Mireille Razafindrakoto, François Roubaud et Jean-Michel Wachsberger (dir.) , d'une crise l'autre: ruptures et continuité

KARTHALA - IRD

MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE: RUPTURES ET CONTINUITÉ KARTHALA sur internet: www.karthala.com (paiement sécurisé)

Couverture: Alakamisy Ambohimaha, 2007, © Pierrot Men.

Éditions Kartha/a, 2018 ISBN Karthala: 978-2-8111-1988-1 ISBN IRD: 978-2-7099-2640-9 DIRECfEURS SCIENTIFIQUES Mireille Razafindrakoto, François Roubaud etJean-~icheIVVachsberger

Madagascar, d'une crise l'autre: ruptures et continuité

Édition Karthala IRD 22-24, boulevard Arago 44, bd de Dunkerque 75013 Paris 13572 Marseille

À tous ceux qui ont contribué à la formation et au partage des connaissances pour le développement de Madagascar.

À Philippe Hugon.

INTRODUCfION GÉNÉRALE La trajectoire de Madagascar au prisme de ses crises

Mireille RAzAFiNDRAKOTO, François RouBAuD et Jean-Michel WACHSBERGER

Deux représentations de Madagascar sont aujourd'hui concurrentes. La première, héritée d'une longue histoire, est celle d'un quasi-eldorado. Dès le xvu" siècle, la description apologétique, par Étienne de Hacourt (1661), des richesses du pays, des savoir-faire des populations et de leur malléabilité avait abondamment nourri l'imaginaire colonial. Plus tard, dans les années 1930, c'est la propagande du gouverneur Cayla qui avait contribué à propager l'idée d'une «Île heureuse» (Fremigacci, 2014). Aujourd'hui, de nombreux récits de voyage et livres de photos présentent le pays comme un Éden à préserver: beauté époustouflante des paysages, gentillesse et douceur des habitants, diversité de la faune et de la flore. La banque de photographie Shutterstock sur Madagascar, où la Banque mondiale a puisé en 2016 les illustrations d'une publication sur la pauvreté (Banque mondiale, 2016), traduit à merveille ce capital imaginaire. Il entre aujourd'hui cependant en opposition avec une toute autre évocation. Observations des agences de développement, rapports d'ex­ pert, articles de presse ou documentaires, concourent parfois à diffuser l'image d'un pays secoué par les crises et dont la dégradation est inquié­ tante. Des articles de presse et reportages sur Madagascar alimentent régu­ lièrement cette vision en rivalisant de sensationnalisme macabre. L'article du Figaro magazine qui décrivait, à quelques jours du premier tour de l'élection présidentielle d'octobre 2013, ce qui constituait, selon son auteur, «l'enfer du décor» malgache (Baran, 2013) est emblématique, dans sa version extrême, de ce nouveau regard. On y découvre un pays abandonné par l'État, déserté par les autorités locales et gangréné par la 1 corruption et les trafics crapuleux. Au-delà de la presse , des rapports d'expert peuvent aussi nourrir cette vision. Un an après l'article cité ci-dessus, une analyse prospective de L'Institut Français des Relations

1. Des articles dans les blogs s'inscrivent dans le même registre (voir par exemple: Bat, 2016). 8 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Internationales faisait à son tour, dans des termes très forts, un inventaire des maux qui guettaient le pays: «risque d'enracinement d'une économie mafieuse; transformation du phénomène dahalo' en mouvement organisé de contestation de l'État central, enjeux nationalistes associés au dossier des Îles Éparses",développement exponentiel de l'islam» (Pellerin, 2014). Trois ans plus tard et poursuivant dans la même veine, ce même auteur décrit une situation encore plus apocalyptique (Pellerin, 2017a). Dans une nouvelle note à mi-chemin entre l'analyse scientifique mobilisant le cadre théorique de la criminalisation de l'État (Bayart et al., 1997) et le rapport de renseignement, émaillé d'anecdotes, Madagascar s'enfonce encore un peu plus: aux traditionnels pillages des ressources naturelles et d'espèces protégées, effectués désormais à grande échelle, viennent s'ajouter de nouveaux trafics en tout genre: drogues, cloches d'église et ossements humains (1),dans un contexte de violence débridée et en expansion (balka­ nisation des forces de sécurité, « milicianisation » rampante de la société, multiplication des bandes de dahalo qui se comptent en milliers, kidnap­ ping contre rançons, lynchages et autres explosions de justice populaire toutes plus sanguinaires les unes que les autres). La question de l'islami­ sation et de la menace terroriste continue d'alimenter les peurs, rampantes dans la presse internationale (voir l'article de l'envoyée spéciale du journal Libération le 29 novembre; Chalvon, 2017), mais débridées dans la presse malgache (avec par exemple ses 2000 mosquées en construc­ tion; La Gazette de la grande Île, 2016) et surtout sous forme de rumeurs invérifiables (tsaho) (barbus qui sillonnent le pays, centres d'endoctrine­ ment salafistes, départs en Syrie, centaines de milliers de Malgaches qui se convertissent à l'islam chaque année...), relayées et dénoncées par M. Pellerin (2017b), dans son nouvel opus. Plus mesurés, les derniers rapports des bailleurs de fonds font écho, et d'une certaine façon renforcent, cette geste noire. Ainsi, Madagascar est apparu en 2014 parmi les États identifiés comme fragiles ou en état de fragilité par les institutions internationales de soutien au développement (voir par exemple World Bank, 2016; OCDE, 2016 et 2017). Au-delà de leurs divergences sur les critères retenus (évaluation du cadre institutionnel du pays sur la base ou non d'un système de notation normalisé; prise en compte ou non de l'importance - à l'aune de leur durée et du nombre de victimes - des conflits politiques; mesure ou non des défaillances de l'État), ces classements visent à rendre compte de la faible capacité de régulation politique, économique et sociale de l'État et des risques qui en découlent pour la stabilité du pays et de ceux qui lui sont liés.

2.« Voleurs de bœuf». Le phénomène de vol de zébus, empruntant initialement à la tradition Bara.connaît une extension considérable depuis plus d'une vingtaine d'années. 3. Les îles Éparses, actuellement sous souveraineté française, constituent un objet de controverse entre la et Madagascar (mais aussi avec les Comores, Maurice et le Mozambique), chacun revendiquant sa souveraineté. L'enjeu est la délimitation de zones économiques exclusives et la propriété sur les ressources potentielles en hydrocarbure, notamment dans le canal du Mozambique. INTRODUCfION GÉNÉRALE 9

Il est bien difficile pour des chercheurs travaillant à et sur Madagascar avec les instruments de la science d'échapper au poids de ces représenta­ tions, et plus particulièrement lorsqu'ils travaillent sur les crises. Leur mise en perspective incite cependant à la prudence et la distanciation. Si l'une et l'autre visions (laudative d'un côté et dépréciative de l'autre) se nourrissent bien évidemment de la réalité, les deux sont aussi le produit d'une construction dont l'histoire est encore à écrire. Leur concomitance n'est pas sans rappeler, dans un registre différent, la description donnée par Lyautey il y a plus d'un siècle de deux mondes qui se juxtaposent (Lyautey, 1935; cité par Raison-Jourde et Roy, 2010; voir également Frernigacci, chapitre 5 dans cet ouvrage). Dans un texte datant de 1901, alors qu'il conduit les troupes coloniales, il décrit le sud de Madagascar comme « une coupe géologique, où s'étage tous les âges de l'histoire»: depuis « le degré le plus avancé de la civilisation moderne» (les Hova de Fianarantsoa) jusqu'aux «âges préhistoriques », sauvages et violents (extrême sud de l'île). Si on revient à l'opposition aujourd'hui entre deux représentations extrêmes, elle est certes exacerbée à Madagascar, mais elle peut être replacée dans le contexte plus général de l'éternelle querelle entre «afro-pessimistes» et «afro-optimistes ». D'ailleurs, les deux vitrines antagoniques pourraient très bien coexister, comme les deux faces d'une même réalité, superposées ou étagées. Pour comprendre la trajectoire du pays, il est ainsi nécessaire de dépasser l'effet de sidération produit par cette imagerie, en adoptant une posture distanciée et en inscrivant la réflexion dans la longue durée. La trajectoire de l'économie malgache est en effet d'abord une énigme, à savoir qu'elle suit une tendance récessive depuis l'indépendance. En dollars constants, la Grande Île a vu le pouvoir d'achat de sa population amputé d'un tiers de sa valeur entre 1950 et 2015, sans que les théories du développement, traditionnelles ou récentes, ne permettent d'expliquer cette trajectoire. Mais cette énigme se double aussi d'un paradoxe. Chaque fois qu'un épisode de croissance s'est fait jour, une crise de nature socio­ politique est survenue pour interrompre la dynamique enclenchée. Insta­ bilité politique et involution économique semblent ainsi indissociablement liées. Les éditeurs scientifiques de cet ouvrage s'interrogent depuis plusieurs années sur ce mystère malgache. Investis depuis le milieu des années 1990 dans des recherches ciblées dans et sur le pays, Ils se sont engagés au début des années 2010 dans un programme comparatif inter­ national de recherche piloté par l'Agence française de développement (AFD) intitulé « Gouvernance, institution et croissance de long terme » qui visait, dans la lignée des travaux de North et al., (2009), à produire, pour chaque pays ciblé, des analyses plus larges d'économie politique. Le résultat de cette première recherche, poursuivie pendant plusieurs années, vient tout juste d'être publié (Razafindrakoto et al., 2017). Les auteurs y proposent leur interprétation de la façon dont Madagascar fonctionne et font apparaître la nécessité d'une approche globale intégrant, dans la longue durée, les dimensions politique, économique et sociale. Dans cette 10 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE perspective, ils avaient déjà proposé en 2014 à la revue Afrique contempo­ raine d'éditer un numéro spécial pluridisciplinaire sur cette question, qui, compte tenu des contraintes éditoriales, n'avait pu retenir que 6 contribu­ tions (Razafindrakoto et al., 2014). Le présent livre complète ces deux ouvrages. 19 spécialistes de Mada­ gascar y apportent leur contribution à l'élucidation du mystère malgache (portant à 25, avec les auteurs précédents, le nombre de contributeurs engagés dans cet objectif). Son originalité tient d'abord à la pluralité des formations disciplinaires et des rattachements institutionnels des auteurs. Pour répondre à la question posée, six disciplines des sciences sociales (économie, sociologie, histoire, droit, science politique et anthropologie) ont été mises à contribution par des chercheurs ou enseignants-chercheurs, des responsables d'organisations internationales à Madagascar ou encore des acteurs de la scène malgache. La diversité des analyses qui en découle, conduisant à un décentrement du regard, est une source indéniable d'enri­ chissement pour la réflexion. Mais l'intérêt de la démarche tient aussi à l'in­ citation faite aux contributeurs à discuter entre eux et situer leurs analyses les unes par rapport aux autres, dans une perspective transdisciplinaire. Les auteurs se sont lus, se sont retrouvés lors d'une séance collective de travail, ont parfois infléchi ou modifié par la suite leur propos. L'ouvrage y gagne ainsi une unité qui manque trop souvent aux ouvrages collectifs. Le livre se compose de deux parties, l'une présentant des éclairages économiques, l'autre des éclairages socio-politiques. Cette construction n'a pas pour objectif de séparer strictement les deux types de facteurs explicatifs. Les travaux de la première partie suggèrent que l'économie malgache est encastrée dans les structures sociales et a sa propre histori­ cité. Ceux de la seconde partie analysent aussi les liens de causalité entre phénomènes socio-politiques et phénomènes économiques. Le zoom spécifique sur les facteurs économiques vise cependant à répondre à ce qui constitue, selon les éditeurs scientifiques, un manque dans les analyses de long terme sur Madagascar. Alors que la littérature de type socio-histo­ rique est abondante et de qualité, l'histoire et l'analyse économiques restent encore singulièrement balbutiantes. Les six textes originaux présentés ici comblent donc en partie ce manque. Philippe Hugon, professeur émérite d'économie à Paris X-Nanterre, spécialiste de l'économie de l'Afrique et plus spécifiquement de Mada­ gascar, ouvre la réflexion en présentant un modèle d'intelligibilité de l'économie malgache reposant sur la combinaison d'approches microéco­ nomiques (par le comportement des acteurs) et macroéconomiques (par l'analyse des structures socio-économiques), et prenant en compte le rôle respectif des facteurs internes et externes. Ce faisant, il ouvre deux grandes questions, d'ailleurs liées entre elles, qui vont se retrouver, avec des réponses différentes, dans plusieurs chapitres du livre: celle de l'im­ portance des facteurs culturels dans le comportement des acteurs et celle du poids des contraintes et interventions extérieures dans la trajectoire involutive malgache et la succession des crises. Sur la première, il indique INTRODUCfION GÉNÉRALE 11 la nécessité de prendre en compte dans l'analyse du comportement écono­ mique des acteurs un certain nombre de traits culturels tout en se refusant à les essentialiser et reconnaissant qu'ils se modifient dans le temps et varient selon le statut social des acteurs et le contexte dans lequel ces derniers interviennent. Sur la seconde question, l'auteur appelle à dépasser les approches monocausales pour présenter une analyse intégrée et dyna­ mique du processus involutif malgache. Le deuxième chapitre se situe également dans une perspective de long terme. Il se présente comme une enquête policière et un défi: L'auteur, Alain D'Hoore, économiste principal à la Banque mondiale en poste à Madagascar de 2011 à 2013, rassemble les séries statistiques longues disponibles sur Madagascar pour construire un raisonnement sur les sources de blocages. Avec une grande honnêteté et dans un esprit pédago­ gique, il estime qu'en dépit des imperfections des données agrégées, il est possible de poser le double diagnostic d'un sous-investissement privé et public chronique (d'origine interne mais accentué par les chocs externes) et d'une ponction continue sur les produits agricoles (donc sur les plus pauvres) par le biais des distorsions de prix. L'auteur estime alors que la trajectoire économique malgache s'explique d'abord par des « mauvais» choix politiques (en termes d'investissement public et de politique des prix - même si celle-ci s'est améliorée depuis les années 1990) et que les crises politiques ne sont au plus qu'un facteur aggravant et secondaire de cette trajectoire. Inversement, il fait aussi l'hypothèse que ces dernières suivent une dynamique essentiellement politique, donc relativement indé­ pendante des évolutions économiques. Reconnaissant cependant qu'il n'explique pas l'énigme de la persistance de ces «erreurs» politiques et tout particulièrement de l'incapacité «structurelle» à répondre aux demandes de base de la population, il renvoie alors à la nécessité de prolonger son travail en développant des analyses d'économie politique, notamment de la taxation. Le troisième chapitre renforce le précédent en apportant un étayage supplémentaire à la thèse du sous-investissement public chronique par une analyse fine du profil de la dépense publique. Les auteurs, Jean-David Naudet, chercheur en économie et directeur de l'Agence Française de Développement à Madagascar de 2012 à 2016 et Linda Rua, doctorante en économie à l'Université de Paris-Dauphine, montrent que le secteur public malgache, mesuré par la dépense publique par habitant, est un des plus limités du monde, et qu'il connaît une érosion continue depuis quatre décennies. Ils établissent alors que cette étroitesse des dépenses publiques s'explique par une insuffisance structurelle des recettes fiscales et de l'Aide Publique au Développement (Madagascar apparaissant en 2010 comme le pays le plus «sous-aidé» de la planète). Les auteurs s'efforcent ensuite de déterminer si ces éléments sont subis ou entretenus. Il ressort de leurs analyses que le montant des recettes fiscales n'est pas tant dû à une incapa­ cité administrative à faire « rentrer l'argent» mais à la faiblesse structu­ relle des taux d'imposition, l'étroitesse des assiettes sur lesquelles ils repo- 12 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE sent et la généralisation des exemptions. Quant à la limitation de l'aide, si elle tient en partie aux choix des bailleurs, les auteurs montrent de façon convaincante qu'elle est aussi, sinon surtout, entretenue par la timidité de la demande d'aide. Finalement les auteurs concluent que cette érosion continue de la dépense publique pourrait être le résultat d'une spirale, entretenue par la volonté des élites au pouvoir de ne pas rompre les fragiles équilibres sur lesquels leur pouvoir repose, et permise par une « exception­ nelle tolérance de la société à une faible fourniture de services publics ». Les quatrième et cinquième chapitres sont écrits par deux historiens spécialistes de Madagascar, le premier ayant succédé au second comme titulaire de la chaire « Histoire de l'Afrique» à l'Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Dans le chapitre 4, Samuel Sanchez s'intéresse lui aussi à la fiscalité de l'État mais en remontant à la période coloniale et précoloniale. Si l'extraversion était une caractéristique de l'économie malgache précoloniale et le commerce extérieur une source importante de ressources fiscales dans un contexte de faible monétarisation, l'annexion de Madagascar par la France a modifié en profondeur la structure fiscale de l'État. L'obligation faite aux colonies de s'autofinancer et le pacte colo­ nial imposant une franchise presque totale de taxes sur le commerce exté­ rieur ont obligé l'État à faire reposer ses recettes sur la production et le commerce intérieurs donc, compte tenu de la concurrence à bas coût des produits importés sur les industries locales, sur le monde agricole, via les taxes sur les individus et le bétail. Ce choc externe de la colonisation pourrait ainsi avoir durablement imprimé sa marque sur les structures économiques et fiscales malgaches, en comprimant le pouvoir d'achat de la population, en freinant le développement des industries locales et en accordant des avantages exorbitants aux oligarchies extractives. Dans le chapitre 5, Jean Fremigacci s'interroge, lui, sur la difficulté d'émergence d'une classe d'entrepreneurs à Madagascar. Puisant dans les profondeurs historiques, il tente d'expliquer la permanence au fil du temps d'un modèle économique de prédation au détriment d'un modèle de production. Les conditions initiales de peuplement de l'île par un petit nombre d'austronésiens luttant contre la nature sur un territoire immense, l'instauration de sociétés strictement hiérarchisées et d'une organisation sociale autour de communautés lignagères territorialisées sous les royautés, puis la nature du système colonial favorisant l'économie de traite tout en figeant les structures sociales précédentes, auraient permis le développe­ ment d'une culture économique de prédation, sous contrôle de l'État, et étouffé les initiatives productives. Faute d'une bourgeoisie d'affaire natio­ nale, cette structure économique n'aurait par la suite pas été fondamenta­ lement modifiée par les régimes post-indépendance. Cela ne signe cepen­ dant pas pour l'auteur l'impossible développement d'une classe capitaliste. Des éléments récents lui font se demander s'il y a des raisons d'espérer. L'accès de M. Ravalomanana au pouvoir a en effet constitué une première inflexion au modèle, même si ce dernier a fini par céder à la tentation de la prédation. La crise politique ouverte en 2009, et qui a duré plusieurs INTRODUCTION GÉNÉRALE 13 années, a également contribué à modifier cette organisation générale en permettant le développement d'un pouvoir économique autonome vis-à• vis de l'État, voire même ayant un pouvoir sur l'État. Du côté de la popu­ lation, l'explosion démographique et l'urbanisation seraient propices à la désintégration des cadres sociaux qui brisaient l'initiative individuelle. Le dernier chapitre de cette première partie, écrit par trois spécialistes d'économie de l'environnement, Vahinala Raharinirina, chercheure au centre de recherche international REEDS de l'Université de Versailles Saint Quentin, Jean-Marc Douguet, maître de Conférences à l'Université de Paris-Saclay et Joan Martinez-Alier, ancien président de la Société internationale pour l'économie écologique, défend la thèse que les crises politiques qu'a connues le pays depuis les années 1990 sont étroitement liées aux conflits autour de l'appropriation des richesses écologiques, dans un contexte de libéralisation et de désengagement de l'État. La conserva­ tion de la nature et la valorisation des ressources naturelles constituent en effet une manne financière qui attise les convoitises tant internationales que nationales. Les investissements directs étrangers dans les industries extractives minières, les projets agraires de type agroindustriel et les abat­ tages de bois précieux tendent à se multiplier dans le temps, souvent dans l'opacité la plus grande et sans inclusion des communautés locales. Dans ce contexte, les crises politiques peuvent s'analyser comme des guerres de captation de rente, « entre une élite au pouvoir qui monopolise les flux financiers et les privilèges liés aux différentes filières légales et illicites, et celles qui souhaitent accéder ou revenir au pouvoir pour en bénéficier ». Décortiquant alors finement la succession des politiques environnemen­ tales, leurs déterminants en bonne partie internationaux et présentant les acteurs en présence, les auteurs visent à montrer que la « glocalisation » de la rente écologique (c'est-à-dire l'articulation de plus en plus étroite entre les enjeux locaux et globaux) participe au renforcement et à la fréquence des crises. La seconde partie propose alors d'enrichir la toile de fond des dynami­ ques économiques par un certain nombre d'éclairages socio-politiques. Le chapitre 7, écrit par David Graeber, professeur à la London School of Economies, célèbre militant anarchiste américain ayant fait sa thèse sur Madagascar, est un travail d'anthropologie politique éclairant d'un jour nouveau les rapports ambivalents de la population au pouvoir, d'hier à aujourd'hui. Analysant les principales sources disponibles sur le pouvoir politique (notamment le fameux recueil du père Callet intitulé Tantaran' ny Andriana eto Madagasikara) et des témoignages recueillis dans le village où il a séjourné plusieurs années, l'auteur montre que la littérature malgache du X[X e siècle tendant à décrire « les anciens rois sous les traits de sages et bienveillants fondateurs des institutions contemporaines» est en contradiction avec la culture populaire. Celle-ci présente au contraire souvent les rois comme des enfants égocentriques et irresponsables (maditra) dont le peuple a la charge, qu'il adule comme on adule son enfant, dont il accepte longuement les caprices, mais qu'il finit aussi par 14 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE punir s'ils vont trop loin dans leur attitude. Cette vision particulière du roi comme enfant explique alors la patiente tolérance que le peuple peut avoir vis-à-vis des actions des dirigeants mais porte aussi en germe les éléments de leur contestation. La tradition orale indique ainsi qu'au xvur et xix" siècle, la nature et l'étendue du pouvoir royal étaient en constante négociation. Elle fournit de nombreux exemples dans lesquels le monarque est destitué, d'une façon ou d'une autre, en raison de son mauvais compor­ tement. Trois chapitres réfléchissent ensuite aux crises et à leur résolution à partir des stratégies ou tactiques des acteurs en présence. Dans une pers­ pective de sociologie politique, Cécile Lavrard-Meyer, maître de confé­ rences à Sciences-Po Paris, présente une analyse de la succession des crises politiques empruntant au modèle d'analyse des crises de Michel Dobry (1986). Elle s'intéresse ainsi moins à leurs causes profondes et structurelles qu'aux jeux d'acteurs qui les font advenir et parfois même les expliquent. Se basant sur une analyse critique de plus de 60 heures d'entretiens avec D. Ratsiraka complétée par une riche documentation, elle montre comment l'émergence des crises de 1972, 1991,2002 et 2009 peut s'analyser comme une conséquence des interactions stratégiques des acteurs politiques en concurrence dont elle détaille de façon minutieuse les coups tactiques et leurs enchaînements. Mais l'intérêt de l'étude ne se limite pas à cette prise en considération des stratégies d'acteurs. Il réside aussi dans l'analyse de la façon dont ces crises politiques nourrissent en retour un processus de délégitimation du politique, affaiblissant le soutien populaire diffus au système politique et renforçant par là même sa fragilité. C'est ce qui constituerait alors le « cercle vicieux crisogène » malgache. Les deux chapitres suivants poursuivent ces réflexions en termes de stratégies d'acteurs, cette fois, non pour expliquer la survenue des crises politiques mais pour mettre en évidence les mécanismes qui permettent, parfois, d'en sortir. Antonia Witt, enseignante chercheure à la Goethe­ Universitât de Francfort, porte son intérêt sur la crise de 2009 et les tenta­ tives de résolution qui ont suivi, en prêtant une attention plus spécifique au rôle et au pouvoir de l'international. À rebours des analyses opposant déterminants externes et internes des crises et de leurs résolutions et expo­ sant souvent leurs rapports en termes de domination/subordination, elle présente les interactions entre acteurs comme constituant une formation transfrontalière au sein de laquelle s'ajustent de façon rétroactive les posi­ tions des uns et des autres. Elle montre ainsi qu'en dépit de sa volonté d'apparaître comme intervenant de façon concertée et unitaire, la «com­ munauté internationale» est en réalité divisée, tant entre les organismes qui la composent qu'au sein même de ces organismes. La diversité des acteurs extérieurs, ayant des liens différenciés avec les forces politiques malgaches, munis de logiques, savoirs et types de rationalité différents et se concertant dans des espaces multiples, concourut alors à faire de l'in­ tervention extérieure moins une « main puissante» qu'une «diplomatie balbutiante ». C'est ce jeu complexe des stratégies internes et externes qui INTRODUCfION GÉNÉRALE 15 déboucha sur un consensus a minima, pour faire de la tenue d'élections l'alpha et l'oméga d'une résolution de la crise. Et ce cadre extérieur limité mais contraignant fournit en retour de nouvelles opportunités d'organisa­ tion pour les acteurs politiques malgaches et contribua à une recomposi­ tion du paysage politique. Le chapitre 10 prolonge l'analyse précédente en zoomant sur une journée particulière de cette période et en présentant une analyse précise et incarnée des jeux d'acteurs en présence. Son auteur, Jean-Marc Châtaigner, ancien ambassadeur de France à Madagascar de 2009 à 2012, Yexpose en effet le déroulement de la journée du 29 octobre 2011, à l'issue de laquelle Jean- fut nommé premier ministre d'ouverture du régime dit de Transition instauré deux ans plus tôt, et que l'auteur considère comme une étape décisive dans la résolution de la crise politique. Acteur lui-même de cette journée, il ne prétend évidemment pas à une quelconque objectivité, mais montre, par une description de l'intérieur, que les interac­ tions entre acteurs politiques nationaux et internationaux suivent un pro­ cessus bien plus complexe qu'il n'y paraît, parfois contradictoire, parfois ambigu, au cours duquel stratégies et tactiques, liées aux intérêts, culture et personnalité des uns et des autres, se combinent ou s'entrechoquent conduisant in fine à une issue difficilement prévisible. Les chapitres Il et 12 s'interrogent sur les institutions démocratiques et leur fonctionnement. Le premier est un travail de philosophie politique. Son auteur, Iharizaka Rahaingoson, ancien ministre et chef d'entreprise, porte sa réflexion sur la nature du système politique malgache. En relisant l'histoire politique du pays et en mobilisant tant les philosophies classi­ ques du contrat social que des théories politiques plus récentes sur la formation des États, il fait l'hypothèse que les institutions démocratiques malgaches, caractéristiques d'un État rousseauiste agissant pour le bien commun, auraient été artificiellement importées, après l'indépendance, sans qu'elles ne soient la traduction d'un véritable contrat social. C'est ce décalage entre un régime politique artificiel et inefficient et les rapports de force effectifs dans le pays qui serait alors la source principale de l'insta­ bilité politique. Pour tenter de valider cette hypothèse, il mobilise plus particulièrement le modèle de Bueno de Mesquita et al. (2003) qui lie la forme de l'État à la structure sociale et aux rapports de force qui en décou­ lent. En l'appliquant à Madagascar, l'auteur estime alors que, compte tenu du rapport entre les ressources publiques disponibles et mobilisables et le nombre d'essentiels (la winning coalition), le leader n'a aucun intérêt à élargir la base des influents (ceux qui, du fait de leur niveau d'éducation et/ou de richesse peuvent contrecarrer le pouvoir des essentiels) au risque de réduire considérablement la part de gâteau reçu par chacun. Seule une augmentation très importante de la coalition gagnante et des influents serait ainsi en mesure d'exercer une pression visant à la redistribution démocratique des richesses. Le chapitre 12 est, lui, un questionnement sur la Constitution malgache et sur le recours répété (7 fois depuis 1960) aux états d'exception, c'est-à- 16 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE dire des périodes au cours desquelles l'État suspend en partie le droit en justifiant cet acte par des circonstances exceptionnelles. Tsiory Razafin­ drabe, doctorante en science politique à l'université de Paris-Est, rappelle que ces états d'exception soulèvent le problème de l'éclipse du juridique en faveur du politique. Les réflexions théoriques sur le concept d'état d'exception reconnaissent la possibilité pour un État de droit de s'affran­ chir de la loi ordinaire lorsque sa pérennité, en tant qu'institution, est compromise. Cette possibilité et les modalités de sa mise en place doivent cependant être strictement encadrées par leur inscription dans la constitu­ tion ou dans la loi. L'analyse de la situation malgache fait alors apparaître une situation très particulière. Le recours aux états d'exception y est en effet moins souvent lié à la volonté de restaurer l'État de droit qu'à celle du dirigeant de se prémunir contre les tentatives de conquête du pouvoir par ses adversaires, et les modalités selon lesquelles ils sont instaurés sont peu encadrées juridiquement. Les révisions constitutionnelles, également fréquentes, apparaissent alors moins comme la marque d'une évolution du contrat social que comme des procédés permettant au dirigeant de renforcer ses pouvoirs de crise tout en se maintenant dans un cadre légal. Paradoxalement cependant, l'usage du dispositif exceptionnel s'est conclu, le plus souvent, par l'éviction du chef de l'État, ce qui indique la fragilité des équilibres politiques. Le chapitre 13 fait écho au choc colonial pointé du doigt par Samuel Sanchez dans le chapitre 4. Reprenant une réflexion amorcée il y a plusieurs années, Denis-Alexandre Lahiniriko, maître de conférence en Histoire à J'université d', fait l'hypothèse que l'insurrection de 1947 et sa répression par l'armée française ont durablement marqué le rapport des Malgaches à la politique. Du fait de l'ampleur et des formes prises par la répression française mais aussi de l'accentuation, dans l'insurrection, des fractures internes à la société, ces événements pourraient avoir constitué un choc traumatique dont les effets en termes d'attitude politique se seraient transmis de génération en génération. Pour valider cette hypothèse, l'auteur adopte une méthodologie originale consistant à comparer le rapport actuel à la politique des Malgaches vivant dans les zones les plus touchées par la répression à celui des autres membres de la communauté nationale. Procé­ dant alors à une analyse économétrique, il montre que les habitants des zones affectées ont une opinion plus critique sur le degré de liberté poli­ tique dont ils jouissent, ont plus peur d'exprimer leur opinion, redoutent plus souvent que les périodes électorales ne dégénèrent en confits violents, et sont, d'une façon générale, plus défiants les uns à l'égard des autres.« Ce passé qui ne passe pas» pourrait ainsi être une des clés de l'analyse de la trajectoire politique malgache de long terme. Le dernier chapitre s'interroge enfin sur ce qui peut apparaître comme un autre paradoxe malgache: l'instabilité politique récurrente s'accom­ pagne d'un recours à la violence physique particulièrement faible, qu'elle soit d'ordre politique ou criminel, alors que dans le même temps le senti­ ment d'insécurité est massif et croissant. Les auteurs et éditeurs de ce INTRODUCfION GÉNÉRALE 17 livre, Mireille Razafindrakoto, François Roubaud, directeurs de recherche à l'Institut de Recherche pour le Développement et Jean-Michel Wachs­ berger, maître de conférence en sociologie à l'université de Lille, s'effor­ cent d'abord de rassembler les éléments factuels qui attestent de ce faible niveau de violence et tracent à grand trait une histoire de la violence poli­ tique, de l'État merina à nos jours. Ils proposent alors un certain nombre d'hypothèses explicatives. Le faible recours à la violence semble d'abord tenir au mode d'organisation des élites, à la fois fragmentées et coupées de la base, donc incapables d'user de cette ressource stratégique dans la compétition politique. Mais il s'explique aussi par le mode de structura­ tion sociale qui maintient la population dans une situation de dépendance symbolique et économique, réduisant sa capacité de mobilisation poli­ tique. Le rapport au politique des Malgaches reste en effet marqué par le fatalisme, l'idéalisation du fihavananat, l'acceptation de principes de différenciation accordant une inégale valeur aux individus et par la croyance dans le caractère exceptionnel du Fanjakanaï, De plus, leur atomisation et leur niveau de pauvreté ne sont pas propices à des prises de conscience politique. Le faible niveau de violence physique (politique ou criminelle) ne peut donc se comprendre qu'en tenant compte des autres formes de violence, notamment la violence symbolique: moins visible mais tout aussi prégnante, celle-ci prévaut dans le champ économique, social et culturel. Ce complexe a pu jusque-là assurer le maintien du système. La paupérisation et l'accroissement des inégalités pourraient cependant être en passe d'éroder la domination symbolique et de libérer l'expression de violences physiques jusque-là contenues. Le lecteur aura compris, à la lecture de cette introduction, que l'unité dans l'objectif et la méthode n'implique pas l'uniformité ni la convergence des analyses. Outre que les auteurs présentent parfois des pièces différentes du puzzle, ils se distinguent aussi par l'importance accordée aux grands facteurs explicatifs: poids respectif du politique ou de l'économique, de la culture ou des stratégies d'acteurs, des facteurs externes ou des facteurs internes. Les réponses apportées sont ainsi diverses et parfois même contradictoires. Les éditeurs scientifiques ont cependant estimé que tous ces points de vue, scientifiquement argumentés, enrichis par ceux déve­ loppés dans les deux autres ouvrages mentionnés plus haut", apportaient des éléments roboratifs de réflexion et participaient ainsi à la constitution d'une intelligence collective. Au lecteur désormais de se faire son idée.

4. Le fihavanana est une valeur essentielle de la société malgache inscrite depuis 1992 dans le préambule de la constitution de la Ille République. Ce terme, réputé intraduisible, est souvent décrit comme une manière traditionnelle de vivre les relations interindivi­ duelles, faite de fraternité. de respect mutuel, de recherche de consensus, de cordialité. 5. L'État, le pouvoir politique. 6. En fait, ce travail sur les crises récurrentes et le fonctionnement de Madagascar en tant que société s'inscrit dans un projet éditorial ambitieux que nous avons baptisé le Quatuor de la Grande Île; aux trois opus cités s'ajoute un quatrième en cours de rédaction qui porte sur les élites et les relations entre pouvoir et citoyens. 18 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

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PREMIÈRE PARTIE

ÉCLAIRAGES ÉCONOMIQUES

1

La stagnation économique A de longue période de la Grande Ile

L'interdépendance entre les facteurs endogènes et exogènes

Philippe HUGON*

Madagascar, île de 587000 km2 pour une population de 25 millions d'habitants, est d'une grande diversité géographique et d'une grande richesse humaine. Elle dispose d'une unité linguistique. Elle a une des biodiversités les plus variées de la planète (90 % de la faune et de la flore sont uniques au monde (voir Raharinirina et al., chapitre 6 dans cet ouvrage). Or la Grande Île est devenue le pays le plus pauvre du monde avec un PIB par tête de l'ordre de 470 US $ soit 1427 en PPA (BAD et al., 2015) et elle a connu en longue période une montée quasiment permanente de la pauvreté. Le taux de pauvreté monétaire a doublé et la consommation urbaine a baissé de moitié entre 1962 et 2005 (Afrobarometer, 2008; Gastineau et al., 2014). Madagascar apparait comme une périphérie économique qui vit « une histoire qui se déroule au ralenti» selon l'ex­ pression de Braudel (1985) alors que l'explosion démographique (taux annuel de 2,8%) et urbaine (taux d'urbanisation de 34,5%; BAD etal., 2015), les enjeux environnementaux, les défis de la mondialisation, conduisent à « une histoire qui s'accélère ». L'énigme de la régression économique peut être traitée selon plusieurs approches. Celle hors sol ou top down élabore des indicateurs classant les pays comme des élèves qui sont plus ou moins bien notés, progressent ou régressent. Ils synthétisent des situations très disparates sans rendre compte des écarts types internes, mais permettent de mettre la stagnation du PIB par tête de la Grande Île au regard du triplement de cet indicateur

* Je remercie pour leurs remarques pertinentes Pascal Gendreau, Cécile Lavrard­ Meyer. Mireille Razafindrakoto, François Roubaud, Jean-Michel Wachsberger. 24 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE pour les pays d'Afrique sub-saharienne. Celle bottom up des enquêtes de terrain montre dans la longue période certaines permanences et ruptures tout en révélant d'énormes contrastes sociaux et territoriaux. Une analyse d'économie politique suppose de mettre en relation l'économie de rente, les institutions et le pouvoir politique de l'oligarchie et d'analyser l'inter­ dépendance entre les facteurs endogènes et exogènes des crises. Un para­ doxe peut être souligné (Roubaud, 2002; Razafindrakoto et al, 2014): les rares périodes de croissance ont toujours été stoppées par une crise socio­ politique (1972,1991,2002,2009) remettant en cause la croissance. Nos travaux (Hugon, 1976) ou ceux de Pourcet (1978) montrent, sur la longue période, un phénomène similaire. Le développement économique serait-il rendu quasiment impossible parce qu'il modifierait les fragiles équilibres régionaux et socio politiques internes et remettrait en cause les intérêts des oligarchies et des rentiers contrôlant l'intermédiation entre l'économie interne et l'économie mon­ diale, ou les chocs externes remettraient-ils en cause les rares périodes de croissance et les équilibrages socio-politiques ? Nous répondrons à cette question en développant deux niveaux d'ana­ lyse avant de présenter l'interdépendance entre les facteurs endogènes et exogènes.

Les deux niveaux d'analyse de la stagnation de longue période et des cycles politico économiques

La périodisation de l'économie malgache permet de différencier cinq grandes périodes (Hugon, 2005; Razafindrakoto et al., 2014): la relative stagnation de la 1ère République (1960-1972); la période de transition (de mai 1972 àjuin 1974); l'échec de la stratégie de rupture de la Il' Répu­ blique (1975 à 1990); le virage à 1800 de la politique et la croissance de la seconde moitié de la décennie quatre-vingt-dix; puis la crise politique qui dure de 2003 à 2016 après une courte reprise économique. L'économie politique, explicative de l'énigme de la stagnation et du paradoxe des périodicités des crises, doit intégrer les liens entre les pouvoirs économiques, les pouvoirs sociaux et les pouvoirs politiques, tant sur le plan micro que macro. Madagascar a expérimenté une pluralité des modèles et des politiques (post colonial, marxiste, libéral, populiste) sans compromis socio-politiques ni résultats économiques durables. À titre illustratif la politique de non-alignement du premier mandat de a changé la donne (sortie de la Zone Franc, dénonciation des accords militaires, diversification des partenaires, nationalisation des entreprises, investissements à outrance, etc.). Elle a conduit à un endette­ ment non gérable et in fine à un ajustement par le bas de 1980 à 1991. (Lavrard-Meyer, 2015; Rabenirainy, 2002; Duruflé, 1988; Pryor, 1990). LA STAGNATION ÉCONOMIQUE DE LONGUE PÉRIODE 25

Il importe alors de combiner deux niveaux d'analyse - micro, macro­ pour expliquer les crises cycliques politiques et économiques sur un trend de stagnation ou d'enveloppement économique?

L'approche holindividualiste de l'anthropologie économique à Madagascar

L'holindividualisme est un entre-deux entre l'acteur et le système, les comportements et les structures par la médiation d'institutions (Hugon, 2014a). Il permet de dépasser à la fois le culturalisme essentialiste et holiste et l'individualisme méthodologique qui fonde les catégories écono­ miques standards supposées universelles.

• L'ambivalence des catégories économiques

Les travaux de terrain à Madagascar notamment d'anthropologie économique de l'üRSTüM ou de MADIü et de DIAL (Razafindrakoto et al., 2017), permettent de relativiser les catégories économiques stan­ dards tout en leur redonnant sens. Ils prennent en compte la diversité des contextes et des institutions, des structures et des trajectoires et permettent d'expliquer des logiques de comportements des acteurs dans un environ­ nement économique instable et incertain mais avec une forte prégnance des règles sociales. Le fihavanana ou le famadihana (retournement des morts) sont des systèmes de règles, de normes et de coutumes qui édictent des comporte­ ments interpersonnels, des modes de sociabilité et des stratégies anti­ risques mais également des modes de transmission des patrimoines physi­ ques. Les comportements des acteurs conduisent à investir dans le tombeau ou le famadihana davantage que dans la maison ou l'investisse­ ment économique car « on vit pour un temps et on meurt pour l'éternité ». Les liens intergénérationnels et les solidarités familiales se renforcent lors des fêtes mortuaires (Sandron, 2008 et 2011). La valorisation du passé et l'actualisation des ancêtres sont d'autant plus fortes que le futur, notam­ ment économique, est perçu comme peu prometteur et incertain. La dynamique des petites activités rurales ou urbaines ne peut être comprise indépendamment des formes d'organisation sociale, des rapports de parenté ou des stratifications sociales. L' « informel» urbain suit des règles et des normes sociales tout en répondant à des pratiques liées à la concurrence économique. Sur la Côte est, l'argent obtenu à partir du

7. L'enveloppement économique ou l'involution peut être défini comme le processus inverse du développement économique se traduisant par des indices de marginalisation, de déclin de la productivité, de cercles vicieux et de trappes à pauvreté, d'accroissement de la vulnérabilité face aux chocs avec des résiliences conduisant à des replis protecteurs et non à des stratégies proactives ou réactives. 26 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE café « culture de rente », n'est pas toujours un équivalent général servant à acheter du riz « bien de subsistance» (Althabe, 1973). Sur les Hauts plateaux, l'argent gagné par les tireurs de pousse est souvent réaffecté pour acheter des « biens de prestige », des rizières et des bœufs, leur permettant de changer de statut social dans les villages d'origine (Hugon, 1982). Sur la Côte ouest, la dot monétisée, versée par le migrant salarié, peut, elle aussi, être utilisée pour acheter des bœufs qui sont sacrifiés dans des fêtes afin de renforcer les pouvoirs et permettre d'accumuler des liens aux dépens des biens (Fauroux, 1974). Les salariés, insérés dans des rapports marchands, sont également des cadets intégrés dans des rapports familiaux lignagers ou domestiques et participent à l'accumulation de biens de prestige. La majorité de la population rurale demeure peu intégrée à l'économie marchande et est « non capturée» (au sens de Hyden, 1980); le système de relations symboliques l'emporte sur l'échange onéreux. Bien entendu, les pratiques et les règles sociales doivent être historicisées, notamment du fait des pressions démographiques, des disparités sociales et territo­ riales ou de la paupérisation de nombreux acteurs (voir Sandron, 2011 pour lefamadihana).

• Des structures sociales fortement hiérarchisées.

La relative hétérogénéité entre les sociétés côtières à tradition clanique et celles des Hautes Terres à tradition hiérarchique est dépassée par l'ap­ partenance à la même histoire, à la même langue et à une construction nationale, mais elle est instrumentalisée lors des périodes de crise et de récession économique ou pour des raisons socio-politiques (Ramamon­ jisoa, 2002). Au-delà de l'idéologie de la solidarité du fihavanana et du nationalisme du tanindrazana, exprimant la solidarité et l'attachement à la terre des ancêtres, on observe des comportements opportunistes impor­ tants ou des pratiques privilégiant les petits groupes et les solidarités de proximité (familles, paroisses, communautés, sectes) aux dépens des réfé­ rents en termes de citoyenneté. Les élites ont souvent un double référent national et trans-national (études des enfants à l'étranger, bi-nationalité, liens avec la diaspora, placements à l'étranger). Dans une société très fragmentée, les référents à des vouloir vivre collectifs, au sein d'une nation, sont souvent plus du domaine du discours des oligarchies que d'une conscience collective de la population, même s'il existe de fortes aspirations à la démocratie.

• La faiblesse des innovations techniques et de l'entreprenariat

Les sociétés malgaches sont souvent traitées de routinières, avec des faibles innovations et un défaut d'esprit d'entreprise (voir Jean Fremi­ gacci, chapitre 5 dans cet ouvrage). Ce constat doit être nuancé selon les périodes et les secteurs (la réussite de la zone franche est par exemple à LA STAGNATION ÉCONOMIQUE DE LONGUE PÉRIODE 27 noter [Bost, 2010; Cling et al., 2005; Razafindrakoto et Roubaud, 1997])8. Certains travaux ethna-psychologiques anciens de Mannoni (1950) voire d'Althabe (1973) dans une perspective plus politique, ont mis l'ac­ cent sur les complexes des colonisés avec à la fois attirance/répulsion et rivalité mimétique, sur le sentiment de fatalité et de temps donné au temps (moramora), sur l'intériorisation des rôles distribués au sein du groupe statutaire ou familial (Raiamandreny, rapports aînés/cadets). Globalement dans le système éducatif malgache, l'intériorisation des normes l'emporte souvent sur l'esprit créatif. La violence est refoulée (voir Razafindrakoto et al., chapitre 14 dans cet ouvrage) et les ordres hiérarchiques sont légi­ timés (cf. l'homo hierarchicus de Dumont, 1967 ou Ottino, 1963). La «psychologie malgache» du compromis, de l'aversion à la violence ouverte, de la négociation et du sentiment de fatalité peut être analysée, au regard de ces travaux, à la condition de ne pas les essentialiser, de les différencier selon les statuts sociaux, et de les historiciser.

• La représentation et la gestion du temps

Le temps ne se déroule pas à la même vitesse dans les sociétés paysannes isolées et dans les centres urbains, dans la Grande Île et les pays «émergents ». Les sociétés innovantes sont généralement des sociétés amnésiques alors que les sociétés tournées vers le passé sont plus routinières. De plus, dans des situations de crise, on note des représenta­ tions dépressives, des replis identitaires; le déploiement d'un imaginaire ethnique et les comportements de passivité sont accompagnés de violence de proximité.

• L'instabilité et l'incertitude facteurs de comportements court termistes et routiniers

L'analyse micro économique, à vocation plus universelle, explique également les trappes à pauvreté et à vulnérabilité ou comment dans un contexte instable et incertain", les acteurs subissant des chocs ont diffé­ rents modes de résilience. Les logiques combinent l'investissement dans

8. On peut considérer que l'entrepreneur schumpéterien, qui fait des innovations destructrices, rompt avec les normes sociales dominantes ce qui explique notamment que les étrangers et les communautés allogènes à la société jouent un rôle central dans le champ économique ou que les diasporas, échappant à ces règles, soient plus innovantes dans un contexte différent. 9. Les risques sont des processus à l'issue imparfaitement maîtrisée mais dont les scénarios de sortie sont a priori connus et auquel il est possible d'affecter une probabilité d'occurrence. L'incertitude radicale non probabilisable (Knight, Keynes) est une situation aux devenirs inconnus ou tout au moins non probabilisables; les réducteurs d'incertitude renvoient à des instances non marchandes (États, communautés d'appartenance, conven­ tions... ). 28 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE l'au-delà (tombeau familial,famadihana) et le court-termisme de l'activité économique avec préférence pour la liquidité, l'extensivité des processus (exemple de la poly-activité), et le faible détour productif du fait de la forte valeur d'option donnée à la réversibilité d'un investissement. L'innovation, liée à la prise de risque dans le long terme, supposerait une remise en ques­ tion des hiérarchies sociales, un refus des rôles attribués et un environne­ ment socio-politique et économique stabilisé réducteur d'incertitude. Les règles de solidarités sociales s'opposent à l'efficience technique et à la culture industrielle. Bien entendu, si l'environnement est stabilisé et si les conditions de prise de risque existent, les entrepreneurs peuvent émerger comme le montre la réussite pendant une dizaine d'années de la zone franche même si cela concerne principalement les « étrangers».

L'économie politique du développement

À un niveau macro-économique, la Grande Île est une formation sociale caractérisée par une très grande hétérogénéité des systèmes de production, non marchand et marchand, de petite paysannerie en zone rurale et de petits producteurs marchands en zone urbaine sous la domina­ tion d'une administration et d'un capital essentiellement marchand (Gendarme, 1960). L'économie reste caractérisée en longue période par la faiblesse des relations intersectorielles, par un marché intérieur limité et par une forte dépendance extérieure se traduisant par un déficit extérieur chronique. Le secteur primaire, essentiellement agricole, constitue la base de l'économie, à la fois comme composante du marché intérieur, par les revenus des producteurs, et comme fournisseur de biens pour le marché intérieur et l'exportation. Or, il n'a pas connu de révolution technique. Sur les Hautes Terres, la moyenne des superficies des rizières irriguées est de 0,5 ha pour un rendement de 2 tonnes à l'hectare et une autoconsomma­ tion de 1 tonne par famille (Dabat et Jenn-Treyer, 2014). Le surplus fourni est infime et résulte uniquement des inégalités foncières. À défaut de progrès de productivité du travail ou de rendement à l'hectare, la hausse des prix agricoles est certes un facteur incitatif de l'offre; mais elle conduit, en deçà du seuil de 0,5 ha, à une paupérisation des producteurs acheteurs de riz (paysans sans terre, journaliers agricoles, métayers ou quasi métayers, etc.) d'où une trappe à sous-développement. Les densités de population ont augmenté et sont très fortes dans l'lmerina et le pays Betsileo avec des obstacles à la migration vers l'Ouest (Raison, 1984). L'agriculture sur brûlis (tavy) ou extensive se développe aux dépens de la reconstitution des écosystèmes. L'agriculture demeure très sensible aux aléas climatiques comme les cyclones, les inondations ou les criquets (Dabat et Jenn-Treyer, 2014). La population urbaine qui croît fortement connait des modes de vie ou de survie avec prolifération de petites activités urbaines plus ou moins LA STAGNATION ÉCONOMIQUE DE LONGUE PÉRIODE 29 licites. L'industrie textile et agroalimentaire a connu un certain dynamisme mais n'a pu conduire ni à une diversification durable du tissu industriel, ni à une remontée en gamme des produits du fait notamment de la non péren­ nité des potentialités de la zone franche. Le secteur « moderne » exerce peu d'effets d'entraînement vis-à-vis du reste de l'économie et fonctionne largement comme une enclave du « monde » extérieur. Les services jouent un rôle essentiel, mais principalement par les rela­ tions d'intermédiation entre l'économie et l'extérieur (Banques, assu­ rances). Les services publics sont peu importants fautes de ressources fiscales suffisantes et avec un déséquilibre chronique des finances publi­ ques. Le tourisme, dont les potentialités sont considérables, s'est heurté aux manques d'infrastructures et de stratégie. L'économie de rente demeure dominante même si elle a connu des transformations. Certaines sont internes (remplacement de l'administra­ tion coloniale par une oligarchie nationale, recontrôle d'une partie du capital marchand (commerce, banque) par une bourgeoisie nationale; d'autres sont externes conduisant récemment à un poids croissant du secteur minier dans les exportations. Le secteur exportateur a été successi­ vement dominé par les produits agro-alirnentaires (vanille, clous de girofle) puis par le textile (lors de la réussite de la zone franche) puis par le nickel, 18,5% des exportations en 2014, l'ilménite, les pierres...). Les produits miniers sont suivis aujourd'hui par le secteur agricole agro­ alimentaire, 17% en 2014 (vanille 6,8 % des exportations, girofle, litchis, café, cacao, sisal, etc.) et par les produits de pêche (crevettes, 5,2 % des exportations; BAD et al., 2015). La France a perdu ses positions par rapport à d'autres partenaires". Le capital national ou étranger demeure, en revanche, peu présent dans des activités productives industrielles (exception faite du textile) ou agricoles (exception faite de quelques grandes exploitations)Il .

• Le poids des oligarchies rentières Dans ce contexte de stagnation économique, les rentes sont captées par des étrangers, Karana (indiens) et Zanatany (étranger natif à Madagascar) et une oligarchie très limitée de 0,1 % de la population (Razafindrakoto

10. La France qui comptait en 1970 pour 70% des relations commerciales de Mada­ gascar (exportations plus importations) représentait en 2014 la moitié (6,5 % des importa­ tions et 28,5 % des exportations de Madagascar, dont les trois-quarts venant de la zone franche). Les premiers fournisseurs étant les EAU, la Chine et Bahrein (BAD et al., 2015). L'UE était en 2010 le premier partenaire de Madagascar avec 24% des importations devant la Chine et 53 % des exportations devant les États-Unis (24%). Il. Madagascar a un déficit chronique de sa balance commerciale avec un commerce extérieur estimé en 2013 à 3,5 milliards d'euros. Les importations de riz n'ont cessé de croître en passant d'un équilibre dans les années 1960 entre importations et exportations (sauf faible récolte comme en 1%5 avec 80000 t. ou en 1972 100000 t.) à 240000 t. en 2013-2014). L'économie participe faiblement aux chaînes de valeurs mondiales malgré le textile. 30 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE et al., 2014) avec exclusion des populations rurales et urbaines et faible constitution de classes moyennes. Les positions dominantes de l'oli­ garchie, intermédiaire entre l'extérieur et l'intérieur, interdisent ou limi­ tent un processus d'accumulation productive, de diversification de l'éco­ nomie et de remontée en gamme de produits liés à de nouveaux compromis socio politiques, à l'instar du modèle de l'île voisine Maurice. Il n'y a pas non plus, comme dans les « oléocraties » ou économies pétrolières « ligna­ gères» ou néopatrimoniales, affectation des rentes à travers des réseaux de clientélisme. L'économie ne connait pas d'élargissement du marché lié à la redistribution des rentes intérieures (minières, agricoles, commer­ ciales, ou extérieures, marges ou corruption liées aux marchés publics ou aux privatisations) et aux progrès de productivité. L'État, avec une pres­ sion fiscale de 10% et une aide extérieure limitée, assure difficilement ses fonctions régaliennes et d'intérêt collectif (voir Naudet et Rua, chapitre 3 dans cet ouvrage). La grande partie de la population rurale et urbaine (petits producteurs, prolétariat et sous prolétariat) est exclue du jeu économique et politique. Elle est insérée dans des structures familiales, des paroisses ou des communautés de proximité avec faiblesse des organisations intermédiaires entre le fanjakana (pouvoir d'État issu de la monarchie) et les populations (Razafindrakoto et al., 2015 et 20\7). La structure oligarchique de la société conduit à des relations plus ou moins incestueuses entre les détenteurs du pouvoir économique (natio­ naux et étrangers) et les titulaires du pouvoir politique (civils et militaires) pour capter et distribuer des rentes. Les coalitions précaires sont instables. Le jeu politique n'est ainsi ni celui de la concurrence électorale du système démocratique, ni celui du despotisme éclairé des régimes autoritaires ni celui d'un régime totalitaire. Les élites respectent l'État de droit, les alliances évitent les conflits ouverts ou la violence extrême et créent une certaine mobilité des élites. Mais ces coalitions interdisent une structura­ tion durable de la société et une visibilité pour les opérateurs économi­ ques. Selon les périodes, les jeux d'alliance et les coalitions concernent les civils et les militaires, les élites méritocratiques issues du système scolaire et les héritiers des castes supérieures, les oligarchies côtières ou des Hautes Terres, les nationaux ou les étrangers. Les compromis socio-politiques permettant de donner leurs places aux entrepreneurs nationaux ou étrangers n'ont pu ainsi être mis en place durablement à l'opposé de l'île Maurice. La prise du pouvoir par un entre­ preneur, comme , s'est traduite par des pratiques monopolistiques nuisibles aux autres investisseurs et n'a pas été un cata­ lyseur d'entreprises constituant des districts industriels. Le bloc hégémonique au pouvoir est constitué de familles issues prin­ cipalement de l'aristocratie, de militaires et d'hommes d'affaires en rela­ tion avec des « étrangers ». Il assoie son pouvoir sur la propriété terrienne et foncière et sur le contrôle de l'import-export davantage que sur l'indus­ trie qui est dans les mains des intérêts européens, karana, mauriciens, sud- LASTAGNATION ÉCONOMIQUE DE LONGUE PÉRIODE 31 africains ou chinois. Le classement 2015 de Forbes Magazine en classe 4 à Madagascar parmi les 24 fortunes les plus élevées des pays franco­ phones. La bourgeoisie rentière est menacée par le capital étranger ou les classes nationales entrepreneuriales.

• L'importance des transactions corruptives

La corruption concerne la majorité des pays du monde. Elle prend à Madagascar une ampleur particulière. La grande corruption est liée aux relations entre les titulaires du pouvoir, les grandes entreprises notamment minières, les groupes indiens, français ou franco malgaches, les contrôles des circuits d'import-export, etc. Elle n'a pas d'effets positifs sur l'inves­ tissement du fait de la faiblesse entrepreneuriale. La petite corruption. qui s'est généralisée, mine la société. Elle concerne les corps d'État, ensei­ gnants, magistrats, gendarmerie, police et conduit à l'impunité des prati­ ques illégales ou criminelles. Celles-ci se développent en recrutant des jeunes désœuvrés recyclant les tas d'ordures et prêts à des coups de main. La petite corruption touche les différents secteurs privés avec perte de confiance et comportements opportunistes. Elle a pour effet de dissuader les acteurs localisés à Madagascar ou membres de la diaspora d'investir et de se projeter dans un futur positif. Aucun pouvoir politique n'a été capable de l'éradiquer.

• Le contrôle de la violence

On peut noter une faiblesse de la violence année et politique par opposition à la violence intériorisée symbolique et sociale (voir Razafin­ drakoto et al., chapitre 14 dans cet ouvrage). Les conflits demeurent latents et conduisent à des négociations très longues et à des compromis évitant les excès de violence mais interdisant les réformes nécessaires et entraînant souvent une paralysie économique. Madagascar n'a connu ni despotisme éclairé, ni démocratie permettant de débloquer les situations par des compromis socio-politiques. La Grande Île n'a jamais connu depuis l'indépendance de conflits armés violents. Les coups d'État ont été limités mais les officiers supérieurs ont toujours noué des alliances avec le pouvoir politique et économique alors que les troupes étaient paupérisées. Madagascar peut se situer dans une catégorie intermédiaire entre les « sociétés d'accès fermé mature» et « d'accès ouvert» de North et al. (2010). L'État et l'année plutôt républicaine ont le «monopole de la violence légitimée », sans être ouverts à l'ensemble de la population avec faible circulation des élites. Les Églises ont joué souvent un rôle dans le contrôle de la violence et les sorties de crise. Les violences sont dissémi­ nées voire intériorisées par les acteurs et peuvent conduire à des jacque­ ries rurales ou des révoltes urbaines, mais elles sont peu mobilisées par les organisations politiques et expriment davantage des exaspérations des 32 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE exclus qu'elles ne conduisent à une remise en cause des rapports de pouvoir ou à la conquête de droits pour les populations.

L'interdépendance entre les facteurs exogènes et endogènes des crises cycliques

Comment expliquer, au-delà des cycles, cette stagnation de longue durée où jouent les « trappes à pauvreté », et une marginalisation tradui­ sant une déconnexion subie ou voulue vis-à-vis de l'économie mondiale? Tout se passe comme si la Grande Île avait progressivement décroché du temps de la mondialisation malgré la zone franche ou les TIC. Il faut dépasser les analyses mono-causales ou réduisant la régression à des facteurs culturels ou économiques, géographiques, sociaux ou politiques, mettant en avant les conflits, les mentalités, l'enclavement géographique, les facteurs ethniques, la mauvaise qualité institutionnelle, les « mau­ vaises » politiques économiques, les défaillances de la démocratie. Ce cadre analytique (schéma 1) permet d'expliquer les successions de crises politiques consécutives à des périodes de reprise économique avec interdépendance des facteurs exogènes et endogènes. Il importe de diffé­ rencier les facteurs extérieurs des facteurs endogènes. Les premiers sont extérieurs au territoire national alors que les seconds sont subis et indé­ pendants des stratégies des acteurs (comme les prix des matières pre­ mières, les accords internationaux). La structuration de la formation sociale malgache ne rend pas toujours aisée cette distinction.

L'enchaînement des facteurs internes de stagnation et de cycles

Plusieursfacteurs économiques peuvent être privilégiés pour expliquer le processus involutifmalgache: 1) Depuis l'indépendance, la population a été multipliée par près de 4 en passant de 6 millions en 1960 à près de 25 millions en 2015. La popu­ lation urbaine a été multipliée par près de 5. Durant la même période, la production de paddy est passée de 1;l à 2,7 millions de tonnes. Les rende­ ments moyens à l'hectare du riz ont chuté de 2 tonnes en 1960 à l ,6 tonnes en 2004 (Dabat et Jenn-Treyer, 2014). L'économie malgache demeure caractérisée par une faible croissance de son agriculture. Le stress envi­ ronnemental s'est fortement accru du fait de la pression démographique et de la pauvreté, facteurs de déforestation, et de la répartition de la popula­ tion (la moitié occupe un dixième du territoire). 2) Madagascar a certes pour les investisseurs, un bon rapport salaires/ productivité et la dépréciation permanente de la monnaie est un facteur de compétitivité mais ces éléments sont insuffisants pour favoriser un boom LASTAGNATION ÉCONOMIQUE DE LONGUE PÉRIODE 33

Schéma 1 Interdépendance des facteurs exogènes et endogènes explicatifs des cycles politico économiques sur un trend régressif

Déterminants Endogènes

Gèogl"uplliqlJe.s Economiques Démographiques Sociaux Instinatonnels Culturels

Fragmentation Faiblesses Inegale densité Hièrarchre Contrôle de la Temps,court- Territoriale épargne terme, faible transition groupes violence jeux faible insulanté fiscaluè • infœ- Faible innovation Inégaluès sur les règles mcl ~ \/ / Dépendancede sentier -: Economies 00 renies; trappes à pauvreté ct vulnérabilité

Transecticns cœruptives internes j

JeUl des açleUI"'l pulitiquftl ee«onomlques

Oligarchies rentières,compromis socio politiques

R

Incertitude. transactions cœruptivee ------T------

Transactions corruptivcs externes

Faible ouverture, fortedépendance. déficiLi extérieurs -: / \ <. Faiblesse, Croissance Instabilité Diasporas Priorités à l'envi- Faible contribu- dépendante termes de ronnement tion aux chaînes Instabilité Brain drain biens capitaux "échange de valeur de "aide Non brain gain

Détermioaob etog4:ot'j Source: élaboration de l'auteur. d'investissements qui a besoin d'un État assurant stabilité, sécurité et financement des infrastructures économiques et sociales de base sans parler d'un environnement institutionnel favorable (système juridique, régime foncier). 3) Le secteur dit informel regroupe la grande majorité de l'emploi; il est un secteur de survie peu générateur de progrès en termes de producti­ vité. L'on note seulement 40000 entreprises immatriculées dont la moitié clientes du secteur bancaire et un quart tournées vers l'exportation. Ces entreprises pour l'essentiel aux mains de capitaux étrangers ne s'appuient 34 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE pas sur un réseau de petites et moyennes entreprises (PME) qui demeure le « missing middle» (Hugon 2014b; Rakotomanana et al., 2000). 4) La population bancarisée représente 11I5e de la population (140000 clients sur 25 millions d'habitants) et 90% des encours bancaires sont localisés dans quatre banques - BNP, Crédit Lyonnais, Société Géné­ rale et Bank Of America. On note une forte surliquidité bancaire (BAD et al., 2015). 5) L'État s'est largement décomposé avec une très forte évasion fiscale et un paradis fiscal de fait. La fiscalité est concentrée sur quatre secteurs (tabac, alcool, prestations de services, industries et construction). En revanche, les mines, le tourisme et l'agriculture ne contribuent que très marginalement aux recettes fiscales. La sous fiscalisation résulte à la fois de codes d'investissements inadéquats, d'incivisme, de corruption et d'in­ formalisation de l'économie. L'Etat est dans l'incapacité d'assurer ses fonctions régaliennes, le maintien des services publics - réseau routier, situation sanitaire et éducative - et la réduction du poids de la corruption. 6) Des trappes à pauvreté manifestent, ainsi, un cercle vicieux entre la faiblesse de la pression fiscale (accentuée par les exonérations fiscales censées attirer les capitaux) et le niveau très limité des infrastructures économiques et sociales et des dépenses publiques nécessaires à l'attracti­ vité des investissements privés. La faillite du système scolaire, la déshé­ rence de l'université accompagnent un fort exode des compétences alors que Madagascar a une remarquable intelligentsia en termes de médecins, d'ingénieurs, de chercheurs et d'enseignants. Les trappes à pauvreté conduisent à des ajustements par le bas. Le niveau extrême de pauvreté (le salaire minimum de 133000 ariary/mois est inférieur au seuil de pauvreté) crée les effets désincitatifs et d'engrenage de la pauvreté. Forte­ ment dépendante des importations tant pour sa production, sa consomma­ tion que pour ses recettes publiques, l'économie connaît des ajustements par le bas par un enchaînement de la baisse des exportations qui conduit à une chute des importations qui elles-mêmes diminuent le niveau de consommation, de production et de recettes publiques qui réduisent les capacités d'investissement et de dépenses publiques. Ainsi que le décrit le Document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP) « La pauvreté favorise l'adoption de stratégies personnelles privilégiant la recherche de solutions "miraculeuses" au mépris de l'intégrité de la personne humaine et de la préservation de l'environnement» (Primature, 2(01). Le même comportement court-termiste s'observe vis-à-vis de l'environnement, de la destruction de la biodiversité et de la forêt. Ainsi, la culture sur brûlis (tavy) favorise la production de riz à faible coût de travail mais en condui­ sant à une déforestation. 7) Les effets cycliques de la forte dépendance économique en biens d'équipement et biens intermédiaires. La reprise des investissements privés et publics aggrave fortement le déficit de la balance commerciale. Elle crée des effets cliquets par des charges récurrentes. LA STAGNATION ÉCONOMIQUE DE LONGUE PÉRIODE 35

Les facteurs liés aux modes d'insertion de Madagascar dans l'économie mondiale et régionale

Nous en privilégierons quatre: 1) Madagascar a toujours combiné une faible extraversion et ouverture économique et une forte dépendance économique renforçant des attitudes nationalistes voire isolationnistes ou des jeux de ruse par rapport aux mesures imposées de l'extérieur. On a pu parler d'une certaine mise sous tutelle de la part des bailleurs de fonds liée notamment à la gestion de la dette à la mise en place des politiques d'ajustement et à une ingérence environnementale. Les enjeux environnementaux sont devenus fondamen­ taux pour les financeurs que ce soit en termes de projet d'écotourisme ou d'utilisation de la biodiversité à des fins de profitabilité. Le financement des plans environnementaux et de conservation de la biodiversité (bien public mondial) par la Banque mondiale de 52 millions de dollars en 2015 est à comparer avec le financement de l'éducation ou de la santé. Petite colonie de peuplement (30000 colons en 1930,40000 étrangers en 1960; Hugon, 1976), la Grande Île a toujours été source de rivalités entre les puissances. À l'opposition entre la Grande-Bretagne et la France, se sont substitués des conflits d'intérêts entre la France, l'Afrique du Sud et les États-Unis se traduisant par le soutien de ces deux pays à Ravaloma­ nana alors que Rajoalina était soutenu par la France. 2) Madagascar n'a pas su construire durablement des avantages compé­ titifs en combinant une protection flexible sur des secteurs entraînant une attractivité des capitaux, des technologies et des compétences sur des territoires et en jouant sur les coûts de production et d'intermédiation. Certes, la main-d'œuvre est qualifiée et peu coûteuse. Madagascar béné­ ficie dans la zone franche de délocalisation des entreprises mauriciennes. Les liens avec les circuits indiens créent des opportunités notamment dans les industries textiles. Mais la Grande Île subit la concurrence asiatique et a été confrontée au démantèlement des accords multifibres (AMF) le 1er janvier 2005 sans être capable de réaliser des remontées en gammes de produits à l'instar de Maurice qui y a vu plutôt une opportunité. 3) Madagascar est caractérisée par un repli isolationniste accentué par l'insularité et une histoire nationaliste. Depuis les évènements de 1947 elle n'a pas totalement réglé ses problèmes avec l'ancien colonisateur. Elle a toutefois aujourd'hui largement normalisé ses relations avec la communauté internationale. 4) On ne peut occulter la responsabilité des bailleurs de fonds dans la faible crédibilité de l'État et les réformes inadéquates. Après avoir appuyé, à l'époque de Tsiranana, les «Côtiers» contre les Merina, la France a voulu sanctionner le régime de Ratsiraka et a peu aidé à la transition vers une plus grande indépendance. Le FMI et les bailleurs de fonds ont ensuite donné la priorité aux équilibrages financiers et des réformes court­ termistes aux dépens des efficiences à moyen et long-terme. À titre exem­ plaire la libéralisation des filières rizicoles et le démantèlement des grands 36 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE périmètres de l'Alaotra ont conduit dans les années 1980 à une baisse des rendements à l'hectare. Les conditions d'émergence d'un tissu productif et d'entrepreneurs n'ont pas été réalisées. En même temps la dévalorisa­ tion de l'Etat a plutôt réduit les fonctions régaliennes et la fourniture des biens publics et accru de ce fait la faible légitimité de l'État auprès des populations. Le niveau minimum de fonctionnement des services publics a été assuré par l'appui extérieur. L'économie, malgré la zone franche, demeure peu ouverte (hors période de crise, les taux d'exportation et d'importation moyens sont de l'ordre de 20%). Madagascar ne bénéficie toutefois que d'une aide limitée (Châtaignier, 2014; Naudet et Rua, chapitre 3 dans cet ouvrage). Les accords préférentiels passés avec les partenaires qui devaient donner de la visibilité aux opérateurs se sont traduits par des instabilités macro-économiques. À titre d'exemple, l'AGOA avait permis entre 2001 et 2009 de faire porter les exportations de produits textiles à 200 millions de dollars (avec un pic de 300 millions en 2004). Le textile comptait en 2009 pour 8 % du PIB; la moitié des 150 usines de l'île qui employaient 50000 travailleurs étaient les principaux fournisseurs des grandes chaînes et marques américaines. La suspension des accords pour des raisons poli­ tiques a fait chuter les exportations à 35 millions de dollars avec licencie­ ment de 30% des travailleurs. Madagascar a recouvré son statut de pays AGOA en 2014 (Andriamananjara et Sy, 2015) L'instabilité de la croissance malgache s'explique en partie par les varia­ tions des termes de l'échange, des flux de capitaux et des modes de gestion de la dette extérieure. L'aide extérieure a un effet pro-cyclique; elle s'ac­ croît lorsque les performances économiques s'améliorent pour appuyer de « bonnes» politiques au lieu de compenser des handicaps structurels et des chocs. Les flux d'aide sont fonction des conditionnalités politiques. Ainsi le retrait de l'AGOA le 31 décembre 2009 a accru la crise économique. La crise politique de 2013 a réduit l'aide à 289,1 milliards d'ariary soit 52 % du montant d'aide reçue en 2008. Bien entendu, les chocs extérieurs se transmettent sur le plan interne en fonction des résiliences et des politiques contra-cycliques internes (monétaire, change, budgétaire).

L'enchaînement entre des facteurs endogènes et exogènes des crises cycliques

Les périodes de reprise économique sont principalement liées à des facteurs extérieurs ou exogènes (amélioration des termes de l'échange, IDE, aide extérieure, etc.); elles augmentent les rentes, mais elles remet­ tent également en cause certaines d'entre elles. Elles sont suivies, à défaut de compromis socio-politiques et de redistribution élargie des rentes, à des tensions sociopolitiques endogènes et à des crises qui, elles-mêmes, réduisent la confiance de l'extérieur (baisse de l'aide, chute des investis- LA STAGNATION ÉCONOMIQUE DE LONGUE PÉRIODE 37 sements, suspension des régimes préférentiels). Il importe également d'in­ tégrer les enchaînements liés à la très forte dépendance de l'île en biens d'équipement et biens intermédiaires. La reprise des investissements privés et publics aggrave fortement le déficit de la balance commerciale. Elle crée des effets cliquets par des charges récurrentes. L'économie connait également des cycles liés aux prix des matières premières et à l'évolution des termes de l'échange, au niveau de la dette extérieure et à ses modes de gestion ou aux fluctuations de l'aide extérieure.

• Les effets pro-cycliques des décisions politiques À ces facteurs, s'ajoutent la forte instabilité des politiques économi­ ques avec des virages à 1800 et des processus de décision lents ou mal informés qui conduisent à des mesures à contretemps qui sont pro-cycli­ ques et qui interdisent une visibilité pour les investisseurs. Ces cycles économiques et socio-politiques se font sur un trend de stagnation écono­ mique et de forte hausse de la population. Des processus politiques conduisant à des logiques court-termistes et à une instabilité des politiques. Les processus de décision très lents conduisent le plus souvent à des mesures à contre temps. L'absence de stratégies proactives prenant en compte les transformations de l'environ­ nement régional et international interdit des ajustements nécessaires à la régionalisation et à une insertion positive dans la mondialisation. La culture de la négociation et du compromis lent doit aboutir in fine à l'una­ nimité. Les compromis socio politiques fragiles traduisent une aspiration démocratique et ont évité des conflits ouverts, mais ils interdisent les réformes en profondeur. Madagascar a connu périodiquement des mouve­ ments contestataires qui se traduisent par des feux de brousse en milieu rural, le rôle des Dahalo chez les éleveurs, des marches silencieuses ou des grèves. La grève générale de 1991 avait conduit à une nouvelle consti­ tution et au départ du pouvoir de Ratsiraka et de l'Arema. Celle de 2002 a conduit également à une paralysie économique et à un changement poli­ tique. Si l'économie est bloquée, les convulsions n'ont jamais toutefois conduit à des conflits irréversibles et le FFKM (conférence épiscopale malgache) a su faire accepter des compromis politiques. Les contestations des résultats des élections - qu'elles soient communales, provinciales ou nationales - paralysent l'économie et sont des foyers de tensions. De nombreux politiciens perdants créent un climat d'instabilité politique qui rétroagit négativement sur la visibilité à moyen terme de l'économie. Les menaces de coup d'État sont toujours fortes en situation de crise politique (cf. celui avorté en 2006 du général Andrianafidisoa). Les instabilités et les jeux de ruse renforcent le manque de crédibilité et de confiance de la communauté internationale et des bailleurs de fonds. L'image de Madagascar, essentielle pour jouer la carte du tourisme, est constamment ternie par les mécontentements internes et le manque de politique crédible. Le secteur touristique qui, à la condition de répondre 38 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE aux critères du développement durable, pourrait avoir un rôle intégrateur et concurrencer les autres îles de l'Océan indien n'est pas encouragé. Il en résulte une faible attractivité des capitaux. Le rapport Economie Freedom of the World classait Madagascar dans les derniers rangs de la liberté économique (en termes de droits de propriété, de stabilité macro-écono­ mique, d'intégrité de l'administration). Le poids du népotisme et de la corruption demeure considérable. La grande corruption s'accompagne d'une débrouillardise accentuée par la pauvreté et la faiblesse de l'Etat (pillage et trafic des pierres, vol des bœufs, maintien de revenu minimum pour les salariés).

Conclusion

En définitive, quelles sont, à la lecture de la longue durée, les condi­ tions d'un développement durable de la Grande Île? Les axes prioritaires sont bien connus pour répondre aux défis démographiques, environne­ mentaux, de sortie des trappes à pauvreté, de réduction de la vulnérabilité, de forte diminution des inégalités et fractures sociales, territoriales, de reconstruction des infrastructures de base ou de marginalisation par rapport aux mutations de l'économie mondiale. - Des réformes institutionnelles internes supposent des compromis socio-politiques durables assurant à la fois une stabilité politique et une stabilité des politiques donnant une visibilité aux décideurs et permettant aux entrepreneurs cassant les rentes d'avoir une visibilité, ce qui n'est possible que dans un contexte d'accroissement de la productivité. Une reprise des services publics et d'un État assurant ses fonctions régaliennes est prioritaire ce qui implique une augmentation de l'assiette et de la pres­ sion fiscale. - À l'heure de la mondialisation et de la régionalisation, une ouverture extérieure durable et maîtrisée est nécessaire. Le tourisme bien géré et notamment l'écotourisme, une politique d'ouverture créant des effets de synergie entre les capitaux et la technologie étrangère et nationale, des négociations internationales crédibles et une intégration régionale au sein de la SADC et de la COI sont des conditions indispensables de dévelop­ pement. Le régionalisme réticulaire et la régionalisation par des acteurs et des projets devant l'emporter sur le régional isme de jure. Un processus de « vol des oies sauvages» est possible avec les îles de l'Océan indien ou l'Afrique du Sud notamment à partir d'une redynamisation de la zone franche. L'intégration maîtrisée régionale et mondiale suppose de jouer sur la pluralité des compétences sans privilégier le critère régional ou national; il implique un traitement égal des nationaux et des étrangers. La détaxation des produits importés n'a pas de raison d'être différente pour les industries d'exportation et pour les industries locales. LA STAGNATION ÉCONOMIQUE DE LONGUE PÉRIODE 39

- La richesse de la biodiversité, les coûts environnementaux (notam­ ment de la déforestation) rendent évidemment prioritaires un développe­ ment durable qui combine la lutte contre la pauvreté en zone rurale et la conservation de la biodiversité par des actions locales (Chabaud et al., 2008; Raharinirina et al. dans cet ouvrage). Celles-ci doivent s'accompa­ gner d'une augmentation de l'aide extérieure et d'un meilleur équilibrage entre les fonds environnementaux et les fonds affectés au développement économique. La défense de l'environnement et la lutte contre la pauvreté sont des objectifs complémentaires et non substituables du développement global et de la croissance inclusive. - Les réformes économiques concernent prioritairement plusieurs domaines: Des réformes structurelles de l'agriculture permettant des progrès de productivité et favorisant la sortie du cercle vicieux de la pauvreté. Dans la mesure où 80% de la population est rurale, où le niveau de pauvreté est un des plus élevés du monde et où les défis de création d'emplois sont considérables, la priorité est d'élargir le marché intérieur, de favoriser l'émergence d'une classe moyenne, d'accroitre par des progrès de produc­ tivité le pouvoir d'achat des petits producteurs ruraux et urbains. La crois­ sance ne peut être tirée par les exportations qu'en second. La stratégie d'ouverture doit mobiliser deux moteurs: les exportations qui desserrent la contrainte de devises et indirectement celle des recettes publiques et un réseau de PME qui satisfont la demande intérieure tout en s'intégrant progressivement dans le secteur exportateur (relations de sous-traitance, agriculture contractuelle). De par ses relations historiques et économiques avec la France (celle-ci représente deux tiers des investissements étrangers, un quart des ventes et un tiers des achats de produits malgaches (ClAN, 2014), la coopération avec la France demeure importante. Celle-ci bien entendu se situe aujourd'hui dans un contexte de régionalisation au sein de l'Océan indien et de l'Afrique australe mais également de l'Union européenne et de la mondialisation. Ces propositions resteront des vœux pieux si les élites sont dans l'inca­ pacité de construire des compromis socio-politiques favorisant l'émer­ gence des compétences et mobilisant les énergies des jeunes en milieu rural comme en milieu urbain. La priorité reste fondamentalement poli­ tique avec une vision stratégique. Le modèle de développement à construire implique l'adhésion de populations fragmentées, gagnées par le fatalisme et enfermées dans des trappes à pauvreté. Elle implique le recul des transactions corruptives et le sens du service d'intérêt général de la part des élites. Elle suppose la confiance et la mobilisation des diasporas. « Il n'est de vent favorable que pour celui qui sait où aller» disait Sénèque. La question est ainsi de savoir si les acteurs subiront ou maîtri• seront cette histoire en lui donnant sens. Madagascar a tous les atouts pour construire un développement sur des bases endogènes tout en s'insérant dans le temps de la régionalisation et de la mondialisation. 40 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

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50 ans de pas et faux pas macroéconomiques

Alain D'HooRE

Dans le chef-d'œuvre d'Henri-Georges Clouzot de 1953, Le Salaire de la Peur - un des très rares films à avoir atteint 100% de «fraîcheur » sur le Tomatometer de Rotten Tomatoes' -, Yves Montand (Mario) et Charles Vanel (Jo), deux expatriés français dans un pays tropical à faible revenu, décident de faire équipe pour conduire un camion avec son chargement de nitroglycérine à travers des centaines de kilomètres de terrain monta­ gneux. La route est jonchée d'une longue liste de pièges, offrant un exemple évident des insuffisances de la politique d'entretien routier du gouvernement local. Pour Mario, une stratégie s'impose: conduire aussi vite que possible sur les nids de poule, ne s'arrêter que pour les gros obsta­ cles, et espérer que tout aille pour le mieux. Cette stratégie est loin d'être infaillible: pour une autre équipe, elle se termine en tragédie, et, pour nous, les spectateurs, par une augmentation de la tension dramatique. En même temps, au fil du récit, il devient clair que cette stratégie, toute risquée qu'elle soit, a, en fait, de bonnes chances de succès. Dans ce chapitre, Mario sera, si je puis dire, mon conducteur: son approche est, en un mot, la « méthodologie » que je propose de suivre pour ma revue condensée de 50 ans d'histoire économique de Madagascar, sur la période de 1960 à 2010. Cette route-là est clairement remplie d'obstacles et de tournants dangereux - d'énigmes et de paradoxes -, et je ne la connais pas bien. En outre, je vais me limiter largement à une catégorie de «faits », celle des faits macroéconomiques chiffrés, une catégorie plutôt étroite de faits très approximatifs. Néanmoins, il me semble, en parcourant ce terrain à grande vitesse «façon Mario », sans vraiment s'engager trop loin dans

\. Le «Tomatometer » est un score moyen de critiques de cinéma, sur une échelle allant de 0 (mauvais) à \00 (le maximum positif). 44 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE une structure d'interprétation prédéfinie, que l'on peut voir émerger une ébauche d'histoire, quelque chose qui donne un sens aux faits. Avant de plonger dans la question, permettez-moi d'ajouter un mot sur les données. Presque toutes les séries que j'utilise dans ce chapitre (et je veux dire, en fait, toutes sauf deux) sont extraites de la base de données des World Development Indicators (WDI) de la Banque mondiale, une compilation d'indicateurs publiés et accessibles à tous sur le site Ihttp// data.worldbank.org/data-catalog/world-development-indicators1. Comme ce site l'indique, les WDI sont une collection de données compilées à partir de « sources internationales officiellement reconnues », et, en fait, très souvent, de sources officielles provenant des pays eux-mêmes. Pour Madagascar, par exemple, la plupart des données économiques sont produites (estimées, calculées, compilées et publiées) par l'Institut National de la Statistique. Dans ce qui suit, cependant,j'utilise le raccourci de citer la source de ces chiffres comme provenant des WDI, car c'est là que je les ai trouvés.

Les « faits»

50 ans de PIB réel par habitant

Je choisis comme indicateur de base pour l'histoire économique de Madagascar une des différentes versions possibles du niveau de vie moyen par habitant, le PIB réel par tête, à prix constants, en dollar US de 2000. Pour Madagascar, ce chiffre était tombé à 240$ en 2010, après avoir commencé son lent déclin à 410$ en 1960, soit une baisse cumulative sur 50 ans de 40% dans cette mesure, une des plus fondamentales du déve­ loppement économique. D'autres mesures de revenus ou de production par habitant raconteraient en gros la même histoire", Le graphique 1 est une représentation de cette série par un indice qui commence à 100 en 1960 pour Madagascar. L'autre courbe est l'indice pour l'ensemble du groupe des pays en développement (PED) de l'Afrique sub-saharienne. Pour ces pays, le PIB réel par habitant moyen était de 424 dollars en 1960, à peine au-dessus de celui de Madagascar cette année - d'où la série qui démarre juste au-dessus de 100 en 1960. Cinquante ans plus tard, le PIB par habitant des pays considérés était passé à 640 dollars, près de 50% de plus qu'en 1960. En recourant à la technique analytique robuste connue sous le nom de «jeter un bon coup d'œil», la courbe pour le groupe « PED Afrique»

2. Il aurait été préférable, dans ce qui suit, d'utiliser les PIB corrigés pour les prix relatifs (en parité de pouvoir d'achat, « PPA » en français, ou « ppp» en anglais), mais les séries PPAde WDI pour Madagascar ne commencent qu'en 1980. CRISES ET ÉCONOMIE À MADAGASCAR 45 peut être décomposée en trois grandes sous-périodes: une première sous­ période de croissance rapide d'environ 1960 au milieu des années 1970, suivie d'une assez longue période de déclin durant près de 20 ans,jusqu'à ce que, quelque part vers le milieu des années 1990, commence une troi­ sième période, caractérisée par une croissance positive rapide jusqu'en 2010; en bref une évolution en dents de scie: hausse-baisse-hausse. En Afrique, les épisodes positifs l'emportent sur les négatifs, comme il se doit pour obtenir un niveau en 2010 50% au-dessus du niveau de 1960, même si 50% en 50 ans n'est pas impressionnant: une moyenne de 0,8% par an (comparée aux 8 % annuels de la Chine).

Graphique 1 PIB réel par tête comparé Madagascar - Afrique sub-saharienne 1960-2010

180 160 ,--- 140 , -, ..-...... _--_ ,------... ~~~ " 120 ..---.,' ...... _------100 I~" - 80 60 - - 40 - 20 0

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~#~##~~~~~~#~~~~#~#######~

--Madagascar --- Afrique sub-saharienne en développement 1 1 Source: WDI; calculs de l'auteur. Note; base 1()() = PIB par tête de Madagascar en 1960 en dollars courant (410 $). Ne porte que sur les pays en développement d'Afrique sub-saharienne.

Les PED de l'Afrique sub-saharienne constituent un groupe varié, qui comprend notamment des pays producteurs de pétrole, qui pèsent sur la moyenne, en particulier pour les dernières décennies. D'ailleurs arithméti­ quement, le poids des pays ayant connu le plus de croissance augmente dans l'échantillon à mesure qu'ils deviennent plus riches. Pour autant, le groupe dans son ensemble avait une population totale estimée à environ 880 millions de personnes en 2010, pas exactement une exception margi­ nale. De ce point de vue, le graphique 1 contient un petit message, parmi d'autres, à savoir que la seconde moitié du xx" siècle ne fut pas seulement, ou principalement, une période de déclin uniforme pour l'économie globale de l'Afrique sub-saharienne (Jerven, 2015). Le contraste avec Madagascar est frappant. La Grande Île partage avec le continent un long épisode de déclin depuis le milieu des années 1970 jusqu'au milieu des années 1990. Mais contrairement aux voisins, 46 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE elle n'a pas vraiment connu une première période d'envolée avant les années 1970, ni, après les années 1990, un rattrapage du temps perdu. Il semble qu'il n'y ait eu que peu d'épisodes de croissance dans les années 1980 et 1990, même si le déclin paraît ralentir, au moins jusqu'à l'inter­ ruption suivante, typiquement due à une crise politique. En conséquence, en partant du même niveau que la moyenne des pays d'Afrique subsaha­ rienne en 1960, le PIB réel par habitant de Madagascar aboutit, en 2010, à seulement un tiers de celui de ce groupe. D'autres groupes de référence produiraient d'autres chiffres, mais sans changer significativement ce diagnostic.' Ce contraste sous-tend un fait frappant de l'économie de Madagascar au cours de 1960-2010, à savoir, que les changements annuels négatifs dominent en nombre. Sur 50 observations annuelles (une par an), 29 sont négatives; pour le groupe Afrique, ce fut «seulement» 21 années de croissance négative sur 50. Un changement est néanmoins perceptible dans cette dynamique: des 29 « mauvaises années» de croissance néga­ tive, 25 ont eu lieu dans les 35 années de 1960 à 1995, et seulement 4 dans les 15 suivantes. Si vous n'aimez pas tirer de conclusions définitives sur la base de petits chiffres annuels, voici quelques versions alternatives qui racontent la même histoire. Si on se concentre plutôt sur des moyennes pendant des sous-périodes de 5 ans, on obtient huit quinquennats de croissance néga­ tive, et seulement deux de croissance positive. Ou, en cinq décennies, seule la première a connu un taux de croissance du PlB réel par habitant positif, bien que faible; chacune des trois décennies suivantes a connu une croissance négative; et la décennie 2000-2010 une croissance nulle. Au total il est difficile d'échapper au sentiment d'arbitraire inhérent à tout découpage des observations annuelles, mais il est encore plus difficile d'échapper à la conclusion que, pour Madagascar de 1960 à 2010, en termes de PIB par tête, la norme a été celle d'un déclin économique persis­ tant.

Des chiffres et des gens: un peu de démographie

Second et, je le promets, dernier abus de l'usage du groupe des PED d'Afrique subsaharienne pour une comparaison avec Madagascar: un petit mot sur la démographie", Le petit mot est que la croissance de la popula­ tion ne diffère pas beaucoup entre les deux comparateurs, Madagascar et

3. Par rapport à J'ensemble du groupe des pays à faible revenu, « Low Income Coun­ tries (LIC)>> pour WDI, en fait, et de façon surprenante, la tendance est encore plus marquée: Madagascar avait, en 1960, un PIB réel par habitant environ deux fois supérieur à la moyenne de ce groupe de pays (dont il était un membre); en 2010, le PIB par tête de Madagascar n'était plus qu'à 60% de la moyenne. 4. Dans ce domaine, comme dans d'autres, la qualité des données est un enjeu crucial. Par exemple, il n'y a eu que deux recensements de la population (en 1975 et CRISES ET ÉCONOMIE À MADAGASCAR 47

Afrique sub-saharienne en développement. Sur l'ensemble des 50 ans, la population du groupe Afrique dans son ensemble a un peu moins que quadruplé, et celle de Madagascar un peu plus". Dans le changement sur 50 ans du PIB par tête, c'est-à-dire Je ratio du PIB total (au numérateur) sur la population (au dénominateur) comparé entre Madagascar et l'Afrique, la variation totale du dénominateur, la population, ne diffère que d'environ 10%, tandis que le changement dans Je numérateur, le PIB total, diffère de 130%. L'écart se situe donc essentiellement dans la partie « PIB » de l'histoire, pas dans la partie « population ». Et peut-être aussi peut-on s'accorder sur le fait que, au vu de ces chiffres, il est peu probable que la démographie explique un tant soit peu la différence des PIB. Ce que je trouve le plus intéressant avec ces chiffres de population est ailleurs que dans le total. Le premier constat est que la croissance de la population à Madagascar a légèrement accéléré, et ce (si on en croit les estimations officielles) à cause d'un déclin soutenu du taux de mortalité, plus rapide que le déclin du taux de natalité. Et c'est étonnant: la baisse des taux de mortalité suggère que, plus que probablement, «quelque chose de bien» s'est passé dans le pays - peut-être pas assez, et pas assez vite, mais positif, à la différence de J'histoire du PIB par habitant. C'est probablement lié aux programmes de santé publique, y compris les programmes de vaccination". Les baisses des taux de mortalité et de nata­ lité sont aussi probablement liées à l'urbanisation - le deuxième fait démographique notable. Car, en effet, il y a eu une augmentation très soutenue de la part de la population vivant dans les zones urbaines: selon les données officielles, la part de la population urbaine est passée d'en­ viron 10% de la population en 1960, à plus de 30% en 2010. Ceci aussi est étonnant pour une autre raison: typiquement, l'urbanisation, impli­ quant un transfert (statistique) de la main-d'œuvre d'activités à faible productivité moyenne dans les zones rurales vers des activités à plus forte productivité dans les villes devrait être un facteur de croissance du PIB total, et du PIB par tête - et non, comme à Madagascar, de baisse. Au total, les facteurs démographiques - croissance de la population, baisse de la mortalité et urbanisation - ne semblent pas être, quand on les combine, des candidats très prometteurs pour expliquer le déclin économique du pays.

1993). Donc les 6 prochains paragraphes devraient tous commencer, et se terminer, avec l'avertissement« si l'on en croit les données». 5. Pour Madagascar spécifiquement, il y avait plus de 21 millions de personnes en 2010 contre à peine 5 millions en 1960 (pour une superficie supérieure à celle de la France). 6. Par ailleurs, pour ajouter une autre caractéristique positive au sujet de la popula­ tion, la santé et la croissance économique, Madagascar, avec un taux de prévalence du VlH de 0,2 % chez les adultes de 15-49 ans, est un pays peu affecté par le sida. 48 MADAGASCAR, D' UNE CR ISE L'AUTRE

Le rôle des chocs

Peut-être cette évolution peu impressionnante de l'économie malgache est-ell e le reflet des nombreux chocs qui l 'ont touchée depuis 1960 , des chocs allant des catastrophes naturelles aux aléas de l 'économi e mondiale ? A llons voir.

La main de Dieu

Commençons par un mot rapide sur une des sources de chocs négatifs sur la performan ce économique de M adagascar, et certainem ent une source de réelles dif ficultés dans la vie de ses habitants, à savoir les chocs naturels. La situation du pays dans le sud-ouest de l 'Océan indien le rend vulnérable aux cyclones. Ma is les chocs naturels incluent aussi d'autres types de catastrophes, comme les sécheresses . Selon la base de données EM-DAT, il y a eu plus de 70 catastrophes naturelles graves à M adagascar (graphique 2) dans la période de 50 ans de 1960 à 2010, soit près de 1,5 par an (Guha-Sapir et al ., 2015). La plupart était des cyclones. Une première observation sur l'incidence des catastrophes est qu' ell e a considérablement augmenté au fil des ans. Près de 40 des 70 cas recensés ont eu lieu lors de la seule décennie de 2000 à 20 10, reflétant une augmen­ tation progressive de décennie en décennie. Un tel changement n'est probablement pas le résultat du changement du cli mat, mais il est plutôt le

Graphique 2 Nombre de catastrophes naturelles ci Madagascar suivant leur gravité, / 960- 20/0

45 40 35 30 25 20 15 10 5 o 1960-69 1970·79 1980·89 1990-99 2000-10

1 • Plus de 1% IIIMoins de 1% 1

Source : EM-DAT, calculs de l'auteur. Note : on distingue, par niveau de gravité, les évènements qui ont touché plus de 1% de la population. CRISES ET ÉCONOMIE À MADAGASCAR 49 résultat mécanique de l'augmentation de la population: il y a beaucoup plus de gens - quatre fois plus - susceptibles d'être affectés par les cyclones de nos jours qu'il y a 50 ans. Quelle qu'en soit la cause, le profil dans le temps de ces catastrophes naturelles en fait dès lors un autre mauvais candidat pour expliquer le long déclin de l'économie au cours des 50 années. Certes, les grands chocs ont eu d'importants effets négatifs: pour certaines des années de la période, la performance économique a été gravement affectée par les chocs naturels, et la vie des gens en a souffert. Sûrement aussi, une augmentation de l'in­ cidence n'est pas une bonne nouvelle pour le futur. Mais la croissance économique n'est pas devenue plus négative, plus souvent, dans les dernières décennies, alors que les chocs naturels se sont multipliés. D'ailleurs et d'une manière plus générale, les catastrophes naturelles ont des effets plutôt temporaires sur l'activité économique. La reconstruction après le choc est souvent un coup de pouce économique qui compense en partie l'effet dévastateur du choc. Et après tout, les pays voisins de Mada­ gascar dans l'Océan indien, exposés eux aussi à des chocs similaires (comme d'ailleurs, nombre d'autres pays du monde) ont réussi à les absorber - ou du moins, n'ont pas connu un déclin économique perma­ nent. Dans l'ensemble, je ne vois pas dans les catastrophes naturelles un facteur de causalité central du long déclin économique malgache de 1960 à 2010.

Les chocs de l'économie mondiale

Parlant de chocs, que dire des chocs économiques externes? La récente crise financière mondiale de 2008 nous rappelle que les chocs non seule­ ment se produisent, mais qu'ils voyagent et se transmettent. Cette phrase elle-même suggère d'emblée qu'un regard (analytique) sur les effets des chocs exige de combiner différents ingrédients: la source des chocs, leur nature et leur magnitude, ainsi que leur mécanisme de propagation. Le genre de choc économique externe que je vais passer en revue rapidement ici concerne l'évolution des fameux « termes de l'échange ». Les « échanges» dont il est question sont les exportations et importations; et les « termes» sont leurs prix moyens respectifs, qui sont les plus souvent dictés au niveau global. Ces prix varient, et ces variations ont des effets positifs ou négatifs dans un sens très naturel? Ces effets sont d'autant plus larges que les quantités exportées ou importées sont importantes. Avant de passer aux données, cependant, permettez-moi une autre incise, pour tenter d'introduire quelques nuances concernant l'effet de ces

7. Par exemple, si les prix à l'exportation de la vanille augmentent (les termes de l'échange de Madagascar s'améliorent), l'économie de Madagascar en bénéficie; si les prix à l'importation du pétrole augmentent (les termes de l'échange se détériorent), l'éco­ nomie en souffre. 50 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE chocs, non pas sur les gens, mais sur l'économie domestique et l'activité, au sens de ce qui est mesuré par le PIB (ou le PIB par habitant). Le résumé abrégé de la réponse est que nous ne devons pas nous attendre à une rela­ tion simple et directe comme celle résumée par « les chocs positifs (ou négatifs) ont des effets positifs (ou négatifs) durables sur le PIB ». Une raison parmi d'autres en est que les politiques économiques du gouverne­ ment peuvent amortir la transmission des chocs. Une autre raison est liée au fait que les ressources productives d'un pays peuvent se déplacer d'un secteur à un autre, faisant baisser le PIB de l'un et augmenter celui de l'autre, en réponse notamment aux variations de facteurs exogènes, comme les prix mondiaux des biens. Pour le reste, nous aurions besoin de plus de théorie pour décider comment les choses fonctionnent; ce que j'avais promis de ne pas faire, donc je ne le ferai pas. Le graphique II.3 combine les prix et les quantités impliqués dans les effets de termes de l'échange en un seul indicateur, la variation de 1'« ajus­ tement des termes de l'échange ». Plus précisément, il donne une mesure, exprimée en pourcentage du PIB, de la perte en équivalent revenu national découlant des hausses des prix à l'importation et/ou des baisses des prix à l'exportation (et inversement pour un gain).

Graphique 3 Gains ou pertes dus aux termes de l'échange /960-20/0 (en % du PlB)

2,5 2,0 1,5 1,0 0,5 0,0 " -0,5 -1.0 -1.5 -2.0 -2,5 -3.0 M~~~~~~~~~»~~~~~~~~~N~~~~ ~~~~~~~~~~~~~~~'~'~'~'~'?f?ff~

Source: WDI; calculs de l'auteur. Note: moyennes mobiles sur trois ans.

Ce qui ressort clairement du graphique 3, c'est que l'évolution des termes de l'échange pour le type de produits que Madagascar exporte ou importe a beaucoup fluctué au cours des 50 années. En regardant plus finement, certaines sous-périodes se dégagent: il est clair, par exemple, que les années 1970 (à partir de 1973 environ) constituent une période prolongée de baisse substantielle des termes de l'échange. Les pertes CRISES Er ÉCONOMIE À MADAGASCAR 51 dues à des changements défavorables des termes de l'échange ont été équivalentes à près de 1,5% du PlB par an, chaque année de 1973 à 1980, ce qui est considérable. On observe une reprise modeste dans la première moitié des années 1980 jusqu'à ce que, à partir de 1985 environ et pendant environ 8 ans, les termes de l'échange se détériorent à nouveau, bien que la perte annuelle moyenne soit « seulement» de 0,7 % du PlB par an. Les choses ont ensuite continué à osciller entre amélioration et détérioration. Il est tentant de dire que, pour au moins une grande partie de la période des 50 ans, nous avons là un candidat pour expliquer la mauvaise perfor­ mance économique de Madagascar. Peut-être. La baisse soutenue des termes de l'échange dans les années 1970 a toutes les apparences d'un solide facteur explicatif de la performance macroéconomique de Mada­ gascar à cette époque, combinée à d'autres facteurs, évidemment. Après tout aussi, comme on l'a vu avec le graphique 1, ce qui se passait n'était pas propre à la Grande Île. Et pourtant - en forçant un peu les choses ­ j'hésite à accorder trop de poids aux chocs de l'économie mondiale, et ce, pour deux raisons. La première raison est que les chiffres eux-mêmes de cette association ne sont pas aussi clairs qu'il y paraît. Le graphique 4 (qui croise change­ ment des termes de l'échange et changement du PlB) ne fait pas apparaître de corrélation marquée. La mesure la plus simple de relation (linéaire) entre changements des termes de l'échange et changements du PlB réel par habitant est seulement très légèrement positive dans les 30 premières années, puis franchement négative pour les 20 dernières années. Les termes de l'échange n'apparaissent donc pas comme un puissant facteur explicatif. On peut rendre l'histoire plus compliquée (parler d'effets

Graphique 4 Évolution comparée des variations de termes de l'échange et du PIS

4,0 • • .. 2,0 • • • • .t • ••• • .:::. 0,0 ail ••• • • • li: ••••., ; . i -2,0 .. .. • ~ • ••• • • • • • ~ -4,0 • •• • • • ~ -6,0 • • -8,0 -3,0 -2,5 -2,0 -1,5 -1,0 -0,5 0,0 0,5 1,0 1,5 2,0 2,5

1Variation des termesde l'échafllle 1

Source: WDI ; calculs de l'auteur. Note: chaque point représente la variation (%) pour chaque année du PIB par tête et du PIB dues aux termes de l'échange. 52 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE cumulatifs, de seuils, de non-linéarité) mais avec tout ça, on s'éloigne des histoires simples pour rentrer dans les histoires plus complexes qui ne se racontent qu'avec des modèles. Ce qui m'amène à la deuxième raison. Comme je l'ai suggéré ci-dessus, bien que ces chocs des termes de l'échange soient en gros exogènes, leur médiation sur l'économie du pays (leurs effets sur l'activité) n'était pas automatique. Des mesures de politique ont été prises en réponse à ces chocs. Par exemple, comme on le verra plus loin, les emprunts à l'étranger ont fortement augmenté, et cette augmentation a probablement contribué à atténuer en partie les chocs négatifs, au moins au niveau de l'économie dans son ensemble, au moins dans les années 1970 (même si ces emprunts ont fini, en s'accumulant trop rapidement, par peser trop lourd et devenir un problème pour Madagascar). Ainsi, dans les dernières années de notre échantillon, au moment où les variations des termes de l'échange sont redevenues négatives, vers 2004, Madagascar n'avait plus l'option de l'emprunt extérieur pour absorber ces chocs négatifs, après avoir traversé auparavant une profonde crise de l'endettement et un long processus d'al­ légement de la dette. Dans l'analyse qui donne à ces chocs externes un rôle central dans la croissance négative, cette dernière période aurait dû offrir une démonstration puissante de ce mécanisme, mais ce n'est pas le cas. Finalement, sauf peut-être pour une décennie (les années 1970), les chocs des termes de l'échange ne me semblent pas avoir été le moteur principal de la baisse soutenue du PIB par tête.

Les chocs des politiques économiques: poussées de fièvre inflationnistes

Plus d'une fois déjà j'ai fait allusion au rôle que la politique écono­ mique peut avoir sur les performances économiques. En général, en dehors du cadre d'un modèle spécifique, imputer la cause des variations du PIB à la politique économique est un exercice périlleux. Mais il y a aussi des cas où il semble évident que le problème se situe au niveau de la conduite des politiques économiques, directement chez les décideurs qui ont perdu le contrôle. Dans cet esprit, j'aborderai rapidement un seul type de pathologie macroéconomique de la politique: les poussées d'in­ flation. J'utilise la formule « poussée d'inflation» pour souligner la différence entre une inflation à feu doux, du genre « f1uctuat nec mergitur », et les poussées d'inflation à des niveaux élevés, des niveaux qui font craindre un « mergitur » imminent. Il n'y a pas de règle absolue sur ce qui constitue « une inflation très élevée»: dans certains pays, s'approcher de 5 % par an serait considéré comme un flirt avec le diable, et dans d'autres, naviguer de manière stable à 10% par an est vu comme un score hono­ rable. Je me contenterai d'un indicateur qui fasse ressortir quand «les choses étaient vraiment hors de la norme ». CRISES Er ÉCONOMIE À MADAGASCAR 53

Graphique 5 Taux d'inflation annuel entre 1965 et 2010

60

50

40

30 '* 20 la a

Source: WDI ; calculs de l'auteur.

Le graphique 5 donne la hausse annuelle des prix à la consommation sur 45 des 50 années de 1960 à 2010. Comme le montre le graphique, l'inflation annuelle moyenne n'est pas très faible à Madagascar. Pour cette série, la moyenne est d'environ 12% par an. Les hommes politiques dans de nombreux pays perdraient les élections avec de tels chiffres, et, dans d'autres, même les dictateurs en deviendraient nerveux. De la myriade d'articles économiques sur le sujet, comme celui de Barro (2013), on tire que l'inflation à ce niveau n'est pas une bonne chose pour la croissance (quoique cet article-là ne trouve qu'un effet négatif sur la croissance du PIB d'environ 0,2% par an pour 10% d'inflation - rien de très spectacu­ laire). Mais mettons de côté la moyenne, et regardons les pics sur le gra­ phique 5. En prenant le critère très arbitraire d'un taux annuel qui dépasse 22 %8, on compte quatre épisodes de poussée d'inflation hors norme: une petite poussée de « fièvre» autour de 1974; un cas plus grave en 1981­ 1982; une brève remontée en 1988; et la poussée la plus grave, en 1994­ 1995, lorsque l'inflation annuelle a atteint près de 50% par an. 11 existe également des pics mineurs, dans les années 2000, en particulier 2005. Et alors? Peu de pays ont connu ce genre d'expériences d'inflation sans en avoir des séquelles en termes de croissance, que l'inflation soit considérée, pour tisser une métaphore médicale, comme une maladie, comme un symptôme ou comme un marqueur - et aussi le signe avant-coureur de plus de douleurs à venir, en particulier en liaison avec les nécessaires poli­ tiques correctrices. Évidemment, si l'inflation excessive est vraiment toutes ces choses, il n'est pas étonnant qu'elle soit associée à des

8. 22 % dans ma définition honteusement arbitraire est la moyenne plus un écart-type des taux annuels d'inflation de Madagascar. Ce sont donc ses exemples à elle de cas extrêmes: un seuil inférieur, par exemple 17% (la moyenne plus un demi écart-type) aurait donné les mêmes quatre épisodes, plus un pic mineur en 2004-2005. 54 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE problèmes de croissance. Mais en même temps, j'ai du mal à croire que quelques poussées inflationnistes « à la malgache» (temporaires, décen­ nales, et corrigées) aient été rédhibitoires pour la croissance au point de la rendre négative pendant longtemps - même si, certainement, comme les chocs externes et les catastrophes naturelles, elles n'ont pas aidé. Un dernier point intéressant mérite d'être noté: la relation entre forte inflation et crises politiques (en tout cas la relation directe qui ressortirait visuellement en examinant un joli graphique) ne semble pas très forte. Si on s'attendait à un scénario du type «forte poussée de l'inflation = crise politique un peu après », on ne peut qu'être déçu. Le phénomène existe peut-être à l'état latent, mais il n'est clairement pas évident. Il y a plusieurs mécanismes explicatifs allant des troubles de l'économie aux crises politi­ ques, surtout pour produire un mélange explosif, mais, à Madagascar entre 1960 et 2010, une forte inflation ne semble pas être un élément impor­ tant".

Les fondements de la croissance

Éducation: la Vitamine E

En mettant l'accent à plusieurs reprises sur les chocs, je donne peut­ être l'impression que la croissance économique serait une sorte de prome­ nade heureuse au succès garanti, si seulement il n'y avait pas eu ces malheureux chocs, ces contretemps ennuyeux. Cette impression est, bien sûr, partiellement justifiée, mais, au mieux, très incomplète. Une version plus convaincante, à mon avis, part d'une liste de « bons» ingrédients (dont l'absence de chocs n'est qu'un exemple), et soutient qu'un déficit grave dans un d'entre eux, et a fortiori plusieurs, suffit à plomber la crois­ sance économique. C'est une sorte de théorie «muiti-vitamines » de la croissance, avec, non pas un remède miracle qui fait toute la différence, mais plusieurs qui combinés réduisent les risques de carences nuisibles. Parmi ces bons ingrédients, un très bon, et probablement l'un des meilleurs, est l'éducation. En utilisant le mot éducation, on se heurte rapidement à un problème de mesure - pas l'exactitude des chiffres, mais l'existence même des données pour mesurer 1'« éducation », que nous n'avons que rarement, plutôt que la « scolarité», ce qui est très différent. Se fai re éduquer et aller à l'école ne sont clairement pas la même chose, non seulement parce que

9. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a aucun lien entre l'inflation et la politique. Par exemple, la très forte inflation de 1994-1995 a précédé la mise en accusation d' et la victoire électorale de Didier Ratsiraka à l'élection de fin 19%. La très forte inflation, comme un des éléments du gâchis économique plus général du milieu des années 1990, a sûrement eu des conséquences politiques. CRISES ET ÉCONOMIE À MADAGASCAR 55

« rien de ce qui vaut la peine d'être appris ne peut être enseigné», comme le disait Oscar Wilde, mais aussi pour toutes sortes de raisons comme: certains professeurs ne sont pas bons, et certains élèves non plus; ou encore, il y a plusieurs facettes à l'éducation d'une personne qui jouent un rôle économique différent, que ce soit pour elle ou pour les groupes dont elle fait partie. Or, nous ne disposons presque pas de mesures de l'éduca­ tion pour la période 1960-2010 à Madagascar. Néanmoins, nous avons des données, bien que très partielles et impré­ cises, sur la scolarisation à Madagascar, et, en gardant les 148 mots de l'avertissement du paragraphe précédent à l'esprit, jetez un coup d'œil sur la partie de gauche du graphique 6, qui mesure le nombre d'enfants à l'école primaire (contrasté avec la population totale). L'image immédiate est celle d'une augmentation massive, d'abord jusqu'en 1980, puis dans la dernière décennie - avec une stagnation troublante, même une légère baisse, de 1980 à 1996 (troublante pour ceux qui, comme moi, sont des fans de l'éducation pour tous). Sur l'ensemble de la période, il y a consi­ dérablement plus d'enfants à l'école, même en tenant compte de la crois­ sance démographique. Sur cette base, il semble tout à fait plausible de décréter que le déclin économique prolongé est disproportionné par rapport à l'évolution du niveau de scolarisation de sa population, parce qu'il n'y a pas eu « assez» de baisse prolongée de cette dernière (dans un sens de contribution de cause à effet). Bien sûr, il est possible que la quantité et la qualité ait varié inversement au fil des ans, mais que le résultat net en soit une baisse dans

Graphique 6 Évolution du nombre d'élèves et du taux de scolarisation primaire entre 1960 et 2010

Nombre d'élèves Taux de scolarisation et population (différents scénarios)

sm ,------, 45 ,------, B 450 40 400 35 301'-- _ • 350 300 25 1 250 20 o 200 15 o 10 150 5 1 100 o 9 50 " !=2mIoOO\N~CIQr4.".,....2C'1)~OlNJ.I'lCO 1 0 ll'iC§lC§lC§ll;;l;;S;~~3l!lilR!lilR888 ..-4..-4,.-l..-4..-4..-4..-4..-4..-4..-4,.-l,.-l..-4,.-lNNN 1 rl.~2~~~~~~~~~O S;S;S;ilI!Jlëll~lRlRlR8888 ..-4..-4..-4..-4..-4I""'4,.-l..-4,.-l..-4NNNN Hypothèse: tlIU1l de IcoI8rlsat1on en 1960

-Elèves •••••• Population -5% _. 10% ······20% -30% 1

Source: WDI; calculs de l'auteur. 56 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE la mesure « quantité-fois-qualité » me paraît sans fondement. Pour obtenir quelque chose qui tire l'activité économique vers le bas depuis plusieurs décennies, on aurait besoin de quelque chose de spectaculaire, et les chif­ fres de scolarité, quand ils sont spectaculaires, vont dans le sens d'une forte hausse. À bien y réfléchir néarnoins, il s'est bien passé des choses spectacu­ laires au cours de ces années à Madagascar. Un premier exemple, pour lequel je n'ai que des anecdotes parcellaires, est que, au début des années de la révolution socialiste, l'émigration (ou, sans doute, plus justement dans ce cas-là, la fuite) des élites a connu une forte hausse. Si cela est vrai, il a dû réduire considérablement le réservoir des gens instruits, et de leurs enfants. Un second exemple que je ne connais que très peu, et qui est probablement beaucoup plus controversé, concerne les effets des réformes de l'éducation du milieu des années 1970, en particulier le chan­ gement (temporaire) dans la langue d'instruction du système éducatif national, du français au malgache, une réforme phare du nationalisme anti-néo-colonial de la fin des années 1960 et début des années 1970, le même mouvement qui renversa le premier président, Tsiranana. Il semble que cette réforme ait été aussi massive et rapide que mal préparée. Troi­ sièmement, il est possible (mais je n'ai aucune preuve tangible) que J'ex­ plosion de la scolarisation dans la dernière décennie ait été en partie un cas où la quantité a primé sur la qualité - bien que les effets économiques de cette épisode n'aient commencé à se faire sentir que vers la fin de la période (et au-delà). Il y a cependant un autre ajustement à faire aux chiffres pour les inter­ préter correctement: les chiffres bruts sur la population scolaire ne sont pas un indicateur du nombre total de gens scolarisés, et c'est ce dernier qui est la vitamine E de la croissance. Pour passer de l'un à J'autre, il faut cumuler le premier, à partir d'un nombre de gens scolarisés au début, et réduire le résultat chaque année de ce qui réduit cette population (émigra­ tion et décès). Comme je n'ai pas de données sur le nombre de gens scola­ risés au début de la période, en 1960, le graphique de droite a plusieurs courbes, chacune reflétant une hypothèse sur ce point de départ, des scéna­ rios pour la fraction de la population scolarisée en 1960 allant de 5 à 30%10. Quel est le résultat? Si le point de départ était très faible, à peine 5 %, le « stock de diplômés du primaire» aurait fortement augmenté pendant 30 ans, jusqu'en 1990 environ, pour exploser au milieu des années 2000. Si par contre, un tiers déjà de la population avait été scolarisée avant 1960, cette proportion serait restée stable (ou seulement légèrement en hausse) jusqu'à environ 1990, puis elle aurait légèrement diminué jusqu'au milieu des années 2000, avant de croître à un rythme rapide. Notez bien la diffé-

10. L'idée est simple: on choisit un point de départ, puis, chaque année, on ajoute le « flux» des nouveaux diplômés au nombre de diplômés existants, et on déduit ceux qui panent, en mourant ou en émigrant (oui: encore des conjectures). CRISES ET ÉCONOMIE À MADAGASCAR 57 renee entre niveau (bas ou très bas) et changement (positif ou négatif). Si vous relisez à tête reposée les deux dernières phrases, vous verrez qu'elles disent que, dans l'ensemble, il est difficile de trouver un facteur de forte baisse tendancielle dans les chiffres de scolarisation de la population de Madagascar, et pas si difficile de trouver un facteur de croissance, même en ignorant les dernières années. En d'autres termes, le profil historique de la scolarisation n'est probablement pas un bon candidat pour expliquer la baisse de l'économie, sauf si la qualité a fortement baissé avec la quan­ tité. À mon humble avis, ce profil rend le casse-tête encore plus profond.

Le capitalfixe: vivre avec un (capital) physique défavorable

Tant que nous sommes dans le domaine des graphiques construits sur la base de pures suppositions, en voici un autre. Celui-ci concerne l'inves­ tissement et le «capital physique». Ce dernier concept, qui ne doit pas être confondu avec le capital au sens du capital boursier ou des bas de laine, résume en un seul chiffre « épais» ce que les individus, les entre­ prises et les gouvernements accumulent en bâtiments, machines et équipe­ ments afin, essentiellement, de produire des biens et des services (l'idée de « production» pouvant être virtuelle: selon les conventions en vigueur, une maison « produit» un service de logement). Le capital joue un rôle important dans l'explication ou la description de la croissance écono­ mique, bien que le consensus intellectuel ait évolué pour donner au capital non plus un rôle central, causal et non-ambigu, comme dans les théories d'il y a un demi-siècle, mais un caractère secondaire, où activité et capital se limitent à «co-évoluer », laissant un rôle central à d'autres facteurs, comme l'évolution des technologies. Le graphique 7 est basé sur le même genre d'idée que le graphique précédent sur la part de la population diplômée de l'école primaire: chaque courbe représente le résultat du cumul d'une valeur au fil du temps, partant de différents points de départ possibles en 1960. Ici, l'in­ vestissement s'ajoute au stock chaque année, tandis que l'usure ou l'obso­ lescence (ce qu'on appelle « dépréciation ») le réduit; avec un niveau du stock total qui augmente si l'investissement est assez élevé pour compenser la dépréciation. Le graphique montre le résultat de ce calcul sur une base moyenne, en % du PIB par personne. La question du niveau de départ est importante. Quand les économistes font des calculs pour d'autres pays, des pays riches ou des pays pauvres, le capital physique est souvent estimé dans un intervalle allant de deux à trois fois le PIB (de 200 à 300%).11 est très peu probable que Madagascar en 1960 ait commencé avec plus de capital par tête que l'équivalent de 300% du PIB, et très possible que le point de départ ait été beaucoup plus bas. Les courbes du graphique 7 couvrent donc une gamme pour ce ratio allant d'un minimum de 50%, qui semble incroyablement bas, à un maximum de 300 %, qui semble incroyablement élevé. 58 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Graphique 7 Évolution du capital physique suivant différents scénarios entre /960 et 20/0

350

Source: WDI ; calculs de l'auteur. Note: les stocks de capital par personne sont exprimés en% du PIB, suivant différentes hypothèses de niveaux de départ.

Les résultats des scénarios sont très différents, en chiffres comme quali­ tativement. Si le stock initial était très faible au départ, par exemple, de 50 à 100 %, le niveau globalement faible de l'investissement à Madagascar (et croyez-moi sur ce point: l'investissement à Madagascar a été faible, relati­ vement à d'autres pays, pour la plus grande partie des 50 ans), ce niveau faible de l'investissement aurait malgré tout poussé la mesure du stock de capital par personne vers le haut jusqu'au début des années 1980, après quoi sa croissance aurait ralenti, pour reprendre une courbe ascendante 11 vers le milieu des années 2000 • Alternativement, si Madagascar a commencé à un niveau relativement moyen de stock de capital physique, disons de 200 à 300 % du PIB par tête en 1960, le long déclin sur les 40 ans qui suivent est très clair, sans interruption jusqu'à la mi-2ooo. Avant de faire ces petits calculs grossiers, j'aurais été presque sûr que le niveau du capital physique à Madagascar en 1960 était très bas - peut­ être pas à 50% du PIB mais à bien moins de 150% du PIB. Si tel est le cas, le capital physique aurait dû augmenter, même lentement, dans les 4 décennies qui ont sui vi. Bien entendu le niveau du capital sera resté très bas - bien en dessous de 150% du PIB (donc moins de la moitié du niveau standard de 300%). Mais niveau bas et croissance lente sont deux choses différentes: même à admettre que le capital physique ne joue qu'un rôle secondaire dans la croissance économique, il semble improbable que le PIB diminue quand le capital physique augmente. Dans ce scénario, le mystère s'épaissit.

11. Ce dernier épisode reflète surtout deux très grands projets miniers. Ils sont si grands qu'il est certain que le stock de capital à Madagascar va augmenter d'une manière substantielle, ainsi que Je PIB. CRISES ET ÉCONOMIE À MADAGASCAR 59

Une fois effectués ces calculs à la louche, si je devais me lancer dans un pari, je mettrais ma mise sur le scénario suivant. Je parierais que le capital physique en 1960 n'était, en fait, pas très bas, probablement à un niveau dépassant 150% du PIB (mais pas beaucoup plus). Si tel était le cas, le capital par tête aurait en fait baissé continuellement jusqu'en 2005, environ, à cause du niveau trop faible de l'investissement. Ce n'est bien sûr pas une explication définitive, loin de là. C'est, au mieux, une autre formulation de l'histoire: un ou des facteurs - y compris une politique sans muscles de l'investissement public, des chocs internes, des chocs externes, les faiblesses dans la gestion macroéconomique, et, comme cela a été suggéré par Razafindrakoto et al. (2017) ou par Naudet et Rua (chapitre 3 dans cet ouvrage), l'effet des anticipations endogènes de non­ croissance - ont été associés à un niveau faible de l'investissement. Ils se sont traduits par une baisse tendancielle du stock de capital physique. Compte tenu d'une accumulation du capital humain trop lente pour faire une différence, cela a entraîné une baisse tendancielle du PIB par tête sur la plus grande partie de la période de 50 ans." À ce stade, deux constats émergent. Premièrement, il y a une sorte de confirmation par les chiffres, quels que soient les scénarios, que Mada­ gascar a été un pays pauvre en capital pour la plupart de son histoire économique de 1960-2010. Que ce soit dans le scénario de baisse ou celui de hausse modérée, le niveau du capital par tête à Madagascar est proba­ blement resté très bas pendant toute la période. Vous en avez fait l'expé­ rience directe, en tout cas pour la composante en infrastructure publique du capital, si vous avez passé un peu de temps sur les routes départemen­ tales de la Grande Île ces dernières années. Mais le phénomène est plus large que le nombre et la qualité des routes (et dans certains cas, leur absence). Il s'applique aussi aux bâtiments, usines, machines, camions, ou centrales électriques, privés ou publics. Le deuxième constat est une sorte de réinterprétation des sections précédentes. Dans un contexte de pénurie structurelle de capital, tous les chocs agissant à court terme sur le niveau moyen de l'investissement privé ou public, le maintenant à un niveau dégonflé, finissent par acquérir un caractère persistant. Plutôt que de rester des chocs à court terme dont le pays n'attendait que la fin pour rebondir, ils ont contribué à intensifier la sous-capitalisation persistante du pays, en sapant l'investissement avant, pendant et même après que ces crises ont atteint leur moment de vérité. Ceci dit, la passivité est peut-être une explication pour l'investissement privé, mais elle est une mauvaise excuse pour l'investissement public.

12. La méthode de fabrication de la variable « capital» du graphique ne capture que l'accumulation des flux. Pendant une crise politique grave, une partie du stock peut aussi être détruite. Si ce phénomène s'est produit à Madagascar, il viendrait, en quelque sorte, ajouter à la baisse à long terme (à des nuances près). Mais, sauf peut-être à un degré limité pendant la crise de 2002, les crises politiques malgaches ont été, je crois, de faible inten­ sité en termes de violence destructrice à l'échelle nationale. 60 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

J'ai affirmé avec beaucoup d'autorité que l'investissement, au sens macroéconomique de l'investissement intérieur brut, était faible à Mada­ gascar par rapport aux autres pays. En effet, c'est seulement dans les années 2000 que l'investissement a commencé à dépasser de manière régulière le niveau encore modeste de 15% du PIB. La moyenne par an de 1960 à 2000 (selon les sources du WDI) a été de 10% du PIB. Autant le dire, c'est un niveau très, très bas: il se compare, par exemple, à une moyenne mondiale, au cours de la même période de 1960-2010, d'environ 23 % du PIB. Si cette moyenne mondiale couvre des cas célèbres pour leur dynamisme économique (comme la Chine depuis 1979), elle inclut aussi des pays en guerre, soumis à des dictatures comme celles de Mobutu ou Pol Pot, la fin de l'Union soviétique, les crises mondiales des années 1970,1980,1990 et 2007-2009, etc. En même temps, quand j'ai vu ce chiffre de 10% pour la première fois, il m'a semblé que quelque chose ne collait pas. Était-il possible que le niveau moyen de l'investissement soit si bas, si longtemps? Après tout, il y a d'autres données économiques, comme l'expansion du crédit bancaire ou de l'endettement extérieur, qui, sans être des preuves concluantes a priori, sont typiquement associées, au moins dans certains cas, à des épisodes d'expansion de l'investissement. Qu'en est-il à Madagascar?

Lefinancement de l'économie

Un premier jeu de données concerne le secteur bancaire national. Le graphique 8 montre le stock total de crédit du secteur bancaire local, en % du PIB nominal. Clairement, le crédit bancaire a augmenté rapidement à partir de la fin des années 1960 jusqu'au milieu des années 1970, bien que restant à un niveau plutôt bas, puis il a littéralement explosé en quelques années de 1976 à 1981 avec une augmentation par un facteur 4, cette

Graphique 8 Évolution des crédits à l'économie entre 1960 et 2010

45 40 35 30 ID .. 25 ~ 20 ~ 15 10 5 o ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~A~ ~~~~~~~~~~~~~~~~.~.~.~~~~~~~

Source: WDI; calculs de l'auteur. CRISES ET ÉCONOMIE À MADAGASCAR 61 augmentation elle-même atteignant environ 1 milliard de dollars à un moment où le PIB annuel était estimé à 3 milliards. Bien qu'il n'y ait pas de relation simple entre le niveau du crédit bancaire et l'investissement annuel (parce que le crédit bancaire finance d'autres choses que l'investis­ sement, et que l'investissement est rarement financé uniquement, ou prin­ cipalement, par le crédit bancaire), si ce milliard de dollars de nouveaux prêts n'a pas servi à payer de l'investissement, on peut se demander ce qu'il a payé!'. Cette expansion accélérée s'est déroulée dans le sillage de la nationali­ sation des banques du milieu des années 1970. La plupart des nouveaux prêts ont dû refléter des instructions du gouvernement, allouant de l'argent à, probablement, des projets pour lesquels le rendement économique n'était pas nécessairement un critère important, ainsi qu'aux amis du gouvernement. Par conséquent, il est tout à fait plausible qu'une faible part seulement de cet argent ait fini par financer des investissements renta­ bles (au sens économique, pas du profit privé). Et ceci est d'autant plus vraisemblable que dès le début des années 1980, le système bancaire a montré des signes de mauvaise santé et que, rapidement, le crédit bancaire a commencé ce qui, avec le recul, ressemble à 30 ans de déclin (briève­ ment interrompues en 1992-1993)14. Ainsi, dans l'ensemble (et un peu à ma surprise), même en comptant généreusement les 5 ans de croissance explosive du crédit en 1976-1980, il se trouve que ces données de crédit bancaire sont entièrement compatibles avec un niveau moyen faible pour l'investissement. Une autre source de financement de l'investissement est l'emprunt extérieur - et donc une autre piste pour explorer et corroborer, ou pas, la notion que le niveau de l'investissement a été bas à Madagascar. Le graphique 9 fournit un type d'information sur la dette, à savoir son niveau en relation au PIB, ce qu'on appelle parfois le «poids de la dette ». La forme du graphique ressemble beaucoup à celle du graphique précédent sur le crédit bancaire, mais c'est presque une aberration visuelle: il y a, dans celui-ci aussi, une forte poussée de la dette allant du début à environ la moitié de la période, mais ce ne sont pas les mêmes dates; en fait, le premier« pic» de la dette extérieure se produit en 1988,7 ou 8 ans après la fin du boom bancaire dans le graphique précédent. Ceci ressemble furieusement au scénario suivant: après avoir essayé d'utiliser le système bancaire national pour payer un tas de choses, le gouvernement s'est alors tourné vers les créanciers étrangers (privés ou officiels), pour quelques années au moins,jusqu'à ce que, là aussi, les limites soient atteintes.

13. Sans rentrer dans les détails ici, la relation entre l'évolution du volume total de prêts et des flux annuels de crédit est un peu moins simple que je le suggère, mais l'idée générale du paragraphe est la bonne. 14. On évoque souvent une crise bancaire en 1988, quelques années après la pointe du boom du crédit. 62 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Graphique 9 Évolution de la dette extérieure entre 1960 et 2010

180 160 1'10 120 al l5:100 -6.,. 80 60 '10 20 o ~~~~~~M~~~~~~~~~~~~~~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~~~ ~ ~~' ~.~'~'~.~~~~~~~~~~~

Source: WDI; calculs de l'auteur.

La réalité est bien sûr un peu plus complexe. L'augmentation du poids de la dette d'environ 30% du PIB en 1980 à 160% seulement huit ans plus tard est le résultat de plusieurs facteurs, pas seulement des nouveaux emprunts. Il est vrai que les emprunts étrangers ont fortement augmenté de 1980 à 1988, comme jamais avant, et jamais depuis. Sur ces 8 ans, la dette extérieure a presque triplé, passant de l;l milliard de dollars à 3,6 milliards: indéniablement, les prêteurs prêtaient. Pourtant, le pays connaissait déjà des difficultés dans la gestion de sa dette extérieure crois­ sante, comme en témoignent la succession des accords de la dette du Club de Paris presque chaque année au cours de la période, avec une partie des nouveaux emprunts destinés à couvrir les anciens, et leurs intérêts, et plus généralement, à repousser les échéances de l'inévitable. En même temps, pour nuancer les idées avec des ordres de grandeur, notez que, sur cette courte période, la hausse du montant de la dette exté­ rieure totale a été d'un facteur de trois, tandis que la mesure du poids de la dette (c'est-à-dire le ratio de la dette au PIB) a augmenté d'un facteur de cinq. Nous savons que le moteur classique (ailleurs) d'une réduction du poids de la dette, à savoir la croissance économique, était éteint sur cette période (littéralement: la croissance du PIB total cumulé sur ces 8 ans a été proche de zéro). Mais la raison principale, numériquement, de la diffé­ rence entre facteur de trois pour la dette, et de cinq pour son poids, est que le taux de change a plongé, en particulier de 1985 à 1988, entraînant une baisse de la valeur du PIB exprimée en devises étrangères. La forte dépré­ ciation du taux de change était elle-même le reflet de différents problèmes, mais ce sujet-là sort de la catégorie des nids-de-poule pour passer à celle de ravins, et, comme il me faudrait tout un chapitre pour traiter le sujet correctement, je n'en dirai pas un mot de plus".

15. Pour les puristes: il s'agit du taux de change réel, après correction de l'inflation à Madagascar par rapport à l'inflation dans d'autres pays. Ici aussi, les années 1980 sont CRISES Er ÉCONOMIE À MADAGASCAR 63

Retour à l'investissement, mais seulement brièvement, donc résumons­ nous: les chiffres de la dette externe suggèrent qu'il y a eu une brève période d'emprunts extérieurs élevés et soutenus, dans les années 1980, mais cela n'a pas duré, et cet épisode a lui-même été couplé avec une faible croissance et une dépréciation brutale de la monnaie. En dehors de cet épisode, rien de spectaculaire ne s'est produit en termes d'emprunts sur la plus grande partie des 50 ans. J'avais peut-être tort de m'inquiéter sur la possibilité que les chiffres de crédit bancaire et d'endettement exté­ rieur soient incompatibles avec un niveau plutôt faible pour l'investisse­ ment. Ils ne le sont pas.

Distorsions profondes: taxer les pauvres

Comme on le dit en anglais, une image, parfois, vaut un millier de mots, même si l'image, hélas, est un graphique de données économiques. Le graphique 10 est une tentative ambitieuse de capturer en une seule fois les changements dans l'orientation générale des politiques économiques « structurelles» (ou au moins un aspect important de celle-ci) sur la période 1960-2010. Pour lever tout suspense, les deux changements consécutifs auxquels je fais référence sont, d'abord, le passage à un modèle plutôt étatiste et plutôt protectionniste (appelons cette période « socialiste », comme ses leaders avaient choisi de l'appeler), suivi par un renversement graduel vers une économie plus privée et plus ouverte (appelons cette période «ajustement structurel »). Ne nous focalisons pas dans une sorte de manichéisme naïf (du style: de ces deux régimes, l'un est bon, l'autre est mauvais - choisissez !), et évitons de confondre étiquettes et évaluations. Les chiffres derrière ce graphique proviennent d'une des études sur les distorsions affectant le commerce international en produits agricoles en provenance d'Afrique sub-saharienne (oui, il y a bien quatre compo­ santes: distorsions, commerce, produits agricoles, et Afrique sub-saha­ rienne; Anderson et Valenzuela, 2(08). L'étude contient des estimations de ces distorsions, sur une base annuelle, pour les principaux produits agricoles (riz, café, cacao, etc.) dans les pays africains, pour la période de 1955 à 2010. Le cœur du sujet est dans la définition de « distorsion », qui est une sorte de définition négative: imaginez qu'un producteur agricole, petit ou grand, puisse vendre sa production au prix du marché mondial, sans autres frais que des coûts de transport et autres coûts intermédiaires (comme le stockage) « normaux ». les distorsions sont alors définies comme la différence fourre-tout entre ce prix putatif et le prix qu'il a

« spéciales» dans l'histoire économique récente de Madagascar: ni avant ni après le taux de change réel n'a connu une si forte dépréciation. 64 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE effectivement obtenu selon les données historiques. Toutes sortes de choses peuvent créer cette différence: les taxes, l'exercice d'un monopole (ou monopsone), la règlementation directe des prix, et même la politique de change. Dans une grande majorité des cas examinés dans cette étude, mais pas toujours, cette différence était défavorable aux paysans: les prix qu'ils obtenaient effectivement étaient souvent inférieurs aux prix théori­ ques sans distorsion. Plus important encore pour ce qui nous occupe est le fait que ces différences ont varié fortement dans le temps. Et, dernier point, les distorsions peuvent exister aussi bien sur les prix des produits exportés que sur ceux des produits importés. Si je vous disais que, pour une année particulière, la distorsion sur le prix du café était de 17% (ce n'est pas le cas - juste pour exemple), je ne suis pas sûr que l'information soit du genre qui vous interpelle au niveau du vécu. D'où l'idée du graphiquelO, qui est de multiplier les distorsions sur les prix par les quantités totales, d'additionner tous ces montants distorsions-fois-quantités pour les produits agricoles retenus dans l'étude, et de ramener le tout au PIB. Ce ratio est appelé « distorsions en équiva­ lent subventions », puisque c'est le sens de son impact (quand il est positif, il correspond à une subvention au profit des paysans, et inversement). J'en fais aussi une courbe plus lisse en prenant des moyennes mobiles de 5 ans. L'histoire que raconte ce graphique est assez étonnante. Elle dit, en résumé, qu'à un moment donné au début des années 1970, l'écart entre ce que les agriculteurs auraient pu obtenir et ce qu'ils ont réellement obtenu pour les principaux produits agricoles est devenu, très rapidement, forte­ ment négatif. Il est ensuite resté en territoire négatif pour la plus grande partie des 20 années suivantes, ne commençant à diminuer nettement que

Graphique 10 Distorsions sur les produits agricoles en proportion du PIB entre 1962 et 2007

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Source: Anderson et Valenzuela, 2008; calcul s de l'auteur. Note: moyenne mobile sur 5 ans. Les estimations pour Madagascar se réfèrent aux échanges de clou de girofle, de cacao, de café, de maïs, de poivre, de riz, de sucre et de vanille. CRISESET ÉCONOMIE À MADAGASCAR 65 vers la fin des années 1980. À son creux maximum, et en fait pour près de 15 ans, la valeur de cette « taxe » sur les agriculteurs a atteint en moyenne près de 10% du PIB chaque année, un chiffre ahurissant quand on pense au niveau de revenu de ces gens. Souvent, pour la plupart d'entre eux, il s'agit d'un niveau de subsistance et de précarité alors qu'ils étaient dépourvus de tout, y compris de services de santé, d'éducation et d'infrastructure de base. Ceci explique peut-être en partie aussi la migration vers les villes. Comment ces « taxes» ont été imposées est une autre affaire - il n'y avait clairement pas de système de TVA (ou autre taxe) sur les factures des produits agricoles qui devaient être versées dans un bureau quel­ conque du gouvernement. Au contraire, les mécanismes étaient indirects ­ dans les systèmes de stabilisation des prix maintenus par l'État (et les caisses de stabilisation qui les rendaient opérationnels), dans les politiques qui maintenaient parfois des taux de change surévalués artificiellement (ce qui a dû être éliminé par la forte dépréciation dont j'ai parlé avant), et dans les monopoles locaux de fait (ou de droit) par des intermédiaires privés ou publics, y compris sur le transport. Ces mécanismes ont en commun qu'ils imposent une charge aux paysans, mais ils diffèrent forte­ ment quant aux « bénéficiaires en contreparties », et ceux-ci incluent rare­ ment les paysans eux-mêmes. Mais les détails des mécanismes comptent moins, dans cette discus­ sion, que le message général, à savoir que la politique économique, à partir du début des années 1970, est allée dans une direction qui, pour près de 15 ans, a effectivement taxé les revenus (et, ce faisant, probablement réduit le niveau d'activité) d'un grand nombre des pauvres, et qu'elle s'est appliquée sur un des rares secteurs où Madagascar a un avantage compa­ ratif; et que cette politique n'a été que très lentement démantelée, dans un processus lent qui a pris plus de 15 ans. En fait, même au cours des 10 premières années dites de 1'« ajustement» (dans les années 1980), la « taxe» moyenne sur les agriculteurs, bien qu'en baisse progressive, était encore en moyenne de près de 7 % du PIB.

Une tentative de résumé par une chronologie« politico-économique»

Je voudrais maintenant tenter de rassembler la collection de « faits» dans une sorte de résumé chronologique des 50 années de 1960 à 2010, en mettant en avant les faits économiques mais en gardant à l'esprit les grands événements politiques qui ont joué dans l'arrière-plan (et, comme vous l'avez vu, je n'ai pas discuté des crises, mais je vais suivre ici d'autres discussions plus compétentes que moi sur le sujet, comme celle de Razafindrakoto et al. (2014). Je détecte, à un niveau très impression­ niste, quatre sous-périodes distinctes bien que séparées, il est vrai, par des frontières un peu floues: 66 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

1. la longue « première décennie» post-indépendance, qui durera jus­ que vers 1972; 2. la transition vers, et le déroulement de, l'expérience socialiste, une période courte allant de 1972 à 1980; 3. le « long ajustement structurel », en réalité un mélange de différents ingrédients en termes de politiques économiques, à doses variées de stabi­ lisation, de libéralisation et de privatisation (et parfois très peu de chaque), d'une durée d'environ 20 ans; 4. et enfin la période post-ajustement, de 2002 à la fin de la décennie. Mon choix de sous-périodes n'est, évidemment, pas le résultat d'un traitement mécanique des données des sections précédentes. L'idée est de différencier les périodes par les logiques dominantes des politiques écono­ miques qui les caractérisent, autant sur le fond que dans la rhétorique offi­ cielle de leurs promoteurs. En même temps, cela ne signifie ni que chaque transition fut le résultat d'une crise politique, ni que chaque crise politique marqua une transition sur le plan des politiques économiques.

La première décennie post-indépendance

La seule chose qui ressort clairement des données économiques pour cette période est le manque de clarté profonde sur ce qui s'est vraiment passé! Donc, son marquage comme période distincte doit autant à mon ignorance qu'au fait que la période a commencé et a été suivie par une transition radicale tout à fait évidente vers un nouveau régime de la poli­ tique économique. Néanmoins, en se forçant un peu à tirer quelque chose, on voit qu'il a fallu du temps avant que l'économie ne commence à montrer un certain dynamisme, de sorte que le gain cumulatif en PlB par tête réel est très limité. Pour le reste, la période semble entièrement atone - il n'y a pas de chocs qui sautent aux yeux, de détérioration qui frappe, ou d'erreurs fla­ grantes de politique économique. Aucune erreur, sauf, peut-être, on peut l'inférer, un niveau d'investissement public faible. L'investissement privé ne peut pas avoir été particulièrement élevé non plus, peut-être à cause des politiques publiques, mais surtout dans ce cas, la faiblesse de l'inves­ tissement public paraît d'autant plus surprenante que, dans l'air du temps si j'ose dire, les idées dominantes en matière de développement écono­ mique étaient centrées sur l'accumulation rapide du capital physique. Quoi qu'il en soit, la performance économique moyenne de cette période a été globalement décevante.

La transition radicale des années 1970

Il s'agit en fait, dans la chronologie, de deux changements successifs du leadership politique en seulement quelques années, avec une première CRISES ET ÉCONOMIE À MADAGASCAR 67 poussée vers le nationalisme économique dès 1972 (avec des mesures mêlant effectivité et symbolisme, comme le « Mexit » de Madagascar en 1973, sa sortie de l'union monétaire de la zone CFA), puis, en 1975, avec l'avènement du régime nominalement socialiste de Ratsiraka, le début d'une courte période d'étatisme dans la politique économique, avec notamment les nationalisations et la prise de position dominante dans divers secteurs par les entreprises publiques, ainsi qu'une orientation réso­ lument protectionniste. Il est peut-être inexact de mettre dans le même panier les 3 premières années et les suivantes, même si peu de choix de stratégie économique ont été aussi significatifs économiquement que la sortie de la zone franc (qui l'était aussi politiquement), et aussi distinct que la transition vers le socia­ lisme. Mais même en donnant à la transition de 1975 le caractère d'un saut quantique, avec l'adoption par le régime lui-même non seulement de l'étiquette « socialiste» mais aussi d'une stratégie économique fidèle à son label - marquée en partie par une soudaine vague de nationalisations, notamment des banques (toutes les banques) -, il Ya néanmoins, pour le reste, une forte continuité dans la logique économique des deux phases. Dès 1972, les ingrédients du «tournant vers l'intérieur» sont présents, avec la montée des barrières commerciales, le rejet de l'investissement étranger (ou de la position des étrangers dans l'économie), et, compte tenu des doutes sur la capacité ou sur la volonté du secteur privé à répondre aux aspirations économiques national(ist)es, avec un rôle accru de l'État. Fait intéressant (à mon avis), et en appui à mon choix des dates, les distor­ sions liées à l'agriculture n'ont pas attendu le régime Ratsiraka de 1975 pour, littéralement, exploser". Continuité forte ou pas, en termes de résultats économiques, le bilan ne semble pas globalement positif, même en notant les causes externes, avec des termes de l'échange se détériorant de façon presque continue. Dans l'ensemble, le mélange des transitions politiques (et de l'incertitude qu'elles engendrèrent), la montée des obstacles à l'investissement privé, surtout étranger, l'explosion des distorsions à l'agriculture et plus généra­ lement au commerce, les dérapages inflationnistes, et la détérioration continue des termes de l'échange, tout ce mélange est plus que suffisant pour expliquer le déclin profond du PlB par habitant. Mais le moment de vérité pour le nouveau modèle économique est probablement arrivé en 1981 quand, après une autre brève accalmie en 1979-1980 portée par le recours à l'endettement externe et le pied sur l'accélérateur du crédit bancaire, l'économie a plongé, avec le PlB par tête en baisse de plus de 12 pour cent cette année-là. Et bien que 1981 n'ait pas été une bonne année pour l'environnement économique mondial, je pense qu'il est juste de dire que les raisons principales du plongeon étaient internes, et moins un essoufflement qu'un reflet du dysfonctionnement du système.

16. Dans le graphique 10, il est déjà clair qu'une forte augmentation de la « subven­ tion négative» a eu lieu en 1973, et a été suivie par une hausse jusqu'à un niveau de 20 % du PlB en 1974. 68 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Avant de passer à la suite, permettez-moi une (dernière) petite pause pour souligner ici un fait qui n'arrête pas de me sidérer. Et ce fait est que, même si vous n'êtes pas d'accord avec mon choix des dates, et même si vous pensez que l'expérience socialiste n'a pas été aussi désastreuse que je le laisse entendre, ce qui est sidérant pour moi est la brièveté de l'aven­ ture. 11 semble inconcevable pour tout un pays de développer en si peu de temps les institutions et les ressources nécessaires au fonctionnement d'un système, quel qu'il soit. Vous pouvez décider que votre préférence se porte sur une alternative où le pays n'aurait jamais tenté l'expérience, ou qu'au contraire « on» aurait dû donner le temps au temps, mais qu'im­ porte: pour moi, il est difficile de concevoir que l'économie d'un pays ne sorte autrement que très endommagée par la combinaison particulière du radicalisme du changement et de sa haute fréquence - de 2 occurrences en moins de 10 ans.

L'ajustement structurel

Comme je l'ai suggéré plus haut,je choisis une date « vers 1981 » pour le début de la période d'ajustement à Madagascar, une autre double transi­ tion, dictée par une sorte de double nécessité: d'une part, la machine économique ne tournait plus, et l'économie sembla même, cette année-là, être en chute libre; et de l'autre, les problèmes de la dette extérieure s'in­ tensifiaient. Pour les pays d'Afrique sub-saharienne qui connaissaient ces doubles problèmes à cette époque-là, et ils étaient nombreux, la réponse s'appelait «ajustement structurel» et l'agence de référence était le FMI. L'année 1981 marque le lancement d'une série de programmes de réforme avec le FMI qui dura près de 20 ans. Dire que la période de l'ajustement structurel a duré 20 ans n'implique pas qu'il y a eu 240 mois interminables d'ajustement structurel: claire­ ment il y a aussi eu plusieurs « interruptions» dans les programmes, des épisodes qui sûrement n'étaient pas voulus par les promoteurs des politi­ ques d'ajustement. Mais la logique a survécu, et en fait il me semble clair aussi que ce n'est qu'en 1996-2001 que fut atteint le summum de l'ajuste­ ment, à la fois son plus grand succès en termes de performance écono­ mique cumulative (par rapport aux 15 années précédentes d'ajustement structurel) et la plus complète en termes de réalisation dans le cadre des engagements du programme. Mais quid de ces 15 premières années? L'ajustement structurel, en dehors d'un (double) mot code pour simplifier les choses et qui a mauvaise presse à présent, était vraiment une combinaison de trois orientations pour les politiques économiques, à savoir la stabilisation macroéconomique (avec autant un sens correctif - retourner vers la stabilité - qu'un sens préventif - éviter l'instabilité à venir); la libéralisation (aussi bien du commerce intérieur que du commerce extérieur); et les privatisations (auto-explicatif). CRISESEr ÉCONOMIE À MADAGASCAR 69

En commençant par le 3e volet, en fait, au cours des 20 années de l'ajustement à Madagascar, peu de choses se sont vraiment passées en termes de privatisations jusqu'à la fin des années 1990, sauf peut-être dans un sens négatif (il n'y a plus vraiment eu de nationalisations). Cet état de fait, 15 ans environ d'immobilisme, n'a pas dû être bon pour l'investisse­ ment dans le pays, les entreprises publiques étant devenues en quelque sorte « suspectes », mais pas encore remplacées par des entreprises privées. Sur le 2e volet, la libéralisation, le progrès vint plus tôt mais pas si vite, si on peut parler de progrès dans le sens du changement dans la rhétorique politique à l'encontre des investissements étrangers privës'", et probablement (bien que je n'aie pas cherché, ni trouvé les données), la réduction des barrières commerciales. En même temps, comme on le voit sur le graphique sur les distorsions des prix agricoles, au moins dans ce domaine-là, les choses n'ont pas beaucoup bougé au cours des dix premières années. Au total, des trois composantes, il semble donc que la place centrale ait été donnée à la « stabilisation », avec, ici aussi, une double préoccupa­ tion, l'une portant sur la prévention des poussées inflationnistes exces­ sives (qui, comme on l'a vu, n'a été, au mieux, qu'un succès mitigé) et l'autre consistant en diverses tentatives de traiter le problème de la dette extérieure, qui, si on juge avec l'avantage éhonté du recul, semble avoir été un échec profond. D'une part, c'est dans les 10 premières années d'ajustement structurel que la dette est passée d'excessive à insoutenable, et, d'autre part, ce n'est qu'après près de 20 ans d'ajustement structurel (et un revirement global des créanciers des pays pauvres) que la solution -la nécessité d'un allègement radical - a enfin émergé. Sur toute cette période, l'investissement, tant public que privé, n'a jamais vraiment décollé. Dans mes conjectures graphiques sur la scolarité et l'accumulation du capital physique, les années 1980 apparaissent comme une période où la dynamique d'accumulation est au point mort - ou, plus gravement pour l'éducation, en déclin; et les années 1990 font à peine mieux (en tout cas sur la décennie dans son ensemble, car la deuxième moitié fut plus dynamique). Mais cela n'étonne pas, car après tout, l'ajustement structurel était une stratégie économique essentielle­ ment « négative », chargée surtout de l'élimination des distorsions ou de la prévention de l'instabilité, mais pas de la construction d'une économie ou d'un État.

17. Un exemple intéressant: en 1989, puis 1991 (donc pas très rapidement), des légis­ lations sur les « zones franches» ont été introduites. La taille du secteur a progressé consi­ dérablement dans les années 1990. Mais le modèle des zones franches n'était pas préco­ nisé par les programmes d'ajustement structurel, au vu de leur caractère préférentiel et de leurs coûts en pertes de recettes fiscales. 70 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

La période post-ajustement

Au début des années 2000, la plupart des (grandes) distorsions avaient été éliminées, même si elles étaient encore loin d'avoir disparu. La dette extérieure commençait à être traitée par les créanciers comme insoute­ nable; un processus d'annulation de la plus grande partie de cette dette allait être lancé un peu après. L'ajustement structurel n'était plus consi­ déré comme la stratégie nécessaire, et, de fait, la rhétorique ami-ajuste­ ment serait officialisée par le remplacement de la formule «ajustement structurel» par celle de « réduction de la pauvreté ». À Madagascar,l'in­ vestissement commençait enfin à accélérer. Les conditions de l'émergence d'une croissance soutenue étaient alors meilleures qu'au cours des 40 années précédentes. Puis, vers la fin de 2001, la première des deux crises politiques de la décennie a éclaté, et, pendant quelques mois, il sembla qu'elle pourrait être sévère. Dans les faits, les coûts économiques de cette crise furent significatifs, mais avec le recul, largement tempo­ raires. La situation politique se stabilisa en quelques mois, mais il fallut près de 2 ans pour stabiliser la situation économique. Quand je dis «les conditions d'accélération de la croissance étaient meilleures », il y a deux choses que je ne veux absolument pas dire. La première est que la croissance qui a, en fait, eu lieu après cette crise était une croissance sans problèmes. En fait, plusieurs caractéristiques de la période 2003-2008 vont dans l'autre sens: une partie de la croissance de cette période reflète un rebond suite à la très mauvaise année de crise de 2002. La forte hausse des décaissements de l'aide a donné un sentiment de robustesse à la croissance qui était sans commune mesure avec la réalité. Les tentations macro-économiques déstabilisantes n'avaient pas disparu. Surtout, la présidence est devenue en quelques années le point focal des questions de mauvaise gouvernance, des questions centrées sur la sépara­ tion entre pouvoir public et privilèges privés, qui ne pouvaient pas être compatibles, avec la «qualité» de la croissance. Non, il y avait encore beau­ coup de choses qui ne marchaient pas à Madagascar (Randrianja, 2012). La seconde chose que je ne veux pas dire en parlant de meilleures conditions pour la croissance est qu'elle aurait un caractère spontané, comme s'il ne fallait rien faire pour en avoir. Plusieurs décennies de déclin avaient laissé l'économie de Madagascar très profondément sous-capita­ lisée. Les déficits dans les infrastructures publiques, en particulier, étaient (sont toujours) considérables, et omniprésents. Dans de nombreux endroits de l'île, la pénurie d'infrastructures est à l'origine de distorsions, quand son degré n'est pas tel qu'il étouffe l'activité économique. En bref, non, il n'y a rien d'automatique à la croissance: à mon sens, et pendant encore une longue période, le facteur clé qui déterminera le rythme de la crois­ sance sera le rythme de réduction des pénuries du capital public. Afin d'éviter d'être mal compris sur ce point, permettez-moi de dire ici que je ne crois pas un instant que cette question du capital public puisse être « sous-traité» aux bailleurs de fond. Il exige un État qui soit assez fort CRISES ET ÉCONOMIE À MADAGASCAR 71 pour taxer la petite minorité riche, et pour planifier et exécuter sans trop de capture par des intérêts étroits, pour une génération et plus, le projet simple mais ambitieux de doter le pays d'infrastructures publiques de base (voir sur ce point le chapitre suivant)".

Conclusion

Quelques mots pour revenir sur le chemin parcouru, et pour conclure. Après cette course «à la Mario », je trouve qu'une grande partie de la dynamique centrale de l'économie de Madagascar sort plutôt clairement des données agrégées. Comme vous.je voudrais pouvoir avoir encore plus de données, peut-être sur les caractéristiques de la distribution des revenus (pour l'histoire récente, voir World Bank 2014), la géographie de l'éco­ nomie, et sur les rôles des acteurs. Mais on peut déjà discerner dans cette histoire de près de 50 années des caractéristiques majeures. Je veux souli­ gner deux d'entre elles: premièrement, l'introduction, et le maintien prolongé, des distorsions sur l'agriculture de marché; et deuxièmement, l'insuffisance persistante de l'investissement public. Le premier facteur semble, heureusement, être définitivement rangé au registre du passé, mais quelques points méritent d'être soulignés. Les distorsions ont été dans un premier temps profondes et larges, d'un niveau élevé et affectant une énorme frange de la population, invariablement les plus pauvres. Madagascar n'est pas le seul pays qui a cru nécessaire de « taxer» ses pauvres ruraux pour une certaine idée du développement. Mais ces distorsions ont surtout duré, au-delà de la transition politique qui leur avait donné naissance. La lenteur du processus de leur élimination est largement politique, mais je n'ai pas de bonne théorie pour l'expliquer (autre que d'acter le faible poids du monde rural dans les décisions de politique nationale). À côté de cette barrière à la croissance économique des paysans, les quelques épisodes de poussée fiévreuse de l'inflation et de mauvaises passes de la conjoncture économique internationale, pour négative qu'ils furent, ne pèsent pas lourds. Le second facteur me semble plus pertinent encore. J'ai noté la faiblesse de l'investissement total. J'aurais peut-être dû répéter le carac­ tère très endogène d'une de ses composantes, l'investissement privé, mais moins endogène de l'autre, l'investissement public. Le problème principal ici est moins la réponse, finalement peu étonnante, de l'investissement privé à une longue série de facteurs de découragement, que l'absence persistante de dynamisme de l'investissement public. Ce syndrome s'est répété à travers au moins trois des quatre sous-périodes, en l'occurrence

18. Ce n'est pas la seule raison du besoin d'un État fort: la protection de l'environne­ ment en est une autre. 72 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE les trois premières - et je ne suis pas sûr que, à bien y regarder, la situa­ tion soit meilleure pendant la quatrième sous-période. Car revenons briè­ vement sur les faits: pas beaucoup d'investissement dans la première sous-période (pour des raisons obscures); pas non plus sous le socialisme, car l'investissement public est devenu alors l'investissement dans des entreprises devenues publiques (ce qui est radicalement différent); puis peu d'investissement aussi pendant la majeure partie de la période d'ajus­ tement structurel, probablement le résultat d'un arbitrage défavorable à l'investissement, l'ajusteur résiduel permanent, dans l'allocation des ressources sous contrainte de l'ajustement. Bien sûr le syndrome a été amplifié par l'effet répété de chocs, politiques, économiques ou naturels, qui ailleurs sont éphémères - mais ces chocs ont un rôle secondaire par rapport au mécanisme central, l'incapacité apparente des institutions et des décideurs de mettre en place un régime d'investissement public qui soit à la taille du défi. Pour moi, avoir cherché à débroussailler les mécanismes économiques très généraux a eu pour effet de rendre la question politique encore plus proéminente; mais pas tant la politique des crises que la politique en général. Je m'explique. Dans une direction, des crises politiques vers l'économie, il est tentant d'y voir une forte causalité, mais, comme je l'ai répété, je doute de son importance. À mon sens, il a fallu le contexte parti­ culier de la sous-capitalisation chronique de l'économie pour donner à ces chocs une influence plus que transitoire; mais, il faut le rappeler, ce ne furent jamais des guerres civiles. Dans l'autre direction, celle de l'origine économique des crises politiques, mon sens est qu'une lecture simpliste des données économiques porte le risque de sur-expliquer toutes les crises, y compris celles qui n'ont pas eu lieu. Pour paraphraser un économiste célèbre, la performance économique malgache explique parfaitement 9 des 4 dernières crises politiques. À mon sens, les crises et transitions poli­ tiques malgaches semblent refléter une dynamique très largement poli­ tique, que ce soit le rejet du néo-colonialisme, l'avènement du nationa­ lisme, ou la révolte contre l'abus de pouvoir des dirigeants, et les demandes d'alternance. Ces mouvements politiques ont été superposés à des développements économiques porteurs de contestation - sans parler des décalages fréquents entre aspirations et réalisations -, mais je ne donnerais pas à ces développements économiques un rôle déterminant dans l'éruption des crises. Reste alors la question des sources politiques (ou de « gouvernance ») de ce que je vois comme la pathologie économique dominante dans cette période de 50 ans, la pénurie structurelle du capital public. En effet, tout ceci hurle « gouvernance ». La tentation est grande d'y voir une collection de problèmes techniques qui trouveraient aisément solution avec beau­ coup d'argent". Mais non, les raisons structurelles profondes sont du

19. Et, bien sûr. évidemment. les dimensions « techniques» sont présentes: un grand pays, très varié dans sa topographie, et avec une très faible densité de population. CRISES ET ÉCONOMIE À MADAGASCAR 73 domaine de la politique, couvrant aussi bien l'économie politique de la taxation, la représentation des gens et la centralisation des institutions, le rôle de la bureaucratie, et l'influence des élites (Razafindrakoto et al., 2017). C'est là qu'est pour moi, l'énigme du développement économique de Madagascar: l'extraordinaire faiblesse des mécanismes politiques pour répondre à une demande très « basique» pour des infrastructures de base, pour le pays dans son ensemble. Bien sûr, cette demande est énorme, et ce sont des demandes. Mais, pour permettre à une croissance économique soutenable et partagée de décoller, ces demandes, émanant de la popula­ tion au sens le plus large, vont devoir trouver réponse, et leur cacophonie devra, dans un processus ennuyeux et difficile, année après année, créer quelque chose de solide, sur quoi la vie économique des gens pourra enfin être bâtie. 74 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Références

ANDERSON Kym, VALENZUELA Ernesto, 2008, « Estimations de Global Distorsions des incitations agricoles, 1955 à 2007 », Banque mondiale, Washington DC, octobre. (Disponible au www.worldbank.org/agdistortions site). BARRO Robert J., 2013, « Inflation and Economie Growth », Annals ofEconomies and Finance, Society for AEF, vol. 14 (1), p.121-144. GUHA-SAPIR Debarati, BELOw Regina, HOYOIS Philippe, 2015, EM-DAT: Base de données internationale sur les catastrophes - www.emdat.be - Université Catholique de Louvain - Bruxelles. JERVEN Morten, 2015, Africa: Why Economists Get It Wrong, Londres, Zed Books, 176p. NAUDEf Jean-David, RUA Linda, 2018, «Madagascar: la spirale de l'échec public», chapitre 3 dans cet ouvrage. RANDRIANJA Solofo (éd.), 2012, Madagascar, le coup d'État de mars 2009, Paris, Karthala,336p. RAZAFINDRAKOTO Mireille, ROUBAUD François, WACHSBERGER Jean-Michel, 2014, «Madagascar: anatomie d'un état de crise» Afrique contemporaine, n0251, 193p. - 2017, L'énigme et le paradoxe: économie politique de Madagascar, IRD/ AFD Éditions, Paris et Marseille, 302 p. WORLD BANK, 2014, Face of Poverty in Madagascar: Poverty, Gender, and Inequality Assessment, The World Bank, Washington, DC. (Disponible sur [https://openknowledge.worldbank.org/handle/l0986/18250 License: CC BY 3.0IGO)]. 3

Madagascar: la spirale de l'échec public

Jean-David NAUDET et Linda RUA

La trajectoire économique tout à fait singulière de Madagascar inter­ roge tout analyste amené à se pencher sur la situation de ce pays. C'est l'énigme malgache illustrée par Razafindrakoto et al. (2015). L'explica­ tion la plus couramment évoquée est celle du « blocage social» à nouveau mis en lumière par ces mêmes chercheurs à travers l'enquête auprès des élites qu'ils ont lancée et qui semble montrer d'une part un «entre­ soi» particulièrement marqué, et d'autre part un manque de priorisation sur la lutte contre la pauvreté (Razafindrakoto et al., 2017, chapitre 5), que l'on pourrait interpréter comme une attention moindre portée au bien public. Ce chapitre se propose d'illustrer cette « thèse» en étudiant le profil de la dépense publique à Madagascar. Celle-ci, comme le montre la première partie, se révèle extrêmement faible quels que soient les indicateurs retenus, à tel point que cela pourrait apparaître comme la donnée écono­ mique structurelle la plus caractéristique de la situation de la Grande Île. Comme son titre l'indique, ce chapitre s'intéresse également à la dyna­ mique de cette dépense, et constate que son équilibre se dégrade de façon prononcée sur longue période. Cette carence durable de dépense publique, dans son niveau mais aussi sa structure, explique un niveau de services et infrastructures publiques extrêmement bas. À cela s'ajoutent un capital et des investissements particulièrement faibles (voir D'Hoore, chapitre 2 dans cet ouvrage). La seconde partie s'intéresse à la cause immédiate de la faiblesse de la dépense: la modicité des recettes qui sont à sa source. Les deux princi­ paux postes de recettes publiques sont examinés tour à tour, à savoir les recettes fiscales et J'aide extérieure. L'analyse des données présentées tente de questionner le caractère subi ou entretenu de cette faiblesse des recettes, c'est-à-dire expliquée par des facteurs hors de portée des « pouvoirs publics », résultant d'une tiédeur de la volonté de mobilisation de ces mêmes recettes, ou les deux. 76 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

La conclusion illustre deux idées principales. Premièrement, la situa­ tion de délaissement des services publics s'explique sans doute en partie par une forme de « consensus» plus ou moins implicite qui renverrait au blocage social mentionné ci-dessus. Deuxièmement, la diminution de la dépense publique dans le temps et la dégradation associée des services publics sapent la crédibilité de l'action publique et parallèlement la légiti­ mité de l'effort de mobilisation des recettes. Il est de ce fait au cours du temps de plus en plus difficile d'échapper à cette spirale de non-dévelop­ pement, qui pourrait progressivement devenir une trappe. Au terme de ce chapitre, nous aimerions avoir éclairé le débat, non pas en expliquant, mais en mettant en lumière peut être le principal témoin, et peut être le principal vecteur, du blocage et de l'énigme de la trajectoire économique malgache.

Un des secteurs publics les plus faibles du monde

Niveau de la dépense publique

La loi de Finances 2015 de la République de Madagascar prévoit une dépense totale de 4118 milliards d'ariary, soit environ 53 euros par habi­ tant. On doit être frappé par la faiblesse de ce chiffre, qui signifie par exemple que la dépense publique dans le domaine de la santé est infé­ rieure à 4 euros par habitant et par an (soit 1,5 euros environ hors salaires, c'est-à-dire pour le fonctionnement et l'investissement). En fait, la réalité est encore plus contrainte car l'exécution budgétaire est généralement, et cela a été nettement le cas en 2015, sensiblement inférieure à la program­ mation. Les chiffres du Fonds monétaire international (FMI) donnent une esti­ mation voisine selon des règles un peu différentes. Le FMI enregistre des dépenses exécutées et inclut un certain nombre de projets d'investisse­ ments financés sur fonds extérieurs pour lesquels seule la contrepartie nationale est comptabilisée dans la dépense publique enregistrée par la loi de Iinances. Le graphique 1 compare cette donnée de dépenses publiques par habitant entre les différents pays d'Afrique sub-saharienne. Sur ce graphique Madagascar se situe entre la République centrafri­ caine (RCA) et la République démocratique du Congo (ROC). Le Niger, plus pauvre que Madagascar en termes de produit intérieur brut (PIB) par tête, dépense, en 2014, 159 dollars par habitant, soit à peu près le double de Madagascar. Le Mozambique, pays proche par la géographie mais aussi par la population et la richesse, affecte 262 dollars par habitant, soit plus du triple. Enfin, l'île Maurice voisine consacre pour sa part 2382 dollars de dépenses par habitant, soit près de 30 fois plus que Mada­ gascar. Si l'on établit des éléments de comparaison hors Afrique, l'écart MADAGASCAR: LA SPIRALE DE L'ÉCHEC PUBLIC 77

Graphique 1 Dépenses publiques par habitant en Afrique subsaharienne (2014)

500 .,------450 . 400 1------350 1------e 300 i~: 1------

150 100 1----;;;-"rrH-Hf+-H--H1+ 5O+.rH-HI+H-Hf+-H--H1+ o+&.,-Jl,.LH'-r"T~H'-rLr~H'-rLr

Source: World Economie Outlook (2016), FMI; calculs des auteurs. Note: pour des raisons de lisibilité du graphique, les barres des pays dépassant les 500 dollars par habitant ont été tronquées à 500 dollars est encore plus élevé: les pays les plus en difficulté des autres régions tels que l'Afghanistan (164 dollars) ou le Yémen (466 dollars) sont également à des niveaux de dépenses nettement supérieurs. Un élément à prendre en compte serait, si l'on disposait des données, le niveau de décentralisation et notamment la dépense publique par habi­ tant émanant de source fiscale locale. Un pays tel que la ROC par exemple possède des budgets régionaux qui ne sont pas négligeables par rapport au budget national. Dans ce sens, la position de Madagascar, pays très centra­ lisé, en ce qui concerne la dépense publique totale par habitant est certai­ nement encore plus défavorable qu'elle n'apparaît sur le graphique Il. En effet, la Banque mondiale estime que près de 97 % des budgets publics émanent du budget national (Banque mondiale, 2015). On sait que Madagascar est classé dans les cinq pays les plus pauvres du monde par la Banque mondiale en 2015, et qu'il se distingue souvent par des indicateurs sociaux très défavorables comme le taux de pauvreté ou celui de malnutrition infantile. Mais cette faiblesse de la dépense publique à Madagascar nous apparait encore plus discriminante de la situation de l'île. D'abord parce que les écarts en comparaison internatio­ nale sont encore plus importants y compris avec d'autres pays très pauvres. La dépense publique malgache est ainsi deux fois inférieure à celles du Niger ou du Liberia. Ensuite parce que cela reflète non seule­ ment, comme les indicateurs sociaux, la dégradation de la situation écono-

1. Ainsi les recettes totales locales annuelles par habitant en 2014 dans des villes moyennes comme Diego Suarez, Fianarantsoa ou Tuléar sont respectivement de 4,2 euros, 2,3 euros et 1,7 euros. 78 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE mique locale, mais aussi, d'une certaine façon, un choix d'organisation politique et économique (cf. infra). Ce constat est-il robuste? Le graphique 2 reprend cette même dépense publique par habitant en moyenne sur la période 1980-2014 et en parité de pouvoir d'achat (PPA) pour comparer cette variable non seulement en niveau monétaire mais aussi en valeur locale (on sait que le coût de la vie est faible à Madagascar comparé aux pays du continent africain).

Graphique 2 Dépense publique moyenne par habitant. en Afrique (1980-2014)

~: ] 1600 ~ 1400 ' ~ i 1:1200 ... 600 4 400j 200 o+"r''r''r''r''r''r''r'''''''''y.,J~~''''''''''''''''''''''''''

Source: World Economie Outlook (2016). FMI. Note: pour des raisons de lisibilité du graphique. les barres des pays dépassant les 2000 dollars par habitant ont été tronquées à 2000 dollars.

La position de Madagascar avec une dépense publique moyenne en PPA de 200 dollars par habitant, au-dessus cette fois-ci du Niger, du Mozambique et de la RDC par exemple, est un peu moins défavorable selon cet indicateur. Mais il est confirmé que la dépense publique malgache est structurellement une des plus faibles d'Afrique. Le Bénin, qui a un niveau de PIB par habitant proche et une trajectoire politique similaire, dépense 264 dollars en moyenne. Le Cameroun et la Côte d'Ivoire, qui ont une taille de population comparable, et qui sont comme Madagascar d'anciennes colonies françaises et les anciens centres de développement de leur région respective, dépensent plus du double en PPA. Contrairement à d'autres pays ayant connu au fil de leur histoire des hauts et des bas, la dépense publique de Madagascar est affectée par une tendance baissière de long terme. Depuis 1980, le niveau de dépense publique par habitant en volume a été divisé par 2,8, soit une diminution de 64%, presque deux fois plus forte que la baisse du PIB par habitant en volume (graphique 3). La contraction la plus importante a eu lieu entre MADAGAS CAR : LA SPIRALE DE L' ÉCH EC PUBLIC 79

1980 et 1987. Cette chute ne s'est donc arrêtée que 15 ans après la premi ère cri se politique majeure de 1972. Depui s, la dépense publique par habitant a globalement stagné jusqu'en 2014 .Et ce, même dans les périodes éloignées des crises. Elle connaît un léger mieux en 2003 et 2004 après l'entrée au pouvoir de Ravalomanana, mais ne tarde pas à rebaisser, aidée par la crise de 2009,jusqu'à un plus bas niveau historique en 2012.

Graphique 3 Dépense publique par habitant à Madagascar

500000 14û 0

450000 1200 1000 ~ ~ 400000 .s: s: ~ -<, 800 -- ca a: 3 50000 ~ 600 ~

300000 400

---PIB/ hab en volume --Dépense publique par hab ita nt en vol ume

Source : World Eco nomie O utloo k (2016), FMI ; calculs des auteurs.

Graphique 4 Dépense publique par habitant à Madagascar et dans 5 pays africains comparables

BOO 700 600 1hoo a. ~ 400 .!!1 ~300 200 --- .. ,- .,,, ...... ;.:... 100 ...... , .. ' ..~ .....:..:...... •.:.: -- . .' O +'-...... ~--.--~ ~~..-, ,..,.. ~ ..,- .-r-,- --.-- ..-.. ~-.- -..--, ...... -,...... ,-.,-,.~~..-, ,..,.. ~ 1980 19821984 1986 198819901992199419961998 2000 200 2 200 4 2006 200 8 20 10 20122014

--Madagascar 0 ' _" Bénin - - Camero un - Côte d'Ivoi re - -- - - Mozamb ique Burk ina Fas

Source : World Econom ie Outlook (20 16), FMI ; calculs des auteurs.

Parmi les pays af ricains comparable s, l' évolution des dépenses publi ­ ques à Madagascar fait figure d'exception. En effet, le Bénin, le Came­ roun , la Côte d'Ivoire, le Mozambique et le Burkina Faso, ont tous, 80 MADAGASCAR, D'UN ECRISE L'AUTRE contrairement à Madagascar, une dépense publique croissante au moin s depui s 2001 (graphique 4). Il paraît établi au vu de ces éléments que la variable « dépense publique par habitant à Mad agascar » est fo rtement spécifique : elle est parmi les plus faibles au mond e et elle co nnaît une tendance à la baisse de long terme atypique en comparaison international e et près de deu x fois plus rapide que celle du PIB par habitant.

Structure de la dépense publique

Le niveau bas et décroissant de la dépense publique n'est pas le se ul sujet de préoccupation . La répart ition de la dépense, par grandes catégo­ ries, témoigne également d'un déséquilibre croissant dans le temps, qui pénal ise certainement la qualité du service public et des infrastructu res produits par cette dépense . Ainsi, la structure des dépenses inscrites en loi de finances s' est profon­ dément modifiée au cours des 5 années entre 2009 et 2014 puisque la part de la solde des age nts de l' État a doublé (de 24 % à 48 %) tandis que celle de l'investissement diminuait de plus de moitié (de 54% à 26 % ; gra­ phique 5). Bien sûr il s'agit d'in scription budgétaire . L'exécution , surtout en ce qui concerne les investissements, peut être significativernent différente. Mais la tendance est si forte qu 'elle traduit bien un phénomène massif de modification de la structure des dépenses publiqu es (qui s'est très peu modi­ fiée depuis 20 14jusqu 'au moment où ce chapitre est rédigé début 20 16). Durant ces 5 années de crise, la solde a crû de 25 % en équivalent e uros (et cette tendance est enco re en cours) , tandi s que les dépenses de fonc­ tionn ement diminuaient de 5 % et celles d'investissem ent chutaient de

Graphique 5 Structure des dépenses publiques à Madagascar (2009 et 2014)

70 100% 60 .,'" 'é ni 80"/0 .~ 50 .l> 2 ~ 40 '"~ 60% .," [ 30 ..,Q. 40"/0 '" -0 ~ 20 ., ., -0'" 20% 10 "- 0% 2009 2014 2009 2014

• rémunération fonctionnaires 0 Fonctionnement 0 Investissement • Total 1

So urce: Lois de Finances pour 20 13, Ministère des Finances et du Budget de Madagascar, 20 (2) ; ca lculs des auteurs . MADAGASCAR : LASPIRALE DE L'ÉCHEC PUBLIC 8 1

70 %. Certes, le nombre de fonctionnaires a augmenté sur cette période (Ministère des Finances et du Budget de Madagascar, 2012) et les effec­ tifs ont vieilli de sorte que leur ancienneté moyenne dans la foncti on publique a augmenté et par conséquent leur salaire. M ais la hausse de la solde des fonctionnaires provient aussi des augmentations annuelles de 10% des salaires des agents de l'État ainsi que de l'octroi de nouveaux avantages à certains corps de fonctionnaires suite à des revendications de leur part (indemnités de logement, indemnités de risques.. . ; Banque mondiale, 2014). Ceci révèle clairement le « choix », en partie contraint, des autorités publiques de préserver le caractère directement distributif, faut-il dire clientéliste, de la dépense publique, au détriment de la f ourni­ ture de services et de la réali sation d'infrastructures. Si l 'on regarde une nouvelle fois sur le plus long terme, on s'aperçoit que cette évolution de la structure des dépenses publiques (considérée ici hors investissement) à M adagascar, au profit principal de la masse sala­ riale, est en fait bien antérieure à la cri se comme le montre le graphique 6. Depuis 2000, les dépenses de rémunération des fonctionnaires en volume ont doubl é.Tandis que les dépenses en biens et services ont presque stagné sur toute la période. Parmi tous les pays d'Afrique, Madagascar est celui qui réserve en moyenne la plus grande part de son budget à la rémunéra­ tion des fonctionnaires, en moyenne sur la période 2000-2011 ,juste après la Bande de Gaza (graphiqu e 7). À l'inverse, il fait partie des neuf pays qui consacrent la part de budget la plu s faible aux dépenses en biens et services (le quatrième en pourcentage du PIB) , et parmi les trois pays ayant la part de dépenses en subvention s et autres transferts la plus faible.

Graphique 6 Évolution de la structure des dépenses publiques à Madaga scar

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So urce: Wo rld Devel op ment Indi cator s (2015) , Banque mo ndiale ; ca lculs des aute urs. Note: les autres dépenses comprennent les dé penses en di videndes, loyers, et diverses autres dépen ses incluant les prov isions pour la co nso mmation de cap ital fixe . 82 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Graphiqu e 7 Rémunération des employés en % des dépens es, en moyenne (2000 -20 Il )

70 ,------60 -!------. 50 1------1 40 +------=-::,.-;-..--...... -1-1-11-1--1-11-1- 30 ------. . -.-_.-tl- . -.-tH·... -JI-. -.- ~~ ...-1-1 111 -1-1-1-1-1-1-1-1- 0 . 1 1 1 1 1 1

Source : World Develo pmcnt Indi cators (20 15), Banque mon diale ; ca lc uls de s auteurs .

Non seulement la dépense publique malgache est extrêmement faible en niveau, mais elle est particuli èrement déséquil ibrée au profit de la masse salariale, au détriment de l 'investissement et des biens et servi ces. 11 en ressort ce que l'on pourrait appeler une défaill ance « au carré » de la capacité à financer des services et de l'investissement public au profit de la populati on. Que la pauvreté (au seuil de 2 dollars par j our) touche plus de 90 % de la popul ation est évidemment à relier avec cette faibl esse des services publi cs. De même, le retard considérable en matière d'infrastructures en est une autre ill ustration. On lit ainsi dans le préambule du Plan National de Développement (PND) 20 15-2019 de Madagascar (M inistère de l ' Éco­ nomie et de la Planification de M adagascar, 2015) que la proportion de commun es access ibles toute l'année par voie de surface est passée de 63 % en 20 II à 40 % en 2013, ou encore que « de 50 000 km au début des années 60, le total du réseau routier est esti mé à 3 1640 km à fin 20 13, dont 10% en bon état et dont 6933 revêtus ». Ces caractéristiques, f aiblesse de la dépense publ ique et plus encore des services publics et des infrastructures, apparaissent comme des phéno­ mènes structurels se dégradant dans le temps. La dernière période étudiée ici (2014/201 5) n'est donc que la phase la plus aiguë d'un phénomène tout à fait spécifi que à l'économi e malgache. MADAGASCAR: LA SPIRALE DE L'ÉCHEC PUBLIC 83

Les différentes sources de la dépense publique

Le niveau de la dépense publique s'explique bien entendu assez direc­ tement par celui des recettes. Les recettes budgétaires malgaches peuvent être scindées en deux blocs: le premier, et le plus important, est évidem­ ment constitué des recettes fiscales; le second, plus difficile à interpréter parce qu'il ne transite que partiellement par le budget, est l'aide exté­ rieure, plus particulièrement affectée aux dépenses d'investissement. D'autres éléments tels que l'endettement intérieur et extérieur (hors aide) sont également à prendre en compte mais à un degré nettement moindre, surtout sur longue période. Il est significatif de constater que Madagascar se distingue à la fois par la faiblesse de ses recettes fiscales et par Je bas niveau de l'aide extérieure reçue.

Recettesfiscales

Le niveau de recettes fiscales a naturellement une physionomie très proche de celle du niveau des dépenses publiques. En termes de recettes fiscales par habitant, Madagascar se trouve à la même avant-dernière posi­ tion, entre la RCA et la RDC, dans une comparaison africaine. La pression fiscale, rapport des recettes fiscales sur le PlB, s'établit à Madagascar à environ 10% sur les années les plus récentes. En 2013, en Afrique, seuls le Nigeria et la Sierra Leone avaient une pression fiscale plus faible que Madagascar. Entre 1990 et 2013, Madagascar se trouvait au 8e rang des niveaux moyens de pression fiscale les plus faibles d'Afrique; seuls le Nigeria, la République Démocratique du Congo, la République Centrafri­ caine, l'Éthiopie, la Sierra Leone, la République du Congo et la Guinée Équatoriale avaient un niveau inférieur (chiffres issus de World Develop­ ment Indicators, 2017). Les données sur les recettes fiscales ne sont pas disponibles ou trop lacunaires sur longue période. Nous utilisons donc l'ensemble des recettes publiques, qui en plus des recettes d'impôts, incluent les cotisations sociales, les dons, et d'autres revenus que reçoit le gouvernement central. La courbe d'évolution sur le long terme des recettes publiques (gra­ phique 8), que ce soit par habitant ou en pourcentage du PlB, a un profil similaire à celle des dépenses mais la diminution est cependant plus faible: les recettes ont diminué d'environ 41 % en volume sur l'ensemble de la période. La différence d'évolution entre les recettes et les dépenses implique une amélioration du déficit budgétaire sur la période (graphique 9). On peut cependant noter que la fin de la période est caractérisée par une forte chute des recettes publiques et ce avant même que la crise de 2009 n'intervienne. Cela tend à suggérer que la faiblesse des recettes publiques est en bonne partie indépendante des crises politiques. 84 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Graphique 8 Évolution des recettes publiques à Madagascar

_BOO 25 go zoo 20 ID '"Q/600 iL: !SOO 15 ~ i 400 *' ~300.. 10 ~200 5 :100

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--en volume.parhabitant --_•• en % du PIS 1

Source: World Economie Outlook (2016), FMI; calculs des auteurs.

Graphique 9 Solde budgétaire en volume à Madagascar

Source: World Economie Outlook (2016), FMI; calculs des auteurs.

Comme dans l'analyse des dépenses, les recettes fiscales montrent une faiblesse structurelle et croissante dans le temps, plaçant à nouveau Mada­ gascar dans l'extrême des comparaisons internationales. D'une part, la pression fiscale à Madagascar a tendance à diminuer (elle était d'environ 12% en 2008 contre 10% en 2014). D'autre part, la faiblesse de ce ratio est, à nouveau, une caractéristique structurelle de long terme de l'éco­ nomie malgache. Ainsi le FMI note que «depuis les vingt dernières années le ratio des impôts au PlB de Madagascar a varié entre 7,7 % et Il,8 % et a systématiquement placé le pays parmi ceux ayant le plus faible ratio au monde. À la fin de 2013, il atteignait 9,3 % du PlB, soit un point de pourcentage de plus qu'en 1995 » (FMI 2015). MADAGAS CAR: LA SPlRA LE DE L'ÉCHEC PUBLI C 85

Le FMI (2015) ne voit dans les caractéristiques structurelles de Mada­ gascar (part du secteur primaire , niveau des imports et des exports, part de l'informel, etc.) aucune explication convaincante de cette faible perfor­ mance et évalue le potentiel fiscal de Madagascar à 17%. Le FMI s'ap­ puie sur des travaux de Fenochietto et Pessino (2013) qui estiment « les impôts supplémentaires qu'un pays pourrait percevoir s'il était totalement efficient » (FMI, 2015), compte tenu de ses caractéristiques économiques et d'autres paramètres fondamentaux. [1 convient d'ajouter que selon tous les observateurs, le PIS de Mada­ gascar est notoirement sous-estimé (il fait d'ailleurs l'objet d'un travail de réévaluati on en cours), et que la pression fiscale réelle est de ce fait nette­ ment plus faible que les données analysées. Par ailleurs la fiscalité locale réellement perçue y est particul ièrement basse à tel point que l'on peut, même sans données, affirmer que sa prise en compte renforcerait encore la spécificité de Madagascar quant à la faiblesse de ses recettes fiscales

Aide au développement

L'aide au développement reçue par habitant est très sensible à la taille de la population des pays. C' est pourquoi les compa raisons doivent être faites en priorité avec des pays ayant une taille de population similaire. Le graphique JO reprend l' aide publique au développement (APD) par habitant en 2013 (dernière année publiée par l'OCDE ) pour les pays d'Afrique dont la population se situe entre 10 millions et 30 millions d'ha­ bitants.

Graphique 10 APD par habitant en Afrique en 2013

140 .------120 J 100 1

~ 80 1 ...._ ------· 0 - .!! 1 ~ 60 - 40 - - - - _. - f- - 20 o iIJJ±EltlIIIII .- '-,

So urce : Statistiques détaillées de l' aide (20 16), Statistiq ues de l'OCDE sur le développ e­ ment international , OCD E ; ca lculs des auteurs . Nole : il s'agit des pays africains dont la population est comprise en tre 10 millions et 30 millions d ' habitants. 86 MA DAGASCAR, D'UNI: CRISE L'AUTRE

Outre la position dans le classement, une nouvelle fois à gauche du graphique, il faut retenir les proportions. La plupart des pays africains concernés ont reçu, par tête, plus de 2 foi s l'APD de Madagascar, la moi tié plus de 3 fois et le Mozambique, pays assez comparable, 4 fois plus. L'aide est également dépendante de la qualité de la gouvernance des pays. La Banque mondiale, dans le cadre de l'Évaluation de la politique et des institutions nationales (CPIA), attri bue une note de qualité institution­ nelle aux pays pauvres selon des critères précis. Cette note sert à déter­ miner l'éligibilité de ces pays au fonds d' aide du Groupe de la Banque mondiale. Parmi tous les pays qui ont un score de la CPIA de 3, Mada­ gascar est l'avant-dernier en 2013 en termes d'aide par habitant , alors qu 'il est également avant dernier dans cette catégorie en termes de PIS par habitant (Banque mondiale 2015). En termes d'APD rapport ée au PlB, le ratio s'é lève à 4 ,9 % en 2013, soit moins que le Kenya, le Ni ger ( 10,3%) oule Mali ( 13,0%), 3 foi s moins que le Mozambique (14 ,9 %), mais davantage que le Cameroun (2,5 %) ou la Côte d'Ivoire (4,2 %) . D'un point de vue structurel , la fai blesse particul ière de l'aide à Mada ­ gascar semble moins évidente au premier abord et marque sans doute plus particulièrement la période récente. Neuf pays de l'échantillon considéré ici (graphique 11) Iles données n'ont pas pu être trouvées pour tous les pays présents dans le graphiqu e 10]) ont lin niv eau moyen inférieur d'aide reçue en pourcentage du PIB sur la période 2000-2011. Le résultat est le même en termes d'aide reçue par habit ant. Cependant, tous les pays qui reçoivent une aide en moyenne inférieure à M adagascar ont un niveau de PIB par habitant supérieur, voire bien supérieur à Madagascar. Ils ont donc a priori moins besoin d'aide que M adagascar. M ême en ôtant l'année

Graphique Il Niveau moyen d 'aide reçue entre 2000 el 20 / / en Afrique

20% 18% 1 16% 1 14% " ~ c, 12% ' :J 10% • "tl *' 8% · 6% 4% • 2% 0% IlIJJJJd

Source: World Dcvelopmcnl lndicators (20 15), Banque mondiale; calculs des auteurs. Note : il s'agil des pays africains dont la population est comp rise entre la millions et 30 millions d'habitants dont les données étaient disponibles pour cel indi cateur. MADAGASCAR: LA SPIRALE DE L'ÉCHEC PUBLIC 87

2004 de la période, où Madagascar a connu un pic d'annulation de dette, le classement reste le même. L'OCDE (2015) s'est récemment penchée sur la question en se deman­ dant comment on pouvait établir qu'un pays était sous-aidé. La méthodo­ logie a consisté à utiliser plusieurs normes par lesquelles on peut évaluer ce que serait une « aide attendue» par un pays selon ses caractéristiques. Les normes utilisées ont été: -la norme égalitaire (égalisation du montant d'aide par habitant); - la norme d'allocation UNDP TRAC-I: allocation qui tient compte du niveau de pauvreté mais également de manière décroissante de la taille de la population; -la norme d'efficience Collier et Dollar: allocation de l'aide de façon à maximiser le nombre de sorties de la pauvreté compte tenu d'une esti­ mation de l'efficacité de l'aide en fonction des performances institution­ nelles; -la norme d'allocation IDA 15: norme d'allocation indicative utilisée par l'IDA (association internationale d'aide au développement') en mixant critères de pauvreté, de taille du pays, de performance institutionnelle et de qualité du portefeuille. Deux de ces normes sont exclusivement « basées sur les besoins» et deux intègrent une dimension «basée sur la performance ». Deux de ces normes sont théoriques (norme Collier-Dollar, 1999 et norme égalitaire'), les deux autres sont utilisées en pratique par des institutions internatio­ 4 nales (UNDP et IDA ). Le souci a donc été clairement de diversifier la nature de ces normes de façon à objectiver la notion de pays sous-aidé. La méthodologie consiste à comparer sur la période 2006-2010, et avec un zoom sur l'année 2010, l'aide effectivement reçue et l'aide théorique (benchmark) résultant de l'application des différentes normes d'alloca­ tion. Un pays est alors considéré par l'OCDE comme sous-aidé si l'aide effective est significativement inférieure (c'est-à-dire pour une valeur d'au moins 1 point de PIB du pays concerné) au benchmark correspondant pour au moins deux normes d'allocation. Au total, en 2010,20 pays ressortent comme sous-aidés (tableau 1): 13 sont significativement au dessous de la norme pour deux modèles d'al­ location, 6 le sont pour 3 modèles d'allocation (Burkina Faso, Guinée, Népal, Niger, Togo, Gambie) et un seul l'est pour les 4 modèles consi­ dérés: Madagascar.

2. L'IDA est l'institution de la Banque mondiale qui aide les pays les plus pauvres du monde. 3. Collier et Dollar ont dans une analyse devenue célèbre (Aid Allocation et Poverty Reduction, Development Research Group, World Bank, 1(99) proposé une allocation théorique de l'aide permettant de maximiser la réduction de la pauvreté. 4. United Nations Development Program est une institution d'aide qui utilise des méthodes normées pour attribuer l'aide aux différents bénéficiaires éligibles. 88 MADAGASCAR , D'UNE CRISE L'AUTR E

Tableau 1 Pays pote ntiellement sous-aid és selon le benclunark d 'allocation de l'aide (20 /0)

Pays Norme Allocation Norme Norme Nombre égalitaire UNDP d'efficience dalloca- de bench- TRAC- I de Collier tian marks et Dollar IDA 15 Madagasca r Bangladesh x ) x x 0" Gambie x- x 2 Malawi x x 2 RCA x x 2 Comores x x 2 ROC x x 2

Érythrée** x x 2 0" t: 0 Guinée-Bissau x x 2 ~ Myanmar*** x x 2 ~ Ouganda x x 2 10 pays* 0 4 5 Total : )0 pays 15 19 15 9

Source: Identification and Monitoring of Potentially Under-aided Countries (OCDE, 2013).

Sur la période 2006-20 10 (tableau 2), qui pour plus de la moitié est hors pério de de crise à M adagascar, Madagascar est en deuxième position , devant le Népal , parmi les pays sous-aidés. Madagascar apparaît donc comme le pays non pas recevant l 'aide la plus faib le du monde, mais pour lequel (du moins en 20 10) le fait d' être sous-aidé se révèle le plus incon- MADAGASCAR: LA SPIRALE DE L'ÉCHEC PUBLIC 89

Tableau 2 Payspotentiellement sous-aidés au cours du temps (2006-2010)

Nom bre de benchm arks identifiés comme potenti ellem ent sous-a idé s Pays 2006

0 0 ,:{ 2 :\ .~ 3 .\ 3 3 ... 4 .3 .~ ~1, 6 1 2 -1 4 3 2.8

'1 TOgl' 3 .3 "- .3 J 2,8 (lambic 2 3 2 1,8 Mal awi 2 3 2 1,8 Total : 9 pays

Source: Identification and Monitoring of Potenti ally Under-aided Countries (OCDE, 2013) . testable de tous les pays de la planète . Et ce , quel s que soient les normes et critères d 'allocation de l'aide que l'on con sidère . Comme pour la fiscalité, il faut retenir deux phénomènes. Le premier est la dégradation récente de l'aide reçue, en particulier depuis la crise de 2009, peu compensée par le léger reflux constaté à partir de 2014 (cf. infra ). Le second est un phénomène plus structurel de faiblesse de l'aid e reçue. L'aide reçue a en effet beaucoup baissé entre la période 2005-2008 où elle se situait entre 40 dollars et 50 dollars par tête et 201 3 où elle s'élève à 22 doll ars. Mais l' étude de l' OCDE porte pour plus de la moitié sur la période d'avant-crise et établit néanmoi ns le caractère fort em ent sou s-aidé du pays. Ainsi, si l'on compare sur longue périod e l'APD reçue par Madagascar avec celle de pays proches en termes de démographie et de richesse, on cons tate que l' écart, s' il a crû fortement dan s la deuxi èm e moitié des années 2000, préexistait en moyenne sur les périodes précédentes (graphique 12 et 13). 90 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Graphique 12 APD reçue à Madagascar et au Ghana

2000 or···································· 1BOO 1600 ..~ 1400 'il 1200 ". .... 1 ~ ~ 1000 ·········..·.····· II\ ~ , , .... - ...... :!il BOO -l-r-__ ··_··....·!";,..__ ...._··_~·_··..~~~T..··..·-_:Jo~····.. " E 600 ,'\ 400 . ' _ , _---,11 ,-----: _ 4/1~" 200 ------Madagascar --Ghana 0.J.-.-~~--r-~~--.JL,-.....--.....;~...,...... -....--'- -,--_~ 1995 19961997 19981999 2000 20012002 20032004 200520062007 200S 2009 20102011 2012 2013

Source: Statistiques détaillées de l'aide (2016), Statistiques de l'OCDE sur le développe­ ment international, OCDE; calculs des auteurs.

Graphique 13 APD reçue à Madagascar et au Mozambique

2000 +--~-_·_··_-----~-I ~--....."""-----'

1500 +.__ _ __ ·1 , ... 1000 :=;;l-....-~~---=:;01--._---~--'"-._- --~_ .... -._._---- ~, : '~,~~ .... ---, ----,L-----~_--..-;.-;;;;---;.-,,- 500 h ../ ...... _ 1 .--' ...... _-_....---, - ...... 1 --- Madagascar --Mozambique 1 1 o ,.----r- "r-----r ----r-----r---.----o isss 1!l96 1!l97 issa 1!l99 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013

Source: Statistiques détaillées de l'aide (2016), Statistiques de l'OCDE sur le développe­ ment international, OCDE; calculs des auteurs.

Une situation subie ou entretenue?

Les résultats mis en avant sur la dépense et les recettes publiques nous paraissent si saisissants qu'ils nous semblent fonder une des caractéristi­ ques de ce que l'on pourrait appeler le « modèle économique malgache» qui accompagne la trajectoire économique elle aussi tout à fait singulière. La question qui se pose alors est de savoir si ce « modèle» est pure­ ment une «trappe », c'est-à-dire une situation à laquelle il est difficile MADAGASCAR: LA SPIRALE DE L'ÉCHEC PUBLIC 91 voire impossible d'échapper, ou s'il est la conséquence d'une construction sociale et donc le résultat d'une sorte de compromis parmi la sphère des décideurs. Cette question sera vue successivement pour les deux types de recettes examinés ci-avant: les recettes fiscales et les recettes d'aide extérieure.

Recettes fiscales

Il peut y avoir plusieurs explications à la faiblesse des recettes fiscales. La raison qui est généralement avancée par les autorités dans leur dia­ logue avec les institutions internationales est celle d'une mauvaise « per­ formance fiscale », c'est-à-dire d'une difficulté à « faire rentrer l'impôt»: d'une part à cause de la structure de l'économie, notamment de sa large part informelle; d'autre part en raison de la fraude organisée entre entre­ prises privées et agents fiscaux; et enfin du fait d'un manque de capacité des services fiscaux. Ainsi, le Diagnostic Systématique de Pays (SDC) du Groupe de la Banque mondiale (2015) met-il en tête du paragraphe 54: « La faiblesse de l'administration fiscale semble être à l'origine du faible niveau des recettes fiscales.» Cette piètre performance, qu'elle soit ou non la cause principale de la faiblesse des recettes, semble se constater dans les faits. Pour illustration, en 2013, moins de la moitié des entre­ prises malgaches déclaraient un profit imposable. Autre exemple mar­ quant, la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) malgache est l'une des plus éle­ vées d'Afrique subsaharienne mais son application est faible: un cinquième des grandes entreprises assujetties à cet impôt ne transmettent pas les sommes collectées à l'État et 65 % des entreprises en sont de toute façon exemptées (Banque mondiale, 2015). « Les contraintes en termes de capacités et les problèmes de gouvernance affectent le recouvrement des taxes sur les marchandises commercialisées sur le plan international », ajoute ce même rapport de la Banque mondiale (paragraphe 55). Les contrôles douaniers sont insuffisants, les opportunités de fraude nom­ breuses, et là encore les exonérations sont monnaie courante. Même une économie disposant de ressources importantes et d'instruments fiscaux adéquats ne saurait collecter suffisamment d'impôts sans avoir ou sans se donner les moyens d'appliquer correctement ces instruments. Une deuxième raison tiendrait à ce que l'on appelle la « grande corrup­ tion ». Chacun sait que des filières économiques entières à Madagascar ­ l'or, les pierres précieuses, le bois de rose - sont entièrement clandestines et ne génèrent aucune ressource fiscale, même si elles contribuent indirec­ tement par leurs effets induits au PIB et à la richesse nationale. Bien entendu, la grande fraude s'exerce aussi à l'importation, comme mentionné supra, via différents mécanismes (fausses déclarations sur la nature des produits, abus du statut d'entreprises franches, etc.). Une troisième raison, que l'on développera plus longuement ici, car elle est moins souvent évoquée, et même généralement évoquée comme 92 MADAGASCAR , D'U NE CRISE L'A UT RE un atout, est la faiblesse de l 'imposition directe. Pour le FMI en effet, partisan affirmé de taux d'imposition faibles mais appliqués à tous, le diagnostic est simple: le cadre réglementaire fiscal de Madagascar est un des meilleurs du continent africain par sa simplicité, la largeur de j'as­ siette (notamment élargie au secteur agricole) et la modicité des taux (sauf en ce qui concerne la TVA). La seule réserve tient aux exonérations trop nombreuses et complexes qui facilitent les fraudes. Mais, on doit néan­ moins constater deux choses. La première est que, comparativement aux autres pays africains, les dispositions réglementaires témoi gnent de taux très faibles (et non progressifs) en ce qui concerne les impôts directs et de taux plut ôt élevés quant aux impôts indirects. La seconde est que les auto­ rités semblent agir constamment en faveur de nouveaux all égements de cette fiscalité directe. Les graphiques 14,15 et 16 parlent d'eux-mêmes en ce qui concerne la spéci ficité fiscale de Madagascar : modi cité des taux sur l'imposition directe compensée par une imposition indirecte élevée. A vec un taux d'impôt sur le revenu des particuliers de 20 %, le pays a le quatri ème taux le plus faible d'Afrique subsaharienne après Maurice, les Seychell es et la Guinée . Concernant l'impôt sur le bénéfice des sociétés, il figure en troi­ sième position des taux les plus bas après Mau rice et le Soudan. Ces scores en matière d'impôts directs, parmi les plus faibles d'Afrique subsa­ harienne, contrastent avec le taux de TVA, impôt indirect, qui est au contraire le taux le plus élevé de la région après la Côte d'Ivoire. Ainsi dans une « Note de politique fiscale »5 rédigée en 2014, la Banque mondiale reprend le tableau 3. Ce tableau confirme les résultats des graphiques 14-16. La totalité de J'écart fiscal entre M adagascar et l'en-

Graphique 14 Taux d 'impôt sur le revenu des particuliers en Afrique subsaharienne

70 60 50 40 ~ 30 20 10 0

Source: International Bureau or Fiscal Documentation (IBFD) 120 131 , cité par Banque mondiale (20 15); calculs des auteurs.

5. 1httplllVwlV-lVds.worldbank.org/external /defaull /WD SContentServer/WDSP/IB/20 1 4/07107/0003 5088 1_20 140707114006/addilionaI/047856072_20 14072250 141 05 .pdf]. MA DAGASCAR : LA SPIRALE DE L'ÉCHEC PUBLIC 93

Graphique 15 Taux d'impôt sur Le bénéfice des sociétés en Afrique subsaharienne

45 40 - 35 30 * 25 20 15 ------10 ------5 ~=F ------o -r-

Source : International Bu reau of Fisca l Doc umentation (IBFD) 1201 31. ci té par Banque mondiale (20 15); ca lcul s de s auteurs.

Graphique 16 Taux de TVA en Afrique subsaharienne

So urce : International Bureau of Fiscal Doc ume ntation (IBFD) 120 131, cité par Banque mo nd iale (20 15) ; ca lculs des au teurs. semble des pays à faibles revenus repose sur les impôts directs (impôts sur les revenus, bénéfices et gains de capitaux) et dans un deuxième temps sur les impôts sur les transactions internationales. Cette donnée paraît d'autant plus significative qu'e lle serenf orce nettement au cours du temps, et ce quels que soient, sur l'hi stoire récente, les régimes poli tiqu es. Madagascar dispose depuis les années 1990 d' un régime très favorab le d'entreprises franches. Celui-ci, outre l 'exonération de T VA et de droi ts sur les importations, comprend une exonération de 5 ans d'im pôt sur Je revenu (deux ans pour les services) puis un taux préférenti el à 10% et enfin une réduction d'impôt de 75 % du montant des investissements post 94 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Tableau 3 Recettesfiscales moyenne à Madagascar (2005-2012)

En% du PIB Madagascar Pays à faibles revenus* Total Il,0 15,6 Impôts sur les biens et services 6,5 6,5 Impôts sur les revenus, bénéfices et gains de capitaux 2,6 5,0 Impôts sur le commerce 1,7 3,2 et les transactions internationaux

Source: « Note de politique fiscale» (Banque mondiale, 2014); * Moyenne sur les pays à faible revenus exonération d'impôt sur le revenu. Ce régime a eu des impacts consé­ quents, mais ce n'est pas la question ici traitée. Les régimes minier et pétrolier sont également jugés favorables par les investisseurs. En plus la fiscalité directe n'a cessé de se réduire depuis 2007. La réforme des impôts de 2008 a initié une baisse du taux d'imposition des bénéfices qui est passé par diminutions successives (en 2008, 2010, 20 Il, 2012 et 2013) de 30% à 20%. La même réforme de 2008 a supprimé de nombreux impôts tels que la taxe professionnelle ou la taxe annexe à l'impôt foncier sur le bâti pour ne citer que deux exemples. L'impôt direct sur les hydrocarbures et les impôts sur la plus-value immobilière ont également été diminués sensiblement de façon à s'ajuster au taux unique de 20%. Cette tendance se poursuit puisque dans la loi de finances 2015, la première réellement préparée par les autorités issues des élections de 2013, deux mesures très avantageuses pour certaines entreprises avaient été annoncées outre la suppression du minimum de perception: l'exonéra­ tion d'impôt sur le revenu (y compris le minimum de perception) pour deux ans pour les entreprises nouvellement créées et un abattement forfai­ taire de 75 % sur les plus-values immobilières avant calcul de l'impôt". Enfin, concernant un autre type d'impôt, les redevances minières (fixed rate mineral royalties) sont également, dans une comparaison africaine sur le cuivre, aux niveaux les plus faibles du continent (Banque mondiale, 2015). Cet argumentaire tend à démontrer qu'il est difficilement défendable d'affirmer que la faiblesse structurelle des recettes fiscales ait été entière­ ment subie par les différentes autorités qui se sont succédé à la tête du pays, affirmation que soutient généralement, pour des raisons diplomati­ ques évidentes, le dialogue officiel entre Madagascar et les institutions

6. La loi de finance rectificative 2015 votée en fin d'année est revenue sur ces dispo­ sitions. MADAGASCAR: LA SPIRALE DE L'ÉCHEC PUBLIC 95 financières internationales à l'image de cette citation d'un rapport du FMI: « Dans l'ensemble, il semblerait que la faiblesse des recettes fiscales de Madagascar ne soit pas tant liée aux taux d'imposition, mais plutôt aux lacunes des politiques publiques en matière d'exonération, au non-respect des obligations fiscales et aux carences de l'administration des recettes» (FMI, 2015). Rien, ni dans la structure de l'économie, ni dans la performance fiscale ne peut expliquer les résultats illustrés dans la section précédente, au contraire. D'une part, sans doute, le secteur privé est-il plus dynamique à Madagascar que dans les pays présentant des revenus par tête proches (Niger, Burundi, Sierra Leone, etc.). D'autre part les indicateurs classi­ ques de performance fiscale, certes partiels, sont plutôt favorables à Mada­ gascar dans une comparaison africaine. On doit donc admettre en conclusion que la profonde sous-fiscalisation de Madagascar relève bien en grande partie d'un « modèle économique », entretenu ou toléré par les décideurs à travers les époques et s'exprimant par différents canaux: tiédeur de la lutte contre la fraude, importance de la grande corruption, consensus élitaire pour un régime fiscal combinant une faible imposition directe et de nombreuses incitations fiscales. On ne peut que faire le parallèle entre ce « modèle économique» et la perméabilité, mise en relief par l'enquête menée sur le sujet auprès des élites à Madagascar (Razafindrakoto et al., 2017, chapitre 5), entre les élites politiques et les élites économiques. Y a-t-il beaucoup de pays dans le monde où les trois derniers présidents de la République sont des créa­ teurs d'entreprises avant d'être des hommes politiques?

L'aide au développement

De même que pour la fiscalité, la question du pourquoi l'aide est-elle si faible se pose. Là encore, le discours officiel tenu fréquemment par les autorités malgaches est celui de l'inéquité du système international, et d'une « offre» d'aide particulièrement basse. 11 ya sans doute une bonne part de vérité dans cet argument. L'offre d'aide des différents partenaires à Madagascar apparaît indéniablement faible, eu égard au niveau de pauvreté et au besoin de services publics et d'infrastructures du pays. Les bailleurs de fonds bilatéraux faisant de Madagascar un pays de concentra­ tion de l'aide ou d'intervention important sont peu nombreux. Seuls trois bilatéraux ont accordés une APD de plus de 30 millions d'euros à Mada­ gascar en 2013 (France, États-Unis, Japon) et cinq plus de 10 millions de dollars (Allemagne, Norvège). Les institutions multilatérales sont plus nombreuses (six ont accordé plus de 10 millions de dollars), mais peu accordent des financements importants (trois au-dessus de 30 millions de dollars en 2013: Banque mondiale, Union Européenne et Gavi). On peut faire l'hypothèse que l'isolement de Madagascar, géogra­ phique mais aussi économique et culturel, explique en partie cette faiblesse 96 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE des flux d'aide. Madagascar présente des enjeux internationaux limités, en termes de biens publics mondiaux (à l'exception notable de la biodiver­ sité), mais plus encore en termes de maux publics mondiaux (notamment d'enjeux sécuritaires). Une dégradation de la situation à Madagascar a peu de répercussions internationales, y compris en termes sécuritaires régio­ naux ou mondiaux, ce qui lui confère sans doute une moindre attention au niveau des allocations d'aide. De même la « crise» malgache ne rentre pas dans les standards huma­ nitaires. Elle tient plus de la longue panne que de l'accident brutal. Selon le laboratoire d'idées lnstitute for Security Studies (ISS today): «La malnutrition chronique qui affecte 47 % des enfants malgaches au dessous de 5 ans est essentiellement une crise invisible, car les dégâts occasionnés se situent principalement à l'intérieur du cerveau. Cela ne se prête pas à des photos déchirantes ... » [notre traduction 1. « Il est plus facile de justi­ fier des financements dans des situations de conflits ou de catastrophes spectaculaires telles que des tremblements de terre, des tsunamis ou des grandes épidémies médiatisées comme Ébola ou le Sida.» [notre traduc­ tion) (ISS Today, 2015) Mais l'offre n'explique pas tout. Les allocations d'aide, comme les investissements privés auxquels elles sont parfois liées, répondent égaIe­ ment à des logiques d'attractivité. Un premier facteur de cette attractivité est bien entendu la stabilité et la bonne gouvernance. Mais ce n'est pas la totalité de la question. Ainsi des pays qui ne peuvent prétendre à de bons résultats de ce point de vue ont reçu des niveaux d'aide par habitant bien supérieur aux 21 dollars de Madagascar en 2013. On peut citer par exemple le Soudan (31 dollars), le Tchad (31 dollars), le Zimbabwe (58 dollars), la Guinée Bissau (61 dollars), la Somalie (94 dollars), le Liberia (124$) ou le Sud Soudan (128 $). L'attractivité tient aussi à la capacité à fournir, comme pour les investissements privés, un environnement favo­ rable aux investissements d'aide, en termes de volonté politique, de cadre politique sectoriel, de dialogue, de confiance, de gestion fiduciaire. Pour prendre un exemple, le secteur de l'énergie à Madagascar a reçu un niveau d'aide très faible depuis des années (on ne dispose hélas pas des chiffres détaillés), alors que le potentiel y est énorme, que les enjeux sont détermi­ nants et que les bailleurs y sont très attentifs. Début 2016, deux ans après la « sortie de crise », aucun investissement important n'était en cours dans le secteur, aucun programme non plus n'avait démarré avec la J1RAMA, société nationale chargée de l'eau et l'électricité. On peut supposer que le cadre réglementaire et institutionnel, et notamment le monopole confié à cette société d'État qui est en grande difficulté, joue un rôle négatif en termes d'attractivité des ressources d'aide extérieure. Ce cadre d'attractivité est également lié aux succès passés, et notam­ ment aux perspectives de gestion et d'entretien des réalisations et équipe­ ments financés par l'aide extérieure. Dans ce sens, la faiblesse des dépenses publiques génère un cercle vicieux. Elle est à la source du déficit d'infrastructures, mais obère également les perspectives d'entretien d'in- MADAGASCAR: LA SPIRALE DE L'ÉCHEC PUBLIC 97 frastructures financées en externe et elle est donc susceptible de décou­ rager les flux d'aide. On peut citer comme exemple les pistes rurales. Tout le monde conviendra sans hésitation que le mauvais état des pistes rurales à Madagascar est un problème crucial que ce soit en termes d'enjeux sociaux (pauvreté, accès aux services de base) ou économiques (dévelop­ pement agricole, développement du secteur privé). Néanmoins, aucun programme conséquent de pistes rurales n'est actuellement financé par aucun bailleur de fonds. En effet, le climat exigeant de l'île confère une durabilité de 2 ans environ aux travaux réalisés dans ce domaine. En l'ab­ sence d'une décentralisation suffisante pour pouvoir au moins donner l' es­ poir raisonnable d'un entretien durable, l'attraction de l'aide dans ce domaine se trouve découragée. Enfin, il convient de considérer la capacité de mise en œuvre de l'aide, communément appelée capacité d'absorption. Ce concept peut se recouper avec celui d'attractivité, mais concerne davantage le décaissement des montants d'aide déjà engagés que la capacité à augmenter les engage­ ments. De ce point de vue également, on peut faire l'hypothèse que ce facteur joue un rôle dans la faiblesse des décaissements d'aide. Il est souvent sous-estimé par rapport à l'appréciation de l'offre d'aide, mais il doit être considéré comme important": accélérer la mise en œuvre de l'aide revient à augmenter nettement les flux de décaissements et partant le renouvellement des engagements. On peut illustrer ce phénomène sur la période la plus récente. On constate que la différence entre l'APD reçue pendant la crise et celle post crise ne marque pas une rupture. En 2015, l'aide reçue telle que comptabilisée par la Primature est de 540 millions de dollars, soit environ 6% de plus qu'en 2013, année électorale marquée notamment par une crise liée aux candidatures des anciens présidents; ou environ 4 % de plus qu'en 2010, année pendant laquelle Madagascar était sous sanction inter­ nationale (graphique 17). Il est certain que l'offre d'aide potentielle a augmenté dans des proportions largement supérieures et qu'il faut voir comme explication à ces données une faible attractivité et une faible capa­ cité d'absorption. De même qu'en ce qui concerne la mobilisation fiscale, la mobilisation de l'aide est certainement pour une part importante subie par Madagascar, du fait de l'offre d'aide et de la conséquence des crises; mais elle est aussi

7. Par exemple, au moment où ces lignes sont écrites, on peut lire dans le quotidien Midi Madagascar du 23 mars 2016 les lignes suivantes: «Pour le secteur eau, l'Union Européenne avait accordé pour les pays d'Afrique Caraïbes et Pacifique pas moins de 600 millions d'euros en 2004. Sur cette enveloppe, Madagascar n'a reçu qu'un peu plus de 7 millions d'euros soit un pourcentage de 1,4%. Une bien faible performance par rapport à certains pays comme l'Ouganda qui avait décroché plus de 35 millions d'euros, la Tanzanie 34 millions d'euros ou encore l'Ethiopie, qui est un champion en la matière, avec plus de 57 millions d'euros, soit 10% du total. Cette faible capacité d'absorption trouve son origine dans la non-maîtrise par les techniciens et autorités malgaches des procédures de demande et de déblocage des crédits octroyés par l'union Européenne ». 98 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Graphique 17 Décaissement d'APD à Madagascar

700

600

100 o 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015

Source: Secrétariat Technique Permanent pour la Coordination de l'Aide (SCf-PA) [20161. Primature de Madagascar; calculs des auteurs. en partie entretenue par l'absence d'actions volontaristes en matière d'at­ tractivité et de mobilisation des flux d'aide. À un premier niveau, le fonc­ tionnement des administrations, l'absence de conditions favorables secto­ rielles ou fiduciaires sont des facteurs explicatifs. À un second niveau, un souhait, peut-être assez partagé, de ne pas exagérément se plier aux exigences liées à la mobilisation de l'aide pourrait également être évoqué.

Conclusion

Ces analyses montrent qu'une des caractéristiques essentielles de la « crise malgache» est une érosion continue de la dépense publique, et plus encore des services publics et des infrastructures, jusqu'à des niveaux qui sont presque sans équivalent dans le monde. Cette érosion est certes due à la crise elle-même, c'est-à-dire à des limitations dans la capacité à dégager des recettes publiques, mais ne semble guère combattue par une politique active de mobilisation de ressources, ce qui nous conduit à dire que cet assèchement de la dépense publique est en partie subi et en partie entretenu. Le blocage et l'énigme malgache pourraient donc être associés à une exceptionnelle « tolérance» de la société à une faible fourniture de services publics. Autrement dit, d'une part à une faible attention portée à ce sujet par les élites, en situation d'exercice du pouvoir ou d'opposition, et d'autre part à une forte « résilience» de la part des populations, et de la société civile, face à l'absence de services publics et d'infrastructures. Une sorte de consensus par défaut conduirait à préférer la dissolution MADAGASCAR: LA SPIRALE DE L'ÉCHEC PUBLIC 99 progressive du service public aux risques de rupture que pourrait amener un changement de donne, soit du point de vue fiscal, soit du point de vue de l'attractivité de l'aide. La préservation à tout prix de l'équilibre politique et du consensus élitaire expliquerait ainsi: -la dégradation de la structure de la dépense publique, de plus en plus destinée à un usage clientéliste de distribution de salaires plutôt que de financement de services; -lafaiblesse croissante de la ressource fiscale aussi bien dans le niveau des impôts directs que dans leur recouvrement; -le peu d'empressement à attirer les programmes des bailleurs de fonds internationaux au prix de concessions pouvant entraîner des basculements d'équilibre (au sein des entreprises publiques, dans le domaine du foncier et de l'aménagement urbain, au niveau de la décentralisation, etc.). On retrouve ici les deux caractéristiques évoquées en introduction, révélées par l'enquête élite (Razafindrakoto et al., 2017, chapitre 5): l'entre-soi élitaire et le peu d'attention portée aux questions de pauvreté. Bien entendu, cette évocation d'un consensus élitaire ne doit pas amener à penser, dans une optique presque complotiste, que la dégrada­ tion du service public résulte d'un plan ou d'une volonté collective. Il s'agit également d'un cercle vicieux, ou plutôt d'une spirale car on se retrouve plus bas à chaque rotation. L'inaction suffit à mettre cette spirale en action. En effet, à chaque tour de spirale, l'action publique se retrouve plus décrédibilisée au niveau des contribuables - citoyens et entreprises - mais aussi plus impuissante au niveau des partenaires extérieurs - en termes de politiques sectorielles, de capacité de réforme, de dossiers de projet, de contreparties, etc. C'est ainsi l'efficacité et même la légitimité de la mobi­ lisation des ressources publiques qui est affaiblie, que ce soit auprès des contribuables ou auprès des bailleurs de fonds. Rompre cette spirale de l'échec public demandera d'abord une prise de conscience collective et ensuite une évolution, sous forme d'ouverture, de l'équilibre entre les différents acteurs sociaux. Il faudra alors du temps pour retrouver des niveaux de services publics permettant de faire face à la pauvreté et au manque d'infrastructures. Mais les ressources malgaches permettront de faire ce rattrapage dans un contexte de croissance qui pour­ rait être très favorable. 100 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Références

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Samuel F. SANCHEZ

Une des originalités de la trajectoire de Madagascar est d'avoir vu se développer, dès les années 1820, un État aux ambitions nationales doté d'une administration centralisée maniant l'écriture et le chiffre. Cet État constitua des fonctions régaliennes, dont une des plus importantes fut le développement de systèmes fiscaux structurés, lui assurant des ressources vitales pour sa souveraineté. Dans la seconde moitié du XIX· siècle, avec des pics en 1883-18851 puis en 1895, Madagascar fit face à la pression économique euro-américaine et à la poussée géopolitique de la France impériale. L'État malgache perdit peu-à-peu sa marge de manœuvre poli­ tique à mesure qu'il perdait le contrôle de l'extraversion de son économie. En 1896, l'annexion par la France apparaît comme une rupture détermi­ nante, entrainant une crise politique, économique et sociale d'ampleur inégalée. Avec le développement d'un mercantilisme agressif décidé par la France métropolitaine, l'État colonial ne dispose plus que de la produc­ tion et du commerce intérieurs comme ressource, et prolonge les disposi­ tifs royaux en matière de fiscalité. Il perpétue et optimise le fonctionne­ ment prédateur, développé à l'époque du Royaume, eu égard à l'économie intérieure et à la population paysanne. L'objectif de ce chapitre est d'envisager l'évolution de l'économie politique malgache en posant la question des ressources économiques utilisées par l'État royal, puis colonial pour administrer la Grande Île. Il s'agit de comprendre comment le passage du royaume à la colonie a engendré une crise profonde qui a bouleversé les rapports économiques et sociaux au sein du pays. Quelles furent les ressources utilisées par l'État à Madagascar, quelle fut la place du commerce extérieur dans ses revenus

1.Après la première guerre franco-malgache de 1883-1885, et jusqu'en 1895, des rési­ dents français furent installés dans les grandes villes malgaches, pour y exercer un droit de contrôle, en particulier sur les douanes (Paillard, 1991). 102 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE et quelle réciprocité pouvait percevoir de l'État la population? Le parti pris de ce chapitre est d'envisager les ruptures et continuités des rapports des structures politiques de Madagascar à l'économie. Pour ce faire, il s'agit de se soutraire à une périodisation, qui sépare la période précolo­ niale et la période coloniale. La fiscalité de l'État royal au XIXe siècle se caractérise par un système hybride, mêlant système tributaire non marchand et fiscalité monétarisée d'inspiration euro-américaine. L'État colonial perçoit quant-à lui ses ressources de la production intérieure et de l'emprunt, en laissant l'économie d'exportation en franchise. L'analyse de la transition pré-coloniale/coloniale nous montre que l'autonomie de l'État royal merina était en grande partie fondée sur sa capacité à contrôler le commerce extérieur. Elle montre aussi que c'est le monde paysan qui paya le prix fort de la crise suscitée par la formation de l'État colonial.

Extraversion économique et fiscalité de l'État malgache (2e moitié du XIXe siècle)

Flux et reflux de la pénétration économique européenne

Le Royaume de Madagascar- au XIXe siècle a souvent été perçu comme un acteur visant à moderniser les structures sociales et économiques du pays. L'idée qui se dégage de la bibliothèque coloniale ou de l'historio­ graphie « nationaliste», consiste à présenter le Royaume de Madagascar comme une construction politique incarnant soit un État hybride non abouti, première étape vers une modernité occidentale; soit un rempart qui tenta tant bien que mal de sauvegarder l'autonomie de la Grande Île face aux impérialismes". Au-delà de l'image d'Épinal d'un Royaume de Madagascar luttant contre les grandes puissances impériales de l'époque en tentant vainement de moderniser son appareil d'État et son économie, on remarquera que tout au long du XIXe siècle, l'influence économique euro-américaine a connu des flux et des reflux. Schématiquement, à une période de relative ouverture sous le règne expansionniste de Radama I" (1810-1828), succède une période de ferme­ ture et de protectionnisme économique sous l'ère de Ranavalona Ire (1828­ 1861). À ce règne conservateur succède celui de Radama II (1861-1863),

2. Le « Royaume de Madagascar» est un État élaboré dans les Hautes Terres de Madagascar, dans la région de l'Imerina. En 1817, le Royaume Merina est reconnu par la Grande-Bretagne comme souverain de l'ensemble de l'île de Madagascar, alors qu'il n'était qu'un royaume parmi d'autres. Dès lors, Je terme officiel pour désigner cet État devient « Royaume de Madagascar », bien que cet État n'ait jamais contrôlé l'ensemble de la Grande Île. 3. Pour les évolutions de l'historiographie malgache, voir Nativel (2004). DE L'ÉTAT ROYAL À L'ÉTAT COLONIAL lO3 lecteur de Thomas Paine, influencé par un libéralisme d'inspiration saint­ simonienne et libre échangiste (Raison-Jourde, 1991 : 245 sq.), qui tenta d'ouvrir l'économie malgache aux Européens, en en livrant des pans entiers à des compagnies européennes privées (charte Lambert, charte Caldwell). La période 1862-1895 se confond avec le gouvernement du Premier ministre , qui maintint sous son contrôle les reines de Madagascar et qui développa un système oligarchique jouant à la fois sur la protection de certains secteurs de l'économie tout en assurant de profondes connexions et concessions au commerce international. Des hommes d'affaires dotés d'importants capitaux, comme l'anglais Kingdon ou le français Suberbie, parvinrent à se bâtir de petits empires commer­ ciaux et concessionnaires, en s'appuyant sur le régime ministériel de Rainilaiarivony (Raison, 1984, 1. 2: 267). Au XIXe siècle, la situation politique de Madagascar est donc déjà mar­ quée par une dépendance de plus en plus marquée aux réseaux du com­ merce international (essentiellement basée sur l'exportation de produits bruts et l'importation de produits manufacturés). Le vieux tissu de petite industrie qui faisait la force de l'Imerina jusqu'au début du XIXe siècle entre d'ailleurs en crise à partir du milieu du siècle (Campbell, 2005: 79sq.). L'industrie cotonnière et soyère, la petite métallurgie, si floris­ santes au début du xix" siècle, subissent la concurrence des produits manu­ facturés européens ou américains, de faible coût, qui arrivent en masse, comme sur tous les marchés africains et asiatiques à cette époque (Jacob, 1989). L'engouement des Malgaches pour le mode de vie euro-américain induit une révolution de la consommation, qui s'étend dans des strates sociales de plus en plus larges, en particulier dans les villes (Raison­ Jourde, 1991: 239sq.). La multiplication des passeurs culturels et les pro­ grès de l'instruction chrétienne en particulier véhiculent des normes nou­ velles de consommation (habits, etc.) qui favorisent les importations de produits manufacturés au détriment de la production locale (Jacob, 1977). Dès le XIXe siècle, Madagascar, comme l'Afrique orientale, entre dans une mondialisation culturelle et économique de plus en plus polarisée par le monde euro-américain (Prestholdt, 2008; Sanchez, 2013).

Fiscalité de l'État royal

L'essentiel des ressources de l'État royal provenait d'un système poli­ tico-ëconornique très complexe, organisé autour des liens de dépendances qui soudaient les différents segments de la société malgache au pouvoir central. Un système tributaire était au cœur des échanges, en particulier en Imerina enin toko (l'Imerina des six districts), cœur du Royaume, mais aussi dans les différentes provinces tanlndranat, Ainsi les communautés

4. Les provinces «du dehors », c'est-à-dire hors Imerina. Ce terme désignait les provinces assujetties à "autorité d'Antananarivo. 104 MADAGASCAR,D'UNE CRISE L'ALITRE

Iignagères intégrées dans le Royaume devaient verser régulièrement aux représentants locaux du pouvoir ou parfois directement au souverain des biens en nature ou en numéraire. La nature tributaire des liens était ainsi au centre des rapports entre pouvoir et économie. Le principal impôt tri­ butaire était le versement du hasina, impôt généralement composé d'une piastre non coupée (vola tsivaky) , offert au souverain en hommage par les groupes Iignagers. D'autres types d'impôts rejoignaient cette conception du lien tributaire. Lors du fandroana (cérémonie du bain), des centaines de bœufs étaient portés à Manjakamiadana par différentes collectivités pour y être ensuite redistribués entre des groupes directement au service de la reine, notamment des serviteurs royaux (Catat, 1895: 270). Un sys­ tème de redistribution formait des liens économiques d'échange interré­ gionaux qui consolidaient le territoire politique de la monarchie. Des communautés parfois relativement éloignées de la capitale, comme cer­ tains lignages Sihanaka, organisaient des convois annuels pour acheminer à la capitale des denrées spécifiques, comme du bois de chauffe (rare en Imerina), ou du poisson pêché dans l'Alaotra (Girot, 1898). Certains groupes Bezanozano fournissaient quant à eux un tribut annuel en zozoro (herbacée de type souchet) et en nattes, etc. (Maillard, 1898). Parmi ces échanges qui liaient à la fois les besoins fiscaux de l'État et l'ordre sym­ bolique du pouvoir segmentaire se trouvait en particulier le tribut du vodi­ hena (arrière train de bœuf) que devait offrir aux représentants locaux du souverain tout sujet qui abattait une tête de bétail. À côté de ces tributs en produits, lefanompoana (littéralement le « ser­ vice », l'impôt de travail), était une ressource essentielle, non monétaire, pour le Royaume. 11 bénéficiait de la force de travail des sujets libres pour toutes sortes d'usages allant de travaux d'intérêt collectif (réparation des digues et des routes) à des travaux bénéficiant essentiellement à l'oli­ garchie (corvée dans les champs aurifères de l'oligarchie régnante, projets industriels, récolte des gommes et du caoutchouc; Campbell, 1988). La symbolique dufanompoana consistait aussi à matérialiser le lien d'obliga­ tion des «libres» vis-à-vis du souverain et à affirmer le statut des «libres », distinct de celui des esclaves (andevo), non soumis auxfanom­ poana (Raison-Jourde, 1978). Mais dès la première moitié du XIx" siècle émergeait également une fiscalité basée sur des collectes de numéraire avec des objectifs ciblés. Dès le règne d'Andrianampoinirnerina se déve­ loppait par exemple le vola amidy basy [« argent pour acheter des fusils ») qui frappait les propriétaires d'esclaves. Un impôt personnel en numéraire était aussi exigé dans les provinces centrales d'administration directe. L'impôt du variraiventy isan-aina (<< grain d'argent individuel »), capita­ tion annuelle versée par les sujets libres, enfants et adultes, lors du fan­ droana ainsi qu'une série de taxes en numéraire, tels que les droits d'enre­ gistrement des circoncisions et des mariages pesaient sur les Malgaches (Julien, 1909: 192 sq.). La capitation isan-aina, bien que d'un montant assez faible (1/720" de piastre) pouvait être difficile à verser dans une société faiblement monétarisée. Des usuriers avançaient le numéraire aux DE L'ÉrAT ROYALÀ L'ÉrAT COLONIAL 105 familles, qui se trouvaient parfois en état de surendettement avancé (Ralaikoa, 1986: 28). Même dans des régions périphériques comme la province d'Anorontsangana (côte Nord-Ouest de Madagascar), les habi­ tants étaient assujettis à l' isan-aina. Dans les ressources fiscales provin­ ciales (tanindrana) , comme celle d'Anorontsangana (Nord-Ouest), la capitation constituait cependant un revenu minime par rapport aux recettes douanières, qui constituaient environ les deux tiers des collectes fiscales", À côté de ces ressources fiscales adossées au socle agraire du Royaume, la relation de l'État au commerce extérieur restait secondaire mais néan­ moins vitale, dans la mesure où elle permettait à Antananarivo de s'assurer des ressources en numéraire, indispensables pour acheter des produits manufacturés d'importation, en particulier des armes et des produits de luxe. Par ailleurs, la maîtrise des liens avec l'extérieur, intimement liée à la genèse de l'État depuis 1817, était un point essentiel de sa souveraineté sur les littoraux (Sanchez, 2015a). Dans un contexte d'expansion économique du monde atlantique et d'accélération des échanges mondiaux, les équili­ bres politiques étaient fragilisés du fait d'une extraversion de moins en moins contrôlée. L'oligarchie Andafiavaratra" parvint à instaurer un contrôle à la fois sur l'appareil d'État et sur une bonne partie des réseaux économiques de Madagascar. La fortune des Premiers ministres hava se confondait avec le budget du Royaume (Raison-Jourde, 1991: 155sq.). Les faiblesses structurelles de l'économie malgache étaient nom­ breuses. Malgré l'amorce d'une structure administrative formée sur le modèle européen dès les années 1820, l'État malgache n'avait pas déve­ loppé une fiscalité organisée de manière bureaucratique ni un véritable budget de l'État. Mais une centralisation des questions financières reliées aux différentes fiscalités fut sans doute pensée dès le règne de Rasoherina (1863-1868) et une ébauche de « ministère des finances» élaborée dans 7 les années 1880 • Pourtant, les affaires douanières semblent n'avoir pas été directement pensées comme reliées directement à la politique fiscale de l'État. À la lecture des différents codes de lois publiés sous la monarchie, on s'étonne en effet de ne voir pratiquement aucune mention du système douanier, alors que la fiscalité, les corvées et les amendes sont largement évoquées". La nature profondément continentale et agraire du royaume de Mada-

5. ARM, Série Royale, IIIcc provinces, Rakotovao 13hr à Rainilaiarivony, 17 asoro­ tany 1886. 6. La dynastie hova d'llafy Tsimiamboholahy (aussi appelée Andafiavaratra du nom du palais ministériel dans la Haute-Ville d'Antananarivo) fut à la tête de l'État merina au XIX" siècle: (1832-1852), Rainivoninahitriniony (1852-1864), RainiJaiarivony (1864-1895) furent les premiers ministres des reines successives du Royaume de Mada­ gascar. 7. Archives Nationales de Madagascar, Archives Royales, série EE, « Momba ny vola », 8. Code de Ranavalona 1ère 1828; code des 101 articles 1868; instructions aux Sakai­ zambohitra 1878; code des 305 articles 1881. 106 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE gascar, dont le cœur était l'Imerina peut donner quelques éléments de réponse à cette étonnante absence, les sujets libres du Royaume étant peu concernés par les édits concernant l'administration des ports. L'économie malgache était en déficit chronique de devise; l'État malgache n'était pas en mesure de battre monnaie et malgré des tenta­ tives de contrôle du bon aloi des monnaies et des poids, il ne parvint jamais à fonder une politique monétaire bien établie. Cela rendait le pays particulièrement vulnérable à la spéculation, à la corruption et aux fraudes sur les devises. Ainsi la fameuse «affaire des piastres mexi­ caines» révéla en 1894 un important trafic de monnaie de mauvais aloi, écoulée sur le marché intérieur par des agents économiques européens qui avaient partie liée avec l'oligarchie malgache (Campbell, 200S: 291). La présence de fausse monnaie coupée était structurelle, attestée par la récurrence des lois réprimant le faux-monnayage dans les différents codes malgaches. Autre faiblesse, le commerce extérieur malgache n'était que partielle­ ment contrôlé par l'État. Au-delà du fait qu'une bonne partie des côtes malgaches, notamment sur la façade occidentale, échappait au contrôle du Royaume de Madagascar, les douanes qui étaient censées contrôler les transactions de marchandises effectuaient un contrôle peu efficace sur les flux (Sanchez, 201Sa). Rejoignant dans son organisation administrative le système fiscal agraire, les représentants de l'État qui étaient affectés dans les principaux ports malgaches, n'étaient pas rémunérés de manière fixe par l'État mais jouissaient de parts sur les droits perçus au profit du trésor (Illustration 1). Radama Il tenta pendant son court règne de libéraliser totalement le commerce extérieur en abolissant toute barrière douanière. Son assassinat au cours du coup d'État de mai 1863 vint mettre un terme à cette tentative libérale qui mettait en péril l'oligarchie fonctionnariale qui tirait grand profit de la ferme des douanes (Jacob, 1996: 44; Delval, 1972: 464). La situation douanière de Madagascar reprit dès les accords angle-malgaches (186S) et franco-malgaches (1868) son organisation antérieure. Ce système d'affermage favorisait une corruption chronique qui a été large­ ment décrite par les contemporains. Ainsi dès les années 1860, un visiteur français chargé d'une mission économique dans l'Est pouvait décrire en ces mots la fraude régnant dans les ports malgaches:

« Il suffit de leur donner une somme un peu supérieure à celle qu'ils recevraient en partage pour leur faire fermer yeux; de grandes quantités de marchandises entrent ainsi par contrebande, en payant un droit très faible »".

Dans les années 1890, la situation était toujours la même et les doua­ niers avaient toujours la réputation d'être facilement corruptibles. En dépit

9.« Rapport de M. Coignet, Ingénieur» (Richemont, 1867, p.307). DE L'ÉTATROYALÀ L'~IAT COLONIAL 107

Illustration 1 Officiers du Royal/me de Mada gascar (1873)

So urce : Von Je dina, Voyage de la frég ate autrichienne l'Héligoland... , Pa ris , M. Drey­ fou s , 1878. No te : la mod e malgach e de l' ép oqu e , hybride, mê lan t habits d' impo rtat ion européenne el lambah oany ,

d'une int erdi ction inscrite dans les codes de loi 10, les officiers chargés du service des douanes étaient souvent eux-mêmes directement engagés dans des opérations de commerce avec des traitants européens,j ouaient souvent le rôle de courtiers, et pouv aient orchestrer de véritables manœuvres pour évincer des concurrents dans leurs secteurs administratifs. Par ailleurs, leurs notati ons administrati ves étant liées à l 'acti vit é de leurs douanes, certains douaniers offraient des rabais sur les taxes légales en échange de pots de vin afin d'inciter des traitants à s'installer dans leurs circonscrip­ tions. Ce genre d'arrangements assurait bien sûr d'importantes pl us-val ues aux traitants européens, ind iens et zanzib ari qui commerçaient à Mada­ gascar (Foucart , 1894: 97). JI favori sait le maintien de l'oligarchie de fonctionnaires, dont le plus éminent membre était le Premier ministre lui ­ même, à la tête d'un système qui a souvent été qualifié de kleptocratique. Aussi imparfait que pou vait être ce système douanier, il remplissait tout de même les caisses de l ' État en numéraire, tout en limitant la péné­ tration comm erci ale étrangère.

10. Art .J ô du code de s .'\05 ar ticles ( ISB 1). 108 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Le déclin de l'autonomiefinancière de l'État

À l'issue de la guerre franco-malgache de 1883-1885, l'État royal est considérablement affaibli. Il est paradoxalement renforcé dans sa souve­ raineté sur l'ensemble de l'île, puisque la France le reconnait dans le traité Miot-Patrimonio de 1885 de manière implicite comme souverain sur l'es­ pace insulaire, excepté le territoire de Diego-Suarez et les îles satellites. Mais cette reconnaissance est en retour synonyme d'immixtion française du fait de l'instauration d'un réseau de résidents français lié au ministère des Affaires étrangères, basés dans les principales villes de Madagascar et censés contrôler les rapports de Madagascar avec l'étranger. Enfin et surtout, l'État malgache sous protectorat français s'enfonce dans une crise de l'endettement. Celle-ci est due en partie à l'extorsion par la France d'indemnités, à hauteur de 10 millions de francs". Pour payer cette somme, l'État malgache s'endette à hauteur de 15 millions de francs auprès d'une grande banque française, le Comptoir National d'Escompte de Paris, qui au titre du remboursement de l'emprunt, obtient la ferme des six plus grosses douanes malgaches (Illustration 2). Au cours des années 1880 et au début des années 1890, la situation financière de Madagascar est donc difficile, car les ressources douanières, principale source de devises de l'État, sont accaparées à la source par les créanciers français. La spirale de l'endettement vient affaiblir l'État et favorise les investisseurs étrangers (Jacob, 19%: 102). Les détenteurs du pouvoir malgache, manquant des devises apportées par les taxes sur le commerce extérieur vont dévier les ressources de l'État sur la population et la production intérieure. Pour faire accroitre les ressources de l'État, le fanompoana est étendu dans une optique purement mercantile. Les Anda­ fiavaratra, dont le Premier ministre Rainilaiarivony, sont les principaux bénéficiaires de l'extension des corvées, en usent pour des usages privés. Les fruits du travail sur les concessions ou les collectes de produits bruts, une fois directement exportés par les membres de l'oligarchie compensait la perte des devises. La situation fut très dure non seulement en Imerina, mais aussi dans les provinces tanindrana, où des terres étaient attribuées à des proches du Premier ministre et la population soumise aufanompoana dans les plantations et les mines. De véritables systèmes concessionnaires y étaient mis en place, fonctionnant aussi grâce à une main-d'œuvre ser­ vile abondante, issue des guerres de conquêtes merina dans les provinces ou parfois d'achats d'esclaves importés d'Afrique de l'Est (Boyer-Rossol , 20 15). La famille du Premier ministre elle-même participait à la traite des produits bruts, des bœufs également, court-circuitant parfois le système douanier. Le Premier ministre en personne, ainsi que de grands commis de l'État comme Rainandriamampandry, possédaient d'importantes plan­ tations de canne et de café et des troupeaux de bovins dans la région de

II. Somme officiellement destinée à indemniser les héritiers Laborde, et d'autres trai­ tants français dont les biens avaient été saisis par le Royaume. DE L'ÉTAT ROYAL À L'fiAT COLONIAL 109

Illustration 2 La douane de Majunga (circa 1886-J889)

Source : A MAE , Série P -Afrique, A009309, cliché A. Pinard . Note : le pannea u « douane », écrit en fra nça is, marque la main mise du CNEP sur les reven us du co mmerce extér ieur ma lgac he , et donc j'affaibli ssement éco no mique du Roya ume de Madagascar.

Tamatave, activités destinées à l 'exportat ion. Certai nes plantations, comme l 'exploitation sucrière de Mahasoa (prov ince de Tamatave) fonc­ tionnaient grâce à une main-d'œuvre carcérale ou corvéable. Le sucre vendu à ]'export produisait d'importants revenus (près de 12000 piastres par an dans les années 1880) qui grossissaient directement la f ortun e per­ sonnell e de Rainilaiarivony (Esoavelornandroso, 1979: 162-172 ). Le durcissement de la fiscalité et dufanompoana à la fin du XIX C siècle vise essentiell ement à compenser les pertes économiques dues à la perte de vitesse du commerce international (grande dépression) et à l 'accapare­ ment des taxes douanières par les Français . L'incapacité du Royaume de Madagascar à canaliser l 'expansion économique et politique européenne est visible dès les traités des années 1860 avec les Européens, et devient manif este à partir de 1883. Dans les années 1820, le Royaume de Radama avait réussi à conserver une certaine marge de manœuvre économiq ue, arrivant à imposer des taxes sur le commerce malgré les réticences des représentants français et anglais". En 1829, en 1845 et j usqu' au règne de Radama Il, les gouvernements malgaches avait su « doser » l 'extraversion de l 'économie, par des taxes sur le commerce extérieur, mais aussi par une nette faveur pour les paiements en numéraire et au besoin par la force

12. Voir le J OUr/Jill de Robert Lyall,Tanan arive , lrnp . Off., 1954 , 249p. 110 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

(1845). Cela permettait de cumuler des devises, mais aussi de protéger la production industrielle malgache, en particulier textile, nettement moins compétitive que la production européenne et américaine. Avec la pénétra­ tion économique et l'endettement de l'État, l'oligarchie perdit peu à peu le contrôle du commerce extérieur et fut obligée de se métamorphoser en un groupe privatisant les ressorts tributaires de la royauté et les ressources publiques à son profit.

Un État colonial prédateur: commerce extérieur, production intérieure et fiscalité

Le « big bang» socio-économique de la conquête

La déroute du Royaume de Madagascar pendant la seconde guerre franco-malgache (1895), quasiment sans combats, s'explique largement, aux côtés de raisons idéologiques liées à la perte de sacraJité de la royauté, par l'affaiblissement structurel de l'État malgache au cours du second XIx" siècle. Après la conquête française, les structures économiques évo­ luèrent rapidement, sous le coup du « big bang» socio-économique que constituèrent les abolitions quasi simultanées de l'esclavage (27 sep­ tembre 1896) et du système politico-économique aristocratique (17 avril 1897). Ces dispositions ébranlèrent l'édifice économique du pays et bou­ leversèrent les structures sociopolitiques longuement mises en place au cours du XIXe siècle (Rantoandro, 1997). À tel point qu'un certain nombre de fonctionnaires coloniaux émirent de sérieuses critiques sur le bien­ fondé de ces réformes. Deux ans après la révolution sociale causée par la conquête, certains administrateurs déploraient ainsi la catastrophe sociale qui en avait découlé:

« La multiplicité des prescriptions réglementaires 1... 1 qui ont fait en deux ans l'œuvre d'un siècle en France, a complètement troublé les esprits. Nous régnons actuellement sur une société émiettée et sur une population affolée» 13.

La révolte des MenaJamba et sa dure répression lors de la « pacifica­ tion » avait égaJement ruiné une bonne partie du pays, interrompant le bon déroulement du calendrier des cultures et occasionnant de graves crises de subsistances, dont le bilan humain n'a pas encore été clairement établi (Paillard,I97I). MaJgré cette crise sociale sans précédent, si l'on suit les relevés doua­ niers du ministère des Affaires étrangères et du Gouvernement généraJ de

13. ANûM Madagascar 2039, Carnet: Rapport sur la pénétration du 4< territoire mili­ taire, dossier C, p.45-46, chap. situation pol., 1898-1899. DE L'BAT ROYALÀ L'BAT COLONIAL III

Graphique 1 Importations et exportations de Madagascar (1895-191J)

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-importations --- exportations 1 1 Sources: JOM, Statistiques générales de Madagascar et dépendances, 1905-1911 ; compi­ lation de l'auteur.

Madagascar, on constate que la valeur des échanges extérieurs de Mada­ gascar s'accroît de manière quasi exponentielle après 1895 (graphique 1). Les raisons de cette progression sont à chercher dans la franchise de taxe consentie en faveur des importations de la métropole et dans les investis­ sements relativement importants consentis par le gouvernement français qui ont entraîné une forte hausse de la consommation. Si la tendance exprimée par ces chiffres est signifiante, il faut cependant relativiser son ampleur. Le système douanier plus régulièrement consigné et mieux maîtrisé par l'Etat nous permet d'avoir accès à des données plus précises que sur la période royale. Les chiffres que nous avons ne sont que le reflet de ce que contrôlait le Gouvernement général, et nous n'avons pour l'ins­ tant que relativement peu de données sur le commerce extérieur malgache 14 avant les années 1885 • Les statistiques coloniales doivent être elles aussi prises avec des pincettes, car une tradition de manipulation du chiffre pouvait amener des fonctionnaires à augmenter ou minorer certaines données pour des motifs politiques ou de carrière.

Les enjeux coloniaux de « l'assimilation douanière»

Pendant la courte période du protectorat d'Hippolyte Laroche (déc. 1895-sept. 1896), les anciennes dispositions douanières du Royaume de Madagascar (10% à l'entrée et à la sortie) furent d'abord maintenues. Le Comptoir national d'escompte conserva la tutelle sur plusieurs ports, au titre du remboursement de la dette malgache.

14. Les tentatives de l'historiographie d'établir un tableau d'ensemble du commerce extérieur de la Grande Île sont pour l'instant au stade d'ébauche (Campbell, 2005). J 12 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'A UTRE

Avec le décret d'annexion du 6 août 1896, une réforme majeure fut actée: les douanes passèrent directement sous le contrôle du Gouverne­ ment général et le commerce avec la France et ses colonies furent affran­ chies de toute taxe. La colonie continua cependant, au titre de la continuité de l'État, à rembourser le Comptoir national d'escompte de Paris. Ironie de l'histoire, les contribuables malgaches continuèrent, après la conquête française et jusque dans les années 1900, à rembourser aux banques métropolitaines les indemnités extorquées par la France au Royaume en 1885! La charge de 10% ad valorem qui frappait toutes les importations ne frappa désormais que les produits venus de provenances non métropo­ litaines. En 1897, suivant l'avancée des troupes françaises lors de la « pacification», 26 ports furent dotés de postes de douanes et ouverts au commerce international 15• Assez rapidement cependant,le nombre des ports disposant d'un rece­ veur des douanes fut limité à dix: Diego-Suarez, Vohémar, Sainte-Marie, Tamatave, Vatomandry, Mananjary, Fort-Dauphin, Nosy-Ve, Majunga et 16 Nosy Be • La géographie commerciale de l'île fut affectée, puisque certains anciens postes disparurent complètement, et les hiérarchies entre les villes furent bouleversées, en particulier du fait de l'extraordinaire montée en puissance de Tamatave, principale porte d'entrée de l'île. Ce n'est qu'à partir de 1897 que le Gouvernement général put contrôler effi­ cacement la majeure partie des interfaces maritimes malgaches, même si l'immense littoral, notamment de l'Ouest, laissaient de nombreux inters­ tices aux boutres et goélettes qui pratiquaient toutes sortes de commerce dans ces régions périphériques (Sanchez, 2007). À une date aussi avancée que 1907, devant la prégnance de la contrebande, l'autorité centrale se voyait encore obligée de rappeler, par des circulaires, l'interdiction du commerce maritime en dehors des ports dotés de douanes'"! La conquête française n'était pas inéluctablement synonyme de protec­ tionnisme économique. Dans plusieurs colonies de l'empire français, notamment en Afrique de l'Ouest, des accords de libre-échange liaient la France et la Grande-Bretagne, et le régime de la liberté commerciale était en vigueur (Bonin, 2001: 147). Pour Madagascar, le gouvernement fran­ çais pencha, dans un premier temps, plutôt pour le protectorat. Mais le scandale causé par la catastrophique expédition de Madagascar, attisé par les députés réunionnais et les lobbies industriels, était tel que l'opinion métropolitaine réclamait une réparation compensant la perte des 6000

15. Il s'agissait de Diego-Suarez, Loky, Vohemar, Maroantsetra, Fénérive, Sainte­ Marie, Tamatave, Andevoranto, Vatomandry, Mahanoro, Mananjary, Vangaindrano, Fara­ fangana et Fort-Dauphin sur la côte est; Hell-Ville et Ambanoro à Nosy Be, Ampasimena (baie d'Ampasindava),Andranosamonta, Nosy Lava, Maevarano,Ambenja (Mahajamba), Majunga, Marovoay, Soalala, Manombo et Nosy Ve sur la côte occidentale. cf. Journal Officiel de Madagascar, 22juin 1897,p.603 sq. 16. JOM, arrêté du 22 août 1897. 17. Archi ves nationales de Madagascar, Série Navigation maritime, dossier II, circ. du 23 mars 1907. DE L'ÉTAT ROYAL À L'ÉTAT COLONIAL 113 appelés du contingent et supplétifs sur les 15000 envoyés à Madagascar". L'option de l'annexion fut donc finalement choisie. La question du régime douanier de Madagascar fut une des questions centrales discutées à l'As­ semblée nationale en 1896. Certains députés comme Gaston Doumergue ne manquèrent pas d'émettre de sérieuses objections au choix de l'an­ nexion. Sa conséquence économique était redoutée, car le choix de faire de Madagascar une colonie assimilée économiquement était coûteuse car peu productive et essentiellement vouée à absorber des productions indus­ trielles françaises!", Le gouvernement Méline (1896-1898) fit en définitive voter à l'Assemblée nationale la loi du 16 avril 1897, établissant les nouvelles règles douanières de Madagascar. On ne s'étonne pas que ces lois protectionnistes aient été portées par un président du Conseil ardent défenseur de l'agriculture métropolitaine, mais aussi député des Vosges, région réputée pour son active industrie textile (Mager, 1897), avide de débouchés coloniaux, qui produisait alors près de la moitié des exporta­ tions textiles françaises (Marseille, 2(05)! Le gouvernement Méline parvint donc avec succès à faire de Madagascar un marché protégé, procu­ rant d'importants avantages aux exportations des industries métropoli­ taines, en premier lieu textiles". Comme le redoutaient les libéraux, le choix du gouvernement favorisait les exportations de marchandises vers la colonie tout en maintenant une forte taxation sur les articles malgaches exportés vers la métropole, suivant la politique protectionniste en vigueur en métropole. En effet, certains produits comme le sucre ou les produits dérivés de la production bovine pouvaient entrer en concurrence avec la production métropolitaine ou d'autres colonies. Cette situation, dans laquelle la nouvelle colonie ne représentait qu'un débouché pour la métro­ pole, suscita rapidement l'amertume de la nouvelle oligarchie coloniale de la Grande Île, composée essentiellement de concessionnaires désirant exporter des produits tropicaux en métropole. Les investisseurs qui avaient milité pour l'annexion de la Grande Île voyaient leurs productions dure­ ment taxées à l'entrée en métropole. Les importateurs métropolitains de produits coloniaux, en particulier marseillais, s'opposèrent également à ces règlements, défavorables à leurs investissements coloniaux et à l'im­ portation à faible coût des produits tropicaux dont ils avaient besoin (Koerner, 1994; Lambert, 2000). À Madagascar même, l'application du régime douanier métropolitain de 1892 était considérée comme injuste.

18. L'aphorisme d'un essayiste de l'époque: « Il y a eu de l'enthousiasme pour aller là-bas, mais il y en a eu bien davantage pour revenir» manifeste bien le désastre de la montée de Majunga à Antananarivo, qui coûta la vie à des milliers d'hommes du corps expéditionnaire. Cf. Docteur Jean Lémure, Madagascar. L'Expédition au point de vue médical et hygiénique, Paris, Baillère, 1896, p.22. 19. Voir «Approbation de la loi déclarant Madagascar et les îles qui en dépendent colonie française », in JORF, Débats parlementaires.., séances des jeudi 18 et samedi 20juin 1896. 20. La loi protectionniste « Méline» du II janv. 1892 fut appliquée dans la colonie en 1897. JOM, 22juin 1897, p.605. 114 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Elle était dénoncée péjorativement dans les journaux comme un « semi pacte colonial» qui ne profitait aucunement à la production malgache, En effet, les taxes sur les produits des colonies françaises ne jouissaient que d'un abattement de 50% par rapport aux denrées tropicales des colonies étrangères, ce qui était insuffisant pour rendre compétitives les exporta­ tions malgaches. Selon les lobbies de planteurs, la métropole ne voyait en Madagascar« qu'un débouché à accaparer »21. Comme le résumait l'ins­ pecteur des colonies Xavier Loisy: il s'agissait en effet de «tarifs d'ex­ ception en faveur de la métropole, et non plus en faveur de la colonie» (Loisy, 1914). La conséquence de ce choix pesa sur le budget de l'État colonial, qui ne pouvait dès lors plus compter sur l'apport des taxes sur le commerce extérieur pour consolider son budget.

Graphique 2 Origine des importations de Madagascar (1883-19JJ)

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-importationsvenant deFrance ...... importations venant descolonies françaises --- importations d'autres pays

Sources: JOM,Statistiques généra/es de Madagascar et dépendances, 1905-1911; compi­ lation de l'auteur. Note: Données manquantes pour 1890 et 1891; les données de 1883 à 1895 émanent de la résidence de France à Madagascar et doivent donc être considérées avec prudence (chif­ fres des seuls ports disposant de résidents français).

21. Le Progrès de Madagascar, 5 juin 1909. DE L'ÉTATROYALÀ L'ÉTATCOLONIAL 115

Graphique 3 Destination des exportations de Madagascar (1883-1911)

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--exportations vers la France •••••• exportations vers les colonies françaises --- exportations vers autres pays

Sources: JOM, Statistiques généra/es de Madagascar et dépendances, 1905-1911; compi­ lation de J'auteur. Note: Données manquantes pour 1890 et 1891 ; les données de 1883 à 1895 émanent de la résidence de France à Madagascar et doivent donc être considérées avec prudence (chif­ fres des seuls ports disposant de résidents français).

Graphique 4 Principaux produits d'exportation de Madagascar (1896-1911)

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il 6 I! ...... ,'' , .~" ,'.... ~ 4 ',' " ~ ...... ".." "... , ..." ~ 2 " '-- '.' o 1896 1897 1898 1899 1900 1901 1902 1903 1904 1905 1906 1907 1908 1909 1910 1911

...... caoytchouc --- peaux - -raphia or Sources: JOM, Statistiques généra/es de Madagascar et dépendances, 1905-1911; compi­ lation de l'auteur.

Madagascar. marché français à marche forcée

Mécaniquement, à compter de 1897, le commerce fut donc largement dominé par les importations de produits français (graphiques 1,2 et 3). La situation était non seulement favorisée par la législation, mais aussi par les investissements inhérents à la conquête et la mise en valeur coloniale du territoire, entreprises par le gouvernement général de Madagascar. La 116 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE construction du chemin de fer Tananarive-Tamatave, l'aménagement des ports, les constructions de route, la mécanisation de certaines concessions et l'introduction d'objets manufacturés alimentant la communauté euro­ péenne grandissante faisaient exploser la demande et grimper en consé­ quence le taux des importations françaises. En 1897-1898, les exporta­ tions étaient, quant à elles, ralenties par la situation politique troublée de la révolte des Menalamba en Imerina, cœur démographique et écono­ mique de Madagascar, et celle des Sakalava dans le Nord (Ellis, 1998). Par ailleurs, l'abolition de l'esclavage décidée brutalement et l'interdic­ tion des monnaies coupées avaient profondément affecté les structures productives et les équilibres socio-économiques, en particulier en Imerina (Ralaikoa, 1995; André, 1899; Jacob, 1997). Il fallut attendre la fin des années 1900 pour que la balance commerciale de Madagascar retrouve un certain équilibre (graphique 1). Entre temps, les importations françaises s'étaient imposées dans l'île. Dans ce domaine, la France plafonnait autour de 31 % avant l'annexion (graphique 2). Le Royaume-Uni, les États-Unis et l'Allemagne se parta­ geaient les deux tiers du marché. À partir de 18%-1898, la France s'em­ para du commerce malgache en surtaxant habilement les produits de fabri­ cation allemande, américaine et anglaise. Elle parvint à limiter la pénétration commerciale gujarati et chinoise en mettant en place des permis de séjours et des patentes spécifiques aux tarifs prohibitifs". Le but avoué était de stimuler les négociants français au détriment des étran­ gers (Gallieni, 1900: 360). La franchise pour les marchandises françaises et les permis de séjour expliquent l'effondrement des importations étran­ gères sur la période 18%-1902, pendant laquelle 75 % des marchandises arrivaient de France, et marginalement des colonies françaises (7%). La situation monopolistique s'accrut pendant la période 1903-1911. Désor­ mais, seulement 12% des importations provenaient des autres puissances industrielles. L'industrie française inonda le marché malgache de tissus et d'articles manufacturés qui étaient affranchis de toute taxe (graphiques 2 et 3). Le système douanier, amendé d'exceptions par les décrets du 28 juillet 1897, affectait de nombreux articles, mais visait en priorité les entrées de tissus, premier article d'importation (en valeur). Une batterie de taxes ciblait spécifiquement les cotonnades les plus en faveur sur les foires malgaches. Les textiles étrangers fins et haut de gamme - domaine dans lequel l'industrie française excellait et n'avait pas à craindre de concur­ rence - étaient pratiquement affranchis de taxes. En revanche les coton­ nades d'entrée de gamme, du type merikani, si populaires dans le sud­ ouest de l'océan Indien étaient surtaxées". Le décret du 31 mai 1898

22. JOM, Arrêté du 3 novembre 1896 sur les permis de séjour; Arrêté du 26 juil. 18\f7 sur les patentes. 23. « Décret portant fixation des exceptions au tarif général des douanes », in JOM, n° 131,14 août. DE L'ÉTAT ROYAL À L'ÉTAT COLONIAL 117 renforçait encore le monopole des manufactures françaises sur le marché malgache en faisant passer la taxe sur les textiles étrangers d'entrée de 24 gamme à un tarif exorbitant de 77 francs les 100 kg • Il fallut tout l'effort de l'administration pour évincer les textiles américains d'un marché qui les prisait énormément. Les textiles étrangers ne pouvaient plus être concurrentiels face aux tissus français. Les taxes pesant sur ces textiles étaient plus fortes qu'en métropole même, ce qui produisit une hausse des prix du textile sur les marchés car la production française ne parvenait pas à satisfaire la demande. Cependant par un habile contournement, des négociants français et allemands importaient des tissus américains ou anglais à bas coût en métropole, les dédouanaient, puis les introduisaient en franchise à Madagascar. Cette opération restait rentable car les frais de transport étaient largement amortis par la franchise de taxes. La publicité de ce procédé conduisit à une prise de conscience des failles du système mercantiliste mis en place, qui en définitive ne profitait ni à l'industrie française, ni au budget de la colonie (Loisy, 1914: 201). Les cotonnades constituaient le principal poste de dépense en numéraire des consomma­ teurs malgaches et on imagine aisément la difficulté qu'occasionnèrent sur le coût de la vie ces hausses des prix dues aux manipulations douanières, dans un contexte de pénurie de numéraire et de pressuration fiscale. La situation n'était pas la même du point de vue des exportations. Si la part de la France y était importante - à hauteur de 29 % dans les années 1880 -la position de monopole est moins nette que dans les importations au cours de la période 1896-1902. La France était certes la première desti­ nation des produits malgaches, mais 42 % des produits étaient encore exportés vers la Grande-Bretagne et l'Allemagne, qui conservaient de grandes maisons de commerce dans le pays. Sur la période 1903-1911, la part de la France augmenta et atteignit son apogée, plafonnant seulement du fait de la vigueur de la consommation allemande et les législations douanières restrictives en métropole. La proportion des denrées malga­ ches destinées aux marchés non métropolitains se maintint malgré tout à environ 30 % (graphique 3). Dans le domaine des exportations, l'Allemagne gardait un poids consi­ dérable grâce aux réseaux de traitants des compagnies ü'swald et DOAG. L'industrie allemande était en pleine croissance et consommait d'énormes quantités de produits coloniaux, notamment des plantes tanniques, des oléagineux, des latex, des gommes et des peaux. A Madagascar, comme ailleurs en Afrique subsaharienne, les compagnies allemandes étaient très actives non seulement dans leurs colonies, mais dans les territoires des autres puissances. Dans certaines, comme dans la colonie française du Dahomey (Bénin actuel), le commerce d'exportation était en 1910 encore tourné à plus de 70% vers l'étranger, et en premier lieu vers l'Allemagne. Dans la colonie britannique de la Gold Coast, les exportations vers l' Alle­ magne couvraient plus de 50 % des exportations à la même époque.

24. JOM, n° 257,4juin 1897, p. 1942. 118 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

À Madagascar, malgré l'installation des mesures protectionnistes colo­ niales et des frontières, le commerce, pour les exportations, continua à fonctionner à peu près comme avant, en s'appuyant sur les mêmes réseaux marchands (Harding, 2(01). Les compagnies continuèrent leurs opéra­ tions en diversifiant leurs activités, en participant au commerce des produits français, afin d'entrer en bon rapport. Ainsi, la ü'swald et la DüAG continuèrent comme auparavant leur activité de traite, en substi­ tuant à leurs achats des produits français plutôt qu'allemands, autant qu'il leur était possible: des cotonnades de Rouen, des Vosges, du Nord et de Lyon. Les alcools allemands étaient remplacés par des vins français. L'expansion des compagnies allemandes souffrit peu des lois protec­ tionnistes imposées par les Français, dans la mesure où elles importaient essentiellement des produits non allemands, ou des types de produits (machines) qui n'étaient pas ou peu produits en France. La métropole s'était assurée que Madagascar consommerait des produits français, mais leur distribution échappait en grande partie aux commerçants nationaux! Avec la loi du 5 août 1913, les groupes de pression coloniaux parvinrent à faire réviser les rapports commerciaux entre la France et Madagascar. Les produits malgaches bénéficièrent dès lors d'une réduction de taxe à leur arrivée en France, ce qui favorisa les exportations et donc la production malgache.

Une fiscalité de crise. essentiellement agraire

Dès sa naissance, et suivant les principes protectionnistes en vogue depuis les débuts de la Grande Dépression (1873-1896), le dispositif qui avait réglé le développement de la colonie de Madagascar avait été celui de l'autonomie budgétaire, garantie pour la métropole de ne pas avoir à soutenir la charge d'une colonie dispendieuse. La colonie devait s'autofi­ nancer. La franchise sur l'importation des produits français occasionnait pourtant une véritable perte pour le budget du Gouvernement général de Madagascar, qui devait s'assurer des entrées fiscales suffisantes pour rémunérer le personnel, pourvoir aux dépenses des différents budgets et assurer le remboursement des emprunts passés auprès d'organismes métropolitains. Entre 1896 et 1900, du fait de la faible monétarisation de l'île, la taxation sur les exportations aurait pu assurer un important revenu, puisque la plupart des ports étaient contrôlés (graphique 2). Les princi­ pales exportations de Madagascar à l'époque étaient des produits bruts, sans valeur ajoutée. La valeur totale de certaines exportations (comme l'or, le caoutchouc, les peaux et le raphia) prises en charge par des compa­ gnies concessionnaires, excédait le million de francs (graphique 4). Les exportations d'or en particulier atteignaient 10 millions de francs en 1909, sans que l'État ne profite de cette extraction très rémunératrice pour les compagnies concessionnaires. L'absence de taxes sur ces exportations occasionnait un véritable manque à gagner pour la colonie, qui ne pouvait DE L'ÉfAT ROYAL À L'ÉTAT COLONIAL 119 dans ces conditions que se rabattre sur d'autres ressources pour remplir ses caisses. Aux lendemains de la conquête et devant l'impossibilité d'imposer les populations et le commerce dans toute l'île, les autorités françaises déci­ dèrent de maintenir le système du fanompoana en instaurant une durée légale de travail obligatoire et en l'associant à de petites compensations financières". Ce système ne faisait que perpétuer sous un autre nom les principes dufanompoana, l'ancien « service royal» ou « corvée» que les individus libres devaient à leur souverain. De ce point de vue, la fiscalité coloniale était en grande partie héritière de l'État royal (Fremigacci, 1993). Le régime des prestations de travail permit ainsi au gouvernement de mobiliser des contribuables incapables de réunir le numéraire néces­ saire pour s'acquitter d'éventuels impôts. La réalisation d'infrastructures et le portage entre 18% et 1901 furent donc largement pris en charge par les habitants eux-mêmes. Ainsi que pouvait l'affirmer Gallieni: « On doit [aux prestationsl.Je relèvement rapide de ce pays »26. À partir de 1901, suivant la doctrine de «l'impôt moralisateur », les prestations furent abolies et la « taxe personnelle» fut renforcée pour remédier à sa dispari­ tion?". Le développement de la taxe personnelle (capitation), la répression contre le vagabondage, étaient censés promouvoir le salariat dans les villes et les concessions, et développer la monétarisation de l'économie. Le taux d'imposition variait selon les régions, en fonction de leur déve­ loppement économique. La capitation s'élevait à 30 francs à Antananarivo et à JO francs dans le Menabe et le Sud-Est. L'État étendit et unifia progressivement l'impôt en numéraire à l'ensemble de l'île au milieu des années 1900. Mais l'objectif colonial de fonder un modèle fiscal intégralement monétarisé fut rapidement déçu. Dans les provinces, l'impôt rentrait mal, non seulement car la population n'était pas recensée avec précision mais aussi car l'impôt s'avérait souvent trop élevé par rapport aux capacités financières des contribuables, ce qu'avaient relevé de nombreux agents de l'administration, comme le général Pennequin. Entre 1900 et 1903, il fallait environ un mois de travail à un salarié tananarivien pour payer la capitation; dans les provinces les plus pauvres, trois à quatre mois de travail étaient nécessaires pour amasser le numéraire demandé par l'admi­ nistration. Dans le monde rural, l'obligation de réunir du numéraire boos­ tait la collecte de produits bruts destinés à l'exportation, qui enrichissait par contre-coup les compagnies d'exportations coloniales. Cela engen-

25. La durée légale des prestations pouvait, selon les besoins, s'élever jusqu'à 50 jours par an, à 9 heures maximum par jour. Seuls les hommes étaient concernés. Une indemnité de 0,2 francs par jour était allouée. JOM, « arrêté au sujet des prestations des indigènes », 6 nov. 1896. 26. JOM, supp. Corn., « Instructions relatives à la suppression de la prestation indi­ gène »,17 janv. 1901. 27. JOM, «arrêté du 31 décembre 1900, supprimant le régime des prestations et portant augmentation de la taxe personnelle ». 120 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE drait un phénomène d'évitement fiscal qui causait des migrations régio­ nales non négligeables (Jacob, 1987). Même dans les riches régions de l'Imerina, les paysans avaient du mal à réunir les sommes réclamées par les percepteurs de l'administration indigène. Pragmatiquement, le gouver­ nement décida de revenir à une solution intermédiaire, en recourant à de nouvelles prestations de travaux, censés profiter à la collectivité de l'insti­ tution du fokonolona": Dès 1902, les habitants de l'Imerina devaient accomplir les travaux collectifs dans ce cadre. La disposition fut ensuite progressivement étendue à l'ensemble des régions de l'île. En 1905, suite à des détournements bénéficiant à certains colons, les corvées de fokono­ IOM furent encadrées. Tous les Malgaches de statut indigène assujettis à la taxe personnelle devaient s'acquitter des « corvées de jokonolona », La durée des prestations variait selon les années. Elle était déterminée par le Gouvernement général après consultation des chefs de provinces. En pratique les prestations ne devaient pas dépasser 8 jours de travail par an pour des périodes ne pouvant excéder 4 jours consécutifs". Rapidement les urbains et les groupes aisés parvinrent à racheter leurs prestations en numéraire. Cela allait dans le sens de la politique de monétarisation et d'extension du salariat dans la société malgache que poursuivait le gouver­ nement. La question qui demeure est celle de la redistributivité du système fiscal. En somme, peut-on dire que l'impôt au début de la période colo­ niale est une contribution au bien public? À l'examen des budgets de la colonie entre 1897 et 1910 (graphiques 5 et 6), on observe que les recettes dépassent structurellement les dépenses. Les surplus engrangés par l'État sont en fait dus à l'apport d'emprunts passés par la colonie pour la construction des infrastructures dédiées au désenclavement régional (chemin de fer et routes). Dans la structure des recettes de l'État, la part des taxes sur le commerce extérieur reste minime dans cette répartition, du fait du pacte colonial. En revanche, on remarque que la part des taxes pesant directe­ ment sur les Malgaches va s'accroissant. La taxe personnelle devient à partir de 1901 la première source budgétaire, comptant pour pratiquement 50% des revenus de l'État (emprunts exclus). D'autres impôts comme la taxe sur les rizières, sur les maisons et sur les animaux viennent par ailleurs alourdir la charge fiscale pesant sur les ruraux. Les deux principaux postes de dépense de l'État sont le développement des infrastructures (chemin de fer, routes, télégraphe, etc.) et la rémunéra­ tion des fonctionnaires français. Les chemins de fer et les routes sont largement financés sur emprunt, donc en définitive à la charge des Malga­ ches. Les dépenses scolaires et hospitalières sont faibles tandis que le

28. À l'origine porteur d'une identité lignagère, le fokonolona devint un synonyme de collectivité villageoise dans un territoire fokontany , à partir du décret du 9 mars 1902 (Condominas,1961). 29. JOM, « arrêté du 6 mars 1907». DE L' ÉTAT ROYAL À L' ÉtAT CO LONIAL 121

Graphique 5 Principales sources budgétaires de Madagascar (1898-19/0)

50 ------.------.------.------.-.---.------.------.-.---.~---. 7i> ~" 40 ------1 'ë ': 30 ~ ~ 20 o "glO e .... 0 - 1897 1898 1899 1900 1901 1902 1903 1904 1905 1906 1907 1908 1909 1910 OSubventions métropolitaines oEmprunts infrastructure s oAutres recettes o Recettes douanières ElTaxessur le comme rce intérieur (Pate ntes, Uce nces, taxesur la consommation) oFiscalité "agraire"(Rizière, Bœu fs,abattage, etc.) • Taxe ersonnelle

Sources : JOM , Statistiqu es générales de Madagascar, 1905-1909, Comptes définitifs des recettes et des dépenses, 1901-1910 ; compilation de l'auteur.

Graphique 6 Principales dépenses budgétaires de Madagascar (1899-/9/0)

45 7i> 40 c ~ 35 l 30 ;:: 25 1: I.'! 20 8 15 - ~ 10 - I.'! u, 5 ---L...... J--...... - o 1899 1900 1901 1902 1903 1904 1905 1906 1907 1908 1909 1910

• Adm inist ratio n o Police et just ice œEducation et Santé o Inf rastr uctures (rail. rout es, port s) o autre s dépenses EIII Remboursement des emprunts

Sources : JOM ,Statistiques générales de Madagascar, 1905-1907, Comptes définitifs des recettes et des dépenses, 1901-1910 ; compilation de l'auteur. remboursement des différents emprunts passés dès la « Pacification » pour la construction du Chemin de Fer Tananarive-Tamatave grève une partie du budget des dépenses. La pression fiscale pesant sur les contribuables (taxe personnelle, taxe sur les rizières, taxe sur les bœufs et sur la consommation) est donc très 122 MADAGASCAR. D'UNE CRISE L'AUTRE forte. Était-elle plus ou moins forte qu'avant la conquête? Il semble que la réponse varie selon les régions. Certaines provinces, comme le Betsileo connurent une multiplication par 30 de la capitation entre 1896 et 1905 (Jacob, 1987). Dans d'autres, la pression semble avoir baissé relativement. Ajoutons à cela la pérennité dufanompoana qui prélevait de nombreuses journées de travail aux paysans, ce qui pouvait se révéler dramatique en période de récolte (Rajaonah et Sanchez, 2016). Il serait intéressant de déterminer l'évolution du temps de travail par individu dévolu à l'État entre la période royale et la période coloniale. La monétarisation de l'éco­ nomie rend cette comparaison difficile, mais cela permettrait de bien saisir comment fut ressentie l'évolution par les foyers malgaches. En règle générale, la structure des recettes et des dépenses nous montre comment le développement des infrastructures de Madagascar et l'entretien de l'ad­ ministration se fit uniquement avec les ressources, en numéraire ou en bras, des Malgaches, essentiellement ruraux, sans recours à des prélève­ ments sur le commerce extérieur.

Conclusion

Au début du xx" siècle, l'économie malgache apparaît en pleine muta­ tion et singulièrement scindée. Elle opère sa transition entre un modèle non marchand, tributaire et symbolique, et un système de valeur fondé sur le monétaire et l'échange marchand. L'extraversion de l'économie est favorisée à outrance, dans une optique antilibérale, par la conquête fran­ çaise et on assiste à un essor inédit du commerce extérieur (multiplié par 3 en valeur entre 1898 et 1911). Mais cette intégration économique dans un système économique impérial profite essentiellement au secteur industriel métropolitain et au secteur extractif, monopolisé par des entrepreneurs français (or, caoutchouc, etc.). L'essentiel de la production reste pourtant orientée vers l'autoconsommation rurale. Le quasi-monopole de la France, assorti d'une franchise presque totale de taxes sur le commerce extérieur, créé une situation inédite: le budget de l'État colonial doit fonctionner en quasi autarcie, dans une société peu monétarisée. Devant l'impossibilité de taxer le commerce extérieur, l'État renforce la fiscalité sur la produc­ tion et le commerce intérieur. Le recours de l'État colonial au régime des prestations, pourtant opposé en théorie à l'idéologie du développement promue par Gallieni, est pragmatique et répond à l'interdiction par la métropole de taxer le commerce extérieur. Le paradoxe de Madagascar au début de l'époque coloniale est de conserver une partie des cadres de l'ancien État agraire précolonial, en les vidant de leurs symboliques sacrées et tributaires, tout en pratiquant de manière agressive une ouverture de l'économie aux marchés impériaux. Cette situation n'est pas sans produire des effets pervers qui rappellent d'autres périodes de l'histoire de Madagascar. Il est tentant de mettre en DE L'ÉTAT ROYAL À L'ÉTAT COLONIAL 123 relation la politique économique des débuts de la colonisation, frappée par le diktat de l'autonomie budgétaire et coincée dans le carcan des relations colonie-métropole, avec la situation d'autarcie prévalant pendant les périodes récurrentes d'isolement au XIx" siècle. Les périodes d'autarcie, généralement dues aux conflits avec les Européens (règne de Ranava­ lona I'"; conflits franco-malgaches dans les années 1880) voient se mettre en place des dynamiques semblables: repli de l'État sur sa base agraire, usage étendu et massif du fanompoana, enrichissement des oligarchies prédatrices, etc. L'impossibilité pour l'État de tirer des revenus du commerce extérieur le conduit à ponctionner la production et le commerce intérieurs, occasionnant une baisse du niveau de vie des collectivités locales. Pour clore ce chapitre, il est également tentant d'émettre l'hypothèse que l'étranglement fiscal de l'État malgache contemporain, dû en grande partie à une très faible imposition des sociétés et des filières d'extraction (voir Naudet et Rua, chapitre 3 dans cet ouvrage), plonge ses racines dans des pratiques anciennes des oligarchies entrepreneuriales et politiques, en particulier à l'époque coloniale. Il ne s'agit pas donc de culturaliser les difficultés économiques contemporaines, mais bien au contraire de les historiciser. De ce point de vue, il est fort probable que l'économie poli­ tique malgache ne puisse s'envisager sans examiner sérieusement sa genèse, aux périodes royales et coloniales. 124 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

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De la difficulté historique de faire émerger une classe d'entrepreneurs à Madagascar

Jean FREMIGACCI

La problématique du développement a changé radicalement de para­ digme depuis une quarantaine d'années. Les années soixante-dix avaient vu l'apogée du socialisme révolutionnaire tiers-mondiste et de son idéo­ logie, le dépendantisme. Il s'agissait, pour le tiers-monde, de sortir du sous-développement par un combat contre l'impérialisme permettant d'accéder à l'indépendance véritable, l'indépendance économique. L'ins­ trument de la victoire devait être un État fort qui, en établissant son contrôle des secteurs-clés de l'économie, serait chargé de mener la bataille du développement. Telle est la voie dans laquelle s'engagea Madagascar après 1972 et surtout 1975, sous la Ile RépubJique ratsirakienne. Mais très vite la déception fut amère. Une gestion catastrophique mit le pays au bord de la faillite dès 1982, juste au moment où ailleurs le modèle sovié­ tique, attaqué de toutes parts, s'enfonçait dans le discrédit, tandis que le vieux capitalisme libéral, rejetant les tendances sociales-démocrates du keynesianisme, connaissait une nouvelle jeunesse sous Ronald Reagan et Margaret Thatcher aux États-Unis et au Royaume-Uni. À Madagascar, favorisé par la faiblesse des convictions idéologiques de la classe poli­ tique locale, le virage fut brutal. Dès 1984-1985, acceptant 1'« ajustement structurel», le régime passe sous la tutelle de fait du bras armé de la poli­ tique américaine, le EM.I et la Banque mondiale, qui imposent la nouvelle doxa. Dans le cadre d'une libéralisation intégrale de l'économie, il faut confier la charge de la croissance économique à un nouvel acteur, l'entre­ preneur. L'alpha et l'oméga de toute politique économique est désormais le défi suivant: comment favoriser au maximum l'émergence de ces chefs d'entreprise qui seuls pourront faire de Madagascar le nouveau petit dragon de l'Océan indien. Sur le papier, l'ambition n'avait rien d'utopique. À l'époque coloniale, Madagascar faisait figure, plus encore en raison de la qualité de sa popu- 128 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE lation que de la gamme étendue de ses ressources, de colonie tropicale la plus avancée de l'empire français juste après l'Indochine. Gallieni n'avait pas manqué de relever, dans son grand rapport de 1905, un atout majeur du pays, la valeur économique de la population merina: « Autour de Tana­ narive vit un groupement d'un million d'individus au caractère indus­ trieux, à l'esprit éveillé et âpres au gain, que la nature a placés dans un isolement opposé à leur désir d'expansion. Dans ce noyau de population, nous trouverons les meilleurs auxiliaires du développement économique et social de la région littorale» (Gallieni, 1905). La suite du xx" siècle devait fournir nombre d'exemples de réussites individuelles malgaches sur lesquelles je reviendrai. Je me contenterai ici d'en citer une exception­ nelle, mais non unique, celle de Bernard Ramanantsoa. Professeur de stra­ tégie d'entreprise à l'École des Hautes Études Commerciales (HEC), il prit en mains la direction de l'école en 1995.jusqu'à sa retraite en 2015, après en avoir fait l'établissement qui chaque année rivalise avec la London School of Economies pour la première place des grandes écoles de commerce en Europe. Mais une objection surgit immédiatement. Ces réussites restent indivi­ duelles, elles n'ont jamais pu déboucher sur la formation, à Madagascar même, d'une bourgeoisie d'affaires nettement distincte de la bourgeoisie administrative et de la classe politique locale. Le problème ne se situe pas au niveau des individus, il est social et politique. Et plonge ses racines dans le passé le plus lointain.

Le legs des siècles obscurs

On sait, depuis Braudel, que les structures mentales qui fondent la culture économique d'une société sont bien plus anciennes et d'évolution plus lente que celles qui déterminent sa culture politique. Dans le cas de Madagascar, si l'on veut comprendre pourquoi les sociétés malgaches ne sont pas parvenues à se donner une théorie de la production, il me paraît nécessaire de remonter aux origines et de dégager le problème ancien des relations des Malgaches avec leur espace. Hubert Deschamps, pour quali­ fier les conditions de peuplement de la Grande Île, a parlé d'une « robin­ sonade >>,l'aventure d'une poignée de migrants dans un immense espace vierge, qui y développèrent une «civilisation robinsonienne »! (Des­ champs, 1960, p. 315). Il pointait ainsi implicitement un fait de base: dans le conflit de l'homme et de la nature, c'est celle-ci qui l'a emporté, par sa générosité même, pendant la période dite des Vazimba, qui couvre au moins une quinzaine de siècles, soit les trois-quarts de la présence des

1. Deschamps fait même durer la robinsonade, c'est-à-dire l'économie de cueillette, jusqu'en 1895! DE LA DIFFICULTÉ HISTORIQUE DE FAIRE ÉMERGER... 129 hommes à Madagascar. Contrairement à ce qu'on a pu croire jadis, ces Vazimba n'étaient nullement des primitifs issus d'un soi-disant «substrat bantou ». C'étaient bien les descendants des premiers arrivants d'Austro­ nésie (l'Indonésie actuelle). Mais, trop peu nombreux pour relever le défi aussi bien des opportunités que des obstacles de leur nouvel espace, ils ont été victimes d'un processus d'« ensauvagement », au point d'être effectivement considérés comme des sauvages par les dernières vagues d'arrivants aux XIVe-XVe siècles. Même si cet ensauvagement a été très relatif, dans la mesure où ils ont légué à leurs successeurs nombre d'élé­ ments de culture austronésienne. Madagascar est loin d'être un cas unique d'une telle évolution. Le sinologue Owen Lattimore-, dans le cas de la relation entre les Chinois et les Mongols, a montré comment les seconds s'étaient différenciés des premiers suivant un processus par lequel «la civilisation a été mère de barbarie ». Bien après les Vazimba, l'espace malgache a vu de telles différenciations, dans un espace nouveau, de groupes donnant une priorité absolue à leur liberté, quitte à sacrifier leurs anciennes conditions d'existence. Les rudes Antandroy du bush de l'ex­ trême-sud n'étaient pas plus des hommes préhistoriques comme le croyait Lyautey' (Lyautey, 1902) que les chasseurs-cueilleurs Mikea ne sont des pygmées archaïques comme le croient encore nombre de leurs concitoyens (Dina et Hoerner, 1976)4. C'étaient et ce sont toujours des Malgaches comme les autres. Il y a à peine deux siècles, l'ethnie des Zafimaniry, « paresseux et sauvages» aux dires de l'administration coloniale, est née de groupes de Betsileo fuyant la conquête merina et qui, dans leur migra­ tion vers la forêt, ont régressé de la riziculture permanente irriguée à la culture sur brûlis (Coulaud, 1973)5. Ces quinze, peut-être vingt, siècles obscurs ont légué deux données récurrentes de l'histoire économique de Madagascar. La première est l'ab­ sence persistante d'une théorie de la production. L'activité économique

2. Owen Lattimore (1900-1989) est un théoricien marquant de la relation dialectique entre les sociétés humaines et leur environnement, notamment dans son ouvrage majeur lnner Asian frontiers of China, publié en 1940 par l'American Geographical Society et maintes fois réédité depuis. 3. Pour Lyautey, le voyage dans l'espace malgache, des Hautes-Terres vers le sud, est une remontée dans le temps: « Enfin, à l'extrême-sud, chez les Antandroy, nous sommes aux âges préhistoriques. Là, l'organisation sociale la plus rudimentaire: aucun indice de civilisation ... ». En fait, les Antandroy ont pour origine des clans malgaches du sud-est qui ont fui dans le bush du sud au xv--xvr' siècle devant la diffusion de l'institution monar­ chique pour conserver leur organisation lignagère. 4. En réalité, les Mikea ne se différencient que par leur genre de vie de leurs voisins Masikoro. 5. Coulaud (D), op.cit., p.87, jugement de 1904: « Ignorants, sales, paresseux et sauvages, les Zafimaniry sont de tous nos administrés les plus arriérés. Rebelles à tout travail suivi et volontaire... ils ne témoignent quelque intelligence que dans la fuite et ne savent que faire le vide devant les vazaha [les Européens] ». alors qu'au même moment Lyautey fait l'éloge de leurs cousins Betsileo, qu'il compare à nos paysans d'Ancien Régime pour leur organisation de l'espace rural. 130 MADAGASCAR,D'UNE CRISE L'AUTRE est perçue comme étant essentiellement un prélèvement sur un capital naturel ou, à une époque ultérieure, humain. L'idée que la production résulte d'une combinaison de facteurs dans laquelle l'investissement est déterminant est restée très ponctuelle et épisodique. En 1972, quand il s'est agi de traduire le mot « capitaliste », on a choisi « mpangoro­ karena », « celui qui accumule des richesses ». Le profit, dont la fonction économique comme base de l'investissement n'est pas perçue, ne se distingue donc pas de la rente. À la même époque, on pouvait entendre un économiste universitaire malgache expliquer que, pour se développer, il fallait un capital, mais que les Français étaient partis avec... Une explica­ tion qui d'ailleurs coexistait contradictoirement avec ce qu'on peut appeler le paradoxe issu du déséquilibre ancien entre la nature et l'homme à Madagascar. Les Malgaches sont persuadés qu'ils possèdent un pays très riche, ce qui n'est pas tout à fait le cas, car la mise en œuvre du potentiel de l'île, très réel par ailleurs, exigerait de très importants investissements, que ce soit dans les infrastrucures de transport, dans le domaine des travaux d'hydraulique agricole ou dans celui de l'exploitation minière. Mais ils n'ont aucune confiance en eux-mêmes et dans leur avenir face à la puissance d'une nature qui leur impose son immuable et désespérante éternité. Plus précisément, l'espace malgache a favorisé une différencia­ tion très poussée des populations, que les conditions historiques des cinq derniers siècles sont venues aggraver en y ajoutant une différenciation sociale et politique, qui a débouché sur une opposition irrémédiable jusqu'ici entre les masses, rurales et urbaines, et le fanjakana, terme qui en Malgache recouvre à la fois le gouvernement, l'administration et la classe dirigeante. La conscience de ce fossé est la raison principale, mais inavouée, de l'émigration des élites merina vers l'Europe. L'autre donnée ancienne appelée à perdurer est aussi inquiétante. Il s'agit de la tendance récurrente à la régression qui frappe le pays. L'époque des Vazimba, écrit Pierre Boiteau, est celle de la société sans classes (Boiteau, 1974). Ce qui signifie que, en se dispersant dans l'île, les petits groupes de migrants ont abandonné leur formation sociale originelle, ils se sont désocialisés, apparaissant ainsi comme des primitifs aux yeux des nouveaux arrivants, jusqu'aux dernières vagues qui ont fait entrer Mada­ gascar dans l'histoire, les Zafiraminia du XIVe siècle et les Kazimambo du xv" siècle dans le sud-est; époque également où les derniers arri vés d'Asie montent sur les Hautes-Terres pour s'établir dans le pays que leur roi Ralambo, au XVIe siècle, va appeler l'lmerina, « le pays d'où l'on voit au loin ». qui donne son nom à sa population, les (Anti)merina. C'est sans doute la constante d'un trop petit nombre d'hommes face à un espace à la fois nouveau et vaste qui explique la fréquence des régressions. Les Vazimba pouvaient se contenter de la culture sur brûlis et oublier la dure discipline de la rizière inondée. Ils avaient oublié de même le pénible travail du fer des Austronésiens, d'où leur défaite face au premier roi de la dynastie andriana, Andriamanelo, dont les sujets avaient réintroduit la métallurgie asiatique (Callet, 1908). Mais cette même métallurgie devait à DE LADIFFICULTÉ HISTORIQUE DE FAIRE ÉMERGER... 131 son tour régresser par la suite. Au début du xx" siècle, le travail des forge­ rons de la bordure orientale de l'Imerina et du Betsileo apparaît très infé­ rieur à celui des forgerons que Nicolas Mayeur avait observé à la fin du XVIIIe siècle (Mayeur, 1913; Fremigacci, 2014a, p.382). De même, on relèverait un déclin analogue dans la qualité du travail des textiles (Heur­ tebize et Rakotoarisoa, 1974). La menace de blocage et de stérilisation s'est étendue même au domaine culturel. Chez les arrivants islamisés du xv" siècle dans le sud-est, l'islam s'est dégradé en pratiques divinatoires et ésotériques, l'astronomie en astrologie, les croyances laissant la place à de simples pratiques sociales et à des interdits touchant les mœurs. Évolution hâtée par le malthusianisme des Katibo antemoro réservant à des happy few leur science des Sorabe (textes arabico-malgaches) au point d'en risquer la disparition. On ne peut s'empêcher de penser que Madagascar est, depuis un temps immémorial, le pays des occasions manquées. Certes les Malga­ ches ne sont plus des Vazimba, les nouveautés se sont succédées, 1'histoire a avancé. Mais ses grandes périodes successives depuis cinq siècles n'ont fait que confirmer, voire renforcer, sous de nouvelles formes, les données structurelles antérieures.

De l'âge des royaumes (xv'-xvur' siècles) au Royaume de Madagascar (XIX e siècle)

Le tournant des XIVe-XVe siècles va inaugurer une nouvelle époque fondatrice, celle des royaumes, qui s'étend sur trois siècles. C'est aussi, en liaison avec l'institution monarchique, le moment de la formation des grandes ethnies, Sakalava, Merina, Betsimisaraka, dont il convient de souligner le caractère originellement daté et politique, qui éclaire la spéci­ ficité, par rapport à l'Afrique, du problème ethnique à Madagascar, appa­ remment paradoxal si l'on considère les très forts éléments d'unité linguis­ tique et culturels du pays. Pour notre propos, deux innovations majeures ont entraîné des consé­ quences qui pèsent encore sur le présent. La première est la mise en place de sociétés très strictement hiérarchisées. Le modèle le plus achevé aujourd'hui en est certainement la société Antemoro, la plus proche du modèle indien de l'homo hierarchicus (Dumont, 1971) la seule à compter en particulier un groupe social « impur» de parias, les Antevolo. Ailleurs, le terme de groupe statutaire est plus juste que celui de « caste ». Dans le royaume Matacassi de la région de Fort-Dauphin, Flacourt nous décrit ainsi, au milieu du XVIIe siècle, une société qui oppose les « Blancs» (en fait des Malais au teint clair) aux « Noirs», les premiers, détenteurs de l'idéologie politique et religieuse, exerçant un pouvoir que leur délèguent les seconds, qui restent les maîtres du sol (Flacourt, 1995). Déjà, par 132 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUfRE certains côtés, une situation coloniale. Mais la formation sociale la plus représentative de la période est le royaume Sakalava qui, de son berceau du Menabe, va essaimer par segmentation du lignage royal Maroserana, les branches cadettes remontant vers le nord pour fonder les royaumes du Boina et ceux du nord sous les dynasties Bemihisatra et Bemazava. Or ce modèle sakalava est fondamentalement prédateur. Évitant le bush du sud difficilement combustible, il a recouvert les régions de la façade occidentale de l'île où l'homme a pu se débarrasser par l'incendie de la forêt claire de l'ouest pour y développer l'élevage d'immenses troupeaux de bœufs, base plus encore symbolique qu'économique du lignage royal Maroserana et des lignages aristocratiques qui lui étaient associés (Lombard, 1988). L'extension des pâturages de cette période suggère une analogie avec l'Angleterre de l'époque et ses «moutons mangeurs d'hommes ». Ici aussi l'extension de l'élevage a nécessairement limité l'agriculture et entretenu le sous-peuplement, qui par ailleurs a été main­ tenu par une autre pratique prédatrice, la razzia d'esclaves. Car ce n'est pas le bétail qui fournit la contrepartie des biens de prestige et surtout des armes que les monarques se procurent auprès des trafiquants européens qui fréquentent la côte ouest. La contrepartie, ce sont les esclaves que les Saka­ lava vont raflerjusque sur les marges de l'Imerina. Le modèle sakalava est ainsi condamné à s'étendre sans cesse par la razzia et la guerre. Après la consommation du capital naturel de l'époque précédente, on en arrive maintenant à la consommation du capital humain. D'où un sous-peuple­ ment persistant, déjà désigné comme facteur principal des régressions récurrentes. Ainsi, selon certaines estimations, la population du royaume du Menabe aux XVIIe-XVIIIe siècles n'aurait pas dépassé 50000 habitants. Et dans un tel système, la notion de société et d'activités urbaines ne peut apparaître, sinon dans de petites enclaves étrangères toujours menacées d'être pillées comme l'île d'Antsoheribory dans la baie de Boina, ou, après 1750, Majunga, au débouché de la vallée de la Betsiboka. Ce modèle Sakalava a longtemps fâcheusement influencé l'Imerina. Pour l'anthropologue Maurice Bloch, l'insécurité régnante aurait été à l'origine de l'émergence d'une féodalité d'Andriana batailleurs retranchés sur les hauteurs, à la fois protecteurs et menace permanente pour les communautés paysannes Hova des vallées (Bloch, 1982), dans un contexte de guerres locales incessantes chargées d'alimenter la razzia et l'exporta­ tion des esclaves. D'où la seconde grande innovation du XVIIIe siècle. Face au danger, ces communautés ont résisté en consolidant l'institution du foko, réputé rassembler les membres d'un même lignage, descendants d'un même ancêtre plus ou moins mythique, soudés par la parenté et surtout enracinés solidement dans un terroir. Une stricte endogamie sur un territoire bien délimité a ainsi généré une primauté absolue des valeurs collectives, mais aussi très concrètes et circonscrites, dufihavanana et du tanindrazana (Fremigacci, 2014b, p.125-142). Ces valeurs trouvent leur expression et leur dimension religieuse dans l'importance toute nouvelle donnée alors aux tombeaux Iignagers. Ainsi constitué, le foko est une unité DE LA DIFACULTÉ HISTORIQUE DE FAIRE ÉMERGER... 133 de résistance sur laquelle la menace extérieure se brise. Pour la collecti­ vité villageoise, pas une tête ne doit dépasser du groupe, qui reste insaisis­ sable, les véritables détenteurs du pouvoir restant dans l'ombre. Mais ceci au prix d'un contrôle social rigoureux des individus, auxquels l'idéologie du groupe impose un strict conformisme au nom de la fidélité proclamée aux ancêtres. Comme professeur de lycée à Tananarive dans les années 1965-1969,j'ai pu encore en mesurer les effets en constatant l'absence de compétition entre les élèves d'une classe: être premier, c'était se distin­ guer et se désigner à la vindicte du groupe ! Le génie d'un , le réunificateur de l'Imerina (1787-1810), sera de savoir passer un compromis avec ces communautés paysannes. Pour cela, il énonce un principe: un bon souverain « ne mange pas ses sujets », il ne les réduit pas en esclavage pour les vendre. Il réor­ ganise socialement l'Imerina par une territorialisation des groupes statu­ taires «en damier» (Raison, 1984)6 qui place les Andriana sous la surveillance des grands foko Hova. Mais cette restructuration grandiose de l'espace social avait son talon d'Achille, sa conception de la ville, très différente de celle de l'Occident médiéval jouissant de « libertés». En application des règles d'une cosmogonie très ancienne, Tananarive, rede­ venue capitale, doit être le modèle réduit, la carte en réduction de l'Irne­ rina. Donc une ville cloisonnée, fermée, sous la domination stricte du souverain et des groupes statutaires au sommet de la hiérarchie sociale, qui ne laisse guère de place à une bourgeoisie et à ses capacités d'initia­ tive. À cet égard, il y a une analogie profonde, et qui ne doit rien au hasard, entre ce statut de Tananarive, répliqué un peu plus tard à Fiana­ rantsoa, et celui de la ville chinoise conceptualisé par Max Weber comme milieu étouffant pour la liberté d'entreprendre (Weber, 1921). Ce règne d'Andrianampoinimerina est cependant un moment exceptionnel dans l'histoire de Madagascar. Car ce souverain a eu au plus haut point le sens de la nécessité d'une agriculture intensive qui permettrait de vaincre la malédiction du sous-peuplement. L'lmerina lui doit l'extension d'une seconde récolte de riz dans l'année, celle du vary aloha, rendue possible grâce à de grands travaux d'hydraulique agricole qui font penser à une expérience de « despotisme asiatique» sur le modèle impérial chinois. Il faut y ajouter une politique de développement des marchés ruraux, les tsena, amorce d'une économie d'échanges qui voit se développer une classe de commerçants hova qui donne ses conseillers au souverain. Le règne de Radama 1er (1810-1828), avec son ouverture sur la mer et l'étranger, l'arrêt de la traite et l'arrivée des missionnaires britanniques porteurs de techniques nouvelles et d'un projet de petite révolution indus­ trielle dans les années 1820, semblait devoir prolonger l'évolution si posi­ tive du règne de son père. Mais un dérapage catastrophique va se produire à partir des années 1830.

6. Raison (J.- P.), op. cit, t. l, p. 105: carte de la répartition des groupes andriana et hova dans l'Avaradrano, le toko (district) nord-est dominant de l'Imerina. 134 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUfRE

Le royaume de Madagascar reconnu par les Anglais dès 1817 a payé très cher l'absence d'une règle de succession désignant un héritier légi­ time du trône. Andrianampoinimerina puis Radama avaient essayé d'im­ poser un principe unificateur monarchique. Mais ce principe vint se briser sur celui de la parenté qui reconnaît la légitimité royale à un lignage déten­ teur du hasina (le fluide sacré) et non à un individu précis (Razafiarison, 2014). L'hécatombe familiale qui suit la mort de Radama 1er et porte au trône Ranavalona 1ère aboutit en fait à transmettre le pouvoir à l'oligarchie militaire des manamboninahitra, les « honneurs », grands officiers d'ori­ gine variée, hova, andriana et même mainty (« noirs» au statut de rotu­ riers libres), dominée par l'un des grands clans hova Tsimiamboholahy du nord-est de l'Imerina, celui des Andafiavaratra, dont le représentant le plus célèbre fut le Premier ministre Rainilaiarivony, époux de trois reines successives et autocrate de Madagascar de 1864 à 1895. Or ce nouveau pouvoir va rater l'occasion de promouvoir une révolution Meiji sur ce modèle japonais dont un intellectuel malgache, le Dr Rajaonah, rêvait pour son pays dès 1889. En fait, derrière des réformes apparentes d'un modernisme chargé de tromper l'Occident, c'est le vieux modèle préda­ teur qui est repris, sur une plus grande échelle que jamais. Les expéditions militaires en direction des côtes ramènent sur les Hautes-Terres, dont la paysannerie est saignée à blanc par la conscription et par la corvée, une masse d'esclaves telle que, selon une estimation (Chapus, 1925), ils en arri veront à former 60 % de la population de l' Imerina à la veille de la conquête française. L'économie de l'État royal du XIXe siècle n'est donc qu'un modèle sakalava modernisé dans lequel, plus que jamais, la richesse est liée à la détention du pouvoir. Les esclaves restent sur place au lieu d'être exportés, Madagascar en devient même importateur. Ils sont remplacés dans la vente aux Mascareignes par les troupeaux de zébus dont l'exportation est gérée par les Komandy, les gouverneurs des centres côtiers. Ces fonctionnaires constituent un réseau commercial détenteur d'un monopole des relations avec les traitants étrangers, tandis qu'à l'in­ térieur, le développement d'une économie marchande est bloqué par le refus, sous prétexte d'empêcher une invasion étrangère, de créer une infrastructure de transports. Aucune place n'est donc laissée à l'initiative d'entrepreneurs malgaches individuels. Le système est verrouillé par ailleurs par une idéologie qui fait du souverain le maître absolu non seulement de la terre et des hommes, mais aussi du temps et de l'espace. Ces derniers ne sont pas une réaJité exté­ rieure à l'homme que l'on peut maîtriser par un calcul et une mesure objectifs. Ils sont qualitatifs et politiques, les clercs royaux, mpanandro chargés du calendrier ou devins mpisikidy, affectent les moments et les lieux d'une valence positive ou négative, favorable ou défavorable à une action humaine. Le début d'une année nouvelle relevait ainsi d'une déci­ sion souveraine, et il pouvait fluctuer en raison de la non-concordance entre l'année solaire et le calendrier lunaire malgache d'origine arabe. Le monde rural, lui, avait de bonnes raisons de rester fidèle à son caJendrier DE LA DIFFICULTÉ HISTORIQUE DE FAIRE ÉMERGER... 135 solaire d'origine indienne. Or il faut rappeler que pour le grand historien de la révolution industrielle David Landes, l'invention la plus décisive, celle qui a permis le développement et l'avance de l'Occident, est l'hor­ loge (Landes, 2001). Sur ce plan, Madagascar est toujours, culturelle­ ment, dans l'ère pré-galiléenne. Le temps ne suit pas une progression linéaire et mathématiquement prévisible, il est circulaire et répétitif, donc immobile. D'où le thème rebattu et poussé à outrance du discours colo­ nial opposant l'immobilisme malgache à l'esprit de progrès occidental? Difficîle, dans un tel contexte, pour un entrepreneur malgache, de bâtir un projet d'investissement à moyen ou long terme. Par contre, on a vu un ministre des Finances déclarer en 1982 devant l'Assemblée nationale populaire « On planifie au jour le jour ». Depuis une quarantaine d'an­ nées, le calendrier universitaire, fixé chaque année par une décision du pouvoir politique, réserve des surprises. Il est arrivé que le terme d'une année soit fixé avant que l'on sache quand elle commencerait. La rentrée de l'année 2013-2014 s'est faite le premier mai 2014. L'année 2014­ 2015, le premier semestre s'est achevé en juillet et le second devait se terminer en décembre ...

L'ère coloniale et post-coloniale

On aurait pu penser que la conquête coloniale allait enfin ouvrir un vaste champ à l'esprit d'entreprise. Il n'en fut rien, et ceci, de manière inattendue, non seulement pour les Malgaches, mais aussi pour les colons eux-mêmes, qui dans ce cas précis se sont acculturés aux us et coutumes locaux. Trois données structurelles de l'ère coloniale, principalement, expliquent un tel blocage. La première est que, sous la supervision tatillonne d'une administra­ tion dont l'interventionnisme multiforme garantissait la prépondérance des intérêts métropolitains, l'économie était entièrement dominée par le commerce de traite aux mains de trois compagnies essentiellement, la CMM (Compagnie Marseillaise de Madagascar), la CLM (Compagnie Lyonnaise de Madagascar) et la SICE (Société industrielle et commerciale de l'Émyme) fonctionnant comme les vieilles compagnies à charte de l'âge du mercantilisme. Le pacte colonial, perpétué par l'imposition à Madagascar dès 1897 du très protectionniste tarif douanier Méline de 1892, vouait le pays à l'exportation de produits bruts et à l'importation de produits fabriqués (voir Samuel Sanchez, chapitre 4 dans cet ouvrage).

7. Bulletin économique de Madagascar, 1er trimestre 1923, chez les Tsimihety et Betsimisaraka de Maroantsetra, par Charles Poirier, Chef de province: « Les générations nouvelles ressemblent aux générations anciennes, modelées sur le passé. Tsimihety et Betsimisaraka s'y attardent, ce ne sont pas des vivants, mais des fossiles ... » 136 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Mais le protectionnisme français n'explique pas seul l'absence d'indus­ trialisation. Tout comme les époques antérieures, la colonisation s'est caractérisée par une déficience rédhibitoire des investissements qui a engendré un cercle vicieux qui s'est perpétué jusqu'à nos jours. Faute d'investisse­ ments dans les infrastructures (transports, énergie), les investissements productifs sont restés faibles, l'économie peu compétitive et enlisée dans la médiocrité. Le concept colonial de « mise en valeur» ignore toujours, pour l'essentiel, la sphère de la production abandonnée aux autochtones (Sarraut, 1923). La compagnie de traite la plus rentable, la CMM, était celle à qui son fondateur, Louis Besson, avait imposé une règle impéra­ tive: il ne fallait faire que du commerce et rien d'autre. Elle put ainsi conserver un taux de profit élevé, puisqu'il se rapportait à des investisse­ ments très faibles. Sa grande rivale, la CLM, en tentant d'investir dans le secteur minier (or, graphite), ne rencontra que des déboires. Nous avons affaire là à un mercantilisme attardé, et non à la mise en place d'un capita­ lisme. Facteur aggravant pour les Malgaches, la base indispensable de ce mercantilisme était constituée par des minorités commerçantes étrangères, Indiens de la façade occidentale de l'île, Chinois de la façade orientale, base de la pyramide de la traite comme collecteurs de produits exportables et distributeurs de produits importés. Organisés en « congrégations» par l'administration et soumis à une « taxe sur les Asiatiques», ils offraient plus de garanties économiques et politiques que les commerçants locaux, et étaient en même temps les boucs-émissaires commodes, pour le coloni­ sateur, d'une pratique économique toujours fondée, comme par le passé, sur la délinquance et le pillage des ressources du pays. Groupe tampon entre le pouvoir et la population malgache, ils faisaient largement barrage à l'émergence d'une bourgeoisie d'affaires locale. Les crises successives n'ont depuis nullement entamé leur prépondérance, au contraire. Dans son classement récent des grandes fortunes de l'Afrique francophone, la revue Forbes Afrique de novembre 2015, place, pour Madagascar, loin en tête aux trois premières places, trois hommes d'affaires indiens, qui apparais­ sent notamment comme les grands bénéficiaires de la privatisation de certains secteurs tels que celui de l'énergie. Traditionnellement, le grand patronat indien sait prospérer et se mettre à l'abri de la xénophobie anti­ indienne grâce à ses liens avec le pouvoir (Lavrard-Meyer, 20 15)8 et à la constitution, par le réinvestissement des profits faits à Madagascar, de nouvelles bases économiques solides dans les Mascareignes et en France. Un second blocage mis en place durant cette période est le modèle de comportement économique des colons. Il n'y a eu que très peu d'entrepre­ neurs véritables parmi eux. Il est intéressant de noter que la poignée de pionniers que l'on peut relever au début de la colonisation soit ont échoué assez rapidement, soit n'ont pas eu de successeurs. Il n'y a pas eu, sauf

8. Lavrard-Meyer (2015), op.cit. p.455: le conglomérat Sipromad d'Ylias Akbaraly, première fortune de Madagascar, était très lié aux intérêts de la famille Ratsiraka. DE LA DIffiCULTÉ HISTORIQUE DE FAIRE ÉMERGER... 137 exception comme les De Heaulme dans l'Androy, de dynasties de grands colons à Madagascar. La seconde génération coloniale a déserté la brousse pour la ville et y a vécu de rentes immobilières ou commerciales. Le prin­ cipal type de colon à Madagascar est un petit colon dépourvu au départ de capitaux comme de compétences techniques. Certains d'entre eux, essen­ tiellement des métropolitains, parviendront à force de persévérance, à acquérir une honnête aisance et à s'élever à la condition de notable local, quelquefois même au statut d'homme fort de leur province. À Mada­ gascar, le gros colon, quand il n'est pas un notable tananarivien qui jouit des faveurs du pouvoir, est ainsi, le plus souvent, un petit colon qui a réussi, dont il garde l'idéologie archaïque. Tel l'homme fort de Mananjary pendant des décennies, Jules Venot, ou le « roi du tabac» dans l'ouest, Rossignol, ex-adjoint des services civils démissionnaire qui, parti de rien en 1932, fait travailler quelque 750 métayers sur ses concessions dans les années 1950. Mais la pratique économique est toujours archaïque, on est loin du modèle de l'entrepreneur de l'âge du capitalisme. Et la grande majorité des colons restent ce qu'ils étaient, des Poor Whites qui avaient fui les Mascareignes en crise avec le rêve féodal de recréer à Madagascar l'économie de plantation esclavagiste qui avait disparu dans leur île d'ori­ gine. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, ils ne peuvent survivre que grâce à un statut de privilégié que leur octroie le pouvoir, qui se matéria­ lise par l'octroi de concessions foncières à peu près gratuites, par la livraison de main-d'œuvre réquisitionnée par la pression administrative et par l'accès privilégié, voire réservé, à certaines activités comme l'exploi­ tation de l'or et de la forêt, la vente d'alcool ou le droit de soumissionner aux marchés des Travaux Publics. Ce qui permet ainsi à un même indi­ vidu d'être successivement ou à la fois exploitant minier, planteur, com­ merçant, entrepreneur et même fonctionnaire. Mais rien n'y fait, la plupart tombent dans une pauvreté qui fait qu'on les qualifie de « Marécageux» dans les années 1930, condamnés à une existence « un peu madrépo­ rique »9. Ce modèle faiblement productif et gaspilleur, qui ignore bien entendu l'investissement, fonctionne dans des conditions de délinquance permanente, car le privilège suprême des colons c'est de pouvoir violer impunément la règlementation proliférante édictée par le pouvoir, qui paralyse ceux qui ne peuvent pas la transgresser. Ce modèle aux antipodes de celui décrit par Schumpeter n'a certes pas fixé une norme pour la période de l'indépendance après 1960, mais il a pesé sur elle malgré tout. Car d'une part il a perpétué, comme l'État royal avant lui, une tradition d'économie de pillage des ressources et d'exploitation des hommes des époques antérieures; et d'autre part il a suscité une résistance passive constante des populations, finalement beaucoup plus efficace que la révolte ouverte de 1947, qui a ancré solidement les communautés pay-

9. Fremigacci (2014a), op. cit., chap.16, p.552, lettre du Chef de Province de Tama­ tave en 1948: « Beaucoup de planteurs menaient avant 1947 dans le calme une vie un peu végétative, un peu madréporique, se contentant de ressources faibles ... c'était une exis­ tence un peu en veilleuse qui suffisait à des destins bornés... » 138 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE sannes dans une hostilité irrémédiable à la modernité et à toute entreprise imposées de l'extérieur, toujours perçues comme oppressives et sources de malheur. Ce qui nous amène au troisième facteur de blocage, qui concerne la société malgache. Celle-ci, sous la colonisation, s'est figée dans ses cadres anciens et a accentué son caractère de société fermée. En Imerina, la hiérarchie des sept «castes» Andriana, comme l'a montré Jean-Pierre Domenichini (1978 et 1994), était auparavant évolutive, se renouvelant par le haut tandis que le bas glissait vers la roture Hova. Mais après l'abo­ lition de la monarchie qui régentait le système, celui-ci s'est figé, et des Zanakandriana aux Zanadralambo, la hiérarchie a été fixée une fois pour toutes. L'esclavage a été aboli mais les anciens esclaves ont continué à être désignés comme Andevo, comme assignés à un groupe statutaire. Et un processus de racialisation des groupes (dont on peut se rendre compte en regardant l'iconographie de l'Histoire de Madagascar d'Hubert Deschamps) a accentué les cloisonnements, en assimilant notamment les Mainty aux descendants des esclaves affranchis andevo. Désignés comme Tanindrana ou Tambany, les populations côtières ont été victimes de la même dépréciation. Là aussi, le processus de l'ethnisation enferme les populations derrière le cloisonnement de frontières administratives dans une nomenclature arbitraire des ethnies. C'est le «Madagascar des 18 tribus» (pourquoi pas 15, ou 25 ?), vision que les Malgaches ont inté­ riorisée'", alors qu'elle constitue un obstacle majeur à l'émergence d'une conscience nationale, condition nécessaire, comme dans l'Europe du XIXe siècle, de la formation d'un marché national, champ d'action ouvert à l'initiative de nouveaux «bourgeois conquérants» comme ceux décrits par Charles Morazé (1957). Or, dans cette société figée dans ses cadres traditionnels, une donnée favorable au départ à l'émergence d'une élite économique moderne s'est révélée être au contraire un facteur de blocage. À Madagascar, l'élite nouvelle est sortie presque entièrement des anciens groupes statutaires dominants, les Andriana de l'Imerina essentiellement. Elle a donc repris leur vision du monde, et d'abord la conviction du rôle décisif de l'État dans la règlementation et la gestion de l'économie, et au-delà, le contrôle de la vie sociale, d'autant plus aisément que l'État colonial se montrait le digne continuateur de l'État royal. D'où le poids d'une bourgeoisie administra­ tive, vraie «noblesse d'Etat» (Bourdieu, 1989) incluant même le secteur qui en France forme les professions libérales, comme les professions médi­ cales ou juridiques. Au départ, il s'agit toujours de fonctionnaires. Tout au long de la période coloniale, la fonction publique subalterne n'a cessé d'alimenter en employés de toutes sortes le secteur privé colonial, mais, même cadres, toujours placés en sous-ordre. La 1ère République (1960-

10. Le drapeau des nationalistes du MDRM en 1947 porte 18 étoiles, le CSR (Conseil Suprême de la Révolution) de 1975 compte 18 membres, un par « tribu ». On mesurera l'arbitraire de ce chiffre de 18 au fait que l'une des principales «tribus» qui se soulèvent en avril 1947, celle des Zafisoro, ne figure même pas dans la liste. DE LA DIFFICULTÉ HISTORIQUE DE FAIRE ÉMERGER... 139

1972) devait pour l'essentiel conserver la structure économique coloniale. En 1969, suivant une enquête de l'Institut d'émission, sur 528 entreprises de quelque importance, près de 90% étaient étrangères, réalisant 94,5 % du chiffre d'affaires total et 96% des profits (Pourcet, 1982). Le poids des entrepreneurs malgaches était donc toujours très faible. Faute d'une bourgeoisie d'affaires nationale, c'est donc l'État qui a dû se charger de conquérir la «seconde indépendance ». Après 1972, le nouveau régime malgache n'a pas eu beaucoup de mal à y parvenir: il suffisait pour cela de malgachiser les structures concentrées héritées de la colonisation, en lançant un programme étendu de nationalisations touchant même le cinéma! La Compagnie Marseillaise devient la ROSa, la Lyon­ naise devient la SOMACOOlS, mais gardent exactement les mêmes modalités de fonctionnement vis-à-vis de la population. En fait, le socia­ lisme ratsirakien sous la Ile République (1975-1992) est toujours l'héritier de l'idéologie et de la tradition royales du XIx<' siècle. Sa Haute adminis­ tration, nouveau visage de l'oligarchie dominante, est bien dans la ligne des Manamboninahitra de la monarchie merina. Les Hauts fonctionnaires qui avaient en mains le ministère des Finances ne venaient-ils pas pour nombre d'entre eux d'un même clan de grands Hova de l'Avaradrano, le teraka (lignage) Rainizafimanga ? Comme jadis, c'est la détention du pouvoir qui donne accès à la fortune. Certes cette oligarchie doit composer avec les minorités étrangères, Indiens et Chinois, toujours indispensables au fonctionnement du système et plus puissants que jamais en raison de leur expertise dans le maniement de la corruption". Mais elle sait faire barrage à des concurrents locaux un peu trop dynamiques comme l'illustre l'affaire CORal en 1976. Ce groupe commercial français venait de connaître une expansion très rapide depuis 1974 en profitant de la médiocrité de gestion des ex-compagnies de traite nationalisées. Devenu trop important, ses dirigeants pensèrent se protéger en s'associant au propre frère du président, Étienne Ratsiraka. Mais la haute administration merina, emmenée par le ministre de l'Éco• nomie, réussit à arracher sa nationalisation et sa prise en mains par l'État.

Des raisons d'espérer?

Tout ceci, cependant, ne signifie nullement que l'esprit d'entreprise ait été éradiqué à Madagascar. L'héritage des contraintes sociales et étatiques est lourd, mais il laisse l'avenir ouvert. Si le pouvoir et la société ont si constamment pesé sur les individus pour les fixer dans un statut rigide et

Il. Contrairement à une idée répandue, la corruption à Madagascar n'est pas posté­ rieure à l'indépendance. Sans même remonter très haut jusqu'à l'État royal, signalons qu'elle connut deux flambées au lendemain des deux guerres mondiales qui donnèrent lieu à des rapports accablants de l'Inspection des colonies. 140 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE sur leur tanindrazana, c'est aussi parce que les Malgaches ont toujours été animés d'une puissante tradition de mobilité (Deschamps, 1959; Raison, 1984, t. l, p. 129-134) entretenue par la forme ordinaire de la contestation de l'ordre existant. À Madagascar, on ne combat pas le pouvoir de front. Soit on essaie de l'infiltrer, ou bien on le fuit. La première stratégie a pu souvent être mise en œuvre pendant l'ère coloniale, notamment dans les conjonctures de crise et les situations de sous-administration régionale. Ainsi dans la province de Maroantsetra, où la colonisation s'enfonce dans la crise après 1926, et que l'administration coloniale laisse à l'abandon, la croissance économique se poursuit néanmoins dans les années 1930. Elle repose notamment sur l'ethnie très mobile des Tsimihety, qui en une décennie passe aux yeux du pouvoir de la catégorie « sauvages insaisissa­ bles » à celle de « républicains» (ceci parce qu'ils sont allergiques à l'ins­ titution monarchique) ouverts à la scolarisation et au progrès. Ils suivent l'exemple des fonctionnaires subalternes merina qui se transforment en planteurs et en hommes d'affaires, tel ce gouverneur Raharison qui en 1926 revend 200000 francs à un colon une vanillerie qui lui en avait coûté 32000 et enrichit sa famille dans son bourg d'origine, Behenjy, en Imerina (Fremigacci, 2014a, p.239-241). Comme l'avait prévu Gallieni, la Pax Gallica a permis l'expansion de toute une diaspora merina dans les provinces. Il ne s'agissait pas d'individus désocialisés, mais de gens entre­ prenants sachant utiliser la tradition d'un clan ou d'une famille qui jouaient le rôle de filet de sécurité en cas de coup dur. Dans le cas de R... !l.F.: il s'agit de Ramanandraibe] analysé par Fara Rajaonah (Esoavelomandroso-Rajaonah, 1982 et 1983), on voit l'ascen­ sion d'un homme qui sait trouver les bons créneaux d'activités sur le marché intérieur négligés par le commerce de traite, et s'affranchir des contraintes sociales et politiques, en se faisant notamment octroyer la citoyenneté française, ce qui lui permet d'échapper à la menace des sanc­ tions du code de l'indigénat. Il est ainsi à l'origine d'une grande famille ILes Ramanandraibe-RamaholimihasoJ des affaires de la capitale que les pouvoirs successifs ont toujours ménagée jusqu'à ce qu'elle soit menacée par l'avidité de Ravalomanana. Autres exemples, que nous fournit cette fois la région de Mananjary. Le Chef de province en 1926 y distingue « les Hova et Betsileo, plus civilisés, presque tous commerçants, artisans ou colons planteurs, ayant une situation sociale de beaucoup supérieure à celle de l'autochtone, et de beaucoup plus laborieux », Au fil des rapports, on relève des fratries et des alliances familiales, le plus souvent d'An­ driana. À Kianjavato, Rakotondrasoa et ses frères sont ainsi des Andria­ masinavalona, la troisième caste noble, non territorialisée jadis en Imerina, dans laquelle le souverain puisait des tompomenakely, des titu­ laires de fiefs-délégués s'étendant parfois des Hautes-Terres jusqu'à la côte. Une réussite remarquable est celle du clan Ratsimba dans le gouver­ nement de Vohilava. Son chef, Rabetsimba, entre 1930 et 1947, développe un réseau commercial qui domine les échanges dans les quatre cantons du gouvernement. Ses frères et cousins, et ses alliés, les frères Ranaivo, y DE LA DIFFICULTÉ HISTORIQUE DE FAIRE ÉMERGER... 141 tiennent une vingtaine d'agences et ils contrôlent même les commerçants chinois (Fremigacci, 2010-2011). Cette famille illustre le dynamisme de la « caste» andriana des Andriantompokoindrindra originaire d'Ambohi­ malaza en Imerina, dont l'activité commerçante s'est développée depuis l'époque royale indépendamment de l'État. Dans le commerce du bois notamment, elle a pu profiter de la médiocrité de l'exploitation forestière coloniale. Cependant Rabetsimba doit sa réussite d'abord à son talent personnel, car il n'est que le cadet d'une famille dont l'aîné est l'un de ses gérants de succursale. Mais l'entreprise a eu un destin tragique. Car, dans sa volonté logique de s'autonorniser complètement vis-à-vis de son coûteux associé/protecteur européen, le gros colon Lamoulie, et des pesantes structures de l'économie de traite, Rabetsimba s'est engagé à fond dans le mouvement national en 1947. Lui et un de ses frères ont été fusillés sommairement, et l'aîné a été condamné à mort, peine commuée en travaux forcés. Aujourd'hui, le clan Ratsimba a disparu de la région de Mananjary, et la plupart des descendants ont émigré vers la France. Et de fait, l'insurrection de 1947 et sa répression ont été une catas­ trophe, un nouveau bond en arrière, en étant fatales à de nombreux émules de Rabetsimba, comme j'ai pu le relever aussi bien dans le sud-ouest, dans la région de Tuléar, que dans le nord-est, dans la région d'Antalaha­ Sambava". Formant les cadres du parti nationaliste MDRM, ils ont été arrêtés en masse, souvent préventivement, et leurs biens pillés avec le consentement plus ou moins tacite de l'administration coloniale. Quand ils sont sortis de prison, souvent après un ou deux ans de préventive, leur place avait été reprise par les commerçants asiatiques. Plus récemment, des émeutes anti-merina de décembre 1972 à Tamatave, qui ont provoqué la fuite vers les Hautes-Terres de quelque 5000 valovotaka (Merina fixés de longue date sur la côte), aux évènements de 2009 à Tananarive, le risque des émeutes urbaines accompagnées de pillages est toujours présent à Madagascar et il peut ruiner les entreprises les plus prospères. Mais la menace peut aussi toujours venir du pouvoir. Ainsi une belle entreprise moderne comme « la Savonnerie Tropicale» fondée en 1960 par un phar­ macien dynamique, victime de la hantise du complot présidentielle, a été ébranlée en 1983 par le procès « Ramaroson et consorts» qui a valu à son animateur dix ans de travaux forcés pour complot contre la sûreté de l'État. À cela s'est ajouté, comme précédemment chez les colons, le redoutable «effet Buddenbrook »13. La Savonnerie tropicale a fini par

12. ARM (Archives de la République Malgache) D 887/3 (Affaires d'Antalaha), le Haut Commissaire Bargues au Procureur Général, 15 avril 1950, transmettant un dossier de 55 plaignants, Merina en grande majorité, arrêtés pour la plupart en avril 1947, soumis à un pillage en règle de leurs biens, qui ont porté plainte entre avril et juin 1949 après un long séjour en prison préventive. Réponse du Procureur le 5 mai 1950: « Ce serait peine perdue que de vouloir rechercher la vérité aujourd'hui.» 13. Ainsi dénommé par les économistes d'après le roman de Thomas Mann Les Buddenbrook. La première génération crée et développe l'entreprise, les suivantes finis­ sent par la ruiner. 142 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUfRE péricliter par suite de l'impéritie des héritiers et d'une absence d'investis­ sement persistante. Le « syndicat des industries de Madagascar» de jadis a pu ainsi mériter le surnom de « syndicat des industries mortes». Les raisons d'être pessimiste ne manquent donc pas. Faut-il pour autant se résigner et conclure que décidément l'État et la société feront toujours barrage aux individus dynamiques et entreprenants? La littérature malgache d'expression française a elle-même fait de cette désespérance un thème majeur. Une thèse récente (Ramiandrarivo, 2010), en analysant l'œuvre de trois romanciers, dont le grand Jean-Joseph Rabearivelo, nous montre des héros fragiles et menacés, engagés dans une lutte désespérée qu'ils ne peuvent que perdre tant les forces qui les entrainent les dépas­ sent.le roman de Michèle Rakotoson Le bain des reliques étant à cet égard exemplaire. D'où une aspiration irrésistible à l'exil, à la fuite d'une « île• prison» et d'une « ville-nécropole» (Tananarive) où l'individu écrasé par le poids des ancêtres rêve de renaître ailleurs. Poids des ancêtres et de la société ou poids de la nature dont témoigne une fuite symétrique de l'Européen vers la prirnitivité , illustrée par Charles Renel dans son roman Le décivilisé (Renel , 1923)14? Point commun de ces héros, leur incapacité à affronter la réalité de leur monde d'origine. Il est vrai que l'incertitude reste totale en ce qui concerne le devenir politique de la Grande Île. Et l'investissement, surtout à long terme, avec la mobilisation des capacités humaines, est toujours une voie plus aléa­ toire que la pratique traditionnelle des comportements économiques prédateurs. Pourtant, dans une situation globalement désastreuse, on peut entrevoir une lueur d'espoir et des indices d'une évolution positive. À cet égard, l'itinéraire de Marc Ravalomanana est représentatif de la transition dans laquelle s'est engagé le pays. Ravalomanana a été indiscu­ tablement un entrepreneur dynamique, qui s'est construit un petit empire industriel en profitant du retour au libéralisme après 1984-1985 et de l'appui financier de la Banque mondiale qui justement cherchait des hommes comme lui. Le fait nouveau, dans son cas, est que c'est la réus­ site économique qui lui a permis d'accéder au pouvoir politique et non le contraire. Ensuite, comme président, il a montré qu'il avait une vision de l'avenir, prenant même à contre-pied ses compatriotes avec sa fameuse réponse, si mal accueillie, à Jacques Chirac qui avait évoqué les excès de la répression de 1947: «Tout cela, c'est du passé.je n'étais pas né, il faut se tourner vers l'avenir », réflexion qui montre qu'il avait ce jour-là la mentalité d'un tycoon de petit dragon asiatique. Mais sa libération vis-à• vis de la tradition est restée très incomplète, et il a fini par céder à la vieille tentation, pour le pouvoir, de mettre la main sur des rentes fructueuses,

14. Directeur de l'enseignement à Madagascar de 1906 à 1925, Charles Renel fut par ailleurs « un des rares Français des débuts de la colonisation à comprendre les Malgaches, en particulier les Hova et les Merina» suivant le Dr Albert Rakoto-Ratsirnamanga, qui lui a consacré une notice biographique très élogieuse dans la collection Hommes et Destins, t.3, Publications de l'Académie des Sciences d'Outre-Mer, 1979,543 p. DE LA DIFFICULTÉ HISTORIQUE DE FAIRE ÉMERGER... 143 accentuant par-là la défiance des investisseurs éventuels et l'hostilité des entrepreneurs malgaches menacés (Lavrard-Meyer, 2015)15. Sa chute brutale en 2009 a ruiné ses entreprises et ouvert la voie à une la crise qui dure toujours. Assez paradoxalement, cependant, cette interminable crise pourrait bien avoir des conséquences positives pour la liberté d'entreprise à Mada­ gascar, en déblayant le terrain devant elle aussi bien sur le plan politique que sur le plan social. Les années Rajoelina/Rajaonarimampianina (depuis 2009) ont achevé de discréditer le mythe de l'homme providentiel en même temps que la classe politique malgache dans son ensemble. Une situation de vide politique s'est créée, favorisant l'émergence d'un pouvoir économique des nouveaux riches qui parviennent à s'affranchir du pouvoir politique et même à prendre l'ascendant sur lui, ce que suggère le rôle d'hommes d'affaires comme il y a quelques années ou, exemple moins honorable, Mamy Ravatomanga plus récemment. Certes il y a beaucoup à dire sur cette nouvelle ploutocratie. Madagascar semble à ce stade du capitalisme où l'accumulation primitive se fait dans un contexte de délinquance comme jadis dans la France du Second Empire, avec les « voyous» bonapartistes évoqués par Marx, ou les États• Unis des années 1880 où des « robber barons », des «barons voleurs », achetaient sans vergogne des législatures entières d'États. Or dans le même temps, l'explosion démographique et l'urbanisation jointes à la déliquescence de la société sont en train de faire sauter le verrou des vieux cadres sociaux et ethniques et de leurs vieilles valeurs rurales datant de l'âge du sous-peuplement, qui bridaient l'initiative indi­ viduelle. Les Hautes-Terres de Madagascar sont aujourd'hui un gisement de main-d'œuvre de bonne qualité à bas prix et pour lajeune génération le maître-mot est «Bizness ». Par ailleurs, l'opinion ne croit plus, après les expériences récentes, depuis 2002, que la mauvaise gouvernance du pays était due à l'exercice du pouvoir par des côtiers. Les dernières élections présidentielles montrent une atténuation des antagonismes ethniques, les deux principaux adversaires, tous deux Merina, ayant rassemblé des suffrages aussi bien dans les régions côtières que sur les Hautes-Terres. Les distinctions statutaires semblent de leur côté de moins en moins prégnantes. Reste que, pour que les nouveaux riches se muent en entre­ preneurs et en investisseurs, et avant tout take offd'une économie fondée sur l'entreprise, deux préalables connexes sont indispensables. D'abord, retrouver une gouvernance stable dans un État de droit, qui seule, notam­ ment, permettra le retour d'une partie de l'élite expatriée. Et ensuite, restaurer la confiance dans l'avenir de leur pays qui n'a cessé de faire

15. Lavrard-Meyer (2015), op..cit.., p.548, citant Peace and conflict impact assess­ ment. Madagascar, The graduate institute, Genève 2010, p.29, « Ravalomanana créa les conditions pour étendre son propre empire économique par l'intermédiaire d'exceptions tarifaires et de mesures coercitives pour saisir les fournisseurs et les détaillants. Avec cette position de puissance, et en l'absence de loi anti-trust, il était presque impossible pour les entrepreneurs malgaches de rivaliser ». 144 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AlITRE défaut aux Malgaches depuis l'indépendance comme l'exprimait la décla­ ration d'un parent d'élève de lycée à un professeur de philosophie voici déjà un demi-siècle: « Nous attendons de vous que vous permettiez à nos enfants d'acquérir un diplôme valable de plein droit sur le territoire fran­ çais afin qu'ils puissent le plus vite possible quitter ce pays qui n'a pas d'avenir» (Goguel, 2006, p.13). Ce défaut de confiance, bien antérieur à la crise des quatre dernières décennies, apparaît plus comme une cause que comme une conséquence. Au vu de tout ce qui précède, le rétablisse­ ment de la situation sera une tâche de longue haleine. DELADIFFICULTÉ HISTORIQUE DEFAIRE ÉMERGER... 145

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Néocolonialisme vert, conflits de redistribution écologique et crises malgaches

Vahinala RAHARINIRINA, Jean-Marc DOUGUEf et Joan MARTINEZ-AuER

On ne peut pas parler des crises malgaches sans parler de la gouver­ nance environnementale, surtout au regard de la trajectoire du pays ces vingt-cinq dernières années. En effet, les crises qu'a traversées Mada­ gascar depuis les années 1990, sont fortement corrélées aux enjeux de redistribution écologique de la politique environnementale du pays et des choix politiques en matière de valorisation des ressources naturelles. Durant ces deux dernières décennies, la politique de conservation de la nature, d'un côté, et la politique de valorisation des ressources naturelles, de l'autre, ont permis la création d'une « élite» spécialisée en captation de rente. La politique environnementale malgache a contribué à établir une véritable « forteresse de la conservation» essentiellement fondée sur l'exclusion des paysans malgaches des zones protégées avec son lot de conséquences sur les moyens d'existence des populations rurales (Scales, 2014), tandis que la politique extractive a permis à des groupes multina­ tionaux et locaux d'accéder à des ressources jusque-là non prospectées et protégées, à des prix défiant toute concurrence, et avec très peu de contrôle. Les deux sont incontestablement des secteurs qui engrangent d'impor­ tants investissements venant de l'extérieur et donc perçus comme une sphère où atterrit la «manne financière» de Madagascar (voir gra­ phique 1). Réalisée sous forme d'investissements directs étrangers (IDE), cette «manne» a fortement augmenté dans le domaine des activités extractives, notamment à partir de 2006. Rien que pour l'année 2009, les IDE du secteur extractif représentaient 74 % de l'ensemble des IDE et étaient évalués à 2,3 milliards de dollars (Banque Centrale de Madagascar et Institut National de la Statistique - INSTAT et BCM -, 2010). Toute­ fois, ils vont connaître une forte baisse en 2010, pour reprendre légère- 148 MADAGASCAR, D'U NE CRISE L'AUTRE ment en 2012, et à nouveau retomber en 2013. En 2013, les activités extractives, les activités financi ères et les télécommunications ont généré presque les troi s quarts du flux cl es IDE (BCM et IN5TAT, 20J4, p. 10).

Graphique 1 Évolution des IDE à Mada gascar, de 2002 à 201J

3000

2500

~ 2000 ""5 ~ 1500 ;g 1000 ~ ~ 500 a -50 0 2002 2003 2 004 2005 2006 2007 2 008 2 009 2010 2011 2 012 2013

o Cap ital 0 Ben efice: r éinves t r • Au tr es tr ansa ct to rrs

Source : Enquête IDE/IPF 20 14 , SCM/INSTAT.

Dans ce chapitre, nous soutenons l 'h ypothèse que les crises malgaches de ces vingt -cinq derni ères années sont la cristall isation d'une lutte ci e pouvoir d'une « élite » min oritaire pour avoir la mainmise sur cette « manne financière » de l 'en vironnement. Au premier abord, cela s' appa­ rente à un conflit typique d'une économie cie rente, dépendant entièrement des rentrées fiscales et des redevances, avec peu de création de valeur et de transformation . Mai s en réalité, il s'agit plut ôt d'un choix de position­ nement d'un groupe d'acteurs,locaux et i nternationaux, qui n'h ésitent pas à utiliser la machine étatique à des fins priv ées dans un contexte de globa­ li sation de l 'économie. Le caractère « glocal' » desjeux d'acteurs est donc à retenir (Raharinirina, 2013). POLIr notre analyse, nous avons choisi comme espace temporel la période de 1990 à aujourd 'hui, période qui coïncide avec le choix de la libéralisa ­ tion et du désengagement de l'État malgache, y compris dans le secteur environnemental. Le chapitre sera divisé en quatre parti es. Dans un premier temps, nous nous intéresserons aux grands projets lancés sur cette période, ainsi qu'aux filières illicites de marchandisation de la biomasse notamment la filière bois précieux . Puis, nous all ons montrer qu'il existe un lien entre la captation de rente issue de ces deux secteurs et les crises qu'a traversées le pays durant cette période . Ensuite, nous allons revenir sur l'historique de la gouvernance environnementale malgache depuis la colonisation à aujourd'hui. Enfin, nous allon s étudier l'évolution de la di plomatie verte et de la politique de conservation de la nature de 1990 à aujourd' hui .

1. Le mal-valise « glocal » souligne la relation étroite entre échelles locales et globales (Raharinirina , 20 13). NÉOCOLONIALISME VERT ... 149

Capitalisme d'exportation et attractivité des ressources naturelles

Sous l'impulsion de la Banque mondiale, Madagascar a choisi la voie de la libéralisation et un modèle de développement qui est axé sur la valorisation de son capital environnement. Sarrasin (2003) qualifie ce modèle malgache de « capitalisme d'exportation », reposant surtout sur l'attractivité, la promotion de l'investissement privé et la libéralisation de la commercialisation des ressources naturelles, renouvelables et non renouvelables. L'attractivité de Madagascar réside surtout dans ses faibles niveaux de taxes, ristournes et redevances (Naudet et Rua dans ce livre, chapitre 3), dans l'absence quasi-totale de restriction en matière de rapatriement des bénéfices, ainsi que dans la protection des droits des investisseurs (Ferguson et al., 2013). Madagascar s'est doté d'une des législations les plus attractives en Afrique en matière d'extractivisme. De toute façon, en raison de la déficience tant de l'épargne intérieure que de l'accès à la technologie, Madagascar est contraint aux investisse­ ments privés étrangers, les seuls à pouvoir faire fonctionner ce modèle (Sarrasin, 2003).

Convoitise sur les ressources minières et pétrolières à Madagascar

En moins de dix ans, plusieurs contrats miniers et pétroliers ont été signés par le Gouvernement malgache, souvent sur des durées assez longues et dans des contextes décriés par la société civile, et pour la plupart pour des extractions de ressources totalement nouvelles telles que les terres rares', l'ilménite', le nickel, le cobalt, l'uranium et le sable bitu­ ruineux". D'après la BCM et l'INSTAT (2014), les principaux pays de provenance des IDE dans la branche des « activités extractives» sont la France, l'Île Maurice, l'Italie, la Chine et les États-Unis. Le stock d'IDE reçu de ces pays a représenté plus de 90% de l'ensemble des IDE à la fin de l'année 2010. Par ailleurs, la place occupée par la Chine dans les IDE mérite également une petite analyse car elle a connu un grand boom du fait des investissements chinois dans le secteur minier. Elle passe du 9" rang en 2009 avec 17,6 milliards d'ariary d'investissement au 3e en 2011 avec 129,3 milliards d'ariary. Voici quelques exemples de projets

2. Les terres rares sont un groupe de 17 métaux dont le lanthane, l'yttrium et le néodyme, indispensables à la fabrication des voitures électriques, des éoliennes, des écrans plats, des disques durs, etc. 3. L'ilménite est l'une des sources principales de dioxyde de titane (Ti02), un agent d'opacité et de blanchiment. Ce composé blanc entre dans la fabrication de pigments utilisés dans la peinture, les plastiques et le papier. 4. Un sable bitumineux ou bitumeux, est un mélange de bitume brut, qui est une forme semi-solide de pétrole brut, de sable, d'argile minérale et d'eau. 150 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'A UTRE miniers et pétroliers à Madagascar", avec les principaux investisseurs, les ressources exploitées, les régions concernées et les durées de ces contrats:

QMMlRio Tinto à Fort-Dauphin (Sites de Mandena, Sainte Luce, Petriky), sur une durée de 25 ans, pour l'extraction d'i1ménite et zircon (production estimée à 750000 tonnes/an), pour un investissement de 1,1 milliard US$ dont 35 millions US$ apportés par le gouvernement malgache. financé par la Banque mondiale pour la construction du Port d'Éhoala (concession de 60 ans). Les principaux investisseurs sont (1) les entreprises privées: Rio Tinto pic (Royaume Uni); Rio Tinto Limited (Australie); QIT Madagascar MineraIs S.A (Joint Venture Canada et Madagascar) avec le soutien d'institutions internationales, (2) la Banque mondiale et l'USAID.

Sherrit Ambatovy (Gisements d'Ambatovy et Analamay), sur une durée de 30 ans, pour l'extraction de Nickel et cobalt (Production annuelle estimée à 60000 1. de nickel, 5600 1. de cobalt, 210000 1. de sulfate d'ammonium utilisé comme engrais), pour un investissement de 5,5 mil­ liards US$ (soit 100 millions US$/an)6. Les principaux investisseurs sont (1) les entreprises: Sherritt International Corporation (Canada), SNC­ Lavalin Incorporated (Canada); Sumitomo Corporation (Japan); Korea Resources Corporation (Corée), (2) les Banques internationales de déve­ loppement: Banque africai ne de développement; Banque européenne d'investissement; Export Development Canada; Banque coréenne d'Export-Import ; Banque japonaise pour la coopération internationale, (3) les banques commerciales: Bank of Tokyo Mitsubishi UFJ; BNP Paribas, Crédit Agricole CIB; ING Bank N.V.; Mizuho Corporate Bank; Shinhan Bank; Société Générale; Sumitomo Mitsui Banking Corpora­ tion; Woori Bank.

Mainland Mining (Anjahabe, Fénérive Est dans la Région Analanji­ rofo, et Mangatsiotra, Manakara dans la Région Vatovavy Fitovinany), sur une durée non communiquée, pour l'extraction d'i1ménite, de zircon et de rutile (Stock estimé à 900000 1. d'ilménite pur, 35000 1. de zircon et 1000 tonnes de rutile), sur une concession de 26000 carrés miniers (soit 2221 000 ha), avec 900 millions d'euros d'investissement et divers engagements tels que la construction de barrage hydroélectrique, la réfec­ tion d'une route nationale, la construction d'une usine de séparation de l'ilménite et d'une usine de production de dioxyde de titane, la création de 1000 emplois. L'investisseur est la société d'État chinoise Mainland Mining Ltd SARLU (Chine).

5. Il s'agit ici de quelques contrats non exhaustifs. Pour voir la présentation détaillée des projets que nous avons analysés dans le cadre du projet européen EJûLT de 2010 à 2015, aller sur www.ejatlas.org. 6. C'est le plus important investissement étranger à Madagascar et le plus grand projet minier d'Afrique subsaharienne. NÉOCOLONIALISME VERf... 151

Madagascar Oïl Tsimiroro (Régions de Melaky et de Menabe": Tsimiroro [bloc 3104J; Manambolo [bloc 3105j; Morondava [bloc 3106]; Manandaza [bloc 31071; Bemolanga [bloc 3102]), pour l'extraction d'huile lourde" avec une production estimée à 150000 barils/jour (vitesse de croisière). Madagascar Oil détient 5 contrats de partage de production avec 1'OMNlS signés en 2004 et il a apporté un investissement de l'ordre de 210 millions US$, entre 2004 et 2011, dont plus de 150 millions US$ en travaux sur terrain. Les investisseurs sont: Madagascar Oil Limited Bermudes et Madagascar Oil Limited Maurice. Toutefois, le Royaume Uni, l'Asie, les États-Unis, la Norvège et la France sont représentés dans J'actionnariat de Madagascar Oil.

Comme on peut le constater, une diversité de sociétés multinationales et transnationales, de banques et même d'États sont venus investir massi­ vement dans le secteur extractif à Madagascar", surtout entre 2005 et 2011. Rien que le projet QMMlRio Tinto à Taolagnaro a fait passer à plus de 10% du PlB les flux d'IDE enregistrés depuis 2007. Une baisse des flux d'IDE est toutefois constatée à partir de 2012 (HCM et INSTAT, 2014). Malgré ce constat, le secteur extractif reste un des secteurs qui enregistrent le plus de flux d'investissement entrant et est aussi un grand pourvoyeur d'emplois, dans un contexte de chômage élevé. Ce qui explique pourquoi le régime Rajaonarimampianina continue à faire de l' extractivisme un secteur porteur. Plusieurs de ces projets extractifs ont été signés dans l'opacité totale, sans consultation publique et sans compte-rendu de la part de l'État malgache. Une situation que dénoncent plusieurs organisations de la société civile malgache!". Mais en réalité, ce sont les codes miniers et pétroliers, rédigés pour rendre Madagascar « compétitif» du temps de Ravalomanana, qui formalisent et légalisent cette opacité généralisée. En effet, l'article 222 du Code minier stipule par exemple que « les rapports, comptes rendus et études fournis par les titulaires sont confidentiels pour la durée de validité des permis miniers. Passé ce délai, ils sont accessibles au public », Un processus de refonte de ce code minier controversé est en cours depuis mars 2015, chantier initié par le régime Rajaonarimampia­ nina. Il est beaucoup trop tôt néanmoins pour dire s'il prévoit plus de transparence et d'inclusion de diverses parties prenantes.

7. Couvrant une superficie d'environ 29500 km-, 8. Utilisation de la technique d'extraction « steam flood » ou injection de vapeur, pour l'extraction de l'huile lourde. 9. Un phénomène qui n'est toutefois pas typique à Madagascar, mais commun à plusieurs pays en développement qui sont devenus de « nouvelles frontières des commo­ dités » comme le qualifie Martinez-Alier (Martinez-Alier, 2001) 10. Consulter Raharinirina (2013) pour de plus amples détails sur les organisations de la société civile qui mènent la résistance autour de ces questions de transparence, de parti­ cipation, de redistribution, de justice sociale et de justice environnementale. 152 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'ALITRE

Prolifération des projets agraires de type agroindustriel

Les terres agricoles font partie des ressources dites stratégiques pour les régimes successifs et, combinées avec le faible coût de la main-d'œuvre locale, devraient théoriquement attirer un maximum d'investisseurs. D'ailleurs, la hausse des prix des denrées alimentaires en 2007 et 2008 avait largement contribué à l'accélération des acquisitions et des locations de terres à grande échelle (Allaverdian, 2010). Les cessions de terres sont réalisées en faveur d'investisseurs de natures et d'origines diverses. En amont, il peut y avoir un État, une entreprise étrangère publique ou privée, des acteurs nationaux ou des filiales locales nationales dans le pays. Aussi, les investisseurs de ces projets agricoles de grande échelle ne sont plus comme autrefois issus exclusivement des pays occidentaux. Les pays à l'origine des investissements sont la Corée, l'Inde, l'Australie, la Chine, la France, l'Allemagne, l'Irlande, la Grande-Bretagne, les États-Unis, les îles de l'océan Indien, et probablement la Malaisie. En effet, en août 2013, de nouveaux projets agroindustriels avec la Malaisie, pour la production d'huile de palme, ont aussi été révélés par les médias locaux. Cette question de la cession des terres aux investisseurs a provoqué de nombreux conflits à Madagascar ces dix dernières années, et ces conflits, parfois violents, ont été fortement médiatisés jusqu'à l'international. En réalité, il est difficile de vraiment faire la part des choses entre les contrats réellement signés et les intentions d'acquisition. Les chiffres sont parfois contradictoires et les informations difficiles à trouver. L'observatoire mondial et indépendant des terres agricoles « The Land Matrix »11 révèle sur son site internet que de 2006 à 2013 l'État malgache a signé 12contrats avec des investisseurs étrangers pour des projets agraires et énergétiques. Or des études scientifiques réalisées entre 2011 et 2012 font état de 50 projets d'acquisition de terres pour l'agrobusiness, entre 2005 et 2010 (Andrianirina-Ratsialonana et al. 2011; Burnod et al., 2012). En tout, les projets d'acquisition de terres représenteraient environ 3 millions d'hec­ tares. Le plus vaste projet évoqué est celui de Daewoo avec 1,3 million d'hectares, suivi de GEM Biofuels avec 550000 ha et de Varun avec 465000 ha (Raharinirina, 2013). Pour comparer, la surface totale de Mada­ gascar est d'environ 58 millions d'ha. La surface des terres arables est estimée à 8 millions d'ha par le ministère de l'Agriculture (2008) contre 15 à 20 millions d'ha selon la FAO (2007). La surface moyenne cultivée par personne, ou superficie agricole par producteur, était de 1;2ha en 1985, puis 0,87 ha en 2005 et ne représente plus que 0,15 ha en 2009 (Burnod et al., 2011; voir aussi Andrianirina-Ratsialonana et al., 2011, Gingembre, 2015). Au-delà de ces contradictions apparentes sur les chiffres, la question foncière est délicate dans un pays comme Madagascar où la terre, commu-

ll. L'observatoire Land Matrix promeut la transparence et la responsabilisation des acteurs dans les décisions autour des investissements agraires. Site internet [http//www. landmatrix .org/en!1. NÉOCOLONIALISME VERT ... 153

nément associée au concept de « tanindrazana12 », ne doit surtout pas être cédée aux étrangers. La terre doit rester aux nationaux, voire au lignage ou au clan. Cette représentation sociale de la terre est donc en opposition totale avec celle de l'élite qui la voit comme ressource stratégique pour faire venir les IDE. Ce qui explique en partie la fréquence et la surmédia­ tisation des conflits autour du foncier ainsi que la tendance de la société civile à utiliser le terme d'accaparement de terres et non d'acquisition.

Développement des filières illicites de valorisation de la biomasse

Contrairement à ce qui a été souvent rapporté dans les médias locaux, l'exploitation illicite du bois précieux à forte valeur, notamment l'ébène, le palissandre et le bois de rose de Madagascar, n'a pas démarré en 2009, mais bien avant. D'après Schuurman et Porter (2009), elle passe de quel­ ques centaines de tonnes par mois en 1998 à plus de 30000 tonnes entre juillet 2000 et juin 2001, c'est-à-dire sous le régime de Ratsiraka. Ces bois précieux ont presque tous été obtenus d'une exploitation illicite dans des aires protégées et plus particulièrement les Parcs nationaux de Marojejy et de Masoala dans la région SAVA (Sambava-Antalaha­ Vohémar-Andapa) au nord-est de Madagascar. Puis l'exploitation va être officiellement suspendue en 200 1 pour permettre à l'État d'assainir la filière. Quelques années plus tard, en 2004, c'est-à-dire sous le régime de Ravalomanana, le trafic reprend. Frappé par deux cataclysmes naturels, plusieurs milliers d'arbres dont une grande partie de bois précieux ont été déracinés. Au mois d'octobre, le gouverne­ ment de a promulgué un arrêté ministériel (n" 1793912004. du 21 septembre 2004 portant réorganisation des exportations de bois). autorisant quelques opérateurs économiques du secteur à collecter, commercialiser et exporter le bois arraché. L'autorisation d'exploitation a cependant pris fin, officiellement le 30 mars 2005. Mais malgré cette déci­ sion, la collecte, la commercialisation et l'exportation du bois précieux se sont poursuivies, cette fois-ci de façon illégale si l'on en croit le nombre de saisies effectuées par le ministère des Eaux et Forêts depuis 2005. À partir de 2009, période d'instabilité politique sous le régime de Rajoelina, on assiste à une véritable « anarchisation » de l'exploitation du bois de rose et un accroissement exponentiel du nombre d'exportateurs agréés (Randriamalala et Liu, 2010). Cette situation a eu pour consé­ quence directe des dégâts écologiques importants et une généralisation de la corruption dans les zones de collecte ainsi que dans les hautes sphères politiques. Sans oublier que les trafiquants se sont introduits dans les parcs nationaux, terrains de Madagascar National Park (MNP), attisant ainsi la

12. Terre des ancêtres. Selon Rakotoarivony et Ratrimoarivony (2006), à Madagascar. il existe un lien très fort entre un individu ou un groupe d'individus et la Terre. Le concept a à la fois un caractère spirituel et sacré. 154 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE colère des bailleurs et des acteurs de la conservation. Ce sont d'ailleurs ces derniers qui ont fait les premières campagnes de médiatisation inter­ nationale et nationale de dénonciation de ce trafic (Global Witness et ElA, 2009 et 20 10).

Crises politiques ou guerres de « captation de rente» ?

Comme le souligne Sarrasin (2003), à Madagascar, l'environnement est devenu le point focal du financement international et sa tentative de valori­ sation par les bailleurs et les autorités publiques a clairement débouché sur un modèle de développement qu'on peut appeler «capitalisme d'exporta­ tion ». Ce dernier, en plus de souffrir crucialement d'acceptabilité sociale, révèle une profonde inégalité d'accès aux ressources et aux rentes qui en découlent, et met en lumière une économie fortement dépendante des acteurs étrangers tels que les Grandes Organisations Non Gouvernemen­ tales (GONG) et les investisseurs privés (Hufty et al., 1995). Il existe une réelle pénurie de données scientifiques portant sur la corruption dans le domaine de l'environnement et des ressources naturelles à Madagascar. Toutefois les liens directs entre les périodes d'instabilité et les guerres de contrôle des rentes sont un « secret de polichinelle» pour les Malgaches notamment à partir du début des années 1990. En effet, de vraies guerres de «captation de rente» entre les élites au pouvoir, qui monopolisent les flux financiers et les privilèges liés aux différentes filières légales et illicites, et celles qui souhaitent accéder ou revenir au pouvoir pour aussi en bénéficier à leur tour, précèdent toujours chaque crise poli­ tique. Et la sphère économique et la sphère politique vont être intimement liées dans le monopole de l'accès aux ressources naturelles et à la rente, et cela dès 1991 avec le régime Ratsirahonana, puis de 1994 à 2002 avec le régime Ratsiraka, de 2002 à 2008 avec le régime Ravalomanana, de 2009 à 2013 avec le régime Rajoelina, et la même tendance est aussi observée depuis 2014 avec Rajaonarimampianina. Chacun de ces régimes n'a pas hésité à user du pouvoir de l'État central pour fragiliser les autorités publi­ ques locales (au niveau des provinces, régions et communes) qui tendent à s'opposer à son monopole du contrôle des investissements (étrangers et nationaux) et des retombées financières. Plus encore, ils n'hésitent pas à faire élire des responsables politiques ou des opérateurs économiques qui acceptent de travailler pour l'État central, créant encore plus une situation de dépendance, et surtout ne permettant pas des alternances démocratiques (Ferguson et al 2013 ; Smith et ai. 2011). Ce qu'il ne faut pas occulter, c'est aussi le rôle des acteurs exogènes dans le soutien de cette élite locale. Avant 1990, si les acteurs extérieurs principalement influents étaient les bailleurs de fonds, la cartographie va être totalement bouleversée à partir du moment où le pays s'est totalement NÉOCOLONIALISME VERT ... 155 ouvert aux IDE et a fait de son capital environnement un produit d'attrac­ tivité pour les acteurs de l'économie verte et les conservationnistes.

Madagascar: nouvelle « frontière de commodités» dans une économie globalisée

Le caractère «glocal» de l'accès aux ressources naturelles et aux services environnementaux à Madagascar a un lien avec le renforcement et la fréquence des crises malgaches de ces dix dernières années. Mada­ gascar n'a pas échappé à cette convoitise et se retrouve au cœur de ce nouveau phénomène mondial de « boulimie» énergétique et minière. Les investisseurs étrangers s'y bousculent, surtout que la législation malgache en matière d'extractivisme est une des plus attractives!" en Afrique et est très favorable aux grands groupes miniers et pétroliers. Depuis 1996, sous le régime de Ratsiraka, Madagascar a mis en place de nouveaux codes minier et pétrolier, sous l'impulsion de la Banque mondiale. En 2002, sous le régime de Ravalomanana, le pays s'est même doté d'un régime spécial pour les grands projets miniers appelé Loi sur les grands investissements miniers (LGIM). Cette dernière stipule par exemple que l'imposition sur les bénéfices des sociétés est réduite à 25 % (contre 35% au régime général), voire 10% lorsqu'il y a transformation des produits sur place. Dans ce cas, la redevance minière est fixée à 1% de la valeur de la production vendue au lieu des 2 %. Ce qui s'apparente à une véritable braderie selon des organisations de la société civile comme le Collectif TANY, collectif de défense des terres malgaches. Mais en réalité, il s'agit d'un choix délibéré du régime de l'époque pour attirer massivement les investisseurs avec des taux de redevances plus bas que les pays concurrents en Afrique. Cette politique basée sur l'attractivité, malgré les critiques de la société civile et des classes politiques de l'oppo­ sition, continue à être soutenue par le régime Rajaonarimampianina. Toutefois, depuis mars 2015, le nouveau régime a changé de méthode en engageant un processus de consultation qui se veut inclusif et multi­ acteurs en vue d'une refonte du code pétrolier et du code minier. Pour le moment, le processus semble avancer sans trop de polémiques appa­ rentes. Les régimes successifs de 1990 à aujourd'hui n'ont pas attiré que les grands groupes miniers et pétroliers, les terres agricoles du pays font aussi partie des ressources « bradées» aux investisseurs étrangers sous couvert d'un besoin urgent d'IDE. Il Ya eu, par exemple, la médiatisation interna­ tionale de l'affaire de cession de terres à Daewoo Logistics en 2008, ayant conduit à la fragilisation du régime Ravalomanana. La même tendance a également été observée durant la période où Rajoelina était au pouvoir, de

13. Avec un taux de redevance minière à 2%. Madagascar se place parmi les pays fiscalement les plus attractifs (Raharinirina, 2013). 156 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AlrrRE

2009 à 2013. Plusieurs contrats totalement opaques ont été signés (Raha­ rinirina, 2013). Entre 2005 et 2013, c'est-à-dire sous les régimes de Rava­ lomanana et de Rajoelina, l'attribution des terres agricoles aux investis­ seurs l'a souvent été de manière unilatérale et totalement opaque. Le nouveau régime de Rajaonarimampianina n'a pas rompu avec l'approche des deux précédents. Au contraire, de nouveaux conflits ont émergé en 2015 autour de l'attribution de terres à des investisseurs dans le secteur immobilier", dans le secteur touristique", et dans le cadre d'un projet de création d'une Zone Économique Spéciale (ZES)16 avec l'île Maurice.

Manne financière , captation de rente et grande corruption

Sans aucun doute, le capital environnement de Madagascar est une véritable source de « manne financière ». Sa valorisation a accru le phéno­ mène de captation de rente et de grosse corruption. Pour la filière bois de rose, par exemple, rien que sur l'année 2009, 1187 conteneurs ont été envoyés à destination quasi-exclusive de la Chine pour un prix de vente estimé à 220 millions de dollars. Ces exportations ont généré 20,5 millions de dollars de recettes pour l'État malgache, sous forme de redevances et ristournes, ainsi que des taxes diverses. Et la fraude pour l'ensemble de la

14. En 2015, la société F1LATEX, promoteur immobilier, est autorisée par la justice malgache à expulser des familles qui ont occupé depuis une dizaine d'années des terrains qu'elle a acquis respectivement à Antananarivo et Antsiranana (Collectif TANY, 2015). Quelques médias locaux et des partis politiques se saisissent de l'affaire pour décrédibi­ liser le régime et mettent en avant l'idée que ce dernier ne fait que servir la cause de la communauté indo-pakistanaise ou karana, HLATEX étant une société appartenant à une grande famille karana. L'argument nationaliste (étrangers vs nationaux) prend le dessus et dessert les revendications des familles expulsées, 48 à Antsiranana et 50 à Antananarivo, et celles des organisations de la société civile comme TANY ou SIF (Solidarité des Inter­ venants du Foncier) qui pointent plutôt l'injustice subie par les familles pauvres qui ont du mal à accéder à la propriété. 15. De Mahajanga à Nosy Be, de nombreux conflits fonciers autour de projets touristi­ ques ont été rapportés dans les médias locaux entre début 2015 et début 2016. À chaque fois, il y a expulsion de familles ayant occupé des terrains depuis une dizaine d'années,les terrains ayant été acquis par des investisseurs. 16. En septembre 2015, le régime Rajaonarimampianina annonce son intention de créer une ZES à Taolagnaro, territoire d'implantation d'un des plus grands projets miniers de Madagascar et où il y a un port international qui dessert directement l'océan Indien. L'île Maurice se dit prête à investir 250 millions de dollars sur cette ZES d'une surface de 450 kilomètres carrés. Il s'agit surtout d'implantation d'entreprises mauriciennes du secteur agroalimentaire (Journal Le Daily, 05 novembre 2015). Pour le nouveau régime, cette ZES est une aubaine pour le pays, mais surtout pour la région de Taolagnaro qui n'utiliserait à l'heure actuelle que 15% à 20% de ses capacités. En mars 2016, lors d'une visite présiden­ tielle à Maurice, Rajaonarimampianina a signé l'accord avec son homologue mauricien et a fait savoir que le texte de loi sur sa création sera soumis aux instances compétentes en mai 2016 (Journal Midi Madagasikara, 15 mars 2016). Le projet de loi relative aux ZES a été finalement voté le 8 novembre 2017 à l'Assemblée nationale par 39 députés présents sur les 151 élus (Journal L'Express de Madagascar, 9 novembre 2017). NÉOCOLONIALISME VERT ... 157 filière est évaluée à 52 millions de dollars (Randriamalala et Liu, 2010). Pour le secteur extractif, en 2009, le poids des IDE dans le secteur des activités extractives représentait 74 % de l'ensemble des IDE et était évalué à 4605 milliards d'Ariary, soit l'équivalent de 2,3 milliards de US$ (BeM et INSTAT, 2010). Pour le programme environnemental, les esti­ mations varient de 320 millions de dollars à 450 millions de dollars entre 1991 et 2008 (Freudenberg, 2010). Même si le secteur des minerais ne représente qu'une proportion assez faible du PIB de Madagascar, à savoir 0,7% du PIB en 2012 et 2,1 % en 2013, il contribue de manière assez importante aux recettes fiscales et a théoriquement généré des ressources non négligeables pour l'État et les collectivités. À titre d'exemple, le secteur des minerais a contribué à 7 % des recettes fiscales en 2012, avec 305,4 milliards Ariary et 14% en 2013 avec 424 milliards Ariary. Et malgré une baisse par rapport à 2009, le secteur représente 42 % des IDE en 2012 et 43 % en 2013. Il reste aussi un secteur pourvoyeur d'emplois, dans un pays très faiblement industrialisé. Parallèlement à l'accroissement de cette «manne financière », la corruption a fortement augmenté et gangrène différentes institutions et corps de métier à Madagascar. Pour la filière bois de rose, par exemple, l'Alliance Voahary Gasy (AVG), plateforme de la société civile environ­ nementale, estime la corruption à 7000 euros par embarquement, les chefs de localité perçoivent en moyenne 200 euros, les maires 1000 euros et les forces de l'ordre, missionnaires et brigades locales, jusqu'à 6000 euros; un container de 20 pieds peut valoir dans les 217000 euros prix FüB17 (Ralamboson, 2014). Par ailleurs, la connivence entre la sphère écono­ mique et la sphère politique est réelle. Sans les autorisations exception­ nelles délivrées par les gouvernements successifs, le chargement de toutes les embarcations qui partaient par milliers chaque année, soit directement vers Hong-Kong, soit en Tanzanie, Mozambique ou Kenya, et récemment à Singapour, n'aurait jamais pu se faire. Tous ces éléments interrogent la gouvernance environnementale, et ce malgré les tentatives des médias locaux de mettre en lumière des scandales de corruption, parfois liés à des intimidations, des emprisonnements et des assassinats.

Historique de la gouvernance environnementale de 1960 à aujourd'hui

À Madagascar, l'administration coloniale (1896-1960), puis l'État nouvellement indépendant, avait pris en charge la gestion de la majorité des ressources naturelles malgaches pour en devenir le seul propriétaire et

17. Une marchandise est vendue" FOB (Free On Board) » quand celle-ci est vendue sans les frais de transport et autres frais et taxes y afférents et sans les assurances. 158 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE l'unique gestionnaire jusqu'au milieu des années 1990. Cela s'est traduit par une gestion publique centralisée, exclusive et répressive. Mais, les administrations coloniales ne disposaient déjà pas des moyens de contrôler efficacement les espaces appropriés par l'Etat; les administrations post­ coloniales les ont encore moins (Babin et al., 2002). Une telle situation a littéralement induit le libre accès aux ressources naturelles et forestières malgaches. Comme le souligne Froger (200S), la gouvernance centralisa­ trice, interventionniste, répressive et exclusive, s'est traduite par le libre accès, la déresponsabilisation des communautés et l'existence de conflits entre les logiques locales et celles de l'administration.

D'une gouvernance environnementale exclusive à une gouvernance inclusive

Depuis le début des années 1990, dans un contexte de libéralisation et de démocratisation, l'État malgache s'est engagé dans une politique de décentralisation de la gestion des ressources naturelles et forestières (Ferguson et al. 2013, Andriananja et Raharinirina, 2004, Weber et al. 2002). Cette nouvelle tendance s'explique, d'une part, par le constat d'échec de la gestion publique centralisée et une prise de conscience collective de la nécessité d'un développement durable, ce qui implique une redéfinition du rapport de l'État avec les acteurs du développement et exige une plus grande participation des communautés locales. D'autre part, elle s'appuie sur des arguments théoriques selon lesquels la gouver­ nance communautaire serait possible et efficiente à condition qu'il y ait une adhésion des acteurs locaux et que le nouveau régime de gestion en commun leur offre l'opportunité d'en tirer des bénéfices plus importants que le précédent, c'est-à-dire le « libre accès» (Wade, 1988; Ostrom, 1990). Dans un tel contexte, plusieurs dispositifs de gouvernance commu­ nautaire sont élaborés et mis en place à Madagascar tels que la Gestion Locale Sécurisée (GELOSE) en 1996 ainsi que la Gestion Contractualisée des Forêts (GCF) et les Aires Protégées Volontaires (APV) en 2001. Toutefois, ces dispositifs de transfert de gestion (TDG) vont être vite abandonnés. Fin des années 1990, sous la pression des acteurs de la conservation et des bailleurs de la politique environnementale, l'État malgache est contraint d'avouer, à tort ou à raison, l'échec de cette décen­ tralisation des ressources naturelles, en évoquant surtout l'incapacité des communautés à mener une gouvernance efficace, notamment du fait de la cooptation des communautés de base par les élites rurales, les ONG influentes et autres acteurs puissants (Hufty et Muttenzer, 2002; Hanson, 2012). La GELOSE est décriée et abandonnée dès 200S et l'engouement pour les GCF et les APV s'essouffle petit à petit, sans qu'il y ait de vérita­ bles évaluations rigoureuses et objectives. Après avoir été accusées d'être de véritables « passagers clandestins» favorisant le libre accès quelques années auparavant, les communautés de base sont présentées comme des NÉOCOLONIALISME VERT... 159 acteurs faiblement dotés de capacités collectives à gouverner les ressources sur leurs territoires. Cet argument de l'incapacité collective des commu­ nautés malgaches, que ne partage d'ailleurs pas la communauté scienti­ fique, va servir de base à la mise en place d'une approche présentée comme novatrice, mais qui va plutôt s'apparenter à une renaissance du Fanjakana'" dans sa posture de l'État « rouleau-compresseur ».

Le retour du « top down » mixée à une approche néolibérale

Vers la fin des années 1990, on assiste à un revirement de la situation, à l'image de ce qui se passe dans de nombreux pays en développement, riches en ressources naturelles mais qui peinent, comme Madagascar, à contenir la perte de biodiversité. C'est l'avènement de ce qu'on peut appeler la gouvernance environnementale néolibérale, associée au retour d'une méthode «top down» ou descendante (Raharinirina, 2009). 11 ne s'agit toutefois pas de situation spécifique à Madagascar (Weber, 1995). C'est Ratsiraka en fin de règne qui enclenche le processus, mais c'est avec l'arrivée de Ravalomanana au pouvoir qu'on va vraiment voir apparaître les cadres et les lignes directrices de cette gouvernance environnementale néolibérale; Rajoelina et Rajaonarimampianina ne feront que renforcer la tendance. Si on devait schématiser cette gouvernance environnementale néolibé­ raIe, elle serait basée sur quatre piliers, à savoir 1) une économie fondée sur l'extraction et la valorisation marchande des ressources naturelles en parallèle avec la conservation de la biodiversité; 2) le retour d'une approche « top down », avec un État contraint à la fois par les feuilles de routes internationales et par les intérêts des grandes puissances qui contraint lui-même les institutions locales; 3) le développement d'une nouvelle génération de projets (vente/location de terres agricoles, grands projets miniers durables, projets de Réduction des Émissions liées à la Déforestation et à la Dégradation des forêts (REDD+)19 permettant la commercialisation du carbone, etc.); 4) un discours basé sur la compétiti­ vité, la rentabilité, la rationalité et l'efficacité. Cette gouvernance environnementale néolibérale est aussi caractérisée par une présence particulièrement accrue des GONG et des firmes étran­ gères (multinationales pour la plupart) sur le territoire malgache. Par ailleurs, la notion de dépendance des communautés locales aux ressources naturelles va alors disparaître petit à petit des discours et des débats. Ce qui provoquera par la suite une dualité permanente entre usages tradition­ nels des ressources et «grands projets ». On constatera même qu'une incompréhension mutuelle, voire une divergence totale de point de vue,

18. Fanjakana: L'État, le pouvoir politique (Razafindrakoto et al., 2017) 19. Voir Brimont (2014) pour la liste des projets REDD+ et comprendre les enjeux de ce mécanisme à Madagascar 160 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE va s'installer petit à petit entre l'État et les populations locales qui criti­ quent l'éviction des Communautés de Base (COBA) et la place prépondé­ rante accordée au secteur privé (Sarrasin, 2(03).

Diplomatie verte et injustices environnementales

Classé hotspot en biodiversité par Conservation International, syno­ nyme de sanctuaire écologique en danger, Madagascar n'a pas échappé à la «dictature verte» des conservationnistes privilégiant une écologie profonde (« deep ecology m qui glorifie notamment la création d'aires protégées et cette image de « Madagascar, éden écologique» (Raharini­ rina, 2009). Mais dès 1995, des universitaires mettent en garde contre cette façade environnementale qui cache finalement une guerre commer­ ciale pour l'accès aux ressources génétiques comme matières premières (Hufty et Muttenzer, 2002). Les organisations internationales, gouverne­ mentales ou non gouvernementales, de l'environnement, la communauté scientifique et les entreprises privées ont des intérêts communs dans la mise en place d'un système global de gestion de la biodiversité. Freuden­ berg (2010) estime à 450 millions de dollars le montant injecté dans le programme environnemental de 1991 à 2008 (phase 1 de 1991 à 1996; phase 2 de 1997 à 2002; et phase 3 de 2003 à 2008). Ce qui représenterait une moyenne de 22 millions de dollars de financement annuel. En mettant en place ce plan, Madagascar a accepté les priorités des pays industrialisés, «conservation plutôt que développement », et a couru le risque de perdre une partie de sa souveraineté nationale sur ses ressources ainsi que le contrôle sur les revenus potentiels de la mise en marché des produits dérivés de la biodiversité (Hufty et Muttenzer, 2(02). Concrètement, cela s'est matérialisé par la signature d'accords de biopros­ pection avec des firmes pharmaceutiques et biotechnologiques et un consortium de laboratoires étrangers portant sur l'utilisation commerciale des ressources génétiques issues de plantes médicinales prélevées dans des espaces protégés, comme le Parc national de Ranomafana ou encore celui de Zahamena (Raharinirina, 2(09). Puis, il y a eu la création massive d'aires protégées et de corridors forestiers, présentés comme étant des sanctuaires pour les espèces endémiques, et souvent devenu le théâtre de vraies politiques d'exclusion des communautés locales. S'en suivront différentes expressions de «ras-le-bol» général de la part des acteurs locaux qui voient en cette politique conservation niste, une véritable injus­ tice environnementale, sous couvert d'une éthique de la conservation de la biodiversité. NÉOCOLONIALISME VERf ... 161

Madagascar sous « dictature verte» : de la Vision Durban aux Aires marines protégées

Après le système des aires protégées des années 1980jugé trop exclusif et inégalitaire, les nouvelles aires protégées (NAP) sont lancées en 2003 par Ravalomanana qui, à l'occasion du Congrès Mondial sur les Parcs à Durban, s'est engagé à passer de 3 à 10% de la superficie du territoire, soit 6 millions d'hectares. Cette initiative, baptisée « Vision Durban », a été soutenue par les bailleurs de fonds internationaux comme par les ONG de conservation déjà présentes dans le pays (Amelot et al., 2011). Théori­ quement, ces aires protégées deuxième génération devraient inclure plei­ nement les populations locales comme cogestionnaires et permettre la coexistence de zones de conservation, de zones d'occupation et de zones de développement (Ferguson et al., 2013). L'objectif principal des bailleurs de fonds reste la conservation, et la « participation» se limite trop souvent à de simples et vagues consultations (Hufty et Muttenzer, 2006). Plusieurs aires protégées, supposées être co-gérées par des ONG et des communautés locales, se retrouvent finalement gérées principalement par des ONG (Ferguson et al., 2013; Freudenberger, 2010; Blanc-Pamard et Ramiarantsoa, 2007). En novembre 2014, lors du VIe Congrès mondial des Parcs qui s'est tenu à Sydney, Rajaonarimampianina a déclaré vouloir poursuivre la « Vision Durban» de 2003. Les engagements de Madagascar portent alors sur l'acquisition des statuts définitifs des aires protégées avant le 15 mai 2015 et le triplement du nombre des aires marines protégées ainsi que leur intégration dans un paysage environnemental global harmonieux pour les 10 ans à venir. En avril 2015, son gouvernement a annoncé la création de 27 nouvelles aires protégées en plus des 6 déjà créées et des 61 autres à créer, pour atteindre 94 nouvelles aires protégées. S'il est trop tôt pour connaître le nombre réellement créé d'aires marines protégées début 2016, on peut néanmoins savoir que la justification officielle de ce choix par le régime Ravalomanana, puis le régime Rajaonarimampianina, est que les aires marines protégées sont un véritable outil de développement durable et représentent des parcelles de mer et de littoral, ayant une importance écologique majeure pour Madagascar et pour la zone océan Indien. En réalité, c'est devenu depuis les années 2000, le mécanisme privilégié par plusieurs Grandes Organisations Non Gouvernementales (GONG) comme le World Wide Fund (WWF), l'Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) ou le Fonds Français pour l'Environnement Mondial (FFEM), pour lutter contre les pressions sur la biodiversité et les ressources marines. Il y a donc un grand potentiel de financement acces­ sible aux pays qui les mettent en place, et avec 5000 km de côtes, Mada­ gascar semble avoir trouvé une autre source de financement. 162 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Hégémonie des GONG et ingérence écologique

Madagascar est un des pays où les ONG pullulent. Sur les 789 ONG enregistrées à Madagascar en 2013, il Y a 81,5 % d'ONG nationales et 18,5% de GONG internationales, soit 146 (BCM et INSTAT, 2014). Les principaux pays de provenance de ces GONG sont les États-Unis, la France et le Royaume-Uni. Le nombre d'ONG ne cesse d'augmenter. Elles étaient 660 en 2007, travaillant principaiement dans trois secteurs: « Formation et Conseil », « Protection sociale et Santé », et « Environne­ ment ». Les GONG environnementales sont de plus en plus nombreuses et disposent de moyens financiers et médiatiques colossaux ainsi que de leurs propres expertises scientifiques et techniques. Elles influent de manière croissante non seulement sur la politique environnementale malgache et la conservation de la biodiversité, mais clairement aussi sur les agendas politiques du pays. Depuis dix ans, on assiste à un véritable bouleversement des pratiques des GONG à travers un rapprochement avec les investisseurs du secteur extractif. Un cas qui a particulièrement attiré l'attention du monde académique est celui de Rio Tinto/QMM ayant opposé les Organisations de Justice environnementale (OJE) aux GONG. Cet antagonisme est la conséquence directe de la position des GONG jugée «contre-nature» par les OJE. En effet, les GONG sont allées jusqu'à établir une sorte d'alliance avec Rio Tinto/QMM en validant des arguments scientifiques controversés d'impacts nets positifs des activités de Rio Tinto/QMM sur la biodiversité à Madagascar. Plus encore, elles ont soutenu que, de toute façon, les forêts littorales de Madagascar auraient disparu d'ici 20 ans en raison des pratiques locales destructrices et qu'en conséquence, la compagnie minière Rio Tinto représente plutôt la solution et non le problème (Seagle, 2013). Ce mariage de connivence entre Rio Tinto/QMM et les GONG peut être expliqué par deux raisons. Premièrement, parce que la compagnie Rio Tinto a mis en place une politique de compensation à travers la restaura­ tion, la reforestation, la création de nouvelles aires protégées ainsi que le programme « Biodiversity Offsets » et de captation de carbone. Deuxiè­ mement, le choix des GONG est basé sur des critères purement écologi­ ques, loin des dimensions anthropologique, culturelle, sociale, écono­ mique et humaine chères aux OJE. Les GONG sont focalisées plus sur de la justice écologique qui est biocentrique que sur la justice environnemen­ tale qui est plutôt anthropocentrique (Schlosberg, 2007; Larrère, 2009). Même si Madagascar a décidé de ne plus parler de préservation mais de conservation, depuis le démarrage du programme environnemental, il est évident que l'approche générale reste biocentrique. NÉOCOLONIALISME VERT... 163

Madagascar laboratoire à ciel ouvert pour le « Green Business»

Du fait de son statut « hotspot » en biodiversité et de sa vulnérabilité, Madagascar est aussi devenu un vrai laboratoire à ciel ouvert. Différents mécanismes conçus à l'international par les acteurs de l'économie verte, ou envisagés pardes groupes de pression dans les négociations internatio­ nales, y sont testés. En effet, l'affichage environnemental et l'auto-appel­ lation « Madagascar élève-modèle» constituent souvent une stratégie volontaire des dirigeants malgaches pour le renouvellement des prêts et la rentrée de devises (Hufty et al, 1995). Pour Amelot et al (2011), le projet environnemental de Madagascar participe ainsi d'une « diplomatie verte» mais surtout d'une réponse aux injonctions des bailleurs de fonds interna­ tionaux (Banque mondiale, USAID,AFD, etc.). On peut citer quelques exemples de mécanismes de conservation sur lesquels Madagascar s'est très vite précipité, tels que les accords de bioprospection qui consistent à signer des contrats avec des industries pharmaceutiques et/ou biotechnologiques pour leur fournir des échan­ tillons de plantes médicinales en vue d'une exploitation commerciale des ressources génétiques; le mécanisme REDD+ et les projets de compensation carbone qui sont des dispositifs censés réduire la déforesta­ tion et la dégradation des forêts en mettant en place des puits de carbone en contrepartie d'une compensation financière et écologique: les Paie­ ments pour les Services Environnementaux (PSE) qui sont des instru­ ments marchands, etc. Le premier point commun de tous ces mécanismes est qu'ils sont marchands et utilitaristes; ils mettent en avant l'idée qu'il faut que les problèmes environnementaux soient traités par l'économie et donc le marché, et qu'en attribuant de la valeur monétaire aux ressources, les agents économiques seront forcément incités à les conserver (Raharini­ rina, 2009). L'autre point commun est leur caractère controversé, pas uniquement à Madagascar mais également au niveau international et dans le milieu académique. La controverse découle surtout de la vision stricte­ ment économique de la déforestation, qui est finalement réduite à une simple question d'incitation et de compensation du coût d'opportunité, et qui tend à nier les aspects culturels, humains, anthropologiques et socio­ politiques du rapport de certaines communautés à leur environnement. Aussi, les enquêtes que nous avons menées sur plusieurs sites entre 2002 et 2013 montrent que les retombées socio-économiques de ces méca­ nismes restent pour la plupart dérisoires, cloîtrant souvent les commu­ nautés sous le « seuil de pauvreté» c'est-à-dire un revenu ne dépassant pas les 2 dollars par jour avec le renoncement à la déforestation. Participer à l'exploitation illégale de la biomasse ou s'adonner à la culture sur brûlis s'avère donc économiquement plus rentable, même si les bénéfices restent tout à fait temporaires. Ce qui renvoie à un vrai problème de pertinence et d'efficacité des outils promus en matière d'économie verte. 164 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Conclusion

Lors de ces vingt dernières années, les injustices environnementales sont devenues fréquentes à Madagascar et sont directement associées aux projets extractifs et aux mécanismes privilégiés par les acteurs de la conservation. Ces conflits sont parfois visibles et audibles, parfois plutôt latents. L'État malgache, étant pressé par l'urgence financière et écono­ mique, tend à ignorer les revendications des populations dans les zones d'intervention ou d'implantation de ces projets, et à verrouiller toute forme de contestations sociales. Raharinirina (2013) dresse une liste des formes d'injustices subies par les populations à proximité des sites d'im­ plantation des projets et souligne la fréquence des arrestations de journa­ listes ou d'emprisonnement de membres des organisations de justice envi­ ronnementale (OlE). De plus, l'hégémonie et l'ingérence écologique des Grandes Organisations Non Gouvernementales (GONG) sont telles que tout acteur qui remet en cause cette éthique biocentrique est accusé de s'opposer à une cause morale universelle et au bien commun de l'huma­ nité (Amelot et al., 2011). La lutte de pouvoir pour capter la rente et la connivence entre l'élite politique et l'oligarchie, observée depuis 1990, fragilise toute tentative de stabilité politique et d'alternance démocratique. Elle est aussi à l'origine de tensions et de conflits, plus ou moins violents, au sein même de la société malgache. En moins de dix ans, les médias locaux ont révélé à plusieurs reprises des cas d'expropriation de paysans de leurs terres, des problèmes ethniques liés au faible recrutement des natifs des zones d'im­ plantation des grands projets, des niveaux de compensation ridiculement faibles lors des déplacements de population, ou simplement le non-respect flagrant des lois et des cadres qui régissent les activités extractives à Madagascar. Malgré sa volonté affichée, la société civile malgache éprouve une certaine difficulté à s'organiser et à organiser les contestations qui restent finalement très micro-localisées. D'autant plus que, comme le soulignent Razafindrakoto et al. (2014), la société malgache est fortement atomisée et la population fragmentée. Toutefois, ces multiples petites tensions peuvent à moyen terme constituer une véritable menace pour les élites et donc par extension pour la viabilité même du modèle malgache actuel de capitalisme d'exportation, surtout si la répartition de cette « manne finan­ cière ~~ continue à être profondément inéquitable. NÉOCOLONIALISME VERT ... 165

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DEUXIÈME PARTIE

ÉCLAIRAGES SOCIO-POLITIQUES

7

Le peuple, nurse du roi

Notes sur les monarques enfants dans le centre de Madagascar!

David GRAEBER

L'institution royale renferme une sorte de paradoxe: les rois sont à la fois omnipotents et démunis. D'un côté, la souveraineté réside par essence dans le pouvoir du monarque de disposer comme bon lui semble de ses sujets et de leurs biens, et plus la monarchie est absolue, plus ce pouvoir tend à être absolu, arbitraire et dispensé de rendre des comptes. De l'autre, les rois sont, précisément en partie pour cette raison, tributaires de leurs sujets. Ils sont nourris, habillés, logés - et leurs besoins physiques élémen­ taires sont satisfaits - par ceux qui sont prétendument soumis à leur pouvoir. Et plus ce pouvoir est absolu, plus cette dépendance tend à être forte. Pour ceux qui ont étudié la philosophie européenne, ce constat évoque d'emblée la dialectique maître-esclave de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, qui veut qu'en réduisant son rival en servitude le conquérant devienne dépendant de celui-ci pour ses moyens de subsistance mêmes, tandis que le conquis accède au moins à une sorte d'autonomie paradoxale dans son travail. Mais Hegel n'a pas été, loin de là, le premier à pointer ce méca­ nisme. Il fut des temps et des pays, loin de l'Allemagne hégélienne, où ce paradoxe se trouvait au cœur de l'idée même de royauté; non seulement dans les réflexions des philosophes, mais dans l'exercice concret du rituel royal lui-même. Dans le présent essai, je voudrais me pencher sur l'un d'entre eux. Dans le royaume merina, situé dans la partie nord du plateau central de Madagascar, les rois étaient très souvent incarnés par des nourrissons, des bambins ou des adolescents revêches. On les disait à la fois entêtés, diffi­ ciles et extrêmement dépendants de leurs sujets. Ainsi structurées, les

l. Ce chapitre est une version courte de Graeber D. (2017). La traduction a été assurée par Philippe Mothe. 172 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE instances gouvernementales créaient une alchimie morale étrange au sens où l'égoïsme, l'autoritarisme, voire les occasionnels accès de violence punitive pouvaient en fait être vus comme touchants ou, à tout le moins, renforçant l'idée qu'il appartenait aux roturiers de satisfaire les besoins royaux. Cependant, cette conception du pouvoir royal était évidemment à double tranchant: d'une part, elle était sous-tendue par l'idée que, puisque le souverain vivant pouvait être considéré comme une sorte de perpétuel mineur, c'étaient les rois défunts -les ancêtres royaux - qui représentaient véritablement l'autorité adulte; d'autre part, elle conférait aux sujets un langage leur permettant de réprimander et gronder le souverain, que ce soit en leur propre nom ou au nom de ces ancêtres, chaque fois qu'il dépassait les bornes. Cet aspect de la royauté merina est quasiment absent de la littérature savante existante. En revanche, dès qu'on commence à le chercher dans les sources primaires, il est partout. Le plaisir rare qu'on prend à étudier le royaume merina s'explique par l'extraordinaire richesse de ces sources. Dans la première moitié du XIXe siècle, le monarque Radama I" a invité des missionnaires étrangers dans son royaume pour mettre en place un système d'éducation primaire. L'alphabétisation prenant de l'ampleur, on a alors assisté à un déferlement sans précédent de textes, officiels et non officiels: histoires, compilations de coutumes, de poésies, de témoignages oratoires et folkloriques, dont un recueil de 1243 pages intitulé Tantara ny Andriana eto Madagascar (« Histoire des rois de Madagascar »], étude historique et ethnographique détaillée de la société merina? du XIXe siècle dans presque tous ses aspects, recueillie auprès d'un vaste éventail d'auteurs. 11 est très frustrant que, comme ces documents proviennent en majorité de sources missionnaires, presque aucun nom d'auteur n'ait été conservé (le Tantara, par exemple, demeure l'œuvre d'un certain père Callet, prêtre jésuite qui a rassemblé et retravaillé les manuscrits). Malgré tout, conjointement avec la correspondance détaillée, les dossiers judi­ ciaires et les registres officiels conservés aux Archives nationales, cet ouvrage offre un point de vue presque sans équivalent sur la société merina du XIXe siècle. Dans les pages qui vont suivre, je me propose donc d'examiner com­ ment le thème du roi enfant est traité dans cette littérature. Je commen­ cerai par une histoire entendue alors que je menais ma propre enquête de terrain dans les années 1990-1991, celle d'un prince arrogant dont la chute, au sens propre du terme, lui a été fatale. Des histoires telles que celle-ci soulèvent, me semble-t-il, des questions évidentes sur la nature de l'autorité dans les hautes terres; tout d'abord, si les rois ont vraiment fait l'objet d'une dévotion inconditionnelle de la part de leurs sujets, comme

2. Le mot « merina » est rarement utilisé de nos jours et, même au XIX C siècle, il n'était qu'un terme parmi d'autres (Larson, 1996). En général, je l'évite quand je parle des descendants contemporains des personnes connues dans la littérature sous le nom de « Merina », mais, dans le présent contexte historique, il me paraît convenir. LE PEUPLE, NURSE DU ROI 173 tous les observateurs étrangers l'attestent formellement, pourquoi n'ont­ ils généralement laissé que le souvenir de persécuteurs et de tyrans? Pour le comprendre, il faut passer en revue toute l'organisation du royaume lui­ même, conçu comme une vaste structure de travail rituel; puis examiner à travers ce prisme les moments du passé où l'autorité royale a été remise en cause. Enfin, je me demanderai si les traits apparemment exotiques de la royauté merina, où le peuple se présente régulièrement comme la « nurse» du roi, n'éclaireraient pas aussi certaines interrogations fonda­ mentales sur la nature de l'autorité sociale.

Leiloza et le prophète de Valalafotsy

Leiloza, dernier prince de l'lmamo

J'ai effectué mes recherches doctorales dans le territoire situé au nord de la ville d'Arivonimamo, en Imerina occidentale. C'est une région vallonnée, ponctuée de modestes montagnes en granite et de vallées riches en petits cours d'eau et en rizières en terrasses, séparées par de vastes forêts de tapia -le tapia étant un arbre proche du chêne nain, qui héberge des vers à soie dont le cocon sert à fabriquer une étoffe locale. Cette acti­ vité a longtemps fait la renommée de la région. Jusqu'à la toute fin du xvur' siècle, ce territoire, ainsi que toutes les terres situées à l'ouest de la rivière Ombifotsy, faisait partie d'un royaume indépendant nommé Imamo, distinct de l'Imerina à l'est. Ou, pour être plus précis, on considé­ rait qu'autrefois, il y a très longtemps, ils avaient été unifiés par un roi grand et sage, Andriambahoaka, tout comme, à la même époque, l'Ime­ rina passait pour avoir été créée par un roi grand et sage,Andriamasinava­ lona. Pour les générations qui nous ont précédés, ces rois grands et sages semblent toujours avoir existé. Dans le cas de l'Imerina et de l'Imamo, on racontait la même histoire: le roi, grand mais en l'occurrence peu sage, autorisa la division de son territoire en quatre sous-territoires correspon­ dant aux quatre points cardinaux, chacun d'eux étant attribué à un de ses fils, ce qui donna lieu à une interminable guerre civile. Dans le cas de l'Imamo, ces différents princes partageaient toutefois un tombeau unique au sommet d'une montagne. Appelé Fondanitra (« au cœur du ciel») au xix" siècle, celui-ci était un gigantesque édifice en pierre. Érigé à la cime de la montagne en pain de sucre d'Ambohitrambo qui domine la région, il était visible à des kilomètres à la ronde. La montagne et le tombeau existent toujours et demeurent un lieu de pèlerinage. Mais, aujourd'hui, le tombeau n'est pas considéré comme celui de l'ensemble des rois de l'Imamo - presque tous sont tombés dans l'oubli -, mais d'une figure nommée Lailoza, ou Leiloza, jeune prince puéril et tyrannique qui, dit-on, n'est jamais réellement monté sur le trône 174 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE de l'Imamo'. Tout le monde, pourtant, connaît son histoire. Selon la légende, Leiloza se croyait à ce point au-dessus des autres qu'il refusait d'emprunter les chemins à flanc de coteau comme tout un chacun, mais astreignait les femmes du royaume à tisser en permanence de la soie dont il faisait de gigantesques ponts de corde - réservés à son seul usage - entre Ambohitrambo et les montagnes voisines. Un beau jour, son père, ému par les souffrances de son peuple, n'y tint plus: il trancha la corde et préci­ pita son fils dans l'abîme. L'endroit où celui-ci serait tombé est un village appelé aujourd'hui Manjakazaza, ce qui signifie littéralement « un enfant fait la loi ». « Parce qu'il n'était qu'un enfant, mais qu'il menait son monde à la baguette. » (zaza fotsiny fa najakajaka; Graeber 2007a: 90). Ces éléments sont présents dans toutes les versions de l'histoire. Certaines d'entre elles sont plus loquaces sur l'arbitraire du jeune prince: exécutions gratuites, ordres fantaisistes - dans une version, il aurait même obligé toutes les femmes du royaume à se couper les cheveux afin de fournir de la matière première pour son pont. Ces faits sont restés proverbiaux au moins jusque dans les années 1%0. Un ethnographe français qui travaillait dans la région cite les propos d'un informateur:

Ce Leiloza aimait à faire souffrir la population pour le plaisir. Il élevait un troupeau de bœufs. Quelquefois, il donnait l'ordre de faire monter le bétail sur la colline. Puis, sans raison, de le faire redescendre. De là vient le dicton: «Akaro ahidina toy ny andry ombin'i Leiloza.» [Faire monter et descendre comme ceux qui gardent les bœufs de Leiloza.] (Augustins 1971: 55W.

Quand on leur demandait pourquoi Leiloza agissait ainsi, les gens se contentaient souvent de répondre qu'il était maditra - un mot dont le meilleur équivalent est sans doute « vilain» car on l'utilise surtout pour les enfants qui se conduisent mal. Dans les dictionnaires, ce terme est parfois traduit par « têtu» comme peut l'être un enfant bravant l'autorité parentale, un peu à la façon dont des parents peuvent déclarer qu'un enfant « n'écoute pas» quand ils veulent dire qu'il «ne fait pas ce qu'on lui dit »5. Il est rare de côtoyer un tant soit peu une Malgache en charge par

3. Loza signifie «la grande catastrophe », mais peut aussi désigner une personne féroce ou emportée. 4. L'informateur d'Augustins poursuit: «Une autre fois, à Antongona, un village distant de 25 kilomètres d'Ambohitrambo, il y avait un incendie. Leiloza dit: "Éteignez le feu d'Antongona, la fumée risquerait de m'étouffer." De là est né le dicton: "Efa ho lava toy ny afon'Antongona", c'est-à-dire "interminable comme le feu d'Antongona" », (op. cit.ï, Je n'ai jamais entendu cette histoire moi-même, mais elle semble évoquer à distance certains mythes où des héros arrivistes défient les puissances divines en allumant des feux afin d'envoyer de la fumée au ciel pour étouffer les enfants de Dieu. 5. Voilà pourquoi Richardson (1885: 123) donne à maditra le sens d'obstiné, têtu, opiniâtre. Ce qui s'explique puisque la racine, ditra, désigne aussi ce qui est dur et résis­ tant, comme une pièce de bois noueuse où les clous s'enfoncent avec peine. LE PEUPLE, NURSE DU ROI 175 exemple d'un bambin sans l'entendre prononcer ce mot au moins une ou deux fois, souvent sur un ton réprobateur où perce à la fois l'indignation et au moins un peu de perplexité. Mais ce même mot, madura, était aussi appliqué à des princes, des rois et d'autres figures de la haute autorité de jadis quand ils se montraient injustes et arbitraires. Dans une source ancienne, le méchant prince d'Ambohitrambo est d'ailleurs nommé non pas Leiloza, mais simplement Rakotomaditra, soit « vilain jeune homme» (Caliet 1908: 573n 1). Il est l'incarnation même d'une attitude royale égoïste et puérile. Étonnamment, le terme de maditra n'est en rien un terme générique désignant un comportement irresponsable ou obstiné. Il est utilisé en réfé­ rence à des enfants ou des membres de la famille royale, mais rarement pour quelqu'un d'autre. Quand j'enquêtais sur le terrain, je me suis souvent demandé pourquoi. Qu'y avait-il chez les rois et chez les enfants récalcitrants qui incitait à ce rapprochement? De même, j'ai toujours trouvé curieux qu'alors qu'on aurait pu penser que le vrai héros de l'histoire était le père de Leiloza - c'est quand même lui qui, en définitive, a accepté de sacrifier sa propre postérité pour le bien de ses sujets -, son nom n'était jamais cité. Certains se demandaient même à quel titre il aurait pu l'être. La célébrité de Leiloza, en revanche, n'a fait que croître après sa mort. En partie, parce qu'en mourant il s'est racheté. Depuis, il est devenu un ancêtre royal, intronisé dans un panthéon d'es­ prits que l'on invoque pour posséder les guérisseurs médiumniques et les aider à guérir les malades, exaucer des vœux et combattre les desseins des sorciers. Son tombeau est devenu un doany, un lieu de pèlerinage - peut­ être moindre que celui d'Andriantsihanika, le tombeau royal le plus célèbre de 1'Imamo, situé plus à l'ouest, mais en raison surtout du fait qu'Ambohitrambo se trouve à l'écart de toute route carrossable alors que celui d'Andriantsihanika est tout proche de la route nationale. La plupart des grands sommets accueillent, dit-on, un tombeau royal d'un genre quelconque et beaucoup parmi eux sont devenus des doany, un mot que l'on pourrait traduire par «portail» (il signifie littéralement « poste de douane») - un portail ouvrant sur une espèce d'univers spec­ tral habité par les rois des «temps malgaches ». Ceux-ci sont nommés collectivement rois (« andriana »), mais les histoires qui leur sont asso­ ciées sont souvent d'une tonalité tout aussi antimonarchique. De nos jours, Andriantsihanika, par exemple, a laissé le souvenir d'un descendant de roi qui a volontairement renoncé à son statut d'andriana pour devenir roturier car « [il ne voulait] pas avoir d'esclaves» (Peetz 1951a). D'autres ont été des magiciens qui défièrent un pouvoir royal injuste, des femmes trom­ pées par des amis ou amants royaux, ou simplement des figures histori­ ques remarquables - devins, naïades - sans aucun lien particulier avec la royauté. Quelques-uns furent d'authentiques souverains historiques, mais j'ai rarement, voire jamais, entendu quelqu'un qui les fréquentait ou leur adressait des vœux et des offrandes dire quoi que ce soit de bien à propos de leur conduite quand ils étaient en vie. Peu, sans doute, sont allés aussi 176 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE loin que Ratsizafy, vieux et vénérable astrologue de la localité où j'ai mené ma propre enquête, qui affirmait que tous les rois célèbres de Mada­ gascar étaient en fait des sorciers qui avaient attendu de mourir pour revenir guérir les maux qu'ils avaient causés. Mais chacun semblait penser que les rois morts valaient bien mieux que les vivants. Pourtant, tout le monde reconnaissait que, même si les monarques avaient pu être cruels et exécrables de leur vivant, leur image changeait du tout au tout dès qu'ils reposaient dans les chambres de pierre des tombeaux, qu'ils se transformaient instantanément en «esprits saints» (janahy masina) capables de protéger les vivants des catastrophes mêmes qu'ils leur infligeaient quand ils étaient en vie. Cette unanimité m'a surpris. Presque personne n'avait d'avis positif sur les monarques du passé - bien que presque tout le monde ait appris au moins un peu d'histoire malgache à l'école primaire, où les monarques historiques étaient présentés sous un jour beaucoup plus favorable. D'ailleurs, la seule véritable exception concernait une poignée de mordus d'histoire qui avaient mémorisé les noms et dates des anciens souverains dans des manuels scolaires. Eux, au moins, adoptaient souvent le point de vue répandu parmi l'intelligentsia en considérant au moins certains anciens monarques peu ou prou comme des héros nationalistes. Mais je n'ai jamais retrouvé ces sentiments ailleurs. En interrogeant un paysan, un commerçant ou un ouvrier ordinaire, on obtenait invariablement à peu de choses près le même son de cloche: les andriana des « temps malgaches» (tany gasy) ont abusé de leur autorité, ils ont pratiqué l'esclavage ou traité leurs sujets en esclaves et, en fin de compte, ont été punis, comme le père de Leiloza, en perdant leur postérité. Même après avoir été détrônés, entendait-on fréquemment, ils se sont souvent révélés stériles, ou leurs enfants ont mal tourné, leur nombre a décru et les rares survivants ont sombré dans la folie ou la pauvreté. lis ont subi le jugement de Dieu, disaient ceux qui se considéraient eux-mêmes comme de pieux chrétiens. D'autres citaient le fameux proverbe, «le châtiment divin n'existe peut­ être pas, mais un méfait ne demeure jamais impuni» (ny tody tsy misy fa ny atao no miverina). Ces témoignages sont d'autant plus frappants qu'au XIXe siècle on ne trouve nulle trace de ce genre de sentiments. lis sont totalement absents de la volumineuse littérature malgache de l'époque, qui tendait à présenter les anciens rois sous les traits de sages et bienveillants fondateurs des institutions contemporaines. On ne relève rien de tel non plus dans les observations des visiteurs étrangers qui, tous, notent la dévotion absolue et inconditionnelle de la population merina à sa reine. Mais dès que s'ouvre la période coloniale (1895-1950), ces récits semblent surgir de nulle part. Comment la vision populaire de la royauté a-t-elle donc changé aussi vite? Ma première hypothèse - que je développe dans mon livre Lost People (Graeber 2007b) - est que ce revirement est lié au choc de la colonisation. Concrètement, la première mesure prise par le régime colonial français LE PEUPLE, NURSE DU ROI 177 après la conquête de Madagascar en 1895 a été de dissoudre la monarchie et, en même temps, d'abolir l'esclavage. Le fait que, sous le régime poli­ cier qui y a succédé, le christianisme soit devenu à peu près la seule forme institutionnelle sous laquelle il était possible d'exprimer des sentiments nationalistes, conjugué à la présence persistante d'une population d'ex­ esclaves vivant dans une proximité gênante avec leurs anciens maîtres, a créé un contexte où l'esclavage s'est transformé en un sujet d'embarras permanent. Il est devenu un problème dont personne ne voulait parler, mais dont, de toute façon, tout le monde finissait presque invariablement par parler: une réalité qu'il fallait cacher si soigneusement qu'elle finissait par transparaître partout. Dès que je posais des questions en lien avec l'histoire, tous pensaient aussitôt que je les interrogeais sur l'esclavage. Dans la tête des gens, les différents modes de pouvoir - royal ou colo­ nial - semblaient se confondre et devenir autant de prolongements du principe esclavagiste, du principe qui veut qu'une personne soit le prolon­ gement de la volonté d'une autre". De sorte que même le travail salarié était vu d'un mauvais œil, du moins parmi les adultes. Curieusement, cette condamnation morale des relations d'assujettissement était particulière­ ment marquée parmi les descendants de la population libre, les descen­ dants de hova (« gens du commun ») ou les andriana. Les descendants d'esclaves, soit environ un tiers de la population, ne se sentaient pas le droit d'être aussi regardants sur ces sujets: d'ailleurs, non seulement ils étaient plutôt voués à devenir zanadrano, c'est-à-dire guérisseurs médiu­ mniques toujours chargés d'entretenir les tombeaux des ancêtres royaux, mais ils étaient aussi les plus désireux de s'engager dans l'armée consti­ tuée, dans le salariat ou dans d'autres modes de subordination, pour peu qu'au bout du compte ils échappent à la pauvreté. Dès le début, le culte du zanadrano, qui existe au moins depuis la période coloniale (voir Peetz 1951a, 1951b ; Bernard-Thierry 1960 ; Cabanes 1972) a été dominé par des descendants d'esclaves. Les tombeaux royaux, par exemple, ceux qui deviennent des lieux de culte, sont presque toujours accompagnés de petites sépultures annexes de figures que l'on nomme souvent « soldats » du roi - ils demeurent au service de leurs anciens maîtres et leur esprit se charge des basses besognes comme de combattre les sorciers et récupérer les charmes malfaisants semés dans les habitations, les champs, les puits et les jardins. On m'a souvent expliqué qu'en l'occurrence le mot « soldat » était une façon polie de dire « esclave », C'est la présence de ces tombes-esclaves qui donnait au tombeau royal son cachet royal. Mais, en même temps, les médiums se voyaient eux-mêmes comme les « soldats » des esprits divins qui

6. Aux yeux des citoyens. aussi bien les rois que les Français avaient traité leurs ancê­ tres en esclaves; les esclaves étaient souvent décrits comme des « soldats», et les institu­ tions maîtresses de la période royale, telles que ïe fanompoana ou «service royal », qui étaient autrefois ce qui distinguait les sujets libres des esclaves, étaient désormais considé­ rées comme de simples euphémismes pour désigner l'esclavage. 178 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

- malveillants dans la vie, bienveillants dans la mort - les possédaient et faisaient d'eux des prolongements de leur volonté. C'était ma lecture de l'époque. Et j'y suis resté fidèle. Il est évident que le choc de la colonisation et, en particulier, la fin de l'esclavage ont fait voler en éclats les conceptions existantes de l'autorité. Et il n'existe certainement aucun précédent de ce phénomène dans le culte des « douze montagnes sacrées» - chacune correspondant à un ancêtre royal stricte­ ment bienveillant - qui avait cours sous la monarchie. Mais les idées poli­ tiques ne sortent pas de nulle part. Tout est affaire de point de vue. Et si on se tourne vers la littérature du XIXe siècle, si on regarde là où il faut, on peut déjà, je pense, y trouver des éléments convaincants démontrant que la nature et la légitimité du pouvoir royal étaient bel et bien contestées, et souvent au grand jour. À ce jour, l'histoire de Leiloza, qui prétend expliquer la fin de la monarchie dans l'lmamo, a débouché sur plusieurs énigmes historiques. Les voici, en ordre inversé:

- Pourquoi, après la conquête française, l' histoire populaire a-t-elle été réécrite aussi rapidement pour faire de tous les anciens monarques des oppresseurs et même des personnages carrément malfaisants de leur vivant, mais des êtres bienveillants et protecteurs après leur mort?' - Pourquoi, quand on décrit leur comportement injuste et oppresseur, représente-t-on souvent les rois comme de « vilains » enfants, revêches et égoïstes?

Pour trouver un début de réponse à ces questions, le mieux serait, me semble-t-i1, de réexaminer l'histoire de Leiloza lui-même. Car il a bien existé dans l'Imamo un prince historiquement documenté répondant à ce nom, un prince qui a connu la chute à l'époque où le Leiloza légendaire de Ambohitrambo serait tombé de son pont. Par un curieux hasard histo­ rique, son parcours a été conservé dans les journaux inédits d'un certain James Hastie, sergent de l'infanterie britannique affecté à la cour du roi Radama par le gouverneur de Maurice en 1817, et qui officiait à l'époque comme conseilleur militaire en chef du roi. Nombre d'éléments clés qui allaient se trouver réunis dans l'attitude des Merina envers leurs gouver­ nants - depuis les médiums jusqu'aux souveraines - étaient déjà bien présents dans ce récit ancien et fournissent, pourrait-on dire, une sorte d'avant-goût structurel de ce qui allait suivre.

7. À ce sujet, on notera avec intérêt que presque tous les souverains documentés des xvur et XIX" siècles, 'j compris les reines, ont vite été oubliés durant la période coloniale. Le fondateur de l'Etat merina, Andrianampoinimerina, demeure un esprit guérisseur important et il existe encore des tombeaux de quelques rois, mais qui ne possèdent prati­ quement plus aucune importance rituelle. Les « rois» dont on se souvient aujourd'hui constituent un étrange salmigondis de figures anciennes dont presque aucune n'a réelle­ ment régné, et encore moins marqué son temps. LE PEUPLE, NURSE DU ROI 179

Le vrai Leiloza

Le Leiloza de Hastie n'était pas originaire d'Ambohitrambo, mais d'un petit royaume nommé Valalafotsy, situé lui aussi dans la région de l'Imamo, mais à la lisière occidentale extrême des hautes terres, là où elles cèdent la place à une zone inhabitée. Leiloza apparaît dans le récit de la mort de son fils, Rabevola, par la main du roi merina Radama I". En octobre 1824, à peine rentrée de sa conquête du royaume sakalava de Boina, la nouvelle armée de Radama entraînée par les Britanniques faisait route vers le sud quand elle traversa un territoire nommé Mivama­ hamay. Cette contrée assez dégagée, ponctuée de rares forêts, était surtout connue pour ses grands troupeaux d'animaux sauvages, que les soldats entreprirent de chasser. Cette terre désolée était principalement peuplée par une bande de plusieurs milliers de fuyards venus des hautes terres, en majorité des Manendy, c'est-à-dire des membres d'une fameuse caste de guerriers naguère au service du père de Radama (Domenichini et Dome­ nichini-Ramiaramanana, 1980; Rakotomanolo, 1981). Le roi de Boina leur avait accordé de partir pour s'établir dans ce no man's land où ils formèrent ce que Hastie appelle une « république manendy » en accueillant toutes sortes d'autres réfugiés des hautes terres - parmi lesquels on comp­ tait aussi bien des esclaves évadés que divers princes renversés et leurs serviteurs. Ils s'illustrèrent bientôt en lançant des raids de maraude contre les sujets de Radama dans [es hautes terres, ce qui leur permis d'accu­ muler une grande quantité de richesses. La «république rnanendy » n'en était une qu'au sens très large du terme. Elle possédait un chef suprême: une «prophétesse», pour reprendre le terme de Hastie, crainte dans toute la région. Cette femme portait l'encombrant patronyme de Triemanosinamamy," C'est là où l'histoire renoue avec des événements survenus dans les hautes terres quelques générations auparavant. Il apparaît, explique Hastie, que la prophétesse n'a pas été la première à porter le nom de Triernanosi­ namamy puisqu'il était celui d'un ancien roi de Valalafotsy, sur les marches occidentales extrêmes de l'Imamo. Son histoire, manifestement recueillie auprès des disciples de la prophétesse, était la suivante:

8. Comme le texte a été rédigé juste avant que l'orthographe malgache ne prenne sa forme standard actuelle, j'ai repris la version adoptée par le missionnaire anglais William Ellis dans son Histoire de Madagascar (1838 II 345-348) pour son résumé du récit de Hastie. La version d'Ellis raccourcit le récit, laisse de côté plusieurs éléments comme les channes magiques et le harem de la prophétesse, mais, pour le reste, demeure assez fidèle à l'original. L'omission la plus singulière est celle du nom de Leiloza, écrit « Lahilooza» dans le texte de Hastie - sans raison apparente, Ellis parle, lui, de « Sahiloza x et attribue ce nom à tort au premier« prophète» de l'histoire et non au roi. Reste la question de l'an­ cien nom du roi, dont la forme est inhabituelle. Trie est un préfixe rare et manosimamy signifie littéralement «confisquer ce qui est sucré », ce qui n'a guère de sens. Je suis Ellis tout en étant convaincu que le vrai nom était autre. Chez Hastie, ce nom est, à la première occurrence, Tsiemamoshima maam, qu'il serait préférable d'orthographier Tsiemamotsira­ mamy, ce qui, en termes de sens, serait un peu mieux. 180 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

On raconte que, voici quatre générations, un chef de clan du nom de Triemanosinamamy gouvernait le district de Valalafotsy avec tant d'équité et de succès qu'il était hautement respecté et même vénéré par ses sujets; ses bonnes actions eurent pour effet de transmettre son influence et sa popu­ larité à ses descendants et, en particulier, au chef dont descendra feu Leiloza; sous le règne de Leiloza, un jeune esclave que l'on avait envoyé chercher du bois à brûler s'en revint avec un fagot sec et le déposa dans une grotte, devant la maison de son maître, où l'on découvrit bientôt qu'il poussait à merveille. Le garçon pénétra dans un petit édifice ou un cimetière érigé sur les restes de Triemanosinamamy, un lieu tenu pour sacré par les autochtones au point de considérer que toute personne dont le sang n'aurait pas été noble serait morte sur-le-champ en y pénétrant. Mais le jeune homme se mit bientôt à chanter, à crier à tue-tête et, après avoir alterné chants et cris pendant un moment, il déclara qu'il était habité par l'esprit et, enfin, qu'il était la réplique à l'identique du chef Triemanosinamamy disparu de longue date, dont, s'imaginaient ceux postés à l'extérieur, il avait pris la voix. Sous ce titre présumé, il sortit du tombeau et fut reçu par beaucoup en vrai prophète, le miracle du fagot sec qui avait repris racine étant considéré comme la preuve irréfutable qu'il n'était pas un imposteur et il advint donc qu'il gagna la confiance du peuple en parvenant, en plusieurs occasions, à prédire avec exactitude la réussite ou l'échec de leurs maraudes", Leiloza constatant que son pouvoir déclinait et que celui du prophète augmentait, l'accusa d'imposture et affirma que sa couleur foncée et, en particulier, sa chevelure crépue prouvaient qu'il ne pouvait pas être le personnage qu'il prétendait être, et Leiloza le fit mettre à mort!".

Par la suite, la désertion d'une grande partie des sujets de Leiloza.J'at­ taque du district de Valalafotsy par le père de Radama, Andrianampoini­ merina, la fuite de Leiloza et de sa troupe dans le district du Boina vers Mivamahamay et sa mort créèrent la confusion. Dans ce contexte, une femme se présenta comme la réincarnation du jeune homme mis à mort par Leiloza. Elle avança comme preuve les blessures qu'elle porte et qui ressemblent à celles infligées au prophète. Comme le fils de Leiloza, Rabevola, accorda du crédit à cette histoire, la prophétesse pu installer sans difficulté son autorité. Ce qui est surtout intéressant pour le sujet qui nous préoccupe, c'est le fait que la médiumnité opère ici clairement comme la forme d'une contes­ tation politique: le peuple se rallie au garçon qui parle avec la voix de son ancien roi, alors que le jeune homme lui-même possède un statut social on ne peut plus modeste" ; le roi en place réagit par une violence fruste, mais, ce faisant, délégitime son autorité.

9. J'ai conservé l'original, mais orthographié des noms malgaches selon la forme stan­ dard. 10. Joumals of James Hastie, 13 Octobre 1824, p.402-406. Le fait que Leiloza soit effectivement un chef historique de Valalafotsy est confirmé par le Tantara ny Andria/la (Callet 1908: 567). Il. C'est-à-dire celui d'esclave. Hastie souligne l'apparence africaine des deux « prophètes », mais semble en fait projeter un préjugé racial euro-américain sur les Malga- LE PEUPLE, NURSE DU ROI 181

Le travail emblématique et le roi enfant

Le Leiloza historique était un tyran, si jaloux de l'enfant possédé par l'esprit bienveillant de son grand-père qu'il finit par le tuer. Il perdra ainsi la loyauté de ses sujets et précipitera sa chute du trône. Le Leiloza légen­ daire d'aujourd'hui est un enfant tyrannique qui, après sa chute, devint lui-même un esprit bienveillant qui possède les médiums. Entre ces deux récits, on a, me semble-t-il, tous les thèmes et éléments nécessaires pour commencer à écrire une véritable histoire des attitudes des Merina envers leurs gouvernants - ou, si on souhaite comprendre la crise d'autorité qui a englouti les rois merina au moins à partir du début du XIXe siècle, ces histoires nous indiquent précisément où porter notre regard. Prenons un exemple. L'un des éléments frappants dans l'histoire de Leiloza telle qu'elle est racontée aujourd'hui autour du mont Ambohi­ trambo, c'est qu'elle parle de travail forcé. Du temps du royaume merina, le fanompoana, ou service royal, était le principe premier de la gouver­ nance. Tout sujet se devait d'effectuer une forme quelconque de travail pour le souverain. Et d'ailleurs cette histoire récapitule, semble-t-il, ce que les sujets ordinaires considéraient comme détestable dans le fanom­ poana à l'époque: la garde d'immenses troupeaux de bétail royal, les projets industriels, le transport de seigneurs trop imbus d'eux-mêmes pour fouler le sol (dans la réalité, la royauté merina ne se servait pas de ponts, mais se déplaçait régulièrement en palanquin). Tout cela est parfaitement insolite. Alors que les histoires de rois racontées de nos jours soulignent régulièrement l'injustice et la cruauté de ceux-ci, elles abordent rarement le fanompoana", En revanche, les sources du xix" siècle semblent souvent ne parler que de cela. Les observateurs étrangers ont fréquemment observé qu'un sujet adulte consacrait le plus clair de son temps de veille soit à accomplir le fanompoana pour la reine soit à s'y soustraire, et tout, de la scolarité au service militaire, était considéré comme service royal. Lefanompoana était non seulement le principe central de gouvernance, mais aussi la clé du système statutaire ainsi que le principe moteur du rituel royal- et d'ailleurs, dans ce contexte, il est difficile de distinguer clairement travail et rituel. Je me propose donc à présent d'examiner la logique interne du système de travail rituel qui a caractérisé l'ancien royaume merina car j'y vois la clé pour comprendre la royauté merina elle-même. ches ; à J'époque, l'origine africaine n'était pas considérée en soi comme un signe de statut servile; d'ailleurs, si les habitants du Nord des hautes terres possédaient comme aujourd'hui un phénotype plus asiatique que les populations côtières, ils étaient plus susceptibles d'être réduits en esclavage par les populations côtières que l'inverse. Mais il est tout à fait possible que la médiumnité spirituelle ait atteint les hautes terres depuis l'Afrique par l'intermédiaire des populations malgaches de la côte. 12. Cela s'explique en grande partie par le fait que le fanompoana est devenu un euphémisme pour désigner l'esclavage (Graeber 1996, 2007a: 43). 182 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'A UTRE

Le rituel malgache constitue un défi rare en termes d'interprétation car les gestes rituels semblent souvent dire, exactement en même temps, deux choses complètement contradictoires. La rhétorique malgache n'est pas en reste; on a souvent l'impression que tout est à double entente, au sens où la lecture peut s'effectuer au moins de deux façons différentes: les béné­ dictions peuvent être des malédictions déguisées, et les malédictions, des bénédictions; les déclarations de soumission sont souvent des provoca­ tions voilées; les revendications de pouvoir prennent souvent la forme de simulacres d'effacement. Quiconque a séjourné dans une communauté malgache sait que c'est là un des plus grands plaisirs quand on écoute un bon kabary: cette agilité avec laquelle les orateurs usent de formules de soutien et d'approbation pour triompher subtilement les uns des autres. Pourtant, quand les analystes se penchent sur le rituel, ils ont au contraire tendance à penser que les déclarations rituelles doivent être prises pour argent comptant. Le rituel royal merina en est une illustration parfaite. La littérature existante sur le sujet (ex. Lejamble 1972, Delivre 1974; Bloch 1977, 1982,1986,1989; Berg 1979,1988,1995,1996,1998; Raison-Jourde 1983; Ellis 1985,2(02) souligne presque toujours que la légitimité des rois était indissociable du concept de hasina. En voici un exemple assez représentatif:

Les royaumes du vieux Madagascar qui se sont succédé en voyant leur influence croître et décroître avaient en commun la notion de hasina. Ce terme désigne l'invisible essence de pouvoir et de fertilité qui peut être insufflée à des êtres humains, en particulier à travers les ancêtres. Entre­ tenir cette force vitale suppose de respecter les obligations et tabous rituels qui lient les membres d'une famille ou d'une communauté entre eux, à la nature et à la terre. La mission première des autorités politiques à travers l'île était d'incarner le hasina et de le prodiguer à leurs sujets (Ellis 2002: 103; Randrianja & Ellis 2009: 109).

Les commentaires de ce genre sont moins faux qu'extraordinairement réducteurs. Ils gomment toute la subtilité et l'ambiguïté qui, aux yeux des Malgaches, donnent à des notions comme le hasina sa puissance concep­ tuelle. Ce serait un peu comme de dire que le système politique anglais est organisé autour de la notion de « force» ou de « pouvoir», puis d'expli­ quer que le peuple anglais voit dans la force et le pouvoir les composants élémentaires de l'univers naturel et, enfin, de conclure que les institutions politiques et bureaucratiques anglaises sont surtout faites pour orienter avec bienveillance la force et le pouvoir dans certaines directions. Aucune de ces assertions n'est tout à fait fausse. Mais, comme pour le hasina, ce point de vue traduit d'abord une compréhension très naïve de concepts en réalité fort complexes et, ensuite, suppose que tout s'agence avec beau­ coup plus d'harmonie que ce n'est le cas. En fait, si on examine comment le terme hasina est utilisé dans les contextes rituels d'aujourd'hui, on s'aperçoit qu'il ne s'agit nullement LE PEUPLE, NURSE DU ROI 183 d'une sorte de fertilité et de pouvoir liquide qui circulerait dans telle ou telle direction, encore moins que des figures de pouvoir le « prodigue­ raient» à d'autres. Le hasina est avant tout une façon de parler de pouvoirs que personne ne comprend vraiment. Les rituels royaux jouent toujours là-dessus: les sujets ne cessent d'« offrir le hasina » au roi sous la forme de pièces d'argent intactes" pour exprimer leur désir de créer un royaume unifié; on ne sait absolument pas, et la population semble d'ailleurs avoir été très partagée à cet égard, si ces désirs ont créé le royaume ou si c'est l'attrait mystérieux du pouvoir royal qui a créé le désir. Le rituel royal semble souvent déclarer que le peuple reconnaît le pouvoir du roi et que, exactement au même moment, le peuple crée le pouvoir du roi.

Le service royal comme principe de gouvernement

Comme tant de concepts clés malgaches, la notion de fanompoana est à double tranchant. D'un côté, elle désigne un système de travail rituel minutieusement gradué. De l'autre, le souverain avait le pouvoir de faire faire à quiconque ce qu'il lui plaisait. 11 n'est pas difficile d'imaginer comment cette situation a pu naître. Comme je l'ai dit, presque tout au long de l'histoire des hautes terres, les gouvernants ont eu des pouvoirs de contrainte assez limités. Les archéologues confirment qu'à partir du XVIe siècle ceux-ci vivaient généralement dans des forteresses construites sur des collines ou des montagnes - le plus haut étant le mieux car, en principe, le domaine d'un roi correspondait à ce qu'embrassait son regard depuis le sommet - et Maurice Bloch a sans doute raison d'ajouter que la plupart d'entre eux n'étaient guère plus que des brigands qui avaient réussi, ce qui était exactement la situation à laquelle pouvaient revenir des monarques incapables de s'imposer, comme Leiloza (Bloch 1977; Dewar & Wright 1993: 448; Rasamuel 2007: 171-75). Quand une bande lourde­ ment armée se présente dans un village sans défense, elle peut évidem­ ment faire faire à presque tout le monde ce qu'elle veut. Mais ce qu'elle peut ordonner à la population quand elle n'est pas physiquement présente est une toute autre affaire. La contradiction apparente au cœur du fanom­ poana trouve sans nul doute son origine dans cet état de fait. Mais cela n'explique pas vraiment pourquoi cet état de fait devrait être maintenu comme principe rituel - et même comme définition de la souveraineté elle-même. Il n'est pas non plus difficile de comprendre que, si un gouvernant tient à bâtir sa maison en haut d'une montagne, le vrai défi posé par la construc­ tion et l'entretien de celle-ci ne sera pas de trouver des artisans qualifiés

13. Sur les marchés des hautes terres, la plupart des transactions en espèces s'effec­ tuaient à l'aide de pièces d'argent importées que l'on découpait et pesait: les pièces entières étaient rares et, dans ce contexte, passaient pour symboliser l'unité du royaume que des actes d'allégeance de ce type entendaient réaliser. 184 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE pour réaliser la ferronnerie ou la charpente, mais de réunir des bras pour assumer la corvée d'acheminer les matériaux au sommet et, ensuite, le ravitaillement quotidien en nourriture, en carburant et en eau. C'est, à l'évidence, ce sur quoi jouent des histoires comme celle de Leiloza. Vu le contexte culturel dans lequel tout cela s'est déroulé - toutes ces distinc­ tions entre parler, faire, porter, qui étaient déjà capitales dans l'organisa­ tion interne des familles et des foyers -, il n'est guère surprenant que la production d'objets matériels, et en particulier de beaux objets, ait fini par devenir un privilège réservé à de proches parents et à des disciples loyaux, tandis que le portage de fardeaux devait être considéré à la fois comme l'essence même du travail véritable et, dans un sens plus large, la clé pour façonner et entretenir des êtres de chair et d'os. Le fait que la volonté arbitraire du souverain demeurait au cœur du fanompoana permettait d'appliquer régulièrement celui-ci à de nouveaux projets, chaque fois que les souverains étaient en mesure d'imposer leur volonté avec systématisme. À la fin du xvnr' siècle, le roi Andrianampoi­ nimerina a usé de ce droit pour mobiliser de la main-d'œuvre afin de reconquérir des milliers d'hectares sur des marais. Au XIXe siècle, son fils Radama l'a fait pour obliger les enfants à fréquenter les écoles mission­ naires, et les adolescents à servir dans l'armée de métier nouvellement créée. Dans le même temps, les guerres d'expansion amenaient des milliers d'esclaves dans le pays. Tout cela signifie qu'en pratique les formules de travail ont connu des évolutions rapides et spectaculaires. Mais, dans son principe, le fanompoana est resté le fondement même de la monarchie. Comme je l'ai noté, pratiquement aucun observateur n'a manqué de souligner ce point. Voici un commentaire type, celui d'un missionnaire du XIXe siècle nommé Houlder. Il commence par préciser que le vrai pouvoir était détenu par un premier ministre roturier, Rainilaiarivony, qui était secrètement (pas si secrètement que ça, puisque tout le monde était au courant, mais officieusement) le consort de la reine. Durant le mandat de cette forte personnalité, comme durant celui de ses prédécesseurs, aucun impôt direct, ou presque, ne fut levé. En leurs lieu et place existait le fanompoana, un service obligatoire sans contre­ partie, semblable à celui qu'un esclave rend à son maître, devoir fort pénible et pratique fort discutable. Le fanompoana est la création du gouvernement indigène et semble être sa finalité principale. Les gouvernants sont surtout préoccupés non pas d'améliorer la prospérité et le bonheur de leur peuple, mais d'exécuter correctement le service à la reine. La vie des indigènes est tout entière consacrée à l'accomplissement d'unfanompoana d'un genre ou d'un autre l...] Tout ce qui s'apparentait par nature à un service relevait dufanom­ poana, depuis la surveillance de toute l'organisation de la maison de Sa Majesté jusqu'au nettoyage des chaussures royales; de la présidence du conseil de gouvernement, ou de la direction d'une province,jusqu'au port d'un mousquet en temps de guerre et du chargement de pierres ou de LE PEUPLE, NURSE DU ROI 185 mottes de terre en temps de paix. Tout travail quel qu'il soit pouvait être exigé à tout moment selon le bon plaisir de la souveraine. Le fanompoana, civil ou militaire, rendu aux gouvernants était en soi pénible; mais il l'était rendu mille fois plus par le fait que le système engendrait non seulement une multitude de petites oppressions et exi­ gences de la part des personnes dûment désignées pour le faire appliquer, mais également l'existence d'unfanompoana entre soi. En théorie, ce ser­ vice gratuit était rendu à la reine, mais, hélas, il ne se traduisait pas par un service à la royauté. L'organisation requise par l'exécution des tâches de Sa Majesté était un système de subordination, ce qui signifie que toute personne ayant autorité sur une autre pouvait la faire travailler pour son propre profit et, résultat inévitable, on effectuait infiniment plus de fanom­ poana pour des particuliers que pour les gouvernants. La vie que l'on fai­ sait au peuple était un parfait calvaire (Houlder 1912: 37-38). La plupart des témoignages d'observateurs étrangers de l'époque renferment des observations similaires sur la légitimité, l'universalité et la dureté simultanées du fanompoana. Le principe selon lequel le fanom­ poana constituait, par nature, un pouvoir personnel illimité du souverain aide à comprendre l'un des traits les plus singuliers des archives étudiées: le fait que, alors même que tous ceux qui ont observé le fonctionnement du royaume font sans cesse état du travail forcé, il n'en existe presque aucune trace dans les documents de l'administration eux-mêmes. Or presque tout a été conservé, en particulier à partir des années 1860. Les Archives nationales renferment des milliers et des milliers de registres scolaires et militaires, de recensements de biens, de doléances, de trans­ criptions d'audiences et de correspondances administratives de toute sorte. En compilant tout ce que j'ai trouvé sur les alentours immédiats d'Ambo­ hitrambo!", j'ai pu me faire une idée assez précise du fonctionnement de l'administration et de l'exercice quotidien de la gouvernance. J'ai même pu reconstituer l'organisation des brigades de travail du fanompoana puisque ce que l'on appelait les « centaines» et les « milliers », c'est-à• dire les zones chargées de fournir des équipes de cent ou mille ouvriers ou ouvrières pour les besoins royaux, constituaient les unités administratives de base. La seule chose sur laquelle je n'ai pu recueillir pratiquement aucune information a été le type de tâche confié à ces équipes. La surprise fut d'autant plus grande que, par exemple, les avis d'impôt et les reçus fiscaux étaient scrupuleusement enregistrés alors même que, comme Houlder l'a noté, les taxes étaient très minimes et largement symboliques. Sur le travail obligatoire en revanche, il n'existait pratiquement rien".

14. Pour être précis, la région retenue était ce que J'on appelait souvent « l'Imamo oriental ». Elle englobait la zone comprise entre les rivières Ombifotsy et Onilahy, depuis Ambohibeloma au nord jusqu'à Arivonimamo au sud. Ambohitrambo en est le centre. 15. Les seules exceptions que j'ai pu trouver dans la région en question sont un docu­ ment concernant la ferronnerie dans la localité de Vatolevy et quelques registres très tardifs de personnes réquisitionnées pour la prospection d'or dans la période de sauve-qui­ peut qui a précédé l'invasion française. La série LL des archives royales contient bien 186 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Il semble donc que le caractère personnalisé et arbitraire du fanom­ poana ait été considéré comme intrinsèque à sa nature, au point que l'amalgamer à l'appareil bureaucratique serait revenu, en un sens, à en violer le principe - à telle enseigne que le simple fait de consigner qui avait fait quoi aurait pu être vu comme une atteinte au pouvoir absolu de la reine ou de ses divers substituts officiels. Quel travail effectuait-on donc concrètement au service de la reine et quelle conception en avait-on? La question est d'importance car, comme les observateurs étrangers l'ont tous souligné, le sens de l'absolue légiti­ mité du fanompoana en tant que service personnel à la reine était réelle­ ment ce qui assurait la cohésion d'une administration par ailleurs corrompue et brutale. Pour y répondre, il faut, je pense, ne plus s'inté­ resser aux listes de tâches que les gens avaient à faire - et qui n'existent pas vraiment -, mais à celles qu'ils n'avaient pas à faire: c'est-à-dire à celles dont certains groupes particulièrement privilégiés étaient considérés comme exemptés. Ces listes d'exemption frappent toutefois par leur uniformité. Elles comprennent presque toujours quatre types de travaux principaux qui apparaissent systématiquement dans l'ordre suivant:

l) Manao Hazolava ou « traîner des arbres ». Comme l'Imerina elle­ même était quasiment dépourvue de bois, il fallait constituer des équipes d'ouvriers pour traîner les gros troncs nécessaires aux maisons et aux palissades royales depuis la lisière des forêts orientales jusqu'au centre du pays. 2) Mihady Tany ou « creuser la terre». Il s'agissait-là surtout de niveler et de réaliser des remblais pour les projets de constructions royales. 3) Manao Ari-Mainty ou « faire du charbon de bois ». En pratique, il fallait principalement transporter des paniers de charbon de bois produit dans les forêts orientales jusqu'à la cour royale située dans la capitale, Antananari vo. 4) Mitondra Entan'Andriana ou «portage des bagages royaux ». En général, il s'agissait de transporter des produits importés pour la cour depuis le port de Tamatave jusqu'à la capitale, mais parfois aussi de toute autre mission de transport, notamment de porter les bagages - au sens propre - du palais quand le monarque voyageait".

quelques documents plus détaillés provenant d'autres régions du royaume, mais, là encore, ils sont beaucoup, beaucoup moins nombreux que ceux de presque toutes les autres caté­ gories. 16. Cette liste reprend le même ordre que celle fournie par Standing (1887: 358), mais j'ai laissé de côté la SC catégorie de Standing (construction et entretien de routes et de ponts) car elle n'apparaît dans aucun témoignage en langue malgache. Pour des évocations de la liste standard dans les dossiers judiciaires du XIX" siècle, voir Archives nationales mcc 365 fI: 43-48 (Tsimadilo, 1872), mCC37 f2 (Ambohitrimanjaka 1893); pour des listes standard d'exemptions dans Tantara ny Andriana, voir Caliet 1908: 411 [Andriama­ milaza] et p.545 [Antehiroka] ; voir également articles du Firaketana (encyclopédie du début du XX" siècle) pour Ambohibato, Ambohimalaza, Ambohimirimo, Andriana et Antsahadinta, tous offrant des variantes autour d'une même liste de base. LE PEUPLE, NURSE DU ROI 187

Là encore, on a, dans chaque cas, des tâches centrées sur le traînage ou le portage d'objets lourds - en général, dans des paniers posés sur le dos ou sur la tête (« creuser la terre» semble y faire partiellement exception, mais quiconque a participé à un projet de creusement à grande échelle sait que l'essentiel du labeur consiste en fait à hisser et emporter des récipients de terre déplacée). Certes, ce constat ne fait bien sûr que refléter en partie des réalités matérielles: l'lmerina du XIXe siècle manquait de bêtes de somme et de véhicules à roues; même le char à bœufs, aujourd'hui omniprésent, n'était pas encore généralisé. L'île manquait aussi notoirement de routes correctes. Par conséquent, tout ou presque devait être déplacé par l'homme et, souvent, à grand-peine. Mais ce n'est pas tout. Beaucoup de tâches plus pénibles signalées par des sources étrangères (garde du bétail royal, répa­ ration de rues et de ponts) sont visiblement absentes de la liste. Le choix des tâches ci-dessus comme paradigmes du fanompoana donne à penser que, dans le royaume comme dans les foyers, l'acte de porter était emblé­ matique de la subordination. Pourtant, le portage du palanquin demeure un des symboles les plus forts de l'oppression dans tout Madagascar: comme sur la côte est, où les souvenirs du colonialisme semblent toujours se focaliser sur la façon dont la population locale était arbitrairement requise pour porter les officiels,les missionnaires et les planteurs dans leurs déplacements. Au point 4,la liste des exemptions peut donc parfois indiquer, au lieu de « ne pas porter les bagages royaux», tsy milanja andriana: « ne pas porter le roi » (ex. Dome­ nichini 1978: 15). Ou, avec encore plus de pittoresque, tsy mibaby andriana,« ne pas porter le roi sur son dos comme un bébé» (Callet 1908: 545)17. Et au moins dans l'Imerina du xtx" siècle, l'une des images les plus spectaculaires du pouvoir royal - et qui, comme on le verra, marqua en profondeur l'imaginaire populaire - fut le recrutement de personnes pour porter les bagages royaux quand le monarque partait en voyage.

Renversements: le roi enfant

S'il existe un « atome de hiérarchie» dans la culture des hautes terres, ai-je avancé, c'est la dichotomie entre l'enfant plus âgé, qui parle, et l'en­ fant plus jeune, qui porte. En effet, les enfants apprenaient en grande partie la notion de rang social en portant des fardeaux - en étant littéralement « opprimés », comprimés par le poids d'objets posés en équilibre sur leur tête,leur dos ou leurs épaules -, des objets qui, ce n'est pas anodin, appar-

17. Ce qui n'est peut-être pas surprenant puisque porter les bagages de la reine reve­ nait presque, en un sens, à porter la reine elle-même. William Ellis (1867: 256) note que les habitants de la capitale devaient se découvrir et s'incliner quand ils croisaient dans la rue un bien appartenant à la reine, comme ils l'auraient fait s'il s'était agi de la reine en personne. 188 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AlITRE tenaient à des tiers (ou, dans le cas de bébés, étaient des tiers). Le portage était donc la forme de travail paradigmatique et elle était emblématique de la subordination; à l'inverse, la production, la création s'apparentaient beaucoup à la parole qui, elle, est capable de créer des réalités sociales ex nihilo. En langage phénoménologique, on pourrait dire que l'expression de l'oppression physique due au fait d'être « comprimé» par un objet contrastait avec la possibilité de s'épanouir, de se projeter dans le monde. Ce contraste peut être observé dans les formes de travail les plus importantes du ménage - quand un homme exploitait une forge, ou une femme un atelier de tissage, c'était généralement la personne la plus âgée qui façonnait l'objet, tandis que les plus jeunes allaient et venaient pour lui apporter les fournitures - et, dans les événements protocolaires (fêtes, obsèques ... ), il était scrupuleusement respecté puisque les aînés s'expri­ maient en premier et passer ne serait-ce qu'un plat à leurs cadets était souvent considéré comme un tabou absolu. Ce contraste se retrouvait au niveau du royaume: quand le souverain rassemblait son peuple pour rendre un jugement ou demander la permission d'entreprendre un projet (ex. traîner des arbres pour bâtir un nouveau palais), c'étaient les repré­ sentants des ordres andriana qui avaient le privilège de prendre la parole les premiers (Rasamimanana & Ramilison 1909: 31)'8. Jusque-là, cette organisation paraît assez simple. Mais à travers certains indices - l'image de la mère portant son enfant, le concept singulier du peuple portant le souverain comme un bébé -, on a pu voir que quelque chose de plus subtil se jouait peut-être là, qu'à un moment donné, comme avec les médiums spirites, la subordination semblait se « changer» en une sorte de pouvoir caché. Et d'ailleurs, tout comme dans le famadihana et les rituels de possession précités, les rituels royaux recélaient également au moins un potentiel de renversement. L'importance rituelle accordée au soutien du roi par ses sujets a donné naissance à l'idée que le roi lui-même était un enfant dépendant confié aux soins du peuple; tout comme un bambin, le roi était supposé égocentrique, irresponsable, revêche, enclin à des colères destructrices, en tout cas pas totalement maître de lui-même; et il appartenait donc parfois à ses sujets de le punir ou de le gronder. Certains textes du xix" siècle s'en font explicitement l'écho. Voici une citation du Tantara ny Andriana au sujet de l'entourage immédiat du roi:

Les membres de la famille royale sont comme des nourrissons éduqués par leurs parents. Et ils réclament les mêmes soins que des enfants; c'est pourquoi on les nomme « Enfants et Descendants ». Et c'est le peuple qui soigne, nourrit, accompagne - et, ce faisant, honore - la famille royale (Caliet 1908: 364)19.

18. Ce faisant, ils représentaient le royaume, de la même façon qu'un aîné représente son cadet (Caliet 1908: 288). Cousins (1873, 1876) cite des extraits du type de kabary prononcés à ces occasions. 19. Version originale malgache: «ny Havanandriana no toy ny zaza laizainy ny raia­ mandreny, dia tahak.y ny fitondrana ny zana'ny hiany, dia atao ny hoe Zanak.'amam-para; LE PEUPLE, NURSEDU ROI 189

Le terme traduit ici par « éduquer» est à nouveau mitaiza qui signifie littéralement «prendre soin ». Reprenons pas à pas. Même dans la langue ordinaire, « porter» a un double sens. Le verbe mitondra signifie « apporter» ou « porter », mais aussi « conduire », On peut donc dire d'une personne qu'elle « porte une pelle» ou « conduit un détachement de cent soldats»: c'est exactement le même mot. L'autorité elle-même peut être considérée comme un fardeau, de sorte que l'on « porte» une certaine responsabilité ou une charge publique; la gouvernance active implique de « porter le peuple» (mitondra vahoaka) et, d'ailleurs, le mot le plus courant pour exprimer le fait de gouverner est un nom abstrait, fitondrana, que l'on pourrait traduire par « manière de porter ». C'est aussi le terme utilisé dans la citation ci-dessus pour dire « prendre soin» des enfants -littéralement, « comment les porter ». D'ailleurs, c'est exactement ce qui se produit dans le rituel royal. Pour revenir aux moments cérémoniels les plus prestigieux dufanompoana, les tâches sont extrêmement emblématiques, et quand différentes lignées ont défini leur place dans le royaume, on constate que ce sont aussi celles pour lesquelles l'idiome du soin et de l'éducation (taiza) est le plus susceptible d'être évoqué. C'est surtout vrai lors des cérémonies des prémices (santatra) où divers représentants des multiples ancêtres du royaume ne « portaient» pas uniquement la première récolte de riz:

Une fois la première récolte de riz rentrée, le peuple présente les prémices à ï'ondriana, chaque variété de riz récoltée, et ce n'est qu'en­ suite que le peuple peut manger le riz r.oo] C'était la coutume des temps anciens: 1'honorer car il est l'enfant dont le peuple prend soin, car il est le maître (lampa) de la terre et du royaume [oo. FO.

Comme dans la plupart des sociétés austronésiennes, le rituel sacrifi­ ciel est une façon d'invoquer le pouvoir des dieux pour mieux le chasser ensuite, en général pour lever un tabou qu'ils pourraient imposer. Les prémices en sont une variante: en principe, on pourrait dire que toute la récolte appartient aux dieux (car ce sont eux qui l'ont fait pousser) ou au roi (car il possède tout). Mais en acceptant un petit échantillon symbo­ lique, le véritable propriétaire (tompo) renonce à ses prétentions sur le reste. ary koa ny ambaniandro no mitaiza sy mamelona sy manampy ka manome voninahitra ny Havanandriana.» À noter qu'ici le terme pour« éduquer» signifie Iittéralement« soigner », mais que celui utilisé pour« prendre soin» signifie littéralement « porter ». Comparer, dans le même recueil, Callet 1908: 366: «Fa ny vahoaka no mitaiza ny andriana, ary ny andriana koa sady mitondra no mandidy ny vahoaka rehetra » [« car c'est le peuple qui éduque le roi et c'est aussi le roi qui porte et commande l'ensemble du peuple»J. 20. «Dia manome santa-bary ny andriana ny vahoaka, isan-karazana ny mamboly vari-aloha, vao izay no maka ho hanina. Raha tsy ny andriana no manantatra, dia tsy mahazo homana ny vahoaka [... J izany no fomba fanao hatr' izay hatr' izay: fanajana azy fa izy no zanaka taizany ny ambanilanitra, fa izy no Tompo ny tany sy ny fanjakana» (Callet 1908: 61-62). 190 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Le système rituel vu sous l'angle du roi-enfant

Pourquoi les rois étaient-ils donc représentés comme des enfants? Il existe une raison évidente parmi d'autres, à savoir que, même s'ils étaient acclamés à l'occasion comme « pères du royaume », les rois gouvernaient parce qu'ils étaient les enfants de quelqu'un d'autre. Un roi est roi parce que ses parents étaient rois. D'où la constante invocation, à chaque événe­ ment rituel, des noms des ancêtres royaux. Pour les roturiers, la situation était inverse: leur importance pour le royaume tenait au fait qu'ils engen­ draient et prenaient en charge les enfants eux-mêmes. Cela était parfaite­ ment entériné dans les pratiques nominatives. Durant son règne, la reine Ranavalona Ire était appelée Rabodon'Andrianampoi nimerina - littérale­ ment « petite fille du roi Andrianampoinimerina ». Son fils, qui devint Radama II, est toujours nommé dans les textes officiels RakotondRadama, ce qui signifie « petit garçon de Radama 1er». Ces noms restèrent en usage même après que les souverains eux-mêmes eurent été très avancés en âge: la reine Ranavalona était encore appelée «la petite fille» à quatre­ vingts ans. Les roturiers, en revanche, avaient tendance, dès qu'ils avaient un enfant, à se nommer eux-mêmes d'après celui-ci, adoptant des tekno­ nymes tels que « Rainikoto» (père de Koto) ou Renibe (mère de Be). Des pratiques similaires ont été relevées ailleurs dans le monde austro­ nésien (ex. Geertz & Geertz 1964; Brewer 1981 ; Schrauwers 2004). Elles semblent être un effet secondaire classique de la tendance qu'ont les lignées aristocratiques à monopoliser les généalogies: dès que la lignée royale devient le principe organisateur central du royaume, et que les ancêtres locaux perdent de leur importance, seuls les nobles sont alors, à proprement parler, des descendants. Ce fut certainement le cas dans l'Ime­ rina, où les conseillers ritualistes du roi Andrianampoinimerina, qui réunifia le royaume après une période de ~uerres civiles et est générale­ ment considéré comme le fondateur de l'Etat merina, créa le premier un dispositif à l'échelle du royaume, celui des «douze montagnes sacrées », chacune avec son tombeau ancestral de l'un des «douze qui régnèrent », ces grands ancêtres royaux qui aussitôt évincèrent les éventuels ancêtres locaux en termes d'importance rituelle. Paradoxalement, les gardiens de ces tombeaux royaux étaient un groupe d'hommes appelés velon-drai­ aman-dreny, «ceux dont les pères et mères sont encore en vie », dont la tâche consistait à offrir différentes sortes de santatra, ou «prémices », aux cérémonies royales. Il est peut-être utile ici de revenir au passage précité sur la présentation au souverain des prémices de la récolte de riz. Celui-ci se trouve, dans le Tantara (Callet 1908: 48-61), à la toute fin du commentaire sur le santatra, comme s'il s'agissait d'un aboutissement. Rappelons le texte: «C'était la coutume des temps anciens: l'honorer car il est l'enfant éduqué par le peuple car il est le maître (lompo) de la terre et du royaume. » Tompo signifie à la fois « propriétaire» et « maître ». Ce terme renvoie non seulement à la haute main du monarque sur des terres ou LE PEUPLE, NURSE DU ROI 191 d'autres ressources, mais également sur le travail des autres. Il est aussi la racine de fanompoana qui, littéralement, signifie «l'acte de rendre quelqu'un propriétaire ou maître ». De sorte que même l'ascendant du roi sur son peuple, ou le fait qu'il possède la terre, ne constitue pas une qualité intrinsèque. Le peuple le rend maître et propriétaire en faisant tout ce qu'il lui ordonne". De plus, cet entêtement, la tendance du maître à donner des ordres, le pur arbitraire du pouvoir du souverain, était aussi ce qui condamnait ce dernier à rester un être mineur et donc un objet de dévotion chéri. Comme les représentants des sujets de la reine " l'ont exprimé dans un discours célèbre, prononcé quand elle a rassemblé le peuple pour le fanompoana, le service royal consistait à réaliser « tout ce que [son] cœur désirait, tout ce qui comblait [son] estomac, tout ce qu'telle] souhaitait nous faire faire, nous ses jouets» (Cousins 1873: 42?2. Elle, la souveraine, avait le pouvoir de faire de ses sujets ce que bon lui semblait. Mais, de ce fait même, elle était en fin de compte un enfant aimé mais démuni - et donc pas entièrement responsable de ses actes car, dans un certain sens, comme les enfants, elle se tenait en marge de l'ordre moral des adultes. Comme la souveraine avait le droit de faire tout ce qu'il lui plaisait, elle pouvait être « vilaine », mais ne pouvait pas avoir tort.

Contestation populaire

Il est maintenant possible, je pense, de réunir les fils de cet essai. Le lecteur se souvient que j'ai commencé par décrire comment, après l'aboli­ tion de la monarchie en 1895, presque tous les rois antérieurs étaient aussitôt devenus, dans l'imaginaire populaire, des êtres oppresseurs et injustes, voire des enfants gâtés, en précisant que cette transformation éclair ne pouvait pas sortir de nulle part. À présent, on peut sans doute comprendre d'où provenait la notion de roi enfant: elle était le pilier du système de travail rituel sur lequel reposait le royaume. La question est donc plutôt de savoir comment on en est venu à considérer cette immatu­ rité royale comme contestable et non comme touchante. En fait, comme presqu'à chaque fois où, dans l'histoire merina, on a assisté à une crise aiguë de l'autorité royale, on a vu surgir les mêmes thèmes: puérilité dans les manifestations d'un pouvoir royal arbitraire;

21. De manière similaire, l'idée fausse selon laquelle le hasina « circule» provient en grande partie de l'existence du mot abstrait fanasinana, dérivé du verbe manasina, construction identique qui signifie « faire en sorte que quelqu'un ou quelque chose reçoive le hasina » - par exemple en faisant des offrandes ou en respectant les tabous» (voir Graeber 2007a: 37-38). 22. Fa izay sitrakv ny fonao sy mamin' ny kibonao sy tianao hatao aminay amin' ny filalaovana. 192 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE peuple faisant fonction de nurse, ou d'incarnation ou d'avatar d'ancêtres royaux, ou les deux. Il est assez facile de voir comment l'idée de faire jouer au peuple le rôle de nurse a pu devenir un langage de protestation politique. Car c'est ce qui s'est régulièrement produit. Voici un discours qui aurait été tenu par des représentants de la ville d'Alasora pour appeler le roi Andrianam­ poinimerina à supprimer les seigneurs locaux (tompomenakely) désignés pour les gouverner:

Les enfants sont mignons, mais quand ils mordent le sein, ils doivent être repoussés 1... 1 Ne nous confiez plus d'enfants à garder, mais, de grâce, des terres placées directement sous votre autorité. Alasora est un lieu d' abon­ dance, mais ceux qui sont arrivés ici par le passé ont révélé la noirceur de leurs desseins; ne nous en confiez plus la garde car vous avez de vilains enfants, et nous, peuple, avons été floués 1•.. 1(Callet 1908: 1043)23.

La tradition orale veut qu'aux XVIIe et XVIIIe siècles la nature et l'étendue du pouvoir royal étaient en constante renégociation. En principe, il n' exis­ tait aucune limite à ce qu'un roi pouvait faire et, en effet, les rois agis­ saient avec le plus grand arbitraire, mais les mpitaiza andriana avaient le pouvoir de gronder et punir le souverain et même de mobiliser le peuple pour le chasser. C'était particulièrement vrai des conseillers royaux qui, à l'époque, étaient les principaux représentants du peuple roturier (Rafa­ mantanantsoa-Zafimahery 1966). La première trace que l'on ait d'un souverain déposé est celle d'un monarque du nom de Rajakatsitakatran­ driana (v. 1670-1675) qui, longtemps, passa pour avoir été la quintessence de l'irresponsabilité égoïste et tyrannique. Après cinq années au pouvoir, il fut destitué à l'instigation du vieux Andriamampandry, ancien conseiller en chef et astrologue de son père." Il existe plusieurs témoignages contra­ dictoires sur la façon dont le vieil homme s'y prit. Tous s'accordent à dire qu'il commença par convoquer un grand kabary, ou rassemblement, pour obtenir un consensus populaire sur la nécessité de chasser le roi et qu'il remplaça celui-ci sur le trône par son jeune frère. Selon certaines versions, Rajakatsitakatrandriana capitula simplement devant les imprécations

23. « Mamy ny zanaka: raha manaikitra ny nono, tsy maintsy akifika. (... 1Aza omen­ jaza hotaizanay; aoka ho menabe io raha tianao; fa tany manana zina Alasora, ka izay mivilivily eo miseho ny ratsy atao; ary aoka izahay mba tsy hitaiza intsony, fa maditra anaka hianao, koa izahay vahoaka no voafitaka.» Ici, on distingue entre menakely (terre accordée par le roi pour la subsistance d'un andriana de rang inférieur) et menabe (terre dont tous les impôts et services reviennent directement au roi). Ces petits seigneurs étaient couramment appelés « enfants» du roi et «enfants soignés par» la population de leur menakely. 24. En tant qu'astrologue (Caliet 1908: 31, Raombana 1980: 44-45), il se servit de la divination comme d'un prétexte pour chasser le roi du palais. Certains érudits contempo­ rains attribuent â Andriamampandry des origines nobles, sans doute à cause de son nom, mais le Tantara (Caliet 1908: 284) et Raombana (1980: 41) voient formellement en lui un hova. LE PEUPLE, NURSE DU ROI 193 véhémentes des anciens; selon d'autres, il fut évincé sous le couvert d'une divination (et échoua par la suite à trouver des alliés étrangers pour reprendre le pouvoir), tandis que d'autres encore penchent pour une insur­ rection puisque Andriamampandry aurait mis le feu au village d' Andohalo situé juste devant l'enceinte royale afin de mettre en fuite les plus fidèles partisans du roi (Caliet 1908: 284-88; Julien 1909 1: 126-27; Rasamuel 2007: 218,etc.). Andohalo ne fut jamais reconstruit et le terrain dégagé où se trouvait auparavant le village devint alors un lieu de kabary; de rassemblements populaires, entre les rois et le peuple. Les visiteurs parlent d'un «amphi­ théâtre naturel où quatre-vingt-mille à cent mille personnes pouvaient aisément se réunir» (Ellis 1838 1: 103) et, au XIx" siècle, il accueillit des proclamations et rituels royaux hauts en couleurs. Le Tantara affirme que c'est le roi Andriamasinavalona (v. 1675­ 1710), le souverain mis sur le trône par Andriamampandry après la rébel­ lion, qui, le premier, prit l'habitude de consulter systématiquement le peuple avant de prendre des décisions importantes. Souvent, ces consulta­ tions semblent avoir été de simples formalités. À d'autres moments, elles suscitaient des négociations serrées entre des camps de force égale. C'est également lors de ces kabary qu'on offrait le hasina, qu'on prononçait des serments et des vœux de loyauté et qu'on créait et recréait concrètement le royaume dans son ensemble et, donc, le roi. Cela dit, tous ces actes ne pouvaient avoir de sens que si, par ailleurs, chacun était conscient que le peuple pouvait, en dernier lieu, se déjuger: on pouvait revenir sur son serment. Et le fait que ces engagements et ces consultations se déroulaient sur l'emplacement d'une ancienne insurrection populaire ne pouvait que rappeler en permanence la possibilité que de tels événements se reprodui­ sent.

Conclusion

Il semblerait qu'un élément lié à l'entrée du royaume merina dans la grande économie mondiale ait déclenché une crise dans sa conception même de la souveraineté. Traditionnellement, les monarques passaient souvent pour des enfants, entêtés, égocentriques, mais complètement tributaires d'un peuple dont le consentement à satisfaire leurs besoins était la condition de son existence et dont le consentement à obéir à leurs ordres, même les plus arbitraires, le rendaient souverain. Cette infantilisa­ tion des monarques avait un double effet: d'une part, elle permettait à leurs sujets de pardonner leur comportement parfois extrêmement brutal et, de l'autre, elle leur fournissait un langage grâce auquel ces mêmes sujets, agissant en qualité de nurses du roi, pouvaient intervenir quand ils considéraient à l'unanimité que les choses étaient allées trop loin. 194 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

L'idée que les rois sont un peu comme des enfants n'est pas courante (voir cependant Schwartz 1989, 1990; Springborg 1990), mais celle que les enfants, surtout les bébés et les bambins, sont un peu comme des rois est répandue. En Chine, on parle de « petits empereurs ». Freud, lui, utili­ sait l'expression « Sa majesté le bébé ». On comprend aisément pourquoi: pour toutes les raisons exposées dans cet article. Des monarques, on attend généralement ce type de conduite, mais si un seul de leurs sujets adultes venait à les imiter, on le prendrait pour un être profondément immature. Et nous tous -les femmes en particulier, bien sûr, mais chacun peu ou prou - réagissons fréquem­ ment aux caprices égocentriques des enfants, voire à leurs actes de franche cruauté, avec amour et affection; c'est un fait avéré que notre culture nous enseigne de réagir par l'indulgence affectueuse ou par une sévère répri­ mande.Inutile d'en appeler à des arguments évolutionnistes; cette attitude est nécessaire et doit être répétée à intervalles assez réguliers pour permettre aux enfants d'accéder à la maturité. Et répétée à l'infini, elle ne peut que devenir une sorte d'habitude. Bien avant les rapports d'égalité, chaque être humain connaît d'abord l'autocratie - et je ne parle pas là, comme on l'imagine souvent, du pouvoir absolu et manifeste des mères ou d'autres adultes (puisque, au départ, les bébés ne sont même pas capables de reconnaître dans ceux qui les entourent des êtres autonomes doués de pouvoir ou d'intentions), mais bien du comportement des enfants eux-mêmes. Ceux-ci sont des auto­ crates en puissance. Dans un premier temps, ils ne sont capables de rien d'autre, faute de pouvoir ne serait-ce que comprendre des points de vue différents du leur. Ces réalités sont peut-être plus marquées dans un pays comme Mada­ gascar, qui possède une vraie culture de la prise de décision collective et consensuelle. Dans les assemblées locales, les fokon'olona - ce mot désigne en fait toute réunion d'individus concernés par un même problème -, le seul critère pour y participer est d'être assez âgé pour formuler un argument sensé. Mais ces instances rejettent explicitement tout principe de représentation ou de commandement. Les enfants, et les rois, sont donc les seules personnes en un sens dépourvues des qualités qui conditionnent une mûre réflexion, à savoir la compréhension mutuelle et le sens du compromis. Il n'est pas inutile d'avoir ces principes en tête quand on réfléchit à ce que signifie concrètement élever des enfants. Le Tantara dit que prendre soin de la famille royale, c'est « exactement comme prendre soin d'en­ fants », mais c'est faux puisqu'élever des enfants, c'est s'attendre à les voir grandir. Or la prise en charge des souverains par le peuple les empri­ sonne dans une petite enfance permanente. Pour ma part, combien de fois ai-je entendu des parents, hostiles par principe à l'autorité, se demander fiévreusement dans quelle mesure il convenait de punir leurs enfants ou même, parfois, de canaliser ou d'orienter leur comportement. On ne peut, bien entendu, faire autrement. Cela signifie-t-i1,à un certain niveau, que le LE PEUPLE, NURSE DU ROI 195 comportement autoritaire est non seulement légitime, mais inévitable? J'ai moi-même buté sur cette question pendant des années jusqu'à ce qu'un jour j'aie l'illumination: est-ce être forcément autoritaire que d'in­ tervenir pour empêcher un enfant d'avoir un comportement égocentrique et néfaste? Évidemment, tout dépend de la forme qu'on y met. Mais il n'y a rien d'intrinsèquement autoritaire à agir ainsi car c'est indispensable quand les enfants eux-mêmes se conduisent comme des autocrates en herbe. Si c'est fait avec bienveillance, dans l'intention de faire découvrir à l'enfant ce qu'est un comportement respectueux, mature et égalitaire, ce n'est en rien autoritaire: c'est anti-autoritaire. Ce qui signifierait que nous partageons tous une première expérience de l'autocratie (la nôtre), mais que nous bénéficions tous d'une forme d'amour destinée à nous permettre de la transcender et à nous ouvrir au moins une porte sur autre chose. 196 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

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Le cercle vicieux crisogène malgache

Stratégies d'acteurs, complicité institutionnelle et « délégitimation » du politique

Cécile LAvRARD-MEYER

Les crises politiques sont classiquement décrites comme des processus sociaux aboutissant à des ruptures, des discontinuités, dans le fonctionne­ ment des institutions politiques. Aussi pourrait-on considérer que les mouvements sociaux de 1972, 1991,2002 et 2009, qui ont mobilisé entre plusieurs dizaines et plusieurs centaines de milliers de manifestants prin­ cipalement à Tananarive, sont les déterminants des ruptures dans le fonc­ tionnement politique malgache depuis l'indépendance. Mais comment, dès lors, expliquer l'énigme et le paradoxe selon lequel toutes ces crises ont succédé à des périodes de croissance (Razafindrakoto et al., 2015), qui ne se sont certes pas systématiquement traduites en «mieux-être », en développement, mais qui offraient à tout le moins un meilleur équilibre et une perspective d'amélioration de la situation économique du pays? Quelle rationalité le corps social aurait-il suivi, alors que cette succession de mobilisations a abouti, depuis la transition démocratique, à une ampu­ tation de son pouvoir d'achat d'un tiers de sa valeur lorsque celui de l'Afrique subsaharienne - sans parler de l'Asie - triplait'. Le terrain malgache remet en cause de manière criante les courants dominants de la science politique des années 1960 qui, à l'instar de Karl Deutsch (1961, p.493-514),considèrent que la mobilisation sociale désigne un « processus général de changement », dans des sociétés en transition, entre modes de vie traditionnels et modes de vie modernes. Bien au contraire, les processus sociaux et ruptures politiques qui leur firent suite compliquèrent à Madagascar ce passage d'une société de type traditionnel à une société

1. Le PNB partête était de 500$ en 1960 à Madagascar, en Côte d'Ivoire, à Maurice et en Corée du Sud. Il est, selon le FMI, tombé à 391$ pour Madagascar en 2010, alors qu'il s'est élevé à 1016$ en Côte d'Ivoire, 7300$ à Maurice et 20 165$ en Corée du Sud. 200 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE de type moderne. Ce chapitre montre en quoi les logiques individuelles des acteurs et leurs échanges de coups sont un facteur explicatif fonda­ mental de ce paradoxe et de l'accélération des crises: ces logiques et ces coups nourrissent une « délégiürnation » du politique qui, elle-même, alimente les crises suivantes, accentuant ainsi toujours davantage un cercle vicieux crisogène destructeur pour Madagascar. Selon Michel Dobry (1986), les crises ont certes des causes profondes et structurelles, mais elles sont également intimement liées à des jeux d'acteurs. Elles peuvent même être, au moins partiellement, causées par ces stratégies. Ainsi, le fait de réintroduire les stratégies d'acteurs dans l'analyse des crises malgaches donne des clés pour comprendre que ces crises n'aient pas éclaté lors des épisodes de grandes difficultés économi­ ques ou sociales du pays, mais plutôt lorsque les acteurs ont déployé la plus forte activité tactique. « Les ressorts sociaux des crises politiques ne se situent pas exclusivement, ni même, sans doute, de façon privilégiée, dans la pathologie et les "déséquilibres" sociaux, les déceptions ou les frustrations (aussi "relatives" fussent-elles), les déviances psychologiques ou encore les "poussées" d'irrationalité, individuelles ou collectives ». explique Michel Dobry, qui prône au contraire la « réinsertion systéma­ tique, dans l'analyse et l'explication des crises politiques, de l'activité tac­ tique des protagonistes. Elle suppose, plus généralement, que l'on se donne les moyens de comprendre la place qui revient, dans l'apparition comme dans le déroulement de ces processus, aux mobilisations aux­ quelles ces protagonistes procèdent au cours des compétitions et des affrontements qui constituent la trame des rapports politiques, aussi bien dans les conjonctures routinières que dans celles qui le sont moins ». Ceci implique « un déplacement de l'intérêt théorique vers ce qui se joue dans les processus de crise eux-mêmes, dans les échanges de coups qui y inter­ viennent, au détriment des "causes", "déterminants" ou "pré-conditions" des crises, censés tout expliquer » (Dobry, 1986). Dès lors nous attache­ rons-nous moins à chercher les causes profondes des mobilisations sociales ayant mené aux crises, qu'à déterminer les rapports de forces dans le déroulement de ces crises: selon Michel Dobry, ce sont ces rapports qui constituent en eux-mêmes - si ce n'est exclusivement, sans doute de façon privilégiée - les tenants et même les aboutissants des crises politiques. Comme le note Lucian W. Pye, toutes les crises sont d'une manière ou d'une autre, des crises de légitimité (Pye, 1971), Mais l'histoire politique récente de Madagascar est marquée par le drame des « investissements irréversibles )) des acteurs et la surenchère entre ceux-ci (Rabemananoro, 2014): le processus de « délégitimation » du politique aux yeux du peuple, mais également des responsables politiques eux-mêmes (qui s'embour­ bent dans des postures auxquelles ils ne s'attachent plus qu'au nom de leur propre intérêt) se joue au sein même des crises, ces lieux d'échanges de coups. La délégitimation devient le corollaire des crises à répétition, les entretenant voire les expliquant: si cette délégitimation peut préexister aux crises, elle s'alimente des crises elles-mêmes, jusqu'à devenir le pro- LE CERCLE VICIEUX CRISOGÈNE MALGACHE 201 duit des crises et conduire ainsi Madagascar d'une crise politique à une autre pour des durées chaque fois plus longues et des accalmies chaque fois plus courtes. Si ce processus n'est évidemment pas propre à Mada­ gascar, il y est largement exacerbé par la très grande fragilité des institu­ tions, qui ne jouent pas leur rôle de garde-fou et amplifient cette délégiti­ mation du politique (au-delà même des hommes politiques) et ce cercle vicieux crisogène (Blazek, 2010). Faute d'un matériau exhaustif qui serait idéalement constitué des témoignages de tous les principaux acteurs des crises depuis l'indépen­ dance de Madagascar (1972-1975, 1991, 2002 et 2009), nous nous base­ rons sur l'analyse critique de plus de soixante-dix heures d'entretiens (Lavrard-Meyer, 2015) avec un acteur politique de premier plan ayant joué un rôle majeur dans l'ensemble de ces crises: Didier Ratsiraka, ministre des Affaires étrangères du Il octobre 1972 au 5 février 1975, président du Conseil Suprême de la Révolution de la République malgache du 15 juin 1975 au 4 janvier 1976, président de la République de Mada­ gascar du 4 janvier 1976 au 27 mars 1993, et du 9 février 1997 au 5 juillet 2002. Devenu ministre après la crise de 1972, il accéda à la fonction prési­ dentielle suite à celle de 1975, la perdit une première fois du fait de la crise de 1991, puis une seconde fois lors de la crise de 2002, et enfin fut l'un des principaux acteurs des négociations de Maputo et d'Addis-Abeba lors de la crise de 2009. Ce matériau constitue ce que Pierre Nora (1986) appelle une « mémoire d'État»: une mémoire individuelle qui s'impose comme un fragment fondamental de la mémoire collective d'un peuple. Il est bien évidemment sujet à des reconstructions ou des réinterprétations rétrospectives de la part d'un ancien président de la République qui tente ainsi de contrôler son image et de justifier ses actes a posteriori. Nous nous sommes donc appliqué à déchiffrer ce témoignage au regard de la mémoire d'autres acteurs politiques et d'autres archives permettant une mise en perspective et une analyse critique de son discours (Lavrard­ Meyer, 2015).

1972·1975: la mise en place des positions tactiques des protagonistes

La crise de 1972 illustre le fait que certaines mobilisations, loin de conduire à la modernisation, peuvent avoir des effets de blocages et être anti-modernisatrices ou contre-révolutionnaires (Etzioni, 1968). Il serait erroné de considérer que la révolution de 1972fut « anti-modernisatrice » parce qu'elle serait venue au moment où Madagascar allait connaître son essor économique et qu'elle aurait bloqué ce processus. Cette crise sanc­ tionne en réalité un gouvernement Tsiranana d'ores et déjà dans l'im­ passe: les gains de productivité dans la riziculture étaient pratiquement annulés par la croissance démographique, et l'industrialisation piétinait 202 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE faute d'investissements d'une part, et du fait de la faiblesse du pouvoir d'achat intérieur et de l'étroitesse du marché d'autre part (Fremigacci, 2007, p.61-62). Mais il serait tout aussi erroné de considérer que cette crise fut modernisatrice. « D'une certaine façon, la révolution de 1972­ 1973 avait semé les germes des crises décennales qui allaient suivre» dans la mesure, entre autres, où elle entraîna l'émergence d'une caste militaire et le renforcement d'un appareil d'État corrompu (Fremigacci, 2012, p.483-484): la mobilisation de 1972, loin de mettre en place les prémices de la modernisation du pays, fut la pierre d'angle de l'activité tactique des protagonistes ayant conduit aux crises politiques suivantes. De fait, Didier Ratsiraka, souligne la relation de cause à effet entre la mobilisation de 1972 et la renégociation des accords de coopération qu'il mena, et qui lui permit de construire son socle de légitimité politique: « Je suis le seul ministre africain que Georges Pompidou ait reçu à l'Élysée pour discuter des accords de coopération, parce que la foule instrumenta­ Iisée du 13 mai? a dit "Langue français langue d'esclave", "bases mili­ taires bases d'esclavage". "II faut balayer toutes ces bases militaires, Diego Suarez, bases marines, bases navales". "Langue française langue d'esclave, accords de coopération accords d'esclavage", c'était sur toutes les banderoles et à l'université ». Lorsqu'on lui demande de quelle manière il considérait lui-même cette mobilisation de 1972, et les revendi­ cations portées par les manifestants, Didier Ratsiraka répond: « Moi j'étais à Paris, attaché militaire. J'étais à l'École de Guerre. J'étais contre bien sûr. Mais qu'y pouvais-je? Qu'eussiez-vous fait à ma place?» (Lavrard-Meyer, 2015, p.92). Didier Ratsiraka a donc construit son posi­ tionnement de présidentiable, via la renégociation des accords de coopé­ ration, avec pour arrière-plan le terreau idéologique de la mobilisation de 1972. Il est évident que ces propos peuvent souffrir d'une réécriture rétrospective d'un désenchanté du tiers-mondisme, mais au-delà de ses propres postures, Didier Ratsiraka explique les prises de positions du général Ramanantsoa par ce même devoir d'allégeance aux mots d'ordres de 1972. Lorsqu'on lui demande pourquoi le général Ramanantsoa le soutenait dans ce bras de fer avec la France, Didier Ratsiraka répond: « Il était bien obligé! Comment revenir en arrière alors qu'il était arrivé au pouvoir à cause de la foule du 13 mai qui réclamait cela? Je dis bien les pancartes de la foule,je ne parle pas du peuple. J'appelle cela la foule du 13 mai,je n'appelle pas cela le peuple. Il ne pouvait pas descendre sur la I?lace du 13 mai et dire "Bon maintenant, ça suffit comme cela!". A l'époque, les soi-disant révolutionnaires révoltés ont exigé que la langue française soit bannie et que la langue malgache soit la langue officielle: Je pauvre était obligé de faire des discours en malgache qu'il ne maîtrisait

2. Par les maoïstes - et son parti le MFM -, eux-mêmes instrumentalisés par les coopérants français en mal de mai 1968 selon Didier Ratsiraka [Lavrard-Meyer, 2015, p.2911. Rémy Ralibera, dans ses mémoires, accuse Manandafy Rakotonirina et Germain Rakotonirainy (Ralibera, 2(07). LE CERCLE VICIEUX CRISOGÈNE MALGACHE 203 pas. Il ânonnait le malgache, mais il ne pouvait dire de discours en fran­ çais que lorsqu'il recevait des ambassadeurs» (Lavrard-Meyer, 2015, p.1l8-119). Le général Ramanantsoa, arrivé au pouvoir à la faveur de la mobilisation, aurait donc été prisonnier d'une « modernisation» voulue par le corps social et contraint politiquement à des positions ayant pour seule vocation de ne pas trahir l'esprit de la mobilisation. La crise de 1972 forgea donc l'activité tactique des protagonistes poli­ tiques, bien au-delà de la mobilisation qui en fut à l'origine et des reven­ dications légitimes qu'elle portait. Lorsque Didier Ratsiraka est interrogé sur ses revirements, qui ont pu être pris pour des postures de circonstance allant et venant au gré des modes et de ses intérêts bien compris (tout d'abord son nationalisme, basé, selon ses propres termes sur le fait qu'il ait « essayé de couper l'herbe sous le pied de l'extrême gauche xéno­ phobe en se montrant plus antifrançais que les antifrançais », puis ses convictions socialistes, puis libérales et enfin son « humanisme écolo­ giste »), il répond: « La cohérence est évidente. Il y avait la chienlit en 1972, en 1975. Il y avait un courant tellement impétueux qu'il était impossible de l'endiguer. La seule façon de servir la Nation était de détourner le cours de ce torrent. Mais pour pouvoir le détourner, il fallait avoir voix au chapitre. J'étais patriote avant tout, nationaliste subsidiaire­ ment. Ceux qui parlent de posture de circonstance disent n'importe quoi: je ne répondrai pas à des âneries pareilles. Je suis un homme d'État, prag­ matique. Je n'ai pas d'œillères: quand l'époque change, quand le monde change, il faut s'adapter. Je n'étais pas socialiste en tant que tel, mais pour la révolution nationale démocratique. Le mot socialisme était à la mode à l'époque, ça convainquait les gens. Il fallait convaincre les gens pour que je puisse entamer des actions pour servir le pays. Si j'avais dit "Je suis pro-impérialiste", vous croyez que les Malgaches m'auraient élu?» (Lavrard-Meyer, 2015, p.592). L'activité tactique d'au moins un acteur majeur de la scène politique malgache et des crises qui suivirent s'ancre donc dans cette mobilisation de 1972, pour mieux s'épanouir dans l'épisode critique de 1975. Le cadre des mobilisations tactiques des protagonistes étant posé suite à la crise de 1972, 1975 constitue l'archétype d'un échange «tragique» (Rabemananoro, 2014) de coups au cours d'une compétition politique. « C'est évident que ce qui a abouti à l'assassinat de Ratsimandrava [dans la nuit du 11 février 19751 était le paroxysme des rivalités politiques à Madagascar. C'est vrai », admet Didier Ratsiraka lui-même (Lavrard­ Meyer, 2015, p.150). Le retrait du général Ramanantsoa au profit du colonel Ratsimandrava fut très probablement lié à l'affaire de la Marseillaise. Cette société s'était livrée à des exportations clandestines non déclarées à la Caisse de Stabilisation en 1974, date à laquelle le prix mondial du girofle était plus de quatre fois plus élevé que le prix moyen payé au paysan. Le ministre de l'Intérieur Ratsimandrava, qui avait constitué des dossiers sur ceux - y compris parmi les plus proches du général Ramanantsoa, dont le directeur général du gouvernement Rabeta- 204 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE fika et Mme Ramanantsoa'-, qu'il soupçonnait d'être financés en sous­ main par la Marseillaise (Raison-Jourde et Roy, 2010), avait promis de publier les noms des coupables. Lorsque le colonel Ratsimandrava arrive au pouvoir, le Parti Socialiste Malgache conteste la constitutionnalité de la décision du général Ramanantsoa, estimant que l'article 3 de la loi constitutionnelle ne prévoyait pas le remplacement définitif mais seule­ ment la suppléance du chef de gouvernement, et que la démission du général Ramanantsoa devait, par conséquent, entraîner une nouvelle consultation populaire ou le retour à la Constitution du 29 avril 1959. Ces échanges de coups, sur toile de fond de rivalités de castes' et de flou insti­ tutionnel, menèrent à l'assassinat du président Ratsimandrava. Selon Didier Ratsiraka (qui dit avoir été « au courant de la préparation d'un coup d'État contre Ramanantsoa» mais «pas au courant de la préparation de l'assassinat de Ratsimandrava »), s'il est impossible de savoir avec certi­ tude qui a commandité l'assassinat, il est évident que cette crise majeure que constitue l'assassinat d'un chef d'État5 fut commanditée. Par « Qui? Je ne sais pas. Vous avez parlé de l'affaire Marseillaise: est-ce que c'étaient des Malgaches? Est-ce que c'étaient des Français? Est-ce que c'est du fait du Club des 486? Je n'en sais rien et personne n'en saura

3. Roland Rabetafika, ancien élève de l'EMIA de Saint-Cyr Coëtquidan (1951-1955), est intégré dans l'armée malgache en 1%0 avec le grade de lieutenant. Il est nommé chef du 2e bureau de l'État-major général (renseignements militaires) en 1963; promu colonel en 1968, il est admis à l'École supérieure de guerre, à Paris (1%8-1970). Il est nommé directeur général du gouvernement par le général . Arrêté au lende­ main de l'assassinat du colonel Richard Ratsimandrava, il comparaît dans le « procès du siècle» et il est acquitté le 12 juin 1975. Il termine sa carrière comme inspecteur général de l'armée (1975-1985), est promu général de brigade (1978) puis général de division (1984). « Beaucoup s'interrogent sur le rapport de force qui s'est établi entre Ramanantsoa et Ratsimandrava et a décidé en un jour ou deux du retrait du premier. L'hypothèse quasi générale est celle des dossiers constitués sur les liens des proches de Ramanantsoa (en tête Rabetafika) avec la Marseillaise - on disait: « Ils mangent à La Marseillaise» -, dossiers incluant, dit-on, Mme Ramanantsoa dont un achat immobilier dans le Sud de la France aurait présenté des irrégularités. » 1Raison-Jourde et Roy, 2010, p. 3831. 4. Ratsimandrava était descendant d'esclave et Rabetafika était descendant de noble. La société merina (ethnie occupant les hautes terres centrales de Madagascar autour de la région d'Antananarivo - Imerina -) comprend les andriana (nobles), les hova (hommes libres) et les serviteurs royaux, avec différentes sous-categories, dont les mainty enin-dreny, d'excellents guerriers. Enfin, hors société, les andevo (esclaves). 5. Seul l'assassinat de Radama II, roi moderniste qui régna d'août 1861 à mai 1863, constitue un précédent dans l'histoire malgache. Radama II voulait ouvrir le pays en équilibrant les influences françaises et anglaises. Ce réformisme entraîna sa perte: il fut accusé de brader Madagascar et assassiné par les partisans d'une politique plus indépen­ dante. 6. Didier Ratsiraka en dit: « C'est le monstre du Loch Ness, le Club des 48. Il y en a qui appellent cela le Club des 48 hauts dignitaires merina, les plus grandes familles de Tananarive, des nobles plus les hovas de la grande bourgeoisie. Il y en a qui disent: ce n'est pas 48, c'est HB, comme Haute Bourgeoisie, que l'on a transformé en 48. Voilà J'ex­ plication des uns. Encore aujourd'hui, on dit que Je Club des 48 veut confisquer le pouvoir. Donc, c'est une lutte de classes ou de castes ou de places, plutôt de places d'ailleurs. Cet LE CERCLE VICIEUX CRISOGÈNE MALGACHE 205 jamais rien? Je ne peux pas savoir, mais sûrement Zimbo", celui qui a tiré sur Ratsirnandrava, a été instrumentalisé par quelqu'un ». En tout état de cause, cette crise fut initiée par un échange de coups des protagonistes politiques. « Le fait même que Ratsimandrava ait été assassiné a mis à jour ces dissensions [entre les protagonistes politiques]. Sinon pourquoi l'auraient-ils assassiné? 1... 1Je marche sur des œufs, car je n'étais pas dans le secret des dieux, mais par approximations successives et par analyse objective, je pense effectivement que c'était le résultat des anta­ gonismes exacerbés dans la vie politique malgache» 1...) «c'est la dispute, pour ne pas dire plus, entre les partis politiques qui a causé tout ce tohu-bohu, qui a entraîné ce chamboulement et, dramatiquement, tragi­ quement, l'assassinat du chef de l'État », estime Didier Ratsiraka (Lavrard-Meyer, 2015, p.155), qui fut lui-même soupçonné dans le cadre d'un assassinat suite auquel, après quelques mois de directoire militaire, il accéda aux plus hautes fonctions de la République. En tout état de cause les travaux menés sur les circonstances de la mort de Ratsimandrava, décrivant les positionnements stratégiques et les ambitions individuelles des protagonistes (Raison-Jourde et Roy, 20 101 attestent que ces rivalités et les coups qui en découlèrent, furent le cœur même de la crise. Un directoire militaire fut créé la nuit même de l'assassinat, et la crise devint plus que jamais une crise de succession, où l'activité tactique des protagonistes fut déterminante. Deux tendances coexistaient au sein du directoire militaire: la première dans la mouvance du gouvernement Ramanantsoa (proche de la bourgeoisie merina) avec le président du directoire, le général Andriamahazo; la seconde dans la ligne politique du colonel Ratsimandrava (mainty) et avec le capitaine Soja. Lorsque l'on antagonisme-là existe, a existé: il a été utilisé à gogo par les colonialistes qui cherchaient à diviser pour mieux régner. C'est évident. Mais il est bien difficile de dire qui est à la tête de ce Club des 48 ou de HB: à la limite on pourrait dire aussi que c'était fa haute bour­ geoisie merina affiliée dans des loges maçonniques, puisque Rabetafika était franc-maçon. On pourrait l'expliquer de cette façon-là aussi. C'est le monstre du Loch Ness: tout le monde en parle mais personne n'a jamais vu qui était la tête, quelles sont les troupes, qui est la queue.» [Lavrard-Meyer, 2015, p.I02I. 7. Françoise Raison-Jourde et Gérard Roy émettent l'hypothèse que cet assassinat ait été le fait du général Gilles Andriamahazo, qui dirigea le directoire militaire mis en place suite à l'assassinat du président Ratsimandrava. Après une dispute, il y aurait eu « tir à bout portant d'Andriamahazo qui confiera un mois plus tard à une de nos sources, dont le père avait été un compagnon d'armes: 'II fallait le liquider'. Le lieutenant Vonimbola présent dans la pièce faisant antichambre, aurait ensuite nettoyé le sang et descendu le corps en ascenseur jusqu'à la voiture. C'est donc un homme déjà mort qu'on monte vers Ambohijatovo. Mensonge officiel majeur, aggravé par la pose d'une stèle de granit qu'inaugura Andriarnahazo, hissé à la tête du Directoire militaire, dès le 3 avril pour loca­ liser officiellement les faits ».[Raison-Jourde et Roy, 2010, p.391]. Didier Ratsiraka, lors d'une conférence de presse au Carlton en août 2015, considéra cette hypothèse comme crédible. 8. Le 11 février 1975, Richard Ratsimandrava fut tué lors d'une embuscade à Ambohijatovo ambony (Antananarivo), sous les balles d'un commando dirigé par Zimbo, lui-même tué au cours de cette embuscade. 206 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE demande à Didier Ratsiraka s'il a pu s'imposer en ralliant peu à peu autour de lui une minorité décisive, capable de faire pencher la balance en faveur de l'une ou l'autre tendance, il répond: «Si vous voulez utiliser cette dialectique, j'ai tiré les marrons du feu sans le savoir, parce que j'étais neutre. Je n'étais ni d'un côté ni de l'autre. Et à vrai dire entre Rama­ nantsoa et Andriamahazo, ce n'était pas toujours la lune de miel. .. Andria­ mahazo jalousait un peu le général Ramanantsoa parce qu'il aurait peut­ être aimé être à sa place en mai 1972. Mais il y avait une obédience ou un tropisme ou une mouvance Ratsimandrava-Soja, parce que Soja était ministre de Ratsimandrava. Qui plus est Soja était gendarme, alors qu'An­ driamahazo était militaire de l'armée de terre. Moi j'étais entre les deux, et comme c'est moi qui ai présenté la bible du directoire", c'est moi qui avais les idées, nécessairement, presque implacablement, inexorablement, j'al­ lais émerger» (Lavrard-Meyer, 2015, p. 159). De fait, Didier Ratsiraka est élu officiellement président du Conseil suprême de la Révolution le 15juin 1975 par 16 voix sur 18 au scrutin secret, puis investi le 31 décembre 1975 président de la République Démocratique de Madagascar. Le positionne­ ment tactique des protagonistes ayant pris ses racines en 1972, leurs riva­ lités et échanges de coups (dont l'apogée est l'assassinat du président Ratsimandrava), puis leurs mobilisations tactiques (via les antagonismes au sein du directoire militaire qui conduisirent à l'émergence de Didier Ratsiraka) furent donc bien le cœur du déclenchement et du déroulement de la crise de 1972-1975. Les crises suivantes s'épanouirent sur le même terreau, dans lequel prit racine la délégitimation du politique.

1991 : crise de légitimité par érosion du soutien diffus

Pour David Easton, il faut distinguer, lorsque l'on considère la légiti­ mité d'un régime, le soutien diffus au système politique d'une part, et le soutien spécifique à ce système d'autre part (Easton, 1976, p.431-448). Le soutien diffus s'obtient par un « sentiment profond de légitimité» du régime et des individus qui agissent au nom de ce régime en « invoquant des symboles de l'intérêt commun» et en renforçant le « degré d'identifi­ cation des membres à la communauté politique» (Easton, 1965, p.276­ 277). Le soutien spécifique, lui, est lié aux décisions (dotées d'autorité) d'allocation de valeurs ou de biens matériels ou symboliques. S'il est évident, selon Easton, qu'une accumulation de décisions favorables à un groupe augmente la probabilité qu'il apporte son soutien « spécifique» au régime, il est douteux que l'adhésion de ce même groupe puisse persister

9. Didier Ratsiraka fait ici référence au programme en dix points, dit « Charte de déve­ loppement », adopté par le Directoire en avril 1975, dont il dit être l'auteur (Lavrard­ Meyer, 2015, p.155). LE CERCLE VICIEUX CR/SOGÈNE MALGACHE 207 sans «soutien diffus ». Un régime peut donc souffrir d'un déficit de soutien spécifique, mais c'est l'érosion du soutien diffus qui explique de manière décisive les crises politiques selon Easton. La construction de «soutien diffus» par l'invocation de l'intérêt commun fut précisément la quête de Didier Ratsiraka dès son accession au pouvoir, dans un contexte où il avait tout à gagner à une forme d'una­ nimisme. L'abcès de fixation du GMPIO et la sédition du colonel Bréchard Rajaonarison avait fait craindre la guerre civile, et la médiation de Didier Ratsiraka, entre autresIl ,avait contribué, en sus de la popularité qu'il avait acquise à travers la renégociation des accords de coopération, à asseoir son statut de rassembleur. Didier Ratsiraka estime que les groupements de gauche, MüNIMA, MFM, AKFM, MAFM, Zoam, et autres, «ne pou­ vaient pas faire autrement» que de le voir arriver au pouvoir « puisque la guerre civile était comme une épée de Damoclès sur toutes nos têtes. Ils étaient bien contents de trouver quelqu'un comme moi [Didier Ratsiraka] qui pouvait rassembler tout le monde, qui avait assez d'autorité et d'ima­ gination pour rassembler tout le monde. D'ailleurs, une fois que le spectre de la guerre civile était passé, ils se sont rebellés contre moi, et ce sont les mêmes qui m'ont renversé en 1991. Les Manandafy, Rakoto Marson... ~~ (Lavrard-Meyer, 2015, p.159). À peine arrivé au pouvoir, il remplace le mot « Progrès» par le mot « Révolution» dans la devise de la République « parce que la Révolution est la synthèse des aspirations communes du peuple malgache au moment où on a écrit la Constitution », dit-il (Lavrard­ Meyer, 2015, p.I84). Il choisit également - comme c'était déjà le cas au sein du directoire militaire - des ministres de toutes les régions de l'Île, car: «C'est la politique: pour rassembler, on ne peut pas prendre des gens d'une seule ethnie. À qualité égale, on choisit des gens de plusieurs régions» (Lavrard-Meyer, 2015, p.103).

10. Groupe Mobile de la Police: camp situé sur les pentes du Fort-Duchesne près de la prison de droit commun d'Antanimora et de la route circulaire à Antananarivo, dans lequel s'était réfugié le colonel Bréchard, qui contestait l'inégalité de traitement réservé aux offi­ ciers côtiers dans l'armée, dont il s'estimait lui-même victime. 800 Côtiers, majoritaire­ ment d'anciens FRS (Forces Républicaines de Sécurité, police paramilitaire comparable aux CRS en France) étaient reclus dans ce camp avec des armes lourdes et des camions de munition. Il. La crise politique de 1m2 était ramenée, au travers de cette affaire du GMP, à une problématique ethnique entre Merina et Côtiers, que tous les candidats à la succession de Ramanantsoa (Andriamanjato, Ratsimandrava, Resampa, Monja Jaona, Sambson...) tentèrent de résoudre. « Ratsiraka était mal parti dans cette course, furieux de n'avoir été informé officieIlement que le 14 janvier [19751 du complot du 31 décembre [1m4J dont le ministre de l'Intérieur n'avait rien laissé filtrer, d'où un froid durable entre les deux hommes. Ratsimandrava disposait de cartes plus variées pour négocier avec les hommes du GMP. Celui qui résoudrait la crise jouirait d'une prime considérable, pour être adoubé par Ramanantsoa, mais on peut dire aussi que pour se montrer en position de force, sans avoir recours à la violence, l'adoubement était un préalable» (Raison-Jourde et Roy, 2010, p.378). Pour des détails sur la médiation menée par Didier Ratsiraka telle qu'il la raconte, voir Lavrard-Meyer, 2015, p. 147-149. 208 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Ce soutien diffus fut largement acquis par le biais de la propagande menée par le pouvoir, via les « journées AREMA », les commentaires du Boky Me/Ill ou encore la diffusion et l'explication d'ouvrages de vulgari­ sation". Cette «conscientisation » des masses, dont Didier Ratsiraka admet lui-même qu'elle « se confond à la limite» avec la propagande (Lavrard-Meyer, 2015, p.212), joua sa part dans l'obtention du soutien diffus d'une frange importante de la population malgache. Ceci ne se fit pas sans dommages collatéraux: si la Constitution de 1975 garantit juridi­ quement les droits de l'Homme", elle conditionne les droits fondamen­ taux à l'adhésion de l'individu à la Charte et à sa participation à la Révo­ lution socialiste". La Constitution va jusqu'à stipuler que: «Quiconque abuse des libertés constitutionnelles ou légales pour combattre la Révolu­ tion ou entraver l'avènement de l'État socialiste 1... Jencourt la déchéance de ses droits et libertés »15. Ce soutien diffus fut donc construit de haute lutte, parfois au prix des libertés individuelles au premier rang desquelles la liberté de conscience. La recherche de rassemblement s'accompagne également d'actions visant à garantir le soutien spécifique de certains groupes: pour ne donner qu'un exemple, le rôle économique donné aux militaires au sein de l'üMNIS'6 et de l'üMIPRA'7 fut largement consi­ déré comme une stratégie visant à garantir l'allégeance de l'armée'8 (Raison-Jourde et Roy, 2010, p.397). Ce « soutien spécifique », parachevé par une politique de politisation du tableau d'avancement, fut opérant 19 même au plus fort de la crise de 1991 •

12. Le Chemin pour la Révolution, Discours pour la Nation. Explication simplifiée du Livre rouge ou encore le Guide du militant AREMA. 13. Articles 2 à 43, Constitution de la République démocratique de Madagascar du 31 décembre lsis. 14. Article 13: «Les libertés fondamentales et les droits individuels sont garantis dans le cadre de la Charte de la Révolution Socialiste»; Article 15: «L'exercice des droits et libertés reconnus par la Constitution et la loi est garanti à tout citoyen qui œuvre dans le sens de la Charte et milite pour le triomphe d'une société socialiste », ibid. 15. Article 16, ibid. 16. L'Office militaire national pour les industries stratégiques (OMNIS) comporte deux divisions: la première effectue des recherches sur les matières premières stratégiques (pétrole, gaz naturel, uranium); la seconde agit comme un holding financier sous la forme de prises de participation et d'assistance technique dans des industries existantes. 17. L'Office militaire pour la production agricole (OMIPRA), créé par décret en 1980 a pour missions, entre autres, de réaliser l'aménagement, la mise en valeur et l'exploita­ tion des terres nouvelles avec des personnels militaires et civils. 18. On a pu considérer que l'OMNIS «offrait aux militaires "loyaux" la possibilité de tirer bénéfice de la malgachisation des divers secteurs économiques ». [Jütersonke et al., 2010, p.65[. La rumeur publique dénonce de nombreux détournements à travers l'OMNIS. Il est à noter que Didier Ratsiraka remercia son beau-frère, le lieutenant-colonel Patureau, directeur général de l'OMNIS, pour un trou dans la comptabilité de cette « entreprise socialiste». 19. Jaona Rabenirainy (2002) affirme qu'un « moyen utilisé par le président [Ratsi­ raka] pour contrôler de près l'institution militaire réside dans la gestion judicieuse des carrières parmi les officiers supérieurs et les généraux. [... [ On assiste à une "politisation" du tableau d'avancement et des nominations aux postes de commandement et aux postes LE CERCLE VICIEUX CRISOGÈNE MALGACHE 209

Dans la ligne des analyses de David Easton, il s'avère que c'est bien l'érosion du soutien diffus plus que du soutien spécifique qui fut détenni­ nant lors de la crise de 1991. Lorsque, avant la marche du 10 aoûr'", Didier Ratsiraka reçoit les dix-huit partis politiques en activité au palais prési­ dentiel de Iavoloha, il rapporte leur avoir dit: « Nous avons + 4,5 % de croissance en termes réels par rapport au PIS dans un pays non pétrolier, un pays qui a quitté la zone franc; une inflation qui avoisine seulement les 10 %; un déficit budgétaire de 5 % par rapport au PIS. Nous allons avoir 8 % de croissance à la fin de mon mandat, et vous voulez gâcher tout cela par ambition politique? Mais que voulez-vous donc, bon sang de bonsoir de triple pétard? », Toujours selon Didier Ratsiraka, ses opposants lui auraient alors répondu: « Nous vous avons élu par référendum parce que nous étions d'accord avec le Livre rouge. Vous avez changé d'avis, de cap économique: vous vous êtes acoquiné avec les institutions de Bretton Woods, FMI, Banque mondiale, SFI, Union Européenne, CCCE... Il faut changer de politique » (Lavrard-Meyer, 2015, p.366). Que ce soit pour des raisons économiques comme le dit ici Didier Ratsiraka, ou politiques (pour « abattre le mur de Jéricho ))2t) comme le soutenaient les Forces Vives, le « sentiment profond de légitimité » du régime et des individus qui agissent au nom de ce régime (au premier rang desquels le président de la République) en « invoquant des symboles de l'intérêt commun )) est mis à mal. Le soutien diffus est brisé. Les conditions sont réunies pour que la crise éclate. Mais au-delà de cette explication du déclenchement de la crise par la perte du soutien diffus, la crise de 1991 est également en elle-même, et de manière déterminante, une « conjoncture critique » où la délégitimation intervient également « dans le cours de la crise elle-même, en tant que composante de celle-ci » (Dobry, 1986). En effet la place qu'occupe, dans cette crise, les phénomènes de délégitimation n'est pas tout à fait cel1e que leur attribuent les conceptions traditionnel1es dont ceIJe d'Easton. « Loin d'être exclusivement localisées en amont des crises, à leur source ou à leur origine, les délégitimations apparaissent aussi, pour peu que l'on consente à prendre du recul par rapport à des perspectives théoriques trop étroitement étiologistes, en tant que produit des mobilisations, en tant que ministériels selon des critères aussi disparates que Je principe des quotas ethniques, le degré d'allégeance et, en particulier, de loyauté idéologique du temps de la révolution socialiste - le critère de compétence technique passant souvent au second plan. Cette stra­ tégie clientéliste fut payante lors de la crise politique de 1991-1992 avec la constitution d'un réseau informel d'officiers fidèles au président, alors que s'était constitué un "comité de réflexion des forces armées" prônant une neutralité de l'institution militaire, autour des généraux Ramakavelo et Ranjeva. », 20. Jour de la marche sur le palais de Didier Ratsiraka pour exiger la remise des pleins pouvoirs au gouvernement insurrectionnel. Cette marche aurait réuni environ 500000 personnes. 21. Mot d'ordre des manifestations publiques des Forces Vives qui débutent en mai 1991 avec l'objectif d'amener Didier Ratsiraka à changer de constitution et à transférer Je pouvoir à un gouvernement transitoire chargé d'organiser les élections. 210 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE résultat de leur dynamique et non pas seulement comme "causes" de certaines mobilisations ou des crises elles-même» (Dobry, 1986). La crise de 1991 est emblématique de cette perspective d'une délégitimation qui est également la résultante du déroulement de la crise, et non plus seule­ ment la cause de la crise. C'est sans doute la gestion de la crise de 1991, ou/et la perception de cette gestion" comme une violence d'État qui fut, pour le peuple malgache, l'une des plus fortes remises en cause de la légi­ timité du pouvoir présidentiel. Lorsque l'on demanda à Guy Razana­ masy-' s'il pensait que la responsabilité des morts du 10 août 1991 était partagée entre la présidence et l'opposition, il répondit: «Pas également: entre ceux qui tuent et ceux qui ont laissé tuer, ce n'est pas la même chose. Le sang a coulé du côté de la foule mais pas de l'autre côté. Donc les responsabilités existent des deux côtés mais pas également »24. La délégi­ timation du pouvoir précédait donc la crise de 1991, le régime ayant mis à mal son soutien diffus en opérant des revirements majeurs par rapport au projet initial auquel s'étaient identifiés les membres du corps social. Mais cette délégitimation s'ancre également - et de manière très marquante pour le peuple malgache - dans le déroulement-même de la crise le 10 août 1991 et dans la violence d'État qui y eut cours.

2002: la fonction centrale des « coups»

Lorsque l'on s'intéresse aux protagonistes des crises, « il faut souli­ gner la fonction que jouent les coups. Cette fonction est décisive. C'est par ce moyen, en effet, que l'activité tactique des protagonistes est d'em­ blée placée au cœur de l'analyse des processus de mobilisation »25. De

22. Les événements du 10 août 1991 et la riposte orchestrée par Didier Ratsiraka firent entre 14 morts (selon Didier Ratsiraka) et une centaine de morts selon la majorité des observateurs [Cécile Lavrard-Meyer, 2015, p.372-3881. Selon un communiqué du CNOE: « Une troupe d'hommes en civil a été vue utilisant des frondes (des Antandroy), et certains d'entre eux ont même donné l'ordre à des escouades de militaires de poursuivre et de tirer sur des manifestants qui fuyaient à travers les rizières et jusqu'à Tanjombato. Des mines ont également sauté dans les rizières. Pourtant il n'y a eu de la part de la foule, qui se comptait par centaines de milliers, ni provocation, ni attaque qui aurait pu justifier cet usage de la force causant blessures et morts d'hommes dans ses rangs ». KMF/CNOE, Pour la démocratie, solidarité el vigilance, communiqué du II août 1991, Antananarivo, 1991, p.204-205. 23. Nommé le 8 août 1991 Premier ministre « de consensus », Guy Razanamasy ravit la mairie d'Antananarivo à son titulaire historique le pasteur Andriamanjato (AKFM) en 1995 avec l'appui de \'AREMA,et assura la charge de maire d'Antananarivo jusqu'en 2000. 24. 1http//www.dailymotion.com/video/x2a3s6_madagascar-camage-du-I0-aout-1991 _news#.UXFCSko 17sc[ [hup/zwww.youtube.com/watch?v=PczR85TvV44[. 25. « Pour ce qui est des "coups" eux-mêmes, on visera par ce terme les actes et les comportements individuels ou collectifs qui auront pour propriété d'affecter soit les attentes des protagonistes d'un conflit concernant les comportements des autres acteurs, LE CERCLE VICIEUX CRISOGÈNE MALGACHE 211 toute évidence, la crise de 2002 est la résultante d'un coup: à l'issue du premier tour des élections présidentielles du 16 décembre 2001, le diffé­ rend entre Didier Ratsiraka et Marc Ravalomanana sur les résultats (le ministre de l'Intérieur avait annoncé des résultats créditant Marc Ravalo­ manana de 46,44% des voix et Didier Ratsiraka de 40,61 % des voix, alors que Marc Ravalomanana se considérait élu avec 53 % des suffrages exprimés) mène à des manifestations des partisans de Marc Ravaloma­ nana. Suite à cela, la Haute Cour constitutionnelle (HCC) confie au Comité national électoral (CNE) le 15 janvier 2002 un nouveau décompte des bulletins des deux candidats que Didier Ratsiraka avait dans un premier temps refusé, ne le jugeant « ni souhaitable ni légal» (Razafin­ drakoto et Roubaud, 2(02). L'ambiance est aux invectives mutuelles: Didier Ratsiraka avertit lors d'une conférence de presse que Madagascar est «à la veille de la naissance du fascisme et du nazisme », faisant réfé­ rence aux méthodes de l'entreprise TIKO de Marc Ravalomanana où « l'uniforme et la messe sont de rigueur, la chrétienté une obligation pour postuler et le code du travail ignoré». Pour sa part, Marc Ravalomanana accuse Didier Ratsiraka, «sentant sa fin venir », de «vider depuis le 11 décembre les caisses du Trésor public », Il s'adresse à lui comme suit: « Je vous mets en garde, réfléchissez bien, cela vous apportera le Mal à vous et vos descendants. Je jure ici que ces sommes ne serviront pas aux biens de la famille du Président ou de celles des membres du gouverne­ ment, car cet argent appartient au peuple ». Une tentative de médiation des quatre candidats malheureux du premier tour (Albert Zafy, Patrick Rajaonary et Daniel Rajakoba mais également Herizo Razafimahaleo, président national du Leader Fanilo qui avait appelé à voter Didier Ratsi­ raka au second tour des élections présidentielles de 1996 après être arrivé en troisième position avec plus de 15 % des voix) se solde par un échec. Enfin, le 26 janvier, Marc Ravalomanana appelle à la grève générale pour s'opposer à la convocation d'un second tour. Environ 500000 Tananari­ viens manifestent le 28 janvier, toutes les administrations et ministères d'Antananarivo sont fermés, et les vols internationaux et nationaux sont interrompus jusqu'à « nouvel ordre». Suite à cette séquence, Marc Ravalomanana et Didier Ratsiraka se rencontrent à Iavoloha et une médiation se met en place au Hilton, mais la situation continue de se détériorer: dans la nuit du 12 au 13 février, des partisans de Marc Ravalomanana érigent des barricades devant la Banque Centrale pour éviter que les « dirigeants ne continuent de piller le trésor public». Le barrage des ratsirakistes sur la RN2 à Brickaville (près de Tamatave) est, parallèlement, renforcé. Le 22 février 2002, Marc Ravalo­ manana s'autoproclame « président de la République» au stade de Maha­ masina. Cette auto-investiture n'a, dans un premier temps, pas été acceptée soit ce que Goffman appelle leur "situation existentielle" (c'est-à-dire, en gros, les rapports entre ces acteurs et leur environnement), soit encore, bien entendu, les deux simultanément» [Dobry, 19861. 212 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE par la communauté internationale: l'OUA est la première à condamner l'auto-proclamation de Marc Ravalomanana comme «président de la République» le 22 février 2002 par la voix de son secrétaire général, Amara Essy. Le Quai d'Orsay rappelle « les principes communs de bonne gouvernance adoptés lors des sommets de l'OUA à Alger de 1999 et de Lomé en 2000 (relatifs aux changements non constitutionnels de gouver­ nement). Les États-Unis font objection à "l'autoproclamation" de Marc Ravalomanana, le porte-parole de Washington Richard Boucher estimant que le second tour doit se poursuivre ». Mais alors que l'état de nécessité nationale et l'état d'urgence à Tananarive sont décrétés, et que les barrages se multiplient afin d'asphyxier économiquement et d'isoler politiquement Antananarivo", Marc Ravalomanana avance son ultime coup: il nomme un gouvernement dirigé par Jacques Sylla'? et l'installe dans les minis­ tères. Une stratégie payante puisque le 26 juin 2002,jour de la fête natio­ nale, Georges W. Bush reconnaît officiellement Marc Ravalomanana comme président de Madagascar, s'adressant à lui en commençant son allocution par un: «Cher Président Ravalomanana ». L'ambassadrice américaine à Antananarivo, Wanda Nesbitt, déclare: «Nous sommes le premier bailleur de fonds important à reconnaître le Président Ravaloma­ nana ». Une semaine plus tard, le 3 juillet, la France s'aligne sur cette position. Les coups de Marc Ravalomanana ont joué une fonction décisive dans la crise de 2002: l'activité tactique de Marc Ravalomanana, via ses coups, « fit » la crise, la constitua en tant que crise. « L'historien ou le sociologue ne s'aperçoit que trop rarement, lorsqu'il reprend à son compte l'objectif "théorique" de la détermination du "sens" (ou de la "signification histo­ rique", etc.) d'un mouvement social, d'un conflit ou d'une crise, que, dans ce "sens", il Ya aussi - il Ya d'abord, devrait-on dire - de la délimitation, de l'inclusion et de l'exclusion, que ce qui s'y joue c'est avant tout le contrôle de la mobilisation, ou de ses fruits, par l'imposition de ce qui acquiert le caractère de sa signification légitime (grève "revendicative" ou grève "politique", "réforme" ou "révolution", etc.). Et que - on peut main­ tenant le formuler plus rigoureusement -l'imposition de "sens" n'est, en réalité, dans les jeux sociaux auxquels on a affaire ici, qu'une variante particulière, et particulièrement intéressante, de coups, ou, le plus souvent, la résultante d'un échange de coups» (Dobry, 1986). Ainsi peut-on consi­ dérer, à l'extrême, que l'imposition de «sens» qui s'opère parmi les soutiens de Marc Ravalomanana au cœur même de la crise de 2002,

26. Les barrages stratégiques sont le barrage de Brickaville (en fait Ivolo, à sept kilo­ mètres plus au sud), coupant la RN 5 Tamatave-Tananarive, le barrage à l'embranchement de Marovoay qui coupe la RN 4 Majunga-Tananarive, le barrage d'Irondro, à la jonction des routes de Mananjary et Manakara vers Fianarantsoa, et enfin le barrage Bevilany sur la RN 7, coupant Tuléar des Hautes Terres. (Raison, 2002, p. 120-136). 27. Avocat d'affaires, fils d'un ministre des affaires étrangères du président Tsiranana, il avait été ministre des Affaires étrangères du président Zafy Albert. LE CERCLE VICIEUX CRISOGÈNE MALGACHE 213 notamment au travers d'invocations d'ordres religieux ou moral", est une variante particulière de coups échangés entre les deux protagonistes. Ces jeux d'acteurs, à travers des stratégies et des tactiques s'incarnant dans des «coups» n'ont rien de spécifique à Madagascar, mais ils y dégénèrent plus systématiquement en crises du fait de la faiblesse des institutions qui avalisent, explicitement ou implicitement, ces coups. Cette auto-investi­ ture de 2002, clairement anti-constitutionnelle, fut soutenue par une partie des membres de la Haute Cour Constitutionnelle et par certains magistrats considérant que la légitimité du pouvoir en place s'était érodée (Lavrard­ Meyer, 2015, p.482). Si les institutions se maintiennent dans le temps à Madagascar, et bien que les Malgaches y soient très attachés, leurs règles sont très imparfaitement respectées (Hyden, 2006). Cette fragilité de mise en œuvre des garde-fous institutionnels favorise à Madagascar la conver­ sion d'« échanges de coups» en crises.

2009: l'apogée de la « délégitimation » comme produit de la crise

La crise de 2009 est, de toute évidence, la résultante d'une perte de légitimité du régime en amont de la crise, liée entre autres à l'affairisme de Marc Ravalomanana et à des scandales à répétition tels ceux de Daewoo ou celui de l'avion à 60 millions de dollars. La mauvaise gouvernance de Marc Ravalomanana au profit de TIKO, de sa famille et de son entourage entraîna des sanctions de la Banque mondiale et du FMI fin 2008. «Pendant que le gouvernement promouvait des conditions favorables pour que les investisseurs étrangers mettent en œuvre et développent leurs activités dans le pays, Ravalomanana créa en même temps les conditions pour étendre son propre empire économique, par l'intermédiaire d'excep­ tions tarifaires et de mesures coercitives pour saisir les fournisseurs et les détaillants. Avec cette position de puissance, et en J'absence d'une loi anti-trust, il était presque impossible pour les entrepreneurs malgaches de rivaliser» (Jütersonke et al., 2010, p.29). De fait la société de Marc Rava­ lomanana, TIKO, s'est développée très vite pendant sa présidence au détriment d'autres entreprises du secteur. À l'automne 2008, le Financial Times révèle les négociations en cours entre la compagnie sud-coréenne

28. « Petit à petit, les ministres furent conduits et intronisés dans leur ministère suivant un rite immuable: le cortège s'ébranlait à partir de la Place du 13 Mai, avec en tête les mpiandry (associations de religieuses et de religieux gardiens de la foi), tout de blanc vêtus, suivis du Premier ministre et des membres de son gouvernement, des membres du comité de soutien à Marc Ravalomanana (KMMR) et enfin de la foule. Les mpiandry entraient en premier et chacun des membres, avec de grands gestes et l'air méchant, faisait la chasse aux mauvais esprits» (Rakotomanga, 2004, p.37). « Les locaux purifiés sont prêts pour un travail au service du Bien. La place est enfin laissée au Premier ministre qui installe le ministre dans son bureau» (Raison-Jourde, 2002, p.51). 214 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Daewoo Logistics et le gouvernement malgache: un accord signé avec le gouvernement malgache en juillet 2008 lui aurait accordé 1,3 milIion d'hectares de terres pour quatre-vingt-dix-neuf ans. Les Sud-Coréens auraient pour objectif de renforcer la sécurité alimentaire de leur pays, quatrième plus gros importateur de maïs au monde, en exploitant 1 milIion d'hectares de maïs et 300000 hectares de palmiers à huile. Le Financial Times indique que Daewoo Logistics ne devrait rien payer, mais simple­ ment apporter à Madagascar des emplois créés par l'exploitation des terres ainsi que des investissements d'infrastructure routière, d'irrigation et de stockage des récoltes. Le projet est finalement abandonné. Dans la culture malgache, la terre est sacrée et fut donnée par Zanahary (le Créateur) aux ancêtres: selon le code royal dit « Code de 305 articles» promulgué en 1881, il est interdit de vendre la terre aux étrangers. Toujours en 2008, Marc Ravalomanana achète un avion à 60 milIions de dolIars (dont la moitié aurait été payé par Ravalomanana lui-même) pour les déplace­ ments de la présidence, livré le 5 janvier 2009. Le 9 janvier 2009,le FMI demande des explications sur cet achat au gouvernement. En février 2009, le FMI arrête le déblocage du cinquième versement - 12 millions de dolIars - de son aide pour la Facilité de la Réduction de la Pauvreté et de la Croissance (Observatoire de la vie publique à Madagascar, 2014, p.313-315). L'ensemble de ces affaires fit perdre à Marc Ravalomanana à la fois le soutien spécifique (des entrepreneurs et des paysans malgaches) et le soutien diffus (la confiance dans la supposée moralité d'un chef d'État religieux) qui l'avaient porté au pouvoir en 2002. Mais au-delà de cette crise du soutien diffus et spécifique, la crise de 2009 est celIe qui aura le plus induit de délégitimation dans son déroule­ ment-même, dans la mesure où - contrairement aux crises précédentes de 1972-75, 1991 et 2002 - elIe n'en finit pas de s'étirer en longueur. Le 24 janvier 2009, , jeune maire d'Antananarivo en conflit avec le régime, provoque un soulèvement populaire pour dénoncer la fermeture de sa chaîne de télévision Viva?". Le 26 janvier 2009, les parti­ sans de la révolution orange incendient la radio nationale, la télévision privée MBS, et pilIent les magasins Tiko appartenant au Président Rava­ lomanana. Les violences font une centaine de morts dont 36 personnes abattues par la garde présidentielIe le 7 février. Le 17 mars 2009, après que le palais d'Etat d'Ambohitsirohitra fut assiégé (Marc Ravalomanana n'était pas présent) et après deux mois de bras de fer avec l'opposition, Marc Ravalomanana démissionne, confie - de manière clairement incons­ titutionnelIe - ses pouvoirs à un directoire militaire composé des trois officiers les plus gradés par l'ordonnance 2009-001, et s'enfuit en Afrique

29. Viva a été fermée le 13 décembre 2008 par le ministre de la Communication de Marc Ravalomanana. Les ouvrages présentant l'indépendance et le recul nécessaire à une analyse objective font défaut sur cette période. Deux publications présentent néanmoins un compte-rendu détaillé - si ce n'est objectif - des événements de 2009 (Ralambomahay, 2010; et Randrianja, 2012). LE CERCLE VICIEUX CRISOGÈNE MALGACHE 215 du Sud. Le directoire militaire transmet lui-même les pleins pouvoirs à Andry Rajoelina lors d'une réunion à l'Épiscopat, en menaçant l'audience de «tuerie» si le pouvoir n'était pas immédiatement remis au chef de l'opposition et maire d'Antananarivo (Gingembre, 2012, p.llO). Andry Rajoelina - à la manœuvre depuis le début - aurait accepté à condition que la Haute Cour de Justice entérine les deux transferts de pouvoir (Rava­ lomanana-Directoire, et Directoire-Rajoelina), ce qui fut fait sans peine, évidemment... L'échange de « coups» s'installe en crise durable du fait, une nouvelle fois, de la déficience des garde-fous institutionnels, voire de la complicité des institutions. L'inconstitutionnalité des deux ordonnances transférant le pouvoir lors de la crise de 2009 est manifeste selon la Constitution de la Ille République. La première ordonnance (n° 2009-(01) porte sur le trans­ fert des « pleins pouvoirs» de Marc Ravalomanana au directoire militaire, alors qu'en vertu de la Constitution, le président ne dispose pas des pleins pouvoirs. La Constitution prévoit qu'en cas de de vacance de la prési­ dence de la République, le président du Sénat, ou à défaut le gouverne­ ment collégialement assure provisoirement les fonctions de chef d'État. Quant à la deuxième ordonnance (n° 2009-(02) portant le transfert des pleins pouvoirs du directoire militaire à Andry Rajoelina, elle est inconsti­ tutionnelle du fait de l'inconstitutionnalité de l'ordonnance précédente d'une part, et du fait que la Constitution prévoit que le chef de l'État doit avoir au minimum quarante ans, alors qu'Andry Rajoelina n'en a alors que trente-six". Or les juges constitutionnels publient une lettre confir­ mant la validité des ordonnances n° 2009-001 et n° 2009-002 du 17 mars 2009 en avançant le « principe de la continuité de l'État et l'intérêt supé­ rieur de la Nation ». Les irrégularités sont manifestes: d'abord seul le président de la République, le Premier ministre, le président du Sénat et celui de l'Assemblée nationale (ce que n'est pas Andry Rajoelina alors) peuvent saisir les juges constitutionnels pour contrôler la conformité d'un acte à la Constitution. Ensuite l'article 116 de la Constitution stipule que la Haute Cour Constitutionnelle rend des « arrêts» ou des « décisions », ce qui implique que la lettre publiée n'a pas de base légale ni de valeur juridique (Ranjanita, 2012, p,43). Ces arguties juridiques furent au cœur du prolongement indu de cette crise qui dura cinq ans: du 24 janvier 2009 au 25 janvier 2014, date de l'élection du président . Ces cinq années de tractations politiciennes et de méandres institutionnels finirent de décrédi­ biliser la classe politique malgache et le régime lui-même. La séquence des événements, depuis la médiation internationale et les accords de Maputo jusqu'à l'élection d'Hery Rajaonarimampianina, a tout d'un feuilleton de seconde zone. Le 9 août 2009, Andry Rajoelina et les princi­ pales «mouvances» politiques conduites par Didier Ratsiraka, Albert

30. Constitution du 19 août 1992 (version de 2007), article 52 et 46. Texte disponible ici Ihttp//rnjp.univ-perp.fr/constit/rng2007.htrnj. 216 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Zafy et Marc Ravalomanana, signent une Charte de la transition". Elle instaure un Gouvernement d'union nationale pour une période de quinze mois, ayant vocation à mettre en place de nouvelles institutions démocra­ tiques. Les protagonistes se rencontrent à nouveau à Maputo à la fin du mois d'août pour nommer ensemble les responsables de la transition, mais aucun accord n'est conclu sur les postes de président, vice-président et Premier ministre: la délégation d'Andry Rajoelina réclame le poste de président et de Premier ministre, ce que lui refusent les trois autres mouvances, et notamment Marc Ravalomanana, qui refuse catégorique­ ment (communiqué du 29 août 2009) de nommer Andry Rajoelina à la présidence de la Transition. Bien que le Groupe International de Contact" et Joaquim Chissano aient prévenu à Maputo qu'à défaut de consensus, la « politique de la chaise vide» continuerait à être appliquée pour Mada­ gascar dans les instances internationales, Andry Rajoelina se rend à l'Assemblée générale de l'ONU à New York le 25 septembre 2009. II est déclaré «sans qualité» et privé de parole à deux reprises. Les trois mouvances finissent par signer la charte de Maputo et l'acte additionnel d'Addis Abeba: Marc Ravalomanana, Albert Zafy, Andry Rajoelina et Didier Ratsiraka concluent le 9 novembre suivant à Addis Abeba un acte additionnel", avalisant cette solution. Une réunion dite Maputo 3 en décembre confirme cette tendance. Après des allers-retours à n'en plus finir, Andry Rajoelina sort de la charte de Maputo, révoque par décret le Premier ministre de consensus et nomme le colonel Camille Vital Premier ministre. Andry Rajoelina annonce alors des législatives pour le 20 mars 2010. À défaut d'organiser des élections régulières et suite à l'échec de la rencontre de Pretoria", Andry Rajoelina parvint en août 2010 à un accord

31. La Charte de la Transition (texte disponible ici [http//mjp.univ-perp.fr/constit/ mg2009.htm l, signée le 9 août, a été complétée par l'Accord politique de Maputo, par trois accords complémentaires relatifs à l'amnistie et par une Charte des valeurs (texte dispo­ nible ici (httpllmjp.univ-perp.fr/constit/mg2009.htm#val, des textes signés le II août. 32. Groupe ayant pour mission de coordonner l'action de la communauté internatio­ nale pour le retour à l'ordre constitutionnel à Madagascar. Ce groupe est composé de l'Union Africaine (UA), la Commission de l'océan Indien (COI), la Communauté pour le Développement de l'Afrique Australe (SADC), le Marché Commun de l'Afrique Orientale et Australe (COMESA), l'Organisation des Nations Unies (ONU), l'Organisation Interna­ tionale de la Francophonie (OIF), l'Union Européenne (UE), la Libye en sa qualité de pays assumant la présidence de l'Union Africaine, le Burundi au nom du Conseil de Paix et de Sécurité de l'Union Africaine, et des membres africains et permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies. 33. Article premier de l'acte additionnel d'Addis Abeba à la charte de la Transition malgache (9 novembre 2009): « Outre le Président de la Transition, qui exerce les fonctions de chef de l'État, désigné par la mouvance Rajoelina, en la personne de M. Andry Rajoelina, il est institué un Conseil présidentiel composé de deux postes de co-présidents de la transi­ tion désignés respectivement par: la mouvance Zafy, en la personne du IY et; la mouvance Ravalomanana en la personne de M. Fetison Rakoto Andrianirina », Texte complet disponible ici [http//mjp.univ-perp.fr/constit/mg2009a.html. 34. Les quatre chefs de file et leurs délégations, réunis à Pretoria, se séparent le 1cr mai 2010 sans aucun accord. LE CERCLE VICIEUX CRISOGÈNE MALGACHE 217 politique avec 178 partis politiques: une Constitution est soumise au réfé­ rendum et promulguée le II décembre 201(}35. Les «mouvances» des trois anciens présidents condamnent ces décisions unilatérales. Faute de reconnaissance internationale, cette constitution du Il décembre 2010 instaurant la Ive République est vite éclipsée au profit d'une feuille de route" signée sous l'égide de la SADC le 16 septembre 20 II. Cette feuille de route met sur pied un cadre électoral, et le Conseil Supérieur de la Transition élabore un Code électoral. Pour finir, une fois les élections prévues, les contestations de la France, de la communauté internationale (SADC, Union Africaine, l'Union Européenne et ONU) et d'une partie des candidats" poussèrent la Cour Électorale Spéciale à refouler les candi­ datures de Didier Ratsiraka, d'Andry Rajoelina et de l'épouse de Marc Ravalomanana, Lalao. Finalement les élections se sont tenues" et un nouveau président est officiellement président de la Ille République de Madagascar depuis le 25 janvier 2014: Hery Rajaonarimampianina. Cette épopée autour de l'élection d'un président, assortie d'un pouvoir toujours croissant des présidents sortants (« Monarchie Presidents» Ratsimbaha­ rison, 2016) dans les négociations, mine la consolidation démocratique et donne lieu à la crise la plus longue de 1'histoire de Madagascar depuis son indépendance. Ces atermoiements, tractations tacticiennes, revirements, trahisons, et manquements aux engagements pris ont achevé de délégitimer la classe politique malgache. De l'aveu même de Didier Ratsiraka: «À Addis Abeba, nous étions dans l'impasse pour la constitution du gouvernement. Nous nous chamaillions comme des gosses. À un moment donné, Andry Rajoelina se roulait presque par terre. Je ne sais pas s'ils ne se sont pas insultés avec Chissano. Il a dit: "Dans ce cas-là, je m'en vais. On s'en va". Et il est parti. Il a quitté la salle. Les gens du Quai d'Orsay ont essayé de le rattraper. Monsieur Ratsirahonana a essayé de le rattraper. Il n'a pas voulu» (Lavrard-Meyer, 2015, p.561). Des disputes et attitudes «de

35. Texte de la Constitution de la IV"République malgache disponible ici [http//mjp. univ-perp.fr/constit/mg201O.htm[. 36. Tout pays étant souverain, notamment en matière constitutionnelle, le texte voté par référendum s'applique et la constitution de la IV" République est aujourd'hui toujours en vigueur à Madagascar. La feuille de route s'est appliquée dans le cadre des « disposi­ tions transitoires », en attendant la mise en place des institutions issues d'élections. Andry Rajoelina maintient alors son statut de chef de l'État, mais un Premier ministre de consensus est nommé sur proposition des autres acteurs politiques, et un Parlement de transition est mis sur pied. Omer Beriziky est nommé Premier ministre en octobre 2011, et succède ainsi à Camille Vital. Texte intégral de la feuille de route [http//www.madagascar­ tribune.com/IMG/pdf/Feuille_de_route_poucla_sortie_de3Iis_e_A_Madagascar_-_16_ septembre_2011.pdf]. Elle n'est pas signée par la mouvance Ratsiraka. 37. Le 21 juin 2013, un collectif de 21 candidats annonce son retrait de l'organisation de l'élection tant que les candidats Didier Ratsiraka, Lalao Ravalomanana et Andry Rajoe­ lina y participent. 38. Après avoir été reporté, le 1er tour a lieu le 25 octobre, et le second le 20 décembre 2013. 218 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE gamins », alors que cette transition sans fin entraînait le retrait des bailleurs de fonds - dont l'apport représentait près de 50% du budget de l'État et 70% de son budget d'investissement -, ainsi que la perte du bénéfice de l'AGOA, et que plus de neuf Malgaches sur dix vivaient sous le seuil de pauvreté selon la Banque mondiale. Au moment où Madagascar ne peut plus supporter une croissance démographique proche de 3 % avec une croissance faible, les querelles politiciennes affligeantes et indécentes nourrissent cette crise sans fin de 2009 à 2014 et donnent le coup de grâce à la délégitimation du politique, au-delà même d'un régime spécifique. Qui plus est, les arguties juridiques autour de questions institutionnelles achèvent de mettre à mal la confiance et le respect que les Malgaches peuvent avoir dans leurs institutions. C'est là l'un des principaux facteurs d'explication de l'enlisement de cette crise: au-delà des échanges de coups entre politiciens et du fait que les garde-fous démocratiques n'exis­ tent plus, le cœur de la crise devient ce qui devrait prévenir de la crise, à savoir les institutions elles-mêmes. La crise de 2009, à l'instar des crises précédentes mais de manière exacerbée sur une période plus longue, est donc l'archétype de la « conjoncture critique », décrite par Michel Dobry (Dobry 1986), où la délégitimation intervient « dans le cours de la crise elle-même, en tant que composante de celle-ci ».

Conclusion

Madagascar passa très près de l'éclatement d'une nouvelle crise majeure en 2015. Le 26 mai 2015, les députés votent (à 121 voix pour, 4 voix contre) la destitution du président de la République Hery Rajaona­ rimampianina, la majorité des deux-tiers étant requise, soit 101 voix. Les motivations avancées pour ce vote de destitution de l'Assemblée nationale sont l' « incompétence» du président et son défaut de respect de la Consti­ tution, notamment en ce qui concerne la séparation des pouvoirs. Le prési­ dent échappa finalement de peu au fait d'être renversé, car la Haute Cour constitutionnelle invalida la requête des députés le 13 juin 2015. Le Premier ministre échappa également à une motion de censure grâce au revirement de certains députés. Une fois encore, les échanges de coups entre les politiques faillirent entraîner un renversement du régime, dans un contexte de très fort déficit de représentativité du président Hery Rajaonarimampianina: élu en décembre 2013 sans parti et sans député, il mit à mal ses relations avec les députés orange du Mapar en refusant le poste de Premier ministre à Andry Rajoelina alors qu'il avait mené campagne avec son appui. Cet échange de coups eut lieu, une fois encore, dans un environnement institutionnel très défaillant: si, selon la Constitution, seule la Haute cour de justice (HCJ) était apte à juger le président de la République et à prononcer sa déchéance, c'est la Haute LE CERCLE VICIEUX CRfSOGÈNE MALGACHE 219

Cour constitutionnelle (HCC) qui reçut la requête de 121 députés pour la destitution du président Hery Rajaonarimarnpianina. Or, alors que la HCl n'avait pas encore été mise en place officiellement (il s'agissait justement de l'un des motifs de mise en accusation pour déchéance, le délai étant dépassé de 6 mois) mais que 7 de ses Il membres prévus par la Constitu­ tion étaient des présidents de Cours - donc connus -, la HCC siègeait alors que le mandat de deux de ses neuf membres a expiré en 2009. Un imbroglio institutionnel qui aurait pu une nouvelle fois empirer la situa­ tion et alimenter le processus de délégitimation des institutions. Mais la Cour trancha en faveur de la stabilité, et proposa la signature d'un « pacte de responsabilité» pour assurer la stabilité des institutions. Un pacte de non-agression par lequel les députés et le président s'engageraient à ne pas entraver la bonne marche des institutions: le président s'engagerait à ne pas dissoudre l'Assemblée et en échange, l'Assemblée à ne pas atta­ quer l'exécutif. Début septembre 2015, le Premier ministre annonce que 91 parlementaires, soit une large majorité, ont signé le pacte de responsa­ blité. La situation reste néanmoins très fragile: le document reste secret, et les deux principaux camps d'opposition (celui d'Andry Rajoelina et de Marc Ravalomanana) affirment ne pas l'avoir vu. Quelles que soient les postures de Didier Ratsiraka dans les propos présentés tout au long de ce chapitre, quel que soit leur lot de dissimula­ tions, de ritournelles voire de mensonges, ces citations mettent l'accent sur le rôle central des jeux d'acteurs et des coups qu'ils échangent. Ces échanges de coups, qui font des responsables politiques des faiseurs d'ins­ tabilité, ne sont bien entendu pas propres à Madagascar. Mais lorsqu'ils surviennent dans un terreau où la mise en œuvre des garde-fous institu­ tionnels est aussi fragile qu'à Madagascar, ils dégénèrent en crises. À Madagascar, les institutions n'endiguent pas les coups, qui de ce fait deviennent ruptures et s'épanouissent en crises. «Les premiers responsa­ bles des crises à Madagascar, depuis 1972, ce sont les politiciens malga­ ches », estime l'un des premiers d'entre eux, Didier Ratsiraka (Lavrard­ Meyer, 2015, p.491). Il ressort en tout état de cause, que les crises épisodiques se rapprochent à Madagascar: 16 ans entre 1975 et 1991, 11 ans entre 1991 et 2002, 7 ans entre 2002 et 2009, et un nombre d'an­ nées que l'on n'est pas sûr de pouvoir compter tant la crise initiée en 2009 semble loin d'être terminée. Autre fait marquant: les crises durent de plus en plus longtemps: quelques mois en 1975 et en 1991, près d'un an en 2002, plus de cinq ans en 2009. Les crises se rapprochent et s'allongent depuis l'indépendance malgache car la délégitimation du régime, et même des institutions, devient le produit des crises elles-mêmes. Cette délégiti­ mation est devenue inhérente aux crises, et alimente ainsi une spirale crisogène. Ainsi les crises s'auto-entretiennent-elles toujours davantage à mesure qu'elles se succèdent et que le processus de démocratisation de Madagascar est remis en cause. Un cercle vicieux que seule une longue période de stabilité politique et institutionnelle pourrait briser. 220 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

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La « main puissante» de qui?

La crise à Madagascar et le rapport à « l'international»

Antonia WITT*

Dans le débat scientifique comme dans les conversations privées, le terme « crise» est un passage obligé pour comprendre 1'histoire de Mada­ gascar après l'indépendance (Razafindrakoto et al., 2014a). Une attention moindre a jusqu'ici été accordée à l'impact de l'intégration régionale et mondiale croissante de Madagascar sur les interprétations de cette crise et sur la formulation de solutions conçues à la fois comme légitimes et envi­ sageables pour en sortir. Je propose ici de contribuer à ce débat en montrant comment les dynamiques politiques malgaches post-2009 ont été structurées par des normes, des pratiques et des acteurs de la préven­ tion internationale des conflits, du rétablissement de la paix et de la démo­ cratisation. Ces circonstances ont à la fois permis et contraint la façon dont la crise a été interprétée et traitée. Depuis l'indépendance, la relation de Madagascar au monde extérieur a connu une intensification et un profond changement (Randrianja et Ellis, 2009). Les deux dernières crises -le conflit post-électoral de 200112002 et la crise qui a suivi l'éviction de Ravalomanana en 2009 - illustrent nettement cette tendance. À l'inverse de ce qui s'était produit en 1972 et en 1991, les tentatives africaines de médiation conduites en 200112002 sous les auspices du président Wade furent une première expérience de rétablissement de la paix par l'extérieur. La crise post-2009 a suivi le

* Je remercie Raphaël Botiveau pour la traduction du manuscrit anglais de ce chapitre. Ce chapitre est tiré d'une recherche doctorale. II est basé sur plus de 120 entretiens avec des diplomates, des représentants de partis politiques, des militants de la société civile, des militaires et des universitaires réalisés à Addis-Abeba, Antananarivo, Pretoria, Johannesburg, et Gaborone de mars à mai 2012 (Addis-Abeba), d'avril à juin 2013 (Addis-Abeba), et de février à juillet 2014 (Antananarivo, Pretoria, Johannesburg, et Gaborone) 224 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE même chemin. Le puzzle des acronymes et organisations, le grand nombre des médiateurs et envoyés spéciaux, les sanctions économiques interna­ tionales et les nombreux cycles de négociations organisés à Maputo, Addis-Abeba, Pretoria ou à l'île Desroches, formèrent un ensemble d'in­ terventions internationalisées pour le rétablissement de la paix, sans précé­ dent à Madagascar (Galibert, 2011). Au cours de l'histoire postcoloniale de Madagascar, le monde extérieur a été approché en des termes ambigus. L'« international », qu'il s'agisse de la France, ancienne puissance coloniale, ou des bailleurs internatio­ naux, fut tout à la fois activement recherché et craint, encensé et maudit. L'« international» a toujours été dans le même temps un allié et une source potentielle de danger (Rajaonah, 2002; Nativel et Rajaonah, 2007). C'est dans cette ambiguïté autour de « l'international» que les questions de pouvoir et de dépendance furent maintes fois renégociées (Bayart, 2000), générant, au sein de l'élite malgache, des luttes autour de l'autorité et des légitimités sur l'ile (voir Raharinirina et al., chapitre 6 dans cet ouvrage). Comme cela sera démontré au fil de ce chapitre, l'épisode de crise le plus récent n'est pas exempt d'un tel rapport ambigu à l'international. Les presque cinq années de pénibles efforts internationaux destinés à rétablir 1'« ordre constitutionnel» à Madagascar ont produit une image ambiguë de l'international, simultanément perçu comme une source de domination et d'échec pour Madagascar. Les acteurs extérieurs furent suspectés de poursuivre des objectifs cachés et de téléguider en secret la trajectoire politique de l'île. C'était particulièrement vrai pour la France qui fut même soupçonnée d'avoir fomenté les manifestations antigouvernemen­ tales afin de servir ses intérêts géostratégiques dans la région du grand océan Indien (Rakotomalala, 2014). Mais ça l'était aussi pour l'Union Africaine (UA) et la Communauté de Développement de l'Afrique Australe (SADC) , les deux organisations régionales officiellement en charge de conduire les efforts internationaux pour le rétablissement de 1'« ordre constitutionnel ». Les participants aux négociations et le discours public sur l'île dépeignaient souvent ces acteurs internationaux comme des puissances dominantes extérieures. Ainsi que le remarquait le repré­ sentant d'une des parties:

«La communauté internationale ne connaissait pas réellement le contexte politique à Madagascar, que ça ne se fait pas comme ça, dicté tout simplement par la rigidité des articles d'une loi ou d'un accord. Mais il y a des contextes politiques qu'on doit considérer, des paramètres politi­ ques 1...1. Qui a établi les articles de la Feuille de Route? C'est la commu­ nauté internationale avec quelques juristes malgaches. [... 1 Donc, il y a cette main, cette main puissante de la communauté internationale qui impose tout comme ça. Et on est obligé de l'accepter aussi »'.

1. Entretien avec un membre de la mouvance Zafy, 15 mars 2014, Antananarivo. LA « MAIN PUISSANTE» DE QUI? 225

Au cours des presque cinq années de la transition, l'idée d'une imposi­ tion étrangère devint en fait une figure récurrente du discours politique et des campagnes électorales (Madagascar Tribune, 2012; SeFaFi, 2012) dénonçant la « communauté internationale» comme une puissance exté­ rieure nuisible à laquelle les Malgaches étaient contraints de se soumettre. Ce chapitre propose une lecture du rôle et du pouvoir de l'international dans le Madagascar post-2009 qui dépasse les images d'une main toute puissante unitaire manipulant en secret la situation. Il s'agit ce faisant de rompre avec les dichotomies qui opposent l' « extérieur» et l' « intérieur», la domination et la soumission, le pouvoir et la dépendance, afin de dévoiler les liens, les interactions et les engagements entre des forces internationales et intérieures en apparence distinctes (Galibert, 2011). Plutôt que comme la simple manifestation d'une relation de domination/ soumission, ces liens et interactions doivent être approchés comme procé­ dant de ce que Latham et al. (2001)ont appelé des « formations transfron­ talières », De telles formations lient « global, regional, national, and local forces through structures, networks, and discourses [...J [and] play a major role in creating, transforming, and destroying forms of order and authority » (ibid., p.5). L'idée d'une formation transfrontalière permet de rompre d'une part avec la dichotomie et le rapport d'exclusion entre « exogène» et « endogène» en tant que catégories heuristiques et, d'autre part, avec le rapport d'opposition binaire entre domination et soumission. Le « transfrontalier» révèle des liens plus qu'il ne souligne une sépara­ tion entre ce que l'on distingue communément comme « l'extérieur» et « l'intérieur ». La « formation» renvoie quant à elle aux processus et aux acteurs engagés dans la production et la renégociation des positions de pouvoir et des différentes formes et degrés d'exercice de ce pouvoir. En ce sens, la formation transfrontalière est un espace social constitué d'inte­ ractions de plus en plus denses, qui peuvent être bienveillantes ou mal intentionnées, inclusives ou exclusives. Le débat se déplace donc vers la question de savoir qui fixe les termes de ces interactions et avec quelles conséquences. Une telle perspective s'oppose donc autant à la lecture de « la crise malgache» comme une simple « question interne» (voir aussi Razafindrakoto et al., 2014a) qu'à celle présentant les Malgaches comme les victimes passives d'une solution imposée de l'extérieur. La puissance et 1'« agency » sont bien plus ambiguës et transnationales que ce que l'on veut bien généralement en dire. Une meilleure compréhension de la façon dont le contexte international a affecté les dynamiques sociales et politi­ ques à Madagascar peut aider à donner un sens aux expériences passées et à formuler des attentes et alternatives (plus) réalistes quant au futur. Ce chapitre est divisé en trois sections. La première s'intéresse au régime africain anti-coup d'État qui est au fondement des différentes interventions extérieures de rétablissement de la paix à Madagascar entre 2009 et 2014, lesquelles seront résumées dans une deuxième section. La troisième section déconstruit l'image d'une « main puissante» extérieure au fil de trois observations: la division de la «communauté internatio- 226 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE nale », le pouvoir cognitif de « l'international » et les dynamiques d'ap­ propriation locales.

Le régime (africain) anti-coup d'État

Avec la fin de la guerre froide, un nombre croissant d'organisations régionales et internationales ont adopté des normes et instruments politi­ ques qui leur donnaient pour mandat la promotion active et la défense de la démocratie, des droits de l'homme et de l'État de droit (McMahon & Baker, 2006). Si le principe de souveraineté avait jusqu'ici - officielle­ ment du moins - soustrait les dynamiques intra étatiques à la surveillance internationale, l'ordre interne et la gouvernance de l'État lui-même atti­ raient désormais l'attention internationale. Cette redéfinition d'un des principes fondamentaux de l'ordre international prit des formes variées, dont la formulation des normes internationales mettant hors la loi des gouvernements arrivés au pouvoir par des voies anticonstitutionnelles. La question de la définition de l'autorité légitime s'est donc trouvée de plus en plus internationalisée. À l'échelle du continent africain, l'Organisation de l'Unité Africaine (OUA) devint l'arène clé de ces développements. En juillet 2000, l'As­ semblée de l'OUA adopta la Déclaration de Lomé, au titre de laquelle les chefs d'États et de gouvernements africains décidaient de suspendre tout gouvernement arrivé au pouvoir par des voies anticonstitutionnelles (OUA, 2üOOa). Avec l'adoption de la Déclaration de Lomé, l'OUA rece­ vait aussi pour mission de ramener les pays concernés à l'ordre constitu­ tionnel par le biais d'actions de médiation et - si nécessaire - par l'appli­ cation de sanctions (ibid.). Cette norme anti-coup d'État de l'OUA se faisait donc le reflet d'une tendance internationale privilégiant plus géné­ ralement la médiation et la résolution des conflits comme formes d'inter­ ventions extérieures, et portant une attention croissante à la démocratisa­ tion et à la bonne gouvernance parmi les États membres. La transformation de l'OUA en Union Africaine (UA) en 2002 a conduit à intégrer cette politique continentale anti-coup d'État dans un ensemble de nouvelles institutions et normes connu sous le nom d'Architecture afri­ caine de paix et de sécurité (APSA) (OUA, 2000b; Engel et Gomes Porto, 2010). Parmi les principales innovations se trouvait un Conseil de Paix et de Sécurité (CPS) composé de 15 membres, qui devait s'assurer que les normes de l'UA relatives aux changements anticonstitutionnels étaient bien appliquées (AU, 2(02). En 2007, les chefs d'États et de gouvernements africains adoptèrent également la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, qui ajoutait les manipulations constitution­ nelles des gouvernants en exercice à la palette des scénarios proscrits en tant que changements anticonstitutionnels de gouvernement (AU, 2007, LA « MAINPUISSANTE» DE QUI? 227

§23). La Charte donnait aussi à l'UA pour mission d'adopter un arsenal de sanctions plus complet contre les putschistes et interdisant la participation de ces derniers à de futures élections de transition (AU, 2007, §25). L'APSA signifiait d'une part que la paix, la sécurité et les questions de gouvernance démocratique prenaient une place plus importante dans l'agenda de l'UA. Ces nouveaux instruments politiques et institutions augmentaient, facilitaient et routinisaient d'autre part des pratiques concrètes et des actions entreprises par l'UA. Depuis 2000, des crises politiques de plusieurs types dans plus de 6 pays africains ont nécessité un rétablissement de « l'ordre constitutionnel », ce qui souligne la persévé­ rance avec laquelle l'UA a jusqu'ici rempli sa mission (Witt, 2012). Concernant Madagascar, les normes et scénarios politiques prévus par d'autres organisations régionales et sous régionales sont également perti­ nents. La Communauté de Développement de l'Afrique Australe (SADC), à laquelle Madagascar appartient depuis 2005, intègre les droits de l'homme, la démocratie et l'État de droit dans ses principes (SADC, 1992). L'Organe de coopération en matière de politique, de défense et de sécurité, institution décisionnaire dans le domaine de la paix, de la sécu­ rité et de la prévention des conflits, «peut s'efforcer de résoudre» des crises résultant d'« un coup d'État militaire ou toute autre menace à l'autorité légitime de l'État» (SADC, 2001). Le Marché commun de l'Afrique orientale et australe (COMESA) et l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF) possèdent en outre des dispositions similaires contre les interruptions de l'État de droit (OIF, 2000; OIF, 2006; Gomes Porto, 2013). Malgré d'importantes variations dans la façon dont ces différentes organisations ont traduit cette tendance générale par des institutions et autres scénarios politiques, on peut identifier deux caractéristiques communes. D'abord un engagement général - au moins rhétorique - en faveur de la démocratie et de l'État de droit, qui fondait l'adhésion à ces organisations sur des critères généraux d'autorité et de conduites légi­ times. D'autre part, ces normes allaient le plus souvent de pair avec un mandat concret visant à réagir activement à des situations dans lesquelles les États membres s'écarteraient ouvertement des principes édictés. Comme on le verra dans les pages suivantes, tout cela a eu pour effet d'in­ former à la fois les termes et les types de réactions à ces conflits sur et autour de l'État, ainsi que la manière dont ils sont aujourd'hui concrète­ ment identifiés et traités.

Ramener Madagascar à l'ordre constitutionnel 2009-2014

Bien avant que le CPS de l'UA ne suspende Madagascar le 20 mars 2009, déclarant que la situation y représentait «un grave recul dans les 228 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE processus de démocratisation» (AU PSC, 2oo9b) , des signes avant­ coureurs de la crise étaient déjà visibles. Début 2009, des manifestations antigouvernementales conduites par le maire d'Antananarivo, Andry Rajoelina, avaient rassemblé une coalition hétérogène comptant aussi bien des citadins que des membres de l'élite politique en exil. Ils se regroupaient contre la monopolisation croissante des pouvoirs économique, politique et moral par le président. Trois scan­ dales, au cours de l'année 2008, avaient provoqué la colère de la popula­ tion contre Ravalomanana: l'achat d'un nouvel avion présidentiel pour 60 millions de dollars, la suspicion d'un accord passé avec l'entreprise sud-coréenne Daewoo Logistics pour la location d'I,3 millions d'hectares de terres arables destinées à la production de biocarburant, et la fermeture de la station de radio de Rajoelina, VlVA (Randrianja, 2012; Ralambo­ mahay, 2011). Au-delà de ces scandales publics, la présidence de Ravalo­ manana avait alimenté un grand sentiment d'injustice et d'aliénation au sein de la population malgache. Comme l'a expliqué Hinthorne (2011), plutôt qu'une crise de la démocratie, ce qui s'est joué en 2009 était la manifestation d'une crise de confiance, les Malgaches ne croyant plus ni en leur système politique ni plus généralement en l'élite du pays. Il n'en demeure pas moins que la centralisation politique et économique conduite par Ravalomanana lui avait attiré un grand nombre d'ennemis qui s'ajou­ taient à la coalition (lâche, temporaire et idéologiquement vague) déjà rassemblée contre lui (Pellerin, 2009). Fin janvier 2009, Rajoelina se déclara président de la Haute autorité de la transition (HAT) et exigea la démission de Ravalomanana. Quand ce dernier remit ses pouvoirs à un directoire militaire, Rajoelina fut installé comme président de la Transition, promettant des consultations nationales, une nouvelle constitution et des élections démocratiques (ICa, 20IOa). Ravalomanana s'enfuit alors en Afrique du Sud d'où il exerça des pres­ sions pour préparer son retour. Conformément au régime anti-coup d'État décrit plus haut, les tensions de janvier et février 2009 inscrivirent Madagascar dans l'agenda de nombreuses organisations internationales et régionales (AU PSC, 2oo9a). Dans le même temps, le Conseil des Églises Chrétiennes de Madagascar (FFKM) prit plusieurs initiatives visant à rassembler les protagonistes de la crise. Ces efforts, soutenus par le sous-secrétaire des Nations unies, Haîle Menkerios, et le corps diplomatique en poste à Antananarivo, furent pourtant vains puisque ni Rajoelina ni Ravalomanana n'étaient disposés à négocier un compromis (Gingembre, 2012). L'éviction de Ravalomanana et la transmission du pouvoir à la HAT furent immédiatement condamnées en tant que changement anticonstitu­ tionnel de gouvernement (au PSC, 2009b; SADC, 2oo9a). Comme on l'expliquera plus loin, les divisions étaient grandes parmi les acteurs inter­ nationaux concernant l'interprétation de la situation. Pour tous cependant, il y avait bien déviation de la « normalité» et ils s'accordèrent pour ne pas reconnaître Rajoelina et exiger un retour à « l'ordre constitutionnel ». LA « MAIN PUISSANTE» DE QUI? 229

L'UA, la SADC et l'OIF décidèrent de suspendre Madagascar de leurs instances. L'Union européenne, les États-Unis, la Banque mondiale et la majorité des donateurs bilatéraux, à l'exception de la France, suspendirent leur aide au développement - aide humanitaire exclue. En quelques jours, pas moins de quatre envoyés spéciaux furent dépêchés sur place pour accomplir le mandat de leurs organisations respectives et trouver une solu­ tion à la crise politique: Tiébilé Dramé (ONU), Ablassé Ouédraogo (UA), Edern Kodjo (OIF), et Themba Absalom DIamini (SADC). Basé à Addis­ Abeba, un Groupe international de contact pour Madagascar (GIC-M) fut créé le 30 avril 2009 avec pour mission d'aider à superviser le retour de Madagascar à l'ordre constitutionnel (Cawthra, 2010). Les différentes initiatives internationales se portèrent immédiatement sur la négociation d'un accord de partage du pouvoir. La question de savoir qui seraient les protagonistes d'une telle négociation restait à tran­ cher. Dans une tentative pour briser l'atmosphère conflictuelle qui régnait entre les camps pro-Ravalomanana et pro-Rajoelina, il fut décidé que les négociations se dérouleraient selon un format dit des quatre mouvances, ajoutant aux deux parties en présence les deux anciens présidents Didier Ratsiraka et Zafy Albert. Les divergences internationales sur la manière de procéder et des positions plurielles face aux acteurs en présence entra­ vèrent cependant toute approche internationale cohérente. Cela eut pour conséquence d'encourager les quatre mouvances et leurs dirigeants à rechercher l'offre la plus avantageuse en rendant toute solution rapide illusoire (Witt, 2013). Par opposition à l'idée de départ selon laquelle Ratsiraka et Zafy devaient jouer un rôle de facilitateurs entre les deux camps, les deux anciens présidents saisirent vite cette opportunité pour formuler leurs propres exigences, se considérant comme des parties à part entière dans la négociation. Zafy, par exemple, voulait étendre les négo­ ciations afin qu'elles recouvrent une conception plus exhaustive de la réconciliation nationale". Ratsiraka, qui vivait en exil à Paris depuis la crise post-électorale de 2001/2002, insistait sur les dispositions d'amnistie qui devraient permettre son retour et sa réintégration sur la scène poli­ tique'. Le 16juin 2009, l'Envoyé spécial de l'ONU Dramé annonça qu'au vu de l'impasse dans laquelle elles se trouvaient les négociations seraient suspendues (Madagascar Tribune, 2oo9b). En juin 2009, la SADC nomma l'ancien président du Mozambique, Joaquim Chissano, médiateur en chef dans le but de créer «a conducive environment for a productive and successful dialogue» (SADC, 2oo9b). Les Accords de Maputo furent paraphés le 8 août 2009, les signataires s'accordant sur la mise en place d'un gouvernement d'unité nationale et l'organisation d'élections sous 15 mois. Les Accords laissaient délibéré-

2. Entretien, membre de la mouvance Zafy, 22 mars 2014, Antananarivo; entretien, membre de la mouvance Zafy, 14 mars 2014, Antananarivo. 3. Entretien, ancien consultant auprès de l'OIF, 10 mars 2014, Antananarivo; entre­ tien, conseiller de l'Envoyé spécial de l'UA, 17 février 20 14,Antananarivo. 230 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE ment en suspens des questions aussi cruciales que la répartition des postes, le rôle de Rajoelina durant la transition, et les critères d'éligibilité pour se présenter à de futures élections (Madagascar Tribune, 2009a). Deux autres cycles de négociations furent organisés. Pourtant, malgré l'engagement des quatre mouvances en faveur d'une transition « neutre, inclusive, civile et consensuelle », comme cela était écrit dans la charte de transition, le compromis restait évasif. Ratsiraka résuma la situation en ces termes: « Nous nous chamaillions comme des gosses» (Lavrard-Meyer, 2015). L'accord de partage du pouvoir envisagé finit donc par échouer. À la mi-décembre 2009, Rajoelina annonça que le temps de la négo­ ciation était écoulé et que la transition de Madagascar devrait être conduite sans discussions fleuve (ARS, 2010). Le 17 mars 2010, le CPS décida de sanctions à l'encontre de 109 membres de la HAT (AU PSC, 20IOa). Malgré le renoncement de Rajoelina à l'idée d'une solution négociée, l'exigence internationale d'une «transition consensuelle et inclusive» (AU PSC, 201Ob) et d'un « inclusive, transparent and credible dialogue» (SADC, 20lOa et 20 lOb) était toujours brandie. Après une série de négociations sans résultats conduites sous les auspices de l'UA, de l'Afrique du Sud et de la France début 2010, une Feuille de route pour la sortie de crise à Madagascar fut signée le 17 septembre 20 Il. Elle confirmait Rajoelina dans ses fonctions de président de la Transition, instaurait un gouvernement d'unité nationale et deux organes législatifs, définissait des préconditions pour la tenue d'élections de transition, et char­ geait la SADC et les autres membres du GIC-M de se porter garants de sa mise en œuvre. Cette fois, les signataires de l'accord comprenaient huit partis politiques, ainsi que les mouvances de Zafy et Ravalomanana. Les modalités du retour de Ravalomanana restaient pourtant une pomme de discorde. La SADC et l'UA commencèrent ainsi à considérer la solution du « ni-ni» au terme de laquelle ni Rajoelina ni Ravalomanana ne seraient autorisés à se présenter à l'élection présidentielle (SADC, 2012; AU PSC, 2013a). Rajoelina déposa pourtant sa candidature en mai 2013, en réaction à la nomination, par le camp Ravalomanana, de l'épouse du président déchu, Lalao Ravalomanana, comme candidate à la prési­ dence. Ratsiraka déposa également sa candidature. Les trois candidatures provoquèrent une indignation diplomatique sans précédent. Le CPS de l'UA, le Sommet de la SADC et le GIC-M condamnèrent tous la violation par Rajoelina du principe du « ni-ni », remarquant dans le même temps que Lalao Ravalomanana et Didier Ratsiraka contrevenaient tous-deux à la condition de résidence inscrite dans la loi électorale nationale. Les trois candidatures furent donc dénoncées comme «illégitimes» (AU PSC, 2013b). Le GIC-M menaça de sanctions, de retirer son soutien financier à l'organisation des élections et, en de telles circonstances, de ne pas recon­ naître leurs résultats. Une nouvelle liste des candidats fut finalement publiée - sans les trois noms. Les élections présidentielles et législatives se déroulèrent en octobre et décembre 2013 et elles furent remportées par Rajaonarimampianina qui LA « MAIN PUISSANTE» DE QUI? 231 avait pris la place de Rajoelina comme candidat à la présidence. La victoire de Rajaonarimampianina fut vite reconnue aussi bien internatio­ nalement que par ses rivaux. Madagascar réintégra ensuite les rangs de l'UA, de la SADC et de 1'00F, alors que la majorité des donateurs repre­ naient le cours normal de leur coopération au développement, en soutien à la « relance économique» promise.

Puissance et agency à Madagascar après 2009

La durée de cette recherche d'une solution à la crise, bien plus longue qu'aucun des protagonistes engagés n'aurait pu l'envisager, pointe les limites de l'effort international visant à contrecarrer les changements anti­ constitutionnels de gouvernement. Ce point remet déjà en cause la lecture de ce processus comme résultant simplement de l'intervention d'une puis­ sance extérieure. Il contredit aussi les espoirs d'alternatives purement « internes» comme solution à la crise. L'action internationale fut en réalité bien plus complexe, polyphonique, contradictoire et bien moins puissante que ce que l'on croit d'ordinaire. D'un autre côté, une alterna­ tive purement« interne» n'a jamais constitué une option réaliste car elle se trouvait immédiatement inscrite dans un ensemble de conditions inter­ nationalisées qui étaient clairement formulées comme des exigences: tenue d'élections, dates butoir, points de passage obligés pour la reprise de l'aide au développement.

La « communauté » divisée: ni artisane de la paix, ni force extérieure

La « communauté internationale» était très divisée et constituait tout sauf un acteur unifié présidant au destin de Madagascar depuis l'extérieur. Cela était déjà évident quelques jours après le transfert officiel du pouvoir de Ravalomanana à la HAT. La condamnation unanime de la situation masquait en fait de nombreuses divergences concernant ce que les acteurs tenaient pour un chemin viable vers le retour de Madagascar à l'ordre constitutionnel. Si pour le ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, la situation équivalait à un « coup d'État populaire» (Kouchner, 2009), la SADC et le COMESA exigeaient de manière assez explicite le rétablisse­ ment de Ravalomanana dans ses fonctions. La SADC restait assez vague quant aux moyens à mettre en œuvre dans ce but, menaçant d'envisager le recours à « d'autres options afin de rétablir la normalité constitutionnelle» (SADC, 2009a). Le COMESA exigeait quant à lui que soient examinées « toutes les options, y compris la possibilité d'une intervention militaire» 232 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

(COMESA, 2009). À Madagascar ces deux décisions furent généralement perçues comme des menaces de recours à la force militaire. Pour l'UA et l'ONU, la situation demeurait plus ouverte, bien que les deux organisa­ tions insistèrent sur une solution par la médiation. Les États-Unis, bien qu'ayant été un soutien clé du président Ravalomanana, se positionnèrent immédiatement en faveur d'élections de transition". Ce « conflit d'inter­ prétations» (Châtaigner, 2014) se manifesta également parmi les envoyés spéciaux internationaux. Ces derniers se firent les promoteurs de diffé­ rents formats de négociations, envoyant semble-t-il des signaux divergents aux chefs des quatre mouvances'. Une des manifestations les plus criantes de cette division fut les débats au sein du GlC-M. Bien plus qu'un forum de coordination et de formula­ tion d'une politique commune sur Madagascar, il s'avéra une arène dans laquelle s'affrontaient des revendications concurrentes sur le leadership et l'interprétation même du cours des événements (ibid.). Si le GlC-M était officiellement convoqué et présidé par l'UA, sa relation avec la SADC et la médiation de Chissano en particulier demeurait ambiguë. Ainsi que plusieurs participants le rappelèrent, la réunion du G1C-M en juillet 2009, durant laquelle Chissano présenta sa stratégie de médiation, fut marquée par un intense débat sur le sens de la mission du groupe dans son ensemble". On distinguait au moins deux positions divergentes sur ce que devait être le lien entre le Groupe et les efforts de médiation en cours: si certains voulaient faire du GIC-M un forum de médiation, d'autres, à l'instar de Chissano, le concevaient comme une simple structure de soutien censée appuyer des tractations dans un contexte plus exclusif.' Ces conflits visibles entre les principaux protagonistes internationaux eurent deux conséquences visiblement contradictoires. D'abord, le GlC-M perdit progressivement de son importance comme forum de coordination internationale. Alors que le groupe se réunit neuf fois entre 2009 et 2014, il ne le fit qu'une seule fois en 40 mois, de février 2010 àjuin 2013.11 ne connut une relance de ses activités qu'en mai 2013 autour de la question de la candidature de Rajoelina à J'élection présidentielle. Mais là aussi la rhétorique de l'unanimité était plus nuancée dans les faits. La position de principe contre les trois «candidatures illégales» (GIC-M, 2013) fut ainsi mise en question par au moins certains membres du GIC-M à la fois durant les délibérations d'Addis-Abeba et dans des conversations avec les

4. Voir par exemple le télégramme de l'ambassade des États-Unis à Antananarivo en date du 24 mars 2009, 09ANTANANARIV0201, qui explique que « l'issue pour Mada­ gascar est pourtant claire: aller vers des élections au plus vite». 5. Entretien, ancien consultant auprès de 1'ü1F, la mars 2014, Antananarivo. Voir aussi le télégramme de l'Ambassade des États-Unis à Antananarivo en date 8 avril 2009, 09ANTANANARIV0261 ou celui du Il mai 2009,09ANTANANARIV0336. 6. Entretien, fonctionnaire de l'UE, 25 mai 2011, Addis-Abeba : entretien, ancien consultant auprès de l'OIF, 10 mars 20 14,Antananarivo. 7. Voir par exemple le télégramme de l'ambassade des États-Unis à Antananarivo en date du 22 juillet 2009, 09ANTANANARIV0548. LA « MAIN PUISSANTE» DE QUI? 233 protagonistes malgaches à Antananarivo", D'un autre côté, la coordination internationale maintint son importance en tant que symbole et discours. Bien que des failles et des tensions restèrent visibles, l'affirmation de l'idéal d'un effort international concerté restait un fort moyen de s'af­ firmer. Une telle contradiction entre un idéal de coordination renforcé dans le discours d'une part et l'expérience de la réalité d'autre part, peut expliquer l'ambiguïté qui caractérisa les représentations de « l'interna­ tional » à Madagascar: un acteur puissant et unifié d'une part et, d'autre part, un ensemble incompréhensible et contradictoire (Madagascar­ Tribune, 201 la). Cela souligne une fois de plus l'importance qu'il y a à dévoiler et à rationaliser ces contradictions apparentes. Cette «communauté divisée» allait cependant bien plus loin qu'une simple compétition entre différentes organisations. La «communauté)) était également divisée à l'intérieur de ses composantes individuelles. On ne devrait a priori jamais considérer aucune organisation ou diplomatie nationale comme un acteur unifié, cohérent et rationnel (voir aussi Châtai• gner, 2014). Cela était particulièrement évident dans le cas de la recherche d'une solution à la crise malgache qui ne fut pas seulement négociée à Antananarivo mais dans des contextes et lieux multiples et souvent déta­ chés les uns des autres: Addis-Abeba, New York, Paris et Johannesburg. Si ces lieux et acteurs contribuèrent à définir l'éventail des possibles à Madagascar après mars 2009, ils étaient aussi informés par des logiques, savoirs et rationalités internationales bien différents et qui, le plus souvent, avaient bien peu à voir avec Madagascar et la situation qui s'y jouait sur le terrain. Chaque organisation internationale ou corps diplomatique impliqué offre autant d'illustrations de cette complexité et de cette ambiguïté propre à la réponse internationale apportée à la crise malgache. Une bonne illus­ tration est ici la préparation de la Feuille de route de la SADC, adoptée en 2011. À partir du début de 2011, Leonardo Simâo, ancien ministre des Affaires étrangères du Mozambique, qui avait remplacé Chissano comme médiateur début 2010, fit pression sur Rajoelina, les trois autres mouvances et plusieurs dirigeants de partis politiques pour qu'ils signent l'ébauche de Feuille de route de la SADC (20 II a). En mars 20 II, le docu­ ment fut paraphé par 8 parties. Dans son rapport au sommet de la SADC le 31 mars 2011, Chissano exhorta le Sommet à saisir cette « opportunité de pouvoir résoudre la crise à Madagascar » en préparant une cérémonie de signature aussi vite que possible (Chissano, 2011). Le Sommet ne fit pourtant que « prendre note » (SADC, 2011b) du rapport de Chissano et demanda qu'un Sommet extraordinaire soit convoqué «afin d'examiner plus amplement le rapport sur Madagascar » (SADC, 20 l lc). La mouvance

8. Entretien, fonctionnaire de l'UE, 28 mai 2011, Addis-Abeba; entretien, membre du corps diplomatique, 24 février 2014, Antananarivo; entretien, membre du corps diplo­ matique,2 avril 2014, Antananarivo; entretien, membre du corps diplomatique, 21 mars 2014, Antananarivo. 234 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE de Ravalomanana refusa immédiatement de signer le texte qui restait vague concernant le retour de ce dernier, et le Sommet de la SADC se prononça en faveur d'une révision pour que Ravalomanana signe aussi le texte. Pour le Sommet de la SADC c'était là l'une des conditions d'une transition «consultative et inclusive» (SADC, 20IOa). Bien qu'une réunion de tous les signataires potentiels ait été organisée à Gaborone le 6 juin 20 II, aucune solution ne fut trouvée sur l'amendement ou le main­ tien de la version provisoire de la Feuille de route. Le 12juin, un Sommet extraordinaire de la SADC décida que la Feuille de route serait amendée pour autoriser « Malagasy people in exile for political reasons 1... 1to return to the country unconditionally, including Mr. Marc Ravalomanana » (SADC, 201Id). Cette décision fut immédiate­ ment rejetée par ceux qui avaient déjà paraphé le brouillon de Feuille de route, au premier chef desquels Rajoelina lui-même. Elle exposa aussi un conflit d'interprétation à l'intérieur de la SADC. La divergence de vues visible entre l'équipe de médiation d'une part et le Sommet de la SADC de l'autre fut encore soulignée quand le Secrétaire exécutif de la SADC, Tomaz Salornâo, écrivit aux parties malgaches pour leur expliquer la déci­ sion de la SADC déjà mentionnée (Madagascar Tribune, 2011b). Quel­ ques jours plus tard, Salomâo fut contraint de revenir publiquement sur son interprétation (Madagascar Tribune, 20Ilc)9. Plusieurs partis politi­ ques envoyèrent ensuite des lettres à l'équipe de médiation, à la prési­ dence de la SADC et à d'autres chefs d'États de la région pour demander à la SADC de clarifier sa position et d'organiser une cérémonie de signa­ ture au plus vite (ESCOPOL, 2011). Savoir qui représentait au final la SADC devint une question de moins en moins évidente à Madagascar de même que parmi ceux qui négociaient officiellement le programme de la transition (Madagascar Tribune, 201Ia). Cette «diplomatie balbutiante» - comme l'a décrit un de mes interviewés - pourrait au final s'avérer une représentation bien plus adaptée que celle suggérée par la métaphore de la « main puissante». En résumé, des failles majeures divisant la soi-disant « communauté internationale» ont été mises à jour à Madagascar. Elles peuvent être identifiées à la fois entre les protagonistes et à l'intérieur même de ces derniers. Il devient ainsi évident que la transition malgache post-2009 fut en fait négociée en différents lieux et entre de nombreux rivaux. Pour bien des Malgaches dont les opportunités et les moyens d'existence dépen­ daient du cours que prendraient ces négociations, ces arènes enchevêtrées ne restaient pas seulement incompréhensibles mais étaient aussi le plus souvent invisibles. Elles se déployaient en des lieux divers et lointains, suivant des logiques non transparentes. Une telle description contredit cependant l'idée d'une domination principalement extérieure - qu'il

9. Entretien, représentant de la SADC, 14 mai 2014, Johannesburg; entretien, représen­ tant de la SADC, 31 mars 2014,Antananarivo; entretien, représentant de la SADC, 20 mai 2014, Gaborone. LA « MAIN PUISSANTE» DE QUI? 235 s'agisse d'une coordination internationale bienveillante et couronnées de succès ou bien d'une force nuisible, d'une « main puissante ».

La puissance des modes internationaux de rétablissement de la paix

Si le pouvoir externe n'était pas concentré dans une « main puissante », il n'en était pas moins manifeste. Le pouvoir était contenu dans les normes internationales qui informaient directement la manière dont la crise était abordée. Ces contraintes se confondaient en particulier avec une empreinte plus cognitive et diffuse de l'international selon laquelle le rétablissement de l'ordre constitutionnel passait par la mise en place d'un gouvernement internationalement reconnu. Les normes internationales sur le rétablissement de la paix et la démo­ cratisation étaient particulièrement visibles sous deux formes. D'abord, elles posaient les termes généraux à l'intérieur desquels la recherche d'une solution à la crise malgache prendrait place: une négociation intra-élite inclusive conclue par des élections de transition. Elles donnaient ensuite aux acteurs internationaux un rôle d'arbitres de la transition en dernier recours et ce bien que, dans la pratique, ce rôle fut rarement suivi. Toute solution à la crise requérait en tout cas le visa de la légitimité internatio­ nale. Dès le départ les deux camps en compétition s'adressèrent donc à ces forums diplomatiques dans le but de faire coïncider leurs prétentions respectives et l'exigence de légitimité internationale. Ravalomanana plai­ dait sa cause aux sommets de la SADC, du COMESA et dans les réunions du GIC-M à Addis-Abeba, arguant qu'il avait été contraint à la démission sous la menace de violences et qu'il était disposé à participer à un accord de partage du pouvoir (ARS, 2(09). Rajoelina, pour sa part, entama des voyages diplomatiques, notamment auprès du président de l'UA, Mouammar Kadhafi, puis des membres du GIC-M et de la communauté diplomatique africaine. Dans une lettre qui circula au sein du corps diplo­ matique d'Addis-Abeba, la HAT expliquait son programme de transition et justifiait clairement le transfert du pouvoir comme étant conforme aux principes d'une procédure légale. Mis à part son insistance sur un « mouvement populaire national », duquel elle émanait en apparence, la HAT était soucieuse de s'assurer que les institutions de la transition demeurent civiles et cherchait en conséquence à écarter toute tentative d'interprétation des événements de mars 2009 comme un coup d'État « classique» et « condamnable». Le transfert du pouvoir à Rajoelina était ainsi explicitement décrit comme une tentative de mettre en échec des réactions internationales plus négatives dans le cas où l'armée aurait joué un rôle plus dominant (HAT, 2009). La HAT souligna aussi que les insti­ tutions de transition étaient inclusives et ouvertes à « tous les acteurs poli­ tiques malgaches et les composantes de la société» (ibid.). Ces deux exemples d'efforts diplomatiques de légitimation mettent en évidence le 236 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE fait que, dès le tout début, la lutte politique fut menée sur le front et face à un public international. Aucune de ces initiatives visant à garantir la légi­ timité internationale ne fut cependant couronnée de succès. La tenue d'élections s'imposa graduellement comme la seule alterna­ tive viable pour un retour à l'ordre constitutionnel. Une telle convergence autour des élections comme terme de la période de transition était pour­ tant basée sur une acception toujours plus dépolitisée du contexte général dans lequel elles devaient être organisées, ce qui avait aussi pour effet de dépolitiser leur objectif général et, plus généralement, la signification de la réforme politique (ou de la transformation). Comme un des interrogés le soulignait:

Il faut dire qu'ils Iles médiateurs 1 n'avaient qu'un seul objectif. Pour eux, c'était d'arriver aux élections. C'était ça. C'était une obsession. Et puis, après, ça s'est confirmé aussi que l'obsession de tout le monde c'étaient les élections. Comme si les élections [pouvaient] tout d'un coup résoudre tous les problèmes. 1...1Tout le monde veut arriver aux élections. Mais comment arriver aux élections? 1...1Quelles sont les démarches là suivre I? Quels sont les préalables qu'il faut avant d'arriver aux élections? Et les élections amèneraient à quoi ?11l

Par opposition aux programmes de transition envisagés et débattus autour de mars 2009, la Feuille de route de la SADC ressemblait à un traité de management pour l'organisation d'élections de transition dans des délais impartis. La perspective d'une réforme constitutionnelle, par exemple, était abandonnée (Ralambomahay, 2012), de même que la nécessité de prendre au sérieux les résultats des nombreuses « consulta­ tions populaires» organisées depuis mars 2009 (Various, 2009; case, 2010). De la même manière, le sens de la réconciliation se limitait de façon croissante à la « construction de la confiance» entre Rajoelina et Ravalomanana, à des arrangements d'amnistie et à des récompenses matérielles, aux dépens d'une approche plus englobante de la réconcilia­ tion, de la consolidation sociétale et de la quête d'alternatives politiques (Imbiki,2015). Alors que l'exigence initiale d'un programme de transition inclusif et consensuel était mise en avant dans la rhétorique des communiqués de l'UA et de la SADC, les termes furent peu à peu vidés de leur contenu politique. Les accusations de violations des droits de l'homme durant les campagnes militaires contre les dahalos au sud de Madagascar par exemple, passèrent inaperçues, en dépit de plusieurs tentatives appelant à une enquête judiciaire internationale (Tarabey, 2014). Le Conseil de réconciliation Malagasy (FFM), l'institution mise en place par la Feuille de route pour mener à bien le processus de réconciliation, ne reçut aucun soutien financier extérieur ou fiscal jusqu'au début 2014, et ce malgré une

10. Entretien, membre du CNOSC, 25 mars 2014,Antananarivo. LA « MAIN PUISSANTE» DE QUI? 237 disposition contenue dans la Feuille de route". De plus, ni la nomination par Rajoelina de huit anciens gouverneurs militaires en amont des élec­ tions ni sa présence pendant la campagne électorale ne provoquèrent de réaction tangible de la part des garants officiels de la Feuille de route (EUMüE, 2014). En bref, alors que les idéaux d'un accord politique négocié ou ceux d'élections de transition comme modes de rétablissement de la paix avaient lourdement influencé les dynamiques politiques post­ mars 2009 à Madagascar, ces idéaux furent poursuivis avec bien des ambi­ guïtés. Une conséquence de cette convergence vers des élections de transition fut cependant l'application d'un niveau considérable de pression diploma­ tique et de soutien matériel destinés à les mettre en œuvre. En d'autres termes, les exigences internationales furent clairement suivies d'effets dans la pratique. C'est ce que montre notamment le retour de la situation malgache sous le feu des projecteurs de la diplomatie internationale après l'annonce par Rajoelina de sa candidature à l'élection présidentielle. Il est également fort probable que ces élections n'auraient pu être organisées au final sans un soutien matériel et technique international. La plus grande concentration sur les élections comme point de repère pour un retour à l'ordre constitutionnel signifiait pourtant de fait l'exclu­ sion d'un ensemble d'autres alternatives qui auraient aussi été possibles. Le processus de transition post-2009 fut donc également marqué par une réduction progressive de l'espace dédié au dialogue et à la politique. Contrairement à la présentation officielle de la médiation, il y eut en réalité peu de tentatives d'identifier des problèmes et de créer un véritable espace pour la recherche de solutions. Peu de place fut en outre dédiée à l'articulation et à la ré-imagination du futur politique de Madagascar par­ delà les élections et le partage du pouvoir. L'empreinte puissante de l'ef­ fort international pour le rétablissement de la paix et ses idéaux de partage du pouvoir et d'élections de transition eurent donc aussi pour résultat un compromis qui limita la recherche d'autres altematives".

L'international comme opportunité: la société politique et les normes internationales

Si l'empreinte discursive et cognitive contraint certainement l'espace du dialogue et la ré-imagination politique, les idéaux du rétablissement négocié de la paix, de l'inclusivité et du consensus ont aussi créé un espace nouveau de liberté et d'appropriation. En ce sens, le pouvoir qui

Il. Entretien, membre du FFM, 26 mars 2014, Antananarivo. 12. Entretien, membre du Collectif des citoyens et des organisations citoyennes, 25 mars 2014, Antananarivo; entretien, membre de la mouvance Ravalomanana, 2 avril 2014, Antananarivo; entretien, membre de la mouvance Zafy, 22 mars 2014. Antanana­ rivo; entretien, membre de SeFaFi, 25 mars 20l4,Antananarivo. 238 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE arrive avec « J'international» doit être conçu à la fois comme autorisant et contraignant les possibles, c'est-à-dire donc aussi comme une opportu­ nité. Ainsi qu'on l'a évoqué plus haut, la lutte entre les prétentions concur­ rentes à la légitimité se sont déployées dès le début des événements de mars 2009 et face à un public international. L'exigence d'une transition «inclusive» et «consensuelle» n'a pas mis fin à cette forme d'« extra­ version» (Bayart, 2(00). Début 2010, la HAT remarquait qu'organiser une transition légitimée à J'international était son unique but et qu'il restait encore à atteindre (HAT, 2011). Dans les mois qui suivirent, la HAT fixa par conséquent la date des élections de transition, organisa des consultations nationales et prépara une nouvelle constitution. Tout cela eut lieu sur la base d'un nouvel accord politique signé le 13 août 2010 entre Rajoelina et plus de 150 partis politi­ ques et associations, accord dans lequel ces derniers confirmaient Rajoe­ lina en tant que président de la Transition. En contrepartie, les partis étaient assurés d'obtenir un siège dans les nouvelles institutions de transi­ tion (République de Madagascar, 2010). Le mémorandum de la HAT indique:

Le nouvel accord politique [... 1 est basé sur une « nouvelle inclusi­ vité » fondée sur l'identité de chaque parti politique. 1... ]11 a aussi pris en compte les propositions des différentes entités parties prenantes dans la résolution de la crise actuelle: ensemble de la population, les sages, les acteurs économiques, l'armée et les forces de sécurité, le pouvoir en place, etc. (HAT, 2011).

Cette ouverture, qui conduisit à un processus transitionnel vers la formation de partis politiques fut précédée par la décision de Rajoelina de dissoudre sa propre mouvance. Il s'ensuivit donc une transition organisée qui créait avant tout de nouvelles opportunités pour une frange de l'élite politique de Madagascar. Ce groupe, bien que très hétérogène, était constitué de membres dont la plupart avaient été actifs dans le mouvement anti-Ravalornanana, avant d'adopter par la suite une posture plus distan­ ciée face au gouvernement de la HAT. Nombreux étaient ceux qui avaient créé de nouveaux partis au début de 2010 et qui signèrent finalement l'ac­ cord politique sus-mentionné. Une faction importante de ce groupe avait établi l'Espace de concertation des organisations et partis politiques (ESCOPOL) durant la première moitié de 2010. L'ESCOPOL était un groupement d'organisations initialement créé par neuf partis politiques et dont l'objectif assumé était de « réussir à mettre en œuvre une solution de sortie de crise non génératrice d'une nouvelle crise et reconnue par la communauté internationale» (ESCOPOL, 20 Il )13. L'ESCOPOL fut stra-

13. Dans les mois qui suivirent, le nombre des partis et associations membres de l'ESCOPOLdépassa la centaine (ESCOPOL, 2011). LA « MAIN PUISSANTE» DE QUI? 239 tégiquement établi contre la Coordination nationale des organisations de la société civile (CNOSC), groupement de trois organisations de la société civile visant à organiser un processus de médiation national malgache (CNOSC, 201Oa; CNOSC, 20 lOb). Pour les adhérents de l'ESCOPOL, le rôle de la société civile était d'accompagner et de soutenir le processus politique, plutôt que de le guider. Dans leur vision des choses, le processus politique et, par conséquent, la résolution de la crise politique étaient laissés à ce qu'ils appelaient la « société politique », et donc aux partis politiques (ESCOPOL, 2011). Comme l'expliqua le médiateur Simâo dans une lettre à Zafy, Ratsi­ raka et Ravalomanana, la dissolution de la mouvance Rajoelina et la montée en puissance des partis politiques avaient donné naissance à de nouveaux acteurs exigeant « their right to play a role in efforts to find a solution to the crisis [which] compelled [the mediation] to accept these new political actors» (Sirnâo, 2011). Il enjoignait donc les trois mouvances à se montrer «pratiques» (Mouvance Zafy, 2011b) puisque rejoindre le programme transitionnel tel que fixé par l'ébauche de Feuille de route était la seule option pour « rester en place» (Madagascar Tribune, 2011a; SADC, 2011b). Cette adoption internationale de la «nouvelle inclusivité» ne contredisait pas seulement l'attention précédemment portée aux trois anciens chefs d'État et à Rajoelina. Elle compromettait aussi grandement l'espace laissé à des alternatives, dont une - celle du CNOSC - venait d'en haut. En septembre 2011, l'ESCOPOL se trouvait parmi les dix signataires de la Feuille de route de la SADC. Cinq des dix signataires étaient issus du groupe de la nouvelle élite politique « montante »14. Ce que cette «nouvelle dynamique politique à Madagascar» (Chis­ sano, 2011) avait créé, c'était une nouvelle alliance intérieure autour de l'idée d'élections de transition. Le groupe était soudé par l'idée que l'or­ ganisation rapide d'un scrutin de transition était nécessaire pour en finir avec la crise politique qui avait duré trop longtemps et dont les consé­ quences étaient devenues intenables. L'organisation rapide d'élections de transition devint, en d'autres termes, synonyme de « fin de la crise» (ICG, 20 lOb). Bien entendu, la promotion de l'organisation rapide d'élections repré­ sentait aussi des opportunités tangibles (Chissano, 2011). Les élections offraient de nouveaux postes au parlement et des positions dans l'admi­ nistration étatique. C'est ainsi bien sûr que, durant la transition, le nombre des partis politiques et l'étendue et la portée des institutions de transition augmenta régulièrement: pour les seules années 2010 et 2011 150 nou­ veaux partis politiques furent enregistrés, dont la majorité comptait moins de 10 adhérents (Rabarinirinarison et Raveloson, 2011). Le Parlement

14. Les dix partis et mouvances suivants signèrent la Feuille de route de la SAOC: AREMA , Autres Sensibilités, ESCOPOL, HPM, MDM, MONlMA-UAMAD, TGY, UDR-C, mouvance Zafy, et mouvance Ravalomanana. 240 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE malgache fut à son tour élargi de 160 à plus de 500 membres (Razafin­ drakoto et al., 2014b). De plus, le processus électoral lui-même fournit des opportunités aux différentes organisations de la société civile et aux groupes d'experts qui s'engagèrent dans la coordination d'activités, la for­ mation des électeurs, des journalistes, etc. (PNUD, 2013). La conception des élections de transition comme unique moyen de « mettre fin » à la crise était également soutenue par une lassitude mani­ feste de la population malgache et une « suspicion systématique» gran­ dissante envers les institutions étatiques (Liberty32, 2013). Pourtant cette interprétation des élections comme seule clé pour sortir de l'impasse poli­ tique faisait aussi des mécontents. C'est ainsi que chaque menace poten­ tielle sur l'organisation rapide des élections révélait des divisions au sein de l'élite politique malgache et de la population concernant le but général des élections et le sens qui leur était donné. Il y avait ceux pour qui les élections représentaient une opportunité de dépasser la transition et ceux qui craignaient au contraire que des élections organisées à la hâte ne menacent d'hypothéquer d'autres alternatives, c'est-à-dire une approche plus globale des sources structurelles du conflit sociétal, de l'exclusion et de l'inégalité. Pour ce dernier groupe, représenté de la manière la plus visible par le Conseil des Églises Chrétiennes de Madagascar (FFKM), l'impasse politique autour de la candidature de Rajoelina, en mai 2013, ne faisait par exemple que souligner que les conditions pour des élections libres et régulières n'étaient pas encore réunies et qu'une conciliation plus profonde devait non pas suivre mais précéder la « fin » officielle du pro­ cessus de transition". Une conférence nationale organisée par le FFKM exigea donc « une autre transition» et que la Feuille de route de la SADC soit complètement abandonnée (Madagascar Tribune, 2013a). L'Associa­ tion pour la défense de la souveraineté nationale (Otrikafo), un petit groupe politique actif à Antananarivo, jouait également sur la confusion entourant les élections pour mobiliser contre «l'ingérence étrangère» dans les affaires malgaches (Madagascar Tribune, 2013b). Cela souligne le fait que la question de savoir quel accueil réserver aux exigences internationales d'élections inclusives et consensuelles était débattue à l'intérieur de Madagascar. Il ne s'agissait pas d'une contesta­ tion du rôle ou de l'importance des élections en tant que telles, ou bien opposant les « démocrates» au « non démocrates », Ce qui était plutôt en jeu, c'était la recherche d'une définition du contexte et des conditions adaptées, c'est-à-dire au fond de l'objectif global des élections comme moyen de résoudre le conflit et comme méthode d'articulation démocra­ tique. Au final ceci illustre la manière dont les exigences internationales peuvent en effet être appropriées pour alimenter les luttes internes sur l'autorité et la légitimité. Cette appropriation n'est cependant pas ouverte

15. Entretien, membre du FFKM, 1er avril 2014, Antananarivo; entretien, membre du FFKM, 17 mars 20J 4, Antananarivo. LA « MAIN PUISSANTE » DE QUI? 241

à tous. Le succès de la « société politique» au détriment de la « société civile» le démontre. La leçon à en tirer est donc que le flou des normes internationales et l'attention diplomatique de plus en plus réduite créèrent en effet un espace de liberté et d'appropriation. Les perspectives d'appro­ priation étaient donc confinées à un groupe très restreint de gens qui avaient déjà compté auparavant pour l'élite politique. Leurs aspirations à la légitimité résonnaient avec des images bien ancrées de l'État démocra­ tique et représentatif comme forme d'organisation politique par défaut et des partis politiques comme courroies de transmission de la « volonté populaire », Reste à savoir s'ils sont en effet capables de remplir ce rôle et légitimes à le faire.

Conclusion

Ce chapitre relit les tentatives critiquées de la communauté internatio­ nale visant à rétablir l'ordre constitutionnel à Madagascar, en montrant comment ce processus a été informé par les normes internationales en matière de rétablissement de la paix, de prévention des conflits et de démocratisation. Pour ce faire, j'ai montré que deux dichotomies souvent invoquées, doivent être dépassées: plutôt que de séparer les forces «externes» et « internes », j'ai proposé de prendre en compte les liens, les interactions et les conflits qui existent entre elles (Latham et al., 2(01). Elles créent une « formation transfrontalière », c'est-à-dire une configura­ tion d'acteurs, de normes et de discours à travers lesquels les autorités et les ordres sont (re)constitués. De plus, plutôt que d'aborder l'enchevêtre­ ment des rapports de Madagascar au monde extérieur sous l'angle d'une relation domination/soumission, la « formation transfrontalière » déplace notre regard vers des formes de pouvoir plus ambiguës et impersonnelles, qui peuvent s'avérer à la fois contraintes et ressources. Ce chapitre a aussi rappelé en quoi la « communauté internationale» constitue un assemblage d'acteurs divers, en concurrence, et en eux-même ambigus, qui contredit l'image d'une force extérieure «puissante» - une «main puissante» comme l'a nommée un de mes enquêtés - qui présiderait en coulisse au destin politique de Madagascar. Le chapitre a souligné que « l'international» n'était pas seulement présent par le biais des médiateurs individuels, envoyés spéciaux et autres diplomates. II l'était aussi par le biais des normes et pratiques internatio­ nales inclusives et consensuelles de rétablissement de la paix qui coïnci• daient avec les appels du système international pour un gouvernement reconnu internationalement. Ces normes ont signifié que les dynamiques politiques qui se déployaient à Madagascar prenaient place face à un public international. La recherche ultérieure d'une issue permettant de sortir de l'impasse politique fut par conséquent modelée par des idéaux 242 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE d'accords de partage du pouvoir, d'« inclusivité» et de «consensus », ainsi que par l'objectif de la tenue d'élection de transition comme tech­ nique de résolution de conflit. J'ai néanmoins aussi souligné l'ambivalence et donc la subtilité de ces normes. Plutôt que strictement prescriptives elles sont en fait créatrices d'un espace d'interprétation et d'appropriation. Cela est cependant allié à des prérequis. Une leçon des dynamiques politiques de Madagascar dans l'après mars 2009 est ainsi que l'espace laissé à l'appropriation créatrice est assez réduit. Bien qu'une section de l'élite politique malgache ait exigé 1'« inclusivité » pour regagner sa place dans la négociation de la transition à Madagascar, cette « nouvelle dynamique» (Chissano, 20 Il) était aussi assez bien délimitée. Elle venait réifier plutôt que transformer les idéaux d'organisation politique indépendamment du rôle qu'ils avaient joué dans la vie politique malgache postcoloniale (Galibert, 2009). Le rétablisse­ ment de l'ordre constitutionnel suivit plus largement la logique de la perpétuation d'une image idéale de l'État libéral, du rôle des partis politi­ ques et des institutions officielles représentatives de la « volonté popu­ laire ». Ce chapitre est enfin aussi porteur d'un enseignement pratique. Connaître 1'« international» et révéler son «fonctionnement» (ambigu) peut avoir des conséquences cruciales pour l'identification de qui sera à même de saisir les opportunités émanant de l'intégration régionale et mondiale croissante de Madagascar. Cela peut in fine aussi contribuer à la définition de l'étendue de la transformation des structures de pouvoir et des hiérarchies sociales existantes qui sont réputées être au cœur de la cyclicité des crises (Jütersonke et Kartas, 2010). Une discussion complète à la fois des possibilités et des contraintes des crises et de leurs résolutions dans un monde transfrontalier peut en effet avoir des conséquences tangi­ bles, que ce soit pour les acteurs politiques malgaches actuels ou pour ceux dont le futur en tant que tels est encore à venir. LA « MAIN PUISSANTE» DE QUI? 243

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Jour tranquille à Antananarivo

La désignation du Premier ministre de « consensus» le 29 octobre 2011

Jean-Marc CHÂTAIGNER

Je ne reviendrai pas dans ce témoignage sur l'historique et les diffé­ rentes étapes de la dernière crise politique malgache (2009/2013)', mais sur le déroulement d'une journée particulière, celle du 29 octobre 2011, qui fut à mes yeux une étape décisive de la sortie de crise et in fine déboucha sur l'organisation des élections présidentielles et parlementaires à la fin de l'année 2013. Cette journée vit la désignation par le président de la Transition Andry Rajoelina d'un Premier ministre issu d'une des mouvances de l'opposi­ tion au régime, Jean-Omer Beriziky, proposé par l'ancien président Albert Zafy, pour diriger le gouvernement d'union nationale. Cette décision, conforme sur le papier aux préconisations de « consensuallté » et d'« inclusivité »2 de la feuille de route de sortie de crise signée sous les auspices de la communauté des États d'Afrique australe (SADC) le 16 septembre 20 Il, permettait enfin à Madagascar, après deux années de négociations stériles et infructueuses et notamment l'échec de la mise en œuvre des accords de Maputo et d'Addis-Abeba signés en août et novembre 2009, d'organiser le rétablissement, avec le soutien de la communauté internationale, de l'ordre constitutionnel démocratique. La nomination de Jean-Omer Beriziky fut donc partie de la solution au « conflit d'interprétation» (Châtaigner, 2014) du changement de régime

1.J'invite sur ce point les personnes intéressées à prendre connaissance de mon article « Madagascar: le développement contrarié» (Châtaigner, 2014). 2. Il Y aurait beaucoup à discuter sur ces concepts promus dans les années récentes par la communauté internationale et les pays africains dans la résolution de conflits de pouvoir de nombreuses crises africaines: le «théorème» d'union nationale, surtout lorsqu'il est imposé dans sa mise en pratique par l'extérieur, est-il nécessairement la bonne solution à toutes les crises politiques? Les élections sont-elles le seul garant de la légiti­ mité démocratique? 248 MADAGASCAR, D'UNECRISE L'AUTRE opéré par la force en 2009, vu par les uns comme le renversement d'un président « magnat des affaires» affecté par la révélation publique de plusieurs scandales fiduciaires (d'Ersu, 2009), par les autres comme un vulgaire coup d'État légalisé dans la forfaiture par des juges constitution­ nels stipendiés (Ranjanita, 2012). Mon implication directe dans le cours de cette journée (à rebours de la position « de spectateur engagé» chère à Raymond Aron, qui fut ma ligne de conduite générale durant le déroulement de la crise malgache), ma part de responsabilité dans le résultat obtenu (dont je considère qu'il constitua, tout comme l'imposition du « ni-ni »3, une étape décisive vers l'organisa­ tion reconnue par la communauté internationale des élections), ne me permettent en aucun cas de revendiquer une quelconque objectivité dans ce récit. Les appréciations personnelles portées ici et là ne traduisent natu­ rellement aucun jugement de valeur sur les prises de position des uns et des autres ou une critique, même implicite, de leur légitimité. La diplo­ matie qui, même si elle peut (et doit) se pratiquer de façon éthique, est tout sauf l'expression d'une morale, vise précisément à trouver un chemin de (ré)conciliation entre des vues opposées pour éviter que leur opposition ne débouche sur une confrontation ouverte, en l'occurrence pour Mada­ gascar un risque de guerre civile (qui fut fort heureusement évitée en 2009, tout comme en 2002). Je souhaite donc que ce témoignage offre la possibilité au lecteur inté­ ressé par l'histoire contemporaine malgache de mieux appréhender les complexités, contradictions, incompréhensions et ambiguïtés du processus d'interaction entre acteurs politiques nationaux et internationaux. Comme le montre Antonia Witt (chapitre 9 de cet ouvrage), celles-ci, bien souvent instrumentalisées au profit de tel ou tel protagoniste (cf. l'alignement supposé des États-Unis derrière Marc Ravalomanana, alors que les Améri­ cains avaient dès 2008 pris leurs distances vis-à-vis de ce dernier, ou encore la fantaisie d'un appui de la France à son renversement), ont en effet émaillé la recherche de la solution à la dernière crise malgache (tout comme d'ailleurs les précédentes). Je ne ferai donc probablement pas ici un sort définitif aux différentes thèses d'implication, voire de « complot» de la France, dans le déroulement de la crise malgache de 2009, sous­ entendues par la très contestable affirmation que Paris apportait « un soutien solide et durable au gouvernement d'Andry Rajoelina » (Rakoto­ malala, 2014), mais j'espère au moins y apporter de nouvelles nuances, à travers la description de mon action et le rappel de mes instructions et de ma propre feuille de route.

3. Le « ni-ni» étant la solution d'exclusion de la course électorale des deux principaux protagonistes de la crise: Andry Rajoelina, initiateur du changement non constitutionnel de mars 2009 (et donc à ce titre illégitime à se présenter) et le président déchu Marc Rava­ lomanana (dont les dérives autoritaires et autocratiques avaient largement contribué à l'impopularité, puis à la chute de son régime). JOUR TRANQUILLE À ANTANANARIVO 249

Les intérêts français" dans le déroulement de cette crise ont toujours été ouverts et transparents: éviter que la crise politique ne dégénère dans une spirale de violences et de représailles dans laquelle notre importante communauté de ressortissants français et franco-malgaches aurait pu être pris à parti" (d'où,je l'assume, des nuances de positions par rapport à des pays n'ayant pas ou peu de présence à Madagascar et pouvant s'aban­ donner à de grandes pétitions de principes sans conséquences pour eux"): s'assurer d'un retour au pouvoir d'un gouvernement démocratiquement élu permettant à Madagascar de réintégrer les organisations internatio­ nales (dont la Grande Île avait été suspendue ou exclue suite aux événe­ ments de 2009) et de bénéficier sans restriction de l'aide internationale au bénéfice d'une des populations les plus défavorisées de la planète. L'idée (développée par le président Ravalomanana lui-même dans plusieurs interventions publiques) que la France ait pu pouvoir profiter du maintien du régime de transition pour obtenir le renouvellement de l'accord de coopération et de défense de 1960 relève d'un étonnant fantasme (le dit­ accord de coopération avait déjà été complètement révisé en 1973), tout comme la thèse avancée par certains (Rakotomalala, 2014) que nous aurions voulu profiter de la crise pour réveiller le vieux contentieux de souveraineté des îles éparses? et imposer un principe de cogestion de ces îles (par nature, un régime de transition ne pouvait en aucun cas être habi­ lité pour négocier ou signer le moindre accord sur un tel sujets). Je forme enfin le vœu que ce récit permettra de dépasser la vision pure­ ment individuelle de la crise malgache comme un conflit exclusif de

4. Je parle ici évidemment des intérêts du gouvernement français, pas nécessairement des positions individuelles adoptées par certains ressortissants français ou franco-malga­ ches, dont les engagements en faveur de l'un ou l'autre camp purent parfois brouiller les perceptions (Châtaigner, 2014). 5. On oublie souvent que le 26 janvier 2009 les commerces et supermarchés d'en­ treprises françaises furent, tout comme les entrepôts du groupe Ravalomanana, la cible de pillages (Châtaigner, 2014). Une des principales consignes qui me fut donnée par le direc­ teur de cabinet du ministre français des Affaires étrangères en mars 2009 à la veille de mon départ pour Madagascar était précisément de tout faire pour éviter l'organisation d'une évacuation des ressortissants français de Tananarive jugée par Paris extrêmement complexe, compte-tenu de leur nombre et de la géographie de la ville. 6. Les prises de position pro-démocratiques et les condamnations très va-t'en guerre de certains pays de la Communauté des États d'Afrique Australe (SADC) purent à cet égard prêter à sourire, compte-tenu de la nature des régimes concernés ou des conditions d'accès au pouvoir de leurs propres dirigeants. 7. Ce sujet avait d'ailleurs complètement disparu des tablettes des négociations entre la France et Madagascar sous la présidence de Marc Ravalomanana. À travers un gentle­ man's agreement diplomatique négocié après son accession au pouvoir (et prévalant jusqu'en 2014), Madagascar et la France avaient convenu de ne plus faire débattre l'As­ semblée générale des Nations unies de la question des iles Éparses, qui restait cependant inscrite à son ordre du jour et était reportée chaque année (Châtaigner, 2015). 8. L'analyse de Patrick Rakotomalana ne tient pas plus compte des oppositions souverainistes qui existent en France sur le principe même de cogestion et qui bloquent toujours par exemple à l'Assemblée nationale française la ratification de l'accord de cogestion de Tromelin négocié en 20 JO avec l'ile Maurice (Châtaigner, 2015). 250 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE pouvoir entre des leaders supposés « providentiels» (ou pour reprendre une terminologie post-maoïste « la bande des quatre », les trois anciens et le jeune président de transition), construisant chacun leur propre dyna­ mique messianique", pour aborder la question d'une responsabilité plus collective d'une classe dirigeante qui, à quelques exceptions remarquables près, m'a souvent paru beaucoup plus préoccupée de ses intérêts propres que du sort de sa population 10. On ne peut manquer de rappeler à cet égard que la culture politique malgache s'est largement construite contre l'État moderne (Fremigacci, 2014) et, j'ajouterai, dans un rapport amour/haine trop exclusif avec la France, perçue à la fois comme source de tous les problèmes contemporains de Madagascar et ultime recours à ceux-ci.

L'accouchement au forceps de la feuille de route

À force d'opiniâtreté et de persuasion, l'envoyé spécial du président Chissano!', le Dr Leonardo Simao (ancien ministre des Affaires étrangères du Mozambique), avait réussi à relancer dans le courant du second semestre 2010 12 le processus de négociation d'une feuille de route de sortie de crise entre les différentes parties prenantes malgaches. Utilisant les ressorts d'une diplomatie des petits pas (traduite par des venues régu­ lières dans la Grande Île), le Dr Simao avait pu faire émerger cet accord en diluant d'une part le pouvoir de veto des mouvances des trois anciens présidents (Didier Ratsiraka, Albert Zafy et Marc Ravalomanana) et d'Andry Rajoelina dans un ensemble plus large de mouvances (l l au total) et en récusant fermement d'autre part la fausse « bonne idée» d'un sommet des anciens chefs d'État et du président de la transition à Mada­ gascar même (ce sommet, revendiqué notamment par Ratsiraka et Rava-

9. Les propos de J'Amiral Ratsiraka rapportés par Cécile Lavrard-Meyer illustrent parfaitement cette personnalisation de la vie politique malgache, héritage probable de la représentation monarchique dominante pendant la période précoloniale (Châtaigner, 2014). 10. Madagascar est le seul pays au monde à n'avoir jamais été en conflit et avoir connu un baisse constante de son pays par tête depuis 1960 (Razafindrakoto et al., 2015). II. Médiateur officiel désigné par la SADC et endossé par la communauté internatio­ nale, le président Chissano n'avait pas lui-même souhaité revenir à Madagascar à la suite de J'échec cuisant du troisième cycle de négociations de Maputo en décembre 2009 boycotté par le pouvoir de transition. 12. À la suite des échecs de la mise en œuvre des accords de Maputo et d'Addis Abeba, de J'absence de résultats de J'initiative franco-sud-africaine de rencontre au sommet à Pretoria entre Marc Ravalomanana et Andry Rajoelina (28/30 avril 2010) et de l'impasse des initiatives de la société civile malgache, appuyées notamment par la Suisse, pour trouver une solution malgache-malgache à la crise (en particulier celle de la Coordi­ nation Nationale des Organisations de la Société Civile - CNOSC - rapidement polarisée par des querelles personnelles et des désaccords « idéologiques» semblables à ceux de la classe politique entre pro et anti-transition). JOUR TRANQUILLE À ANTANANARIVO 251 lomanana n'aurait évidemment fait qu'exacerber les tensions existantes entre les acteurs politiques et poser, dans le contexte tendu de l'époque, des difficultés de sécurité difficilement sunnontables). Le 9 mars 2011, en dépit des circonvolutions de la mouvance de Marc Ravalomanana, tiraillée entre les aspirations gouvernementales de certains de ses membres et l'exigence posée par l'ancien président lui-même d'un retour immédiat et sans condition sur le sol malgache, le Dr Simao avait pu faire parapher par l'essentiel des forces politiques un projet de feuille de route de la sortie de crise prévoyant différentes étapes jusqu'à la tenue des élections. Ce projet sera encore rediscuté pendant de longs mois (essentiellement sur la définition des conditions du possible retour de l'an­ cien président). La feuille de route ne sera définitivement signée que le 17 septembre 2011 (avec toujours une mouvance manquante, cette fois-ci, celle de l'an­ cien président Ratsiraka), avec l'implication d'un nouvel émissaire de la SADC, le vice-ministre sud-africain des Affaires étrangères Marius Fransman. L'arrivée de ce dernier dans le traitement du dossier malgache fut certainement une des clés de la sortie de la crise malgache pour plusieurs raisons: elle permit tout d'abord de dissiper les ambiguïtés de la position sud-africaine (faussement perçue comme étant celle d'un soutien sans condition à Marc Ravalomanana, alors que le principal souci de Pretoria était de gérer la présence encombrante de l'ancien président malgache sur son territoire national, voire de l'exfiltrer") en affichant un souci de règlement équilibré entre les différentes parties 14; elle rétablit ensuite un vrai dialogue institutionnel entre l'Afrique du Sud et la France pour agir de façon concertée dans le règlement de la crise politique (avec la prise de contacts par Marius Fransman au plus haut niveau à l'Élysée et au quai d'Orsay"); elle instilla enfin une nouvelle dynamique politique et un sentiment d'urgence aux efforts jusqu'alors conduits par le seul Dr Simao pour le compte de la SADC (le mandat politique donné par l'orga­ nisation sous-régionale à l'Afrique du Sud et à Fransman étant tournant et d'une seule année). La feuille de route prévoyait la désignation d'un Premier ministre de consensus et la constitution d'un gouvernement de transition agréé par les différentes parties signataires": La tactique de Simao d'élargissement de

13. Accueilli en exil en Afrique du Sud suite à sa déposition, après avoir décliné les propositions françaises d'un asile politique en France (Châtaigner, 2014), Marc Ravaloma­ nana n'y observait guère les obligations de réserve généralement en usage en la matière. 14. À tel point que certains observateurs de la vie politique malgache considérèrent que Marius Fransman avait succombé à l'influence, non pas pour une fois des Français, mais de J'une des conseillères les plus proches d'Andry Rajoelina à la présidence, Annick Rajaona. 15. Marius Fransman, jeune étoile montante de l'ANC dans la province du Cap en Afrique du Sud, ne pouvant guère être accusé de compromission avec la France. 16. Point justement sur lequel avait précisément échoué deux ans auparavant l'appli­ cation de l'accord d'Addis Abeba, les chefs de mouvance n'arrivant pas à s'entendre sur 252 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AlITRE l'accord de 4 à 11 mouvances permit dès sa signature de passer outre les oppositions plus ou moins feutrées et les tactiques dilatoires des mou­ vances Ravalomanana, Ratsiraka et Zafy (chacune agissant, fort heureuse­ ment pour la suite du processus, de façon non coordonnée et la plupart du temps à contre-courant des positions prises par les deux autres) et d'en­ tamer la procédure de désignation du Premier ministre!", les différentes entités signataires étant appelées à proposer des noms au président de la transition qui lui-même devait procéder au choix final de l'heureux élu. Une mission de la SADC conduite de façon particulièrement énergique par Marius Fransman entre le 13 et le 15 octobre, permit de rétablir les ponts entre les différentes mouvances 18. À la suite de la démission du Premier ministre unilatéral de la transition, le général Camille Vital 19, le 17 octobre 2011, une sélection fut progressivement opérée parmi les très nombreux candidats au poste de Premier ministre de consensus.

Le quarte des papabili

À la veille du 29 octobre, au terme d'un processus de sélection conduit par les mouvances (qui fut même dans la phase de publication des noms retransmis à la télévision malgache), quatre candidatures se détachaient donc plus particulièrement aux yeux des observateurs nationaux et inter­ nationaux (une fois écartées les candidatures provocatrices, peu crédibles ou au contraire celles jugées trop proches du président de la transition): celles de Monique Andreas, médiateur de la République (et donc précé­ demment désignée à cette fonction par Ravalomanana); du général Charles Sylvain Rabotoarison, présenté par le groupe centriste ESCOPOL la répartition des postes ministériels (en particulier sur l'attribution des postes de ministres des Finances, de l'Éducation, de la Justice... et des Mines); le Premier ministre, Eugène Mangalaza, désigné par l'Amiral Ratsiraka refusant en outre totalement d'affirmer son autorité sur ce sujet. 17. Le lecteur curieux (et patient) pourra notamment prendre connaissance en 2041, à l'ouverture des archives diplomatiques françaises, du télégramme que j'avais alors écrit à mes autorités sur « les 7 étapes initiatiques pour devenir Premier ministre de transition à Madagascar ». 18. Fransman aurait tenu, selon les propos rapportés par des témoins, un discours particulièrement direct et «brut de décoffrage» aux acteurs politiques malgaches le 13 octobre au soir: «Vous allez en finir avec cette remise en cause de la feuille de route, c'est fini cette histoire, c'est fini et enterré à moins que vous ne vouliez être des morts­ vivants 1... ), le train a quitté la gare, vous avez tenté de le faire dérailler avec vos intoxi­ cations, ce genre de manœuvres qui attise la haine et la psychose ne sera pas toléré; ceux qui le font s'excluront d'eux-mêmes ». 19. Dont la gestion de crise, sous des dehors martiaux, fut loin d'être dépourvue de bon sens entre janvier 2010 et octobre 2011 et contribua à apaiser les tensions et éviter des dérapages répressifs qui auraient pu être beaucoup plus graves (notamment à travers sa montée en première ligne lors de la mutinerie dite de la BANI le 17 octobre 2010). JOUR TRANQUILLE À ANTANANARIVO 253 et ancien ministre de Ratsiraka et Ravalomanana; de Pierrot Botozaza, ancien ministre de Marc Ravalomanana et ancien responsable du port de Tamatave, et enfin de l'ancien ambassadeur de Madagascar auprès de l'Union européenne à Bruxelles Jean-Omer Beriziky, proposé par le professeur Zafy lui-même (à la grande déconvenue de ses partisans les plus proches qui n'en furent pas préalablement informés). Chacune de ces candidatures présentait des forces et des faiblesses. Monique Andreas aurait été la première femme à devenir Premier ministre en 50 ans d'indépendance. Son expérience à l'international (elle avait notamment servi dans le cadre de la Commission de l'océan Indien - COI) et des fonctions gouvernementales, ainsi que sa progression de carrière (ayant gravi tous les grades de l'administration) la désignaient comme une très bonne candidate. Mais ses liens familiaux avec le parti Leader Fanilo (son mari Manassé Esoavelomandroso en était le président) pouvaient la faire suspecter d'être trop proche du pouvoir de transition (le Leader Fanilo ayant appuyé le renversement de Ravalomanana par Rajoe­ lina). Rajoelina redoutait également son possible manque de poigne par rapport aux militaires". Le général Rabotoarison présentait quant à lui sur le papier toutes les caractéristiques d'un candidat solide. Il disposait d'une grande expérience de gouvernement (plusieurs fois ministre), et qu'il avait su organiser avec succès des élections à des moments cruciaux pour Madagascar (1991-93 puis 1996-97).11 pouvait avoir la maîtrise des forces de sécurité en cas de troubles, ayant la confiance des militaires et bénéficiant plus généralement d'une réputation de patriotisme et d'intégrité. Pour Rajoelina, il présentait «l'avantage de ne pas être un politicien »21 [sic). Très vite,l'inconvénient de Charles Rabotoarison fut aussi d'apparaître aux yeux de certains comme « le candidat des Français »22: sa francophilie, sincère, était sans doute trop ostentatoire. Les milieux d'affaires et certains cercles francs­ maçons firent une campagne en sa faveur bien peu discrète. Bien que Rabotoarison n'ait pas été partie prenante (de quelque manière que ce soit) des épisodes liés à son renversement et qu'il n'ait affiché aucun soutien aux institutions unilatérales de transition mises en place par Rajoe­ lina, Marc Ravalomanana me fit indirectement savoir par un de nos amis communs (et aussi un de ses fidèles les plus proches) l'ancien sénateur Roland Ravatomanga", qu'il ne pouvait accepter la candidature de son ancien ministre.

20. Entretien personnel avec l'auteur (26/10/2011). 21. Ibid. 22. Rappelons que dans un rapport remis par Ravalomanana lui-même à Fransman au début du mois d'octobre 2011, la France était une nouvelle fois nommément citée comme « une force nuisible» au bon déroulement de la sortie de crise. 23. Ancien cadre de l'entreprise personnelle Tiko de Marc Ravalomanana, Roland Ravatomanga deviendra par la suite, au titre de la mouvance Ravalomanana, ministre de l'Agriculture du gouvernement consensuel de transition et le demeure encore aujourd'hui (mars 2016). 254 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Le candidat « sérieux» proposé par Marc Ravalomanana, Pierrot Boto­ zaza (aux côtés de deux de ses fidèles les plus proches, aux positionne­ ments trop extrémistes pour pouvoir être acceptés par Rajoelina, l'ancienne sénatrice Éliane Naika et le vieil agitateur anti-français des années 1970 Rakotonirina Manandafy"), en surprit également probablement plus d'un, y compris au sein de sa mouvance. Ministre de Ravalomanana durant une année, Botozaza s'était en effet prudemment écarté de toute action poli­ tique à la suite du renversement de l'ancien président. Il n'avait notamment participé à aucune des manifestations publiques ou marches en faveur du rétablissement de Marc Ravalomanana dans ses fonctions et se démarquait, tout comme Roland Ravatomanga, des positions anti-françaises souvent tenues par les partisans de l'ancien président". Les liens de Botozaza avec Marc Ravalomanana semblent remonter au temps où il était directeur général du Port de Tamatave". Cependant, Andry Rajoelina lui reprochait de ne pas avoir les convictions suffisamment forgées pour diriger un gouvernement inclusif rassemblant les représentants de mouvances aux intérêts contradictoires et surtout estimait qu'il n'aurait pas la poigne nécessaire pour faire face à un retour inopiné de l'ancien président". Enfin, la candidature de Jean-Omer Beriziky ne paraissait pas à première vue beaucoup plus évidente (Zafy n'avait d'ailleurs proposé cette candidature qu'après moult entretiens bilatéraux et amicales pres­ siens" et avec sans doute le secret espoir qu'elle serait récusée ... ). Ancien ambassadeur à Bruxelles, Beriziky n'avait ni expérience gouvernemen­ tale, ni connaissance de l'administration à Madagascar. Membre actif du Leader Fanilo à Tamatave, il pouvait à la fois être suspecté d'être idéolo­ giquement proche des milieux de la transition et présenter le défaut, au contraire, pour Andry Rajoelina d'être à la fois un enseignant-chercheur (catégorie professionnelle qui inspirait au président de la transition la plus grande méfiance depuis son expérience ratée de cohabitation avec l'éphé­ mère Premier ministre Eugène Mangalaza proposé par l'Amiral Ratsiraka en 2009) et surtout directement inféodé à Albert Zafy?", puisque présenté

24. Tous deux emprisonnés dans les premiers mois de la transition pour leur participa­ tion à des manifestations et des actions en faveur du rétablissement du président renversé dans ses fonctions. Rakotonirina Manandafy fut même un temps désigné par Marc Rava­ lomanana, de son exil sud-africain, comme son Premier ministre putatif. 25. Mes relations avec lui, tant lors de sa candidature à la primature (je le vis à plusieurs reprises à cette période) que lorsqu'il devint par la suite vice-Premier ministre du gouvernement d'union nationale, restèrent toujours excellentes. 26. Avec en arrière-plan les difficultés rencontrées en 2008 à Tamatave par l'entre­ prise américaine Seaboard dans le rachat d'une minoterie concurrençant les intérêts commerciaux de Marc Ravalomanana. 27. Entretien personnel avec l'auteur (26/10/20 II). 28. Je l'avais notamment rencontré dans ce sens le 28 septembre tout comme le lende­ main l'ambassadeur du Sénégal, César Coly (dont le rôle éminemment discret, mais telle­ ment essentiel, dans plusieurs épisodes de la résolution de la crise politique malgache mérite d'être ici rappelé et cité). 29. Entretien personnel avec l'auteur (26/10/2011). JOUR TRANQUILLE À ANTANANARIVO 255 par ce dernier. Pour ne rien simplifier, le professeur Zafy avait d'ailleurs interdit à son poulain tout entretien direct avec Rajoelina. Je fus pour ma part au contraire très vite convaincu des qualités humaines, éthiques et politiques de Jean-Omer Beriziky que par des rela­ tions communes de la mouvance Zafy" je pus recevoir et rencontrer à plusieurs reprises dans les jours précédents le 29 octobre: l'homme était simple, droit, direct, désintéressé", avait une excellente compréhension des rapports de force entre les mouvances et de vraies convictions démo­ cratiques. Il était également clairement non engagé dans la future course présidentielle à venir et donc neutre par rapport aux principales factions impliquées dans le processus de sortie de crise. Sa connaissance des milieux européens, où il bénéficiait d'une bonne presse de son passage à Bruxelles, pouvait enfin constituer un puissant atout pour la relance des relations de Madagascar avec ses bailleurs de fonds multilatéraux et la participation technique et financière de la communauté internationale à l'organisation des élections à venir". La sortie de crise malgache, qui s'était déjà bien trop longtemps éter­ nisée au grand détriment du pays et de ses populations les plus pauvres, semblait donc passer par la désignation de Jean-Omer Beriziky comme Premier ministre consensuel d'une transition reconnue et désormais soutenue par la communauté internationale. L'enjeu était donc de le faire accepter dans cette position par Andry Rajoelina qui n'en voulait pas, dans le même temps de ne pas le faire apparaître comme un second candidat caché de la France aux yeux de Marc Ravalomanana (ce qui aurait immé­ diatement rendu sa candidature rédhibitoire) et enfin de convaincre l'émis­ saire sud-africain Marius Fransman que Jean-Omer Beriziky représentait la seule position de compromis possible pour toutes les parties prenantes.

30. Le socle électoral d'Albert Zafy, depuis son éviction du pouvoir en 1996, était extrêmement réduit. Albert Zafy fut sans doute un des premiers surpris de sa remise en selle en 2009 par la communauté internationale pour offrir, avec l'amiral Ratsiraka, un espace de négociation dans la sortie de crise entre Marc Ravalomanana et Andry Rajoe­ lina. L'absence d'assise populaire de la mouvance Zafy ne l'empêchait pas de compter dans ses rangs de respectables personnalités individuelles et de vrais démocrates. Toutes proportions gardées, l'action de la mouvance Zafy peut être vue durant la crise politique de 2009 comme celle d'un parti charnière de la Ille ou de la IV République française jouant le rôle de « faiseur de roi ». 31. Beriziky me précisa qu'il avait notamment été étonné de voir son nom proposé par Albert Zafy et qu'il «n'avait accepté cette suggestion que par redevabilité personnelle vis-à-vis du professeur Zafy ». 32. Mes échanges avec mon collègue ambassadeur de l'Union européenne, Léonidas Tezapsidis (avec lequel durant la crise j'avais souvent partagé des nuances de vues sur d'autres sujets), très favorable à la candidature de Beriziky, me confortèrent dans ce point de vue. Pour la France, la place de l'Union européenne dans la suite du processus (consi­ dérée à la fois comme un des principaux bailleurs des élections à venir et un des garants de son observation) était essentielle. 256 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Une journée de poker menteur

La journée du 29 octobre fut donc marquée par d'intéressantes péri pé­ ties pour l'obtention de ce résultat indispensable à la sortie de crise malgache. Elle commença pour moi, comme beaucoup d'autres journées, par un petit-déjeuner, à la Résidence de France, que je partageai avec le représentant officiel de la mouvance Ravalomanana et époux de la direc­ trice de Midi Madagascar"; Mamy Rakotoarivelo. Même si nos idées et opinions n'étaient pas, loin de là, convergentes, j'entretenais avec Rakotoarivelo un rapport personnel particulier que dans d'autres circonstances on aurait sans doute pu qualifier d'amical. Comme pour beaucoup d'autres membres ou proches de la mouvance Ravaloma­ nana (la sénatrice Éliane Naïka incarcérée dans des circonstances violentes et inacceptables par les affidés de Rajoelina en 2009, l'anachronique Manandafy, le passionné Ambroise Ravonisorr", l'ancien juge à la Cour Internationale de Justice, l'honorable Raymond Ranjeva...), j'étais en effet vigoureusement intervenu auprès des autorités de la Transition en faveur de sa libération après son arrestation le 15 mars pour sa prétendue implication dans une tentative d'attentat contre Andry Rajoelina le 3 mars 20 Il. Connaissant la totale loyauté de Rakotoarivelo à Ravalornanana", je lui fis donc passer une nouvelle fois le message que le candidat le plus crédible à mes yeux aux fonctions de Premier ministre était Charles Rabo­ toarison et que je ne comprenais décidément pas pourquoi ce dernier ne rencontrait pas l'agrément de l'ancien président. Mamy Rakotoarivelo se livra de nouveau de son côté à un improbable plaidoyer en faveur de la candidature de Pierrot Botozaza. À la suite de ce petit-déjeuner". je proposai à Mamy Rakotoarivelo de m'accompagner pour rencontrer Andry Rajoelina afin de voir si, malgré tout, une solution de compromis de la dernière chance n'était pas envisa­ geable avec le président de la Transition sur le choix du Premier ministre. Celle-ci aurait pu notamment intervenir dans le cadre d'une négociation plus globale sur l'attribution des différents postes des institutions de la transition (Marny Rakotoarivelo visant toujours pour sa part la présidence

33. Midi Madagascar était le plus gros tirage quotidien de la presse malgache. Ouvertement engagé en faveur de Ravalomanana, il bénéficia d'une relative tolérance des autorités de la transition et fut très peu inquiété. Tandis qu'il distillait des informations souvent fausses et biaisées sur le rôle fantasmé de la France dans la crise politique malgache, Midi Madagascar m'ouvrit régulièrement ses colonnes pour des interviews de fonds et la publication récurrente de démentis et de droits de réponse. 34. Que j'avais pris l'habitude d'appeler lorsque je lui parlais, et au grand étonnement de mes collaborateurs, par son surnom des quartiers Tonton Ambroise... 35. Ce dont son leader ne le récompensa guère: lui préférant Jean-Louis Robinson, Marc Ravalomanana ne le retint pas comme candidat de substitution aux élections prési­ dentielles de 2013, alors qu'il aurait sans doute eu des chances bien supérieures de succès. 36. Où de façon anecdotique, mais significative de nos relations, je remis à Mamy Rakotoarivelo des médicaments pour calmer une rage de dents qui le taraudait. JOUR TRANQUILLE À ANTANANARIVO 257 du Congrès qui lui avait déjà été octroyée dans le cadre de l'accord d'Addis-Abeba). La rencontre tourna très vite au dialogue de sourds auquel j'avais déjà eu à de trop nombreuses reprises l'occasion d'assister: Rakotoarivelo contestant foncièrement toute légitimité à Andry Rajoelina d'affirmer son autorité de président de la Transition et ce dernier prêtant pour seul dessein à Rakotoarivalo le rétablissement dans ses fonctions de Marc Ravalomanana. Lors de précédentes rencontres communes, j'avais parfois pu élaborer des ébauches d'accord et de compromis sur des sujets un peu moins sensibles (protégeant en particulier à différentes reprises le groupe de presse de Mamy Rakotoarivelo d'un harcèlement intempestif du pouvoir de transition). Mais je savais ce jour-là que la partie était vaine. En aparté, je fis donc part à Rajoelina de mes doutes sur la possibilité pour lui de faire passer en force, compte-tenu du veto opposé par Marc Ravalomanana, la candidature de Charles Rabotoarison et la nécessité de réfléchir à l'émergence d'une solution alternative susceptible de convaincre la SADC et les Sud-Africains. Il me répéta ses préventions à l'encontre de la candidature de Jean-Omer Beriziky, mais finit par convenir qu'il n'avait sans doute guère d'autre solution pour éviter une impasse totale. La partie la plus délicate fut celle que je dus jouer ensuite avec Marius Fransman. Arrivé le jour même à Tananarive, le vice-ministre avait exprimé le souhait de me voir avant la tenue de la réunion de concertation avec le Groupe International de Contact (GIC)37. Il me fit tout d'abord part sur un fort ton de reproche des plaintes de Mamy Rakotoarivelo auprès de l'ambassadeur d'Afrique du Sud après nos entretiens du matin quant aux pressions que je lui aurais faites pour lui imposer une rencontre avec Rajoelina (ce que je démentis évidem­ ment"), puis il m'expliqua avec vigueur qu'il fallait que je convainque le président de la Transition d'accepter Pierrot Botozaza comme Premier ministre. Pour Fransman, la nomination de Botozaza était la clé du succès de la sortie de crise malgache: « Un point d' équili bre de la feuille de route entre le putschiste confirmé président et un Premier ministre représentant Marc Ravalomanana et préparant le retour de ce dernier»; «le pays l'ac­ cepterait s'il n'y avait pas de divergence au sein de la communauté inter­ nationale sur Botozaza ». Conformément à ce qu'on lui avait dit, m'as­ sura-t-il, lors de ses entretiens à Paris (où il avait rencontré le ministre délégué à la Coopération, Henri de Raincourt, et le conseiller diploma-

37. GIC qui regroupait les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies et les pays et organisations intéressées par la sortie de crise malgache (Union euro­ péenne. SADC,Afrique du Sud, Allemagne, Suisse, Sénégal. ..). 38. Je n'avais naturellement pas obligé Rakotoarivelo à m'accompagner le matin même chez le président de la transition, mais sans doute désavoué ensuite par Marc Rava­ lomanana quant à l'opportunité de cette rencontre, probablement convaincu par son mentor du soutien que ne pourrait manquer d'apporter l'émissaire de la SADe à Boto­ zaza, Rakotoarivelo avait trouvé ce moyen peu élégant de se défausser et de reporter auprès des Sud-Africains la responsabilité d'un éventuel blocage sur la France. 258 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE tique adjoint de la cellule diplomatique de l'Élysée, André Parent), « la France devait se rallier au consensus général et éviter l'imposition de nouvelles sanctions au pays». Ne me laissant pas impressionner par ses arguments d'autorité (frôlant parfois l'intimidation"), je répondis à Fransman sur un ton tout aussi franc que la candidature de Botozaza ne pouvait être imposée par la SADC au nom d'une «fausse consensualité » favorable à un camp (le candidat de Ravalomanana était récusé à la fois par Rajoelina et Zafy) et qu'on ne pouvait écarter le risque induit d'une aggravation de la crise (avec des conséquences sociales et la possibilité de nouvelles agitations militaires) si cette dernière était retenue. Si la candidature du général Rabotoarison était déniée par d'autres (de façon significative, Fransman avait lui-même qualifié ce dernier, dans le plaidoyer qu'il venait de me faire, dans une terminologie proche du mouvement pro-Ravalomanana, de « candidat des Français »), il faudrait rechercher un homme de compromis qui pourrait être Jean-Omer Beriziky, proposé par la mouvance Zafy. L'idée ne remporta pas l'acquiescement immédiat de Fransman (qui me fit valoir les liens de Beriziky avec le Leader Fanilo et donc indirectement avec Rajoe­ lina). Le débat (qualifié par ma Première collaboratrice dans le rapport ensuite envoyé à Paris d'« assez houleux») se poursuivit pendant près d'une demi-heure. J'en ressortis néanmoins avec le sentiment d'avoir ébranlé Fransman dans ses certitudes. À la suite de l'entretien, je croisai Mamy Rakotoarivelo dans le hall de l'hôtel Colbert où m'avait reçu Fransman. Je lui fis part de mon étonne­ ment quant aux étranges allégations de « pressions» que j'aurais exercées sur lui le matin même. Rakotoarivelo se défendit à sa manière en faisant valoir que « la France avait beaucoup fait souffrir son pays, notamment en empêchant la solution de la crise depuis 2009 », me dénigrant aussi comme « un pion de la françafrique »40, ce qui me laissa pantois quant à la façon dont sa propre propagande l'avait lui-même empoisonné. Nous continuâmes la discussion par échanges de SMS jusque tard dans la soirée. Cette dispute fut les jours suivants rapportée de façon proprement calom­ nieuse par les relais de groupuscules pro-Ravalomanana" dont mes

39. Même si Fransman essayait tactiquement de me mettre en porte-à-faux par rapport à mes autorités parisiennes, je savais bénéficier de leur confiance totale sur le dossier, ce que je vérifiai évidemment immédiatement après l'entretien en appelant le Quai d'Orsay et la cellule diplomatique à l'Élysée. 40. Cette charge avait quelque chose de plutôt ironique au regard de ma position antérieure de directeur de cabinet de Jean-Marie Boekel, Secrétaire d'État à la coopération et à la francophonie en 2007 et adversaire affiché des lobbys de l'ombre dans notre poli­ tique africaine. Je fus moi-même l'objet en 2010 d'une campagne de dénigrement conduite à Paris par les émissaires d'une entreprise aux intérêts français installée à Madagascar qui me reprochait de ne pas endosser ses pratiques économiques contestables. 41. Avec notamment un article particulièrement diffamatoire sur un site Internet de la Réunion, où j'étais accusé d'avoir physiquement agressé Rakotoarivelo. Les médias du groupe de presse de Mamy Rakotoarivelo s'abstinrent en revanche soigneusement de faire état de ce supposé incident JOUR TRANQUILLEÀ ANTANANARIVO 259 services me dirent qu'ils furent rendus furieux par l'échec, pour eux inat­ tendu (et qu'ils m'imputèrent) de la candidature de Pierrot Botozaza. La réunion collective du GIC avec Fransman renforça les propos que je lui avais tenus lors de notre entretien bilatéral. Plusieurs de mes collè­ gues du corps diplomatique, que j'avais pu rapidement informellement informer de la teneur vigoureuse de mes échanges avec Pransmarr", relayèrent en effet mon point de vue auprès du ministre sud-africain. L'ambassadeur de l'UE fit en particulier valoir la nécessité d'un paquet global sur plusieurs postes des institutions de la transition: il fallait éviter l'impasse entre deux noms pour le poste de Premier ministre qui seraient jugés inacceptables de part et d'autre. Rappelant le principe de souverai­ neté malgache, les représentants russe et sénégalais mirent fermement en garde Fransman sur l'idée de la SADC d'imposer une candidature qui ne serait ni consensuelle, ni acceptable par le président de la Transition. Devant ces réactions réservées, Fransman modéra les propos qu'il avait tenus devant moi et marqua son premier souhait de promouvoir la mise en œuvre consensuelle de la feuille de route lors de son entretien avec Rajoe­ lina.

Conclusion: un épilogue (heureux)

Je n'assistai naturellement pas à l'entretien entre Rajoelina et Fransman et je ne peux garantir la certitude des propos qui y furent tenus. L'entre­ tien, beaucoup plus long que prévu (les mouvances malgaches et les diplo­ mates convoqués à 19h au palais présidentiel pour l'annonce de la nomi­ nation du nouveau Premier ministre durent attendre jusqu'à 23h cette dernière) se déroula, selon ce qu'on m'en rapporta, de manière courtoise. Une partie de la querelle possible avait été vidée lors de ma discussion avec Fransman. Les réactions vocales de mes collègues du GIC avaient achevé de miner ses certitudes. Le débat aurait moins porté sur les noms (Rajoelina devant néanmoins confirmer son refus de Botozaza) que sur les principes (obligation d'agréer une candidature «consensuelle », analyse du processus, personnalité des candidats). La nomination de Jean-Omer Beriziky fut annoncée par le président Rajoelina lui-même au terme d'un long discours en Malgache soulignant «qu'il n'y avait jamais eu la moindre influence ou pression dans le

42. Contrairement aux allégations de la presse malgache pro-Ravalomanana, les positions françaises au sein du GIC (que nous avions d'ailleurs contribué à mettre en place au premier semestre 2(09) étaient généralement assez bien appuyées (à l'exception des États-Unis qui sans faire veto aux progrès constatés adoptèrent localement un point de vue systématiquement hostile aux autorités de transition jusqu'à la formation du gouvernement de Beriziky), en particulier par un groupe relativement hétéroclite de «like-minded » très proches de nos vues (Russie, Suisse, Sénégal, Maurice, Chine ... ). 260 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE processus de désignation» (ce qui me fit quelque peu sourire) et qu'après de nombreux échanges de vues et « selon la feuille de route lui conférant le pouvoir de décision, il avait pris seul cette décision» (ce dont je suis en revanche convaincu, en particulier par rapport à la France). Rajoelina en appela ensuite «au patriotisme et à l'unité, à la volonté de dépasser les haines et les conflits» (discours dont je regrettai évidemment qu'il ne l'ait pas tenu dès son accession au pouvoir en mars 2(09). Avant de confirmer la nomination de Beriziky, il salua la qualité des candidatures reçues et rappela qu'une personne « intègre» était requise pour assumer la fonction de Premier ministre de la transition. Dans un discours sobre mais convainquant, Jean-Omer Beriziky salua à son tour le président Rajoelina, puis évoqua son émotion et son humilité devant l'ampleur de la tâche à accomplir. Il remercia le président Rajoe­ lina pour sa confiance et souligna qu'il avait été proposé par l'ancien président Zafy, au nom de l'ouverture et de la confiance. Il marqua sa volonté d'aboutir, à travers les valeurs malgaches de tolérance, compromis et consensus", au rétablissement de l'ordre constitutionnel, par des élec­ tions justes et acceptées par tous, pour revenir à l'État de droit, à la solida­ rité et à la cohésion de tous «à l'intérieur comme à l'extérieur du pays ». Son discours fut à peine perturbé par l'agitation intempestive des repré­ sentants de la mouvance Ravalomanana (à l'exception notable de Boto­ zaza) quittant la salle dans un mouvement d'humeur et de boycott contre cette nomination qui leur échappait. Devant la presse, Mamy Rakotoari­ velo dénonça avec vigueur ce qui apparaissait pour lui comme une nouvelle violation inacceptable de la feuille de route, ce qui n'empêcha évidemment pas sa mouvance, dans les jours qui suivirent et avec l'atti­ tude opportuniste qui caractérise la vie politicienne malgache, de revendi­ quer avec force de nombreux postes ministériels du gouvernement d'union nationale dirigé par le même Beriziky. La marche vers la tenue des élections présidentielles et parlementaires de décembre 2013 ne fut pas de tout repos et connut encore de nombreuses péripéties, mais je reste convaincu qu'elle fut rendue possible par la nomi­ nation ce vendredi 29 octobre 2011 de Jean-Omer Beriziky comme Premier ministre de la transition.

43. Le terme de «fihavanana » galvaudé dans les discours de nombreux autres poli­ ticiens malgaches me parut retrouver dans la bouche de Beriziky une authenticité réelle. Le Premier ministre de transition tint en particulier parole, en dépit « d'amicales pres­ sions» de certains de ses proches, sur un point crucial, celui de ne chercher à aucun moment à se présenter aux élections présidentielles de sortie de crise. II fit preuve à mes yeux en la circonstance des qualités exceptionnelles d'un homme d'État, « mendésiste », ne cherchant pas le pouvoir pour le pouvoir. JOUR TRANQUILLE À ANTANANARlVO 261

Références

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Il

Ordre politique: entre l'Histoire et l'utopie démocratique

lharizaka RAHAINGOSON

Unifié par la violence et les rapports de forces au début du XIx<' siècle, Madagascar, ou du moins l'lmerina, a progressivement adopté un système politique qui servait les intérêts d'une caste militaire puis bourgeoise. La colonisation française a porté un coup d'arrêt à cette organisation poli­ tique qui ne s'est pas rétablie après le retour à l'indépendance. Des insti­ tutions se voulant démocratiques ont pris la place de l'ordre ancien, tandis que parallèlement le pays a connu une instabilité politique qui perdure jusqu'à aujourd'hui. Et si un système politique inadapté était à la source des crises politi­ ques successives qu'a connues le pays depuis plusieurs décennies? Et si la société s'était donné la démocratie sans en avoir les moyens? Dans ce qui suit, nous ferons une critique sommaire de la démocratie comme système politique par défaut. Nous reviendrons alors sur le pourquoi du besoin d'État en revenant sur le contractualisme classique et en le mettant en perspective avec l'évolution du système politique en Imerina au XIXe siècle. Nous examinerons ensuite deux nouveaux modèles politiques qui suggèrent - rappellent - respectivement que d'une part la démocratie fait partie d'un continuum dans l'évolution d'une société, et que d'autre part les rapports de force déterminent les institutions et non l'inverse. Nous conclurons, forts de ces nouveaux éclairages, par des pistes certes dérangeantes, mais qui méritent probablement d'être explorées.

Courte vue de l'Histoire et conviction démocratique

Lorsque Madagascar recouvre son indépendance en 1960, il adopte un système politique de type républicain inspiré de celui de son colonisateur. Certes, sous influence anglaise, le royaume Merina eut dès 1833 son 264 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

« premier des ministres» avec Rainiharo et vit le pouvoir effectif passer entre les mains de plusieurs Premiers ministres jusqu'en 1895, mais cette apparente modernisation du système politique ne traduisait que la diminu­ tion du pouvoir royal au profit d'un autre groupe, celui des Hova', qui ne tirait sa légitimité que de son pouvoir économique et militaire. Par ailleurs et au début de la colonisation, le modèle politique qu'offrait la France qui n'était elle-même que dans la 25e année de sa lue République, la toute première qui ait duré, après deux autres tentatives éphémères dans la première moitié du XIXe siècle'. Au cours de ce même siècle, de tous les pays du monde, seuls les États-Unis avec une république et le Royaume­ Uni avec une monarchie constitutionnelle connurent des formes politiques stables et proches de ce que nous connaissons aujourd'hui. Le même siècle verra la formation de l'Italie et de l'Allemagne modernes à partir d'une multitude de petits États et qui se choisiront toutes deux des systèmes monarchiques. Il verra également l'indépendance des pays d'Amérique latine, qui certes prendront les formes de républiques, mais qui seront, la plupart, des dictatures jusqu'à tard dans Je xx" siècle. Le Japon et la Chine, tous deux avec un système impérial, connaîtront chacun une évolution divergente qui portera le Japon au premier plan au siècle suivant tandis que la Chine s'écroulera en 1911. Enfin, les pays scandi­ naves feront leur conversion démocratique en douceur, tout en restant fermement des monarchies. On le voit, d'une part, la démocratie occidentale moderne est loin d'être le système politique dominant lorsque la colonisation commence, et d'autre part, il est très loin d'être l'instrument du décollage de l'Europe pour asseoir sa domination sur le monde, domination qui a commencé dès le XVIe siècle avec les Portugais et les Espagnols avant d'être relayés par les Hollandais, les Français et les Anglais, c'est-à-dire à des époques où ces puissances sont tout sauf démocratiques (Chang, 2(03). Au contraire, au milieu du XIXe siècle, l'Angleterre (le Royaume-Uni) qui est au faîte de sa domination, ainsi que les autres puissances qu'elle a supplantées sur les mers, et qui deviendront des modèles ultérieurs pour les institutions politi­ ques du reste du monde, sont déjà des puissances sur le déclin, quoique justement de plus en plus démocratiques. Un parallèle peut être fait avec l'expansion impériale Merina (Campbell, 2(05). Le développement de l'empire commence après 80 années d'anarchie provoquée par Andriama­ sinavalona, qui par faiblesse partagea son royaume entre ses quatre fils. L'ordre ne revient qu'à l'avènement d'Andrianampoinimerina qui unifie l'Imerina par les armes et la négociation avant de partir à la conquête de l'Île, relayé bientôt en cela par son fils Radama. Une récente réinterpréta-

1. Classe sociale d'homme libres et bourgeois ayant pris progressivement le contrôle du commerce, de l'armée et de la politique. Au sens strict, caste des roturiers, s'intercalant entre les Andriana (nobles) et les Andevo (esclaves). 2. Douze ans pour la 1'" république (1792-1804) qui aboutit à l'Empire, moins de cinq ans pour la 11" (1848-1852) et qui se solde par un coup d'État et un retour également à un autre Empire. ORDRE POLITIQUE... 265 tion de l'histoire de Madagascar sous un angle économique voudrait que l'époque de Radama ait été l'apogée de l'empire Merina' et que, dès le milieu de son règne, l'adoption de politiques autarciques" ait amorcé un déclin économique que n'ont fait qu'accentuer ensuite Ranavalona 1et ses successeurs ,jusqu'à la chute du régime en 1895(Campbell, 2(05). Certes, on ne peut pas mettre sur le compte d'une démocratisation ce lent déclin, mais on peut faire le parallèle avec l'influence européenne grandissante. Celle-ci commencera par transformer l'organisation militaire du royaume et aidera celui-ci dans ses conquêtes. Elle contribuera ensuite à modifier la façon d'exercer le pouvoir en affaiblissant la monarchie via le commerce avec les Hova qui accroîtra leur influence (étant déjà présents dans la hiérarchie militaire) et l'imitation du système politique du Royaume-Uni (apparition de la fonction de Premier ministre sous Ranavalona 1). Enfin elle transformera la société elle-même en instillant des façons de penser nouvelles à travers l'éducation et la religion. L'œuvre «civilisatrice» britannique et française amènera Radama 1 à abolir la traite des esclaves (mais pas l'esclavage) et plus tard amènera ainsi Radama II à décréter des « avancées sociales »5 qui contribueront à sa perte (voir plus loin dans le texte). Au final, à l'image de la puissance britannique avant lui, l'empire Merina connaît le déclin parallèlement à une timide et apparente moderni­ sation de son système politique et de sa société, et un apogée de son expansion territoriale", Aujourd'hui comme au moment du retour à l'indépendance, on tient pour acquis que la démocratie moderne est soit la panacée pour la pour­ suite du bien-être collectif, soit le moins mauvais des systèmes politiques, soit encore une fin en soi qui ne saurait être remise en question car apparte­ nant au domaine des valeurs. Cet attachement semble d'autant plus ancré chez les masses occidentales que celles-ci méconnaissent leur propre Histoire, faisant de la démocratie une cause et non une conséquence de leur bien-être présent. Quant aux «élites» malgaches, elles semblent d'autant mieux partager cette conviction démocratique qu'elles ont un intérêt convergent avec les «bailleurs de fonds» occidentaux: si ces derniers se doivent de maintenir leur influence géopolitique sous la surveillance de leur opinion publique qui exigent des «conditionnalités »7,

3. C'est aussi la thèse de Jean Fremigacci, qui donne à ce tournant une explication culturelle par le choc entre l'introduction d'un modèle politique occidental et une culture politique fondée sur la parenté et une forme de mission céleste. Afrique Contemporaine n"251,2014/3, p.125 à 142. 4. Fermeture, industrialisation à marche forcée avec lefanompoana. 5. Abolition de la peine de mort, suppression du fanompoana, liberté de culte. 6. Guy Jacob illustre ce déclin en décrivant la recrudescence des incursions Saka­ lava jusqu'aux portes occidentales de l'Imerina à partir de 1890. « Fahavalisme et troubles sociaux dans le Boina à la fin du XIXe siècle », Guy Jacob, Annales de l'Université de Madagascar - Lettres, volume 6,1967. 7. Qui ne furent d'ailleurs pas toujours des conditionnalités de bonne gouvernance: ajustement structurel au cours de la décennie 80; lutte contre la pauvreté dans les années 1990. 266 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE les premiers quant à eux se doivent d'être de bons élèves et choisissent consciemment ou non de faire s'exprimer leur surmoi afin de maintenir le robinet des aides ouvert, et ce en promettant une « bonne gouvernance » future. Cette primauté de la démocratie est cependant remise en cause par les recherches des dernières décennies. Parmi celles-ci, North, Wallis et Wein­ gast (NWW, 2009), remarquent que seule une vingtaine d'États dans le monde seraient de vraies démocraties (« ordres sociaux ouverts» dans leurs termes) - comprendre en filigrane que de nombreux États mainte­ nant riches ne le seraient pas et que par conséquent ce n'est pas la démo­ cratie qui a fait leur prospérité. D'autres auteurs surveillent les innova­ tions institutionnelles asiatiques, notamment en Chine et à Singapour, et font remarquer que ce qui se prépare dans ces pays n'est ni démocratique ni généreux - au sens dépensier, tout en étant rationnel et bienveillant (Micklethwait et Wooldridge, 2014). La vraie démocratie est donc un système qui relève de l'exception. Au contraire, la nature finalement hobbesienne de la majorité des sociétés humaines fait que, pour emprunter les termes d'un philosophe contemporain, l'État devrait être « un artifice qui renonce à toute mission morale et théologique pour se limiter à la seule fonction de rendre l'avenir prévisible, de stabiliser les rapports humains naturellement incertains et violents» (Delruelle , 2006), renon­ çant ainsi à toute idéalisation de la chose politique, et en premier lieu la recherche de la démocratie pour elle-même.

Aux sources de l'État

Quel est le lien entre cette critique de la démocratie par défaut et les crises qui ont régulièrement secoué Madagascar depuis l'indépendance? Notre idée est qu'il n'est pas pertinent de considérer chaque crise comme un cas particulier. Nous pensons que chacune est la conséquence d'une même et unique source et la manifestation du même mal: l'inadaptation des institutions politiques et l'incapacité à les reconsidérer en les mettant en perspective avec l'Histoire longue. Mais s'il fallait repartir d'une feuille blanche, quels choix seraient à faire? Pour répondre à cette question il faudrait a priori répondre à une autre, quitte à remonter loin dans le temps et dans les systèmes de pensées: pourquoi y a-t-il un besoin d'État? Les théories politiques classiques postulent que les sociétés humaines fonction­ nent relativement à un contrat social qui les sous-tend. Un contrat implicite agrège la famille, le clan, la tribu, les communautés; de même un contrat tout aussi implicite mais traduit par un corps de textes sous-tend les insti­ tutions politiques, et donc la forme et le fonctionnement de l'État. Entre autres penseurs, Hobbes, Locke et Rousseau expliquent chacun à leur manière pourquoi nous avons besoin d'un État. Ils s'accordent à dire que ORDRE POLITIQUE... 267 les hommes renoncent à une partie de leurs droits en échange d'une garantie quant à ce qui est primordial à leurs yeux. Pour Hobbes, l'homme cherche la préservation de soi dans un monde violent. Pour Locke, il cherche à éviter le dénuement et la pénurie et veut par conséquent préserver ses biens, et par extension sa liberté individuelle. Pour Rous­ seau, les hommes sont capables de s'accorder pour rechercher l'intérêt général. En formulant ainsi ce qui sera baptisé contrat ou pacte social, ils rejetaient la notion antérieure de droit divins et, avec d'autres, déclenchè­ rent ou accompagnèrent un vaste mouvement de modernisation politique dans le monde occidental.

Évolution du contrat social en Imerina au XIx" siècle

Le Malgache du XIXe siècle voulait-il déjà l'égalité et professait-il 1'in­ térêt général? Ou bien avait-il encore le sentiment que ses propriétés privées et ses libertés individuelles étaient les éléments primordiaux qui devaient être protégés? Ou bien encore voulait-il seulement échapper à la violence? II est permis de penser que pour les populations menacées par les armées merina et la population même de l'Imerina soumise eu fanom­ poana et à la conscription forcée, le premier souci était la préservation de leur personne. II n'est pas étonnant dès lors que les souverains de l'Ime­ rina dans la première moitié de ce siècle aient agi en pré-Léviathan, ayant certes encore droit de vie ou de mort sur leurs sujets, mais ayant déjà cessé d'être des prédateurs et de simples seigneurs de guerre. Andrianampoini­ merina s'est donné comme rôle de pacifier le royaume, avec les pleins pouvoirs, et son fils avait a priori à continuer son œuvre. Cependant à partir de Radama 1 et avec l'ouverture aux Européens, la donne change: la caste des Hova acquiert progressivement de l'impor­ tance dans la hiérarchie militaire et parallèlement accumule un pouvoir économique grandissant. D'une part les expéditions et les conquêtes sous Radama et Ranavalona sont autant d'occasions pour les chefs militaires de s'illustrer et de monter dans la hiérarchie du palais, et des occasions de s'enrichir par les butins et l'impôt, et même par le commerce sur le dos des soldats (Rasoamiaramanana, 1989). D'autre part si les souverains profitent des Européens pour bâtir une capacité militaire et tenter une industrialisation, les Hova eux se préoccupent avant tout de commerce tout en se voyant déléguer opportunément le métier des armes. II émerge donc progressivement une élite militaire et commerciale dont les préoccu­ pations ne sont plus la seule préservation et qui sera capable d'imposer

8. Droit divin chez les Européens ou mandat du ciel chez les Chinois. Tous les deux sont une légitimation du souverain par une approbation divine, à la différence près que chez les Chinois, le mandat peut être retiré aux souverains qui agissent mal, ce qui a justifié les révolutions au fil des siècles. À l'inverse, une révolution n'est jamais légitime dans la conception du droit divin européen. 268 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'A UTRE progressivement ses vues à la royauté. Le point d'inflexion est atteint lorsqu'en mai 1863 l'irréparable est commis par Rainivoninahitriniony", Premier ministre, son jeune frère Rainilaiarivony, commandant en chef, et leur clan Hova des Andafiavaratra. Le roi Radama Il est assassiné après un conflit larvé. La princesse Rabodo est forcée d'accepter le trône (sous le nom de Rasoherina) et se voit présenter une « réforme constitution­ nelle » qui limite fortement et désacralise de fait le pouvoir royal: subor­ dination à un conseil de hauts fonctionnaires'? pour la promulgation des lois et les condamnations à mort; liberté de culte; autonomie de l'armée (Raison-Jourde, 1983, citant Delval , 1972). Le contrat social vient de changer: une caste militaro-économique puissante, mécontente des agis­ sements du roi et ayant les moyens d'imposer ses vues change le pourquoi de l'État. Celui-ci est désormais fait pour protéger les intérêts économi­ ques des Hova, et plus particulièrement les intérêts des Andafiavaratra, le clan des frères Rainivoninahitriniony et Rainilaiarivony. La société est passée d'un contrat hobbesien à vocation sécuritaire à un contrat lockéen à vocation économique. Par ailleurs, le peu de sacralité qui reste au pouvoir royal - du droit divin pré-hobbesien - est utilisé pour justifier les décisions prises désormais exclusivement par le Premier ministre et son clan à partir de Rasoherina".

Retour à l'indépendance : naïveté rousseauiste et restauration impossible

Si nous passons sur la période de la colonisation pendant laquelle on assume que le contrat social est de facto mis en sommeil, le Madagascar d'après 1960 et d'aujourd'hui est-il, quant à lui, un État d'inspiration rousseauiste? Les textes fondamentaux et les institutions qui se sont succédé répondent par l'affirmative. La première constitution de 1959 proclamait comme principe le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple»; la Ile République se voulait « socialiste et révolution­ naire» et les différentes évolutions de la constitution de la Ille République mettent toutes en préambule le «fihavanana »; la IVe République, quant à elle, proclame 1'« amour» dans sa devise. Toutes viseraient donc l'intérêt général cher à Rousseau, et tous les citoyens sont censés partager ce même idéal. Mais est-ce compatible avec le contrat social sous-jacent, le vrai ? La thèse de cet article est que les élites pensantes du pays voudraient s'en convaincre, mais que ce n'est pas le cas: malgré les crises à répétition,

9. D'autres analyses font surgir ce basculement dès Ranavalona 1 qui fut intronisée grâce aux Hova Avaradrano et qui fut sous influence Tsimahafotsy (Andriamihaja) puis Tsimiamboholahy (dont Rainiharo). 10. Aux « autorités» selon Raison-Jourde, au « Conseil suprême de la nation» selon G. Grandidier, aux « hauts fonctionnaires et chefs du peuple» selon Chapus et Mondain. 11. Situation qu'on appellera le manjaka-hova. ORDREPOLITIQUE... 269 signe d'un contrat social incompatible avec les habits qu'on veut lui donner, les mêmes formules du pouvoir sont retravaillées superficielle­ ment sur les bases de principes ou valeurs jugés nobles, flatteurs, mais que la société ne s'est jamais appropriée réellement 12. Conséquence prévi­ sible: les trois premières Républiques - dont les formes devaient garantir l'expression citoyenne et donc la stabilité - ont pris fin dans la rue, et il n'est pas certain que cela ne soit pas le cas pour la quatrième en cours. Il est également intéressant de faire un rapprochement entre ces échecs et plusieurs constantes dans l'organisation de l'État. Depuis le retour à l'indépendance, la séparation des pouvoirs est la règle, même sous la Ile République où l'exécutif était prédominant. De même, sauf brièvement au début de la I" République et pour Ratsiraka Jl3, tous les présidents successifs ont été élus au suffrage universel direct. Certes, d'une répu­ blique à l'autre, on retrouve la prééminence de la fonction présidentielle (sauf sous la Ille République, première version, où la prééminence du parlement a vite été corrigée), gage a priori de stabilité, mais cela semble ne pas avoir suffi pour éviter les crises. Mettons en contraste avec cela la situation d'avant la colonisation où la séparation des pouvoirs (et encore moins les élections) est une notion inconnue. Les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire étaient indistinctement entre les mains d'une seule entité, que celle-ci soit un souverain ou un groupe élitaire. En effet, même avec la pseudo-réforme constitutionnelle de 1863 en Imerina imposée à Rasoherina, le pouvoir concentré n'a fait que passer des mains du souve­ rain à ceux du Premier ministre. Ainsi, Andrianampoinimerina était à la fois l'exécutif et source de législation avec ses kabary. À sa suite, Rana­ valona 1promulgua le code des 42 articles en 1828; Radama II promulgua le code des 50 articles en 1862; Rasoherina fit paraître les codes des 16 et 68 articles en 1863 et Ranavalona II promulgua le code des 101 articles en 1868 puis le code des 305 articles en 1881 (Delval, 1990; Chevalier, circ. 60). Tous ces souverains étaient sans exception aux sources de la Loi, tout en incarnant parallèlement l'exécutif. Même après 1881, lorsqu'un minis­ tère des lois est créé, celui-ci ne fait que rédiger les textes et corriger les épreuves des textes, restés à l'initiative de la seule souveraine (Recueil de la société Jean Bodin, 1992). Pour ce qui est du pouvoir judiciaire, lorsque Andrianampoinimerinajette les bases d'une vraie organisation en Imerina, il institue les vadin-tany dont il fait ses représentants locaux, avec entre autres responsabilités l'exercice de la justice intermédiaire lorsque le différend n'aura pas pu être réglé au niveau de la collectivité, le fokon '0/000, et avant que les affaires les plus importantes ne soient le cas échéant portées jusqu'à lui en appel (Condominas, 1998). Radama ajou­ tera plus tard un échelon à ce système en instituant les andriambaventy

12. Ce que NWW qualifient de « croyances ». 13. Élection de Tsiranana par un collège en 1959. introduction du suffrage universel direct en 1962 et réélection de Tsiranana sous ce régime en 1965. Plébiscite organisé a posteriori pour Ratsiraka en décembre 1975. 270 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE qui, tout en étant un rang!", est aussi une fonction de juge de dernier recours - soit donc en remplacement du souverain (Domenichini, 1982). On pourrait penser qu'on est ainsi en présence d'une séparation des pouvoirs: le souverain d'un côté et les juges de l'autre; mais il n'en est rien dès lors que,le souverain étant à la source de la Loi, celle-ci ne s'ap­ plique jamais à lui. Ce système ne changera pas jusqu'à la colonisation, tout juste est-il introduit une nouvelle fois un échelon intermédiaire, les gouverneurs, requis par l'éloignement des provinces; ces derniers étant les derniers recours locaux, mais avant les andriambaventy à Antanana­ rivo. Que peut-on dire de la stabilité politique de cette période? Que Raini­ haro n'était encore que le premier des secrétaires de la monarque absolue qu'était Ranavalona (quoique déjà sous l'influence des Tsimahafotsy et des Tsimiamboholahy); que l'assassinat de Radama Il marque le passage de témoin entre la noblesse et la bourgeoisie sans changer fondamentale­ ment la forme du pouvoir; que la disgrâce de Rainivoninahitriniony à peine un an après n'est que l'exception qui confirme ce passage, et que malgré la succession de souveraines à partir de ce moment, le pouvoir est fermement établi entre les mains d'un groupe élitaire emmené par Raini­ laiarivony, qui détient le monopole sur l'armée (la violence) et le commerce (les ressources). Pouvait-on revenir à ce système ancien au moment du retour à l'indépendance? En se dotant de tous les attributs de la démocratie moderne, et a fortiori en émergeant de la colonisation, les dirigeants malgaches de l'époque ont fait preuve d'optimisme et de manque de recul, pris qu'ils étaient dans le jeu des institutions françaises dont ils étaient membres, chacun à titre individuel, et qui étaient leur réfé­ rentiel. Par ailleurs, ils n'avaient pas le choix: dès le départ, la puissance coloniale, notamment à travers Gallieni, avait pris soin, pour paraphraser Machiavel, d'éteindre la lignée des princes merina et des grands Hova sinon par la violence du moins par l'affaiblissement et la délégitimation. Par la « politique des races» en effet, Gallieni cherchait à neutraliser ce qui restait du Royaume de Madagascar (Randrianja, 2(01). Quand bien même une « restauration» aurait été possible, à l'arrivée, la coalition qui se prépare à prendre le pouvoir se considère encore comme l'ennemi de l'ancienne puissance impériale merina. À ses yeux, cette dernière ne peut pas prétendre avoir dirigé un Royaume de Madagascar alors qu'à son apogée, elle n'a maîtrisé effectivement que les deux tiers du territoire". Les options étaient donc limitées et la transposition d'un « État importé» inévitable (Badie, 1992).

14. Et aussi fonction de gouverneur en Imerina selon F. Randriamamonjy. IS. Dont le tiers seulement sous administration directe (Campbell, 200S). ORDREPOLITIQUE... 271

Nouveaux modèles politiques: entre Histoire et réalisme

À ce stade, nous sommes arrivés aux limites des théories politiques classiques. Un contrat social lockéen et une forme de pouvoir qui lui correspond ont été mis entre parenthèses par la colonisation. À la sortie de celle-ci et par défaut, des institutions correspondant à des idéaux rous­ seauistes ont été mises en place, et des crises à répétition s'en sont suivies, sans qu'il soit possible de dire formellement si la forme de l'État et ces crises sont directement liées. Pour tenter d'établir un lien que nous pres­ sentons et progresser dans notre compréhension, nous devons trouver de nouvelles grilles d'analyse. Parmi ces nouvelles théories figurent celle de North, Wallis et Weingast (NWW) d'une part, et de façon plus marginale celle de Bueno de Mesquita, Smith, Siverson et Morrow (BSSM) d'autre part. Le propre de ces nouvelles théories politiques - ou plus exactement modèles - est de porter moins de jugements de valeurs sur les systèmes politiques, et surtout de s'intéresser à leurs évolutions dans le temps. Ces modèles ont le mérite de s'efforcer de comprendre comment se font les transitions et quels en sont les déterminants. À défaut de proposer un système idéal, leurs études nous permettront de mettre un nom sur des situations, et de là identifier peut-être des leviers d'évolution.

Relativisation de la démocratie dans une perspective historique

North, Wallis et Weingast (NWW, 2009) posent comme postulat que les sociétés s'organisent pour réguler la violence. C'est un contrat social hobbesien, mais autre époque autre contexte, ils n'arrivent pas à la conclu­ sion radicale que l'État doit être un Léviathan tout puissant qui a tous les droits. Sans chercher à normer, ils se contentent d'observer que la forme du pouvoir se négocie entre des groupes élitaires et qu'il en ressort des institutions qui varient au gré des rapports de force jusqu'à ce qu'un seuil soit franchi, auquel cas ces institutions deviennent stables et imperson­ nelles. NWW classent les sociétés en deux grandes catégories: les ordres d'accès limités ou États naturels (eux-mêmes subdivisés en ordres d'accès limités fragiles, basiques et matures) et les ordres d'accès ouverts. Dans ce qui suit, nous utiliserons les termes d'État naturel et de démocratie par souci de simplification. Les États naturels sont caractérisés par l'absence de concurrence politique et économique institutionnalisée (la loi du plus fort prime sur les règles), la personnalisation des relations (les engage­ ments sont liés à l'individu et ne peuvent lui survivre) et le contrôle épar­ pillé de la violence (menaces permanentes entre groupes). Les consé­ quences en sont la faible capacité à produire des biens publics et la fragi­ lité de J'État. Les démocraties sont, quant à elles, caractérisées par l'insti­ tutionnalisation de la concurrence politique et économique (transformation des anciens privilèges élitaires en droits), l'impersonnalisation des rela- 272 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'MITRE tions (il devient possible de s'engager sur le long terme) et le contrôle centralisé de la violence (sécurité relative de tous). Les conséquences en sont l'abondance de biens publics et la résilience de l'État. NWW se posent la question du passage d'un État naturel vers une démocratie et ne trouvent qu'un début de réponse. En puisant dans l'his­ toire de l'Occident, ils identifient deux phases dans ce passage: une première phase qu'ils appellent conditions liminaires (ou conditions de transition, doorstep conditions) et qu'ils qualifient de conditions néces­ saires mais pas suffisantes, et une deuxième phase qu'ils appellent transi­ tion proprement dite. Les conditions liminaires sont l'État de droit pour les élites, l'impersonnalité des organisations et la centralisation du contrôle sur l'année (c'est-à-dire sur la violence). Pour ce qui est de la transition proprement dite, ils ont plus de difficulté à en identifier les causes et se contentent de faire une revue critique des autres théories: structuration de l'État imposée par les guerres prolongées et la technologie", pression de la masse populaire, etc. en s'appuyant sur la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis comme exemples de pays qui ont réussi le passage. En chemin, ils font un va-et-vient permanent entre causes et effets autour des mêmes conditions liminaires, comme s'ils pressentaient un phénomène de cercle vertueux sans arriver à l'exprimer explicitement. En l'absence d'un modèle clair qui explique la transition, le modèle de NWW est donc essen­ tiellement statique et descriptif. Par ailleurs, ils le qualifient eux-mêmes de cadre conceptuel, c'est-à-dire une base de départ à partir de laquelle ils appellent à des modélisations ultérieures plus poussées.

Le cynisme de l'autocrate bienveillant

C'est ici qu'interviennent les travaux de Bueno de Mesquita, Smith, Siverson et Morrow qui proposent un modèle permettant d'éclairer d'une lumière différente la dynamique de passage. Leur ouvrage de 2003, The Logic of Political Survival, est une tentative pour modéliser les méca-

16. Dans cette revue critique NWW réfutent une première hypothèse qui stipule que ce sont les guerres prolongées en Europe qui ont stimulé la centralisation de la violence (Bates, Parker et Tilly), et par là la transition vers l'OAO. NWW pensent plutôt que c'est la transition vers les organisations impersonnelles et pérennes qui a fait émerger J'Europe. Pour eux, ce sont les problèmes politiques internes, et non la guerre, qui ont conduit à ces réformes (comme la guerre civile et la glorieuse révolution en Angleterre). Ils pensent que c'est parce que les historiens se sont trop focalisés sur la période du xvr' siècle au xvnr' siècle européens où les États-nations ont émergé et les puissances militaires se sont considérablement développées (on arrive au seuil de la transition) qu'on oublie les raisons véritables de la transition qui a eu lieu au XIXC siècle. Ils pensent que ce biais est en partie dû au fait que la Grande-Bretagne a passé son apogée et que les historiens économiques n'ont pas cherché des explications au-delà du début du XIX· siècle. Ils font remarquer qu'en 1800, les élites elles-mêmes ne jouissaient pas de droits égaux, bien que dans les deux décennies précédentes, on ait déjà formulé des principes égalitaires qui étaient donc seulement au stade des bonnes intentions. ORDRE POLITIQUE... 273 nismes de maintien (ou d'accès) au pouvoir. Leur postulat de base est que le leader(que nous appellerons le prince ici) veut se maintenir au pouvoir, ou qu'un prétendant veut y accéder à sa place, et que dans la mesure où personne ne gouverne seul, le prince doit tenir compte de trois groupes d'appui imbriqués, du plus important au plus insignifiant pour sa survie: les « Essentiels» (ou « winning coalition », terme similaire à celui utilisé par NWW), les «Influents» et les «Interchangeables ». Selon leur théorie, il faut et il suffit d'acheter en permanence la loyauté des Essen­ tiels pour se maintenir, ou de manière équivalente il faut gagner leur adhé­ sion pour prendre la place du prince. Moins les Essentiels sont nombreux, plus il est facile car moins coûteux de les entretenir. Les Influents sont ceux qui ne sont pas nécessairement indispensables pour se maintenir au pouvoir, mais dont les voix comptent. La seule utilité des Influents est de réduire le pouvoir des Essentiels. Ils servent en effet à maintenir les Essen­ tiels sous la menace permanente d'être remplacés. Pour cela le prince doit se ménager un réservoir d'Influents suffisamment large dans lequel il peut puiser ou menacer de puiser pour que les Essentiels aient peur de perdre leurs positions. Les Interchangeables quant à eux ne comptent absolument pas pour le maintien au pouvoir et le prince peut les ignorer. Un autre élément essentiel du modèle de BSSM est les ressources. Celles-ci servent à acheter les loyautés et sont de trois types: la taxation de l'activité écono­ mique, les ressources naturelles et l'aide extérieure. Si l'aide extérieure est prédominante, le prince n'aura aucun effort à faire car l'argent est facile. Sinon, si les ressources naturelles existent, exploiter leur rente jusqu'à épuisement est ce qui demande le moins d'effort. Enfin, en l'ab­ sence de ces deux types de ressources « gratuites », le prince sera bien obligé de développer la taxation. Le développement de la taxation néces­ site de mettre en place un environnement favorable à l'entreprise, et par conséquent favorable aussi à l'éducation et la santé des forces de travail; autrement dit favorable aux moins favorisés, les Interchangeables. Les Interchangeables dont le niveau de vie aura augmenté seront plus libres « dans leurs têtes », auront plus de velléités à se faire entendre, et c'est ainsi qu'ils viendront alimenter naturellement les rangs des Influents et des Essentiels. Progressivement il devient impossible pour le prince de récompenser individuellement un trop grand nombre de fidèles afin de garder leur loyauté et leur faveur'". Il arrive donc un moment où il est obligé de poursuivre ce qu'il présentera d'ailleurs opportunément comme l'intérêt général. Parmi ces bienfaits collectifs, il y aura non seulement les biens publics matériels (infrastructures, sécurité, justice, administration, etc.), mais aussi des biens publics immatériels: libertés individuelles, élections, séparation des pouvoirs, décentralisation, etc.

17. Il est intéressant de faire le parallèle avec les notions d'« elite clientelisrn » et de « mass clientelism » chez Van de Walle (200?). Il décrit deux systèmes respectivement rencontrés dans les États pauvres et autoritaires, et dans les États ayant plus de ressources, y compris les démocraties occidentales. À la différence de BSSM, Van de Walle ne va toutefois pas jusqu'à suggérer une transition entre les deux. 274 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Au final, la politique du prince sera d'ajuster en permanence la balance entre les bénéfices privés et les biens publics en fonction des besoins de ses Essentiels. Si après avoir satisfait les Essentiels d'une manière ou d'une autre il lui reste des ressources en excédent, alors le prince se les attribuera ou, cas exceptionnel, les utilisera à bon escient, c'est-à-dire en les allouant aux biens publics; mais en tout cas, le prince est sûr de survivre. Si inversement, les ressources qui lui restent sont négatives c'est-à-dire qu'il n'arrive pas ou plus à satisfaire les demandes des Essen­ tiels, alors il est sûr de tomber. On notera que le prince « bienveillant» d'un pays pauvre qui voit dans tout ceci un cercle vertueux et qui pense pouvoir l'amorcer, ne peut malgré tout choisir de refuser d'emblée l'aide extérieure ou l'exploitation des rentes naturelles. En effet, non seulement il lui manquera des ressources sans qu'il ait préalablement développé un substitut, mais de plus il émergera très rapidement un concurrent politique pour promettre ces ressources gratuites -l'aide étrangère et les ressources naturelles - aux Essentiels et mettre le prince hors-jeu. Par ailleurs, même s'il réussit d'une manière ou d'une autre à amorcer le décollage, il ne sera pour autant pas récompensé personnellement, bien au contraire: les aléas des élections de plus en plus démocratiques et les contre-pouvoirs qu'il aura lui-même instauré risqueront de l'emporter prématurément, incapable qu'il est de satisfaire un nombre toujours plus grand d'appuis via des bien­ faits de plus en plus indirects.

Un éclairage indirect sur l'évolution des contrats sociaux

Voilà deux modèles qui éclairent chacun sous une lumière différente le fonctionnement politique des sociétés humaines. Les deux ont en commun de constater que le corps politique n'est pas homogène, ce qui est consi­ déré comme une donnée dans le contractualisme classique. Partant de là, les deux pressentent que la clé de l' « avancement» est l'élargissement des privilèges des groupes élitaires au plus grand nombre, ou pour faire le lien avec les théories classiques, l'inclusion des corps politiques périphériques dans le contrat social. Cette inclusion est modélisée comme un bascule­ ment plus ou moins franc" chez NWW avec un seuil - les conditions liminaires - qui le rend possible. À ce seuil, NWW constatent l'éclosion d'une démocratie, mais une démocratie entre-soi, pour les élites, qui a du mal à se propager à l'ensemble de la société, et sans que NWW ne s'ex­ pliquent pourquoi. Pour BSSM, l'inclusion est un processus continu, étant un arbitrage permanent entre les bénéfices privés et les biens publics. Cette continuité fait que BSSM ne butent pas sur les conditions liminaires comme le font NWW et leur modèle est mieux à même - du moins à notre sens - d'expliquer la transition (ou l'absence de transition) vers la démo­ cratie. En effet, lorsque NWW parlent de conditions liminaires (état de

18. Passage de l'OALlÉtat naturel à l'OAOlDémocratie. ORDRE POLITIQUE... 275 droit pour les élites, organisations impersonnelles, contrôle centralisé de la violence), BSSM les traduisent simplement par plus de biens publics sous forme de sécurité au sens large: des règles du jeu prévisibles, la possibilité d'entreprendre économiquement et politiquement un minimum de sécurité physique; le tout mis en œuvre par des mécanismes institu­ tionnels adaptés au contexte du moment. En termes de groupes et de ressources, les conditions liminaires, c'est-à-dire une quasi-démocratisa­ tion, ne sont pour BSSM qu'une situation dans laquelle les Essentiels sont proches d'un point d'équilibre relativement à leur taille (suffisamment large) et des ressources à distri buer (pas assez pour des récompenses indi­ viduelles), et seront gagnants quel que soit le choix du prince. Ceux-ci peuvent constater que finalement la somme des bénéfices privés en dimi­ nution et des biens publics en augmentation qu'ils reçoivent les arrangent et ils seront en faveur de l'élargissement. Ou bien ils prennent peur et concluent que les ressources insuffisantes doivent autant que possible être distribuées discrétionnairement, quitte à diminuer le nombre d'Essentiels (purge). Dans le modèle de BSSM, tout le jeu du prince éclairé est d'amener progressivement la société au seuil que nous venons de décrire, de sorte que la transition soit consentie ou du moins non-violente. Pour y arriver il aura augmenté progressivement la taille des Essentiels, lesquels s'alimen­ tent par les Influents qui s'alimentent à leur tour par les Interchangeables. Pour ce faire, il aura modifié la structure des ressources pour que ceux-ci contribuent à faire des Interchangeables des corps politiques qui ne peuvent être ignorés c'est-à-dire des Influents et des Essentiels. Le levier procuré par le profil des ressources est subtil et évident à la fois: que ces ressources soient faciles comme l'aide ou les ressources naturelles et leur redistribution équitable sera aléatoire car dépendant uniquement de la bonne volonté du prince (et des pressions qu'il reçoit). Que ces ressources nécessitent un effort conscient, telle que la taxation, et le prince devra « investir» dans ses « moyens de production» en leur fournissant éduca­ tion, santé, libertés, etc. Au-delà de la comparaison entre modèle descriptif donc statique de NWW et modèle explicatif et dynamique de BSSM, l'intérêt de la confrontation - ou plutôt de la conciliation - entre les deux modèles va plus loin pour notre propos: celui de suggérer la nécessaire adaptation des institutions à la situation d'un État. D'une part, le cadre proposé par NWW implique une préférence implicite pour la démocratie mais la relativise en décrivant le fonctionnement des institutions en fonction des stades d'évo­ lution des États; pour eux «le fonctionnement des sociétés du Sud ne relève pas de pathologies, mais bien de la marche normale des sociétés depuis dix mille ans» (Meisel et Ould Aoudia, 2010). D'autre part, la théorie proposée par BSSM accepte la nature humaine dans la droite ligne de Hobbes, et modélise son cynisme dans la tradition machiavélienne, pour expliquer à quel stade une société se situe et quelle pourrait être son évolution en fonction des moyens disponibles (ressources et leurs types), 276 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE des contraintes existantes (tailles et besoins des groupes élitaires) et des choix du prince (distribution entre biens publics et bénéfices privés). Dans ces choix du prince, les arrangements institutionnels ne sont alors que des mécanismes de mise en œuvre de la redistribution des ressources; et en ce sens, ils ne sont que la traduction concrète des rapports de force au sein d'une société!". Que cette société ait une base suffisamment large d'In­ fluents et d'Essentiels, c'est-à-dire de citoyens éduqués et prospères, et les institutions ne peuvent être que démocratiques au sens des institutions occidentales modernes. Que cette société ait un faible nombre d'Essen­ tiels, c'est-à-dire une majorité de la population non-instruite et pauvre, et il est vain de vouloir lui transposer des institutions qui ne seront que des caricatures détournées de leurs objets: élections truquées, élus achetés, exécutif faible, judiciaire gangréné et quatrième pouvoir qui n'en est pas un car aux mains de baronnies.

Entre biens privés et biens publics: le cas malgache

Dans un programme de recherche conjoint entre l'Agence Française de Développement et l'Institut de la Banque mondiale, Madagascar était classé dans la catégorie des États naturels fragiles", un sous-ensemble des États naturels chez NWW. Cette catégorie est caractérisée par une perte du contrôle de la violence par l'État, des organisations fragiles et peu diversifiées et une faible capacité de l'État à assurer une offre de biens publics. Suivant ces critères, Madagascar aura été un État fragile pendant une bonne partie de son histoire récente et jusqu'à aujourd'hui; les crises de 1972, 1991,2002 et 2009 en étant des manifestations mais aussi des causes aggravantes. Pendant toute cette période pourtant, le pays s'est attribué des institutions calquées sur celles des démocraties occidentales, susceptibles de fonctionner uniquement dans des États qui ont atteint l'Ordre d'Accès Ouvert. Si l'on se réfère maintenant au modèle de BSSM, aucune étude n'existe pour situer Madagascar par rapport à celui-ci, mais il est possible de faire quelques hypothèses pour tenter de situer le pays sur une carte politique. Les paramètres à prendre en compte sont d'une part les tailles des trois groupes sociaux que sont les Essentiels, les Influents et les Interchangea­ bles, et d'autre part la quantité de ressources disponibles et leur nature. Les Essentiels étant ceux qui sont capables de faire et de défaire les régimes; faisons l'hypothèse malgache qu'ils sont au nombre d'une centaine, comprenant des barons économiques de l'ombre, des chefs mili-

19. Ce qui est l'inverse de ce que disent Acemoglu et Robinson (2006 et 2012) pour qui les institutions sont la cause et non pas l'effet. 20. Classification de 2011 dans «Institutions, Gouvernance et Croissance à long terme », programme de recherche de l'Agence Française de Développement, menée conjointement avec « In the Shadow of Violence », un programme du World Bank Institute. ORDRE POLITIQUE... 277 taires et quelques figures politiques. Les Influents sont tous ceux qui pèsent d'une certaine manière dans la société, mais qui ne sont pas capa­ bles à eux seuls de changer le cours de 1'histoire; faisons cette fois-ci l'hypothèse qu'ils sont au nombre d'un millier ou moins, incluant les parlementaires et assimilés", les chefs religieux, quelques personnalités ou associations influentes de la société civile et du monde des affaires. Les Interchangeables sont l'ensemble de la population, estimée à 25 millions, qui, quoique théoriquement capables de s'exprimer pour 8 millions d'entre eux à travers leurs votes, n'en sont pas moins quasi­ négligeables pour le prince par le jeu des élections truquées. Pour ce qui est des ressources, Madagascar prévoyait dans sa loi de finances 2015 quelque 8,5 milliards d'euros de richesses produites (PIB) tandis que l'État évaluait ses dépenses totales pour la même année à 1,44 milliards d'euros - ce qui, rapporté au nombre d'habitants, fait de Madagascar l'un des pays ayant les dépenses publiques les plus faibles au monde (voir Naudet et Rua, chapitre 3 dans cet ouvrage). Pour couvrir ces dépenses, l'État prévoyait de ponctionner la richesse produite à hauteur d'environ 12,5%, soit 1,06 milliards d'euros de taxation, couvrant 74% du budget. Il restait donc à trouver 380 millions d'euros pour couvrir les dépenses. Ce manque devait être comblé par 110millions d'euros d'emprunts locaux auprès des banques et des investisseurs (8 % du budget) et par 270 millions d'euros de dons et prêts extérieurs (18 % du budget)". Avec ces données, il nous est possible de faire l'exercice type du modèle de BSSM. D'un côté, en moyenne chaque citoyen produit 340 euros de richesse et sur cette richesse il doit payer 43 euros à l'État pour contribuer à son fonctionne­ ment. De l'autre, l'État dispose d'un « gâteau» de 1,44 milliards d'euros sur lequel il doit réserver 490 millions d'euros pour la solde de ses agents. En forçant les traits pour les besoins de la démonstration, l'État dispose donc de quelque 950 millions d'euros qu'il peut allouer discrétionnaire­ ment aux Essentiels, au titre du fonctionnement hors-solde et des investis­ sements. À supposer une «bonne gouvernance» relative, faisons l'hypo­ thèse que les 270 millions d'euros correspondant aux dons et prêts pour les projets et programmes sont alloués de façon essentiellement compéti­ tive, c'est-à-dire qu'ils ne peuvent pas servir à acheter des loyautés de façon directe. Il resterait alors à l'État 680 millions d'euros partageables discrétionnairement. Rapporté à la centaine d'Essentiels, cela rapporterait à chaque membre de la coalition quelque 6,8 millions d'euros; rapporté par extension aux Influents (qui inclut les Essentiels), cela rapporterait à chacun 680000 euros. La question que posent alors BSSM est: pour

21. Les groupes délibératifs ou consultatifs élus ou désignés tels que le CSR (Conseil Supérieur de la Révolution) et le CMD (Comité Militaire pour le Développement) lors de la Ile République: la HAE (Haute Autorité de l'État) et le CRES (Conseil pour le Redres­ sement Economique et Social) en 1991; le cr (Congrès de la Transition), CST (Conseil Supérieur de la Transition), CMDN (Comité Militaire pour la Défense Nationale), RM (Raiamandreny Mijoro) et CRM (Conseil de Réconciliation Malagasy ou FFM) en 2009. 22. Loi de finances 2015, Direction de la Programmation et du Cadrage Budgétaire. 278 MADAGASCAR,D'UNE CRISE L'AUTRE

680000 à 6,8 millions d'euros reçus à titre privé, combien, parmi l'élite, sont prêts à se salir les mains? Si chacun apportera sa propre réponse à cette question, ce qui est inté­ ressant de noter ce sont les calculs que font les auteurs pour d'autres pays en faisant le même cheminement. Comparant la Turquie et l'Iran - deux pays musulmans de taille comparable en population comme en économie, Bueno de Mesquita et al. arrivent à la conclusion que les Essentiels iraniens pourraient toucher en moyenne 50000$ avec une taille de coali­ tion gagnante de 100000 personnes (incluant le corps religieux et les gardiens de la révolution), tandis que les Essentiels turcs ne toucheront que 250$ avec une coalition de 20 millions de personnes (représentant les votants effectifs dans le cadre d'une démocratie élective reconnue - raison pour laquelle ils comptent parmi les Essentiels et pas seulement parmi les Influents - et une population de 75 millions). Comparé à ces deux exem­ ples, le cas de Madagascar est plus extrême que celui de l'Iran. D'après le modèle de BSSM, la situation malgache est celle d'un prince dont la survie dépend d'un petit nombre d'Essentiels et d'Influents et qui n'a aucune incitation rationnelle à faire le « bien ». Même si le nombre d'Es­ sentiels avait été estimé à 500, la situation aurait été la même avec chaque Essentiel espérant gagner 1360000 euros; et elle ne s'arrange pas avec la capacité de l'État à encourager ou protéger l'accaparation de ressources additionnelles que sont les ressources naturelles: le bois, l'or, les pierres précieuses, ou encore d'autres ressources minières. Que ce soit donc via la grille d'analyse de NWW ou celle de BSSM, Madagascar est loin d'une situation viable pour la démocratie. Pour NWW, le pays est un État naturel fragile, attendant de franchir plusieurs étapes avant d'être au seuil d'une société ouverte. Pour BSSM il répond aux critères d'une autocratie ou d'une dictature, requérant une augmenta­ tion considérable de la taille de sa coalition gagnante avant de pouvoir fonctionner comme une société ouverte. Les deux modèles suggèrent qu'on ne peut pas décréter la démocratie sur une société qui n'est pas prête, tout en suggérant que l'atteinte de ce mode de fonctionnement est souhaitable. Autrement dit, on ne peut pasfaire la démocratie en commen­ çant par la démocratie.

Conclusion

Que faire alors? Dans « Kicking Away the Ladder: Development Stra­ tegy in Historical Perspective », Ha-Joon Chang (2002) passe en revue les facteurs qui, au cours des siècles passés, ont fait le succès des économies occidentales et qui leur ont permis de dominer le reste du monde. Il y démontre avec données et faits historiques, que les grands principes que sont la démocratie et le libéralisme, dispensés aux pays non-développés, ORDREPOLITIQUE... 279 sont l'exact opposé de ce que ces pays se sont appliqués à eux-mêmes pour se développer: une démocratie hésitante aux États-Unis jusqu'à tard dans les années soixante (lutte pour les droits civiques), un libéralisme à géométrie variable au Royaume-Uni à l'aube de la révolution industrielle (classe terrienne contre industries), la protection sociale apparue sur le tard en Europe et pas toujours pour des raisons philanthropiques (produc­ tivité et prestige de l'empire britannique). Sans prétendre esquisser une solution, cet article voudrait susciter des pistes de réflexion: et si la construction d'un État fort, indépendamment des préoccupations démocratiques, était un préalable? Une telle proposi­ tion va à l'encontre de l'instinct du public occidental moderne et des élites mondialisées qui rejettent la toute puissance du Léviathan, mais elle s'ins­ crit par contre dans la ligne de North, Wallis et Weingast qui en font impli­ citement une mesure de l' « avancement» d'une société (État fonctionnel, violence maîtrisée), et même dans celle de Bueno de Mesquita et al. qui, en suggérant la voie difficile de la taxation, suggèrent implicitement un appareil étatique conséquent. Un État fort comme condition liminaire, pour emprunter le terme de NWW, semble avoir été démontré par plusieurs pays, rien qu'au cours du dernier siècle: par la Turquie, « homme malade de l'Europe» il y a seulement un siècle et qui a été transformé par la volonté d'un seul homme (Kinross, 2(01); par la Corée du Sud dont le zèle étatique en matière industrielle et la poigne de fer d'hier profitent aux générations d'aujourd'hui (Kim et Vogel, 2011); par un Singapour à l'autoritarisme décomplexé et au paternalisme assumé qui est « passé du tiers au premier monde» en l'espace de trente petites années (Lee, 1998­ 2000); ou encore par la Chine qui malgré les errements des années 1960 et 1970 s'est spectaculairement rattrapée (Vogel, 2011). Sur un autre plan, et pour en revenir à la recherche d'articulation entre les trois théories et modèles politiques: et si prenant acte de la stratification de Bueno de Mesquita et al., il était reconnu la nécessité de distinguer les « Essen­ tiels », les « Influents» et les « Interchangeables» en tant que corps poli­ tiques distincts? Cela aurait le mérite de reconnaître la coexistence de plusieurs sources de contrats sociaux dans une même société: la volonté d'entre-soi des puissants, la préoccupation sécuritaire et alimentaire des plus pauvres, et entre les deux, le désir de liberté et le désir de se faire entendre de la classe moyenne. Une telle distinction - certes dérangeante mais difficile à ignorer, serait le premier pas vers l'acceptation d'institu­ tions sur mesure qui soient le reflet de la société avec toute sa complexité, et d'éviter ainsi de lui faire revêtir une camisole unique. 280 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

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12 , Etat d'exception et péripéties de l'Etat de droit

La dynamique des crises politico-constitutionnelles à Madagascar

Tsiory RAZAFINDRABE

« Bien qu'un usage temporaire et contrôlé des pleins pouvoirs soit théoriquement compatible avec les constitutions démocratiques, un exercice systématique et régulier de l'Institution conduit nécessaire­ ment à la liquidation de la démocratie» (Herbert Tingsten, 1934).

Les théories contemporaines relatives à l'État de droit soutiennent généralement que celui-ci a pour impératif de perdurer. C'est dans la fina­ lité de défendre cette raison impérieuse de perpétuité que, selon Carl Schmitt (1988)1, « dans les cas d'exception, l'Etat suspend le droit en vertu d'un droit d'autoconservation ». C'est là une problématique qu'il est important d'analyser pour Madagascar. En théorie, quand une situation exceptionnelle engendre des défis que l'on ne peut relever par les méca­ nismes ordinaires, l'État dispose généralement de procédés extraordinaires permettant d'opérer un retour aux conditions normales d'exercice du pouvoir. En pareille situation, sont parfois admises des règles atténuant la séparation des pouvoirs et la protection des libertés publiques et indivi­ duelles. À ce propos, Rousseau (2013) estimait que: « Si le péril est tel que l'appareil des lois soit un obstacle 1...J. alors on nomme un chef suprême qui fasse taire toutes les lois et suspende un moment l'autorité souveraine; 1... J il est évident que la première intention du peuple est que l'État ne périsse pas ». La mise en place de l'état d'exception semble alors être perçue par une grande partie de la doctrine, en science politique et en

1. Nous ne retiendrons ici que la pensée intacte sur l'état d'exception fournie par Carl Schmitt, auteur contesté et contestable en raison de son adhésion au national-socia­ lisme. 284 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE droit, comme une violence nécessaire dont l'objectif serait de préserver l'État. Même si le mécanisme de l'état d'exception est contraignant, en ce sens où il porte atteinte à la séparation des pouvoirs et à la préservation des droits fondamentaux, le rétablissement de l'État de droit en serait la finalité ultime. En d'autres termes, il est attendu que l'autorité disposant des pouvoirs exceptionnels, généralement le pouvoir exécutif, très souvent le président de la République dans les régimes « présidentialistes » contemporains, puisse disposer des prérogatives fortement concentrées pour pouvoir domestiquer les entités périphériques qui menacent l'autorité centrale en temps de crise, c'est-à-dire qu'il puisse disposer pleinement de ce que Max Weber appelait le «monopole étatique de la violence légitime» (Weber, 1959). Cependant, l'état d'exception devrait, selon les cas, répondre à plusieurs conditions. En premier lieu, les circonstances déclen­ chant son utilisation doivent répondre effectivement à une « anormalité », la qualification de la menace doit donc être avérée. En second lieu, l'unique fin supérieure censée légitimer son utilisation doit correspondre à la pérennisation ou à la restauration de l'État de droit. Il se dégage, par conséquent, une relation de proportionnalité évidente entre les fins et les moyens. En théorie, l'état d'exception constitue un véritable moyen constitu­ tionnel destiné à préserver la démocratie. Pourtant, l'extension des pouvoirs de crise qui résulte des révisions constitutionnelles successives interpelle sur les finalités de l'état d'exception tel qu'il s'applique à Mada­ gascar. De même, l'usage régulier, voire systématique, des dispositions d'exception lors des crises malgaches, indépendamment de leur portée, de leur nature ou de leur degré, laisse penser que le recours à l'état d'excep­ tion pourrait n'être qu'un instrument dont dispose le dirigeant pour essayer de se maintenir au pouvoir. Dès lors, si l'étude de l'état d'exception à Madagascar peut susciter l'intérêt à plus d'un titre, il convient, dans un premier temps, de revenir sur ce concept avant de mettre en regard le cas malgache avec d'autres cas d'études. Dans un deuxième temps, l'analyse des pratiques juridiques et politiques malgaches pourra contribuer à une meilleure compréhension des constantes et des variables de l'état d'exception à Madagascar.

Les concepts d'état d'exception et de pouvoirs de crise: approche comparatiste

Afin de mieux saisir l'état d'exception à Madagascar depuis l'indépen­ dance du pays, il convient de revenir sur le concept même d'état d'excep­ tion. Les traditions juridique et historique ont largement admis qu'une crise qui, par son intensité et par son caractère imprévu, est de nature à mettre en ÉTAT D'EXCEPTION ET PÉRIPÉTIES DE L'ÉTATDE DROIT 285 péril 1'État de droit, exigeait des mécanismes de gestion exceptionnels pour y remédier. Ainsi, l'état d'exception peut être compris comme « une situa­ tion dans laquelle, en invoquant l'existence de circonstances exception­ nelles particulièrement dramatiques et la nécessité d'y faire face - on songe par exemple à une catastrophe naturelle, une guerre, une insurrection, des actes terroristes ou une épidémie, on suspend provisoirement l'application des règles qui régissent ordinairement l'organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics et l'on en applique d'autres, évidemment moins libé­ rales, qui conduisent à une plus grande concentration du pouvoir et à des restrictions aux droits fondamentaux» (Troper, in Théodorou, 2(07). C'est l'autorité souveraine qui a la faculté de « décider de» ce qui est excep­ tionnel et de « décider pendant» la situation exceptionnelle. La diversité des situations exceptionnelles mérite une attention parti­ culière. En effet, si les périls ayant justifié le recours à l'état d'exception à Madagascar sont principalement, voire toujours, de nature politique et ont trait à des enjeux de pouvoir, il faut souligner que dans d'autres pays du monde, des menaces de natures différentes ont pu justifier l'état d'ex­ ception (terrorisme en Tunisie et en France, catastrophes nucléaires au Japon ...). Mais l'état d'exception est surtout une notion dont le champ discipli­ naire reste assez flou. C'est un concept qui pourrait appartenir à la fois au domaine de la science politique, du droit et de la philosophie. Par ailleurs, face à la multiplicité des menaces auxquelles l'État de droit se trouve confronté de nos jours, il n'est pas toujours aisé de distinguer le « normal» de 1'« exceptionnel», à tel point que certains auteurs affirment que l'ex­ ception serait devenue la règle dans certains États. C'est ce qu'illustre, par exemple, Marie-Laure Basilien-Gainche (2001) à travers l'étude du cas colombien.

L'état d'exception: une notion aux contours disciplinaires imprécis

La doctrine nous offre plusieurs interprétations de l'état d'exception (Rossiter, 1948; Schmitt, 2000; Saint-Bonnet, 2(01), selon qu'on consi­ dère ce concept comme relevant du système juridique ou comme un phénomène extrajuridique. L'étude du concept de «nécessité» est ici fondamentale car elle contribue à la définition du champ disciplinaire de l'état d'exception. Le principe de « necessitas legem non habet» a été interprété de deux manières différentes. Cette expression pouvait, d'une part, être traduite par « nécessité n'a pas de loi» et, d'autre part, par « nécessité crée sa propre loi ». Il ne faut pas penser ici que la nécessité a pour objectif de rendre licite l'illicite, mais plutôt qu'elle justifie une transgression exceptionnelle dans un cas précis. Ainsi donc, « la théorie de la nécessité n'est ici rien d'autre qu'une théorie de l'exception idispen­ satio), en vertu de laquelle un cas singulier est soustrait à l'obligation de l'observation de la loi. Selon ce point de vue, la nécessité n'est pas une 286 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE source de loi et ne suspend pas non plus au sens propre la loi: elle se limite à soustraire un cas singulier à l'application littérale de la norme» (Agamben, 2003). Le caractère obligatoire de la loi disparaît donc dans une situation de nécessité. Par ailleurs, une étude sur l'état d'exception, pour la période post-l960 à Madagascar ou quel qu'en soit le cadre spatio-temporel, ne peut écarter l'analyse schmittienne de la dictature", particulièrement celle du président du Reich d'après l'article 48 de la Constitution de Weimar. La théorie schmittienne de l'état d'exception en Allemagne (Ausnahmezustand) continue de représenter une référence. En effet, en analysant la pensée de Carl Schmitt sur l'état d'exception, notamment dans son ouvrage intitulé La Dictature, puis dans un deuxième ouvrage intitulé Théologie politique, et en écartant d'emblée les considérations sur ses sombres orientations nazies qui ne s'affirmeront que quelques années après ses deux écrits, une meilleure compréhension de la relation qui s'inscrit entre l'état d'exception et l'ordre juridique peut être dégagée: «La situation exceptionnelle est toujours autre chose encore qu'une anarchie et un chaos, et c'est pourquoi, au sens juridique, il subsiste malgré tout toujours un ordre, fût-ce un ordre qui n'est pas de droit» (Schmitt, 1988). La décision (en tant qu'élément déclencheur de l'état d'exception) et la norme (suspendue par celui-ci) constituent deux éléments de cet ordre. Ainsi, «dans l'état d'exception, l'État continue à exister tandis que le droit s'évanouit» (Schmitt, 1988). Plus récemment, Giorgio Agamben, autre figure-phare de la théorie de l'état d'exception, nous suggère une vision selon laquelle cette notion ne saurait appartenir uniquement au domaine du droit, tout en n'étant pas étrangère à celui-ci. Cette difficulté à accorder une définition consensuelle à l'état d'exception contribue certainement à la persistance des dérives politiques résultant de l'usage de cet ordonnancement spécial, à Mada-

2. La notion de dictature a profondément évolué au fil des années. Sa définition par Carl Schmitt ne correspond pas aux définitions que cette notion a pu acquérir dans les analyses récentes. En effet, à l'époque de la République romaine, la dictature était cette institution qui s'appliquait dans un cadre circonstanciel et temporel bien déterminé et avait pour finalité d'affronter une grave crise de caractère inhabituel. Or, ce sens attribué au concept de dictature s'est de plus en plus effacé, au profit d'une autre interprétation. « Dans le droit public moderne, on a coutume de définir comme dictatures les États totali­ taires modernes nés de la crise des démocraties après la Première Guerre mondiale. Ainsi, tant Hitler que Mussolini, tant Franco que Staline sont présentés indifféremment comme des dictateurs. Mais ni Mussolini, ni Hitler ne sauraient être techniquement définis comme tels. Mussolini était le chef du gouvernement, légalement investi de cette charge par le roi, tout comme Hitler était le chancelier du Reich, nommé par son président légitime. Ce qui caractérise le régime fasciste et le régime nazi, c'est, on le sait, qu'ils laissèrent subsister les constitutions en vigueur (respectivement la constitution albertine et la constitution de Weimar), en accompagnant, suivant un paradigme qui a été subtilement défini comme « état dual », la constitution légale d'une seconde structure, souvent juridiquement non formalisée, qui pouvait exister à côté de l'autre grâce à l'état d'exception. Le terme « dictature» est tout à fait inadapté pour rendre compte du point de vue juridique de ces régimes, tout comme du reste la stricte opposition démocratie/dictature est trompeuse pour toute analyse des paradigmes gouvernementaux actuels dominants» (Agamben, 2(03). ÉTAT D'EXCEPI10N Er PÉRIPÉTIES DE L'ÉTAT DE DROIT 287 gascar comme ailleurs. Le philosophe italien qualifie a fortiori l'état d'ex­ ception comme un « no man s land entre le droit public et le fait politique et entre l'ordre juridique et la vie» (Agamben, 2(03). De plus en plus, les juristes semblent manifester un certain intérêt à l'intégration de ce concept de nécessité dans l'ordre juridique, conduisant certains théoriciens comme Romano à le considérer comme source première et originaire de la loi. La nécessité n'a pas de loi, toutefois, elle est créatrice de nouvelles normes. En situation exceptionnelle, « le fait se transforme donc en droit [...] un seuil d'indécidabilité dans lequel factum et jus s'estompent l'un dans l'autre» (Agamben, 2(03). Concernant l'inscription de l'état d'exception dans l'ordre juridique, les théoriciens de l'état d'exception ne sont pas unanimes sur la nécessité de constitutionnaliser l'état d'exception. Cette démarche de constitution­ nalisation des pouvoirs de crise est souvent remise en cause pour plusieurs raisons. D'une part, une législation préalable ne permettrait pas de répondre efficacement à la situation particulière en raison du caractère par définition imprévisible de l'état d'exception. D'autre part, un tel cadre tendrait à fausser la distinction entre l'état normal et l'état extraordinaire, et fournirait ainsi les outils d'une dictature légale permanente. L'utilité de la constitutionnalisation ou de la légalisation de l'état d'exception divise donc les opinions. Carl Schmitt, par exemple, a longtemps critiqué toute forme préalable de régulation constitutionnelle ou légale d'une situation qui, par essence, ne puisse pas être prévue. C'est ainsi que les États ont adopté des orientations et des pratiques séparées concernant la consécra­ tion, ou non, dans la Constitution ou dans le cadre légal de l'état d'excep­ tion. Par exemple, la France ou l'Allemagne ont constitutionnellement consacré des dispositions constitutionnelles relatives à l'état d'exception, tandis que les États-Unis ne les ont pas élaborées. Dans le cas de Mada­ gascar, l'état d'exception s'est inséré très tôt dans le cadre normatif, avant même le processus de décolonialisation. Même entre les pays dans lesquels l'état d'exception est constitution­ nellement prévu, l'ordonnancement juridique n'a pas véritablement la même étendue, ni tout à fait la même substance. Dans ce prolongement, une étude comparative entre le cas de Madagascar et celui du Cap-Vert peut offrir des pistes de réflexion significatives (du Bois de Gaudusson et al., 1997). En effet, ce sont deux pays dans lesquels l'état d'exception se trouve consacré dans la nonne fondamentale. Cependant, une étude comparative de la Constitution malgache révisée de 1992 et la Constitution capverdienne révisée de 1981, toutes deux en vigueur dans les années 1990, nous apprend que le degré de constitutionnalisation diffère considérablement. L'état d'ex­ ception est fortement encadré dans la Constitution du Cap-Vert. Il fait l'objet de vingt-deux articles", touchant à la fois les droits et devoirs des

3. Il s'agit des articles 25, 108, 147, 156, 160, 164, 166, 171, 187, 191,215,270, 277,278,293,294,295,296, 2m, 298, 299, et 315 de la Constitution révisée de la Répu­ blique du Cap-Yertde 1981. 288 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE citoyens, l'exercice et l'organisation du pouvoir politique, ainsi que les garanties de défense et de révision de la Constitution. Ces dispositions constitutionnelles encadrent avec une grande fermeté la motivation et la durée de l'état de siège et de l'état d'urgence, tout en précisant expressé­ ment l'obligation de maintien de certains droits fondamentaux. De même, cette Constitution mentionne l'interdiction de dissolution de l'Assemblée nationale, l'impossibilité de tenue d'opération électorale, ainsi que la pros­ cription des révisions constitutionnelles pendant toute la durée de l'état d'exception. Dans le système politique capverdien, le pouvoir législatif détient un rôle important en situation de crise car c'est l'Assemblée natio­ nale qui autorise ou ratifie la déclaration de l'état d'urgence ou de l'état de siège faite par le président de la République, après une demande motivée de celui-ci et avec la consultation du gouvernement. L'Assemblée nationale dispose aussi de la compétence d'un contrôle a priori et a posteriori de l'application de l'état de siège et de l'état d'urgence. À l'inverse, dans la Constitution malgache révisée de 1992, seuls deux articles sont relatifs à l'état d'exception", Ceux-ci soulignent principalement les prérogatives du président de la République en temps de crise et relèguent au domaine de la loi, texte juridiquement inférieur à la Constitution dans la hiérarchie des normes, les autres aspects liés à la période exceptionnelle. Cette diversité d'interprétations et de pratiques nous amène à nous intéresser aux risques de dérives inhérents à l'état d'exception.

Les risques de dérives liés à l'état d'exception

Les menaces qui peuvent porter atteinte à l'État de droit ont évolué au cours des décennies (menaces internes ou externes, de nature plurielle: économique, militaire, civile, technologique, environnementale, idéolo­ gique... ). Certaines théories contemporaines soutiennent que, «dans une ère où les menaces contre l'État de droit sont multiples et complexes, trans­ nationales ou internes, l'exception, au sens juridique du terme, tendrait à devenir une règle dans les régimes modernes» (Basilien-Gainche, 2013). Néanmoins il faut se demander si, au lieu de constituer un instrument au service du maintien ou de la restauration de la démocratie, l'état d'ex­ ception pourrait se transformer en un mécanisme institutionnel permanent et dangereux qui aurait, au cours de l'histoire, servi les dictatures et favo­ risé l'installation des régimes totalitaires. L'ascension du pourvoir nazi en Allemagne pourrait en être une illustration: «Le premier acte d'Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d'urgence, qui n'a jamais été révoqué. Lorsqu'on s'étonne des crimes qui ont pu être commis impu­ nément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfai­ tement légaux, car le pays était soumis à l'état d'exception et que les libertés individuelles étaient suspendues» (Agamben, 2015).

4. Il s'agit des articles 59 et 82 de la Constitution révisée de la République de Madagascar de 1992. ÉTAT D'EXCEPTION ET PÉRIPÉTIES DE L'ÉTATDE DROIT 289

Par ailleurs, il convient de déterminer si l'application qui est faite de l'état d'exception revêt un caractère préventif ou curatif, s'il a vocation à « prévenir un risque de trouble à l'ordre public », auquel cas le dispositif exceptionnel doit durer jusqu'à la disparition totale du risque de menace, ou à «rétablir un ordre public troublé », et, dans ce cas de figure, l'état d'exception disparaît avec la menace elle-même. L'estimation de ce carac­ tère, préventif ou curatif, n'est cependant pas préalablement explicitée dans le corpus normatif. Les zones d'ombre ou «zones de silence» (Garcia, 2012) de la Constitution laissent ainsi une marge d'interprétation assez large, en fonction de la menace à gérer. Cependant, le caractère préventif attribué à l'état d'exception semble de nos jours devenir une pratique de plus en plus courante. Il s'agirait dès lors de contenir un péril imminent laissant présager une crise qui n'est pas encore survenue. En plus d'être un objet juridique, l'état d'exception est par ailleurs une pratique appartenant au domaine « de la » politique et « du » politique qui l'applique. Ainsi nous appartient-il de transposer ces théories au cas malgache afin d'analyser la manière par laquelle les pouvoirs exceptionnels sont mis en œuvre par l'autorité qui en est la détentrice, et de constater si la fin recher­ chée est le rétablissement de l'ordre constitutionnel ordinaire ou si celle-ci vise un tout autre objectif. Par ailleurs, il importe de mettre en lumière comment l'ordonnancement permis par les dispositions constitutionnelles en matière d'état d'exception rejoint, par conséquent, l'attachement des élites dirigeantes malgaches à donner, à plus d'un titre, un caractère légal aux actions politiques qu'elles entreprennent: révisions constitutionnelles, transfert des pleins pouvoirs ... (Razafindrakoto et al., 2014). Avant d'aborder la question des crises politico-constitutionnelles malgaches, le tableau 1 offre préalablement certaines indications relatives à la terminologie doctrinale de l'état d'exception.

Tableau 1 Lexique de l'état d'exception

Doctrine Terminologie Traduction française

Ausnahmezustand État d'urgence Allemande Notstand Catastrophe/calamité État d'urgence Française État de siège

Anglo- Martial law Loi martiale saxonne Emergency powers Pouvoirs de crise

Fotoam-pahamaizana Situation d'urgence Faha/atsahan 'ny firenena Malgache État de nécessité nationale an-katerena Loi martiale Lalà-miarami/a

Source: élaboration de l'auteure. 290 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Crises politico-constitutionnelles à Madagascar

Après une confrontation des pratiques de l'état d'exception à Mada­ gascar et des applications de ce dispositif dans d'autres États, notre analyse s'attachera également à faire ressortir la véritable spécificité du cas malgache. Depuis 1960, année de l'indépendance, les dispositions relatives à l'état d'exception n'ont pas échappé aux différentes révisions constitutionnelles à Madagascar. C'est à travers ce processus transformatif du texte fondamental que se dégagera une évolution de jure et de facto du recours au concept d'état d'exception.

Révisions constitutionnelles à Madagascar depuis l'indépendance: vers un élargissement des pouvoirs de crise

La question de la rédaction de la norme suprême s'est posée aux constitutionalistes de l'île Rouge à la fin des années 1950, crépuscule de la décolonisation. La première Constitution malgache datant du 29 avril 1959 a été rédigée avant l'indépendance de Madagascar en 1960, mais après le nouveau statut de « République membre de la communauté» qu'acquiert la Grande Île en 1958. La Constitution instaure un régime de type présidentialiste. Le président de la République", (Tsiranana, 1971), à la fois chef de l'État, chef de gouvernement, chef suprême des armées et de l'administration, définit la politique générale de l'Etat et possède l'initiative des lois. Il dispose également du droit de dissolution sur l'Assemblée nationale. On constate en outre que, malgré une prolifération des partis politiques à la fin des années 1950, le Parti Social Démocrate (PSD) fondé par Tsiranana en 1956, domine parmi tous les autres, notamment au sein de l'Assemblée nationale (Cadoux, 1969). Cinq révisions constitutionnelles ont touché cette norme fondamentale (le 28 juin 1960, le 6 juin 1962, le 27 décembre 1962, les 9 et 10 octobre 1970) et concernent essentiellement les pouvoirs du président de la Répu­ blique. L'état d'exception est prévu dans son titre Il, article 12, alinéa 5 et son titre V, article 32, dernier alinéa, en ces termes: «En Conseil des ministres, le président de la République 1... 1peut proclamer, lorsque les circonstances l'exigent, après avis conforme des présidents de l'Assem­ blée nationale et du Sénat, l'état de nécessité nationale qui lui confère les pouvoirs spéciaux dont l'étendue et la durée sont fixées par la loi 1... 1 L'état de siège est décrété par le Conseil des ministres. Sa prolongation au-delà de quinze jours ne sera autorisée que par le Parlement, dans la mesure où il sera possible de le réunir ».

5. Les pouvoirs du président de la République sont régis par le Titre Il, articles 7 à 18 de la Constitution de 1959 (Thébault, 1964). ÉfAT D'EXCEPflON ET PÉRIPÉfIES DE L'ÉfAT DE DROIT 291

La loi constitutionnelle de 1972, soumise au référendum par le général Ramanantsoa le 2 octobre 1972, va suppléer pendant un temps la Consti­ tution et va conférer une légitimité populaire au régime militaire. Mais en juin 1975, cette subrogation cesse par l'Ordonnance N°75-015IDM « portant organisation et fonctionnement des pouvoirs publics pendant toute la durée de l'état de nécessité nationale », promulguée le 13 juin 1975, qui devient la loi fondamentale en vigueur pendant la transition vers la deuxième République (Saura, 2012). Un changement majeur intervient à un moment où, dans un climat international tendu de guerre froide et de remise en cause de l'ordre bipo­ laire du monde, de nombreux États souhaitent explorer d'autres horizons politiques. C'est dans ce contexte que la Charte de la révolution socialiste malgache ou Boky mena est adoptée par référendum le 21 décembre 1975 et devient la Constitution de la ne République malgache. Elle instaure un système de type socialiste, qui ne serait pas une reproduction stricte et fidèle du socialisme de type soviétique, mais plutôt « une voie, propre à Madagascar, de développement non capitaliste» (Mara, 1986). Le prési­ dent de la République, Didier Ratsiraka (Lavrard-Meyer, 2015), dispose de pouvoirs très étendus": outre sa prédominance par rapport aux autres institutions de la République, il est également chef suprême de la Révolu­ tion et président du Conseil suprême de la magistrature. Il dispose du pouvoir réglementaire, de celui de légiférer par voie d'ordonnance dans l'intervalle des sessions parlementaires, peut dissoudre l'Assemblée natio­ nale et en fixer l'ordre du jour. C'est également lui qui détermine la poli­ tique générale de l'État en Conseil suprême de la Révolution, l'organe exécutif de la Ile République. Ce régime à pouvoir exécutif fort est carac­ téristique des régimes présidentialistes (Garcia, 2015). Le Premier ministre ne détient pas de réel pouvoir car l'essentiel des prérogatives est concentré aux mains du président de la République. S'agissant des dispositions constitutionnelles en matière d'état d'ex­ ception, il est intéressant de remarquer que la Constitution de 1975 intro­ duit une certaine mutation. Trois articles régissent désormais l'état d'ex­ ception (l'article 62 dernier alinéa du titre III; l'article 72-V du titre V, et l'article 81 du titre 6 de la Constitution de 1975). Certains passages diffè­ rent de la précédente Constitution. Les motifs de déclenchement de l'état d'exception y sont élargis: « Lorsque les circonstances l'exigent ou, pour la défense de la République Démocratique de Madagascar, l'ordre public et la sécurité de l'État ». De même, le président de la République peut désormais se faire assister par le Premier ministre dans cette tâche. Aupa­ ravant, les « avis conformes» des présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat étaient nécessaires à la proclamation de l'état d'exception. Or, dans la Constitution de la ne République, ce sont l'avis de la Haute Cour

6. Les attributions du président de la République sont énoncées au Titre IV, sous-titre premier, articles 47 à 59 de la Constitution de 1975, lalampanorenan'ny RepobJika Demo­ kratika Malagasy;natonta fanindroany,Antananarivo, Tranopirintim-pirenena, 1980. 292 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Constitutionnelle et celui du président de l'Assemblée Nationale Popu­ laire qui sont requis. La disparition de l'épithète « conforme» laisse supposer que la non-conformité de ces avis par rapport aux positions du président de la République ne pouvait plus constituer un blocage pour la proclamation de l'état d'exception. Par ailleurs, en plus de fixer l'étendue et la durée des pouvoirs spéciaux du président de la République, la loi détermine également les libertés publiques et individuelles qui peuvent faire l'objet d'atteintes. La transition démocratique opérée au début des années 1990 dans une grande partie de l'Afrique, mais également dans d'autres régions du monde, conduit dans un premier temps à une révision de la Constitution malgache, légalisant le multipartisme (du Bois de Gaudusson et al., 1997), puis à l'adoption d'une nouvelle Constitution de type libéral et démocra­ tique, promulguée le 18 septembre 1992. Malgré ce renouveau, le régime demeure très instable. Bien qu'élu au suffrage universel, le président de la République", en la personne d'Albert Zafy (Ravaloson, 1994), ne dispose pas de pouvoir réel puisque c'est le Premier ministre, élu par l'Assemblée nationale, qui définit la politique générale de l'État. C'est également au Premier ministre qu'appartient l'initiative des lois et l'exercice du pouvoir réglementaire. Contrairement aux deux précédentes Républiques, on assiste ici à une inversion concernant l'étendue des pouvoirs du président de la République et ceux du Premier ministre. C'est à ce déséquilibre qu'il faut attribuer la fragilisation de l'institution présidentielle qui ne dispose ici que d'une marge de manœuvre très restreinte dans l'exécution de ses fonctions puisqu'elle n'est pas assurée de recevoir le soutien nécessaire au sein de l'Assemblée nationale, soutien fortement tributaire des alliances changeantes. Ces changements d'alliance peuvent, du reste, paraître symptomatiques de la culture politique malgache post-1960 (voir Cécile Lavrard-Meyer, chapitre 8 dans cet ouvrage). Néanmoins, la Constitution de 1992 ne restreint pas les pouvoirs du président de la République en temps exceptionnel. En effet, les pouvoirs de crises reviennent intégralement au président de la République (comme c'était le cas dans la Constitution de 1959), sans possibilité d'assistance du Premier ministre (possibilité mentionnée dans la Constitution de 1975). L'état d'exception relève de l'article 59 du titre IY et de l'article 82 YI et YII de la Constitution de 1992. Plus précisément, les avis conformes des présidents de l'Assemblée nationale, du Sénat et de la Cour Constitution­ nelle sont indispensables au déclenchement de l'état d'exception et au-delà de quinze jours, il est mentionné dans le texte constitutionnel que le Parlement dispose de la capacité d'autoriser la prolongation de l'état de nécessité nationale.

7. Les pouvoirs du président de la République sont stipulés au Titre IV, sous-titre premier, articles 44 à 60 de la Constitution de 1992, Lalampanorenan 'ny Repoblikan 'i Madagasikara, Antananari vo, Tranopirintim-pirenena, 1993. BAT D'EXCEPflON Er PÉRIPÉTIES DE L'ÉTATDE DROIT 293

Après la destitution d'Albert Zafy et le retour au pouvoir de Didier Ratsiraka, des révisions constitutionnelles sont adoptées afin d'opérer un retour vers le présidentialisme. L'institution présidentielle redevient prédominante par rapport aux autres institutions de la République", Le président nomme tous les membres du gouvernement et peut mettre fin à leurs fonctions. Il retrouve le droit de dissolution sur l'Assemblée natio­ nale. Ce présidentialisme se distingue cependant par deux particularités: d'une part, le Premier ministre détient symboliquement l'initiative des lois, même si chaque projet de loi nécessite d'être débattu en Conseil des ministres et, d'autre part, le contrôle parlementaire se retrouve affaibli. Les principaux changements concernant l'état d'exception sont mentionnés à l'article 59 du titre III de la Constitution de 1992, révisée par la loi constitutionnelle N°98-00 1du 8 avril 1998 (Journal officiel N°2495). Pour la deuxième fois, Ratsiraka fait disparaître du texte de la Constitution l'adjectif « conforme», en ce qui concerne les avis des présidents de l' As­ semblée nationale, du Sénat et de la Haute Cour constitutionnelle. Le dispositif exceptionnel peut être enclenché selon des motifs élargis: « Lorsque les Institutions de la République, l'indépendance de la Nation, son unité ou l'intégrité de son territoire sont menacées et que le fonction­ nement régulier des pouvoirs publics se trouvent compromis ». De même, le champ spatial de l'état d'exception est explicité. À présent, il peut être proclamé sur tout ou partie du territoire national. Par conséquent, les menaces localisées peuvent désormais faire l'objet d'une gestion au titre de l'état d'exception. De même, pendant la période exceptionnelle, il est indiqué que « le président de la République peut légiférer par voie d'or­ donnance pour des matières qui relèvent du domaine de la loi». Marc Ravalomanana, après une arrivée tumultueuse au pouvoir en 2002 (Vivier, 2013), n'apporte pas de révisions conséquentes à la norme fondamentale au cours de son premier mandat, probablement en raison du soutien populaire dont il semble bénéficier largement en cette période. Au cours de son deuxième mandat, plus précisément en 2007, il organise toutefois un référendum constitutionnel visant entre autre à élargir les pouvoirs du président de la République en situation exceptionnelle. Ainsi, conformément à l'arrêt N°OI-HCC/AR du 27 avril 2007 portant procla­ mation des résultats officiels du référendum du 4 avril 2007 relatif à la révision de la Constitution de 1992, la situation d'exception peut être prolongée au-delà de quinze jours, sur la seule décision du président de la République. En définitive et malgré de nombreuses révisions, la Constitution de 1992 restera en vigueur jusqu'au référendum de 2010 qui marque l'adop­ tion d'une nouvelle Constitution. Cette Constitution est adoptée le Il novembre 2010, au cours du régime transitoire. Elle indique que le

8. Les prérogatives du président de la République sont consacrées au titre III, sous­ titre premier, chapitre I, article 44 à 60 de la Constitution 1992 révisée par la loi constitu­ tionnelle W 98-001 du 8 avril 1998, Journal officiel N°2495. 294 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE président de la République? est le chef de l'État. Il est élu au suffrage universel direct pour un mandat de cinq ans renouvelable une seule fois. Il nomme le Premier ministre, sur proposition de la majorité parlementaire, mais peut également démettre celui-ci de ses fonctions. De même, il nomme les membres du gouvernement sur proposition du Premier ministre et peut mettre fin à leurs fonctions. En plus de contrôler l'action du gouvernement, le président de la République peut prononcer la dissolution de l'Assemblée nationale. Notons qu'inversement, celle-ci dispose, selon l'article 103 de la Constitution de 2010, de la possibilité de mettre en cause la responsabilité du gouvernement par le vote d'une motion de censure!". Une large part des prérogatives du pouvoir exécutif est détenue par le président. Cependant, celui-ci peut décider de déléguer certains de ses pouvoirs au Premier ministre. Concernant l'état d'exception, encadré par l'article 61 du titre III de la Constitution de 2010, le paragraphe sur la possibilité de prolongation de la situation d'exception est éliminé du texte constitutionnel. Paradoxale­ ment, cette suppression amoindrit les contraintes pour prolonger l'état d'exception car la prolongation est reléguée au domaine de la loi, norme juridiquement inférieure à la Constitution. Dans la présente Constitution malgache, l'état d'exception est consigné en ces termes: «Lorsque les Institutions de la République, l'indépendance de la Nation, son unité ou l'intégrité de son territoire sont menacées et que le fonctionnement régu­ lier des pouvoirs publics se trouve compromis, le président de la Répu­ blique peut proclamer, sur tout ou partie du territoire national, la situation d'exception, à savoir l'état d'urgence, l'état de nécessité ou la loi martiale. La décision est prise par le président en Conseil des ministres, après avis des présidents de l'Assemblée nationale, du Sénat et de la Haute Cour constitutionnelle. La proclamation de la situation d'exception confère au président de la République des pouvoirs spéciaux dont l'étendue et la durée sont fixées par une loi organique. Dès la proclamation de l'une des situations d'exception précitées, le président de la République peut légi­ férer par voie d'ordonnance pour des matières qui relèvent du domaine de la loi ». D'une manière générale, on remarque que les révisions du texte de la Constitution ont conduit à un renforcement progressif des pouvoirs de crise. Ainsi convient-il d'observer comment, à quelles occasions et pour quelles finalités ces pouvoirs exceptionnels ont été actionnés.

9. Les prérogatives du président de la Républiques sont mentionnées au titre III, sous-titre premier, chapitre I, articles 45 à 62 de la Constitution de 2010 promulguée par le décret numéro 2010-994, Journal officiel N° 3350. 10. Une tentative de mise en action de cette motion de censure a échoué en 2015. ÉTAT D'EXCEPTION ET PÉRIPÉTIES DE L'ÉTAT DE DROIT 295

Mises en œuvre de l'état d'exception à Madagascar depuis 1960

Paradoxalement, un exécutif fort n'offre pas toujours, de manière auto­ matique, l'assurance d'un régime stable. Cela se confirme dans le cas de Tsiranana car la largesse des prérogatives présidentielles, de même que la prééminence du PSD, n'empêcheront pas le soulèvement populaire de grande ampleur dans les débuts des années 1970. En effet, l'année 1971 connaît de nombreux troubles, initiés par les éleveurs du sud de Mada­ gascar. Le mécontentement gagne ensuite largement les étudiants de l'Université de la capitale, puis les syndicalistes, avant de se généraliser et de paralyser le pays tout entier. Tsiranana va alors se référer aux disposi­ tions constitutionnelles en matière d'état d'exception et déclencher l'état 11 de nécessité nationale le 13 mai 1972 , instaurant notamment un couvre­ feu sur J'étendue du territoire national. Cet épisode marquant symbolise le premier état d'exception formel postindépendance à Madagascar. Mais cinq jours plus tard, le 18 mai, Tsiranana se désinvestit des pleins pouvoirs'? en les transférant au général Ramanantsoa, ouvrant ainsi une période de gouvernance militaire. Dans l'effervescence de la présentation et le projet de légalisation de son programme, ainsi que dans la perspec­ tive de l'organisation d'un référendum, le général Ramanantsoa prend plusieurs ordonnances relatives aux situations d'exception". Remis forte­ ment en cause par les forces politiques en présence, le pouvoir de Rama­ nantsoa se trouve considérablement ébranlé avant qu'il ne décide de nommer le colonel Ratsimandrava à sa succession. L'assassinat de celui-ci le Il février 1975, après seulement six jours de gouvernance, conduit le général Andriamahazo au pouvoir. Une fois à la tête de l'État, Andriama­ hazo ne tarde pas à mettre en application des mesures d'urgence, profon­ dément répressives. En effet, la loi martiale proclamée sur toute l'étendue du territoire national, qualifiée de « loi de la junte »(Saura, 2012) instaure entre autres un couvre-feu nocturne de 19 heures à 6 heures du matin, met en place la censure, suspend toute action des partis politiques, verrouille les frontières maritimes et aériennes de l'île, instaure un tribunal militaire spécial siégeant publiquement et étant chargé de mettre toute la lumière sur l'affaire Ratsimandrava. Cet état d'exception restera appliqué jusqu'en juin 1975.

Il. La durée exceptionnelle de cet état de nécessité nationale, maintenue jusqu'en avril 1975 puis prolongée jusqu'en décembre 1977 mérite un propos à part qui ne peut être réduit ici en quelques lignes. 12. L'expression « pleins pouvoirs» par laquelle on caractérise parfois l'état d'ex­ ception. se réfère à l'extension des pouvoirs gouvernementaux et. en particulier, à l'attri­ bution à l'exécutif du pouvoir de promulguer des décrets ayant force de loi (Agamben, 2(03). 13. Dont l'ordonnance W72-001 du 5 juin 1972 relative à l'état de nécessité natio­ nale, l'ordonnance W72-010 du 18 juillet 1972 portant réglementation particulière de certaines communes urbaines ou rurales en cas de nécessité nationale, l'ordonnance W72-019 du 23 août 1972 relative à l'état de siège et l'ordonnance W72-020 du 27 août 1972 relative à la proclamation de la loi martiale pour le maintien de l'ordre. 296 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

L'adoption par référendum de la Charte de la révolution socialiste malgache marque l'entrée dans la Ile République et plusieurs réminis­ cences et similitudes avec la 1ère République sont à relever: d'une part,le parti politique de la mouvance présidentielle, à savoir l'Avant-garde de la Révolution Malagasy (AREMA), fondé par Didier Ratsiraka en 1976, domine la scène politique; d'autre part, la concentration des pouvoirs au sein d'une seule institution ne garantit pas la pérennité effective du régime. En effet, ce régime sera, à l'instar de celui de Tsiranana, renversé par la rue et par le rassemblement plus ou moins organisé des partis politiques d'opposition qui se sont regroupés en «Forces vives» ou Hery velona. Bien que la gouvernance de Ratsiraka soit fréquemment qualifiée selon certains auteurs de «personnelle» et d'« autoritaire » (Saura, 2012), il faut noter, à la lecture des passages constitutionnels relatifs à l'état d'ex­ ception, que les pouvoirs de crise, généralement concentrés aux mains du président, sont cette fois-ci partagés entre celui-ci et le Premier ministre. En dépit de cette atténuation textuelle, Didier Ratsiraka ne rencontre pas de contrainte particulière pour proclamer l'état de siège dans la sous­ préfecture de Majunga en 1976, pour des raisons d'ordre public, puis l'état d'urgence, vers la fin de son deuxième mandat, pour faire face à l'opposi­ tion des «Forces vives », restreignant la liberté de circulation et la liberté de presse à Antananarivo du 23 juillet au 5 septembre 1991. Albert Zafy accède à la présidence de la Ille République par les urnes en 1993. Malgré la fragilité de son pouvoir, la configuration de l'époque ne lui donne pas l'occasion de faire usage de l'état d'exception puisqu'il est destitué par une motion d'empêchement définitif votée à la majorité des députés!" et confirmée par la Haute Cour constitutionnelle (Décision n° 17-HCC/D3 du 04 septembre 1996). On remarque ici que, contraire­ ment à la 1ère et à la ne Républiques au cours desquelles les présidents ont respectivement invoqué leurs pouvoirs exceptionnels malgré des préroga­ tives pourtant déjà étendues, durant la première partie de la Ille Répu­ blique, le président, qui n'est investi que d'un pouvoir limité en temps ordinaire, n'aura pas recours, en temps de crise, à l'état d'exception et aux mécanismes constitutionnellement consacrés sur la situation d'urgence, l'état de nécessité nationale ou la loi martiale. , ancien Premier ministre sous Albert Zafy, occupe les fonctions de Chef de l'État par intérim, jusqu'à la réélection de Didier Ratsiraka qui remporte le second tour des élections présidentielles en 1997 (Roubaud, 2000). L'état d'exception est à nouveau mobilisé au moment des contestations électorales qui opposent à Didier Ratsiraka à Marc Ravalomanana en 2002 (Razafindrakoto et Roubaud, 2002). Tout d'abord, le 22 février, lorsque le

14. La résolution d'empêchement a été adoptée par 99 voix à l'Assemblée nationale en vertu de l'article 50 de la Constitution de 1992 qui dispose que: « L'empêchement défi­ nitif du président de la République peut être déclaré par la Cour Constitutionnelle saisie par une résolution adoptée à la majorité des deux tiers au moins des députés composant l'Assemblée nationale, pour violation de la Constitution ou pour toute autre cause dûment constatée et prouvée entraînant son incapacité permanente d'exercer ses fonctions ». ÉTAT D'EXCEPTION ET PÉRIPÉTIES DE L'ÉTATDE DROIT 297 président en exercice décrète l'état de nécessité nationale à la suite de la proclamation des résultats du premier tour, ensuite, le 28 février, avec le décret de la loi martiale pour la ville d'Antananarivo, permettant ainsi à l'armée d'assurer le maintien de l'ordre conjointement avec la police, et de suspendre certaines des libertés des citoyens, bien que cette loi ne sera pas tout à fait appliquée dans les faits. À Madagascar, même si la volonté du dirigeant de conserver le pouvoir semble primer sur la préservation de l'État de droit comme finalité de l'état d'exception, l'usage du dispositif exceptionnel dans les expériences malgaches se conclut le plus souvent par une issue paradoxale, celle de l'éviction du chef de J'État. Par conséquent, cela conforte une thèse large­ ment admise selon laquelle « c'est de la dislocation de l'ordre ancien que vont émerger des forces nouvelles» (DeJfour, 2(05). Ainsi, bien que le premier mandat de Marc Ravalomanana semble se dérouler sans crise politico-constitutionnelle majeure, l'état d'exception resurgit en 2009 (Vivier, 2012). Il n'est cependant pas aisé de situer les troubles politiques qui opposent Marc Ravalomanana à Andry Rajoelina en mars 2009 dans le cadre classique de l'état d'exception. En effet, on peut observer une démarche de transfert des pleins pouvoirs, à l'instar de celle de Tsiranana. Cependant, une différence nette se dessine entre ces deux situations: en 1972, l'ordonnance qui régit le transfert de pouvoir de Tsiranana au Directoire militaire est prise dans le cadre de l'état de néces­ sité nationale, tandis qu'en 2009 les dispositions sur l'état d'exception contenues dans la Constitution de 1992 révisée ne sont, à aucun moment, enclenchées, ni même invoquées. Dans ce dernier cas, le cadre relatif à la délégation des pleins pouvoirs à un Directoire militaire est appliqué sommairement en vertu de l'ordonnance N°2009-01 du 17 mars 2009. Une autre ordonnance, transférant les pleins pouvoirs du directoire mili­ taire à Andry Rajoelina, est ensuite promulguée le même jour. Ces événe­ ments, dont le qualificatif relèverait du coup d'État selon certains obser­ vateurs qui contestent le caractère constitutionnel de ce transfert de pouvoir en raison de plusieurs vices de forme et de procédure (Ranjanita, 2009), plongera Madagascar dans une crise politique sans précédent pendant près de cinq ans (SeFaFi, 2014) malgré plusieurs tentatives de règlement interne et international: négociations à Maputo, Addis Abeba... (International crisis group, 2010; voir également A. Witt, chapitre 9 dans cet ouvrage). L'élection de Hery Rajoanarimampianina en 2013 comme président de la IVe République met fin, dans une certaine mesure, à la crise de 2009 en ce sens où J'ordre constitutionnel est supposé être rétabli. Les obstacles relativement majeurs qu'il a rencontrés jusqu'ici, tels que la tentative de motion de déchéance dirigée à son encontre en mai 2015, n'ont pour le moment pas occasionné un basculement vers une mise en œuvre de l'état d'exception. Dans le tableau 2, nous revenons précisément sur les périodes d'appli­ cation de l'état d'exception à Madagascar. 298 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Tableau 2 L'état d'exception à Madagascar

Périodes Applications

13 mai 1972 État de nécessité nationale (Tsiranana) Décret W72-147 du 18 mai 1972 Transfert des pleins pouvoirs (de Tsiranana à Rarnanantsoa, général ayant l'ancienneté la plus grande dans le grade le plus élevé) Ire République II février 1975 Loi martiale (Andriamahazo)

II avril 1975 Ordonnance portant maintien de l'état de nécessité nationale (Andriarnahazo)

22 décembre 1976 État de siège dans la sous-préfecture de Majunga (Ratsiraka) II" République 23 juillet 1991 État d'urgence (Ratsiraka)

22 février 2002 État de nécessité nationale (Ratsiraka)

28 février 2002 Loi martiale (Ratsiraka) Ille République Ordonnances W 2009-001 et N° 2009-002 du 17 mars 2009 Transfert des pleins pouvoirs (de Marc Ravalomanana à un Directoire militaire) Transfert des pleins pouvoirs (du Directoire militaire à Andry Rajoelina)

IVe République -

Source: élaboration de l' auteure.

Conclusion

En définitive, selon l'approche normativiste (Kelsen, 1996), l'action politique dans la vie d'une nation doit se conformer à une règle du droit supérieure, sauf dans le cas de l'état d'exception. La théorie des circons­ tances exceptionnelles est donc invoquée dans ce cas précis, permettant à l'exécutif et aux pouvoirs publics dans son ensemble de s'écarter de la ÉTAT D'EXCEPTION ET PÉRIPÉTIES DE L'ÉTATDE DROIT 299 règle de droit à laquelle ils étaient initialement et « normalement » soumis pour affronter une crise exceptionnelle, Il s'agit donc d'un dispositif spécial pour atteindre une fin transcendante, celle du rétablissement de l'État et de la pérennisation de 1a démocratie. À Madagascar, cette suspension, partielle ou totale, de l'ordre constitu­ tionnel est prévue par la nonne suprême, bien que de nombreux aspects relatifs à la mise en œuvre, la temporalité ou la spatialité de cet ordonnan­ cement spécial soient relégués au domaine de la loi, laissant ainsi une marge de manœuvre relativement étendue au président de la République. Dans la Grande Île, l'évolution de ce cadre juridique relatif à l'état d'ex­ ception a connu une certaine amplitude qui va, de manière générale, dans le sens de l'élargissement des prérogatives du pouvoir exécutif. C'est notamment dans ce cadre juridique mouvant, au gré des révisions et des changements constitutionnels, que se sont opérées les périodes d'état d'exception à Madagascar. Ainsi, les risques de dérives inhérents à l'usage de l'état d'exception peuvent paraître démultipliés, d'autant plus qu'une certaine banalité, voire une commodité, semble s'installer chez les diri­ geants malgaches dès lors qu'il s'agit de modifier le texte de la Constitu­ tion à leur avantage. Alors que des considérations circonstancielles diffé­ rentes sont observées d'une période à l'autre, les motifs qui ont pu conduire à l'enclenchement du dispositif d'état d'exception gardent un caractère éminemment politique. Effectivement, à Madagascar, excepté pendant la crise politique de 1996, tous les dirigeants ont eu recours à l'état d'exception au moment des péripéties politiques menaçant d'ébranler leur pouvoir, bien que ce dispositif exceptionnel n'ait jamais été utilisé lors d'autres crises, pouvant être définies elles aussi comme majeures malgré leur nature différente (catastrophes naturelles, famine ... ). Dans un tel contexte, l'évocation par le dirigeant d'une « menace excep­ tionnelle » apparaît subjective et discrétionnaire. Dévié de son objectif premier de restauration de l'État de droit, l'état d'exception, tel que nous l'avons analysé à travers le cas malgache, semble constituer un arsenal de mesures juridiques par lequel le président de la République tente de se prémunir contre toute tentative de conquête du pouvoir par ses adversaires. 300 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Références

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Passé politique ancien et résurgences contemporaines

Le cas de l'insurrection de 1947-1948 à Madagascar

Denis Alexandre LAHINIRIKO*

L'analyse des événements politiques récents à Madagascar requiert, chez les analystes, un recours systématique au passé. Ils estiment que le système politique malgache actuel et son fonctionnement trouvent leur explication dans la profondeur du temps. Une telle posture mérite néan­ moins un approfondissement en l'illustrant d'exemples concrets. Sur ce point, l'impact de la période coloniale sur la vie politique contemporaine est intéressant. Il constitue ainsi le point central de la présente réflexion. La manière dont les Malgaches participent actuellement à la vie poli­ tique ainsi que leur représentation de la gestion de la cité puisent leur racine dans la profondeur du passé. Sur ce point, l'insurrection de 1947­ 1948 tient une place importante. Sa répression sous toutes ses formes (militaires, policières,judiciaires...) a largement influencé la vie publique. Les recherches de J. Cole (1997) l'ont déjà montré comme celles de J. Fremigacci (2002). L'insurrection de 1947 et sa répression semblent rester vivaces dans la conscience collective malgache et, selon certains auteurs, déterminent encore aujourd'hui leurs comportements politiques (Fremigacci et al., 2008). Sur ce point, O. Garcia-Ponce et L. Wantchekon ont également proposé en 20 Il une analyse de l'effet supposé de 1947 sur la participation politique contemporaine, en utilisant une méthode écono­ métrique. L'objectif de ce chapitre est d'évaluer l'impact durable de l'insurrec­ tion de 1947 sur la perception du politique par les citoyens dans la Grande Île en évitant de tomber dans les raccourcis et les simplifications réduc-

* Pour la rédaction de ce chapitre. je remercie particulièrement Samuel Sanchez pour la relecture et ses conseils toujours pertinents. Je remercie également François Roubaud, Jean-Michel Wachsberger et Mireille Razafindrakoto pour leurs importantes contributions. 306 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE triees, Notre hypothèse est que l'insurrection de 1947, en tant qu'événe­ ment qui a indéniablement traumatisé la population, constitue en effet un déterminant de la représentation du politique à Madagascar. Cela est parti­ culièrement net quand on compare les données Afrobaromètre 2008 rela­ tives aux questions politiques dans les régions touchées par la répression militaire de l'insurrection et le reste du pays. L'enjeu est de déterminer un effet de causalité entre l'insurrection et une culture politique propre aux régions insurgées. Un simple effet d'association avec d'autres facteurs (violences politiques antérieures à la colonisation ... ) peut également exister. Ceux-ci permettraient ainsi de mieux évaluer l'impact d'une insur­ rection complexe émaillée de crimes de guerre. La première partie de cette analyse revient justement sur l'historique de la révolte et de sa répression brutale. La seconde partie fait donc le rapprochement entre cette répres­ sion et la représentation actuelle du politique à Madagascar, en s'appuyant sur l'historiographie et les données Afrobaromètre.

Insurrection et répressions multiformes

En 1947, le premier foyer d'insurrection touche le triangle Ambila­ Sahasinaka-Ampasimanjeva et atteint très vite Manakara (voir carte 2 à la fin du chapitre). Au même moment, Moramanga est attaqué par près de 2000 insurgés (Tronchon, 1986). Les camps militaires et les postes de gendarmerie sont les premières cibles. L'objectif des insurgés est de s'ap­ proprier les armes qui y sont entreposées. De nombreuses concessions coloniales sur la côte orientale sont saccagées et incendiées, des assassi­ nats sont commis contre des colons isolés et certains membres du Parti des Déshérités de Madagascar (PADESM). Dans d'autres localités comme Tananarive, Diégo-Suarez ou encore Fianarantsoa, les plans d'at­ taque sont désamorcés avant leur déclenchement. Mais rapidement l'in­ surrection gagne du terrain et touche une grande partie de la région orien­ tale de Madagascar. Elle ne cesse de s'étendre jusqu'en juillet 1947, date qui correspond à l'arrivée des renforts militaires venus de France. En dépit de l'appel au calme lancé par les leaders du principal parti nationaliste, le Mouvement Démocratique de la Rénovation Malgache (MDRM), et le désaveu de ses parlementaires, la violence ne cesse pas.

Une situation explosive

L'insurrection n'a surpris qu'à moitié les différents acteurs politiques à Madagascar. Depuis des mois, des bruits courent que certains milieux nationalistes prépareraient un « COuP» contre la présence française. L'am­ biance politique est tendue, par différents facteurs. PASSÉ POLITIQUE ANCIEN Er RÉSURGENCES CONTEMPORAINES 307

La Seconde Guerre mondiale constitue un tournant dans la lutte contre le colonialisme. Grâce au contexte libéral qu'elle a engendré, le nationa­ lisme malgache trouve des conditions favorables lui permettant de s'étendre dans tout le pays. La possibilité de créer des organisations de mobilisation politique de masse, telles que les partis, a contribué à popu­ lariser les idées indépendantistes. En fait, l'après-guerre est perçu à Mada­ gascar comme une période favorable à la liberté, l'égalité et l'autodéter­ mination. C'est dans ce sens qu'elle est particulière par rapport à celle qui lui est antérieure. La situation politique devient plus qu'euphorique, la liberté d'opinion et celle de la presse sont largement accordées, le débat politique s'échauffe alors. À cela s'ajoute la suppression ou l'abrogation officielle des mesures coloniales les plus impopulaires (code de l'indi­ génat, office du riz, travaux forcés' ... ). Mais ce sont surtout les élections et les campagnes de propagandes qui propulsent cette ambiance politique déjà chaude à son summum (Fremigacci et al., 2(08). Les multiples consultations électorales, de 1945 jusqu'au début de l'année 1947, organisées depuis l'ouverture du corps électoral à une partie de la population malgache après presque un demi-siècle d'oppression et d'exploitation ouvrent un vaste moment de réajustement politique. Dans l'Est, principale zone d'implantation de l'économie de rente et zone de forte pression sur la main d'oeuvre, la transition est difficile, surtout après l'abolition des prestations en 1946 (Loi Houphouët Boigny). De multiples incidents éclatent dans différentes localités (Lahiniriko, 2012). Le principal parti de l'opposition au régime colonial, le MDRM, reste relativement faible sur le plan organisationnel et se révèle ainsi incapable d'encadrer ses militants et ses sympathisants. Alors que le mécontente­ ment dû à la dureté de l'effort de guerre et au soudain vent de liberté accordé par les autorités coloniales s'accentue (Lahiniriko, 2012; Fremi­ gacci et al., 2(08). Face à la situation insurrectionnelle, les autorités proclament l'état de siège dans une dizaine de districts de l'Est. Mais cela n'empêche pas que de grosses localités comme Ambohimahasoa, Tamatave ou encore la capi­ tale du Betsileo, Fianarantsoa, soient menacées: «Jusqu'en septembre 1947, elle [l'insurrection] encerclait des centres comme Ifanadiana, Féné­ rive, Vatomandry, Andevoranto, Nosy-Varika, où il fallut faire débarquer des fusiliers marins» (Spacensky, 1970). Des régions des Hautes Terres centrales comme Antsirabe, Fandriana, Betafo se trouvent dans la même situation. Seule la côte occidentale semble épargnée par le déferlement de la violence.

1. Le Code d'indigénat est institué pour définir le statut de ceux qui ne bénéficient pas de la citoyenneté française. Il institue une société dans laquelle les indigènes sont placés dans une situation d'infériorité. De par ce Code, ceux-ci sont soumis aux travaux forcés considérés comme un élément important de leur «éducation }}, au même titre que 1'« impôt moralisateur ». L'Office de riz a été institué dans le cadre de l'effort de guerre mais il a été fortement défavorable aux producteurs indigènes. 308 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Parallèlement à l'extension de la révolte, les responsables coloniaux mènent une répression intense, du moins dans les quelques mois qui suivent mars 1947. Elle est d'ordre aussi bien militaire, policier que juri­ dique. L'administration coloniale prétend que le MDRM est le maître d'oeuvre de la révolte. Le déclenchement de l'insurrection provoque une panique générale chez la population européenne de Madagascar. Elle exige des mesures exemplaires pour défendre la présence française, que les autorités proclament l'état de siège généralisé et qu'elles procèdent à des exécutions exemplaires (Tronchon, 1986). La répression policière est impitoyable et concerne tout Madagascar. Ainsi, dès le l" avril 1947, la Justice ouvre une vaste instruction judiciaire sous l'inculpation de complot contre la sûreté de l'État. Les arrestations massives concernent non seule­ ment les cadres du MDRM mais aussi ses simples militants. Les prisons sont pleines et les enfermements se passent souvent dans des conditions très pénibles (Fanony et Gueunier, 1997).

Un traumatisme découlant d'une répression féroce

Depuis le début des années 1950, la fourchette de 80000 à 100000 morts, comme bilan de l'insurrection, s'impose petit à petit dans la conscience populaire malgache. À l'origine de ce bilan chiffré se trouve la déclaration du général Garbay, celui même qui conduit la répression de l'insurrection. Repris par les nationalistes contemporains, ce chiffre est largement utilisé dans la presse communiste des années 1950 dans le but de dénoncer la colonisation française. Ce chiffre devient ainsi une justifi­ cation de la revendication de l'indépendance. Depuis, aucune étude sérieuse n'a été entreprise pour dégager une bonne évaluation du nombre de victimes. Après 1967, année où la journée du 29 Mars devient commémorative des événements de 1947-1948, rien ne permet d'établir un chiffre cohérent. Il faut attendre l'ouverture des archives à partir de 1997 pour que des historiens commencent à établir un bilan, qui reste difficile à imposer, du fait même que certains historiens comme J. Tronchon avalisent, sans grande critique, le chiffre de 80000 victimes (Tronchon, 1986). Les enjeux mémoriels autour de 1947 sont tels que les recherches récentes, appuyées sur des archives, ne parvien­ nent ni à s'accorder, ni à imposer dans l'opinion une nouvelle représenta­ tion, plus objective, de 1947. Ainsi l'historien J. Fremigacci parle de 30 à 40000 morts, dont 10000 de mort violente. Sa collègue L. Rabearimanana de l'Université d'Antananarivo évoque quant à elle le chiffre de 60000 victimes (Rabearimanana, 1997). Même dans les hypothèses les plus basses (Fremigacci, non daté), le nombre de victimes, directes ou indi­ rectes, s'élève à plusieurs dizaines de milliers, ce qui est considérable pour un pays qui ne comptait en 1947 que 4 millions d'habitants. Les privations et les bouleversements de la vie matérielle pendant l'in­ surrection et sa répression ont aussi durablement marqué les populations PASSÉ POLITIQUE ANCIEN Er RÉSURGENCES CONTEMPORAINES 309 qui ont expérimenté les « grandes peurs» qui ont accompagné la répres­ sion militaire. Enfin, les crimes de guerre commis par l'armée française, comme celui de Moramanga où des nationalistes ont été fusillés purement et simplement dans un wagon ou encore celui de Manakara où des dizaines de prisonniers ont été mitraillés sans procès ont été publicisés et sont entrés dans l'histoire. Des actes attribués à la contre-insurrection militaire - avérés ou inventés - sont entrés dans une « mythologie de 1947 ». C'est le cas notamment de l'usage de la « bombe vivante» consistant à jeter par avion au-dessus des villages insurgés des prisonniers nationalistes, dans le but d'effrayer la population. La conséquence psychologique de tels faits semble importante à long terme et on serait tenté d'attribuer un certain nombre de traits contempo­ rains à cette séquence traumatique de l'histoire. Déjà dans les années 1950, la région orientale et une partie des Hautes­ Terres centrales, qui correspondent grosso modo à la zone insurgée, connaissent une certaine méfiance envers les activités à caractère poli­ tique. Une partie de la population impute largement ses malheurs aux hommes politiques, « coupables» à leurs yeux de les avoir entrainés dans une lutte armée contre un adversaire invincible et impitoyable. D'autant plus que la force de répression a également visé un objectif psycholo­ gique, celui de traumatiser la population afin qu'elle cesse d'apporter son soutien au soulèvement et d'empêcher toutes velléités de contester l'ordre colonial. Les habitants de certaines régions orientales ont ainsi transmis à leurs descendants la mémoire meurtrie des « bombes vivantes ». La transmission intergénérationnelle se fait soit directement des parents ayant connu le trauma aux enfants, à travers les récits des survivants, soit à travers l'écrit, dans lequel l'école joue un rôle fondamental (Réjak, 2003). En effet, depuis 1967, année où l'État malgache républicain et indé­ pendant a décidé de commémorer les événements du 29 mars 1947, la mémoire des insurrections a été largement diffusée et transmise. Le programme scolaire - et notamment celui défini par la ne République, qui a fait du nationalisme une de ses pierres angulaires - a largement contribué à la diffusion de la mémoire de 1947, lui faisant excéder la zone insurrec­ tionnelle. Des manuels scolaires tels que Mitaraina ny Tany deA .Andraina détaillent alors les exactions des responsables coloniaux en insistant sur les caractères inhumains du système colonial. Sur ce point, il semble bien que la population qui vit dans la zone insurgée ait non seulement appris la mémoire de 1947 à l'école mais également à travers le récit de leurs parents, mêlent probablement intériorisation et apprentissage scolaire (Réjak, 2003). Dans tous les cas, les moyens de transmission génération­ nelle du trauma de 1947 existent, ce qui a permis à cet événement d'in­ fluer sur la représentation du politique à Madagascar. Des travaux d'anthropologues sur les enjeux de mémoire dans la zone insurgée montrent l'impact de 1947. J. Cole a démontré en particulier comment la mémoire de l'insurrection agit sur la représentation de l'État contemporain dans l'est du pays (Cole, 1997). Elle note notamment que 310 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

« la violence de l'insurrection et de sa répression semble avoir eu un effet durable sur la manière dont les villageois d'Ambodiharina perçoivent les formes modernes d'activités politiques liées à l'État» (Cole, 1997). Utili­ sant les travaux de J. Bruner (1966), elle pense que l'insurrection et sa répression constituent « un traumatisme antérieur tellement violent qu'il s'impose comme système de référence pour la compréhension d'une nouvelle expérience, même s'il donne lieu à une interprétation erronée de cette expérience» (ibid.). En appliquant cette grille d'analyse aux événe­ ments de 1947-1948, elle estime que « les gens ont établi un rapport entre l'insurrection, sa répression et les élections, une activité politique instituée par l'État» (ibid.). Dans son analyse, l'anthropologue américaine envi­ sage notamment la mémoire de l'insurrection à travers les discours de certains acteurs des événements de 1947-1948 sous le prisme des élec­ tions de 1992-1993. Elle conclut qu'« il semble donc que l'insurrection de 1947 soit devenue une métaphore préemptive encodant une expérience tellement traumatisante pour les villageois qu'elle continue encore aujourd'hui à façonner leur expérience de la politique» (ibid.). Cette insurrection a eu également un impact sur les relations interper­ sonnelles à Madagascar et dont l'impact sur le long terme n'est pas à négliger. Elle a creusé encore d'avantage un fossé existant entre les « dominants» et les « dominés» du système colonial. « Le complot visait rien de moins que d'assassiner tous les Européens, administrateurs, colons, missionnaires, sans parler des Malgaches de nationalité française. Même si l'entreprise a en grande partie échoué, la confiance entre étran­ gers et Malgaches est brisée et il faudra beaucoup de temps pour rétablir un climat favorable» (Zorn, 2010). Plus largement, elle a eu un impact sur la confiance qu'entretiennent les différents groupes de population. En effet, l'insurrection a été également un affrontement entre Malgaches (Ramilisonina, 1995-1996) et elle a lourdement affecté les relations entre les différentes ethnies malgaches (Fremigacci, 2002). J. Fremigacci note notamment que « 1947 et ses suites ont porté un coup sérieux à un acquis partiel et fragile du demi-siècle antérieur, qui était l'ouverture de chaque région de Madagascar sur les autres et sur le monde extérieur ». Pour lui, l'antagonisme Merina/non-Merina dans les jeux politiques malgaches y trouve un de ses fondements et 1947 n'a fait que renforcer« le cloisonne­ ment identitaire et le ressentiment entre les ethnies ». De ce fait, on aurait tendance à penser que 1947 est plus un moment de reconstruction des ethnicités que le résultat de conflits basés sur l'ethnicité.

Analyse empirique

Les anthropologues et les historiens qui se sont penchés sur l'insurrec­ tion de 1947 constatent largement l'impact de 1947 sur la représentation PASSÉ POLITIQUE ANCIEN ET RÉSURGENCES CONTEMPORAINES 311 du politique à Madagascar. La relation causale serait de même nature que celle observée par N. Nunn (2008) concernant l'esclavage (N. Nunn et L. Wantchekon 2011). L'insurrection, en tant que trauma, aurait donc une influence sur la manière dont les Malgaches appréhendent les jeux politi­ ques. Ce qui ne manque pas d'influencer leurs comportements dans leur participation à la vie politique (Denni et Lecompte, 1990). On remarque en effet qu'il y a un type de représentation de la politique spécifique à l'est de Madagascar. Cela est clairement visible à travers les données four­ nies par les enquêtes Afrobaromètre effectuées en 2008-2009. Cependant, est-il vraiment possible de considérer que cette «culture politique de l'Est» est réductible au seul traumatisme de 1947? O. Garcia-Ponce et L. Wantchekon (2011) affirment clairement cette hypothèse. Pourtant leur approche présente d'innombrables erreurs dont certaines n'ont pas manqué de rendre caduques leurs conclusions. La première concerne la géographie même de la répression de l'insurrection. Contrairement à leur affirmation - qui reprend un poncif fréquemment diffusé -,la répression ne concerne pas uniquement la région orientale de Madagascar, à moins de la réduire à son seul aspect militaire. D'autres zones, en ont été également victimes. En effet, la répression sous sa forme policière et judiciaire a fortement touché la population, notamment les élites urbaines. Les travaux des historiens sur ce point sont révélateurs (Tronchon, 1986; Rabearimanana, 1997, Lahiniriko, 2012). Cela explique, par exemple, la corrélation entre le niveau d'instruction et le sentiment de liberté d'opinion (voir ci-dessous). Outre la bizarrerie consistant à croire que les escarpements de l'Est malgache constituent un paramètre expli­ catif de la non-diffusion de l'insurrection dans d'autres régions, le gros contresens de l'article est relatif à la supposée répartition ethnique de la zone insurgée qui sert de base aux auteurs. Les frontières ne sont pas hermétiques et il est erroné d'affirmer qu'il y ait eu une homogénéité ethnique dans les zones insurgées. Bien au contraire, la période coloniale se caractérise par d'importantes migrations interrégionales et un brassage important des populations issues des anciens royaumes malgaches. Les cartes ethniques, élaborées au XIXe siècle - et qui étaient déjà à l'époque fréquemment critiquées - sont en effet totalement inopératoires et ne reflè­ tent aucunement la complexité de l'ethnicité à Madagascar. D'autant que sans les cadres d'origine merina des sociétés secrètes et des sections locales du MDRM (alors que l'Imérina lui-même n'a pas été touché direc­ tement par le soulèvement), l'avènement de l'insurrection aurait, sans doute, été beaucoup plus problématique. Dans leur analyse, O. Garcia­ Ponce et L. Wantchekon ethnicisent et culturalisent de manière caricatu­ rale la question politique et semblent réduire le mouvement nationaliste à quelques ethnies, censées avoir participé directement à l'insurrection. Il est évident qu'il s'agit là d'une vision très réductrice du mouvement d'émancipation nationale malgache. Enfin, la géographie ne constitue pas un élément explicatif primordial de l'extension - ou non - de la zone insurgée. D'autres facteurs auraient dû être pris en compte, en particulier 312 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE l'existence d'un passé revendicatif ancien dans l'Est, dont l'origine est à chercher dans la nature très oppressive de l'État royal merina puis de l'État colonial qui se sont succédé dans cette région. Avec le développe­ ment de l'économie de rente depuis le début du XIXe siècle, l'Est malgache a constitué une zone qui a connu des mouvements de contestations sociales et politiques sur la longue durée (Ellis, 1998; Esoavelomandroso, 1979; Lahiniriko, 2012). L'absence d'une forte tradition politique reven­ dicati ve semble avoir pesé lourdement sur la non-extension de l'insurrec­ tion sur le grand ouest et le sud de Madagascar. Les analyses comme leurs conclusions méritent donc d'être revues, sans pour autant invalider la dimension quantitative s'appuyant sur les données Afrobaromètre. Il s'agit de croiser les résultats quantitatifs avec des données issues de l'historiographie et des travaux d'anthropologie qui ont considérablement fait avancer la connaissance de 1947 depuis quel­ ques années.

Présentation des données et protocole de test

Menée dans plusieurs pays africains dont Madagascar, Afrobaromètre est une série comparative d'enquêtes. Elle a pour objectif de mesurer et d'analyser «l'évolution du point de vue des citoyens sur la gouvernance, la démocratie, la société civile, les performances économiques et la qualité de vie, à travers une série d'enquêtes auprès des ménages, représentatives au niveau national ». Les données de 2008 sur Madagascar comportent justement des données assimilées à des déterminants historiques de valeurs qui influencent les comportements politiques des acteurs politi­ ques contemporains. En effet, les enquêtes Afrobaromètre ont pour objectif d'établir des données permettant d'évaluer la perception de la population concernant la démocratie, les réformes économiques ou encore la gouver­ nance. Quelques variables de l'enquête Afrobaromètre permettent d'identifier une culture politique de l'Est de Madagascar, dont on peut estimer qu'elle est influencée par l'expérience de l'insurrection. En effet, plusieurs ques­ tions posées durant l'enquête portent sur les comportements des Malga­ ches vis-à-vis du politique:

-« Dans ce pays, dans quelle mesure êtes-vous libre d'exprimer votre opinion? » -« Dans ce pays, dans quelle mesure êtes-vous libre d'adhérer à une orga­ nisation politique de votre choix? » -« Dans ce pays, dans quelle mesure êtes-vous libre de choisir sans pres­ sion la personne pour laquelle vous allez voter? » -« Dans ce pays, quand les gens doivent-ils faire attention à ce qu'ils disent en politique? » -« Pendant les campagnes électorales dans ce pays, craignez-vous d'être victime d'intimidation politique ou de violence? » PASSÉ POLITIQUE ANClEN ET RÉSURGENCES CONTEMPORAIN ES 313

À ces questions, on peut également ajouter les questions relative s au capital social et à la confiance interpersonnelle :

- « Dans quelle mesure faites-vous confiance aux membres de votre famille» - « Dan s quelle mesure faites-vo us confiance aux autres gens que vous connai ssez (voisins, collègues...) »

Ces variables permettent une analy se assez fine de la représentation du politique, de la perception de la vie publique et de la participation des M algaches à la gestion de la cité dans les différents territoires sondés. Pour évaluer l'impact de l'insurrecti on, on peut analyser les résultats suivant les données obtenues issues de deux régions distinctes. La première regroupe les zonesde conflit ayant subi une dure répression mili-

Cartes l Districts de Madagascar selon qu 'ils ont été touchés ou non par la répression militaire de 1947 et selon qu 'ils ont été enquêtés ou non dans l 'enqu ête Afrobaromètre

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Les distr icts « affectés par la répress ion » ont été ceux victimes de la rép ress ion militaire (Zone de « Répression milit aire » da ns le texte) alors que les districts « no n affectés » ont été se ulement victimes de la rép ress io n j udic iaire , policière et admi nistrative (Zone « Sans rép ress ion militaire» dan s le tex te).

So urce : élaboration de l'auteur. 314 tvIADAG ASCAR, D' UNE CRISE L'AUTR E taire (Zone de « Répression militaire» dans le texte), La secondeconcerne les zones non touchées directement par la guerre mais qui ont également souffert de la répression dans ses formes judiciaires, administratives ou encore policières (Zone « Sans répression militaire » dans le texte), Comme il a été noté dans la première partie de ce travail, la répression a en effet été généralisée et multiforme dans tout Madagascar. Elle n'a cependant pas connu la même intensité dans les différentes régions. La répression militaire a touché l'ensemble des populations rurales et urbaines de l'Est, et le traumatisme y est donc plus important que dans les autres régions. D'ailleurs, du fait que les autres formes de répression ont été présentes dans toutes les régions, une analyse qui les prendrait toutes en compte dépasserait le cadre du présent ouvrage. Néanmoins, autant que possible, elle ne sera pas complètement occultée.

Résultats

En ce qui concerne le sentiment de liberté politique, trois questions posées lors de l'enquête de 2008 donnent un éclairage intéressant sur la spécificité de l'Est dans son appréhension du politique (graphique 1), Concernant la liberté d'opini on, la différence est palpable entre zone de « Répression militaire » et le reste du pays (Zone « Sans répression mili­ taire »), seuls 17% de ceux qui habitent dans la zone de forte répression et

Graphique 1 Sentim ent de liberté politique en jonction des zones de répression de 1947

100% 90"10 80"10 70"10 60% 50"A> 40"10 - 30"10 20"A> 10% 0% Répression Pas Répression Pas Répression Pa s Répression Répression Répre ssion

Liberte d'opinion Liberte electorale Liberté politique

• Pas du tout libre IIIPas très libre 0 Quelque peulibre 0 Complètement libre

So urce : Enquête Afrobarom ètre 2008 , Coef RessourceslDial ; calculs de l' aut eu r. Note: La question est formul ée comme suit : Dans ce pays, dam quelle mesure êtes-vous libre de : Exprimer votre opinion ? Adhérer à une organisation politique de votre choix ? Choisir sans pression la personne pour laquelle vous allez voter ? PASSÉ POLITIQUE ANCIEN Er RÉSURGENCES CONTEMPORAINES 315 notamment militaire estiment qu'ils sont « complètement libres» (contre 34% dans la zone où la répression a été moins sévère). Les autres pensent que leur liberté est limitée (54 % pensent qu'ils sont «quelque peu Iibres ») - et 29 % estiment tout simplement qu'ils ne jouissent pas d'une réelle liberté politique. Au sujet de la liberté électorale, l'écart entre les deux zones est impor­ tant. En effet, 21 % seulement des personnes interrogées dans les régions de « forte répression» se sentent libres contre 38 % dans les autres régions. Enfin, 43 % de ceux de la zone de « forte répression» pensent qu'ils jouis­ sent d'une certaine liberté d'adhérer à une organisation politique contre 64 % dans le reste de Madagascar. On constate donc dans l'Est un sentiment de plus grande défiance concernant le respect des libertés politiques fondamentales que dans le reste du pays. Les trois variables montrent que le pourcentage de ceux qui estiment que leur liberté politique est entravée est important - et particu­ lièrement fort en zone de « Répression militaire ». D'une manière géné­ rale, cette situation s'explique-t-elle par le souvenir des massacres de 1947, gravé dans la mémoire collective? Ou reflète-t-il tout simplement des effets de composition, les habitants des zones touchées ayant des caractéristiques sociodémographiques différentes et globalement asso­ ciées à plus de suspicion? Les modèles économétriques permettent d'ap­ porter un éclairage intéressant. On estime notamment, pour chacune des trois variables de liberté politique, la probabilité d'être plus ou moins méfiant en fonction d'une batterie de descripteurs individuels comme le sexe, l'âge, le niveau d'éducation et les conditions de vie, le groupe ethnique ou religieux et le milieu de résidence; et bien sûr le fait de résider dans une zone touchée par la répression. Pour chacune des trois questions posées, les habitants des zones affec­ tées sont structurellement plus méfiants que le reste de la Grande Île. Si l'âge n'est pas déterminant, le genre l'est: les femmes estiment qu'elles ont moins de liberté politique que les hommes, ce qui ne peut pas être attribué à un élément conjoncturel. L'analyse économétrique relève que le sentiment d'être bridé dans la liberté d'opinion est lié au niveau d'éducation. Les événements de 1947 constituent un élément important dans la formation de la culture politique à Madagascar (Lahiniriko, 2012) et notamment en ce qui concerne la perception de la liberté d'opinion et d'expression. Sur ce point, l'acquisi­ tion des connaissances sur la répression militaire - notamment par le biais des programmes scolaires- - joue peut-être un certain rôle. Tous ceux qui ont achevé leurs études secondaires ont en partie intériorisé la brutalité de la répression coloniale lors des événements de 1947. Cette intériorisation s'ajoute au souvenir souvent familial de l'insurrection dans la « zone de répression militaire ».

2. L'insurrection figure dans les programmes scolaires en classe de 7" (primaire), de 3c (collège) et de terminale (secondaire). 316 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Le mode de transmission intergénérationnelle explique, du moins en partie, le fait que par rapport aux individus qui s'identifient comme Merina, les autres ethnies de l'Est - hors Betsimisaraka, c'est-à-dire grosso modo pour l'enquête les gens qui se revendiquent Antemoro, Anta­ fasy, Antesaka, Bezanozano, Sihanaka et Tanala - estiment bénéficier de davantage de liberté d'opinion. La politisation plus poussée chez ceux qui se disent Merina est sans doute d'abord due à des taux d'alphabétisation et d'urbanisation plus élevés chez les Merina vivant dans les « zones de répressions ». Les Valovotaka (Merina installés en province) sont plus nombreux dans les villes que dans les campagnes. Quoi qu'il en soit, il est possible que la mémoire vienne jouer un certain rôle dans la culture poli­ tique de ces individus, surtout chez ceux qui ont été éduqués à Tananarive ou dans les grandes villes du centre. Il n'est pas évident que le lien à la liberté d'expression soit spécifiquement à relier à la répression. En 1947, l'Imerina a été victime de la répression seulement sous sa forme judiciaire et policière. L'un des aspects les plus frappants de cette répression s'est manifesté à travers le renforcement de la censure au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (Rabearimanana, 1980). Les Merina, plus alphabétisés, ont plus largement intériorisé les programmes scolaires sur les massacres de 1947 et le souvenir de la répression féroce contre toute contestation de l'ordre colonial et notamment celle exprimée par la presse d'opinion - Antananarivo a toujours été la capitale de la presse à Mada­ gascar. La mémoire de la « cruauté» des tirailleurs sénégalais y est aussi assez forte, suite en particulier à une série de faits divers (pillage des commerces, violence gratuite...? Plus tard, elle fait même partie de l'éducation que les parents inculquent à leurs enfants en bas âge, ce qui entretient une mythologie de la répression". Certes, les « crimes de guerre» ont été commis loin de la capitale de la colonie. Il n'en demeure pas moins que c'est durant la répression de 1947 que les « tirailleurs séné­ galais », les «dogues noirs de la république », acquièrent par exemple leur réputation de force de répression la plus implacable de l'ordre colo­ nial. Ce que les nationalistes malgaches des années 1940 et 1950 ont contribué à instiller dans l'esprit populaire en dénonçant la «sévérité excessive dont fut empreinte quelque méthode de répression avec laquelle certaines colonnes militaires se sont mises à l'œuvre» (Lahiniriko, 2012). Ils évoquent des tirailleurs «déchaînés, n'obéissant plus à aucune disci­ pline, et pour venger leurs quelques onze compatriotes tués dans la nuit du 29 mars, se sont acharnés contre tout Malgache, qu'il fût homme, femme ou enfant» (ibid.). Les programmes scolaires élaborés depuis la

3. J. Rasoloarison, «Le comportement antiéconomique des tirailleurs sénégalais à Tananarive en 1947 », in Colloque «Économie et insurrection malgache de mars 1947 », mars 2017, Paris, Université Paris-Sorbonne. 4. Dans la plupart des familles, il n'est pas rare que les parents corrigent leurs enfants en évoquant cette peur des « sonegaly », des « tirailleurs sénégalais» de la période coloniale. Des auteurs évoquent un phénomène de « phobie du Sénégalais », « grand, noir et méchant» (Nom de l'auteur, 2007, p.240). PASSÉ POLITIQUE ANCIEN Er RÉSURGENCES CONTEMPORAINES 317

Tableau 1 Déterminants du sentiment de liberté politique

Liberté Liberté Liberté d'opinion électorale politique

Zones de répression (1947) -0,52*** -0,85*** -0,45*** Sexe (femme) -0,10 0,04 -0,21 * Âge? 0,00*** 0,00** 0,00*** Éducation (référence: pas d'école) Primaire inachevé -0,33 0,15 0,07 Primaire achevé -0,26 0,15 0,06

Secondaire inachevé -0,62*** 0~13 -0,06 Secondaire achevé -0,64*** 0,26 0,45

Supérieur -1~10*** 0,03 -0,44

Conditions de vie (référence: vit très mal) Mal 0,15 0,31 0,09 Ni bien ni Mal 0,44* 0,22 -0,06 Bien, Très Bien 0,75*** 0,69*** 0,60** Groupe ethnique (référence: Merina)

Betsileo 0,02 0,28 0,23 Betsimisaraka -0,08 -0,36 -0,28 Autres Est 0,61*** 0,33 -0,06 Ouest 0,28 0,45* 0,31 Sud -0,22 -1,03*** -0,14 Autres 0,27 -0,09 0,05 Religion (référence: Catholique) FJKM 0,10 0,28 0,45*** FLM -0,16 0,07 0,15 Autres -0,32*** -0,28* 0,05 Milieu rural 0,08 0,21 0,23 Nombre d'observations 1186 1201 1027 Pseudo R2 0,03 0,06 0.03

Source: Enquête Afrobaromètre 2008. Coef Ressources/Dial ; calculs de J'auteur. Note: Pour la formulation des questions, voir graphique 1. 318 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE ne République en sont imprégnés et ainsi ont contribué largement à instiller de telles représentations dans la mémoire collective à Madagascar, et en particulier chez les Merina. L'incidence du facteur « éducation» est encore plus pertinente si on analyse celle de la condition de vie. En effet, on constate que les plus nantis estiment qu'ils jouissent plus de liberté politique. Rien d'étonnant, ils ont également le niveau d'éducation le plus élevé à Madagascar. Les premiers résultats ci-dessus peuvent être corroborés par des varia­ bles moins abstraites et qui reflètent des situations concrètes de la vie quotidienne de la population. Ainsi, en matière électorale, on peut analyser le sentiment de méfiance politique en fonction des zones de répression de l'insurrection de 1947. Certes les campagnes électorales ne génèrent pas toujours de la violence. Il n'en demeure pas moins que la population ne se sent pas rassurée et notamment celle qui habite dans la zone « Répression militaire ». 35 % seulement estiment qu'il n'y a rien à craindre (ils sont 50 % dans la zone « Sans répression militaire») et 52 % redoutent une explosion de violence. Ces statistiques constituent un signe de l'impact de l'insurrection sur la représentation du politique dans les régions touchées par la répression militaire. En effet, si pendant la période républicaine et indépendante la violence est presque quasi inexistante, tel n'est pas le cas pendant la colonisation. Le contexte particulier de domination coloniale et de la montée en puissance des revendications nationalistes explique large­ ment le climat délétère notamment entre 1945 et 1947 (Lahiniriko, 2012). Sur la côte orientale, beaucoup se souviennent encore de la violence des discours des nationalistes contre le système colonial. L'administration en a fait un des principaux éléments à charge contre les nationalistes malga­ ches et en particulier le MDRM (Lahiniriko, 2012). Elle s'appuie notam­ ment sur les discours des leaders du principal parti nationaliste qui, pendant et après les élections de 1945 à 1947, ont pris une forme de plus en plus violente dans leur condamnation du système colonial, de ses privi­ légiés (colons, citoyens français ...) et de ses différentes formes d'oppres­ sion. Ainsi, depuis les élections post-Deuxième Guerre mondiale, une partie importante de la population, et notamment dans la partie orientale du pays, associe élection et violence. Sur ce point, l'année 1946 est particulière pour une administration presque dans l'incapacité de maintenir la paix coloniale spécifiquement dans les régions est de la Grande Île. Les sections locales du MDRM y mènent alors une campagne de propagande d'une extrême violence axée sur l'exploitation de la réalité quotidienne des Malgaches et la dureté de leurs conditions de vie. Et, souvent,l'utilisation de la violence elle-même dans les jeux politiques est estimée comme une option envisagée. C'est la raison pour laquelle certaines sections créent des milices d'autodéfense comme les fameux Miaramila de Ravoahangyt à Moramanga ou encore les Miaramila de Raseta. Les sections du MDRM

5. Textuellement« soldats de Ravoahangy ». Il s'agit d'une milice nationaliste. PASSÉ POLlTIQUEANCIEN ET RÉSURGENCES CONTEMPORAINES 319

sont largement responsables de cette situation. Et actuellement encore, beaucoup se souviennent du discours de Tata Max, un haut cadre du parti, selon lequel «quand ces gens-là [les gardes indigènesJ viennent vous déranger, ligotez-les et présentez-les à leurs chefs.. . Si les gardes vous em... lsic1jetez leur cadavre dans la ri vière ». A u final , non seulement l'insurrection proprement dite mais aussi la situation explosive qui la précède expliquent que, désormais, élections riment avec violence dans la représentation du politique pour une large partie de la population de Madagascar et en particulier pour les habitants de l'ancienne zone insurgée, principal théâtre de la répression militaire.

Graphique 2 Sentiment de méfiance politique en jonction des zones de répression de 1947

Peur de violences Peur lors des campagnes électorales de parler politique

100% 100% 90% 90"10 .------­ 80% 80% 70"10 70"10 60"10 60% 50"10 50% 40% 40% 30% 30% 20"10 20% 10"10 10"10 0% 0% Répression PasRépression Total Répression Pas Répression Total

• Beaucoup iii Quelque peu 0 Un peu 0 Pas du tout .TouJours • Souvent DRarement DJamais

So urce : Enquête Afrobarom ètre 2008 , Caer Ressources/Di al ; calculs de l'auteur. Note : Les que stions sont formulées comme suit : Dans ce pays. quand les gens doivent-ils Jaire attention à ce qu 'ils disent en politique ? Pendant les campagnes électorales dans ce pays, craignez-vous d 'être victime d 'intimidati on politiqu e ou de violence ?

Pour une partie des victimes de la répression de l'insurrection , la violence des campagnes de propagande du MDRM et les agissements préinsurrectionnels sont ainsi largement liés aux soulèvements contre l'ordre colonial de 1947-1948. Certes, elles n'associent pas toujours acti­ vités politiques et violence en dehors de certains contextes particuliers dont - et particulièremenl - le contexte électoral. Elles estiment tout simplement que le moment électoral comporte plus de risques. C'est la raison pour laquelle le pourcentage de ceux qui estiment qu'ils doi vent faire attention à ce qu'ils disent en politique dans les deux zones « Répres­ sion militaire » et « Sans répression militaire » (respectivement 26 % et 320 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

30%) n'enregistre pas un écart important - et est proche de la moyenne nationale. Ce point corrobore ainsi le constat de J. Cole à Mahanoro concernant la visite électorale de 1993 du futur chef d'État Zafy Albert alors chef de l'opposition. Une femme raconte notamment: « Les voilà qui reviennent, ces politiciens, pour embêter les gens ... Oh, les voilà qui reviennent embêter les petites gens ». Son mari précise alors s'adressant à son fils et sa fille, deux adolescents assis non loin de là: « Vous autres, vous n'avez jamais vu de combats. Vous ne vous rappelez pas quand les bombardiers français ont survolé Betsizaraina... Les soldats français sont arrivés en 47 et ont emmené tous ceux qui étaient au MDRM ... « Inscrivez-vous au MDRM, inscrivez-vous au MDRM », qu'ils criaient, mais tous ceux qui l'ont fait ont été emmenés et jetés en prison ». Mais dans tous les cas et d'une manière générale, la peur d'émettre une opinion politique concerne une part importante de l'opinion. Sans doute la répres­ sion constitue-t-elle un élément explicatif dans la zone insurgée. Mais dans les autres régions, cela n'a rien d'étonnant dans la mesure où la répression policière et judiciaire y a atteint une proportion importante. Sur dénonciation d'autrui ou des indicateurs de la sûreté générale, les arresta­ tions de tout opposant au régime colonial se sont multipliées juste après l'attaque de Moramanga. Ainsi, dès le 1er avril 1947, la justice ouvre une vaste instruction judiciaire sous l'inculpation de complot contre la sûreté de l'État. Les arrestations massives concernent non seulement les cadres du MDRM mais aussi ses simples militants. « Les inculpés sont entassés sans ménagement dans des prisons trop exiguës, quand ce n'est pas dans de véritables camps de concentration « aménagés à la hâte. Dans de telles conditions, la situation des détenus est intolérable. Les sévices de toutes sortes et les tortures subies au cours des interrogatoires de l'instruction viennent ajouter à leurs souffrances physiques et morales» (Trochon, 1986). Et « en quelques jours, du 5 au 10 avril, c'est tout l'appareil du parti qui se trouve démantelé» (ibid.). Ainsi, dès le 12 avril, De Coppet peut diffuser un tract qui annonce que « ... Le MDRM n'a plus ses diri­ geants, il est démantelé, détruit. Il n'existe plus» (ibid.). Certes, d'autres élections post indépendance ont connu également des arrestations d'oppo­ sants au régime établi. Mais ces dernières n'ont jamais atteint une propor­ tion d'arrestations aussi importante que celles qui ont eu lieu avant, pendant et après l'insurrection de 1947-1948. Dans tous les cas, les résultats issus de l'enquête Afrobaromètre permettent d'entrevoir que l'insurrection a eu un impact non négligeable sur la confiance interpersonnelle relative aux sujets à caractère politique (tableau 2). D'ailleurs, ils corroborent les résultats obtenus du modèle économétrique relatif à la liberté politique (cf. ci-dessus). Ainsi, le niveau d'éducation est positivement corrélé aux deux variables (« Faire attention à ce qu'on dit en politique» et « crainte d'être victime d'intimidations politiques »). Ceux qui sont mieux informés de la répression sanglante de 1947 - et des événements à caractère politique, notamment par le biais de l'école -, ont le plus peur de discuter des sujets politiques. Les moins PASSÉ POLITIQUE ANCIEN Er RÉSURGENCES CONTEMPORAINES 321 nantis sont dans le même cas. Sur ce point précis, il s'agirait sans doute des conséquences d'autres événements politiques plus contemporains ­ particulièrement les crises politiques - durant lesquels les franges les plus pauvres de la société ont été utilisées dans le cadre des violences politi­ ques organisées (le Zwam en 1972 et les « gros bras» en 2009 sont des exemples parmi tant d'autres) (Raison-Jourde et Roy, 2010; Randrianja, 2012). Quoi qu'il en soit, sur ce point, l'insurrection de 1947 et sa répres­ sion brutale ont particulièrement touché le monde rural et les couches les plus vulnérables de la population - déjà victimes de l'oppression colo­ niale, un facteur qui explique largement leur ralliement au mouvement. C'est dans ces couches sociales que la mémoire de la répression semble donc être la plus tenace.

Tableau 2 Déterminants du niveau de confiance interpersonnelle

Faire attention Crainte d'être victime à ce qu'on dit d'intimidations politiques/ en politique violences

Zones de répression (1947) 0,04 0,62*** Sexe (femme) 0,20* 0,21 Âge" -0,00 -0,00* Éducation 0,14*** 0,10** Conditions de vie -0,18*** -0,21*** Milieu (rural) -0,25 -0,14 Contrôle 1: Groupe ethnique Oui Oui Contrôle 2: Religion Oui Oui Nombre d'observations 1057 1248 Pseudo R2 0,02 0,02

Source: Enquête Afrobaromètre 2008, Coef Ressources/Dial ; calculs de l'auteur. Note: Pour la formulation des questions, voir graphique 2.

Enfin, pour mieux encore illustrer l'impact actuel du trauma de 1947, une analyse de son incidence sur la confiance entre les individus est inté­ ressante. Depuis les travaux de Putman sur le capital social (1993), les chercheurs en sciences sociales se sont emparés de cette notion pour analyser des phénomènes aussi bien économiques, politiques que sociaux (Rodriguez et Wachsberger, 2009). Certains auteurs estiment que la confiance ou la défiance « se transmettrait donc de génération en généra­ tion, même si elle peut se modifier au cours du temps sous l'effet, notam- 322 MADAGASCAR , D' UNE CRISE L'AUTRE ment, de chocs exogènes » (ibid.) . Un traumatisme de J'importance des événements de 1947 constitu e un choc dont les eff ets sur le capital social devraient être vi sibles sur le long terme. U ne première analyse des résultats des enquêtes Afroborom ètre 2008 (graphique 3) permet de constater un écart entre les zones « Répression militaire » et « Sans répression militaire » concernant le niveau de confiance. Dans les zones de répression, la part de défiance reste impor­ tante même entre les personnes qui appartiennent à la même fam ill e. Dans le reste du pays pourtant , 72 % des individus font « très confi ance » aux membres de leur famille et 21 % « partiellement ». Concernant les « Autres relations », plus de la moitié de la popul ation de la zone de répression (52 % auxquels on peut ajouter les 10 % qui ont répondu « Pas du tout ») exprime leur défiance (37 % dans la zone « Sans répression militaire »). En ce qui concerne les «Autres Malgaches ) , la défiance dans la Zone « Répression militaire» atteint 68 % (contre 53 %) .

Graphique 3 Niveau de confiance inter en fo nction des zones de répression de 1947

100% 90% 80% 7(J'A:, 60% 50% ­ 40% 30% 20% 10% 0% Répression Pas Répression Pas Répress ion Pas Répressio n Répression Ré pression 1

Famille Autres relations Autres Malgaches

• Pasdu tout confiance • Jus te un peuconfiance 0 Partiellement confiance 0 Trèsconfiance

So urce: Enquête Afroba rom ètre 200H, Coef Ressource s/Di al ; ca lculs de l' aut eur. Note : La ques tion est form ulée co mme suit: dans quelle mesure fait es-vous confiance aux personnes suivantes : Les membres de votre famille ? D 'autres gens que VOliS connaissez ? Les autres Malgaches ?

À nouveau, les modèles économétriques montrent que l ' impact du traumatisme de 1947 est évident sur la société contemporaine malgache. En effet, quel que soit le type de groupe de personnes considéré (familles, amis, inconn us) , les habitants des zones affec tées sont, celeris paribus, systématiquement moins confiants vis-à-vi s de leurs semblables que les autres. L' insurrection a donc eu un impact sur l 'accentu ation de la méfiance interpersonnelle et entre les groupes sociaux et ethniques. En PASSÉ POLITIQUE ANCIEN Er RÉSURGENCES CONTEMPORAINES 323 effet, cette lutte armée n'était pas seulement entre Malgaches nationalistes et Français colonialistes. Dans plusieurs régions - et notamment dans le Sud-Est, une des deux importantes zones de l'insurrection -, elle a pris la forme d'un affrontement entre Malgaches «loyalistes» et «nationa­ listes ». Elle a également accentué la méfiance entre les Merina, une ethnie des Hautes-Terres centrales, et les «Côtiers» - un terme qui désigne d'une manière générale les non-Merina. Les derniers accusent les premiers de les avoir entrainés dans une insurrection à laquelle ils n'ont pas, au final, pris part. Plus largement, cette méfiance prend racine dans les stratégies du premier parti politique malgache, le MDRM (dont l'existence et les acti­ vités sont liées aux origines de l'insurrection) pour mieux recruter ses membres. En effet, le parti s'est appuyé largement sur les structures sociales traditionnelles malgaches encore très influentes en milieu rural. En de nombreux endroits, l'adhésion au parti revêt un caractère plus collectif qu'individuel. D'autant que les récalcitrants peuvent être frappés de l'Ankivy, une peine d'excommunication et d'ostracisme qui aboutit à une certaine mort sociale. Ce phénomène est surtout constaté dans la région orientale de Madagascar -là où justement le soulèvement a éclaté. Ainsi, quand la majorité des habitants d'un village s'affilie au parti, la minorité est plus ou moins obligée de la suivre. Cela contribue à l'exaspé­ ration de certaines divisions sociales héritées, dans certains cas, de la période précoloniale.

Tableau 3 Déterminants du niveau de confiance interpersonnelle

Autres Autres Famille connai ssances Malgaches Zones de répression (1947) -0,81*** -0,61*** -0,62*** Sexe (femme) -0,12 -0,05 -0,14 Âge? 0,00 0,00*** 0,00*** Éducation -0,04 -0,14*** -0,04 Conditions de vie 0,18** 0,17*** 0,06 Milieu (rural) -0,01 0,16 0,18

Contrôle 1: Groupe ethnique Oui Oui Oui Contrôle 2: Religion Oui Oui Oui Nombre d'observations 1316 1303 1212 Pseudo R2 0,04 0,03 0,02

Source: Enquête Afrobaromètre 2008, Coef RessourceslDiai ; calculs de l'auteur. Note: Pour la formulation des questions, voir graphique 3. 324 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Ces pratiques politiques ont ébranlé la confiance entre les membres d'une même famille et entre les habitants d'un même village, d'une même région ou d'une même ethnie. C'est à cette époque que le vocable Mpitsi­ kilo ;« indicateurs », a été largement utilisé. D'autant que l'administration coloniale n'hésite pas à utiliser la délation dans sa lutte contre les nationa­ listes - les différents régimes républicains successifs ont perpétué cette pratique notamment pendant la Ile République. Cette défiance générale est largement visible si on analyse les résultats du modèle économétrique. Dans la zone « Répression militaire », la corré­ lation est évidente concernant la confiance dans la famille, «Autres connaissances» et «Autres Malgaches» (tableau 3). On constate aussi que la confiance augmente en fonction de la condition de vie. L'éducation joue plutôt négativement mais n'est significative que pour «Autres connaissances ». Le milieu de résidence et le sexe par contre n'ont aucun effet. Ces résultats confirment ainsi ceux relatifs à la liberté politique et au sentiment de méfiance politique (cf. ci-dessus). Dans tous les cas, la cor­ rélation existe. Néanmoins, la présente analyse ne permet pas d'affirmer catégoriquement que l'insurrection constitue l'explication principale - sur ce point, cette étude ne rejoint pas les conclusions de O. Garcia Ponce et L. Wantchekon (20JJ). D'autres facteurs plus anciens ou plus récents devraient, sans aucun doute, être pris en considération pour mieux com­ prendre cette question de relation entre la confiance interpersonneJJe et la révolte nationaliste de 1947.

Conclusion

Le passé a une forte influence sur la vie politique contemporaine d'un pays. Sur ce point, les événements traumatiques constituent des détermi­ nants pouvant influer sur les comportements politiques des citoyens. La compréhension de « ce passé qui ne passe pas» est importante dans la mesure où « s'intéresser aux mémoires des violences n'est pas seulement s'intéresser au passé mais, bien au contraire, permettre que le présent soit vivable et que le futur puisse être imaginé» (Pouligny, 2002). Ce chapitre met en exergue l'existence d'une relation entre l'insurrec­ tion de 1947 et la représentation du politique dans les régions où la répres­ sion militaire a principalement sévi. Néanmoins, ces résultats méritent d'être approfondis et notamment concernant le lien de causalité - ou d'as­ sociation - entre la répression et la formation de cette « culture politique de l'Est ». En effet, d'autres facteurs doivent être analysés (existence d'un passé violent antérieur à la colonisation, forte pression coloniale, révoltes paysannes contre la mise en place des institutions coloniales, violences politiques postcoloniales...). Ils constituent, sans aucun doute, autant de variables qui permettent une meilleure évaluation de l'impact de l'insur- PASSÉ POLITIQUE ANCIEN ET RÉSURGENCES CONTEMPORAINES 325 rection de 1947 sur la vie politique malgache. Cela nécessite, bien entendu, une étude qui inclue d'autres périodes de l'histoire de Mada­ gascar et notamment celle antérieure à la colonisation. Dans tous les cas, le sujet et l'approche adoptés dans ce chapitre présentent un intérêt certain pour mieux comprendre le processus de démocratisation d'un pays ayant connu des événements traumatisants comme Madagascar. Comme en Afrique ou encore en Asie du Sud-Est, parfois la mémoire collective se présente comme un frein à la mise en place d'un système politique démocratique. C'est pour cela que la connais­ sance, la compréhension et l'intériorisation des événements traumatisants sont nécessaires pour bâtir un meilleur avenir collectif apaisé. 326 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Carte 2 Les zones insurgées en juillet 1947

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Violence et ordre politique à Madagascar

Grille de lecture d'un double paradoxe

Mireille RAZAFINDRAKOTO, François ROUBAUD et Jean-Michel VVACHSBERGER

L'analyse de la trajectoire de Madagascar nous a conduits dans un précédent travail à lui attribuer la dénomination d'« Île mystérieuse» (Razafindrakoto et al., 2015). Madagascar semble inexorablement entraînée dans une récession économique continue depuis cinq décennies (l'énigme). Et à chaque fois que la tendance s'inverse avec l'amorce d'un cycle de croissance, celle-ci est interrompue par une crise socio-politique (le para­ doxe; pour une présentation générale, voir Razafindrakoto et al., 2017). Les pays ayant connu une régression continue de leur économie sur longue période sont ceux qui ont souffert de cycles répétés alliant mauvaise gouvernance et violence (Collier, 2007; Banque mondiale, 2011). Or depuis l'indépendance, Madagascar n'a jamais été durablement paralysée par des conflits armés internes et encore moins externes et l'Île est (ou a été) souvent présentée comme un pays « paisible », peuplé de citoyens « pacifiques» (Ottino, 1998); même si un certain nombre d'auteurs nuan­ cent cette affirmation selon laquelle les sociétés malgaches sont non­ violentes (Dez, 1981; Beaujard, 1995; Alexandre, 2007; Galibert, 2009). Ce pays se caractérise-t-il effectivement par un niveau limité de violence? Si c'est le cas, pourquoi cette capacité collective de contrôle de la violence n'a-t-elle pas favorisé l'émergence d'organisations ou d'insti­ tutions économiques et politiques solides pour un objectif commun de développement (North et al., 2(09)? Comment également concilier les qualificatifs de « pacifique» et « paisible» attribués à l'Île avec le climat de peur et de méfiance couplé à un sentiment généralisé d'insécurité? Aujourd'hui, au dire des journaux et au vu des messages d'alerte lancés par des associations de la société civile, l'insécurité semble avoir atteint un niveau paroxysmique (voir l'introduction générale de cet ouvrage), au 330 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE point que la question sécuritaire semble avoir pris le pas sur toutes les autres problématiques. Début janvier 201S, à l'heure de finaliser notre manuscrit, le Premier ministre, Olivier Mahafaly, déclare sur RH (29 décembre 2017): «En 201S, c'est 30% du budget de l'État qui sera alloué à la lutte contre l'insécurité». Néanmoins, il faut croire que cette annonce, pourtant tout à fait irréaliste, n'a pas suffi à calmer les esprits. Ainsi, le 19janvier 201S, le Groupement des Entreprises de Madagascar et 25 organisations patronales diffusent un communiqué de presse alar­ miste intitulé « Halte à la violence quotidienne! Halte au développement de l'industrie du kidnapping! Halte à l'insécurité généralisée! » (GEM et al., 201S). Les deux questions de ce double paradoxe, a priori déconnectées l'une de l'autre, procèdent en fait du même mécanisme. Notre hypothèse est que la violence physique a été limitée, voire réprimée, au prix d'une violence symbolique structurelle conduisant les «dominés» à accepter l'ordre établi. Mais l'accroissement des inégalités criantes inhérentes au système et la dégradation continue des conditions de vie, rend de plus en plus visible le caractère falacieux du discours faisant primer la paix sociale autour dufihavanana. Pour mettre cette hypothèse à l'épreuve, nous présentons dans la première partie de ce chapitre les données disponibles sur l'usage, le contrôle et l'intensité de la violence aujourd'hui à Madagascar. La deuxième partie remonte en amont dans le temps pour poser les jalons d'une histoire de la violence politique. Enfin dans la dernière partie, nous proposons des éléments d'interprétation articulés à la fois sur la faible utilisation de la violence physique, tant par la population que par les élites, et sur l'augmentation du sentiment d'insécurité.

Violence, instabilité et insécurité: constat du double paradoxe

De manière générale, l'Île se caractérise par un faible niveau de violence. Selon le Global Peace Index (GP!) 2017, le classement (dans l'ordre croissant en termes de violence) situe Madagascar à la 44.0 position sur 163 pays dans le monde et à la 6e place sur 44 pays d'Afrique subsa­ harienne (Institute for Economies and Peace, 2017), soit une légère dégra­ dation par rapport à 2016 (3se et 3e positions respectivement). Le même rapport estime le coût économique de « la violence» à 2,9 % du PIB, soit le loe pays au monde où cette part est la plus faible. Mieux encore, avec 44 dollars par personne (en parité de pouvoir d'achat), Madagascar se situe en 2e position (juste derrière le Malawi; 34 dollars). Ces chiffres tendent à témoigner d'un climat relativement paisible dans l'Île. Néan­ moins ces résultats peuvent être trompeurs. D'une part, les données sont loin d'être toutes fiables. D'autre part, le GPI est un score synthétique qui VIOLENCE ET ORDRE POLITIQUE À MADAGASCAR 331 combine pas moins de 23 indicateurs de base (quantitatifs et subjectifs) dans les champs les plus divers (allant du nombre d'homicides aux dépenses militaires, en passant par les conflits internes et externes, l'im­ pact du terrorisme ou le nombre de réfugiés) et est finalement peu infor­ matif sur les différentes formes de la violence, un phénomène particuliè­ rement complexe à saisir (voir encadré ci-dessous). La question de la violence à Madagascar révèle un double paradoxe. D'une part, ce pays se singularise par un mode d'organisation collective capable de juguler la violence, tout en montrant une grande fragilité insti­ tutionnelle qui se traduit par des crises socio-politiques récurrentes. D'autre part, si Madagascar se caractérise effectivement par un faible niveau de violence, on s'explique mal Je sentiment de peur, de méfiance et le climat d'insécurité massivement dénoncé par ses habitants. C'est ce double paradoxe que nous chercherons à documenter, puis à analyser, en distinguant successivement la violence politique et la violence criminelle, même si la frontière entre les deux n'est pas toujours aisée à établir.

Contrôle de la violence organisée et instabilité politique chronique

Madagascar se caractérise par une instabilité politique non seulement chronique si on se réfère à la multiplicité des crises depuis l'indépendance mais encore grandissante si on prend en compte leur fréquence. Cette instabilité se combine pourtant avec une autre caractéristique de la Grande Île, plus rarement évoquée: les crises politiques et les changements à la tête de l'État qu'elles entraînent souvent, se sont déroulées jusqu'à présent avec un recours à la violence physique très limité. Jusqu'à récemment, on manquait cruellement de données statistiques comparatives sur les violences politiques dans une perspective de long­ terme. Au cours des dernières années, un certain nombre d'initiatives internationales de recherche se sont employées à combler cette lacune. C'est notamment le cas du projet ACLED (Armed Conflict Location and Event Data Project) que nous mobilisons ici. Ce dernier recense et docu­ mente, en dépouillant l'ensemble des sources existantes, en particulier la presse locale, tous les actes de violence politique (depuis les manifesta­ tions de rue jusqu'aux assassinats)'. Le projet couvre l'ensemble des pays africains (et quelques pays d'Asie), pour lesquels on dispose de séries temporelles remontant jusqu'en 1997. Il s'agit a priori d'une des sources les plus fiables et les plus complètes. Même si les données restent par essence imparfaites, les tendances qu'elles dessinent ne sauraient être questionnées. Apprécié à l'aune du nombre de décès, Madagascar apparait comme un pays où la mortalité liée à des causes politiques est plutôt de basse intensité. Le graphique 1 illustre sans ambiguïté ce diagnostic. Entre 1997

1. Pour plus d'information voir Ihttps://www.acleddata.com/about-acledll. 332 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE et 2017, 1700 personnes sont décédées pour raison politique, soit une moyenne de 85 par an sur 20 ans. Loin d'être négligeables, ces chiffres sont très inférieurs à ceux observés dans les pays les plus « mortifères ». Si on calcule le taux de mortalité moyen (qui rapporte le nombre cumulé de décès annuels à la population du pays), le ratio est 3,4 pour 1 million d'habitants. Ce ratio est supérieur à 100 au Burundi, au Soudan, en Centra­ frique, en Libye ou en Somalie, atteignant même jusqu'à 230 en Angola et 554 en Érythrée. On meurt en moyenne 9 fois plus sur l'ensemble du continent qu'à Madagascar. 18 pays apparaissent néanmoins moins violents sur ce front (sur les 48 pour lesquels on dispose de données). Si l'on regarde plus finement la dynamique dans le temps sur deux décennies, le rythme de la mortalité politique est très directement associé au cycle des crises politiques. Quasi nul en période « normale» (fin des années 1990 et milieu des années 2000, sous les mandats de D. Ratsiraka et M. Ravalomanana), les morts se multiplient au moment des crises poli­ tiques (2002 et 2009). On notera de ce point de vue que la première a été infiniment moins sanglante que la seconde (40 morts contre 187). Ce point ne cesse d'inquiéter car il n'est pas ponctuel. Après deux années d'ac­ calmie (2010 et 2011), la mortalité politique repart ensuite à la hausse

Graphique 1 Nombre de morts liés aux violences politiques à Madagascar et en Afrique

Ratio moyen de mortalité politique Nombre de morts « politiques» (1997-2017) 1997-2017

ErytréeLibve ~~-~--~~~~~:;:::..-;rl Burundi -. 1250 t-''----,t------r-::--- AfRIQUE -~_~~.3 ~c; Tchad 1000 +----n------::-l NiSéria Mali -E­ Côte d'~oir. t'" (onllO Djbouti Madagascar 3,4 Afriquedu SUd Zimbabwe Gh.Jna o M~IiI!8"'~ Gabon Sierral.t!'one ...

Source: ACLED (2017) ; calculs des auteurs. Note: Les données pour 2017 courent jusqu'au 2 décembre, les derniers jours de l'année n'étant pas encore disponibles. Le taux de mortalité annuel moyen rapporte le nombre total de décès sur 20 ans à la population en 2016 * 20 (en millions d'habitants). Une mesure plus précise devrait sommer la population chaque année. L'indicateur est donc supérieur à la réalité, mais il donne une image acceptable du classement des pays (aux variations de croissance démographique entre pays près). YJOL ENCE ET ORDRE POLITIQUE À MADAGASCAR Tri

(avec un pic de 465 victimes en 2014). On notera que la « fin de la cri se » , officiellement prononcée avec la tenue des élections présidentielles fin 2013, ne s'est pas traduite par un retour à une mortalité d'étiage, comme dans les périodes précédentes . Avec près de 200 morts par an au cours des trois dernières années, il est possible que Madagascar soit entrée dans un nouveau régime, plus violent, en lien direct avec la délique scence de l'État. C'est en tout cas un scénario qu'il convient d'envisager sérieuse­ ment (Razafindrakoto et al., 2017). Quoi qu'il en soit, sur longue période et encore aujourd'hui, Madagascar reste un pays où la mortalité d'ordre politique reste contenue, et les crises récurrentes que la Grande Île traverse n'ont pas encore à ce jour donné lieu aux explo sions dévastatrices enre­ gistrées dans d'autres pays (par exemple au Cameroun, en Côte d'Ivoire , au Burundi ou au Mali, pour ne citer que les quelques pays pri s comme points de comparaisons dans le graphique 1). Mais la mortalité n'est qu'une des manifestations des violences politi­ ques, qui peuvent prendre bien d'autres forme s, moins extrêmes. Contrai­ rement à ce qui peut s'observer dans bien d'autres pays du contin ent af ri­ cain, les confli ts se sont traduits par un nombre relativement faibl e d'atteintes corporelles, qu'il s'agi sse de privation de liberté, de blessures ou de décès, et n'ont été précédés, accompagnés et/ou suivis que par un « durcissement » politique limité (graphique 2). Ces graphiques sont obtenus à partir des données enregistrées par la BAfD, l'OCDE et le PNUD depuis 1996. Le premier est un indi cateur calculé à partir du

Graphique 2 Évolution des violences politiques de 1996 à 20/5

Durcissement du politique Vio lences par des acteurs non étatiques 3,0 ------

2,5 ------t

2,0 ------.-H

t.o ----'-- - - A c-I 0 ,5 -----,~I_~f--\-I- : _a~ 0,0 --. . . r- ~ ~ OO ~ O ~ N ~ V ~ ~ ~ OO ~ O ~ N M ~ J. ~ ~ OO ~ O~N ~~~ ~~ooœ o~~~~~ ~ ~ ~ ~ 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8o ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ N NN NNNNN NNN NN NNN 1 -Madagascar - Afrique (movenne) 1 1 - Madag-a scar - Afrique (moyenne) Source: BA fD el al. (2016); ca lculs des auteurs. Les données des enquêtes Afrobarom ètre viennent confir mer le faible recou rs à la violence en politique (g rap hique 3). Par exemp le, comparés aux c itoy ens d'autres pays africains, Ics Mal gach es se se nte nt faibl em ent menacés par les inti midati ons lors des ca mpagnes électo­ rales. En 2014,1' imme nse maj orit é (86%) déclare ne ressenti r aucune inq uiétude en term es de vio lence politique du rant les périodes élec torale s. L' État mal gac he montre ains i un profil par adoxal : fragile si on se réfère à l'instabilité de s go uve rne me nts qui le représe n­ tent mais so lide si on prend en com pte sa capacité à contenir l'usage de la vio lence en politique. 334 M AD AGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTR E nombre de morts et de blessés lors de troubl es et violences collecti ves. Le deuxième est un indicateur synthétique rendant compte de la déclara­ tion d'état d'u rgence, des arrestations et incarcérations politiques, des moyens supplémentaires pour la police et du durcissement du climat poli­ tique (expul sion, limogeage, couvre-feu, dissoluti on de parti s? Comme ailleurs en Afrique, les conflits semblent certes être une forme d'activité politique « normale » . En revanche, en dépit d'évolutions alarmistes récentes (Pellerin, 2014 et 2017), l'allégeance à l 'Ét at s'est quasiment toujours imposée sur le territoire. L'u sage de la violence est essentiell e­ ment resté une prérogative de l'État , et cet usage n'a quasiment jamai s été privati sé par l 'armée ou d'autres groupes informels d'ampleur significa­ tive et durable. Quant aux changements politiques, ils se sont toujours parés d'une forme légaliste, même lorsqu'ils sont survenus avant le terme initialement attendu.

Graphique 3 Peur d 'intimidations ou de violence politique lors des campagnes électorales 2008-2014

2014 (31 pays) : , 15'" 2013 (34 pays) ." ::: .." 1- - ! ! ::: : 1 2008 (20 pays) i : m 1 1 ~ 2014 ..'" '0"" 2013 l' ~ : 2008 .- -- 1 .t

Pour approfondir ces premiers constats, il est nécessaire cependant de ne pas s'en tenir aux manifestations les plus évidentes de violence poli ­ tique et de prendre en compte d'autres formes de violence qui peuvent y être liées (voir encadré). En effet, la violence peut être réprimée ou contenue dans un espace donné au pri x de fortes pressions constituant une forme de violence symbolique (Dez, 1981 ). Par ailleurs, en suivant les analyses de Hobsbawm ( 1966) sur l'Europe moderne, certaines mobilisa­ tions collectives comme les émeutes anti-Merina dans les vill es de province de la fin 1972 ou les opérations anti-Karana (OPK ) de 1987

2. Pour plus d'information voir : www.afri caneco no micoutlook.org VIOLENCE ET ORDREPOLITIQUEÀ MADAGASCAR 335

pourraient par exemple constituer des formes de violence politique'. De même, les actions violentes de grande ampleur comme les razzias récentes sur les bœufs, opérées par des bandes armées, pourraient aussi constituer ce que Wieviorka (1998) a nommé une forme infrapolitique de violence. Si ces violences privatisées ne visent pas «le pouvoir d'État pour y accéder, ou 1...1tenter de pénétrer au sein d'un système politique », elles entendent bien néanmoins « tenir l'État à distance pour se li vrer à des acti­ vités économiques », En ce sens, elles constituent une remise en cause sérieuse de l'ordre politique.

Les formes de la violence: biens, corps et âmes

Sachant que la violence est un concept assez large qui peut se présenter sous de multiples formes, nous proposons ici une typologie possible qui permet de cadrer l'analyse. Nous distinguons principalement la violence physique et la violence symbolique. En effet, la violence est comprise en général comme l'utilisation de la force physique pour contraindre, dominer ou causer des dommages. Ce sens commun de la violence tend cependant à oublier l'existence d'une violence symbolique, plus occulte mais tout aussi efficace. Cette dernière, théorisée par Bourdieu et Passeron (970) dans leur analyse de la reproduction sociale, permet en effet la soumission des « dominés» sans qu'il y ait besoin de recourir à la force. La violence physique peut être criminelle ou politique. La seconde se distingue de la première par l'objectif politique qui est poursuivi et qui est revendiqué pour légitimer l'acte (révolution, insurrection, résistance à une oppression, etc.). Celle-ci peut être infra-politique (souterraine, discrète, mobilisant des moyens ou modes d'expression non conventionnels) ou organisée (menées par les acteurs ou organisations intervenant habituelle­ ment dans le champ politique). La violence criminelle peut résulter de causes sociales ou économiques. Dans ce sens, elle peut servir d'exutoire à des tensions, des mécontentements mais eHe n'est pas directement asso­ ciée à une revendication ou un objectif politique. La violence symbolique se traduit par une domination d'un groupe social sur un autre, sans forme apparente de pression ou de coercition physique. Les dominés ne peuvent s'en extraire, voire n'en ont pas conscience et/ou participent au maintien de l'ordre existant en reconnais­ sant plus ou moins implicitement la légitimité de la domination. Mais sans forcément impliquer une méconnaissance du caractère arbitraire de la rela­ tion de domination, la violence symbolique peut se caractériser par son caractère invisible et par l'impuissance des victimes à y remédier, en parti­ culier quand elle est institutionnelle ou structurelle. La violence symbo­ lique s'impose à travers différents modes de domination, en particulier par l'internalisation de normes culturelles.

3. Il est plus difficile en revanche de considérer comme violence politique le massacre des Comoriens à Mahajanga en 1976 (qui ont fait plus de 1000 morts), ces derniers n'ayant jamais véritablement constitué une force politique. 336 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'A UTRE

Enfin, il est une forme de violence dont les manifestations sont soit physiques soit symboliques et qui peuvent se combiner, à savoir la violence économique et sociale. Ainsi, la pauvreté extrême est une source de souffrances (privations, maladies, etc.) souvent mortelles (réduction de l'espérance de vie): c'est clairement une violence physique. Mais la violence économique et sociale se décline aussi en termes symboliques. Le mépris des classes sociales dominées, leur stigmatisation par les élites, les inégalités abyssales de revenu ou de patrimoine, en constituent les exemples les plus courants). Pour complexifier l'ensemble, la violence économique et sociale est une cause importante de la violence criminelle ou politique. Si le présent chapitre ne traite pas en détail de cette forme de violence, elle est omniprésente au fil des chapitres de cet ouvrage, Mada­ gascar se caractérisant justement par une violence socio-économique à bien des titres exceptionnelle.

Source: élaboration des auteurs.

Violence criminelle limitée mais sentiment d'insécurité généralisé

La violence d'ordre criminel aussi revêt différentes modalités. Un premier indicateur classique, le taux d'homicide, apporte une vision moins optimiste de la situation de Madagascar. Les taux d'homicide compilés pour l'année 2012 par l'UNODC, l'organisme des Nations unies en charge de suivre les questions de criminalité et de drogue, placent Madagascar plutôt dans la fourchette haute parmi les pays africains (UNODC, 2014). Ainsi, le taux d'homicide était estimé à Il pour cent mille habitants. 16 pays enregistraient des taux supérieurs, mais 31 affichaient des taux inférieurs. 11 convient néanmoins de prendre ces informations avec la plus grande précaution, tant les données sont parcel1aires et sujettes à caution, faute de sources réellement crédibles". À nouveau, les enquêtes Afrobaromètre menées auprès de la popula­ tion, qui interrogent sur les expériences vécues, apportent des informa-

4. Dans le cas de Madagascar, comme dans la plupart des pays africains, où le système d'enregistrement des homicides est défaillant, les données sont estimées par l'OMS (2014) à partir de modèles statistiques et non de mesures directes. VIOLENCE ET O RDRE POLITIQUE À MADAGASCAR 337

tians beaucoup plus précises et fiables. Si elles fournissent une batterie d'indicateurs objectifs d'atteintes aux biens et aux personnes,elles présen­ tent néanmoins une lacune importante: les enquêtes, en s'adressant aux vivants, ne permettent pas de quantifier les homicides (les morts ne parlent pas). Et là, le diagnostic est plus positif: à l'instar de la mortalité « poli ­ tique » , la violence criminelle reste d'ampleur limitée, notamment en 5 comparaison d 'autres pays. En 2014-2015 , sur 25 pays d'Afrique, Mada­ gascar se place en T" position selon un classement croissant du taux de victime d'agressions physique ou de vol à domicile. À titre d'illustration, 18% de Malgaches déclarent avoir été victimes de vol à domicile au cours des 12 moi s précédant l'enquête (graphique 4) alors que le pourcentage est de 27 % en moyenne pour les 25 pays considérés (avec des taux attei­ gnant 44 % au Cameroun). De même, moins de 4 % des Malgaches se plaignent d'avoir été agressés physiquement au cours des derniers 12 mois, alors que le taux moyen est de 9 % pour les 25 pays (avec un taux de 16 % en Namibie et 19% au Nigeria). Ces comparaisons montrent que la violence physique est de faible intensité en regard de ce que vit la majeure partie des habitants des pays africains.

Graphiqu e 4 Évolution des expériences vécues en matière de violences et d 'insécurité 2008-2014

Victime d'agression physique Victime de vol

Tolal2014 Total 2014 • • 1 Tola l 2013 " Total 2013 • Tolal2008 Total 2008 ] ] 1 1 1 1 1 1 1 1 Mada 2014 Mada 2014 ,1 -- .

Mada 2013 Mada 2013 1 Mada 2008 M ada 2008 ~ 1

-10 0 20 40 60 SO 100 -40 -10 0 20 40 60 80 100

1 • Plusieurs fo i .~ 0 1 ou 2 fois D Jamal s ~ Pl us l eu r s fois D 1 o u 2 f ~s D Jamal s 1

Sources: Enquêtes Afrobaromètre, Coef Rcssou rces/Dial , Mad agascar. 2008, 20 13,2014: calcul des au teurs . Note : La lign e « Total }) donn e la moyenne po ur J'ensembl e des pays où l'enq uête Afroba­ rom ètre a été menée .

Les mêmes enquêtes révèlent toutefois chez les Malgaches un fort sentiment d'insécurité. Alors même que le pourcentage de victimes d'agressions ou de vols est - en dépit de son augmentation depuis 2009

5. L'an alyse des données des précédentes vagues des enquêtes Afrobarom ètre mène à des résul tat s similaires. 338 MADAGASCAR, D'UNECRISE L'AUTRE pour les vols - plus faibl e que dans la majeure partie des pays africains, la perception du risque et la peur de l 'agression sont bien plus importantes (graphique 5). Parmi l'ensemble des pays africains interrogés lors des enquêtes Afiobaromëtre, Madagascar est cel ui où la peur d'être agressé chez soi et/ou dans le quartier est la plus forte .

Graphiq ue 5 Évolution du sentiment perçu d 'insécurité 2008-20 14

Peur d'être agre ssé chez soi Sentime nt d'insécurit é dans le quartie r

Totol2014 Tot ol2 014 Totol 2013 - 1 Total 2013 Tolol2008 - J 1 Mado 2014 -t Mada 201 4 Modo 2013 1 Modo 200 8 LJl!!~~;;~JJ -- Mada 20 13 -so -60 -40 · 2-0 0 ~o 40 6Q so -80 -60 -40 -20 0 20 40 60 80 1 • Plusleurs fois O Ta;;"2 fois OJ a!!,.l'~ r- • Plu""urs fois 0 1 ou 2 fOI S 0 Jamais J

Sources: Enquêtes Afrobaromètre , Caer Ressources/Dia l, Madagascar, 200S, 20 13,2014; calcul des auteurs.

Les expériences vécues et les perceptions sont corrélées sauf à Mada­ gascar. L'Ile apparaît comme un point aberrant qui se démarque de l 'en­ semble des pays considérés (graphique 6) . Deux faits sont à souligner : la perception du ni veau d'insécurité y est anormalement élevée dans l 'ab­ solu, et encore plus compte tenu du nombre relati vement limit é de vic times d'agression ou de vol ; en dynamique, si on observe une augmen­ tation du nombre de vol à domicile (de 12 % en 2013 à 18% de victimes en 2014 ), celle -ci s'accompagne d'une montée démesurée du sentimen t d'insécurité (le pourcentage de ceux qui s'en plaignent passe de 54 % en 2013 à 72 % en 20 14). Ce phénomène de psychose est encore plus patent en matière d'atteinte aux personnes : alors que le taux d'agression physiqu e n' a pas bougé depuis 2008, dans le même temps, la peur d'êt re agressé chez soi a plus que doublé (de 27 % à 60 %) . Pour systématiser l 'analyse, nous avons calculé des « élastici tés » rapportant la dynamiqu e des perceptions à celle des expériences, c'est- à• dire de combien augmente (ou baisse) le sentimen t d'insécurité pour 1% d'augmentation (resp. de baisse) du taux de victim isation. Évidemment, le sentiment d'jnsécuri té dépend de beaucoup d'autres facteurs que l'évol u­ tion de la criminalité réelle. Mais cet exercice donne une idée de la rela­ tion entre les deux phénomènes et le résultat est particulièrement éloquent pour M adagascar. Que ce soit en matière d'agressions physiques ou d'at­ teintes aux biens, Madagascar est le pays où l 'élasticit é est la plus forte VIOLENCE ET ORDRE POLITIQUE À MADAGASCAR 339

(parmi les 18 pays africains ou les données Afrobaromètre sont disponi­ bles entre les vagues d'enquêtes 4 et 6, ce qui correspond aux années 2008 et 2014 pour la Grande Île). Il existe donc bien, et de manière structurelle, une dynamique spécifique de la peur des violences physiques sous toutes leurs formes à Madagascar. Il conviendrait d'explorer plus avant les raisons de cette « sur-réaction ». De nombreux stimuli sont susceptibles de l'activer, mais on peut affirmer que « le tabou de la violence» déve­ loppé dans la suite de ce chapitre est au cœur du processus.

Graphique 6 Expérience versus perception de l'insécurité à Madagascar et en Afrique. 2008-2014

80 ~ M tar2014 ;70 ._.....-.." _ ~_..--_...- ...--... i60 ,ft" .i 50 • Kenya Cam~ • ~l.iJwi. i 40 ~_~~_Y8rt -+-~.-!-,~".,._~,-,- '~ Guinél>.... •• ousanda .5 30 t-----.-...... ,''.. - ....-.-.- ~ 20 MauriCE! Tanzarne i ••• 8urundi ! 10 +--_.- ~---".-""..._ _ "..-

,; 0 + , -s- .,. .. o 5 10 15 20 25 o 10 20 30 40 50 Ex~rten<8: Victime d' ..resslon physlque 1"1 Victime de _1 à le m"""n1"1

Sources: Enquêtes Afrobaromètre, 2014-2015; Pour Madagascar, Coef RessourceslDial, 2008,2013,2014; calcul des auteurs. Clé de lecture: Les losanges sont les données de 2014. Le point rond indique la position de Madagascar en 2008 pour le graphique de gauche et en 2013 pour le graphique de droite.

Les résultats de l'enquête GSP-SHaSA de 2015 viennent conforter le diagnostic établi avec les enquêtes Afrobaromètre (pour une présentation de ce programme d'enquêtes harmonisées sur la gouvernance, la paix et la sécurité au niveau du continent africain, voir Razafindrakoto et Roubaud, 2015). L'enquête GPS-SHaSA confirme d'une part que le taux de victimi­ sation (effractions à domicile, vols et agressions physiques) est l'un des plus faibles de la dizaine de pays où l'enquête a été conduite, et d'autre part que le sentiment d'insécurité y est le plus élevé. De plus, l'enquête apporte deux éléments nouveaux à souligner. Madagascar est le pays où le niveau de bonheur est au plus bas, un résultat à mettre en regard de ce sentiment d'insécurité particulièrement élevé. Par ailleurs, la taille de l'échantillon permet de désagréger les résultats par province, ce que n'autorisent pas les enquêtes Afrobaromètre (15000 personnes vs. environ 1000 respectivement; INSTAT,2016). Le graphique 7 qui met en regard la carte de la criminalité réelle et la perception de l'insécurité montre clai- 340 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE rement que le lien entre les deux phénomènes est faible (bien que positif, avec un coefficient de corrélation de +0,34). Par ailleurs, aucun facteur simple ne semble être à même de fournir une explication de la géographie de la violence, dans ses deux dimensions (vécue et ressentie), et encore moins de la relation entre les deux. En particulier, il apparaît que contrairement aux idées reçues, notamment celle d'un sud de l'île mis à feu et à sang par les bandes de Dahalo criminalisés (cf. Partie lA et intro­ duction générale de cet ouvrage), cette région n'est pas la plus touchée, ni dans les corps, ni dans les têtes, par la violence. Plus largement, le senti­ ment d'insécurité est bien plus répandu dans les villes que dans les zones rurales (resp.63 % vs.48%).

Graphique 7 Incidence de la violence criminelle et sentiment d'insécurité à Madagascar, 2015

% de victimes % qui ne se sentent pas de criminalité en sécurité dans leur quartier

15- 30 75-100 •~ 10 - 15 •El 55- 75 CI 5-10 D 30 - 55 0 O- S 0 0- 30

Sources: Enquêtes GPS-SHaSA, Instat/Dial, 2015; calcul des auteurs. Note: L'indicateur de criminalité correspond au % de personnes ayant été victimes d'au moins une forme d'atteinte aux biens ou d'agression physique. L'indicateur de perception correspond au% de ceux qui déclarent se sentir « très» ou « plutôt» en insécurité dans leur zone de résidence. VIOLENCE ET ORDRE POLITIQUE À MADAGASCAR 341

Perceptions et réalité sont donc deux manifestations de la violence largement découplées. Confronté au même type de phénomène en France dans les années 1980, Lagrange (1984) montre d'une part que la percep­ tion de l'insécurité augmente quand les médias relatent des évènements violents impressionnants dont les victimes sont des gens ordinaires. D'autre part, il observe une corrélation entre le niveau d'inquiétude et l'isolement ou la faiblesse des liens sociaux. On peut supposer que ces deux éléments pèsent aussi à Madagascar. Plus largement, il semble que la peur exprimée par la population traduise son doute croissant quant à la capacité du mode d'organisation collective à assurer la paix sociale, un phénomène qui pourrait être relié à l'instabilité politique récurrente du pays; soit tous les éléments d'une crise de confiance.

Usages et contrôle de la violence politique à travers l'histoire

Nous avons avancé l'idée d'un faible niveau de violence (physique) politique à Madagascar. Cette thèse qui emporte a priori facilement l'ad­ hésion des observateurs de la société malgache (sauf lorsqu'ils se réfèrent à la période la plus récente) demande cependant à être clairement établie en passant en revue 1'histoire de Madagascar. Nous avons également fait l'hypothèse que deux formes de violence coexistent: la violence physique et la violence symbolique, la première se développant à mesure que la seconde s'affaiblit et réciproquement. S'essayer à une histoire de la violence impose de rendre compte de ces deux dimensions. Notre objectif n'est toutefois pas ici de faire œuvre d'historien mais de proposer une lecture stylisée de 1'histoire, reposant sur une utilisation secondaire de travaux historiques déjà existants. Nous déclinons cette lecture en distin­ guant deux grandes périodes: avant et après l'indépendance.

Avant l'indépendance

Pour instaurer la paix durant la période précoloniale le pouvoir a su combiner la coercition et une violence symbolique masquée sous forme d'un ordre établi hérité du divin. Un contrat social s'établit: la subordina­ tion à une autorité supérieure contre la garantie de protection pour les dominés. Le système se met en place en s'appuyant à la fois sur les struc­ tures hiérarchiques traditionnelles (le pouvoir sacré, les groupes statu­ taires", les groupes de parenté) et les structures étatiques (armée, adminis­ tration).

6. Le terme de caste appliqué à la société malgache a souvent été discuté. Conde­ minas (1961) lui préfère par exemple le terme de pseudo-castes, Raison-Jourde (1991) celui de « groupes statutaires ». Nous la suivrons ici. 342 MADAGASCAR, D'lINE CRISE L'AlITRE

• L'État merina

La construction de l'État merina à la fin du xvur siècle est un élément essentiel de la réduction de la violence collective. Dans un mouvement similaire à celui décrit comme conforme à «la loi du monopole» par N. Elias (1975) en Europe, les différents royaumes auparavant en conflits les uns avec les autres finirent par être unis sous la domination d'un seul souverain, favorisant ainsi une relative pacification des mœurs en Imerina. Ce fut tout particulièrement l'œuvre d'Andrianampoinimerina à la fin du XVIIIe siècle (1787-1809) dont les réformes fixèrent les bases d'une véri­ table institutionnalisation politique. Après avoir conquis par la force ou la diplomatie les autres royaumes de l'lmerina enin-oko (lmerina des six provinces), il stabilisa son empire en nouant des alliances avec les royaumes voisins les plus puissants. Il s'assura également la loyauté des populations sous son contrôle, en mettant en place une véritable religion d'Etat basée sur la constitution d'un« panthéon national» (Raison-Jourde, 1991) de reliques/palladium (sampy) et le renforcement symbolique de l'image du souverain comme père et mère (raiamandreny) de son peuple. Il garantit une certaine protection à ses sujets contre la traite esclavagiste. En échange de cette dernière, les paysans devaient alors non seulement payer des taxes mais aussi fournir des prestations (janompoana) de toute sorte au souverain et notamment contribuer aux travaux d'aménagement collectifs agricoles tels que la construction de digues et de systèmes d'ad­ duction d'eau. L'œuvre d'Andrianampoinimerina fut prolongée après sa mort par ses successeurs qui instaurèrent une armée de métier, la nomina­ tion de gouverneurs civils et militaires dans les régions contrôlées et une administration bureaucratique. L'ordre politique qui assurait la stabilité de l'État ne reposait donc pas uniquement sur son pouvoir de contrainte. Il tenait aussi à un système symbolique dans lequel les monarques apparais­ saient comme étant, en tant que descendants d'un ancêtre supérieur, déten­ teurs du hasina royal (Bloch, 1983), c'est-à-dire de l'essence invisible du pouvoir et de la fertilité. C'est de cette capacité que les monarques, consi­ dérés par leurs sujets comme de quasi-dieux, tiraient leur légitimité poli­ tique. La hiérarchie sociale distinguait par ailleurs plusieurs groupes statu­ taires. Au sommet de cette hiérarchie se situaient les Andriana (nobles), parents du roi. En dessous se situaient les Hova (roturiers), puis les Mainty (serviteurs royaux) et, en bas, les esclaves (Andevo). Les rois n'exerçaient alors pas seulement une domination rituelle sur les populations mais également matérielle, en leur offrant une protection militaire en contre­ partie de leur allégeance et de paiements en riz et autres biens, dont profi­ tait aussi l'oligarchie hova (voir le chapitre 4 de Samuel Sanchez dans cet ouvrage). La grande majorité de la population des régions sous contrôle demeurait cependant non seulement exclue du partage des richesses mais encore, pour celle constituant les hommes libres, soumise à la pression de l'enrôlement militaire ou de celle du travail forcé. VIOLENCE ETORDREPOLITIQUE À MADAGASCAR 343

• La colonisation La colonisation modifia la structure du pouvoir au sein de la société malgache sans pour autant transformer profondément son principe de fonctionnement: la domination d'un groupe qui se présente comme bien­ veillant et qui s'appuie sur des structures d'organisation étatique tout en jouant sur les divisions au sein de la société malgache. La colonisation mit fin à l'hégémonie politique merina, en préemptant le pouvoir central et en redonnant du pouvoir aux élites « côtières» par la mise en œuvre de la « politique des races »7 et son système d'administra­ tion indirecte. L'esclavage fut interdit, un demi-million d'esclaves libérés et le « système des castes» aboli. Les Andevo furent amalgamés dans la catégorie mainty, Le général Gallieni instaura, à côté des impôts indirects, un impôt direct censé, comme stimulant au travail, générer de nouveaux comportements. Il institua également le système des prestations qui donna suite en 1926 au SMOTlG (Service de la Main-d'Œuvre pour les Travaux d'Intérêt Général). Enfin, il amorça une politique de scolarisation en vue de faciliter les relations des populations avec le nouveaujanjakancf et de répondre aux besoins du pouvoir colonial. Les principes d'organisation du système colonial portaient en germe les éléments propices à l'émergence de conflits politiques. L'interdiction de l'esclavage affectant le pouvoir économique et symbolique des membres des groupes statutaires les plus élevés, la « politique des races », réduisant celui des grandes familles merina, la mainmise des grandes compagnies françaises sur les activités commerciales limitant leurs possi­ bilités d'enrichissement sont autant d'éléments qui les poussaient à s'or­ ganiser politiquement. L'extension de la scolarisation faisait naître de nouvelles aspirations au sein des populations en bénéficiant. Enfin, l'impôt et le système des prestations suscitaient des aigreurs, tant dans le monde urbain que dans le monde rural. Le rejet colonial se traduisit dans les premières années par des insur­ rections parfois importantes mais localisées et désorganisées, comme celle des Menalamba de 1895 à 1898. Après la Seconde Guerre mondiale, qui vit le gouvernement colonial vichyste balayé par une expédition britan­ nique, le mouvement nationaliste prit de l'ampleur en s'institutionnalisant. Le premier parti nationaliste indépendantiste, le MDRM (Mouvement De la Rénovation Malgache), fut organisé politiquement à Madagascar essen­ tiellement par des membres de l'élite merina. En réaction se créa le Parti des Déshérités de Madagascar (PADESM), constitué d'une alliance de Merina mainty; (descendants de serviteurs royaux et d'esclaves libérés) et de membre des élites « côtières ». Ce parti, sans véritable base populaire, reçut le soutien financier et politique du pouvoir colonial qui voyait dans

7. Baptisée ainsi par Gallieni car il s'agissait de mettre en place une administration indigène propre à chaque ethnie. 8. Le fanjakana signifie l'État. mais étymologiquement, ce mot est lié à manjaka (régner) et mpanjaka (le roi). 344 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE le MDRM une tentative de restauration du « pouvoir hova »9. C'est dans ce contexte politiquement tendu qu'éclata l'insurrection de 1947. Cette insurrection et la répression dont elle fut l'objet entraînèrent un nombre de décès considérable: plus de 30000 décès dont au moins 20000 civils morts de malnutrition et de maladie du fait des déplacements liés au conflit (Fremigacci, 1999; également le chapitre 13 de Denis Alexandre Lahini­ riko dans cet ouvrage). En dépit de sa répression, l'insurrection se pour­ suivit de façon désordonnée pendant 18 mois, signe de l'impopularité du régime colonial.

Après l'indépendance

Le pouvoir passe aux mains des nationaux mais le principe pour assurer sa stabilité reste sensiblement le même. Il repose à la fois sur la coercition (physique), un ordre symbolique hiérarchique et une structure étatique.

• La 1ère République

Dans les années 1960, l'image de Tsiranana comme père de l'indépen­ dance et l'instauration d'un État PSDIO sont propices à une relative stabi­ lisation du pouvoir, en dépit des tentations autoritaires du président. En 1971, le soulèvement paysan dans la région de Tuléar ne concerne qu' en­ viron mille paysans qui attaquent, avec des armes de fortune, des postes militaires et des centres administratifs. Leur mobilisation est par ailleurs régulée par le serment, prêté sur un bœuf sacrifié, de ne pas tuer et qui en fait une rébellion moins de violence que de menace (Raison-Jourde et Roy, 2010). La répression politique est néanmoins brutale, débouchant sur une cinquantaine de victimes selon les autorités mais plus certainement entre 800 et 1000 morts (Raison-Jourde et Roy, 2010). En 1972, la grève générale estudiantine est essentiellement non violente même après que les 11 étudiants ont été rejoints par les ZWAM • Les dérapages sont en effet très rares. Là encore, c'est de l'État que viendra la violence et non de la

9. Hova était alors employé comme un terme générique renvoyant au pouvoir poli­ tique d'avant la colonisation (au sein duquel certains clans hova comme les Tsimahafotsy et les Tsimiamboholahy avaient souvent obtenu la prééminence sur les Andriana dans la gestion des affaires courantes). 10. Le Parti Social-Démocrate a été fondé par Tsiranana en 1956. Ses membres occu­ paient les principaux postes de l'administration et des ministères. L'adhésion au parti était un moyen d'ascension sociale mais aussi un « moyen de participer de la toute-puissance du Fanjakana donc d'être protégé» (Raison-Jourde et Roy, 2010). Le nombre de fonc­ tionnaires tripla en 12 ans et l'État PSD finit par infiltrer toute la société. Il. Les ZWAM - Zatovo-jeune, Western du fait de leur identification aux cow boys, Andevo-esclave, Malagasy - sont une organisation informelle de jeunes déshérités issus de quartiers populaires. Ils vivaient hors la loi et entraient régulièrement en conflit avec la police. Ils marqueront leur ascension dans le combat politique en devenant ZOAM - VIOLENCE ET ORDRE POLITIQUE À MADAGASCAR 345 jeunesse urbaine, estudiantine ou prolétaire. La déportation au pénitencier de Nosy Lava de 395 étudiants déclenche le 13 mai un vaste mouvement populaire (lOOOOO personnes dans les rues d'Antananarivo). Ce sont alors les tirs des FRS (forces républicaines de sécurité, équivalent des CRS français) sur la foule qui entrainent des réactions violentes (incendie de voitures, barricade, destruction de trottoirs pour faire des projectiles, attaque de la radio nationale, incendie de l'hôtel de ville ... ). En dépit des 2 propos belliqueux de Tsiranana' , ces événements ne feront «qu'une quarantaine» de morts et 150 blessés, essentiellement du côté des mani­ festants (Blum, 2011). Dans ce conflit, les organisations apparaissent singulièrement en retrait. Ni la gendarmerie, ni la police, ni l'armée n'in­ terviendront. L'AKFM (Antokon 'ny Kongresin'ny Fahaleovantenan'i Madagasikara: parti politique d'inspiration communiste), représentant plutôt l'élite protestante merina évincée du pouvoir politique, se position­ nera même contre les troubles. Ces événements conduisirent à la chute du régime et à un transfert quasi-légaliste du pouvoir. Tsiranana, tout en gardant la présidence de la République, remit les pleins pouvoirs au généraI Ramanantsoa, lequel organisa 5 mois plus tard un référendum par lequel les électeurs le placèrent à la tête de l'État. Ce dernier n'arriva cependant pas à assurer la stabilité politique. Coincé entre les revendica­ tions politiques des élites provinciales, sa loyauté envers l'oligarchie économico-politique merina et les pressions aux réformes économiques et politiques des partis maoïstes (MFM et Monima), il fut finalement conduit à remettre le pouvoir à R. Ratsimandrava en février 1975. Six jours plus tard, ce dernier fut cependant assassiné, sans que les historiens n'aient réussi jusqu'ici à établir formellement qui étaient les commanditaires de ce meurtre'". Un Directoire militaire fut alors mis en place qui réussit à rétablir l'ordre public en réprimant par les armes la rébellion du GPM (héritier des FRS) et en déclarant la loi martiale.

• De Ratsiraka à Ratsiraka D. Ratsiraka fut élu chef d'État par les membres du directoire militaire mais fit valider six mois plus tard cette position par un référendum consti-

Zatovo, Ory Asa (sans emploi) eto Madagasikara - tout en maintenant cependant leur organisation sur la base du quartier. (Raison-Jourde, 1en2) 12.« S'il y a eu beaucoup de morts, c'est parce que vous l'avez voulu...Si vous ne vous arrêtez pas, vos enfants mourront. Et vous aussi. Voilà! C'est moi le Président qui vous le dit. Je vous donne un conseil, parents, travailleurs, élèves, si vous tenez à la vie, ne parti­ cipez pas à la grève...Si c'est nécessaire, même s'il faut 2000 morts, nous le ferons en une seule fois! 2000 même 3000! En une seule fois! Tsssak, Tsssak! Voilà des morts. Après cela, même si vous êtes SOOO, 6000, 100000, on vous aura! Tssak! Tssak ! Mais cela ne se fera pas...Soyez sage, hein? Tirez-vous de cette histoire louche» (cité par Blum, 2011) 13. Le « procès du siècle» qui eut lieu de mars à juin lens fit comparaître de nombreux inculpés dont Resampa et Tsiranana mais ne prononça que des peines mineures. Les archives de ce procès ont brûlé à la fin lens ce qui réduit fortement les chances de connaître un jour la vérité. 346 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE tutionnel. La descente aux enfers de l'économie malgache sous sa prési­ dence marqua cependant dans les années 1980 un certain retour de la violence criminelle. Dans les zones rurales, le phénomène des dahaio, voleurs de bœufs empruntant à la tradition Bara, prit de l'ampleur, entrai­ nant une répression active des gendarmes. En 1982, par exemple, sous le prétexte de les pourchasser, ils tuèrent « par méprise» une centaine de paysans dans la région de Tuléar. En 1989, la multiplication des opéra­ tions de l'État avec autorisation d'ouvrir le feu (opération « Tsy Mitsitsy » c'est-à-dire sans merci) auraient aussi fait une centaine de morts. Les trou­ bles gagnèrent aussi les zones urbaines. En décembre 1984, des membres des TTS (Tanora Tonga Saina c'est-à-dire les jeunes conscientisés), issus des «bas quartiers» et pratiquant enlèvements, racket et marché noir, furent massacrés par les adeptes d'un club de Kung-Fu, faisant plus de cent morts. Dans cet épisode, la violence déployée ne fut pas a priori au service d'une quelconque organisation (même si les Kung-Fu servirent à plusieurs reprises de service d'ordre lors des manifestations du Monima et du MFM). Elle eut néanmoins une tonalité politique certaine dans la mesure où les TTS constituaient en sous-main des forces d'appoint du régime. Les attaquer revenait donc à entrer ouvertement en conflit avec l'Etat. C'est ainsi qu'en juillet 1985, le régime répliqua en faisant détruire la villa du leader des Kung-fu par des engins blindés, provoquant des dizaines de morts et de nombreuses arrestations. La contestation des résultats de l'élection présidentielle de mars 1989 fut aussi le point de départ d'un vaste mouvement de protestation. Poussé à libéraliser la vie politique, le président rétablit la liberté de création des partis politiques en 1990. Ceci n'arrêta cependant pas le mouvement qui se fédéra sous le nom de « Forces Vives» et qui, après des manifestations quotidiennes et après avoir réussi à déclencher une grève générale, installa un gouvernement insurrectionnel en juin 1991. 11 reste cependant que la non-violence fut, là encore, une revendication spécifique du mouvement social. Les immenses rassemblements sur la place du 13 mai ne donnèrent ainsi lieu à aucun débordement. Comme au début des années 1970, c'est de l'État que viendra la violence. Une manifestation en direction du palais présidentiel fera plus d'une trentaine de morts et plusieurs centaines de blessés, fauchés par les tirs des militaires. Cet événement précipita l'évic­ tion de D. Ratsiraka (même s'il gardait le titre de président de la Répu­ blique) par la constitution d'un gouvernement de transition qui fit adopter par référendum une nouvelle constitution. En 1993, A. Zafy fut alors élu président de la me République. 11 resta à son poste jusqu'à sa destitution par les parlementaires trois ans plus tard. Les élections présidentielles de 1996 qui suivirent quelques mois plus tard, portèrent de nouveau, sans troubles, D. Ratsiraka au pouvoir. VIOLENCE ET ORDRE POLITIQUE À MADAGASCAR 347

• De Ravalomanana à la IVe République

En 2001-2002, la crise, ouverte avec la contestation des résultats du premier tour de l'élection présidentielle, fut, elle aussi, peu violente. Si on a pu alors parler de guerre civile larvée en raison de l'apparente coupure en deux du pays pendant 4 mois, les affrontements ont été en réalité très peu fréquents et le nombre de morts ne s'est élevé « qu'à une centaine» (Raison, 2002). Néanmoins les combattants furent bien ici des instruments violents à la solde de groupes politiques: miliciens issus du lumpenprolé­ tariat du côté de D. Ratsiraka, réservistes de l'année du côté de M. Rava­ lomanana. La crise prit fin avec la reconnaissance par la Haute Cour Constitutionnelle puis par la communauté internationale de la victoire de M. Ravalomanana. La crise de 2009 marque en revanche sinon une rupture, du moins une inflexion avec celles qui l'ont précédé. Les mobilisations populaires furent accompagnées dès le début de barrages dans les quartiers populaires assortis de phénomènes de violence interpersonnelle (agressions) puis dans les jours qui suivirent par des pillages de magasins chinois, indiens mais surtout des magasins Magro (société Tiko) appartenant au président. Ces événements se soldèrent par au moins 68 morts 14. Quelques jours plus tard, une marche de manifestants sur le palais présidentiel fut arrêtée par un tir de la garde présidentielle faisant une quarantaine de morts et plus de 150 blessés. Enfin, la tentative de sortie de crise « quasi-légaliste» par la remise du pouvoir par le président à un directoire militaire (réédition de ce qui s'était fait en 1972 puis 1975) fut aussi mise en échec par la mobili­ sation des officiers de la Capsat qui installèrent Andry Rajoelina au pouvoir, ce qui constitue le premier véritable coup d'État de l'histoire récente de Madagascar. Pour autant, la violence resta ici encore limitée et la passation de pouvoir se fit quasiment sans échange de coup ni effusion de sang. Après l'installation d'Andry Rajoelina et la nomination d'une Haute Autorité de Transition (HAT), les nombreuses « mutineries» dans l'année ou la gendarmerie ne semblent pas avoir été l'expression de forces politi­ ques. Elles n'ont en effet jamais concerné plus d'une trentaine de soldats, n'ont entrainé que des combats de faible intensité et ont souvent unique­ ment eu comme moteur des revendications catégorielles. L'élection de la fin 2013 s'est aussi déroulée avec très peu de contestations et les difficultés à gouverner dans le cadre de la Ive République n'ont pour autant pas entraîné jusque-là de violence politique. En revanche, la violence crimi­ nelle s'est sensiblement accrue, comme nous l'avons montré dans la première partie. Dans les zones urbaines, les journaux témoignent de façon régulière de vols, cambriolages, et agressions parfois mortelles. Dans le Sud du pays et les zones enclavées, les daha/o, regroupés en bande de

14. Donc une quarantaine de morts retrouvés calcinés après l'incendie du magasin Magro d'Antananarivo. 348 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE plusieurs dizaines d'individus parfois équipés d'armes à feu, volent les troupeaux et s'opposent aux villageois et aux forces de l'ordre. Ces dernières réagissent souvent de façon disproportionnée, en brûlant des récoltes et des habitations et en procédant à des exécutions sommaires. Dresser l'inventaire des actes violents dans l'histoire politique de Madagascar peut donner l'impression d'un niveau non négligeable de violence. C'est pourtant le contraire qu'il faut retenir de ce travail. Si la violence physique n'est pas absente des relations politiques, elle est en réalité singulièrement contenue même lors des crises politiques aboutis­ sant à un changement de régime. Depuis 1960, aucune organisation ne semble avoir eu de véritable pouvoir de mobilisation de la violence. Lorsque celle-ci est présente, elle prend le plus souvent la forme d'érup­ tions exprimant un mécontentement qui n'identifie pas clairement ses causes et ne désigne pas directement des responsables. Ces accès de violence débordent toujours les forces politiques qui veulent les récupérer sans y parvenir. Dans un contexte de désorganisation importante de l'État, on voit cependant apparaître depuis 2010 une violence criminelle plus organisée qui n'est pas sans rapport avec le politique du fait de la « perte progressive de souveraineté de l'État sur son territoire» et de ses liens supposés avec «la classe politique locale, régionale et nationale» (Pellerin, 2014). Si on exclut la période très récente, tout se passe donc comme si la vio­ lence physique n'était pas ou ne pouvait pas être une ressource stratégique légitime dans le jeu politique malgache: lorsque la violence est présente, son intensité est faible; c'est souvent l'usage même de la violence par le pouvoir en place qui précipite son remplacement et les changements de régime, même lors des crises, se font de façon très peu violente.

La violence dans l'équation soelo-politique malgache: éléments d'interprétation

La fréquence réduite et la faible intensité de la violence physique (poli­ tique et criminelle) de la société malgache, associée à une instabilité chro­ nique, interroge sur la nature du système socio-politique. Nous avançons dans cette partie un certain nombre d'hypothèses explicatives de ce phéno­ mène. Nous étudions d'abord dans quelle mesure le mode d'organisation des élites peut expliquer leur faible recours à la violence politique. Nous mettons ensuite en avant l'atomisation de la population malgache et la domination symbolique qu'elle subit. Ces caractéristiques des élites et de la population ainsi que la nature de leurs interactions, donc du rapport entre pouvoir et citoyens, limitent les formes de mobilisation. Dans un contexte global de tabou de la violence, elles sont aussi source d'un senti­ ment latent d'insécurité. VIOLENCE ET ORDRE POLITIQUE À MADAGASCAR 349

Des élites fragmentées et coupées de la base

Pourquoi la violence n'est-elle pas une ressource plus fréquemment mobilisée par des groupes ou coalitions élitaires dans leur compétition pour le pouvoir politique? Selon notre analyse, ce phénomène s'explique par la nature des relations entre les élites et celles qu'elles entretiennent avec la population.

• La faiblesse des organisations élitaires Dans une précédente recherche, nous avons essayé de dresser un tableau des groupes élitaires en présence à partir d'une relecture de l'his­ toire malgache à l'aune de l'économie politique (Razafindrakoto et al., 2014 et 2017). On y distinguait six périodes révélant l'existence de plusieurs strates de pouvoir. Chacune des périodes est marquée par une modification de l'équilibre des pouvoirs et un renouvellement relatif de la coalition dominante. Les «groupes» de pouvoir ainsi dessinés ont des frontières poreuses. Du fait des stratégies individuelles des uns et des autres pour se maintenir au plus haut niveau (stratégies scolaires, matri­ moniales, de conversion d'un type de pouvoir dans un autre, de modifica­ tion des allégeances), c'est en partie à une assimilation réciproque des élites que l'on assiste (Bayart, 1989; Galibert, 2011; Razafindrakoto et al., 2017). Le monde des élites à Madagascar reste ainsi très circonscrit. Dans une enquête sur les élites que nous avons menée auprès d'un échan­ tillon représentatif de 1000 personnes sur la période 2012-2014, les membres des élites y apparaissent marqués par une forte hérédité sociale qui s'accentue d'ailleurs avec le temps (voir le chapitre 5 de notre ouvrage; Razafindrakoto et al., 2017). Les investissements scolaires à l'étranger, les stratégies matrimoniales, les pratiques de chevauchement (Médard, 1992) des différentes sphères d'exercice du pouvoir et la consti­ tution d'un entre-soi élitaire contribuent à une uniformisation de ce monde (Galibert, 2011). Ni l'ethnicité, ni la proximité géographique, ni l'appartenance à un même groupe statutaire, ni l'identité des activités économiques, reli­ gieuses ou politiques ne déterminent des solidarités interpersonnelles suffisamment solides pour constituer des lignes figées d'opposition entre groupes. Les conflits prennent ainsi moins la forme d'une lutte entre groupes élitaires solidement constitués que celle d'une lutte des places (ady seza) entre individus, familles ou clans restreints. Les alliances plus larges ne se forment qu'au moment des élections ou lorsqu'il s'agit de faire chuter un clan qui tend à prendre trop de pouvoir. Bien que se dotant souvent d'un nom (Forces Vives, Trois Mouvances, Hery Vaovao ho an'i Madagasikara, etc.), elles ne débouchent jamais sur une forme d'institu­ tionnalisation qui les pérenniserait dans le temps. Elles se dissolvent sitôt leur but atteint. 350 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

• Un clientélisme notabiliaire éphémère Cette absence ou quasi absence d'organisation (horizontale) des groupes élitaires permet d'autant moins la mobilisation de la violence dans la compétition politique que leurs réseaux c1ientélistes sont, du coup, limités. Les partis politiques présidentiels ont été, certes, sous chaque mandature un moyen de tenter de remédier à cela. Le PSD, l'AREMA, le T1M et dans une moindre ampleur le TGV et l'HVM ont ainsi permis d'étendre les soutiens au clan dominant grâce aux avantages accordés à ceux qui y adhéraient (emplois, carrières, biens, propriétés). Cette forme de clientélisme qui n'étend pas ses racines au plus profond de la société, n'assure finalement qu'un soutien notabiliaire de circons­ tance et donc une faible capacité de mobilisation politique des masses. Les citoyens ordinaires ne sont véritablement intégrés aux systèmes c1ien­ télistes qu'à l'approche des élections lorsque les candidats, à l'occasion de leur venue sur les lieux où ils convoitent des voix, font étalage de géné­ rosité en apportant médicaments, riz, tee-shirts et divertissements. Cette forme de clientélisme ne crée que des attachements ponctuels et fragiles et ne permet pas de les transformer en mobilisations collectives structu­ rées et durables. Si un clan ou un groupe souhaite ainsi user de violence pour asseoir sa position, il ne peut le faire qu'en offrant des rétributions exceptionnelles (en biens, en monnaie, voire en divertissements) à ceux qu'ils souhaitent mobiliser. Cette présentation du clientélisme notabiliaire ne vise évidemment pas à minimiser les mobilisations contestataires bien réelles qui se sont produites au cours de l'histoire, que ce soit en 1972, 1991, 2002 ou 2009. A chaque fois, des foules urbaines se sont effectivement rassemblées, portées par l'espoir d'un changement lié à une apparente ouverture du champ des possibles politiques. Ces foules, prenant partie pour un groupe politique, n'en constituaient cependant pas à proprement parler une clien­ tèle politique mais exprimaient plutôt par là leur ras-le-bol et leur aspira­ tion au changement. On peut enfin s'interroger sur les raisons pour lesquelles les «corps habillés» n'ont quasiment jamais à Madagascar usé de leur force pour renverser un régime. Ces derniers ne semblent pas constituer une force autonome dans le champ politique malgache. Plusieurs explica­ tions peuvent être avancées. D'abord, comme pour l'ensemble des groupes élitaires, les divisions" compromettent toute tentative d'organisation. Ensuite, à l'exception de M. Ravalomanana, les pouvoirs successifs ont mis en œuvre des stratégies pour politiser l'armée (à travers les promo­ tions et l'attribution de postes importants au niveau des ministères ou des entreprises publiques). Madagascar a ainsi une proportion élevée de hauts gradés (notamment de généraux) liés au pouvoir politique, intégrés au clientélisme notabiliaire de circonstance mais déconnectés de leur base.

15. Au sein de l'armée notamment entre ceux formés par l'AcmiJ et ceux passés par Saint-Cyr, et entre J'armée et la gendarmerie. VIOLENCE Er ORDRE POLITIQUE À MADAGASCAR 351

Une population atomisée et soumise

• Violence symbolique et respect des autorités raiamandreny

La société malgache est caractérisée par de multiples inégalités statu­ taires imbriquées les unes dans les autres, inégalités qui se maintiennent encore aujourd'hui de façon plus ou moins occulte. Ces principes de distinction et de classement autorisent un très haut niveau d'inégalité réelle des revenus. Avec un coefficient de Gini 16 de 0,475 en 2007, Mada­ gascar apparaissait ainsi dans les 30 pays au monde et les 10 pays d'Afrique les plus inégalitaires selon le classement du PNUD (2008). Le non-recours à la violence politique semble ainsi tenir à un rapport spécifique au pouvoir. Il est régi par la croyance traditionnelle encore prégnante du caractère exceptionnel dufanjakana et du statut de raiaman­ dreny (« père et mère» de ses sujets, à qui on doit le respect) de ceux qui l'incarnent. On assiste ainsi à un rapport au politique, hérité du mode de constitution de l'État malgache tendant à accorder une valeur particulière au chef, tirant sa légitimité de sa position statutaire, de son ancrage dynas­ tique et/ou de son charisme (hasina). Les données des enquêtes Afrobaromètre illustrent cette réalité: comparés aux citoyens des autres pays africains, les Malgaches sont parmi les moins enclins à exiger que les dirigeants rendent des comptes sur leur efficacité. C'est l'attribution du statut de « parents» (donc veillant au bien-être de la population) aux gouvernants qui tend à prédominer (graphique 8). En 2008, la majorité (55 %) des citoyens considèrent que « le gouvernement est comme un parent, il devrait pouvoir décider de ce qui est bien pour nous ». Ce statut de « raiamandreny » conféré au gouver­ nement, lui attribuant un pouvoir de décision sans possibilité de contrôle par la population, n'est pas sans rapport avec la structuration de la société malgache. Vu sous cet angle, les rapports sociaux peuvent être décrits comme reposant sur une violence symbolique qui maintient la domination dans le temps d'un petit groupe d'individus sur la plus grande masse de popula­ tion. Le maintien d'un tel système suppose une forme d'acceptation, dans les esprits de tous, de ces principes de différenciation accordant une inégale valeur aux individus. Dans ce sens, la puissance du « lahatra » (destin) éclipse le caractère violent de cet ordre social inégalitaire (Roca, 2013). C'est ce qui permet aussi, lors des crises, à quelques descendants de grandes lignées de s'autoproclamer raiamandreny et d'intervenir à ce titre dans le débat politique. L'inégalité constitutive de la société malgache permet aussi aux dirigeants politiques d'agir sans accorder beaucoup d'importance à leurs administrés. Les rois avaient en effet un droit absolu d'exploitation de leurs sujets mais aussi de vie et de mort. Les discours

16. Le coefficient de Gini va de a à 1 et mesure "inégalité des revenus: a signifie égalité parfaite, 1 inégalité maximale. 352 MADAGASCAR , D' UNE CRISE L'A UT RE des rois (kabary) se ponctuaient souvent imp erturbablement par « sinon, je vous tue tous »,« j 'ai seul le droit de vie et de mort sur la popul a­ tion» ou «si vous en venez à transgresser mes ordonnances, j e vous mettrai à mort » (Galy, 2009). Ce mépri s de la vie s'est retrouvé d'un e certaine façon dans les régimes post-indépendance. Les émeutes paysannes ou les agissements des dahalo ont donné lieu à des répressions par les fo rces de l'ordre parfois meurtri ères sans que cela ne déclenche de véri­ table émoi au sein des éli tes et plus généralement du monde urbain. Les propos de Tsiranana relevés plus hauts traduisent aussi d'un e certaine façon le peu de pri x accordé à la vie des gens du peuple par les classes dirigeantes .

Graphique 8 Des gouvernants rede vables de leurs actions ou ayant le statut de parents"

gouvemement c pars" t gOlNemement =employé

11t" M.n u ,HO ail l undi

tI. ' .ld ~ I'! ~ 'W :.I r \0;01\111 S...· f! .:l LC<.IW M dli liurk ,na F;;'I\ C.p Vt'r1 c.Jit k" no ~ n Nll::e! .. l..o UiOH Mli..I'M Oug;anJ rl'l " IiÎ ~ I . ' k'.Ulk' A/rll,fUc du ) ud f1uhw.m 4 "[ joJ' ,L••U ~1' ll V ;1 l u n l\ if" l rn lttdLwc M ..1I 0 . '>w~ !. ,I . l · \ 11 f ~ VJ l lc l r·<.o tho

. Goovernement comme un par ent - Complète men t d'accord o Gouvern eme nt comm e un parent - O'accord o Gouvernement comme un employé - D'accord IJ Gouverne men t comme un em ployé . ComE.!.ètem ~nt d'acco rd

Sou rces : Enquêtes Afrobarom ètre , R5; Pour Madagascar , Coef Ressources lD ial, 201 3 : calculs des auteurs .

17 . La question était la suiva nte : « Pa rlons un moment d u type de société que vo us so uhaiteriez po ur ce pays. Laq uelle des affirmations suiva ntes est la plus proch e de vot re o pinion ?: Af firmation 1: Le go uverneme nt es t comme un pa rent, il devrait po uvoir décide r de ce qui est bien pour no us. Affi rma tion 2 : Le gouvernement es t comme notre employé. Le pe uple es t so n pa tron et devrait di re au go uvernement ce q u'i l doit faire » . VIOLENCE ET ORDREPOLITIQUE À MADAGASCAR 353

• Atomisation des populations et sentiment d'insécurité

Les structures socio-spatiales doivent également être considérées. Le monde rural constitue aujourd'hui encore 78 % de la population malgache (Instat, 2013). La faible densité de population (38 habitants au km2 en 2012, ce qui en fait un des pays d'Afrique les moins densément peuplés) conduisant à une faible pression structurelle sur la terre et sur les moyens de subsistance, favorise le maintien sur leurs terres de ces populations. Celles-ci sont de surcroit disséminées sur un territoire immense avec de faibles possibilités de déplacements. Le réseau routier est en effet de faible étendue (environ 30000 km de routes dont moins de 6000 km bitumées), et les réseaux ferroviaire et fluvial quasiment inexistants, laissant d'im­ menses zones enclavées, y compris en matière d'accès à l'information. De fait, les migrations internes sont, comparées à d'autres pays africains, extrêmement faibles et l'exode rural est encore très contenu (Instat, 2013). Une partie non négligeable de ces ruraux n'est ainsi véritablement « capturée» (Hyden, 1980) ni par le système politique, ni par le système économique. Les ruraux sont faiblement capturés par le système politique parce que l'État ne pénètre que de façon superficielle dans une bonne partie des campagnes malgaches. Les infrastructures publiques y sont souvent défaillantes voire absentes. Les politiques dites de décentralisation n'ont que peu relié les collectivités territoriales au pouvoir central. La légitimité que les ruraux accordent a priori au détenteur du fanjakana ne se traduit souvent que par un soutien de façade (Fauroux, 1999; Raison-Jourde et Roy, 2010). A distance du pouvoir central, les ruraux se montrent en fait peu concernés par les affaires publiques 18. Les ruraux sont aussi peu capturés par le système économique car la monétarisation des campagnes reste également faible. L'intégration économique aux marchés des zones rurales est limitée. La condition commune des ruraux pourrait certes les inciter à se mobi­ liser solidairement. Deux éléments s'y opposent pourtant. D'une part, leurs aspirations sont contraintes par leur degré de connaissance et d'ouverture sur le monde. Maintenus aux confins du monde, les privations auxquelles ils font face ne se traduisent pas toujours par des insatisfac­ tions et même quand celles-ci s'expriment, les solutions ne leurs parais­ sent pas facilement relever du champ politique (fatalisme). D'autre part, l'éclatement et l'isolement géographique n'est pas propice au développe­ ment d'une sociabilité de réseau propre à diffuser une prise de conscience et capable de soutenir ou d'impulser des mobilisations collectives. Sous cet éclairage, la ruralité malgache se rapproche de la paysannerie parcel-

18. Les enquêtes Afrobaromètre font bien ressortir ce manque d'intérêt pour les affaires publiques. En 2013 par exemple. 60% des ruraux se sont déclarés peu (29%) ou pas intéressés (31 %) par les affaires publiques contre 40% en moyenne dans les 33 pays participant à l'enquête. Seuls les Ivoiriens se démarquent avec un taux plus élevé (65 %). 354 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE laire décrite par Marx (1969) dans son étude sur les classes sociales en France entre 1848 et 1851.

Tabou de la violence, sentiment d'insécurité et instabilité politique

Le tabou de la violence, et au-delà des conflits, est une explication couramment évoquée pour expliquer la relative tranquillité du peuple malgache. La culture malgache valoriserait par-dessus tout le consensus et la non-violence. Les anthropologues ont maintes fois attiré l'attention sur le fihavanana, terme réputé intraduisible tant il inclut de facettes diffé­ rentes, mais qui constituerait un ethos commun aux Malgaches, idéal d'harmonie et d'entente sociale qui forcerait les hommes à s'autocontrôler et à se retenir d'exprimer un désaccord trop marqué (Ottino, 1998). La portée, la spécificité ou l'ancrage dans le temps de cette norme de la « bonne entente» sont discutés par de nombreux auteurs. Même si des faits viennent le contredire, il n'en demeure pas moins que le fihava­ nana est mis en avant comme un idéal pour éviter les conflits dans la société malgache (Kneitz, 2014). Toutefois, la norme véhiculée par cette notion ne joue pas uniquement dans le sens positif. En condamnant tout acte remettant en cause l'harmonie de la société, elle est à l'origine d'une violence structurelle et invisible qui réprime toute forme d'opposition à l'ordre établi. Ainsi, les références répétées aufihavanana entretiennent la fiction d'une société où prévaudrait l'égalité des conditions et pèsent sur les comportements et représentations politiques des individus. Elles se traduisent ainsi par une forme de consentement des faibles à leur soumis­ sion (Raison-Jourde, 2014). Ce poids des normes sociales vient s'ajouter à la structure de la société malgache pour expliquer le contrôle de la violence. Comme nous l'avons vu plus haut, le mode d'organisation, aussi bien des élites que de la popu­ lation, limite leurs possibilités de recours à la violence. Mais leur structu­ ration les rend aussi vulnérables. D'un côté, les membres des élites, faible­ ment organisés et sans assise populaire, ne sont pas assurés de la pérennité de leur position en haut de la hiérarchie. Ils vivent dans l'appréhension d'un bouleversement de cet ordre social. De l'autre, la population est atomisée, économiquement démunie et se sent abandonnée des pouvoirs publics. Ce contexte de peur et de désarroi est amplifié par l'aversion pour la violence. En effet, suivant un mécanisme auto-entretenu, la faiblesse de la violence empêche de s'y accoutumer et donc accroît la peur d'y être confrontée. Ce climat explique les fortes réactions face à des manifesta­ tions de violences qui restent en réalité encore relativement circonscrites. Les Malgaches considèrent que le niveau d'insécurité est extrêmement et anormalement élevé alors que, comme on l'a vu, les expériences effec­ tives d'agressions et de vol sont limitées. VIOLENCE ET ORDRE POLITIQUE À MADAGASCAR 355

Tabou de la violence, insécurité et instabilité

Contexte global Tabou de la violence (normes sociales: le« Fihavanana JO)

ELITES POPULATION Faiblement ~ Sous" domination organisées ~ symbolique» / élites Fragmentées + + sans clientèle (au Atomisée niveau de la population)

VIOLENCE FAIBLE

Peur; sentiment d'insécurité (latent et qui croitfortement quand éruption de la

(système instable: il est facile de déstabiliser le pouvoir) INSTABILITÉ POLITIQUE

Source: élaboration des auteurs.

Ainsi, la population subit une violence structurelle (symbolique) entre­ tenue par une aversion pour la violence physique, avec comme consé­ quence une dégradation continue de ses conditions de vie. Les élites se sentent menacées par les possibles révoltes que peut provoquer le désé­ quilibre grandissant créé par le système hiérarchique et inégalitaire en place. Mais la contrepartie apparemment paradoxale de ce système bloqué est une instabilité politique chronique. Les régimes successifs sont d'autant plus faciles à déstabiliser que la classe dirigeante est faiblement organisée et qu'elle ne peut recourir à la force pour se maintenir. Cet état de fait explique le hiatus entre la position de la classe élitaire et celle de la grande majorité sur les priorités de développement pour Madagascar. Interrogée sur ce point, la population place la lutte contre la pauvreté en tête de l'agenda politique, tandis que pour les élites, le «maintien de l'ordre» prime avant toute chose (Razafindrakoto et al., 2015). Pour ces dernières, leur souhait traduit autant le besoin de sécurité que le souci de préserver l'ordre établi. 356 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

Conclusion

Si le degré limité de violence physique peut être la marque d'une forme de cohésion sociale, il découle aussi de la structuration de la société malgache. La faible organisation, tant du côté d'élites fragmentées que d'une population atomisée géographiquement et socialement, n'est pas propice à l'émergence de violences politiques. Mais c'est surtout la prégnance d'une violence symbolique qui permet le maintien de l'ordre établi et freine l'émergence de mobilisations susceptibles de remettre en cause l'équilibre de la société. Cette violence symbolique s'exerce à travers les distinctions de valeurs entre les individus, le rôle statutaire et la bienveillance supposée des dirigeants (assimilés à des raiamandreny). Faiblesse organisationnelle, normes sociales et violence symbolique se conjuguent pour une apparente paix sociale. Celle-ci reflète moins une solidité institutionnelle que la domination symbolique de la classe élitaire. Les violences physiques qui apparaissent parfois dans le sillage des crises politiques sont le plus souvent des éruptions libérant des frustrations sans qu'elles arrivent à s'exprimer clairement en termes politiques. La population, dominée et démunie dans sa grande majorité, commence toutefois à prendre conscience de la violence symbolique qui l'amenait jusqu'ici à accepter les inégalités inhérentes au système. Des transforma­ tions sont à l'œuvre. Ni la culture, ni le système socio-politique malgache ne restent figé dans le temps, la société cherchant un équilibre entre, d'un côté, le respect des autorités traditionnelles (et de l'ordre établi) et, de l'autre, l'instauration d'un État moderne qui valorise de façon plus égali­ taire les individus et la démocratie. Bien qu'encore d'ampleur modeste, le recours à la violence, sociale ou politique, connaît une extension certaine au fil du temps. C'est ce délitement du système politique qui pourrait expliquer la fréquence de plus en plus grande des crises socio-politiques. Le climat d'incertitude qui en résulte, se nourrit d'une contradiction entre une aversion pour la violence et l'accumulation de frustrations socio­ économiques longtemps contenues. Cela pourrait alors expliquer la forte montée du sentiment d'insécurité chez les Malgaches. VIOLENCE Er ORDREPOLITIQUEÀ MADAGASCAR 357

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CONCLUSION GÉNÉRALE Entre stratégies d'acteurs et poids des structures, Madagascar pris au piège?

Mireille RAZAFlNDRAKOTO, François ROUBAUD et Jean-Michel WACHSBERGER

Les quatorze chapitres de cet ouvrage collectif, le troisième opus du Quatuor de la Grande ù«, couvrent un large éventail de thématiques qui éclairent la trajectoire malgache dans sa dynamique récessive. Ils dres­ sent un panorama qui, sans être exhaustif, permet d'articuler des connais­ sances, des clefs de lecture et des pistes de réflexion pour avancer dans la compréhension du fonctionnement de l'Île. En plus de la diversité des approches disciplinaires, que nous avons déjà soulignée en introduction, les analyses abordent sous différents angles l'incapacité de Madagascar à sortir de l'enchaînement cyclique des crises. À l'issue de cette aventure éditoriale, un exercice de recomposition semble s'imposer pour aller au-delà d'une lecture linéaire des chapitres et prolonger les réflexions. Il s'agit ainsi d'indiquer dans quelle mesure les éléments de diagnostic diffè­ rent, se complètent ou se répondent, se rejoignent ou s'emboitent, entrent en résonance ou en dissonance. Un tel exercice est périlleux puisque, d'une certaine manière, nous sommes amenés à proposer un mode de lecture parmi d'autres, avec des interprétations que ne partagent pas forcé­ ment l'ensemble des auteurs. Mais suivant l'objectif de cette entreprise collective, notre motivation principale ici est avant tout de fournir un ensemble d'éléments, consensuels ou discutés, de nature un peu hétéro­ clite, dans le but de nourrir la réflexion et le débat. Ainsi, pour démêler l'écheveau du mystère malgache, avec la régres­ sion continue de son économie et ses crises à répétition, que retenir de cet ouvrage? Pour répondre à cette question, nous avons choisi de procéder en trois temps. Dans une première étape, on revient sur les chapitres en zoomant et en éclairant de façon différenciée les objets d'études: certains

1. Après le numéro d'Afrique contemporaine publié en 2014 et l'ouvrage paru en 2017 (Razafindrakoto et al., 2017). 362 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE se concentrent sur les structures ou mécanismes socio-économiques ; un grand nombre s'intéressent aux acteurs ou aux organisations; enfin, d'autres se focalisent sur les dispositifs institutionnels ou sur les systèmes politiques. En prenant du recul, on identifie les liens et les passerelles entre les chapitres à travers les approches et/ou les argumentaires déve­ loppés. Nous chercherons dans une deuxième étape à dresser une synthèse de l'ouvrage en mettant en balance d'un côté les facteurs structurels de long terme et de l'autre, les stratégies conjoncturelles des acteurs, pour expliquer la trajectoire malgache. Partant de ces deux parties rétrospec­ tives, nous proposons dans une dernière étape de retenir un certain nombre de messages-clefs.

Travelling arrière sur les facteurs de récession

Les travaux ici rassemblés constituent les pièces d'un puzzle. En dépla­ çant notre champ de vision au fil de la lecture et en replaçant les pièces au fur et à mesure et au gré du cheminement des idées, des éléments explica­ tifs de l'équation malgache se dessinent. Ouvrant le volet économique, une des entrées thématiques de l'ouvrage, les deux premiers chapitres embrassent très largement le sujet en mettant en présence une diversité de facteurs. Philippe Hugon (chapitre 1) propose une synthèse globale des causes internes et externes de la stagnation économique en insistant sur leurs imbrications. Alain D'Hoore (chapitre 2) opte pour ce qu'il nomme une « revue condensée»: une approche qui met à plat les problèmes et décortique un par un les principaux secteurs/champs de l'économie. Le premier chapitre qui met l'accent sur la multiplicité des facteurs semble alors entrer en contradiction avec le deuxième qui ne retient in fine que l'impact de deux caractéristiques déterminantes: les distorsions qui ont grevé le potentiel agricole et la faiblesse de l'investissement, notamment public. Les chapitres qui suivent, contrairement aux deux premiers, ont choisi de restreindre la focale sur des sujets plus précis. Ils pointent d'autres dysfonctionnements qui viennent s'ajouter à la liste: la structure et le niveau de la fiscalité, l'atrophie de l'aide extérieure ou l'absence d'une véritable dynamique entrepreneuriale ancrée dans l'histoire. Mais on peut se demander si les thématiques ou les facteurs soulevés dans les chapitres ne sont pas que des points d'entrée pour converger fina­ lement sur la même explication du problème malgache. En effet, la majeure partie des analyses trouvent leur force dans l'examen de l'imbri­ cation de phénomènes économiques, sociaux et politiques, que les acteurs créent, subissent ou utilisent à leur profit. Les origines ou explications des crises sont alors à trouver dans l'entrelacs des contextes, des dynamiques inhérentes au passé et des stratégies d'acteurs. Pour ne prendre que quel­ ques exemples, Jean-David Naudet et Linda Rua (chapitre 3) partent de CONCLUSION GÉNÉRALE 363 l'identification d'une « spirale» économique qui engendre la dégradation continue des finances publiques. Mais la description de l'enchaîne• ment mécanique des processus économiques - qui de prime abord parais­ sent inéluctables - fait progressivement apparaître en filigrane des acteurs qui tirent les ficeIles en coulisse. La spirale descendante résulte d'une stra­ tégie implicite des dirigeants ou plus largement des élites. Ces derniers ont une grande part de responsabilité dans l'entretien de la « trappe» qui réduit l'investissement public. Dans un autre registre, Antonia Witt (cha­ pitre 9) commence par exposer les normes, les pratiques et les codes à l'écheIle internationale en matière de résolution des conflits. La ligne directrice des négociations lors de la crise de 2009 avait comme maîtres• mots l'ordre constitutionnel, la légitimité, le principe d'inclusivité, le pas­ sage par le verdict des urnes - un cadre censé contraindre les protago­ nistes. Mais finalement les acteurs nationaux ont pu détourner les règles à leur gré. Ils ont tiré parti des dissensions sur la manière de les interpréter pour renforcer les uns après les autres leurs positions. Vahinala Raharini­ rina, Jean-Marc Douguet et Joan Martinez-Alier (chapitre 6) adoptent la même perspective analytique qui part de l'agenda mondial pour montrer la versatilité locale des politiques environnementales. Les tensions sont loin d'être résolues entre les logiques locales de survie de la population et les enjeux globaux prônés par des bailleurs de fonds et de grandes ONG de conservation. Cette situation offre, pour certains acteurs de probité douteuse et peu soucieux de l'intérêt général, un contexte propice pour se frayer un chemin et accaparer des ressources. Les chapitres de Iharizaka Rahaingoson et de Tsiory Razafindrabe s'inscrivent d'une certaine manière dans la même veine. Sans mettre directement l'accent sur les jeux d'ac­ teurs, ils montrent comment un dispositif institutionnel - la Constitution, ou un système politique comme la démocratie -, peine à imposer un cadre solide garantissant la stabilité et l'intérêt du plus grand nombre. Jouant sur les déséquilibres dans les rapports de force, certains acteurs puissants arri­ vent à les dévier de leurs objectifs premiers pour les orienter à leur béné­ fice: d'un côté, l'État d'exception est devenu un moyen, aux mains des dirigeants, pour assurer leur maintien au pouvoir (chapitre 12); de l'autre, les élections, censées permettre l'expression démocratique, sont utilisées comme un instrument de manipulation d'une majorité désinformée (cha­ pitre Il). Iharizaka Rahaingoson conclut sur l'inadéquation du système démocratique et en déduit que l'alternative positive serait de passer par un État fort, éclairé et bienveillant mais pas nécessairement démocratique. On peut toutefois s'interroger sur la crédibilité d'une telle option qui ne résout pas la question principale récurrente dans les différents chapitres: comment contraindre les acteurs «d'en haut », responsables à différents titres, à respecter un contrat de bienveillance et à éviter les dérives autoritaires inhérentes à la concentration des pouvoirs - une situation que Madagascar a plusieurs fois vécue et continue d'expérimenter. Loin d'être redondants, lorsque les chapitres abordent les mêmes sujets ou thématiques, les approches se distinguent suivant les échelles tempo- 364 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE relles ou spatiales retenues. Trois chapitres mettent au-devant de la scène les acteurs des crises politiques mais les prises de vue diffèrent: elles portent sur un jour précis avec le détail et les couleurs de l'instantané (chapitre 10), sur une période - de 2009 à 2013 - en retenant le cadre inter­ nationaJ et les stratégies (chapitre 9) ou sur une perspective plus longue remontant à 1972 et éclairant des processus qui s'inscrivent dans l'histoire (chapitre 8). D'un côté, la narration d'une journée de nomination d'un Premier ministre, proposée par Jean-Marc Châtaigner, explicite les contraintes d'une diplomatie qui s'ajuste heure par heure et met en lumière comment les personnaJités influent sur le cours des événements. D'un autre, avec plus de recul temporel, Antonia Witt porte son regard non sur les individualités mais sur les stratégies des groupes pris dans les rets des cadres en vigueur ou qui les utilisent comme catapultes. Enfin, Cécile Lavrard-Meyer élargit l'horizon d'anaJyse pour insister sur l'enchainement des faits: comment les logiques et tactiques court-termistes et individuelles, en l'absence de garde-fous institutionnels, ont conduit sur un temps long à un processus aggravé de délégitimation du pouvoir. Ainsi, tels des photo­ graphes qui saisissent un sujet ou un phénomène, les auteurs adaptent l'ob­ jectif, jouent sur la profondeur de champ, ajustent le temps de pose ou le mode d'exposition pour accorder plus ou moins d'importance au contexte en arrière-plan, et mettre en exergue des personnages, des groupes ou des dynamiques spécifiques difficilement saisissables autrement. Parallèlement, l'ouvrage accueille les réflexions de trois historiens qui illustrent de différentes façons comment le temps long s'imprime dans l'actualité. Denis Alexandre Lahiniriko nous donne les indices d'un passé toujours présent, en établissant le lien entre les événements de 1947, la méfiance politique et la faiblesse de la confiance interpersonnelle aujourd'hui dans les régions fortement touchées par la répression. Samuel F. Sanchez nous fait constater l'empreinte laissée par la colonisation sur les structures économiques et fiscaJes de Madagascar. Jean Fremigacci montre la persistance dans le temps depuis les royautés d'un modèle économique qui inhibe les initiatives privées. Cependant, au lieu de présenter l'image d'un pays paralysé par son passé, ce dernier se distingue en insistant sur les bouleversements en cours. Parmi les transformations majeures figure l'affaiblissement de l'État, qui selon lui, peut lever les contraintes et permettre l'émergence d'une classe d'entrepreneurs. Toute­ fois, sur ce point précis, il nous semble difficile d'espérer qu'une dyna­ mique positive puisse naître de l'effondrement des institutions étatiques. De façon plus générale, ces trois perspectives historiques - trois manières de conjuguer le passé au présent - se rejoignent mais ne délivrent pas le même message. Elles sont toutefois conciliables puisque les marques profondes de l'histoire dans les structures ou dans les mémoires - indivi­ duelles et collectives - n'impliquent pas mécaniquement que l'évolution du pays est définitivement figée. Pour terminer cette revue des chapitres, deux d'entre eux nous semblent illustrer comment plusieurs disciplines, avec des approches et des objets CONCLUSION GÉNÉRALE 365 spécifiques, captent une même problématique. En effet, anthropologie et histoire (chapitre 7), sociologie et économie (chapitre 14) se combinent pour étudier le rapport entre le pouvoir et le peuple. À première vue, le lien entre les deux chapitres est loin d'être évident, en particulier si on ne s'en tient qu'aux titres. D'un côté, David Graeber montre qu'au temps du royaume merina, contrairement à l'idée qu'un souverain est omnipotent, la légitimité de celui-ci pouvait être contestée. C'est la reconnaissance par le peuple du pouvoir du roi (à travers des rituels) qui lui donne sa légiti­ mité. Celle-ci ne s'est pas forgée ex nihilo, elle est construite et repose sur un contrat implicite entre le roi et la population. De l'autre, Mireille Raza­ findrakoto, François Roubaud et Jean-Michel Wachsberger insistent sur la prégnance aujourd'hui à Madagascar d'un ordre social très hiérarchisé (hérité du passé). Cet ordre social ne tient que par la croyance inculquée et intemalisée par la population que cet ordre établi est source d'harmonie. Dans les deux cas, on retrouve la dialectique hégélienne avec le rapport de dépendance mutuelle entre le dominant et les dominés. Mais les deux textes vont au-delà de ce constat de dépendance puisqu'ils mettent en avant un système de contrôle exercé par ceux qui se trouvent en bas de la hiérarchie. Ainsi, le principe de subordination n'autorise pas le recours à la violence par le détenteur du pouvoir. Dans le chapitre 7, en réagissant violemment à l'encontre du garçon qui représente la contestation poli­ tique, le roi Leiloza délégitime son autorité. De même, dans le chapitre 14 qui relate les différentes crises, l'usage de la violence par le pouvoir à l'encontre des manifestants précipite à chaque fois sa chute. En insistant sur la nature ambigüe et la fragilité du pouvoir, les deux chapitres font ressortir la nécessité d'une relation plus équilibrée entre les dirigeants et la population.

Panoramique sur le contexte malgache: des acteurs imbriqués dans les structures?

Les textes présentés ici ne sont donc en aucun cas indépendants et ils peuvent être reliés les uns aux autres comme nous venons de le montrer. Dessinent-ils pour autant ensemble un modèle d'intelligibilité du (dys) fonctionnement de la société malgache? Autrement dit, est-il possible d'en dresser une synthèse? C'est ce à quoi nous voulons nous attacher maintenant, autour d'une réflexion sur le poids respectif des déterminants structuraux et de long terme, et des choix tactiques ou stratégiques des acteurs plus à court terme. Les structures sont, pour reprendre les termes de Braudel (1958), les «réalitéls] que le temps use mal et véhicule très longuement, l...1 encombr[a]nt J'histoire, en gênlalnt, donc en comrnandlalnt l'écoule­ ment ». Constituées dans la longue durée, elles contraignent fortement les 366 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE comportements des acteurs. Ces structures sont pour les auteurs le résultat de déterminants internes et/ou externes à la société malgache, et peuvent être économiques, politiques ou sociales. Au titre des déterminants internes, la culture malgache ou, pour employer le terme plus neutre de Braudel, « les cadres mentaux », appa­ raissent souvent comme un facteur majeur de la trajectoire malgache. L'idéologie qui fait du pouvoir (souverain, gouverneur, État) le maître absolu et la structuration hiérarchique figée de la société malgache pour Jean Fremigacci et Philippe Hugon, le tabou de la violence physique faisant écho à la puissance de la violence symbolique des classements sociaux et au respect a priori des autorités raiamandreny pour Mireille Razafindrakoto, François Roubaud et Jean-Michel Wachsberger, une conception historique de l'autorité politique telle qu'il n'existe quasiment aucune limite à ce qu'un roi peut faire et imposer à son peuple pour David Graeber et les trois auteurs précédents, l'exceptionnelle « tolérance» de la société à une faible fourniture de services publics pour Jean-David Naudet et Linda Rua, sont autant d'éléments « culturels» évoqués comme constitutifs de ce que Braudel (1958) appelle les « prisons de longue durée ». Ces prisons sont par ailleurs renforcées par les aspects géogra­ phiques et démographiques. Philippe Hugon invoque par exemple la frag­ mentation territoriale, l'insularité, ou encore les inégalités de densité de population pour expliquer en partie la « dépendance de sentier» de l'éco­ nomie malgache et sa fixation dans une économie de rente, produisant trappes à pauvreté et vulnérabilité et nourrissant des transactions corrup­ tives. Jean Fremigacci fait l'hypothèse que le mode de peuplement de la Grande fie, et le long combat contre la nature qui le caractérise (processus d'« ensauvagement »), ont contribué au développement d'un modèle économique plus « prédateur» que « producteur» et à l'absence d'une véritable culture d'entreprise. Mireille Razafindrakoto, François Roubaud et Jean-Michel Wachsberger suggèrent que la faible densité de population participe de l'atomisation des populations rurales inhibant l'émergence d'une conscience collective et, partant, de mobilisations politiques. Mais les contraintes structurelles apparaissent aussi comme liées au mode d'insertion de Madagascar dans un système politico-économique mondial. Plusieurs auteurs insistent par exemple sur les effets de l'inté­ gration dépendante de Madagascar à l'économie mondiale pour expliquer sa trajectoire involutive. Sans reprendre explicitement les thèses économi­ ques du « développement du sous-développement », Samuel F. Sanchez suggère que les échanges économiques extérieurs du temps des royautés et surtout le choc colonial pourraient avoir figé une structure fiscale (très faible imposition des sociétés et des filières d'extractions) sous-optimale et une spécialisation économique (sur les matières premières) aux faibles effets d'entrainement. Avec une approche plus économique et en étudiant les distorsions sur les prix des produits agricoles (soit la différence entre, d'un côté, le prix payé aux producteurs (y compris les coûts de transport et de stockage), et, de l'autre, le prix mondial), Alain D'Hoore indique tenir CONCLUSION GÉNÉRALE 367 là un sérieux candidat pour expliquer les mauvaises performances écono­ miques. Vahinala Raharinirina, Jean-Marc Douguet et Joan Martinez-Alier développent, eux, une analyse en termes de néocolonialisme vert en indi­ quant que les crises qu'a traversées Madagascar depuis les années 1990 sont corrélées à la « dictature verte» impulsée par les bailleurs de fonds internationaux et à l'ingérence écologique des grandes organisations non­ gouvernementales. Jean-David Naudet et Linda Rua montrent que Mada­ gascar est structurellement un des pays pauvres recevant le moins d'aide publique au développement. Sur le plan politique, Iharizaka Rahaingoson suggère que l'importation/imposition d'un modèle politique occidental incompatible avec les structures sociales malgaches pourrait être à l'ori­ gine des dysfonctionnements politiques. Antonia Witt insiste, elle, sur la puissance de ces normes politiques occidentales, portées par les instances de régulation internationales y compris africaines, et sur leurs effets dans le déroulement des crises. Enfin, liant déterminants externes et comporte­ ments culturels, Denis-Alexandre Lahiniriko vise à montrer que le choc de la répression par l'armée française de l'insurrection de 1947 aurait durablement affecté le rapport au politique des Malgaches et pèse sur le sentiment de confiance interpersonnelle jusqu'aujourd'hui. À l'opposé (mais aussi pour certains en complément) de ces analyses qui insistent sur l'importance des structures et pesanteurs du passé, plu­ sieurs auteurs préfèrent fixer leur focale sur les stratégies et tactiques des acteurs. La trajectoire malgache y est alors analysée comme étant le résultat, non voulu, de l'agrégation de décisions individuelles, qui se répondent les unes aux autres. Cécile Lavrard-Meyer, reprenant le cadre d'analyse des crises politiques de Dobry (1986) et poursuivant un travail dans la même veine effectuée précédemment par Érick Rabemananoro (2014) analyse ainsi la succession des crises comme étant liée aux straté­ gies des acteurs politiques et aux échanges de coups. Dans une perspec­ tive identique mais en décrivant cette fois une journée décisive de la crise politique de 2009, Jean-Marc Châtaigner (chapitre 10) indique lui aussi que les stratégies d'acteurs individuels et leurs interactions sont finale­ ment au cœur des mécanismes politiques. Au-delà même des intérêts pro­ pres des acteurs, il pointe la nécessité de prendre aussi en compte la dimension psychologique des personnes et des interactions. Ne s'intéres­ sant pas spécialement aux crises mais au système politique malgache dans lequel un petit groupe d'individus se partage les ressources disponibles, Iharizaka Rahaingoson rapporte ces éléments à la mise en œuvre d'une implacable logique stratégique du « prince» et de sa winning coalition, dont les motivations, «cyniques », relèvent, somme toute, de la nature humaine. C'est ce même cynisme qui explique le recours récurrent à l'État d'exception par les dirigeants politiques malgaches, non pas pour pré­ server l'État de droit - ce pour quoi il est censé être mobilisé - mais pour tenter de conserver le pouvoir. On aurait tort cependant de voir là rejouée l'opposition classique en sciences sociales entre deux modèles supposés irréconciliables, le para- 368 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE digme holiste selon lequel le système social détermine l'essentiel des comportements des acteurs (qui n'agiraient donc que conformément à la place qu'ils occupent) et le paradigme individualiste qui fait du social le résultat d'une agrégation de comportements individuels orientés par des objectifs instrumentaux. S'ils privilégient souvent un angle d'approche, les auteurs présentent en fait aussi dans leurs textes les éléments permet­ tant de prendre en compte conjointement les déterminants structurels (macro) et les comportements stratégiques des acteurs (micro). Revenons en premier lieu sur les arguments «culturalistes» de la trajectoire malgache. II apparaît d'abord clairement que la culture n'est pas immuable (Razafindrakoto et al., 2017). Elle a une histoire, et ce qui s'est construit peut donc aussi se défaire. Jean Fremigacci rappelle ainsi que l'organisation hiérarchique des sociétés malgaches, source de blocage, s'est développée au XIVe et xve siècle et que ce qui était initialement évolutif avait été figé par la colonisation. Dans un mouvement inverse, il suggère que la déliquescence actuelle de l'État pourrait être favorable à l'émergence de nouveaux comportements économiques et de cette culture d'entreprise qui faisait auparavant défaut. De même, Mireille Razafin­ drakoto, François Roubaud et Jean-Michel Wachsberger concluent leur chapitre en affirmant que le délitement du système politique pourrait contribuer à ce que s'effrite le tabou de la violence, élément pourtant structurel de la société malgache contemporaine. D'autre part, la culture constitue certes un carcan, mais elle ne « détermine» pas de façon absolue les acteurs, qui adaptent aussi leurs comportements en fonction du contexte et dans l'interaction avec d'autres. Elle ne s'impose par ailleurs pas non plus de façon uniforme à l'ensemble des acteurs et des groupes sociaux. C'est ce qui se traduit par le concept d'holo-individualisme (permettant de comprendre la possibilité de comportements individua­ listes dans les sociétés holistes) mobilisé par Philippe Hugon ou encore celui d'agency (permettant de concevoir des capacités d'action en résis­ tance à la puissance) évoqué par Antonia Witt. Emmanuel Fauroux (1999) ou encore Françoise Raison-Jourde et Olivier Roy (2010) ont bien montré dans leurs travaux que les populations rurales avaient des capacités de résistance à - ou de mise à distance de -l'autorité. David Graeber pointe lui ici l'ambivalence des rapports d'autorité et la capacité, l'inventivité qu'ont les populations pour en atténuer la pression, voire pour l'inverser. Mireille Razafindrakoto, François Roubaud et Jean-Michel Wachsberger reconnaissent également l'importance des comportements stratégiques des élites pour maintenir leur pouvoir, dont la manipulation des concepts culturels, comme ceux de Fihavanana ou de Raiamandreny; pourrait être une dimension. II en est de même des contraintes structurelles externes. Antonia Witt montre très clairement que les normes internationales en termes d'organi­ sation politique ne s'imposent pas de façon aussi automatique et impla­ cable que ce qu'on pourrait penser et qu'il est nécessaire d'étudier ce qui se produit précisément dans les interactions entre forces externes et forces CONCLUSION GÉNÉRALE 369 internes. Alain D'Hoore, Jean-David Naudet et Linda Rua nuancent fina­ lement très fortement le poids des contraintes extérieures. Dans les deux cas, c'est le comportement stratégique des dirigeants qui est finalement pointé du doigt de manière explicite ou implicite, tant pour expliquer les distorsions des prix agricoles que le faible recours à l'aide. Inversement, les analyses privilégiant l'entrée par les acteurs ne négli­ gent pas le cadre dans lequel se déploient leurs stratégies. Iharizaka Rahaingoson précise bien que celles des dirigeants malgaches en termes de taxation des ressources et d'investissements publics s'ajustent aux caractéristiques structurelles du pays en l'occurrence le très petit nombre d' « essentiels» et d' « influents» permettant, sans risques, de garantir à chacun une part importante du gâteau. Cécile Lavard-Meyer reconnaît aussi que les stratégies d'acteurs qu'elle décrit se situent dans un contexte institutionnel « complice» sans lequel elles n'auraient pu s'exprimer de la sorte. Elle montre par ailleurs que la succession des crises politiques produites par ces jeux d'acteurs tend à peser sur les représentations (cultu­ relles) du pouvoir et partant à le délégitimer. Finalement, les chapitres présentés ici viennent s'articuler aux conclu­ sions de nos précédents ouvrages. En effet, d'un point de vue global, sans négliger les responsabilités respectives des différents acteurs dans la récession et les crises, leurs actions ou comportements - qui ne sont pas forcément spécifiques au cas malgaches - s'inscrivent, se combinent (et sont permises) dans un cadre structurel plus large, qui est unique et qui caractérise le pays dans la durée. La spirale descendante implicitement ou explicitement décrite dans les chapitres, avec la multiplication et l'aggra­ vation sur un temps long des dérives au détriment du grand nombre, ne peut avoir cours que dans un contexte particulier: celui d'une grande frag­ mentation sociale et d'une atrophie des corps intermédiaires, seules entités susceptibles de constituer le chaînon vertical entre la population et la classe dirigeante (élitaire), et de jouer le rôle de garde-fou.

Perspective paradoxale ou signifiante?

Au bout du compte, quels enseignements généraux retenir du large panorama offert par les études rassemblées dans cet ouvrage? En premier lieu, elles ont, sans aucun doute, enrichi nos connaissances sur Mada­ gascar, même s'il convient de rester modeste et reconnaître leurs limites. Analyser, c'est raconter une histoire qui tient, proposer un récit argu­ menté. Les interprétations peuvent être discutables. Certaines idées restent matière à débat, tandis que d'autres sont à compléter. On ne peut qu'en­ courager les recherches pour trouver les pièces manquantes du puzzle qu'on s'est attaché à commencer à reconstituer collecti vement. La richesse des matériaux réunis met en exergue la multiplicité et la complexité des 370 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE causes de la récession malgache et des crises récurrentes. Cela signifie que remédier à la situation en vigueur requiert forcément un travail de longue haleine. Un tel diagnostic insistant sur l'importance du chemin à parcourir pour améliorer significativement les conditions de vie de la population doit être largement diffusé afin d'informer la population sur le champ des possibles et d'éviter les déceptions, sources de démobilisation. Les citoyens devraient ainsi se méfier de ceux qui croient tout savoir et détenir la solution miracle. En effet, à l'approche des prochaines élections prési­ dentielles de 2018, nombreuses seront les promesses intenables qu'il convient de dénoncer d'emblée. En deuxième lieu, le constat de l'enchâssement des acteurs dans des processus socio-politiques complexes n'est certes pas une découverte, mais le décryptage des mécanismes sous-jacents constitue une avancée. La compréhension des comportements, pris dans leurs contextes spécifi­ ques, éclaire les contraintes, les degrés de liberté, les rationalités ou les motivations profondes ainsi que les stratégies de manipulation ou d'ins­ trumentalisation. lnfine, un des traits majeurs de l'économie politique de Madagascar est la prégnance des négociations intra-élites, en majeure partie souterraines, souvent ponctuelles mais à effets durables, dans des sphères ou des cercles plus ou moins fermés. Les responsables nationaux, comme les bailleurs ou les institutions internationales - et même les cher­ cheurs - ont tendance à privilégier ce monde élitaire au détriment de la population. L'ensemble de ces acteurs «d'en haut» agissent ainsi comme si les citoyens ordinaires ne jouaient que des rôles de figurants. Dans la logique des élites qui ignorent (voire méprisent) toutes les formes de contestation ou de résistance passive' du côté de la population, cette dernière n'a les moyens de faire valoir son poids qu'à travers deux canaux: celui des élections d'un côté et celui des manifestations et/ou des grèves de l'autre. Néanmoins, ces canaux qui sont effectivement mobi­ lisés n'opèrent que ponctuellement, à des moments ou dans des circons­ tances très circonscrits dans le temps. Ainsi, aux yeux des acteurs qui occupent de façon permanente la scène nationale et se font entendre, les attentes et préoccupations de la majorité silencieuse constituent des pièces de l'échiquier mais elles sont au second plan. Cependant, en ignorant la place que devrait et pourrait jouer la population, par habitude et/ou par mépris, la classe élitaire fait une erreur de stratégie à double titre: d'une part, l'histoire a montré que la population a le pouvoir de déstabiliser les régimes en place directement ou indirectement (à travers les opposants qui peuvent instrumentaliser leurs mécontentements); d'autre part, les élites au pouvoir se privent de potentiels alliés susceptibles de les aider à consolider leur assise pour peu que les attentes populaires soient réelle­ ment considérées. Enfin, et pour boucler la boucle, les analyses contenues dans cet ouvrage esquissent des pistes pour lever la contradiction invoquée en

2. À titre d'exemple, on peut citer les feux de brousse. CONCLUSION GÉNÉRALE 371 introduction entre les deux représentations concurrentes et antagoniques de Madagascar. Cette image d'un pays où se côtoient merveilles et aberra­ tions du monde était déjà dans l'imaginaire mythique décrit dans les récits des premiers voyageurs étrangers. Aujourd'hui, au-delà du sensationna­ lisrne, journalistes, analystes ou romanciers témoignent à la fois de leurs passions et de leur désarroi en usant de mots qui pèsent. Dans l'évocation d'un univers paradisiaque concomitant de celui d'un enfer, on retrouve le sentiment de tiraillement qu'exprime « l'Île aux syllabes de flammes »3. Les deux visions, qui s'opposent en apparence, décrivent deux mondes qui coexistent et se renforcent dans leur contraste. La version paroxys­ mique des descriptions dans ces articles, textes ou récits s'explique finale­ ment par l'effet de la comparaison: l'écart extrême en termes de condition de vie est criant entre les deux sphères extrêmes qui se côtoient dans le même pays. D'une certaine manière, cet ouvrage n'échappe pas à la vision contra­ dictoire d'un pays qui semble dans l'impasse tout en se prévalant d'un certain nombre d'atouts. D'une part, appliquant un fondu au noir quasi­ linéaire, les auteurs dépeignent une spirale de l'échec ou du non-dévelop­ pement, une spirale « crisogène », un cercle vicieux ou une trappe à pauvreté, ou encore un passé qui ne passe pas. À l'image d'un bateau dans un maelstrom, la Grande Île semble s'enfoncer dans un trou sans fond. D'autre part, les analyses révèlent que les failles dans le mode de fonc­ tionnement du pays peuvent également être considérées comme des qualités structurelles. Les illustrations montrant que les points forts et les faiblesses sont les deux facettes d'une même pièce sont nombreuses. La relative facilité qu'ont les élites à assurer leur train de vie, et qui ne les incite pas à investir ou à s'organiser, constitue bien le signe de la richesse du pays. La faible organisation des élites est source d'instabilité, mais en permettant la compétition politique elle empêche l'instauration d'une dictature durable et laisse entrevoir la possibilité d'un jeu démocratique. La prégnance d'une structure sociale fortement hiérarchisée, qui ne tient que dans un contrat implicite de dépendance mutuelle et de réciprocité, même asymétrique, a toujours permis l'expression de formes de contesta­ tion de l'ordre établi par la population. L'aversion pour la violence, qui paralyse la majorité et qui donne aux groupes minoritaires les moyens de déstabiliser le pouvoir, est évidemment une caractéristique qui a empêché que les crises dégénèrent en conflit majeur. Enfin, la dégradation des conditions de vie sur longue période au niveau de la population démontre une résistance aux difficultés, une capacité de survie et d'adaptation de la population. L'histoire économique de l'Île compte des épisodes où elle a fait montre de sa résilience et a pu inverser de façon rapide et convaincante la tendance récessive. La pierre d'achoppement dans l'équation malgache

3. Pour reprendre les mots de Jacques Rabemananjara dans son célèbre poème Antsa, écrit en prison en 1947, où le thème de l'amour se mêle avec celui de la révolte. 372 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE n'est pas sur le chemin de la reprise économique. Elle se niche dans les conditions de son maintien dans la durée. Parmi les facteurs de blocages invoqués ici, lesquels doivent ou peuvent être levés en priorité? Nous avons déjà souligné plus haut l'importance d'un dialogue restauré entre la grande masse des citoyens ordinaires et la classe dirigeante. Se pose la question récurrente des marges de manœuvre respectives de ces groupes d'acteurs aujourd'hui. Notre sensibilité personnelle nous pousse à accorder une attention particulière aux phénomènes structurels contraignants et à la prise en compte de la longue durée. Ceux-ci fixent bien souvent la direction et les limites entre lesquelles les actions des individus sont contenues. Mais cette vision n'implique aucun déterminisme absolu. Pour pasticher ce qu'Alexis de Tocqueville (1848) avait énoncé à propos de la providence, les textes qui constituent cet ouvrage prouvent que les structures écono­ miques et sociales « ne rendent le genre humain ni entièrement indépen­ dant, ni tout à fait esclave. Elles tracent, il est vrai, autour de chaque homme, un cercle fatal dont il ne peut sortir; mais, dans leurs vastes limites, l'homme est puissant et libre; ainsi des peuples». Ce livre apporte ainsi des éléments de réflexions propres à aider à imaginer des solutions politiques au problème malgache. En continuant à détourner les mots d'Alexis de Tocqueville, on peut alors dire que si le mouvement qui emporte les Malgaches « est déjà assez fort pour qu'on ne puisse le suspendre, il n'est pas encore assez rapide pour qu'on désespère de le diriger ». CONCLUSION GÉNÉRALE 373

Références

BRAUDEL Fernand, 1958, «Histoire et sciences sociales. La longue durée », Annales ESC, vol.I3, n°4, p.725-753. DOBRY Michel, 1986, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobili­ sations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques,« Références », 320p. FAUROUX Emmanuel, 1999, « Une transition démocratique et libérale difficile dans une région périphérique de l'Ouest malgache »,Autrepart, 10, pAl-57. RABEMANANJARA Jacques, 1956,Antsa, Paris, Présence Africaine, 67 p. RABEMANANORO Erick, 2014, « Le drame des "investissements irréversibles" à Madagascar », in Madagascar, anatomie d'un état de crise, numéro spécial d'Afrique Contemporaine, 2014-3, p.51-67. RAISON-JOURDE Françoise, Roy Gérard, 2010, Paysans, intellectuels et populisme à Madagascar: de Monja Jaona à Ratsimandrava, 1960-1975. Paris, Karthala, 490 p. RAZAFINDRAKOTO Mireille, ROUBAUD François, WACHSBERGER Jean-Michel (dir.), 2014, Madagascar: anatomie d'un état de crise, numéro spécial Afrique contemporaine, n°251, 193p. - 2017, L'énigme et le paradoxe: économie politique de Madagascar, Marseille et Paris, IRD Éditions, 282p. TOCQUEVILLE de Alexis, 1986 (1848), De la démocratie en Amérique, Paris, Galli­ mard/Folio, 631 p.

Les auteurs et les directeurs scientifiques

Jean-Marc CHÂTAIGNER a été directeur général délégué de l'Institut de Recherche pour le Développement (lRD) entre mars 2015 et septembre 2017. Avant ce poste, M. Châtaigner était directeur général adjoint pour les affaires mondiales, le développement et les partenariats au ministère français des Affaires étrangères et du développement international. Aupa­ ravant, il a été ambassadeur de France à Madagascar (2009/2012), direc­ teur du cabinet du ministre d'État pour la Coopération et de la Franco­ phonie (2007/2009), directeur du département de planification stratégique et partenariats (2004/2007) à l' AFD (Agence française de développe­ ment). Il a été coprésident du Groupe des Etats fragiles de l'OCDE (2005­ 2007) et le président en 2015 du MOPAN (Réseau multilatéral d'évalua­ tion du rendement des organisations). Il a écrit divers ouvrages et articles sur des questions de développement et de consolidation de la paix. Il est le rédacteur en chef du premier livre français sur la résilience (Fragilités et résilience: les nouvelles frontières de la mondialisation).

Alain D'HooRE est un économiste free-lance, basé à Bangkok, Thaïlande. Il est un ancien économiste du FMI et de la Banque mondiale, y compris dans leurs équipes ayant travaillé sur Madagascar, où il a vécu de 2011 à 2013. Tous les chiffres et faits cités dans son chapitre sont du domaine public, et les analyses, bonnes et mauvaises, n'engagent que lui.

Jean-Marc DoUGUET est maître de conférences HDR en sciences économiques à l'Université Paris Saclay. Ses activités de recherche s'ins­ crivent dans l'optique de l'économie écologique, sur les thèmes de l'ana­ lyse et l'évaluation intégrées environnementales, et de l'économie de la connaissance, sur le développement et l'expérimentation d'un portail de médiation des connaissances et d'outils d'aide à la délibération (ePLA­ NEre.blue). Les domaines d'application sont variés: l'agriculture, les ressources en eau, la biodiversité, les territoires, la gestion côtière et les conflits socio-environnementaux.

Jean FREMIGACCI est historien de la colonisation. Maître de conférence d'histoire contemporaine, il a enseigné aux universités de Tananarive (1%9-1988) et de Paris 1 Panthéon-Sorbonne (1987-2005). Il a consacré l'essentiel de ses travaux à Madagascar, et publié notamment État, 376 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

économie et société coloniale à Madagascar.fin XDé' siècle-/940, Karthala (2014).

David GRAEBER est professeur d'anthropologie à la London School of Economies. Né à New-York, il a étudié à Chicago sous la direction de Marshall Sahlins. Il a effectué deux ans de travail de terrain à Madagascar entre 1989 et 1991. Il a écrit sur Madagascar (notamment sur les conflits entre les olona fotsy et les olona mainty sur les Hautes Terres), mais aussi sur les théories de la valeur, des mœurs, de la politique de classe, de la dette, de l'anarchisme, et de l'action directe. Il a aussi été un acteur engagé des mouvements sociaux (en particulier, il fut l'une des 140 personnes qui initièrent le mouvement Occupy Wall Street). Depuis la résiliation contro­ versée de son contrat à l'université de Yale, il vit en exil à Londres. Il a publié de nombreux ouvrages dont une vaste monographie intitulée Dettes: 5000 ans d'histoire. Il travaille actuellement sur un livre sur les royautés divines avec Marshall Sahlins, un ouvrage sur les « emplois de merde» (les formes d'emplois dérisoires) ainsi qu'une somme de trois tomes sur les origines des inégalités sociales avec l'archéologue David Wengrow (UCL).

Philippe HUGON, est professeur émérite à Paris Ouest Nanterre et directeur de recherche à l'IRIS. Économiste du développement, il travaille également en économie politique internationale et géopolitique. Il a rédigé plus de trente ouvrages dont les plus récents sont Afriques-entre puissance et vulnérabilité, Paris A. Colin, Géopolitique de l'Afrique. A. Colin 4e éd., 2016. Il a enseigné à l'université de Tananarive (1969-1974). Il a publié Économie et enseignement à Madagascar, Paris, IIEP-UNESCO 1974

Denis-Alexandre LAHINIRIKO est maître de conférences au départe­ ment d'histoire de l'université d'Antananarivo. Il s'intéresse à diverses thématiques de l'histoire contemporaine de Madagascar et notamment celle de la période de la décolonisation à Madagascar. Il a soutenu une thèse intitulée «Les structures politiques à Tananarive: union. unani­ misme et divisions partisans dans la culture politique nationale malgache (1945-/958) ». Depuis quelques années, il s'est orienté vers l'analyse de la vie contemporaine malgache et notamment les problématiques liées à l'État et au processus de démocratisation. Il est actuellement conseiller à la Représentation Permanente de Madagascar auprès de l'Unesco à Paris.

Cécile LAVRARD-MEYER est maître de conférences à Sciences-Po Paris. Diplômée de Sciences-Po Paris et d'HEC, docteur en histoire de l'Univer­ sité Sorbonne Nouvelle et post-doctorante à l'Université d'Harvard, ses recherches portent sur les questions de pauvreté, de développement écono­ mique, et de démocratisation en Afrique et en Amérique Latine. LES AUTEURS Er LES DIRECfEURS SCIENTIAQUES 377

Joan MARTINEZ-ALIER est professeur en économie et en histoire de l'économie à l'Université Autonome de Barcelone. Ancien président de la Société internationale pour une économie écologique, il était également membre du comité scientifique de l'Agence européenne pour l'environne­ ment. Ses recherches portent notamment sur l'économie écologique, l'écologie politique, les études agraires, la justice environnementale et l'environnementalisme des pauvres et des peuples indigènes. Il a coor­ donné un projet européen sur les conflits environnementaux et la Justice environnementale dans le monde (www.ejolt.org) rassemblant un consor­ tium de 23 universités et laboratoires de recherche, mais aussi des organi­ sations de la société civile. Il a publié de nombreux ouvrages et est égale­ ment éditeur de la Revue Ecologia Politica depuis 1990.

Jean-David NAUDET est actuellement directeur de l'Institut d'Émis• sion d'Outremer en Nouvelle-Calédonie. Il a été auparavant directeur de l'Agence Française de Développement à Madagascar entre 2012 et 2016, et responsable de l'évaluation de 2006 à 2011 de la même institution. Statisticien et économiste de formation, il a mené au long de son parcours de nombreux travaux de recherche, d'étude et d'enseignement dans les domaines de l'économie du développement et de l'évaluation des politi­ ques publiques.

Iharizaka RAHAINGOSON est ingemeur en télécommunications de l'ESME Sudria et diplômé de l'Institut Technique de Banque. Il a été ministre en charge des télécommunications. Il est dirigeant et administra­ teur d'entreprises dans les secteurs de l'informatique, de l'édition et de la finance. Il s'intéresse à la philosophie politique et à l'histoire globale.

Vahinala RAHARINIRINA est docteure en sciences économiques et s'est spécialisée en économie de l'environnement et des ressources naturelles. Elle contribue à des enseignements au sein de diverses universités et parti­ cipe à des projets académiques de recherche sur les thèmes suivants: justice environnementale, gestion des ressources naturelles, développe­ ment durable, gouvernance environnementale, responsabilité sociétale des entreprises (RSE). De 2012 à 2015, elle a notamment travaillé dans le cadre d'un projet de recherche sur les conflits environnementaux dans le monde [www.ejolt.org financé par la Commission européenne et au cours duquel elle a traité des questions d'injustices environnementales à Mada­ gascar. Elle a ainsi dressé, en lien avec les organisations de justice envi­ ronnementale, des profils de conflits environnementaux à Madagascar au sein d'une démarche de construction collaborative d'un atlas sur les injus­ tices environnementales.

Tsiory RAZAFINDRABE prépare une thèse de doctorat en science poli­ tique à l'Université Paris Est - Marne-la-Vallée. Lauréate d'une bourse de l'Académie des sciences - Institut de France, elle est par ailleurs chargée 378 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE d'enseignements à l'Université Paris 13 - Sorbonne Paris Cité depuis 2014. Ses travaux portent essentiellement sur les concepts juridico-politi­ ques de gouvernance, d'état d'exception et d'État de droit à Madagascar depuis 1960.

Linda RUA prépare une thèse de doctorat en économie à l'Uni versité Paris-Dauphine, sous la direction de Mireille Razafindrakoto et François Roubaud, dans le cadre d'un contrat doctoral PSL (Paris Sciences et Lettres). Ses recherches portent principalement sur les élites, et en parti­ culier sur les réseaux sociaux au sein des élites à Madagascar. Elle est également chargée d'enseignement en macroéconomie à l'Université Paris-Dauphine.

Samuel F. SANCHEZ est maître de conférences à l'université Paris 1 ­ Panthéon Sorbonne et membre de l'Institut des Mondes Africains. Ses recherches portent notamment sur les réseaux commerciaux et les systèmes économiques dans l'océan Indien occidental et à Madagascar, aux XIXe et xx" siècles. Il s'intéresse en particulier aux relations entre économies et constructions politiques dans la longue durée (royaumes pré-coloniaux, gouvernements coloniaux). Il a soutenu une thèse inti­ tulée Le long x/X" siècle de Nosy Be et de la baie d'Ampasindava (Nord­ Ouest de Madagascar). Dynamiques malgaches et mondialisations dans un comptoir du sud-ouest de l'océan Indien (publication en préparation).

Antonia WITT est chercheuse-enseignante à l'Université de Goethe à Francfort, Allemagne et au Peace Research Institute Frankfurt (PRIF). Elle a obtenu son doctorat en 2016 à l'Université de Leipzig avec une thèse intitulé Ordering by default. The power and politics of post-coup interventions, une étude de cas sur le «rétablissement de l'ordre constitu­ tionnel » à Madagascar depuis 2009. Politologue et africaniste de forma­ tion, elle travaille sur le rôle des organisations régionales et sous-régio­ nales dans la gestion des crises politiques en Afrique.

Les directeurs scientifiques

Mireille RAZAFINDRAKOTO est économiste, directrice de recherche à l'IRD (et membre de l'unité mixte de recherche DlAL associant l'IRD et l'université Paris Dauphine). Elle est titulaire d'un doctorat en sciences économiques (EHESS-Paris) et est ingénieur statisticien économiste diplômée de l'ENSAE-CESD (Paris). Ses recherches portent sur les liens entre le marché du travail, la dynamique urbaine et les multiples dimen­ sions de la pauvreté, ainsi que sur les questions de gouvernance et le rôle des institutions pour expliquer les conditions de vie de la population. Elle LESAUfEURS ET LES DIRECTEURS SCIENTIFIQUES 379 a été en affectation de longue durée à Madagascar (en tant que chercheure de l'IRD dans le cadre du projet MADIO) puis au Vietnam où elle a assuré de 2006 à 20 II la direction du programme de DIAL mené en partenariat avec l'Office général des statistiques et l'Académie vietnamienne des sciences sociales. Elle a été responsable du programme pluridisciplinaire «Institutions, Gouvernance et Croissance de long terme» à Madagascar, un programme qui a impliqué plusieurs institutions de plusieurs pays, coordonné d'abord par l'AFD et poursuivi dans le cadre du projet euro­ péen NOPOOR. Elle a été présidente de la Commission scientifique secto­ rielle des sciences sociales à l'IRD (2012-2016). Elle participe actuelle­ ment au projet «Gouvernance, paix et sécurité» mené à l'échelle du continent africain avec la Commission de l'Union africaine (CUA) et différents instituts nationaux de la statistique, avec l'objectif de suivi et d'analyse de la qualité des institutions dans les pays tout en relayant la voix des citoyens. Elle a coécrit, avec François Roubaud et Jean-Michel Wachsberger l'ouvrage intitulé L'énigme et le paradoxe: économie poli­ tique de Madagascar, IRD Éditions etAFD, 2017).

François ROUBAUD est économiste et statisticien, directeur de recherche à 1'IRD et membre de l'UMR DIAL, dont il a été le directeur entre 2000 et 2003. Il est diplômé de l'ENSAE et docteur en économie (université Paris Nanterre). Dans le domaine statistique, il est à l'origine de deux innovations concernant la mesure et le suivi par voie d'enquêtes du secteur informel et de la gouvernance et la qualité des institutions. Ces méthodo­ logies, devenues des standards internationaux, sont appliquées aujourd'hui dans de nombreux pays d'Afrique, d'Amérique latine et d'Asie, dont Madagascar. Ses recherches sur l'économie du développement portent plus particulièrement sur le marché du travail et l'économie informelle, la gouvernance et l'économie politique des politiques de développement. Il a été affecté dans plusieurs pays (Mexique, Madagascar et Vietnam) auprès d'institutions publiques nationales dans le cadre de programmes de longue durée. Il a créé et dirigé à Madagascar le projet MADIO de 1994 à 1999, un projet en partenariat avec l'INSTAT pour étudier les conditions de réussite de la transition politique et économique. Depuis cette période, sa contribution à différents programmes de recherche s'intéressant à la trajectoire économique et socio-politique de Madagascar a conduit à la publication de nombreux articles, ouvrages et numéros spéciaux de revues, dont: Identités et transition démocratique: l'exception malgache? (L'Har­ mattanffsipika, 2(00), Madagascar après la tourmente: regards sur dix ans de transitions politique et économique (Afrique contemporaine, 2(02), et Madagascar face au défi des Objectifs du millénaire pour le développement (co-éditeur, IRD, 2010).

Jean-Michel WACHSBERGER est agrégé de sciences sociales et maître de conférence en sociologie HDR à l'université de Lille 3. Il est engagé dans des recherches sur Madagascar depuis 2003. Sa thèse a porté sur les 380 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE formes et déterminants de l'intégration sociale à Antananarivo (L'intégra­ tion sociale hiérarchisée. L'exemple d'une métropole en développement: Antananarivo, Villeneuve d'Ascq, ANRT, 2(09). Il s'est ensuite investi pendant plusieurs années dans la mise en place des enquêtes Afrobaro­ mètre dans le pays, et dans l'analyse et la diffusion de leurs résultats. Il participe depuis 2010 avec Mireille Razafindrakoto et François Roubaud au programme de recherche « Institutions, gouvernance et croissance de long-terme » initié par l' AFO qui vise à comprendre, dans une perspective comparative, l'involution économique et la récurrence des crises à Mada­ gascar. Il a co-édité avec eux en 2014 le numéro spécial de la revue Afrique contemporaine intitulé Madagascar: anatomie d'un état de crise. Il a également coécrit, avec eux L'énigme et le paradoxe, économie poli­ tique de Madagascar (coédition IRD-AFD, 20/7). Parallèlement à ces activités de recherche, Il a animé plusieurs ateliers de formation, dont la première École d'hiver austral en sciences sociales qui s'est tenue à Anta­ nanarivo et Antsirabe en juillet 2016. Table des matières

Introduction générale. La trajectoire de Madagascar au prisme de ses crises...... 7 par Mireille RAzAFlNDRAKOTO, François ROUBAUD et Jean-Michel WACHSBERGER

PREMIÈRE PARTIE Éclairages économiques

1. La stagnation économique de longue période de la Grande Île. L'interdépendance entre les facteurs endogènes et exogènes ..... 23 par Philippe HUGON

2. Crises et économie à Madagascar, 1960-2010. 50 ans de pas et faux pas macroéconomiques 43 par Alain D'HooRE

3. Madagascar: la spirale de l'échec public...... 75 par Jean-David NAUDET et Linda RUA

4. De l'État royal à l'État colonial. Crises économiques et fiscales à Madagascar (fin XIxe siècle-début xx" siècle)...... 101 par Samuel F. SANCHEZ

5. De la difficulté historique de faire émerger une classe d'entre- preneurs à Madagascar 127 par Jean FREMIGACCI

6. Néocolonialisme vert, conflits de redistribution écologique et crises malgaches 147 par Vahinala RAHARINIRINA, Jean-Marc DOUGUET et Joan MARTlNEZ-ALlER 382 MADAGASCAR, D'UNE CRISE L'AUTRE

DEUXIÈME PARTIE Éclairages socio-politiques

7. Le peuple, nurse du roi. Notes sur les monarques enfants dans le centre de Madagascar...... 171 par David GRAEBER (traduction Philippe MOTHE)

8. Le cercle vicieux crisogène malgache: stratégie d'acteurs, complicité institutionnelle et délégitimisation du politique...... 199 par Cécile LAvRARD-MEYER

9. La « main puissante» de qui? La crise à Madagascar et le rapport à l' « international» 223 par Antonia WI1T

10. Jour tranquille à Antananarivo. La désignation du Premier ministre de « consensus» le 29 octobre 20 Il 247 par Jean-Marc CHÂTAIGNER

Il. Ordre politique: entre l'Histoire et l'utopie démocratique ...... 263

Iharizaka RAHAINGOSON

12. État d'exception et péripéties de l'État de droit. La dynamique des crises politico-constitutionnelles à Madagascar 283 par Tsiory RAZAFINDRABE

13. Passé politique ancien et résurgences contemporaines. Le cas de l'insurrection de 1947-1948 à Madagascar...... 305 par Denis-Alexandre LAHINIRIKO

14. Violence et ordre politique à Madagascar: grille de lecture d'un double paradoxe 329 par Mireille RAZAFINDRAKOTO, François ROUBAUD et Jean-Michel WACHSBERGER

Conclusion générale. Entre stratégies d'acteurs et poids des structures, Madagascar pris au piège? 361 par Mireille RAZAFINDRAKOTO, François ROUBAUD et Jean-Michel WACHSBERGER

Les auteurs et les éditeurs scientifiques 375

Achevé d'imprimer en mai 2018 par la Société TIRAGE - 91941 COURTABŒUF www.cogetefi.com

Dépôt légal : mai 2018 Imprimé en France Madagascar se caractérise par une récession économique qui perdure et des crises socio-politiques récurrentes depuis son indépendance. Cette trajectoire atypique est d'autant plus étonnante que le pays n'a jamais connu de guerre ni de conflit majeur. De plus, l'île est riche en ressources naturelles, un constat qui vient en contraste avec la pauvreté extrême de la majorité de la population. Comment expliquer ces deux faces antinomiques de la réalité malgache? Quels en sont les ressorts? La structure de l'économie et les mécanismes sous­ jacents suffisent-ils pour expliquer la chute continue des niveaux de vie? Dans quelle mesure les dispositifs institutionnels ou les systèmes politiques ont-ils joué? Peut-on évaluer la part des facteurs historiques? Comment les jeux et les stratégies des acteurs ont-ils nourri les crises à répétition? À l'instar d'un puzzle qui se construit, cet ouvrage assemble les réflexions de différents spécialistes de Madagascar, d'horizons institutionnels et disciplinaires variés. Il couvre un large panorama de thématiques abordées sous l'angle économique, socio-politique, historique ou anthropologique, pour produire une vision d'ensemble. Les éclairages proposés, qui combinent les approches macro et micro, permettent de mieux comprendre l'enchevêtrement des contextes, le rôle des acteurs et leur enchâssement dans les structures. Les analyses s'attachent en particulier à décrypter les mécanismes qui enferment les acteurs dans une spirale crisogène et les facteurs qui étouffent les dynamiques et entrainent l'économie sur une pente récessive.

Mireille Razafindrakoto est économiste, directrice de recherche à l'IRD (et membre de l'unité mixte de recherche DIAL associant l'IRD et l'université Paris Dauphine), elle a coëcrit, avec François Roubaud et Jean-Michel Wachsberger l'ouvrage intitulé L'énigme et le paradoxe: économie politique de Madagascar (IRD Editions et AFD, 20/7). François Roubaud est économiste et statisticien, directeur de recherche à l'IRD et membre de l'UMR DIAL, dont il a été le directeur entre 2000 et 2003. Il est diplômé de l'ENSAE et docteur en économie (université Paris Nanterre). Il est l'auteur de Identités et transition démocratique: l'exception malgache? (L'Harmattan/Tsipika, 2000), et Madagascar face au défi des Objectifs du millénaire pour le développement (co-éditeur, IRD, 2010). Jean-Michel Wachsberger est agrégé de sciences sociales et maître de conférence en sociologie HDR à l'université de Lille 3. Il a coëcrit, avec Mireille Razafindrakoto et François Roubaud, L'énigme et le paradoxe, économie politique de Madagascar (coédition IRD-AFD, 20/7). Ont également contribué à cet ouvrage: Jean-Marc Chataigner, Alain d' Hoore, Jean-Marc Douguet, Jean Fremigacci, David Graeber, Philippe Hugon, Denis­ Alexandre Lahiniriko, Cécile Lavrard-Meyer, Joan Martinez-Alier, Jean-David Naudet, Iharizaka Rahaingoson, Vahinala Raharinirina, Tsiory Razafindrabe, Linda Rua, Samuel F. Sanchez, Antonia Witt.

30€ 111111111111111111111111 9 782811 119881 ISBN: 978-2-8111-1988-1

!!!!!!!!!!!!!! hommes et sociétés !!!!!!!!!!!!!!!!!!!