier par les Anglais lors des guerres napoléoniennes, il avait été transféré en 1807, avec ses deux fils adoptifs, dans l'île de Java, où il mourut l'année suivante. Le cadet fit carrière dans l'armée indienne, où il devint colonel. Ce grade était également celui du père de la riche héritière qui devait devenir la grand-mère d'Eddy du Perron, et qui lui aussi remontait à une famille d'origine française. Les ancêtres de Du Perron se caractérisèrent donc par un élément militaire, et ce n'est pas sans raison que l'allure du militaire a fasciné le descendant écrivain tout au long de sa vie. Comme sa mère était issue d'une famille française, famille de commerçants, arrivée de Bretagne dans l'île de Java via l'île de la Réunion et la presqu'île de Malacca, et mélangée peu à peu avec des Asiatiques, il est compréhensible qu'il ait été éduqué dans une tradition greffée sur la culture française et que tout ce qui était français l'ait toujours attiré. Et puis, pendant sa jeunesse, le père d'Eddy avait étudié quelque temps à Paris et à Lille. Pendant les premières années qu'il passa en Belgique, alors qu'il ne savait trop comment traduire ses ambitions d'écrivain, l'orientation du jeune Du Perron était essentiellement française. Par l'intermédiaire de Franz Hellens, il était entré en contact avec le jeune poète de langue française bruxellois Odilon-Jean Périer, mort jeune, et avec le milieu de celui-ci. Il s'y familiarisa avec les courants artistiques modernes, qu'il allait pratiquer dans sa propre langue également, après avoir fait la connaissance d'un autre jeune poète plein de promesses, le jeune expressionniste flamand Paul van Ostaijen. Ces deux amis moururent en 1928, événement qui inspira à Du Perron son poème le plus connu, à savoir la navrante Gebed bij de harde dood (Prière devant la mort cruelle). Il avait déjà fait connaissance avec le jeune poète, critique et journaliste néerlandais Jan Greshoff, qui vint s'établir à Bruxelles en 1927. Greshoff aussi était un connaisseur en matière de littérature française. Il était également en contact avec les principaux jeunes auteurs qui avaient commencé à publier aux Pays-Bas dans les années vingt. Par l'intermédiaire de Greshoff, Du Perron fit peu à peu leur connaissance. Comme il se mit à publier de plus en plus dans des revues néerlandaises et qu'il avait réuni en plusieurs recueils les poèmes, courts récits et essais critiques de ses jeunes années, parus jusqu'en 1926 sous le pseudonyme de Duco Perkens, il s'était déjà fait une réputation d'auteur intelligent et doué, orienté vers la littérature européenne lorsqu'en 1932, il dut faire le premier pas vers un avenir qu'il devait conquérir de façon indépendante. S'il conduisait à un important résultat du point de vue artistique, ce pas aboutissait à un échec du point de vue matériel. Les Du Perron étaient les correspondants parisiens d'un journal de La Haye, faisaient d'autres travaux journalistiques et publiaient dans des revues littéraires. Mais c'étaient les années de la crise et de l'appauvrissement,

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Eddy du Perron à 4 ans. et ce travail de journaliste était si mal payé que les Du Perron ne pouvaient pas en vivre. De plus, au mois de janvier 1933, la mère de Du Perron était décédée. Après la liquidation de l'héritage lourdement hypothéqué, il ne restait quasiment rien du patrimoine familial. C'est une vie de pauvreté et de tensions nerveuses que les Du Perron durent vivre à Meudon-Bellevue jusqu'en décembre 1933, puis à Paris même jusqu'en octobre 1936. Du Perron n'avait aucune chance d'obtenir un emploi fixe, ce qu'il avait essayé de faire à plusieurs reprises tant aux Pays-Bas qu' en Belgique. Il n'avait pas de diplôme universitaire, et ses polémiques littéraires lui avaient valu une réputation qui n'était pas de nature à inciter les instances officielles à l'engager à titre définitif. En fait, depuis la mort de sa mère jusqu'à sa propre mort, sept ans plus tard, il a été harcelé par le manque d'argent et le manque d'avenir. La vie le désespérait souvent. Pourtant, il la remplissait admirablement d'une activité fébrile sur le plan littéraire, activité qui, dans un petit pays, entraîne rarement de grands profits et qui, à l'époque, ne le faisait pas du tout.

Septentrion. Jaargang 3 C'est à Paris que Du Perron écrivit son chef-d'oeuvre, le roman documentaire et autobiographique Het land van herkomst (Le pays d'origine), du mois de décembre 1932 au mois de février 1935. Il y décrit la vie d'Arthur Ducroo, un alter ego légèrement masqué de Du Perron lui-même, telle qu'elle se déroule de février 1933 à février 1934. Cette période est donc plus courte que celle pendant laquelle il écrivit le livre, mais cette compression était consciemment voulue pour des raisons de technique romanesque. Ducroo vient de se remarier et est pauvrement logé à Paris. Il travaille, désespéré, note alternativement des souvenirs de sa jeunesse et des expériences quotidiennes. Il s'expose dans les mots, comme l'homme qui, en vertu de son passé indien et excentrique, était prédestiné à devenir ce qu'il est devenu mais qui, en même temps, est bien

Septentrion. Jaargang 3 77 davantage: l'homme qui veut être un homme de bonne volonté ou un honnête homme selon le modèle de ce que les encyclopédistes français ou les néo-platoniciens florentins du début de la Renaissance considéraient comme le sommet de la vertu et du caractère. S'exposer de la sorte n'équivalait pas chez Du Perron à nous livrer ses confessions, mais à composer soigneusement un portrait, un portrait mouvant qui est destiné en premier lieu à Jane, la femme de Ducroo à qui le livre est dédié. Elle y est la figure centrale, celle sur laquelle est fixé l'objectif de l'auteur, bien que sa personne n'apparaisse que très sporadiquement au premier plan. Arthur Ducroo vient d'avoir trente-trois ans lorsque débute le roman. Il n'est pas une figure achevée. Il est composé de coupes transversales, d'une série d'images changeantes dans une série de miroirs verticaux, dans lesquels l'auteur se reflète d'un épisode à l'autre lorsqu'il s'agit de sa jeunesse, de minute en minute lorsque nous le suivons dans les conversations avec ses amis qu'il reproduit dans tous leurs détails. L'auteur a ainsi évité de faire de lui-même la figure accomplie qui caractérise tant d'autobiographies. L'alter ego actuel de Du Perron est en devenir, reste ‘ouvert’ jusqu'au dernier chapitre, qui s'intitule d'ailleurs ‘une fin ouverte’. Ce chapitre comporte des extraits d'une lettre effectivement écrite par son ami Wijdenes, dont Menno ter Braak était le modèle. Celui-ci était le compagnon d'armes de Du Perron et, pendant quelque temps, corédacteur de la revue littéraire Forum qu'ils avaient créée ensemble en 1931, à laquelle furent également associés des auteurs flamands, et qui dut être abandonnée en 1935 à la suite de dissensions au sein de la rédaction. L'auteur qui, sans cesse, se confrontait lui-même et confrontait ses amis avec les problèmes de la vie quotidienne, aboutit à la conclusion finale suivante: ‘Et on ne peut se peindre soi-même; on se résigne à l'idée que l'on fait tout au mieux un sosie de soi-même’. Baudelaire avait déjà formulé une constatation analogue dans Mon coeur mis à nu.

Mieux préparé aux dangers du procédé que cet illustre prédécesseur, Du Perron juxtaposait dans son autobiographie à la composition raffinée d'un roman, des miroirs reflétant le moi actuel dans un mouvement horizontal. Tout au long du chemin, grâce aux souvenirs, il évoque l'enfant Ducroo dès sa prime jeunesse qu'il a passée aux Indes néerlandaises. Il le fait au moyen du montage, au moyen de fragments de récit qui se suivent sans respect de l'ordre chronologique. Il s'était familiarisé avec le procédé pendant ses années d'apprentissage moderniste, et il l'avait déjà appliqué dans quelques récits de sa jeunesse. Du Perron appliquait aussi abondamment l'autre procédé moderniste des années vingt, qui consiste dans le collage ou l'insertion de fragments de la réalité quotidienne, rendus avec la plus grande exactitude. Il insérait même des extraits de lettres. Il rehaussait ainsi le degré de réalité du livre jusqu'à en faire une synopsis peu ou point égalée de ce qu'un non-Français intelligent et sensible, un pur individualiste, doué pour les arts et conscient d'une responsabilité quant à l'avenir de la culture européenne, subissait dans le Paris turbulent de 1933. Ce Paris, c'était celui du fascisme brutal à l'attaque, du front populaire vulnérable, sur la défense, de la menace

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André Malraux et Eddy du Perron en Bretagne. d'une confrontation sanglante entre des collectivismes de gauche et de droite qui se menacent mutuellement, et du régime démocratique que l'on voulait bien sauver, mais que compromettaient de façon désolente les scandales qui entouraient le financier escroc Stavisky et d'autres personnages semblables.

La séparation du présent et du passé est assez relative dans le procédé tel que Du Perron l'a appliqué. Il y a une unité d'expérience qui domine toute la construction du livre. En fait, il s'agit dans le roman d'un présent unique, du délai anecdotique que constitue une année, délai à l'intérieur duquel les moments passés évoqués s'insèrent dans un contexte fonctionnel. Une mémoire tant intelligente que créatrice fournit, en les classant, les éléments du passé qui ont été déterminants pour la personne adulte. Le lecteur du roman Het land van herkomst parcourt en quelque sorte une série d'images et de reflets qui s'intensifient mutuellement, découvre qu'ils se complètent logiquement et qu'ils sont disposés de façon subtile. Ce n'est pas sans raison qu'un autre ami de Du Perron, le jeune poète, romancier et critique Hendrik Marsman,

Septentrion. Jaargang 3 également décédé en 1940, salua le livre après sa parution en 1935 comme l'expression la plus complète de leur génération.

Les amis jouent surtout un rôle de partenaires dans les conversations sur les problèmes du jour et de la société. Ils sont plutôt des auxiliaires au service du protagoniste que des personnages complètement élaborés et dotés d'une vie propre. Parmi eux, les amis parisiens jouent certainement un rôle aussi important que ceux des Pays-Bas et de la Belgique. André Malraux inspira le personnage

Septentrion. Jaargang 3 79 d'Héverlé, et Pascal Pia celui de Viala. Dans le peintre Goeraëff, qui joue un rôle secondaire, on retrouve l'émigré russe Alexeieff. Dans certaines de ses lettres, où il dresse l'inventaire de ses amitiés, Du Perron cite Malraux et Pia comme deux de ses cinq meilleurs amis. Si l'on sait à quel point l'amitié, dans ces années 1932 à 1940 pleines de contretemps, a pu être sa dernière certitude, l'on se rend compte qu'elle revêt une importance capitale pour lui.

Lorsqu'il vivait en France, Du Perron a fréquenté Malraux comme un ami intime. Dans une lettre adressée à un ami néerlandais, il l'appelait un jour ‘un homme de premier ordre’. De passage à Paris pendant une des dépressions de sa période bruxelloise, il y visita Malraux et loua dans une autre lettre l'amabilité de l'écrivain français, déjà si occupé à cette époque, qui s'était dégagé de toutes ses obligations spécialement pour lui, ‘et qui, en fait, avait essayé de lui remonter le moral de la façon la plus humaine (et la plus délicate)’.

Des années durant, les Du Perron déjeunèrent ou dînèrent le vendredi chez les Malraux. Clara Goldschmidt, l'épouse de Malraux à l'époque qui, par la suite, devait devenir un auteur de qualité, était une véritable amie capable de faire équipe avec Du Perron ainsi qu'avec sa femme. On la retrouve dans Het land van herkomst sous le nom de Bella. Récemment, Clara Malraux s'est encore souvenue d'Eddy du Perron avec beaucoup de chaleur(3). Au sujet du grand roman de Du Perron, qui avait déjà été traduit en français dans les années trente sans toutefois avoir été publié, elle observe non sans amertume: ‘Il est incompréhensible qu'André n'ait jamais rien fait pour réaliser la traduction du roman Het land van herkomst. Qu'y aurait-il eu de plus facile pour lui que de corriger une mauvaise traduction du chef-d'oeuvre d'un de ses meilleurs amis?’ De son côté, Du Perron s'est d'ailleurs consacré à la traduction de La condition humaine, l'oeuvre principale de Malraux, qui parut dès 1934 en version néerlandaise.

L'amitié qui le liait à Pascal Pia, dura près de vingt ans. C'était pour Du Perron une relation fondée sur la confiance et la vérité. Pia a été pour lui un véritable guide: il l'a initié à la culture européenne en général, aux courants modernistes en particulier et tout spécialement à la littérature française assez difficile à pénétrer pour un profane. Dépourvu d'ambitions sociales, ne désirant pas faire carrière, Pia était l'homme, sûr de lui et agissant en toute liberté, dont il aimait le plus s'inspirer. Lorsque le comportement social d'un autre ami dont les prétentions étaient différentes le décevait, il appelait Pia dans ce contexte ‘quelqu'un de supérieur’, et il n'y eut jamais aucune friction ni éloignement entre eux deux. Pia est dès lors la personne qui, dès ses premiers récits, a le plus souvent servi de modèle à des personnages de Du Perron. Bien que dépeint sous des traits parfois très éloignés de la réalité, il y reçut toujours le rôle du conseiller sympathique.

Du Perron compta encore d'autres écrivains français parmi ses amis, ou d'autres personnes du monde littéraire. Il y avait notamment Louis Chevasson, ami de jeunesse de Malraux, avec lequel il entreprit dans les années vingt le ‘vol’ des trésors artistiques dans l'Indochine de l'avantguerre. Il vécut encore quelque temps à

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Portrait de Eddy du Perron par Max Jacob.

Bruxelles et y épousa la secrétaire de l'éditeur Alexandre Stols, un autre ami de Du Perron qui avait déjà édité tant d'éditions françaises destinées aux bibliophiles à l'époque. Pendant ses années parisiennes, Du Perron eut régulièrement des contacts avec Jean Paulhan, qui était lié à la maison d'édition de la Nouvelle revue française. Par l'intermédiaire de Malraux, il devint également l'ami de Louis Guilloux. Trois années de suite, il se réfugia pendant quelque temps dans le voisinage de celui-ci, dans un petit hôtel de village, sur la côte bretonne, afin de pouvoir travailler à son grand roman sans être dérangé. Puis Du Perron rencontra Valery Larbaud, dont le A.O. Barnabooth l'avait directement inspiré dans sa jeunesse. Il connut André Gide, dont les oeuvres suscitèrent ses critiques enthousiastes. Il parla de temps à autre avec Paul Léautaud, Jean Guéhenno et Emmanuel Berl, sans parler de personnages aux noms moins connus. Quant à Max Jacob, lors de son unique rencontre avec Du Perron, en 1922, - ils assistaient tous deux à un dîner d'artistes dans un restaurant - il esquissa un portrait du jeune bohémien de Montmartre.

Lors de son second séjour aux Indes néerlandaises, de 1936 à 1939, Du Perron continua à s'orienter vers ses amis français, leurs livres et les oeuvres des autres écrivains français. A peine rentré aux Pays-Bas, en 1939, il voulut tout de suite

Septentrion. Jaargang 3 renouer avec ses amis de Paris, mais les circonstances de la guerre l'en empêchèrent. Clara Malraux se rappelle encore que la semaine précédant la mort d'Eddy, les Du Perron auraient dû loger chez les Malraux(4). L'invasion allemande aux Pays-Bas contrecarra ces projets et fut la cause d'une crise cardiaque que la constitution déjà minée par une angine de poitrine de Du Perron ne pouvait plus supporter.

Les Indes néerlandaises également l'avaient beaucoup déçu, notamment parce qu' il n'y trouvait pas de milieu de travail aux rénumérations raisonnables. De plus, il voulait être plus près de ses amis européens que la guerre menaçait de façon de plus en plus aiguë. Il était en train de préparer un cycle romanesque qui devait se composer d'épisodes de l'histoire de la France, des Pays-Bas et des Indes néerlandaises. Le cycle, qui devait s'intituler De onzekeren (Les incertains), au-

Septentrion. Jaargang 3 81 rait montré des personnages aussi bien historiques que pseudo-historiques, que la guerre, l'émigration et l'exil vers d'autres continents auraient coupés de leurs origines. Un volume a encore été achevé: le roman documentaire Schandaal in Holland (Scandale en Hollande), publié en 1939, raconte l'histoire d'une famille de régents frisons qui avait été impliquée dans une scandaleuse affaire de moeurs. D'après ce premier volume et les croquis projetés, conservés pour les volumes à suivre, il apparaît que Du Perron aurait pu réussir une fresque de l'histoire internationale et coloniale des Temps nouveaux.

Jusqu'à sa mort, il avait continué à suivre la littérature française et à la juger dans ses critiques. En tant que propagandiste, il ne travaillait sûrement pas pour un large public, mais pour les lecteurs désireux de qualité; il était un guide aussi infatigable que sûr à travers la production livresque française. Ses critiques régulières reprises dans les recueils Cahiers van een lezer (Cahiers d'un lecteur) et Blocnote klein formaat (Petit bloc-note) ainsi que ses essais plus volumineux réunis sous le titre De smalle mens (L'homme étroit) abondent en témoignages de sympathie, en louanges adressées à la littérature française de son époque. Ils n'en comportent pas moins des jugements critiques à l'égard de ce qui lui semblait n'être que production obéissant uniquement à la mode du jour. Le lecteur de ses comptes rendus toujours écrits comme des témoignages personnels s'étonnera de l'exactitude des jugements de Du Perron en ce qui concerne la valeur durable ou non des oeuvres littéraires de l'époque.

Son sens de la valeur et de la qualité paraît également dans la traduction et les éditions destinées aux bibliophiles qu'il a entreprises. En plus de La condition humaine d'André Malraux, il a encore traduit en néerlandais les récits Le pauvre chemisier et Fermina Marquez ainsi qu'un poème d'A.O. Barnabooth de Valery Larbaud. Par le biais d'une traduction française de Larbaud, il a transposé encore un récit de l'Anglais Walter Savage Landor en néerlandais. Il a donné une adaptation néerlandaise d'une chanson de geste de Jacques de Baisieux, et sa femme et lui ont traduit du français la biographie de Staline par Boris Souvarine.

Dans des éditions pour bibliophiles, à tirage limité, destinées à ses amis, il a édité des collections de vers de Jules Choux, de Malherbe, de Claude le Petit, d'Alfred Jarry, de J.M. Levet, de Gérard de Nerval et de Pascal Pia. Il a édité de la même façon Ernestine de son auteur favori Stendhal, un choix de récits sous le titre Anecdotes italiennes et françaises, la traduction française du Cantique des cantiques d'Ernest Renan et, en 1939 encore, un volume de Réflexions de Frédéric Paulhan. Ce genre d'activités d'un amateur désireux d'être éditeur à ses heures, montre à quel point de lien de Du Perron avec la France a été un lien pour la vie.

Quelle raison a pu l'inciter alors à quitter Paris en 1936 et à repartir pour son pays d'origine? Il s'en est expliqué dans des lettres adressées à ses amis. En juillet 1936, il écrivit à Menno ter Braak: ‘Je pars pour les Indes en grande partie pour être libéré du climat politique...’. Quelque temps auparavant, à l'époque où il avait encore joué un rôle modeste dans

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Edition néerlandaise de La Condition humaine d'André Malraux. la création d'une organisation d'intellectuels anti-nationaux socialistes aux Pays-Bas, d'après l'exemple du Comité de vigilance d'Alain et de Langevin en France, il lui avait écrit: ‘Je me sens de plus en plus un amateur, quelqu'un qui n'a jamais su ce qu'est la vraie vie et qui ne le sait toujours pas’.

La politique, dans laquelle André Malraux se jettera pleinement, les armes à la main, lorsque la guerre civile éclatera en Espagne, avait de plus en plus rebuté Du Perron, au point de l'amener à s'enfuir. Il n'avait pas en lui le désir de se réaliser par le truchement de quelque activité sociale, ce qui était une impulsion vitale chez Malraux. Sur ce point, il ne voulait sûrement pas s'inspirer de celui-ci. Un an auparavant, il avait écrit à ce sujet: ‘A mon avis, Malraux est un exemple dangereux et mauvais, bien que son héroisme soit probablement vrai. Je suis sûr que, s'il le faut vraiment, je serai encore assez “héroïque” pour crever - rapidement ou lentement - pour tout ce qui m'est vraiment sympathique, mais en réalité, la maladie actuelle qui consiste à justifier tout ce qui s'organise par les grands courants et civilisations historiques

Septentrion. Jaargang 3 (c'est la méthode et la manie de Malraux) tels que le christianisme, le communisme, l'idée bolcheviste, etc., m'exaspère’.

A ce sentiment s'ajoutait le fait qu'un Paris agité et submergé par la politique ne lui allait pas et le gênait dans son travail d'auteur. Il n'aimait pas davantage ce qu' il appelait ‘cette blague criarde et vantarde’ du peuple de la rue. Au début de 1936, lorsque son ami Pia collaborait à un journal de Lyon, il visita encore le Midi de la France pour voir s'il pourrait éventuellement s'y installer quelque part en toute quiétude. En même temps, des amis des Indes lui firent miroiter la possibilité d'un emploi, ou du moins de revenus réguliers dans l'île de Java, et il partit, dégoûté d'une Europe dépérissant du fait de la guerre civile ou d'autres guerres, et désireux d'une nouvelle confrontation avec le milieu où il avait passé sa jeunesse.

A leur tour, ces retrouvailles furent décevantes. Pas plus que l'Europe, les Indes orientales ne pouvaient donner à l'intellectuel hypercritique ce qu'il cherchait. Il

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Eddy du Perron à Nice. y polémiqua avec un célèbre journaliste des tropiques. Ses attaques contre l'hypocrisie et l'amour du lucre coloniaux lui valurent l'amitié de quelques jeunes Indonésiens qui devaient occuper ultérieurement de hautes fonctions dans l'Indonésie indépendante. Sur place, il étudia à fond les conditions dans lesquelles son grand modèle et auteur favori, l'écrivain néerlandais du dix-neuvième siècle Multatuli, auteur de Max Havelaar(5) y avait travaillé, et il consacra plusieurs excellentes études biographiques à ce brillant auteur que l'on peut considérer comme son égal.

Il apparut cependant, comme il l'écrivit à un ami, qu'il s'était malgé tout ‘trop difficilement, et donc trop bien’ acclimaté en Europe pour pouvoir se sentir chez lui aux Indes, qui avaient beaucoup changé.

Comme nous l'avons déjà dit plus haut, l'amitié et la conscience de la misère qu' allait entraîner la guerre mondiale imminente l'attiraient vers l'Europe, et il y retourna. Il vécut encore une bonne demiannée aux Pays-Bas, le pays contre lequel il avait si souvent fulminé par le passé, dont il n'avait jamais longtemps supporté l'atmosphère oppressante, mais avec lequel il sut alors se réconcilier tout de suite. Bientôt arriva ce qu'il avait pressenti depuis longtemps: il mourut du fait de la ‘politique’, mais à proximité de ses amis et en même temps que deux de ses meil-

Septentrion. Jaargang 3 84 leurs amis. Menacé par les nazis, Menno ter Braak se suicida le jour même de la mort de Du Perron. Un mois et demi plus tard, Hendrik Marsman se noya après que le bateau avec lequel il voulut s'enfuir de Bordeaux en Angleterre eut été torpillé en pleine mer. Rarement, tant de talent et tant de droiture auront été effacés en si peu de temps aux Pays-Bas.

Biographie de Eddy du Perron:

Né le 2 novembre 1899 à Meester-Cornelis, à proximité de Batavia dans l'île de Java (Indonésie). Il y fréquenta plusieurs écoles sans obtenir de diplôme. Il travailla six mois comme journaliste reporter, puis comme assistant à la bibliothèque à Batavia. En 1921, il partit pour l'Europe avec ses parents. Installé à Bruxelles, il commença à publier des vers, de la prose et des critiques à partir de 1923. Il habita la France de 1932 à 1936, retourna aux Indes néerlandaises de 1936 à 1939. Il mourut le 14 mai 1940 à Bergen (Hollande septentrionale).

Publications les plus importantes:

Ses poésies complètes Parlando (1930), reprises en version définitive sous le titre Microchaos (1932); deux recueils de nouvelles: Bij gebrek aan ernst (1926 - Faute de sérieux) et Nutteloos verzet (1929 - Résistance inutile); romans: Een voorbereiding (1927 - Une préparation), Het land van herkomst (1935 - Le pays d'origine) et Schandaal in Holland (1939 - Scandale en Hollande); recueils de critiques: Cahiers van een lezer (1928-1929 - Cahiers d'un lecteur), De smalle mens (1934 - L'homme étroit) et Blocnote klein formaat (1936 - Petit bloc-notes). Ses oeuvres complètes en 7 volumes parurent de 1954 à 1960.

Traduit du néerlandais par Willy Devos.

Eindnoten:

(1) Cette préface a paru en traduction française en 1953 dans le tome XII de la revue Botthege Oscure. Le texte original a paru dans Septentrion, 1ère année, no. 1, de juin 1972, où Eugène van Itterbeek a commenté les relations entre les deux auteurs dans son article Une amitié d'intellectuels: Du Perron et André Malraux. (2) On trouvera des précisions concernant leurs relations dans J.H.W. Veenstra: Franz Hellens et Charles Edgard du Perron, dans Franz Hellens, Recueil d'études, de souvenirs et de témoignages offert à l'écrivain à l'occasion de son 90e anniversaire, Bruxelles, André de Roche, 1971. (3) Entretien de Mechtilt Meijer Greiner avec Clara Malraux, paru dans la publication mensuelle du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles Kunst en Cultuur (Art et culture) du 27 décembre 1973, p. 24-25. (4) Idem. (5) Il existe trois traductions françaises de Max Havelaar de Multatuli: Max Havelaar adapté et traduit du néerlandais par L. Roelandt, Jean Annioteau éditeur, Paris-Bruxelles, 1942; Max Havelaar traduit du néerlandais par Edouard Mousset, Ed. de la Toison d'Or, Bruxelles-Paris,

Septentrion. Jaargang 3 1943; la dernière en date: Max Havelaar, traduction de Mme Roland Garros et L. Roelandt, Ed. Universitaires (Collection Pays-Bas/Flandre 14/80), Paris, 1968.

Septentrion. Jaargang 3 85 lucebert traduit du néerlandais par liliane wouters.

automne de la musique

tintantes de rosée les fleurs et sous les tombes de larves accroupies bruit un murmure, gémissantes dans les villages dans les villes flûtes charnues

entends oreille entends

les feux s'éraillent et les eaux bégayent. sur les sources un ton chagrin s'égoutte. Psalmodiants des yeux s'envolent pleins de vin

oreille entends oreille

le solitaire chante son chant monotone le jour se brise la nuit fond le soleil la lune s'en vont verbe chante seul

entends oreille entends communiqué

tous ceux qui souffrent de la faim ouvrent plus grands les yeux devant un papier gras c'est bien assez pour le moment

et les pigeons qui en ont vu de toutes les couleurs trouvent leur nid même quand il fait noir la langue aspire à plus de mots

il fait bon vivre dans l'ouest c'est d'ailleurs là que le soleil se couche on est au chaud tout près du feu

par la logique l'on débusque pour son plaisir les rats les loups et la racaille dieu est un animal domestique

qui cherche le frisson qui veut patiner sur le dos de la raison qu'il rêve pendant l'été dans les draps qui pleurent sur lui

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Après un essai avorté sous l'occupation allemande, le Grand-Bruges a été réalisé à partir du 1er janvier 1970, par la fusion de la ville et de sept communes limitrophes. Ainsi Bruges est devenu la cinquième ville de la Belgique avec une superficie de 12.000 ha et une population de 120.000 habitants. La ville historique (en hachuré sur la carte) date du 14e-15e siècle. Elle a une superficie de 350 ha et une population de 27.050 habitants. Les extensions successives de la ville, à partir de la fin du 19e siècle, ont toutes été réalisées en fonction du port de Zeebrugge, qui a été inauguré en 1907.

Septentrion. Jaargang 3 87 conservation et restauration d'une ville ancienne l'exemple de bruges luc schepens

Né à Bruges le 19 mai 1937. Licencié en philologie romane et agrégé de l'enseignement secondaire supérieur (Université de Gand 1961). Stagiaire du FNRS. Depuis novembre 1962 assistant scientifique au Service culturel de la Flandre occidentale à Bruges, chargé des archives et de la bibliothèque provinciales. A publié deux livres sur la vie culturelle flamande au front belge pendant la première guerre mondiale: Stille Getuigen 1914-1918 et Front 14/18 (en collaboration avec L. Devliegher), une étude sur les événements politiques belges en mai 1940: 1940. Dagboek van een politiek conflict, une chronique biobibliographique de l'écrivain Stijn Streuvels: Kroniek van Stijn Streuvels, et en 1973 une étude sur l'émigration définitive et saisonnière (notamment en France) des Westflamands: Van Vlaskutser tot Franschman. En outre, il a publié deux catalogues bibliographiques et de nombreux articles dans des périodiques belges et néerlandaises. Adresse: 't Speelhof 80, 8200 St.-Michiels/Brugge 2 (Belgique).

Qu'on ne s'y trompe pas, si Bruges a été relativement bien conservé jusqu'à nos jours, si on y a relativement peu démoli. Cela est dû en partie à l'intérêt que tout Brugeois tant soit peu cultivé a porté de tout temps à l'histoire de sa ville et aux vestiges de son passé glorieux, mais davantage encore à la pauvreté des habitants au cours du siècle dernier; en effet, la grande majorité des Brugeois n'avaient pas les moyens de se faire bâtir une maison neuve.

Septentrion. Jaargang 3 En 1968, Luc Devliegher a dressé l'inventaire complet des maisons particulières dont la façade mérite d'être conservée. Il relève 5 façades du 14e siècle, 40 du 15e, 410 que l'on peut attribuer au 16e ou au 17e, 720 du 17e et 300 du 18e; et seulement 640 datant de la première moitié du 19e siècle. Après 1860 s'est manifesté le style néo-gothique, mais rares sont les maisons particulières qui ont été construites dans ce style. Ce sont surtout des bâtiments officiels qui en ont conservé le souvenir, - un souvenir peut-être un peu trop méprisé de nos jours.

La richesse est venue à Bruges avec l'industrialisation. Et celle-ci n'y est apparue que dans la deuxième moitié du vingtième siècle, - avec un siècle de retard sur Gand, par exemple - juste à temps pour faire disparaître quelques monuments vénérables mais menaçant ruine, et assez tard pour se faire rattraper par le mouvement qui renouvela l'intérêt porté à la conservation des monuments historiques en Europe.

En 1962 disparaissaient sous le marteau des démolisseurs une tour romane datant du 12e siècle et deux chapelles, l'une datant du 14e siècle, l'autre du 16e. En 1965, une troisième chapelle, datant du 17e

Septentrion. Jaargang 3 88 siècle, subissait le même sort. Toutes cédaient la place à des constructions d'un style prétendument ‘brugeois’, qui consistait à surmonter d'un vague arc gothique de larges fenêtres et, immanquablement, la porte du garage. Pendant les années cinquante et soixante, à Bruges on passait du néo au pseudo.

Heureusement, en 1966 quelques amateurs d'art décidèrent de réagir. A l'exemple de ce qui se faisait à l'étranger, - principalement aux Pays-Bas -, ils fondèrent la Stichting Marcus Gerards, du nom du célèbre cartographe brugeois du 16e siècle. Cette fondation avait pour but, dans un premier temps, de sensibiliser l'opinion publique brugeoise aux démolitions intempestives et à la défiguration de la ville par des barbares haut placés ou diplômés, pour en arriver à une restauration respectueuse des bâtiments menacés et, en général, à l'étude de tous les problèmes posés par la conservation d'une ville ancienne.

Les responsables de cette fondation ont pu se réjouir très vite de la sympathie d'un large public, et, ce qui est bien plus important, de la sympathie de quelques hommes de goût, jeunes, énergiques et influents, qui ont entrevu les possibilités politiques offertes par ce nouveau courant dans l'opinion publique. A la faveur d'un important changement dans la configuration administrative de la région brugeoise (la fusion de toutes les communes de la banlieue dans un Grand-Bruges), ils sont arrivés au pouvoir. Un des fondateurs de la Fondation Marcus Gerards, M. André Van den Abeele, est ainsi devenu échevin des finances, chargé en même temps du renouveau de la cité.

Il est étonnant de constater combien l'intérêt

Septentrion. Jaargang 3 Image traditionelle de Bruges: le beffroi, un canal, un pont, quelques arbres, des maisons avec des fenêtres à petits meneaux et des pignons à redan. L'industrie du Nord de la France envoyait depuis plus d'un siècle ses eaux infectes baigner l'ancienne capitale des Flandres. Maintenant on peut de nouveau y flâner sans se boucher le nez. porté à la conservation d'une ville ancienne a fait de progrès en quelques années. La tendance à ouvrir nos vieilles villes au trafic automobile, à monnayer les espaces verts en y construisant des parkings et des immeubles d'habitation s'est subitement renversée, et - signe du temps - est devenu un thème électoral

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Dans un quartier populaire on retrouve encore ces tristes souvenirs de Bruges-la-Morte. Maisons à une pièce sans fenêtre sur la rue. Les femmes étaient bien obligées de se mettre dans la rue pour faire de la dentelle. Sous le toit, il y avait tout juste assez de place pour coucher toute la famille pêle-mêle sur un grabat par terre. Ces maisons vont disparaître - hérlas? -. Espérons qu'elles céderont la place à quelque chose de mieux que des garages.

Comment on tue une rue. Les taudis ont fait place à des maisons bourgeoises. Rez de chaussée. Un étage. Deux étages. Le terrain vaut cher à Bruges. Mais où sont donc les prescriptions relatives à la hauteur des façades? dont le succès est garanti, donc contraignant. Pour la première fois, à Bruges comme ailleurs, on pose le problème de la conservation non plus en termes exclusifs de restauration d'édifices, mais en termes sociologiques: on découvre la complexité de l'entité sociale, économique, artistique et humaine qu'est une ville, on parle de donner une nouvelle vie à la ville, et on cherche à remédier à l'atrophie dont elle est menacée par la désertion des jeunes ménages, qui cherchent la verdure, l'air et le soleil dans la campagne environnante; - c'est là probablement la raison pour laquelle Bruges, comme toutes les villes d'Europe, s'étend vers le Sud. Pour la première fois aussi, sous l'impulsion de la Fondation Marcus Gerards, on commence à s'intéresser systématiquement à la restauration extérieure, et, dans la mesure du possible, intérieure des anciennes

Septentrion. Jaargang 3 maisons privées. Il ne s'agit donc plus de garder seulement quelques façades, derrière lesquelles on tenterait tant bien que mal de cacher le maximum d'appartements modernes, mais de conserver les maisons telles quelles, en y adaptant les éléments du confort moderne. Pour ce faire, la ville de Bruges ellemême, ou, grâce aux subsides considérables de la ville, la Fondation Marcus Gerards achète des maisons privées, en fait restaurer et moderniser l'intérieur à ses frais, et les revend ou les loue à des particuliers que cela intéresse. Ce système à un tel succès que la liste des candidats acheteurs ou locataires dépasse de loin les possibilités budgétaires des autorités locales. En 1973, la ville de Bruges a contracté un emprunt de 7.329.000 F.B. auprès du Crédit communal, pour l'achat de maisons privées. On estime à 2.000, le nombre de maisons qui devraient être conservées pour leur valeur artistique ou historique. De ces 2.000, 500 sont inoccupées pour le moment et souvent inhabitables. Entre 1970 et 1973, la ville en a acheté 120. De son côté, la Fondation

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Comment on tue une rue. Les taudis ont été remplacées par des garages. Le ‘style brugeois’ est préservé par un arc vaguement gothique. La rue est morte. Et toutes ces rues mortes menaçaient de tuer le quartier.

Comment on tue une ville. ‘Style brugeois’, pignons à redan. Et derrière la façade un immense bâtiment moderne qui domine et écrase tout ce qui se trouve devant. Ainsi on a gâché, tout récemment, une des plus belles perspectives de la ville. A quoi servent les commissions d'urbanisme, des monuments et des sites, etc., quand il y a d'autres intérêts en jeu?

Marcus Gerards en a acheté 66, dont 17 sont déjà restaurées; les autres le seront progressivement dans la mesure où les finances le permettent. Dès maintenant on peut dire que le danger de voir le centre de Bruges devenir une ville-bureau comme Bruxelles, est définitivement écarté. La restauration et la conservation des maisons individuelles ne suffisent guère. Il faut également assainir la ville. Nous faisions tantôt allusion à la pauvreté des Brugeois. Cela n'est plus qu'un mauvais souvenir, souvenir qu'on retrouve toutefois, non seulement sous la forme de quelques jeunes dentellières, installées sur le pas de leur porte pour les besoins du tourisme, et qui ne se doutent pas elles-mêmes qu'elles continuent une tradition due à la famine chronique de jadis, mais encore sous la forme de nombreux taudis datant du siècle dernier et du début de notre siècle.

Septentrion. Jaargang 3 Une loi de 1953 a prescrit aux autorités locales de dresser l'inventaire des taudis et de les faire disparaître au plus vite. C'est à la faveur de cette loi que quelques promoteurs immobiliers ou quelques autorités peu scrupuleuses avaient entrepris de démolir certains vestiges vénérables, mais encombrants. Il n'est certes pas facile de décider si un taudis a une valeur historique ou pas. Depuis 1968, plus d'une centaine de taudis ont disparu de Bruges, les uns pour faire place à des ‘boxes’ ou des garages privés, remplaçant ainsi, dans la succession des façades une plaie suintante par une cicatrice hideuse, les autres, - et c'est la politique poursuivie actuellement - ont été remplacés par des habitations modernes. On s'est rendu compte, en effet, que le mouvement pseudo-gothique avait créé une solution de continuïté, en arrêtant l'évolution de l'architecture qui est l'expression du goût et de la façon de vivre d'une époque. Tout en respectant certaines normes, telles que la hauteur des nouvelles maisons, qui doit cadrer avec l'échelle générale de la ville, on autorise la construction de bâtiments témoins de l'architecture contemporaine, dans les

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Les mauvais exemples viennent parfois d'en haut. Il y a dix ans, à cet endroit, l'Etat a fait démolir une tour romane, et reconstruire ce cube qui en a gardé les dimensions, pour les besoins de l'administration provinciale. Ce serait seulement laid et ridicule, si cela ne se trouvait pas en face de l'hôtel de ville, un des joyaux de l'architecture civile du moyen âge. endroits où cela ne pose pas de problème pour l'architecture environnante. Il est à espérer qu'on continuera résolument dans cette voie. Pour les édifices publics, le problème est tout différent. Ils ont toujours fait l'objet d'une attention particulière de la part des autorités locales et supérieures. La procédure qui a permis de les ‘classer’ les a préservés de la démolition, et a obligé les autorités à effectuer sur les derniers publics les restaurations nécessaires. Toutefois, il est assez étonnant de constater qu'il n'y a que 35 bâtiments classés jusqu'ici, dont seulement cinq maisons (ou parties de maisons) particulières. Pour le moment, 75 nouvelles procédures sont en cours. Sur ce point, la Belgique accuse un énorme retard sur les pays voisins. Aux Pays-Bas, une ville comme Delft, - qui est comparable à Bruges -, compte 582 édifices classés! A partir de 1973, nous sommes entrés dans une phase nouvelle du renouveau de la ville. Pendant toute l'année, la ville a été transformée en chantier. On a commencé

Septentrion. Jaargang 3 à poser un réseau d'égouts. Cela peut paraître surprenant, qu'une ville de 30.000 habitants ne dispose pas encore de l'infrastructure hygiénique élémentaire. De fait, les égouts n'ont jamais manqué à Bruges, ils étaient nombreux et bien aérés, c'étaient les canaux! Et le Brugeois qui en savait plus, regardait d'un oeil narquois les touristes se promener en bateau traînant la main dans l'eau d'un geste romantique. Dès à présent, ce geste ne comporte plus aucun danger, et pour les besoins de la publicité on a vu des nageurs plonger du quai du Rosaire. Après plus de cent ans de plaintes sur l'odeur et la couleur infectes des cannaux - thème traditionnel de toutes les campagnes électorales -, un homme énergique, l'actuel bourgmestre Michel Van Male, a résolu en un minimum de temps ce problème, en faisant dresser les barrages nécessaires pour interdire l'entrée de la ville aux eaux polluées qui viennent des industries du Nord de la France, et en établissant des réserves

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Derrière l'hôtel de ville, un particulier a donné une leçon en faisant restaurer sa maison de façon exemplaire. Un véritable cadeau à toute la communauté brugeoise! d'eau propre et un réseau complet d'égouts pour évacuer les eaux résiduaires. Un des charmes majeurs de la ville est ainsi préservé pour l'avenir.

Mais il y a plus. En septembre 1973, on a présenté à la presse un plan d'ensemble pour le renouveau de la vieille cité, ou plutôt l'esprit et les grandes lignes d'un plan de structure qui devrait être réalisé au cours des vingt-cinq années à venir, dont le coût total s'élèverait à 7 milliards de francs belges. Impossible de résumer ici même les grandes lignes, d'autant plus que ce plan se veut flexible et capable de s'adapter aux besoins nouveaux qui peuvent se manifester. Ce que nous pouvons retenir des études effectuées sous la direction des architectes-urbanistes Jean Tanghe et Werner Desimpelaere, c'est d'abord l'identification de neuf quartiers spécifiques, et de trois axes culturels et touristiques qui doivent être préservés. Dans un premier temps, on veut stimuler l'interaction des différentes fonctions du centre de la ville: magasins, bureaux, services et habitations privées, en créant des rues marchandes pour piétons. En vue d'interdire l'accès des voitures au centre de la ville, - probablement à partir

Septentrion. Jaargang 3 de 1975, - on a commencé cette année la construction d'un parking souterrain, dans la périphérie du centre.

Les quartiers qui entourent le centre seront appellés à remplir davantage la fonction de quartiers résidentiels, équipés d'écoles maternelles et primaires, de petits magasins et d'espaces verts obtenus par la démolition de maisons sans importance historique, mais aussi par l'ouverture au public de certains grands jardins privés. Les écoles moyennes à forte population seront bannies de la ville, ou du moins leur expansion sera arrêtée.

Les quartiers périphériques de la ville seront appelés à héberger, outre les habitations privées, les grands complexes administratifs et commerciaux, situés sur les voies de communication avec l'extérieur. Sur la ceinture qui entoure la ville historique seront greffés neuf circuits automobiles autonomes, ayant pour but de

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Autre exemple de restauration heureuse, cette fois-ci par un organisme financier. Espérons que bientôt tous ces panneaux utilitaires qui gênent si souvent le photographe vont disparaître, et que le parking autour de la pompe sera réservé uniquement aux voitures d'enfant.

C'est dans quelques vieilles rues non commerçantes que le charme de Bruges a été le mieux préservé. Ici l'argent n'a pas encore fait de ravages. Grâce à la prise de conscience actuelle, il n'en fera plus. faciliter l'accès aux neuf quartiers; toutefois ces circuits ne seront pas reliés entre eux, de sorte que le trafic de passage restera à l'extérieur de la ville. On prévoit une période de huit à dix ans pour la réalisation de ces circuits.

On a même lancé l'idée d'organiser les transports en commun par bateaux, dans le centre de la ville et plus particulièrement sur les grands axes touristiques. Il est impossible de dire, pour le moment, si ce projet a quelque chance d'être réalisé et s'il sera rentable. Un autre projet du même genre, qui risque de faire de Bruges une sorte de luna-park pour touristes, consisterait à remplacer les ponts tournants d'un des principaux canaux, par des ponts-levis du type hollandais. Il a fallu un certain temps pourqu'on se rende compte qu'en faisant ainsi du surpittoresque, on risquait d'interdire l'accès de toute une partie de la ville... aux voitures des pompiers! Finalement, on a opté pour des ponts de pierre du type brugeois, qui seront construits en 1975. D'autres

Septentrion. Jaargang 3 projets concernent encore la réouverture d'anciens canaux voûtés, la création de passages souterrains à tapis roulants pour piétons, etc. Il n'est pas certain que tous ces projets soient réalisables, et quelque-fois on a l'impression qu'ils sont conçus uniquement pour attirer l'attention du grand public sur Bruges.

Le plan de structure s'occupe également de l'aménagement et de l'équipement de la banlieue, c'est-à-dire du nouveau Grand-Bruges. Zones vertes, terrains de sports, autoroutes, etc., nous n'avons pas à nous en occuper ici.

Il est certain que grâce à la nouvelle équipe qui est au pouvoir à Bruges, un vent favorable s'est levé qui devrait insuffler une nouvelle vie à la ville historique. Et même si parfois il souffle en tempête, et même si parfois on peut se demander si l'imagination n'a pas trop de pouvoir, et le pouvoir trop d'imagination, il est indéniable que beaucoup de choses ont changé en un court laps de temps et que beaucoup changeront encore, que le plan de structure soit appliqué en tout ou en partie. Le plus important peut-être,

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On oublie trop souvent les beaux murs en briques qui enferment les jardins privés ou publics. Le temps leur a donné du ventre et une patine riche de mille teintes. Il ne faut pas seulement les regarder, il faut aussi les toucher - en été, par exemple, quand ils sont chauds - pour saisir leur charme, qui rappelle le visage ridé des vieilles dentellières. La rue du Paradis est la dernière rue non pavée de la vieille ville. Au loin, la coupole du Couvent anglais. c'est que la population elle-même a pris conscience des dangers que courait sa ville et des efforts qui sont entrepris pour la sauver et la rendre plus agréable non seulement aux touristes - source de revenus - mais également aux Brugeois. Il semble bien que cette population est prête à faire certains sacrifices dans l'intérêt de tous, en matière de trafic automobile, par exemple. Il est certain aussi que l'exemple donné par les pouvoirs publics incite les institutions privées, telles que les banques ou autres organismes financiers, et même certains particuliers qui en ont les moyens, à une bienfaisante émulation en matière de restauration d'anciennes maisons. Ainsi, peu à peu, Bruges retrouve les véritables fonctions et les vraies caractéristiques de la Polis antique, ce qui paraissait absolument impossible, il y a seulement quelques années.

Bibliographie:

Devliegher, Luc, De huizen te Brugge, Tielt, Den Haag, [Kunstpatrimonium van West-Vlaanderen, t. 2-3], 1968.

Van den Abeele, Andries, An ancient town for modern inhabitants, Bruges, 1970, 28 p.

Van den Abeele, Andries, Brugge: perspektieven voor de historische binnenstad, Bruges, 1970, n.p.

A +. Architektuur. Stedebouw. Design. Brussel, 1973, no. 1 [numéro spécial consacré au plan de structure de Bruges].

Septentrion. Jaargang 3 95 marcel coole traduit du néerlandais par andre piot.

il vous est révélé

Si je rêve dans votre lit à vos côtés, l'oeil grand ouvert sans voir, et las de ma journée sans repos - ne pouvant de vous me rapprocher, et vous, l'ayant compris, vous étant détournée;

si je m'agite, en notre lit, à vos côtés dans l'effort de l'esprit qui veut quitter sa geôle, que je ne me sens plus touché par votre épaule, absent déjà, membres frigides, éthéré;

si, dans ce lit, je suis à vos côtés, en larmes la bouche close avec la chasteté des fleurs, emmêlé dans les lacs où s'est noyé mon coeur, poète maudissant son génie et ses charmes,

qu'il vous soit révélé que c'est en s'endormant que se retrouvent dans leur sommeil, les amants. paul snoek traduit du néerlandais par maurice carême.

le château en espagne

Je veux, avant de me changer en fourmi, en caillou ou en pavot en fleur, être le créateur d'un château en Espagne.

Je découperai les toitures dans du papier d'emballage, et, avec des pliures de journaux hors d'usage, je construirai les chambres; puis, sur les murs de papier à musique, avec de l'encre métallique, je peindrai des figures comiques. Dans mon château iront volant des colombes de vieil argent.

Je veux, avant de me changer en pierre, en animal, en liane, être le créateur d'un château en Espagne; n'ai-je pas les douces mains d'un magicien?

Septentrion. Jaargang 3 Septentrion. Jaargang 3