R AINILAIARIV ON Y

UN HOMME D'ÉTAT MALGACHE

PAR G. S. CHAPUS Docteur .-leur. Membre titulaire de VAcadémie malgache Membre correspondant de VAcadémie du sciences coloniales ET G. MONDAIN Ancien élève de l'Ecole normale supérieure Vice-Président de VAcadémie malgache Président honoraire de la Mission protestante française à

EDITIONS DILOUTREMER 100, RUE RICHELIEU PARIS

La monarchie au cours et à la fin du XIXe siècle a présenté de très singuliers contrastes qui ne la font ressembler à nul autre gou- vernement d'outremer existant alors. A la même époque, en effet, en Afrique ou en Asie, les souverains ou roitelets ou potentats locaux, s'ils avaient conservé des mœurs et des méthodes de gouvernement assez primitifs et s'ils s'embarrassaient assez peu de constitutionnalité, gardaient par contre dans l'étiquette de leurs cours et dans leurs coutumes personnelles ces mêmes mœurs et modes de vie propres à leurs races et à leurs traditions. A Tananarive, au contraire, sur la colline d'Andohala, les rois et surtout les dernières reines de l' lmerina, tout en gouvernant selon les normes d'un absolutisme ancestral que ne tempérait, comme en Europe, aucune concession donnée aux libertés et aspirations de leurs sujets, montraient cependant un souci toujours plus poussé d'adopter l'apparence des cours occidentales quant à l'aspect extérieur, aux céré- monies, aux costumes, à l'apparat. Aussi quoi d'étonnant si les écrivains contemporains qui se pro- posent de narrer aujourd'hui l'histoire des ultimes représentants de la dynastie hova soient attirés tantôt par l'un, tantôt par l'autre des deux caractères spécifiques et contraires de cette dynastie, selon qu'eux- mêmes se sentent plus ou moins politiquement « engagés » dans les actuelles discussions sur les peuples d'outremer. Pour certains, le gouvernement royal malgache ne fut jamais, malgré les apparences, qu'une cour de satrapes quasi orientaux, cruels et sans scrupules; pour d'autres au contraire, il présentait une forme déjà évoluée, solide et sage, basée sur des principes éprouvés à l'instar de ceux que les occidentaux avaient élaborés pour servir à l'administration des hommes. Or, entre ces deux points de vue extrêmes, il y a évidemment place pour un troisième : celui de la vérité. Et il semble bien que le grand mérite du présent livre que AIM. Mondain et Chapus ont consacré à Rainilaiarivony est précisément d'exposer les faits et les documents en historiens consciencieux et scrupuleux, sans tenter de les torturer, pas même de les gauchir, pour les contraindre à servir dans un camp ou dans un autre. Leur héros, qui fut premier ministre sous plusieurs souverains, fut le meilleur « témoin » en même temps que le meilleur « acteur » de cette double tendance coutumière et moderniste qui caractérisait à F époque la cour de Tananarive. A lire l'ouvrage de nos auteurs, on le voit vivre, penser, réagir de ces deux façons et ses biographes, heureusement, ne songent nullement à atténuer l'un ou l'autre de ces aspects. De même, leur plume vivante et pittoresque sait admirablement ressusciter la société hova de l'époque en évoquant tout ce qui dans son genre de vie la rattachait à des traditions ou des coutumes vraiment malgaches, dont beaucoup nous apparaissent encore comme assez frustes, et tout ce qui, au contraire, était inspiré, ou copié sur un occidentalisme de manières ou d'usages que les occidentaux eux-mêmes s'ingéniaient à encourager par l'envoi aux souverains d'Andohala de présents souvent très « modern'style ». Mais, grâce à Dieu, MM. Mondain et Chapus après avoir décrit les faits ne nous imposent pas une théorie explicative : au lecteur de juger sereinement d'après les pièces et témoignages versés aux débats. Il en est de même pour une autre question fort délicate apparue en ce livre, celle de la présence française à Madagascar, qui s'est affermie et réalisée de façon plus précise au cours des longues années où Rai- nilaiarivony dirigea la politique intérieure et extérieure de l'Imerina. Là encore, les auteurs n'ont eu pour soin majeur que d'apporter des faits exacts, contrôlés et recoupés, notant également, en toute équité, les explications données par les deux parties à leurs actes ou à leurs démarches. Et beaucoup, peut-être, s'apercevront alors, à la lumière de ces informations nouvelles, que la vraie question aux alentours de 1880-1890 à Madagascar était bien moins de savoir si la France allait ou non s'y établir que de savoir, à défaut d'une présence française, quelle autre nation étrangère ne manquerait pas d'imposer la sienne. Or, cette question n'est-elle pas tout aussi actuelle qu'à l'époque de Rainilaiarivony ? N'est-elle pas le drame émouvant de tous ces états dont l'organisation n'arrive pas à se parfaire par suite d'une structure interne mal définie, de tous ces états, à la fois très jeunes et très vieux, qui avan- cent dans notre rigoureux vingtième siècle en boitant d'un pied dans la légende et d'un pied dans l'histoire? Enfin la grande réussite de ce travail sérieux et consciencieux est d'avoir campé de façon magistrale le personnage de Rainilaiarivony lui-même. Grâce à cet ouvrage d'historiens français, nul doute que beau- coup de Malgaches, même appartenant à l'élite, apprendront sur l'ancien premier ministre et son époque des données insoupçonnées. Et là encore l'oeuvre juste et mesurée de nos deux auteurs permettra sans doute d'évi- ter ces excès de jugement qui tendraient à faire, du confident des der- nières reines hovas, soit un pur héros national, soit un homme d'état essentiellement tortueux et fourbe. A dire vrai, l'impression que l'on ressent en fermant le livre de MM. Mondain et Chapus est que leur héros se situe surtout hors de son temps, et hors de son pays. Héros national, il ne saurait l'avoir été, car il se plaçait trop loin, de par sa classe, sa caste et sa valeur, des masses populaires dont les héros nationaux sont toujours les émanations, directes et immédiates. Diplomate retors et constamment fallacieux, comme l'accusent d'être certains, Rainilaiarivony ne mérite pas non plus ces épithètes extrêmes, car il eut, lui aussi, sa franchise, son courage et sa loyauté. Il fut exactement un homme d'exception, venu ou trop tôt ou trop tard dans une société qui n'était pas à sa mesure, car à travers ses écrits ou ses actes on pressent qu'il a compris beaucoup plus de choses et t-'u beaucoup plus loin que maints parmi ses partisans, ou même ses adver- saires. Aussi en arrive-t-on à se demander si ce n'est pas plutôt dans les ultimes instants, dans les ultimes pensées de sa vie qu'il convient de rechercher et de trouver la vérité de cet homme quasi historique, à travers son visage de vieillard, lorsqu'il parvint à une sérénité et une paix inté- rieure qui prenaient sans doute leurs raisons dans l'autre paix, dans l'autre sérénité qui, à l'époque, régnait à nouveau grâce à la France sur les hautes terres de son pays d'îmerina, et dont plus que personne il était capable de savourer la valeur et le prix.

AVANT-PROPOS

La personnalité de Rainilaiarivony constitue, parmi les Malgaches, l'une de celles qui se sont élevées jusqu'ici à la plus haute stature; et comme elle se dresse, d'autre part, sur le piédestal social que forme le premier poste administratif de l'Etat, on comprend qu'elle s'impose aux regards de tous ceux, tant Européens que Malgaches, qui éprouvent quelque intérêt pour l'histoire de notre île. Dès les premiers temps de mon séjour à Madagascar, j'avais été frappé par le fait qu'il n'existait encore, de la plupart des hommes d'Etat malgaches, aucune biographie digne de ce nom. Il m'était donc possible de choisir celui dont la personnalité et l'œuvre me paraîtraient le plus mériter un travail de longue haleine. Après avoir penché pendant longtemps pour Radama Jer, ce fut à Rainilaiarivony que je décidai finalement de m'attacher parce qu'il me paraissait être l'un des plus « représentatifs » parmi les Merina et que la durée de son gouvernement avait coïncidé avec la période pendant laquelle les initiatives européennes furent le plus actives dans le pays. Il y a quelque six années de cela et je n'ai jamais eu à regretter depuis le choix que j'avais fait. Rainilaiarivony n'a aucunement trompé mon attente. Son journal ou sa correspondance, malgré toutes les réserves qu'ils peuvent comporter, m'ont toujours paru dignes d'être comptés parmi les documents tout au moins psycholo- giques les plus intéressants que j'ai eus en main. Je voyais même souvent la forte personnalité du Premier Ministre se projeter sur celles de ses contemporains et en quelque sorte les vivifier. Nul parmi ceux qui ont écrit à son sujet, ne l'a fait d'une façon quelconque et en termes froids. Bien au contraire. Ma seule crainte est de ne pas avoir été à la hauteur de mon entreprise, de ne pas en avoir mesuré assez exactement les difficultés et de n'avoir pas produit tout ce qu'il y avait d'intéressant a dire sur ce vaste et beau sujet. Des lacunes apparaîtront sans doute à ceux qui liront cet exposé. J'en serai d'autant moins surpris que j'en ai quelque conscience moi-même. Mon travail a été facilité et complété par la bonne volonté de la plupart de ceux auxquels j'ai eu recours et rien ne saurait m'être plus agréable que de le déclarer ici. C'est M. G. Mondain, Vice-Président de l'Académie Malgache, que je nom- merai en premier lieu. Le fait que cette biographie porte son nom à côté du mien indique suffisamment la part qu'il y a prise. Sans lui, ce livre serait encore à l'état de notes dans mes tiroirs. Quand il a accepté d'écrire cet ouvrage avec les documents que je lui fournirais, M. Mondain m'a rendu un immense service. La rédaction est donc presque entièrement de lui. Si j'y ai mis la main, moi aussi, c'est parce que, dans un travail de cette impor- tance, ce n'est pas trop des efforts et de la vigilance de deux auteurs. J'ai également contracté une grande dette de reconnaissance envers M. G. Grandidier qui s'est intéressé à cette œuvre, dès ses débuts, et m'a communiqué les papiers très importants qu'il tient de M. Le Myre de Vilers ; envers la Société Missionnaire de Londres qui a mis à ma disposition toutes les lettres de Rainilaia- rivony et de ses contemporains qu'elle conserve tant à Londres qu'à Tananarive ; envers le Gouvernement britannique qui m'a communiqué, par l'intermédiaire de son Public Record Office et du Consulat de Tananarive, toutes ses archives, y compris celles qui sont confidentielles et réservées ; envers MM. les administrateurs Pierre et Quod, alors chargés du service des archives du Gouvernement général de Mada- gascar, qui ont fait tout leur possible pour faciliter mes recherches; envers les secré- taires malgaches de ce service, MM. Rasoanarivo, Ralaindimby et Razafimahaleo, qui m'ont aidé en relevant des extraits abondants du journal ou de la correspon- dance et M. Rasoanarivo en tapant presque tout le volume à la machine à écrire ; envers M. Ratany qui a toujours mis beaucoup d'empressement à me renseigner toutes les fois que j'ai eu besoin de recourir à ses explications ; envers M. Rabeony qui m'a aidé dans mon travail aux archives ; envers Mme Dandouau qui a bien voulu lire le travail en manuscrit et nous faire part de ses appréciations ; et, enfin, envers M. Mithridate qui m'a communiqué quelques documents d'un vif intérêt. Ajoutons que notre travail a comme base principale des extraits d'archives tirés surtout des manuscrits anciens conservés à Tananarive, complétés par d'autres consultés à Paris, Londres et Maurice. J'exprime à tous ceux qui ont collaboré directement ou indirectement à cette œuvre, ma profonde reconnaissance. G. S. CHAPUS. CHAPITRE PREMIER

LES DÉBUTS LA VIE DE RAINILAIARIVONY SOUS (1828-1861) Les distinctions obtenues par le grand-père et le père de Rainilaiarivony. — Il naît sous un destin défavorable et les siens le rejettent. — Ses premières études. — Il doit gagner sa vie. — L'énergie qu'il déploie. — Il conquiert la faveur royale. — L'origine de son nom de Dilifera. — Sa remarquable assiduité et son accession rapide aux honneurs. — Dilifera s'initie à la médecine. — Il est chargé avec son frère aîné d'une expédition dans le Sud-Est de l'île. — Les horreurs qui marquèrent cette campagne. — Dilifera décline la « succession » de son père à la faveur royale. — Il se lie d'amitié avec le prince Rakotondradama. Influence de celui-ci. — Un renouveau de cruauté chez Ranavalona I, après le complot de 1857. — Les accusations du R.P. Lavaissière contre les chrétiens protestants. — Echec du complot à la suite d'une dénonciation. — Le rôle peu brillant de Rainilaiarivony en cette occasion. — Sa participation aux événements de la fin du règne de Ranavalona. — Une succession disputée. — Les efforts de Ranavalona en faveur de son fils. — Le récit que Rainilaiarivony a laissé de ce changement de règne. Rainilaiarivony qui devait, dans la suite, atteindre à une si haute renommée débuta dans la vie sous des auspices très peu favorables. Il sortait d'une famille qui s'était déjà distinguée au temps du fondateur de la puissance imerinienne. Son grand-père, Andriantsilavo, avait été choisi par le Roi comme chef de centaine, puis comme conseiller intime.suivi les Sontraces père, d'Andriantsilavo. Ravoninahitra, Simple plus connusoldat ausous début le nom du règnede , de Radama avait I, son zèle, son intelligence et son application à l'étude avaient été rapportés au Roi qui l'avait appelé auprès de lui, à Mahazoarivo, avec d'autres jeunes gens qu'il désirait féliciter. Depuis l'entrée dans le jardin royal jusqu'à l'endroit où se tenait Radama, le jeune Ravoninahitra eut l'idée de se livrer sans arrêt à des exercices de haute fantaisie avec son fusil. Le Roi et ses conseillers furent ravis de sa hardiesse et de son habileté et sur-le-champ on lui conféra la dignité de troisième honneur, ce qui correspondait au grade de sous-officier (1). (1) Anecdote rapportée dans le no 21 du journal Ny Gazety malagasy (12 avril 1884). A la mort du Roi, le jeune Ravoninahitra fut indirectement mêlé aux trac- tations qui aboutirent à la confirmation du choix de Ranavalona 1 comme successeur de son époux, conformément à la règle de succession établie par Andrianampoinimerina. A cette occasion, il fut fait sixième honneur et devint l'un des conseillers de la Reine, qui l'éleva peu à peu au rang suprême de trei- zième honneur (1). C'est à l'époque même de ce changement de règne, quelques mois avant, que naquit Rainilaiarivony, le 19 Adijady 1828 (2). Il fut tout aussitôt victime des absurdes imaginations païennes de l'époque. Le grand-père ayant consulté les devins déclara que l'enfant était né sous un destin défavorable et qu'il occasion- nerait de terribles contrariétés à sa famille, si on le gardait à la maison. Il fut donc rejeté dès ses premiers mois par son père et sa mère qui lui coupèrent le bout de l'extrême phalange du médius et de l'index gauches. Heureusement pour lui, de proches parents le prirent en pitié et l'élevèrent. Son intelligence se développa de bonne heure. Vers sa sixième année, c'est- à-dire deux ans à peine avant la fermeture de toutes les écoles et l'interdiction de l'instruction édictée par Ranavalona I, il entra comme élève dans la classe organisée près de la place d'Andohalo par le missionnaire Griffiths. Rapidement, il apprit à lire, à écrire et à compter. Après l'expulsion des missionnaires, en 1836, et la ruine de toute l'œuvre d'éducation qu'ils avaient entreprise, il réussit pourtant à profiter des leçons d'un des premiers élèves formés par les maîtres européens, Ratsilainga, qui instruisait déjà une de ses sœurs. Toutefois au bout de trois ou quatre ans, les parents qui, jusque-là, avaient subvenu à son entretien, lui firent comprendre qu'il était assez grand pour se tirer d'affaire tout seul. Le voilà donc brusquement obligé de chercher un moyen de gagner sa vie. Il ne voulait pourtant pas abandonner les leçons de son maître. Avec énergie, et malgré son très jeune âge, il fit face à la situation. Avec quelques sous, il acheta des barres de savon à un importateur et les revendit; puis il fit de même avec des étoffes, lorsqu'il se trouva en mesure de réunir un très modeste fonds de roulement. Pendant deux ans au moins, il lutta de la sorte, voulant à tout prix vaincre ce mauvais destin que son grand-père avait prétendu être le sien. Il y réussit. Ses proches parents, ses voisins, des amis de rencontre, témoins de ses efforts et de ses succès, en parlèrent autour d'eux. Sa renommée se répandit et parvint jusque dans les sphères du Palais. Il lui arriva quelque chose d'assez semblable à ce qui avait été l'origine de l'élévation de son père. La Reine voulut le voir, fut charmée de sa bonne mine et de la volonté que reflétaient son regard et son allure. Le 19 Alahasaty 1842, elle le faisait nommer officier du Palais et lui confiait la dignité de sixième honneur bien qu'il n'eût encore que 14 ans.

(1) Même source. (2) C'est-à-dire vers le 30 janvier, à peu près six mois avant a mort de Radama I. Devant l'éclatant démenti que ces événements apportaient à la prophétie des devins, son père revint à des sentiments plus raisonnables; il le traita enfin en fils, le reçut chez lui, lui vouant même une affection réelle qui alla sans cesse grandissant. C'est aussi à cette époque que le jeune Rainilaiarivony reçut un surnom qui devait lui rester et qu'il transmit même à l'un de ses fils et à un petit-fils. Rainiharo était alors associé à un commerçant anglais dans une entreprise de négoce. Cela nécessitait un assez fréquent échange de correspondance entre les deux associés, échange qui, à l'époque, ne pouvait se faire qu'avec l'aide de mes- sagers privés. Pour les communications importantes, spécialement pour tout ce qui devait demeurer secret, Rainiharo se servait de son fils. L'Européen ne tarda pas à remarquer la ponctualité et l'esprit de droiture du jeune homme. Il put se convaincre que les pièges les mieux combinés ne réussissaient pas à faire dévier le jeune Malgache de son devoir, et assez souvent il l'accueillit avec l'expression anglaise « This is he who deals fair » (le voici l'homme sans fraude). Le nom lui resta en prenant la forme indigène de Dilifera. Nommé secrétaire royal, le jeune Dilifera ne tarda pas à se faire remarquer de la Souveraine par le zèle avec lequel il accomplissait sa besogne, allant jusqu'à se charger de la tâche de ceux de ses camarades qui, pour une raison quelconque, avaient été empêchés d'en venir à bout eux-mêmes. Certains hauts fonctionnaires saisirent aussi assez rapidement l'occasion qui se présentait à eux de se décharger d'une partie de leur travail sur un colla- borateur d'une telle intelligence et d'une telle activité. A 16 ans, il était déjà une sorte d'homme indispensable. On recherchait partout son aide. Aussi, au milieu de l'année 1844, était-il promu au grade de septième honneur et entrait-il de plus en plus dans les faveurs de la reine Rana- valona I. L'année suivante, il accompagnait cette dernière dans le voyage qu'elle avait entrepris à Manerinerina, à l'extrémité de la région imerinienne. Il se multiplia pour plaire à la Souveraine, envers laquelle il se montra rempli de prévenances. D'ailleurs, il était le fils de celui que la Reine avait accepté comme son principal époux et auquel elle avait pratiquement remis la conduite d'une grande partie des affaires d'État. Il avait donc les meilleurs titres à son affection. Avant même d'être de retour à la capitale, elle éleva le jeune homme qui venait juste d'atteindre sa dix-neuvième année, au grade de huitième honneur. Aucune ascension n'avait jamais été aussi rapide. De retour à la capitale, Dilifera reprenait ses fonctions et se mettait au courant de l'Administration, faisant plus que j amais preuve de la même assiduité à son travail et du même désir de se montrer utile. Chaque fois que la Reine ou quelque haut fonctionnaire avait besoin d'un service, il était toujours prêt, et il triomphait des difficultés les plus embarrassantes. Aussi son ascension dans la hiérarchie militaire et administrative se poursuivit-elle à un rythme de plus en plus accéléré. Le 4 Alakaosy 1847, il accédait au titre de neuvième honneur, ce qui, pour l'époque, représentait déjà un grade assez élevé. Le jeune Dilifera savait d'ailleurs profiter de toutes les circonstances. Il était certes dévoré d'ambition, mais il avait aussi le désir très réel d'acquérir tous les moyens légitimes de succès et de s'élever à la hauteur de toutes les tâches qui pourraient lui incomber. En particulier, il était avide de cette instruc- tion qu'il était alors si difficile d'obtenir, à une époque où la Reine avait interdit, sous les peines les plus sévères, d'ouvrir une école en Imerina, et où les livres étaient introuvables. Il ne laissait en tout cas échapper aucune occasion d'aug- menter ses connaissances. Si un Européen venait en Imerina pour quelque cause que ce fût, il s'arrangeait pour avoir avec lui des conversations répétées, et s'informait de ce qui se faisait au delà des mers, des méthodes de gouvernement, d'industrie ou de commerce. Doué d'une excellente mémoire, il rapportait chaque fois de ces entretiens des aperçus intéressants et des idées nouvelles. Vers le début de 1848, la montée à Tananarive d'un docteur mauricien lui fut une véritable aubaine. Il eut vite fait de gagner son amitié; et chaque fois qu'il avait une heure ou deux de libres, il courait chez le praticien afin de recevoir de lui de véritables leçons particulières de médecine. Il avait acquis au bout de quelques mois une connaissance assez remarquable des symptômes cliniques et des premiers soins à donner aux malades. Aux moments où il croyait pouvoir quitter sans trop de difficulté ses absorbantes fonctions administratives, il s'en allait servir d'assistant bénévole au docteur, et complétait ainsi les données recueillies dans les exposés oraux antérieurs. Il put continuer ces études inter- mittentes, mais toujours suivies avec la même ardeur, toutes les fois que d'autres tâches ne le retenaient pas, pendant environ trois ans (1). Se meubler ainsi l'esprit, acquérir des connaissances qu'aucun autre Malgache n'avait encore réussi à obtenir, c'était pour lui un plaisir véritable, d'autant plus que son orgueil y trouvait son compte. Car ce nouveau talent devint bientôt entre ses mains un excellent outil pour ouvrir encore plus larges devant lui les portes de la fortune. Il s'empressa d'offrir ses soins aux personnages influents dont l'état de santé laissait à désirer. Il passa vite pour un homme de plus en plus utile, et peut-être même de plus en plus redoutable. Car, pour la grande majorité des Malgaches de ce temps-là, la médecine et la sorcellerie étaient sœurs jumelles, et l'effet de certaines poudres administrées par le jeune fonctionnaire, avait été attribué (1) Dans le courant de l'année 1879, Ravoninahitriniarivo, neveu du Premier Ministre, écrivait à un médecin anglais que Rainilaiarivony se tenait au courant de toutes les nouveautés médicales et procédait, pour son propre compte, à des essais de préparation de drogues, en dehors de ses heures de besogne administrative. Il rapportait un jour, à certains de ses familiers, avec beaucoup d'intérêt, que les chirurgiens d'Europe avaient un bistouri leur permettant d'opérer sans effusion de sang ! « Ary milaza koa izy fa misy antsy fandidiana vaovao any an-dafy izay tsy mampandeha ra, na dia kely akory aza, raha andidiana.,» Arch. de Tananarive. Livre 368, p. 396. par beaucoup à des influences magiques. Or, qui peut par de tels moyens rendre la vie pourrait aussi bien l'ôter, se disait-on parfois in petto. Dilifera eut même la chance presque inespérée de pouvoir faire profiter de ses nouveaux talents jusqu'à Ranavalona elle-même. Un jour que, se sentant . peu bien, la Reine avait eu recours sans résultat satisfaisant à un des sorciers habituels, elle consentit à essayer un remède proposé par le jeune Dilifera toujours à l'affût des bonnes occasions. Le remède amena l'amélioration désirée. La Souve- raine paya comme seule, elle pouvait le faire, par un galon de plus, et notre héros à peine âgé de 23 ans devint dixième honneur à la date du 10 Alakaosy 1851 (1); il voyait par là s'ouvrir définitivement devant lui l'accès des plus hautes fonctions. Dix mois après cette promotion exceptionnelle, qu'on avait fêtée avec allé- gresse dans la famille, un grand deuil atteignait le jeune officier. Son père, Rainiharo, qui avait été certainement, surtout dans les derniers temps, pour beaucoup dans le rapide avancement de son fils, mourut, encore relativement jeune. Ce douloureux événement survint le 23 Adimizana 1852 (2). La Reine en fut très affectée, car elle paraissait vraiment attachée à celui qui, depuis de si longues années, jouait auprès d'elle à la fois le rôle de conseiller politique et celui d'époux. Voulant probablement marquer d'une façon tangible l'affection réelle qu'elle portait au défunt, elle accorda au fils une double promotion, et douze jours après le décès de son père, le nomma douzième honneur. Il y avait juste un an qu'il avait été promu au grade de dixième honneur. Dans certains cercles on commençait à s'étonner de cette montée si rapide que justifiait toutefois l'indéniable valeur de celui qui en était l'objet. Il y eut peut-être cependant quelques critiques faites à ce sujet. Ranavalona avait la décision prompte. Pour couper court aux murmures possibles, elle fit de nouveau un double geste. Elle ajouta un galon de plus à celui qui avait comme forcé son estime et en fit ainsi, à 24 ans, l'un des plus hauts dignitaires de la Cour; mais en même temps, elle lui offrit l'occasion de se distinguer dans un domaine où il n'avait pas encore pu exercer son énergie, en le chargeant de diriger en sous-ordre une expédition dans le Sud-Est de l'île. Voici dans quelles circonstances cette démonstration militaire fut décidée; Rainiharo avait personnellement conduit une force militaire assez importante dans le pays Bara. Il y avait couru de sérieux dangers et avait reconnu la valeur guerrière de cette grande tribu. Il avait alors essayé de se faire bien voir des Bara en leur reconnaissant une sorte d'indépendance officielle, à condition qu'ils servissent comme barrière contre les Sakalava du Sud-Ouest et les populations assez turbulentes du Sud-Est. On put ainsi maintenir durant quelques années un calme relatif dans toute cette région où Rainiharo avait réussi à se faire (1) Alakaosy est le 9e mois lunaire de l'ancienne année malgache. Le 10 Alakaosy 1851 correspond au 21 avril 1851. (2) Adimizana est le 7e mois de l'année malgache. Le 23 adimizana 1852 correspond au . 10 février 1852. respecter. Il put même amener tout un clan à couper et à transporter au prix de sérieux efforts jusqu'à Fianarantsoa une bonne partie des bois d'ébène qui servirent à édifier le grand palais de Manjakamiadana. Malheureusement, les petits gouverneurs militaires hova qui commandaient les postes frontières du Betsileo n'avaient pas la souplesse d'esprit de Rainiharo et avaient en maintes circonstances irrité les Bara et les Antaimoro. Aussi dès que le bruit de la mort de Rainiharo se fût répandu jusque chez eux, les tribus du Sud-Est prirent-elles les armes pour tomber sur les postes hova les plus voisins. Ranavalona décida d'agir et confia aux fils mêmes de Rainiharo le soin de rétablir la situation. La direction suprême de l'expédition fut donnée à Raharo (alias Rainivoninahitriniony), fils aîné de Rainiharo, qui avait hérité du titre de commandant en chef de toutes les troupes imériniennes. Il avait lui aussi besoin de faire montre de ses talents au moment où il succédait auprès de la Reine à son illustre père. En lui adjoignant son cadet qui allait se faire connaître sous son nom définitif de Rainilaiarivony, Ranava- lona lui donnait un appui utile et permettait en même temps aux deux frères de justifier aux yeux du public les honneurs qui leur avaient été conférés. On donna aux deux officiers dix mille hommes armés de fusils et mille autres n'ayant comme instruments d'attaque que des sabres (ces chiffres ont été rap- portés par Rainilaiarivony lui-même dans ses mémoires (1). Suivant l'usage, toute une foule de domestiques, de porteurs, de ravitailleurs accompagnait l'armée proprement dite. Rainilaiarivony l'évalue dans ses souve- nirs à près de quatre-vingt-dix mille hommes. La conduite et surtout l'entretien de toute cette multitude ne devait pas être une petite affaire. Il est vrai qu'à cette époque, la vie humaine comptait peu à Madagascar. On savait d'avance, en partant, qu'il en manquerait des milliers au retour. On se vengerait des pertes subies en massacrant le plus d'ennemis possible et en ramenant en Imerina le plus de femmes et d'enfants qu'on vendrait comme esclaves sur les marchés de la capitale. Imprévoyance et cruauté vont souvent de pair. Et c'est à la lumière de cette primitive psychologie qu'il faut juger toutes les atrocités qui ont signalé, un peu partout et à toutes les époques, les luttes que n'ont cessé de se livrer les peuples encore à demi-barbares et qui ont marqué tout particulièrement les expéditions ordonnées par Ranavalona I. Celle qui était conduite par les deux fils de Rainiharo ne fit pas exception à cette règle. Elle fut marquée par des tueries affreuses. Partie de Tananarive le 26 Adijady, c'est-à-dire, le 24 mai 1852, l'armée imérinienne allant d'abord directement au Sud, obliqua vers l'Est à partir d'Ambositra, ne fit que traverser la contrée des . On avançait d'ailleurs lentement. Il fallait souvent s'arrêter plusieurs jours pour permettre aux hommes de renouveler leurs provi- sions. Plus on marchait et plus les populations devenaient hostiles, se sauvant (1) Journal du Premier Ministre (Archives du Gouvernement général à Tananarive). à l'approche des troupes et détruisant ou cachant les vivres désirés. Il y eut, avant même tout combat, pas mal de morts, soit de maladies, soit victimes d'embuscades dressées par les habitants dépossédés. A un moment, on dut faire appel, pour redonner confiance aux soldats, au gardien de l'idole Ramahavaly qui avait consenti à accompagner l'armée. Le fameux sorcier se livra à de grandes cérémonies destinées à frapper l'imagination des gens, aspergea d'eau sacrée toute l'armée et termina par un discours enflammé où il proclamait la puissance de l'idole et sa volonté de protéger ses fidèles adorateurs. On s'enfonça jusqu'au sud de Vangaindrano. Il s'agissait en premier lieu de délivrer la colonie hova de Benanorenana assiégée par une masse importante d'Antaifasy. Quarante miliciens armés avaient maintenu les assaillants pendant près de deux mois. Mais on commençait à manquer de tout. Pour se procurer des munitions et, en particulier, de la poudre dont la réserve était à peu près épuisée, les assiégés creusèrent une longue galerie souterraine permettant à deux ou trois hommes particulièrement bons marcheurs de traverser les lignes ennemies, de courir rapidement en évitant les villages antaifasy et les mauvaises rencontres jusqu'à Vangaindrano et d'en rapporter autant que possible. 5 Pendant que se creusait la galerie, quelques autres hommes franchissaient pendant la nuit, au péril de leur vie, le campement ennemi afin d'aller puiser de l'eau, les assiégeants ayant réussi à couper la canalisation qui l'amenait au village. On en était réduit à distribuer cette eau gorgée par gorgée, donnant à chacun juste de quoi l'empêcher de mourir de soif. Les assiégés auraient même été forcés de se rendre si, quelques jours avant l'arrivée des secours, une bienfaisante pluie n'était pas survenue permettant de remplir tout ce qu'on avait pu trouver de récipients dans le village. Rainivoninahitriniony arriva à temps pour sauver les habitants de Benano- renana qu'on trouva dans un état lamentable de misère : leur ventre était extraordinairement gonflé et ils n'avaient plus figure humaine, déclare Raini- laiarivony. Notre ministre raconte encore dans ses mémoires un incident assez curieux qui montre à quel point la crainte des sortilèges régnait chez tous les indigènes, aussi bien ceux du centre que ceux des régions excentriques. v- « En dépit de notre nombre, écrit-il, les ennemis ne montrèrent au début aucune peur et prétendirent nous résister. Nos soldats, connaissant la réputation guerrière de ces tribus, hésitaient. Lors de la première rencontre, un homme se détacha de la troupe adverse, le corps couvert d'amulettes, et se mit à danser avec ostentation entre les deux armées, défiant nos troupes et se croyant invul- nérable. Les nôtres reçurent l'ordre de tirer sur lui. Plusieurs milliers de balles partirent. Mais les tireurs émotionnés le manquèrent tous. Déjà l'ennemi triom- phait. C'est alors qu'un de nos soldats, excellent tireur et sceptique sur la vertu des amulettes, prenait bien son temps, visait le danseur et, du premier coup, l'abattait. La joie changea alors de camp. Nos hommes reprirent confiance : l'ennemi terrifié mit bas les armes et se rendit. » L'expédition ne réussit cependant qu'à moitié. Les rebelles augmentant en nombre au sud, on recula vers le nord jusqu'à l'embouchure de la rivière Manampatrana où l'on assiégea un gros parti d'Antaifasy réfugiés dans une île. On parvint à triompher de la résistance ennemie en construisant de grands radeaux de roseaux permettant à une force importante de pénétrer d'un coup dans l'île. Plus de deux mille hommes furent impitoyablement massacrés par les vainqueurs qui se partagèrent ensuite les femmes et les enfants. Rainilaia- rivony en eut, dit-on, quatre-vingts pour sa part et son frère le double. Il avoue dans sa brève relation que plus de dix mille hommes tombèrent sous les coups des soldats hova au long de l'expédition et qu'il ne vit jamais tant de sang couler ni tant d'horreurs perpétrées. On sent dans ses paroles qu'il en fut écœuré. S'il avait été le seul chef, il aurait certainement fait preuve de plus d'humanité. Rainivoninahitriniony rentra à Tananarive au bout d'environ six mois et, malgré le succès très relatif de ses armes, n'en fit pas moins à la capitale une entrée triomphale dont l'éclat rejaillit en partie sur son frère. Ce dernier, en effet, possède plus que jamais à partir de ce moment la confiance de la Souveraine. Il est attaché à ce que l'on pourrait appeler le secré- tariat particulier de la Reine. C'est ici que se placerait probablement un événement rapporté par Raini- laiarivony dans les confidences qu'il fit à M. Vassé, l'intendant que le Gouverne- ment français plaça près de lui lors de son exil à Alger dans les derniers mois de sa vie (1). Non seulement, d'après ces confidences, Ranavalona 1 aurait reconnu ses aptitudes administratives et aurait voulu rendre hommage à son activité et à ses talents, mais elle aurait conçu pour ce jeune serviteur une véritable passion, et le lui aurait fait comprendre. La Reine lui aurait offert toute la succession de son père, y compris les privilèges attachés au titre de prince consort. Des déclarations de Rainilaiarivony on peut inférer qu'il hésita. Etre le personnage le plus puissant après la Souveraine le tenta. Peut-être le reste lui parut-il plus difficile à accepter, car la Reine avait quarante ans de plus que lui et elle aurait donc pu être sa grand'mère. Toujours est-il qu'il déclina l'offre qui lui était faite parce que, ajoutait-il au cours de son entretien avec M. Vassé, « des dames de l'entourage de la Reine me montrèrent que j'allais commettre un sacrilège »,en acceptant de toucher à celle qui avait, pendant de longues années accordé ses faveurs à mon père. « Cette pauvre Reine qui m'aimait beaucoup, déclarait-il en terminant, ne s'en consola jamais. » Elle ne parut pas pourtant lui en avoir voulu, car elle le garda près d'elle et continua à lui donner des marques de sa bienveillance. Elle lui confia, en parti- (1) Journal de mon Intendance près de Son Excellence Rainilaiarivony, ancien Premier Ministre de la Reine de Madagascar, par J. Vassé, p. 194. culier, le soin de la correspondance avec les fonctionnaires de la côte ainsi que tout le service des douanes maritimes. Rainilaiarivony ouvrait toutes les lettres adressées à Ranavalona 1 et lui en donnait connaissance. On se rappelle que la Reine ne savait pas lire et que même, pendant longtemps, elle s'était méfiée de cet art venu de l'étranger. Le favori encaissait le produit des droits prélevés sur les marchandises importées, en donnait reçu et transmettait ensuite le montant au fonctionnaire spécialement chargé du trésor. Il se trouvait ainsi à même de surveiller ce dernier, au moins indirectement. Dans ces fonctions de confiance, il fit preuve d'un zèle et d'une compétence qui ne se démentirent jamais. Peu à peu, son autorité s'affirma, et les responsa- bilités qui lui incombèrent allèrent en augmentant, tandis que son ambition voyait s'ouvrir devant elle de nouveaux horizons. Dès le début de 1853, il se vit confier l'emploi du sceau royal. Il eut, dès lors, ses petites et ses grandes entrées chez la Reine. Pénétrer chez cette dernière n'était pas, à cette époque, ussi aisé qu'ona serait parfois tenté de le croire, même pour de très hauts dignitaires. Ce n'était pas seulement une affaire d'étiquette, mais, pour la Souveraine, une question de sécurité personnelle. Elle se savait crainte de tous ses sujets et pensait bien qu'aucun d'eux n'oserait lever la main sur elle. Mais dix précautions sont préfé- rables à un dangereux laisser aller. Elle avait toujours fait bon marché de la vie du peuple. Aussi une vengeance n'était-elle pas entièrement impossible à prévoir. D'autre part, il y avait toujours lieu de craindre les mystérieux desseins des esprits tout puissants qui président au destin de chacun, même à celui des rois. Ces esprits sont facilement irritables et leurs volontés doivent être minutieuse- ment respectées. Aussi Ranavalona restait-elle constamment entourée d'un groupe d'hommes qui prétendaient être en relation avec les divinités ances- trales et tout particulièrement avec les idoles royales. Elle ne faisait rien sans les consulter et avant qu'ils aient eu eux-mêmes le temps de sonder les intentions cachées des esprits supérieurs. En particulier, nul n'était autorisé à pénétrer dans le Palais avant que les gardiens des fétiches royaux se fussent prononcés sur l'opportunité de la visite projetée, ainsi que sur le moment favorable pour y procéder. De même les Européens montant à Tananarive ne pouvaient faire leur entrée dans la ville sans que les devins aient choisi le jour et l'heure propices à leur réception. Les arrivants devaient donc attendre à Ambatomanga qu'on les invitât à continuer leur route. Dilifera devint ainsi l'un des rares courtisans qui pouvaient entrer et sortir au Palais à peu près librement. Encore fallait-il, même pour lui, le consentement au moins tacite des gardiens d'idoles. Mais ces derniers, témoins de l'influence grandissante du jeune officier auprès de la Reine, hasardaient très rarement à déclarer néfaste le moment où il manifestait son désir de se rendre auprès de la Souveraine pour l'entretenir d'une des nombreuses affaires dont il avait la respon- sabilité. Un autre fait vint encore rendre manifeste l'estime que Ranavalona avait pour le fils de Rainiharo. Ce dernier s'était fait construire une maison de bois à quelque distance du Palais. Quand elle fut terminée, il pria sa famille et ses amis à une petite fête pour y pendre la crémaillère. A cette occasion, il invita la Reine elle-même, probablement pour la forme, car jamais la Souveraine n'avait accepté de semblables invitations. Au grand étonnement de ses familiers, Ranavalona répondit favorablement à la prière de son secrétaire favori et vint assister à la réunion de famille. Cela produisit une véritable émotion dans le cercle des fonc- tionnaires royaux.On vit dans cette dérogation à la coutume suivie jusque-là par Ranavalona une éclatante preuve d'affection et de confiance. Radilifera eut naturellement maintes occasions de s'entretenir avec le prince Rakotondradama, le fils unique et particulièrement chéri de Ranavalomanjaka. Déjà avant sa mort, Rainiharo qui exerçait alors les fonctions de Premier Ministre, avait travaillé pour rapprocher ses deux fils du prince héritier. Tout porte à croire, d'après ce qu'on peut connaître du caractère de ce dernier, qu'il éprouvait une sympathie plus vive pour le cadet que pour l'aîné. Celui-ci, en effet, était loin d'avoir l'intelligence ouverte et la souplesse d'esprit de son frère. Ceux qui ont pu l'approcher et le suivre d'un peu près sont unanimes sur son compte. C'était un brutal et un égoïste qui, non seulement, ne pensait qu'à son intérêt, mais encore n'exerçait sur lui-même aucune discipline intérieure. Nous avons vu à quelles cruautés il eut recours au cours de l'expédition qu'il dirigea, en 1853. Durant toutes les années pendant lesquelles il exerça le commandement suprême de l'armée, il montra les mêmes dispositions, se livrant à de continuels excès de boisson qui ne faisaient qu'exaspérer ses instincts désordonnés. Rakotondradama qui devait se laisser aller, lui aussi, à des faiblesses regret- tables, possédait, en dépit de son hérédité, un fonds de sensibilité et, tout au moins, des velléités de progrès qui contrastaient singulièrement avec les façons de penser et d'agir de Raharo (alias Rainivoninahitriniony) et qui, au contraire, devaient lui faire apprécier l'esprit de mesure de Radilifera. On peut remarquer qu'après la mort de Rainiharo, et au moins jusqu'en 1857, la politique suivie par le Gouvernement imérinien tendit à s'adoucir. Les condamnations furent moins nombreuses, le sentiment anti-européen moins violent, la persécution contre les chrétiens alla en se relâchant. On put même croire un moment que la prédication évangélique allait pouvoir reprendre. Des lettres envoyées d'Imérina à des Malgaches réfugiés à Maurice et expédiées de là en Angleterre firent naître à ce sujet de réels espoirs dans les milieux reli- gieux britanniques. Ellis et Cameron vinrent à Tamatave et y furent assez bien reçus. Ils espérèrent pouvoir monter en Imérina; mais, en fait, ils furent déçus. Ranavalona leur fit répondre qu'elle était trop occupée pour s'entretenir avec eux, et ils durent reprendre le chemin de Maurice sans avoir obtenu aucun résultat. Toutefois, la Reine accepta, vers la même époque, de reprendre des relations commerciales avec Maurice, à condition que les commerçants de cette île lui versassent une somme de 75.000 francs à titre d'indemnité de guerre pour la dédommager de ce qu'elle appelait l'agression de 1845. Elle consentit aussi à laisser enterrer honorablement les restes des soldats français et anglais tués lors de ces combats et dont les crânes étaient encore exposés en haut de grands pieux dressés. Il est à peu près certain que ces mesures furent dues en grande partie à l'influence du prince Rakoto qui avait alors 25 ans et commençait à prendre une part active aux affaires. Et nous sommes assez disposés à penser que Radilifera les approuva. Malheureusement, cette période d'accalmie ne dura guère que trois ans. La Reine devenait, en vieillissant, de plus en plus soupçonneuse et les condam- nations arbitraires se multiplièrent de nouveau surtout à partir du début de 1857. Le prince Rakoto souffrit beaucoup de l'inutilité de ses efforts pour améliorer la situation du peuple et s'opposer aux exécutions de plus en plus nombreuses, opérées la plupart du temps pour des motifs futiles. Il avait eu, dès l'année 1856, l'idée assez étrange de demander secours à Napoléon III par l'intermédiaire de M. Lambert. Cette démarche, qui ne pouvait aboutir, eut d'assez fâcheuses consé- quences. Il était inévitable que la Reine finirait par en entendre parler. On sait combien il est difficile à un Malgache de garder un secret. Rainilaiarivony s'en est beaucoup plaint plus tard dans certains discours ou certaines de ses circulaires à ses collaborateurs. Il est tout à fait inutile d'inventer, comme l'ont fait certains auteurs et jusqu'à Jean Laborde, de prétendues dénonciations de la part d'agents anglais et de lancer ainsi des calomnies toutes gratuites. Rakotondradama était déjà entouré de quelques jeunes fous, membres du groupe appelé les « Mena- maso » (1), auxquels il avait accordé toute sa confiance et à qui il racontait tout ce qu'il faisait ou projetait. C'était suffisant pour qu'au bout d'un temps plus ou moins long l'écho des desseins du prince parvînt aux oreilles de quelque officier royal trop heureux d'une bonne occasion de faire sa cour à la Souveraine. La méfiance instinctive de Ranavalona contre tout ce qui provenait de l'étranger, après avoir paru sinon se dissiper, du moins diminuer beaucoup d'intensité, en fut soudain ravivée, et avec elle, sa propension à la cruauté. Le 12 mars 1857, elle ordonna à ses sujets de dénoncer les crimes ou délits dont ils avaient pu se rendre coupables, leur accordant un mois de délai pour faire leurs leursaveux méfaits.et menaçant des peines les plus terribles ceux qui croiraient pouvoir cacher D'horribles tortures furent en fait appliquées à de malheureux innocents. Un père et son jeune fils supposés capables de faire mourir leurs ennemis par leur seul regard furent plongés, la tête la première, dans un grand bassin d'eau bouil- (1) On a toujours traduit ce nom par « Les yeux rouges ». Nous croyons que c'est une erreur. Un vieux Malgache très compétent nous a affirmé que cette appellation était l'abréviation de « Tsimenamaso », « Ceux qui n'ont honte de rien », ce qui se comprend en effet beaucoup mieux du mot « menatra »). lante et y périrent dans d'atroces souffrances. Le même supplice fut infligé à onze autres individus accusés de sorcellerie. Quatorze furent brûlés vifs, soixante- cinq sagayés. Mille deux cent trente-sept personnes qui avouèrent des délits plus ou moins imaginaires, vols de bœufs, de riz, de moutons, etc., furent condamnées aux fers à perpétuité et envoyées dans des districts malsains où tous périrent au bout d'un certain temps, tandis que leurs femmes et leurs enfants étaient réduits en esclavage. Deux ou trois cents eurent leurs biens confisqués. Toute cette année 1857 fut une époque de terreurs, de troubles et d'agita- tions où les meilleurs perdirent parfois le contrôle d'eux-mêmes et la mesure des possibilités. Le prince Rakoto se trouva comme désemparé devant les nouveaux accès de férocité de sa mère. Il s'imagina un moment qu'on pourrait profiter de l'émoi général causé par les dernières exécutions pour tenter une sorte de coup d'État auquel très imprudemment le poussaient Lambert et Laborde. Il reconnut assez vite que le succès de l'affaire était des plus improbables et, connaissant la servilité de ses futurs sujets et surtout leur totale incapacité à garder longtemps un secret important, il se rendit compte, quelques jours après les premiers entretiens sur le sujet avec ses deux amis français, qu'il serait impossible d'empêcher les fuites, puisqu'on ne pouvait se lancer dans l'exécution du projet sans s'assurer au préalable le concours d'un assez grand nombre de complices. Il avertit donc Lambert et Laborde de ses hésitations sans toutefois les convaincre. Ce qu'il avait prévu arriva : la Reine eut vent de ce qui se tramait. Le Père Lavaissière fait de ce complot avorté un récit rempli d'erreurs et de contradictions. Il a parlé d'une société plus ou moins politique formée par les quelques chrétiens dispersés qui, malgré les terribles persécutions ordonnées par Ranavalona, continuaient à se réunir par petits groupes dans des grottes ou des lieux déserts. Il prétend même que cette société eut de véritables chefs en rela- tions suivies avec M. Lebrun, de Maurice, et qu'elle participa d'abord au complot, (1) M. Lebrun a été mis en cause par Laborde dans une lettre écrite à son frère Clément de Saint-Denis de la Réunion, le 23 août 1858 où il dit en parlant d'événements récents : « Un ordre de la Reine vint dès le matin pour les prendre (il s'agit de trois chrétiens); on chercha dans leurs maisons, on y trouva des bibles et autres livres de prières et une malencontreuse lettre écrite par un missionnaire méthodique (sic) anglais nommé Lebrun; cet Anglais disait dans sa lettre : « Méfiez-vous des Français, ils veulent s'emparer de votre pays. Soyez toujours fidèles à votre « religion; sous peu, vous recevrez plusieurs bibles, nous vous enverrons l'argent que vous avez « besoin (sic) pour vous et les malheureux. » Cette lettre a-t-elle quelque valeur pour la question qui nous occupe ? Il ne nous semble pas. C'est une traduction, moins même, c'est le rapport d'une traduction d'un document qu'on n'a connu que par ouï dire, et que Laborde rapporte de mémoire dans une lettre toute privée où il a pu se laisser aller à son anglophobie bien connue. D'ailleurs, il n'y parle absolument pas du complot de 1857. Les paroles qu'on prête à Lebrun sont très générales. Il faut entendre Français par catholiques, et les termes « prendre votre pays » sont très vraisemblablement une traduction tendancieuse d'une expression voulant simplement dire se répandre dans tout le pays pour y puis s'en retira sur les conseils de M. Lebrun (1). Il n'y a pas un mot de vrai là- dedans. Les infortunés chrétiens, traqués et tremblants, obligés de se dissimuler avec soin pour échapper à la mort, n'avaient ni la possibilité ni le désir de se mêler à des intrigues qui se déroulaient au Palais, ou dans les demeures des grands. De son côté, M. Lebrun a complètement ignoré les entretiens de Laborde et de Lambert avec le prince Rakoto. Comment aurait-il pu en avoir connais- sance ? C'est le 30 mai que Lambert, revenant d'Europe, arriva à Tananarive et seulement au début du mois suivant qu'il fut pour la première fois question du coup d'État possible. Or, dès le 21 juin, tout était découvert et l'expulsion des Européens décidée. Comment, avec les moyens d'alors, M. Lebrun aurait-il pu recevoir une lettre et y répondre d'une façon précise, puisque, dans les meilleures conditions possibles, un document ne mettait pas moins de trois semaines pour parvenir de Tananarive à Maurice. Il aurait d'ailleurs fallu déjà plusieurs jours pour que les échos des pourparlers secrets du prince Rakoto avec Laborde et Lambert arri- vassent aux oreilles des chrétiens, puis fussent discutés par eux avant de faire l'objet d'un message expédié à Maurice. Tout cela est donc sujet à caution. Rainivoninahitriniony eut nécessairement connaissance des projets du prince Rakoto. On ne pouvait aboutir à rien sans son appui, puisqu'il était, en fait, le grand maître de l'armée. On avait aussi besoin de son cadet qui exerçait le com- mandement effectif des troupes et dont on appréciait la valeur et l'influence. Voici comment les choses se passèrent en réalité. Le samedi 20 juin, Laborde invita à dîner, dans sa demeure d'Ambohitsirohitra, Lambert et les quelques fonctionnaires sur lesquels il croyait pouvoir compter. Le jeune Clément Laborde assistait aussi à ce repas. Le plan d'action avait été préparé le matin même et pendant le dîner on en fixa les derniers détails. Il fut convenu qu'à deux heures du matin on entrerait secrètement dans la cour du Palais dont la porte devait être ouverte par les soins de Rainivoninahi- triniony et de Rainilaiarivony qui choisiraient comme gardes, ce jour-là, des capter les âmes. Le pasteur Lebrun s'occupait tout naturellement des Malgaches protestants persécutés et leur expédiait des bibles et un peu d'argent. A cela, d'après la lettre même que M. Laborde a voulu rendre venimeuse, s'est toujours bornée son activité. On ne trouve rien de plus dans un autre document qui, comme le premier, nous a été signalé par le R.P. Boudou. Dans une lettre écrite par Rainiketaka, officier du palais, le 25 Adaoro 1858 au gouverneur de Maurice Higginson, elle demande à ce dernier d'empêcher M. Leboron (Lebrun) d'expédier des « taratasy fivavahana (c'est-à-dire des bibles et des livres religieux) à Madagascar, parce que chaque pays a ses formes religieuses ». Cette lettre de Ranavalona nous semble au contraire plutôt une preuve de notre thèse. Si M. Lebrun avait essayé en quoi que ce fût d'organiser les chrétiens persécutés malgaches en parti, et s'était mêlé indirectement du complot contre la Reine, cette dernière y aurait certaine- ment fait allusion dans sa lettre au gouverneur de Maurice et en aurait tiré argument pour appuyer sa requête, au lieu de répéter par deux fois, en termes presque identiques, sa pauvre et vague raison des coutumes religieuses particulières de chaque pays. hommes entièrement à leur dévotion. Une fois tous les conjurés réunis et les issues bien gardées, Rakotondradama averti devait sortir du Palais. Une accla- mation générale l'aurait salué comme le nouveau roi, tandis que les canons auraient retenti. Rainijohary arrêté, devait être destitué de ses honneurs et conduit en lieu sûr. Ranavalona, transportée à Mahazoarivo, aurait conservé le titre de Reine-Mère et continué à recevoir les soins empressés d'une importante domesticité. Avisé toutefois comme il l'était, Rainilaiarivony réfléchit longuement pen- dant cette journée du 20 juin et aboutit à la conclusion que la tentative, étant très risquée, pouvait avoir les plus terribles conséquences pour ceux des fonc- tionnaires qui avaient été comme lui l'objet des faveurs royales. Il en parla à son frère qui fut fortement ébranlé par les arguments présentés et qui, d'ailleurs, semble bien n'être entré qu'à contre-cœur dans la combinaison. Jouissant de la confiance de Ranavalona, il avait plus à perdre que quiconque en cas d'insuccès. L'hésitation de son cadet acheva de le décider à ne pas se prêter à l'exécution du complot. Les deux frères résolurent donc de prévenir les convives, alors réunis chez M. Laborde, des difficultés qu'ils prévoyaient. Ils leur firent savoir qu'ils n'étaient pas assez sûrs de leurs hommes et qu'il convenait tout au moins de surseoir à la mise en train du projet. Ce message produisit sur les conjurés l'effet d'un coup de foudre. Il n'y avait évidemment rien à tenter dans de pareilles conditions. On se sépara donc avec appréhension. Plusieurs des officiers présents se crurent trahis par les deux frères chefs de l'armée. L'un d'eux, plus épouvanté que les autres, ne vit son salut. que dans la dénonciation du complot projeté et s'en ouvrit à Rainijohary qui prévint aussitôt la Reine. Elle ordonna immédiatement — c'était le 22 juin — de faire boire le poison ordalique aux huit officiers signalés comme compromis dans l'affaire, à savoir Rainingory (14 honneurs), Rainizakamahefa (13 hon- neurs), Andriantsitohaina (13 honneurs), Andrianaivodofotra (13 honneurs), Andrianarosy (13 honneurs), Ratsirahonana (12 honneurs), Rafaralahijongy (10 honneurs) et Ratafika (10 honneurs). Ils eurent la chance de s'en sortir. On pensa un instant soumettre à la même épreuve MM. Lambert et Laborde, les Pères Finaz et Weber, venus comme prétendus docteurs pour soigner le frère de Rainijohary, et Mme Ida Pfeiffer, voyageuse autrichienne. Mais, par crainte de représailles de la part du Gouvernement français, on se contenta d'administrer le poison à des poulets. Les volatiles succombèrent sauf celui du R.P. Weber. Rainijohary, désirant montrer sa gratitude à celui qui avait donné des soins à son frère, était intervenu auprès de la personne chargée de procéder à l'épreuve. Les quatre Européens déclarés coupables furent expulsés aussitôt. Le R.P. Weber dut partir à son tour quelques jours après. A peine les Européens eurent-ils quitté le pays que la Reine trouva un nou- veau prétexte à exercer sa furie sanguinaire. La terreur devenait de plus en plus grande dans le peuple et la méfiance mutuelle de plus en plus générale. Un malheu- reux chrétien, de foi mal assurée et craignant pour sa vie, commit le crime odieux de dénoncer quelques-uns de ses coreligionnaires afin de se préserver lui-même. Il se nommait Ratsimandisa. Le Père Lavaissière veut voir en lui un pasteur et le directeur des prétendues écoles protestantes de l'Imérina. Or, il n'y avait encore jamais eu d'indigènes nommés pasteurs, puisque les missionnaires protestants avaient été chassés cinq ans à peine après les premières conversions et bien long- temps avant d'avoir eu le temps de former des pasteurs; et, quant aux écoles protestantes, fermées depuis vingt-deux ans, elles n'avaient, hélas, jamais eu besoin d'un directeur général indigène. La vérité est que ce Ratsimandisa était un chrétien de deuxième zone, un ancien élève des premiers missionnaires, resté en contact avec ses amis, mais sans avoir jamais exercé aucune fonction. Il était même suspect à beaucoup, parce qu'on avait remarqué qu'il n'avait encore que très peu souffert des persécutions qui duraient depuis plus de vingt ans. Il passait auprès de certaines personnes pour un homme influent, uniquement parce qu'il avait quelques biens. Peu de temps auparavant, des chrétiens d'Europe avaient réussi à faire parvenir à Madagascar une petite somme d'argent destinée à venir en aide aux convertis indigènes dans le besoin. Ratsimandisa qui était très à son aise ne reçut, naturellement, aucune part de ces dons. Il en fut irrité, car il était assez avare. Ce fut, paraît-il, la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Mais, en fait, il vivait depuis longtemps dans un état de terreur perpétuelle et la vue des exécutions épouvantables du mois d'août précédent avait achevé de lui faire perdre tout contrôle sur lui-même. Peut-être même son esprit en avait-il été troublé. Les conséquences de sa trahison furent des plus graves. On se saisit des chrétiens dénoncés et l'on essaya par la terreur, les mauvais traitements et les questions captieuses, de tirer d'eux d'autres renseignements, sans aucun succès d'ailleurs. Une quinzaine furent odieusement lapidés à Fiadanana; plus de trois cents mis aux fers et expédiés dans des endroits malsains. Un plus grand nombre encore ne durent leur salut qu'à la fuite dans des forêts ou des lieux déserts où beaucoup moururent de misère. Pour justifier en partie l'exécution de ces malheureux aux yeux des nations européennes, Ranavalona imagina de les rendre responsables du complot organisé contre elle et d'en faire des condamnés politiques. C'est sur cette légende sans fondement que repose une bonne partie du récit du Père Lavaissière, repris par le Père Malzac dans son Histoire du Royaume Hova. MM. Lambert et Laborde eux-mêmes, s'appuyant sur les déclarations publiques faites au nom de la Reine, semblent y avoir cru, de même qu'ils avaient trop aisément ajouté foi à des histoires ridicules rapportées sur le missionnaire Ellis par des gens intéressés à flatter leurs propres inimitiés, histoires qu'on trouve malheureusement relatées jusque dans des documents officiels. Ajoutons, d'ailleurs, que le parti protestant dont il est question dans certains ivres n'existait absolument pas à cette époque. Les quelques chrétiens d'alors ne formaient que de minuscules groupes, se cachant pour prier à trois ou quatre, tremblant sans cesse d'être dénoncés, ayant pour la plupart perdu tous leurs biens et s'étant vus rejetés de leur propre famille. Il est assez difficile de juger à distance et sans documents vraiment probants la conduite de Rainilaiarivony et de son frère, lors des événements de l'année 1857. Les apparences sont nettement contre eux. S'ils n'ont pas trahi leurs compagnons puisqu'ils les ont avertis à temps des difficultés de l'aventure projetée, on peut cependant trouver qu'ils ont manqué de fermeté, et qu'indi- rectement tout au moins ils ont été cause en partie de l'échec et de ses consé- quences. Il semble bien, toutefois, que le prince Rakotondradama n'en ait point voulu aux deux frères, car il leur garda sa confiance. Ils furent l'un et l'autre assez habiles pour échapper à tout soupçon de complicité dans le complot avorté. Rainilaiarivony, en particulier, redoubla d'attentions vis-à-vis de la Reine et sut conserver jusqu'au bout sa faveur. De concert avec le Prince héritier, il s'efforçait dans la mesure du possible, et tout en se gardant de contrecarrer la vieille Souveraine et d'amener par là de nouvelles explosions de colère, de mettre un frein à la frénésie des exécutions capitales occasionnée par l'état de peur sénile qui caractérisa les derniers mois du règne de Ranavalona I. Rainilaiarivony eut à jouer un rôle important au moment même de la mort de la Souveraine. A chaque changement de règne, il avait été d'usage jusque-là de mettre à mort tous ceux dont on pouvait craindre les ambitions plus ou moins légitimes. Or, la situation se présentait, cette fois, sous un jour particulièrement trouble. La vieille Reine avait solennellement proclamé son fils Rakoto comme son suc- cesseur. Mais auparavant, c'était son neveu et fils adoptif, le prince Ramboa- salama, qui avait été désigné comme héritier présomptif. Ranavalona 1 rappela elle-même ce fait dans le message qu'elle adressa le 9 Alahasaty 1860, environ douze mois avant sa mort, aux principaux fonctionnaires et à sa famille. « Je vous présente Rakototondradama que ma bouche a enfanté. Tous mes parents et mes sujets lui doivent obéissance comme réincarnation d'Andriamasi- navalona, d'Andriantsimitoviaminandriana, d'Andriambelomasina, d'Andria- nampoinimerina à qui je dois tout, et de Radama, conservateur de toutes les anciennes coutumes. En Rakoto, c'est Radama et les douze grands princes qui sont revenus, ainsi que moi qui reparaîtrai. Je vous parle ainsi, car j'ai une entière confiance en vous : mais il y a beaucoup d'insensés qui pourraient faire semblant de ne pas reconnaître mon fils. Voici Ramboasalama; c'est aussi mon enfant qui m'a procuré de précieuses joies; pour les affaires privées, j'ai autant d'affection pour l'un que pour l'autre et je ne fais aucune différence entre eux. Toutefois, en ce qui concerne l'État, je me garderai d'aucune faiblesse et d'aucune impulsion sentimentale, car il s'agit de celui qui sera le vrai père du peuple. Que personne ne me rappelle mon premier choix et la première désignation faite. J'ai depuis exprimé maintes fois ma volonté. » (1). Poursuivant son discours, la Reine rappela les déclarations semblables faites à Soanierana, à Manjakamiadana, lors de la circoncision de Rakoto, ainsi que l'érection de la pierre sacrée sur la place de Mahamasina. Si Ranavalona éprouvait le besoin de répéter si souvent ce qui lui tenait tant à cœur, c'est qu'elle-même avait quelque appréhension à ce sujet, sentant bien que Ramboasalama n'avait accepté de céder son titre d'héritier présomptif à son cousin germain que parce qu'il y était forcé. Elle avait pris cependant certaines précautions. Andrianampoinimerina avait recommandé de choisir autant que possible les occupants du trône dans la lignée féminine de Rabodonandriantompo et de Ratavanandriana, filles de , sa grand'mère. La première de ces deux princesses avait eu trois filles, Ranavalona 1 elle-même, puis Rafaramanjaka et enfin Rafarasoa. Ram- boasalama était fils de cette dernière, et Rakotondradama avait épousé tout d'abord Ramoma, sœur de Ramboasalama. Si l'on prenait à la lettre les pres- criptions d'Andrianampoinimerina, Ramoma avait plus de titres que son frère et elle était en droit, d'une certaine manière, de les transmettre à son mari. Cela pouvait cependant prêter à discussion. D'ailleurs, une autre des nièces de la Reine en avait de plus évidents encore; c'était Rabodo, fille de Rafaramanjaka qui devait passer avant les descendants de Rafarasoa. Ranavalona réussit à faire accepter Rabodo comme épouse par son fils, bien qu'il eût quinze ans de moins. On ne renvoya pas Ramoma, mais elle tomba au rang de seconde femme, Rabodo prenant le titre d'épouse principale. De cette façon, les droits du couple Rakoto-Rabodo se trouvèrent renforcés et devinrent supérieurs à ceux de Ramboasalama. Il fut d'ailleurs entendu et spécifié que Rabodo succéderait à son mari, si celui-ci venait à mourir avant elle. Les événements prouvèrent que les préoccupations de la Reine n'étaient pas sans fondement. Jusqu'au dernier moment, Ramboasalama espéra bien qu'une voie s'ouvrirait devant lui pour lui permettre de satisfaire ses secrets désirs. En dépit de ses qualités ou même en raison d'elles, Rakotondradama avait des ennemis. On le savait très opposé aux idées de sa mère et très détaché des formes religieuses adoptées par la quasi-unanimité des Malgaches. Ramboasalama, au contraire, était très attaché à tout le système d'autrefois et violemment conser- vateur. Tout un parti eut été très heureux de le voir prendre le pouvoir. Il était d'ailleurs riche et puissant. Dès le mois de mai 1861, la Reine s'était sentie peu bien. Elle avait de nouveau réuni les principaux dignitaires de l'État pour affirmer une fois de plus sa volonté expresse au sujet de la succession. Ce fut Rainilaiarivony qui répondit au nom de tous les assistants : « N'ayez (1) Tantaran'ny du Père Callet, p. 1170. aucune crainte, Majesté, dit-il; votre désir et le nôtre a été de découvrir dans le ciel un aigle royal et voici : nous avons trouvé Rakotondradama. Les prescrip- tions d'Andrianampoinimerina ainsi que les règles données par Radama et vos décisions à vous seront gravées dans nos cœurs. » (1) Un mois après, au retour d'un sacrifice à Ankatso, la maladie de la Reine s'aggrava. Une certaine agitation se manifesta dans quelques cercles influents. On conseilla à mots couverts au prince Rakotondradama de prendre les devants et de supprimer son rival. Il s'y refusa, de tels procédés, en dépit des précédents, lui répugnant absolument. Rainivoninahitriniony et son frère se rendaient compte du danger que courait celui auquel ils avaient juré fidélité. Commandant l'armée, ils firent occuper les points importants de la ville par des troupes sûres en même temps qu'ils augmen- taient l'effectif des gardes du Palais. Ramboasalama comprit que ses chances diminuaient. Soit découragement, soit désir d'endormir la vigilance de ses adver- saires, il vint, trois jours avant le décès de la Souveraine, le mardi 13 août, trouver Rakotondradama pour le rassurer sur ses intentions. Le prince héritier le reçut fort bien, l'écouta avec intérêt et lui demanda de bien vouloir prononcer un véritable serment d'obéissance devant Rainivoninahitriniony et les fonction- naires royaux assemblés. Il parut consentir et les dignitaires se réunirent. Toutefois, Ramboasalama se refusa à prononcer lui-même la formule d'allégeance. Il se fit remplacer par un représentant choisi par lui. Le serment ainsi prêté par procuration fut pour- tant accepté comme manifestant réellement ses sentiments. On redoubla cepen- dant de précautions pendant les jours qui suivirent. Le prince Rakotondradama, beaucoup plus confiant de nature que la plupart de ses compatriotes, après avoir accepté en toute sincérité les assurances de son cousin, semble avoir été gagné lui aussi par l'appréhension générale. Il ne sortit plus du Palais, resta presque constamment auprès de sa mère et demanda aux jeunes gens formant sa cour particulière de se partager la surveillance des routes. Douze d'entre eux se réu- nirent aussitôt dans la cour de la maison de Rainivoninahitriniony pour se mettre à sa disposition. Le 15 août, il fit très mauvais temps. La pluie se mit à tomber vers le soir bien qu'on fût en pleine saison sèche. Ce phénomène augmenta l'énervement général. Le bruit courait dans la foule rassemblée aux abords de la demeure royale qu'on allait exécuter ceux qui avaient eu la prétention de s'opposer aux volontés de la Reine. Ces rumeurs parvinrent aux oreilles de quelques digni- taires et en particulier de Rainilaiarivony qui a raconté plus tard dans son Journal ses impressions (2). « Le jour du décès, c'est-à-dire le 16 août, de grand matin, dit-il, une foule (1) Tantaran'ny andriana, page 1172. (2) Journal du Premier Ministre, 14 mars 1888, pp. 83-84. d'officiers et de parents de la Souveraine remplissait les salles du Palais. La Reine faiblissait d'instant en instant. On se concerta et Radriaka fut choisi d'un commun accord pour suivre de près ce qui se passait dans la chambre de la malade et pour venir nous avertir de l'issue fatale. Il ne cessa donc de monter et de descendre afin de remplir le rôle qui lui avait été désigné. De mon côté, j'allais de temps à autre aux portes de la grande cour en vue de recueillir les paroles qui couraient dans la foule. Les menaces de mort contre certaines per- sonnes se précisaient. Je fis dire à Radriaka : « Ne bougez pas tant que je ne serai pas rentré auprès de vous. » A un moment donné, le bruit courut que la Reine était morte. Quelqu'un parmi les gardes eux-mêmes dit assez haut pour que je l'entendisse : « C'est le moment. » Des gardes me demandèrent de les laisser sortir pour aller mettre à mort quelques-uns des personnages les plus compromis. Je leur répondis que ne sachant rien et n'ayant reçu aucun ordre, je ne pouvais aucunement accéder à leur requête. En fait, je savais que la fin approchait, si même Ranavalona n'était pas déjà morte. Mais le Prince m'avait confié sa volonté expresse de ne pas permettre d'exécution pour but politique. Les hommes de garde allèrent jusqu'à me dire : « Si nous ne prenons pas les devants, c'est vous qui périrez à la place des autres. » On les sentait hors d'eux-mêmes. « Je n'ai aucune nouvelle précise » répondis-je; « si c'est à moi que vous en voulez, j'ai ici des soldats qui me défendront. » « Radriaka se trouvait précisément non loin de moi, au moment où je disais cela. Je compris que la Reine était en train de rendre le dernier soupir. Je fis alors venir le prince Rakotondradama à Manjakamiadana, tandis que je faisais appeler ceux qui avaient la garde de la couronne royale, les priant d'apporter avec eux ce précieux objet. Je donnai ordre ensuite à Radriaka de faire immédia- tement couronner Radama, puis d'aller prévenir les gens d'Andafiavaratra (demeure du Commandant en Chef). Les hommes de garde se méfiant de quelque chose s'avancèrent plus pressants que jamais. Je leur fis dire qu'il fallait attendre auxencore, informations. qu'on ne pouvait sacrifier qui que ce fût sans ordre précis et que j'allais « Quelques minutes après Radriaka était de retour avec tous ceux d'Andafia- varatra. Les portes leur furent ouvertes. Un grand cri s'éleva. Les gardes bran- dissaient déjà leurs lances comme pour préparer le massacre de ceux dont les noms étaient dans toutes les bouches. Mais le Roi apparut couronné et tous les assistants furent comme cloués sur place. Les gardes comprirent qu'on ne pouvait plus rien faire sans l'assentiment du Roi. On put ainsi sauver la vie d'un grand nombre de gens. » Ce récit d'un témoin oculaire éclaire complètement la suite des événements. Le Commandant en chef s'empressa d'achever par un geste encore plus expressif la pacification des esprits. Prenant avec lui deux cents hommes, il alla chercher Ramboasalama et l'entraîna sur la place d'Andohalo en recommandant de le protéger contre toute agression éventuelle. Rainitavy, 13e honneur, déclara au peuple que le prince Ramboasalama venait prêter serment au nouveau Roi. Le prince Ramonja fut prié de prononcer en même temps le même serment. Il y eut bien des cris et des menaces, à l'apparition de Ramboasalama, mais tout se calma bientôt et l'on se rendit compte que le sort des personnes plus ou moins compromises dans les intrigues du Palais appartenait entièrement au nouveau gouvernement. Radama II n'avait fait qu'une brève apparition à la vérandah de Manja- kamiadana. Un peu avant quatre heures de l'après-midi on ouvrit largement les portes pour laisser entrer la foule. Le Roi se montra alors à son peuple revêtu de tous les ornements consacrés. Il prononça une courte allocution entrecoupée de sanglots, tant son émotion était grande. Tous les dignitaires se prosternèrent devant lui et Andriantsirangy, chef des notables, se fit l'interprète du peuple pour lui jurer fidélité, suivi de Rainingory (14 honneurs) qui parla au nom de l'armée. On fit naturellement de splendides funérailles à la défunte Reine. On plaça le cercueil dans une pirogue d'argent dont les parois étaient faites de 40.000 piastres et qui était surmontée d'un magnifique dôme de velours plaqué d'or. Le cortège qui l'accompagna jusqu'à ne quitta la ville que le 28 août. Les porteurs durent enjamber des milliers de bœufs abattus pour la circonstance. Parmi les vingt-cinq mille animaux qui furent sacrifiés en cette occasion figuraient les superbes taureaux de combat qui avaient fait l'orgueil de Ranavalona. Les cérémonies à Ambohimanga durèrent trois jours et furent terriblement assombries par divers accidents. Deux canons trop bourrés éclatèrent de si malheureuse façon que plusieurs artilleurs furent tués. Une étincelle fit exploser un hangar plein de poudre, causant la mort de plus de quatre-vingts personnes. Radama II ordonna au peuple de continuer pendant un an à se raser les cheveux en signe de deuil et de s'abstenir d'une foule de travaux et de pratiques quotidiennes comme de manger dans une assiette ou de se coucher dans un lit. Le peuple accepta ces ennuis sans se plaindre. Ils lui étaient doux quand ils exprimaient une douleur véritable, lors du décès d'un souverain aimé, et légers quand ils étaient, comme à la mort de Ranavalona I, accompagnés d'un véritable sentiment de délivrance.

CHAPITRE II

A LA CONQUETE DU POUVOIR Les mesures prises à l'avènement de Radama II. — Rainilaiarivony chargé de l'enquête sur les agissements de Ramboasalama. — Sentences et amnisties prononcées. — Mesures bien- bontéveillantes du relativesnouveau auxroi. sépultures. — Service militaire adouci. — Populations gagnées par la Mesures libérales de Radama. — Rainilaiarivony reçoit les ambassadeurs des puissances étrangères. — Les dispositions de Radama. — Quelques erreurs de sa politique. — Radama et Ellis. — Attitude bienveillante du Premier Ministre envers les Missions et le christianisme. — La grande puissance de Rainivoninahitriniony. — Les Menamaso et leurs dispositions. — Remarques de Lacaille sur la situation du roi. — Les incidents d'Ambohimanga. — Rapports de Rainilaiarivony avec les missionnaires. — Ses dispositions. — Une vigoureuse réaction païenne. — Une épidémie de folie dansante. — Faiblesse de Radama II. — Rivalité des Menamaso et des membres du Gouvernement. — Les causes du conflit. — Etrange obstination du Roi. — On décide la mise à mort des Menamaso. — Les événements du 8 au 11 mai. — Ellis se refuse à croire à la mort de Radama. — Les différentes relations du drame. — Le rôle et les idées de Rainilaiarivony après le meurtre. — Le Premier Ministre épouse la nouvelle Reine. — Les appréhensions des chrétiens. — Les intentions de Rasoherina. — Manifestations de loyauté. — Bruits d'après les- chrétiens.quels Radama vivrait encore. — Le couronnement de Rasoherina. — Tolérance à l'égard des Les orgies et les brutalités de Rainivoninahitriniony. — Troubles persistants. — Violences du Premier Ministre. — Conflit avec Rainilaiarivony. — Le Premier Ministre est dépossédé de ses pouvoirs en faveur de son frère.

Dès le début de son règne Radama II eut à régler d'importantes questions. Deux surtout étaient particulièrement pressantes et concernaient la justice. Il fallait sans plus attendre mettre un terme aux souffrances imméritées des victimes de l'odieuse tyrannie de la Reine défunte et assurer la stabilité du nou- veau Gouvernement en prenant d'indispensables mesures de défense contre les ennemis intérieurs qui s'étaient déjà manifestés. La première question était facile à mettre au point et s'accordait tout parti- culièrement avec les sentiments intimes du Roi. Ce fut pourtant la seconde qu'on traita en premier lieu, comme si l'on avait d'abord voulu se débarrasser d'un devoir pénible. Et c'est à cette dernière que Rainilaiarivony fut étroitement mêlé. Dès le dimanche qui suivit la mort de Ranavalona I, c'est-à-dire le 18 août 1861, celui-ci fut chargé de tirer au clair toutes les menées du parti favo- rable à Ramboasalama. Emmenant avec lui une escorte de cent hommes et accompagné de Rainimaharavo et de quelques autres officiers du Palais, il installa une sorte de cour de justice à Ambatondrafandrana devant laquelle il fit comparaître tous les aides de camp et tous les serviteurs du Prince. Une grande foule entourait le tribunal. S'adressant aux assistants, Rainilaiarivony prononça une sorte de discours préliminaire en ces termes: « Ce pays dont Andrianamponinimerina a fait l'unité et qu'il a confié à Ralaidama I, puis à Ranavalomanjaka, n'a été de nouveau remis qu'à un seul, à savoir Radama II. Aussi est-il impossible d'admettre que cette succession fasse l'objet d'intrigues détestables et qu'on veuille en quoi que ce soit modifier les prescriptions des trois grands Souverains que nous respectons. N'en est-il pas ainsi, ô peuple ? » Une acclamation nourrie marqua l'assentiment de la foule. Se tournant ensuite vers les familiers de Ramboasalama, il s'exprima comme suit : « Vous habitez depuis longtemps chez Ramboasalama. Vous savez ce qui le concerne. Confessez donc tous les plans auxquels vous avez été mêlés, et les intrigues auxquelles vous avez participé. Cette affaire ne concerne pas Laidama II, mais la nation elle-même. Si vous cachez quoi que ce soit de vos actes le peuple vous mettra à mort ; mais si vous avouez, vous aurez la vie sauve. Ayez confiance, car nous sommes gens de parole et tenons nos promesses. » Faisant écho à ces discours, Andriantsirangy ajouta : « Ce qui vient d'être dit est la vérité même. Le pays que nous habitons est un grand royaume et une terre fertile, mais le peuple qui y demeure est comparable à un lit qu'une seule personne peut occuper, et qui ne peut supporter que son vrai possesseur Laidama II. » L'interrogatoire des prévenus commença ensuite et se prolongea le lundi. Tous ceux qui furent convaincus de participation au complot contre le Roi ou qui furent dénoncés par les gens soumis à l'interrogatoire furent immédiatement arrêtés. Cette première procédure constituait l'instruction judiciaire préalable. Le procès véritable se déroula à Ambatovinaky et se termina le jeudi 22 août. Le lundi suivant, le Roi fit appeler quatre importants fonctionnaires, Rainibeso, Rainisoa, Rainisoandrazana et Rainitsimba et leur demanda d'aller trouver Ramboasalama de sa part : « Vous lui direz que Radama II a été profondément surpris de l'allure des événements. Vous lui rappellerez nos entretiens à l'ouest de Tsarahafatra, à Ifohiloha et devant la chambre mortuaire. Je lui ai dit alors ce que l'on rapportait autour de moi de ses mauvais desseins à mon égard; je lui ai demandé de me dire les noms de ceux qui le conseillaient et le poussaient dans cette voie, afin que je puisse les reprendre, lui déclarant que je voulais le préserver des mauvaises influences. Il m'a juré qu'il n'avait rien à se reprocher, en prenant à témoins Dieu et les ancêtres. Et voici qu'au procès il a avoué avoir écouté les pernicieux conseils de personnalités qu'il a dénoncées, en demandant humblement pardon. Il savait pourtant que Dieu existe et que les ancêtres errent au-dessus de nous. S'il avait écouté mes avis, il serait resté à mes côtés parta- geant mes privilèges; mais il les a méprisés, se parjurant et méditant le crime. Maintenant le peuple entier le chasse et je ne puis m'y opposer. » La commission fut faite. Si l'on en croit les envoyés royaux, Ramboasalama pleura abondamment en écoutant le message de son cousin, dont il pouvait apprécier la bonté. La majorité des habitants de la ville avait en effet demandé sa mort et celle de ses complices, ainsi que la confiscation de leurs biens. Le Roi s'était nettement opposé à une sentence capitale. Il avait vu trop de sang versé; aussi ne consentit-il à aucune exécution pendant les deux années de son règne. Le jugement condamnait Ramboasalama à la résidence forcée dans sa terre d'Ambohimirimo où sa femme, Ramatoa Rasoaray, sœur de Rainilaiarivony, dut le suivre, ainsi que son fils Ratasilahy. Trois cents soldats furent désignés pour sa surveillance. Mais, dans les limites du village, il restait libre de ses mou- vements. Huit des conjurés furent envoyés dans des villes lointaines, Amberobe, Imanandaza, Iakohofotsy, Itsimadilo, Imahabo. Vingt-et-un autres, dont Ratsimiraho et Andriantsalama, frères cadets de Ramboasalama, Razafilahy, gardien de l'idole Rafantaka, Ramasimanana, frère de Ramoma, seconde épouse du Roi, et Razakamahavonjy, grand accusateur des chrétiens et créateur de la légende de leur prétendue participation au complot Lambert-Laborde, furent expédiés à Fianarantsoa. Rainijohary qui avait été tout puissant sous Ranava- lona, fut relégué à Ambohimanga. Enfin sept autres personnages, dont les chefs des tribus des Voromahery et des Tsimahafotsy laissés en liberté se virent cepen- dant interdire l'entrée à Tananarive et à Ambohimanga. Les condamnés furent cependant, pour la plupart, chargés de fer et marqués au front du mot « mpikomy » (rebelles). Cette affaire une fois réglée Radama II proclama le 1er septembre une amnistie générale pour tous ceux qui avaient subi des condamnations pour cause de religion. La plupart étaient morts de mauvais traitements et de privations. C'est ainsi que des dix-sept relégués à Ankazonamoizana et chargés de chaînes, en 1857, neuf étaient morts et huit seulement purent profiter du décret de grâce. Dès le 24 août, Radama II avait envoyé à Ankazonamoizana l'ordre de rompre leurs fers, et il avait ainsi officiellement reconnu que ces malheureux n'étaient en rien des condamnés politiques. Car ce ne fut que le 19 septembre que parut le décret d'amnistie concernant les délits politiques ou ceux de droit commun, très nettement séparés comme on le voit de ce qui avait eu trait aux affaires reli- gieuses, et Radama II avait été tout particulièrement bien placé pour savoir à quoi s'en tenir. Les premiers mois du règne de Radama II s'écoulèrent dans une allégresse générale. On passait vraiment des ténèbres à la lumière, d'une terreur de tous les instants à une confiance presque complète. Les exilés revinrent, même ceux qui avaient dû s'enfuir jusqu'à Maurice. La peine de mort, sans être encore abolie officiellement, n'était plus appliquée. Une mesure, bien faite pour frapper l'ima- gination du peuple, fut édictée dès la fin de 1861. Jusque-là les victimes de l'ordalie par le tanguin étaient déclarées convaincues de sorcellerie (1). Leurs cadavres ne pouvaient entrer dans un caveau de famille, mais devaient être enterrés ignominieusement dans des terrains vagues, la tête tournée vers le sud, signe particulièrement infâmant. Radama II permit aux parents de ces suppliciés de porter leurs restes dans les tombeaux et de leur rendre les mêmes honneurs qu'aux autres défunts. Cette autorisation causa la plus vive joie, d'autant que presque chaque famille avait quelqu'un de ses membres tombé victime de la fureur soupçonneuse de la défunte Reine. Une mesure semblable accorda la sépulture ordinaire aux condamnés pour rébellion qui, sous le règne de Ranavalona I, avaient dû être enterrés dans des lieux écartés. Quand Ramboasalama mourut à iXmbohimirimo, le mardi 9 avril 1862, le Roi ne voulut plus se souvenir de ses erreurs passées. Il permit de l'ensevelir dans l'enceinte du Palais et dans le tombeau élevé par Andriamasina- valona et ses descendants. Comme quelques dignitaires murmuraient d'une clémence qu'ils estimaient exagérée, on raconte que Radama leur aurait lancé cette apostrophe : « Vous avez bien fait entrer dans vos tombeaux des suspects de sorcellerie, pourquoi ne pas laisser entrer dans une tombe royale mon suspect personnel ? » Personne ne répliqua à cet argument car la plupart des dignitaires présents avaient été trop heureux, l'année précédente, de transférer dans leurs caveaux les restes de parents ayant succombé à l'épreuve du tanguin. Et le cadavre de Ramboasalama fut reçu avec tous les honneurs dus au rang qu'il avait occupé et couché sur une des dalles du vieux tombeau royal. Une autre mesure concernant les exercices militaires fut aussi accueillie avec un grand sentiment de soulagement. Sous le règne de Ranavalona 1 tous les hommes inscrits sur les rôles de l'armée, bien que ne recevant aucune solde, devaient se tenir constamment prêts à partir en campagne et beaucoup péris- saient bien plus par suite des privations et de l'inexistence des services d'inten- dance et d'hygiène que du fait de l'ennemi. Outre cela il leur fallait tous les quinze jours venir à Tananarive pour des exercices et des revues. Pour un bon nombre cela représentait deux ou trois jours de marche à l'aller, autant au retour en plus du séjour à la capitale. Avec les corvées de village ils n'avaient pour ainsi dire plus le temps de cultiver leurs rizières ni de travailler à quoi que ce fût.

(1) Allusion à l'ancienne théorie déclarant coupables d'actes de sorcellerie ceux que le poison ordalique avait fait mourir. Radama II réduisit la fréquence de ces appels, ne convoquant les soldats qu'une fois tous les deux mois. Il était résolu à ne plus employer la force contre les tribus lointaines. Il y avait encore en Imérina un assez grand nombre de captifs, provenant surtout des territoires sakalava. Radama II réunit tous ceux qui purent être retrouvés et leur rendit la liberté. Quand il découvrait parmi eux des membres de familles princières il les renvoyait dans leur pays avec de riches présents. Leur retour produisait une impression profonde. L'un des chefs sakalava répondant à l'acte de générosité de Radama renvoya chez eux des captifs mérina saisis quelque temps auparavant dans la province du Vonizongo en leur donnant de quoi rebâtir leurs villages qui avaient été incendiés. Des délégués sakalava vinrent à Tananarive remercier officiellement Radama qui les reçut très cordialement et les combla de cadeaux. Comme les envoyés offraient de rendre leurs armes, Radama leur dit de les garder, afin de pouvoir l'aider en cas de besoin. La nouvelle de cette attitude si conciliante se répandit de tribu à tribu et, de plusieurs côtés, des députations vinrent offrir leurs hommages au jeune Roi. Radama II se laissait très facilement approcher par tous ceux qui voulaient lui parler, toujours prêt à écouter les doléances de ses sujets et à redresser les torts qu'on avait pu leur causer. Des chrétiens qu'il avait délivrés vinrent lui exposer leur misérable situa- tion. Non seulement leur santé était délabrée, leur corps affaibli par les mauvais traitements endurés, mais tous leurs biens avaient été distribués à leurs accu- sateurs ou à leurs juges. Ils se trouvaient de nouveau condamnés à mourir de faim. Radama leur fit rendre une partie de leurs terres ou leur en accorda d'autres afin qu'ils pussent subsister.

Dès son avènement, Radama II sembla d'ailleurs vouloir prendre en tout exactement le contre-pied des méthodes de sa mère. Il ouvrit toutes grandes les portes de son pays aux Européens. Le 16 septembre 1861 il écrivait à Sir William Stevenson, Gouverneur de Maurice, pour lui annoncer que la liberté la plus com- plète était accordée au commerce dans tous les ports malgaches. Le Gouverneur s'empressa d'envoyer un représentant qualifié auprès du Roi pour lui exprimer sa satisfaction. Ce fut le colonel Middleton qui, accompagné de quelques autres officiers, s'embarqua aussitôt après la réception de la note de Radama II afin de lui apporter les vœux du Gouvernement britannique ainsi que des présents importants dont deux superbes chevaux de selle tout harnachés. Rainilaiarivony eut à remplir, à cette occasion, comme chef de l'armée malgache, les devoirs de sa charge, en commandant l'escorte qui vint recevoir, le 16 octobre, le colonel et ses compagnons à Andraisoro, à une demi-heure environ à l'est de la capitale. Le colonel fut charmé de la réception qui lui fut faite, des honneurs qu'on lui rendit et des progrès indéniables qu'il constata dans la population. L'habileté dont faisaient preuve les ouvriers dans la pratique de plusieurs arts manuels, avec des outils fort imparfaits, le frappa particulièrement. Il rapporta à Maurice une lettre de Radama II, rédigée dans les termes les plus élogieux pour le Gouver- nement anglais et ses représentants, dans laquelle il implorait leur concours pour le développement du peuple malgache. A cette première réception officielle d'un représentant étranger en succéda presque aussitôt une seconde à laquelle Rainilaiarivony fut de nouveau associé. Le 20 février 1862, arrivait en effet, à Tananarive, le baron Brossard de Corbigny, chargé par l'empereur Napoléon III de porter ses vœux au nouveau Roi de Madagascar. L'ambassadeur français fut reçu avec les mêmes marques de faveur que le colonel Middleton. Radama II désirait l'appui de tous les Européens, de quelque pays qu'ils provinssent. En eux tous, il voyait des promoteurs du progrès. Il ne fut ni francophile ni anglophile. Il regardait Français et Anglais du même œil, prêt à accepter l'aide des uns et des autres avec autant de reconnais- sance. Il ne fut ni protestant ni catholique. Attiré par la force qu'il sentait dans la religion chrétienne, il ne la vit cependant que par ce qu'on pourrait appeler son influence extérieure qui pousse les hommes à mieux agir. Il n'eut jamais assez de force de caractère pour désirer abandonner complètement ses anciennes façons de penser et pour se mettre lui-même à l'école des serviteurs du Christ. Il ignora toujours en quoi consistaient les différences de doctrine des uns et des autres. Il n'avait pourtant qu'une croyance très relative dans les idoles indigènes. Son principal secrétaire, Rahaniraka, envoyé à la rencontre d'Ellis à Ambato- manga, le 15 juin 1862, rapporta au missionnaire la réponse typique faite par Radama II au gardien de l'idole Rakelimalaza, venu, deux mois auparavant, demander l'offrande d'un bœuf en faveur du fétiche. « Si Rakelimalaza a vrai- ment quelque pouvoir, qu'il vienne lui-même me présenter sa requête; alors je pourrai le satisfaire. » Radama II avait surtout de bonnes intentions, mais manquait de réelle profondeur d'esprit. Il se laissait impressionner par l'aspect extérieur des choses. C'était, avant tout, un impulsif. Malheureusement pour lui il s'était, dès le temps de sa mère, entouré de toute une cour de jeunes gens encore moins désireux que lui d'étudier à fond les questions, ne songeant qu'aux plaisirs et à la satisfaction de leurs instincts : les trop fameux Menamaso. Entraîné par eux jusqu'à la dissipation, il abandonna bien vite les quelques aspirations élevées que le contact des chrétiens avait sus- citées en lui. Il finit même par perdre une bonne partie de ses facultés naturelles d'intelligence. Son administration qui aurait pu être l'aurore d'une ère de pros- périté pour son peuple et dont on attendait beaucoup ne laissa que des mesures mal étudiées et ne procéda guère que par à-coups. Il était très bien d'ouvrir largement les portes au commerce extérieur. Encore fallait-il y apporter certains tempéraments indisp.ensables. Les trafiquants de Maurice, de l'Ile de Bourbon et d'ailleurs n'avaient aucun souci du bien du pays; ils n'étaient guidés que par l'appât du profit immédiat. Un gouvernement cons- cient de ses devoirs aurait dû se réserver un droit de regard sur les denrées importées, encourager ce qui était vraiment utile, mettre obstacle par contre, à ce qui pouvait être nuisible. En réalité, ce fut une ruée, où les marchands d'alcool se montrèrent les plus nombreux et les plus avides. Quand Ellis débarqua à Tamatave, le 31 mai 1862, c'est-à-dire neuf mois à peine aprés l'avènement du jeune Roi, il constata les effets désastreux de cette excessive liberté. De Maurice seulement il avait été envoyé à Madagascar, en une semaine, 272.600 litres d'alcool. Sur quatre cases à Tamatave, il y en avait une où l'on débitait des boissons enivrantes. Poussant son amour du libre trafic plus loin qu'on aurait pu l'imaginer, Radama supprima tous les droits d'entrée. Son ministre,R ainivoninahitriniony, soutenu par Rainilaiarivony, lui fit à ce sujet de fort justes remontrances. Les droits de douane formaient la source principale des revenus de l'État. Si l'on voulait développer le commerce, instruire le peuple et le pousser dans les voies de la civilisation, il fallait aménager des routes, bâtir des écoles, créer des services nouveaux. Il convenait donc d'accroître les ressources et non de les diminuer. Radama II ne voulut voir que l'afflux des objets matériels et l'augmentation du nombre des Européens dans le pays. Ce fut là une des premières causes de désaccord entre le monarque et la famille du Premier Ministre qui s'était d'abord montrée si enthousiaste en sa faveur. Ce dernier s'était, dans la circonstance, nettement laissé influencer par son entourage de jeunes gens qui semblaient prendre une influence chaque jour grandissante au grand mécontentement des fonctionnaires expérimentés habitués à peser avec soin les conséquences de tous les actes du Souverain. Le différend parut toutefois s'apaiser. Durant les derniers mois de 1861 et la plus grande partie de l'année 1862 on vécut dans une sorte de tourbillon social. Toutes les méthodes, tous les anciens procédés de gouvernement s'étaient trouvés modifiés du jour au lendemain. La population se sentait presque irrésistiblement poussée sur une voie nouvelle. Les arrivées d'Européens se succédaient à la capi- tale, apportant chaque fois une joyeuse agitation, on oubliait vite au milieu de erreursces spectacles commises. imprévus et des courants nouveaux de la vie quotidienne, les Quand Ellis arriva à Tamatave, le 16 juin 1862, il trouva la population encore toute à la joie des heureux changements survenus. Rahaniraka, haut fonctionnaire, avait été envoyé spécialement à sa rencontre avec une nombreuse escorte d'officiers et de musiciens afin de manifester l'estime dans laquelle le tenait Radama qui avait pu apprécier sa valeur lors de sa visite précédente, en 1856. Durant la montée vers la ville, le chef de cette députation ne tarit pas d'éloges au sujet du Roi, de son libéralisme, de sa bonté, de sa vivacité d'esprit et de son désir de progrès. Tous ceux qu'Ellis rencontra dans la suite, qu'ils fussent chrétiens ou païens, firent entendre le même son de cloche. Et ce fut aussi l'impression personnelle de ce missionnaire dans les nombreux entretiens que le jeune Roi lui accorda. Radama traita Ellis avec une très grande déférence, le consultant sur une foule de sujets et marquant par toute son attitude la confiance vraiment tou- chante que le missionnaire lui avait inspirée à ses premiers voyages (1). Ellis raconta dans quel embarras certaines questions le mettaient, formellement décidé qu'il était de ne jamais se mêler des affaires politiques. « Dois-je accepter, lui dit un jour Radama, qu'un pasteur protestant ou qu'un prêtre catholique bénisse ma couronne le jour de mon couronnement ? — A mon avis, répondit le mission- naire, il vaut mieux que la cérémonie garde un caractère national sans interven- tion de quoi que ce soit qui puisse être interprété comme une interférence étran- gère. — C'est tout à fait mon opinion », répartit le Roi. Le Premier Ministre pria un jour Ellis de venir chez lui. Il lui offrit un de ces repas interminables alors fréquents chez les Malgaches de haut rang. Après le déjeuner, le Premier Ministre l'interrogea sur les projets de la Mission et sur les véritables intentions des missionnaires dont l'arrivée avait été annoncée. L'entretien, auquel Rainilaiarivony assista, fit apparaître nettement les hésita- tions qui subsistaient dans l'esprit de Rainivoninahitriniony sur la conduite à tenir vis-à-vis du christianisme. Par amitié pour Radama II ou plutôt par désir de lui complaire, le Premier Ministre avait mis à la disposition des chrétiens, enfin reconnus libre de célébrer leur culte, un hangar lui appartenant, et il avait donné des preuves d'une véritable bienveillance envers eux. Mais il n'était pour- tant pas très renseigné sur cette question. Il fut intéressé surtout par ce que lui dit Ellis du désir de la Mission de travailler à la diffusion de certains arts manuels. Le représentant de la Mission de Londres parla de l'envoi d'un médecin accompagnant les quelques missionnaires attendus, et aussi de l'arrivée prochaine d'un imprimeur et de tout un matériel d'imprimerie. Il apparaît bien que le Premier Ministre et son frère avaient en ce moment, vis-à-vis du christianisme, l'attitude bienveillante qui avait été celle de Radama I. Son côté extérieur, la force de progrès matériel qu'il renfermait leur étaient plus sympathiques que sa doctrine ou ses buts spirituels. (1) Nous avons à cet égard des témoignages précieux dans les rapports du général Johnstone et du capitaine Anson après leur séjour à Tananarive, en 1862, ainsi que dans les souvenirs de certains des fonctionnaires malgaches du temps. La lecture des lettres privées écrites par Ellis à sa femme et publiées en partie par celle-ci en février 1863 éclaire aussi singulièrement la nature des relations qui ne cessèrent d'exister entre Radama II et Ellis, contrairement aux récits tendan- cieux de ceux qui voyaient en lui le représentant d'une nation rivale. Cette constatation explique les opinions diverses qui ont été émises sur la façon dont les deux frères et Radama II lui-même se comportèrent vis-à-vis de la religion chrétienne. Pour les uns, ils auraient fait acte d'adhésion formelle, pour d'autres ils seraient restés en dehors du cercle des convertis. En fait ce sont ces derniers qui ont raison. Mais certaines démarches, certaines acceptations ou certains éloges prononcés ont fort bien pu donner le change. Il y eut des jours où ces hommes eux-mêmes penchèrent pour l'entrée dans l'église et semblèrent convaincus de la vérité de la doctrine apportée par les missionnaires. Mais ils ne firent pas à ce moment-là le pas décisif. Absorbés par les problèmes politiques qui, à bien des égards, les dépassaient, retenus aussi par leurs habitudes, leurs instincts primitifs, la crainte de luttes trop dures contre leurs penchants naturels, ils remirent à d'autres temps une considération plus sérieuse de ces délicates ques- tions. Radama II et Rainivoninahitriniony moururent avant de s'être décidés. Seul Rainilaiarivony, quelques années plus tard, fit acte d'adhésion au chris- tianisme, à une heure où ses intérêts politiques s'accordèrent avec ce qu'il pres- sentait depuis longtemps être la vérité. Chose curieuse, pendant quelque temps, ce fut le moins convaincu des trois qui parut aux adeptes du christianisme le mieux disposé envers eux. Rainivoni- nahitriniony chercha, en effet, pendant tout le début du règne de Radama II, à s'attirer la vienveillance des missionnaires qui, parfois, la lui accordèrent. Au moment de la chute du Ministre, le missionnaire Toy écrivait à son comité les lignes suivantes : « On a dit dans certains cercles que l'une des causes de la disgrâce du Premier Ministre a été l'appui qu'il aurait prêté aux chrétiens. Il est de fait que, depuis la mort de Ranavalona jusqu'à sa perte du pouvoir, il a été considéré souvent comme un ami de nos fidèles. Au moment de la révolution, il a contribué à sauver la vie de M. Ellis et a protégé celle des autres missionnaires (1). Il est malheureusement vrai que son ivrognerie, sa rudesse vis-à-vis des autres membres du Gouvernement et son insolence à l'égard de la Reine ont été les véritables motifs de sa ruine. » Rainivoninahitriniony fut incontestablement le personnage le plus influent sous Radama II. Il devint rapidement plus important que le Roi lui-même par la faute de ce dernier. Les gens les plus dévoués à Radama II ne purent bientôt plus se faire illusion. Le jeune Souverain avait, dès le début, trop suivi ses impul- sions naturelles, sans tenir compte des observations de ses conseillers officiels. Or, ainsi que le constatait Laborde dans un de ses rapports, la famille du Premier Ministre constituait avec tous ses aides de camp occupant les plus hauts grades de l'armée une puissance avec laquelle le Roi lui-même devait compter. Les avantages accordés par Radama II à M. Lambert avaient soulevé cer- taines appréhensions chez plusieurs hauts dignitaires. Ils considéraient l'octroi de (1) Ils avaient été dénoncés comme favorables à Radama II. vastes concessions domaniales ou minières comme une atteinte à l'intégrité du royaume et une diminution de ses ressources. Radama II, réduit sous le règne de sa mère à ronger son frein, s'était, comme on F a vu, entoure de toute une cour de j eunes gens professant au moins extérieu- rement les mêmes idées que lui. La plupart de ces courtisans connus sous le nom de Menamaso (1) ne songeaient qu'à leur intérêt et prétendaient à l'avènement de Radama recueillir aussi vite que possible le fruit de leurs flatteries et de leurs complaisances. Le jeune Roi essaya de concilier toutes les ambitions. Au début, les affaires sérieuses restèrent confiées aux membres du conseil de gouvernement, les Mena- maso ne devant s'occuper que des plaisirs et des distractions de leur maître. Avec toutes les réceptions dont il a été parlé et les préparatifs du couron- nement qui fut repoussé jusqu'en septembre 1862, toute cette jeune garde qui ne songeait qu'à s'agiter et à festoyer eut de quoi s'occuper, et le conflit latent entre ces compagnons turbulents du Souverain et les vrais responsables de la conduite des affaires de l'État ne se manifesta pas au dehors. Les observateurs attentifs ne s'y trompaient pourtant pas. Dès la fin de 1861, le Français Lacaille rapportait d'un voyage à Tananarive les impressions sui- vantes : « Rakoto (2) est un personnage intéressant; les qualités qui le distinguent comme homme sont d'autant plus remarquables qu'elles ne sont point communes chez les hommes de sa race. Mais, comme chef de la tribu des Hovas, il lui en faut d'autres plus indispensables encore pour rester à la place qu'il occupe aujour- d'hui. Son autorité, bien qu'incontestée en apparence, est encore nominale. Il n'est pas le maître; il s'en faut de beaucoup. C'est l'oligarchie qui l'a élevé, qui règne et qui gouverne. » Ce dernier jugement n'était peut-être pas entièrement exact au moment où il a été écrit. Radama II a toujours maintenu ses droits. Sur bien des points, il a imposé sa manière de voir. C'est plutôt parce qu'il a trop gouverné par lui-même, sans écouter les avis de ses conseillers officiels, qu'il a peu à peu détourné de lui ceux à qui il devait en partie son trône. Parmi les membres de l'oligarchie dont parle Lacaille, il y avait aussi de grandes divergences de vues. La majorité fut très rapidement scandalisée par le changement radical d'attitude du Roi vis-à-vis des Européens et des coutumes ancestrales. Ses sarcasmes à l'égard des idoles avaient profondément irrité tous eaux — et ils étaient très nombreux — qui restaient attachés à ces fétiches. Lors du couronnement, les douze idoles royales avaient été solennellement por- tées derrière le palanquin du Souverain et déposées devant l'estrade officielle. La liberté de conscience et de culte que Radama ne cessait de proclamer par ses discours et ses actes déplaisait à la masse. Un incident survenu à la fin de (1) Ce mot, comme on l'a déjà dit, est une abréviation de l'expression « Tsy menamaso » (mot à mot : qui n'a honte de rien). (2) Rakoto désigne ici le prince Rakotondradama, devenu, en 1861, Radama II. novembre 1862 accusa cet état d'esprit. Radama avait, sur la demande des chrétiens, envoyé des ordres pour qu'à partir du 16 novembre le culte fût célébré librement à Ambohimanga, ville sacrée jusque-là interdite aux étrangers. Ellis put inaugurer sans difficulté le temple provisoire. Mais quinze jours après, le prédicateur indigène venu pour présider la réunion se vit interdire l'entrée de la ville, les fidèles assemblés furent dispersés par des soldats, les nattes lacérées, les chaises et la table emportées. Le Roi informé blâma publiquement les fonc- tionnaires de la ville et les déplaça pour avoir contrevenu à ses ordres. Ellis, prévenu trop tard de l'affaire, plaida vainement auprès de Radama pour que ces fonctionnaires ne fussent pas punis. L'affaire en resta là extérieurement. Mais tous les gardiens d'idoles, se solidarisant avec ceux d'Ambohimanga, ressentirent vivement ce qu'ils appelaient un affront aux divinités ancestrales. Les plus intelligents parmi les membres du Conseil royal ne partageaient pas ces idées primitives, du moins avec cette violence. Nous avons vu que le Premier Ministre s'était rapproché des chrétiens et avait abandonné en grande partie sa foi dans les fétiches. Intérieurement, Rainilaiarivony pensait comme son frère. Il aimait rendre visite aux missionnaires nouvellement arrivés, spécialement au docteur Davidson, auprès duquel il venait souvent s'instruire comme il aimait toujours à le faire. Il s'imprégnait ainsi, presque sans le vouloir, de conceptions fort différentes de celles qui avaient entouré son adolescence. Les murmures des gardiens d'idoles le laissaient tout à fait indifférent. Pourtant il ne manifestait rien au dehors des opinions nouvelles qu'il pouvait avoir acquises. Ellis qui parle de ses conversa- tions d'ordre religieux avec le Roi, le Premier Ministre et d'autres personnages influents ne dit rien de ses entretiens avec Rainilaiarivony qu'il reçut cependant deux ou trois fois à sa table et qu'il rencontra souvent dans les demeures royales. Il est certain qu'à cette époque, Rainilaiarivony parlait peu, se livrait moins encore et manœuvrait déjà avec cette prudence qui le caractérisa plus tard au moment de sa prospérité. Il passait pour timide et hésitant ainsi que nous le verrons mieux encore plus loin. L'était-il en réalité ? On peut en douter, car en 1864, tout au moins, il sut s'emparer du pouvoir avec une promptitude, une précision et une hardiesse peu communes. Ce qui semble plus exact, c'est qu'il avait un caractère exactement opposé à celui de Radama II. Autant celui-ci était primesautier, extérieur, enjoué, autantcommunicatif. le commandant en chef de l'armée était circonspect, renfermé et peu Il faut dire aussi que, durant le règne de Radama II, il se confina dans sa tâche de chef de l'armée et ne prit qu'une part très indirecte aux affaires poli- tiques proprement dites. Il ne semble même pas avoir assisté à la signature du traité d'amitié franco-malgache du 12 septembre 1862 à laquelle avaient été convoquées les colonies française et anglaise au grand complet, ni à celle du traité anglo-malgache du 5 décembre de la même année. Dès le début de l'année 1863, l'agitation augmenta visiblement dans les milieux en rapports étroits avec l'ancienne organisation religieuse. On s'est étonné parfois de la facilité avec laquelle le peuple malgache a accepté le meurtre de Radama II. Comment se fait-il, dit-on, que celui qu'on avait acclamé avec tant d'enthousiasme à son avènement et qui avait donné tant de gages de son amour pour ses sujets ait été assassiné sans qu'un mouvement populaire de protestation se soit produit ? Mais on oublie la force qu'avaient alors les croyances ancestrales. On tremblait dans les villages à l'idée que l'idole du lieu pouvait être irritée, et nul n'était aussi habile qu'un gardien de fétiche pour répandre adroi- tement des rumeurs terrifiantes afin d'affoler les gens et de maintenir sur eux son emprise. Les prêtres royaux avaient été les principaux instigateurs des persécu- tions dirigées sous Ranavalona contre les chrétiens. Se sentant de nouveau menacés par le libéralisme de Radama II et les progrès du christianisme qui en résultaient, ils ne reculèrent devant rien pour essayer d'arrêter de semblables tendances. Un drame survenu à la fin de janvier 1863 dans un village voisin d'Ambohimanambola, à deux heures de marche à l'est de la capitale, montra à quel degré de fanatisme et de colère étaient montés les esprits de certains d'entre eux. La fille d'un des gardiens de l'idole Ramahavaly ayant été surprise par son père dans une réunion de chrétiens fut traînée chez elle et mise à mort. Elle était mariée. Craignant le même sort, son mari se sauva en ville et demanda assistance au Roi. Le meurtrier fut condamné aux fers et le village, théâtre du crime, puni d'une forte amende. Cette juste sévérité, loin d'intimider les sectateurs des vieilles coutumes, ne fit que les irriter davantage. C'est peu après, au début de mars, que commença la fameuse épidémie de folie dansante décrite dans plusieurs publications. Ce n'était qu'une intensifi- cation de ce qui a toujours existé à Madagascar et qui continue à se manifester sous le nom de tromba. Les malades d'aujourd'hui se disent possédés par l'esprit des anciens rois comme ceux d'alors se disaient possédés par l'esprit de la reine Ranavalona I, furieux des changements apportés dans la conduite du royaume. Tout cela était l'effet des rumeurs propagées dans le peuple par les gardiens d'idoles et leurs suppôts. Cette manie dansante avait, paraît-il, débuté au Betsileo. Mais très rapidement elle s'étendit à l'Imérina. Les tenants des vieilles coutumes virent très rapidement le parti qu'on pou- vait en tirer pour agir sur le Roi. Des possédés parvinrent à pénétrer dans le palais. Un jour du début de mai, comme Ellis était en conversation avec Radama, toute une troupe de ces possédés chercha à forcer la porte de la chambre où avait lieu l'entretien. La concubine de Radama, Marie Rasoamieja, entra effrayée par les cris des possédés, disant qu'ils semblaient surtout en vouloir au missionnaire. La fureur des agitateurs se tournait en effet contre tout ce qui était chrétien. La vie d'Ellis fut menacée. On chercha à effrayer ses domestiques en déposant à sa porte des charmes qui, dans l'opinion des indigènes, étaient un signe de haine mortelle. Mais on voulait surtout impressionner Radama. Vers la fin d'avril, on orga- nisa un immense cortège accompagnant une des principales idoles royales qu'on promena, au milieu des cris, des chants et de claquement de mains à travers toute la ville et tout autour du Palais, sous prétexte de calmer les esprits des ancêtres et particulièrement de Ranavalona I. On fit plus. On arriva avec la complicité de serviteurs royaux à suggestionner le propre fils du Roi, jeune garçon de dix ans qu'il avait eu de sa concubine. Il fut atteint à son tour par la manie chorégraphique, se mit à courir et à danser sur les pentes au sud du Palais et prétendit avoir entendu des voix avertissant le souverain. Radama, malgré son scepticisme, peut-être plus apparent que réel, fut ébranlé par tous ces incidents. Les possédés ne pouvaient supporter, hurlaient-ils, la vue des porcs ou celle des chapeaux. Sur la demande des prêtres malgaches, le Roi prescrivit, le 24 avril, de se découvrir sur leur passage. Ellis voulut savoir si cet ordre concernait aussi les Européens. Radama répondit par la négative et fit une nouvelle proclamation pour préciser ce point. Mais lui-même ôtait sa coiffure, s'il lui arrivait de rencon- trer l'un des malades. Tout cela n'aurait pas été bien grave, si la faiblesse montrée en toute cette affaire par Radama n'avait pas encouragé d'autres personnages à lui tenir tête. La rivalité entre les Menamaso et le parti des vieux fonctionnaires allait croissant. Les premiers ne s'étaient pas longtemps contentés du rôle secondaire qui leur avait d'abord été attribué. Parmi eux, il y avait, d'ailleurs, des gens de valeur. « On s'est trompé lourdement quand on a représenté ces compagnons du Roi en bloc comme un ramassis de fêtards sans scrupules passant leur temps dans de crapuleuses orgies. Certains étaient, il est vrai, d'assez pauvres sires dont les conseils et l'exemple avaient entraîné parfois Radama à des actes repréhen- sibles et qui se servaient de l'autorité conférée par leur titre pour des fins scan- daleuses et parfois même pour de véritables actes de brigandage. Mais il serait faux de généraliser. Ellis qui en a connu plusieurs a, dans son livre sur le séjour qu'il fit alors à Madagascar, rendu hommage aux qualités de quelques-uns d'entre eux, comme Rainitavy et Rainiketaka. C'étaient d'après lui, des hommes sur la conduite desquels on n'avait rien à dire et qui valaient bien plusieurs de ceux qui les ont condamnés sans les entendre (Madagascar Revisited, p. 286-7) (1). Plusieurs autres avaient sincèrement embrassé le christianisme. Radama montrait trop de partialité en leur faveur; mais leurs adversaires faisaient preuve envers eux d'une jalousie par trop féroce. Le Roi avait exigé qu'ils fissent partie des conseils du Gouvernement, et Rainiketaka avait été nommé ministre de la justice. Or, Rainivoninahitriniony n'avait jamais admis, au fond de lui-même, ce (1) Madagascar Revisited, par William Ellis (1867), chap. XI, p. 286-287. partage du pouvoir. Il cherchait l'occasion de se débarrasser de ces rivaux dont plusieurs se déconsidéraient de plus en plus par leurs débordements. Cette occasion se présenta brusquement le 7 mai. Le Roi eut, ce jour-là, l'idée la plus fâcheuse. Ayant entendu parler de la pratique du duel en Europe, surtout parmi les nobles, il annonça soudain qu'il lui paraissait bon d'introduire cette méthode à Madagascar. Les récits de cet incident sont contradictoires. Celui du R.P. Malzac nous semble sujet à caution pour la raison suivante. Il accuse Marie Rasoamieja d'avoir trahi Radama parce qu'elle était jalouse d'une autre concubine du nom de Rasoandrazana. Or, cela ne concorde pas avec ce que rapporte Ellis, témoin, lui, de ces journées émouvantes. Rasoamieja assista au dernier entretien du mission- naire avec le Roi et leur affection mutuelle semblait n'avoir subi aucune dimi- nution. La loi et la coutume autorisaient le Roi à avoir plusieurs femmes et Radama avait ouvertement usé de cette liberté, ce dont aucun Malgache ne songeait à se choquer. Il n'est donc pas vraisemblable que Rasoamieja ait voulu se venger de ce que rien ne pouvait lui faire considérer comme un affront, et ait poussé le Premier Ministre à un massacre général pour satisfaire sa prétendue jalousie. Et cela d'autant moins que Rasoamieja, devenue chrétienne, avait précisément obtenu de Radama de rompre toute relation conjugale avec lui, tout en continuant de demeurer au Palais. Qu'à part cela il y ait eu une dispute de préséance, lors d'un banquet donné le 7 mai, entre le Premier Ministre, homme peu patient, surtout quand il avait bu, et Rabetsarazaka, un des Menamaso les plus fiers de sa noblesse, c'est bien possible. D'après cette relation, Rabetsarazaka aurait défendu aux soldats de présenter les armes, sauf au Roi; et le Premier Ministre aurait considéré cet ordre comme une injure personnelle. Radama II aurait voulu calmer les deux adversaires en leur proposant de se battre en duel. Ellis n'eut pas connaissance de cet incident, bien qu'il raconte en détail toutes les démarches faites durant les journées du 7 au 8 mai pour amener le Roi à rapporter sa malencontreuse décision de permettre le duel dans ses états. Non seulement le Premier Ministre et ses amis lui demandèrent instamment de ne pas donner suite à son projet, mais sa famille, y compris Marie Rasoamieja et la plupart des Menamaso eux-mêmes, insistèrent dans le même sens. Il y eut là de la part du Roi un entêtement incompréhensible dont les suites furent terribles. Le 8 mai, un peu après sept heures du matin, Ellis vit de chez lui tout un groupe de fonctionnaires conduit par le Premier Ministre et Rainilaiarivony (1) (1) C'est la première fois que le nom de Rainilaiarivony apparaît dans le récit des événe- ments des 7 et 8 mai. Là-dessus tous les témoignages sont d'accord. M. Soumagne venant de Tananarive disait, le 8 mai, au R.P. Callet, à Tamatave, alors qu'il ignorait tout de la révolution : montant au Palais afin de faire une dernière tentative auprès du Roi. Selon lui, Rainivoninahitriniony fit de réels efforts pour fléchir l'obstination vraiment extraordinaire de Radama, allant jusqu'à le supplier à genoux de ne pas prendre une décision qui légitimerait aux yeux de beaucoup le recours à la guerre civile. Soutenu par Rainingory, 16 honneurs, Rainibesa, 15 honneurs, et Raini- kotovao, 15 honneurs, le Premier Ministre lutta pendant plus d'une heure avec le Roi, cherchant à le convaincre. Tels sont les faits d'après un récit dramatique d'Andriamifidy, ancien ministre des affaires étrangères, qui a certainement eu accès à des sources de première main. Voyant l'inutilité de ses efforts et énervé par la discussion, Rainivoninahitriniony se serait écrié en sortant : « C'est bien, en voilà assez; allons nous préparer, car on en veut à notre propre vie. » Laborde vint voir le Roi juste après cet entretien décisif. Radama lui résuma ce qui venait de se passer. Le Résident français ne put s'empêcher de donner tort au Roi, et lui fit part de ce qu'il avait constaté le matin même au marché, où la foule discutait avec passion de cette question du duel dont tout le monde blâmait l'introduction à Madagascar. Il ne lui cacha pas que la situation lui semblait très sérieuse et fit allusion au début de la révolution française. Radama ne tint pas plus compte des paroles de Laborde que de celles de ses ministres. Il se savait aimé par la masse de son peuple, et les Menamaso se croyaient en sûreté auprès du Roi. M. Rabary ajoute qu'aux causes de dissen- timent déjà indiquées se mêlait une différence de tribu. Depuis Andrianampoi- nimerina jusqu'à Ranavalona I, c'étaient presque toujours des gens de la tribu des Avaradrano qui occupaient les postes en vue, en souvenir de l'aide apportée au fondateur de la monarchie imérinienne au moment de ses luttes contre . Tous les Menamaso au contraire étaient des gens de Tananarive ou de la région située au sud de la capitale, et ils répétaient que l'heure des Merinatsimo (gens de l'Imérina-Sud) était arrivée (1). Dans la soirée du 8 mai, la confusion se répandit dans toute la ville. Au comble de l'irritation, craignant pour sa vie qu'il pensait menacée par un contre- complot des Menamaso, trouvant en même temps l'occasion excellente pour se débarrasser enfin de ces derniers, le Premier Ministre se concerta, dès l'après- midi, avec les principaux membres de son parti. On tomba d'accord sur la néces- sité d'abattre les Menamaso. Il ne fut certainement pas question, à ce moment-là, de toucher à la personne du Roi. On massa des troupes dans la ville. Rainilaia- rivony fut chargé de veiller à la sécurité des habitants et à la répression de toute tentative de la part des Menamaso en vue de soulever le peuple (2). « Radama n'est pas solide sur le trône. Il n'a pour lui que le chef de l'armée. » (Rainilaiarivony.) On voit par ce témoignage que Rainilaiarivony n'était pas disposé à aller aux extrêmes et aurait désiré qu'on s'arrêtât à la suppression des Menamaso. (1) Daty Malaza, par M. Rabary, tome II, page 44. (2) Racontant la vie de ce dernier, nous n'entrerons pas dans le détail de la révolution de 1863, où celui qui nous occupe ne joua précisément qu'un rôle secondaire. Nous ne donnons que ce qui est nécessaire à l'intelligence du récit. Il eut fort à faire, car déjà des bandes de pillards, pensant profiter de la confusion générale, commençaient à parcourir les rues à l'affût du butin. On fit prévenir Ellis de ne pas rester seul chez lui, et Laborde rassembla de son côté les Français pour éviter tout incident fâcheux. Ellis alla se réfugierI* chez son collègue, le docteur Davidson, qui habitait une maison au nord-est de la place d'Andohalo, à l'endroit où se trouve actuellement la cathédrale anglicane. D'une lettre récemment écrite par M. William Cousins qui, arrivé le 1er sep- tembre 1862, fut témoin de ces événements, nous extrayons le passage suivant : « Quant au soulèvement contre Radama, M. Ellis n'en savait pas plus que ses collègues. Le matin où il éclata, nous étions tous assemblés dans la maison de Davidson et nous y restâmes jusqu'à la mort de Radama. Je me trouvai là en sa compagnie pendant tout le temps. Nous recevions constamment des messages de nos amis et, des autorités, l'assurance que nous n'avions rien à redouter. Nous ne vîmes que peu de chose de ce qui se passait. Des bandes d'hommes armés de lances couraient dans toutes les directions à la recherche des Menamaso. Notre maison (celle où habitait personnellement M. Cousins) fut détruite sous nos yeux et pillée par la foule. Durant ces journées, M. Ellis était tout aussi peu informé que nous. » Les journées des 9, 10 et 11 mai furent marquées par le massacre de vingt- cinq des Menamaso sur les trente-trois dont la mort avait été demandée. Dès le premier jour, dix furent saisis à leur domicile et tués à coups de lance. Pendant deux jours, Radama lutta avec ténacité pour sauver ceux qui s'étaient réfugiés au Palais et il ne les livra que sur la promesse formelle qu'ils auraient la vie sauve, promesse qui ne fut pas tenue. Quinze furent ainsi exterminés; deux autres ne furent capturés que plus tard et quatre réussirent à s'enfuir. Ellis condamne nettement dans sa correspondance ces actes de violence. Jusqu'au dernier moment, il crut que le mouvement s'arrêterait là et qu'un arrangement serait conclu entre le Roi et les conjurés. Vers neuf heures du matin, le 12, il était assis dans une des chambres de la demeure de Davidson quand entra un fonctionnaire qui était déjà venu le voir quelquefois. « Le calme est-il revenu ?» demanda Ellis. La réponse fut évasive. « Et que fait le Roi ?» A cette question, le visiteur baissa la tête et d'une voix presque inintelligible, murmura : « Il est mort. » Ellis en ressentit un véritable choc intérieur et fut quelques instants à reprendre ses esprits. Il se demanda même si cela était vrai (1). Dans la lettre de M. Cousins dont nous avons déjà transcrit un extrait, on trouve ces mots : « Pendant une semaine ou deux, M. Ellis se refusa à croire à l'assassinat de Radama II. Des rumeurs ayant circulé sur la fuite de ce dernier, il envoya des gens l'attendre à un certain endroit de la forêt, afin de l'aider à s'enfuir à Maurice. » Il avait même écrit à des autorités de Maurice en prévision de l'arrivée éventuelle de Radama. (1) Madagascar revisited, par W. Ellis, p. 291. ACHEVÉ D'IMPRIMER SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE G. DESGRANDCHAMPS, 161, BD BRUNE A PARIS EN MAI 1953.

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