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EMMANUEL NUNES UNE BIOGRAPHIE MUSICALE

Né en 1941 à Lisbonne, Emmanuel mier opus de son catalogue, Degrés, pour toute cette période, il gardera un lien privi- Nunes est certainement un authenti- trio à cordes. En septembre 1965, il part légié avec le milieu musical français. Il finit que exemple de compositeur européen. pour deux ans à afin de suivre d’ailleurs par revenir vivre à où il Son parcours géographique sur le des séminaires avec Stockhausen, Henri enseigne la composition au Conservatoire continent comme ses filiations musica- Pousseur, Luciano Berio, Georg Heike et National Supérieur de Musique et de Danse les et artistiques en témoignent. Herbert Schernus. Durant cette période, jusqu’en 2006. Durant cette dernière il commence la composition de Seuils, période, il travaille régulièrement avec Après un premier apprentissage musical pour orchestre (retirée du catalogue), et l’Ircam et l’Ensemble intercontemporain. (en 1959, le contrepoint et l’harmonie sa première tentative pour quatuor à cor- avec Francine Benoît puis avec Louis des, Le Voile tangeant, qu’il reprendra en Dans la démarche d’Emmanuel Nunes, Saguer qui lui a fait découvrir la musique 1980 sous le titre Esquisses. En août 1967, réduction et foisonnement du matériau contemporaine, et la composition avec il s’installe à Paris et, grâce à une bourse forment une alternance productive qui Lopes Graça), Emmanuel Nunes se rend du Ministère de la Culture Portugais, il permet l’épanouissement d’une imagina- une première fois aux cours d’été de s’inscrit aux cours d’esthétique musicale tion où une grande liberté d’écriture se Darmstadt en 1963 avec son ami Jorge de Marcel Beaufils au Conservatoire combine à une rigueur méthodique. Sa pensée, nourrie de nombreuses œuvres Peixinho. Il prend alors conscience de National Supérieur de Musique. Durant artistiques (tant littéraires et musicales son manque d’informations sur la musi- cette période, Nunes travaille la composi- que picturales et cinématographiques) et que de son temps et ramène de nombreu- tion dans une certaine solitude, assez théoriques (telles que les textes de ses partitions de l’École de Vienne, mais coupé du milieu musical. Malgré quel- Boulez, de Stockhausen, mais aussi de aussi de Pierre Boulez, Karlheinz ques tentatives auprès d’ensembles ins- Kandinsky, de Klee, et sur un autre regis- Stockhausen et György Ligeti. L’année trumentaux de l’époque (Ars Nova, tre de Husserl), est déterminée par une suivante, il quitte le , il a alors Domaine Musical et Musique Vivante), il forte indépendance de vue, trouvant par vingt-trois ans, et retourne à Darmstadt n’est pas joué. Néanmoins, entre 1969 et là-même son autonomie. Chaque effectif où il fait un stage d’initiation à la musi- 1971, il compose ses Litanies du Feu et de instrumental ou vocal, chaque combinai- que électronique sous la direction la Mer I et II pour piano, et en 1970, il son technologique pose de nouvelles pro- d’. Après un premier reçoit une première commande, décisive, blématiques compositionnelles, mais séjour de deux mois à Venise, ville vers de la Fondation Calouste Gulbenkian de suscite aussi une grande variété de solu- laquelle il viendra souvent se ressourcer Lisbonne (Purlieu pour ensemble de vingt- tions. Ainsi, Nachtmusik I (1978) adopte par la suite, il repart à Lisbonne pour un et-une cordes). Cette initiative de Luís un effectif à la couleur unique (cor concert des Jeunesses Musicales où il Pereira Leal marque le début d’une longue anglais, clarinette basse, trombone, alto, violoncelle, électronique ad libitum) et donne une première création (pour flûte, collaboration avec cette institution qui res- prend pour modèle d’écriture instrumen- harpe, contrebasse et percussions). tera le lien essentiel du compositeur avec tale la modulation en anneaux (procédé Malgré le bon accueil que lui fit le criti- son pays d’origine. Ainsi, depuis 1982, en de transformation électronique). que musical João de Freitas Branco, plus de commandes importantes et régu- Nunes détruira peu après ce premier lières, Nunes dirige un séminaire annuel Deux grands cycles organisent une partie véritable essai d’expression dans un lan- de composition organisé par la Fondation. importante du catalogue de Nunes. Le gage contemporain. Il passe alors un an à La création de Purlieu en décembre 1971 lui premier donne une importance spécifi- Paris où il approfondit sa pratique de donne l’occasion d’entendre la première que à quatre notes (sol, sol#, mi et la) dans l’écriture en faisant quelques essais de véritable interprétation d’une de ses l’organisation des polarités de hauteurs et technique sérielle (qu’il abandonnera très œuvres, il a alors trente ans. En octobre comme matrice générative d’une harmo- vite). C’est lors de cette période de recher- 1978, il s’installe à Berlin, puis fin 1979, nie choisie. Il prend naissance en 1973 che personnelle qu’il va composer le pre- près de Cologne jusqu’en 1992. Durant avec The Blending Season (flûte, alto, clari-

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« PLONGER L’AUDITEUR AU CŒUR DE L’ACTION MUSICALE » nette, orgue électrique et 4 x 2 modula- rées entre l’écriture électronique et la par- bre très important de modes de jeu. Dans tions d’amplitude). À l’exception de Es webt tition instrumentale. On n’échappera pas Versus III, on assiste à une alternance de (1974-75/révisée en 1977) qui est hors ici à l’évocation de la dimension virtuose fusion des timbres, à des jeux d’ambiva- cycle, un ensemble de huit œuvres se de cette musique faisant l’expérience lences et d’échanges qui trompent la per- succèdent dans ce cadre jusqu’en 1977, des limites. ception de l’auditeur. année de création de Ruf pour orchestre et Cette même année 1987, date de compo- bande magnétique. Cette œuvre embléma- En 1991, Quodlibet aborde ces questions sition de Versus III, Nunes produit deux tique qui révèlera Emmanuel Nunes au de spatialisation d’une autre manière, œuvres pour ensemble : Duktus et Musik public du Festival de Royan, a été jouée plus articulée à l’idée d’architecture et der Frühe. Cette dernière est un exemple plus d’une dizaine de fois depuis sa créa- d’acoustique. Ici, des effectifs variables typique de l’originalité du compositeur tion. Une dernière pièce isolée termine de solistes se déplacent pendant l’exécu- par rapport à un modèle compositionnel définitivement ce cycle en 1983. Il s’agit tion dans la totalité de la salle de concert fort répandu. Il s’agit de partir de l’idée de Stretti, pour deux orchestres dirigés selon une partition préétablie et font réa- de spectre harmonique et de jouer sur sa par deux chefs, créée en 1984 à Lisbonne. gir l’acoustique de celle-ci, créant ainsi déclinaison orchestrale comme l’ont fait une sorte d’instrument-espace. C’est une des compositeurs tels que Gérard Grisey Le deuxième cycle, intitulé La Création, forme de dramaturgie instrumentale, et Tristan Murail. Mais dans le cas de prend naissance en 1978 autour du prin- d’opéra sans texte et sans chanteur qui Nunes, il ne s’agit pas de partir d’une cipe de « paire rythmique ». Ici, le mot exprime son action par la répartition des forme de décalque de la réalité mais bien paire désigne la superposition de deux rôles dans l’espace. Leurs vis-à-vis créant plutôt de recréer un spectre autonome, pulsations régulières dont on considère des rapports de forces, des jeux de corres- déjà musical, et de jouer avec l’espace la résultante rythmique. Le compositeur pondances, d’un lieu à l’autre, de tim- harmonique et micro-tonal qu’il suggère. a étudié et modélisé l’évolution des rap- bres, de mélodies, des emballements En un mot, il compose son spectre. Ici ports entre chaque terme de la combinai- acoustiques, des figures en miroir où l’or- encore, l’élément essentiel reste l’inter- son de ces pulsations (en utilisant chestre fixé sur la scène joue un rôle valle de hauteurs, lieu où s’inscrit immé- notamment un décompte de la plus essentiel, tout cela contribue à plonger diatement l’idée de rapport que l’on petite pulsation commune entre les deux l’auditeur au cœur de l’action musicale. pourrait désigner par une forme d’éva- premières). Ce deuxième cycle très Mais Nunes ne franchira pas la frontière luation de toute relation. Sa déclinaison important, qui regroupe vingt-deux qui le sépare de l’opéra avant le début dans tous les paramètres génère des œuvres, s’ouvre avec Nachtmusik I et se de l’année 2008 avec la création de champs de « responsabilités » musicales referme avec Lichtung III pour ensemble Das Märchen à Lisbonne. Il a tiré une que l’on retrouve dans toutes les œuvres instrumental et électronique en temps série d’« épures » de cette grande forme. de Nunes : intervalles de timbres, inter- réel (créée en juin 2007). Dans ces deux Ainsi, les Épures du serpent vert gardent valles de nuances, intervalles d’espaces, œuvres, l’électronique spatialise les sons les dimensions temporelles de la parti- intervalles de temps. instrumentaux, transformés ou non, sur tion d’origine, mais ne conservent qu’un un réseau de haut-parleurs répartis dans « concertino » d’une trentaine de musi- La musique d’Emmanuel Nunes est affir- la salle de concert. C’est dans la série des ciens. Elles nous donnent l’occasion d’une mative et non expérimentale. Si elle inter- Lichtung (I, II et III), que ce paramètre écoute en coupe longitudinale rendue roge, ce n’est pas le présent mais l’avenir atteint son plus haut niveau d’intégration possible grâce à la grande densité d’écri- car elle nous projette constamment vers dans les fibres de l’écriture instrumen- ture de l’original. de nouveaux possibles. Elle nous révèle tale. Pour Nunes, il n’est jamais question de nouveaux territoires perceptifs où den- de réaliser un traitement global par l’élec- On retrouve aussi cette densité dans le sité de conception et conscience du musi- tronique, mais d’intervenir sur chaque cadre d’œuvres à effectif beaucoup plus cal convergent et donnent naissance à la note du jeu instrumental d’une manière réduit tel que le duo flûte alto et alto de vérité de l’émotion. individualisée afin d’obtenir une défini- Versus III (1987-90) et le solo de flûte tion d’image sonore la plus fine possible Aura (1989). Ici encore, polyphonie et Alain Bioteau, musicologue et d’innerver le discours par un foisonne- contrepoint trouvent des territoires d’ex- ment de détails. Le maître mot ici est pressions spécifiques adaptés à chaque contrepoint. Il s’applique aussi bien aux situation. Aura développe une véritable dimensions traditionnelles du langage polyphonie grâce à l’association d’une musical qu’aux types de relations instau- grande vitesse d’exécution avec un nom-

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