Mafia : État De Violence Ou Violence D'état ?
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Quaderni Communication, technologies, pouvoir 78 | Printemps 2012 Épreuves d'État Mafia : état de violence ou violence d’État ? L’affaire Impastato et la requalification concomitante des groupes subversifs et de l’État en Italie (1978-2002) Deborah Puccio-Den Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/quaderni/575 DOI : 10.4000/quaderni.575 ISSN : 2105-2956 Éditeur Les éditions de la Maison des sciences de l’Homme Édition imprimée Date de publication : 5 avril 2012 Pagination : 23-43 Référence électronique Deborah Puccio-Den, « Mafia : état de violence ou violence d’État ? », Quaderni [En ligne], 78 | Printemps 2012, mis en ligne le 05 avril 2014, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/ quaderni/575 ; DOI : 10.4000/quaderni.575 Tous droits réservés D o s s i e r 9 mai 1978. Dans le village sicilien de Cinisi, Maia : état un cadavre est retrouvé à proximité de la gare, déchiqueté par une explosion. La police accrédite la thèse d’un attentat suicide perpétré par celui de violence ou dont elle identiie le corps : Giuseppe Impastato, É représentant local d’un parti d’extrême gauche, violence d' tat ? Démocratie Prolétaire. Le militant était opposé au « compromis historique » entre le Parti com- L'affaire Impastato muniste et la Démocratie chrétienne, soutenu par certaines franges de la gauche italienne et et la requaliication appuyé par le président démo-chrétien Aldo Moro. La tension des « années de plomb » a at- concomitante des teint son acmé avec l’enlèvement de ce dirigeant politique par les Brigades Rouges. Or le 9 mai groupes subversifs 1978 est aussi le jour où un brigadiste annonce par téléphone à la famille Moro que le cadavre du prisonnier a été déposé à l’intérieur d’une et de l'État en Italie voiture garée dans le centre de Rome. Le contexte national vient alors corroborer l’hypothèse poli- (1978-2002) cière : « Acte délictueux visant probablement à provoquer un désastre ferroviaire », lit-on dans le rapport des carabiniers1. Toutefois, à l’échelle locale, circule une toute autre version des faits : « Les Cinisari [habitants de Cinisi] dirent aussi- tôt : “Non ! Peppino2 n’était pas capable d’agir ainsi ! Peppino parlait contre la maia, il disait qui étaient ces personnages [les « maieux »], Deborah c’est donc Badalamenti qui l’a fait assassiner” »3. Puccio-Den Cette rumeur acquiert, quelques jours après, la forme de l’accusation publique. Le 17 mai 1978, Chargée de recherche, CNRS la famille et les camarades de Giuseppe Impas- Institut Marcel Mauss tato demandent au Parquet général de Palerme Groupe de sociologie politique la réouverture du dossier que les carabiniers de et morale (EHESS - CNRS) Cinisi avaient déjà classé, récusant fermement la thèse de l’attentat suicide pour soutenir celle de l’homicide « maieux ». Dans leur plainte, ils font valoir l’activité anti-maia du jeune politicien, QUADERNI N°78 - PRINTEMPS 2012 MAFIA : ETAT DE VIOLENCE OU VIOLENCE D'ETAT ? .23 menée contre Gaetano Badalamenti « et d’autres ia, et où d’autres affaires – de l’affare Moro à présumés maieux »4. S’ouvre ainsi une aven- l’affare Andreotti, de l’opération Mains propres ture judiciaire longue de vingt-cinq ans, durant aux multiples procès impliquant la classe diri- lesquels les parents et amis de Peppino tentent geante politique italienne – vont produire trois de « réhabiliter » sa mémoire et se battent pour effets concomitants : une nouvelle perception que lui soit reconnu un statut de « victime de la sociale du phénomène maieux comme « ur- maia ». Le contentieux se déploie dans l’arène gence nationale » remplaçant le terrorisme ; une judiciaire à travers une série de procès entre appréhension inédite de l’engagement antimaia 1978 et 2002, et se réfracte dans l’espace public comme action morale plutôt que comme geste par le biais d’un ensemble de prises de positions subversif ; une requaliication de l’État qui, en émanant de l’univers de la gauche militante, du s’opposant à la maia, acquiert une légitimité monde journalistique et de la sphère politique. nouvelle. Avec ce changement d’échelle et d’arène, nous C’est ce triple mouvement que cet article se entrons dans le cadre d’une affaire5, un dispositif propose de décrire, en essayant de rendre compte permettant de « monter en généralité »6 et de de la complexité de ses jeux d’échelles et de ses transformer un cas singulier (ici le meutre d’un temporalités enchevêtrées. Mon parti pris heu- jeune militant antimaia) en emblème d’une cause ristique est de considérer la force instituante du (ici la cause antimaia). Cet article se propose de droit et des procès dans la stabilisation du statut saisir l’articulation entre la judiciarisation d’un des acteurs individuels ou collectifs (« maieux », fait divers qui a eu lieu dans une petite ville « maia », « terroriste », « terrorisme », etc.). Dans sicilienne et les opérations de qualiication qui cette perspective, l’affaire Impastato apparaît ont conduit, d’un côté, l’antimaia à devenir un comme un observatoire privilégié des épreuves mouvement national légitime de l’autre, la maia à qui ont ébranlé, puis réafirmé, la légitimité de être redéinie comme une forme de « terrorisme ». l’État italien. La riche production documentaire Ce processus de requaliication conduisant à produite par le Centre sicilien de documenta- reconnaître un présumé terroriste (Giuseppe tion – cellule antimaia qui a soutenu la famille Impastato) comme une « victime de la maia » Impastato dans son combat judiciaire, politique est typique de la « forme affaire » – qui implique et moral7 – a constitué la base empirique des le renversement des positions respectives de la hypothèses ici proposées. victime et de l’agresseur. L’antimaia des origines L’affaire Impastato est intriquée à l’histoire judiciaire et politique de l’Italie sur une période L’affaire Impastato est ici analysée comme une de vingt-cinq ans (1978-2002), moment critique suite d’actions et d’événements au cours desquels où un nombre croissant d’acteurs sociaux (per- la maia a été progressivement reconnue comme sonnages politiques, comités, associations, partis un « problème public »8. Ce processus s’étalant et mouvements) sont gagnés à la cause antima- sur plusieurs décennies et appelant souvent la 24. MAFIA : ETAT DE VIOLENCE OU VIOLENCE D'ETAT ? QUADERNI N°78 - PRINTEMPS 2012 violence, suppose que la question maieuse ait du XIXe siècle à l’après-guerre, de nombreux été prise en charge par des « acteurs spécialisés » leaders du mouvement antimaia sont assassinés ; dotés d’une autorité sufisante pour remettre en et lorsqu’elles existent, les actions en justice question les rapports de la maia avec l’État9. Car aboutissent systématiquement au relâchement dans le retournement de la proposition « Giu- des inculpés14 . seppe Impastato est un terroriste » en l’énoncé « Giuseppe Impastato est une victime de la Les activités politiques de Giuseppe Impastato maia » – retournement qui est au fondement de doivent être comprises dans ce contexte. Elles l’affaire – ce qui est en jeu, c’est aussi la partici- se déroulent dans l’Ouest de la Sicile, dans le pation de l’État à l’imposture faisant d’Impastato triangle entre Partinico, Terrasini et Cinisi, région un terroriste. fortement imprégnée par la présence maieuse, mais, en même temps, déjà marquée par des Le rôle « subversif » initialement joué par le mou- expériences de militantisme antimaia. Si, dès vement antimaia s’éclaire en tenant compte de son origine, l’antimaia apparaît comme un mou- la fonction prêtée à la maia dans la formation de vement dont la cible critique est non seulement l’État italien. C’est seulement avec sa naissance, la maia, mais l’ensemble des relations, plus ou en 1861, que le terme « maia » apparaît dans la moins stables et plus ou moins formelles, avec langue italienne10. Selon l’une des interprétations l’État, les initiatives dénonciatrices restent tou- les plus courantes du phénomène maieux, ce jours au seuil du scandale et ne conduisent jamais dernier plonge ses racines dans l’incapacité du à des affaires15. nouvel État d’assurer le monopole de l’usage de la force dans des régions qui, telle la Sicile, De la rumeur à l’affaire sont restées à l’écart de l’administration centrale. Confrontés à la pression des mouvements paysans À l’époque où Giuseppe Impastato avait com- pour la redistribution des terres, les propriétaires mencé son action antimaia, à la in des années terriens engagent des « médiateurs violents »11 qui 1960, l’accusation de mafia existe à Cinisi, s’en prennent aux agriculteurs occupant les terres, comme dans bien d’autres villes et villages aux syndicalistes organisant ces mouvements siciliens, mais elle assume la forme du « com- sociaux et aux citoyens (avocats, journalistes, mérage ». Les maieux sont connus de tous, mais fonctionnaires) défendant le bien-fondé des ils ne sont jamais nommés publiquement comme revendications paysannes12. Si la maia est une tels. Les autorités policières ont connaissance de forme de violence organisée adossée à l’ordre leurs activités, mais elles « ferment les yeux ». politique et judiciaire, l’antimaia se présente Or, comme l’afirme Cyril Lemieux : « La to- de facto, dès ses débuts, comme une remise en lérance à l’égard des fautes qui caractérise le question, plus ou moins radicale, de ce système commérage, peut être érigée en véritable norme de pouvoir. Le combat antimaia assume dès lors au sein d’un groupe (…). Le respect d’une telle un caractère « subversif » et, en tant que tel, il norme, qui se traduit alors par un effort collectif s’en trouve sanctionné13 : de la seconde moitié et continu pour empêcher le passage au scan- QUADERNI N°78 - PRINTEMPS 2012 MAFIA : ETAT DE VIOLENCE OU VIOLENCE D'ETAT ? .25 dale, correspond à ce qu’on appelle d’ordinaire, tions qui, jusque-là, circulaient sous la forme de concernant des groupes comme l’armée, la maia commérages, sont susceptibles d’ériger la « ma- ou le cyclisme professionnel, la “loi du silence” ia » – commun dénominateur sous lequel toutes ou “l’omerta” »16.