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Annales historiques de la Révolution française

376 | avril-juin 2014 Varia

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ahrf/13142 DOI : 10.4000/ahrf.13142 ISSN : 1952-403X

Éditeur : Armand Colin, Société des études robespierristes

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2014 ISBN : 978-2-908327-68-7 ISSN : 0003-4436

Référence électronique Annales historiques de la Révolution française, 376 | avril-juin 2014 [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 01 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ahrf/13142 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/ahrf.13142

Ce document a été généré automatiquement le 1 juillet 2021.

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SOMMAIRE

Articles

L’épiphanie, entre dérision et volonté d’abolition Michel Biard

« Les forgeurs et les limeurs » face à la machine : la destruction de l’atelier de Jacques Sauvade (1er et 2 septembre 1789) Luc Rojas

Le témoignage de François-Jérôme Riffard Saint-Martin, député à la convention Jacques-Olivier Boudon

Prendre la parole en révolution le cas Palloy, démolisseur de la bastille Héloïse Bocher

Nouvelles gouaches révolutionnaires de Jean-Baptiste Lesueur. Entrées au musée Carnavalet (2005-2011) Philippe de Carbonnières

Regards croisés

La Révolution française dans l’espace médiatique Annie Duprat, Cécile Guérin, Aurore Chery, Pascal Guimier, Pierre Serna, Roland Timsit, Emmanuel Laurentin et Emmanuel Fureix

Sources

La correspondance de Boris Porchnev et d’Albert Soboul. Un témoignage de l’amitié entre historiens soviétiques et français Varoujean Poghosyan

Legray, Bodson, Varlet. Amitié politique et relations privées. Deux documents inédits Jean-Jacques Tomasso

Comptes rendus

Volume réalisé par Corinne GOMEZ-LE CHEVANTON et Françoise BRUNEL, Archives parlementaires. Première série, tome CII, du 1er au 12 frimaire an III (21 novembre au 2 décembre 1794) Paris, CNRS Éditions, 2012 Michel Biard

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Luigi DÉLIA ET Éthel GROFFIER, La vision nouvelle de la société dans L’Encyclopédie méthodique, volume I, Jurisprudence. Josiane BOULAD-AYOUB, La vision nouvelle de la société dans L’Encyclopédie méthodique, volume II, Assemblée Constituante Québec, Presses de l’Université Laval, 2012, 2013 Jean Bart

Mart RUTJES, Door gelijkheid gegrepen. Democratie, burgerschap en staat in Nederland, 1795-1801 Nimègue, Vantilt, 2012 Annie Jourdan

Joris ODDENS, Pioneers in schaduwbeeld. Het eerste parlement van Nederland, 1796-1798 Nimègue, Vantilt, 2012 Annie Jourdan

Frans GRIJZENHOUT, Niek VAN SAS, Wyger VELEMA (redactie), Het Bataafse experiment. Politiek en cultuur rond 1800 Nijmegen, Uitgeverij Vantilt, 2013 François Antoine

VOLTAIRE, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, III, vol. 22 des Œuvres complètes de Voltaire Edité par Henri DURANTON avec le concours de Janet GODDEN, Oxford, Voltaire Foundation, 2009 Pierre-Yves Beaurepaire

Guillaume FAROULT, Christophe LERIBAULT et Guilhem SCHERF, (dir.), L’Antiquité rêvée : innovations et résistances au XVIIIe siècle Paris, Gallimard, 2010 Suzanne Levin

Ronan CHALMIN, Lumières et corruption Paris, H. Champion, 2010 Christian Albertan

Gilles MONTÈGRE, La Rome des Français au temps des Lumières. Capitale de l’antique et carrefour de l’Europe 1769-1791 Rome, EFR, 2011 François Brizay

Marc BELISSA et Yannick BOSC, Robespierre. La fabrication d’un mythe Paris, Ellipses, 2013 Michel Biard

Patrice GUENIFFEY, Bonaparte Paris, Gallimard, 2013 Annie Jourdan

Lucien CALVIÉ, Heine/Marx. Révolution, libéralisme, démocratie et communisme Uzès, Inclinaison Ed., 2013 Claude Mazauric

Rebecca COMAY, Mourning Sickness. Hegel and the Stanford University Press, 2011 Jean-Clément Martin

Marie-Pierre REY, L’effroyable tragédie. Une nouvelle histoire de la campagne de Russie Paris, Flammarion, 2012 Bernard Gainot

Didier MICHEL, Du héros de Rennes en 1788 à la contre-révolution, Blondel de Nouainville, l’itinéraire d’un noble normand Cherbourg, Isoète, 2012 Richard Flamein

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Jean-Clément MARTIN, La machine à fantasmes. Relire l’histoire de la Révolution française 2012 Jacques Guilhaumou

Olivier FERRET, Anne-Marie MERCIER-FAIVRE, Chantal THOMAS (éd.), Dictionnaire des vies privées (1722-1842) Oxford, Voltaire Foundation, 2011 Christian Albertan

Julia V. DOUTHWAITE, The Frankenstein of 1790 and Other Lost Chapters from Revolutionary France Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2012 Jean-Clément Martin

GRAND ORIENT DE FRANCE, 220e anniversaire de la République Actes du colloque du 22 septembre 2012, Paris, Conform, 2012 Pierre-Yves Beaurepaire

Caroline CHOPELIN-BLANC, De l’apologétique à l’Église constitutionnelle : Adrien Lamourette (1742-1794) Paris, Honoré Champion, 2009 Yann Fauchois

Annonces

Vertu et politique : les pratiques des législateurs (1789-2014) Colloque international organisé par le Club des amis de l’Incorruptible (Assemblée nationale), la Société des études robespierristes et le programme ANR Actapol.

Collectionner la Révolution française. Appel à communication Colloque international - Grenoble et Vizille, 23-25 septembre 2015

Vie de la société

Procès-verbal du conseil d’administration de la Société des études robespierristes Séance du samedi 12 janvier 2013

Procès-verbal de l’assemblée générale de la Société des études robespierristes Samedi 23 mars 2013

Procès-verbal du conseil d’administration de la Société des études robespierristes Séance du samedi 22 juin 2013

Procès-verbal du conseil d’administration de la Société des études robespierristes Séance du 28 septembre 2013

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Articles

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L’épiphanie, entre dérision et volonté d’abolition Epiphany : between derision and abolition

Michel Biard

1 Depuis les premiers siècles de l’histoire de la Chrétienté, l’Épiphanie, plus connue sous le nom de Jour des Rois ou Fête des Rois, célèbre la visite rendue par les Mages à celui que les Chrétiens nomment « l’Enfant Jésus ». Melchior, Gaspar et Balthazar figurent donc en bonne place dans les récits diffusés à grande échelle par l’Église, mais, davantage que leurs présents ou l’étoile du berger qui les aurait guidés1, la tradition de la Galette des Rois a marqué la société française depuis la fin du Moyen Âge et certaines de ses racines remontent jusqu’à l’Antiquité2. Chacun connaît cette tradition où une galette, voire un autre gâteau, prête son aspect appétissant au jeu du hasard, avec des parts tranchées et choisies à l’aveugle, parmi lesquelles se trouve dissimulée une fève (réelle ou remplacée, comme aujourd’hui encore, par une figurine). Le convive qui trouve la fève, ou risque de se briser une dent sur la figurine, reçoit le titre de roi et une couronne de circonstance. Comme dans la tradition carnavalesque et dans le charivari, le monde s’en retrouve soudain à l’envers et, le temps de quelques heures, hiérarchies sociales et hiérarchie politique sont donc inversées. D’autres usages sont peu à peu venus s’ajouter à ceux-ci, telles l’obligation du convive couronné à offrir la prochaine galette, la désignation du plus jeune enfant qui doit se placer sous la table pour déterminer l’attribution des parts, ou encore la présence de deux couronnes et donc de deux vainqueurs (si possible un roi et une reine, parité oblige). Quant à la tendance des parents à favoriser le sort, elle ne date sans doute pas d’hier ! L’ensemble de ces usages comprend deux éléments permanents : la place d’un gâteau qui renvoie à l’empire des blés, de la farine et du pain, avec toutes ses symboliques et ses hantises3 ; le choix d’un roi grâce au jeu du hasard. Avant la Révolution, dans un royaume de France où le monarque ne saurait être issu d’une pareille loterie, « tirer les rois » ne peut avoir d’autre sens qu’un éphémère jeu de rôles, avec des monarques d’un jour qui ne songent pas une seconde à remettre en cause le pouvoir d’une dynastie pluriséculaire4. Pas d’autre sens ? Voire… Plusieurs mazarinades avaient déjà utilisé le thème du « roi de la fève » comme arme de satire5 ; puis, au siècle suivant, Diderot avait osé risquer à ce

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sujet des vers très ouvertement hostiles à l’Église catholique et à la monarchie6, vers souvent évoqués par d’autres auteurs sous le nom de « Code Denis »7. Dans les années 1770-1780, toute une culture populaire de contestation et de satire n’hésite pas davantage à évoquer la Galette des Rois pour se gausser du « roi de la fève »8, ce qui peut le cas échéant occasionner des applications concrètes. Mais avec le séisme politique de 1789, des brèches encore plus importantes s’ouvrent, la liberté de parole accompagnée de la formidable diffusion de la presse et des pamphlets faisant le reste.

2 Avant même le renversement puis l’abolition de la monarchie, plusieurs auteurs s’amusent avec la tradition, ici pour ironiser sur le pouvoir de Louis XVI et de ses aïeux, là pour suggérer que le sort pourrait bien donner la fève à…la Nation ! Coup du sort bien utile qui permettrait de raccourcir non le roi, mais la trilogie « la Nation, la Loi, le Roi », ainsi réduite à une association binaire. Auprès de ces quelques audaces des années 1790-1792, qui se limitent pour l’essentiel à l’arme de la dérision, alors chère aux pamphlétaires et caricaturistes, 1793 et l’an II font figure de choc. Désormais, il ne s’agit plus de se gausser d’un souverain qui ne serait pas davantage qu’un risible « roi de la fève », mais bel et bien d’en finir avec une tradition que ne peuvent plus tolérer des républicains. Au moment où le mot « roi » tend à disparaître des noms de communes aussi bien que des pièces de théâtre, tandis que des « sages » remplacent les rois dans les jeux de carte (quand ce n’est pas un « sans-culotte de pique » qui se substitue directement au roi de pique) et que le jeu d’échec voit le roi transformé en tyran auquel il faut justement faire échec, l’Épiphanie constitue une cible tentante dont s’emparent tous ceux qui entendent mener des combats de plume au service des combats politiques.

3 Dès janvier 1790, Les Actes des apôtres, l’une des feuilles les plus hostiles aux bouleversements en cours, donnent le ton avec la description d’une séance « du club de la Révolution » qui réunit plusieurs centaines de membres autour d’une galette destinée à célébrer l’Épiphanie. Tradition oblige, celui qui manie le couteau met en réserve un des morceaux du gâteau, la fameuse « part du pauvre »9. Malchance ou fatalité pesant sur la jeune Révolution, la fève se trouve dans ce morceau mis de côté, aussitôt rebaptisé « part du diable ». Aucun « roi de la fève » n’émergeant dans ces conditions de la masse des participants, la confusion s’empare de la réunion, autrement dit survient ce que le rédacteur estime être « l’anarchie ». Comble de malchance ou destinée fatale d’un système politique qui s’en remettrait au sort, voire au diable, pour choisir son roi ? Toujours est-il qu’un incendie éclate et ravage « la corniche du couronnement », tandis que les membres du club, déconfits, quittent les lieux pour se retirer dans l’espace privé qu’ils auraient somme toute mieux fait de ne jamais quitter10. On ne joue pas impunément avec la monarchie, même au moment de l’Épiphanie. Publiée elle aussi en janvier de cette année, une petite comédie, intitulée Le Nouveau Gâteau des Rois, ou le Roi de la fève, pourfend à son tour ces « Messieurs de l’Assemblée des Communes & de l’Assemblée Nationale qui tous les jours sèment, mal à propos, des perles devant un tas de pourceaux qui ne demandent que du gland ». L’auteur regrette par ailleurs que Mirabeau et Sieyès n’aient pas encore été pendus, puis a soin de défendre La Fayette, ce qui laisse deviner certains de ses liens…11 Au terme d’une soixantaine de pages aussi politiques que fantaisistes, l’heure devenue tardive, Monsieur Morize, le personnage principal de la pièce, qui a eu la fève, ordonne à tous de se retirer et conclut : « […] ce qui me console, c’est que me voilà débarrassé du poids de ma grandeur. Ah ! f[outre] foi d’honnête homme, c’est pesant une Couronne :

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heureux qui n’est que le Roi de la fève ». Sort également des presses en 1790 un petit ouvrage dont les titre et lieu de publication manifestent une volonté similaire d’user de l’arme de la dérision, à défaut d’indiquer avec clarté son positionnement politique, dès lors que celui-ci peut aussi bien être habilement dissimulé derrière l’ironie : « Etrennes à la vérité, ou Almanach des aristocrates […] Pour la présente année, seconde de la Liberté, 1790, A Spa, Chez Clairvoyant, Imprimeur-Libraire de leurs Altesses Royales et Sérénissimes, Nosseigneurs les princes fugitifs, à l’enseigne de la Lanterne ». Ainsi placé sous la double autorité des princes émigrés dans l’été précédent et de la lanterne qui a servi au lynchage de Bertier et de Foullon, le 22 juillet 1789, l’almanach annonce la prochaine suppression de la fève dans les galettes : « La fève que les gâteaux recevaient dans leur sein les années précédentes, à l’occasion du jour des rois, pour savoir lequel des convives le sort honorerait de ce nom, sera supprimée cette année ; parce que toutes les fois qu’un empire s’érige en république on doit en bannir les usages qui réveillent le souvenir d’un mot que les romains, dans un temps libre, ne prononçaient qu’avec horreur ; ou si la force de l’habitude permet que celui qui se l’attribuait le conserve encore, alors on le comparera avec raison au roi Soliveau ou à celui de la fève »12. Entre le « roi de la fève » et le « roi Soliveau », cher à La Fontaine13, un même ridicule anéantit ceux qui se voient attribuer le titre, aussi le mieux est-il encore, sinon de faire disparaître la galette, à tout le moins d’en proscrire la fève.

4 Le mois de janvier 1791 offre une seconde occasion à l’inspiration, plus ou moins riche, des hommes de plume14. Du royaliste Journal de la Cour et de la Ville qui se moque d’une Assemblée constituante défendant de « chômer la fête des Rois »15 à la très patriote Feuille villageoise qui se borne à filer la métaphore sur la trilogie « La Nation, la Loi, le Roi », bien sûr pour mieux faire triompher la première16, plusieurs journalistes brodent sur ce thème. Ils n’hésitent pas à polémiquer par numéros interposés, à quelques jours ou semaines de distance. La Feuille villageoise a-t-elle ainsi suggéré un partage de la galette en trois et une fève dissimulée dans la part échue à la Nation, le Journal de la Cour et de la Ville réplique en imaginant une trame pour le moins différente, intitulée « Le gâteau des 1 200 Rois »17 : « Sortant du Club-Tripot, nos fabricants de lois, Ne voulant déroger, même en faisant bombance, Une fois prirent dessein, en gens de conséquence, De boire en vrais Mylords, & de faire les Rois, Non pas comme ils les font au noir aéropage ; Pour cette fois, c’était plus sûr pour eux ; Il s’agissait d’un important partage. Tout en sablant le Bordeaux le plus vieux, Voici donc quelle fut la motion du plus sage. « Songeons à nous ; il en est temps, Messieurs ; Tandis que sourdement le grand œuvre s’achève, N’oublions pas qu’il a commencé par la Grève, Et que c’est encore là qu’il pourrait bien finir. Pour mieux chasser ce triste souvenir, Et ne pas nous borner à n’avoir fait qu’un rêve, Ne faisons point ici dépendre d’une fève Notre sort ! Nous tenons le souverain couteau Qui, sans pitié, coupe tout, taille & rogne ; Ne perdons pas le temps, comme l’ami Jean-Logne ! Entre nous, sans façon, partageons le gâteau […] Il s’agit entre nous de partager la France ; Ce n’est pas trop ; nous sommes douze cents ».

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5 Ici, plus besoin de fève pour décider qui sera le roi, mais, en revanche, la galette n’en existe pas moins et il s’agit désormais de la partager entre les « douze cents » citoyens18 qui conduisent les destinées du pays, sans plus guère se soucier du roi des Français. « Avoir part au gâteau » prend alors bien sûr un sens proche de notre locution « se partager le gâteau », autrement dit prendre sa part d’un profit quelconque, et dans le cas présent répartir en douze cents morceaux non le territoire du royaume, mais le pouvoir. Meilleure façon d’éviter que tout s’achève en place de Grève, où les exécutions sommaires de juillet 1789 sont, selon l’auteur de ce texte, toujours susceptibles d’imitations…

6 Mais un des récits les plus développés de ce début d’année 1791 se trouve dans l’une des petites saynètes mises en scène par Jacques René Hébert. Un numéro de son Père Duchesne, sorti des presses le 8 janvier, porte en effet pour titre : « La soirée des Rois du Père Duchesne ou son souper de Famille avec Jean Bart. Repas patriotique et qui a donné lieu à un entretien très instructif pour les citoyens »19. Le fameux marin20 au langage aussi fleuri que celui de son ami marchand de fourneaux s’invite chez ce dernier pour y fêter l’Épiphanie21. Jean Bart, devenu roi de la fève, s’empresse non seulement de faire honneur à ses compagnons en montrant qu’il sait boire et manger en bon vivant, mais aussi de porter quelques piques contre les rois de France et d’ordonner à ses sujets d’un soir de donner sans crainte leur opinion sur les monarques en général et Louis XVI en particulier. Cela va sans dire, la Mère Duchesne, Jacqueline, s’efforce plus modestement de suivre un débat auquel elle n’entend pas grand-chose, son sexe lui interdisant d’évidence de saisir les places respectivement attribuées par la Constitution en gestation à la Nation et au roi des Français… Le roi de hasard et son ami dissertent sur les défauts et les qualités des monarques, puis insistent sur le fait que désormais la souveraineté appartient à la Nation seule. Quant au roi, ramené à la place de simple « délégué » de la Nation, parmi d’autres, il ne possède plus qu’un « rôle » à jouer. À lui de l’occuper pour le bonheur des citoyens et, à ce prix, il pourra rejoindre feu Henri IV au panthéon des « bons rois ». Rôle à jouer par le véritable roi en application de la Constitution encore en gestation, qu’il va accepter – et non sanctionner22 – en septembre ; rôle joué par le citoyen devenu un éphémère « roi de la fève »… sommes-nous ici en présence d’un simple récit visant à développer une politisation populaire, face à une sorte de rituel conjuratoire où le « père du peuple » peut perdre provisoirement sa place ? Ou bien cela témoigne-t-il de pratiques démocratiques qui renvoient aux usages du mouvement sectionnaire parisien, mais aussi à l’importance du vote et du tirage au sort dans l’Église et donc dans toute une culture chrétienne populaire ? En tout état de cause, comme tout finit en chansons, a fortiori un jour de fête bien arrosée, Louis XVI remplace alors son aïeul dans les couplets entonnés par Jean Bart et les époux Duchesne. « C’est foutu, va-t-on dire ; est-ce que nous ne savons pas tout ce que le Père Duchesne peut nous apprendre sur la fête des Rois ? Mes amis, ce n’est pas sur la fête que je veux vous parler, mais sur une scène qu’elle a occasionnée dans mon ménage. Scène, foutre, tout à fait patriotique & digne de vous être racontée. J’avais rassemblé toute ma famille, mes bougres d’enfants étaient déjà rangés autour de la table, quand Jean Bart arriva. Jean Bart, que vous connaissez pour être mon meilleur ami, se plaça sans cérémonie à ma gauche, la mère Duchesne était à main droite. Allons, foutre, dis-je, voyons qui aura la fève & je fous le couteau dans un gâteau qui n’était pas mince. La fève tombe à Jean Bart & chacun s’applaudit de la faveur qu’il doit au hasard. Que nous levions le coude d’une fièvre, force, que nous portions vingt santés tour à tour, je crois que je puis m’en rapporter à la

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réputation de Jean Bart & à la mienne, & qu’on en sera sûr, quoique je n’en dise rien. Ce qu’on ne sait pas, c’est l’usage que fit Jean Bart de sa puissance. Je suis Roi, nous dit-il, je ne veux point passer mon temps à nommer à des emplois & à des places idéales, mais je demande que nous disions tous notre opinion sur les Rois véritables, & que nos plaisirs mêmes soient, s’il est possible, une source d’instruction. Il faut bien obéir quand un Roi commande, & je donnai l’exemple. Peu de gens savaient, avant la révolution, ce que c’était qu’un roi. Les uns, foutre, croyaient que c’était un être d’une espèce différente que les autres hommes. C’était, selon eux, presque les dieux de la terre, & ils éprouvaient à leur nom un frémissement de crainte & de respect dont ils étaient sûrement bien éloignés de se rendre compte. Les autres, & ce n’était pas sans quelques fondements, éprouvaient une espèce de colère à ce nom seul, & regardaient comme tyrans tous ceux à qui la naissance ou quelques hasards heureux avaient donné une couronne. Enfin, comme je l’ai dit, très peu savaient garder un juste milieu & garder à cet égard les bornes de la modération. On ne devait, foutre, pas s’en étonner, puisque sous les meilleurs rois il n’était pas permis aux citoyens de discuter avec liberté sur les intérêts publics ; & puisque tout ce qui tenait à la cour était comme l’arche sainte à laquelle on n’osait toucher. Cette marque de l’esclavage, ce silence de la servitude, cette empreinte des fers se faisait surtout apercevoir en France. Elle contractait l’esprit public &, foutre, les étrangers ne voyaient sans une sorte de mépris des esclavages qui l’étaient au point qu’ils n’osaient s’en plaindre. Grâce aux écrits de nos philosophes, les lumières se répandirent progressivement. Il a fallu, foutre, qu’elles fassent bien du chemin, puisqu’elles sont parvenues jusqu’à moi qui ne les cherchais pas […] La révolution s’est ainsi opérée & les Rois n’ont plus été aux yeux de tous que les délégués de la nation. La mère Duchesne n’entendait pas trop ce terme ; mais nous mettant Jean Bart & moi que nous parvînmes à lui faire sentir que la nation est enfin seule souveraine & que le rôle de Roi est encore malgré cela bien beau à jouer. Nous bûmes là-dessus plusieurs coups en chantant vive Henri IV, & c., & en accommodant ces paroles comme de manière qu’elles puissent s’appliquer au bon Louis XVI. »

7 Sous la plume d’Hébert, comme pour la plupart des citoyens alors confiants dans l’espoir d’un roi des Français qui saurait faire les bons choix et se rallier à la Révolution, la Fête des Rois sert ici de prétexte à disserter sur la souveraineté, sur les qualités et les défauts de la royauté, mais non à critiquer le « bon Louis XVI ».

8 La rupture de Varennes survenue, les revendications républicaines de l’été vite contraintes à être mises en sourdine, la Constitution présentée à l’acception du roi le 13 septembre suivant, le ton commence pourtant à changer peu à peu. Une semaine plus tard, le 20, la Société des Amis de la Constitution lance un concours pour récompenser l’almanach qui saura le mieux vanter les mérites de la Constitution, méthode inspirée par les concours académiques mais avec des objectifs très politiques. En effet, pour les jacobins, s’il s’agit certes de louer le texte constitutionnel, il convient aussi d’afficher une position de soutien critique, donc de ne pas passer sous silence les passages contestables. Exercice d’équilibriste que celui-ci, dès lors qu’il faut éviter deux écueils, la confiance aveugle et la contestation trop radicale. À ce jeu, Jean-Marie Collot d’Herbois, membre de la Société, rompu aux usages littéraires, triomphe le 23 octobre avec son Almanach du Père Gérard23. En douze entretiens entre un ancien constituant et des paysans d’Ille-et-Vilaine, il parvient à mettre en valeur les principes et les acquis majeurs de la Constitution, tout en parsemant son texte de critiques (contre le droit de veto, le suffrage censitaire, l’esclavage, etc.), de piques contre les adversaires de la Révolution (les émigrés, les prêtres réfractaires, etc.), mais aussi de traits d’humour destinés à faire rire un public populaire. Usant de ces derniers, dans le troisième

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entretien, consacré à la Loi, il mentionne la pratique de la Galette des Rois avec une saillie qui n’est guère respectueuse de la monarchie24 : « Le Père Gérard. Nous avons parlé de la Nation, de la Loi ; nous parlerons du Roi./Un paysan. Justement c’est le jour des rois ; les ferons-nous ensemble ?/Le Père Gérard. Pourquoi pas ? J’aime cet ancien usage ; tirer un roi au sort, à qui aura la fève, c’est réjouissant (il rit avec bonhomie). Ah ! ah ! nos aïeux avaient quelquefois de bonnes idées, ah ! ah ! (Tout le monde se retire) ». Derrière la bonhomie, le ridicule atteint tous les rois de France, y compris, de manière implicite, ce « Louis de Varennes » dont les patriotes se méfient désormais.

9 Pour autant, le malheureux Louis XVI ne fait pas l’unanimité dans le camp de ceux qui stigmatisent la Révolution, car, si les contre-révolutionnaires eux aussi contestent la Constitution, certains n’hésitent pas à mettre en cause un monarque jugé trop faible et incapable de prendre la tête de leur combat. En décembre 1791, le Journal politique, ou Gazette des gazettes revient sur le thème de la Galette des Rois, pour montrer les hésitations des « Amis du Roi » entre soutenir Louis XVI ou se rallier à l’un ou l’autre de ses deux frères émigrés : « Les prétendus Amis du roi sont assez embarrassés depuis que le roi a accepté la Constitution : ils cherchent un autre titre hypocrite pour masquer leur sentiment secret. Les uns veulent s’intituler les Amis de la royauté ; d’autres levant le masque proposent les titres d’Amis des princes ; d’Amis de Monsieur ; d’Amis d’un autre roi. L’un d’eux voulait parier que, dans un mois, Monsieur serait couronné à Metz, M. d’Artois à Lyon, & un infant d’Espagne à Perpignan. Il voulait donner la Corse à la Russie & Marseille à la Suède. Il distribuait la France comme César les provinces romaines. Il prédisait que tout serait exécuté le 6 janvier 1792, & il appelait cela le gâteau des rois. Le corps d’un pareil prophète est digne de servir de pâture aux vautours »25.

10 Si les 6 janvier 1790 et 1791 avaient ainsi permis à quelques auteurs de broder sur le thème de la Fête des Rois, le contexte du 6 janvier 1792 s’avère infiniment plus tendu et donc d’autant plus propice à l’emploi du « roi de la fève » comme arme politique. La veille, une pièce de théâtre de Destival et Plancher-Valcour, Le Gâteau des Rois26, atteste que le partage du gâteau et le tirage de la fève rencontrent à présent un écho lié aux menaces grandissantes d’une guerre prochaine : « Le titre simple de cette pièce cache une idée neuve & heureuse. La liberté rassemble sur les débris de la Bastille les génies des principaux empires de l’Europe ; on sert le gâteau des rois ; on se doute que la France a la fève. À l’instant où toutes les autres puissances vont pour mettre la main au gâteau, le bonnet de la liberté s’élève »27. Cette menace militaire réjouit au contraire le Journal de la Cour et de la Ville, qui annonce de son côté une guerre entre la France et des monarchies européennes, au terme de laquelle ces dernières donneront elles-mêmes « la fête » à l’Assemblée législative : « On assure que l’Assemblée mécontente de tous les souverains de l’Europe va rendre un décret pour défendre de célébrer la fête des rois ; on est persuadé que cette auguste bouderie ne sera point imitée par les souverains & qu’ils vont au contraire se cotiser pour donner une fête à l’Assemblée : la diète de Ratisbonne doit s’occuper de désigner le jour qui lui paraîtra le plus convenable, mais on est à peu près sûr que le choix tombera sur le jour de l’Ascension »28.

11 Le jour où ce numéro du journal sort des presses, Hébert propose une nouvelle fois un récit lié à l’Épiphanie (« Le Gâteau des Rois, ou la Soirée bougrement joyeuse du Père Duchesne »), mais avec un contenu très différent de celui publié un an plus tôt29. Son compagnon de ribote, Jean Bart, ne se présente pas seul à la boutique du marchand de fourneaux, mais accompagné par une douzaine de sans-culottes, ce qui d’emblée

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modifie la donne. Jacqueline, une fois de plus, joue le rôle accessoire de compagne qui ne sert guère à autre chose qu’aux tâches domestiques, et qui naturellement se voit accusée de tricher lors de la répartition des parts de galette. Accompagné par une centaine de bouteilles de bon « rogomme » et par un excellent « fricot »30, le gâteau fait l’objet d’un partage singulier : « Jamais il n’arrive une bonne fête que le Père Duchesne ne se foute en ribote. J’avais invité l’ami Jean Bart & une douzaine de bougres sans façon, comme nous, à faire les Rois avec moi. Ma vieille nous avait fait un fricot à dire que veux-tu ? Et M. Mélange m’avait envoyé une centaine de bouteilles de vin délicieux, non pas de celui qu’il fabrique lui-même pour nos badauds ; il sait bien que le Père Duchesne est gourmet ; c’était, comme on dit, derrière les fagots qu’il l’avait pris. Tout étant prêt pour le souper, arrive le petit pastrop-net du pâtissier Gargoteau notre voisin. Il apporte un large gâteau qui va décider de la royauté. Ah ça, je dis, femme, pas de tricherie, il faut que le sort en décide ; eh, foutre, plût à Dieu qu’il en fût de même de toutes les couronnes. La fortune, toute aveugle qu’elle est, nous servirait mieux que nous-même, & de temps en temps on pourrait voir un honnête homme sur le trône […] au surplus j’imagine un moyen de conserver entre nous tous l’égalité. C’est que chaque part du gâteau nous donne chacun une royauté. Nous nous figurerons que nous sommes tous les potentats de l’Europe, réunis pour jaser ensemble sur la Constitution des Français […] Je fais les parts, & chaque morceau marque la qualité, en réservant la fève pour le roi des Français ; de franc jeu, foutre, elle me tombe ; c’est un bon & un mauvais lot, en marchant droit c’est le plus beau titre qu’un homme puisse désirer ; sinon, foutre, j’aimerais mieux mille fois continuer de faire mes fourneaux […] Après avoir bien bu, bien crié le roi boit, nous nous séparâmes bien contents d’être délivrés de notre fardeau ; de toutes les royautés celle de la fève est la seule qui vaille quelque chose, & qui ne fasse point de mal, foutre ».

12 Outre le partage égalitaire avec une fève tout de même encore réservée au roi des Français, la fête est ici marquée par les sentiments nouveaux de celui à qui échoit le royaume de France. Un an plus tôt, Jean Bart, devenu « roi de la fève », se voulait un souverain modèle autorisant les citoyens à donner en toute franchise leur opinion, tandis que la ribote s’achevait par des couplets chantés en l’honneur de Louis XVI. Cette fois, le Père Duchesne en personne hérite de la fève, présent jugé bien encombrant qui lui offre l’occasion d’exprimer sa méfiance vis-à-vis de « Louis le faux » et son scepticisme grandissant quant à la monarchie constitutionnelle. Certes, Hébert vante encore le titre de roi des Français, mais c’est pour mieux souligner les qualités de la « royauté de la fève », la seule qui ne fasse de tort à personne31.

13 Beaucoup plus radical, un article des Révolutions de Paris, sous couvert de longues explications historiques sur la Fête des Rois, reprend certes la thèse d’un « roi de la fève » qui, une fois l’an, ne fait de mal à aucun citoyen tout en amusant chacun et chacune, à l’instar d’autres rois de circonstance présentés en une énumération fantaisiste destinée à tous les ridiculiser. Mais l’auteur du texte ajoute également des critiques contre la monarchie considérée comme une « monstruosité » et contre le pouvoir de Louis XVI (ainsi sur le droit de veto), des allusions au prétendu penchant de ce dernier pour les boissons alcoolisées… avant de promettre à ses lecteurs la chute prochaine non seulement de Louis XVI, mais de tous les rois : « Les hommes en société se sont donné des rois de plus d’une sorte : outre les rois par la grâce de Dieu, ou plutôt du peuple, il y a eu le roi de la basoche, le roi des merciers, le roi des violons, le roi des ribauds, le roi des barbiers, le roi des arpenteurs, le roi des pèlerins, le roi des poètes… & c. Mais l’espèce la plus innocente de toutes est sans contredit le roi de la fève.

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À la fin de décembre, pendant les saturnales romaines, il était d’usage que les enfants des esclaves tirassent au sort avec des fèves à qui serait roi. Les Romains, dans leur bon temps, trop amis de la liberté pour se donner un roi, même par dérision, n’étaient pas fâchés de voir la famille de leurs esclaves s’amuser à ce jeu servile qui entretenait ceux-ci dans cet esprit de dépendance qu’un maître aime tant à trouver dans ses valets. La religion, qui n’a jamais fait des hommes libres, conseilla à nos bons aïeux, à l’occasion de la fête des trois rois, d’imiter les enfants des esclaves à Rome & de célébrer aussi, au commencement de janvier, des espèces de saturnales chrétiennes. Nos rois eux-mêmes, dans l’intérieur de leurs palais, consentirent à jouer leur couronne & à laisser passer leur sceptre en d’autres mains pendant tout un banquet ; dès lors gentilshommes & manants, tout le monde voulut tâter de la royauté au moins une fois l’an. Dans les maisons opulentes & sottes, cette fête se célébrait avec beaucoup de gravité. Le roi de la fève & ses sujets remplissaient leur rôle comme d’après nature. Dans les familles de la classe mitoyenne, la fête des rois était une orgie fort gaie quoique sobre ; les saillies les plus républicaines, les vérités les plus dures, excitées par le vin, volaient de bouche en bouche, & le sire du gâteau y prêtait lui-même le flanc avec complaisance ; il ne manquait à la fête que le véritable sire lui-même ; caché derrière la tapisserie de la salle à manger, il y aurait reçu de fort bonnes leçons. La révolution a un peu ralenti ce genre de plaisir de la table : on est si las aujourd’hui d’un roi dans la réalité que beaucoup de patriotes ne se sont pas même soucié d’en faire la parodie le verre à la main ! Cette monstruosité politique fait tant de mal au cœur en ce moment que, bien loin de s’en occuper pour en faire sentir le ridicule & l’absurdité, on voudrait pouvoir en effacer jusqu’au souvenir. Puisse la chute du roi de la fève présager celle des autres ! Néanmoins l’habitude a encore prévalu cette année dans un assez bon nombre de coteries. Tous les collégiens & les maisons particulières d’éducation ont été fidèles à l’usage, ce despote des pédants & des sots. Dans l’un de ces endroits des faubourgs de Paris, où plusieurs personnes des deux sexes se réunissent moyennant une pension & mangent en commun, la fève échut à un individu assez mal avisé pour prétendre qu’en sa qualité de roi il devait à lui tout seul disposer des bouteilles de vin de Champagne & ne permettre aux autres convives, devenus ses sujets par la loi du sort, que le plaisir de le regarder boire & de crier le roi boit. À chaque mention de faire faire la ronde à un nouveau flacon, il s’en emparait & disait : j’examinerai. C’en est trop, M. le sire, lui dit un buveur qui mourait de soif, vous ressemblez trop à une constitution. Point de veto, s’il vous plait. Roi de la fève ! veillez à ce que rien ne manque sur la table, à ce que tout y soit servi abondamment & à point. Mais vous outrepassez vos fonctions en voulant frapper d’un veto les flacons de vin & nos verres. Si tandis que vous examinerez, nous mangeons toujours sans boire, à coup sûr vous nous ferez étouffer, & tout le Champagne restera à sa majesté & à son auguste compagne. Seraient-ce là vos intentions ? Elles sont bien dignes d’un monarque comme il y en a tant ; mais un roi de la fève doit se conduire autrement & ne donner que de bons exemples : ainsi donc, Sire, point de veto, s’il vous plaît, ou gare à l’insurrection ; car, tenez-vous le pour dit, & nous le ferons comme nous vous le disons, au premier veto que vous frapperez, nous nous chaufferons avec votre sceptre, & nous enverrons notre roi & notre reine à l’office pour y préparer nos compotes. L’adresse produisit son effet, & le roi de la fève ne trancha plus du roi de France »32.

14 Enfin, le même journal rapporte d’autres cas, supposés avoir été observés dans Paris. Ici, la fève échoit à un domestique servant aux cuisines et l’assemblée conviée pour la fête s’écrie : « Dieu soit loué ! le roi est enfin à sa place ; qu’il s’y tienne ! ». Là, « dans une maison d’aristocrates, très connue […] » la réunion festive se transforme en manifestation contre-révolutionnaire, mais le « roi de la fève », pris d’ivresse, laisse

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tomber son verre et perd la fève, que nul ne parvient à retrouver. Le verre brisé, signe de malheurs pour les années à venir, jette la consternation et la reine d’un soir cherche en vain à rassurer son royal époux : « […] un roi détrôné ne se trouve pas plus sot »… Quelle que soit la ficelle utilisée pour chacun de ces petits récits pleins d’humour, l’issue en reste inchangée, avec la disparition prochaine de la monarchie française, prophétie réalisée le 10 août suivant. La traditionnelle formule « le roi boit », déjà à la source de commentaires divers33, permet alors des mises en application très politiques, comme à Blois où une statue royale finit dans le fleuve sous ce cri poussé hors saison mais fort opportunément34.

15 À l’automne 1792, nul ne songe plus à la Fête des Rois, nombre d’autres urgences s’imposant sur le devant de la scène. Néanmoins, quelques mois suffisent pour que le sujet redevienne d’actualité, qui plus est avec le procès de Louis Capet. Le dimanche 6 janvier 1793 s’inscrit en effet au cœur du jugement par la Convention nationale du monarque détrôné. Désormais, moins que de supprimer une fête devenue suspecte par la seule évocation de rois, fussent-ils imaginaires, il s’agit d’en changer la nature, de manière à célébrer la République et ses défenseurs. Pour les plus modérés, la symbolique modifiée peut suffire à conserver presque en l’état une fête fort appréciée des citoyens et qui fait les délices des enfants. Ainsi, après avoir observé « […] que le gâteau peut avoir encore de nombreux partisans, parce que les prérogatives qui y sont attachées sont agréables ; qu’on ne choisissait pas la moins belle pour sa reine, & que plus d’une fois l’amour a couronné le roi de la fève […] », un journaliste suggère de se contenter de rebaptiser la Fête des Rois pour la transformer en Fête de l’Égalité, tandis que les convives boiront aux succès des armées de la République, avant de porter dans un proche avenir un toast aux révolutionnaires anglais victorieux de leur propre tyran35. Pour d’autres, semblable solution ne saurait être viable, aussi le débat est-il reproduit devant la Commune de Paris, au Club des Jacobins et devant la Convention nationale, ce dont plusieurs journaux ne manquent pas de se faire l’écho. Le 30 décembre 1792, Manuel, alors l’un des secrétaires de la Convention, intervient devant celle-ci pour réclamer l’abrogation pure et simple de la Fête des Rois, sous prétexte qu’elle lui semble par nature contre-révolutionnaire36. Il ne parvient à s’attirer que des rires et ses collègues décident aussitôt de « passer à l’ordre du jour », selon l’expression alors consacrée qui marque la fin d’un débat et/ou le rejet d’une proposition. Conscients de ce que cette dernière s’inscrit aussi dans un contexte d’hostilité à l’Église, plusieurs journalistes ne se privent pas de l’occasion pour tourner en dérision la motion, l’un se demandant si « M. Manuel » était vraiment bien réveillé au moment de son intervention37, l’autre déplorant la « puérilité » de sa démarche38, tandis que les Révolutions de Paris se bornent à constater que la représentation nationale n’a point à s’occuper d’une telle décision, dans la mesure où elle ne saurait appartenir qu’à l’ensemble des citoyens39. Pourtant, le débat rebondit aussitôt à la Commune, sans autre succès que la décision d’un changement de nom40, puis aux Jacobins où un proche de Jacques Roux, Varlet, vient proposer un hymne en l’honneur des sans-culottes qui puisse être entonné lors d’une Fête des Rois rebaptisée Fête des Sans-Culottes. Outre, là aussi, une référence explicite au rôle du clergé dans les fêtes traditionnelles assortie d’une charge anticléricale, son discours renvoie directement aux décisions de la Commune. Qui plus est, le vocabulaire choisi ne saurait ressortir à un quelconque hasard. En effet, les membres de la Commune sont ici supposés avoir le pouvoir de « décréter », en vertu d’une « législation » qu’ils exerceraient. Pareil discours est bien

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sûr sous-tendu par une conception de la démocratie qui ne saurait passer uniquement par une Assemblée de représentants du peuple légiférant au nom de ce dernier : « C’est aujourd’hui la fête de la liberté ; ce jour, autrefois, était consacré à la superstition et au royalisme ; les prêtres seuls fêtaient le jour des rois ; aujourd’hui, tous les vrais patriotes vont fêter un jour qui est devenu la fête des sans-culottes. Vous n’ignorez pas, citoyens, que la municipalité, exerçant sa législation sur le calendrier national, a décrété que la fête ci-devant des rois serait la fête des sans- culottes. C’est donc aujourd’hui la fête des vrais sans-culottes, des Amis de la liberté et de l’égalité. Célébrons donc ce jour immortel, Jacobins. J’ai composé pendant ma maladie un hymne en l’honneur des sans-culottes, je crois que cette chanson est digne d’être chantée dans cette Société ; je demande, en conséquence, que, pour célébrer la fête des sans-culottes, la Société me permette de chanter un hymne en honneur de la liberté (Applaudi) »41.

16 Lors de cette séance, le jour même de l’Épiphanie, la Société des Jacobins accueille les candidatures de Chaumette et Hébert, tandis que ce dernier publie dans son journal un nouveau récit de ribote entre le Père Duchesne, Jean Bart et leurs amis « francs du collier », sous le titre « La grande joie du Père Duchesne et ses grands préparatifs pour s’en foutre une pille éternelle en mangeant le gâteau des Sans-Culottes, à la place de celui des Rois. Son invitation à tous les braves bougres qui aiment la Liberté et l’Égalité de suivre son exemple, et de célébrer la Fête de l’Égalité ». Le marchand de fourneaux se fait le défenseur de Chaumette et de ceux qui veulent supprimer la Fête des Rois, mais avec une démonstration pédagogique visant à expliquer à ses lecteurs des milieux populaires qu’il ne s’agit en rien de les priver ni des plaisirs de la fête, ni de la dégustation des galettes. Loin de se préoccuper du sort des rois, dans la mesure où ceux-ci seront, selon lui, bientôt tous anéantis (Louis XVI étant de fait « rasé » quelques jours plus tard), le Père Duchesne suggère simplement de modifier les règles de la fête. Là où le « roi de la fève » exerçait son éphémère souveraineté sur ses sujets d’un jour, le sans-culotte élu par le hasard du tirage de la fève sera uniquement celui qui animera les débats politiques entre égaux, chacun des sans-culottes présents ayant un droit de parole identique à celui de ses frères et amis. Tout au plus convient-il de noter qu’Hébert assortit son récit d’un contenu social, avec le rappel des tricheries d’autrefois pour attribuer la fève à un personnage puissant. Pour autant, si ce passage est susceptible de jeter « l’aristocratie des riches » en pâture à des sans-culottes avides d’une égalité qui ne soit pas simplement civique, il s’accompagne d’un appel à respecter ceux qui parlent au nom de la loi (que celle-ci renvoie en réalité aux décrets de la Convention nationale ou aux simples arrêtés pris par la Commune de Paris) : « Comment donc, foutre, se peut-il que le plus beau jour de l’année, celui destiné à la joie, s’appelle la fête des rois ? Faut-il donc que le souvenir de nos tyrans nous poursuive jusque dans nos plaisirs ? Mais la plupart des hommes ne voient pas plus loin que leur nez, et, au lieu de s’attrister en songeant qu’ils ont des maîtres, ils désirent au contraire le devenir eux-mêmes. Chacun veut être roi au moins un jour dans l’année et, comme la royauté n’est jamais gagnée de beau jeu, la fève est toujours destinée au principal personnage de la fête. Ce n’est jamais le marmiton de la maison à qui elle tombe. Mais on a grand soin de marquer le gâteau pour la faire glisser en douceur à monsieur le marguillier ou à monsieur le curé. Moi, foutre, qui n’ai jamais aimé la tricherie, je me souviens qu’étant petit marmotin je jurais tous les ans comme un possédé pour avoir cette fève, non pas pour l’honneur qu’elle procurait, mais parce que je croyais qu’elle donnait la meilleure part du gâteau […] Père Duchesne, me disait l’autre jour ma Jacqueline, qui lève aussi bien le coude que moi, et qui tient tête à l’ami Jean Bart, est-ce que nous n’allons plus faire les rois ! Non, foutre, lui réponds-je, les rois sont rasés, il faut en effacer jusqu’à la dernière

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trace, et j’aimerais mieux ce jour-là être réduit à l’eau que d’entendre crier chez moi le roi boit. Est-ce que le compère Chaumette, répondit-elle, veut encore foutre son nez là et faire rafle de nos gâteaux, comme il a fait des réveillons ? Femme, réfléchissez avant que de parler. Chaumette n’est pas plus l’ennemi des réveillons que moi. Tu sais que c’est un bougre sans façon, et qui s’en fout aussi proprement une pille quand il le faut. Il sait qu’un moment de plaisir fait oublier une année de misère, et au lieu de blâmer les réveillons il serait venu faire chorus avec nous si les réveillons ne troublaient pas la tranquillité publique […] Par ainsi, ma vieille, finis ton caquet et respecte ceux qui parlent au nom de la loi. Écoute, fais nous un bon gâteau comme de coutume, mets-y même une fève, ce ne sera pas celle du roi, mais celui qui la gagnera, et sans tricherie, foutre, sera proclamé le plus véritable Sans- Culotte des Sans-Culottes. À chaque fois qu’il boira, au lieu de gueuler le roi boit, on s’égosillera en criant vivent les Sans-Culottes. On ne lui rendra aucuns honneurs, car les Sans-Culottes ne hument pas cette fumée de l’ancien régime ; mais, foutre, on lui dira toutes ses vérités et il ripostera sur le même ton. On entremêlera tous ces propos de chansons patriotiques, et à chaque couplet on graissera l’archet avec du bon Bordeaux ou du Bourgogne »42.

17 De son côté, après une nouvelle et longue description des racines lointaines de cette Fête des Rois qui « […] dans sa première origine, était bien touchante, bien respectable », et soucieux de remplacer davantage que de détruire, l’auteur des Révolutions de Paris plaide pour une véritable réflexion sur le sujet : « Un arrêté de la commune change le jour des rois en fête des sans-culottes. À la bonne heure ! Mais cela ne suffit pas. Cette innovation est trop vague. Il faut, quand on veut détruire un vieil usage, le remplacer par un autre bien circonstancié, afin que l’attrait de la nouveauté serve de recommandation à la sagesse du motif »43. Vain plaidoyer que celui-ci, puisque la Fête des Sans-Culottes ne devait guère avoir d’avenir, tandis que le souvenir de celle consacrée aux trois Mages ne méritait plus qu’on le combatte un an plus tard, alors que le mouvement déchristianisateur avait nettement élargi le champ des possibles en matière de contestation contre l’Église et les fêtes chrétiennes. En janvier 1794, Hébert lui-même ne se donne pas la peine d’une nouvelle scène de ribote entre le Père Duchesne et ses amis, alors qu’il utilise toujours le thème de la fève pour dénoncer la rapacité des souverains coalisés contre la France44. En ces premiers mois de l’an II, la Commune de Paris doit, pour sa part, se résoudre à constater son impuissance à faire respecter les interdits sitôt que ceux-ci touchent à des traditions solidement ancrées. Des procès-verbaux font état de discussions pour le moins étranges à l’heure où la situation politique, militaire, économique, de la République devrait conduire les comités de surveillance à s’occuper de suspects autrement plus inquiétants que les pâtissiers et les amateurs de galettes… Une feuille rapporte ainsi une séance de la Commune de Paris du 17 nivôse an II (soit le jour de l’Épiphanie, le 6 janvier 1794), au cours de laquelle un orateur du comité révolutionnaire de la section de la Maison commune dénonce le fait que des Galettes des Rois sont produites par des pâtissiers en plein cœur de la capitale de la République : « Sur une dénonciation à nous faite, que l’on criait encore la fête des rois, que l’on vendait des gâteaux à la fève, des commissaires se sont assurés du fait (il montre des gâteaux, on applaudit ; il cite des pâtissiers chez lesquels ils ont été saisis). Considérant que les pâtissiers qui font des gâteaux à la fève ne peuvent avoir de bonnes intentions ; que même plusieurs particuliers en ont commandé sans doute dans l’intention de conserver l’usage superstitieux de la fête des ci-devant rois, le comité a arrêté que le conseil général sera invité d’envoyer à l’instant une circulaire à tous les comités révolutionnaires, pour les engager à employer toute leur surveillance pendant cette nuit et les suivantes, pour découvrir et surprendre les

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pâtissiers et les orgies dans lesquelles on fête et on fêtera l’ombre du dernier tyran »45. Resterait bien sûr à pouvoir faire la part de ce qui relève ici d’un simple maintien de la tradition (la « superstition » pour reprendre le vocabulaire du comité révolutionnaire), du refus d’une ingérence des autorités révolutionnaires dans ce qui a trait à la sphère privée, mais aussi – pourquoi pas – d’une résistance liée à un positionnement politique hostile à la Révolution.

18 Quoi qu’il en soit, en l’an III, quelques traces subsistent encore de cette Fête des Sans- Culottes, à laquelle un chansonnier consacre quelques vers faciles46, néanmoins leur « défaite » politique47 provoque de facto la disparition de la fête, à défaut de ramener celle des rois qui demeure bannie du programme festif annuel voulu par les hommes de l’an III et du Directoire48. Le retour des Bourbons49 et l’influence du clergé catholique allaient faire renaître une fête qui est toujours célébrée en nos premières années du XXIe siècle. Reste à se demander quelle proportion des actuels amateurs de galettes donne un sens religieux à la réunion festive de l’Épiphanie et plus encore combien sont ceux de nos concitoyens aujourd’hui susceptibles d’établir un quelconque lien politique entre la fête et la monarchie ? Le tout alors même que sont, en revanche, encore très populaires le fameux dire de Marie-Antoinette sur la « brioche »50, mais aussi le thème du « boulanger », de la « boulangère » et du « petit mitron », tous liés à l’idée d’un roi père nourricier de ses sujets. Entre ce roi nourricier et le roi de la fève existent des liens aussi évidents que « pâtissiers », a fortiori si, en temps de Révolution et de désacralisation du roi, ce dernier en vient à se muer en « roi ogre », en « monstre » politique, qu’il convient d’éliminer.

NOTES

1. Louis-Sébastien Mercier ne se prive pas de souligner, d’une part, cette distinction entre les croyances et les usages, d’autre part, les intérêts commerciaux en jeu : « La fête des Rois et le tirage du gâteau subsistent toujours. Cette très ancienne coutume se transmet de père en fils. Les incrédules et les impies, qui se moquent de l’étoile des trois mages, célèbrent néanmoins cette fête comme les autres. Les festins ne rencontrent point de négatifs. C’est une branche de commerce pour la pâtisserie, dont la vente est considérable ce jour-là […] Tous les gens de bouche sont fort occupés pendant cette huitaine ; et l’on voit que toute fête fondée sur la bâfre, sera et doit être immortelle » (Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, chapitre CDXCIV, Édition établie sous la direction de Jean-Claude BONNET, Paris, Mercure de France, 1994, tome I, p. 1 352-1 353). Pâtissiers et boulangers étaient par ailleurs en rivalité dans cette opportunité commerciale : « Pour les personnes qui, n’étant point dans l’habitude de faire et de cuire leur pain, l’achetaient chez le boulanger, c’était celui qui leur fournissait, ce jour-là, le gâteau des Rois. À Paris même, chacun de ces artisans était dans l’usage d’en envoyer un à ses pratiques : mais, au commencement du dix-huitième siècle, les pâtissiers s’avisèrent de réclamer contre une coutume qui empiétait sur leurs droits ; et le Parlement, sur leur requête, rendit en 1713, et en 1717, un Arrêt qui défendit à ceux-ci de faire à l’avenir et de donner aucune sorte de pâtisserie, d’employer du beurre et des œufs dans leur pâte, et même de dorer leur pain avec des œufs. La défense au reste n’a guère eu d’effet que pour la capitale. L’ancien usage subsiste toujours dans la

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plupart des provinces » (Pierre J. B. LE GRAND D’AUSSY, Histoire de la vie privée des Français, depuis l’origine de la nation jusqu’à nos jours, par Le Grand d’Aussy. Nouvelle édition […] par J. B. B. de Roquefort, Paris, Laurent-Beaupré, 1815, tome II, p. 282-285). 2. Philippe ROUILLARD, Les Fêtes chrétiennes en Occident, Paris, Cerf, 2003, p. 27-32 (avec plusieurs références bibliographiques indiquées p. 32, notamment aux travaux de Bernard Botte sur la Noël et l’Epiphanie). Le mélange d’origines chrétiennes et païennes suscite d’ailleurs des controverses, ainsi au XVIIe siècle où toute une prose hostile vise cette fête accusée de susciter des troubles et des déviations religieuses : Jean DESLYONS, Discours ecclésiastiques contre le paganisme des Rois de la fève et du Roi-boit (…), Paris, Desprez, 1664 ; Nicolas BARTHÉLEMY, Apologie du banquet sanctifié de la veille des Rois, Paris, Tompère, 1664 ; Jean DESLYONS, Traités singuliers et nouveaux contre le paganisme du Roi-boit (…), Paris, Veuve Savreux, 1670. 3. On renvoie ici aux travaux de Steven KAPLAN, Le complot de famine. Histoire d’une rumeur au XVIIIe siècle, Paris, A. Colin, 1982 ; id., Le meilleur pain du monde. Les boulangers de Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1996 (tous deux également publiés en langue anglaise l’année de l’édition française). 4. Ce qui n’empêche pas le développement d’idées fantaisistes participant peu ou prou à la désacralisation de la monarchie, comme l’observe Mercier : « Le savetier en famille est toujours roi ; car il est plus obéi dans sa maison, que le président ne l’est dans la sienne. Mais ce jour-là il parodie la majesté : il croit fermement, ainsi que tous ses confrères, que les souverains et les princes ne s’occupent dans leurs palais qu’à boire, manger et se réjouir. Il ne leur attribue aucune peine, aucun souci, aucun travail, parce que leur table est toujours bien servie. C’est aussi le jour où, dans tout Paris, le peuple fait les réflexions les plus bizarres sur la royauté. On voit qu’il ne la considère que sous les plus faux rapports, et que toutes ses idées rétrécies sont, pour ainsi dire, des idées asiatiques. Oh, qu’il est loin de concevoir ce qu’il devrait entendre ! » (Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, op. cit., tome I, p. 1 352-1 353). 5. Ainsi, Les Rois sans Rois, ou Réflexions des Rois de la fève sur l’enlèvement du Roi hors sa Bonne ville de Paris, sl, sn, 1649 ; ou encore Le Testament du diable d’argent avec sa mort et les plaintes d’un Roi de la fève, Paris, sn, 1649. 6. « […] C’est alors qu’un trône vacille ; / Qu’effrayé, tremblant, éperdu, / D’un peuple furieux le despote imbécile, / Connaît la vanité du pacte prétendu. / Répondez, souverains : qui l’a dicté, ce pacte ? / Qui l’a signé, qui l’a souscrit ? […] / J’en atteste les temps ; j’en appelle à tout âge ; / Jamais au public avantage / L’homme n’a franchement sacrifié ses droits ; / S’il osait de son cœur n’écouter que la voix, / Changeant tout à coup de langage, / Il nous dirait, comme l’hôte des bois : / " La nature n’a fait ni serviteur ni maître ; / Je ne veux ni donner ni recevoir de lois” ; / Et ses mains ourdiraient les entrailles du prêtre, / À défaut d’un cordon pour étrangler les rois. […] » (« Abdication d’un roi de la fève l’an 1772, ou les Éleutéromanes. Dithyrambe », cité dans Œuvres de Denis Diderot (…), Paris, Desray et Deterville, an VI -1798, tome XV, p. 488-498). 7. En janvier 1770, Grimm note : « La royauté étant tombée en partage à M. Diderot, au dîner où nous étions, il n’a pas voulu laisser languir ses sujets ; il a publié ses lois successivement pendant qu’on était à table, de sorte qu’avant de sortir et de déposer son sceptre, tous les devoirs de législation se trouvèrent remplis par l’impromptu que vous allez lire : Le Code Denis (…) » (Friedrich Melchior GRIMM, Correspondance littéraire, philosophique, critique […], Paris, Buisson, Édition de 1812, tome I, p. 24-25). Ce « Code », qui évoque un royaume où « le sujet règne sur son roi », est ainsi signé : « Denis, sans terre, ni château, Roi par la grâce du gâteau ». Diderot revient sur ce texte deux ans plus tard et rédige à ce moment les vers cités à la note ci-dessus, sous prétexte d’avoir été « roi de la fève » trois fois consécutives : « Trois années de suite, le sort me fit roi dans la même société. La première année, je publiai mes lois sous le nom de Code Denis. La seconde, je me déchaînai contre l’injustice du destin, qui déposait encore la couronne sur la tête la moins digne de la porter. La troisième j’abdiquai ».

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8. « Que le roi de la fève est un bien pauvre Sire » (Le roi de la fève, de Mugnerot, dans Le Trésor du Parnasse, ou Le plus joli des recueils, Londres, sn, 1770, tome VI, p. 56). Mentionnons aussi la chanson populaire « Le Roi de la fève » par Maréchal (L. CASTEL, Nouvelle anthologie, ou choix de chansons anciennes et modernes, Paris, Librairie ancienne et moderne, 1828, volume 1, p. 322-323). 9. La part est également nommée « part du bon Dieu ou de la Sainte Vierge ». Voir ce que Le Roux dit du « morceau supernuméraire des parts de ce gâteau » dans son Dictionnaire comique, où il évoque aussi la « cérémonie » chez « les personnes de qualité » (Philibert Joseph LE ROUX, Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre & proverbial […], entrée « Roi de la fève », Amsterdam, Le Cène, 1718, p. 459-460). 10. « L’ouverture s’en est faite le jour des Rois, avec toute la solennité que comportait la circonstance. Environ 500 membres, des plus zélés défenseurs du peuple, dans la plus auguste Assemblée de l’Univers, y brillaient à l’envi les uns des autres, & M. l’Abbé Sieyès les présidait […] on s’est rassemblé en chœur pour partager le gâteau des Rois entre les honorables membres ; mais ayant eu la faiblesse de mettre le premier morceau de côté, la fève s’est précisément trouvée dans la part au diable. Cet accident a paru de mauvais augure, la confusion a commencé ; & dans ce désordre, le feu s’étant mis à une gloire de la décoration nationale, la corniche du couronnement a beaucoup souffert ; chacun des membres s’est empressé de regagner son logis, crainte d’accident, & est arrivé chez lui, sale, crotté & méconnaissable » (n°23 [janvier 1790]). 11. « Le Nouveau Gâteau des Rois, ou le Roi de la fève, comédie en un acte et en prose. Mis au Théâtre du monde, qui est bien celui des Variétés ; par l’Auteur des Sept Péchés capitaux, du Remue- Ménage du Paradis, &c., &c., A Paris, de l’imprimerie du Mannequin-Royal, au Château du Louvre. En l’année 1790 ». 12. Etrennes à la vérité (…), op. cit., p. 23. 13. Dans Les grenouilles qui demandent un roi, fable inspirée d’Ésope et de Phèdre, mais aussi d’un passage de la Bible, « les grenouilles, se lassant de l’état démocratique » réclament que Jupin (Jupiter) leur envoie un roi. Celui-ci n’est qu’un soliveau, banale pièce de bois dont les batraciens deviennent familiers, « jusqu’à sauter sur l’épaule du roi ». Aussi, les grenouilles trouvent-elles vite qu’un autre monarque ferait sans doute mieux l’affaire, pour peu qu’il « se remue ». Las, le second roi aussitôt tombé du ciel, une grue, s’empresse de se régaler des grenouilles. Morale de la fable : « Vous avez dû premièrement / Garder votre gouvernement ; / Mais, ne l’ayant pas fait, il vous devait suffire / Que votre premier roi fut débonnaire et doux. / De celui-ci contentez-vous, / De peur d’en rencontrer un pire.» 14. Certains textes sont parfois imprimés avec la date de 1790, tout en étant diffusés au début de janvier 1791 (ainsi Le Gâteau des Rois de Dufourny mentionne le 5 janvier 1791, cependant que l’imprimerie de Chalon, productrice du texte, retient l’année 1790 comme date de parution). Tel semble aussi être le cas des Etrennes à la vérité (…), op. cit. 15. « Avertissement. Par cent motifs, l’auguste sénat défend de chômer la fête des Rois : le premier, c’est qu’il n’y a plus de gâteaux : j’espère qu’on me tiendra quitte des 99 autres motifs. Le pouvoir exécutif même n’aura pas la permission de s’exposer à être roi de la fève ; mais la municipalité l’en a bien dédommagé, en lui envoyant un gros aloyau enveloppé d’un décret. Avec raison, l’épithète de roi doit être proscrite chez un peuple aussi libre qu’humain. Cependant, toutes les fois que j’entends crier vive la nation, cela me rappelle des polissons qui pendant les grands froids de 1789 aimaient mieux se morfondre dans la rue & crier aux passants : il a chié au lit, que d’entrer au logis se chauffer » (n° du 6 janvier 1791). 16. « Une dame patriote, célébrant chez elle la fête des rois, partagea le gâteau en trois parts, l’une pour la nation, l’autre pour la loi, l’autre pour le roi. La fève se trouva justement dans la part faite à la nation : ainsi le sort a choisi comme nous » (n° du 20 janvier 1791). 17. N° du 7 février 1791. 18. Voire moins pour peu que l’Assemblée constituante subisse une épuration en règle de tous les clercs réfractaires au serment exigé par la Constitution civile du clergé … ce que suggère Le Père

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Duchesne de la rue du Vieux Colombier, dans un numéro daté du 7 janvier 1791, sous le titre « Le gâteau des Rois tiré par le Père Duchesne avec les Députés de l’Assemblée nationale, avec la liste des Calotins qu’il a chassés pour n’avoir pas voulu prêter leur serment civique ». 19. N°4-1791. 20. Sur ce personnage et le mythe qui l’entoure, voir Alain CABANTOUS, Jean Bart, du corsaire au héros mythique, Paris, Somogy, 2002. 21. Sans surprise en ce temps où les journalistes ne reculent ni devant le plagiat pur et simple, ni, a fortiori, devant l’emprunt d’un thème d’actualité, la série des Jean Bart ou Suite de Je m’en f[out] consacre le 6 janvier 1791 un texte au même sujet, intitulé « Refus du serment […] Le Gâteau des Rois de Jean Bart et du Père Duchesne ». 22. Je renvoie ici aux analyses de Guillaume GLÉNARD, L’Exécutif et la Constitution de 1791, Paris, PUF, 2010. 23. Michel BIARD, Collot d’Herbois. Légendes noires et Révolution, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1995, p. 92-96 ; id., « L’Almanach du Père Gérard, un exemple de diffusion des idées jacobines », AHRF, 1991, n°1, p.19-29 ; id. avec Gwennole LE MENN, L’Almanach du Père Gérard (édition bilingue, français-breton), Saint-Brieuc, Skol, 2003. 24. Après un premier entretien réservé à la Constitution, Collot d’Herbois suit fidèlement la devise « La Nation, la Loi, le Roi ». Dès lors, le second entretien porte sur la Nation, le troisième sur les lois, le quatrième sur le roi. Soucieux de l’art de la transition, il conclut toujours un entretien par l’annonce du suivant. Aussi est-ce à la fin du troisième entretien qu’il amorce le quatrième en évoquant la Fête des Rois. 25. N° du 20 décembre 1791. 26. DESTIVAL et PLANCHER-VALCOUR, Le Gâteau des Rois, « opéra allégorique » en un acte et en vers, Paris, Au foyer du spectacle, 1792 (autre édition : Paris, au Palais-Royal et au Cabinet littéraire boulevard du Temple, 1792). André Tissier en mentionne huit représentations au Théâtre Patriotique (ci-devant Théâtre des Associés, le changement de nom ayant eu lieu à la fin de mars 1791. André TISSIER, Les spectacles à Paris pendant la Révolution. Répertoire analytique, chronologique et bibliographique, Genève, Droz, 1992, tome I, p. 435). 27. Chronique de Paris, n° du 5 janvier 1792. Le journal l’annonce comme une « pièce allégorique mêlée de chants » et, outre le sujet, en propose une critique élogieuse : « Cette pièce, parfaitement à l’ordre du jour, est toute en couplets, parmi lesquels on en distingue de très ingénieux. Les costumes sont très beaux & la pièce mise avec soin. On engage l’actrice chargée du rôle de la Liberté à prononcer plus distinctement. On trouve cette pièce au palais royal & au foyer du spectacle. Prix 10 s. ». 28. N° du 5 janvier 1792. 29. N°105, 5 janvier 1792. 30. Pour le vocabulaire employé par Hébert, je me permets de renvoyer à mon ouvrage, Parlez- vous sans-culotte ? Dictionnaire du Père Duchesne (1790-1794), Paris, Tallandier, 2009 (réédité en format poche aux Éditions du Seuil [collection Points] en 2011). 31. Outre le fait que cette « royauté de la fève » ne porte préjudice à aucun citoyen, elle reste bien sûr associée aux joies des réunions festives, et ce n’est certes pas un hasard si Les Soirées du Père La-Joie consacrent un texte à ce thème, le 5 janvier 1792, sous le titre « Grande Royauté du Père La-Joie, le jour des Rois, chez son voisin Guillaume ». Quelques mois plus tard, les émules du Père La Pique se chargent d’en finir avec la véritable royauté. 32. N° du 7-14 janvier 1792. 33. « Du 25 janvier 1790. À la séance du soir de l’assemblée nationale, M. Mirabeau l’aîné, faisant un rapport un peu long, eut besoin de boire, et but en effet trois fois. À la troisième, des plaisants, du sein de l’assemblée même, crièrent : le roi boit » (Anecdotes intéressantes et peu connues sur la Révolution, Seconde partie, année 1790, Paris, Volland, 1790, P. 17-18). Voir aussi la contribution d’Annie DUPRAT, « Le roi boit, la reine mange, le peuple crie… », dans Michel BIARD (dir.), La

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Révolution française. Une histoire toujours vivante, Paris, Tallandier, 2009, p. 39-52, [réédition 2014, CNRS Éditions]. 34. Sous la rubrique « Variétés », parmi diverses nouvelles venues des départements, le Courrier de l’égalité, note dans son numéro du 11 septembre 1792 : « À Blois, on a jeté dans la Loire la statue de Louis XII, qui sacrifia tant d’hommes pour conquérir le Milanais. On a crié le roi boit, le roi boit, en lui faisant faire le plongeon ». 35. « Le citoyen Roussel ne voudrait pas que des républicains tinssent à leurs vieilles habitudes jusqu’au point de célébrer encore la prochaine fête des rois. […] Comme on doit, dit-il, quelque respect aux usages de ses pères, je suis d’avis qu’on n’abolisse pas le partage du gâteau. Je le trouve d’autant meilleur à conserver qu’il a quelque chose de républicain : le dernier de la maison est admis à concourir aux faveurs du sort ; il devient souvent le roi de son maître, & la fête des rois était bien plutôt celle de l’égalité. C’est aussi le nom que je veux qu’on lui donne. On tirera le gâteau de la même manière & la fève élèvera à la présidence de l’Assemblée. Au lieu de crier le président boit, ce qui, comme le roi boit, ne signifie rien et n’apprend aux convives que ce qu’ils voient bien eux-mêmes ; à chaque rasade du président, on boira aux succès de nos généraux, à la liberté universelle, à la chute des trônes, à la santé des dignes représentants du peuple ; et, si Pitt n’est pas raisonnable, nous boirons le 6 janvier prochain, fête de l’Égalité, à la convention Nationale de la Grande-Bretagne » (Journal politique, ou Gazette des gazettes, n° du 16 décembre 1792. Ce texte est repris, moyennant quelques variantes, par La Vedette, ou Journal du département du Doubs, dans son numéro du 4 janvier 1793). 36. « Manuel. J’ai à vous proposer, en mon nom, un décret fort court, et qui ne peut souffrir de difficulté. Je demande que la Convention décrète qu’aucun ministre, de quelque culte que ce soit, ne pourra célébrer des fêtes sous le nom de fête des rois. (Rires) Ces fêtes sont anticiviques et contre-révolutionnaires. / Un membre. J’ai à observer à Manuel que ce ne sont pas des fêtes de rois de France. Je demande l’ordre du jour. / Manuel. Passer à l’ordre du jour, c’est permettre aux prêtres d’être royalises. / (la Convention passe à l’ordre du jour) » (Archives Parlementaires, tome LVI, p. 64). 37. « Le dimanche 30 décembre, M. Manuel, devenu membre de la Convention nationale, présenta, dès l’ouverture de la séance, le projet de décret suivant : “ La Convention nationale décrète que les ministres d’aucun culte ne pourront célébrer, dans l’étendue de la République, la Fête connue sous le nom de Fête des Rois. Il ne me sera pas difficile, ajouta-t-il, de motiver ce décret en observant que la Fête des Rois est anti-civique & contre-révolutionnaire ”. L’Assemblée, jugeant peut-être que M. Manuel n’était pas encore bien réveillé, laissa tomber cette motion singulière […] » (Suite des Nouvelles ecclésiastiques, n° du 20 mars 1793). 38. « En proposant au commencement de cette séance de supprimer la fête des Rois, et de défendre à tout ministre d’un culte quelconque de la célébrer, Manuel avait dessein de faire disparaître une fête qui porte un nom odieux à tous les hommes libres ; mais, outre qu’il a mal présenté sa motion, et qu’il semblait vouloir porter atteinte à la liberté des cultes, il est clair que c’était occuper la convention d’une puérilité : doit-elle donc s’amuser à réviser le calendrier, pour y rayer des mots insignifiants ? Nous savons que l’esprit public se compose d’une foule d’objets qui paraissent méprisables au premier coup d’œil, mais dont les influences combinées forment le caractère national. Cependant, qu’importe qu’il y ait encore un roi de la fève ? Qu’importe qu’on chante le roi boit, si tous les cœurs forment un concert et s’écrient : vive la liberté, nous n’avons plus de roi ? L’assemblée a passé à l’ordre du jour sur cette motion » (Suite du Journal de Perlet, n° du 31 décembre 1792). 39. « En conséquence de ces réflexions qui sont venues à l’esprit de quelques francs républicains, on proposa à la convention de défendre aux prêtres la fête des rois ; nos législateurs passèrent à l’ordre du jour, & firent bien. Ceci n’est pas de leur ressort ; c’est notre affaire à nous autres citoyens, si nous sommes aussi bon républicains que nous le disons, nous laisserons les prêtres morfondus psalmodier tous seuls sur leurs tréteaux sacrés des hymnes en l’honneur des trois

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rois. Nous bannirons à jamais ce mot & les idées qu’il rappelle de nos repas de famille. Nous abolirons la royauté de la fève, comme nous avons fait de l’autre, & nous lui substituerons le gâteau de l’égalité ; en remplaçant la solennité de l’Épiphanie par une fête du bon voisinage, la fève servirait à marquer celui des voisins chez lequel se ferait le banquet fraternel où chacun apporterait son plat, à l’exemple de nos bons aïeux » (n° du 29 décembre 1792 – 5 janvier 1793). 40. « Commune de Paris. Du 1er janvier. Après la lecture du procès-verbal, un membre a demandé à faire une observation sur la Fête qui avait été débaptisée la veille ; la Fête de l’Epiphanie, a-t-il dit, qui signifie manifestation & qu’on appelait aussi la Fête des Rois, était très mal nommée, ce n’étaient pas des Rois, mais des Philosophes Indiens ; donc on devrait l’appeler la Fête des Philosophes. / Gatrey. Qu’est-ce qu’un Philosophe ? C’est un homme qui aime la sagesse, la justice, la liberté, l’égalité ; or, les Sans-Culottes aiment tout cela, donc ils sont Philosophes. Je demande le maintien de l’arrêté pris hier. / Un membre voudrait que cette fête fût nommée fête du Peuple, de la République. / Un autre demande que le Procureur de la Commune soit entendu sur cet objet : Je voudrais, a-t-il dit, que dans ce jour, pour marque d’une égalité parfaite, toutes les personnes qui composent la même famille fussent admises à la même table. On passe à l’ordre du jour » (Journal de Paris, n° du 3 janvier 1793). 41. Séance au Club des Jacobins le 6 janvier 1793 (Alphonse AULARD, La Société des Jacobins. Recueil de documents pour l’histoire du club des Jacobins de Paris, Paris, Jouaust-Noblet-Quantin, 1892, tome 4, p. 649). 42. N°207, janvier 1793. 43. N° du 29 décembre 1792 – 5 janvier 1793. 44. « Ces jean-foutres savent maintenant ce que peut le bras des républicains. Ils croyaient, au commencement de la guerre, que ce n’était qu’une promenade que d’aller de Berlin et de Vienne à Paris. D’avance ils se partageaient les lambeaux de la France. Moi, comme empereur et chef du saint-empire, disait le muscadin François, j’aurai la première et la meilleure part du gâteau, la fève m’appartient, je retiens donc la Lorraine, la Flandre, l’Alsace, etc. J’y consens, répondait le grand escogriffe de Prusse, mais à condition que tu m’abandonneras le pillage de Paris et que la Bourgogne et la Champagne seront dans mon lot, car j’aime le bon vin » (n°344, février 1794). 45. Gazette des tribunaux, n°VII, février 1794. 46. « Sur la fête des sans-culottes, substituée à celle des Rois par un Arrêté du Corps municipal. Air : La Chanson (bis) que chantait Lisette. / Loin ce régime intolérable, / Qu’on appelle la royauté ; / Abolissons-le, même à table, / La table aime l’Égalité. / Pour qu’un banquet soit agréable, / Il y faut être en liberté. / Plus de Rois, ce sont des despotes ; / Ne fêtons (bis) que les sans-culottes. / Rois par la fève ou la naissance, / Rois du Nord & de l’Orient, / Du peuple ayez la confiance, / Ou vous tombez dans le néant ; / Votre fable est passée en France, / Au vent de son souffle puissant. / Vous, vos cohortes & vos flottes, Qu’êtes-vous (bis) sans les sans-culottes ? […] » (Almanach des Grâces, dédié à la plus belle. Étrennes érotiques et patriotiques chantantes. IIIe année républicaine, Paris, Cailleau, 1795, p. 81-83). 47. Pour reprendre le mot de Kåre TøNNESSON, La Défaite des sans-culottes, mouvement populaire et réaction bourgeoise en l’an III, Oslo-Paris, Presses Universitaires d’Oslo-Clavreuil, 1959. 48. Ce qui n’empêche pas le thème du partage du gâteau et de l’obtention de la fève de persister, parfois en se mêlant à d’autres thèmes en vogue, tel celui de la « queue de Robespierre » dans les semaines qui suivent Thermidor (Louis LEGRAND, Le Réveil de Robespierre, ou le Gâteau des rois, Paris, Chez les marchands de nouveautés, sd). 49. « Paris. Le 6 janvier. LL. AA. RR. Madame, duchesse d’Angoulême, Monsieur, M gr le duc de Berry, et LL. AA. SS. Mme la duchesse d’Orléans, douairière, Mme la duchesse de Bourbon, et M. le prince de Condé ont dîné avec S. M. On a tiré le gâteau des rois. Le sort a fait roi M. le prince de Condé, qui a choisi Madame pour reine. Aussitôt S. M. s’est levée, et, avec cette grâce qui l’accompagne partout, elle a porté la santé du roi et de la reine » (L’Ami de la religion et du roi ; journal ecclésiastique, politique et littéraire, n° du 10 janvier 1816).

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50. Véronique CAMPION-VINCENT et Christine SHOJAEI KAWAN, « Marie-Antoinette et son célèbre dire : deux scénographies et deux siècles de désordres, trois niveaux de communication et trois modes accusatoires », AHRF, n°1-2002, p. 29-56.

RÉSUMÉS

L’Épiphanie ne pouvait guère laisser indifférents les hommes de la Révolution française, dès lors que ses liens avec la monarchie et le clergé catholique en faisaient une cible fort tentante pour la plume des amateurs de satires en tout genre. Au temps de la monarchie constitutionnelle, où l’arme de la dérision figure en bonne place dans le magasin aux accessoires de ceux qui s’en prennent aux rois en général, puis peu à peu au roi des Français, succède en 1792 une nouvelle ère, celle de la République. Que faire alors de cette désormais encombrante Fête des Rois, solidement ancrée dans les traditions et déjà objet d’intérêts commerciaux ? L’interdire, au risque de mécontenter une bonne partie des citoyens ? En changer simplement la dénomination ? En bouleverser de fond en comble la symbolique sans pour autant toucher au cœur de la réunion festive, autrement dit en laissant le hasard attribuer la fève, mais en substituant au roi un sans- culotte ?

Epiphany could scarcely leave the men of the Revolution indifferent. For with its links to the Monarchy and the Catholic clergy, it constituted a tempting target for the pen of satirists of every genre. During the Constitutional Monarchy, when the weapon of derision occupied a solid place in the arsenal of those who attacked Kings in general, and then, little by little, the King of the French, a new era emerged in 1792, that of the Republic. What was to be done from then on with this cumbersome Festival of Kings, solidly anchored in tradition and already the subject of commercial interest : prohibit it at the risk of upsetting a great number of citizens ? Simply change the name ? Completely reject the symbol without touching the heart of the festive occasion, in short, leave to chance the selection of the figurine, but replace the representation of the King by that of a sans culotte ?

INDEX

Mots-clés : Épiphanie, Fête des Rois, monarchie, satire, presse, pamphlets, Père Duchesne, sans- culottes

AUTEUR

MICHEL BIARD GRHis – Normandie Université (Rouen) 61 rue Lord Kitchener 76600 – Le Havre [email protected]

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« Les forgeurs et les limeurs » face à la machine : la destruction de l’atelier de Jacques Sauvade (1er et 2 septembre 1789) « The Ironsmiths and skilled workers » confronted by the challenge of the machine : the destruction of the atelier of Jacques Sauvade (September 1st and 2nd 1789)

Luc Rojas

1 Le phénomène des bris de machines ne se limite pas à l’Angleterre, d’autres espaces connaissent ce type de contestation avant le XIXe siècle. Les écrits de Claude Mazauric, les travaux de Lynn Hunt1 et les recherches de Jean-Pierre Alline2 nous rappellent que certaines villes françaises subissent des bris de machines dès le XVIIIe siècle. Cité manufacturière à la fin de l’Ancien Régime, Saint-Étienne affronte ces manifestations durant les années 1780 dont la plus importante et la plus symbolique reste la destruction de l’atelier de Jacques Sauvade les 1er et 2 septembre 1789. Ce dernier installe sur le cours d’eau du Furet au sein de la commune de Furet-la-Valette, constituant de nos jours une partie de la ville de Saint-Étienne, un atelier où des machines doivent fabriquer des fourchettes et des objets de quincaillerie. Les nombreux quincailliers stéphanois se rendent en masse au lieu-dit de la Michalière afin de détruire les « tueuses de bras »3 enfantées par Sauvade4.

2 L’historiographie interprète cet incident à travers le prisme des événements révolutionnaires et le rejet de l’innovation génératrice de « chômage »5. Ainsi Gérard Thermeau dans son ouvrage À l’aube de la révolution industrielle, Saint-Étienne et son agglomération, qualifie la destruction de l’atelier de Sauvade d’émotion populaire6. Celle- ci est vue comme un acte de contestation vis-à-vis du contexte économique et social. Jean-Baptiste Galley, historien du début du XXe siècle, associe le saccage des machines de Sauvade et les autres bris de machines à l’idée de liberté qui soufflerait selon lui sur la France et la région stéphanoise à cette époque :

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« La garde citoyenne ne tarda, malheureusement, pas à être engagée dans les conflits de la rue. Saint-Étienne, depuis 1788, n’avait d’autre seigneur que le roi ; nulle insurrection contre le château, par conséquent. Les émeutes furent, ici, des conflits industriels. Au premier sentiment de liberté, l’ouvrier songe à se délivrer de l’odieuse machine qui fait le travail de vingt, qui coupe les bras »7.

3 Galley interprète les différents troubles sécrétés par la mécanisation à travers l’opinion d’un témoin de l’époque, un certain Morel. Celui-ci décrit une émeute datant de 1787 et paraissant se rapporter à l’installation de métiers à la « Zurichoise » dans la région stéphanoise par des ouvriers venus de Suisse8. Des actions auraient été menées par les autorités débouchant sur des condamnations. Jean-Baptiste Galley considère l’avis de Morel comme le reflet du sentiment populaire : ce témoin approuve les émeutiers et n’hésite pas à les glorifier9. D’autres insurrections sont également retranscrites sous la plume de l’historien. En juillet 1789 des conflits auraient éclaté à l’initiative des mineurs désirant chasser des ouvriers de langue allemande. Dans le même mois une révolte aurait saccagé l’installation du sieur Pierrotint, liégeois introduisant à Saint- Étienne un procédé pour étirer au martinet le fer qu’on travaillait auparavant sur l’enclume10. La destruction de l’atelier de Sauvade est jugée comme le paroxysme de la contestation sociale s’exprimant à travers les bris de machines. Nous pouvons d’ailleurs remarquer que Galley met en avant les conflits industriels précédant l’action des 1er et 2 septembre, suggérant ainsi en filigrane que ceux-ci ne constituent que des prémices.

4 L’historiographie actuelle tend à considérer ces faits avant tout comme un incident découlant de l’industrialisation et du changement technologique qui l’accompagne. Ainsi, au XVIIIe siècle le développement d’un système technique fondé sur l’emploi massif des machines commence à bouleverser les rapports sociaux et l’expérience au travail en Europe. Mais cette industrialisation n’est pas un processus homogène, ni un mouvement pacifique et linéaire. Le machinisme perçu comme une source de misère et de « chômage » fait naître de nombreux conflits. Longtemps perçus comme des résidus d’archaïsme promis à disparaître, ces désordres populaires témoignent plutôt du choc ressenti par les populations devant l’industrialisation. Concernant l’exemple stéphanois, les travaux de Ken Adler nous permettent d’apprécier les premières tentatives d’uniformisation technologique qu’entreprit Honoré Blanc11. Alors que l’ouvrage collectif paru en 2007 sur la Manufacture d’armes de Saint-Étienne prolonge la question, dans sa première partie, de la mécanisation stéphanoise12. N’oublions pas également la contribution de Jérôme Luther-Viret s’intéressant particulièrement à la mécanisation de l’industrie naissante des armes portatives dans la cité forézienne13.

5 Les travaux de François Jarrige14, ayant considérablement renouvelé l’historiographie, insistent sur la multiplicité et la diversité des réactions ouvrières face à l’arrivée des machines. Les structures économiques et les formes d’organisation du travail offrent, selon cet auteur, des ressources variables pour résister. Ainsi, là où les marchands- manufacturiers ont imposé précocement leur contrôle et laminé l’autonomie de la main-d’œuvre, les émeutes sont moins nombreuses que dans les zones où subsiste le petit producteur indépendant, propriétaire de ses outils et travaillant comme il l’entend sans s’engager dans une dépendance permanente15. Si l’Angleterre, du fait de la précocité du mouvement industriel, connaît des bouleversements techniques brutaux, l’Europe continentale et la France subissent des modifications plus lentes.

6 Les écrits d’Arlette Brosselin, d’Andrée Corvol et François Vion-Delphin16 nous fournissent une première indication sur le ressenti des populations vis-à-vis des changements technologiques à la fin de l’Ancien Régime. Le discours, au sein des

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cahiers de doléances, se fait anti-industriel. On dénonce pêle-mêle tout ce qui ne va pas, tout ce que l’on ne supporte plus, tout ce qui semble incompréhensible, tout ce dont on a peur. La lecture des cahiers de doléances donne une image très négative de l’industrialisation : renchérissement énergétique, environnement dégradé et réserves amenuisées. Autant d’arguments alimentant les discours « technophobiques » qui constituent bien souvent les premières phases d’un conflit technologique et industriel dont le point culminant se caractérise, à la fin de l’Ancien Régime, par un bris de machine.

7 La destruction de l’atelier de Sauvade ne doit pas être interprétée comme un acte d’obscurantisme ou une simple conséquence du « climat révolutionnaire » mais comme l’expression d’un conflit technologique. Nombre de sociologues et d’historiens ont montré, durant les dernières décennies, que les sciences et les techniques sont des activités sociales à part entière qui ne peuvent être pensées uniquement sur la base d’un progrès continu, linéaire et nécessaire. L’évolution des techniques suit un cours sinueux mobilisant différents groupes sociaux et se caractérise par la confrontation entre des intérêts et des projets concurrents17. Ce conflit peut devenir violent c’est d’ailleurs ainsi qu’Edward P. Thompson définit le luddisme : un conflit industriel violent18. Cette opposition contribue à la construction sociale des dispositifs techniques. L’arrivée du machinisme, suscitant les destructions, peut-être conçue comme l’irruption d’un nouvel acteur dans un ordre social fondé sur un équilibre ancien. Cet acteur tend à renouveler l’équilibre en s’appuyant sur une nouvelle organisation sociale. Cependant ceci ne peut se réaliser qu’à travers la conflictualité et les négociations qu’elle engendre.

8 Outre faire le point sur un événement très précis déjà débattu à partir des enseignements historiographiques actuels, l’étude ici présente a l’ambition d’apporter aux débats l’analyse d’un bris de machine au sein d’une branche industrielle, la quincaillerie, où les exemples de conflictualité de ce type ne sont pas légion. L’intérêt majeur de la démarche consiste à identifier et à comprendre les données pouvant être communes aux autres « contestations » ainsi que les spécificités liées au monde de la petite métallurgie. Afin d’interpréter l’événement en question et de comprendre son processus historique dans toute sa plénitude, articulons notre réflexion autour des thématiques majeures. Dans un premier temps, si l’on considère les bris de machines comme une lutte allant à l’encontre de la remise en cause d’un ordre social établi, il convient d’étudier cet équilibre ancien en cours de rupture. Puis, en partant du postulat que la destruction de l’atelier de Sauvade exprime une peur des ouvriers, il devient nécessaire de qualifier et de caractériser cette menace ressentie. Malgré les apparences, la mise à sac du lieu de production ne constitue pas la fin de la contestation et des négociations.

La fin d’un « monde »

9 « Ce n’est qu’un peuple de petits artisans et d’ouvriers infatigables au travail, car ils le continuent jour et nuit ». Tel est l’avis de l’intendant d’Herbigny en 1697 sur la population de la région stéphanoise, ce que confirme son successeur, La Michodière, en 176219. Il s’agit avant tout d’une ville de forgerons, la majorité des ouvriers étant occupés à la fabrication des armes, des couteaux et de la quincaille. Le « centre industriel » stéphanois est d’une grande hétérogénéité, les ouvriers ne connaissant pas

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les mêmes conditions de vie et de travail. Beaucoup d’entre eux manient la lime et la forge mais l’immense majorité se compose de petits quincailliers qui produisent une multitude d’objets ne leur assurant pourtant que des conditions de vie précaire. Dans un tel climat, le spectre de la machine « tueuse de bras » et génératrice de « chômage » hante une population ouvrière qui perçoit la mécanisation comme une menace à éliminer.

Le monde des « forgeurs et des limeurs » à la fin de l’Ancien Régime

10 Bien que les armes vaillent, au XVIIIe siècle, à Saint-Étienne sa réputation manufacturière, la quincaillerie demeure la plus considérable et la plus ancienne des industries de l’élection. La variété des objets fabriqués est très importante. Tout d’abord, il faut noter que la coutellerie, considérée comme l’article de quincaillerie le plus prestigieux, est confondue dans les statistiques avec les autres produits manufacturés issus de la petite métallurgie. Mais, la coutellerie mise à part, la nomenclature des objets fabriqués est extrêmement longue : enclumes, étaux, marteaux, limes, targettes, verrous, moulin à poivre et à café, tire-bouchon, fourchettes, cuillères, éperons, étriers…20. Si la ville de Saint-Étienne regroupe à la veille de la Révolution 8 000 quincailliers21, il ne faut pas oublier les populations des villages limitrophes. Ainsi la commune de la Ricamarie est en grande partie occupée par le travail de la serrurerie alors que le Chambon fabrique aussi de la quincaille en quantité considérable.

11 Excepté pour la coutellerie, le régime corporatif ne se rencontre dans aucune des professions de la quincaillerie stéphanoise22. La royauté reconnaît la liberté du commerce de gros. Le dernier édit allant dans ce sens date de 1765 et dégage formellement ce commerce de tout lien corporatif. Un règlement de 1782, postérieur à la réorganisation des corporations effectuée en 1777, définit les marchands en gros comme ceux qui font leur commerce sous balle ou sous corde et par pièces entières, sans détails, boutiques et enseignes aux portes et fenêtres de leur domicile23. Or les marchands quincailliers de Saint-Étienne correspondent à cette définition et de fait sont des marchands en gros. Malgré la liberté de ce travail, les quincailliers sont représentés par des syndics au Corps de ville de Saint-Étienne : des syndics pour les marchands quincailliers et des syndics pour les ouvriers quincailliers.

12 La réorganisation des corporations effectuée par Necker en 1777 rétablit le régime corporatif sur des bases plus larges qu’auparavant. Les communautés, qui se sont trouvées le plus souvent en conflit, forment dorénavant une seule corporation. Le texte en question s’applique à toutes les villes du ressort du Parlement de Paris, la capitale et Lyon exceptés. Saint-Étienne est désigné dans le tableau annexé à l’édit royal. Les couteliers, armuriers, arquebusiers, fourbisseurs et autres ouvriers travaillant sur l’acier ne forment qu’une seule corporation. Les maréchaux-ferrants et grossiers, serruriers, taillandiers, ferblantiers, éperonniers, ferrailleurs, cloutiers et autres ouvriers travaillant le fer en composent une autre. Cependant, il semble que l’édit en question n’a pas été appliqué dans la région stéphanoise, les différentes communautés désirant profiter de la liberté que leur octroie le régime antérieur24.

13 L’immense majorité des quincailliers sont en réalité des ouvriers travaillant le fer pour un marchand-quincailler jouant le rôle de commissionnaire. On estime que dix à douze maisons de commission se partagent le commerce de la quincaillerie25. Cependant ces

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« maîtres-quincailliers » ne disposent souvent d’aucun capital et se procurent les matières premières au jour le jour. Ayant peu d’argent, ils achètent souvent à crédit payant jusqu’à 10 % plus cher tout en vendant à très bon marché ce qui génère un bénéfice très mince26. Les fers en question proviennent de Côte d’Or, d’Isère, du Berry, de la Sarre, voire de Suède, et sont achetés par lingots à Lyon où ils subissent des transformations. Néanmoins, avant d’être livrés à l’industrie des armes et de la quincaille, les lingots de métal sont d’abord traités dans des fenderies où le fer est divisé dans le sens de la longueur. Ces fenderies sont au nombre de onze au sein de l’élection de Saint-Étienne. Ensuite ces verges de fer sont expédiées au sein d’un des vingt-six martinets de la région qui va étirer le métal en plaque afin de rendre ce dernier propre à la fabrication de toute espèce de quincailles et d’armes27.

14 Le commissionnaire n’intervient pas dans la production laissant libre choix aux ouvriers qui sont les véritables quincailliers : « les forgeurs et les limeurs ». Cet ordre économique s’apparente de manière troublante à l’organisation de la fabrique de rubans stéphanoise fonctionnant sur le principe du Meistersystem. Ce dernier s’établit sur un principe très simple : le commissionnaire fournit la matière première et récupère le produit manufacturé afin de le vendre. À aucun moment il ne s’immisce dans la production, il ne fournit ni méthode, ni machine, ni outil. Au sein de cette fabrique de quincaille, une autre organisation est également présente. On rencontre des marchands-quincailliers qui n’achètent pas de matières premières mais uniquement des produits manufacturés auprès des « forgeurs et des limeurs ».

15 Cette organisation explique en partie la prégnance des métiers et des activités liées à la quincaillerie au sein du paysage stéphanois. Ainsi on trouve dans les moindres recoins des forges souvent de fortune destinées à la fabrication de la quincaille. Ce panorama s’applique également aux hameaux et villages les plus rapprochés de Saint-Étienne qui, depuis longtemps, sont associés à sa vie industrielle. Au sud de la ville se trouvent les hameaux des forges, petits villages industriels situés sur les derniers contreforts du Pilat au cœur d’un réseau hydrographique composé par plusieurs petites rivières se rejoignant et formant sur le territoire de la ville de Saint-Étienne un cours d’eau plus important : le Furan. En 1789, ils forment l’immense majorité de la communauté de Furet-la-Valette, lieu d’élection de l’atelier de Jacques Sauvade28.

16 La localisation de ces hameaux n’est pas anodine. Certes les ateliers sont placés sur les cours d’eau capables de faire mouvoir le soufflet des forges mais ils sont également disposés à proximité des champs. En effet les paysans exploitant de petits lopins de terre, subvenant ainsi difficilement à leurs besoins et à ceux de leur famille, complètent bien souvent leur activité principale par un travail d’appoint29. Selon Brossard, 6 000 ouvriers sont occupés à la clouterie durant l’hiver mais ceux-ci abandonnent tous leurs forges au retour de la belle saison pour se livrer aux travaux de la campagne30. Durant cette même époque l’armurerie stéphanoise connaît une organisation similaire, Ken Adler nous décrit un univers où les donneurs d’ordre vivent à proximité du centre-ville alors que les ouvriers fabriquant les armes sont établis le long des cours d’eau. Il s’agit là aussi d’une activité cyclique et saisonnière prenant le relais de l’agriculture lors de la mauvaise saison31.

17 Le recensement de 1790 nous rappelle que l’agglomération stéphanoise est avant tout une communauté de forgerons, l’immense majorité des ouvriers étant de près ou de loin impliquée dans le travail du fer. Celui-ci est divisé en une foule de petits ateliers très spécialisés qui ne génèrent pas d’importants bénéfices. Les salaires dégagés pour

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les ouvriers sont en conséquence, c’est ce que nous rappelle une réponse des échevins de la commune de Saint-Étienne, en 1755, à la question : quel est le gain par jour d’un forgeron ? : « Il est assez difficile de répondre à cette question, car il y a des ouvriers qui gagnent 3 liv. tandis que d’autres ne gagnent que 10 sols, comme les forgeurs et limeurs de boucles, fourchettes, etc. Et ce qu’il y a de triste, c’est que le nombre de ceux-ci est aussi grand que le nombre des premiers est petit. On peut néanmoins, par un calcul moyen, évaluer la journée d’un forgeron de 20 à 25 sols »32.

18 Cette activité peu lucrative constitue cependant une source de revenus non négligeable pour une importante communauté d’ouvriers vivant bien souvent dans une grande précarité économique et qui voit d’un très mauvais œil l’arrivée d’une « tueuse de bras ».

L’émeute ou le moyen d’expression des craintes d’une communauté

19 La destruction des machines de Sauvade intervient à la fin de l’« été de la liberté ». À Saint-Étienne et dans sa région éclatent, entre juillet et septembre 1789, plus ou moins spontanément des émotions populaires toutes caractérisées par le refus des innovations et la crainte des méthodes modernes. Le 24 juillet 1789 le marquis d’Osmond est le premier visé alors qu’il vient d’installer dans la banlieue Ouest de Saint-Étienne, à Roche-la-Molière, une exploitation houillère. Cette compagnie rompt par ses méthodes d’exploitation ambitieuses avec les habituelles fouilles artisanales orchestrées par les propriétaires-exploitants33. Le personnel de cette entreprise est en partie de langue allemande et en signe de protestation contre cette modernisation les mineurs stéphanois décident d’expulser les mineurs étrangers34. Durant ce même mois de juillet, c’est un Liégeois Pierrotint qui se voit menacé et son installation saccagée. L’atelier en question fabrique des canons de fusil par le biais d’un procédé « économisant » un ouvrier par forge35. La destruction de l’atelier de Jacques Sauvade achève, les 1er et 2 septembre, cette série d’émeutes « technophobiques ».

20 N’oublions pas que durant cette période estivale intervient la Grande Peur amplifiant ainsi l’atmosphère d’agitation régnant dans la région. Cet événement révolutionnaire sous son aspect stéphanois est resté dans la mémoire populaire comme « le jour des brigands ». Le 28 juillet 1789, un cavalier en provenance de Saint-Chamond, petite commune située à l’Est de Saint-Étienne, entre dans la ville en criant que les brigands mettent Saint-Chamond à feu et à sang. Les commissaires de la ville voisine annoncent aux échevins stéphanois qu’une troupe de quatre mille brigands a ravagé la petite ville de Condrieu, brûlé des gerbiers, empoisonné des puits et occupe le bourg de Chavanay. Rapidement les échevins, le clergé local et plus généralement les Stéphanois réclament auprès de la Manufacture Royale d’armes, située place Chavanelle, des armes. Les échevins n’ont guère de mal à convaincre les officiers du besoin d’armer les habitants de la ville. Plus de 2 600 fusils sont distribués. Les habitants des campagnes accourent également avec des fourches, des fusils de chasse et des faulx. Des patrouilles sont organisées afin de couvrir toutes les rues de la ville ainsi que les communes environnantes. Ce scénario rocambolesque se prolonge plus de deux jours et le 30 juillet les électeurs de Lyon informent les échevins que les craintes ne sont pas fondées36.

21 C’est dans cette atmosphère qu’intervient au début du mois de septembre la destruction de l’atelier de Sauvade. Dans la soirée du 1er septembre une foule ouvrière,

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composée à la fois d’hommes et de femmes, décide de se rendre au lieu-dit de la Michalière afin de démolir les installations du sieur Sauvade destinées à fabriquer des fourchettes. Les échevins informés de cette intention se transportent sur les lieux pour raisonner les émeutiers. Les officiers municipaux tentent de convaincre la foule du bien-fondé de l’installation. Sauvade consent que deux cylindres servant à son atelier soient déposés le soir même à la maison communale pour démontrer sa volonté de ne pas nuire au travail du peuple. Si les ouvriers acceptent le geste, les cylindres et autres instruments n’arrivent pas à destination les porteurs chargés du transport s’en étant emparés. Personne ne peut dire qui est à l’origine de ce vol et ce que sont devenues les mécaniques en question. Alors que les autorités pensent l’affaire réglée, le 2 septembre au matin les ouvriers se réunissent à nouveau et mettent à sac l’établissement de Jacques Sauvade. Les huit compagnies de la milice et celle des dragons arrivent trop tard la foule ayant déjà brisé l’ensemble des machines. Dans la soirée du 2 septembre, certains ouvriers décident de pousser plus loin leur action en se rendant au domicile du sieur Descreux. Celui-ci a fabriqué plusieurs des outils incriminés et a aidé Sauvade à créer son établissement et afin de s’assurer que de telles machines ne voient à nouveau le jour les quincailliers n’hésitent pas à menacer Descreux37.

22 Hormis la brève description que nous venons de livrer, bien peu d’éléments sont clairement identifiables au sein de ce bris de machine. Cependant, quelques acteurs apparaissent au premier rang desquels « l’industriel » dont on sait finalement peu de chose. Présenté comme commerçant et mécanicien, Sauvade n’est connu que pour avoir participé bien malgré lui à cette émeute. Les deux échevins, le baron Bernou de Rochetaillé et Chovet de la Chance, tiennent un rôle mineur malgré leur tentative de négociation. La foule émeutière demeure probablement l’acteur le plus important mais une fois encore notre connaissance sur cette entité reste fort limitée. Au regard des sources disponibles nous savons qu’elle est composée en partie d’ouvriers et d’ouvrières fabriquant des fourchettes mais jamais aucun nom n’est mentionné.

23 Néanmoins la postérité politique de l’émeute est-elle plus identifiable. Dès la fin juin 1789 un comité, constitué de représentants des trois ordres, est mis en place pour aider les échevins à maintenir la sécurité publique mais devant son inefficacité un second comité est formé en septembre38. C’est le saccage des installations de Jacques Sauvade qui scelle définitivement le sort de ce premier comité. Loin de songer aux conséquences politiques de leur action, les émeutiers luttent contre la crainte majeure de leur profession en cette fin d’Ancien Régime : le « chômage ».

La peur du « chômage » ou la remise en cause d’une économie familiale fragile

« Hier une bande d’ouvriers et d’ouvrières est allée à la Michalière détruire l’atelier d’un certain Sauvade qui avait inventé un nouveau procédé pour la fabrication des fourchettes de fer. Les ouvriers prétendaient que cette invention allait leur enlever leur gagne-pain. Vainement M. Bernou de Rochetaillée et M. Chovet de la Chance se sont-ils interposés pour prêcher de la modération. Sauvade lui-même a offert de transposer dans la maison commune les deux cylindres dont il se servait et de démontrer que son procédé ne pouvait que rendre service aux artisans stéphanois. Rien n’y a fait. Quand la milice convoquée trop tard est arrivée la foule avait tout démoli »39

24 Le tableau dressé par un bourgeois de la ville de Saint-Étienne nous offre l’émergence d’identités sociales. Apparaît, tout d’abord la figure de l’inventeur qui prétend

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représenter le point de vue de la collectivité en estimant que son intérêt personnel coïncide avec l’intérêt général. Ainsi, Sauvade, avec la mise au point de sa machine affirme œuvrer pour ses contemporains en démontrant que l’avenir de la communauté des quincaillers passe nécessairement par sa réussite personnelle. Haïm Burstin met en avant le cas d’un tanneur parisien, Jean-Antoine Rubigny de Berteval40, tenant un discours similaire à celui de Sauvade, forgeant en quelque sorte les prémices d’une identité sociale.

25 Le procès-verbal des échevins nous apprend que les ouvriers après avoir mis à sac l’atelier se rendent dans la soirée du 2 septembre au domicile du sieur Descreux qui a fabriqué plusieurs des machines incriminées et aidé Sauvade à créer son établissement. Les briseurs de machine n’hésitent pas à menacer Descreux en déclarant qu’ils s’en prendront à sa personne ainsi qu’à ses biens et font référence notamment à l’incendie qu’ils déclencheront au sein de sa maison41. L’intervention des autorités communales ne change rien, les ouvriers considèrent leur revendication comme légitime expliquant ainsi le recours à la violence. La médiation par les pouvoirs publics n’est plus possible, les « forgeurs et les limeurs » se sentent ainsi libérés du devoir d’obéissance. Au sein de ses travaux, Samuel Guicheteau a démontré que les ouvriers nantais possèdent, en partie, lors des troubles de 1790-1791, des valeurs et des pratiques comparables42.

26 La violence de cette réaction s’explique par la menace du « chômage ». Jacques Sauvade met en avant le fait que la peur des ouvriers découle d’une hypothèse de leur part : les machines mises au point devraient engendrer leur inaction et conséquemment leur perte de revenu. Pour Sauvade, les ouvriers ne lui ont laissé aucune chance de démontrer le bienfait de son établissement puisque, dit-il, au moment de la destruction des machines pas une seule fourchette finie n’était sortie de son atelier, il n’en était qu’au stade des premières épreuves43. Quelques années plus tard, en l’an VIII, le commissaire du directoire exécutif du département de la Loire revient sur l’événement et l’inquiétude qui habite selon-lui les ouvriers devant de telles innovations : « Cette opposition, cette résistance des ouvriers à toute innovation tient à leur opinion que accélérer la fabrication en simplifiant les moyens, c’est diminuer le nombre des hommes nécessaires, et enlever à plusieurs d’entre-eux les moyens de subsister. Egarés par cette inquiétude excusable dans son objet, ils se portèrent en faute il y a quelques années pour détruire une machine destinée à fabriquer les fourchettes de fer et dont le but était de diminuer le travail et de perfectionner la fabrication »44.

27 Ernest Brossard revient sur cette attitude et explique que les briseurs de machine ne comprennent pas le bienfait de l’innovation à long terme. Selon cet auteur la diminution du prix des marchandises, engendrée par les machines, procurerait des commissions en plus grand nombre et il en résulterait un surcroît de travail et de bénéfice qui profiterait à tous45. Revenons sur cette idée largement répandue d’un effet positif sur l’ensemble de la communauté et considérons les deux groupes sociaux et leurs positions respectives. Les dirigeants communaux et départementaux ont des préoccupations se situant à un niveau plus global que les ouvriers-quincailliers. Nous sommes ici face à un problème d’échelle : les autorités jugeant du bienfait de l’innovation au regard de l’ensemble de l’activité quincaillerie sur le territoire stéphanois alors que les ouvriers évaluent l’effet des machines sur leur activité personnelle.

28 Cette peur du « chômage » se rencontre fréquemment à la fin de l’Ancien Régime, les machines étant souvent incriminées par les masses ouvrières. Les haines et les

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rancœurs s’exaspèrent contre ceux qui sont suspectés de s’enrichir sur la misère en spéculant sur les prix, en stockant les grains ou en introduisant des nouveautés techniques dénoncées comme des sources de misère. Entre l’automne 1788 et le printemps 1789 un peu plus de 289 émeutes éclatent en France. Lors des premiers mois de 1789 les désordres atteignent leur apogée : on dénombre 11 émeutes frumentaires en janvier, 16 en février, 99 en mars, 105 en avril46. Parallèlement, en cette fin de siècle, les conflits du travail se multiplient en France. Ainsi, la seule décennie 1780 est le théâtre de 99 désordres de ce type contre une soixantaine dans les décennies précédentes47. Les élites politiques et marchandes sont de plus en plus remises en cause et, comme l’ont démontré Michael Sonenscher48, Steven Kaplan49 ou Jeff Horn 50, les populations ouvrières sont en voie de radicalisation. En 1788 et 1789, la conjonction entre cette crise sociale de grande ampleur et l’arrivée des nouveaux procédés techniques amplifie les explosions de violence contre les machines.

29 Cette réaction est d’autant plus violente qu’elle touche souvent des activités où la main- d’œuvre est nombreuse. Le nombre de quincailliers de la fourchette semble important supposant une forte concurrence s’exprimant d’ailleurs dans le faible revenu des ouvriers payés à façon soit en moyenne 2 francs par jour51. Ces fabricants très présents au sein des « villages industriels » stéphanois sont le plus souvent des petits paysans travaillant à la forge lors de la mauvaise saison et retournant aux champs dès l’arrivée des beaux jours. Ces métiers occupent les hommes toute la journée pour seulement quelques sous et, à l’instar du travail de la terre, la structure familiale y est fortement impliquée. Véritable économie familiale, durant une partie de l’année, qui nécessite l’effort de tous. Le travail des femmes est une obligation qui s’exerce le plus souvent à l’étau et dès le lendemain de la première communion, les enfants y sont également52. À la moindre difficulté, à la première maladie, au premier « chômage » c’est l’ensemble de cette économie familiale qui est remise en cause. La misère et les affres de la faim deviennent dans un tel cas le lot de la structure familiale53. Une telle fragilité explique aisément la réaction violente de cette population à l’encontre de la « tueuse de bras » de Jacques Sauvade. À l’instar des revendications frumentaires, ce bris de machine s’inscrit également dans l’économie morale du peuple désirant conserver son travail. Ainsi les quincailliers font référence à un droit à l’emploi que certains historiens ont déjà mis en lumière54.

30 Toutes les descriptions nous étant parvenues mentionnent la présence de femmes au sein des émeutiers. Certes nous ne possédons pas de données précises quant à la proportion d’ouvrières au sein de cette foule mais il semblerait que leur nombre ne soit pas anecdotique. Le rôle joué par l’ouvrière au sein de la fabrication des fourchettes fait de celle-ci un ouvrier participant à la production. Notons que la fabrication est assurée par l’intégralité de la famille et non uniquement par l’homme. De plus cette activité joue un rôle vital pour l’économie familiale et la lutte de la cellule familiale contre la disette rapprochant ainsi ce bris de machine des émeutes frumentaires.

31 Tous ces éléments liés à la peur du « chômage » et de la disette qui l’accompagne expliquent aisément la violence ouvrière à l’encontre de Sauvade et de ses machines mais cela n’éclaire pas l’intégralité des motivations ouvrières qui dépassent largement le strict cadre de la fabrication de la fourchette.

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La machine de Sauvade ou le bouleversement de l’ordre social

32 Le « chômage » ne constitue pas l’unique moteur à ces réactions ouvrières. Bien souvent, à l’image des célèbres actions luddites, ces mouvements possèdent un caractère conservateur avec la volonté de défendre un ordre social en place. Plus les organisations économiques des districts manufacturiers et des industries naissantes tendent au Verlagsystem55 et au Meistersystem56 plus les bris de machine deviennent « un outil de négociation » en direction des acteurs désirant mécaniser les différentes productions.

Lutter contre la déqualification du travail

33 Nombre d’auteurs mentionnent la volonté de Jacques Sauvade de soutenir la comparaison avec la concurrence anglaise et allemande. Pour ce faire il entreprend en 1774 la visite de plusieurs villes allemandes au sein desquelles la quincaillerie s’exécute déjà à l’aide de machine57. Par le biais de ses voyages d’étude il se procure l’information technique lui permettant d’édifier son futur atelier. Néanmoins les efforts de Sauvade n’aboutissent pas immédiatement. Il débute, à son retour d’Allemagne, une série d’essais qui le mène à l’établissement de son atelier en 1789 sur le cours du Furet. Ce petit torrent d’eau, affluent du Furan, se trouve converti en énergie motrice par l’intermédiaire d’une roue hydraulique mettant en branle les machines58. Ces procédés ont pour objectif de régulariser la production tout en l’augmentant considérablement et ainsi les produits stéphanois devraient s’établir à meilleur marché soutenant la concurrence étrangère. Il faut remarquer que cette notable réduction du prix d’achat est obtenue grâce à une diminution de moitié sur le prix de la main-d’œuvre. En outre, la qualité même des objets produits devait être grandement rehaussée59 replaçant ainsi la quincaille stéphanoise dans une position plus avantageuse au sein d’un marché économique très disputé. D’un point de vue technique, le fait remarquable des mécaniques créées par Sauvade se situe dans la polyvalence de son utilisation mais également dans la simplicité et l’efficacité de son fonctionnement. Initialement prévue pour fabriquer des fourchettes, il est possible au moyen d’un léger changement dans le mécanisme de fabriquer avec les mêmes avantages et la même régularité plusieurs articles de quincaillerie60.

34 Tous ces éléments s’opposent à la fabrication traditionnelle des quincailliers stéphanois, qui mettent au point des objets plus solides que ceux fabriqués en Angleterre mais moins bien finis et plus chers. Cet état de fait est constaté, depuis les années 1760, par un mémoire adressé au Roi qui impute cela à l’ignorance des moyens mécaniques et à l’aspect rudimentaire du travail des quincailliers61. Selon un mémoire, établi par le conseil de commerce de Saint-Étienne, sur l’état de la quincaillerie et de la métallurgie stéphanoise, il n’existe que deux moyens dans la région afin de produire des objets de quincaille : le marteau et la lime62. Ainsi l’ouvrier voulant allonger ou aplatir une barre de fer n’y parvient que par l’utilisation du marteau et la force de ses bras. La lime rude lui sert à dégrossir son travail alors que la lime douce lui permet de le terminer en polissant l’objet63.

35 Plus qu’une simple opposition il s’agit d’une remise en cause de l’ordre social établi au sein duquel les quincailliers occupent une place centrale. En effet la machine de Jacques

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Sauvade dépossède les ouvriers d’un élément fondamental pour leur identité sociale et professionnelle : le savoir-faire. Avec les nouvelles mécaniques ils se voient relégués au second plan car ils ne constituent plus l’élément central et irremplaçable de la fabrication. Dorénavant c’est la machine qui occupe cette place car celle-ci met en œuvre le savoir-faire élaboré par le technicien. Il n’est donc pas étonnant que les ouvriers mettant à sac l’atelier de Sauvade au début du mois de septembre 1789 ne s’en prennent qu’aux éléments mécaniques et non aux outils traditionnels : « Le 1er et le 2 septembre en récidive 1789, le peuple se porta en foule chés (sic) lui où il détruisit trois outils en forme de laminoirs, avec leurs cages et engrenages ; trois coupoirs, deux à écrous et un à basente ; un four à rougir les matières, démoli ; toutes les roues et engrenages des mécaniques fracassés »64.

36 Par cet acte, à la fois concret et symbolique, ils refusent de se voir déposséder de leur savoir-faire et n’acceptent pas de devenir un organe externe de la machine que l’on peut remplacer comme n’importe quelle autre pièce. L’attachement à la qualification constitue une dimension fondamentale de cette identité qui s’exprime notamment à travers le rapport aux outils cultivé par les ouvriers. Si la machine s’impose, seule la force de travail caractérisera l’activité de l’ouvrier-quincaillier. À l’instar de l’ensemble des ouvriers de la fin de l’Ancien Régime65, « les forgeurs et les limeurs » se montrent très attachés à l’autonomie, valeur qui incite en général à agir de son propre chef en cas de défaillance des autorités et que les ouvriers développent plus particulièrement au travail. Le nouvel ordre social sécrété par la machine de Jacques Sauvade et le temps des puissantes structures de production qui s’annonce ne touchent pas uniquement les ouvriers de la fourchette mais également l’ensemble des quincailliers utilisant la ressource hydraulique.

Protéger la ressource énergétique de la communauté

37 Le réseau hydrographique qui sillonne le territoire de la ville de Saint-Étienne et ses proches environs demeure une ressource énergétique vitale pour les nombreux ateliers et forges implantés sur ces cours d’eau. Malgré cela, ces rivières, dont le Furet, qui se regroupent pour la plupart au sein du Furan, cours d’eau majeur de la commune, ne satisfont pas pleinement les besoins des quincailliers et des autres « industriels » stéphanois. Les périodes de sécheresse sont encore trop présentes pour obtenir une marche régulière des ateliers. Le Conseil de commerce, au début du XIXe siècle, estime à trois mois la période durant laquelle les forges ne peuvent pas fonctionner en raison d’une alimentation en eau trop faible66.

38 Dès le XVIIe siècle l’alimentation en eau industrielle pose problème aux différents acteurs. Ainsi, un bief de 200 toises de longueur, que l’on nomme le canal du Roy, voit le jour entre 1688 et 1689. Il est destiné à recueillir les eaux des sources supérieures de la Semène pour grossir le débit du Furan, non pas dans le but d’alimenter la ville de Saint- Étienne en eau potable, mais seulement pour assurer la fabrication des armes et réduire le « chômage » des ateliers de la vallée, dont la marche n’est assurée à cette époque que pendant 200 jours par an67. Au fil du temps l’augmentation du débit du Furan et la diminution des périodes de sécheresse deviennent des sujets récurrents.

39 En 1796, sous l’impulsion d’une commission spéciale et des entrepreneurs de la Manufacture d’armes une réunion de la rivière de la Semène avec celle du Furan est décidée par le ministre de la Guerre afin d’augmenter l’énergie hydraulique nécessaire à la production des armes. Enjeu déclaré, par le ministre, d’intérêt public dans une

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période révolutionnaire troublée, l’objectif est d’alimenter tous les ateliers, pour cela on doit constituer un bassin de retenue des eaux en amont. Ces eaux seraient retenues et lâchées quand elles se trouveraient en nombre suffisant pour faire mouvoir les roues hydrauliques pendant un temps estimé nécessaire68.

40 En cette fin de siècle, la ressource hydraulique devient clairement une source de tensions et de conflits au sein de la cité. De nombreuses affaires opposant des particuliers naissent avec pour origine un désaccord vis-à-vis de l’utilisation d’un cours d’eau. Ainsi le citoyen Sabatier, meunier de son état, dépose une plainte le 9 août 1793 contre le citoyen Gobert, fermier au domaine de la Valette, qui utilise toute l’eau du ruisseau du Furet pour arroser ses prés, ce qui manque au moulin de Sabatier. Ce dernier est soutenu contre Gobert par Jean Durieu, marchand demeurant à la Rivière, Jean Heurtier, cultivateur habitant à la Digonière et Jacques Pieot, faiseur de sabres demeurant à la Rivière. Tous trois déclarent qu’ils ont vu le pré du citoyen Gobert arrosé au préjudice des ateliers et cela depuis plusieurs jours. André Digonet, aiguiseur à la molière sous le Rey et Joseph Sauvade fils, polisseur à la Bernarie, déclarent également avoir vu le nommé Chenet manœuvrer chez Gobert afin d’arroser les prés69. Cet exemple nous démontre que l’ensemble du monde économique stéphanois est concerné par l’utilisation abusive de cette source d’énergie qui se fait rare. À tel point que le maire et les officiers municipaux de Saint-Étienne poussent le Directoire du district à prendre un arrêté interdisant l’usage excessif des cours d’eau afin d’en réserver l’utilisation aux roues hydrauliques. Pour être certaines de l’efficacité de la mesure et s’assurer la paix sociale au sein de la cité, les autorités municipales stéphanoises communiquent la décision du district aux communes limitrophes qui partagent le même réseau hydrographique pour en faciliter l’application70.

41 Au regard de telles précautions nous pouvons aisément comprendre l’attitude frileuse des autorités communales vis-à-vis de l’installation de machine nécessitant une ressource hydraulique plus importante et donc susceptible de générer des mécontentements et des troubles au sein de l’espace public. Le refus adressé par le Conseil municipal de Saint-Étienne à la requête du sieur Guillaud, le 6 août 1787, en est l’exemple parfait. Guillaud propose à la commune d’établir sur le cours de la Loire au lieu-dit de Chamoussey, à proximité de la commune de Saint-Victor-sur-Loire, des moulins à tôles, des martinets à étirer le fer, des papeteries et une fonderie. Le Conseil municipal objecte que cela n’apportera rien car ce type d’édifice existe déjà et que ces activités sont réparties entre de petites unités établies sur les rivières du Furan, Furet, Cotatay, Valchérie, Ondaine et Gier. De plus il tient à protéger des fabricants, subissant déjà les affres de la sécheresse, d’une concurrence trop importante au sein même du district. Le conseil se place d’abord dans une logique d’économie d’énergie puisqu’il voudrait voir des projets qui tout en perfectionnant la quincaillerie économisent l’eau et son utilisation71.

42 Que dire alors de l’atelier de Jacques Sauvade qui implante plusieurs machines nécessitant une quantité d’eau importante au sein d’un réseau hydrographique déjà en surrégime ? Cet appareillage ne pose pas problème uniquement lors de la période de sécheresse mais également au moment « des hautes eaux ». En effet le réseau hydrographique stéphanois est composé de petits cours d’eau qui ne peuvent, même en période hivernale, supporter de nombreuses dérivations et autres roues hydrauliques et ainsi offrir une force suffisante à l’activité industrielle naissante. Le Furet n’échappe pas à la règle et les installations de Sauvade deviennent rapidement pour l’ensemble de

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la communauté une menace remettant en cause la gestion d’un bien considéré comme public. De plus la position de l’atelier, en amont de la majorité des autres unités de production, lui octroie la possibilité d’influer sur la force du cours d’eau et donc la capacité de production des autres quincaillers.

43 La destruction de l’atelier de Jacques Sauvade n’est pas le seul fait des quincailliers. C’est également l’action de la communauté des différentes professions manufacturières qui utilisent le réseau hydrographique comme source d’énergie. Il s’agit d’une réaction vis-à-vis d’un danger mettant en péril le potentiel énergétique d’un bien commun procurant un moyen de subsistance à tous. Le mouvement des ouvriers-quincaillers s’inscrit plus largement dans l’ensemble de la participation populaire aux troubles révolutionnaires. Cette expérience contestataire n’est donc pas spécifiquement ouvrière mais elle alimente la maturation d’une conscience sociale chez cette catégorie de la population. Nous voyons ainsi apparaître l’émergence progressive d’un ensemble de pratiques, de valeurs et de références forgées au travail. Si cette attitude semble approuvée par l’ensemble de la communauté des quincailliers, les édiles locaux ne cautionnent pas cette réaction communautaire qui va selon eux à l’encontre de l’intérêt public.

Continuer le conflit après l’émeute : la représentation du bris de machine et de ses acteurs

44 La destruction de l’atelier de Sauvade est un événement marquant pour le monde industriel stéphanois naissant. Les édiles locaux conscients de l’importance de l’activité manufacturière et de son développement pour la commune fustigent dès la fin du XVIIIe siècle les violences ouvrières. Ces écrits ne sont pas le fait des seuls contemporains de l’événement mais de personnages relatant les faits plusieurs dizaines d’années plus tard. À bien des égards les historiens du début du XXe siècle reprennent également les approches de ces narrateurs, se laissant ainsi guider par une matrice de pensée commune à la majeure partie des élites du XIXe siècle.

45 Au sein de ces écrits deux grandes figures émergent et s’opposent. L’image de l’inventeur héroïque est la première figure mobilisée et représente en quelque sorte la modernité salvatrice menant la société sur la voie du progrès. Si Christine MacLeod72 démontre que les Victoriens ont été pleinement conscients de leurs réalisations industrielles en glorifiant les inventeurs comme les génies de la nation, il faut noter que la mémoire de la destruction de l’atelier de Jacques Sauvade se construit longtemps après les faits lorsque la civilisation industrielle a triomphé et s’est imposée à l’ensemble de la société française. Seul un texte contemporain des événements, Journal d’un bourgeois de Saint-Étienne sous la Révolution73, caractérise ainsi Sauvade participant à l’édification de cette figure.

46 Le processus de mythification de l’inventeur passe d’abord par la description d’un homme bon et moral, il s’agit avant tout de décrire un personnage vertueux. Ainsi le portrait qui nous est dressé de Jacques Sauvade74 est élogieux : intelligent, persévérant, sincère… Cet homme semble pourvu de toutes les qualités et afin de le démontrer les discours associent volontiers ses traits de caractère à des actes précis. Il est très souvent décrit comme un homme innovant qui a eu l’intelligence d’importer de l’étranger des mécanismes et de les adapter à la quincaillerie stéphanoise. Ce discours prend apparemment racine dans les années 1860 avec les écrits de Valserres75 et de

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Descreux76 qui insistent fortement sur les voyages d’étude de Sauvade en Allemagne dans les années 1770. Ces auteurs sont repris par les « historiens » du début du XXe siècle, tel que Galley77 ou Gras 78, qui n’hésitent pas à magnifier l’ingéniosité et l’efficacité de la machine de Sauvade. Corollaire de cette intelligence, la persévérance fait également partie du portrait que nous dressent ces auteurs, Descreux faisant référence « à de longs essais »79 préalables et nécessaires à la mise au point définitive des mécaniques. Outre ces qualités de technicien, Sauvade est montré comme un personnage qui ne poursuit qu’un objectif, celui de l’utilité sociale. L’épisode de la tentative de négociation avec les briseurs de machine qu’il initie avec l’aide de Bernou de Rochetaillée et Chovet80 a pour effet de construire une image sincère et bienfaitrice du personnage. L’avis, a posteriori, de certains auteurs est sans appel : « Sauvade avait bien mérité de ses concitoyens »81.

47 Cette image évolue sous la plume de certains auteurs en une figure de l’inventeur héroïque incompris par ces contemporains. D’après Descreux82, Jacques Sauvade échappe de peu à la foule en colère et ne doit son salut qu’à l’intervention de la milice. Seul cet auteur, écrivant quatre-vingt ans après les événements, nous relate ce fait qui apparaît fort contestable mais qui néanmoins participe à la construction de la représentation de cet acteur. Jean-Baptiste Galley83 ajoute au martyre de l’inventeur incompris la détresse économique faisant de ce personnage vertueux un être ruiné par la furie des ouvriers ignorants.

48 Nous voici devant la figure de l’ouvrier ignorant briseur de machine, artisan de sa propre perte que tente d’éviter l’héroïque inventeur. Tels sont en substance les propos que nous tiennent les discours construits après les événements et notamment Jacques Valserres en 1862 qui voit dans la décadence de la quincaillerie stéphanoise dans les années 1860 le juste châtiment des ouvriers qui ont brisé la machine de Sauvade84. Granger dans son étude sur l’état de la quincaillerie stéphanoise à la fin des années 183085 infantilise ces ouvriers désignant leurs pratiques et leur travail sous l’expression « l’enfance de l’art ». À travers ce vocabulaire apparaît l’image d’une foule ouvrière qu’il faut canaliser mais surtout éduquer et instruire. Les textes mettent en avant un obscurantisme populaire conduisant à un travail routinier86, inintelligemment accompli87 et imbu de préjugés sur les machines 88. L’image de cette foule ignorante parvient jusqu’au XXe siècle notamment par l’intermédiaire des historiens de l’époque. Brossard dans son Histoire du département de la Loire pendant la Révolution française nous propose, concernant la destruction de l’atelier de Sauvade, la figure de l’ouvrier guidé par l’ignorance, la jalousie et capable d’entrer dans une furie destructrice incontrôlable89.

49 Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’Angleterre est prise pour modèle par tous les auteurs relatant la destruction de l’atelier de Sauvade. Dans ces textes les Anglais représentent la figure du progrès notamment du progrès mécanique mais également social. Car s’il est question d’introduire des procédés capables de perfectionner la production et de l’augmenter, il est aussi question de simplifier le travail de l’ouvrier et d’économiser à celui-ci du temps et du labeur90. Cet argument devient récurent dans le discours favorable aux machines. Il existe notamment dans les années 1830 une littérature qui se développe autour de ce thème, et dont Joseph Droz dans son Économie politique ou principes de la science des richesses symbolise la pensée 91. De plus la machine est présentée à travers l’exemple anglais comme un élément facilitant la créativité et

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l’inventivité92 des ouvriers anglais s’opposant à la routine93 des quincailliers stéphanois. Bref un élément qui fait progresser la foule des ouvriers stéphanois.

50 La quincaillerie stéphanoise connaît depuis la fin du XVIIIe siècle une crise économique se poursuivant sur l’ensemble du XIXe siècle et constituant la toile de fond des écrits relatant la destruction de l’atelier de Sauvade. Ce bris de machine demeure pour nombre d’auteurs un tournant dans l’histoire industrielle stéphanoise. Ces narrateurs nous présentent la machine de Sauvade comme l’élément capable d’interrompre la crise économique et la chute inéluctable qui s’ensuivit. Descreux en veut d’ailleurs pour preuve qu’au moment où il écrit ses Notices biographiques stéphanoises, à la fin des années 1860, les Vosges connaissent une grande extension de leur commerce de quincaillerie au sein duquel la fourchette occuperait une place importante. D’après Descreux, à la suite de l’épisode du 1er et 2 septembre 1789, la fabrication de la fourchette par le procédé Sauvade aurait abandonné les ateliers de Saint-Étienne et sa région pour se réfugier dans les Vosges à Mirecourt où elle aurait connu la prospérité94.

51 Ces discours sur un événement local posent en toile de fond un élément plus global : la mécanisation. Ces écrits laissent entrevoir une réalité, un point de vue faisant des machines l’étape incontournable en direction du progrès. Au sein d’une telle prose la machine, figure du progrès, s’enracine dans l’imaginaire comme le seul moyen capable de mener « vers le mieux » et s’opposant, pour le bien notamment des ouvriers, à la foule ignorante des briseurs de machine.

52 La destruction de l’atelier de Sauvade apparaît comme un événement anodin marquant le début des troubles révolutionnaires dans la région stéphanoise. Si le phénomène révolutionnaire peut partiellement servir de prisme de lecture notamment en assimilant ce bris de machine aux crises de subsistance frappant la fin de l’Ancien Régime, on ne peut toutefois accepter cette grille de lecture comme unique moyen d’analyse. Cet acte ne peut être considéré comme une simple action revendicative émanant des quincailliers stéphanois. La portée du geste dépasse largement cet aspect. Il est question de lutte contre l’édification d’un nouvel ordre social dans lequel les quincailliers se voient déclassés. Au-delà c’est une certaine communauté manufacturière qui s’exprime contre le refus du partage d’une ressource énergétique essentielle à son activité.

53 Les acteurs mettent en place des stratégies les entraînant dans un conflit pouvant paraître rapide si l’on s’en tient au simple geste de destruction mais qui s’annonce beaucoup plus long au regard des enjeux. En effet la mise à sac de l’atelier de Sauvade constitue un bel exemple des conflits engendrés par la naissance de la civilisation industrielle. Outre la déstabilisation d’une économie familiale, deux grands thèmes, liés à la naissance du monde industriel, parcourent ce micro-événement : la migration du savoir-faire d’une catégorie professionnelle à l’autre et le partage des ressources énergétiques.

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NOTES

1. Lynn HUNT, Revolution and urban politics in provincial France, Troyes and Reims (1786-1790), Standford University Press, 1978. 2. Jean-Pierre ALLINE, « À propos des bris de machines textiles à Rouen pendant l’été 1789 : émeutes anciennes ou émeutes nouvelles ? », Annales de Normandie, 1981, n°1, p. 37-58. 3. Nous nous permettons de reprendre ici l’expression consacrée par François Jarrige dans son ouvrage Au temps des « Tueuses de bras Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009. 4. Jean-Baptiste GALLEY, Saint-Étienne et son district pendant la Révolution, Saint-Étienne, Imprimerie de La Loire Républicaine, 1903, p. 74-77 ; Jacques SAUVADE, Description des mécaniques de l’atelier de Jacques SAUVADE, citoyen habitant de la ville de Saint-Étienne présentée au département de Rhône-et-Loire, le 8 novembre 1791, BM Saint-Étienne, manuscrit MS A 060. 5. L’utilisation du terme chômage désigne ici une réduction majeure ou une suppression de l’activité des quincaillers souhaitant cependant exercer l’activité en question et étant en mesure de le faire. Il s’agit donc dans le contexte du XVIIIe siècle d’une perte de clientèle pour les « forgeurs et les limeurs ». 6. Gérard THERMEAU, À l’aube de la révolution industrielle, Saint-Éienne et son agglomération, Saint- Etienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2002, p. 18. 7. Jean-Baptiste GALLEY, Saint-Étienne et son district pendant la Révolution, Saint-Étienne, op. cit. , p. 71. 8. Ibidem. 9. Ibid. 10. Ibid. , p. 72. 11. Ken ADLER, Engineering the Revolution. Arms and enlightenment in France, 1763-1815, Princeton, Princeton University Press, 1997. 12. Bernard BACHER, Jean-François BRUN, Éric PERRIN, La Manufacture d’armes de Saint-Étienne. La révolution des machines 1850-1870, Saint-Étienne, Musée d’art et d’industrie, 2007. 13. Jérôme LUTHER-VIRET, « L’industrie des armes portatives à Saint-Étienne, 1777-1810 » dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007, 54-1, p. 171-192. 14. François JARRIGE, Au temps des « tueuses de bras ». op. cit. 15. Id., Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique, Paris, Imho, 2009, p. 31. 16. Arlette BROSSELIN, Andrée CORVOL, François VION-DELPHIN, « Les doléances contre l’industrie » dans Denis WORONOFF (dir.) Forges et forêts. Recherches sur la consommation proto-industielle de bois, Paris, EHESS, 1990. 17. François JARRIGE, Au temps des « tueuses de bras », op. cit., p. 15. 18. Edward P. THOMPSON, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Le Seuil, 1988, [éd en anglais, 1963] p. 437. 19. Jean-Baptiste GALLEY, Saint-Étienne et son district pendant la Révolution, Saint-Étienne, cp. cit., p. 285. 20. Id.,, L’élection de Saint-Étienne à la fin de l’Ancien Régime, Saint-Étienne, Imprimerie Ménard, 1903, p. 376. 21. Pierre REJANY, La vie municipale d’une cité ouvrière à la veille de la Révolution : Saint-Étienne, mémoire de maîtrise, Université Jean Monnet sous la direction de Jean Merley, 1990, dact., p. 51. 22. Louis-Joseph GRAS, Essai sur l’histoire de la quincaillerie et petite métallurgie à Saint-Étienne, Saint- Étienne, Imprimerie Théolier, 1904, p. 25-26. 23. Ibidem. , p. 27.

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24. Ibid. , p. 34-35. 25. Ibid. , p. 52. 26. Société industrielle et agricole de Saint-Étienne, Rapport de la commission chargée de rechercher les causes de la décadence de la quincaillerie à Saint-Étienne, et les moyens de la régénérer, Saint-Étienne, Imprimerie Théolier, 1852, p. 10. 27. Ernest BROSSARD, Histoire du département de la Loire pendant la Révolution française, Saint-Étienne, Imprimerie la Loire Républicaine, 1905, Vol. 1, p. 54-55. 28. Jean-Baptiste GALLEY, L’élection de Saint-Étienne à la fin de l’Ancien Régime, Saint-Étienne, op. cit., p. 254. 29. Ibidem., p. 39. 30. Ernest BROSSARD, Histoire du département de la Loire pendant la Révolution française, op. cit., p. 55. 31. Ken ADLER, Engineering the Revolution. Arms and enlightenment in France, 1763-1815, Princeton, Princeton University Press, 1997, p. 175. 32. Jean-Baptiste GALLEY, L’élection de Saint-Étienne à la fin de l’Ancien Régime, op. cit., p. 379. 33. Voir sur le sujet : Luc ROJAS, Histoire de révolution technologique. De l’exploitation artisanale à la grande industrie houillère de la Loire, Paris, L’Harmattan, 2008. 34. Jean-Baptiste GALLEY, Saint-Étienne et son district pendant la Révolution, op. cit., p. 71. 35. Ibidem., p. 71-72. 36. Gérard THERMEAU, À l’aube de la révolution industrielle, Saint-Étienne et son agglomération, Saint- Étienne, op. cit., p. 18-19. 37. Jean-Baptiste GALLEY, Saint-Étienne et son district pendant la Révolution, op. cit., p. 71-74. 38. Gérard THERMEAU, À l’aube de la révolution industrielle, Saint-Étienne et son agglomération, op. cit., p. 19. 39. ANONYME (transcrit par M. Pauze), Journal d’un bourgeois de Saint-Étienne sous la Révolution (1789-1795), Saint-Étienne, imprimerie Théolier, 1935. 40. Haïm BURSTIN, « Bourgeois et peuple dans les luttes révolutionnaires parisiennes », dans Jean- Pierre JESSENNE (dir.), Vers un ordre bourgeois ? Révolution française et changement social, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 171-184. 41. Procès-verbal des échevins de la ville de Saint-Étienne : Jean-Baptiste GALLEY, Saint-Étienne et son district pendant la Révolution, op. cit. , p.74-75. 42. Samuel GUICHETEAU, « Les ouvriers dans les manifestations révolutionnaires à Nantes en 1789-1791 : vers une identité collective ? », AHRF, 2010, n°359, p. 75-95. 43. Jacques SAUVADE, Description des mécaniques de l’atelier de Jacques Sauvade, citoyen habitant de la ville de Saint-Étienne présentée au département de Rhône-et-Loire, le 8 novembre 1791, BM Saint-Étienne, manuscrit MS A 060. 44. AD Loire, L 835, Fabrication d’armes de guerre et de clincaille à Saint-Étienne : rapport du commissaire du directoire exécutif du département de la Loire (An VIII). 45. Ernest BROSSARD, Histoire du département de la Loire pendant la Révolution française, op. cit., p. 176-177. 46. Jean NICOLAS, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789), Paris, Le Seuil, 2002, p. 260 et sq. 47. Ibidem., p. 293. 48. Michael SONENSCHER, Work and wages. Natural law, politics and the eighteenth century french trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1989. 49. Steven KAPLAN, La fin des corporations, Paris, Fayard, 2001. 50. Jeff HORN, « Machine-breaking in England and France during the age of Revolution », Labour/ Le travail (revue électronique), n°55, 2005 ; Id., The industrial revolution, Westport, Greenwood Press, 2006.

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51. André PEYRET, Statistique industrielle du département de la Loire, Saint-Étienne, Delarue, 1835, p. 91. 52. Jean-Baptiste GALLEY, L’élection de Saint-Étienne à la fin de l’Ancien Régime, op. cit., p. 290-293. 53. Ibidem. 54. Samuel GUICHETEAU, art.cit., p. 75-95. 55. Au sein de ce système de production les négociants fournissent aux ouvriers indépendants la matière première ainsi que l’outil de production. Les ouvriers transforment, à leur domicile, cette matière première en objets manufacturés et sont rémunérés par le négociant pour le travail fourni. Le marchand prend possession de l’objet manufacturé pour le vendre à ses clients. 56. Ce système de production fonctionne de manière analogue au Verlagsystem à la différence que l’outil de production n’est pas fourni par le négociant mais par les ouvriers eux-mêmes. 57. Denis DESCREUX, Notices biographiques stéphanoises, Saint-Étienne, Librairie Constantin, 1868, p. 317-318. 58. Jean-Antoine DE LA TOUR VARAN, « Notice statistique industrielle sur la ville de Saint-Étienne », Bulletin industriel, Saint-Étienne, imprimerie Théolier, 1851, p. 9-100. 59. Id., art. cit.. 60. Denis DESCREUX, Notices biographiques stéphanoises, op. cit., 1868, p. 317-318. 61. AM Saint-Étienne, HH 11, Mémoire adressé au Roi demandant des mesures protectionnistes pour favoriser la fabrication des armes et de la quincaillerie en France et à Saint-Étienne (circa 1760). 62. Louis-Joseph GRAS, Le conseil de commerce de Saint-Étienne et les industries locales au commencement du XIXe siècle, Saint-Étienne, imprimerie Théolier, 1899, p. 20-22. 63. Jean-Antoine DE LA TOUR VARAN, op. cit. 64. Jacques SAUVADE, Description des mécaniques de l’atelier de Jacques Sauvade, citoyen habitant de la ville de Saint-Étienne présentée au département de Rhône-et-Loire, le 8 novembre 1791, BM Saint-Étienne, manuscrit MS A 060. 65. Samuel GUICHETEAU, art. cit., p. 75-95. 66. Louis-Joseph GRAS, Le conseil de commerce de Saint-Étienne et les industries locales au commencement du XIXe siècle, op. cit., p. 20-22. 67. Georges REUSS, « Alimentation en eau de Saint-Étienne et de ses environs », La Loire industrielle, Saint-Étienne, imprimerie Théolier, 1897, p. 523-584. 68. AM Saint-Étienne, 6 O 3, Régime des eaux, eaux de la Semène : projet de détournement des sources de la Semène pour leur réunion aux eaux du Furan (1796). 69. AM Saint-Étienne, 3 O 1 VALB, Commune de Valbenoîte. Régime des eaux. Le Furet. Procès verbal constatant le détournement des eaux du Furet, fait par le sieur Gobert (13 août 1793). 70. Ibidem, 3 O 1 VALB, Commune de Valbenoîte. Régime des eaux. Le Furet. Arrêté du Directoire du district de Saint-Étienne (4 juillet 1793), lettre du Maire et des officiers municipaux de la ville de Saint-Étienne aux Maire et officiers municipaux de la commune de Valbenoîte (17 juillet 1793). 71. AM Saint-Étienne, 1 D 1, registre des délibérations du conseil municipal séances du 28 juin 1766 au 10 octobre 1791 : réponse du conseil municipal à la requête du sieur Guillaud (6 août 1787). 72. Christine MACLEOD, Heroes of invention. Technology, liberalism and British identity, 1750-1914, Cambridge University Press, 2007. 73. ANONYME (transcrit par M. Pauze), Journal d’un bourgeois de Saint-Etienne sous la Révolution (1789-1795), op. cit. 74. Les sources sont peu loquaces sur la condition socio-économique de Sauvade. Nous savons, cependant, qu’il appartient à une famille de commerçants, expliquant ainsi, en partie, les voyages à l’étranger. 75. Jacques VALSERRES, Les industries de la Loire, Saint-Étienne, imprimerie Ch. Robin, 1862.

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76. Denis DESCREUX, Notices biographiques stéphanoises, op. cit., p. 317. 77. Jean-Baptiste GALLEY, Saint-Étienne et son district pendant la Révolution, op. cit., p. 74. 78. Louis-Joseph GRAS, Essai sur l’histoire de la quincaillerie et petite métallurgie, op. cit., p. 97. 79. Denis DESCREUX, op.cit., p. 317. 80. ANONYME (transcrit par M. Pauze), Journal d’un bourgeois de Saint-Étienne sous la Révolution (1789-1795), op. cit. 81. Jean-Antoine DE LA TOUR VARAN, art. cit. 82. Denis DESCREUX, Notices biographiques stéphanoises, op. cit., p. 318. 83. Jean-Baptiste GALLEY, Saint-Étienne et son district pendant la Révolution, op. cit., p. 75. 84. Jacques VALSERRES, Les industries de la Loire, op. cit., p. 200. 85. Antoine GRANGER, De la quincaillerie à Saint-Étienne, Saint-Étienne, imprimerie F. Gonin, 1839. 86. Jean-Antoine DE LA TOUR VARAN, art. cit. 87. Jean-Baptiste GALLEY, L’élection de Saint-Étienne à la fin de l’Ancien Régime, op. cit., p. 376-381. 88. Denis DESCREUX, Notices biographiques stéphanoises, op. cit., p. 318. 89. Ernest BROSSARD, Histoire du département de la Loire pendant la Révolution française, op. cit., p. 176-177. 90. Jean-Antoine DE LA TOUR VARAN, art. cit. 91. Jacques DROZ, Economie politique ou principes de la science des richesses, Paris, Jules Renouard, 1829, p. 293. 92. AM Saint-Étienne, HH 11, Mémoire adressé au Roi demandant des mesures protectionnistes pour favoriser la fabrication des armes et de la quincaillerie en France et à Saint-Etienne (circa 1760). 93. Jean-Antoine DE LA TOUR VARAN, op.cit. 94. Denis DESCREUX, Notices biographiques stéphanoises, op. cit., p. 318.

RÉSUMÉS

Les 1er et 2 septembre 1789 une foule de quincailliers se rend à Furet-la-Valette, petite commune limitrophe de la ville de Saint-Étienne, où le sieur Jacques Sauvade a installé, sur le cours de la rivière du Furet, un atelier destiné à la confection d’articles de quincaillerie. Au sein de cette unité de production les machines tiennent une place centrale augmentant considérablement la quantité produite mais remplaçant la main de l’ouvrier. Considérant ces mécaniques comme une menace, les quincailliers décident la mise à sac de l’atelier. Ne s’agissant pas uniquement d’une réaction contre un élément générateur de chômage, l’événement en question est également révélateur de certains thèmes traversant la fin de l’Ancien Régime et la naissance conflictuelle de la société industrielle.

On the 1st and 2nd of September 1789, a crowd of hardware workers went to Furet-la-Valette, a small town bordering on the city of Saint-Étienne, where Jacques Sauvade had established on the banks of the river Furet an atelier used for the production of articles of hardware. Machines occupied a central place in this production complex, and considerably increased the quantity of items produced, yet they replaced the labor of workers. Regarding these machines as a threat, the hardware workers decided to destroy the atelier. Not only a reaction against a source

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of unemployment, this event also revealed certain themes prevalent at the end of the Old Regime and at the conflictual beginning of industrial society.

INDEX

Mots-clés : Bris de machine, civilisation industrielle (naissance), conflit technologique, identités professionnelles, innovation technique, Meistersystem, ordre social, quincaillerie, représentations sociales, ressource hydraulique

AUTEUR

LUC ROJAS Université de Lyon-Université Jean Monnet UMR CNRS 5600 EVS-ISTHME 33 rue du 11 novembre 42023 Saint-Etienne cedex 2 [email protected]

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Le témoignage de François-Jérôme Riffard Saint-Martin, député à la convention The Account of François-Jérôme Riffard Saint-Martin, deputy to the Convention

Jacques-Olivier Boudon

1 François-Jérôme Riffard Saint-Martin fait partie de ces rares députés qui, membres de la Constituante, ont siégé dans la plupart des assemblées de la Révolution et de l’Empire. Élu suppléant à la Constituante, il siège ensuite à la Convention, au Conseil des Cinq-Cents de 1795 à 1797, puis à nouveau en 1798-1799. Rallié à Bonaparte, il intègre le Corps législatif, mais fait partie des législateurs épurés en 1802. Il revient néanmoins à l’assemblée en 1809, et meurt au début de la Restauration, membre de la chambre des députés des départements. L’homme est pourtant resté un inconnu, alors que son rôle est loin d’avoir été négligeable dans les différentes assemblées qu’il a fréquentées. Aucune biographie ne lui a été consacrée, mais plus étonnant, la plupart des rares notices biographiques qui le concernent sont lacunaires ou erronées1. Des hésitations sont perceptibles sur ses origines familiales, son lieu de naissance2, et même son parcours parlementaire, alors que ses prises de position à l’intérieur des assemblées sont généralement ignorées. L’homme a pourtant publié certains de ses discours3 ; une partie de sa correspondance est connue4. Enfin il a tenu un Journal jusqu’à maintenant largement ignoré et grâce auquel on peut désormais avoir une connaissance beaucoup plus fine du personnage, de son positionnement dans les assemblées et de sa pensée politique5.

2 Ils ne sont pas si nombreux les députés de la Révolution à avoir rendu compte quotidiennement de leurs faits et gestes6, ce qui rend particulièrement précieux le témoignage de Saint-Martin. Il s’agit bien en effet d’un Journal et non de mémoires écrits après coup7. Sa forme même en témoigne. Riffard Saint-Martin le commence le 10 février 1771, « jour de la mort de [s] on père ». Le Journal est aussi un livre de comptes ou livre de raison, dans lequel le narrateur consigne avec précision les acquisitions qu’il effectue, les sommes qu’il prête ou emprunte, la date de leur remboursement. En ce

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sens, le Journal de Riffard Saint-Martin relève de la littérature du for privé, aujourd’hui objet de nouvelles lectures8. Saint-Martin est d’abord peu prolixe. De 1772 à 1789, les inscriptions dans son Journal sont rares. C’est avec la Révolution, et surtout avec l’évocation des débats à la Convention et dans les assemblées suivantes, que le Journal prend toute sa saveur, sans que la dimension de livre de compte soit pour autant négligée. De plus ce Journal permet de corriger certaines erreurs ou incertitudes concernant le personnage, en confirmant sa participation à la Commission des douze et son appartenance au « parti de la Gironde ». Mais il offre aussi un témoignage de premier plan sur la période de la Terreur, la chute de Robespierre, ou sur les débats et journées révolutionnaires de la Convention thermidorienne, notamment de prairial et vendémiaire, et plus généralement sur les sentiments d’un député ordinaire sur la vie politique de son pays. En mettant en regard les propos transcrits par Saint-Martin dans son Journal, la correspondance qu’il a échangée avec certains de ses proches et les discours qu’il a pu tenir au cours de la période, on peut mieux cerner la pensée politique d’un député ordinaire.

L’entrée à la Convention

3 « Le 5 septembre, j’ai été nommé député à la Convention nationale, par l’assemblée électorale d’Annonay », note Riffard Saint-Martin dans son Journal9. Il a en effet été élu 4e sur 7 députés, avec 294 suffrages sur 385 votants 10. L’assemblée électorale s’était ouverte le 2 septembre dans l’église paroissiale d’Annonay et avait élu au premier tour Boissy d’Anglas, au 2e tour Hector Soubeyran de Saint-Prix, au 3 e François Joseph Gamon11. Saint-Martin relate plus tard son arrivée à Paris, au lendemain de l’ouverture de l’assemblée. Il n’a donc pas pu participer à la séance au cours de laquelle a été votée l’abolition de la royauté. Il a fait route avec Boissy d’Anglas qui apparaît pour la première fois dans son Journal, bien que les deux hommes soient très proches à l’époque, en tout cas sur le plan des idées12. « Parti de cette ville [Annonay] le 17 avec mon collègue Boissy d’Anglas, nous sommes arrivés à Paris le 22 à 3 heures du matin, et le même jour, nous avons pris séance dans la Convention. Un accident arrivé à notre chaise près d’Auxerre nous avait fait perdre un jour, ce qui nous a privés d’assister à la séance du vingt et un où la royauté a été abolie ».

4 Le Journal ne contient plus ensuite, en janvier 1793, que quelques mots concernant une affaire personnelle, puis c’est le vide. La feuille a été coupée. L’explication est fournie un peu plus loin, à la date du 15 thermidor an II (2 août 1794), soit six jours après la chute de Robespierre. « L’affreuse tyrannie à laquelle toute la France fut livrée après les fatales journées des 31 mai et 2 juin 1793 m’obligea de déchirer et brûler les quatre feuilles de ce journal où j’avais noté mes opinions et mes pensées depuis le 22 septembre 1792 ». Saint-Martin a donc détruit ce qu’il avait écrit au jour le jour par crainte d’être compromis au cas où il serait arrêté et son journal saisi. Il n’a ensuite plus rien écrit jusqu’à la fin de la Terreur. Ces quelques mots en disent long sur l’état de peur qui envahit le député à partir du printemps 1793. Les épreuves qu’il traverse alors expliquent aussi la haine viscérale qu’il voue à l’encontre des jacobins. Il se livre à un retour en arrière qui lui permet de régler, par la plume, ses comptes avec les chefs de la Montagne, refaisant l’historique de leur opposition avec les girondins qualifiant la Gironde de « parti vraiment patriote ».

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5 Il est donc utile de retracer la vie de Saint-Martin pendant les années 1793 et 1794, notamment à travers ses interventions en séance, pour partie sa correspondance et les morceaux de son Journal écrits après coup, mais permettant de revivre l’expérience vécue. D’emblée, Riffard Saint Martin apparaît comme un député modéré, attaché à la République, mais hostile aux montagnards, et qui finalement adopte bien des prises de position des girondins. Il rappelle lui-même avoir appartenu au Club des jacobins et l’avoir quitté au début de la Convention, lorsque ce dernier est devenu le lieu d’expression de la mouvance montagnarde. Quelques jours à peine après son entrée à la Convention, il dénonce, dans une lettre à Louis-Théodore Chomel, qui fut comme lui avocat à la sénéchaussée d’Annonay avant la Révolution, « des agitateurs qui troublent la paix intérieure de la République et dirigent principalement leurs complots contre la Convention nationale », ajoutant « Paris est plein de ces mauvais esprits. Ils veulent à toute force soumettre la Convention aux caprices de la multitude, ils veulent le trouble, l’anarchie ». Et il poursuit un peu plus loin, « la tribune des Jacobins retentit journellement de leurs déclamations et c’est là qu’ils obtiennent de vifs applaudissements. Je fus hier les entendre et j’eus peine à contenir mon indignation »13. Son opposition aux jacobins est immédiate. Elle se traduit par l’usage d’un vocabulaire visant à stigmatiser les fauteurs d’anarchie, injure politique utilisée par les girondins dès 1791 et que Saint-Martin reprend à son compte14. Sa cible se précise quelques jours plus tard quand il reçoit une adresse de la Société des Amis de la Constitution d’Annonay demandant que Marat soit exclu de la Convention. Il manifeste à son correspondant ardéchois son mécontentement, avant de s’en expliquer, dans des termes sans ambiguïté : « Ce Marat est un fou sanguinaire qui ne serait digne que des petites maisons. Son élection déshonorera à jamais le corps électoral de Paris, mais selon moi, il existe dans la députation de ce département des membres bien autrement dangereux. Heureusement leurs talents sont ou nuls ou fort médiocres et le rôle qu’ils ont joué dans les massacres du 2 septembre jette sur eux dans l’assemblée conventionnelle une défaveur qu’ils ne parviendront pas à vaincre »15. Saint-Martin n’était pas alors à Paris, mais le souvenir des massacres de septembre est resté prégnant.

Le procès du roi

6 C’est dans ce contexte que s’ouvre le procès du roi. Saint-Martin s’en inquiète. « Paris est calme en ce moment mais gare le procès de Louis XVI »16. Quelques jours plus tard, il est désigné comme suppléant de la commission des douze membres chargés de dépouiller et d’examiner les papiers saisis aux Tuileries17. « Les papiers trouvés dernièrement dans une cachette des Tuileries, pour l’examen desquels nous avons nommé une commission de douze membres, nous donnent de grandes lumières sur les voies de corruption employées par la Cour », relate-t-il à Chomel18.

7 Saint-Martin suit de près le procès du roi et prend position très nettement contre le point de vue des montagnards. En cela il se rapproche de nombre de girondins, même si l’attitude de ces derniers n’est pas uniforme19. L’assemblée a décidé un appel nominal, à partir du 15 janvier. Les députés sont invités à monter à la tribune pour se prononcer sur la culpabilité de Louis XVI, sur l’éventualité d’un appel au peuple et enfin sur la peine à infliger au roi déchu. Chaque député a en outre la possibilité de faire connaître sa position par un mémoire remis à l’ensemble de ses collègues. C’est l’option que

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choisit Riffard Saint-Martin. Il ne s’était pas encore exprimé publiquement sur le sujet. Mais il fait partie des 37 députés qui optent pour cette formule20, en publiant l’Opinion de F.-J. Riffard St-Martin dans l’affaire du ci-devant roi21. Ce mémoire montre clairement son hostilité aux positions des montagnards. Il commence par réaffirmer sa conviction que le roi est coupable de trahison. « Je fus du petit nombre des constituants, rappelle- t-il, qui, voyant dans la trahison de Louis lors de sa fuite vers Monmédy, une occasion favorable de faire une révolution complète, et asseoir la liberté sur une base solide, l’abolition de la royauté, voulaient que le perfide monarque fût mis en jugement » -la position qu’il exprime en juin 1791 est loin d’être aussi tranchée et plus d’ordre technique que de principe. Pour autant, il s’interroge sur la peine qu’il doit encourir. Hostile à la peine de mort, il développe plusieurs arguments en ce sens. Tout d’abord, il récuse l’idée que la mort du roi ferait disparaître la monarchie en France, considérant au contraire qu’un roi décrédibilisé serait plus utile vivant que mort, car il pourrait mieux servir de repoussoir qu’un roi jeune, en quelque sorte purifié des maux de son père. Il souligne aussi qu’il serait vite remplacé comme prétendant par des membres de sa famille, rejoignant l’avis formulé quelques semaines plus tôt par son ami Chomel dans une lettre à Boissy d’Anglas22. Mais l’argument principal est d’ordre juridique. Saint-Martin s’appuie sur l’idée que la Convention ne peut à la fois être juge et juré, c’est-à-dire décider de la culpabilité et de la peine. « Le peuple a bien investi la Convention de tous ses pouvoirs, mais c’est pour les déléguer divisément, et non pour les exercer tous. C’est pour établir un mode de gouvernement qui lui garantisse sa liberté, sa sûreté, et non pour instituer la tyrannie. Il ne l’a pas autorisée à fouler aux pieds les formes conservatrices de la vie, de l’honneur, de la liberté individuelle des citoyens ; il ne lui a pas dit que seule elle serait l’arbitre suprême du sort de son ci-devant roi ».

8 L’appel au peuple s’impose donc à ses yeux, au nom du principe du respect des droits du peuple en matière de justice, mais aussi afin de préserver ses droits en matière constitutionnelle. « Le peuple, lorsque la nouvelle Constitution sera présentée, n’aurait- il pas le droit de déclarer qu’il veut un roi, et même qu’il le veut inviolable et sacré ; qu’il veut, en un mot, sur ce point, maintenir la constitution de 1791 ». Et il rappelle, en rejoignant l’opinion de Vergniaud, qu’en acceptant la constitution de 1791, le peuple a sanctionné l’inviolabilité du monarque. Lui seul peut donc revenir sur cette question, Saint-Martin ne considérant pas que l’assemblée ait reçu un « mandat spécial » permettant de se substituer à lui sur ce point.

9 Mais comme Vergniaud, il pose aussi la question de la répercussion qu’aurait la mort du roi sur le plan international. « Citoyens, tous les peuples de l’Europe ont dans ce moment les yeux fixés sur la France ; ils attendent d’elle un grand exemple et cet exemple ne serait qu’un meurtre commis de sang froid par les fondateurs de sa liberté, et le nom français qu’il est si glorieux de porter serait à jamais flétri, déshonoré ? Et cet opprobre serait l’ouvrage des législateurs à qui le peuple souverain a confié le soin de ses destinées ? Ô mes concitoyens ! mes collègues ! Je vous en conjure, au nom de la patrie, élevez-vous au-dessus des passions tumultueuses qui vous environnent, réfléchissez sur les conséquences de l’arrêt de mort qu’elles voudraient vous arracher ; que la froide raison examine ces conséquences et les pèse. Elle vous dictera, j’en ai l’intime conviction, de renoncer à un mode de jugement qui, réprouvé par la justice, indigne de la loyauté française, ne pourrait que être fatal à la République ».

10 Puis, répondant à l’argument de Robespierre, selon lequel l’appel au peuple ferait courir un risque de discorde civile en permettant aux royalistes de s’exprimer, Saint-

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Martin s’étonne que le principe de souveraineté nationale soit en la circonstance bafoué. Il conclut donc, en demandant que les assemblées primaires soient consultées, sur la peine à infliger au roi, dans le cas où l’appel nominal aurait conclu à sa trahison.

11 Lors du vote lui-même, Saint-Martin répond, comme la très grande majorité des députés, oui à la question : « Louis Capet est-il coupable de conspiration contre la liberté publique et d’attentats contre la sûreté de l’État »23. À la deuxième question : « Le jugement de la Convention sera-t-il soumis à la ratification du peuple réuni dans les assemblées primaires ? », il répond à nouveau oui et motive son opinion en renvoyant à son mémoire24. « Citoyens, par tous les motifs que j’ai développés dans mon opinion imprimée et qui ont été développées par quelques-uns de mes collègues, je dis oui »25. Tous les autres députés de l’Ardèche, à l’exception de Gleizal, votent comme lui. Enfin, à la troisième question, « Quelle peine sera infligée à Louis ? », il se prononce pour la réclusion jusqu’à la fin de la guerre et le bannissement à la paix26, en justifiant assez longuement sa position : « Citoyens, je persiste à penser que je n’ai ni le pouvoir, ni le devoir de prononcer en juge sur le sort de Louis. J’ai développé les motifs de mon opinion dans le discours qui a été imprimé et distribué. Je ne ferai que les énoncer ici très sommairement. J’ai respecté le décret par lequel la Convention s’est considéré jury national ; j’ai rempli sans répugnance la tâche qui m’était imposée. La voix de ma conscience me disait que le ci-devant roi avait conspiré contre la liberté publique ; que traitre et parjure, il s’était rendu coupable d’attentat contre la sûreté générale de l’État, et je n’ai pas balancé à le déclarer. Mais elle me dit aussi, cette voix terrible, la seule que je consulterai toujours ; elle me dit que j’exercerais l’acte de tyrannie le plus monstrueux si je cumulais sur ma tête des pouvoirs incompatibles, des pouvoirs qui pour le maintien de la liberté, doivent rester éternellement séparés. Citoyens, je ne puis assez m’étonner, je l’avoue, que la plupart des opinants qui ont conclu à la peine de mort, ayant motivé leur vœu et sur l’article de la Déclaration des droits, portant que « la loi doit être égale pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse » ; et sur les dispositions du Code pénal, contre les conspirateurs. […] Citoyens, je veux que Louis vive, parce que la prétention à la royauté sera sans danger tant qu’elle reposera sur cette tête méprisable ; je veux que Louis vive, parce que je veux déjouer les factieux, les anarchistes, les aristocrates et les monarchiens, qui font aujourd’hui cause commune ; je veux que Louis vive parce que son existence est utile, nécessaire même au prompt affermissement de la République ; je veux que Louis vive, parce que pour que la patrie soit sauvée, il faut que la Convention ne s’avilisse pas ; je veux que Louis vive, parce que je veux que la royauté ne puisse pas ressusciter, parce que je veux qu’elle soit à jamais abolie ; parce que je veux vivre et mourir républicain ; parce que je veux vivre et mourir sans remords. Je demande donc, comme mesure de sûreté générale, la réclusion de Louis jusqu’à la fin de la guerre et, après la paix, son bannissement perpétuel hors du territoire de la République »27.

12 Saint-Martin fait donc partie des 334 députés qui ont voté pour la détention ou une mort conditionnelle, alors que la majorité, soit 387 députés, votaient en faveur de la mort sans condition. Le point de vue qu’il exprime résume une position qui sera constante et qui a déjà été formulé depuis le début de la Convention, à savoir le rejet d’une part des montagnards, qu’il désigne encore une fois par les mots d’anarchistes et de factieux, et d’autre part des monarchistes, ici évoqués sous le nom d’aristocrates, de monarchiens, ailleurs encore qualifiés de « noirs ». Ce double rejet est une constante

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chez Saint-Martin jusqu’à l’Empire. Cette position n’est cependant pas exceptionnelle ; elle est partagée notamment par un certain nombre de députés girondins.

13 Le 19 janvier enfin, se déroule le 4e appel nominal, sur la question du sursis éventuel à l’exécution du jugement rendu contre Louis Capet. Saint-Martin vote oui comme tous les députés de l’Ardèche28. Au matin du 20 janvier, 310 députés ont voté en faveur du sursis, 380 contre. La sentence peut être exécutée. Louis XVI est guillotiné le lendemain. Trois jours plus tard, dans une lettre à son ami Chomel, Saint-Martin fait ressortir toute la tension qui a accompagné le procès du roi. « Vous ne vous formez pas l’idée de l’état d’anxiété ou plutôt de stupeur où nous a réduit l’affaire du dernier roi des Français. Les papiers publics ne vous ont donné là- dessus que des relations très imparfaites, et pour la tranquillité de nos concitoyens, nous avons cru devoir nous taire. La mort de Louis XVI paraît avoir dissipé l’orage. Les glaives qui brillaient sur nos têtes ont disparu, mais il est à craindre que ce calme soit de courte durée. Roland, ce ministre vertueux, cet intrépide républicain, abreuvé d’amertumes et de calomnies, vient de donner sa démission. Elle a été acceptée par la Convention. Les membres qui aimaient et estimaient le plus ce sage ministre, ont été les premiers à voter pour cette acceptation afin de l’arracher à la rage de ses ennemis qui, selon moi, sont bien ceux de la chose publique. D’un autre côté, ce même parti qui compte Marat parmi ses membres les plus distingués, a réussi à faire nommer un nouveau Comité de surveillance entièrement composé de sa clique, ce qui a déjà produit l’effet de faire sortir de Paris une foule de bons citoyens »29.

14 La défense de Roland, incarnation du ministère girondin, et la charge contre les montagnards confirment, sans conteste, l’appartenance de Saint-Martin à la mouvance girondine. Par ailleurs, dans la même lettre à Chomel, il lui demande de faire en sorte que la décision d’exécuter le roi soit soutenue dans le pays, afin d’empêcher le développement des discordes civiles. Une fois prise, la décision de la mort lui paraît donc devoir être défendue. Dans son Journal, Saint-Martin n’a conservé, pour les débuts de l’année 93, que ce qui concerne le procès du roi, sans doute parce que son avis, rendu public, était connu. Il résume ainsi son sentiment : « Le 21 janvier, Louis a subi son jugement sur la place du Carrousel. Puisse cette mort avoir les effets que s’en promettent ceux qui l’ont votée ! Puisse-t-elle affermir la république et rendre la France heureuse et florissante ».

L’activité au sein du Comité des secours

15 Dès les débuts de la Convention, en octobre 1792, Saint-Martin a été désigné comme suppléant du comité des secours30. C’est comme membre de ce comité qu’il se montre le plus actif au temps de la Convention. Héritier du comité de Mendicité né à l’époque de la Constituante, le comité des secours publics a été créé en octobre 1791, au début de la Législative. Il se prolonge ensuite sous la Convention, le comité comprenant 24 membres et 12 suppléants31, parmi lesquels nombre de montagnards dont par exemple Herault des Seychelles, élu suppléant en même temps que Saint-Martin. C’est ce Comité qui est à l’origine du décret d’organisation générale des Secours publics, du 19 mars 1793, fondé sur le principe selon lequel « tout homme a droit à sa subsistance par le travail, s’il est valide, par des secours gratuits, s’il est hors d’état de travailler »32. Saint- Martin intervient, au nom du Comité, pour la première fois, le 4 février 179333. Il a été chargé du rapport sur l’institution des Quinze-Vingts, hôpital pour aveugles fondé par Saint Louis et appartenant depuis au domaine de la couronne. Il est administré comme

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un établissement religieux et répond à une règle stricte. C’est à la demande de pensionnaires exclus que la Convention intervient. Saint-Martin démontre que son administration est tyrannique et qu’elle ne répond nullement aux principes érigés en 1789, ses membres appartenant de fait à une corporation religieuse, alors même que celles-ci viennent d’être interdites. Il propose donc, au nom du Comité, la suppression de l’établissement des Quinze-Vingts. Mais à la suite d’une intervention de Gensonné, fondée sur l’impossibilité de mettre tous les aveugles à la rue, l’hôpital est conservé à titre provisoire. Le long rapport de Saint-Martin, appuyé sur des pièces annexes fort riches, est ensuite publié, et a incontestablement contribué à la notoriété de son auteur34. Une semaine plus tard, il prend à nouveau la parole pour exposer les solutions proposées par le comité des secours. Les Quinze-Vingts sont conservés, mais passent, en attendant une réforme complète des hôpitaux, sous la tutelle du département de Paris qui doit désigner quatre administrateurs et un trésorier. Les aveugles pourront y demeurer ou recevoir une pension à domicile35. Enfin en juillet, Saint-Martin revient sur la question de l’hôpital par un rapport autorisant le département de Paris à lever les scellés sur les papiers de la maison des Quinze-Vingts et en particulier les registres de ses membres36. Il est à noter que c’est la première intervention de Saint-Martin à la suite des journées des 31 mai et 2 juin.

16 Auparavant, en sa qualité de membre du Comité des secours, Saint-Martin est intervenu dans le débat sur la rédaction de la déclaration des droits, à propos de l’article sur le droit aux subsistances. « Je dois observer à l’Assemblée qu’elle a déjà posé, dans un article sur l’organisation des secours, des bases qui me paraissent très bien réunir l’idée de Vergniaud et celle de Robespierre [le jeune]. « Tout homme qui est valide, est-il dit dans cet article, a droit à sa subsistance par son travail ; il a droit aux secours publics s’il ne peut travailler ». Je propose de rester dans ces limites, et d’inscrire purement et simplement cet article dans la déclaration des droits »37.

17 Il fait également plusieurs rapports pour accorder des secours à des individus ou à des collectivités ; par exemple en février 1793, Pierre Assazard, estropié de la main en avril 1790 dans l’affaire d’Yssingeaux, reçoit 2000 livres38 ; en mai, 6730 livres sont accordées à l’Œuvre du bouillon des pauvres de la ville du Puy39. En juillet, il rapporte pour que la Convention accorde 8 millions de livres aux hôpitaux et maisons de charité ; et le même jour, obtient la continuation des distributions de pain effectuées à Saint-Denis40. Il intervient à nouveau en septembre comme rapporteur du Comité des secours publics, pour une somme de 2400 livres accordée au citoyen Vincent Malignon, procureur dans l’Ardèche dont la maison a été pillée41. Huit jours plus tard, son rapport propose de continuer le paiement aux pauvres de la paroisse Saint-Nicolas de Blois d’une rente constituée par les soeurs de la charité de la paroisse42. Il rapporte encore en faveur de la commune de Florac en Lozère, touchée par les intempéries et qui obtient 1412 livres43. Le 10 octobre 1793, Saint-Martin est à nouveau rapporteur au nom du Comité des secours afin de présenter un rapport général sur les modalités d’attribution des secours aux citoyens concernés. S’appuyant sur la loi du 20 février, il s’interroge sur les différentes circonstances pouvant donner lieu à indemnisation, avant de proposer un projet de décret qui exclut de toute indemnisation les pertes subies avant 1792 et la limite à des événements extraordinaires ayant frappé les bâtiments mais pas les meubles ou effets, les récoltes étant exclues44.

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La Commission des douze

18 Dans son Journal, Riffard Saint-Martin affirme clairement avoir été membre de la Commission des douze, formée en mai 1793 pour enquêter sur les menaces et complots dirigés contre la Convention45. Le témoignage de Saint-Martin permet de lever définitivement une incertitude qui court depuis deux cents ans sur la composition de cette commission. La plupart des historiens ont en effet pensé que l’un des douze membres était, non pas Riffard Saint-Martin, mais un autre député nommé Saint- Martin-Valogne, député de l’Aveyron46. L’homonymie est à l’origine de la confusion. Elle a trompé le secrétaire de séance. Le procès-verbal de la séance du 21 mai porte en effet le nom de Saint-Martin-Valogne47. C’est sous cette forme qu’il est reproduit dans les Procès-verbaux des séances de la Convention nationale48 et dans les Archives parlementaires. Il s’agit incontestablement d’une erreur de transcription que n’avait pas commise en revanche le rédacteur rédigeant le compte rendu de séance pour le Moniteur Universel49. La liste que fournit ce dernier est par ailleurs incomplète, mais il cite bien Saint-Martin et non Saint-Martin-Valogne. Si le moindre doute était permis, le recours aux archives de la Commission dissiperait les dernières incertitudes. Le procès- verbal d’installation, dans lequel les douze membres acceptent de faire partie de la commission, est signé de la main de Riffard Saint-Martin50. Enfin, un contemporain exact, membre de la Convention, comme Durand de Maillane, parle bien de « Riffard Saint-Martin » comme membre de la Commission des douze51. Ce dernier point a du reste troublé Auguste Kuscinski qui, se réfugiant derrière le procès-verbal de la séance, conclut néanmoins qu’il ne faisait pas partie de la Commission. Et pourtant ce n’est pas la première erreur de saisie. Elle illustre néanmoins la force attribuée à la source manuscrite sur le témoignage.

19 Les deux hommes, confondus en mai 1793, ont un parcours similaire. Tous deux avocats et députés de départements voisins, ils ont un positionnement équivalent au moment du procès du roi, mais Riffard Saint-Martin est beaucoup plus engagé dans l’action que son homonyme et son adhésion aux idées défendues par le parti girondin ne fait alors aucun doute. C’est du reste sa proximité de vues avec les hommes forts du moment qui explique son élection ; il est désigné avec 188 voix, c’est-à-dire en 4e position, derrière Boyer-Fonfrède, Rabaut-Saint-Étienne et Kervelegan52. La confusion entre les deux hommes a eu pour effet, sur le plan historiographique, de modifier la perception de l’action et du positionnement politique de Riffard Saint-Martin, nous y reviendrons.

20 Mais dès lors qu’on prend en considération sa participation à la Commission des douze, son rôle s’éclaire pleinement et oblige à revenir sur les semaines écoulées depuis le procès du roi. Saint-Martin s’affirme clairement comme un adversaire de la Montagne, comme l’atteste par exemple son vote pour la mise en accusation de Marat le 9 avril. Le 14 avril, il a également cosigné une Lettre des députés du département de l’Ardèche à leurs commettants, -seul Glaizal ne l’a pas signée- qui est une justification du choix opéré par les députés au cours du procès du roi, ne niant pas au passage les risques encourus et appelant à l’union du pays : « La France est perdue si le peuple est divisé » ; la lettre s’en prend aussi aux appels à l’insurrection et au soulèvement, dénonçant le « lâche Dumouriez ». Les députés se disent par ailleurs au-dessus des partis et des factions, dénonçant Philippe d’Orléans, alors accusé par les Girondins de vouloir profiter de la mort du roi pour rétablir le trône à son profit, et Marat53.

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21 La Commission des douze, présidée par Rabaut Saint-Étienne, est composée exclusivement de membres de la Gironde54. En une semaine d’existence, elle mène une lutte acharnée contre la Commune de Paris et ses éléments les plus actifs, à commencer par Varlet et Hébert, arrêté à sa demande le 24 avril. L’arrestation d’Hébert attise les tensions, plusieurs sections parisiennes envoyant à la Convention des demandes en faveur de sa libération. Le débat devient houleux à l’assemblée. Le 27, Marat demande la suppression de la Commission des douze, comme « ennemie de la liberté ». Dans la nuit du 27, la suppression de la Commission est votée. Elle est rétablie dès le lendemain après un vote des députés, mais son président Rabaut Saint-Étienne ne parvient pas à lire le rapport qu’il avait préparé. Il en obtient toutefois la publication. Puis les menaces se précisent contre la Commission des douze qui est directement visée lors de l’insurrection du 31 mai, les sections demandant sa suppression. Finalement, le 2 juin, Couthon fait voter l’arrestation des membres de la Commission des douze, le député Legendre obtenant qu’en soient exceptés Boyer Fonfrède, qui sera néanmoins arrêté peu après, et Saint-Martin55. Ce dernier explique cette exception par son opposition à l’arrestation d’Hébert : « Membre de la commission des douze, je m’y étais fortement opposé dans la séance où elle fut arrêtée, et ce fut ce qui le 2 juin, sur la motion de Legendre de Paris me fit excepter du décret d’arrestation motivé sur l’emprisonnement de Hebert, quoique dans les feuilles de ce démagogue, ainsi que dans celles de Marat, j’eusse été signalé comme un des meneurs de la Gironde ». Lors du vote sur la suppression de la Commission des douze, Saint-Martin s’abstient, signe qu’il fait le choix de se désolidariser de ses collègues.

Un député du « parti de la Gironde »

22 Pourtant Riffard Saint-Martin revendique son appartenance au parti de la Gironde, qu’il désigne comme tel56, alors que rares sont les historiens à l’avoir inclus parmi les girondins57. Nul ne conteste que les frontières entre les tendances ne sont pas fermées et que tous les membres de la Gironde n’ont pas eu des positions homogènes sur tous les sujets. Mais si l’on observe le parcours de Saint-Martin, force est de constater qu’il cumule nombre de traits pouvant le classer parmi les girondins, sans parler du fait qu’il revendique son appartenance à ce « parti ». Au moment du procès du roi, il a voté pour l’appel au peuple, contre la mort, et finalement en faveur du sursis. Il s’est prononcé pour la mise en accusation de Marat en avril 1793 et surtout, a appartenu à la Commission des douze et voté le 28 pour son rétablissement, autant d’éléments qui ont permis à plusieurs historiens d’identifier les députés girondins, à l’image d’Alison Patrick58. Elle inclut dans ce groupe Saint-Martin Valogne, auquel il faut substituer ou au moins ajouter Riffard Saint-Martin. Avant Alison Patrick, Sydenham avait aussi compris Saint-Martin Valogne, mais pas Riffard Saint-Martin, dans le groupe des 200 « girondins » qu’il identifie59. Mais si l’on observe ses prises de position, on remarque aussi son attachement viscéral à la liberté, son adhésion franche et sans ambiguïté à la République, sa défense indéfectible du droit de propriété60. Sociologiquement il est très proche des députés décrits par Jacqueline Chaumié, qui remarque qu’ils ont en moyenne dix ans de plus que les montagnards, sont plus volontiers originaires du Midi. Or on peut ranger quatre à cinq députés de l’Ardèche parmi les girondins, un sixième, Boissy d’Anglas n’en étant guère éloigné. En scrutant les discours de Saint-Martin, on y repère des références fréquentes à Montesquieu, même si Rousseau n’est pas absent61, mais c’est davantage le principe de séparation des pouvoirs que l’idée de contrat qui

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forge sa pensée politique. Parmi ses contemporains, il cite volontiers Vergniaud, mais aussi Condorcet, rend hommage à l’action de Roland. S’il fallait un dernier argument pour appuyer l’idée d’une appartenance de Saint-Martin au groupe des girondins, le témoignage de Marat pourrait être invoqué. Comme l’a naguère fort judicieusement souligné Michel Pertué, Marat a dressé, dans le numéro 190 du Publiciste de la République française, une liste de girondins « qui n’a jamais retenu l’attention »62. Elle porte comme titre « Faction des appelants au peuple et des suppôts du royalisme, soi-disant hommes d’Etat »63. Or cette liste comprend, parmi 102 noms, celui de Saint-Martin, mais aussi ceux de Boissy d’Anglas, Gamon et Saint-Prix, qui sont regroupés car Marat a opté sans le préciser pour un classement par département64. Le jugement de Marat sur la Commission des douze est particulièrement virulent, puisqu’il parle de « cette infâme commission, composée de royalistes fieffés »65. Il a publié du reste dès le 27 mai la liste des membres, avec leur adresse. Saint-Martin figure en deuxième position sur cette liste derrière Mollevaut66.

23 Le témoignage de Saint-Martin est important pour éclairer l’activité qui fut celle des députés girondins dans les jours qui suivirent le 2 juin. « Après le triomphe des montagnards le 2 juin, nous nous réunissions, nous membres du parti vaincu, au nombre de soixante à soixante-dix, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, et chaque jour, quelques-uns d’entre nous allaient visiter nos collègues détenus, Guadet, Gensonné, Vergniaud, Lanjuinais, Valazé, etc ». Autrement dit, Saint-Martin reste solidaire des chefs de file de la Gironde. Il participe aux réunions organisées avec les députés proscrits de l’Assemblée avant que la plupart d’entre eux ne gagnent la province. Le premier acte des girondins est de rédiger un compte rendu des événements survenus à la Convention les 31 mai et 2 juin. Saint-Martin s’attribue un rôle actif dans la rédaction de ce rapport, publié par Bergoing, « A ses commettants et à tous les citoyens de la République »67. Mais à la différence de la plupart des autres membres de la Gironde, Saint-Martin refuse d’abandonner l’Assemblée. Il poursuit notamment son travail dans les comités dont il est membre. Saint-Martin parle d’un groupe de 60 à 70 députés, ce qui correspond au chiffre de 73 députés ayant protesté contre la journée du 2 juin. Ces députés ont adhéré à la protestation rédigé par Duperret68, dont Saint-Martin explique qu’il a refusé de la signer, tout comme Boissy d’Anglas, parce qu’elle signifiait que les protestataires avaient renoncé à siéger depuis le 2 juin. Ainsi, Saint-Martin se démarque nettement du groupe de la Gironde en acceptant de continuer à siéger à la Convention, sans pour autant se rallier aux montagnards.

24 Il manifeste une incontestable prudence, déjà perceptible dans son refus de voter la mise en détention d’Hébert, ce qui lui vaut d’éviter la proscription le 2 juin. Il ne prend pas ensuite de position ferme pour la défense des députés proscrits, l’argument avancé pour justifier son refus de signer la protestation apparaissant mince. Il explique son choix d’assister aux séances, par la volonté « de se tenir au courant et de s’opposer autant que possible aux mesures que voudrait prendre la montagne pour consolider l’œuvre du 2 juin ». Dans la pratique, son influence fut en la matière très faible. Le 14 juin, il est désigné avec Boyer-Fonfrère, autre membre de la Commission des douze exclu de la proscription, pour faire l’inventaire des papiers de ladite Commission, les trois autres membres étant Vigneron, Billaud-Varennes et Vernery69. Deux jours plus tard, il participe à la levée des scellés des papiers de la commission70. Mais on ne sait pas ensuite ce qu’il fait. Il se tait. Il ne faut pas exclure la peur dans le choix qu’il fait alors. Lorsqu’il reprend la plume après la chute de Robespierre, Saint-Martin apparaît

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comme un homme qui sort d’une période de tension extrême, qui a été au sens propre « terrorisé ». Il a continué à venir à la Convention, à participer aussi aux travaux du Comité des secours, au nom duquel il fait quelques rapports jusqu’à la fin de l’année 1793. Puis c’est l’éclipse. La seule mention de son nom dans les Archives parlementaires est contenue dans une lettre d’un certain Arnaud au président de la Convention, demandant aux députés portant le mot « Saint » dans leur nom de l’abandonner. « Au lieu de St-André, St-Martin, St-Prix, St-Just et St-Affrique, vos collègues (qui ne sont certainement pas des imbéciles, fanatiques, charlatans, imposteurs), on dira, André, Martin, Prix, Just, Affrique »71. Mais sa présence à l’assemblée se fait discrète72. Y vient- il même ? Il n’intervient plus. Il est vrai qu’à partir du mois d’août 1793, on ne compte guère que 200 à 250 députés en séance, une grande partie du travail parlementaire étant délégué aux comités73. Sa plume se tarit. Il interrompt la rédaction de son journal et réduit sa correspondance. Il est vrai aussi que ses correspondants se montrent moins empressés à lui écrire. Après le 9 Thermidor, il confie à Chomel : « Je ne saurai te dissimuler, mon cher concitoyen, que ton silence pendant tout le temps de ma longue oppression, m’a sensiblement affecté. Je sais bien que la prudence ne veut pas qu’on corresponde avec un proscrit, mais je n’étais pas tout à fait dans cette classe »74. Mais finalement son silence est à l’image de celui de son mentor, Boissy d’Anglas, que l’on n’entend guère entre juin 1793 et juillet 1794.

La chute de Robespierre

25 La chute de Robespierre marque le temps de la libération75. Dans le cas de Saint-Martin, il ne s’agit pas d’une libération physique, puisqu’il n’a jamais été emprisonné, mais d’une libération mentale. Il peut à nouveau libérer sa parole, ce qui passe par la reprise de sa correspondance, mais surtout de l’écriture de son Journal. Alors qu’il n’y avait laissé que quelques bribes jusqu’en 1793, il se lance, le 2 août, dans une confession rétrospective qui est une relecture à chaud des derniers mois écoulés, avec l’usage d’un vocabulaire commun à l’ensemble des thermidoriens76. « Ce fut un grand malheur sans doute que cette victoire des montagnards ; elle donna naissance à la tyrannie la plus sanguinaire, elle couvrit la France d’échafauds où tombèrent les têtes des hommes les plus recommandables par leurs talents et leurs vertus patriotes et royalistes, elle fit couler des flots de sang ; mais il faut bien avouer aussi que dès que la France toute entière ne se soulevait pas contre cet attentat envers la représentation nationale, c’eût été le comble du mal que les départements se fussent partagés entre les deux partis ». Comme après le procès du roi, quand il recommandait à ses concitoyens ardéchois de ne pas protester contre le sort réservé à Louis XVI afin de préserver l’unité nationale, il justifie de même son propre refus d’entrer en sécession par la volonté de ne pas attiser la guerre civile. « On peut juger des malheurs qu’aurait produits une pareille lutte par ceux qu’ont occasionnés les troubles de Lyon et cette guerre de la Vendée dont nous n’apercevons pas le terme ». Mais son silence à l’époque de la Terreur ne signifie pas adhésion au gouvernement des montagnards. La charge est en effet sévère. Il dénonce une « tyrannie sanguinaire », -le sang coule à flots sous sa plume- ayant fait tomber sur l’échafaud « les hommes les plus recommandables par leurs talents et leurs vertus patriotes », allusion en premier lieu aux girondins. Il met en cause le « caractère féroce de ses chefs », visant tout particulièrement Robespierre, ce qui n’a rien de surprenant au lendemain du 9 Thermidor. Robespierre est tour à tour dépeint comme un ambitieux, comme un « homme farouche et sanguinaire », comme un tyran enfin77.

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Saint-Martin est témoin des derniers instants de Robespierre. Il évoque son discours à la tribune le 8 thermidor, son arrestation, la tentative des sections de le faire libérer. Il est un témoin direct des harangues en faveur de Robespierre, ce qui le conduit à retourner à la Convention. Mais rien dans son témoignage ne laisse entrevoir un quelconque complot pour le faire tomber, alors que sa proximité avec Boissy d’Anglas est grande. Le nom de ce dernier n’apparaît à aucun moment dans son récit du 9 Thermidor, rédigé pourtant six jours après seulement. Est-ce par prudence ? Ou bien tout simplement parce qu’il n’a pas perçu le rôle de Boissy à l’aune de ses historiographes ? Boissy d’Anglas est aussi absent sous la plume de Saint-Martin qu’il l’est dans la propre évocation qu’il a fait du 9 Thermidor, ce qui invite à prendre ce témoignage au sérieux et à reconsidérer le rôle de Boissy dans cette journée78. Loin d’envisager un complot, Saint-Martin fait état du caractère improvisé et maladroit de la manœuvre engagée contre Robespierre. Une fois cette confession enregistrée, dans laquelle sourd une profonde haine de la Montagne, Saint-Martin redevient silencieux. Il ne reprend la plume qu’en décembre 1794 pour saluer l’arrivée de sa femme et de sa fille à Paris.

26 À cette date, il engage un dialogue avec son beau-frère, Louis Blachère, dont il rend compte à travers son Journal, notamment en retranscrivant leur correspondance. À lire les échanges entre les deux hommes, on perçoit la difficulté à adopter un positionnement clair dans la France des années Robespierre. Saint-Martin lui-même a manifesté son ambivalence. Son beau-frère est alors commissaire du pouvoir central à Largentière. Il a épousé nettement les idées de la Montagne, ce qui l’a conduit à renoncer à toute correspondance avec Saint-Martin, après le 2 juin. Leur dialogue rappelle celui mis en scène par Bonaparte, dans le Souper de Beaucaire, lorsque fédéralistes et jacobins s’opposent. « Mais pourquoi ne sommes-nous pas d’accord nous deux qui aimons la liberté pour elle-même, qui n’avons cessé de marcher sous sa bannière depuis le commencement de la Révolution, qui abhorrons le sang autant que la tyrannie », demande Blachère à son beau-frère, avant d’esquisser une amorce de réponse qui en dit long sur la perception depuis la province des événements parisiens. « Le voici, je crois. Vous avez été comprimé par une longue et cruelle oppression qui a menacé vos jours : tout ce qui l’a partagée vous intéresse quelles que soient ses opinions ; tout ce qui s’est laissé entraîner au système de ses auteurs vous est odieux, sans distinction ». Et Blachère met en garde son beau-frère contre une réaction trop brutale à l’égard des principes fondateurs de la Révolution. Si Saint-Martin a retranscrit de longs passages des lettres de Blachère, ce qui était jusqu’alors inhabituel, c’est en quelque sorte pour s’approprier ses arguments, ce qui le conduit du reste à conclure : « Je commence à craindre que Blachère n’ait raison », mettant en avant l’émergence de la jeunesse dorée dans les rues de Paris et le retour en force des royalistes comme une conséquence du 9 Thermidor. Il évoque aussi l’exemple de manifestations antirépublicaines en province. « Il nous arrive d’ailleurs de toutes parts des avis, des plaintes qui confirment ce que m’écrit mon beau-frère. C’est dans les départements méridionaux que le mouvement réactionnaire se fait principalement sentir. Les patriotes les plus purs n’y sont point distingués, nous dit-on, des partisans de la terreur ; on les confond tous sous le nom de “queue de Robespierre” »79.

27 Après Thermidor, Saint-Martin poursuit, à la Convention, son activité de membre du Comité des secours. Il fait ainsi adopter en janvier 1795 un décret sur l’indemnisation des veuves et orphelins d’invalides80 et continue à rapporter sur des demandes de

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secours individuelles. Le 16 germinal, il intervient en faveur des veuves et orphelins des victimes du 10 août 1792, afin que leur soit accordé le même traitement qu’aux veuves et orphelins des militaires. Il en profite pour réaffirmer son sentiment que la royauté est détruite à jamais. « Non, on ne parviendra pas à le réédifier ce trône qui, pendant tant de siècles, a pesé sur le sol français ; on n’y parviendra pas, puisque vous venez d’ôter à ses partisans leurs dernières espérances, en achevant d’écraser cette faction scélérate qui a couvert ce beau sol de ruines, de sang et de cadavres, on n’y parviendra pas et la liberté sortira radieuse et triomphante du milieu de ces affreux décombres, puisque, dégagée des entraves qui arrêtaient sa marche, la Convention va désormais travailler sans relâche à donner au peuple, ce que ses flatteurs sycophantes ne lui promettaient que pour le tromper, des lois sages, des institutions fondées sur les bases éternelles de la raison et de la morale, la paix, l’abondance et le bonheur »81. C’est la première intervention à caractère politique de Saint-Martin depuis Thermidor. Entre- temps, signe de son implication pleine et entière au sein de la Convention, Saint-Martin est élu secrétaire de l’Assemblée en mars (16 floréal). Il intervient encore, dans le débat sur la confiscation des biens, et demande que tous les biens confisqués pendant la période de la Terreur – il parle de la « tyrannie »- soient restitués aux héritiers des victimes82.

Les Journées de prairial

28 C’est en qualité de secrétaire de la Convention qu’il assiste aux Journées de prairial dont il donne un récit d’autant plus circonstancié qu’il a été parallèlement tenu de rédiger le procès-verbal de la séance. Il était en revanche absent en germinal lorsque la foule envahit l’Assemblée83. Son récit du 1er Prairial permet de vivre de l’intérieur l’envahissement de l’Assemblée par la foule parisienne en début d’après-midi, le meurtre du député Féraud qu’il voit s’opérer sous ses yeux, avant d’être lui-même menacé physiquement. Il est ainsi confronté directement à la violence, esquivant un coup de sabre, avant de se jeter sur son agresseur. Peu de temps avant, c’est donc un de ses collègues, Féraud, qui est tué par une balle, d’autres impacts étant du reste perceptibles. Mais loin de s’arrêter là, la violence se prolonge. Féraud est achevé à coup de sabre, il est tiré par les chevaux, décapité et sa tête portée au bout d’une pique. Certes, ce n’est pas la première fois qu’un tel acte est commis depuis les débuts de la Révolution84, mais la perpétuation du geste manifeste l’enracinement d’une pratique de la violence comme mode d’expression politique collective. Le choc est réel. Dans une lettre à Chomel, il manifeste l’effet ressenti au cours de cette journée. « Oui, mon cher compatriote, dans l’affreuse journée du 1er de ce mois, j’ai vu la mort de près ; pendant plus de huit heures je l’ai eue sous les yeux et jamais je ne l’avais si peu redoutée, parce que jamais je n’avais désespéré comme alors du salut de la patrie »85.

29 Saint-Martin est à cet égard ambivalent dans son analyse du phénomène. Sa première réaction est d’attribuer cet accès de violence à une foule qui a perdu la raison. Il utilise le vocabulaire classique en la matière pour décrire les émeutiers sous les traits d’une « populace » exaltée, ou d’une « horde en fureur »86. Cette foule est montrée prise d’eau de vie et de vin. On voit aussi apparaître une « jeune femme ivre » portant un long couteau, décrite comme menaçante, et un homme calme, armé d’une pique, qui se promet de protéger Saint-Martin. Par la description qu’il fait de la scène, Saint-Martin contribue à la mise en scène d’une représentation nationale, exception faite de

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quelques députés montagnards, digne face aux assauts populaires, incarnation du droit et de la légitimité. Il participe ainsi de la délégitimation du recours à la force par le peuple qui était au cœur des journées révolutionnaires depuis 178987. La place de Saint- Martin, aux côtés de Boissy d’Anglas, qui préside la séance, n’est pas le fruit du hasard. Saint-Martin n’a cessé de suivre son mentor depuis les débuts de la Révolution. Il est encore à ses côtés en cette journée du 1er prairial qui voit s’affirmer les conventionnels républicains face aux rescapés de la Montagne88.

30 Pour Saint-Martin, les insurgés appartiennent au parti jacobin. Et pourtant il ne peut s’empêcher également de voir dans l’émeute de Prairial le bras des royalistes, accusés d’avoir attisé la révolte. « Ce qu’il y a de certain, c’est que parmi les sans-culottes du premier prairial se trouvaient des personnages qui n’en avaient que la mise ; mon homme à moustaches était de ce nombre. Ayant longtemps causé avec lui, je puis facilement me convaincre de son déguisement. Son langage était pur et agréable, et il parlait de tout en homme instruit ». Cette interprétation permet à Saint-Martin d’unir dans une même réprobation, selon un leitmotiv constant chez lui, jacobins et royalistes. S’il évoque la réaction conduite le 2 Prairial contre les insurgés, notamment du faubourg Saint-Antoine, il ne dit mot en revanche de la répression qui suit et de la condamnation à mort de six députés qui tentèrent de se suicider en séance89.

31 La manière dont les Journées de prairial sont ensuite utilisées par les thermidoriens pour imposer leurs vues sur le plan constitutionnel est patente, comme l’atteste la chronologie90. Le procès-verbal rédigé par Saint-Martin est lu en séance le 24 juin par l’intéressé, non sans une once de mise en scène visant à solenniser le moment. « Au moment où il rend compte des mouvements qui ont eu lieu lors de l’horrible attentat qui a été commis sur la personne du représentant du peuple Féraud, des larmes involontaires le forcent de suspendre son récit. « Pardonnez-moi, dit-il, des pleurs que je ne puis refuser au souvenir des circonstances qui ont accompagné ce funeste événement, et dont j’ai été le malheureux témoin »91. La veille, Boissy d’Anglas a présenté pendant trois heures son rapport en faveur d’une « Constitution sage et forte », ce qui le conduit à proposer de renoncer définitivement à la constitution de 179392. Or c’était précisément le slogan des insurgés de Prairial. Boissy d’Anglas et Saint-Martin se sont en quelque sorte partagés les rôles, même si le second reste dans l’ombre. Boissy prend ensuite une part essentielle, aux côtés de Daunou, à la rédaction de la constitution de l’an III93 sur laquelle Saint-Martin émet toutefois quelques réserves. Il s’interroge en particulier sur l’efficacité d’un exécutif à cinq têtes et précise avoir couché quelques idées sur le papier, mais avoir renoncé à les présenter à la demande de Daunou et Boissy d’Anglas, propos qui confirme l’influence de ce dernier sur Saint-Martin. Celui-ci s’est donc contenté, comme il le précise dans son Journal, de présenter un amendement sur le mode de désignation des directeurs, point qui avait été débattu au sein de la Commission des onze comme le rappelle Thibaudeau, qui en était membre, dans ses Mémoires94. Saint-Martin conteste l’élection des cinq directeurs par les assemblées au nom de la séparation des pouvoirs et défend l’idée d’une élection des directeurs par le suffrage populaire, qui aurait pour effet de donner plus de légitimité aux élus. « Mais dit-on, si le pouvoir exécutif était nommé par l’universalité des citoyens, ne serait-il pas à craindre qu’il n’acquît une trop grande puissance relativement au corps législatif, dont chaque membre n’est nommé que par une portion du peuple ? Cette crainte ne me paraît nullement fondée. Il est bon, comme l’avait dit Condorcet, que les hommes, dont un des premiers devoirs est de resserrer l’union

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intime de toutes les parties de la république, appartiennent également à tous ; il est bon que les hommes qui traitent des intérêts de la patrie avec les puissances étrangères se montrent à elles investis de la confiance immédiate de la majorité des citoyens »95.

32 Toutefois, pour permettre au Corps législatif d’intervenir, il propose un système mixte, à savoir une élection par les corps électoraux à partir d’une liste établie par le Corps législatif. Le débat qui suit conduit à écarter cette solution, jugée techniquement complexe à mettre en place. Il n’en reste pas moins que Saint-Martin a d’emblée posé le problème du déficit de légitimité des directeurs, si bien qu’il n’aura aucune difficulté à se rallier en l’an VIII aux projets de Sieyès en faveur d’un renforcement de l’exécutif.

33 Saint-Martin salue enfin la décision prise par la Convention de favoriser la pérennité de l’assemblée après l’adoption de la nouvelle constitution et se montre donc très favorable au décret des deux tiers, dont il regrette simplement qu’il n’ait pas été inclus dans la constitution. Ce décret est à l’origine de la mobilisation des sections de l’ouest parisien qui déclenchent une insurrection pour renverser le régime. Saint-Martin est un témoin attentif des journées de Vendémiaire qu’il compare à celle du 1er Prairial, à la différence près que l’Assemblée est désormais prête à se défendre. À nouveau, comme en juin, il décrit une assemblée forte et courageuse face au péril. « La mort ne saurait effrayer des hommes qui l’ont vue de si près et sous une forme si hideuse les premiers jours de prairial », écrit-il à Chomel96. Il rend aussi hommage à l’action de Barras, nommé commandant en chef de l’armée de l’intérieur. C’est lui qui confie le soin au jeune général Bonaparte qu’il avait connu à Toulon d’assurer la défense de l’assemblée, ce qu’a fort bien noté Saint-Martin. Bonaparte apparaît ainsi pour la première fois dans son Journal, à la date du 13 vendémiaire. On sait que le surnom de « général vendémiaire » lui sera ensuite attribué. Le témoignage de Saint-Martin confirme l’impression qu’a faite sur l’opinion, au moins celle des députés, son intervention face aux insurgés royalistes.

34 L’action politique de Saint-Martin se poursuit après la fin de la Convention. Il est élu par deux départements au Conseil des Cinq-Cents, y siège jusqu’en 1797, puis devient juge au tribunal de cassation. Il redevient député de l’Ardèche en 1798 et se rallie à Bonaparte au lendemain du 18 Brumaire, même s’il n’approuve pas la méthode avec laquelle il est parvenu au pouvoir. Ses critiques à l’égard du régime lui valent du reste d’être épuré en 1802. Mais grâce à son gendre, le général Rampon, il redevient député en 1809 et est ainsi un spectateur attentif des derniers moments de l’Empire, comme l’attestent ses lettres. En revanche, il a cessé de tenir son journal, au lendemain du mariage de sa fille, en 1803, ce qui nous prive de ses réflexions sur l’évolution du Consulat et de l’Empire. Sans doute aussi a-t-il pris conscience qu’il ne vivrait pas d’aussi intenses moments que ceux vécus à l’époque des assemblées révolutionnaires, la Convention en premier lieu.

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NOTES

1. Biographie moderne ou Galerie historique, Paris, 1816, t. 3, p. 226 ; Adolphe ROBERT et Gaston COUGNY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français depuis 1789, Paris, Bourloton Éditeurs, 1889, 5 tomes, t. 5, p. 115-116 ; Henry VASCHALDE, Le Vivarais aux Etats généraux Dictionnaire des parlementaires français de 1789 à 1889, Paris, E. Lechevalier, 1889, 294 p., p. 179 et sq. ; Auguste KUSCINSKI, Dictionnaire des Conventionnels, Paris, Société d’Histoire de la Révolution Française, 1916 ; Voir aussi « Le Conventionnel Riffard-St-Martin », Revue du Vivarais, 1977, p. 194-196 ; Germaine PEYRON-MONTAGNON dans Louis BERGERON et Guy CHAUSSINAND-NOGARET (dir.), Notables du Premier Empire, t. 1, Vaucluse-Ardèche, 1978, 132 p., p. 104-5. Edna Hindie LEMAY, Dictionnaire des constituants 1789-1791, Paris, Universitas, 1991, 2 tomes, 1023 p., t. 2, p. 843-844. 2. C’est peu de dire que les historiens qui se sont intéressés à Saint-Martin ont généralement peiné à le faire naître au bon endroit. Henry Vaschalde pense qu’il est né à Gilhoc, mais avoue n’avoir pu retrouver son acte de naissance ; l’auteur de l’article « Le Conventionnel Riffard-St- Martin », Revue du Vivarais, art.cit., dit n’avoir pas élucidé la question. En s’appuyant sur le Dictionnaire des parlementaires français, Germaine Peyron-Montagnon, puis Edna Hindie Lemay le font naître à Saint-Christol, erreur que nous avons reprise dans Jacques-Olivier BOUDON, « Un témoin du 18 Brumaire et des premières années du Consulat : le député Riffard Saint-Martin », Revue de l’Institut Napoléon, n° 200, 2010, 1, p. 27-43. Seul A. Kuscinski a vu juste en le faisant naître à Crestet. Dans les papiers Saint-Martin, contenus dans le fonds Rampon, figure un passeport sur lequel il est écrit qu’il est natif de Monteil. C’est un hameau de la commune de Le Crestet, ce qui m’a permis de retrouver son acte de naissance (AD Ardèche, Le Crestet, BMS 1693-1773). Jérôme- François est né le 3 juin 1744 dans le hameau du Monteil, dépendant de la paroisse de Le Crestet. 3. On les retrouve à la Bibliothèque nationale. Pour les discours imprimés sous la Convention, voir Odile KRAKOVITCH, Les impressions de la Convention nationale 1792-an IV. Inventaire analytique des articles AD XVIIIc 208-357, Paris, Archives nationales, 1997. 4. Emmanuel NICOD, « Le représentant St-Martin. Sa correspondance avec L. Th. Chomel », Revue Historique, Archéologique, Littéraire et Pittoresque du Vivarais illustré, t. XIV, 1906, p. 59-77, 108-120 et 151-168, a publié cinquante-quatre lettres de Saint-Martin à Chomel, qui courent de février 1790 à décembre 1803 ; une partie de ces lettres a été rééditée, en même temps que des lettres de Boissy d’Anglas au même Chomel, sous le titre « La Révolution vue de Paris et d’Annonay », La Revue universelle des faits et des idées, juin 1988, n° 139, p. 47-62 ; septembre-octobre 1988, p. 50-59 ; n° 142, novembre 1988, p. 54-63 ; n° 143, décembre 1988, p. 51-62 ; n° 145, février 1989, p. 53-62. Henry VASCHALDE, Le Vivarais aux Etats généraux de 1789, Paris, E. Lechevalier, 1889, rééd. Valence, Editions et Régions, 2006, a publié quelques-unes des lettres de Saint-Martin au curé d’Annonay, l’abbé Léorat-Picantel. Ce ne sont là que quelques épaves d’une correspondance qui dut être très abondante, notamment avec sa femme et avec sa fille –le fonds Rampon conserve onze lettres écrites par Saint-Martin à sa fille en 1813. Il cite aussi dans son Journal des lettres de plusieurs correspondants. 5. Le Journal de Riffard Saint-Martin est conservé aux Archives Nationales, dans la série des Archives privées. Il fait partie du fonds du général comte Rampon (139 AP), qui devient en 1802 le gendre de Riffard Saint-Martin. Il se trouve sous la cote 139 AP 7, au milieu d’autres papiers personnels du député, parmi lesquels quelques lettres à sa fille, des brouillons de discours et quelques documents divers. Ce journal a fait l’objet d’une publication, Un député à travers la Révolution et l’Empire. Journal de François-Jérôme Riffard Saint-Martin (1744-1814), introduction, édition et notes par Jacques-Olivier Boudon, Paris, SPM, Collection de l’Institut Napoléon, 2013.

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6. Mémoires d’un témoin de la Révolution ou Journal des faits suis se sont passés sous ses yeux, et qui ont préparé et fixé la Constitution française, ouvrage posthume de Jean-Sylvain Bailly, Paris, Levrault- Schoell, 1804, 2 tomes. 7. Les mémoires laissés par les députés de la période révolutionnaire sont en plus grand nombre, voir Alfred FIERRO, Bibliographie critique des mémoires sur la Révolution écrits ou traduits en français, Paris, Service des travaux historiques de la Ville de Paris, 1988, qui en a repéré 102. Voir aussi Timothy TACKETT, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, 1997, qui s’est beaucoup appuyé sur les quelques journaux des députés, mais surtout leur correspondance. Voir encore pour les députés de la Convention, Sergio LUZZATO, Mémoire de la Terreur. Vieux montagnards et jeunes républicains au XIXe siècle, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1991. 8. Jean-Pierre BARDET et François-Joseph RUGGIU (dir.), Au plus près du secret des cœurs ? Nouvelles lectures historiques des écrits du for privé en Europe du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Publications de l’Université Paris Sorbonne, 2005 ; Michel CASSAN, Jean-Pierre BARDET et François-Joseph RUGGIU (dir.), Les écrits du for privé, objets matériels, objets édités, Limoges, Publications de l’Université de Limoges, 2007 ; Élisabeth ARNOUL, Jean-Pierre BARDET et François-Joseph RUGGIU (dir.), Les écrits du for privé en Europe, du Moyen Age à l’époque contemporaine. Enquêtes, analyses, publications, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2010 ; Sylvie MOUYSSET, Jean-Pierre BARDET et François-Joseph RUGGIU (dir.), « Car c’est moy que je peins ». Ecritures de soi, individus et liens sociaux (Europe, XVe-XXe siècle), Toulouse, Université Toulouse le Mirail, 2010. 9. AN, 139 AP 7, Journal de Riffard Saint-Martin. Dans la suite de cet article, toutes les citations extraites du Journal proviennent de cette source. 10. AN, C 11/6, Procès-verbal reproduit dans Henry VASCHALDE, L’Ardèche à la Convention nationale, Paris, Émile Lechevalier, 1893, p. 38. 11. Les trois autres députés de l’Ardèche sont François-Clément-Privat Garilhe, Claude Gleizal, Simon-Joseph Corenfustier. Notons que parmi les suppléants figure Chomel, l’ami de Boissy et Saint-Martin, alors commissaire du roi au tribunal de district de Mézenc. 12. Voir Christine LE BOZEC, Boissy d’Anglas, un grand notable libéral, Privas, Fédération des œuvres laïques de l’Ardèche, 1995 ; Gérard CONAC et Jean-Pierre MACHELON (dir.), La Constitution de l’an III. Boissy d’Anglas et la naissance du libéralisme constitutionnel, Paris, PUF, 1999. 13. Saint-Martin à Chomel, 10 octobre 1792, E. Nicod, « Le représentant St-Martin. Sa correspondance avec L. Th. Chomel », p. 113-114. 14. Voir Marc DELEPLACE, « Le discours sur "l’anarchie" en l’an III : entre "terreur" et "contre- révolution" », dans Michel VOVELLE (dir.), Le tournant de l’an III. Réaction et Terreur blanche dans la France révolutionnaire, Paris, CTHS, 1997, p. 221-227. 15. Saint-Martin à Chomel, 13 novembre 1792, E. NICOD, « Le représentant St-Martin. Sa correspondance avec L. Th. Chomel », art. cit., p. 117. 16. Ibidem., p. 116. 17. AP, 1ère série, t. 53, p. 512. 18. Saint-Martin à Chomel, 3 décembre 1792, E. NICOD, art. cit., p. 117. 19. Albert SOBOUL, Le procès de Louis XVI, Paris, Julliard, coll. Archives, 1966. 20. Ibidem, p. 208. 21. Imprimerie nationale, 1793, reproduit aussi dans AP, 1ère série, séance du 15 janvier 1793. 22. AN, F 7 4606, Chomel à Boissy d’Anglas, 24 octobre 1792. Cette lettre se trouve parmi les papiers saisis chez Boissy d’Anglas au moment de son arrestation en fructidor an V. 23. AP, 1ère série, séance du 15 janvier 1793, t. 57, p. 70 et 104. Selon le procès verbal, sur 749 conventionnels, 691 ont voté oui, 31 étaient absents et 27 ont exprimé un avis pouvant être assimilé à une abstention, aucun n’a voté explicitement non, voir Albert Soboul, p. 209.

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24. Ibidem, p. 91 et 108. Sur 721 présents, 12 députés se sont récusés ou abstenus, 286 ont voté oui, 423 non, ibid., p. 104. 25. Ibid., p. 91. 26. Ibid., séance du 16-17 janvier 1793, t. 57, p. 386 et 421. 27. Ibid., t. 57, p. 386-7. 28. Ibid., séance du 19 janvier 1793, t. 57, p. 465. 29. Saint-Martin à Chomel, 24 janvier 1793, E. NICOD, art. cit., p. 118-9. 30. AP, 1ère série, séance du 18 octobre 1792, t. 52, p. 551. 31. Ibidem. 32. Catherine DUPRAT, Le temps des philanthropes. La philanthropie parisienne des Lumières à la Monarchie de Juillet, Paris, Éditions du CTHS, 1993, p. 334. 33. AP, 1ère série, séance du 4 février 1793, t. 58, p. 206 et suiv. 34. Convention nationale. Rapport sur l’Hôpital des Quinze-Vingts, par F.G. Riffard S. Martin, député du département de l’Ardèche, imprimé par ordre de la Convention nationale, Imprimerie nationale, 43 p. 35. AP, 1 ère série, t. 59, séance du 10 février 1793, p. 35-36. Il intervient sur la question de l’indemnisation des aveugles renvoyés et réintégrés, ibid., p. 91. 36. Ibidem, t. 68, séance du 9 juillet 1793, p. 487. 37. Ibid., t. 63, séance du 22 avril 1793, p. 111. 38. Ibid., t. 58, séance du 16 février 1793, p. 611. 39. Ibid., t. 64séance du 9 mai 1793, p. 353. 40. Ibid. 41. Ibid., t.73 séance du 3 septembre 1793, p. 349. 42. Ibid., t.73, séance du 9 septembre 1793, p. 564. 43. Ibid., t. 74, séance du 13 septembre 1793, p. 55. 44. Ibid., t. 76, séance du 10 octobre 1793, t. 76, p. 305-309 ; séance du 22 octobre 1793, t. 77, p. 399-400. 45. Jacques BALOSSIER, La Commission extraordinaire des Douze (18 mai 1793-31 mai 1793). L’ultime sursaut de la Gironde contre la prise du pouvoir par les Montagnards, Paris, PUF, 1986 ; Marcel DORIGNY, « Commission extraordinaire des douze », dans Albert SOBOUL (dir.), Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, Puf, 1989, p. 261-2. 46. À commencer par LAMARTINE, Histoire des Girondins, vol. 4, dans Œuvres complètes, Paris, 1860, t. 12, p. 401. Mais Lamartine, qui suit de près les documents ne parle que de « Saint-Martin » quand il évoque le nom des deux membres de la commission des douze radiés de la liste de proscription, ibid., vol. 4, p. 492. 47. AN, C 253, d. 457. 48. AD XVIIIb/116, séance du 21 mai 1793, p. 74. 49. Gazette nationale ou Le Moniteur Universel, n° 142, mercredi 22 mai 1793, Réimpression de l’Ancien Moniteur depuis la réunion des Etats généraux jusqu’au Consulat (mai 1789-novembre 1799), Paris, Au Bureau Central, 1895, t. 16, p. 439. Il est à noter que la Table confirme bien l’appartenance de Saint-Martin à la Commission des Douze, t. 31, p. 413. 50. AN, C 11, 473, Procès verbal de la première séance signée par les douze. La lettre, avec le nom de Saint-Martin comme signataire, est du reste reproduite dans les Archives parlementaires, séance du 23 mai 1793, t. 65, p. 219. 51. Pierre-Toussaint DURAND DE MAILLANE, Histoire de la Convention nationale, suivie d’un Fragment historique sur le 31 mai, Paris, Baudoin frères, 1825, p. 127. 52. AP, 1ère série, t. 65, séance du 21 mai 1793, p. 138. 53. Cité par Henry VALSCHADE, op. cit.,, p. 185-195.

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54. Dans l’article du Dictionnaire historique de la Révolution française, consacré à la Commission extraordinaire des douze, Marcel Dorigny précise : « Sa composition en fit un instrument de combat entre les mains des Girondins » et il cite onze des douze membres comme des « girondins notoires », ajoutant, « Seul Saint-Martin Valogue [sic] pouvait être considéré comme extérieur à la Gironde » (p. 261). Ce n’est pas le cas en revanche de Riffard Saint-Martin qui se réclame explicitement du parti de la Gironde à cette date. Pour Alphonse Aulard, la commission des douze était composée « d’ardents girondins », Alphonse AULARD, Histoire politique de la Révolution française. Origines et développement de la démocratie et de la République, 1789-1804, Paris, Armand Colin, 1901, p. 435. 55. AP, t. 65, séance du 2 juin 1793, AP, t. 65, p. 707. Pierre-Toussaint DURAND DE MAILLANE, op. cit., précise « les deux exceptés sont Fonfrède et Riffard Saint-Martin », p. 127. 56. Sur la question de la désignation de ce courant à l’époque de la Révolution, voir Frederick A. DE LUNA, « The “Girondind” Were Girondins, After All », French Historical Studies, vol. 15, 1988, p. 506-518. 57. Dans l’historiographie des girondins, il n’est généralement pas comptabilisé parmi eux. Mais Alphonse Aulard l’inclut dans sa liste de 170, à cause de ses votes lors du procès du roi, de sa proscription demandée le 2 juin, Alphonse AULARD, Les orateurs de la Législative et de la Convention, Paris, Hachette, 1885, t. 1, p. 165 ; liste réduite à 165 dans son Histoire politique de la Révolution française, mais dont Saint-Martin fait toujours partie. Alphonse AULARD, Histoire politique de la Révolution française…op. cit., Paris, Armand Colin, 1901, p. 394. Alphonse Aulard qui s’appuie sur le Moniteur n’a pas commis d’erreur dans l’identification de Saint-Martin. On sait que la méthode de classement d’Aulard a été contestée par Albert Mathiez, pour lequel le classement en fonction de l’attitude au 2 juin, n’est pas pertinent : voir Girondins et montagnards, rééd, Les Éditions de la Passion, 1988, p. 4. De son côté, Jacqueline Chaumié ne le retient pas dans la liste de 135 députés qu’elle étudie, Jacqueline CHAUMIÉ, « Les Girondins », dans Albert SOBOUL (dir.), Girondins et Montagnards, actes du colloque du 14 décembre 1975, Paris, Société des études robespierristes, 1980, 364 p., p. 19-60. 58. Alison PATRICK, The Men of the First French Republic. Political Alignments in the of 1792, Baltimore and London, The John Hopkins University Press, 1972. 59. Michael J. SYDENHAM, The Girondins, University of London, The Athlone Press, 1961, p. 220-226. 60. Marcel DORIGNY, « Les Girondins et le droit de propriété », Bulletin d’histoire économique et sociale de la Révolution française, 1980-1981, p. 15-31. 61. Id., « Les Girondins et Jean-Jacques Rousseau », AHRF, 1978, n° 234, p. 569-583. 62. Michel PERTUÉ, « Remarques sur les listes de conventionnels. La liste des girondins de Marat », AHRF, n°245, 1981, p. 366-389. 63. Publiciste de la République Française, n° 190, du jeudi 9 mai 1793, dans Jean-Paul MARAT, Œuvres politiques, 1789-1793, édition par Jacques de Cock et Charlotte Goëtz, Bruxelles, Pôle Nord, 1995, t. 9, 6287-9. 64. Et Michel Pertué précise qu’il « ne doit pas être confondu avec Saint-Martin Valogne de l’Aveyron », art. cit., p. 379. 65. Publiciste de la République Française, n° 207, du mardi 4 juin 1793, dans Jean-Paul MARAT, Œuvres politiques, 1789-1793, t. 10, p. 6451. 66. Jean-Paul MARAT, Œuvres politiques, 1789-1793, op. cit., p. 6431. 67. Cité par Philippe BUCHEZ, Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journal des assemblées nationales depuis 1789 jusqu’en 1815, Paris, Paulin, 1838, t. 28, p. 108 et sq. 68. AN, AE II/1361, Musée des Archives nationales, Documents originaux de l’histoire de France exposés dans l’hôtel de Soubise, publiée par la Direction nationale des Archives nationales, Paris, Plon, 1872, p. 772-3. La signature de Boissy d’Anglais a été biffée. 69. AD XVIIIb/117, procès verbal de la séance du 12 juin 1793, p. 245.

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70. Ibidem, procès verbal de la séance du 14 juin 1793, p. 286. 71. AP, pièce annexe, t. 83, p. 405. 72. Voir Procès-verbaux des séances de la Convention nationale, table analytique, préparée par l’Institut d’Histoire de la Révolution Française, Georges LEFEBVRE, Marcel REINHARD et Marc BOULOISEAU (Dir.), t. 3, Paris, CNRS, 1963. 73. Patrick BRASART, Paroles de la Révolution. Les assemblées parlementaires (1789-1794), Paris, Minerve, 1988, p. 147. 74. Saint-Martin à Chomel, 29 septembre 1794, Emmanuel NICOD, art. cit., p. 120. 75. Voir Françoise BRUNEL, Thermidor. La chute de Robespierre, Bruxelles, Complexe, 1989. 76. Voir Bronislaw BACZKO, Comment sortir de la Terreur. Thermidor et la Révolution, Paris, Gallimard, 1989. 77. Son analyse peut être rapprochée de celle de Louis-Marie Prudhomme, voir Annie DUPRAT, « Louis-Marie Prudhomme et l’Histoire générale et impartiale des erreurs, des fautes et des crimes commis pendant la Révolution française (1797). Les réflexions d’un républicain sur la terreur », dans Philippe BOURDIN (dir.), La Révolution 1789-1871. Ecriture d’une histoire immédiate, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2008, p. 111-128. 78. Comme y invitait Christine Le Bozec (op. cit., p. 191-3), en soulignant que Boissy n’avait jamais écrit une seule ligne accréditant l’idée d’une participation quelconque à la chute de Robespierre. 79. Michel BIARD, « Après la tête, la queue ! La rhétorique antijacobine en fructidor an II- vendémiaire an III », dans Michel VOVELLE (dir.), Le tournant de l’an III. Réaction et Terreur blanche dans la France révolutionnaire, Paris, CTHS, 1997, p. 201-213. 80. Ibidem, n° 106, 5 janvier 1795, t. 23, p. 125 81. Ibidem, 8 avril 1795, t. 24, p. 148. 82. Ibid., n° 228, 7 mai 1795, t. 24, p. 380. 83. Sur les journées de germinal et prairial, voir Kåre D. TØNNESSON, La défaite des sans-culottes. Mouvement populaire et réaction bourgeoise en l’an III, Oslo, Presses Universitaires, 1978. 84. Patrice GUENIFFEY, La politique de la Terreur. Essai sur la violence révolutionnaire 1789-1794, Paris, Fayard, 2000, p. 24. 85. Saint-Martin à Chomel, 9 juin 1795, E. NICOD, op. cit., p. 154. 86. Voir Christine LE BOZEC, « Sur la journée du 1er prairial an III : le mythe et la réalité », dans Michel VOVELLE (dir.), Le tournant de l’an III. Réaction et Terreur blanche dans la France, op. cit., p. 35-42 ; et Boissy d’Anglas, p. 233 et sq. 87. Voir Jean-Clément MARTIN, Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Paris, Le Seuil, 2006, p. 262-263. 88. Ibidem, p. 264. 89. John RENWICK, « Les “martyrs de prairial” : légende bleue, légende blanche, légende rouge », AHRF, n° 304, 1996, p. 417-429. 90. Comme l’a bien mis en valeur Françoise BRUNEL, « Pourquoi ces six parmi les derniers montagnards ? », AHRF,, n° 304, 1996, p. 401-413. 91. Moniteur universel, n° 279, 27 juin 1795, t. 25, p. 68. 92. Christine LE BOZEC, Boissy d’Anglas, p. 270 et sq., 93. Gérard CONAC et Jean-Pierre MACHELON (dir.), La Constitution de l’an III. Boissy d’Anglas et la naissance du libéralisme constitutionnel, Paris, PUF, 1999. 94. Antoine-Claire THIBAUDEAU, Mémoires sur la Convention et le Directoire, première édition complète établie et annotée par François Pascal, Paris, SPM, 2007, p. 214, « La majorité se détermina par la crainte que le pouvoir exécutif ne fût trop puissant s’il sortait de l’élection populaire ». 95. Moniteur universel, n° 313, 31 juillet 1795, séance du 7 thermidor, t. 25, p. 341-2. 96. Saint-Martin à Chomel, 22 septembre 1795, Emmanuel NICOD, art. cit., p. 156.

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RÉSUMÉS

Député à la Constituante, à la Convention, aux Cinq-Cents, puis au Corps législatif, Riffard Saint- Martin a tenu un Journal dans lequel il consigne, notamment à partir de la Convention, une grande partie de ses impressions politiques. Témoignage de premier plan, il permet de comprendre l’itinéraire d’un député de l’Ardèche, proche de Boissy d’Anglas, incontestablement membre du « parti girondin », ce qui lui vaut d’être membre de la Commission des douze en mai 1793. Mais il évite la proscription, reste à la Convention, se terre, avant de faire partie des thermidoriens et d’exprimer par le truchement de son Journal son rejet de la période de la Terreur et de ceux qui l’incarnent. En même temps, il demeure un républicain avéré très hostile au royalisme.

Deputy to the Constituent Assembly, the National Convention, the Council of Five Hundred, then to the Legislative Body, Riffard Saint-Martin kept a journal in which he confided a great number of his political impressions, particularly beginning with the Convention. An exceptional account, the journal contributes to an understanding of the career of a deputy from the Ardeche, a man close to Boissy d’Anglas, who was indisputably a member the « party of the Girondins » that permitted him to be a member of Commission of Twelve in May 1793. But he avoided proscription, remained in the Convention, and went into hiding before joining the ranks of the Thermidorians, and expressing through his journal his rejection of the period of the Terror and those who personified it. At the same time, he remained a solid republican extremely hostile to royalism.

INDEX

Mots-clés : Convention, député, Terreur, Gironde, for privé, Journal, Commission des douze, Journées de prairial

AUTEUR

JACQUES-OLIVIER BOUDON Université Paris-Sorbonne Centre d’histoire du XIXe siècle (EA 3550) [email protected] 28 rue Serpente 75006 Paris

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Prendre la parole en révolution le cas Palloy, démolisseur de la bastille Speaking up during the Revolution. The case of Palloy, the demolition contractor of the Bastille

Héloïse Bocher

1 Aujourd’hui notre fête nationale connaît une organisation clairement ritualisée. Tout d’abord les Français assistent à un défilé militaire sur les Champs-Élysées, moment officiel de la démonstration de force d’une République unie derrière ses armées ; puis vient le moment d’une fête plus populaire, familiale et spontanée, faite de feux d’artifices, de bals et de retraites aux lampions. Derrière cette organisation se cache pourtant une célébration qui, par son origine, reste bien ambiguë. Si le 14 juillet fait bien référence à la prise de la Bastille, reste à savoir cependant si nous fêtons la prise elle-même du colosse ou bien sa commémoration apaisée, à travers la fête de la Fédération de 1790. En revenant à la journée même de la prise de la forteresse et en la comparant à son souvenir, au symbole qui y a été associé, force est de constater le hiatus qui existe entre le fait (la prise de la Bastille par les Parisiens) et l’événement aujourd’hui célébré.

2 Au soir même de la prise de la Bastille plusieurs centaines d’ouvriers, munis de pioches, sont lancés dans une sorte de deuxième assaut contre le colosse. Une première mémoire et, par là même, une première histoire de la Bastille et de la Révolution s’écrivent alors « en direct », dont il s’agit ici d’analyser les acteurs et les enjeux. À cette occasion entre en scène Pierre-François Palloy, démolisseur de la forteresse, dont l’action va participer pleinement à l’écriture du mythe. Il s’agira donc d’étudier le parcours de cet homme ainsi que les ressorts de son action, en observant les modalités de sa prise de parole publique, afin d’identifier les nouvelles voies d’affirmation d’une influence sociale, sinon d’un pouvoir politique.

3 Pour comprendre les origines du mythe de la Bastille, il convient de rappeler tout d’abord la force symbolique de la forteresse. La Bastille, par son allure imposante à l’entrée même du quartier populaire et ouvrier du faubourg Saint-Antoine, fait figure de monument à la fois craint et honni par le peuple de la capitale. En outre, par son

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statut de prison d’État la forteresse sert de principal lieu de détention de tous ceux qui sont sensés mettre en danger la sûreté de l’État. Enfermés par simples « lettres de cachet », ceux-ci apparaissent comme les victimes d’un système qui symbolise l’arbitraire monarchique. En effet, les lettres de cachet, instruments privilégiés de la volonté personnelle du souverain, font office de décision de justice. Assorties d’une obligation de secret sur l’identité du prisonnier, sur le motif de son arrestation et sur les conditions de sa détention, elles font de la Bastille l’objet de récriminations et de dénonciations de plus en plus féroces tout au long du XVIIIe siècle. Or, cette image de la prison joue un rôle majeur dans la diffusion de l’idée d’une nécessaire démolition de la forteresse. Par là, il s’agit à la fois de détruire une prison dont l’utilité, par les frais qu’elle engage, est remise en cause, mais surtout d’anéantir le symbole d’un système politique désormais affaibli.

4 Ainsi, l’idée de démolir la Bastille ne naît pas au soir du 14 juillet. À mesure que la réflexion se renouvelle dans les domaines de la philosophie politique et du droit de multiples projets de démolition voient le jour tout au long du XVIIIe siècle. Indice de cette évolution des réflexions politiques, les ingénieurs et architectes de l’époque proposent divers plans de réaménagement de la place dans l’hypothèse de la disparition de la forteresse1. Reste à passer à l’acte. Celui-ci sera engagé dans les quelques heures qui suivent la prise de la prise de la Bastille par les Parisiens le 14 juillet. Se joue alors le deuxième temps de l’écriture du mythe. Il convient en effet de revenir sur le moment crucial que constitue cet « après » de la prise. Des analyses riches et originales ont déjà été produites sur ce processus d’écriture du symbole et de la mémoire de l’événement2. Il ne s’agit en aucun cas de revenir sur ces études qui permettent d’éclairer le sens et les origines de cet « événement symbole », ou de rappeler les conditions de l’écriture du mythe de la Bastille. Ces auteurs ont en effet dévoilé les principaux éléments explicatifs de la construction du mythe que l’on connaît aujourd’hui. Plus précisément, ils ont insisté sur l’importance, dans ce processus, de la matérialité du souvenir. Matérialité qui les amène à souligner alors le rôle de Palloy, protagoniste inévitable de la construction d’une nouvelle sacralité, de la définition d’une nouvelle théâtralité des pratiques commémoratives et de nouvelles stratégies de prise de parole dont l’aboutissement est une prise de pouvoir originale qui mérite toute notre attention. C’est précisément sur le rôle de Palloy et sur les ressorts précis de son action que nous souhaiterions revenir dans cet article, afin de montrer que ce rôle ne peut être résumé à une « activité fiévreuse » ne répondant qu’à une tendance monomaniaque teintée d’opportunisme et de mythomanie (ce à quoi Palloy a été trop souvent réduit…). Au contraire, peut-être serait-il plus judicieux de considérer cette prise de parole comme une nouvelle façon de s’affirmer sur la scène publique, une nouvelle façon d’imposer un discours et une mémoire.

5 Pour comprendre ce processus d’écriture de la Révolution par elle-même, et ceci dès les premiers instants, il nous faudra donc revenir sur le rôle joué par Pierre-François Palloy, maître-maçon et démolisseur de la Bastille. Celui-ci, en effet, nous permet à la fois de saisir comment la journée du 14 juillet s’est hissée au rang de symbole incontournable de la mythologie révolutionnaire mais aussi, par ses modalités d’action, de saisir comment les nouveaux supports d’un discours public, les nouvelles façons d’affirmer une position sociale lui ont permis d’exercer un pouvoir et de faire de la politique. En ce sens, à travers la création du symbole de la Bastille qui nous est parvenu, Palloy serait paradigmatique d’une nouvelle vie politique et publique qui se met en mouvement dès les premiers temps de la Révolution. Afin de mettre à jour cette

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première écriture de l’histoire et de la mémoire de la Révolution, nous reviendrons donc sur le rôle joué par Pierre-François Palloy. Véritable créateur du symbole de la Bastille, le démolisseur parvient, à travers de nombreux supports (multiples fêtes, maquettes, discours…)3, à opérer une prise de parole tout à fait efficace qui mérite que l’on en étudie les ressorts et les modalités.

Quelles sources ?

6 L’historiographie a bien sûr largement décrit le déroulement de la journée du 14 juillet mais l’épisode très particulier qu’est la démolition de la forteresse a été largement passé sous silence, comme si une parenthèse s’ouvrait au soir du 14 juillet 1789, pour ne se rouvrir qu’au XIXe siècle avec la toute nouvelle fête nationale instituée par la IIIe République. La Bastille de 1789 ayant en quelque sorte disparu pour ne laisser place qu’au symbole digne de la fête nationale4. Pourtant, un corpus particulièrement riche et varié nous permet de mettre à jour ce moment précis, crucial, des premiers temps de l’écriture de la mémoire de la prise et de la démolition de la Bastille. Il ne s’agit pas ici de dresser le panorama complet des sources, mais de présenter les fonds qui permettent d’approcher précisément la figure de Palloy, son activité autour du chantier et les procédés qu’il utilise pour « écrire » la Bastille5. En premier lieu, la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP) conserve à la cote CP 5252 une grande partie de la correspondance de Palloy. Nous y trouvons des lettres concernant la démolition de la Bastille et les divers dons d’objets souvenirs et de maquettes de la forteresse que le démolisseur a pu faire. Nous y rencontrons donc la correspondance que Palloy adresse à l’Assemblée nationale, à la Municipalité parisienne, aux sections, districts et départements, mais aussi aux particuliers afin de présenter son entreprise de démolition et d’offrandes. Nous trouvons également dans ce fonds de nombreuses lettres traitant des cérémonies, processions et fêtes que Palloy a pu organiser à partir ou hors de son chantier. La BHVP conserve également des cahiers où est rassemblée la correspondance de Palloy recopiée par ses secrétaires. De la cote CP 5253 à 5260 sont conservés les « registres » de Palloy, couvrant les années 1790 à 1792. Il s’agit de cahiers manuscrits de 350 feuillets chacun environ. Ce corpus présente cependant d’importantes lacunes puisque sur un total de 23 cahiers, seulement 9 ont été conservés. Cette correspondance recopiée a posteriori, avec toutes les limites que ce genre de document peut présenter, se révèle néanmoins particulièrement prolixe. Notons à ce titre que le département des manuscrits de la Bibliothèque nationale conserve le premier de ces 23 cahiers, qui apparaissait comme manquant à la BHVP. L’existence de ce cahier est particulièrement importante puisque celui-ci rend compte de l’activité de Palloy dès le 14 juillet 1789, et donne ainsi de précieuses informations sur les modalités de la mise en place immédiate du chantier de démolition de la Bastille, comme sur les relations que Palloy entretient avec les multiples acteurs de ces journées éminemment décisives pour la suite de son itinéraire. Ces cahiers présentent tous à peu près la même forme et les mêmes types de documents. Ils reproduisent, tout d’abord, la correspondance que Palloy a jugée utile de présenter à l’Assemblée. Ceci explique en partie que nous n’y trouvions quasiment pas de courrier à caractère privé. Les lettres font donc essentiellement référence au rôle public, politique et professionnel de Palloy, à ses affaires d’ordre financier et contractuel. S’y trouvent également de nombreuses lettres témoignant d’intenses échanges entre Palloy et les autorités publiques. Nombreuses aussi sont les lettres qui concernent encore une fois les cérémonies qu’il a

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pu organiser et les envois qu’il a pu faire. Ces cahiers enregistrent également une abondante production de papiers de comptes, notamment la totalité des « rôles de payes » des équipes affectées à la démolition de la Bastille. Ce corpus complet, de la 1re paie (le 15 juillet 1789) à la 94e (le 7 mai 1791), fourmille ainsi d’informations multiples sur l’organisation quotidienne du chantier. De même sont disponibles les comptes tenus par Palloy à l’occasion de l’organisation de fêtes et de cérémonies. Ces papiers donnent à voir les divers postes de dépenses et le montant des sommes mobilisées.6

7 Pour compléter ce corpus manuscrit de Palloy il convient de mentionner également un nombre important de documents conservés à la Bibliothèque municipale de Sceaux7, au Musée de l’Île-de-France8 et aux Archives nationales9. Ces lettres de Palloy portent sur divers thèmes, mais la correspondance liée à la démolition de la Bastille et à ses multiples dons est là encore largement surreprésentée. L’action publique de Palloy sur la scène parisienne peut, quant à elle, être abordée par l’intermédiaire du fonds des archives de Paris et des Archives nationales concernant les sections. Nous renvoyons ici en particulier aux travaux d’Albert Soboul10. Aux Archives nationales, la série F7, qui totalise les registres des procès-verbaux des assemblées générales et des comités révolutionnaires de 22 sections, peut constituer une première piste pour tenter d’analyser la place que Palloy a pu tenir au sein de sa section. En outre, les archives de Paris conservent, dans la série VD*, les papiers de la Commune de Paris11. Les travaux de Maurice Tourneux12 et de Sigismond Lacroix13 sont par ailleurs deux instruments de travail particulièrement utiles pour appréhender ce fonds. À ce riche fonds de manuscrits il convient d’ajouter un très important fonds imprimé conservé à la Bibliothèque nationale François Mitterrand, Palloy ayant publié un total de 154 imprimés sous la forme de discours et de divers fascicules.

8 Il convient également de présenter les sources qui permettent d’approcher un autre aspect du rôle de Palloy, celui de concepteur et de producteur de médailles. Celles-ci mettent en scène et commémorent la démolition de la forteresse et figurent ainsi parmi les supports privilégiés de la mise en valeur par Palloy de son chantier et de son action. Faisant l’objet de fortes convoitises parmi les numismates, ce fonds est extrêmement dispersé. Les collections privées, difficiles d’accès, constituent donc une source essentielle pour tenter d’appréhender ce corpus dans sa totalité. Dans ce contexte, les ouvrages de Michel Hennin14, Alain Weil15 et Gilles Michaud 16, qui proposent une représentation des coins frappés au nom de Palloy, sont particulièrement précieux pour l’historien. Néanmoins, au-delà des collections privées, certains établissements publics tels que le Musée Carnavalet, le musée de la Révolution française à Vizille, et le musée de l’Île-de-France conservent des exemplaires de médailles. Nous dénombrons aujourd’hui, selon les estimations d’Alain Weil, 45 coins dont 15 qui n’avaient pas été décrits par Michel Hennin17.

9 Enfin, les objets-souvenirs dont Palloy a été le concepteur peuvent nous apparaître au travers des collections des musées. Le musée Carnavalet par exemple conserve la maquette d’une Bastille sculptée18, ainsi que de nombreux objets fabriqués à l’aide de vestiges de la forteresse : un jeu de dominos et sa boîte offerts au jeune Dauphin19, une table, un couteau. Il convient également de prendre en compte les multiples pierres de la Bastille, gravées d’un plan de la forteresse et parfois de la déclaration des droits de l’Homme et de la Constitution de 1791, envoyées par Palloy dans les départements et les districts. Nous n’avons pu inventorier l’ensemble de ces pierres, nous signalons cependant celle du château de Vizille20, de même que l’eau-forte coloriée qui servait

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d’illustration à la pierre21 possédée par le Musée Carnavalet. Ce détour prolongé parmi les sources nous permet de prendre la mesure de l’ampleur des documents à notre disposition pour appréhender l’entreprise de Palloy et ainsi d’embrasser l’extrême richesse des documents associés au chantier de démolition de la Bastille et à la création, sur ses ruines, de sa symbolique.

10 Simple « fait » de l’histoire, la prise de la Bastille se transforme, en quelques heures seulement, sous les coups de pioches des ouvriers de Palloy, en véritable « événement » marquant l’entrée de la France dans une nouvelle ère politique. Revenons donc sur cette entrée en scène de Palloy au soir du 14 juillet, moment crucial de cet été 1789.

L’entrée en scène de Palloy

11 Rappelons tout d’abord que Palloy, par l’importance de son atelier, figure parmi les entrepreneurs les plus prospères de la capitale22. En 1775, à l’âge de 20 ans, Palloy entre comme commis chez François Nobillot, entrepreneur de maçonnerie rue du Mûrier dont il épouse la fille le 1er février 1776. De cette union naît Charlotte-Louise, le 12 novembre 1776 dont l’acte de naissance nous indique que la famille de Palloy s’inscrit dans la haute bourgeoisie parisienne23. En effet le parrain, Barthélémy Hébert, est qualifié de bourgeois de Saint-Germain-en-Laye, et la marraine, Charlotte-Gabrielle- Clothilde Desfevres, est la veuve de Pierre-Léon, docteur agrégé en droit de la faculté de Paris. François Nobillot meurt probablement vers 1781. Quelques années plus tard, Palloy loue sa maison et s’établit au n° 20 de la rue des Fossés-Saint-Bernard, dans un immeuble pourvu d’un vaste atelier, acheté le 20 novembre 178624. À cette occasion, il se fait appeler dans l’acte de vente, signe de sa réussite professionnelle, « entrepreneur de bâtiments » et non plus « maître maçon » comme lors de la naissance de sa fille.

12 Enfin, dans un récit autobiographique manuscrit25, Palloy affirme, en 1794, que sa fortune d’avant la Révolution s’évaluait à près de 500 000 livres. Ce chiffre, considérable, ne semble pas exagéré car il est alors propriétaire de deux autres maisons, rue Geoffroy-Lanier et rue Mouffetard (à l’enseigne du Paradis Terrestre, achetée 10 509 livres le 4 août 1781)26, d’une échoppe rue Saint-Victor, (payée la même année 640 livres)27, et de deux magasins, rue Traversière et rue du Bon-Puits, (ce dernier acheté 1 600 livres en 1779)28. Il semble enfin qu’il soit propriétaire de deux terrains rue Thiroux, et place du Palais-Bourbon. Ainsi, âgé d’à peine trente-cinq ans, Palloy se trouve à la tête d’une fortune immobilière considérable. Son métier d’entrepreneur en maçonnerie lui procure en outre une forte assise sociale qui amène les autorités à se tourner vers lui lors de la commande de nombreux chantiers29.

13 C’est cette puissance que Palloy va utiliser de façon pour le moins spectaculaire au soir même du 14 juillet en envoyant, sans autorisation aucune de la part de la Municipalité, des centaines de ses ouvriers sur la forteresse encore fumante afin de la démolir.

14 Alors que la prise de la Bastille apparaît comme la victoire du peuple de Paris tout entier, un individu seul s’approprie le lieu et s’arroge le droit d’en disposer. Tout en mettant les Électeurs de la ville de Paris devant le fait accompli, Palloy reste néanmoins prudent et demande dans une lettre datée du 16 juillet au matin que sa fonction d’entrepreneur responsable de la démolition lui soit officiellement confirmée : « Je vous prie, Messieurs, de vouloir bien joindre à votre proclamation un ordre de continuer la démolition, si vous me croyez capable d’exercer mon courage. Je puis vous assurer de mon exactitude, de ma fermeté et de mon dévouement que je

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mettrai à cette besogne, la regardant à ce moment comme le chef-d’œuvre de notre conquête ; et soyez assurés que je serai toujours pour la vie ferme et inébranlable, et pour la vie, je m’engage à ne signer que Palloy, Patriote »30.

15 Le Comité permanent de l’Hôtel de Ville répond à sa demande par un arrêt validé par la Commune : « Le comité a arrêté que la Bastille serait démolie par tous les districts ensemble, sous l’inspection cependant du district de Saint Louis la Culture, et que M Palloy serait prié de continuer la démolition par lui commencée, et que l’ordre lui en serait donné »31.

16 Palloy est donc officiellement confirmé dans sa tâche, même si la nouvelle municipalité lui indique que la gestion des travaux sera sous la direction des architectes de la Poise, Jallier de Savault, de Montizon et Poyet.

17 Cette entrée en scène de Palloy mérite d’autant plus réflexion si l’on s’arrête quelques instants sur l’ampleur des travaux engagés. En effet, ce sont quasiment mille hommes qui quotidiennement vont prendre part pendant presque deux années au chantier. Nous ne pouvons ici revenir sur le détail tout à fait impressionnant de l’activité foisonnante, de la concentration d’hommes, de matériaux, et d’outils dont les sources témoignent32. En effet, les fonds constitués des papiers de comptes et de la correspondance de Palloy mettent en scène maçons, compagnons, commis, chefs, sous- chefs et inspecteurs, nous offrant ainsi un aperçu de l’organisation des hommes évoluant sur le site. Dans son discours de clôture de sa mission, Palloy revient très précisément sur le fonctionnement quotidien du chantier, tâchant par là de prouver son efficacité et sa rigueur : « Après la prise de la Bastille, il fut établi un ordre qui a été régulièrement observé, les ouvriers qui ont été employés à la démolition de cette forteresse, furent placés par classe d’ateliers en nombre égal d’hommes sous l’inspection de leurs sous-chefs, lesquels ateliers étaient inspectés par des chefs qui avaient une certaine quantité de sous-chefs sous leur surveillance. Les rôles se faisaient strictement, et tous les jours l’appel nominal était fait par mon commis qui vérifiait les feuilles de chaque atelier et communiquait la feuille générale aux inspecteurs nommés par les architectes qui certifiaient par des nouveaux appels ces feuilles de rôles, qui ensuite étaient remises au Bureau de la Bastille tous les soirs, ces mêmes feuilles étaient visées par les Inspecteurs et de là portées au bureau du comité permanent des Électeurs depuis le 16 juillet 1789 »33.

18 Ainsi, dès la nuit du 14 au 15 juillet 1789, un nouveau paysage et un nouveau microcosme apparaissent, faisant du quartier de la Bastille un nouveau centre parisien, un lieu où se joue désormais « en direct » ce qui va devenir un des épisodes essentiels de l’histoire de la Révolution. Le chantier constitue à la fois un tremplin pour Palloy, qui, par le chantier, devient une figure incontournable de la vie publique, mais surtout l’endroit qui va servir de base à l’écriture de la Révolution, la Bastille devenant peu à peu, « en direct », le symbole que l’on connaît aujourd’hui. Reste à tenter de comprendre en quoi Palloy, par son omniprésence sur la scène publique, participe très activement à l’écriture d’une première mémoire de la Bastille.

Une figure omniprésente

19 Il convient tout d’abord de souligner le vif succès que connaît le chantier de la Bastille. Les visites organisées s’y succèdent où l’on reconnait des figures aussi célèbres que celles de Mirabeau, du marquis de Lusignan ou encore de Beaumarchais. Ces visites

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témoignent du vif attrait des Parisiens pour ce chantier, véritable matérialisation de la fin d’un monde. En parcourant les moellons de la forteresse abattue, en se faisant enfermer pour la nuit dans les cachots, les visiteurs ont le sentiment de participer à l’écriture de l’histoire tout en témoignant de leur désir de vivre, de ressentir cette transition. On observe donc dans ces nouveaux usages du quartier ce qu’Éric Fournier a appelé la poétique des ruines, la fascination opérée sur ceux qui souhaitent ressentir le frisson que pouvaient connaître les prisonniers d’un monde que l’on veut croire révolu34. Palloy participe activement à cette orchestration de la célébrité de ce qui apparaît comme « son » œuvre et organise lui-même des processions afin d’alimenter ce succès. Par ses fêtes, ses cérémonies, ses multiples discours publics, Palloy apparaît comme une figure incontournable et omniprésente du théâtre politique et culturel parisien, comme en témoignent par exemple les bals qu’il organise sur les ruines de la Bastille, devenus lieu d’une nouvelle sociabilité urbaine patriotique35.

20 Ainsi, le 14 août 1789, un mois après les premiers coups de pioche, 500 ouvriers se rendent au Palais-Royal pour y promener, comme des trophées, trente-sept boulets trouvés dans un des murs de la Bastille. Quelques mois plus tard, le 22 février 1790, Palloy organise une grande pompe, qui s’achève le lendemain par une procession des ouvriers du chantier jusqu’à l’Hôtel de Ville, à l’occasion de laquelle un modèle de la Bastille sculpté dans une pierre de la forteresse porté en triomphe est solennellement déposé dans la maison commune. Entre autres célébrations, retenons enfin l’épisode de la découverte dans les ruines de la prison de squelettes que l’on veut considérer comme les ossements de malheureuses victimes de l’Ancien Régime. Cet épisode souligne à quel point Palloy dépasse son statut technique de démolisseur pour se draper des attributs du libérateur. Il invite au mois de mai 1790 le tout Paris à se recueillir devant les dépouilles avant d’organiser le 1er juin leur inhumation en grande pompe au cimetière Saint Paul36. À cette occasion Palloy rédige l’épitaphe du monument, fait de pierres de la Bastille, dressé à cette occasion : « Sous les pierres mêmes des cachots Où elles gémissaient vivantes Reposent en paix Quatre victimes du despotisme ! Leurs os découverts Et recueillis par leurs frères libres Ne se lèveront plus Qu’au jour des justices Pour confondre leurs tyrans »37

21 Cette omniprésence de Palloy, sa capacité à investir la capitale par l’intermédiaire de son entreprise de démolition est de plus clairement illustrée par le foisonnement étonnant de sa prise de parole publique, notamment devant ce lieu essentiel qu’est l’Assemblée nationale. Discours, poèmes, tous les événements de la vie politique parisienne et nationale sont l’occasion pour Palloy de se mettre en scène et de rappeler sa tâche de démolisseur. À titre d’exemple, à l’automne 1793, alors que les comptes du chantier ont été rendus depuis le 21 mars 1792, Palloy continue d’utiliser son œuvre sur le chantier pour exprimer maintenant son attachement à la République. Auteur d’un Serment républicain qui accompagne ses dons de médailles, Palloy écrit dans le registre épique qui lui est caractéristique : « Nous promettons, en Républicains, que nous exterminerons tous les tyrans, tous les despotes coalisés contre notre sainte Liberté […] qu’autant qu’il sera en notre pouvoir, nulle Bastille ne restera sur la terre, nul peuple dans les fers ; que tous les

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hommes trouveront en nous des frères, et tous nos concitoyens des soutiens inébranlables de la République française, une et indivisible. Nous le jurons sur les ruines de la Bastille ; nous le jurons sur les droits immortels de l’homme et du citoyen… »38.

22 Fait remarquable, ce discours accompagne alors une médaille de fer frappée à partir des chaînes de la Bastille offerte aux députés et autres autorités politiques du moment. De façon particulièrement efficace, Palloy parvient donc à continuer d’utiliser l’événement de 1789 pour soutenir sa position publique plusieurs années plus tard, faisant donc clairement de la démolition de la Bastille le point de départ de tout le processus révolutionnaire et le fondement même de la Liberté. Il est remarquable que les interventions de Palloy plébiscitant son action et l’action du peuple parisien lors de la journée du 14 juillet sont toujours accompagnées de la présentation d’objets « souvenirs » de la Bastille, nous invitant à insister sur cette « matérialité » attachée au discours construit par le démolisseur.

La matérialité du souvenir : les objets au cœur du discours

23 Boulets extraits de la forteresse, pierres issues des ruines de la prison, Palloy tient clairement à associer à ses initiatives festives un support matériel, relais de ses commémorations. Il utilise ce procédé à grande échelle en multipliant les objets souvenirs de la Bastille, devenus autant de reliques patriotiques. Parmi les plus célèbres et les plus originaux, les maquettes de la Bastille que nous avons déjà mentionnées, modèles réduits de la prison, que le démolisseur décide de diffuser dans tous les départements de France, ou encore les plaques de pierres présentant le plan de la Bastille, distribuées dans les 244 districts. On touche ici à un des aspects les plus spectaculaires du personnage et de son entreprise39.

24 Rappelons ici que même si le mérite d’avoir organisé à grande échelle la création et la diffusion des maquettes revient à Palloy, il n’en demeure pas moins que l’idée d’un modèle réduit de la Bastille est de l’un de ses ouvriers, le tailleur de pierre nommé Dax. Dans un des registres conservés à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris se trouve en effet le compte rendu de la cérémonie donnée à l’Hôtel de Ville le 23 février 1790. On y voit Palloy tenir par le bras « le nommé Dax qui avait ébauché la petite Bastille » avant que celui-ci fasse à son tour un petit discours dans lequel il proclame que c’était « la Liberté qui lui avait donné l’idée de sculpter ce petit monument »40. Le premier modèle « officiel » est présenté le 2 septembre 1790 à l’Assemblée, accompagné du texte de la capitulation de la forteresse, de l’échelle de Latude et de sachets de poudre. Le discours que Palloy prononce alors devant l’Assemblée illustre bien sa volonté de mettre en avant son engagement en faveur de la Révolution, le lien qu’il veut indissoluble à ce moment entre le Roi et la Révolution par l’intermédiaire de la Bastille prise et abattue. « Moi-même j’y suis entré un des premiers, mes ouvriers y combattaient avec moi. N’écoutant que l’amour de la patrie, j’allai sans en avoir reçu l’ordre, abattre ces tours, moi-même je les frappai le premier, j’armai la main de mes ouvriers ; l’Assemblée de la Commune et le roi de lui-même ont approuvé mon zèle… »41.

25 Palloy multiplie les objets souvenirs. Boutons, encriers creusés dans les déchets de la forteresse, jeux de cartes et de dominos assurent la publicité d’une véritable boutique

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de souvenirs qu’il entend relayer auprès des plus hautes sphères politiques. Ainsi Palloy commande une poupée destinée à la fille du roi, Marie Thérèse, dont on fête le treizième anniversaire, fabriquée à partir des rideaux de la chambre du gouverneur De Launay. On le voit également offrir au Dauphin pour les étrennes de 1791 un jeu de dominos taillé dans le marbre de la cheminée du même gouverneur42. Les pierres de la Bastille serviront également à la fabrication de bustes de Rousseau et de Mirabeau, qui seront offerts à l’Assemblée nationale, le 6 octobre 1791. C’est donc une réelle postérité, une seconde vie, qui est offerte aux matériaux de la défunte Bastille.

26 Il est à noter cependant que ces objets ne constituent pas uniquement une « illustration pittoresque » mais au contraire fondent le discours même de l’événement. Cette fonction de l’objet apparaît clairement dans la lettre écrite aux directoires des chefs lieux de départements qui accompagne les envois d’objets « commémoratifs » associés aux célèbres maquettes : « Il ne m’a point suffit d’avoir aidé à renverser les murs de la forteresse, il fallait en perpétuer l’horreur de son souvenir. D’une Bastille j’en ai fait 83 dont j’ai fait hommage à chacun des départements, afin que ses ruines s’étendent pour ainsi dire sur tout la France et rappellent à jamais aux citoyens vertueux l’atrocité de nos despotes. Des pierres mêmes des cachots affreux j’ai reconstruit l’image du tombeau […] et des dalles sur lesquelles ont péri tant de victimes je les consacre à porter l’empreinte du roi, l’auguste soutien de notre constitution »43.

27 À la suite de ce texte apparaît la liste des objets qui accompagneront l’envoi dans les départements. Parmi ceux-ci nous pouvons mentionner un plateau fait des débris de la Bastille sur lequel sera posée la maquette, une dalle provenant des cachots, un plan de la forteresse avec ses accessoires, un description exacte de la Bastille, un tableau représentant le tombeau sous lequel reposent les victimes trouvés mortes lors de l’assaut, un boulet et une cuirasse trouvés dans les murs de la Bastille, trois volumes de procès-verbaux des Électeurs parisiens, un tableau représentant le roi, Bailly, et La Fayette et les ouvrages de Dussault et Latude. Ainsi les objets jouent un rôle central dans la production du discours de Palloy et, bien loin d’être de simples accessoires, participent pleinement à la construction d’une première histoire de la Bastille, et par là même de la Révolution.

28 Nous retrouvons le même phénomène à travers la production et la diffusion de médailles conçues par Palloy. En effet, parmi les nombreux objets que Palloy utilise pour soutenir son entreprise de publicité du chantier, les médailles figurent parmi les plus originaux et les plus remarquables. Nous nous référons ici en particulier aux travaux d’Alain Weil44, expert en numismatique, et de Gilles Michaud qui nous donnent des informations précieuses sur ces objets. Si l’on s’en tient aux travaux des numismates, il apparaît probable que Palloy ait fait frapper 45 coins originaux. À raison de 1000 exemplaires par coin, le petit nombre d’exemplaires participant à la valeur symbolique de l’objet, sa production serait d’environ 25 000 médailles, puisque les plaques frappées sont presque toujours assemblées par paires.

29 Là encore nous retrouvons l’enjeu du matériau utilisé par le démolisseur et la force symbolique qui y est associée. On trouve en effet de façon récurrente des mentions telles que : « ce métal provient des verroux de la Bastille »45, ou encore « Ce métal vient des chaînes du pont levi de la Bastille »46, Palloy insistant ainsi sur l’origine du métal qu’il emploie. De même, dans le serment républicain qu’il avait coutume de joindre à ses envois de médailles, on peut lire :

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« Délivré avec une médaille de fer provenant des chaînes de la Bastille, et donné par Palloy, à ses amis républicains »47.

30 La question de la véritable origine de ces métaux a nourri la polémique. Cependant, comme le souligne Alain Weil, la correspondance de Palloy, où il est à plusieurs reprises question de la recherche de matériaux chargés d’« émotion » historique, semble indiquer que les médailles étaient effectivement fabriquées à partir de matériaux spécifiques. Parmi les thèmes représentés sur ces médailles, celles commémorant la prise et la démolition de la Bastille sont très largement représentées. À l’occasion de la conception de ces médailles, Palloy participe activement à la création d’un champ iconographique et lexical inédit. Une fois encore l’objet est au cœur de la création du sens et dépasse largement la fonction de simple illustration ou de « souvenir ».

31 À ce titre, les médailles de Palloy connaissent deux phases essentielles. La première s’étend de l’été 1789 à la fin de l’année 1792, alors que la deuxième couvre la période allant de 1793 au début du XIXe siècle. Alors que les rares médailles de la deuxième période ont seulement pour fonction d’assurer à Palloy sa survie politique, la première période est quant à elle bien plus riche dans la mesure où elle constitue le cœur du projet du démolisseur. Ces médailles de la première période, celles de la monarchie constitutionnelle et des tous premiers temps de la république, peuvent être partagées en trois groupes.

32 Le premier concerne les médailles qui reprennent l’iconographie traditionnelle comme par exemple les emblèmes des trois ordres (épée, crosse et bêche surmontée d’un bonnet de la liberté croisés et entourés de lauriers). Le deuxième regroupe l’ensemble des médailles figurant la colonne dont Palloy a reçu la commande et qui doit être érigée sur la place de la Bastille désormais arasée. Le troisième ensemble enfin, le plus riche et le plus intéressant, rassemble toutes les médailles que Palloy fait frapper selon l’évolution de la situation politique. Celles-ci peuvent concerner aussi bien la fidélité « Au bon roi Louis XVI » que la louange aux galériens de Châteauvieux amnistiés « Donnée sur les décombres de la Bastille le 9 avril 1792 lan 4 de la liberté par Palloy patriote aux soldats de Châteauvieux victimes du despotisme reconnus innocents par un décrets du 30 décembres 1791 sollicité par Collot d’Herbois ».

33 Or la variété des circonstances n’oblitère pas l’unité de l’iconographie marquée par l’omniprésence de la Bastille en cours de démolition comme si, quelle que soit l’époque, la Bastille restait le fondement ou le référent indispensable de la Révolution en train de se faire, sorte de source originelle de tous les événements en cours et à venir. Omniprésence d’autant plus marquante que la Bastille est non seulement démolie en image mais concrètement abattue dans la main même de celui qui en manie un vestige, comme l’indique par exemple « Ce plomb scellait les anneaux qui enchainoient les victimes du despotisme », « Législateurs ce métal provient des chaînes de notre servitude que votre serment du 20 juin 1789 a fait briser le 14 juillet suivant, par Palloy patriote ».

34 De façon tout à fait originale, Palloy invente donc en quelque sorte un nouveau personnage, la Bastille, sorte d’allégorie de la « Liberté conquise » à la différence de la plupart des médailles frappées durant la période qui font référence à des personnages bien réels. En outre, héritier d’une culture classique Palloy utilise dès avant 1792 toute une série de symboles promis à un bel avenir : le coq qui surveille, le faisceau qui lie les citoyens, le bonnet symbole de la liberté, le lion symbole de la force. Si bien que l’iconographie des médailles permet à Palloy à la fois d’entrer dans le discours

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révolutionnaire mais aussi de le guider afin d’y inscrire de façon définitive la place de la forteresse.

35 Enfin, il convient ici de bien rappeler la gratuité des dons organisés par Palloy, en particulier pour les maquettes de la Bastille. Nous savons en effet que le Sieur Pommay a fabriqué et vendu de nombreux modèles en plâtre, cependant les maquettes sorties de l’atelier de Palloy bénéficient d’une reconnaissance particulière parce qu’elles sont, quant à elles, offertes en hommage et qu’elles constituent par leur matériau même, une incarnation de la forteresse honnie et désormais anéantie. Ces dons sont donc au cœur du discours du démolisseur et font partie intégrante de la construction de la mémoire, dépassant largement le statut de souvenir « illustratif », d’autant qu’ils semblent faire l’objet d’une entreprise de communication complexe mettant en œuvre des stratégies de « don-contre don » à grande échelle afin de répondre à une stratégie d’affirmation de Palloy sur la scène publique.

Palloy et les dons, stratégie de prise de pouvoir ?

36 Afin de mener à bien son entreprise de diffusion du souvenir de la Bastille, Palloy crée un groupe d’une grande originalité : les « Apôtres de la Liberté », appelés aussi « Apôtres de Palloy », dont les membres sont chargés de porter les maquettes – et la bonne parole « paroissienne » – à travers la France : « La mission des Apôtres a eu pour objet depuis l’époque de la Révolution française, le 14 juillet 1789, lors de la prise de la Bastille, de seconder P. F. Palloy, leur instituteur, dans tous les actes de patriotisme qu’il a manifestés constamment pour la propagation de la foi constitutionnelle et le maintien de la liberté »48.

37 Au nombre d’une soixantaine, les apôtres – amis, parents, collaborateurs ou ouvriers de Palloy – forment une société, avec un règlement et un insigne apostoliques (une médaille faite avec les fers de la Bastille). Tous ces hommes ont pour tâche d’assister l’entrepreneur lors des cérémonies et des célébrations qu’il organise. Néanmoins, dix d’entre eux sont plus spécialement chargés d’aller porter dans les chefs-lieux des 82 départements (Seine exceptée) les 246 caisses qui contiennent les souvenirs de la Bastille. C’est à partir du mois d’octobre 1790 que ces hommes sont envoyés effectuer leurs tournées dans l’ensemble des départements tout nouvellement créés. Ces apôtres doivent prêter serment de fidélité à leur « maître » dont nous trouvons la trace aux archives de Paris : « Le 14 [février 1790], les commis des bureaux de M. Palloy, voulant lui témoigner un attachement invincible, déclarent qu’il prêteront devant lui, à l’issue d’un repas patriotique qui aura lieu le surlendemain du paiement de leurs appointements, le serment prescrit par le règlement apostolique de lui rester à jamais fidèlement liés de cœur et d’esprit, et de le défendre et soutenir envers et contre tous »49.

38 La diffusion des maquettes dans les départements prend la forme d’une véritable entreprise car il s’agit de déplacer plusieurs caisses qui contiennent entre autres, comme nous l’avons déjà souligné, le modèle de la prison avec ses accessoires (grilles, portes, inscriptions, l’échelle de Latude accrochée à une fenêtre de la tour du Trésor, ou encore une horloge marquant 5h 30, heure de la capitulation), un plateau de bois servant de base au modèle et une dalle de pierre sur laquelle est gravé le portrait du roi50. Les dix Apôtres distributeurs partent en tournée au mois d’octobre 1790. Ils reçoivent de Palloy une livre par lieue de route et, une fois arrivés à destination51, neuf livres par journée de séjour. Si l’organisation matérielle est bien pensée, son cadre

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spirituel est particulièrement étonnant dans la mesure où, afin d’assurer la diffusion de son projet et de sa notoriété, Palloy réinvente en quelque sorte l’association entre Jésus et ses apôtres. Sorte d’étonnant Christ moderne il entend porter la bonne parole – sécularisée cette fois – de la Révolution en réutilisant des référents et des rites anciens afin de diffuser un discours totalement nouveau. Ce procédé se retrouve également à l’occasion de cérémonies, notamment lors du transport des cendres de Voltaire, le 11 juillet 1791, à l’occasion duquel Palloy fait processionner une maquette de la Bastille comme on faisait traditionnellement circuler les reliques religieuses.

39 Dans cette entreprise menée conjointement par Palloy et par ses Apôtres, le caractère gratuit des multiples hommages rendus aux pouvoirs locaux est rappelé à maintes reprises, le démolisseur étant particulièrement soucieux de répéter à ses hommes qu’en aucun cas ils ne doivent accepter une quelconque rémunération, quelle qu’en soit la forme. Il s’agit bien sûr d’éviter toute accusation éventuelle de corruption et de rémunération douteuse de Palloy et de ses hommes. C’est un acte gratuit que Palloy entend faire en distribuant les souvenirs de la maquette. Il souhaite ainsi se prémunir contre toute attaque et contre toute ombre qui pourrait être portée sur son engagement patriotique. En outre, ces dons doivent faire l’objet d’un rituel rigoureusement orchestré pour lequel le démolisseur donne des consignes claires. Ainsi l’apôtre Legros rend compte également de la cérémonie qui a eu lieu à Melun, le 5 décembre 1790 : « Dans la grande salle de l’évêché l’on fit élever une espèce de piédestal pour poser l’effigie du modèle de la Bastille ainsi que les autres objets qui composaient l’envoi. Après quoi le département en corps et la municipalité et le district sont entrés accompagnés de la garde nationale. Chacun ayant pris place, Monsieur le président du Département fit part à l’Assemblée de la lettre de M Palloy et de mon pouvoir, après lequel le président me remit la parole afin de prononcer mon discours. Ce discours prononcé l’on dressa le procès-verbal que j’ai signé, dont M Palloy est nanti. Le peuple a beaucoup applaudi au patriotisme de M Palloy »52.

40 Palloy s’engage donc clairement dans une stratégie de dons destinés à tous les personnages importants de la vie politique – et plus largement publique – de l’époque : monarque, députés et huissiers de l’Assemblée nationale, membres des institutions politiques locales…

41 Ainsi la stratégie d’affirmation d’un pouvoir menée par Palloy répondrait en partie aux logiques d’influence associées à ce type spécifique de relation qu’est le don, notion étudiée à la fois par les anthropologues et les sociologues53.

42 Comme le rappellent Gunter Gebauer, et Christophe Wulf54, dans les relations réciproques et ritualisées de dons se constituent des ordres sociaux et symboliques. Donner et recevoir régulent les situations de proximité et de distance, structurant le sentiment d’appartenance, mais aussi l’admiration, ou l’inimitié. Leur caractère rituel joue un rôle particulier dans la production de leur sens imaginaire et symbolique. Les cadeaux, d’un point de vue anthropologique et sociologique « […] sont l’expression d’une « dépense improductive » par laquelle le donneur renonce à un objet qui lui appartient et l’offre comme une part de lui-même à un destinataire. Le donneur montre sa disposition à renoncer à l’utilisation personnelle de son don et à assumer la perte de ce bien dans l’intérêt de celui à qui il l’offre. Par le cadeau offert, le donneur se montre généreux, large et respectable. Le destinataire lui offre la possibilité de se produire dans ce rôle de donneur et de se montrer dans cette mise en scène »55.

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43 Allons plus loin, le don peut même apparaître comme une stratégie visant à « inférioriser un donataire qui ne peut rendre la réciproque »56. Ainsi les dons répétés organisés par Palloy à travers la France et à Paris même, caractéristiques des dons patriotiques de la période révolutionnaire, peuvent apparaître, par la multiplication des rituels et des « types » de destinataires, comme une entreprise d’affirmation, sinon d’un pouvoir, au moins d’une influence nouvelle. En l’occurrence les objets jouent un rôle essentiel dans la stratégie d’affirmation de Palloy et de ses discours. Cette stratégie est couronnée de succès de 1789 à 1793, « âge d’or » d’un Palloy qui parvient à se faire connaître et reconnaître, à s’imposer par ses discours et ses fêtes sur la scène publique parisienne. Cette reconnaissance se traduit par l’attribution de chantiers à la charge politique et symbolique forte comme celui de l’aménagement de la prison du Temple pour accueillir la famille royale, ou celui des travaux après l’incendie du château des Tuileries – façon pour un gouvernement sans-culotte de mettre en valeur un sans- culotte dans une démarche de soutien des valeurs révolutionnaires. Notons néanmoins que cette stratégie trouve ses limites à partir de l’hiver 1793-1794 quand Palloy se trouve accusé de détournements de fonds et d’enrichissement abusif, accusations dont il sortira d’ailleurs lavé quelques semaines plus tard.

44 Ainsi, Palloy parvient par divers biais à affirmer pendant quelques années son influence. Il ne semble pas anodin qu’un tel personnage parvienne à s’imposer sur la scène publique comme il le fait et réussisse, en quelques semaines, à s’insérer parmi les groupes et les réseaux déterminants de la vie parisienne. À ce titre, Palloy semble mettre à jour de nouveaux modes de communication et, par là même, une nouvelle façon de faire de la politique, ce que Lynn Hunt a étudié comme étant une des grandes nouveautés de la période révolutionnaire.

Une nouvelle stratégie de communication ?

45 C’est à travers les objets, les rites et les discours que Palloy parvient à affirmer sa position et à assurer son ascension sociale. Ce sont précisément ces aspects de la communication que Lynn Hunt analyse dans son ouvrage Politics, Culture and Class in the French Revolution57. L’auteure insiste sur la place centrale du langage, des symboles, des habitudes et des comportements pour comprendre ces processus de construction d’une « culture politique » : « Through their languages, images, and daily political activities, revolutionaries worked to reconstitute society and social relations. […] In the process, they created new social and political relations and new kinds of social and political divisions […] The political culture of revolution was made up of symbolic practices, such as language, imagery, and gesture »58.

46 Elle ajoute, en outre, qu’en conséquence d’un déplacement continuel de l’autorité politique pendant cette période, le charisme, qui ne peut donc plus seulement se situer dans un personnage, se trouve investi dans les mots. Le langage révolutionnaire est donc investi d’une autorité sacrée, ce qu’on retrouve, tel un leitmotiv, dans les discours de Palloy.

47 Or ce langage n’est pas confiné à l’expression verbale mais s’étend à de nombreux modes d’expression symboliques. Au cours de la Révolution, même les objets les plus ordinaires deviennent des symboles politiques et des sources possibles de polémiques. Ainsi les formes rituelles sont aussi importantes que leur contenu puisque ces symboles

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politiques et ces rites ne sont plus seulement des métaphores du pouvoir mais aussi les moyens et les fins du pouvoir lui-même.

48 La nouvelle communauté que veulent fonder les révolutionnaires doit passer par la régénération dans tous les aspects de la vie quotidienne, si bien que le politique se voit en quelque sorte investi partout, et tous les jours. De cette manière, la Révolution a largement augmenté le nombre de lieux où peut s’exercer le pouvoir, et a multiplié les tactiques et les stratégies pour le contrôler. Lynn Hunt fait ainsi référence à Michel Foucault et à son idée d’un exercice du pouvoir qui s’impose hors de la sphère politique. À ce titre, la Révolution apparaît comme le moment privilégié d’un processus dans lequel la mobilisation politique se joue dans les clubs, les sociétés populaires et les journaux plutôt que dans les chaînes régulières et officielles du gouvernement.

49 Toutes les actions et postures (prendre la parole dans un club, porter la cocarde ou une bannière, prononcer un discours…) convergent pour produire une citoyenneté républicaine et un gouvernement légitime. Le pouvoir, par conséquent, apparaît comme un ensemble complexe d’activités et de relations. Les réseaux (familiaux, professionnels, de voisinage) deviennent ainsi indispensables pour pouvoir exercer une influence sociale et politique. Comment ne pas voir dans la constitution du groupe des Apôtres de Palloy une parfaite illustration de ce phénomène ? Enfin, Lynn Hunt développe la notion d’« outsider », pour insister sur la marginalité (par rapport à la structure sociale globale) comme aptitude particulière à endosser le rôle de « passeur social » et de « passeur de pouvoir ». Elle remarque que vivre en certains lieux ou occuper des positions socioculturelles particulières augmentent la capacité à l’action politique. En effet, la plupart des militants politiques vivent aux marges, ou occupent les espaces périphériques de l’ancienne élite, au croisement de plusieurs groupes. Là encore, la figure de Palloy semble paradigmatique de ce phénomène, ce dernier se situant au cœur de ces nouveaux mécanismes, parfaitement représentatif de ces modes de fonctionnement et de l’invention de ces nouvelles formes de discours, et partant, de pouvoir.

50 En l’occurrence la notion de réseau semble essentielle pour comprendre la stratégie mise en œuvre par Palloy. Ainsi, le groupe des apôtres, par la diversité de son recrutement (Vainqueurs de la Bastille, membres de la garde nationale, monde politique, collaborateurs sur le chantier, hommes de lois, architectes, « bourgeois de Paris », artistes) permet à Palloy d’affirmer sa position sociale. Les pouvoirs se mêlent, économiques, techniques et politiques. L’entrepreneur bascule du côté du monde politique, sans pour autant abandonner celui du bâtiment. Sans négliger la place tenue par les « attributs » constitutifs du capital social, culturel et économique du démolisseur, la notion de réseaux est indispensable ici pour comprendre les mécanismes à l’origine de l’affirmation d’un homme. En temps de crise politique et sociale, on ne peut appréhender le pouvoir uniquement dans les charges officielles ou dans le champ du politique pur. Entre un pouvoir strictement politique en pleine mutation et un pouvoir économique plus traditionnel, Palloy semble vouloir – et pouvoir – profiter de la période révolutionnaire pour construire une forme nouvelle d’influence politique en s’appuyant sur des réseaux traditionnels qu’il se donne pour tâche de renouveler. À travers la création de sa figure publique – dès les premières semaines il se donne une sorte de nom de scène, « le Patriote Palloy » – le démolisseur semble donc mettre en œuvre de nouveaux procédés afin d’assurer son ascension sociale. Cette capacité nouvelle à « entrer en politique » a également été analysée par

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Haim Burstin, à travers le concept de « pragmatisme politique ». Celui-ci tente de dévoiler les motivations qui peuvent pousser un individu pourvu d’un bon métier, d’une famille, à se lancer dans la politique. Il rappelle alors que, pour des hommes issus des professions libérales ou juridiques, l’héritage d’une éducation humaniste peut expliquer un tel engagement. Palloy, ayant suivi sa scolarité au collège d’Harcourt jusqu’en classe de 5ème, entrerait dans cette catégorie.

51 De manière plus générale, Burstin affirme que « [L] a révolution engendre l’expérience collective d’un rapport tout à fait original avec le processus historique : la conscience de vivre un temps historiquement beaucoup plus dense et significatif que d’habitude. Cela est dû à la sensation qu’un nouveau rapport vient de s’instaurer entre une action et ses effets. Les circonstances apparaissent susceptibles d’être influencées par l’action individuelle ou collective. D’où l’effort des contemporains pour marquer leur nouvelle adhésion à l’événement par des actions significatives lors des échéances révolutionnaires, et en même temps leur aspiration à voir ce rôle publiquement reconnu. Les individus manifestent leur volonté d’inscrire durablement leur action particulière dans le devenir historique »59.

52 Ce phénomène s’expliquerait par l’élargissement inédit de la participation des citoyens à la vie publique et à la politique, dans une société où le système de valeurs a été profondément bouleversé. Burstin fait alors référence aux personnages balzaciens humiliés par la société d’Ancien Régime, qui guettent le moment idoine pour s’affirmer. Nous pouvons penser que Palloy, dans une certaine mesure, entre dans cette catégorie d’individus qui cherchent à se mettre en valeur, non pas pour faire oublier un passé préjudiciable (nous n’avons aucune information de ce genre), mais pour mettre en place une nouvelle dynamique d’ascension sociale. Tout en évitant une lecture déterministe des logiques socio-économiques à l’œuvre, la Révolution a pu néanmoins apparaître à Palloy – sans lui nier pour autant toute conviction sincère pour les idées qu’il défend – comme l’occasion de se faire une notoriété et d’accéder à une reconnaissance qui ne lui aurait pas été permise dans le fonctionnement social et politique d’Ancien Régime. Il est remarquable à ce titre que Palloy (et le souvenir de la Bastille) se trouve évincé sous la Convention thermidorienne, régime cherchant à échapper au pouvoir sans-culotte dont Palloy serait la figure de proue symbolique, pour disparaître complètement lorsqu’il est décidé que la Révolution est achevée avec le Consulat puis l’Empire. Il faudra attendre la IIIe République pour que le souvenir de la Bastille réapparaisse, celle-ci souhaitant renouer avec l’idée d’un pouvoir « populaire ».

53 C’est donc une nouvelle façon de faire de la politique qui apparaît alors, et à laquelle Palloy participe activement. À travers son exemple il semble que la vie politique se joue dans des lieux différents et selon des modes réinventés. La figure du démolisseur semble ainsi paradigmatique de ces nouveaux groupes qui peuvent accéder à la vie publique et au pouvoir. Dans cette entreprise, Palloy s’est appuyé sur le chantier de la Bastille et en a fait, de façon remarquablement efficace, un lieu incontournable. Par là même, Palloy est devenu un personnage de premier plan, sans pour autant figurer dans aucun parti, club ou autre appartenance « traditionnelle ».

54 Ainsi Palloy est le prototype de ces nouveaux acteurs, qui par l’intermédiaire de procédés et de supports réinventés prennent la parole en saisissant l’occasion offerte par la Révolution. En l’occurrence, la genèse de la symbolique de la Bastille trouverait en partie ses racines dans cette prise de parole d’un genre nouveau, par un personnage qui parvient à saisir un moment particulier pour le hisser au rang d’« Événement »,

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véritable pierre de touche d’un premier discours sur la Révolution. Ce discours et cette pratique mémoriels esquissés par Palloy peuvent expliquer en partie aujourd’hui le caractère populaire et spontané de la fête nationale, qui reste, malgré les transformations de significations opérées par les régimes successifs, associée à l’idée de démocratie et de prise en main par le peuple de son destin. Ainsi cette prise de parole par des personnages « secondaires » comme Palloy a su perdurer malgré les diverses réécritures que les régimes successifs ont pu opérer quant à la forme à donner au souvenir du 14 juillet.

NOTES

1. L’architecte Corbet, inspecteur des bâtiments de la Ville propose, dès 1784, l’aménagement d’une place où serait érigée en son centre une statue de Louis XVI ceinturée de nouveaux bâtiments d’où partiraient plusieurs rues et boulevards. Ce projet de monument en l’honneur du roi se retrouve également chez le magistrat Davy de Chavigné qui, en juin 1789, soumet à l’Académie royale d’architecture un projet de monument à ériger en l’honneur de Louis XVI « libérateur » sur les ruines de la Bastille. 2. Hans-Jürgen Lüsebrink, Rolf Reichardt, The Bastille: A History of a Symbol of Despotism and Freedom, Duke University Press, 1997. Voir aussi Hans-Jürgen LÜSEBRINK et Rolf REICHARDT, « Die "Bastille". Zur Symbolgeschichte von Herrschaft und Freiheit », Annales Histoire, Sciences Sociales, 1995, vol. 50, n° 4, p. 814-816. Sur la question de la définition de l’« événement » voir Paul RICOEUR, « Événement et sens », Raisons pratiques, 1991, n°2, ou encore Pierre NORA, « Le retour de l’événement », Faire de l’histoire, 1974, Paris, Gallimard, t.1. Sur l’imagerie de la Bastille : Rolf REICHARDT, L’imagerie révolutionnaire de la Bastille, Collections du Musée Carnavalet, Paris, 2009. 3. Sur les fêtes organisées par Palloy et l’architecture de l’« éphémère » : Werner SZAMBIEN, Les projets de l’an II. Concours d’architecture de la période révolutionnaire, Paris, 1986. 4. Fernand BOURNON, La Bastille (Histoire générale de Paris), Imprimerie nationale, 1893 ; Guy CHAUSSINAND-NOGARET, 1789, la Bastille est prise : la Révolution française commence, Bruxelles, Éditions Complexe, 1988 ; Monique COTTRET, La Bastille à prendre, Histoire et mythe de la forteresse royale, PUF, 1986 ; Jacques GODECHOT , La prise de la Bastille : 14 juillet 1789, Paris, Gallimard, 1965 ; Claude QUETEL, L’Histoire véritable de la Bastille, Paris, Larousse, « Bibliothèque historique », Larousse, 2006. 5. Pour une histoire des archives de la Bastille : Émilie DUTRAY-LECOIN, Danièle MUZERELLE (dir.), La Bastille ou « l’enfer des vivants » à travers les archives de la Bastille, catalogue de l’exposition présentée à la Bibliothèque nationale de France à la bibliothèque de l’Arsenal, du 9 novembre 2010 au 11 février 2011, BnF, 2010. 6. BNF, NAF 3241, folio 294-295 verso. 7. Bibliothèque municipale de Sceaux, mss 005 à ms 070. 8. Musée de l’Île-de-France, Château de Sceaux, voir la cote 70.8.1 (E.3978), et les cotes allant de 89.85.1 à 89.85.16. 9. AN, F13 1242. Démolition de la Bastille 1789-an V. Voir aussi F7/10811, Dossier Palloy, prairial an VI. Palloy demande au ministre une nouvelle carte de sûreté, lui établissant domicile à Paris. 10. Albert SOBOUL, Les papiers des sections de Paris (1790- An IV), répertoire sommaire, Paris, Maurice Lavergne imprimeur, 1950. 11. Archives de Paris, Série VD* 1 à 89, Fonds de la Ville de Paris, 1789-An VII.

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12. Maurice TOURNEUX, Procès-verbaux de la Commune de Paris (10 août 1792- 1er juin 1793, Paris, Société de l’Histoire de la Révolution française, 1894. 13. Sigismond LACROIX, Actes de la Commune de Paris pendant la Révolution, Index des noms de personnes, de lieux et de matières par André Vaquier, Paris, Service des travaux historiques de la Ville, 1955, tome II. 14. Michel HENNIN, Histoire numismatique de la Révolution Française, Paris, 1826. Consulter les planches du 2e volume, qui représentent les coins frappés par Palloy. 15. Alain WEIL, Histoire et numismatique du patriote Palloy, SPES, Lyon, Antika 1, 1976. Reproductions photographiques des coins, I-XIII. 16. Gilles MICHAUD, Numismatique et documents du Patriote Palloy, Feuille à Feuille Éditions, 2012. 17. Alain WEIL, op.cit., p. 61. 18. Musée Carnavalet, cote S. 503. 19. Musée Carnavalet, Inv. OM. 520. 20. Château de Vizille, MRF D.1983-1 21. Musée Carnavalet, TOPO GC XXI A 22. B.H.V.P., Cote 601 254.Il peut être qualifié d’architecte, architecte entrepreneur, artiste, mais aussi, entrepreneur, entrepreneur des Bâtiments du Roi, ou encore Maître Maçon, Maître Maçon de la Verrerie du Roy. 23. Archives de Paris, acte de naissance reconstitué, 5 Mi 1 52. 24. Archives de Paris, acte de vente de l’atelier : DC/6/130, folio 109. Pour une description de la maison rue des Fossés-Saint-Bernard : DQ16/1022, n°6252. 25. Archives de Paris, 4 AZ 719, collection Boret, Papiers Palloy. 26. Archives de Paris, acte de vente du Paradis terrestre : DC/6/123, folio 83. 27. Archives de Paris, acte de vente de l’échoppe rue Saint-Victor : DC/6/138, folio 125. 28. Archives de Paris, acte de vente du magasin du Bon-Puits : DC/6/138, folio 148. 29. Le 21 novembre 1789, Palloy reçoit l’ordre de faire établir sur le Pont-Neuf, devant la statue d’Henri IV une plate-forme destinée à recevoir des canons, pour une somme de 1450 livres. En janvier 1790, les ouvriers de Palloy nettoient la Seine et l’égout des fossés de la Bastille. De février à août de la même année, ils bâtissent, avec des pierres de la forteresse, des postes pour la Garde Nationale au boulevard du Temple, à Saint-Louis-la-Culture, à Sainte-Opportune, et sur le boulevard de l’Opéra. Au mois de juin, Palloy se charge de la démolition de la Halle aux farines, des baraques sur le quai d’Orsay, et d’une maison au coin de la rue Cotte et du faubourg Saint- Antoine. Lors de la prise du château des Tuileries, le 10 août 1792, l’incendie se développe entre le Carrousel et le Palais. Le 12 août, sur la proposition de deux députés, Goupilleau et Chabot, l’Assemblée charge « le citoyen Palloy, homme de confiance, très propre par son talent et son civisme à rendre ce service » d’abattre les statues de Louis XIII, place Royale, d’Henri IV sur le Pont-Neuf, et de Louis XIV, place de la Révolution. Santerre lui accorde en outre un service d’ordre pour tenir la foule en respect. Palloy est également chargé des travaux mis en œuvre dans la prison du Temple pour l’arrivée du roi, le 13 août 1793.Palloy rend ses comptes le 11 septembre avant de partir aux armées. 30. BNF Richelieu, NAF 2811, fol 21-22, copie de la lettre adressée au corps électoral séant à la ville par M. Palloy, du 16 juillet 1789 du matin. 31. BNF Richelieu, NAF 2811, f°23, arrêté du Comité permanent, 16 juillet 1789. 32. Pour cette étude précise, voir Héloïse BOCHER, Démolir la Bastille. L’édification d’un lieu de mémoire, Paris, Éditions Vendémiaire, 2012. 33. Extrait du Discours préliminaire de Palloy, BN, NAF 2811. 34. Éric FOURNIER, Paris en ruines. Du Paris haussmannien au Paris communard, Imago, 2008. 35. Voir la Vue de la décoration et illumination faite sur le terrain de la Bastille pour le jour de la fête de la Confédération française le 14 juillet 1790, Aquatinte coloriée, Musée Carnavalet, G64123.

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36. Les 4 et 7 mai, et 12 juin 1790. Les cadavres dont les os sont renfermés sous celle Tombes ont été découverts dans la démolition des souterrains des Cachots de la Bastille et transportés au cimetière de l’Eglise St Paul dans une Bierre mise sous ce tombeau d’après les soins de Pierre François Palloy, Patriote qui l’a fait graver à ses frais. Aquatinte par Lebas, 1790, 18,9 x 25, 6 cm, BnF, Estampes, Histoire de France, cliché M 99918. 37. Archives de Paris, 4 AZ 719, collection Boret, Papiers de Palloy. 38. Pierre-François PALLOY, Serment républicain, BNF, 4- LB41- 292 (A). Comme de nombreux opuscules de Palloy, ce serment a été également placardé dans les rues de Paris. 39. Sur l’entreprise de distribution des maquettes et des plans par Palloy : Jean-Pierre BABELON, Les Maquettes et les pierres de la Bastille. Récolement des souvenirs lapidaires provenant de l’activité du patriote Palloy, La gazette des Archives, n°51, 4ème trim. 1965 (janvier 1966), p. 217-230 ; DEM M., « P. F. Palloy, l’entrepreneur qui démolit la Bastille », Bâtir, n°167, juin 1968, p 62-63 ; Charles BOUCHÉ et Thierry BODIN, Décorations et souvenirs historiques, lettres autographes, manuscrits et documents ...archives de Palloy démolisseur de la Bastille, Vente à Paris, Drouot Richelieu, 19 mai 1989, S. l., s. n., Dumousset-Deburaux, 1989 ; Victor FOURNEL, Le patriote Palloy et l’exploitation de la Bastille, Paris, Honoré Champion, 1892 ; LAURENT P., La Bastille et le patriote Palloy, ou notes inédites sur un modèle de la Bastille conservé aux archives des Ardennes, Reims, Imprimerie et lithographie Matot- Braine, 1889 ; Henri LEMOINE, Le démolisseur de la Bastille. La place de la Bastille, son histoire de 1789 à nos jours, Paris, Perrin, 1930 ; id., Les comptes de la démolition de la Bastille, Bulletin de la Société de l’Histoire de Paris, 56e année, 1929, p. 77-83. 40. B.H.V.P., CP 5253, registre 4, p. 963-971, Compte rendu de la cérémonie à l’Hôtel de Ville. 41. Archives parlementaires, Tome XVIII, p. 511. 42. Le couvercle de cette boîte est aujourd’hui conservé au musée Carnavalet. Musée Carnavalet, OM 520. 43. BHVP, CP 5252. 44. Alain WEIL, « Sur l’origine historique des métaux employés à la confection des médailles de Palloy », BSFN, décembre 1974, n°10, p 692-694 ; id., Histoire et numismatique du patriote Palloy, Paris, SPES, Lyon, Antika 1, 1976. 45. Michel HENNIN, op.cit., référence 74. 46. Ibidem, référence 360. 47. BNF département des manuscrits, NAF 3242, f°2. 48. BNF, département des manuscrits, Nouvelles acquisitions françaises (désormais NAF), 3241, fol. 140, « Tableau nominatif des citoyens qui composent l’association des Apôtres de la Liberté » 49. Archives de Paris, 4 AZ 719. Collection Boret, Papiers de Palloy. 50. Pour la liste des objets présents dans les caisses, voir Archives de Paris, 4 AZ 719 et BNF, département des manuscrits, NAF 3241,f°119-129 . 51. Archives de Paris, 4 AZ 719. Pour avoir une description de ce que pouvait être un tel voyage, voir Gustave BORD, « Journal d’un Apôtre de la Liberté », Revue de la Révolution, 1886, Tome I, p. 168-177. Cet apôtre aurait dépensé, en dix mois, 1566 livres de séjour, 2556 livres de voyage, et aurait reçu de Palloy 1340 livres. 52. BHVP, CP 5252, Correspondance avec les apôtres, fol 78. Lettre signée de Legros, Lyon, décembre 1790. 53. La place centrale tenue par ces objets au sein des stratégies de prise de parole – et de pouvoir – par Palloy pourrait être analysée au prisme des analyses récentes effectuées en sociologie cognitive, domaine étudiant les comportements au travers des interactions entre les individus. Voir par exemple Bernard CONEIN, « L’action avec les objets. Un autre visage de l’action située ? », Raisons pratiques, n°8, 1997. 54. Gunter GEBAUER, Christophe WULF, Jeux, rituels, Gestes, Les fondements mimétiques de l’action sociale, Paris, Anthropos, 2004.

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55. Ibidem, p. 101. 56. Lucien FAGGION, Laure VERDON (dir.), Le don et le contre-don, coll. « Le temps de l’histoire », Université de Provence, 2010. 57. Lynn HUNT, Politics, Culture and Class in the French Revolution, University of California Press, 1984. 58. Au travers de leurs pratiques du langage, du recours aux images et de leurs activités politiques quotidiennes, les révolutionnaires ont redéfini la société et les relations sociales. Ils sont ainsi parvenus à créer des liens et des groupes sociaux et politiques d'un nouveau genre. La culture politique de la Révolution a été pétrie de ces pratiques symboliques, dans le domaine du langage, de la production iconographique et des gestes. Ibidem., p.11-13 59. Haim BURSTIN, L’invention des sans-culottes. Regards sur le Paris révolutionnaire, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 114-115.

RÉSUMÉS

Comprendre les origines du mythe de la Bastille et les conditions de la construction de cette mémoire nécessite de revenir sur le moment crucial que constitue l’« après » de la prise, en particulier sur le rôle du démolisseur de la prison, Pierre-François Palloy et sur les ressorts de son action. Les conditions de sa prise de parole, par le biais de fêtes, cérémonies, discours, mais aussi par la multiplication de dons d’objets divers, constitueraient une nouvelle façon d’exercer un pouvoir sur la scène publique et d’imposer un discours et une mémoire.

To understand the origins of the myth of the Bastille and the conditions of the construction of this memory requires us to return to the crucial moment that constitutes the « aftermath’« of its fall, in particular to the role played by the demolition contractor of the prison, Pierre-François Palloy, and to the motivations of his actions. The circumstances of his public interventions and positioning during festivals, ceremonies, and speeches, as well as by the increase of the gift of divers objects, constitutes a new way of exercising power on the public stage and of imposing a discourse and a memory.

INDEX

Mots-clés : Révolution, Bastille, mémoire, mythe, réseau, pouvoir, langage, objet, sans-culotte, Paris

AUTEUR

HÉLOÏSE BOCHER Institut d’Histoire de la Révolution Française, Paris I [email protected] Lycée Camille Claudel,

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Place d’Anyama 77340 Pontault-Combault

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Nouvelles gouaches révolutionnaires de Jean-Baptiste Lesueur. Entrées au musée Carnavalet (2005-2011) New acquisitions : the Revolutionary gouaches of Jean-Baptiste Lesueur in the Musee Carnavalet (2005-2011)

Philippe de Carbonnières

1 Les gouaches révolutionnaires des Lesueur constituent l’un des joyaux de la collection du musée Carnavalet, l’une des plus riches au monde pour l’iconographie des années 1789-1815. Après avoir été longtemps entre les mains de la famille Bidault de l’Isle1, 50 d’entre elles furent acquises par dation par le Cabinet des dessins du Louvre2 et immédiatement déposées au musée Carnavalet ; les 25 autres que conserve notre musée y étant entrées par achat et par donation. Unique en son genre3, cet ensemble de petites scènes et/ou de personnages isolés et alignés, découpés dans du carton puis peints à la gouache, a été réalisé au sein d’une famille de petits bourgeois du faubourg Saint-Denis, les Lesueur, lesquels, selon une tradition familiale, étaient souvent qualifiés d’imagiers et d’éventaillistes. Dès 1770, ils avaient illustré l’entrée de Louis XV à Paris, porte Saint-Martin (au pied de leur domicile), escorté de sa maison militaire à pied et à cheval, en un rutilant défilé de carrosses, de mousquetaires, de chevau-légers, de gardes françaises et suisses, et déjà selon le procédé du carton découpé puis peint4. De la même manière, entre 1789 et 18075, cette famille produisit un extraordinaire « reportage » illustrant aussi bien des événements comme la fuite à Varennes, le 10 Août ou la bataille de Marengo6, que des faits divers oubliés de la grande Histoire. C’est d’ailleurs cette approche sous l’angle de la vie quotidienne, d’une Révolution en quelque sorte « vue d’en bas », qui constitue le principal intérêt de ce témoignage de première main, au demeurant d’une incontestable qualité graphique. Dans notre catalogue raisonné7 nous avons souligné la richesse documentaire de ces gouaches, en particulier sur le plan du costume, de la sans-culotterie, de la prégnance du fait

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militaire ou encore – et ce n’était pas si fréquent alors – de la place des femmes. Après avoir réattribué la paternité de ces images à Jean-Baptiste Lesueur8 et non, comme le faisait une historiographie peu rigoureuse, à ses homonymes Pierre-Étienne et Jacques- Philippe Lesueur9, nous nous étions interrogés sur l’utilisation – publique ou privée, théâtrale puis « muséale » — de cette étonnante galerie de petits personnages avant de montrer que leur (s) auteur (s) n’étaient pas neutres politiquement. Tout en tenant compte du décalage entre les images et les étiquettes collées sur les montages postérieurs, qui en donnaient un commentaire souvent fautif et en tout cas nettement conservateur, nous étions arrivés à cerner la sensibilité du peintre : un modéré, constitutionnel, fayettiste, puis dantoniste, et pour finir ardent partisan de Bonaparte ; en cela parfait reflet d’une certaine bourgeoisie, à la fois proche du petit peuple et distanciée par rapport à ses revendications et à sa violence10.

2 Par un heureux contrecoup à la parution de notre catalogue et à l’exposition qui l’accompagna au musée Carnavalet11, la collection de ce dernier s’est enrichie, depuis, de 11 gouaches révolutionnaires supplémentaires, qui font l’objet de cet article. En 2007 et 2011, notre Cabinet des arts graphiques fit l’acquisition de deux lots de 7 et 2 planches12. D’autre part, les relations cordiales que nous avions nouées pendant nos recherches avec M. et Mme Jean-Charles Bidault de l’Isle – dont l’aide avait été précieuse pour débrouiller l’écheveau familial de la famille Lesueur – ont amené ces deux personnes à faire don au musée Carnavalet, fin 2005, de deux magnifiques gouaches de Jean-Baptiste, les dernières (révolutionnaires) qu’ils possédaient13. Notre collection de gouaches révolutionnaires de Lesueur est donc passée de 64 numéros, catalogués par nous en 2005, à 75. Dans l’état actuel de nos connaissances, il n’en reste plus que 8 connues, encore dans le domaine privé. Nous insistons sur ce qualificatif de « connues » car, comme nous l’avons déjà souligné14, il est raisonnable de supposer qu’à l’origine le nombre devait être plus élevé, certaines gouaches ayant disparu ou se trouvant dans des collections privées ignorées. En effet, comment imaginer le petit « théâtre » de Lesueur sans la prise de la Bastille, la mort de Louis XVI ou le 9 Thermidor, ou sans des personnages comme Bailly, Barnave, Brissot, Danton ou Saint- Just, curieusement absents de la série ? Quoi qu’il en soit, on ne peut qu’espérer que la dynamique se poursuive et que, d’une manière ou d’une autre, ces 8 planches manquantes15, ou d’autres, inconnues, rejoignent un jour l’ensemble conservé à Carnavalet.

3 Mais revenons aux 11 nouvelles gouaches entrées au musée de l’Histoire de Paris. Nous les classerons en trois groupes : celui des gouaches dont le sujet n’est que vestimentaire (y compris les projets utopiques de costumes « régénérés ») ; les scènes de genre, illustrant la vie quotidienne mais aussi les tendances moralisatrices de l’époque ; celles relatives à des événements et/ou à des personnages connus ou identifiables. Classification un peu arbitraire, car une même planche peut intégrer des traits des autres catégories16 – c’est le cas par exemple des scènes de genre, qui sont aussi des documents précieux pour la connaissance de la « mode » – mais qui correspond à des temps forts de la production de Lesueur17. Cet article pouvant aussi faire figure d’additif à notre catalogue, le lecteur nous pardonnera de présenter chaque gouache (au sein des trois groupes) successivement, en la faisant précéder de sa « fiche technique », et de la reproduction rigoureuse (dans son orthographe d’origine, souvent défaillante) de l’étiquette qui l’accompagne. Rappelons toutefois que, ici comme pour toutes les autres gouaches de Lesueur, les personnages, isolés ou en groupe, ont été collés

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ultérieurement sur des feuilles de papier aquarellé en bleu clair d’environ 36x53 cm, en haut desquelles, à droite, ont été ajoutées des petites étiquettes portant des numéros, selon un ordre dépourvu de toute logique, chronologique ou thématique.

Costume et projets de costume

Figure 1. I 1. [Six personnages masculins, 1793-1795]

In. D. 15868. N° d’entrée E. 22437. Inscriptions : en h. à d. « 43eme feuille » ; sous chaque personnage, de g. à d. « Costume suspect, cravate verte et cheveux retroussé. Selon les Jacobins la cravate verte étoit un signe de raliement, en conséquence on insul [t] ait ceux qui en portoit. » « Jeune Muscadin en Carmagnole » « Sans-culotte fumant sa pipe » « Muscadin en Redingotte Carrée » « Carmagnôle de fantaisie, de l’invention du citoyen Denon » « Sans-culotte dansant la Carmagnôle »

4 On est d’abord frappé par la similitude apparente de ces sans-culottes et de ces muscadins. Il est vrai que cette dernière catégorie n’est probablement pas à interpréter au sens politique, qui sera le sien ultérieurement, notamment pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, mais tout simplement comme terme désignant des jeunes gens coquets. Après tout, les sans-culottes n’étaient pas tous hirsutes comme tend à le suggérer une certaine historiographie. Mais il se peut aussi qu’il y ait distorsion entre les images et les étiquettes, avec erreur d’attribution de celles-ci18. On notera toutefois que ces hommes, au visage enfantin, comme toujours dans l’œuvre de Lesueur, sont presque tous armés (gourdins ou cravaches, ces dernières dans les mains de ceux qui sont qualifiés de « muscadins » ou de « suspects ») ; que l’un fume la pipe, objet souvent associé dans l’iconographie du temps à l’image du militant sectionnaire19, de même que la bouteille de vin, surtout après Thermidor… Indiquons que le « sans- culotte » dansant la « Carmagnôle » devait certainement, à l’origine, être accompagné d’une cavalière telle que celles qu’on trouve dans d’autres planches20 ; ce qui confirme une fois de plus le manque de logique des montages. Si dans ce cas on a voulu, par la

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suite, montrer des planches purement masculines et féminines, cela n’empêche qu’à l’origine les sexes étaient associés. Le nom de cette fameuse danse, issue d’un chant plus fameux encore, désignait d’abord un vêtement, cette veste courte que portaient beaucoup d’hommes du peuple et de petits artisans. Or, si l’on regarde de plus près cette planche, on constate que ce sont bien ceux qui sont qualifiés de « sans – culotte » qui la portent (alors que les « muscadins » sont vêtus de redingotes).

5 Ainsi, cet alignement de petits bonshommes – qui rappelle celui des gravures de mode de l’époque – a bien une connotation politique et trahit l’importance des signes extérieurs (carmagnole, gourdin, pipe etc.) comme manifestation non seulement d’une catégorie sociale mais aussi d’une opinion, voire de l’appartenance à un groupe militant21. Cette prégnance du paraître est encore soulignée, ici, par la « Carmagnôle de fantaisie » et par le « Costume suspect ». La première nous rappelle le rôle, à vrai dire discret, qu’avait joué Vivant Denon dans ce registre. Graveur d’un certain talent, il avait été mis à contribution par David pour reproduire sur le cuivre ses projets de rénovation du costume patriotique22. Tâche qui lui valut un certificat de civisme, selon Delecluze23. La gouache de Lesueur nous informe du fait que l’aimable dilettante ne se serait pas limité à reproduire les dessins de David mais aurait aussi « inventé » de nouvelles formes vestimentaires lesquelles, qualifiées de fantaisistes, ne semblent pas avoir eu plus de succès… Enfin, le « Costume suspect » évoque la suspicion attachée à la couleur verte. Contrairement à ce qu’affirme l’étiquette, ce n’est pas aux Jacobins qu’on doit cette réprobation. Dès le début de la Révolution, notamment au lendemain de la prise de la Bastille, on fit le rapprochement avec la livrée du comte d’Artois, chef (avec la reine) des éléments les plus réactionnaires de la Cour. Cette nuance sera d’ailleurs revendiquée par les contre-révolutionnaires après Thermidor et lors de la première Terreur blanche, où bon nombre des Incroyables arboreront des cravates, des redingotes ou des gilets verts.

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Figure 2. I 2. [Sept personnages féminins, 1794-1800]

Inv. D. 15869. N° d’entrée E. 22437. Inscriptions : En h. à d. « 53eme feuille » ; sous chaque personnage, de g. à d. : « N° 11/Muscadine s’hyvernant au Palais-Royal. » « Cheveux en vrille et spincer ouvert. » « Chapeau de tafetas plissé, et gance d’or. » « 21/Poissarde » « Femmes à l’antique, avec les Rubans croisés. » « Jeune Marchandes des Halles. »

6 N’étant pas spécialiste de la mode, ni de son histoire, nous renvoyons, pour plus de détails sur le costume féminin du Directoire, à la contribution de notre collègue Renée Davray-Piekolek dans l’ouvrage Au temps des Merveilleuses. La société parisienne sous le Directoire et le Consulat24. Nous nous bornerons à souligner le contraste entre les deux femmes du peuple, marchandes des Halles, et les autres, d’un milieu nettement plus aisé. Les premières sont coiffées d’une charlotte, et leur mise, quoique simple, n’est pas dénuée d’une certaine coquetterie, voire de patriotisme – l’une d’elles porte une ceinture tricolore. Un tablier protège leurs robes, plus courtes que celles des élégantes. Ces dernières peuvent se permettre de suivre la mode, tantôt influencée par l’Angleterre, tantôt marquée par l’anticomanie si répandue alors, les deux dames de droite ayant une allure très hellénistique. Et tandis que, l’hiver, tant de pauvresses grelottent sous leurs haillons, la muscadine du Palais-Royal s’y promène, confortablement protégée par un grand châle et un manchon.

7 Jean-Baptiste Lesueur, ou du moins la personne qui a réalisé les montages ultérieurs (et peut-être n’y fut-il pas totalement étranger), aime réunir ainsi des personnages ou des groupes de nature différente, voire antinomique. Dans certains cas, le contraste et même l’opposition sont encore plus marqués, comme dans la planche associant sur un même montage des sectionnaires, dont un « Vandaliste », et des privilégiés de l’Ancien Régime25.

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Figure 3. I 3. [Deux groupes d’hommes et de femmes, avec costumes dessinés par David, 1794.]

Inv. D. 15873. N° d’entrée E. 22437. Inscriptions : en h. à d. « 47eme feuille » ; sous chaque groupe, de g. à d. : « coèfure que quelques femmes ont porté, mais qui a disparue bien vite, ainsi que bien d’autres modes. Pendant quelque temps, David le peintre, et l’Acteur Talma composoient des costumes qu’ils faisoient porter par des jeunes gens, mais aucun n’a put prendre, le peuple les rega [r] doient comme des Acteurs. » « Des Jeunes Filles considérant un Jeune homme en nouveau costume. »

8 Au sein de la Société Populaire et Républicaine des Artistes, créée en 1793 et truffée d’élèves de David, un homonyme de notre Lesueur, Pierre-Étienne26, militait pour la rénovation vestimentaire. Sous son influence, on avait publié une Considération sur les avantages de changer le costume français, dans un souci à la fois de régénération et, pour les représentants et les fonctionnaires, de dignité. Le 25 floréal an II/14 mai 1794, le Comité de salut public chargea David de s’atteler aux « … moyens d’améliorer le costume actuel et de l’approprier aux mœurs républicaines. » On a vu, au n° précédent, que l’artiste avait réalisé des dessins dans ce sens27, qui furent gravés par Denon pour être diffusés.

9 Dans notre catalogue Lesueur, nous avions eu à commenter, déjà, des gouaches montrant des « costumes nouveaux », mais qui étaient en majorité destinés à des corps constitués comme l’École militaire de Mars, les députés des Conseils ou les membres du Directoire28. Ici, c’est de vêtements quotidiens destinés à des citoyens ordinaires qu’il s’agit, et le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne rencontrèrent pas le succès escompté. Si la mode à l’antique séduisit les femmes, en tout cas celles des milieux aisés, ces bizarres accoutrements masculins ne furent guère portés ; et Lesueur nous fournit une des explications à cet échec en indiquant qu’ils étaient pris pour des costumes de théâtre.

10 Il est d’ailleurs surprenant que des apôtres du naturel et de l’austérité spartiate, tels que David et Talma, aient prôné ces habits d’opérette, mélanges évoquant un Moyen- Âge de pacotille ou la mode de cour du temps d’Henri II. La seule postérité que connurent ces « déguisements » peut être cherchée dans les costumes d’apparat des dignitaires de l’Empire, et dans ceux de la magistrature, au XIXe siècle.

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Figure 4. I 4. [Costumes ; 2 groupes d’hommes et de femmes, 1794-1801.]

Inv. D. 16615. N° d’entrée E. 22527. Inscriptions, de g. à d. : « Mode de l’An 9. Chapeau à petits bords, habit très court, colet très haut et épais ; Pantalon très haut et très large. Une des Modes de l’an 9 le petit fichu blanc, gance d’or sur les tailles. »

11 « Costume proposé pour les Vieillards ; Mais qui n’a pas été adopté On a mis des Jeunes gens dans le fond pour faire comparaison. An 4. »

12 Décidément, Jean-Baptiste Lesueur s’intéresse au costume et peut-être faudrait-il s’interroger sur l’éventuel lien de parenté entre lui et le Pierre-Étienne Lesueur de la Société Populaire et Républicaine des Artistes, évoqué au n° précédent. Même si ce nom est courant, il est curieux de voir ces deux artistes contemporains prodiguer autant de temps à la mode et/ou à sa rénovation. Le nôtre (Jean-Baptiste) ne consacre pas moins de 16 planches à ce sujet, sur les 64 n° s de notre catalogue de 200529. Il n’est donc pas étonnant que les auteurs qui ont abordé Lesueur avant nous se soient focalisés sur ce thème, plus facile à traiter pour eux, et plus conforme à leurs goûts, que les aspects sociologiques, politiques et historiques de la série – à nos yeux les plus intéressants.

13 Pour cette planche encore exclusivement consacrée au vêtement, nous renvoyons de nouveau au texte de Renée Davray-Piekolek dans le catalogue les Merveilleuses30, nous limitant à pointer, dans le groupe de droite, cette proposition de costume « pour les Vieillards ». Au-delà du caractère bizarre et archaïque, du moins pour les hommes, de ces accoutrements qui cette fois rappellent le XVIIe siècle, ce qu’il importe de souligner ici c’est la tendance de l’idéologie révolutionnaire à catégoriser les sexes et les classes d’âge. Cet héritage de la Grèce antique se retrouve dans les cortèges des fêtes patriotiques et dans les chœurs qui les accompagnent, où se succèdent les hommes faits, les jeunes gens, les épouses, les jeunes filles, les vieillards et les enfants.

14 Loin de dépérir dans des mouroirs aseptisés, les personnes âgées avaient encore un rôle à jouer dans la cité régénérée de la jeune République, par l’exemplarité de leur dignité comme par l’enseignement prodigué aux nouvelles générations. Les cas sont innombrables, de l’Almanach du Père Gérard31 au Chant du Départ 32, où l’on voit de

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vénérables citoyens encourager les jeunes au civisme, au courage, à la vertu, et leur insuffler la haine du despotisme.

15 Ainsi, dans le commentaire de ces quatre planches de costumes, nous espérons avoir montré que leur intérêt n’était pas seulement vestimentaire.

Scènes de genre

Figure 5. II 1. Des Jeunes Citoyenes Ouvrières [etc. 1793-1794]

Inv. D. 15452. Don de M. et Mme Jean-Charles Bidault de l’Isle, 2005. N° d’entrée E. 22411. Inscriptions : en h. à d. « 24eme feuille » ; sous la scène : « Des Jeunes Citoyenes Ouvrières, contribuent de leurs Assignats, et de leurs bijoux, à l’équipement d’un jeune homme qui propose d’aller à la guerre si l’on veut l’habiller. »

16 Ici sont rassemblés dans un même tableau trois des thèmes majeurs des gouaches de Lesueur : l’omniprésence du fait militaire, le rôle positif des femmes et la mise en valeur du costume. La sans-culotterie seule est absente, encore que ces petites ouvrières soient probablement des compagnes, des filles ou des sœurs de sectionnaires. En outre, à travers un fait divers dont l’artiste a sans doute été le témoin, la gouache illustre parfaitement l’idéal vertueux de l’époque, où l’on glorifie certes les martyrs et les héros célèbres comme Le Peletier ou Marat, mais aussi les actes de courage ou de civisme de citoyen (ne) s obscur (e) s, souvent jeunes. Robespierre et le Comité de salut public encourageaient d’ailleurs un tel « culte » (cf. Bara ou Viala), notamment par le moyen de la gravure, medium aisément diffusable. C’est dans cette optique que, le 27 nivôse an II/16 janvier 1794, la Convention ordonna la publication, et la lecture obligatoire dans les écoles, du Recueil des actions héroïques et civiques rédigé, sous l’égide du comité d’Instruction publique, par le député Léonard Bourdon ; ouvrage rassemblant des informations données par des sociétés populaires de toute la France ou par les représentants en mission, et qui relatait des faits attestés dont de simples citoyens avaient été les acteurs.

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17 Notre gouache s’inscrit dans cette perspective, où l’héroïsme n’a pas seul droit de cité, et qui peut comprendre des gestes de civisme, de désintéressement, de solidarité, de patriotisme. Ces charmantes citoyennes, à la mise simple mais gracieuse, dont le salaire ne doit certainement pas être élevé, se sont cotisées et privées de leurs rares bijoux pour payer l’équipement d’un soldat. Celles-là mêmes auxquelles on refuse alors le plein exercice de leur citoyenneté participent ainsi à la défense des acquis de la Révolution, réalisant à leur manière l’une des revendications majeures des militantes, « féministes » avant l’heure, de la Société des citoyennes républicaines et révolutionnaires, dont Claire Lacombe et Pauline Léon furent les porte-parole emblématiques. Leur zèle s’est communiqué à cette petite fille, à droite, qui elle aussi donne un assignat au futur militaire, et qui est un des nombreux exemples de la forte présence des enfants dans toute l’œuvre de Lesueur, en parfait écho de la mentalité rousseauiste du temps.

18 Quant au jeune homme, accompagné d’un soldat en uniforme bleu des volontaires – distinct de celui des anciens régiments de l’infanterie de ligne, de couleur blanche – il illustre la mobilisation patriotique face au danger des armées de la Contre-Révolution, mais aussi le fait que beaucoup de ces hommes, pauvres, ne pouvaient financer leur équipement. L’allure générale des troupes françaises des années 1792-1799 était d’ailleurs hétéroclite, tout comme leur armement, certains fantassins n’ayant même pas de fusil et allant au combat avec des piques. Ce dévouement ne semble pas entamer l’ardeur du citoyen qui (sans doute stimulé par l’admiration de ces jolies filles) désigne le front, qu’il brûle de rejoindre pour mériter leur dévouement.

19 Notons pour finir que, dans cette mise en image du contraste davidien entre l’énergie virile des guerriers et le monde des femmes33, ces dernières sont ici moins passives que chez David et participent pleinement à l’élan patriotique de la scène34.

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Figure 6. II 2. Repas Républicain Messidor an 2 [1794].

Inv. D. 15453. Don de M. et Mme Jean-Charles Bidault de l’Isle, 2005 – N° d’entrée E. 22411. Inscriptions : en h. à d. « 36eme feuille » ; sous la scène et le titre : « On proposa que tous les habitans de Paris fraternisassent ensemble par des repas Civiques. Des tables furent dressées dans toutes les rues ; on les orna de fleurs, de bustes d’arbriseaux de Guirlandes et rubans tricolors. Le riche apporta son rôti, et son vin de Bourgogne. Le Pauvre son bouilli son fromage et du vin. Là placé indistingtement on mangeoit et l’on buvoit avec cette gaité française qu’augmentoit encore le sentiment de l’Egalité : à la table succéda la danse, la joie la plus vive annimoit tout les age. C’est une chose remarquable que le rassemblement d’une population aussi immence que celle de Paris n’est occasionné aucun accident. »

20 Au printemps et à l’été 1794, on voit se multiplier, dans les quartiers, des banquets dits républicains ou fraternels. Sur des tréteaux transformés en tables de fortune, chacun apporte son écot et, profitant du beau temps, on trinque joyeusement35. C’est le sujet de cette gouache, assurément l’une des plus belles de notre collection. Sous une tonnelle improvisée ornée d’un long ruban tricolore, hommes, femmes et enfants festoient dans un climat de fraternité, sous les auspices de deux bustes représentant probablement Marat (à gauche) et (à droite) Le Peletier, ou plutôt Jean-Jacques Rousseau. Le texte accompagnant l’image a beau évoquer le côtoiement égalitaire des riches et des pauvres, on ne remarque ici que des hommes en pantalon et carmagnole, et aucun bourgeois en culotte et bas, aux cheveux poudrés. L’homme debout, portant un fusil et un sabre court, un galon de caporal sur la manche, est soit un volontaire pour le front, soit un membre de l’armée révolutionnaire parisienne. Du côté des femmes, la mise, quoique soignée, n’a rien non plus qui trahisse un milieu aisé. On est bien là en présence du « monde de l’échoppe et de la boutique », petits artisans et ouvriers formant le gros de la sans-culotterie, dans une scénette telle que Jean-Baptiste Lesueur a pu en observer près de chez lui, porte Saint-Martin, s’il n’y a pas même participé36.

21 Ce témoignage de première main pèche cependant par un certain irénisme, qu’on rencontre d’ailleurs fréquemment chez notre imagier, politiquement modéré. En effet, la gouache et son commentaire passent sous silence les tendances contre- révolutionnaires qui s’exprimaient parfois dans ces occasions, à la faveur d’une certaine euphorie bien arrosée. Sans doute ne doit-on voir là que la propension très

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française à critiquer le pouvoir, surtout après boire ; mais assez souvent, des éléments plus ou moins manipulés, ou secrètement hostiles au gouvernement et au Comité de salut public, profitaient des nombreux toasts portés aux victoires républicaines pour exciter le petit peuple contre la guerre, réclamer une paix de compromis et la fin de la Terreur. Certains sans-culottes, déboussolés par l’élimination des Hébertistes, ou par l’instauration du maximum des salaires, prêtaient une oreille complaisante à ces propos, au point que ces repas, qui tournaient quelquefois à la saoulerie, inquiétèrent les autorités. Le 24 messidor an II/12 juillet 1794, l’agent national Payan indiqua à la Commune le danger de la prolifération de ces agapes. Le 27, il réitéra sa mise en garde contre le faux pacifisme qui s’y exprimait : « Loin de nous ce système par lequel on veut nous persuader qu’il n’est plus d’ennemis de la République ! » Le lendemain, Barère lui fit écho, à la Convention, dénonçant ces « modérés qui, tout en buvant à la santé de la République [invitent] à faire cesser le gouvernement révolutionnaire ».

22 Mais les gens du petit peuple, naïvement, ne voyaient pas toujours cette subversion, et ils ressentirent cette hostilité du pouvoir comme une nouvelle mesure visant à brider les sections. Cette incompréhension, s’ajoutant à d’autres, qui faisaient de Robespierre et de ses amis les auteurs de leurs maux, pèsera lourd quelques jours plus tard, le 9 Thermidor.

Figure 7. II 3. Une citoyenne ouvrière du fauxbourg du Temple [etc. 1794-1796]

D. 15867. N° d’entre E. 22437. Inscriptions : en h. à d. « 82eme feuille » ; sous la scène : « Une citoyenne ouvrière du fauxbourg du Temple rentroit chez elle bien triste de n’avoir pas obtenu d’ouvrage. Elle trouva un assignat de 25. francs ce qui la réjouit beaucoup. Mais réfléchissant que celui qui l’avoit perdu étoit peut-être plus malheureux qu’elle : Ne voulant pas profiter du malheur d’un autre, elle fît tant de recherches qu’elle apprit qu’il appartenoit à un pauvre menuisier sans ouvrage, et ayant 4 enfans. Elle courut lui porter. Le menuisier lui dit Citoyenne j’aurois bien du plaisir à le partager avec vous, mais vous voyez mes enfans je n’ai que cela pour les faire vivre. Cette femme s’en fut bien contente d’avoir put faire cette bonne action. »

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23 Comme pour la gouache D. 15452, le sujet de ce petit tableau est moralisant, avec un acte de vertu civique tel qu’on aimait à en donner des exemples à l’époque. Mais au- delà de l’anecdote, la scène et son commentaire ont le mérite de montrer, aussi, des aspects de la vie quotidienne du petit peuple de Paris, la précarité proche de la misère, l’angoisse du père de famille chargé d’enfants en bas âge. Où est la mère ? Petite ouvrière sous-payée ou, pire, morte en couches comme c’était trop souvent le cas alors ? En tout cas la progéniture, comme livrée à elle-même, joue pieds nus sur le lieu de travail du père, au milieu des copeaux et des outils. On reconnaît bien le matériel d’un atelier de menuiserie : établi, étau, rabot, ciseau, et cette scie à bras dite « de long », qu’on actionnait à deux, verticalement, servant à débiter les troncs dans leur longueur.

24 Pour ce qui est de l’héroïne de l’histoire, on relèvera qu’il s’agit d’une ouvrière au chômage, résidant faubourg du Temple, c’est-à-dire le quartier de Jean-Baptiste Lesueur. L’anecdote a donc pu vraisemblablement lui être transmise par son voisinage immédiat ; exemple supplémentaire du côté « reporter » avant l’heure de l’artiste, qui n’est pas le moindre intérêt de son exceptionnelle série.

25 Peut-on dater précisément cette image dans la décennie révolutionnaire ? Nous inclinerions à la situer plutôt après Thermidor qu’avant, la misère des petits artisans et ouvriers s’étant accrue avec la chute de Robespierre37. D’autre part, la mention de l’assignat implique qu’on est entre fin 1789 et février 1796, date à laquelle cessera l’émission de ce papier-monnaie38, remplacé par le mandat territorial puis, de plus en plus, par le métal. C’est pourquoi nous placerions volontiers cette scène entre fin juillet 1794 et février 1796.

26 En tout état de cause, ce que Lesueur veut surtout dire ici c’est que, même dans la détresse matérielle la plus poignante, les pauvres gens peuvent se montrer désintéressés, généreux, et solidaires. Belle leçon de vertu, au moment où les riches étalent de nouveau leur luxe, sans vergogne, et bel exemple de fraternité, d’idéal républicain, parmi ceux qu’on écarte désormais de la vie politique…

Vie publique et événements

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Figure 8. III 1. [Cinq militants révolutionnaires, 1793-1794]

Inv. D. 15871. N° d’entrée E. 22527. Inscriptions : en h. à d. « 25eme feuille » ; sous chaque personnage, de g. à d. : « Terroriste Jacobin exaltant le Journal de Marat. » « Enragé Patriote. Ces hommes exaltés par la lecture du Journal de Marat, alloient criant qu’il faloit tuer tous les Aristocrates et les Riches. » « Terroriste lisant un Journal, et mécontent de ce qu’il contient. » « Jacobin réfléchissant sur la manière de gouverner la france. » « Terroriste du temps de Robespierre payé pour susciter des querelles et occasioner des arrestations. »

27 Cette planche se présente un peu comme celles qui nous montrent la mode, et de fait elle est éloquente sur le plan du costume. Mais elle est surtout intéressante en ce qu’elle montre de la Terreur, des diverses tendances montagnardes ou de la sans- culotterie, évoquant au passage des personnalités emblématiques comme Marat et Robespierre. Elle révèle une fois de plus la postériorité des commentaires manuscrits accompagnant les images, comme l’attestent l’usage de l’imparfait, la qualification de « terroriste » ou la formule « du temps de Robespierre »39. Les gouaches sont à peu de chose près contemporaines de ces sectionnaires « exaltés », certainement observés de visu, mais les étiquettes sont assurément post-thermidoriennes.

28 Si cet alignement rappelle celui des gravures de mode, on est cependant ici en présence de sans-culottes de l’an II et même d’individus appartenant pour la plupart à la frange la plus radicale du mouvement, se réclamant de l’Ami du Peuple de Marat, voire des Enragés. Dans notre catalogue nous avions examiné le problème de la sensibilité politique de Lesueur40, analysant le mélange de fascination et de répulsion que le petit- bourgeois qu’il était éprouvait devant ces hommes simples et leur violence, occasionnelle mais alors terrible. Nul doute qu’il a côtoyé et observé ce type de militants, dans le quartier du nord de Paris où il demeurait, et qu’il a dû en avoir peur. Leurs attitudes sont ici faites pour inspirer l’effroi : ils crient, gesticulent, serrent les poings et menacent, deux d’entre eux étant armés.

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29 Ces quatre « terroristes » sont coiffés de bonnets, à la différence de la plupart de ceux, alignés en trois séries, présentés dans notre catalogue41, où ce couvre-chef était très minoritaire. Deux arborent le fameux bonnet rouge, un troisième porte un bonnet de fourrure rappelant celui des trappeurs du Canada, le quatrième ayant une coiffure bizarre, mélange de bonnet à poil des compagnies d’élite de la cavalerie légère, et du casque à crinière des dragons. Malgré sa tenue hétéroclite et peu réglementaire, c’est peut-être un militaire. Il est le plus armé ; sa veste, sa culotte moulante et des bottes courtes évoquant celles des hussards. Malgré leur excitation et leur brutalité potentielle, ces hommes ne sont pas pour autant des illettrés. Ils lisent le journal de Marat et sont irrités par les feuilles plus modérées, ce qui dénote une politisation bien réelle, sans doute accentuée par l’assistance aux réunions sectionnaires, aux séances des clubs, voire de la Convention.

30 Un cinquième personnage (le quatrième en partant de la gauche) forme un contraste assez net avec nos sans-culottes. Mis avec une sobre élégance, portant chapeau rond, culotte et bas, son extérieur et son attitude plus pondérée trahissent le bourgeois ; ce que confirme l’étiquette qui le qualifie de « Jacobin ». On sait que ce puissant club était en effet composé d’adhérents d’un milieu social relativement aisé, plus élevé notamment que celui des Cordeliers, l’autre grand club de cette période, auquel appartiennent certainement les quatre autres personnages. Ainsi, Jean-Baptiste Lesueur – ou du moins l’auteur du montage – a réuni sur une même planche deux des principales sensibilités révolutionnaires de l’an II, les Jacobins, robespierristes, partisans de la « centralité législative » et des gens relevant de la mouvance cordelière, plus proche des revendications populaires, voire même de celle des Enragés, encore plus radicaux. Dès l’automne 1793 puis, surtout, au printemps 1794, cette aile gauche montagnarde va être vaincue par les Jacobins, et beaucoup de sans-culottes, qu’ils soient hébertistes ou partisans de Jacques Roux (le « curé rouge »), seront muselés par Robespierre et ses amis. Ils s’en souviendront le 9 Thermidor, en les abandonnant, certains allant même, avec Léonard Bourdon, soutenir les forces réactionnaires de la Convention contre l’Incorruptible.

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Figure 9. III 2. [Cinq représentations de participants à des fêtes du Directoire (1796 et 1798)]

Inv. D. 15872. N° d’entrée E. 22437. Inscriptions : en h. à d. « 60eme feuille » ; de g. à d., sous le groupe de coureurs puis sous chaque personnage : « Jeunes gens courants pour le prix de la course à pied aux diverses fêtes que l’on donnoit au Champ de Mars…. …C’étoit vraiment un coup d’œil unique que plus de soixante jeunes gens tous vêtus de mêmes et partant au même signal parcourir une longue carriere, sans presque toucher la terre. » « Costume des luteurs à la fête du 1er Vendemiaire an 7. ils étoient seize. 8 ceinture bleu et 8 Rouge. » « Laboureur à la fête de l’agriculture Messidor an 4, 5 etc. » « Hérault pour la proclamation, et la Conduite des vainqueurs aux joutes du Champ de Mars. ils étoit 8. 4 à pied 4 à cheval. » « Conducteur des Bœufs attellés au char sur lequel étoit la charue d’or. Fête de lagriculture an 5 »

31 Les grandes fêtes constituent l’un des apports culturels majeurs de la Révolution. Certes, l’Ancien Régime en avait orchestrées mais le peuple n’y assistait que comme spectateur et/ou comme masse immonde qu’on abreuvait alors, pour mieux mépriser les débordements de son ébriété, ensuite. Dès la Fédération, et plus encore lors des grandes manifestations de la République comme la fête de l’Unité (10 août 1793) ou celle de l’Être suprême (8 juin 1794), non seulement le peuple participa activement à leur déroulement, mais ce fut lui, et non plus les princes, l’objet de ces « grandes messes » patriotiques, véritable communion de fraternité. Cette planche réunit des personnages figurant dans deux fêtes célébrées sous le Directoire, celle de l’Agriculture, le 1er messidor an IV/19 juin 1796, et celle du sixième anniversaire de la République, le 1er vendémiaire an VII/22 septembre 1798. On notera d’abord que les figures ne sont pas disposées de manière cohérente, le héraut des joutes athlétiques du 22 septembre 1798 étant placé entre deux laboureurs de la fête de l’Agriculture ; ce qui, une fois de plus, témoigne du caractère arbitraire et anarchique des montages. Quant aux étiquettes, dont on a vu maintes fois qu’elles étaient postérieures aux gouaches, on constate ici encore qu’elles peuvent être fautives : par exemple, la fête agraire est datée de « l’an 5 ».

32 Toute imprégnée de rousseauisme, cette dernière arriva après plusieurs semaines de pluie et de froid ; mais en ce décadi, le soleil était au rendez-vous et, tandis que dans les campagnes on célébrait les traditionnels feux de la Saint-Jean, à Paris la fête revêtit un caractère civique. On insista sur la « nécessité d’un retour à la simplicité de mœurs des

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ancêtres ». Le char de Cérès42, suivi d’une longue procession, rejoignit un temple installé aux Champs-Elysées aux accents d’un hymne (musique de J. F. Lesueur, paroles de François), dont le rythme rappelait celui de la Marseillaise : « Honneur, salut à la Patrie Où le soc a repris ses droits ! Honneur, salut à l’industrie Du laboureur, ami des lois ! Chez vous, Français, les arts utiles Des préjugés sont triomphants. Faites chérir à vos enfans Celui qui rend les champs fertiles Aux armes, laboureurs [etc.] »

33 La fête de la « Fondation de la République » se signala, notamment, par des épreuves sportives, dans la tradition hellénique. En effet, les disciplines qui se déroulèrent au Champ-de-Mars43 étaient de celles qui figuraient aux jeux d’Olympie ou de Delphes. Si Jean-Baptiste Lesueur n’a (apparemment) pas représenté les courses équestres et de chars, il nous montre en revanche un « lutteur », dont les poings serrés annoncent plutôt un boxeur, et des coureurs de fond, héritiers des athlètes du dolichos, à l’allure caractéristique. Certes, les concurrents n’étaient pas nus, mais la référence antique alla jusqu’à les faire annoncer, et proclamer pour les vainqueurs, par des hérauts, comme dans les concours grecs. Ce héraut porte même un caducée, emblème d’Hermès, ce qui prouve le degré de culture des hommes de la Révolution : contrairement à nos contemporains qui (signe des temps ?) ne voient en lui que le dieu du commerce et des voyages, ils savaient qu’il était tout autant le protecteur des gymnases. Enfin, comme à Delphes, la musique accompagna les festivités de ce sixième anniversaire, notamment avec un hymne composé par Martini sur un texte de Marie Joseph Chénier.

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Figure 10. III 3. [Six députés des assemblées nationales de la Révolution, les deux représentants de couleur étant découpés dans le même carton (1789-1798).]

Inv. D. 16616. N° d’entrée E. 22527. Inscriptions : en h. à d. « 8e feuille » ; sous chaque image, de g. à d. : « Député en Mission en Costume de Représentant du peuple. » « Honoré Gabriel Riquetti Cidevant Comte de Mirabeau faisant une motion à l’assemblée Constituante… mort le 2 avril 1792 an 2. » « Député sortant de l’assemblée. » « Hommes de Couleur, Députés des Colonies à la Convention Nationale. » « Le Député Granet toujours en carmagnôle de toile grise, son gros baton, et tenant son chapeau ainsi. »

34 Cette planche est remarquable à plus d’un titre et, si elle présente encore un alignement de personnages, elle est autrement chargée de signification que celles consacrées à la mode. Nous la commenterons en allant du moins au plus intéressant.

35 a) Commençons par ce François-Omer Granet (1758-1821), riche tonnelier marseillais protégé de Mirabeau, qui fut député à la Législative puis à la Convention où, en effet, sa tenue ostensiblement simple, voire débraillée, fut sa principale caractéristique. Il était probablement de ceux dont Robespierre, agacé, disait que le bonnet rouge n’était pas une preuve de patriotisme… Régicide, il eut le mérite de critiquer les excès de Barras et de Fréron dans le Midi, ce qui lui valut d’être incarcéré après Thermidor. Revenu à Marseille, il y exercera sous le Consulat et l’Empire des fonctions municipales. La présence, ici, de ce personnage assez mineur, est un nouveau témoignage de cette caractéristique de Lesueur consistant à montrer des gens (ou des épisodes) très secondaires ; tendance trahissant un manque de recul, mais qui a le mérite de nous les faire connaître ou de les représenter quand l’iconographie est silencieuse à leur sujet. Nous avions déjà remarqué ce trait, ainsi que l’association saugrenue, souvent, avec des « célébrités », sur la même planche44. C’est d’ailleurs le cas ici, où Granet côtoie presque son compatriote Mirabeau.

36 b) Ce dernier n’étant plus à présenter, on se bornera à quelques observations, en relevant d’abord une double erreur sur l’étiquette, quant à la date de son décès, qui survint le 2 avril 1791 et non 1792, et encore moins en l’« an 2 »45… Le député noble du

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Tiers d’Aix-en-Provence est ici montré en posture de tribun, exprimant à merveille l’impression de force produite par sa puissante laideur et par ses immenses talents d’orateur. Sa présence peut sembler saugrenue dans ce rassemblement de députés plus tardifs, sauf si Lesueur a voulu associer l’ancien membre des Amis des Noirs avec les représentants de couleur. Lesueur en a donné un portrait ressemblant, chose exceptionnelle chez cet artiste, dont les personnages ont presque toujours le même visage enfantin.

37 c) Il n’est pas possible d’identifier le « Député sortant de l’assemblée », ni de dire de laquelle il s’agit. De 1789 à 1799, très nombreuses furent les « Adresses aux Français » telles que celle montrée par ce jeune homme élégant. Ses prises de position contre l’esclavage, lors des débats de mai 1791, pourraient aussi justifier sa présence aux côtés des députés de Saint-Domingue. Parmi les plus célèbres, citons l’adresse de Mirabeau sur la Constitution civile du clergé, celle succédant à la fuite de Louis XVI à Varennes, ou la justification de la Convention après la chute des Girondins. L’allure de ce député et la finesse de ses traits font penser à Saint-Just, ou encore à Robespierre dont nous savons qu’il rédigea, en juillet 1791, une « Adresse aux Français », vibrant appel au rassemblement des sociétés patriotiques autour des Jacobins parisiens.

38 d) Si la Législative avait déjà envoyé certains de ses membres en mission, c’est surtout avec la Convention qu’on vit se développer cette institution, visant à faire appliquer les lois dans les départements, à y maintenir l’ordre républicain, à y surveiller la bonne marche de la levée en masse décrétée en mars 1793. Ces représentants, au nombre de quatre-vingt-deux (un par département, mais allant par paires) portaient la tenue que Lesueur restitue fidèlement. Toujours dans l’optique de l’association avec les deux noirs, ce personnage de gauche évoquerait parfaitement Sonthonax ou Polverel, en mission en Caraïbes.

39 Si quelques-uns, comme Fouché, Barras, Fréron ou Tallien, se comportèrent mal et abusèrent de leur autorité, la plupart firent leur travail consciencieusement, voire humainement. Ces hommes préfigurèrent les préfets de Napoléon, et aux armées, certains furent très efficaces, évinçant les généraux incapables ou traîtres potentiels, pour favoriser des jeunes, talentueux et motivés. Parmi eux on peut citer Augustin Robespierre à Toulon, et rappeler le rôle déterminant de Saint-Just à l’armée du Nord, lors de la campagne du printemps 1794 qui conduira à la victoire de Fleurus46.

40 e) L’intérêt majeur de cette planche est dans l’image, rarissime, de députés de couleur. Il s’agit de deux des trois représentants de la partie française de Saint-Domingue, le métis Jean-Baptiste Mills (à gauche, probablement) et le noir, Jean-Baptiste Belley. Il serait trop long de relater les péripéties qui amenèrent l’abolition de l’esclavage dans les colonies47. Rappelons simplement l’action conjointe, en métropole, de la Société des Amis des Noirs et, dans les îles, des libres de couleur, derrière des chefs charismatiques comme Ogé ou Toussaint-Louverture. Elle conduisit le 29 août 1793 – et ce malgré la résistance des planteurs, soutenus en France par un puissant groupe de pression – à la proclamation de l’envoyé de l’Assemblée nationale, Sonthonax, abolissant l’esclavage ; abolition qui précéda de cinq mois le fameux décret de la Convention du 16 pluviôse an II/4 février 1794. La partie occidentale, française, de Saint-Domingue, beaucoup plus peuplée et plus riche que l’autre, espagnole, envoya donc dès l’automne 1793 trois députés à Paris48. Le mulâtre Jean-Baptiste Mills (1749-1806) ne siégea à la Convention, comme ses camarades, qu’à partir de février 1794 ; puis dans les Conseils du Directoire jusqu’au 1er prairial an V/20 mai 1797. Il sera plus tard exilé en Corse par Napoléon 49.

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Jean-Baptiste Belley, surnommé Mars (1747-1805), fut le premier député noir de notre histoire. Créole, né à Léogane (Saint-Domingue) et ancien esclave, il avait participé à la guerre d’Indépendance américaine. Lors de son séjour en France comme représentant, Girodet fit son portrait, magnifique tableau où il est accoudé au buste de l’abbé Raynal – tout un symbole ! – devant un paysage des Caraïbes50. Envoyé ensuite comme officier lors de l’expédition menée par Leclerc contre les insurgés de Saint-Domingue, après le rétablissement de l’esclavage en 1802, il sera sans doute jugé peu enthousiaste […] et déporté à Belle-Isle, où il mourra.

41 Lesueur n’a pas représenté le troisième député de 1793, Louis-Pierre Dufay (1753-1815), qui fut pourtant le porte-parole du groupe devant le Comité de salut public et à l’Assemblée51. L’explication de cette absence réside à notre avis dans le fait qu’un député blanc n’avait rien de particulièrement extraordinaire, par rapport à la nouveauté inouïe que représentaient alors ses deux collègues de couleur. Quoi qu’il en soit cette image est, elle aussi, tout à fait exceptionnelle, l’iconographie étant sur ce point particulièrement pauvre ; et on l’a vu, ce n’est pas la première fois que l’artiste montre des gens, ou des faits, très peu ou pas du tout représentés. Ce n’est pas non plus son moindre mérite. Les deux hommes sont d’ailleurs traités sans aucune ironie ou curiosité malsaine, très dignes dans leur costume de représentant. Significativement, ils tiennent et désignent une carte de la zone caraïbe où l’on distingue Saint-Domingue, la Guadeloupe et la Martinique.

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Figure 11. III 4. Assassinat du Général Kleber Commandant de l’Armée d’Egypte. [14 juin 1800]

Inv.D.15870. N° d’entrée E.22437. Inscriptions : en h. à d. « 76eme feuille » ; sous le titre : « Il y avoit environ une heure que le Général Kleber se promenoit en causant dans une galerie près du Jardin avec le sieur Protain Architecte du Gouvernement ;… Lorsqu’un Turc vint furtivement par derrière, et frappa le Général d’un coup de poignard qui le renversa par terre. Il alloit le frapper encore, lorsque Protain l’arrêta et lui donna quelques coups d’une petite baguette qu’il avoit à la main dont il lui fit tomber son turban, mais le turc lui donna un coup de poignard sur la tête qui la lui ouvrit, et le fit tomber. L’assassin retourne au Général qui s’étoit relevé, et qui appuyé sur le bord de la galerie crioit au secour, mais d’une voix si foible qu’il n’étoit pas entendu. Protain se releve et courant au turc il recommence un combat, mais le sang qui couloit de sa tête dans ses yeux l’empechoit souvent de voir son ennemi, dont il reçut encore trois coups, à la main, au ventre, et dans le dos. L’assassin craîgnant qu’il ne vint du secour s’enfuit : Protain courut au Général qui lui dit de le soutenir, mais les forces lui manquant par la perte de son sang il le laissa couler de ses bras, et tomba lui-même sans connoissance, on fût plus d’une heure sans venir les relever ; le Général expira quelques minutes après. »

42 Dans notre catalogue de 2005 nous avions vu que, si Jean-Baptiste Lesueur concentrait son attention essentiellement sur Paris, il pouvait à l’occasion représenter des épisodes situés en province52, voire à l’étranger, Italie du nord ou Pologne53. C’est le cas avec cette gouache qui nous propulse même hors d’Europe, en Égypte, non pour une allégorie ou une scène anecdotique, mais pour un véritable événement historique. Rappelons que ces derniers sont assez rares dans le petit théâtre de Lesueur où, si l’on trouve la fuite à Varennes, le 10 Août ou le 18 Brumaire, on note beaucoup d’absences : Serment du Jeu de Paume, nuit du 4 Août, prise de la Bastille, exécution de Louis XVI, chute des Girondins, assassinat de Marat, 9 Thermidor etc54. Quoi qu’il en soit, et même s’il est très probable que ces épisodes ont figuré dans la série mais ont disparu ensuite, nous avions constaté que les « événements » proprement dits ne constituaient, dans l’ensemble subsistant, que 29 % des scènes – avec d’ailleurs une nette majorité d’épisodes mineurs.

43 Ce n’est certes pas le cas ici, l’assassinat de Kléber ayant eu de lourdes conséquences sur le destin de l’expédition d’Égypte. Ce militaire hors pair, architecte de formation, s’était illustré sur les champs de bataille de la Révolution, de Mayence à Héliopolis en passant par la Vendée, Fleurus, le Rhin. Colosse héroïque très apprécié de l’armée, cet Alsacien était aussi un homme de culture. Membre de l’Institut du Caire, il fut à

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l’origine de la fameuse Description de l’Egypte dans laquelle, on l’oublie trop souvent, il fit insérer, à côté des antiquités et de l’histoire naturelle, une troisième section consacrée à l’Égypte moderne. Commandant en chef du corps expéditionnaire après le départ de Bonaparte, il se signala par son hostilité à une présence française permanente – ce qui accrut sa popularité parmi les soldats – et entama des pourparlers avec les Anglais en vue d’une évacuation. Mais leur mauvaise foi le contraignit à reprendre les armes et le 20 mars 1800, dans le delta, il écrasa une importante armée ottomane, puis le 21 avril, vainquit une seconde révolte du Caire. Moins de deux mois plus tard, les Anglo-Turcs furent « opportunément » débarrassés de lui par son assassinat. Celui-ci plongea en revanche les Français dans la consternation, d’autant que son successeur, Menou, était loin de le valoir. Adhérant aux visées coloniales de Bonaparte, il fut incapable de les mener à bien, et dut capituler, puis évacuer l’Égypte avec ses troupes, en septembre-octobre 1801.

44 La gouache et le récit de Lesueur sont conformes à la réalité du drame du 14 juin 180055, qu’ils restituent avec une rare intensité, et qui se joua dans les jardins du quartier général, au Caire, au moment même où Desaix mourait à Marengo. Kléber se promenait avec son ami l’architecte Protain (1769-1837), membre de la Commission des Sciences et des Arts, et de l’Institut d’Égypte, qui avait réalisé les relevés de monuments tels que les pyramides de Gizah, la colonne de Pompée à Alexandrie, ou certaines mosquées du Caire. Soudain apparut un jeune fanatique nommé Suleyman, originaire d’Alep, que Kléber prit pour un solliciteur : alors qu’il lui tendait la main, Suleyman le frappa mortellement de son poignard. Protain fut effectivement blessé en essayant de maîtriser l’assassin, qu’on retrouva plus tard caché dans un jardin voisin. À son procès, qui étonna les Égyptiens habitués à une justice plus expéditive, il ne cessa d’affirmer qu’il avait agi seul, au nom d’Allah… Condamné à mort, il fut empalé, tandis que l’armée, en pleurs, rendait les honneurs funèbres à son chef en une cérémonie grandiose, à la fois antique et orientale.

45 En guise de conclusion nous pouvons dire que, globalement, les nouvelles acquisitions de gouaches révolutionnaires de Lesueur ne remettent pas en cause nos analyses de 2005. Elles les confirment plutôt, avec notamment l’importance égale accordée à des personnages ou des faits « mineurs », par rapport à d’autres beaucoup plus importants ; la prégnance de la sans-culotterie et du fait militaire ; le rôle des femmes, dotées d’une nette visibilité par rapport à l’iconographie du temps, où leur place est un peu secondaire au regard de celle des hommes, malgré de notables exceptions (certaines caricatures ; épisodes tels que les Journées d’octobre ou les travaux de la Fédération, sans oublier bien sûr le registre allégorique : -ici encore, comme dans toute l’œuvre de Lesueur, on relève des scènes où elles sont à niveau égal avec les citoyens, et même où elles tiennent le premier rôle. Ces nouvelles acquisitions, enfin, confirment que ces gouaches montrent des choses que peu d’imagiers, voire aucun, n’avaient illustrées. Dans ce dernier registre, on sera surtout sensible à l’image d’un représentant en mission ; de la lecture des journaux politiques, et des réactions qu’elle suscite ; de concours athlétiques dans les grandes fêtes, reflet de l’importance grandissante du sport, sous la double influence de l’Antiquité gréco-romaine et de l’anglomanie ; d’un événement égyptien témoignant de l’impact, à Paris, d’une campagne lointaine ; de députés de couleur, symboles vivants de la prise de conscience, en métropole, des questions coloniales. Au-delà de l’aspect pittoresque des costumes, beaucoup plus variés et colorés qu’aujourd’hui, et de scènes de la vie quotidienne, édifiantes mais attestant aussi une observation de première main, ces nouvelles planches intégrées au

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corpus du musée Carnavalet démontrent l’intérêt, toujours éveillé, du citoyen Lesueur pour l’Histoire, petite ou grande, qu’il lui fut donné de vivre.

NOTES

1. Famille issue d’une sœur des Lesueur, ces derniers n’ayant pas eu de descendants directs. M. et Mme Jean-Charles Bidault de l’Isle habitent d’ailleurs l’immeuble qu’ils possédaient à la fin du XVIIIe siècle, 4 boulevard Saint-Denis. 2. Louvre, RF. 36527 à 36576. 3. Même s’il existait dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans la région rhénane, une tradition locale de petits soldats peints sur carton découpé, ancêtres des images d’Épinal. 4. L’ensemble, en grande partie conservé chez M.et Mme Jean-Charles Bidault de l’Isle, se signale cependant par les dimensions des personnages, plus petits que ceux des gouaches révolutionnaires ultérieures. 5. Fourchette chronologique basée sur l’état actuel de notre documentation et n’excluant pas l’éventualité de gouaches « napoléoniennes » postérieures à 1807. 6. Cette dernière étant en fait évoquée dans le cadre d’une allégorie. 7. Philippe de CARBONNIÈRES, Lesueur-Gouaches révolutionnaires-Collections du musée Carnavalet, Paris-Musées-Nicolas Chaudun, 2005. 8. Probablement aidé, dans quelques cas, par ses frères (cf. Philippe de CARBONNIÈRES, op. cit, p. 37-38). 9. Respectivement peintre de paysage, et sculpteur. 10. Pour une lecture « politique » de l’œuvre de Lesueur, voir notre article « Les gouaches révolutionnaires de Lesueur au musée Carnavalet » dans les AHRF, 2006-1, n° 343, p. 93-122. 11. Dans la galerie de liaison, du 9 mars au 12 juin 2005. 12. Carnavalet, D.15867 à D. 15873, n° d’entrée E. 22437 ; D. 16615 et D. 16616, n°d’entrée E. 22527. 13. Carnavalet, D. 15452 et D. 15453, n° d’entrée E. 22411. Les noms de ces généreux amis de Carnavalet ont bien sûr été gravés sur la plaque des donateurs figurant à l’entrée du musée. 14. Philippe de CARBONNIÈRES, op.cit., p. 21-22. 15. Les sujets de ces planches sont les suivants : une allégorie sur le « Renversement du « trône » (10 août 1792) ; une série de Muscadins ; deux scènes relatives à la fête de l’Agriculture (1er messidor an IV/19 juin 1796) ; la fabrication du salpêtre ; une patrouille de l’an III ; une gouache montrant un vendeur de journal ; enfin une dernière où figurent le député radical Armonville (1756-1808) et surtout Robespierre. 16. D’autant que, comme l’avons indiqué dans notre étude (op.cit., p. 45 et note 75) il y a souvent plusieurs scènes, voire plusieurs thèmes, rassemblés sur une même planche lors du montage postérieur. Ainsi, pour 64 n°s du catalogue de 2005, nous avions recensé une bonne centaine de sujets. 17. À l’exception, ici, de l’allégorie, mode d’expression dans lequel l’artiste est loin d’exceller, et qui n’occupe dans son œuvre qu’une très petite part. 18. Ce ne serait pas la première fois chez Lesueur. 19. Cf. notre catalogue, n°s 26 et 45. 20. Voir, dans notre catalogue, le n°55 avec une « Citoyenne dansant la Carmagnôle »

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21. Soulignons toutefois qu’aucun des « sans-culottes » ne porte ici de bonnet dit phrygien. Dans notre catalogue (n°s 21-23, p. 111 à 119) nous avions déjà remarqué la faible proportion de ce couvrechef – qualifié par Michel Vovelle d’« attribut type » de la sans-culotterie – à propos de 3 planches où, sur 17 petits personnages alignés, seuls 4 portaient un bonnet. 22. Le musée Carnavalet conserve deux des aquarelles de David, qui seront gravées par Denon. Il s’agit du Citoyen français dans son intérieur, D. 7058 et du Représentant du peuple en fonction, D. 7059. 23. Étienne-Jean DELECLUZE, David, son école et son temps, Paris, Didier, 1855, p. 318. 24. Catalogue de l’exposition du musée Carnavalet : Au temps des Merveilleuses, Paris, Paris- Musées, 2005, p.125-148. 25. N°41 de notre catalogue de 2005, p. 167-171. 26. Auquel, on l’a vu, nos gouaches ont pendant longtemps été attribuées. 27. On en connaît 8, à la plume, rehaussés d’aquarelle. 28. N° 44, p. 178-182 ; n° 53, p. 215-217. 29. Et même 21 si l’on y ajoute des uniformes comme ceux de la Garde nationale et de l’École de Mars. 30. Renée DAVRAY-PIEKOLLEK, op.cit., note 24. 31. Publié par Collot d’Herbois en 1792. 32. Paroles de Marie Joseph Chénier, musique de Méhul, 1794. 33. Opposition si sensible, notamment, dans le fameux Serment des Horaces. 34. Rappelons à cet égard que Lesueur a même donné une des rarissimes images de femme-soldat (cf. notre catalogue, op.cit., n°56, p. 223-226). 35. L’atmosphère « bon enfant » de ces réunions annonce un peu la fête des voisins d’aujourd’hui. 36. Nous avons découvert qu’il jouait un rôle dans la vie sectionnaire de son quartier, comme membre du Comité civil, puis du Comité révolutionnaire du 5ème arrondissement (de l’époque). Voir notre catalogue, p. 56 et note 105. 37. Lesueur a montré, ailleurs, la pénurie et la disette des déshérités, pendant la période thermidorienne et directoriale (voir notre catalogue, n°52, p. 211-214) 38. Le 30 pluviôse au IV/19 février 1796, la planche à billet sera brûlée place Vendôme. 39. Question abordée dans notre catalogue, op.cit., p. 38-43. 40. Ibidem, p. 53-57 et, dans la partie corpus, (et entre autres n°s), le n°33, p.147-150. 41. Ibid., n°s 21 et 23, p. 111 à 119. 42. Qu’une autre gouache de Lesueur, encore dans une collection privée, représente avec précision. 43. Et que, deux ans auparavant, nous montre le n°129 des Tableaux historiques de la Révolution. 44. Cf. notamment le n° 49 de notre catalogue, où deux scènes présentent, sur le même montage, les adieux de Camille Desmoulins à son épouse, et l’arrestation d’une « Mme de Marboeuf », rapprochement pouvant peut-être s’expliquer par l’analogie de situations tragiques. 45. Encore un exemple qui nous conforte dans la conviction que les cartels sont nettement postérieurs aux gouaches, généralement réalisées «à chaud ». 46. Sur le sujet, on recommandera l’ouvrage de Michel BIARD, Missionnaires de la République. Les représentants en mission (1793-1795), Éditions du CTHS, 2002. 47. Voir les écrits de Marcel Dorigny, Frédéric Régent, Yves Benot ou Bernard Gainot sur la question, et à tout le moins, l’Atlas des esclavages de Marcel Dorigny et Bernard Gainot, Autrement, Collection Atlas/Mémoires, 2006. 48. Trois autres suivront bientôt, puis onze sous le Directoire. La députation de Saint-Domingue comptera donc dix-sept personnes : six Noirs, sept Blancs et quatre « hommes de couleur », c'est- à-dire mulâtres ou métis, et ce jusqu’aux élections de l’anVI. 49. Rappelons que les mulâtres, faisant partie des libres de couleur, étaient nettement minoritaires aux Antilles, et souvent hostiles aux « nègres ».

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50. Huile sur toile exposée au Salon de 1798, aujourd’hui conservée au musée national du château de Versailles. 51. Il siégera ensuite au Conseil des Cinq-Cents, jusqu’au 1er prairial an V. 52. Par exemple à Varennes, n°15, p. 93-95 ; à Lille, n°28, p. 131-134 ; en Vendée, n° s 34-38, p. 151-159. 53. Marengo, n° 61, p. 234-237 ; Varsovie, n° 64, p. 243-245. 54. Nous avions abordé cette question en 2005, notamment p. 44-46. 55. Même si, piètre portraitiste, il n’a pas su rendre l’aspect colossal du général.

RÉSUMÉS

Au sein de sa très riche collection consacrée à la Révolution française, le musée Carnavalet conserve un ensemble de gouaches de Jean-Baptiste Lesueur qui est l’un de ses joyaux. Depuis la parution de notre catalogue raisonné, en 2005, le musée s’est enrichi de 11 nouvelles pièces, qui font l’objet de cet article, lequel constitue une sorte d’additif au catalogue. Elles se signalent toujours par l’intérêt documentaire des costumes, la forte présence du fait militaire, ainsi que celle du petit peuple parisien, et l’attention pleine de sympathie à l’égard des femmes. Mais en outre elles confirment la curiosité de leur auteur pour des faits, ou des personnages, peu connus et très rarement, voire jamais représentés dans l’iconographie du temps ; ce qui confirme, si cela était encore nécessaire, leur caractère de témoignage exceptionnel.

As part of its exceptionally rich French Revolutionary collection, the Musee Carnavalet holds among its most priced possessions a set of gouaches by Jean-Baptiste Lesueur. Since the publication of the catalogue raisonné in 2005, the museum has acquired eleven more pieces that constitute an addition to this list, and that form the subject of this article. These are distinguished by their documentary interest for contemporary costumes, their frequent depiction of the military as well as that of the « petit peuple » of Paris, and in addition, their sympathetic portrayal of women. Moreover, they illustrate the curiosity of the artist for events, or little known personages, indeed those rarely or never represented in the iconography of the period---a fact that confirms, as if this were still necessary, their great documentary value.

INDEX

Mots-clés : ouvrières, assignats, repas républicain, menuisier, journal, fêtes, représentant en mission, députés de couleur, assassinat de Kléber

AUTEUR

PHILIPPE DE CARBONNIÈRES Chargé des collections Révolution-Empire au Cabinet des arts graphiques du musée Carnavalet 23, rue de Sévigné 75003 Paris

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Regards croisés

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La Révolution française dans l’espace médiatique

Annie Duprat, Cécile Guérin, Aurore Chery, Pascal Guimier, Pierre Serna, Roland Timsit, Emmanuel Laurentin et Emmanuel Fureix

Origines du projet

1 Lorsque survient en Tunisie au début de l’année 2011 une révolte brutale et profonde contre les pouvoirs en place, révolte qui provoque la chute du gouvernement Ben Ali, la tentation a été forte chez les intellectuels français, et, singulièrement, parmi les historiens de la Révolution française, d’observer les événements en cours avec les lunettes de leur savoir académique et de leurs convictions de citoyens. L’un des premiers à écrire sur ce sujet a été Jean Tulard, le 18 janvier 2011, dans le quotidien Le Monde. Le 12 février suivant, Jean-Clément Martin, ancien directeur de l’IHRF, publie, également dans Le Monde, une lettre dont le titre (« Le renvoi à 1789 égare plus qu’il n’éclaire ») autant que le contenu, ont suscité des réactions immédiates, chacun souhaitant défendre un avis personnel sur la question1. Quelques jours plus tard, Pierre Serna, directeur actuel de l’IHRF, poste à son tour une lettre sur le site de l’Institut. Chacun à sa manière tente de comprendre l’actualité du moment, soit en mettant l’accent sur les proximités entre le combat pour la reconnaissance des Droits de l’Homme en France au XVIIIe siècle et les revendications tunisiennes, soit en insistant sur l’identité d’insurrections se déroulant dans un contexte culturel spécifique. Ce bref débat entre l’ancien et le nouveau directeur de l’IHRF a été suivi quelques semaines plus tard par une intervention de Bernard Gainot déposée sur le même site de l’IHRF2. Les tribunes médiatiques les plus diverses (radios, télévisions, sites Internet) ont vu fleurir nombre de commentaires pratiquant souvent l’analogie3. En ces temps obscurs où se joue la fin du monde de l’après seconde guerre mondiale, la tentation est grande de se réfugier derrière des références historiques, pas toujours appropriées, pour comprendre le présent et, peut-être, éclairer les enjeux de l’avenir…

2 Les références à la Révolution française sont perpétuellement présentes, qu’il s’agisse de la célébrer ou de la dénigrer car elle est, et demeure, un marqueur idéologique

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puissant. Sujet de nombreux livres, bandes dessinées, films et téléfilms car elle est le moment du bouleversement des destins individuels, objet de l’attention des hommes politiques, des leaders syndicalistes ou de tous ceux qui, à des titres divers, font profession de penser le monde et son histoire, elle a connu, par la grâce de la campagne électorale pour l’élection du président de la République en 2012, une présence nouvelle dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’espace médiatique ». Par ce terme, nous entendons cet air du temps façonné par les réseaux sociaux, nouvel amplificateur des informations et des opinions. Des pièces de théâtre, des films, des ventes aux enchères d’objets concernant la Révolution française peuvent se dérouler mais, s’il n’y a pas de relais médiatique, l’événement sera considéré comme n’ayant pas eu lieu. Chacun d’entre nous, lecteurs des Annales historiques de la Révolution française, repérons vite des informations, des publicités, des mots ou des signes faisant référence aux individus et aux événements de la Révolution française. Mais qu’en est-il des autres ? Qu’en est-il de tous ceux qui, d’un niveau d’éducation élevé, ne font pas profession d’étudier cette période de l’Histoire mais sont très attentifs à cet air du temps diffusé par l’espace médiatique ?

3 Pour organiser cette rubrique de « Regards croisés », nous avons contacté des personnes de profession et d’âge différents. Nous leur avons posé au départ des questions identiques afin de les faire converser à distance. En effet, pour des raisons évidentes de disponibilité, il n’a pas été matériellement possible de les réunir au même moment en un lieu unique. Par mon questionnement, je suis en quelque sorte devenue le lieu en question. Mais, les réponses étant très différentes selon les cas, j’ai pu approfondir (ou non) la discussion et aller plus loin dans la recherche d’informations. Enfin, on ne trouvera pas ci-dessous de grandes notions conceptuelles ou historiographiques mais seulement quelques jalons pour la réflexion. Le sujet de ce « Regards croisés » m’est venu alors que j’avais le sentiment de rencontrer des références révolutionnaires presque à chaque pas. Je me suis demandé alors si d’autres personnes, dans et hors de la sphère universitaire, partageaient, ou non, mon opinion.

Choix des participants

4 Le cadre chronologique du questionnement a porté sur trois années calendaires, 2011, 2012 et 2013. J’ai contacté deux étudiantes confirmées, Cécile Guérin et Aurore Chéry, deux journalistes, Emmanuel Laurentin et Pascal Guimier, un metteur en scène de théâtre, Roland Timsit et deux universitaires, Emmanuel Fureix et Pierre Serna. Globalement, je les ai interrogés d’abord sur leurs manières de s’informer et leur appétence plus ou moins forte pour Internet et les réseaux sociaux afin d’éviter les biais dans leurs réponses.

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Comment vous informez-vous ?

5 Cécile Guérin est une jeune normalienne qui prépare l’agrégation d’Anglais à l’ENS Lyon. Lorsque je l’ai rencontrée, elle bouclait un stage d’édition dans la revue Transfuge.

6 Cécile Guérin J’écoute peu la radio française, j’écoute en revanche presque quotidiennement des chaînes en anglais, je ne regarde pas la télévision mais je suis très informée par mes

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réseaux sur mon compte Facebook. J’achète assez souvent un quotidien, rarement des magazines, hebdomadaires ou mensuels à l’exception du Monde diplomatique, d’une part parce qu’il offre un regard différent sur l’actualité, et des articles documentés et de qualité, et d’autre part parce que j’en apprécie la ligne éditoriale. Je m’intéresse personnellement aux minorités noires, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Je lis beaucoup, surtout des romans anglo-saxons ou des livres d’études portant sur mes sujets de prédilection. Je vais au cinéma, mais jamais pour y voir des films historiques.

7 Aurore Chéry est doctorante en histoire moderne à l’Université Lyon III (sujet de la thèse : « L’image du roi en France sous Louis XV et Louis XVI », sous la direction de Bernard Hours). Je l’ai croisée en novembre 2012 lors d’un colloque à Lyon, organisé par nos collègues Paul Chopelin et Sylvène Edouard.

8 Aurore Chéry Je m’informe beaucoup via Internet (sites divers, blogs et réseaux sociaux). En tant que membre du CVUH, je m’intéresse de très près aux usages publics de l’histoire. Je regarde peu la télévision ; je suis passionnée par le théâtre et j’y vais le plus souvent possible. » Aurore Chéry est co-auteur avec Christophe Naudin et William Blanc du livre Les historiens de garde. De Lorant Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national, Paris, Éditions Inculte, 2013.

9 J’ai fait la connaissance de Roland Timsit, homme de théâtre, après la représentation de la pièce d’André Bénédetto, Thermidor-Terminus au Grand Orient de France en septembre 2013. Homme du livre, il s’informe aussi parfois par la presse, sans y attacher grande attention.

10 Emmanuel Laurentin a reçu une double formation, historien et journaliste. Producteur et animateur de l’émission quotidienne La Fabrique de l’Histoire, il est, par attirance personnelle et par nécessité professionnelle, un homme de médias et de réseaux.

11 Emmanuel Laurentin Je reçois les dépêches d’agence, je lis les messages Facebook et Twitter mais aussi la presse écrite, quotidienne ou les magazines. J’ai la possibilité de lire de nombreux sites dont la richesse est étonnante et permet d’apprendre les informations nouvelles, comme les découvertes archéologiques, ou de comprendre les renouvellements historiographiques. Je fais le tri moi-même afin de définir les sujets de mes émissions, qui seront traités par les membres de mon équipe ou par moi-même, en fonction de nos envies. J’essaie d’aller souvent au théâtre, plus rarement au cinéma.

12 Pascal Guimier a une double formation de germaniste et de journaliste. J’ai fait sa connaissance grâce à un échange de courriers électroniques portant sur le livre Révolutions et mythes identitaires que j’ai dirigé en 2009 chez Nouveau Monde. Après avoir travaillé plusieurs années pour France 2 et Arte, il est à présent directeur de la rédaction de TV5 Monde.

13 Pascal Guimier Je suis informé par les dépêches d’agence et par toutes les ressources électroniques de ma profession. Je lis beaucoup, des romans, des essais, des biographies ; je vais volontiers au cinéma, j’aime bien les films « en costumes » mais je ne vais guère au théâtre.

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14 Emmanuel Fureix est un ami personnel de longue date. Actuellement maître de conférences en histoire contemporaine à l’UPEC (Créteil), il est membre de l’IUF et secrétaire de rédaction de la Revue d’histoire du XIXe siècle.

15 Emmanuel Fureix Je suis informé par la radio (de France-inter à RFI en passant par France-culture), un peu par la télévision et par une multitude de sites Internet et de blogs, mais pas par les réseaux sociaux. Je contribue à quelques blogs comme « La Vie des Idées » pour la critique de livres et je suis l’actualité, en consultant fréquemment le site H-France. Je fais partie du comité de rédaction de la revue RH 19. Je vais volontiers au cinéma. Mon regard sur la Révolution est un peu décalé par mon intérêt de dix-neuvièmiste.

16 Pierre Serna a été interrogé en tant qu’actuel directeur de l’IHRF.

17 Je m’informe par la lecture d’un quotidien, Le Monde, et par le mail mais ni par les réseaux sociaux ni par les blogs. Le site de l’IHRF — http://ihrf.univ-paris1.fr/ – met en ligne des informations que j’ai validées ainsi que des liens choisis sur les sites revolution-francaise.net/ou le site de la Société des études robespierristes (http:// ser.hypotheses.org/). Je lis beaucoup, des livres d’histoire, mais aussi des essais et des bandes dessinées historiques4. J’aime beaucoup le cinéma, les films historiques mais aussi les films d’anticipation qui racontent beaucoup sur notre société, comme La planète des singes, que l’on peut lire comme une métaphore de société en train de se constituer et la tension entre l’Égalité revendiquée et les tentatives de domination par quelques-uns. Je vais également au théâtre aussi souvent que possible. Avez-vous perçu récemment un retour des références sur la Révolution française ?

18 Cécile Guérin Oui, lors d’un meeting de Jean-Luc Mélenchon, j’ai vu beaucoup de bonnets phrygiens ! J’ai suivi la grande manifestation du 28 mars 2012, annoncée comme une nouvelle prise de la Bastille. Il me semble que pour beaucoup de jeunes gens de ma génération (j’extrapole sans doute un peu), la Révolution française est souvent « connue » non pas par la lecture de revues de spécialistes, mais par le roman, le cinéma, la culture populaire… etc. Mises à part les polémiques occasionnelles et certaines commémorations qui peuvent conduire à une plus grande visibilité de la Révolution dans les médias (et encore : je n’étais pas née au moment du bicentenaire de la Révolution ; cela parle donc vraisemblablement peu aux gens de mon âge). C’est souvent grâce au cinéma qu’un jeune non-historien entend parler de la Révolution hors de sa scolarité au lycée. Je n’ai pas vu « Les Amants de la Bastille » parce que je ne suis pas une grande amatrice de comédies musicales mais, si je l’étais, peut-être y serais-je allée et je connais un certain nombre de personnes qui se sont déplacées pour l’occasion. Autre fait complètement anecdotique : en 2012/2013, j’ai été assistante de français dans une université anglaise et mes étudiants britanniques, qui avaient la vingtaine, ont souvent exprimé l’idée que, de leur point de vue, la Révolution française était d’actualité. Ils se fondaient pour dire cela sur la sortie et le succès de la comédie musicale Les Misérables. En allant voir Les Misérables, ils pensaient en effet regarder un film sur la Révolution de 1789. Mais ça, c’est un autre problème… Finalement il me semble que l’idée de révolution revient de manière intermittente dans les médias mais que la Révolution française reste un domaine de spécialistes, peu audible dans l’espace public, ce qui est bien dommage d’ailleurs. Mais c’est une perception tout à fait subjective bien sûr.

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19 Aurore Chéry transpose la question sur le plan de la patrimonialisation de la mémoire.

20 Je ressens pour ma part une saturation mémorielle, ce qui me semble dommageable parce qu’elle occulte la dimension politique des événements en cours.

21 Roland Timsit, Pascal Guimier et Emmanuel Laurentin n’ont pas remarqué de retour particulier de la Révolution française dans l’espace médiatique, hormis dans le verbe de Mélenchon. Comme je fais remarquer à Emmanuel Laurentin qu’étant donné ses fonctions « d’instituteur national radiophonique », formule dont il s’est défendu mais qui l’a fait sourire, il pourrait sans doute développer davantage.

22 Emmanuel Laurentin Après le Bicentenaire, il y a eu une diète et sans doute est-ce pour cela que la réapparition de la Révolution française dans l’espace médiatique paraît surprenante. Depuis les publications de Furet, il y a eu renouvellement des positions historiographiques dans plusieurs directions, mais en particulier concernant la Terreur ou la Vendée5.

23 Questionné sur la présence de la Révolution dans La Fabrique de l’Histoire :

24 On peut grosso modo l’évaluer à environ 4 semaines sur un total de 120 semaines d’émissions, auxquelles il faudrait ajouter la présentation de l’actualité dans les émissions du vendredi. Le renouvellement historiographique ne s’est réellement produit que depuis le début des années 2000.

25 Questionné à son tour sur un éventuel retour des références révolutionnaires dans l’espace public, Emmanuel Fureix remarque à la fois une multiplication et un affadissement de ces références par des emprunts tronqués et paradoxaux.

26 Emmanuel Fureix Le Point, peu suspect de sympathies ultrarévolutionnaires, a fait sa une sur un éventuel retour d’un 1789 antifiscal. Le site Atlantico a évoqué un nouveau 1788. Des opposantes au « mariage pour tous », tout droit venues de l’ouest parisien, ont osé manifester déguisées en femmes sans-culottes ou en Mariannes, arborant cocardes et bonnets phrygiens. Quant à Marine Le Pen, dans son discours près de la statue de Jeanne d’Arc, le 1er mai 2011, elle a fait référence à Robespierre mais sans citer son nom ! Pourtant, dans le texte distribué à la presse auparavant, le nom du Conventionnel figurait bel et bien. Voici ce qu’a dit Marine Le Pen : « Un grand révolutionnaire l’avait théorisé en son temps : « L’homme de génie qui révèle de grandes vérités à ses semblables est celui qui a devancé l’opinion de son siècle. La nouveauté hardie de ses conceptions effarouche toujours leurs faiblesses et leur ignorance. Toujours les préjugés se ligueront avec l’envie pour le peindre sous des traits odieux ou ridicules »6.

27 Par ailleurs, lors des « printemps arabes », les commentateurs ont fréquemment fait référence aux révolutions du XIXe siècle, surtout à 1848, avec des lunettes « contagionnistes », sans toujours respecter ce qui surgissait de nouveau et d’original dans le présent. Dans ces propos, il faut surtout lire en creux une surprise face à l’opinion communément admise de la fin de 1989.

28 Lorsque j’ai posé la question de l’irruption éventuelle des références à la Révolution Française, Pierre Serna m’a répondu qu’étant donné sa position institutionnelle, il n’avait pas cessé de la rencontrer… Quelles pièces de théâtre avez-vous vu récemment ?

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29 J’ai orienté le questionnement en citant quelques titres : Notre Terreur [création collective mise en scène par Sylvain Creuzevault], Olympe de Gouges [Elsa Solal], La mort de Danton [Büchner], Charlotte Corday [Benoît Lepecq] et Thermidor-Terminus ou la mort de Robespierre [André Bénédetto].

30 Roland Timsit explique pourquoi il a monté cette pièce pour le festival d’Avignon 2013.

31 La pièce a été créée en 1989 à la Cartoucherie dans une mise en scène d’Ariane Mnouchkine. Après la mort, en 2009, de Bénédetto avec qui j’avais déjà eu l’occasion de travailler, plusieurs hommages lui ont été rendus. J’ai décidé de procéder à un toilettage de la pièce, en la réduisant. C’est une pièce politique, ni militante ni engagée mais profondément humaine. Elle met en scène deux personnages seulement, en prison, juste après Thermidor : Duplay et Buonarotti. Duplay, le logeur et ami de Robespierre, ne désire que le silence et, dans un premier temps, refuse d’argumenter face aux critiques de Buonarotti qui veut comprendre et lui reproche l’échec de la Révolution. Ce qui m’a intéressé ici, au-delà des deux personnages, c’est le souffle de l’époque, le souffle des événements qui contraint les individus. Je n’ai pas revu la récemment la très bonne pièce Charlotte Corday, de Benoît Lepecq, qui avait été astucieusement montée par la Compagnie du Chat de Chéschire. Comme Thermidor- Terminus, elle met en scène deux personnages seulement, Charlotte Corday et Fouquier- Tinville. Les répliques montrent une Charlotte Corday beaucoup plus dure, presque fanatique, que Fouquier-Tinville lui-même. En revanche, je n’ai pas beaucoup d’affinités avec le travail d’Annie Vergne et de Clarissa Palmer pour Olympe de Gouges.

32 Aurore Chéry Je vais voir des pièces de théâtre très diverses, ne portant pas particulièrement sur la Révolution française mais je garde un souvenir puissant de La mort de Danton, de Büchner, vu il y a quelques années au théâtre de l’Odéon. C’était la version de Lavaudant qui a d’ailleurs été rejouée à la MC 93 il y a peu. J’avais aussi vu une version à Vienne en allemand, en 2001. Je suis particulièrement intéressée par le travail des metteurs en scène ; je vais régulièrement à la Maison de la Culture du 93.

33 Mais Aurore Chéry n’a pas eu connaissance des pièces ni sur Charlotte Corday ni sur Olympe de Gouges.

34 J’ai un souvenir très fort de la pièce Notre Terreur que j’ai vue quand elle tournait dans les Yvelines et j’ai assisté au débat qui avait été organisé au théâtre de la Colline. Pour moi, c’était une vraie réussite, j’aime beaucoup les pièces collectives qui partent d’improvisations et ça ne me semble pas être du même ordre que les pièces sur Corday ou Olympe de Gouges, plus classiques ou Thermidor-Terminus. Mais si l’image de Charlotte Corday tend à l’emporter de nos jours sur celle d’Olympe de Gouges, les publics sont différents.

35 Pierre Serna en revanche a vu plusieurs de ces pièces et a d’ailleurs été convié à animer un débat à la suite de Notre Terreur au théâtre de la Colline à Paris.

36 Pierre Serna J’ai senti une grande attention chez les spectateurs. Le débat qui a suivi, avec Sophie Wahnich et Alain Badiou a été d’une grande intensité (sourire). Le débat, tendu, portait sur la nécessité d’une politique de guerre, remarquablement bien vue par le jeu des acteurs selon moi, et les impératifs de la construction morale de la République. J’ai été fasciné par l’ampleur du travail et ce que je crois être la justesse de leurs intuitions autour de la fameuse table verte du Comité de salut public. J’ai pu parler avec

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« Barère » ensuite, et de la difficulté à cerner le personnage. Bien sûr, j’ai vu avec toujours autant de plaisir La mort de Danton de Büchner mais je n’ai pas vu ni Corday7, ni Olympe de Gouges, ni Thermidor.

37 Bien que grand amateur de théâtre, Emmanuel Laurentin n’a vu qu’une seule des pièces mentionnées ici, Notre Terreur.

38 Emmanuel Laurentin J’ai été très impressionné par la force des acteurs et de ce texte qui est en grande partie issu de l’improvisation. On sent le souffle révolutionnaire, le souffle de la réappropriation d’une Histoire vieille de plus de deux siècles par des jeunes comédiens vivant au XXIe siècle. L’histoire de la Révolution française est devenue ici la matrice d’un engagement politique. Mon précédent grand souvenir de théâtre, La mort de Danton, était très culturel puisque la pièce de Büchner (1935) était déjà entrée dans un patrimoine reconnu et célébré. Quels films ou téléfilms portant sur la Révolution française avez-vous vu récemment ?

39 Dans ce registre d’un art très populaire, j’ai eu la surprise de constater que la plupart de mes interlocuteurs ignoraient les titres que je leur ai proposés (titres peu nombreux étant donné le cadre chronologique restreint de l’enquête : Les adieux à la reine et Royal affair). Bien qu’amateurs de cinéma, Pascal Guimier et Emmanuel Fureix n’ont vu aucun des films récents portant sur la Révolution française. Mais il est des films en quelque sorte « patrimoniaux » qui ont marqué leur mémoire, comme le Danton de Wajda pour Emmanuel Laurentin et Emmanuel Fureix ou encore L’Anglaise et le duc d’Eric Rohmer pour Pascal Guimier et Emmanuel Fureix qui confie « en être sorti à la fois impressionné et irrité par le regard porté sur la foule et la violence révolutionnaires ».

40 Aurore Chéry Je suis volontiers les metteurs en scène, au cinéma comme au théâtre. Quant aux films historiques, je m’y intéresse aussi mais c’est une partie de mon travail. J’ai réfléchi sur la question des films et téléfilms (j’ai même fait un article sur le sujet pour le site de l’IHRF) mais pour moi c’est du travail et c’est vrai que je vais rarement en voir pour mes loisirs8. Je ne suis pas allée voir Les adieux à la reine au cinéma car je n’apprécie pas particulièrement le regard souvent très masculin que Benoît Jacquot porte sur les femmes. J’avais bien aimé le Marie-Antoinette de Sofia Coppola qui, au fond, me semblait bien rendre compte de ce que pouvait être Marie-Antoinette en esprit. Le film Royal Affair a été un film important pour moi. J’avais été invitée à l’avant-première et j’en attendais beaucoup mais j’ai été déçue. Je connaissais l’histoire de Caroline-Mathilde auparavant et j’ai trouvé embarrassante la manière dont était traité son personnage. Elle apparaît comme révélée à elle-même par son histoire avec Struensee, mais c’était une femme de caractère bien avant. Par exemple, elle se fait représenter en habit d’homme bien avant Marie-Antoinette. Pour moi elle est, avec Isabelle de Bourbon- Parme, l’une des princesses les plus intéressantes et les plus intelligentes de la période et là, le scénario fait un peu bluette. J’ai été très séduite par l’interprétation de tous les acteurs mais en revanche les décors et les costumes n’étaient souvent pas à la hauteur et anachroniques, ça cassait un peu le charme.

41 Pierre Serna fait des choix personnels.

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42 J’ai acheté récemment l’œuvre d’Albert Capellani éditée en quatre DVD par la Fondation Jérôme Seydoux pour Pathé. Il s’agit d’une œuvre importante, des films muets réalisés entre 1913 et 1920, avec Le chevalier de Maison-Rouge – 1914 – et Quatre- vingt-treize – 1913-1921. Encore faut-il voir ailleurs la Révolution. Prenons la comédie ironique Red, interprétée entre autres par le génial Malkovitch. A priori rien à voir entre cette production hollywoodienne kitch et la révolution. Regardons mieux : des retraités en pleine forme se mettent en colère et décident d’imposer leur loi. Je pense que la révolution par définition éclate toujours là où les spécialistes de son histoire ne l’ont pas prévue, comme en Tunisie. Pour faire une révolution il faut être d’abord en forme physique ; ensuite en avoir le temps et n’avoir plus ou moins rien à perdre et, si possible, un projet de société. Quel groupe parmi nous peut réunir ces quelques qualités, si ce n’est le groupe « inventé » des retraités de 60 à 80 ans hyperactifs, ayant du temps, très bien formés et qui pourraient venir à se rebeller, si qui sait, la faillite d’un État rendait le versement de leur pension impossible ? Que se passerait-il ? Des vieux révolutionnaires, pourquoi pas ? Ma génération aura sa retraite vers 75 ans, exténuée… Les révolutions pourraient être faites à l’avenir dans nos pays riches mais subitement appauvris par des femmes et des hommes d’âge mûr. Cela va à l’encontre de tout enthousiasme romantico-insurrectionnel et doit donner matière à réflexion. Bien évidemment la colère est tellement palpable qu’elle peut éclater ailleurs et sous d’autres formes.

43 Enfin, Pierre Serna, dont on a évoqué précédemment la lecture personnelle de la série de films La planète des singes, explique l’importance qu’il attache au film danois Royal Affair (2012) de Nicolaj Arcel.

44 C’est un film très important à plusieurs titres. D’abord, c’est le marqueur de l’identité danoise car cette affaire d’adultère de la reine du Danemark Caroline Mathilde de Hanovre avec le médecin et homme des Lumières Johann Friedrich Struensee pose de nombreuses questions. L’une concerne le roi Christian VII, un peu débile et très caractériel, et sa façon de gouverner, tantôt comme une marionnette aux mains des grands, tantôt comme un tyran imprévisible, tantôt enfin comme un homme sous l’influence de Struensee. On voit ici se poser la question de l’incapacité du roi à gouverner, ce qui renvoie à une angoisse constante des peuples parce qu’il n’est pas possible de s’en débarrasser et que l’on ne peut pas savoir quel est l’entourage proche qui l’influence ou même gouverne le pays. On voit aussi l’attention particulière du siècle des Lumières au sort et à la liberté des femmes, même reines. L’autre concerne la figure de Struensee, venu de Prusse à la demande de Christian VII, et qui va rapidement tenter d’imposer des réformes au Danemark. Il lutte contre la misère, obtient l’abolition du servage, de la torture et d’autres réformes inspirées par la philosophie des Lumières. Mais une fois la liaison dévoilée, Struensee est arrêté et exécuté (en 1772), avec force tortures qui rappellent celles subies par Damiens en France (exécuté en 1757). Lors des promenades de la reine avec Struensee dans la campagne, on voit non seulement la misère des paysans mais aussi les mauvais traitements dont ils sont victimes de la part de leurs seigneurs – jusqu’à la scène où le cadavre d’un homme battu à mort est ligoté sur une barrière et sa veuve ne peut pas s’en approcher… La misère dans les rues de Copenhague est également montrée ! Une reine adultère, un roi incapable, un peuple souffrant : ainsi, dans les années 1770 en Europe du nord peut-on observer quelques-uns des caractéristiques de la France des années 1780. Quelles autres sources d’information consultez-vous ?

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45 J’ai orienté le questionnement sur les téléfilms, les romans et la bande dessinée. La BD n’a pas été souvent citée, sauf de la part de Pierre Serna, membre du jury de la BD historique de Blois. Pierre Serna J’ai participé à un long débat avec Jean-Louis Bocquet, auteur d’une monumentale bande dessinée Olympe de Gouges, avec Catel qui je crois a eu un vrai succès mérité de librairie [parution mars 2012]. J’ai été impressionné par le travail préparatoire et l’émotion qui se dégage dans le long portrait d’Olympes en nuances, sans parti pris. Qu’il me soit permis de citer le très beau travail de Bourgeon La petite fille Bois Caïman I et II, (12 bis éd.) qui place au cœur de l’intrigue la révolte de Saint Domingue, et de Yslaire et Carrière Le ciel au-dessus du Louvre, (Futuropolis/musée du Louvre éd.) interprétation libre et sombre mais très suggestive et belle d’un tableau de David peint pendant la Terreur.

46 Interrogé sur les bandes dessinées, Pascal Guimier répond immédiatement.

47 J’ai beaucoup apprécié la bande dessinée sur Olympe de Gouges, très bien réalisée, très informée et tout à fait passionnante !

48 Il n’y a pas eu d’actualité particulièrement remarquée en matière de romans ayant pour objet, ou simplement pour toile de fond, la Révolution française durant les trois années considérées. Des revues et des magazines ont pu consacrer des numéros spéciaux à notre sujet à l’instar d’autres périodes de l’Histoire de France.

49 Pierre Serna Il y a eu une actualité des magazines. Citons le numéro 777 de la revue Historia par exemple, paru en septembre 2011 sous le titre Robespierre, le psychopathe légaliste, dont la publication a fait des vagues dans le milieu des historiens de la Révolution française. Il y a eu un bilan historiographique proposé par Les collections de l’Histoire, n° 60, juillet- août 2013, auquel ont participé plusieurs membres de l’IHRF dont Virginie Martin, Guillaume Mazeau et moi-même.

50 Je rappelle pour mémoire la réflexion plus généraliste et très illustrée dans le magazine GéoHistoire qui a consacré son numéro spécial d’été sous le titre 1789-1795 La Révolution française et plusieurs expositions dont Culture populaire et Révolution française (XXe et XXIe siècles) au Musée de la Révolution française à Vizille (28 juin 2013-28 avril 2014).

51 On peut aussi la repérer dans la presse institutionnelle de la Sorbonne car le premier numéro de la revue Panthéon-Sorbonne Magazine (janvier-février 2013) a été publié sous le titre « Sommes-nous en 1788 ? » ; on y trouve un article de Pierre Serna, écrit en tant que directeur de l’IHRF, « Nous sommes en 1788… » [p. 12-15]. En me présentant ce numéro, notre collègue développe.

52 Pierre Serna La couverture figure un masque d’Anonymous, qui appartient à la culture underground de la bande dessinée américaine V pour Vendetta d’Alan Moore et David Lloyd (1980). Le héros porte des vêtements sombres, un masque à la Guy Fawkes, l’un des membres de la conspiration des poudres qui a fomenté la tentative d’attentat contre le Parlement d’Angleterre le 5 novembre 1605. Il est intéressant de voir que le choix de la couverture d’un numéro ayant pour titre « Sommes-nous en 1788 ? » se soit porté sur cette image, bien dans la contre-culture du XXIe siècle, car je ne sais si tous ceux qui se réfèrent à ce symbole connaissent exactement la conspiration des poudres, ce qui par ailleurs n’enlève rien à leur légitime colère !

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53 Enfin, notons que le choix retenu pour thème de la semaine de l’Histoire organisée conjointement par l’ENS-Ulm et par le CFJ (Centre de Formation des Journalistes auquel Pascal Guimier apporte son expertise de professionnel) a été « Histoires de révolutions ». Certes, les étudiants-journalistes avaient dans la tête les révolutions arabes mais ont fait une place non négligeable à la Révolution française et aux révolutions du XIXe siècle.

54 Concernant les téléfilms et répondant à une de mes questions sur la façon dont les médias exploitent et le plus souvent trahissent les universitaires qu’ils contactent volontiers pour leur expertise gracieuse, Pierre Serna a une réponse positive :

55 Pierre Serna Je suis sollicité, en tant que directeur de l’Institut. Mais je ne réponds favorablement que lorsque deux critères sont réunis : que ma participation serve l’Institut et que les sollicitations viennent de personnes sérieuses. Je tiens à ce qu’il y ait un dialogue en direction des enseignants du secondaire. D’ailleurs, le site de l’IHRF a reçu un label de qualité de la part du ministère de l’Éducation nationale, en raison de la variété et de l’aspect pluriel des informations qu’il délivre.

56 À une question portant sur les téléfilms auxquels il a participé, Pierre Serna répond :

57 J’ai de très bons souvenirs du tournage de trois émissions, l’une portant sur les insurrections parisiennes au fil de l’Histoire, pour la chaîne parlementaire je crois, l’autre sur les trésors des Archives nationales présentée en début d’année sur la chaîne France 5, enfin, un téléfilm franco-allemand produit par Arte sur les significations du 14 juillet. L’équipe était respectueuse et il n’y a pas eu aucune manipulation de mes propos. Je regrette cependant que l’argumentaire des auteurs du scénario en reste souvent à une histoire événementielle des individus connus ou à celle de quelques faits marquants. Il y aurait tant à dire sur les conditions de vie à Paris, une capitale empestée par les odeurs des fabriques de suif (pour savon, pour bougies etc.) qui étaient implantés faubourg Saint-Antoine mais aussi dans la plaine de Vaugirard. Les descriptions de l’époque montrent une ville empuantie, toujours recouverte d’un épais nuage de suie. Les incendies étaient fréquents et dangereux – on se souvient du plus célèbre d’entre eux, celui des établissements Réveillon en avril 1789. La ville est en permanence sous cette menace diffuse dans l’air. D’ailleurs, sous l’Ancien Régime, les administrateurs de l’hygiène ne cessent de faire des rapports et de dresser des procès- verbaux9. Donc, il est vraiment dommage que cette dimension des conditions d’existence des Parisiens ne soit jamais prise en compte dans les téléfilms.

58 Le sentiment d’Emmanuel Fureix concernant ces interventions médiatiques est réservé :

59 J’ai été contacté, via l’entremise de Sophie Wahnich, pour participer à un projet original proposé par le réalisateur Pierre-Oscar Lévy. Il s’agissait d’un documentaire sur l’histoire des révolutions et des insurrections à Paris depuis 1789. Le parti-pris était de mettre en valeur les lieux de surgissement d’événements révolutionnaires ou de leur mémoire – le cimetière du Père-Lachaise, Montmartre, la place de la Bastille etc. Nous nous sommes déplacés dans ces différents lieux ; au passage, j’ai eu ainsi l’opportunité de monter au sommet de la colonne de Juillet et de visiter les caveaux des révolutionnaires de 1830 et 1848. Entre la préparation documentaire et les déplacements, j’ai été requis durant une bonne semaine. Or, des mois plus tard, aucun des historiens ayant participé à ce projet n’a eu de nouvelle du devenir de ce travail.

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Pareille désinvolture est grave car les promoteurs et réalisateurs de documentaires et de films, qui ont besoin de nos compétences scientifiques – toujours dispensées gratuitement d’ailleurs – manquent souvent de la plus élémentaire courtoisie. Plus généralement certains documentaires souffrent d’une absence de maturation, le temps de la prise de vues étant aussi celui de la conception intellectuelle, donc un peu tardive…

60 Aurore Chéry J’avais été contactée pour participer au documentaire “Tête-à-tête avec Louis XVI” de Frédéric Compain en 2011. Cela avait été pour moi une excellente expérience parce que Frédéric est un véritable réalisateur de documentaires. J’entends par-là que, même lorsqu’il travaille pour la télévision, il ne se contraint pas à un cahier des charges particulier, il privilégie toujours son regard singulier de réalisateur. Cela lui demande souvent de se battre contre les programmateurs des diverses chaînes. Il en paie aussi régulièrement le prix en se voyant reléguer à des horaires de diffusion impossibles mais cela en vaut la peine. Quand il travaille avec des historiens qui ont un véritable souci de popularisation de l’histoire, qui sont prêts à faire des efforts pour expliquer les points complexes aux non-spécialistes, il est à leur écoute, sait mettre leur parole en valeur. Je crois que l’historien a besoin de ce type d’échanges pour pouvoir pleinement remplir son rôle social et retrouver le chemin du public au-delà de la seule recherche évaluée par ses pairs. Historiographie et controverses

61 Cécile Guérin, qui se souvient assez bien de ses cours de lycée – enseignement secondaire et classes préparatoires – sait qu’il y a deux théories explicatives de l’histoire de la Révolution française, celle de Soboul et celle de Furet. L’histoire conduite par Furet et ses disciples est une histoire conservatrice, face à l’histoire marxiste de Soboul. Instinctivement, je peux citer les grandes figures de la Révolution que sont Danton et Robespierre, mais pas grand-chose d’autre. Je n’ai pas entendu parler de la vente aux enchères des papiers de Robespierre [18 mai 2011], ni de l’hommage à la Convention organisé par la Société des études robespierristes [21 septembre 2012]. Quant à l’affaire de la reconstitution du visage de Robespierre [12 décembre 2013] — j’en ai entendu parler, mais une seule fois seulement : j’ai lu un article à ce sujet dans le journal britannique The Guardian (je ne saurais pas vous donner la date précise, probablement fin 2013), bizarrement je n’en ai pas entendu parler à la radio française ni dans la presse mais peut-être n’ai-je pas lu attentivement l’actualité à ce moment-là. Dans l’ensemble, mais là encore ayant un regard extérieur et n’étant pas étudiante en Histoire, je n’ai pas l’impression que l’événement ait pris une dimension plus importante depuis la fin de l’année dernière. Il me semble que le fait de reconstituer les visages des personnages historiques est une tendance assez récente (dans mes souvenirs, cela a également été fait pour Henri IV, non ?). Peut-être que cela participe d’une volonté d’humanisation ou d’un intérêt grandissant pour la « vie » des figures historiques aux dépens de l’action politique, je ne sais pas. À titre personnel, ce n’est pas le genre de découverte ou d’entreprise qui me pousse à m’intéresser davantage à l’histoire. J’aurais davantage tendance à m’intéresser à la Révolution à l’occasion d’une commémoration, ou si un livre propose une approche un peu différente de la Révolution, par exemple en s’intéressant à une catégorie de la population pendant les événements, ou en prenant appui sur les discours des acteurs politiques de l’époque. Le fait de savoir que Robespierre avait le visage déformé par la

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petite vérole ne m’a pas inspiré grand-chose, même si je comprends tout à fait l’intérêt historique pour des spécialistes. Enfin, je n’ai pas vraiment entendu parler de controverse à ce sujet, même si j’imagine que la finalité d’une telle reconstitution a pu susciter des interrogations. J’ai notamment cru comprendre que la reconstitution avait donné l’image d’un homme malade et affaibli, ce qui a peut-être pu créer un certain débat ; pour être tout à fait franche, je parle là par hypothèse, n’étant pas au courant des détails.

62 Aurore Chéry était à l’école primaire lors du Bicentenaire.

63 J’ai été à la fois intriguée – ce n’est pas pour rien que je travaille sur le XVIIIe siècle – par cet événement et toutes les commémorations qui l’entouraient. Je m’intéresse au XVIIIe siècle depuis ce moment – mais j’ai eu l’impression d’être instrumentalisée, oui, et c’était particulièrement déplaisant. Disons que c’est parce que je me suis sentie instrumentalisée que j’ai voulu en savoir plus. Mais sinon, oui, je garde de cette période une aversion profonde pour tout ce qui relève des processus mémoriels. Je comprends que certains puissent en avoir besoin mais pour moi, personnellement, je le vis comme quelque chose d’extrêmement déplaisant. En tant qu’enfants, on ne jugeait pas nécessaire de nous expliquer ce qui se passait. On devait planter des arbres de la liberté, chanter, c’était un folklore qui n’avait pas de sens. Il fallait le faire juste parce qu’on nous disait que c’était bien de le faire. Après mes années-lycée, qui ne m’ont pas laissé de grands souvenirs non plus sur ce sujet, je me suis beaucoup plus épanouie intellectuellement grâce à mes trois années de classe prépa qui ont été bien plus fondamentales. Préparant une thèse sur la période immédiatement précédente, je ne suis pas en prise avec les informations récentes liées à la Révolution. Je n’ai pas envie de faire une histoire du XVIIIe siècle téléologique, ce qui m’intéresse c’est de comprendre comment pensaient les gens qui n’avaient pas conscience que la Révolution allait arriver. Après, il est vrai que je côtoie plus d’historiens de la Révolution et des périodes contemporaines parce que les modernistes qui travaillent sur des sujets proches des miens m’apparaissent souvent trop conservateurs. J’ai eu connaissance de la vente des papiers de Robespierre et de l’hommage à la Convention grâce à mon réseau Facebook, au CVUH et au site de l’IHRF, mais pas par celui de la SER que je ne consulte pas10. Mais quand j’y ai vu les photos des sans-culottes costumés chantant dans la rue, j’ai trouvé ça ridicule. J’ai entendu parler de l’affaire de la tête de Robespierre lorsque l’article de Guillaume [Mazeau] a circulé sur Facebook. Mais je n’ai pas suivi le reste, ça ne m’intéressait pas. Ma première pensée c’était : « Tiens, Charlier [le médecin qui prétend avoir retrouvé la vraie tête d’Henri IV] a encore trouvé quelque chose pour faire parler de lui. » Voilà, je n’ai pas grand-chose à raconter sur le sujet.

64 Emmanuel Laurentin revient sur La Fabrique de l’Histoire.

65 Lorsque j’ai créé mon émission, j’étais depuis peu très intéressé par les questions d’historiographie. L’historiographie d’une question est essentielle à connaître, et même à comprendre intimement, avant de se lancer dans l’étude. Elle montre en effet qu’il faut déconstruire les récits en cours car d’autres se sont attachés à remonter le fil du temps pour composer le fameux « roman national », qui n’est donc pas nécessairement le roman de tout un chacun. Il est pourtant encore difficile à l’historien de dire « je », de faire le récit des parcours de vie des individus, tant l’histoire scolaire a construit une autre mythologie, une « fabrique des héros ». J’ai été très inspiré par un ouvrage qui portait ce titre et avait été publié dans les mois qui ont précédé le lancement de La Fabrique11. C’est ainsi que le choix de cette expression « Fabrique de l’Histoire » s’est

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imposé. En effet, il s’agit d’une fabrique, d’une construction en quelque sort manuelle, pierre à pierre, qui peut sans cesse être déconstruite pour être reconstruite. Il me semble que l’historiographie de la Révolution française a tardé, plus que pour d’autres sujets, à être remise en question. Le Bicentenaire, les travaux de Furet et de ses élèves, ont apporté un souffle d’air qui a permis de sortir d’une histoire convenue, à la fois marxiste et inspirée par Michelet. Mais les histoires des individus obscurs font encore défaut pour cette période, à mon avis, mais je ne suis pas du tout spécialiste 12 ! J’ai eu connaissance de la vente des papiers de Robespierre et de la journée d’hommage à la Convention nationale mais je ne me souviens plus comment – sans doute via le fil professionnel des dépêches d’agence. Même chose quant à la reconstitution de la tête de Robespierre, annoncée par l’AFP. Je n’ai pas mis en doute l’information, que j’ai même diffusée sur twitter avant de lire votre message et l’article de Guillaume Mazeau sur FaceBook13. J’avais fait confiance à la source, sans trop de poser de questions.

66 Bien que journaliste également, Pascal Guimier reconnaît :

67 Non, je n’ai pas suivi l’histoire de la vente aux enchères des papiers de Robespierre ni la journée d’hommage à la Convention nationale. Je m’intéresse à l’Histoire de la Révolution française et j’ai suivi les débats portant sur la compréhension et l’historiographie de la Terreur. Est-ce un objet froid, comme l’affirment les tenants d’une histoire conservatrice, voire réactionnaire ? Est-ce un objet chaud, au contraire, capable, plus de deux siècles après, d’être une référence pour nos actions politiques actuelles ? La question n’a pas cessé d’être débattue, de Joseph de Maistre à François Furet et de Michelet à Soboul et Vovelle ! C’est un patrimoine commun à ne pas oublier. À mon avis, en ce qui concerne les révolutions arabes, le rythme des événements a pu donner l’impression de quelques similitudes avec la Révolution française mais la suite a montré toute la spécificité des pays concernés, à peine dégagés de leur histoire coloniale et très soumis aux contraintes internationales, ce qui n’était pas et ne pouvait pas être le cas au XVIIIe siècle ! Enfin, l’histoire de la tête de Robespierre, je crois en avoir eu connaissance dans Le Figaro, avec photo à l’appui. Ensuite l' « info » a été reprise par les chaînes tout-info et au moins France 2 qui adore la science et l’histoire expliquées aux petits14. Cela m’a rappelé la prétendue tête d’Henri IV dont la technique d’embaumement ne correspondait pourtant pas à ce que l’on sait des pratiques alors en vigueur mais on a réellement envie d’y croire ! La reconstitution faciale de Max-la- guillotine, d’après un masque mortuaire à l’authenticité contestée, me semble-t-il, me fait doucettement rigoler. En outre, diagnostiquer je ne sais quelle maladie au nom évoquant un précédent locataire de l’Élysée a tout de la supercherie. Quand on voit ledit visage, grêlé façon Gravelotte, on découvre le portrait vraisemblable d’un certain Danton. Cocasse, non ? Bref, on est plus proche de Barnum que du musée Grévin… Science, science, que de crimes commis en ton nom ! Quand l’info est estampillée « science », le journaleux est prêt à tout gober. Un effet « Jurassic Park » ? Si c’est possible en fiction, ça pourrait être réel. C’est Oscar Wilde qui serait content !

68 Avec Emmanuel Fureix, je reprends le fil de la discussion sur les révolutions arabes.

69 Emmanuel Fureix La survenue de ces mouvements révolutionnaires là où on les attendait le moins a suscité de nouvelles réflexions sur les idées de révolution et de régimes d’historicité. Est réapparu le sentiment que les peuples pouvaient reprendre leur destin en main et que le futur pouvait ouvrir à nouveau un espace d’émancipation. J’ai suivi avec un grand intérêt les interventions plus ou moins médiatiques des spécialistes de la

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Révolution sur les allers-retours possibles entre passé et présent. L’observation à ciel ouvert des situations révolutionnaires n’autorise pas à y voir le retour de « 1789 » (ni d’ailleurs de « 1848 »), encore moins de craindre une nouvelle « Terreur » ou de se projeter sur un nouveau « Brumaire ». Mais elle permet au contraire de renouveler les questions sur le passé des révolutions – par exemple sur le rôle du religieux et du sacré, ou sur l’imaginaire du futur dans les révolutions.

70 L’entretien avec Emmanuel Fureix se poursuit sur ce qui, dans les travaux récents, a renouvelé son regard sur la Révolution française :

71 La déconstruction de la Terreur, qui a été établie comme objet historiographique depuis le Directoire, et n’a cessé depuis d’être examinée à la lumière des connaissances. Or la multiplicité et la complexité des événements et des parcours individuels durant cette période nous a conduits à envisager aussi la période de la Terreur comme le champ de l’éclosion de nouveaux possibles. Mais c’est la force des anathèmes thermidoriens et directoriens que d’avoir figé un imaginaire de la Terreur jusque dans les années 1820 au moins. Ces images-écrans qui se sont succédé depuis 1795 ont obscurci les raisonnements. Il a fallu – par analogie avec le printemps 2011 – une nouvelle révolution, celle de 1830, et l’irruption de la question sociale pour que soit assumée à haute voix une autre lecture de la Terreur, autour de Buonarroti, de Laponneraye ou de Cabet, dont l’Histoire populaire de la Révolution française (1839-1840) forme un important jalon. Plus largement, « le renouveau » des regards sur la violence révolutionnaire est intéressant, tant du côté des analyses en termes d’équilibres politiques que de celui de la sacralité des droits. Il incite à lire avec circonspection les interprétations culturalistes des violences propres aux révolutions arabes. Le renouveau du regard porté sur les Antilles et la « révolution atlantique » est également impressionnant pour le dix-neuvièmiste que je suis. Le développement d’une histoire transnationale ou connectée, à propos de la Révolution française comme des révolutions du XIXe siècle, aide à penser autrement des objets censés connus, il y a là un rapprochement supplémentaire entre nos deux périodes. Le colloque récent, en juin 2013 à Marne-La- Vallée, sur les « circulations révolutionnaires », en est l’illustration.

72 Enfin, sur une actualité plus factuelle à propos de Robespierre, il réagit ainsi :

73 Oui, bien sûr, j’ai suivi l’affaire de la vente aux enchères des papiers de Robespierre et la cérémonie d’hommage à la Convention. À propos de la reconstitution en 3 D de la tête de Robespierre, de mémoire, j’ai eu vent de la nouvelle au JT en décembre dernier. J’ai suivi (d’un peu loin) la polémique née de l’affaire, notamment via le site du CVUH (le billet de Guillaume Mazeau avec qui j’en ai parlé depuis d’ailleurs), sans parler du débat public plus général, voire des discussions de comptoir ! Ce que j’en ai pensé : c’est très instructif sur la force fantasmatique du personnage, à la hauteur d’Henri IV mais en symétrique négatif (la vérole contre la barbe fleurie !) ; instructif aussi sur la fascination scientiste pour la reconstitution des corps (3D — version moderne des masques mortuaires et autres reliques sentimentales des XVIIIe et XIX e siècles) ; instructif également sur le choc de la parure (la perruque) et de la peau grêlée, qui participe lui-même au fantasme et au renouvellement du mythe. Mais on peut s’interroger sur la séparation étanche entre les compétences des uns et des autres (les historiens ne semblent pas avoir été sollicités, ni sur l’authenticité du masque et du récit de Mme Tussaud, alors qu’une bibliographie existe depuis longtemps, ni sur la question de la blessure à la mâchoire, etc)15. Cette histoire en dit long sur l’éclatement des savoirs, de plus en plus pointus mais aveugles entre eux.

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74 Je commence mon entretien historiographique avec Pierre Serna en l’interrogeant sur l’une de ses déclarations récentes « Le temps des géants est passé. » Pierre Serna Effectivement, le problème de la Révolution française aujourd’hui est qu’elle est devenue un sujet d’histoire, peut-être le symptôme de quelque chose d’autre qu’elle- même, mais le temps de l’Histoire, lui, n’est pas passé. Cependant, elle vient à nous quand même, sans l’avoir demandée. Par exemple, le livre Pour quoi faire de la Révolution publiée sur la sollicitation du CVUH est à destination des jeunes collègues. L’équipe des cinq membres de l’IHRF qui ont cherché à montrer quels étaient les enjeux pour aujourd’hui de la recherche en histoire de la Révolution. Nous avons présenté ce livre dans beaucoup d’endroits : nous cherchons véritablement à médiatiser la recherche, le plus possible, mais par les bons créneaux. Médiatiser ne veut pas dire renoncer à la qualité intellectuelle, à l’érudition. L’expertise AERES de janvier 2013 a salué la qualité du site de l’Institut et la nouvelle revue électronique La Révolution française, sur le site Hypothèses.org, dont le numéro 5 portant sur le républicanisme anglais dans la France des Lumières et de la Révolution vient de paraître. Cette reconnaissance institutionnelle est importante car elle permet d’avoir des subventions : j’ai pu ainsi recruter un ingénieur d’études spécialisé dans les nouvelles technologies et une ingénieure d’études supplémentaire pour la publication « infinie » des Archives Parlementaires16. Tout cela demeure à confirmer dans le long terme et la volonté du CNRS de nous soutenir comme par le passé. En tant que directeur de l’IHRF mais aussi membre de la Société des études robespierristes, j’ai pris une part active dans l’achat des papiers de Robespierre et la célébration de la Convention17. Quant à « l’invention » du visage de Robespierre, je me suis tenu au courant comme tout un chacun par Internet, le site Facebook de l’IHRF et les envois du CVUH. Ce qui m’a frappé le plus… dans ce visage à la Danton ou à la Mirabeau… c’est, alors que pendant deux cents ans l’on a présenté la délicatesse gracile et juvénile du visage de Robespierre qu’une forme en tête de chat devait symboliser, non sans arrière-pensée, tant et si bien qu’un Dominique Jamet faisait semblant de dévoiler dans son roman médiocre en 1989 la prétendue relation de Robespierre et Saint-Just, voilà que ce Robespierre nous est présenté avec une face d’une masculinité à ce point affirmée qu’elle ne peut qu’interroger18. Quel est le sens de cette virilité outrée, de cette construction si genrée qu’elle donne un « mauvais genre », si l’expression est permise, à l’Incorruptible, ce que n’ont pas manqué de remarquer de nombreux observateurs, sans commenter pour autant ce côté hyper masculin ? Je ne sais répondre à cette question. La question de la Vendée

75 Concernant la télévision, l’épisode qui a récemment suscité la bronca des historiens de la Révolution française concerne le téléfilm Robespierre, bourreau de la Vendée, diffusé par la chaîne publique France 3 le 7 mars 2012 et à nouveau diffusé à plusieurs reprises depuis cette date, ce qui ne laisse pas de surprendre19. Les réactions des historiens professionnels ont été immédiates, de Marc Bélissa sur le site http://revolution- francaise.net/ à Pierre Serna. « J’ai bien sûr réagi lorsque j’ai vu cette émission » confirme Pierre Serna qui rédige une lettre très argumentée pour le site de l’IHRF20.

76 Pierre Serna J’ai choisi un titre assez choc mais qui correspond tout à fait à mon état d’esprit du moment ˝Les trafiquants de mémoires ou la Vendée vendue…˝. Non spécialiste de la Vendée, et plutôt rétif, à tort, à la culture télévisuelle, j’avais décidé d’ignorer

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l’émission. Mais, devant ce qu’il convient d’appeler un acharnement médiatique dont le but ou la conséquence est de créer une vulgate partagée et finalement acceptée à force d’être répétée et ânonnée, quelques réflexions s’imposent. Un génocide aurait eu lieu en Vendée et qui dit génocide dit forcément que le coupable de l’histoire ou celui que l’on peut comparer à Hitler n’est personne d’autre que Robespierre. L’écriture télévisuelle, images et sons, joue sur les ressorts de l’émotion, de l’angoisse, pour enfermer le spectateur dans une sympathie à sens unique. Sans reprendre les approximations historiques, les facilités de vocabulaire (la Convention aurait affublé les Vendéens du nouveau qualificatif de « brigands » alors que c’était le terme justement employé par les cours de justice d’Ancien Régime contre tout acte rébellionnaire il m’a fallu donner des informations à tous ceux que ce téléfilm, et d’autres après lui, intéresse. On a remarqué que de nombreuses personnalités, choisies pour leurs compétences dans ce domaine, étaient de plus en plus souvent conviées à donner leur expertise, sans doute pour accorder du crédit à la réalisation. Si les propos de Jean- Clément Martin, spécialiste incontesté des guerres de Vendée, ont été conservés, quoique tronqués, que dire de ceux de Bernard Gainot ? Un long entretien lui a été demandé en tant que spécialiste des guerres révolutionnaires. Mais tous ses propos ont disparu (censure ?) au montage. Il avait osé comparer et montrer des parallèles entre la violence extrême des soldats bleus et la brutalité sans limite des soldats anglais au même moment contre les patriotes irlandais, ce qui inquiétait leurs officiers selon les témoignages de l’époque. Sûrement ces rappels historiques ne cadraient-ils pas avec la volonté délibérée de démontrer l’unicité du crime franco-français, hors de tout contexte de guerre… En revanche, Stéphane Courtois, le premier historien à intervenir dans l’émission et l’un des derniers à donner son avis à la fin, peut affirmer que « En France, il est impossible de critiquer la Révolution ! ». Des journalistes courageux vont donc défaire le ˝mythe˝ à la Courtois pour faire la lumière sur le génocide vendéen… ou pas 21 ! La seconde posture qui encadre le film est celle de Reynald Sécher qui soutient sans hésiter l’idée que l’on tue deux fois la Vendée par l’opération du mémoricide. Selon le polygraphe, on tue une seconde fois la Vendée en l’oubliant systématiquement, en refusant d’en parler, en l’omettant sciemment des histoires. Jean-Clément Martin peut attester, par ses travaux et par les multiples sollicitations auxquelles il répond favorablement, qu’il n’en est rien22. La méthode est celle qu’avait dénoncée Pierre Vidal-Naquet à propos des chambres à gaz : construire une fausseté que personne n’a jamais soutenue, pour, en la déconstruisant, remettre en doute une autre vérité qui, elle, a été établie23. Que font d’autre Stéphane Courtois et Reynald Sécher que d’utiliser ce procédé pour mettre en doute la valeur de la Révolution et instiller l’idée d’une volonté politique et planifiée de destruction d’une population ?

77 Parmi mes interlocuteurs, ni Cécile Guérin, ni Roland Timsit, ni Pascal Guimier, ni Emmanuel Laurentin n’ont vu l’émission. Ce dernier connaît la polémique car il a invité à plusieurs reprises les principaux chercheurs sur le sujet.

78 Emmanuel Laurentin Il y a des tribunes, des prises de parole, des interviews qui montrent que le sujet est chaud chez les historiens et va au-delà du seul débat avec Reynald Sécher, Stéphane Courtois ou Alain Gérard24. On trouve encore sur Internet beaucoup de ces conférences qui font une sorte de ping-pong particulièrement entre Jean-Clément Martin et Sophie Wahnich d’ailleurs.

79 Interrogée sur le téléfilm Robespierre, bourreau de la Vendée ? Aurore Chéry confie :

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80 Je ne l’ai pas vu. Je ne m’intéresse pas à ces polémiques et je pense que le scénario comme les multidiffusions sont sans doute le fait d’un choix politico-culturel. Emmanuel Fureix relève : Nous sommes dans le registre de l’histoire des émotions, de l’histoire des larmes et des culpabilisations. Je n’ai pas vu le téléfilm mais l’histoire de la guerre de Vendée me paraît extrêmement propice à une récupération politique et à une tentative de confiscation de la mémoire. Il est intéressant de noter que c’est un député de la droite populaire, Lionnel Luca, qui a présenté la dernière proposition de loi mémorielle visant à reconnaître un génocide en Vendée. Le Journal officiel garde la trace de ses collègues : Véronique Besse, Jacques Bompard, Alain Leboeuf, Marion Maréchal-Le Pen, Alain Marleix et Yannick Moreau, ce dernier (UMP) étant le seul élu de Vendée25. C’est un marronnier législatif que Lionnel Luca entretient puisqu’il avait déjà présenté un texte en ce sens en 2007, sans guère d’écho à l’époque.

81 Pour conclure sur ce sujet, il faut mentionner aussi que des sites aussi différents idéologiquement que celui de Causeur ou celui de l’Humanité accueillent volontiers des personnalités pour exposer leurs idées et opinions sur la Révolution française. Serait- elle donc un objet chaud ? Chacun jugera. Malgré la présence d’affiches nombreuses un peu partout dans Paris pour promouvoir une comédie musicale, 1789. Les amants de la Bastille, aucun de mes interlocuteurs ne les avait remarquées ni, a fortiori, n’avait fait un lien avec notre sujet 26. La Révolution française n’est pas près de disparaître de l’environnement médiatique, si l’on en juge par la récente initiative du domaine de Versailles de collaborer avec La Fabrique de l’Histoire et de consacrer une émission mensuelle à l’imaginaire historique de nos députés, les enregistrements devant se dérouler dans la salle du Jeu de Paume à Versailles !

NOTES

1. Le titre est de l’auteur qui avait également proposé à la rédaction du Monde « Attention, une Révolution ne cache pas toujours une Révolution ». 2. http://ihrf.univ-paris1.fr/ . 3. Le site http://revolution-francaise.net a même repris un article publié dans le journal Libération le 15 janvier 2011 portant le titre « Aujourd’hui, on a pris la Bastille » par Léa-Lisa Westerhoff… 4. Pierre Serna est membre du jury du prix de la bande dessinée historique qui se tient chaque année lors du festival de l’Histoire de Blois et qui est présidé par Pascal Ory. 5. Ce point sera développé plus loin. 6. On sait que Marine Le Pen pratique souvent les références à l’Histoire : elle y a fait aussi l’apologie de « la Grande Nation »... 7. Raymonde Monnier avait mentionné le Charlotte Corday à la Cartoucherie de Vincennes dans un mail circulaire adressé aux membres du conseil d’administration de la SER. 8. Aurore CHÉRY, https://www.academia.edu/194294/LEvasion de louis XVI une lecon dhistoire paradoxale http://h-france.net/fffh/the-buzz/1242

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9. Momcilo MARKOVICS, « La Révolution aux barrières : l’incendie des barrières de l’octroi à Paris en juillet 1789 », AHRF, n° 372, 2013/2, p. 27-48. 10. CVUH : Comité de vigilance sur les usages de l’histoire ; SER : Société des études robespierristes. 11. Pierre CENTLIVRES et alii (dir.), La fabrique des héros, Paris, Les éditions de la MSH, 1999. 12. J’avais fait le même constat en préparant avec Éric Saunier le numéro spécial des AHRF, « Vivre la Révolution française », n°373, juillet-septembre 2013. 13. Sur cette question, j’avais immédiatement réagi sur twitter, sachant que les têtes des décapités de Thermidor avaient été inhumées sous de la chaux vive. 14. Dans les quelques jours suivants, toutes les chaînes ont répercuté l’info, de la même manière. Puis, elles ont inséré une brève interview de Guillaume Mazeau au Musée Carnavalet. 15. Hector FLEISCHMANN, Le masque mortuaire de Robespierre, documents nouveaux pour servir d’intelligence et de conclusion à une polémique historique, Paris, Leroux, 1911. 16. J’ai rencontré Toby Frajerman qui m’a expliqué sa politique de réseaux et de mise en ligne (refonte du site de l’Institut, amélioration du compte Facebook, développement de la newsletter…). 17. Voir dans le numéro spécial des AHRF consacré à Robespierre, n°371, janvier-mars 2013, l’article de Serge ABERDAM et Cyril TRIOLAIRE, « La souscription nationale pour sauvegarder les manuscrits de Robespierre : introspection historique d’une initiative citoyenne et militante », p. 9-38. 18. Dominique JAMET, Antoine et Maximilien, ou la Terreur sans la vertu, Paris, Denoël, 1986. 19. Diffusion en première partie de soirée les 7 mars 2012 et 23 janvier 2013 et deux fois encore en deuxième partie de soirée, dont le 4 février 2013. Pierre Serna réagit à cette dernière diffusion. Désormais, l’intégralité du téléfilm peut être visionné sur YouTube. 20. https://ihrf.univ-paris1.fr/centre-de-documentation/controverses/les-trafiquants-de- memoires-ou-la-vendee-vendue/ 21. On se rappelle que ce mot de « génocide » tout comme le décompte des victimes avait occupé les historiens dans les années pré-Bicentenaire. On est sidérés de voir revenir cette question en 2013. 22. Lors du séminaire doctoral de l’IHRF du mercredi 29 janvier 2014 on a insisté sur le fait qu’entretenir l’idée de « mémoricide », contre toute évidence, vient des plus anti-républicains, réactionnaires et ultra-catholiques. Chaque année, députés et/ou sénateurs présentent une proposition de loi de « reconnaissance du génocide vendéen ». En 2010, elle a recueilli 22 députés, en 2012, 51 sénateurs. Mais bien peu de Vendéens parmi eux ! 23. Pierre VIDAL NAQUET, Les Assassins de la mémoire, « Un Eichmann de papier » et autres essais sur le révisionnisme, 1981, dernière édition augmentée, 2005, Paris Maspéro. 24. Alain Gérard, chercheur associé à l’Université Paris IV, a été responsable du centre vendéen de recherches historiques jusqu’en août 2013. 25. http://www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion0607.asp 26. 1789. Les amants de la Bastille est un spectacle musical dont la première s’est déroulée le 10 octobre 2012. Il s’agit d’une fiction complète, une histoire d’amour se déroulant sur fond de Révolution française.

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AUTEURS

ANNIE DUPRAT Université de Cergy-Pontoise CICC EA 2529 [email protected]

CÉCILE GUÉRIN [email protected]

AURORE CHERY [email protected]

PASCAL GUIMIER [email protected]

PIERRE SERNA [email protected]

ROLAND TIMSIT [email protected]

EMMANUEL LAURENTIN [email protected]

EMMANUEL FUREIX [email protected]

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Sources

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La correspondance de Boris Porchnev et d’Albert Soboul. Un témoignage de l’amitié entre historiens soviétiques et français

Varoujean Poghosyan

1 On sait que la fructueuse coopération et la sincère amitié entre les historiens de France et d’URSS s’inscrivent, au XXe siècle, dans un temps long qui s’ouvre aux lendemains de la Révolution de 1917, par l’action d’Albert Mathiez, d’Eugène Tarlé et de Nikolaï Loukine, l’un des fondateurs de la science historique soviétique ; tous les trois – est-ce le fruit du hasard ? – sont spécialistes de la Révolution française. Dans les années 1920, Mathiez jouissait d’une grande popularité en URSS ; il bénéficiait d’une autorité incontestée parmi les historiens soviétiques (en 1928 il a été élu membre correspondant de l’Académie soviétique), mais également dans le grand public, car nombre de ses livres avaient été traduits en russe1. Loukine rédigeait constamment des recensions sur ses études dans les revues historiques soviétiques. Mathiez, qui regrettait profondément de ne pas maîtriser la langue russe2, faisait de son côté tout son possible pour présenter en France les acquis de la recherche historique en URSS, dans le domaine des études révolutionnaires. Il publiait dans les Annales historiques de la Révolution française des aperçus sur l’historiographie soviétique de la Révolution, rédigés par les historiens soviétiques3, et essayait ainsi de vulgariser les études de ses collègues soviétiques, surtout celles de Z. Fridland4.

2 Or les relations de nos grands prédécesseurs ont été bien compliquées et, vers les années 1920-1930, elles ont été interrompues par l’extrême politisation de la science historique en URSS. Les transformations politiques qui ont ébranlé l’URSS ont obligé Mathiez à s’engager dans une vigoureuse polémique avec ses collègues soviétiques, ses amis d’hier, au cours de laquelle il les a qualifiés de « prophètes » de Staline, leur « dieu »5.

3 À l’époque stalinienne, quand la politique dirigeait la science historique et la transformait, d’après Mathiez, en une « branche de la propagande »6, il était impossible

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de penser coopérer avec les savants occidentaux, présentés comme « bourgeois » (ce terme péjoratif était encore usité par bien des historiens soviétiques, dans la première moitié des années 1980). Même dans les années 1930, pourtant, quand la lutte contre les « ennemis du peuple » et « l’historiographie bourgeoise » battait son plein, on y a néanmoins traduit et publié, ainsi que republié, nombre d’études d’historiens français, y compris l’Histoire politique de la Révolution française d’Alphonse Aulard.

4 Dans la deuxième moitié des années 1950, après la mort de Staline, le climat politique a évidemment changé, ce qui n’a pas tardé à laisser son empreinte sur la mentalité et, par conséquent, la conduite des historiens soviétiques, et ce n’est qu’à cette époque que ces derniers ont pu rétablir leurs relations avec leurs collègues occidentaux. À cette époque, les leaders des études françaises en URSS ont développé leurs relations avec leurs collègues français, ont rétabli les relations amicales qui ont jadis lié Loukine, leur maître, et Mathiez. Parmi les historiens soviétiques de la deuxième moitié des années 1950, je voudrais tout d’abord citer les noms d’Albert Manfred, de Victor Daline et de Boris Porchnev, qui sont devenus les initiateurs du rétablissement de la coopération scientifique avec leurs collègues français.

5 L’activité de ces historiens est d’une importance connue, qui a été maintes fois rappelée. Porchnev, notamment, a laissé une trace importante dans les débats historiographiques français ; pour autant, on a peu écrit sur ses efforts pour développer les relations entre les historiens de la France et de l’URSS. En ce domaine, on a sous- évalué l’importance de son action, bien qu’il ait été le premier chercheur soviétique à entreprendre des démarches pour établir des relations régulières et constructives avec ses collègues français. Cette publication de sources permettra de combler en partie cette lacune.

6 Porchnev a été qualifié de « géant » par Fernand Braudel7, eu égard à la profondeur de ses vues et à l’étendue de ses intérêts scientifiques. Son nom était bien connu en France, même dans la deuxième moitié des années 1950. Ce n’est pas par hasard qu’en 1957 il avait été élu docteur honoris causa de l’Université de Clermont-Ferrand. Il a ainsi été l’un des premiers historiens soviétiques de l’époque post-stalinienne à pouvoir partir pour la France en mission scientifique. Porchnev en a profité pour rétablir les relations scientifiques avec les historiens français et tout d’abord avec les chercheurs marxistes. À peine revenu de Paris au mois de juin de 1957, après sa première visite et la participation à un colloque, il a constaté que « les rencontres et les entretiens avec quelques historiens marxistes français, comme Albert Soboul, Jean Bruhat, Claude Villard » avaient été « extraordinairement fructueux et utiles » pour lui. Ces rencontres lui avaient permis de connaître les courants historiographiques français, de nouer des contacts avec les historiens marxistes français et de leur faire connaître les acquis de la science historique soviétique et ses perspectives de développement8.

7 En 1958, Porchnev a visité une deuxième fois la France, pour prendre part à une célébration en l’honneur des docteurs honoris causa de l’Université de Clermont- Ferrand. Cette visite a contribué, beaucoup plus que la précédente, à l’élargissement de ses relations avec les historiens français ; ainsi, Porchnev a alors pris contact avec des historiens non marxistes, comme Ernest Labrousse et Roger Portal, les invitant à publier leurs articles dans les éditions soviétiques9. Après son retour à Moscou, il constatait avec plaisir que nombre d’historiens français non marxistes, comme Roland Mounier, Pierre Goubert et d’autres, avaient soutenu l’idée d’un approfondissement des relations avec les historiens de l’URSS, et se montraient prêts à organiser des

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rencontres entre historiens français et soviétiques, ainsi que des traductions d’études issues de ces deux pays10.

8 Porchnev a eu également des rencontres avec les responsables des « Éditions sociales », afin d’organiser la publication d’historiens soviétiques en français, ainsi qu’avec nombre d’historiens marxistes français dont il était désireux d’organiser la traduction et la publication des livres et des articles en URSS. Il a discuté avec Soboul de la possibilité de la publication des articles de ses collègues soviétiques dans les Annales historiques de la Révolution française11.

9 À la Sorbonne, il avait eu une rencontre avec le Doyen Pierre Renouvin ; d’autre part, il s’était aussi entretenu avec Monsieur Renoir, Président du Comité National des historiens de la France, afin de discuter avec lui de l’organisation du premier colloque des historiens de la France et de l’URSS, qui eut lieu à Paris en 195812.

10 Les efforts de Porchnev n’ont pas été vains. À partir de 1958, les articles de Victor Daline et d’autres historiens soviétiques (Jakov Zakher, Abgar Ioannisian, Anatoli Ado) ont régulièrement paru dans les Annales historiques de la Révolution française13. Depuis 1958, des colloques d’historiens de France et d’URSS ont été constamment convoqués soit en France, soit en URSS, avec la participation d’éminents historiens français de différentes sensibilités, comme Georges Lefebvre, Jacques Godechot, Roland Mousnier, François Furet et bien d’autres. C’est grâce à l’initiative de Porchnev que Soboul a commencé à collaborer avec les éditions soviétiques à partir de 1958, et que fut publié en 1960 un recueil de ses articles14.

11 Dans le développement des relations entre historiens de France et d’URSS, il faut insister sur le rôle majeur joué par Albert Marius Soboul (1914-1982), comme le démontre la correspondance publiée ici, et celle qui paraîtra dans un prochain numéro de la revue. Ses premières lettres adressées à Manfred et à Eugène Kosminski datent de 195615, celle adressée à Porchnev, que je publie ci-dessous, date de 1957, celle adressée à Viatcheslav Volguine, de l’Académie Soviétique, date de 195816. D’après le témoignage de Daline, sa correspondance suivie avec Soboul date de 1958. Depuis cette époque, Soboul entretenait des relations amicales avec beaucoup d’autres historiens soviétiques, comme Zakher, Ioannisian, Ado, Vladislav Smirnov, Ilya Tabagoua.

12 Dans l’ensemble, à partir de 1963, Soboul a visité six fois l’URSS. À propos de sa première visite, Daline écrit : « Soboul nous charmait tous. Il rendit visite à Manfred, à Boris Porchnev, à Enna Jeloubovskaya et à moi-même. Ce fut le début d’une véritable amitié »17. Celle-ci s’est prolongée jusqu’à la mort prématurée de Soboul en 1982.

13 Pour expliquer ce rôle essentiel, il faut rappeler que Soboul était un historien marxiste et, plus encore, était communiste. Alexandre Gordon croit que dans les années 1950 il était l’un des organisateurs de la « coopération internationale des historiens de l’orientation de gauche »18. Cette conclusion a effectivement sa raison. Mais Soboul était non seulement par sa nature un homme très aimable, agréable, bienveillant, mais aussi un historien dévoué à la science historique, et je peux le prouver en me référant à mes rencontres et conversations inoubliables avec lui en 1978 à Moscou, lors des travaux du VIIIe colloque des historiens de nos pays. Sa participation à l’édition internationale des Œuvres de Babeuf en quatre volumes19 en est la meilleure preuve.

14 Il faut également rappeler que c’est lui qui a permis d’organiser, en 1960, avec la participation des historiens soviétiques, un colloque international sur Babeuf et les problèmes du Babouvisme, dont les travaux se déroulaient parallèlement au XIe Congrès

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international des historiens, convoqué à Stockholm. Claude Mazauric a raison de le qualifier de « mémorable »20. Soboul a eu à surmonter beaucoup de difficultés, qu’atteste Walter Markov : « J’ai proposé que fut organisé au congrès suivant à Stockholm, qui devait avoir lieu en 1960, année du bicentenaire de la naissance de Babeuf, un colloque sur le Tribun du peuple. Mais comment y parvenir ? Car qui serait cet organisateur – « the European Left » selon Robert R. Palmer – ? Albert Soboul rendit possible ce qui paraissait alors à peu près impossible. Il organisa le colloque en dépit de la méfiance qu’on portait aux initiateurs, et trouva un accueil inespéré »21. Ce fut lors de ce colloque que Porchnev proposa, au nom des historiens soviétiques, de réaliser la publication des Œuvres de Babeuf, ce qui fut approuvé22.

15 L’autorité de Soboul était énorme en URSS. Depuis 1958 jusqu’à sa mort, les plus prestigieuses éditions soviétiques, et surtout la Revue d’histoire moderne et contemporaine et l’Annuaire d’études françaises, ont publié plusieurs de ses articles en russe. Daline attestait qu’en 1965 « ses travaux étaient déjà bien connus en URSS »23. Dans les années suivantes, Manfred a organisé la publication en russe de deux de ses livres24. En 1982, il a été élu docteur honoris causa de l’Université de Moscou.

16 Soboul estimait beaucoup ses collègues soviétiques. D’après le témoignage de Daline, « chaque fois qu’il venait à Moscou… il faisait des conférences au Groupe d’Études françaises de l’Institut d’histoire de l’Académie des Sciences »25. En outre, en 1982, quand il est arrivé pour recevoir son diplôme de Docteur d’honoris causa de l’Université de Moscou, il a donné de nombreuses conférences pour ses collègues soviétiques26.

17 Soboul essayait également d’éditer ses collègues soviétiques en français ; il a beaucoup fait pour la traduction du Napoléon Bonaparte de Manfred et des livres de Daline et d’Ado, respectivement sur Babeuf et le mouvement paysan pendant la Révolution française. Ses lettres adressées à Porchnev attestent une fois de plus de son sincère désir de contribuer à la traduction des livres des historiens soviétiques. De temps à autre, ces derniers (Zakher, Ado et d’autres) ont rendu compte de ses différents livres dans les revues soviétiques ; et Soboul n’hésitait pas à publier des recensions sur les livres de ses collègues soviétiques dans les revues et les journaux français (il s’agit surtout de ceux de Manfred, de Daline et d’Ado).

18 Pour autant, les historiens soviétiques ne partageaient ni toutes ses vues, ni ses approches méthodologiques marxistes. Nombre d’entre eux, comme Zakher, Vadim Alekséev-Popov, et Porchnev lui-même, croyaient que Soboul maîtrisait imparfaitement la doctrine de Lénine, à la différence de celles de Marx et d’Engels27. Ces divergences n’ont cependant point fait obstacle au développement de leurs relations. On peut, ici, se référer à Viatcheslav Volguine et Manfred, qui écrivaient sur Lefebvre après son décès : « Il existe, évidemment, certaines questions méthodologiques, certains jugements ou appréciations sur lesquels notre point de vue s’écarte quelque peu ou diffère de celui de Georges Lefebvre. Cela n’a pas cependant pu, ni de son vivant ni aujourd’hui, nous empêcher d’éprouver pour lui le respect le plus sincère et le plus profond »28. Je me permets de constater que ce jugement est bien fait pour caractériser l’attitude de mes prédécesseurs soviétiques envers Soboul.

19 Dans les archives personnelles de Porchnev, j’ai récemment consulté deux de ses lettres à Soboul, ainsi que onze lettres et quatre cartes de Soboul. J’ai choisi parmi ces dernières les plus importantes. Elles jettent de la lumière non seulement sur leurs relations amicales, mais également sur des détails assez variés, mais importants, inconnus à ce jour. Elles relèvent en même temps l’immense contribution de Porchnev

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et de Soboul au raffermissement des relations entre les historiens soviétiques et français, tout en prouvant qu’ils étaient sincèrement désireux de contribuer à la traduction des livres importants sortis de la plume et de l’un et de l’autre.

20 Remarquons en outre que malgré leurs différences de vues et d’approches, les relations de Porchnev et de Soboul étaient très cordiales. Porchnev se souvenait avec reconnaissance de ses collègues français, dont Soboul, qui l’avaient accompagné lors de ses visites des curiosités de Paris en 195729. Dans ses lettres à Soboul, il transmet ses hommages à Madame Soboul, ainsi qu’à Lucie, sa fille, même en 1957, quand celle-ci avait quelques mois. Notons qu’en 1964 Soboul lui a envoyé la photo de Lucie quand elle n’avait que sept ans30.

21 Les archives personnelles de Porchnev se trouvent dans le Département scientifique des manuscrits de la Bibliothèque d’État russe (fonds 684) ; ses lettres adressées à Soboul sont réunies dans le carton 29, dossier 22 ; celles de Soboul, dans le carton 32, dossier 18. La copie conservée de la lettre inédite de Porchnev, rédigée probablement en 1957, est tapée à la machine, la version préliminaire de sa seconde lettre, ainsi que celles de Soboul sont écrites à la main.

22 Quelques petites corrections ont été apportées par l’auteur de ces lignes aux lettres de Porchnev.

Lettres de Boris Porchnev à Albert Soboul

1

23 [Sans date, 1957] Cher ami !

24 Je suis rentré à Moscou plein d’excellentes impressions de mon magnifique voyage en France. J’ai gardé un très bon souvenir de notre rencontre et je suis décidé à faire tout pour rendre effectifs nos projets de collaboration. En particulier, j’ai le plaisir de vous proposer officiellement de la part du Comité de rédaction de la revue « L’Histoire moderne et contemporaine » de nous envoyer un de vos articles, pour être inséré dans cette édition31. Peut-être cela aurait pu être quelques extraits de votre ouvrage, actuellement sous presse32.

25 Comme je vous ai promis, je vous adresse un exemplaire de mon livre « Précis de l’économie politique du féodalisme »33.

26 Actuellement, je suis en pourparlers avec les Éditions « Littérature étrangère » à Moscou en vue de la publication d’un recueil de vos travaux, en traduction russe34, dont nous avons parlé avec vous, ainsi que de certains ouvrages de M. Lefebvre.

27 Je vous prie de transmettre mon respectueux hommage à Madame Soboul, ainsi qu’à Mademoiselle Soboul, votre superbe fille, et mes souvenirs amicaux aux camarades Bruhat, Villard et Pérus.

28 Bien cordialement à vous. [sans signature] M. A. Soboul, 119, rue Notre-Dame des Champs, Paris. VI.

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France P. 2.

2

29 Moscou, le 21 juin 1966 Mon très cher Soboul,

30 Voici qu’à nouveau des milliers de kilomètres nous séparent.

31 J’ai cependant l’espoir de me retrouver en automne parmi vous.

32 Je joins à ce mot une liste de références bibliographiques pour mon article (rapport)35.

33 Quant à nos entretiens sur la possibilité de publier en France mon livre sur Jean Meslier36, je propose aujourd’hui, après réflexion, le plan d’action suivant.

34 Si les « Éditions sociales » entamaient des pourparlers avec les Éditions soviétiques « Mir » (« Paix »), la traduction française pourrait probablement être effectuée à Moscou. Il me semble que l’apparition de ce petit livre en français serait très à propos.

35 Je pourrais, lors de la rédaction de la traduction, y introduire certains compléments.

36 Je crains d’avoir pu omettre, au moment de notre séparation, de vous prier de transmettre mes amitiés à notre ami commun, Jean Pérus37 et à son épouse.

37 Mon souvenir très sincère à Madame Soboul. Je vous serre affectueusement la main. Votre [sans signature] P. 1.

Lettres d’Albert Soboul à Boris Porchnev

1

38 16-VIII- [19] 57 Mon cher Ami,

39 Merci de votre lettre. Nous avons été, nous aussi, très heureux de vous recevoir à Paris, – et nous espérons bien que ce n’est qu’un commencement et que vous serez de nouveau parmi nous en octobre.

40 Je vous remercie de ce que vous faites pour moi à Moscou. Ce serait pour moi un très grand honneur, si les Éditions « Littérature étrangère » de Moscou publiaient un recueil des mes articles, en russe. Naturellement, je suis à votre disposition si vous avez besoin de renseignements sur ces articles, ou de tirés-à-part.

41 Merci encore pour votre offre de collaboration à votre « Revue d’histoire moderne et contemporaine » (j’ai bien reçu le numéro). Je l’accepte avec plaisir38. Comme vous me le suggérez, je peux vous envoyer un extrait de ma thèse, dont je corrige actuellement les épreuves. Mais je n’ai pas l’ensemble de mon manuscrit sous la main – et j’hésite sur le choix. Trois possibilités : 1. Mouvement populaire et révolution bourgeoise : article général, où je pose le problème. 2. Aspirations sociales de la sans-culotterie parisienne – (plus érudit) –

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3. L’organisation politique de la sans-culotterie parisienne : les sociétés sectionnaires – (idem).

42 Qu’en pensez-vous ? De toute façon, étant maintenant en vacances sur les bords de la Méditerranée, je ne pourrai vous faire l’envoi de mon manuscrit qu’en fin septembre.

43 Merci pour l’envoi d’un exemplaire de votre livre « Précis de l’économie politique du féodalisme ». J’ai déjà parlé de la possibilité de sa traduction et de sa publication à la direction de nos Éditions sociales. Je pense que cela sera possible39. Je m’en occuperai dès la rentrée de vacances.

44 Je me félicite de voir les liens d’amitié et scientifiques se resserrer entre nous. Et j’espère que ce n’est qu’un commencement !

45 Ma femme vous présente ses amitiés. Notre petite fille, Lucie, a maintenant plus de deux mois : c’est une grande fille ! On lui racontera, plus tard, qu’à 10 jours à peine, elle a été présentée à deux éminents historiens, soviétique et japonais40 !

46 Merci encore, mon cher B. Porchnev. Bien cordialement à vous, [signature] Pp. 1-2 recto verso.

2

47 9-X- [19] 57 Mon cher Ami,

48 J’ai été très heureux d’avoir de vos nouvelles. Et j’espère que bientôt nous aurons le plaisir de vous revoir parmi nous. Ne manquez pas, sitôt arrivé à Paris, de nous faire signe.

49 Je vous remercie de vous occuper de me faire publier en URSS : à titre de réciprocité ! Je vous envoie donc, pour votre nouvelle revue d’Histoire moderne et contemporaine, un article « érudit », sur les Sociétés populaires et sectionnaires de Paris en 1793-1794. Ci- joint le sommaire et la table des abréviations41. Vous constaterez que ce travail est fondé uniquement sur des dépouillements d’archives. J’espère qu’il vous conviendra.

50 Naturellement, je vous donne toute liberté de modifier le titre si vous le jugez bon42. De même pour les notes, si elles vous paraissent trop longues. Je pense que la longueur vous conviendra aussi : il y a 54 pages, mais mes pages dactylographiées sont courtes.

51 Ma femme vous transmet ses amitiés très cordiales. Notre petite Lucie a maintenant 4 mois : il faut que vous veniez constater ses progrès !

52 À bientôt, cher Ami. Comme disaient nos grands Ancêtres : Salut et Fraternité. [signature] Pp. 5-5 recto verso.

3

53 Albert Soboul, 119, N [otre]-D [ame] des Champs. Paris. VI.

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5-VIII- [19] 60 Mon cher Ami,

54 Je viens de recevoir le télégramme de l’Institut d’histoire de l’Académie des Sciences de l’URSS, m’annonçant que vous assisteriez personnellement, avec l’académicien Volguine, au colloque « Babeuf »43. Je m’en félicite et je me fais un plaisir de vous revoir.

55 Au sujet de l’organisation de ce colloque, des difficultés se sont élevées avec certains membres du Comité international des Sciences historiques qui nous dénient le droit d’organiser un colloque qui serait contraire aux règlements des Congrès internationaux !

56 Je précise donc que ce colloque est, pour ainsi dire, « privé » et qu’il n’a rien à voir avec l’organisation officielle du Congrès. Je vous fais parvenir ci-joint une circulaire qui a été rédigée à ce sujet par notre collègue Markov pour préciser ces divers points44.

57 En attendant le plaisir de vous revoir, je vous prie de croire, mon cher Ami, à mes sentiments cordialement dévoués. [signature] Pp. 10-10 recto verso.

4

58 23-IX- [19] 61 Bien cher Ami,

59 J’ai appris que vous alliez venir à Paris dans le début d’octobre.

60 Ce mot pour vous dire que je serai très heureux de vous revoir et de vous accueillir à la maison. Mais, le 5 octobre, je pars avec ma femme à Tokyo. Je suis invité pour deux mois par l’Institut des Sciences Sociales de l’Université de Tokyo, grâce à notre ami Takahashi. Donc si vous arrivez avant le 5 octobre, téléphonez-moi aussitôt et venez à la maison.

61 À bientôt, j’espère. Bien cordialement à vous. [signature] P. 13.

5

62 Paris — 25-VI- [19] 63 Mon cher Ami,

63 Ce mot rapide pour vous dire que j’ai bien reçu, il y a quelques jours, l’invitation de l’Institut d’Histoire de l’Académie des Science de l’URSS, à venir quinze jours à Moscou45. J’ai répondu aussitôt au Directeur, M. Khvostov46. Je suis très heureux de cette perspective47. Je sais la part que vous avez prise à cette invitation, et je vous en remercie bien vivement. Notre ami Ado, d’autre part, m’a lu les passages de votre dernière lettre concernant ce voyage ; merci pour tous ces détails.

64 En ce qui concerne la date, après réflexion et discussion avec Ado, je pense que le mieux sera fin octobre – début novembre. Pour moi, ce sera donc entre les examens d’octobre

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et le début des cours. Et d’autre part, je pense qu’à cette date tous nos amis soviétiques auront regagné Moscou.

65 Je vous serai aussi reconnaissant de me préciser ce que vous attendez exactement de moi (exposés ou conférences, et à destination de qui).

66 D’après votre lettre à Ado, il est possible que vous veniez en France, en juillet. Ne manquez pas de me faire signe. Nous serons très heureux, ma femme et moi, de vous revoir (je reste à Paris jusqu’après le 14 juillet).

67 Donc à bientôt, de toute façon. Croyez, cher Ami, à mes sentiments bien cordiaux. [signature] – Saluts à tous nos amis. P. 15-15 recto verso.

6

68 Paris, le 5-VII- [19] 71 Voici, avec retard, le texte de ma communication au Colloque sur la Commune48. Je serais heureux si vous pouviez en assurer la publication dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine de notre ami Narotchnitsky49. Je vous en remercie par avance50.

69 Bonnes vacances. Croyez à mes sentiments d’amitiés. [signature] P. 40.

NOTES

1. Voir par exemple : Albert MATHIEZ, La Révolution française, t. 1-3, Moscou, Leningrad, 1925-1930 et La réaction thermidorienne, Moscou, 1931. 2. « Je n’ai jamais autant regretté qu’aujourd’hui de n’avoir pas profité de ma jeunesse pour acquérir cette connaissance indispensable ». Voir Albert MATHIEZ, « Les travaux russes sur l’histoire de la Révolution française », AHRF, 1927, n° 24, p. 589. 3. Nikolaï KARÉIEV, « Les derniers travaux des historiens russes sur la Révolution française (1912-1924) », AHRF, 1925, n° 9, p. 252-262 ; Marie BOUKONETZKAJA, « Les derniers ouvrages des historiens russes sur la Révolution française (MM. Loukine, Zakher et Wainstein) », AHRF, 1926, n° 15, p. 225-232 ; Nikolaï LOUKINE, « La Révolution française dans les travaux des historiens soviétiques », AHRF, 1928, n° 2, p. 128-138. 4. Albert MATHIEZ, « Les travaux russes sur l’histoire de la Révolution française », art. cit., p. 589-592 ; voir aussi sa recension sur la traduction française du livre d’Eugène TARLÉ, Le Blocus continental et le royaume d’Italie. La situation économique de l’Italie sous Napoléon Ier (Paris, 1928) dans les AHRF, 1928, n° 3, p. 276-278. 5. Id., « Choses de Russie Soviétique », AHRF, 1931, n° 2, p. 153. Voir sur cette polémique James FRIGUGLIETTI, Albert Mathiez – historien révolutionnaire (1874-1932), Paris, Société des études robespierristes, 1974, p. 210-216 ; Yannick BOSC et Florence GAUTHIER, « Introduction à la

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réédition », Albert MATHIEZ, La réaction thermidorienne, Paris, La Fabrique, 2010, p. 13-24 ; Varoujean POGHOSYAN, « Sur la polémique d’Albert Mathiez avec les historiens soviétiques », Annuaire d’études françaises – 2012, Moscou, Naouka, 2012, p. 428-437 (en russe). 6. Albert MATHIEZ, « Choses de Russie Soviétique », art. cit., p. 156. 7. Fernand BRAUDEL, « In memoriam [Albert Manfred] », Annuaire d’études françaises – 1976, Moscou, Naouka, 1978, p. 25 (en russe). 8. Boris PORCHNEV, « Rencontres scientifiques à Paris », Histoire moderne et contemporaine, 1957, n° 4, p. 269-270 (en russe). 9. Id., « Voyage en France », Histoire moderne et contemporaine, 1958, n° 3, p. 210 (en russe). 10. Ibidem. 11. Ibid. 12. Ibid. 13. Voir par exemple : Victor DALINE, « Un inédit de Babeuf : sa « Correspondance de Londres » (1er - 8 octobre 1789) », AHRF, 1958, n° 151, p. 31-59 ; Id., « Robespierre et Danton vus par Babeuf », AHRF, 1960, n° 162, p. 388-410 ; « Marc-Antoine Jullien après le 9 thermidor », AHRF, 1964, n° 176, p. 159-173 ; ibid., 1965, n° 179, p. 187-203 ; ibid., 1966, n° 185, p. 390-412 ; Id., « Lénine et le Jacobinisme », AHRF, 1971, n° 203, p. 89-112 ; Jakov ZACKER, « Jean Varlet pendant la réaction thermidorienne », AHRF, 1961, n° 163, p. 19-34 ; Abgar IOANNISIAN, « Sur l’auteur de « L’avant coureur du changement du monde entier », AHRF, 1966, n° 184, p. 1-16 ; « La première ébauche du “plan” de Lange », ibidem., p. 16-18 ; Anatoli ADO, « Les propos “incendiaires” du curé Jacques Roux Benoît », AHRF, 1967, n° 189, p. 339-401 ; Id., « La critique de la loi du 10 juin 1793 à la Convention thermidorienne et les paysans pauvres de l’Allier », AHRF, 1968, n° 194, p. 548-549 ; Id., « Sur l’absolutisme éclairé : Catherine II et la Russie », AHRF, 1979, n° 238, p. 556-568. 14. Albert SOBOUL, De l’histoire de la Grande révolution bourgeoise de 1789-1794 et de la révolution de 1848 en France. Anatoli ADO, Rédacteur et auteur de la préface Anatoli Ado, Moscou, Éditions de la littérature étrangère, 1960 (en russe). 15. Département scientifique des manuscrits de la Bibliothèque d’État russe, fonds 772 (A. Manfred), carton 51, dossier 29, p. 3-3 recto verso ; Les Archives de l’Académie des Sciences de Russie, fonds 1514 (E. Kosminski), inventaire 3, dossier 84, p. 1. 16. Ibidem, fonds 514 (V. Volguine), inventaire 3, dossier 119, p. 1-1 recto verso. 17. Victor DALINE, « Hommage à Albert Soboul Un ami fidèle » AHRF, 1983, n° 253. p. 361. 18. Alexandre GORDON, La Grande Révolution française dans l’historiographie soviétique, Moscou, Naouka, 2009, p. 240 (en russe). 19. Œuvres de Babeuf, t. 1-4, Moscou, Naouka, 1975-1981 (en russe). On n’a malheureusement pas achevé la publication française de cette édition ; on n’a publié en français que son premier tome : Œuvres de Babeuf, t. 1, Babeuf avant la Révolution, Paris, Commission d’histoire économique et sociale de la Révolution française. Mémoire et documents, XXXIII, 1977. 20. Claude MAZAURIC, Un historien en son temps. Albert Soboul (1914-1982), Éditions d’Albert, 2004, p. 71. 21. Walter MARKOV, « Albert Soboul et l’historiographie d’expression allemande », AHRF, 1982, n° 250, p. 570-571. Ces difficultés ont été reflétées dans la lettre de Soboul du 5 août 1960 adressée à Porchnev, que je publie ci-dessous. 22. Boris PORCHNEV, « Colloque consacré à l’étude de Babeuf et du Babouvisme (Stockholm, 21 août 1960) », Annuaire d’études françaises – 1960, Moscou, Naouka, 1961, p. 277-278 (en russe). 23. Victor DALINE, op. cit, p. 360. 24. Albert SOBOUL, Les Sans-culottes parisiens en l’an II. Sous la rédaction et avec la préface d’Albert Manfred, Moscou, Progrès, 1966 ; La Ière République, Paris, 1968. 25. Victor DALINE, op. cit, p. 362.

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26. Ludmila PIMÉNOVA, Sergey BOUNINE, « Albert Soboul à Moscou », Histoire moderne et contemporaine, 1982, n°4, p. 216-217 (en russe). 27. Voir Alexandre GORDON, op. cit., p. 232-233. 28. Viatcheslav VOLGUINE, Albert MANFRED, « Hommage des historiens soviétiques à Georges Lefebvre », AHRF, 1960, n° 159, p. 127-128. 29. Boris PORCHNEV, « Rencontres scientifiques à Paris », art. cit., p. 270. 30. Département scientifique des manuscrits de la Bibliothèque d’État russe, fonds 684 (B. Porchnev), carton 32, dossier 18, p. 23. 31. Cette revue de l’Académie soviétique a été fondée en 1957 et Porchnev était dès le début l’un des membres de son comité de rédaction. 32. Il s’agit de son livre sur les sans-culottes parisiens. 33. Moscou, Gospolitizdat, 1956 (en russe). 34. Ce livre a paru en 1960. Voir Albert SOBOUL, De l’histoire de la Grande révolution bourgeoise de 1789-1794…op. cit. 35. Cette liste n’est pas conservée ; il est difficile de préciser de quel article il s’agit. 36. Boris PORCHNEV, Jean Meslier, Moscou, Molodaya gvardia, 1964 (en russe). 37. En 1957 Jean Pérus, professeur à l’Université de Clermont-Ferrand, avait avancé la candidature de Porchnev pour lui accorder le titre du docteur honoris causa de cette Université, devenant ainsi son parrain. Voir Boris PORCHNEV, « Voyage en France », art. cit., p. 209. 38. Albert Soboul y a publié deux articles : « Les Sociétés populaires et les sections parisiennes en 1793-1794 », Histoire moderne et contemporaine, 1958, n° 4, p. 17-37 (en russe) et « Le problème de la nation lors de la lutte sociale pendant la Révolution française bourgeoise du XVIIIe siècle », 1963, n° 6, p. 43-64 (en russe). 39. Ce livre n’a pas été traduit en français. 40. Il s’agit de Porchnev et de Kohachiro Takahashi. Soboul et Takahashi avaient dans des relations très amicales. Il n’est pas superflu, comme il me semble, de me référer à la lettre de ce dernier adressée à Eugène Kosminski, éminent historien soviétique, datée du 17 mars 1957 : « Je dois partir de Tokyo vers le 8 juin pour Paris par avion, où je descendrai chez la famille du prof[esseur] Albert Soboul (119, rue Notre-Dame des Champs, Paris VIe) ou chez M[onsieur] George Lefebvre ». Voir Les Archives de l’Académie des Sciences de Russie, fonds 1514, inventaire 3, dossier 37, p. 6-6 recto verso. 41. Ces documents ne sont pas conservés. 42. On a en effet un peu modifié le titre. Voir Albert SOBOUL, « Les Sociétés populaires et les sections parisiennes en 1793-1794 », Histoire moderne et contemporaine, art. cit. (en russe). 43. La participation des historiens soviétiques au colloque sur Babeuf tenu à Stockholm en 1960 a été très originale. Seulement deux d’entre eux, Porchnev et Ioannissian, de l’Académie arménienne, ont prit part à ses travaux. Porchnev y a lu la communication de Daline sur les Vues sociales de Babeuf avant la Révolution, Ioannisian celle de Volguine, son maître, sur L’évolution des idées sociales et politiques de Babeuf et Soboul a présenté celle de Zakher sur Les Enragés et les Babouvistes : Varlet lors de la réaction thermidorienne. Voir Boris PORCHNEV, art. cit., dans Maurice DOMMANGET (dir.), Babeuf et les problèmes du babouvisme, Paris, Éditions sociales, 1963, p. 277-278. Les causes de cette situation étaient nombreuses. Daline et Zakher étant d’anciens « ennemis du peuple » et ayant passé une partie de leur vie dans les camps staliniens, n’avaient pas été à cette époque complètement réhabilités et n’avaient point le droit de quitter le territoire de l’URSS. Quant à Volguine, il était déjà non seulement âgé (il avait 81 ans), mais aussi très malade ; donc, il lui était, sans doute, impossible de quitter son domicile, et d’autant plus Moscou. 44. Il me semble qu’il est intéressant de présenter le texte intégral de ce document dont une copie est conservée dans les archives de Porchnev : « Monsieur et cher Collègue,

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Dans l’entre-temps vous avez reçu la circulaire du Comité d’Initiative en vue des préparatifs du colloque « Babeuf et les problèmes du Babouvisme ». Je prends la liberté de vous faire savoir en complément que ce colloque a été approuvé par lettre du 1er juillet courant de la part du Bureau du XIe Congrès International des Historiens et qu’une salle a aimablement été mise à la disposition dans l’Université de Stockholm, Norrtullsgatan 2. Comme il s’ensuit du préambule de la circulaire, le colloque ne fait pas partie du programme officiel du Congrès et ne dépend d’aucune commission de ce Congrès. La séance fixée pour 17 heures n’aura lieu, en tout cas et comme prévu, qu’après la fin de l’inauguration solennelle du Congrès laquelle a été fixée pour 14 heures, de manière à éviter sous tous les rapports toute indésirable coïncidence des deux manifestations. Veuillez croire, Monsieur, et cher Collègue, en mes sentiments les plus distingués. [Signature] (A.M. Soboul), 5.VIII-[19]60 ». Département scientifique des manuscrits de la Bibliothèque d’État russe, fonds 684, carton 32, dossier 18, p. 11. 45. D’après le témoignage de Daline, Soboul est arrivé pour la première fois à Moscou en novembre 1963, pour s’occuper de l’édition des Œuvres de Babeuf : Victor DALINE, op. cit., p. 360. 46. Vladimir Khvostov (1905-1972), de l’Académie soviétique, directeur de l’Institut d’histoire de l’Académie soviétique de 1959 à 1967. 47. Il n’est certainement pas inutile de citer que, d’après le témoignage d’Ado, qui se trouvait à la limite des années 1962-1963 à Paris, Soboul était très irrité du fait qu’on ne lui avait jamais donné l’occasion de visiter l’URSS, alors que nombre de ses collègues français avaient déjà eu une telle possibilité. Voir la lettre d’Ado à Porchnev datée du 11 janvier 1963 : Département scientifique des manuscrits de la Bibliothèque d’État russe, fonds 684, carton 29, dossier 33, p. 7. Voir aussi la lettre de Soboul à Manfred datée du 28 octobre 1962 : « Or je n’ai aucune perspective pour venir en U.R.S.S. dans le cadre officiel des échanges culturels entre nos deux pays. La règle de nos Relations culturelles au Quai d’Orsay est de n’envoyer à l’Est aucun communiste ! », Ibidem, fonds 772, carton 51, dossier 29, p. 12. 48. Je n’ai pas pu préciser de quel colloque et de quelle communication il s’agit. 49. Alexey Narotchnitsky (1907-1989), de l’Académie soviétique, rédacteur en chef de la revue mentionnée, de 1962 à 1974. 50. Je n’ai pas trouvé un tel article dans la revue d’Histoire moderne et contemporaine.

AUTEUR

VAROUJEAN POGHOSYAN Docteur es sciences historiques Titulaire du Département des études génocidaires Institut d’études arménologiques Université d’État d’Erevan [email protected] [email protected]

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Legray, Bodson, Varlet. Amitié politique et relations privées. Deux documents inédits

Jean-Jacques Tomasso

1 La destinée des cadres politiques du mouvement révolutionnaire parisien, tout au moins pour ceux qui échappèrent aux exécutions et aux vagues de déportations, est très mal connue. Quelle fut leur vie ? Continuèrent-ils à se fréquenter, à s’entraider ? Les amitiés politiques qui s’étaient nouées durant la Révolution se muèrent-elles, dans l’adversité, en solidarités ?

2 Le peu que l’on en sache provient essentiellement de sources policières ou judiciaires (rapports d’espions, pièces de procès, dossiers de déportation, etc.) ; témoignages toujours suspects quant aux relations que les anciens révolutionnaires auraient maintenues entre eux, tant les policiers étaient prompts à inventer des complots ou des conciliabules afin de justifier une répression strictement politique. Il est de fait extrêmement rare de retrouver des documents de la sphère privée attestant de manière irréfutable des liens personnels ayant existé entre certains révolutionnaires, permettant de mieux cerner la cohésion de ces groupes, de ces réseaux informels, dont on devine le rôle important lors des grands événements de la Révolution. Ainsi au 9 Thermidor où, la suspicion politique ayant atteint son paroxysme, l’attitude déterminante des dirigeants sectionnaires fut, dans l’urgence, davantage dictée par les relations de confiance ou de défiance qu’ils avaient entre eux, que par une analyse politique et une vision claire de l’issue de la crise.

3 Militants révolutionnaires depuis 1789, François Vincent Legray, Joseph Bodson et Jean François Varlet avaient été de toutes les grandes journées parisiennes. Membres des Cordeliers, élus par leur section respective à la Commune du 10 août puis à l’assemblée électorale de Paris… Durant toute la Révolution, ils ne renièrent pas leurs convictions, ni après la chute d’Hébert et de Chaumette ni après leur séjour en prison en l’an II. Ils continuèrent à lutter avec ténacité contre l’instauration du gouvernement révolutionnaire et pour la mise en œuvre de la constitution de 1793, allant jusqu’à soutenir activement les thermidoriens qui les renvoyèrent en prison dès qu’ils ne leur

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furent plus utiles. S’ils sont souvent cités ensemble, c’est qu’ils incarnent la continuité du mouvement sans-culotte de 1789 à 1795, devenant tous trois, avec Babeuf, les principaux dirigeants du Club électoral qui reprit momentanément, après le 9 Thermidor, le rôle des Cordeliers face au moribond Club des jacobins ; puis, devenant d’actifs organisateurs du soulèvement de Prairial, révolte de la faim à laquelle ils joignirent leurs revendications politiques et qui restera résumée dans le célèbre mot d’ordre « Du pain et la Constitution de 1793 ».

4 Ces « thermidoriens de gauche », ces « néo-hebertistes » ont pu être considérés, faute de documents probants, comme un groupe hétéroclite dont l’unité n’était que de circonstance, dictée avant tout par les vagues de répression qu’ils subirent plusieurs fois en commun. Mais de réels liens d’amitié et de confiance s’étaient tissés entre eux, comme le révèlent quelques documents inédits, mis au jour lors de recherches pour tenter de reconstituer leurs biographies1.

5 La première pièce, conservée au Minutier central des notaires parisiens aux Archives nationales, datée du 1er jour complémentaire an V (14 septembre 1797), est le contrat de mariage de Legray qui épousait le lendemain la sœur cadette des frères Bodson, Angélique Thérèse2. Mais cette union fut de bien courte durée. Un mois plus tard, le 29 vendémiaire an VI (20 octobre 1797), Legray décédait à son domicile, au 1 de la rue des Deux-Boulles3.

6 La seconde pièce, conservée aux Archives départementales de Paris, est le procès- verbal du juge de paix, Jean Le Sèvre, qui consignait non seulement le décès de Legray mais aussi la liste des opposants « à la reconnaissance et levée des scellés autrement qu’en leur présence » afin de faire valoir leurs droits. Parmi eux, Jean François Varlet, alors retiré à la campagne, dont nous apprenons qu’il avait confié à Legray tous ses papiers et la gestion de ses biens.

7 I. Contrat de mariage entre François Vincent Legray et Angélique Thérèse Bodson4 « 1er jour complémentaire an V Par-devant les notaires soussignés furent présents François Vincent Legray demt à Paris rue des Deux Boules no 1, division du Museum, fils majeur de Antoine Charles Legray5 et de Charlotte Françoise Gousset son épouse à présent sa veuve, stipulant, le Cn Legray, pour lui et en son nom de l’agrément de sa mère demte à Paris susdite rue des Deux-Boules no 1er, pour ce présente, d’une part Et Angélique Thérèse Bodson demte à Paris, quai de l’Horloge du Palais n o 48 6, division du Pont Neuf, fille majeure de Henry Bodson et de Jeanne Duhamel, son épouse, stipulant, la fille Bodson, pour elle et en son nom, d’autre part Lesquels dans la vue du mariage qu’ils sont sur le point de contracter sont convenus d’en régler les effets civils de la manière suivante, en présence de leurs parens et amis cy après nommés, savoir du côté de la future épouse, de Jean Joseph Bodson, demt à Paris susdit quai de l’Horloge du Palais no 28, frère de la future De Marguerite Duhamel, fille majeure, demte à Paris susdit quai de l’Horloge, sa tante maternelle Et de Jeanne Thérèse Wibert, épouse de Edmé Bodson, belle sœur de la future épouse, [-]7 Les futurs époux seront communs de bien meubles et conquêts, immeubles suivant la coutume de Paris […] Les futurs époux se prennent avec les biens appartenant à chacun d’eux consistant, ceux du futur époux en une somme de six mille livres en meublans argenterie habits linge et hardes et deniers comptant provenant de ses gains et épargnes et dans lesquels sa dite mère n’a contribué en aucune manière, ainsi qu’elle le reconnaît ; et ceux de la future épouse, en une somme de quatre mille livres, en

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habit, linge, et hardes, bijoux, dentelles et deniers comptant provenant de ses gains et épargnes dont le futur époux sera chargé par le fait de son mariage. Des biens des futurs époux, il entrera de part et d’autre en communauté, la somme de douze cent livres, ce qui fera deux mille quatre cent livres pour les deux, et quant au surplus il demeurera propre de chaque coté ainsi que ce qu’il leur adviendra pendant le mariage en meuble et immeubles par succession, donations, legs ou autrement. Le futur époux doüe la future épouse de trois mille livres de douaire préfix une fois versée dont elle jouira dès qu’il aura lieu suivant la coutume de Paris sans être tenu d’en faire demande en justice ni de donner caution. [suivent les clauses habituelles de la coutume de Paris] Fait et passé à Paris en la demeure de la future épouse cy dessus désignée en l’an cinq de la république française une et indivisible, premier des jours complémentaires, et ont signé les présentes. »

8 II. Procès-verbal après décès de François Vincent Legray8 « L’an six de la République française une et indivisible, le vingt-neuf vendémiaire, quatre heures du soir en notre demeure et par-devant nous, Jean Le Sèvre9, juge de paix de la division du Muséum, assisté du citoyen Pierre Joseph Ango notre secrétaire greffier par intérim. Est comparu la citoyenne Angélique Thérèse Bodson, femme du citoyen François Vincent Legray et commune en bien avec luy, demeurant à Paris rue des Deux- Boulles, no 1, de cette section. Laquelle nous a dit que François Vincent Legray, son mari, receveur des rentes est décédé ce jourd’huy entre trois et quatre heures du soir, en conséquence, attendu qu’il a un frère son présomptif héritier absent10, nous a requis de nous transporter au domicile dudit défunt Le Gray sis rue des Deux Boulles no 1, à l’effet d’apposer nos scellés et cachets sur ses meubles et effets, et de faire la description des objets que nous laisserons en évidence, le tout à la conservation des droits de qui il appartiendra, et a signé sous toute réserve de droit. [signé] A T Bodson f [emme] Legray Desquelles comparution, dire, réquisitions et réserves, nous avons donné acte, en conséquence disons que nous allons à l’instant nous transporter au domicile dudit défunt Le Gray à l’effet d’apposer nos scellés, et cachets sur les meubles et effets, et de faire la description des objets que nous laisserons en évidence, le tout à la conservation des droits de qui il appartiendra, pourquoy nous avons signé avec notre secrétaire greffier, [signé] Angot, Lesèvre En exécution de notre ordonnance cy dessus, nous nous sommes transportés avec la ditte citoyenne Le Gray susditte rue des Deux-Boulles no 1, dans une maison dont la citoyenne veuve Hesmart11 est propriétaire, où étant dans une chambre au troisième étage ayant vue sur la rue des Lavandières, nous avons trouvé étendu sur un lit un cadavre masculin qu’on nous a dit être celuy de défunt François Vincent Legray, et après avoir reçu de laditte femme Le Gray et de Marie Marguerite La Montagne, garde malade, demeurante quay de l’École no 11, le serment qu’elles n’ont rien pris, caché ou détourné des effets dépendant de la succession dudit défunt sous les peines de droit que nous leur avons expliqué et qu’elles ont dit bien comprendre, nous avons procédé à l’apposition de nos scellés et cachets… [vient ensuite la description minutieuse de l’apposition des cachets et rubans sur un bureau en bois de noyer à trois tiroirs, une armoire à deux battants, sur la porte du cabinet et sur la porte de l’entrée de la cave] …déclare, la citoyenne Le Gray, que le secrétaire étant dans le cabinet appartient à son beau-frère ainsi que tous les effets qu’il contient, et a signé Description des objets laissés en évidence dans le cabinet : Un feu de cheminée, chenets, etc. ; deux fauteuils de paille, un fauteuil de cabinet, six chaises de paille, vingt estampes de différentes grandeurs dans leur bordure de bois doré, six chandeliers de cuivre argenté, deux corps de bibliothèque, une

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pendule, un bureau de bois de noyer garni de ses tiroirs… dix tablettes pleines de livres dans les deux corps de bibliothèque, deux tasses et un sucrier de faïence, […] Suit la description des objets laissés en évidence dans la chambre à coucher : Une cheminée à la prussienne, pelle etc., pendule, quatre flambeaux, [etc] une commode de bois d’acajou, secrétaire, table de chevet à dessus en marbre, un lit complet composé d’un sommier de crin, un lit de plume, deux matelas couverts de toile à carreaux, deux couvertures de laine blanche, une courtepointe d’indienne et les rideaux pareils, quatre chaises de paille. Déclare la citoyenne Le Gray que les quatre fauteuils de velours d’Utrech appartiennent à son beau-frère. Suivent les objets laissés en évidence dans l’antichambre : Un buffet, une toilette de bois de noyer garnie, une petite table, une table à manger de bois blanc, etc. Suivent les objets laissés en évidence dans la salle à manger servant de cuisine : Un chiffonnier, une grande armoire et une table pliante, ustensiles de cuisine, etc. Les scellés ont été laissés à la garde de la citoyenne femme Le Gray et de Jean- Joseph Bodson, demeurant quay de l’Horloge no 29… Nous avons clos le présent procès-verbal après avoir vaqué à ce que dessus jusqu’à dix heures sonnées et ce fait en présence de la citoyenne Charlotte Françoise Gousset, veuve du citoyen Le Gray père, demeurant même maison […] Suit la liste des personnes qui se déclarent « opposans et s’opposent par les présentes à la reconnaissance et levée des scellés autrement qu’en leur présence »] … 6 brumaire an VI, Pierre René Lemoine, ouvrier imprimeur demeurant à Paris rue de la Heaunerie no 9, division des Lombards ; … 7 brumaire, Thomas Digard, boulanger, 10 rue Saint Germain l’Auxerrois ; Et le nonidi 9 brumaire an septième de la république une et indivisible, Jean François Varlet, cy devant employé à l’administration des postes, demeurant à Pailly, canton de Sergines, département de l’Yonne, de présent à Paris, rue Tiron, no 6 division des droits de l’Homme … 10 brumaire, Nicolas Vial, rue Meslay, comme fondé de la procuration de Germain Charles Lautran Duval, demeurant au Havre ; Enfin le 12 brumaire, Angélique Thérèse Bodson, veuve de François Vincent Le Gray… Laquelle nous a requis de nous transporter les jours et heures qu’il nous plaira indiquer au domicile du défunt Le Gray son mary à l’effet de procéder à la reconnaissance des scellés… [ce qui est décidé pour le lendemain 13 brumaire] Sont comparus : 1o) Angélique Thérèse Bodson, veuve de Vincent François Le Gray, receveur des rentes demeurant à Paris dans la maison où nous sommes, en son nom et à cause de la communauté des biens qui a existé entre elle et son défunt mari au terme du contrat de mariage […] laquelle communauté elle se réserve d’accepter ou de répudier par la suite ainsi qu’elle avisera, et encore comme donataire universelle en usufruit de son mari sans être assujetie de donner caution selon ledit contrat de mariage qui sera insinué incessamment ; 2o) Félix Victor Dechevrières demeurant à Paris rue de la Harpe, no 124, division du Théâtre Français, au nom et comme fondé de la procuration spéciale à l’effet des présentes, d’Armand Charles Le Gray, artiste dramatique, demeurant à Dunkerque, ladite procuration passée devant Dusse et son confrère, notaires à Dunkerque le quatre frimaire, présent mois dont le brevet original duement enregistré est demeuré annexé à la minute dont il sera cy après parlé. Ledit Charles Le Gray habile à se dire et porter unique héritier dudit François Vincent Le Gray, son frère germain. […] – est aussi comparu : René Le Moine, ouvrier imprimeur…. pour ce qui peut lui être dû par la succession du défunt Le Gray, pour le prix d’une inscription d’une rente

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perpétuelle de trois cents livres sur le grand livre [de la dette publique] qu’il avait chargé ledit Le Gray de vendre par la voye du transfert et que ce dernier luy a dit qu’il luy a dit avoir vendu avant son décès, moyennant le prix et somme de quinze cent francs numéraire, non compris les arrérages échus de la ditte rente, et en outre à l’effet de réclamer des titres, papiers et renseignements confiés audit défunt, relatifs à un arbitrage convenu entre le comparant et le citoyen Poiré son beau frère, lesdits papiers remis audit défunt en qualité d’arbitre nommé par le comparant… – Est aussi comparu le citoyen Nicolas Vial [mandataire de Duval du Havre] à l’effet de réclamer quatre inscriptions sur le grand livre de la dette publique [une de 1000 livres, deux de 500 et une de 160] – Est aussi comparu Marie Anne Catherine Joseph Duchemin, veuve d’Etienne Michel Bidault demeurant rue Eloy no 19 [pour] quatre inscriptions sur le grand livre de la dette publique de trois cents livres de rente chacune et d’autres… [Procuration de Germain Charles Lautran Duval, Grande-Rue au Havre devant De Grau, notaire au Havre en faveur de Nicolas Vial, rue St Eloy à Paris] – est aussy comparu Marie Anne Piat veuve de Bruno Clément, rue des Vieilles Etuves… – est aussy comparu Jean François Varlet cy devant employé à l’administration des postes, demeurant à Pailly, canton de Sergine, département de l’Yonne, de présent à Paris, logé rue Tiron no 6 12, division des Droits de l’Homme… lequel nous a dit que les causes de son opposition sont 1o) à l’effet de réclamer une inscription de douze cent cinquante livres de rente perpétuelle en son nom, qu’il a laissée audit défunt Le Gray pour être vendue, 2o) pour sûreté conservatoire et avoir payement en deniers ou quittances valables des loyers d’une maison sise à Paris rue des Fossés Saint Germain13 que ledit défunt Le Gray a été chargé de recevoir pour le comparant, 3o) à l’effet de réclamer un carton étiqueté en son nom contenant des titres, papiers et renseignements14 appartenants audit comparant, déclarant qu’il n’empêche qu’il ne soit procédé à la reconnaissance et levée des scellés… – est aussy comparu Jean Joseph Bodson, demeurant à Paris quay de l’Horloge du Palais, no 29, gardien de nos scellés conjointement avec lad[itte] veuve Le Gray… Et le lendemain 14 brumaire… – est comparu Marie Margueritte Bachelot veuve de Charles Nicolas David, cy devant tapissier demeurant à Paris rue Bodillot, no 90… pour un billet de deux cent soixante livres [Suit la transcription sommaire de l’inventaire, fait conjointement avec Clairet15, des biens contenus dans l’appartement, grenier, cave, cuisine, chambre, et cabinet de travail ; l’estimation des biens est de 1 800 livres. Est alors prise la décision] de mise en vente du mobilier dont le produit servira à payer les frais de scellés et d’inventaire… Argent : 635 livres dont 300 en assignats. Papiers et titres : Liste des noms de particuliers dont Le Gray gérait des affaires… Une inscription sur le grand livre de la dette publique non viagère, portée sur le registre A vol. 21, sous le no 24729 de la somme annuelle de quatre vingt livres au nom du deffunt Le Gray. Bail sous signature privée daté du 24 juillet 1791, avec Marie Geneviève Boudin, séparée quant aux biens de Jean Hesmart, de l’appartement qu’il occupait, pour la somme de cinq cent livres de loyer pour chaque année [Papiers] Cotes 1 à 18, dossiers des clients de Le Gray, classé par ordre alphabétique [liste des noms sans prénoms ni dates] 50 pièces concernant Michel Lambert Chasles (cote 19) 96 pièces concernant Nicolas Tampin et succession Petit (cote 20) 103 pièces qui sont titres et papiers concernant le citoyen Varlet (cote 21) 29 pièces succession Farcy (cote 22) 147 pièces concernant les héritiers Piat (cote 23)16

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86 pièces concernant les citoyens Lecomte et Llesogard ( ?) et la succession Grangeret (cote 24) 167 pièces concernant les citoyens Davigny et Marquin (cote 25) 30 pièces concernant le citoyen Chateau (cote 26) 46 pièces concernant Lemoine (cote 27) 10 pièces qui sont registres de compte (cote 28) différentes pièces concernant les personnes cy dessus [non classées] (cote 29) L’expédition du mariage Legray Bodson (cote 29 [double]) Inscription sur le grand livre de la dette publique no 24729 de la somme annuelle de 90 livres au nom du deffunt Legray en datte du seize messidor de l’an cinq (cote 30) Six pièces qui sont : La première, dix actions sur la tontine Lafarge17, no 144082-144091 ; La seconde, la reconnaissance d’une autre action de laditte caisse no 139050, sortie au tirage de janvier 1793, les 3-4-5e autres, reconnaissance de trois autres actions non sorties ; la 6e l’acte de naissance de Le Gray (cote 31) Item, six pièces, qui sont transports, opposition, certificats de résidence et autres pièces pouvant servir de renseignement sur le compte à faire entre ledit deffunt Le Gray et de la succession de Léon François Ferdinand Salignac Fenelon, décédé évêque de Lombez (cote 32)18 Item, un écrit sous signature privée en datte à Paris du 26 mars 1791, par lequel Le Gray frère du deffunt reconnait [un prêt de 115 livres] ( cote 33) Item, Bail sous signature privée en datte du 24 juillet 1791, [pour l’appartement de la rue des deux Boules] pour neuf années pour la somme de 500 livres annuel, à compter du 1er octobre 1791. [et un double du bail et les quittances de loyer] (cote 34) Item, 18 pièces [de facture et quittances pour des travaux que Le Gray a fait faire dans l’appartement] (cote 35) Item, trois pièces dont la première est l’expédition d’un acte passé devant Clairet, un des notaires soussignés, le deux ventôse de l’an cinq, duement enregistré, par lequel Charlotte Françoise Gousset, veuve d’Antoine Charles Le Gray, a reconnu avoir reçu dudit deffunt Le Gray, son fils, cinq cent vingt deux livres cinq sols et deux deniers, pour les comptes exprimés audit acte : la seconde une obligation [relative audit acte] ; la troisième est l’expédition d’un acte passé devant Clairet, un des notaires soussignés, le douze mars mil sept cent quatre douze contenant la déclaration des effets appartenant à ladite veuve Le Gray dans les lieux qu’elle occupait chez le deffunt Le Gray, son fils (cote 36)19 Item, Quatre pièces qui sont quittance d’arrérage d’une rente viagère de cent quarante quatre livres due par le deffunt Le Gray, à la dame Clément… la dernière en date du deux vendémiaire de l’an quatre (cote 37) Item, Neuf coupons de l’emprunt forcé, chacun de cent sols… (cote 38) Trois pièces qui sont déclaration et quittances de la contribution patriotique (cote 39) Dix pièces qui sont quittances des contributions mobilières et somptuaires dudit deffunt Le Gray pour l’année 1789 et les suivantes jusque et y compris l’an quatre et les trois cinquième de l’an cinq (cote 40) Quatre pièces dont la première est l’expédition d’un acte passé devant Clairet le 28 mai 1793 par lequel Le Gray a rendu le solde et compte qu’il devait en qualité d’exécuteur du testament de Margueritte Françoise Loudan, veuve de Jean Prudhomme, reçu par Clairet le 26 janvier de la même année ; les autres pièces relatives [à la même succession] (cote 41) Quatre pièces dont la première est un pouvoir donné par le comité de surveillance et révolutionnaire de la section du Museum, le six floréal de l’an deux aux citoyens Janson et Le Gray, deux de ses membres, tant pour déposer les comptes dont il y est question que pour poursuivre l’enregistrement, déposer les sommes qui se trouveront dans… : la troisième est un écrit en datte du vingt un ventôse de l’an trois par lequel Leroux, commissaire ordonateur des guerres et agent supérieur du département de Paris a déclaré que lesdits Janson et Legray leur avaient remis un

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récépissé de la trésorerie nationale de la somme de quarante sept mille vingt livres datté du neuf floréal… (cote 42)20 Treize pièces qui sont mémoires d’honoraires vacations et déboursés… payés par le deffunt Legray à Clairet jusqu’au quinze ventôse de l’an cinq, et mémoires d’honoraires payés à d’autres notaires (cote 43) Trente huit pièces qui sont minutes de procès verbaux de ventes faites par ledit deffunt Legray en qualité d’huissier priseur patenté du département de la seine les 18 et 27 frimaire an sept, 22 et 25 nivose cinq, 15 pluviose cinq, 26 ventôse sept, 9 et 18 floréal, 1er prairial et quatorze thermidor de l’an quatre…. (cote 44) Cinq pièces qui sont patentes données au deffunt Le Gray pour 1791 et 1792, la première pour exercer la profession de receveur des rentes… (cote 45) Vingt pièces bordereaux lettres mémoires pouvant servir de renseignement (cote 46).

NOTES

1. Seul Varlet a fait l’objet de quelques recherches, mais sa biographie est encore bien lacunaire. Voir Morris SLAVIN, « L’autre Enragé : Jean-François Varlet », Eine Jury für Jacques Roux. Dem Wirken Walter Markovs gewidmet, Sitzungsbericht der Akademie der Wissenschaften der DDR, Berlin, 1981, p. 34-67 ; J.-M. ZACKER, « Jean Varlet pendant la réaction thermidorienne… », AHRF, 1961, p. 19-34 ; Yves BLAVIER, « Jean-François Varlet après la Révolution », AHRF, 1991, p. 227-231. J’espère pouvoir bientôt compléter ces travaux grâce à de nombreuses pièces d’archives inédites. Quant à Legray, seule l'affaire de son incarcération au début de thermidor an II a été étudiée. D’abord par Mathiez qui utilisait le dossier de police de Legray (F7 4774 14) dans « La campagne contre le gouvernement révolutionnaire à la veille du 9 Thermidor : L'affaire Legray », AHRF, 1927, p. 309-325 ; puis, par Pierre Caron qui complétait l’article de Mathiez à l’aide du dossier de Legray au Tribunal révolutionnaire (W 47, d. 3138) dans « L’opposition de gauche à la veille du 9 thermidor », AHRF, 1947, p. 322-325. 2. Les Bodson étaient une grande fratrie, deux filles et six garçons, enfants de Henry Bodson, orfèvre bijoutier, et de Jeanne Antoinette Duhamel, polisseuse de bijoux. Ils perpétuèrent la tradition familiale devenant tous artisans d’art, joailliers, opticiens, bijoutiers ou graveurs. Plusieurs furent d’actifs militants dans leur section. La liste de cette fratrie nous est donnée, en l’an V, par un acte de notoriété des héritiers de l’un d’eux, Charles Henry (fondeur, alors installé à Angoulême), acte pour lequel Legray fut témoin (AN, ET LXVI 717). Le plus connu par son engagement révolutionnaire, Joseph Bodson, était né à Paris le 3 mars 1768, graveur (il réalisa plusieurs affiches pour Babeuf), peintre sur porcelaine, et peintre en décor. Il vécut à partir de 1821 au 29 rue de la Grange-aux-Belles, et décéda à la maison de santé de Mme Bonnemain- Chértet, à La Glacière, commune de Gentilly, le 27 juin 1835. 3. Ce mariage était sans doute la régularisation d’une vie commune antérieure ; régularisation que la maladie de Legray rendait sans doute nécessaire. Ils se connaissaient en tout cas depuis longtemps. Le 30 juillet 1790, deux tantes d’Angélique, Geneviève et Marie Marguerite Duhamel, s’étaient constitué une rente de 224 livres, sur un capital de 4 494 livres, qui devait revenir à leur nièce après leur décès. C’est Legray qui régla l’opération : « François Vincent Legray, bourgeois de Paris y demeurant, place du Chevalier du Guet, paroisse Saint Germain l’Auxerrois, au présent acquéreur pour lesdites Dlles Duhamel et Bodson… » (AN, ET XIX 897).

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4. AN, ET LXVI 717, acte passé devant Me Louis André Clairet, notaire, rue des Bourdonnais, au coin de la rue des Mauvaises-Paroles. 5. Antoine Charles Legray était marchand mercier. Après la faillite de son commerce et la saisie de ses biens en 1761, il avait entraîné sa famille dans la désastreuse aventure organisée par Choiseul d’aller peupler en masse la Guyane pour en faire une colonie prospère. Son épouse, Charlotte Françoise Gousset, en revint, veuve, avec seulement deux des quatre enfants qu’ils y avaient emmenés. 6. C’était l’adresse familiale où vivaient encore sa mère, plusieurs de ses frères et une de ses tantes. 7. Un espace avait été laissé pour nommer les témoins du futur époux, qui ne fut pas rempli. 8. AD Paris, D4 U1 4, Justice de paix, section du Muséum (4e arrondissement ancien), 58 p. Nous n’en reproduisons que l’essentiel. 9. Le Sèvre, ancien membre du comité civil de la section du Muséum, et Legray, ancien commissaire révolutionnaire de la même section, se connaissaient bien pour avoir longtemps milité ensemble. 10. Armand Charles Legray, né en 1751, était devenu comédien « attaché à l’entreprise du théâtre de Molière », puis, le 1er décembre 1792, il avait été embauché dans la 6e division du département de la Guerre dirigée par Xavier Audoin, au bureau des nominations de l’infanterie, sans doute sur la recommandation de son frère ; il démissionna de ce poste en l’an IV. Lors du décès de François Vincent, il vivait à Dunkerque. Revenu à Paris, il recueillit sa mère dans son appartement, cul-de- sac Laurent à la porte Saint-Denis, où elle décéda peu de temps après, le 26 nivôse an VII (15 janvier 1799) (AN, ET LXVI 721). 11. C’était la mère d’un héros éphémère du 9 thermidor : Jean Hesmart, marchand de drap et chef de la 29e légion de gendarmerie (il habitait rue de la Monnoye et sa boutique était rue du Roule). Nommé commandant de la force armée de Paris dans la matinée du 9 Thermidor en remplacement de Hanriot, il fut arrêté par ce dernier dès 15 heures, les Comités le remplacèrent alors par Fauconnier, chef de la 1re légion. Sur Hesmart voir l’ouvrage publié par Gratien JAY- DUFRENOY, Mélanges historiques. Un chapitre inédit du 9 thermidor…, Dentu, 1885 ; et l’étude minutieuse réalisée par Arthur Birembaut, « Hesmart et son rôle au 9 thermidor », AHRF, 1959, p. 306-327. Si Legray était locataire de Madame Hesmart, mère, le juge de paix Le Sèvre était quant à lui locataire du fils, principal locataire de la maison du 39 rue de la Monnoye (bail du 9 juin 1790, AN, ET LXVI 692). 12. C’était déjà son adresse durant la Révolution. 13. Cette propriété dont il avait hérité en 1793, située en face de l’entrée de la célèbre Cour-du- Commerce, était la pièce maîtresse de ses biens immobiliers. Les loyers qu’il en percevait constituaient une grande part de ses revenus. La maison appartenait encore à ses enfants lorsqu’elle fut acquise en 1865 par la Ville de Paris pour la somme de 232 000 F, pour être démolie lors du percement du boulevard Saint-Germain. 14. Cf. infra. Le carton contenait 103 pièces (titres de rentes et de propriétés immobilières), mais le détail n’est pas donné. 15. L’inventaire après décès qui dura du 13 brumaire an VI (3 novembre 1797) au 21 frimaire an VI (11 décembre 1797) est conservé dans les minutes de Me Clairet : AN, ET LXVI 718. 16. La succession Piat était si embrouillée et Legray ayant de surcroît tenté une opération immobilière douteuse en rachetant au tribunal des criées un des immeubles de cette succession (qu’il avait revendu juste avant son décès, mais sans avoir eu le temps d’en régler l’achat), que sa propre succession n’était toujours pas liquidée dix ans plus tard. Les créanciers de Legray, dont Varlet, s’étaient constitués en syndic, mais il ne semble pas qu’ils parvinrent à récupérer leurs avoirs (Union des créanciers Legray, 12 & 26 pluviôse, 8 ventôse an VI (31 janvier 1798, 14 & 26 février 1798), AN, ET LXVI 719). La veuve de Legray, Angélique Bodson, renonça d’ailleurs très vite à l’héritage (Veuve Legray, renonciation, 17 nivôse an VI (6 janvier 1798), AN, ET LXVI 719).

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17. AN, F 22 876, Le Gray, né le 22 janvier 1754, dix actions sur la tontine Lafarge, 2e société « jeunes », no 144082-144091 ; 1re société « jeunes » no 139050, sortie au tirage de janvier 1793. 18. Legray avait racheté pour 4 000 livres les créances sur la succession de l’évêque de Lombez, Léon François Ferdinand de Salignac de Lamothe de Fénelon, que possédait l’ancien valet de chambre du prélat, Jean-Baptiste Huguenin (AN, ET LXVI 700). Legray mena plusieurs opérations de cette nature, où il espérait que le produit de la liquidation de créances rachetées à des héritiers impatients, lui laisserait un bénéfice. Ce genre de spéculation ne lui fut pas toujours profitable... 19. AN, ET LXVI 716. 20. Sur cette mission, voir Pierre CARON, Les missions du Conseil exécutif provisoire et de la Commune de Paris dans l'Est et le Nord, août-novembre 1792, Paris, 1953.

AUTEUR

JEAN-JACQUES TOMASSO [email protected]

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Comptes rendus

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Volume réalisé par Corinne GOMEZ-LE CHEVANTON et Françoise BRUNEL, Archives parlementaires. Première série, tome CII, du 1er au 12 frimaire an III (21 novembre au 2 décembre 1794) Paris, CNRS Éditions, 2012

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Volume réalisé par Corinne GOMEZ-LE CHEVANTON et Françoise BRUNEL, Archives parlementaires. Première série, tome CII, du 1er au 12 frimaire an III (21 novembre au 2 décembre 1794). Paris, CNRS Éditions, 2012, 488 p., ISBN 978-2-271-07712-7, 70 €.

1 Sept ans après le précédent tome (dont nous avions rendu compte dans les AHRF en 2007 [n° 2, p. 240-242]), voici la nouvelle livraison des Archives parlementaires sortie des presses. C’est peu dire que chaque nouveau tome est attendu avec impatience par les chercheurs, impatience à la hauteur de la richesse de cette source fondamentale pour tous ceux qui mènent des recherches sur la Révolution française. Il aura fallu sept ans entre les tomes CI et CII, contre cinq ans entre les tomes C et CI, ce qui ne manque pas de souligner tout à la fois cette juste impatience mais aussi l’immensité du travail à accomplir pour réaliser chaque tome. Corinne Gomez-Le Chevanton et Françoise Brunel ont toutes deux accompli un travail considérable pour rassembler les sources, les saisir, les vérifier, les corriger, les indexer, etc. Je saisis ici l’occasion de rendre un hommage appuyé à celles et ceux qui paient ainsi de leur personne pour effectuer des recherches de fond destinées aux publications de sources. Nulle vaine gloire à gagner là ; en revanche, l’immense satisfaction de servir la recherche et de mettre son énergie à la disposition de la communauté. Passer une ou plusieurs années à dépouiller les procès-

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verbaux de la Convention nationale, ou encore pour une autre collection (CTHS), des procès-verbaux de sociétés populaires, permet aussi de rappeler chacun/e à l’humilité et aux recherches fondamentales, et c’est loin d’être négligeable. Ce tome CII étant le dernier auquel Françoise Brunel aura pu contribuer, il convient de lui rendre un hommage particulier, même si naturellement Corinne Gomez-Le Chevanton a été la cheville-ouvrière des dépouillements. Françoise Brunel aura accompagné l’aventure au long cours de cette publication pendant plus de 30 années (publication commencée, rappelons-le, au XIXe siècle, interrompue en 1913, reprise aujourd’hui depuis quelque cinq décennies par l’Institut d’Histoire de la Révolution française, avec le soutien du CNRS et du Parlement). Avec le concours successivement d’Aline Alquier, Raymonde Monnier et Marie-Claude Baron, elle aura assuré la publication des tomes XCII à CII, soit onze tomes et les procès-verbaux de messidor an II à frimaire an III, avec des séances on ne peut plus importantes. Comme elle est l’une des meilleures spécialistes au monde de la Convention nationale, on imagine sans peine le défi posé par le futur tome CIII. Si nul n’est irremplaçable, fort heureusement d’ailleurs pour la recherche sinon le temps qui passe aurait de longue date nuit gravement aux études révolutionnaires, la perte de l’immensité des connaissances de Françoise Brunel sera hélas difficile à compenser.

2 Quoi qu’il en soit, ce tome CII correspond à douze jours du début de l’hiver 1794, mais peut, comme le précédent, être encore assimilé à ce que Sergio Luzzatto a nommé « l’automne de la Révolution », en écho à un autre « automne » bien connu des historiens. Ces douze premiers jours de frimaire paraissent d’emblée fondamentaux, puisqu’ils s’inscrivent encore dans cette période de l’après-Thermidor où le champ des possibles était encore ouvert. Pour autant, un simple coup d’œil aux entrées de l’index offre une tendance marquée : une bonne quarantaine de mentions pour , aucune pour Augustin, une pour Couthon, aucune pour Le Bas et Saint- Just. La légende noire poursuit son chemin et se concentre donc sur « l’infâme Robespierre », « le scélérat Robespierre », etc. ; mais, désormais, ses héritiers, réels ou supposés, fournissent des cibles ouvertement désignées : « l’ombre coupable de Robespierre », « la faction Robespierre », « les élèves de Robespierre », « les trop fidèles agents du perfide Robespierre », « les scélérats coopérateurs du crime de Robespierre », « les héritiers des crimes de Robespierre »… le doute est-il encore vraiment permis ? Dès fructidor an II, Lecointre s’en était pris à sept anciens membres des Comités de salut public et de sûreté générale, mais sa dénonciation avait été rejetée comme calomnieuse ; en vendémiaire an III, Legendre avait pris le relais pour concentrer cette fois la dénonciation contre ceux qui allaient vite être désignés comme de « grands coupables » (Barère, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Vadier), occasion de créer une Commission des douze chargée d’enquêter sur les accusations portées contre eux. Le 3 frimaire, une lettre de Goupilleau de Montaigu sonne la charge contre Maignet, en décrivant la répression de Bédoin. D’autres attaques fusent, on finit même par contester l’institution révolutionnaire des représentants du peuple en mission (cf. le 8 frimaire), même si celle-ci continue et va continuer à être utilisée par la Convention dite « thermidorienne », bien sûr avec des changements importants dans les hommes comme dans les objectifs assignés aux missionnaires. Enfin et surtout, ces douze jours de frimaire correspondent au procès de Carrier devant la Convention nationale. « Vrai- faux » procès en réalité, dans la mesure où l’Assemblée remplit uniquement les fonctions de jury d’accusation, le but étant de déférer Carrier au Tribunal révolutionnaire si un décret d’accusation contre lui finit par être voté. Ce nonobstant, même si ce tribunal juge et condamne en dernier ressort, la véritable condamnation de

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Carrier intervient bel et bien devant ses collègues et par leur décision. Legendre, alors président en charge, expose, le 1er frimaire : « La Convention va remplir les fonctions de jury d’accusation : c’est toujours pour elle un jour de deuil d’avoir à prononcer contre un de ses membres ». Est-il besoin de le souligner, plusieurs dizaines de représentants du peuple ont déjà été la cible de décrets d’arrestation, de décrets d’accusation, de décrets de mise hors de la loi, depuis le printemps 1793. Le cas de Carrier ne saurait constituer une nouveauté de ce point de vue, forme exceptée et surtout fond excepté. En effet, la Convention nationale choisit là un bouc-émissaire des plus pratiques pour faire oublier que ses propres décrets ont constitué la base des répressions de grande ampleur en 1793-1794. En soi, Carrier paraît indéfendable et c’est pour cela qu’il offre une cible aisée à atteindre, après les révélations au cours du procès des Nantais dans les semaines précédentes. Pour autant, il se défend pied à pied, et ce tome CII offre au lecteur une source fondamentale pour saisir tout à la fois les accusations portées contre lui et le plaidoyer pro domo qu’il leur oppose. Dès le 1er frimaire, il se défend pendant des heures et sa voix finit par se briser, ce qui amène un ajournement de la séance à neuf heures du soir. Le lendemain, un des secrétaires de la Convention nationale doit prendre le relais pour lire à sa place les chefs d’accusation et Carrier peut ainsi économiser ses forces pour répondre. La journée du 3 frimaire amène l’évocation des noyades et constitue, sans surprise, un temps fort du procès. Aux pages 100-117, on trouvera le détail précieux du vote par appel nominal pour ou contre sa mise en accusation, département par département, assorti des motivations pour ceux qui en donnent. Le décret d’accusation voté presque à l’unanimité (pour l’acte d’accusation, cf. p. 178-179), le chemin est tout tracé pour Carrier. Depuis 1793, un décret d’arrestation mène un représentant du peuple en résidence surveillée à son domicile ou dans l’une des prisons parisiennes, là où un décret d’accusation le conduit à la Conciergerie, véritable antichambre de la mort, puis devant le Tribunal révolutionnaire. Au moment de l’appel nominal, 500 membres de l’Assemblée répondent et votent, ce qui occasionne un bref échange sur les « absents » dès lors que quelque 260 autres représentants du peuple ne sont point en mission ou en congé…

3 Au-delà de ce procès Carrier, qui constitue le cœur du tome CII, le lecteur trouvera, comme toujours, des centaines d’autres pistes de recherche précieuses, ici sur les Beaux-Arts, là sur les colonies, là encore sur la réorganisation de la Garde nationale (12 frimaire) ou sur la mort du général Dugommier, sans parler du cas de David alors emprisonné et de ses élèves qui plaident pour sa libération. Les traditionnels courriers, adresses, pétitions, livrent aussi une masse considérable d’informations, de celles que Michel Vovelle avait su utiliser, avec ses élèves, il y a quelques années. Une table chronologique et un index général, comme d’usage, rendront les meilleurs services aux chercheurs. Le prix du volume, de 50 € pour le tome CI, est passé à 70 €. Espérons qu’un nombre infime de bibliothèques, presque toutes confrontées à de sévères baisses de crédits, va en tirer argument pour interrompre l’achat de la collection. Enfin, comment conclure, sinon en affirmant que les tomes CIII puis CIV eux aussi scientifiquement parfaits sont désormais attendus dans les meilleurs délais ?

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Luigi DÉLIA ET Éthel GROFFIER, La vision nouvelle de la société dans L’Encyclopédie méthodique, volume I, Jurisprudence. Josiane BOULAD-AYOUB, La vision nouvelle de la société dans L’Encyclopédie méthodique, volume II, Assemblée Constituante Québec, Presses de l’Université Laval, 2012, 2013

Jean Bart

RÉFÉRENCE

Luigi DÉLIA ET Éthel GROFFIER, La vision nouvelle de la société dans L’Encyclopédie méthodique, volume I, Jurisprudence. Québec, Presses de l’Université Laval, 2012, 546 p., ISBN 978-2-7637-1524-7, 32 €. Josiane BOULAD-AYOUB, La vision nouvelle de la société dans L’Encyclopédie méthodique, volume II, Assemblée Constituante. Québec, Presses de l’Université Laval, 2013, 590 p. ISBN 978-2-7637-1755-5, 48 €.

1 Pour rendre plus accessible à un vaste public le contenu de « la Méthodique » qui, « à cause de son gigantisme même, […] est restée largement méconnue », les Presses de l’Université Laval ont confié à la philosophe Josiane Boulad-Ayoub le soin de diriger une équipe chargée de publier une anthologie de la collection conçue par Charles- Joseph Panckoucke comme devant « tenir lieu dans les cabinets des Savants et des Amateurs peu riches, d’une multitude d’autres livres dont l’acquisition partielle leur

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coûterait le centuple de cette Encyclopédie méthodique ». Afin de répondre à cet ample programme, plus de deux cents volumes ont paru entre 1782 et 1832. L’originalité de cette entreprise éditoriale réside dans le fait que chaque matière fait l’objet d’un ouvrage unique, en un ou plusieurs tomes, qui constitue un dictionnaire spécialisé au sein duquel les articles sont classés par ordre alphabétique. L’ambition des éditeurs de l’anthologie est de refléter, sous une forme forcément réduite, la richesse des divers dictionnaires thématiques et de « présenter au large public intéressé par le développement des sciences humaines une sélection des articles qui ont le plus de résonance actuelle », assortis d’analyses scientifiques éclairant le contexte de leur écriture. La difficulté majeure d’une telle publication se trouve, comme celle de toute anthologie, dans les choix effectués.

2 La première livraison est, à cet égard, rassurante. Les auteurs, une juriste et un philosophe, ont réussi, de part et d’autre de l’Atlantique, à grouper sous le titre Jurisprudence, une soixante d’extraits d’une à une dizaine de pages, issus des dix premiers volumes de l’EM parus de 1782 à 1791, constituant le Dictionnaire de jurisprudence et le Dictionnaire de police et municipalités. Dans le premier, la répression des délits et le droit criminel se taillent la part du lion, mais le droit de la famille et les projets de réforme sociale ne sont pas négligés. Les auteurs de ce choix éclairent opportunément la « méthode » suivie dans l’élaboration de la nouvelle encyclopédie, ainsi que la personnalité de ceux qui y ont participé. Les morceaux choisis sont précédés d’une analyse globale soulignant à la fois l’originalité des contributions et les rapports entre l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers et celle que Panckoucke avait conçu comme la « Bibliothèque complète et universelle de toutes les connaissances humaines ». La Méthodique reprend d’ailleurs parfois des articles de son aînée : tel le premier texte de l’anthologie ici présentée, « autorité politique », emprunté à Diderot. Le Répertoire universel et raisonné de jurisprudence de Guyot a été largement sollicité et donc, indirectement, les nombreuses contributions de Merlin de Douai à celui-ci. Certains auteurs de la nouvelle encyclopédie deviendront célèbres, comme Henrion de Pansey ou Garran de Coulon, sans oublier André-Jean Boucher d’Argis, fils du collaborateur de la première encyclopédie et qui mourra sur l’échafaud en l’an II. La multiplicité des auteurs sollicités rend certes la qualité de l’ouvrage disparate ; de plus, la description du système juridique en vigueur à la fin de l’Ancien Régime est devenue obsolète à partir de 1789, ce que les critiques contemporains n’ont pas manqué de souligner. Cependant, les textes – judicieusement choisis – présentent dès lors « une valeur historique certaine en ce qu’ils donnent un bon aperçu des abus à réformer et des projets pour ce faire ».

3 Sous le titre Dictionnaire de police et municipalités, les volumes IX et X de L’Encyclopédie méthodique ont paru au cours des deux premières années de la Révolution. Outre le ton résolument réformateur du contenu, leur particularité résulte du fait qu’ils sont l’œuvre d’un auteur unique : Jacques Peuchet – auquel l’un des deux auteurs du présent livre a consacré un ouvrage : Éthel Groffier, Jacques Peuchet (1758-1830), Québec, Presses de l’Université Laval, 2009 – avocat, journaliste, géographe, économiste…, ancien collaborateur de Morellet, qui sera élu à plusieurs reprises au cours de la Révolution lors d’élections administratives locales, et emprisonné après le 10 août 1792 et après fructidor an V, tout en devenant un spécialiste de la police, au sens ancien du terme. Les deux volumes composés par lui présentent, en conséquence, une unité que n’avaient pas les précédents. Il a, au surplus, suivi scrupuleusement les consignes de

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Panckoucke, faisant précéder les différentes entrées d’un Discours préliminaire, et dessinant, à la fin, un Tableau général et méthodique de la police pour servir de plan de lecture au dictionnaire de la Police et de la Municipalité.

4 C’est également Peuchet qui a choisi les textes composant la deuxième livraison de l’anthologie. Désireux de manifester le modernisme de sa collection encyclopédique, Panckoucke lui confia la rédaction d’une histoire de la Révolution en train de se faire, afin de donner « une idée vraie de la Révolution » selon l’expression de Jacques Peuchet lui-même. Trois tomes en plusieurs volumes étaient prévus, mais le projet tourna court, tant en raison des événements politiques que de l’amollissement de l’enthousiasme révolutionnaire de l’auteur, si bien que seul le premier volume du tome II a vu le jour, à la fin de 1791, réunissant une partie des débats de la Constituante groupés, puisqu’il s’agit d’un dictionnaire, sous des rubriques classées par ordre alphabétique : Académie, Acadiens…, Assignat, Avignon…, en passant par Acte constitutionnel et Assemblée constituante, parmi d’autres. L’intérêt de publier aujourd’hui un tel échantillonnage forcément tronqué peut sembler mineur aux yeux de chercheurs familiers des Archives parlementaires et dont la préférence va aux matériaux bruts et complets. Il réside essentiellement dans l’analyse de la méthode suivie par Peuchet qui suit fidèlement, ici aussi, les directives de Panckoucke, insérant chaque article dans le contexte des débats et nouant les liens qui unissent son contenu à d’autres publications contemporaines. Le classement même de chaque entrée selon des rubriques prédéfinies est justifié ainsi dans l’Avertissement sur cette Partie du Dictionnaire encyclopédique de l’Assemblée nationale daté du 6 novembre 1791 : « […] dans les questions de fait, c’est toujours le personnage ou le lieu principal de l’événement qui indique les débats ; dans les questions de droit politique, de législation, c’est l’objet principal, celui sur lequel portait le sens ou l’intention de la délibération qui a été préféré. Ainsi pour exemple du premier genre, les événements de la retraite du roi à Montmédy et de son retour forcé à Paris, sont placés au mot roi, événement ; pour exemple du second genre, ce même mot roi, législation, indiquera la série des débats qui ont eu lieu sur son inviolabilité, ses droits à la couronne, etc ». Une telle reconstruction rend-elle plus accessibles les délibérations des Constituants au « large public » visé par l’anthologie d’aujourd’hui ? Ce volume éclaire, en tout cas, la pensée et les choix politiques de Jacques Peuchet, un peu délaissé par l’historiographie de ce côté-ci de l’Atlantique.

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Mart RUTJES, Door gelijkheid gegrepen. Democratie, burgerschap en staat in Nederland, 1795-1801 Nimègue, Vantilt, 2012

Annie Jourdan

RÉFÉRENCE

Mart RUTJES, Door gelijkheid gegrepen. Democratie, burgerschap en staat in Nederland, 1795-1801. Nimègue, Vantilt, 2012, 272 p., ISBN 978-94-6004-108-2, 22,50 €.

1 Première publiée des trois thèses dirigées par Niek van Sas et Wyger Velema, dans le cadre de leur projet « La première démocratie néerlandaise : le monde politique de la République batave 1795-1801 » - subventionné par le NWO – Organisation néerlandaise pour la Recherche-, ce travail se concentre sur le discours politique de la Révolution batave. À la base de ce discours se trouverait selon l’auteur le concept d’égalité. Une égalité naturelle qui fait que tous les hommes sont nés égaux et qu’ils ont donc tous les mêmes droits et devoirs. Rutjes découvre une indéniable soif d’égalité dans l’aspiration des Bataves pour un État un et indivisible, pour une démocratie représentative, et un élargissement de la citoyenneté. Ces trois thèmes constituent les premiers chapitres du livre. S’en ajoute un quatrième qui traite plus spécifiquement de la division des pouvoirs et des prérogatives du législatif et de l’exécutif, de même que des tâches imparties à l’État : éducation, secours publics, droits sociaux. À la lumière des discussions qui occupent l’Assemblée constituante batave, l’auteur distingue une continuité avec celles qui passionnaient les patriotes des années 1780. De même, il souligne la relation qui subsiste entre le républicanisme classique des patriotes et la démocratie représentative chère aux Bataves. La période intermédiaire – les années 1790 où nombre de patriotes séjournent dans la France révolutionnaire et suivent les débats des assemblées parisiennes successives – retient peu son attention. Son travail n’est pas comparatif, même si de temps à autre, sont invoqués les États-Unis et la

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France. Pourtant, à la lumière des divers projets réalisés par les patriotes exilés entre 1789 et 1793, il semblerait bien que leurs idées se peaufinent au cours de la période (voir notre La Révolution batave entre la France et l’Amérique). Cela ne veut pas dire qu’ils copient à la lettre le(s) modèle(s) français, mais qu’ils s’adaptent aux circonstances et empruntent quelques idées qui ne les avaient pas préoccupés au cours de la période précédente. Cela dit, les quatre chapitres présentent avec soin les discussions et disputes entre radicaux et modérés, entre unitaristes et fédéralistes, autour de thèmes incontournables, tels que les élections et les conditions à remplir pour devenir citoyen. L’auteur rappelle à juste titre qu’avant la Révolution batave (et même au temps des patriotes), les Hollandais étaient citoyens d’une ville et non d’un État national. L’accès à la citoyenneté était limité : il fallait pour le moins faire partie d’une milice et disposer de ressources assurant l’indépendance matérielle. Les étrangers étaient exclus, tout comme les dissidents religieux et les Juifs. La Révolution batave mettra fin à cette discrimination, du moins en principe. Car il lui sera difficile de subtiliser aux villes leurs prérogatives et aux corporations leurs privilèges. L’unité et l’indivisibilité auront de la peine à s’imposer pleinement, d’autant qu’en 1801 a lieu un coup d’État qui réduit l’unité égalitaire de 1798 et réintroduit une certaine décentralisation.

2 Placée sous le signe de l’égalité, qui motive les changements, la République batave était parvenue à terminer sa constitution en avril 1798, grâce aux radicaux qui en avaient imposé les termes, suite à leur coup d’État du 22 janvier 1798. Elle avait été acceptée par le peuple souverain en mai, et introduite par la suite. Or, et c’est très étrange, la déclaration des droits fondamentaux placée en introduction à cette constitution de 1798 – conçue par les radicaux – a supprimé parmi les droits fondamentaux la référence à l’égalité naturelle. L’article 1 de ces droits fondamentaux est formulé de la sorte : « Le but de l’association sociale est la sûreté de la personne, de la vie, de l’honneur et des biens, et la culture de la raison et des mœurs ». Certes, l’article 2 mentionne que le contrat social ne modifie ni ne limite les droits naturels de l’homme, pour autant que ce n’est pas nécessaire, et l’article 3 rappelle que tous les membres de la société ont un droit égal aux avantages qu’elle propose, tandis que l’article 4 stipule que tout citoyen est libre de disposer de ses biens et revenus et des fruits de son travail. Mais c’est tout de même un immense recul par rapport à 1795 où l’article 1 du texte des droits de l’homme destiné au peuple de la province de Hollande déclarait : « Tous les hommes sont nés égaux et ces droits naturels ne peuvent leur être ôtés » et l’article 2 ajoutait : « Ces droits sont l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété et la résistance à l’oppression » ? Inutile de dire que cette formulation (due à Pieter Paulus qui n’était aucunement jacobin) rappelait tant la déclaration de 1789 que celle de 1793.

3 Or, tout à ses réflexions sur l’unité, la souveraineté, la constitution, la séparation des pouvoirs et la représentation, l’auteur n’a pas jugé important d’y adjoindre une étude comparée des textes déclaratoires successifs et des reculs ou avancées entre eux. Il ne décèle pas l’énorme contradiction entre ce que disent à la tribune les radicaux bataves et le résultat de leurs discussions. Ailleurs, j’ai démontré que la France et, notamment Daunou, avait conservé dans ses corrections du projet batave la fameuse trinité révolutionnaire, bien que dans un ordre inversé : liberté, égalité, propriété. Elle n’avait pas supprimé ce principe fondamental qu’est l’égalité des hommes. Pourquoi les radicaux bataves ont-ils modifié un crédo aussi important ? Pourquoi lui avoir subtilisé la sûreté et la civilisation/civilité/culture de la raison et des mœurs ? C’est ce que le

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lecteur aimerait bien savoir. Le problème des études sur les concepts et la pensée politique est bien souvent que celles-ci ne tiennent aucun compte des réalités et des pratiques – n’en déplaise à l’école de Cambridge ou à celle de Bielefeld. Le livre de Mart Rutjes ne fait pas exception. C’est d’autant plus grave que ce livre traite donc de l’égalité, comme fondement premier du contrat social.

4 Les deux critiques ici formulées ne visent pas à discréditer un travail sérieux, basé sur les archives et la presse de l’époque. Bien écrit, abordant les sujets qui passionnaient les contemporains, et mettant à jour les intenses discussions à la tribune entre des adversaires qui se flattaient d’être tous des républicains vertueux, le livre de Rutjes dévoile qu’en terre batave aussi, la tolérance politique était loin de triompher, et, dans un second temps, confirme le caractère néerlandais de ces discussions. Il fait mieux. Il incite à repenser le républicanisme hollandais, et par suite, celui des républiques nouvelles, avant de conclure, à la façon d’Andreas Kalyvas et Ira Katznelson, sur le mariage inattendu de ce républicanisme avec qu’il est convenu de nos jours d’appeler libéralisme.

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Joris ODDENS, Pioneers in schaduwbeeld. Het eerste parlement van Nederland, 1796-1798 Nimègue, Vantilt, 2012

Annie Jourdan

RÉFÉRENCE

Joris ODDENS, Pioneers in schaduwbeeld. Het eerste parlement van Nederland, 1796-1798. Nimègue, Vantilt, 2012, 556 p., ISBN 978-94-6004-109-9, 27, 50 €.

1 Le très gros livre de Joris Oddens est la seconde thèse du projet sur la « première démocratie néerlandaise » de Van Sas et Velema. La troisième est consacrée à la presse révolutionnaire et sera publiée dans les années à venir. Dans la lignée de Pasi Ihalainen, de Jean Garrigues, de Patrick Brasart et de bien d’autres, Joris Oddens étudie de très près la politique parlementaire de l’ère révolutionnaire batave. Sujet négligé aux siècles précédents qui ne prenaient pas au sérieux ce premier parlement néerlandais, souvent traité de « bavard » ou « d’insipide », l’histoire des parlements a acquis désormais droit de cité, non seulement aux Pays-Bas, mais dans tous les pays qui se sont dotés d’un pouvoir représentatif. À l’instar du Finlandais Ihalainen, adepte d’une histoire comparée du parlementarisme – on lui doit un bel ouvrage sur le parlementarisme britannique et suédois, publié en 2010 par Brill – Joris Oddens accorde une place non négligeable au précédent français, ce qui lui permet par contraste de découvrir l’originalité du modèle batave. Contrairement à Mart Rutjes, il réactualise les projets néerlandais conçus en France et note les avancées ou les changements par rapport à l’époque des patriotes. Le premier chapitre en effet donne un résumé de la situation en France et en Hollande durant les années précédant la Révolution batave. Mais c’est pour conclure que le précédent français n’était pas seulement un modèle à imiter, mais le plus souvent un contre-modèle à éviter. L’ouvrage est composé de huit chapitres traitant divers thèmes, suivant plus ou moins l’ordre chronologique : la création du

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parlement (ou Assemblée nationale) ; les membres qui le composent ; son mode de fonctionnement et ses tâches ; les partis politiques qui y surgissent ; les projets qu’il élabore ; les batailles qu’il livre et les décisions prises. On y apprend ainsi qu’à l’origine le parlement n’avait pas pour mission de créer un État un et indivisible. Les États- Généraux, ancêtres dudit parlement, avaient décrété qu’il s’agissait de réaliser une constitution valable pour le peuple néerlandais tout entier, qui lui serait par la suite présentée. Mais il y était précisé que l’Assemblée nationale ne devait pas se mêler des affaires provinciales. Il n’était nullement question d’introduire l’unité. Sur ce point régnait dès les débuts la discorde : entre provinces ou entre municipalités et provinces. Amsterdam, par exemple, avait d’autres priorités que la province de Hollande à laquelle elle appartenait. La première souhaitait conserver la souveraineté municipale et la structure fédérale, tandis que la seconde rêvait d’y mettre fin. La lutte fut acerbe. Et ce n’est qu’en 1798, que les unitaristes l’emportèrent.

2 Le chapitre suivant étudie la composition sociale de l’Assemblée nationale constituante. Au total, cent cinquante membres – 126 députés, auxquels s’ajoutent les remplaçants des membres impliqués dans la commission de constitution et ceux des malades ou des démissionnaires. Oddens examine leur appartenance sociale et culturelle, leur expérience professionnelle, leurs antécédents politiques, leur origine géographique, leurs convictions religieuses, etc. et s’interroge sur la fréquence de leurs interventions. Frappe dans cet aperçu la présence importante des juristes sur les bancs de l’Assemblée – comme en France et aux États-Unis - : 42,7 % de juristes contre 10,7 % de théologiens. Parmi eux, 37,5 % d’hommes ayant une expérience administrative. Suivent les tâches qui leur adviennent, et, notamment la mise en place du règlement de l’Assemblée dont disposait également la France. Joris Oddens s’intéresse également aux commissions nommées par l’Assemblée, mais ne s’interroge pas sur leurs éventuelles manœuvres et manipulations, et sur l’influence qu’elles ont pu avoir sur les décisions de l’Assemblée. Cinq d’entre elles étaient du reste permanentes, ce qui suggère une influence certaine. À La Haye, le président de l’Assemblée lui-même disposait d’une large marge de manœuvre. Son pouvoir était même arbitraire, ainsi qu’il en alla en mai 1796, quand il envoya l’armée réprimer les troubles amstellodamois sans en avertir l’Assemblée. Comme en France, par ailleurs, l’Assemblée dut créer un vocabulaire parlementaire, qui n’existait pas réellement dans les États Généraux. Soucieuse de se distinguer de la grande République voisine, elle en inventa les termes, mais en emprunta également : « à l’ordre du jour » fut néerlandisé, tout comme « mention honorable » « rapporter » [un décret] ou « appel nominal ».

3 Parmi les points de critique à faire à un travail exemplaire, qui permet de comprendre comment fonctionne une assemblée élue démocratiquement, mais qui n’a pas d’antécédent réel, le plus important est sans doute l’appellation que confère l’auteur aux divers partis. Dans le chapitre sur les rapports entre les personnages qui peuplent l’Assemblée constituante, Oddens en effet reconnaît dans les luttes quotidiennes qui les opposent une première esquisse des partis politiques modernes. S’il rejette l’idée que fédéralistes et unitaristes constituent un courant conséquent, fixe et organisé, Oddens distingue en revanche deux courants ou factions : celui des modérés et celui des républicains. La distinction est étrange. Car un républicain n’est pas forcément radical, et un modéré pas forcément antirépublicain. De fait, cette dénomination est fautive parce qu’elle confond deux registres. La modération étant issue d’un tempérament ou d’une psychologie, là où le républicanisme est une véritable catégorie politique. Face au

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modéré, on penserait plutôt à poser un radical – ou faut-il dire un jacobin – ou, à l’inverse, un conservateur ? Et face au républicain, un royaliste ou inversement, un démocrate – car tous les républicains n’étaient certainement pas démocrates. En réalité, les parlementaires présents à La Haye à partir de mars 1796 étaient tous des républicains. Dans un article paru dans le recueil Les Républiques sœurs (Rome, 2002), Wyger Velema préférait opposer républicains radicaux et républicains libéraux. Moi- même, j’ai tenté d’y voir plus clair en étudiant des hommes inclassables, et c’était pour conclure que certains radicaux l’étaient en raison des moyens qu’ils préconisaient, et non des fins. Le prétendu Jacobin, Johan Valckenaer, par exemple, proposait des mesures « terroristes », mais ne défendait en aucun cas la démocratie directe ou participative – contrairement à Pieter Vreede, chef du parti radical, qui était pourtant moins vindicatif que Valckenaer. Les fédéralistes n’étaient pas non plus tous des modérés. Il y avait parmi eux des démocrates robespierristes, tel le Frison Coert van Beyma. En vérité, ce que les révolutions du XVIIIe siècle démontrent, c’est l’extrême variété des positions individuelles. À vouloir les fondre dans un moule préconçu, on simplifie la complexité propre à la révolution.

4 La thèse de Joris Oddens n’en demeure pas moins passionnante, de même que sa présentation originale des acteurs. Pour la première fois dans l’histoire, ceux-ci ont été individuellement représentés, non pas comme en France par des graveurs, mais par un portraitiste à la silhouette : Simon Schaasberg. Cet art typiquement dix-huitiémiste consiste à croquer le profil du personnage en noir et blanc. Les 126 membres de l’Assemblée constituante batave sont ainsi passés à la postérité. Et c’est à Rogge, l’auteur de L’histoire de la Constitution batave dans lequel ils sont reproduits, qu’ils le doivent. Le livre d’Oddens enfin est soigné à l’extrême – son propre portrait est même reproduit en silhouette ! Le style en est agréable – un atout quand on traite d’un sujet aussi fastidieux. Pour l’histoire néerlandaise du XVIIIe siècle et l’ère des révolutions, l’ouvrage de Joris Oddens comme celui de Mart Rutjes sont inestimables. Les Pays-Bas vont devoir reconnaître qu’ils ont eux-mêmes voulu leur révolution – laquelle ne leur a pas été imposée par la France – et que, pour ce faire, ils se sont avérés créatifs, originaux, et non moins radicaux que leur turbulente voisine.

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Frans GRIJZENHOUT, Niek VAN SAS, Wyger VELEMA (redactie), Het Bataafse experiment. Politiek en cultuur rond 1800 Nijmegen, Uitgeverij Vantilt, 2013

François Antoine

RÉFÉRENCE

Frans GRIJZENHOUT, Niek VAN SAS, Wyger VELEMA (redactie), Het Bataafse experiment. Politiek en cultuur rond 1800. Nijmegen, Uitgeverij Vantilt, 2013, 373 p., ISBN 978-94-6004-132-7, prix non ind.

1 La République Batave constitue un épisode déterminant de l’histoire néerlandaise. Marquant une rupture avec l’Ancien Régime, cette période, qui s’étale de 1795 à 1801, voire de 1781 à 1813, permit également de prolonger un certain nombre de valeurs séculaires des Provinces-Unies au sein de la période contemporaine. Or cette période qualifiée ultérieurement de « Française » fut dès le retour d’Angleterre du prince d’Orange en 1813 stigmatisée comme étrangère. Pourtant ce dernier reprenait à son compte le modèle napoléonien afin d’atteindre l’objectif que la famille d’Orange tentait de réaliser depuis deux siècles à savoir, réunir les multiples provinces des Pays-Bas sous son autorité. Comme le constatait l’ambassadeur du Royaume-Uni à La Haye, Lord Clancarty, « on ne marche plus que dans les souliers de Napoléon » (Lettre de l’ancien intendant des Finances, Goldberg au secrétaire général Falck en date du 25 septembre 1814 dans H.T. Colenbrander, Gedenkstukken der algemeene geschiedenis van Nederland van 1795 tot 1848, La Haye, 1911-1914, t. VII, p. 344., p. 699). Le futur roi du Royaume réuni des Pays-Bas (1815-1840) jugea préférable de passer sous silence le passé récent franco- batave qui était pourtant marqué par la transformation des Provinces-Unies en un État unitaire, un parlement composé de représentants démocratiquement élus, une

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Constitution écrite, la garantie des droits individuels ou encore la séparation de l’Église et de l’État. Il donna comme consigne : « oubli total du passé » et tout le monde s’y accorda.

2 Constituant l’aboutissement d’un vaste projet de recherche néerlandais intitulé « De eerste Nederlandse democratie. De politieke wereld van de Bataafse Revolutie » (la première démocratie néerlandaise. Le monde politique de la Révolution batave), ce très bel ouvrage collectif dirigé par Frans Grijzenhout, Niek van Sas et Wyger Velema de l’Université d’Amsterdam (UvA) a comme ambition de réhabiliter cet épisode et de le réinterpréter en le replaçant dans un large spectre culturel et politique. Dans cette optique un chapitre de Wijger Velema est consacré à la pensée politique des révolutionnaires bataves en retraçant la notion de républicanisme et en la faisant remonter à la Renaissance, voire à l’Antiquité. Niek van Sas aborde ensuite la transition du républicanisme au libéralisme via trois coups d’État et un référendum. L’évolution du droit est analysée par Peter van den Berg sous l’angle de l’identité nationale : entre l’importation du corpus juridique français et le prolongement des théories du droit naturel d’Hugo Grotius. Un chapitre d’Edwina Hagen retrace les laborieux travaux des représentants de l’Assemblée nationale qui rédigèrent la première constitution écrite des Pays-Bas, et pointe l’imprégnation du religieux dans la genèse de cette dernière. Annie Jourdan replace la révolution batave dans sa perspective européenne et déborde intelligemment des rapports bilatéraux France-Pays-Bas en élargissant les champs d’analyse aux différentes républiques-sœurs. Les femmes ne sont pas oubliées dans cet ouvrage. Éveline Koolhaas-Grosfeld s’interroge sur les tâches qui leur furent attribuées dans le cadre de la nouvelle société citoyenne néerlandaise. Les satires politiques et leur diffusion reçoivent une place de choix dans cet ouvrage richement illustré. Frans Grijzenhout relève dans un chapitre intitulé « les boules de neige contre le pouvoir » l’usage immodéré de l’humour au cours de l’épisode batave. Cette période connut également l’arrivée d’un nouveau type d’écrivain que l’on qualifie actuellement d’intellectuel, de même qu’une véritable opinion publique. Marleen de Vries décrit cette transformation de la société néerlandaise qui s’amorça au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle et qui se focalisait pour une bonne part sur les théories de Kant et leurs implications sur la société et la religion. Enfin, Arianne Baggerman fait la synthèse d’une centaine d’ouvrages autobiographiques écrits entre 1814 et 1840 et dont ressort une sorte de mise à distance des auteurs des événements révolutionnaires dont ils ont été les témoins.

3 Cet ouvrage permet une double grille de lecture. Replacé dans un contexte néerlando- néerlandais, il rappelle les acquis républicains de l’actuel royaume des Pays-Bas et les avancées démocratiques de l’épisode révolutionnaire dans une société profondément structurée en fonction de corps intermédiaires, dits « zuilen » (piliers). En outre, la « Hollande » décrite de manière récurrente en Europe depuis l’époque moderne comme le pays de la tolérance connaît depuis plus d’une dizaine d’années une inquiétante poussée populiste. Il est dès lors plus que salutaire de replacer la notion de « burger » (citoyen) dans son large cadre de valeurs humanistes. Parallèlement le rayonnement et l’expansion de Révolution française au travers la création de la « Grande Nation » ne doivent pas occulter le fait que bon nombre de nations telles que les Pays-Bas ont connu leur propre genèse révolutionnaire.

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VOLTAIRE, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, III, vol. 22 des Œuvres complètes de Voltaire Edité par Henri DURANTON avec le concours de Janet GODDEN, Oxford, Voltaire Foundation, 2009

Pierre-Yves Beaurepaire

RÉFÉRENCE

VOLTAIRE, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, III, vol. 22 des Œuvres complètes de Voltaire. Edité par Henri DURANTON avec le concours de Janet GODDEN, Oxford, Voltaire Foundation, 2009, LII + 574 p., ISBN 978-0-7294-0874-5.

1 Débutée en 2009, la réédition de ce monument en 196 chapitres qu’est l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756) de Voltaire se poursuit à un rythme soutenu à la Voltaire Foundation d’Oxford. Cette vaste et ambitieuse entreprise éditoriale en neuf volumes s’intègre à la publication des Œuvres complètes de Voltaire et devrait s’achever en 2016. Il faut d’emblée saluer l’érudition des responsables de l’établissement du texte et des notes, emmenés pour le tome III par Henri Duranton, dont tous les dix- huitiémistes connaissent la collection « Lire le dix-huitième siècle » aux Presses de l’Université de Saint-Étienne. Particulièrement bien conçues, les notes infrapaginales permettent au lecteur d’apprécier rapidement la documentation réunie et mobilisée par Voltaire, ses choix d’historien, ses emprunts et son originalité dans le traitement de l’information. Cette nouvelle édition de référence succède donc à celle que René Pomeau avait établie en 1964 et où l’éminent dix-huitiémiste s’interrogeait déjà sur Voltaire historien comme le remarquait Michèle Duchet dans le compte-rendu louangeur qu’elle rédigea pour les Annales ESC en 1965.

2 C’est une véritable histoire globale qu’ambitionne Voltaire dans l’Essai sur les mœurs, et il ne faut jamais l’oublier quand on pointe tel raccourci ou erreur grossière. Dans le

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troisième volume paru, qui correspond aux chapitres 38-67, il s’intéresse au Moyen Âge de l’avènement d’Hugues Capet à l’exécution de Jeanne de Naples en 1382. Compte tenu de l’importance que le temps des croisades prend sous la plume de Voltaire, les éditeurs ont eu la bonne idée de demander à un médiéviste émérite, Michel Balard, de rédiger une étude préliminaire sur « Voltaire et le Proche-Orient des croisades ». Voltaire avait d’ailleurs, comme à l’accoutumée, testé les réactions du public en laissant paraître dans des périodiques, dès 1745-1746, des fragments de l’Essai, puis les chapitres centrés sur les croisades sous le titre d’Histoire des Croisades. D’un point de vue général, le poids du religieux est considérable dans l’économie générale de l’œuvre, Voltaire traquant la « superstition » sous toutes ses formes. Michel Balard regrette l’oubli de « la brillante « renaissance » du douzième siècle et [de] l’essor des universités au siècle suivant », mais le Voltaire historien est d’abord un Voltaire essayiste et polémiste dont les partis pris sont permanents et qui ne manque pas une occasion de tenter de débusquer « l’infâme ». Il prend donc délibérément pour cible l’Inquisition et oppose clairement le raffinement et la tolérance d’al-Andalus – promis à un bel avenir historiographique- à la barbarie et à l’intolérance des chrétiens. Dans son étude des croisades au Levant, « vaste tableau des démences humaines », Voltaire ne s’embarrasse pas de la prise en compte du moteur spirituel et de la recherche du salut. Il voit dans les Croisades une guerre de conquête voulue par le Saint-Siège contre le « mahométisme ». Voltaire n’hésite pas à s’éloigner du Levant pour s’intéresser à Gengis Khan et à ses conquêtes. Son goût du portrait marque d’ailleurs l’ensemble de l’Essai. Cette nouvelle édition éclaire avec précision la fabrique voltairienne de l’histoire universelle. La première édition, très incomplète, de l’Essai sur les mœurs avait d’ailleurs paru en 1753 à La Haye sous le titre d’Abrégé de l’histoire universelle depuis Charlemagne jusqu’à Charles Quint par M. de Voltaire.

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Guillaume FAROULT, Christophe LERIBAULT et Guilhem SCHERF, (dir.), L’Antiquité rêvée : innovations et résistances au XVIIIe siècle Paris, Gallimard, 2010

Suzanne Levin

RÉFÉRENCE

Guillaume FAROULT, Christophe LERIBAULT et Guilhem SCHERF, (dir.), L’Antiquité rêvée : innovations et résistances au XVIIIe siècle. Paris, Gallimard, 2010, 500 p., ISBN 978-2-07-013088-7, 45 €.

1 L’ouvrage est le catalogue de l’exposition du même nom présentée au Louvre en 2011, assorti d’un essai introductif par Marc Fumaroli de l’Académie française et de quatre articles autour du développement et de la diffusion des esthétiques néoclassiques en France et en Europe, dont trois par les commissaires de l’exposition. Le catalogue même, comme l’exposition, est divisé en trois parties selon une organisation chronologique et thématique. Plus que le choix du titre « L’Antiquité rêvée », le sous- titre « innovations et résistances au XVIIIe siècle » évoque les axes principaux tant du catalogue que des articles. Ni les articles, ni les quelque cent cinquante-sept œuvres représentées ne retracent l’histoire du néoclassicisme à proprement parler, mais plutôt les multiples évolutions de l’esthétique dans l’art et la réflexion sur l’art au cours du XVIIIe siècle.

2 Comme l’ouvrage le rappelle à plusieurs reprises, le « néoclassicisme » n’est pas un terme d’époque. En effet, si les articles disparates partagent un thème, c’est sans doute celui de l’exploration des façons dont le siècle des Lumières a ou n’a pas été caractérisé par une esthétique « néoclassique ». C’est ainsi que, à la différence des expositions

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antérieures, ce catalogue privilégie d’une part l’émergence de cette esthétique et d’autre part, les résistances qu’elle a rencontrées. De plus, bien que centré sur la France, l’ouvrage tient tant dans les articles que dans le choix des œuvres à garder une perspective européenne.

3 On espère toujours à l’édition d’un catalogue d’exposition qu’il permettra d’approfondir les thèmes évoqués par l’exposition d’origine. De ce point de vue, l’ouvrage y réussit. Chaque œuvre est remise soigneusement en contexte et les grandes parties comme leurs sous-sections s’accompagnent de précis expliquant et justifiant l’organisation de l’exposition et le choix des œuvres. La première partie, « Le renouveau du goût pour l’antique 1720-1770 » cherche les origines du « néoclassicisme » à travers découvertes archéologiques et débats philosophico- esthétiques. La deuxième, « Les résistances 1760-1790 » sert de rappel du caractère pluriel de l’art au XVIIIe siècle, où l’esthétique néoclassique n’a jamais régné seule, concurrencée comme elle l’était par le « néobaroque », le « néomaniérisme » et le « sublime ». Enfin, la dernière partie, « Néoclassicismes 1770-1790 », traite des aspects politiques et moraux du retour à l’antique dans les dernières décennies avant la Révolution française. Cette partie souligne avec raison l’importance du culte des « grands hommes » et de l’« apologie de la vertu », mais n’offre pas vraiment de réflexions neuves à ce sujet. D’ailleurs, la sentence prononcée contre les représentations de la vertu antique des années 1780, jugées « proches de ce que nous qualifierions de nos jours de fanatisme » (p. 420), peut paraître un peu facile.

4 Dans tout l’ouvrage, ce sont les questions esthétiques qui priment. Les enjeux politiques et philosophiques de l’art « néoclassique » sont, certes, présents dans les articles comme dans le catalogue, mais le lecteur cherchera en vain un approfondissement sur ces enjeux. Perspective d’historiens de l’art ? Sans doute. On peut cependant regretter qu’en traitant d’une époque où les critiques – philosophes ou autres – ne séparèrent guère l’art de ses aspects moraux et politiques, les auteurs ne s’y soient pas plus arrêtés.

5 Dans son essai introductif, Marc Fumaroli est sans doute le seul à s’interroger sur les implications philosophiques et politiques du « retour à l’antique ». Les conclusions laissent pourtant le lecteur sur sa faim. Si Marc Fumaroli a le mérite de reconnaître les innovations qui se trouvent au cœur même de ce « retour à l’antique », il ne remet pas en question le lieu commun selon lequel ces innovations se produisirent malgré leurs auteurs dans un processus d’imitation de l’Antiquité plutôt dans une démarche « d’invention » de l’Antiquité. Ainsi, le néoclassicisme « se masque à lui-même la rupture de sa propre modernité » (p. 25). Fumaroli reprend également à son compte le jugement tout thermidorien, mais destiné à une longue postérité, selon lequel, « pour avoir cru réincarner réellement Sparte dans Paris, l’anticomanie fit la Terreur » (p. 30). Aussi est-ce à « l’ironie romantique », représentée par Chateaubriand, qu’il cite à plusieurs reprises, à « lev [er] le masque », permettant à la modernité de se réaliser pleinement (p. 25). Les Caylus et les Mariette – en « concentrant leurs efforts sur le seul point où ils croyaient possibles perfectionnement et même perfection : la beauté » (p. 55) – ont droit à plus d’égards. On peut se demander si cette volonté de « sauve [r] l’Antique du naufrage de l’Antiquité » (p. 30) n’informe pas le choix de tous les auteurs à se cantonner autant que possible à l’esthétique.

6 Malgré ses limites, ce catalogue se recommande par l’aperçu qu’il donne d’aspects souvent négligés du néoclassicisme et qui mériterait d’être approfondi, et par

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l’attention qu’il accorde au choix des œuvres d’art et à chaque œuvre en particulier. C’est un plaisir de les revoir réunies. Par rapport à l’exposition, on est dédommagé de l’absence des originaux par les mises en contexte plus détaillées et par la grandeur et la clarté des images, toutes en couleur. Ce n’est ni un catalogue complet ni une histoire exhaustive du néoclassicisme, et il ne prétend pas l’être. Il invite toutefois à une histoire du néoclassicisme qui interrogerait le contenu de ce mouvement, à l’échelle européenne, depuis son émergence et face à ses concurrents.

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Ronan CHALMIN, Lumières et corruption Paris, H. Champion, 2010

Christian Albertan

RÉFÉRENCE

Ronan CHALMIN, Lumières et corruption. Paris, H. Champion, 2010, 388 p., ISBN 978-2-7453-2030-8., 88 €.

1 Le XVIIIe siècle est usuellement associé à l’idée d’optimisme, de progrès, de bonheur. Les Lumières ouvriraient les perspectives exaltantes d’un avancement indéfini de l’humanité progressivement débarrassée des obscurités du fanatisme et de la routine. C’est oublier que les notions de progrès et de bonheur ne résument pas à elles seule cette période singulièrement riche et complexe, peut-être même contradictoire dans ses goûts et ses centres d’intérêt : le siècle des Lumières a assurément aussi ses obscurités, ses versants sombres. C’est ce qu’entreprend de démontrer Ronan Chalmin dans cette étude stimulante sur les liens entre la notion de corruption et la pensée du XVIIIe siècle français.

2 En s’appuyant sur l’œuvre de six auteurs importants du siècle des Lumières ayant écrit sur des sujets et dans des genres fort différents (Crébillon, Diderot, Montesquieu, Rousseau, Robespierre et Sade), l’auteur fait ressortir la place singulièrement importante occupée par l’idée de corruption dans la pensée du XVIIIe siècle. Selon lui, « toute instance critique à l’âge des Lumières a pour fondement » la mise en accusation du monde convaincu de corruption. Cette dernière participe du développement du monde et annonce en même temps la fin de celui-ci. Pour les auteurs du siècle des Lumières, il n’y aurait pas en définitive de civilisation sans corruption et vice versa.

3 L’auteur invoque naturellement en premier lieu Montesquieu, dont trois œuvres majeures au moins font une large place à l’idée de corruption. Les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, l’Esprit des Lois et certains passages des Lettres persanes contiennent de fait une réflexion poussée sur la corruption en politique et dans le domaine social. Avec lui, la corruption deviendrait même une sorte

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de loi historique à l’œuvre à toutes les époques et dans toutes les sociétés : il serait dans l’ordre des choses que les constructions politiques et sociales se corrompent et aillent, en évoluant dans le temps, vers leur fin. L’auteur trouve d’autres arguments en faveur de sa thèse dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, dans laquelle la corruption joue effectivement un rôle important. L’homme en société n’est pour Rousseau que le produit d’une corruption qui dès le départ l’a éloigné, pour son malheur, de l’état de nature, la civilisation et la culture n’étant qu’un long procès de corruption. Cette dernière est aussi un des fondements de la pensée politique de Robespierre, l’« Incorruptible », qui se réclame clairement de Jean-Jacques.

4 Mais la pensée de la corruption ne caractérise pas que le début et la fin du siècle : l’auteur met en exergue l’importance accordée à l’idée de corruption dans l’œuvre de deux écrivains du milieu du siècle, Crébillon fils et Diderot. Le premier, comme nombre d’auteurs de romans libertins, fait coexister dans ses romans l’idéal de pureté et les mœurs corrompus, le second entreprend de mettre le savoir à l’abri de la corruption en se lançant dans la grande entreprise encyclopédique. À y regarder de plus près, la notion de corruption joue également un rôle central chez Sade. Mais ici, la notion cesse d’être négative : chez le divin marquis, toujours selon l’auteur, la corruption n’est pas la source des maux, le signe d’une décadence, la manifestation d’un mal à combattre. Elle conditionne l’accès au plaisir et à la vérité. C’est en définitive un autre XVIIIe siècle que nous invite à lire l’auteur, un siècle des Lumières travaillé par un certain pessimisme.

5 Avec cet ouvrage, Ronan Chalmin nous livre un essai stimulant, plaisant à lire et reposant sur une information étendue (références nombreuses à la pensée de saint Augustin, mais aussi à des philosophes et critiques de notre temps comme Blanchot, Valéry, Serres, Morin, Derrida). Les littéraires, en faisant abstraction de quelques néologismes (ex. le « masquage » pour le fait de masquer), tics et approximations de langue (qu’est-ce que la « grammaire libertine » ?), goûteront sans doute plusieurs passages et certaines analyses stylistiques. Les historiens des idées seront sans doute plus réservés à l’égard de ce travail, certes original et piquant, mais aventureux sur plus d’un point. L’auteur, entraîné par son hypothèse, lit souvent, en effet, de manière fort personnelle et intéressée les auteurs qu’il étudie.

6 C’est arbitrairement et sans rien véritablement démontrer qu’il situe en 1750 un « changement radical » dans la conception du savoir (op. cit., p. 119). Y a-t-il autour de cette date, et non pas précisément cette année-là, basculement ou début d’une série de faits conduisant à un changement dans l’ordre du savoir ? Autrement dit, y a-t-il rupture ou glissement, évolution de la conception de ce qu’est le savoir ? Est-ce encore parce qu’il serait un « penseur bourgeois » que Diderot se ferait encyclopédiste en transformant le grand dictionnaire en « coffre-fort » du savoir (op. cit., p. 129) ? L’auteur se donne également des facilités lorsqu’il aborde certains faits et se montre même à l’occasion fort négligent. Qu’est-ce précisément que ce « discours » que le (jeune) Turgot prononce en Sorbonne en 1750 (op. cit., p. 120) ? S’agit-il de sa thèse ? Et en quoi ce « discours » est-il révélateur de ce qui se pense alors dans Paris ? L’auteur a manifestement une connaissance superficielle du fonctionnement de la Sorbonne et des débats d’idées des années cinquante… D’autres questions se posent. Peut-on, par exemple, mettre sur le même plan toutes les formes de corruptions ? Observons encore que l’économie générale de l’essai de Ronan Chalmin est déconcertante : un quart de l’ouvrage est consacré… à Robespierre, qui n’est pas à proprement parler un représentant des Lumières. Si on ajoute à cette interminable partie consacrée à

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Robespierre celle qui porte sur Sade, on arrive à la moitié de l’ouvrage. C’est beaucoup pour l’extrême fin du siècle et cela ouvre des béances dans le reste de la période. À l’évidence, Ronan Chalmin nous entretient dans ce livre de ses passions et de ses hypothèses, souvent très personnelles. Il soulève au passage des questions intéressantes et dérangeantes, mais son essai ne nous fera pas oublier les travaux fondateurs et auxquels on ne cesse de revenir de Robert Mauzi, de Jean Ehrard et de Jean Deprun sur l’idée de bonheur, de nature ou encore sur l’idée d’inquiétude au siècle des Lumières.

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Gilles MONTÈGRE, La Rome des Français au temps des Lumières. Capitale de l’antique et carrefour de l’Europe 1769-1791 Rome, EFR, 2011

François Brizay

RÉFÉRENCE

Gilles MONTÈGRE, La Rome des Français au temps des Lumières. Capitale de l’antique et carrefour de l’Europe 1769-1791. Rome, EFR, 2011, 435 p., ISBN 978-2-7283-0882-8, 43 €.

1 L’historiographie ne compte pas Rome parmi les capitales des Lumières. Comparée à Paris, à Londres ou à Berlin, la cité des papes est souvent perçue comme une ville conservatrice et réactionnaire, bien éloignée des réflexions politiques, sociales et morales des philosophes. Dans l’étude qu’il consacre à La Rome des Français au temps des Lumières, Gilles Montègre conteste une telle image que l’on rencontre déjà dans les publications de certains auteurs du XVIIIe siècle. Il décrit et explique les processus d’intégration matérielle et culturelle des voyageurs et des résidents français dans une Rome qui connut les Lumières au tournant des décennies 1770 et 1780, à une époque où Clément XIV (1769-1774) et Pie VI (1775-1799) voulurent replacer leur capitale au cœur du dynamisme culturel de la République des Lettres et rompre avec un processus de marginalisation intellectuelle commencé à la fin du XVIIe siècle. Son étude aborde trois thèmes : les Français qui vécurent à Rome et les échanges culturels qu’ils y développèrent, les relations entretenues entre les pouvoirs et les savoirs, et les disciplines savantes dans lesquelles plusieurs Français s’illustrèrent pendant leur séjour romain.

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2 La répartition spatiale des Français dans la Rome de la seconde moitié du XVIIIe siècle montre qu’ils se regroupaient dans des quartiers précis. Si la plupart résidaient plutôt dans la zone adjacente à la colline du Pincio, les artistes fréquentaient les quartiers de la Place d’Espagne et de Saint-Louis-des-Français, et la partie méridionale du Corso qui, sous l’action du cardinal de Bernis, s’imposa comme un espace d’affirmation politique, artistique et culturelle de la France vis-à-vis des autres nations présentes à Rome.

3 Les sociabilités franco-romaines relevaient de deux formes distinctes d’agrégation culturelle : les salons romains, difficiles d’accès aux Français qui n’étaient pas correctement intégrés dans les réseaux culturels de Rome, et les académies, socialement plus ouvertes car elles associaient des étrangers à leurs travaux. Pour reconstituer la présence française dans les salons romains des années 1770-1790, Gilles Montègre a recouru aux témoignages individuels et parcellaires de ceux qui les ont fréquentés. Les auteurs de ces documents s’étonnent des pratiques, alors exceptionnelles à Rome, qu’ils observèrent dans les salons : leur féminisation, la valorisation du divertissement et le mélange entre laïcs et ecclésiastiques.

4 Des institutions et des hommes ont joué un rôle de premier plan dans l’activité culturelle française à Rome. Entre 1769 et 1791, à une époque où Rome devint une capitale de première importance pour les artistes et les savants européens, le cardinal de Bernis utilisa habilement sa cour d’ambassade : il en fit un instrument de patronage culturel et parvint à établir sa tutelle sur les autres institutions représentatives de la monarchie française à Rome. En outre, resté attaché à la préservation des vestiges de l’Antiquité et amateur du néo-classicisme naissant, il recommanda des artistes et leur acheta des œuvres. Lorsqu’il était ambassadeur, l’une des institutions françaises les plus actives à Rome fut l’Académie de France, qui profita de l’affaiblissement de l’Académie de Saint-Luc. Sous le directorat de J.-M. Vien (1775-1781) puis de F.-G. Ménageot (1787-1792), l’exposition des œuvres de ses pensionnaires s’imposa comme un événement incontournable de la vie artistique romaine, mais l’activité culturelle des Français à Rome ne concerna pas seulement les arts. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la Librairie Bouchard et Gravier fut un important vecteur de diffusion du newtonianisme à Rome et elle seule offrait au lectorat romain un choix d’ouvrages récents représentatif des secteurs les plus divers de l’édition française.

5 L’un des principaux apports du livre de Gilles Montègre est l’analyse des recherches accomplies par des Français à Rome où, contrairement à une idée reçue, l’érudition et la recherche demeuraient actives. Dans une ville où plusieurs dignitaires de l’Église prenaient leurs distances vis-à-vis de la culture scolastique et s’attachaient à défendre la possibilité d’un compromis entre foi catholique et sciences, deux religieux français contribuèrent au renouveau des savoirs. De 1768 à 1788, au couvent de La Trinité-des- Monts, le minime François Jacquier (1711-1788) fut un mathématicien et un astronome réputé, membre d’un réseau européen d’académies savantes ; le dominicain Gabriel Fabricy (v. 1725-1800) s’affirma comme un bibliophile et un théologien respecté au couvent de S. Maria-sopra-Minerva, centre éminent du thomisme et de l’encyclopédisme. Stimulés par la richesse des bibliothèques, d’autres Français poursuivirent des recherches érudites à Rome, comme le chevalier de La Porte du Theil qui, entre 1777 et 1783, collationna plus de 17 000 pièces manuscrites relatives à l’histoire médiévale de la France dans le cadre d’une recherche des chartes, diplômes et autres documents relatifs à l’histoire ancienne de la monarchie française.

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6 La Rome de la seconde moitié du XVIIIe siècle s’imposa comme la capitale européenne des travaux sur l’Antiquité, ouvrant ainsi la voie à un renouvellement des pratiques savantes qui allait marquer en profondeur l’érudition du XIXe siècle. L’étude des traces matérielles du passé antique acquit un rôle primordial sur les témoignages littéraires et posa les prémices d’une science de l’Antiquité. Les recherches menées à Rome sur les auteurs latins par les érudits français du XVIIIe siècle aboutirent à une confrontation raisonnée de témoignages authentiques destinée à ouvrir la voie à une connaissance plus juste et plus complète du passé antique. Les travaux menés par l’abbé Barthélemy, l’abbé Chaupy ou le Père Dumont démontrèrent ainsi que, désormais, l’analyse des textes anciens ne pouvait plus se passer d’une maîtrise de ces sciences auxiliaires de l’histoire que sont la philologie, l’épigraphie, l’archéologie.

7 À Rome, des Français jouèrent aussi un rôle dans la maturation d’une culture politique d’essence républicaine. La librairie des frères Bouchard contribua à la diffusion de la pensée des Lumières et, en novembre 1787, cinq des six fondateurs de la première loge maçonnique romaine, la Réunion des amis sincères, étaient de jeunes Français, dont quatre artistes, tous nés entre 1756 et 1762. Cette loge eut une brève existence : elle fut dissoute par l’Inquisition dès la fin de l’année 1789.

8 Gilles Montègre approfondit notre connaissance de la Rome de la seconde moitié du XVIIIe siècle qui a souvent été tributaire des témoignages des voyageurs. En choisissant d’étudier la vie intellectuelle et savante menée par des Français, à un moment où la science newtonienne et la culture antique constituaient les pivots de l’entreprise de reconquête culturelle de l’Église, il montre que, loin d’être un conservatoire de l’érudition scolastique, Rome fut un foyer international et incontesté des savoirs antiques. Il souligne également la diversité des Français qui fréquentèrent alors Rome : des artistes, bien sûr, des curieux, des antiquaires, des amateurs d’art, mais aussi des ingénieurs, des géographes, des historiens en quête de nouveaux objets d’études, ainsi que des géologues et des naturalistes, qui participèrent à la transmission des savoirs, comme le P. Jacquier pour la philosophie naturelle de Newton, ou Dolomieu pour les sciences de la terre.

9 Cet ouvrage solide, qui permet de nuancer les stéréotypes sur l’atonie de la vie culturelle et intellectuelle de la Rome du XVIIIe siècle, est aussi un outil de travail pour le chercheur qui y trouve d’utiles annexes comprenant, entre autres, un tableau des lieux de résidence des Français présents à Rome de 1769 à 1791 (p. 78-97), une liste des membres de la loge maçonnique de la Réunion des Amis sincères (p. 386-390) et des cartes des quartiers où résidaient les Français (entre les p. 36 et 37) et des lieux où travaillaient et enseignaient les hommes de science à Rome au XVIIIe (entre les p. 398 et 399).

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Marc BELISSA et Yannick BOSC, Robespierre. La fabrication d’un mythe Paris, Ellipses, 2013

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Marc BELISSA et Yannick BOSC, Robespierre. La fabrication d’un mythe. Paris, Ellipses, 2013, 572 p., ISBN 978-2-7298-8369-0, 24,50 €.

1 Les deux auteurs l’exposent d’emblée dans l’introduction, leur livre se veut « plus un travail de déconstruction que de construction ». Mais quelle déconstruction bienvenue et surtout bien menée ! Les dix-neuf chapitres de l’ouvrage sont rassemblés en trois grandes parties qui donnent sens à leur travail de déconstruction. Les deux chapitres de la première partie proposent tout d’abord une approche biographique pour tout lecteur qui n’aurait jamais rien lu sur ce protagoniste majeur de la Révolution française, ainsi qu’un aperçu des portraits réalisés de son vivant (« images et récit », pour reprendre un titre de Michel Vovelle). La seconde partie, subdivisée en huit chapitres, possède un titre qui, à lui seul, résume bien son ambition : « À chaque époque ses Robespierre ! » En écho au récent travail collectif intitulé Robespierre. Portraits croisés (Armand Colin, 2012), auquel Marc Belissa a d’ailleurs contribué, il s’agit là de proposer au lecteur de suivre les étapes de la « fabrication d’un mythe ». Celui-ci s’ouvre, comme il se doit, par la « matrice thermidorienne » et s’achève par les années 2000-2012, ainsi que par un chapitre réservé à « Robespierre dans la culture ». Enfin, last but not least, une troisième partie (en neuf chapitres) évoque diverses « facettes » de la légende, ici les récits sur la jeunesse d’un homme supposé marqué à vie par des problèmes familiaux, là le corps et le sexe de Robespierre, ou encore le « tyran », le « dictateur », le « grand-prêtre », etc. Le tout s’accompagne d’une bibliographie forcément sélective, mais qui rendra des services, d’un index et d’un cahier d’illustrations (malheureusement limité à dix images, ce qui est peu).

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2 Travail passionnant que celui-ci, d’autant qu’on sent, à la lecture, à quel point il a dû être réjouissant à réaliser. S’il ne fallait qu’une illustration, les deux pages placées avant l’introduction la fourniraient. Sous le titre « Florilège », Marc Belissa et Yannick Bosc se sont livrés à un exercice de style que les adeptes de l’informatique nommeront un copié-collé, que d’autres jugeront « surréaliste », mais qu’il convient en tout cas de lire du début à la fin sans marquer la moindre pause. En deux pages d’accumulation de qualificatifs et défauts divers attribués à Robespierre, on obtient un portrait qui est absolument à mourir de rire. Il va sans dire que tout lecteur mort étouffé par un aliment facétieux passé par « le trou du dimanche », ou victime d’un autre trouble fatal provoqué par les spasmes de l’hilarité, sera ajouté à la très longue liste des victimes de Robespierre. Plus sérieusement, historiens, lecteurs passionnés par la Révolution française, simples « curieux », feront leur miel de ce gros ouvrage qui offre une synthèse fondamentale sur les légendes, noires ou dorées, créées autour du personnage.

3 On s’attardera peu ici sur les portraits datés d’avant Thermidor, déjà connus, qui pourraient être résumés par son « attachement aux principes », son image d’« incorruptible », bien sûr la puissance de ses discours qui atteste à quel point l’éloquence et l’argumentation développée peuvent largement compenser l’absence d’une voix de stentor. Le portrait à charge peu à peu élaboré, dès 1789-1790, par la presse la plus ouvertement hostile à la Révolution, reprend, lui, les ficelles chères aux Actes des Apôtres, aux Sabbats jacobites et autres feuilles liées aux « amis du roi ». D’autres que Robespierre ont été caricaturés par les mêmes journalistes, toutefois pour lui il s’agit là des premiers ragots qui vont être largement développés après Thermidor, au-delà d’un premier relais dans la presse liée aux girondins à partir de 1792. Quant à l’iconographie, on connaît la relative rareté des portraits de Robespierre et les doutes à propos de certaines attributions. Mais cela ne lui est point particulier et un grand nombre de législateurs restent aujourd’hui encore des hommes sans visage. S’agissant des écrits « thermidoriens », la prose est tellement immense qu’il suffisait aux auteurs de faire des choix. L’essentiel est bien étudié, de la fable de « Robespierre roi » à celle du prétendu « tyran » unique responsable (avec quelques sbires) d’un tout aussi prétendu « système de terreur ». L’importance du rapport de Courtois sur les papiers de Robespierre saisis lors de son arrestation est soulignée. À ce rapport réédité en 1828 et où nombre d’historiens ont puisé, on peut aussi ajouter un rapport antérieur du même Conventionnel, celui sur les événements de Thermidor. De l’un à l’autre, des documents ont disparu, certainement pas par hasard, dont le procès-verbal des officiers de santé appelés pour panser le « monstre » aux premières heures du 10 Thermidor. Dans les années 1795-1815, les premiers éléments de la légende noire se diffusent donc, avant que le « moment romantique » (1815-1870) voit Robespierre devenir un élément clé dans l’interprétation de la Révolution française. Deux visions de plus en plus opposées se font face, avec, pour l’une, un homme tenu pour l’incarnation du mal, au mieux un individu sans talent qui a symbolisé la Terreur davantage qu’il ne l’a « dirigée » ; pour l’autre, un homme qui illustre la « pureté républicaine ». En effet, les premières tentatives de déconstruction de la légende noire viennent d’auteurs républicains, avec notamment un souci chez eux de publier les écrits et discours de Robespierre (ainsi Laponneraye). Pour ces hommes, une telle publication doit nécessairement aboutir à démontrer la stupidité de ceux qui l’accusent de « nullité intellectuelle ». Plusieurs auteurs s’attachent aussi à démontrer que, à la veille de Thermidor, Robespierre voulait en finir avec la Terreur (mais non avec le

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gouvernement révolutionnaire). La Terreur s’en trouve ainsi rejetée sur une poignée de « proconsuls », lesquels se seraient coalisés pour abattre Robespierre, celui-ci entraînant dans la mort quatre autres représentants du peuple, son frère Augustin, Saint-Just, Couthon et Le Bas (qui meurt, comme les autres, le 10, et non le 9 comme la page 157 le donne à croire). Plusieurs historiens du XIXe siècle avancent également des idées qui vont être ensuite reprises et développées : Michelet et sa méfiance (le mot est faible) pour un Robespierre « prêtre » ; Blanqui puis Tridon qui prétendent opposer un Robespierre « bourgeois » aux « vrais » révolutionnaires, enragés puis hébertistes ; Comte et Quinet qui opposent, eux, Robespierre et Danton, le second supposé homme d’action et homme d’État, là où le premier se cantonnerait à une pensée abstraite et donc grosse de dangers (« Pour tout dire, Danton était la réalité, Robespierre l’utopie », écrit Quinet…). Avec la Troisième République naissent encore d’autres Robespierre : celui de Taine, tout à son désir de vomir toute révolution et la Révolution française en particulier, persuadé que, sans cette dernière, Robespierre serait resté un médiocre avocat et Danton un « flibustier du barreau » (sans insister sur Marat qui aurait fini dans un asile !) ; celui d’Aulard, qui ne l’aime guère et surtout préfère un autre « héros » en ces temps où la République se cherche de grands ancêtres et honore notamment Danton ; celui de Jaurès et Mathiez bien sûr… Avec ce que Marc Belissa et Yannick Bosc nomment « le moment Jaurès-Mathiez (1900-1932) », le combat contre le flot de calomnies déversé sur Robespierre prend une tout autre ampleur, avec le début de la publication des Œuvres complètes, la fondation de la Société des études robespierristes (1907) et de sa revue (1908). Doit-on suivre les auteurs lorsqu’ils évoquent pour les années 1932-1978 une « normalisation », celle-ci se situant de la mort de Mathiez au Penser la Révolution française de Furet ? Chacun se fera son opinion, mais la disparition de Mathiez ne me semble pas marquer une rupture aussi profonde et surtout les efforts de Georges Lefebvre au sein de Société des études robespierristes sont peut-être ici sous-estimés. On peut s’intéresser à Robespierre sans forcément lui consacrer un ouvrage ou divers articles. Quoi qu’il en soit, en dépit de plusieurs ouvrages récents (dont celui de Peter McPhee, en langue anglaise), force est de constater que les biographies anciennes n’ont pas vraiment été remplacées et que celle de Gérard Walter reste aujourd’hui une base possible pour une approche du personnage, dans l’attente de la publication en 2014 du Robespierre d’Hervé Leuwers (chez Fayard). Existe-t-il un « retour de Robespierre (2000-2012) » ? L’avenir nous le dira. Dans l’immédiat, chacun peut toujours se plonger (ou replonger) dans les romans, pièces de théâtre, films, où apparaît Robespierre… une quarantaine de pièces de théâtre de 1794 à 1815 et à peu près autant de 1815 à nos jours, ou encore de très nombreux films, du Napoléon de Gance qui reprend la caricature « thermidorienne » au Danton de Wajda qui assimile de facto la France de l’an II et la Pologne au début des années 1980, sans oublier le Reign of Terror de Mann en pleine guerre froide, si savoureux tant il est délirant.

4 Les « neuf facettes de la légende de Robespierre » mériteraient à elles seules un compte rendu, d’autant qu’elles forment près de la moitié du livre. On se contentera donc d’en donner un trop bref aperçu. Aux yeux des deux auteurs, il s’agit là de montrer comment certaines accusations ont fait long feu (ainsi, celle de Robespierre voulant devenir roi, si aberrante qu’elle est vite tombée en déshérence) et comment se dessine une « véritable caractérologie » pour tenter d’expliquer « l’énigme Robespierre ». Très tôt et hélas tout récemment encore, d’aucuns ont prétendu rechercher l’origine de ses « tares » dans sa jeunesse. Dès Thermidor, il est présenté comme un enfant triste,

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rancunier, incapable de rire, etc. La légende noire le décrivant comme un être « essentiellement vicieux », la légende dorée (notamment les Mémoires de Charlotte Robespierre, sa sœur) entend mettre en valeur un être « essentiellement vertueux »… Ralph Korngold, Max Gallo, d’autres encore, proposent des interprétations psychanalytiques de son enfance, encore assez modérées au regard de celles qui vont les suivre. Au mieux, on tente d’expliquer ce qui a pu le traumatiser et donner naissance au futur « tyran » ; au pire, Robespierre allongé sur le divan à deux siècles de distance devient un paranoïaque psychorigide persécuté et qui se transforme en persécuteur, voire un psychopathe. Son délire, rapproché comme il se doit avec les cas de Hitler et de Staline (et on en oublie), s’accorderait naturellement au délire même de la Révolution pour accoucher d’un « dogmatisme schizophrène du totalitarisme d’État »… Outre sa tête déjà bien inquiétante, le reste de son corps est également celui d’un malade : un corps « débile », des « humeurs », des tics, une tête de chat prompte à se transformer en tigre, etc. Et que dire de sa « queue » ! Tous les délires ont été permis aux lendemains mêmes de Thermidor sur le thème de la « queue de Robespierre », délires politiques mais aussi délires sexués dès lors qu’il s’agissait de la lui couper. « Après la tête, la queue », écrit-on alors. Prose pamphlétaire somme toute assez banale que celle-ci, mais le « sexe » de Robespierre allait pourtant avoir une longue vie, puisque cette « queue », d’une longueur honorable, remue encore du XIXe siècle à nos jours. Certains auteurs dépeignent un Robespierre libidineux, d’autres un Robespierre asexué et qui a peur des femmes, d’autres encore un homosexuel refoulé et donc on ne peut plus tourmenté. Là où Danton est supposé incarner le double désir de la chair et de la bonne chère, Robespierre ne serait qu’un vulgaire puceau frustré refoulant sa sexualité. De toutes façons, il n’aimait que lui-même, ce qui lui facilite la vie sitôt qu’il coupe la tête de presque tout le monde ! Nous pourrions encore continuer très longtemps et montrer, avec Marc Belissa et Yannick Bosc, comment Robespierre a aussi été utilisé pour des manipulations diamétralement opposées, du libéral au niveleur, du partisan d’une intervention de l’État dans l’économie au bourgeois incapable de comprendre les contradictions économiques et sociales, sans oublier l’homme inflexible qu’Henri Béraud, admirateur de Mussolini, transforme en ancêtre du fascisme (1927).

5 En 2014, mieux comprendre Robespierre, sa pensée, son action, passe d’abord par le fait de lire ou relire ses écrits (les Œuvres complètes de Robespierre, publiées par la Société des études robespierristes). Nombreux sont ceux qui demeurent d’une étonnante modernité, ce qui ne saurait être un hasard dans le fait que la légende noire vive encore. Mais pour mieux comprendre cette dernière, et continuer à la combattre, l’ouvrage de Marc Belissa et Yannick Bosc mérite la diffusion la plus large.

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Patrice GUENIFFEY, Bonaparte Paris, Gallimard, 2013

Annie Jourdan

RÉFÉRENCE

Patrice GUENIFFEY, Bonaparte. Paris, Gallimard, 2013, 860 p., ISBN 978-2-07-076914-8, 30 €.

1 L’interminable liste des biographies napoléoniennes s’allonge d’un titre et d’un fort gros volume. De la plume de Patrice Gueniffey, auteur bien connu de La politique de la Terreur (2000) et d’une nouvelle version du Dix-Huit Brumaire. L’épilogue de la Révolution française (2008), la biographie en question se concentre avant tout sur l’apprentissage du jeune Bonaparte et sur le moment précis où il comprend la force de sa volonté et l’ampleur de son génie. Patrice Gueniffey s’y donne pour tâche de comprendre comment un homme apprend un jour et « à jamais ce qu’il est » (Borges).

2 L’ouvrage est impressionnant par sa taille, par son érudition, et par son style, simple et dépouillé, mais convaincant, en raison des formules parfois percutantes qu’il propose. Contrairement au Dix-Huit Brumaire, où l’auteur esquivait les débats avec les thèses récentes et se basait sur des références avant tout classiques, cet ouvrage prend en compte les travaux contemporains et entre en discussion avec plusieurs d’entre eux. Les thèmes traités sont variés. S’y entremêlent les aspects strictement biographiques, la vie économique, politique, diplomatique de l’époque, sans oublier ceux qui touchent au culturel et au social. La nouveauté de l’approche ne provient pas de découvertes inédites dans les sources primaires. Seules la correspondance de Napoléon et la presse de l’époque ont été étudiées. C’est la confrontation des interprétations entre elles, qui permet à l’auteur d’énoncer celle qui lui paraît la plus vraisemblable, et de faire une mise au point qui lui est propre. En cela aussi, l’ouvrage est un dialogue avec ceux qui l’ont précédé.

3 La première partie du livre est sans doute une des plus intéressantes. Elle traite de la jeunesse du petit hobereau corse, de ses contacts avec un père peu estimé, de ses études en France, et surtout, de sa « francisation ». Car, au terme de ses études, Bonaparte est

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devenu tout à fait français. La Corse n’est plus qu’un souvenir, un rêve, une utopie. Contre tous ceux qui veulent que la terre et le sang déterminent une vie par avance, Patrice Gueniffey montre clairement que l’éducation est en mesure de modifier celle-ci. Et si Bonaparte s’intéresse tant à l’histoire de la Corse, c’est justement parce qu’il en est séparé à jamais. Ce passage permet à l’auteur de revenir sur la révolution de Paoli, et de noter combien elle diffère des événements qui ont lieu en Amérique et en Europe dans les décennies qui suivent. Il aurait même pu s’interroger sur l’influence qu’ont pu avoir les réformes de Paoli tout au long de la carrière du jeune Bonaparte. Un généralissime à la tête d’un gouvernement « démocratique » qui est le seul à ne pas être élu, et qui propose et impose les lois…. Cela rappelle un certain premier Consul. Mais n’anticipons pas.

4 Traiter de la jeunesse de Bonaparte, c’est évidemment traiter aussi de la Révolution. Tout biographe y est confronté : d’une part, c’est la Révolution qui procure à Bonaparte sa chance de se faire une place au soleil ; d’autre part, c’est parce qu’il partage les idéaux de la Révolution qu’il acquiert et accroît cette chance. C’est particulièrement visible en Italie. Sur ce passage et la politique bonapartiste en Italie, les spécialistes ne seront pas forcément d’accord, puisque l’auteur minimise l’ampleur du mouvement révolutionnaire et préfère souligner l’antécédence réformatrice des souverains autrichiens ou bien les effets durables de l’implantation de la France durant le Consulat et l’Empire. Le Triennio ne reçoit donc que peu d’attention. En revanche, le Directoire est mis sur la sellette, en ce qu’il perd peu à peu la direction des armées qui agissent comme bon leur semble. Le premier cas se manifeste en Italie, où Bonaparte « révolutionne » divers États contre le gré des directeurs parisiens. Nous sommes en 1796. En six mois, et par la grâce de ses victoires, le général « italique » devient le seul maître à bord. De là date aussi la prise de conscience de son génie et de sa force. C’est là encore qu’il acquiert le prestige qui va être le sien, et qu’il prouve à l’univers la diversité de ses talents : tant civils que militaires.

5 L’image qui ressort du Directoire est donc loin d’être positive. Vu par Bonaparte, il s’agirait d’une bande d’avocats dépourvus de charisme et d’ambition qu’il méprise, parce que, suggère Patrice Gueniffey, il était méprisable – en raison de sa faiblesse, de ses divisions et de sa versatilité. Sa seule force résiderait dans les victoires. On comprendra que le coup d’État manigancé par Bonaparte et Sieyès soit par avance motivé, non seulement parce que le Directoire aurait été discrédité en France et à l’étranger, mais aussi parce que le Grand Prêtre Sieyès s’y était volontairement plié et que l’opinion y aurait été favorable. Patrice Gueniffey insiste toutefois sur le souci de « légalité » qui entoure ce coup d’État et sur le désir de Bonaparte de se démarquer de ceux du Directoire par un appel à la modération. L’auteur réhabilite par ailleurs les députés des Cinq-Cents, qui n’auraient pas fui comme des lâches devant les troupes de Murat, mais quitté la salle en silence. Que l’un des chapitres soit intitulé « le dernier jour de la Révolution » peut toutefois surprendre. Bonaparte ne la poursuit-il pas sur bien des plans ? N’est-il pas justement le roi (ou mieux le prince) de la Révolution ? Cela suggère en tout cas un grand changement et un épisode clé de la vie de Napoléon Bonaparte : celui du Consulat.

6 Le danger de voir la Révolution tomber entre les mains d’un militaire avait depuis plus longtemps été envisagé : par Mirabeau d’abord, par Robespierre ensuite, et par bien d’autres encore. Bonaparte avait beau se dire « le plus civil des généraux », comment allait-il se comporter une fois au gouvernail de l’État ? Patrice Gueniffey décrit les

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diverses étapes qui peu à peu éliminent l’abbé Sieyès et sa constitution de la scène principale. Bonaparte prend le devant de cette scène et impose un ordre républicain où ce n’est plus le législatif qui domine, mais l’exécutif. Les assemblées sont réduites au néant et ne sont plus que le fantôme d’elles-mêmes. La représentation nationale n’est plus qu’apparence. À l’anarchie, la terreur, la corruption qui auraient marqué les époques révolutionnaires, Bonaparte se flatte de substituer ordre et autorité. Mais il n’y parvient qu’en usant et mésusant des moyens mis en œuvre par ses prédécesseurs – notamment la Convention. À savoir par la répression, la terreur, et l’anéantissement de toute opposition. Sur ce point, du reste, Patrice Gueniffey, qui cite Howard Brown dans sa bibliographie, ne paraît pas avoir tiré tous les enseignements formulés par cet auteur. Il note, c’est vrai, quelques destitutions dans les départements – plus importantes à Paris où 70 % du personnel municipal est destitué -, des velléités répressives à l’endroit de trente-sept opposants notoires qu’il est contraint de rapporter devant le tollé qu’elles provoquent, mais il fait curieusement silence sur celles qui suivent. C’est ainsi qu’en l’an IX, pas moins de 1 400 à 1 500 personnes sont exécutées par des commissions militaires et des tribunaux d’exception ; et en l’an X, 900 à 1 000 personnes. Bonaparte échange la répression anarchique de l’an II contre une répression contrôlée d’en haut qui n’est pas moins arbitraire – ou qui l’est plus même puisqu’elle est contrôlée d’en haut. Les 104 Jacobins innocents, déportés en 1801, ne sont qu’une goutte d’eau dans la vague « d’assainissement » qui inonde le pays entre 1800 et 1802. De ce point de vue, Marx avait raison de comparer l’avènement de Bonaparte à la Terreur (p.537). Mais ce que ni Marx, ni Patrice Gueniffey (logique pour ce dernier, qui s’arrête ici en 1802) ne disent, c’est que la terreur consulaire ne s’arrête pas en 1802. En 1810-1811, entre 4 500 et 4 700 personnes végètent dans les seules prisons parisiennes (en 1793, il y en avait 1 500, et, au plus fort de la prétendue Terreur, quelque 7 000 – et encore parce que la justice était alors centralisée à Paris) ; 1 200 prêtres attendent à Civitavecchia la destination de leur déportation ; et combien d’autres encore qui seront incarcérés en Corse, au château d’If, au fort de Ham ou dans la forteresse de Fénestrelles, à la frontière du Piémont. Patrice Gueniffey relativise ces injustices en rappelant celles commises par le Directoire lors des trois coups d’État qui marquent son existence. Mais sont-elles compréhensibles de la part d’un gouvernement qui se dit fort et équitable ? Est-ce à ce prix que s’obtiennent ordre et autorité ?

7 L’auteur nous dit par ailleurs que Bonaparte ne croyait pas aux institutions mises en place par le Directoire (p. 277), mais quelques centaines de pages plus loin, il s’avère que le premier Consul poursuit, et surtout, parachève l’œuvre entreprise par les hommes qu’il a renversés. Stabilité financière, administration, codification, pacification. S’il y parvient, c’est non seulement grâce à son énergie, mais parce qu’il s’est acquis « le monopole de la décision » (p. 586). Il va plus loin certes, puisqu’il introduit le Concordat et la Légion d’honneur. Le chapitre sur le Concordat et sur ses causes est du reste particulièrement intéressant. Bonaparte l’a imposé à la fois à Rome et aux républicains français qui s’y opposaient. Et si, comme le suggère Gueniffey, Bonaparte est bel et bien un des plus brillants élèves de Machiavel, une telle politique trahit l’influence du penseur florentin. De fait, quiconque lira Patrice Gueniffey et le Discours de Tite-Live côte à côte sera frappé des affinités entre les actions du premier Consul et les bons conseils prodigués par Machiavel – que ce soit sur la religion, le rôle des apparences, la crainte ou la terreur, la nécessité de fonder des institutions nouvelles, la force des armes, etc.

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8 Élève de Machiavel, Bonaparte est tout à la fois révolutionnaire et postrévolutionnaire, mais encore fils des Lumières, et proche des despotes éclairés – avant même la création de la monarchie consulaire de 1802. En lui fusionnent les contraires. Mais abondent également les contradictions. Il refuse le parlementarisme et préfère se fier à l’opinion publique. Mais comme toute voix discordante est muselée, il lui est impossible de savoir ce que pense cette fameuse opinion. De là le besoin d’avoir des correspondants qui lui communiquent franchement tout ce qui se fait et ce qui se dit (p. 580). Le chef autocrate se trouve en définitive pris à son propre piège. C’est là un sujet qui mériterait d’être étudié et qui trouvera sans doute place dans le volume suivant.

9 Cette brève synthèse sur un livre de plus de huit cents pages ne rend évidemment pas compte de la richesse des analyses – des batailles notamment que l’auteur aborde pour la première fois, des calculs stratégiques, des opérations diplomatiques, des manipulations politiques, et des hauts et des bas d’une vie privée mouvementée, inséparables d’une biographie digne de ce nom. Les chapitres sur l’Égypte, sur les idées de Bonaparte relatives à l’esclavage, sur les relations avec l’Angleterre et l’impossible pacification entre deux puissances rivales sont particulièrement passionnants. Gueniffey ne nie pas l’incroyable ambition qui s’empare d’un homme qui a découvert son génie, son autorité, son charisme, et qui ne partage pas les notions conventionnelles du bien et du mal. C’est là que resurgit Machiavel : la Virtù, pour lui comme pour Bonaparte, c’est « la tension du prince vers une fin politique moins morale qu’ordonnatrice ». Pour Machiavel, le prince en effet est hors normes et amoral. Le Premier Consul vu par Patrice Gueniffey répond plutôt bien à cette définition.

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Lucien CALVIÉ, Heine/Marx. Révolution, libéralisme, démocratie et communisme Uzès, Inclinaison Ed., 2013

Claude Mazauric

RÉFÉRENCE

Lucien CALVIÉ, Heine/Marx. Révolution, libéralisme, démocratie et communisme. Uzès, Inclinaison Ed., 2013, 185 p., ISBN 978-2-916942-38-4, 15 €.

1 Sous un format réduit et en six chapitres enlevés, voici un livre qui compte car il soulève de grandes questions qui portent loin, aussi bien sur le plan de l’histoire des idées depuis le début du 19e siècle, que des modalités de la rémanence du modèle révolutionnaire français dans l’histoire contemporaine de l’Allemagne, plus généralement de l’Europe. L’auteur, Lucien Calvié, est un germaniste éminent, évidemment bien connu des historiens de la Révolution en raison de ses travaux antérieurs, notamment de sa traduction/présentation des textes de Marx sur la Révolution inclus dans le livre de François Furet, paru en 1986 chez Flammarion, mais surtout par un grand nombre d’articles savants, dominés par deux ouvrages majeurs : l’ancien, Le renard et les raisins. La Révolution française et les intellectuels allemands (1789-1845) (1989), et le plus récent , Le soleil de la liberté. Henri Heine (1797-1856), l’Allemagne, la France et les révolutions (2006). D’ailleurs, au cours de ses développements, l’ouvrage dont il est ici question revient sur les travaux antérieurs de l’auteur, dont il constitue à la fois une sorte de synthèse référencée et approfondie et en même temps une présentation distanciée de dimension très théorique. Dans un monde et à un moment où l’histoire des idées et l’effort de conceptualisation sont systématiquement méprisés sous l’effet du battage médiatique, la parution d’un tel livre devrait susciter, outre un sentiment de gratitude envers un éditeur courageux, l’intérêt de tous les historiens qui veulent dépasser le strict horizon de leur travail habituel pour regarder plus loin, sans craindre l’altitude !

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2 C’est qu’en effet, il est question de beaucoup de choses essentielles et quasiment de portée actuelle dans cet ouvrage, comme une réflexion originale sur le substrat et les implications culturelles de la réunification de l’Allemagne après 1989 par référence aux conditions de son unification après l’échec de 1848, comme la conception du pouvoir révolutionnaire institué par Lénine après la Révolution d’octobre en Russie et la continuité de l’État qui en est issu jusqu’à l’effondrement ultime, comme la problématique de la « liberté » au regard de l’histoire de la Révolution française (incluant la période de l’Empire, comme l’entendait Hegel, précisément cité) et de la manière dont on en a décliné les acceptions pratiques, théoriques et politiques, après 1815. En outre, on retiendra le fait que le livre fourmille d’expressions heureuses dont on espère qu’elles prendront place dans les essais historiographiques à venir : ainsi est- il question de « l’expérience malheureuse de la teutomanie judéophobe (p. 43) » qui fut l’un des versants pesant lourd dans l’héritage séculaire de la « misère allemande », formule que redouble la stigmatisation proposée du « vieux nationalisme teutomane, francophobe et judéophobe toujours renaissant » évoqué page 147, dont on a connu en France, au temps de Vichy, quand les effets du « paroxysme nazi (p. 44) » s’étendaient à l’est sur toute l’Europe jusqu’à Léningrad, Moscou et la Volga, et depuis mais en sous- main, la capacité de séduction auprès du versant droit de l’opinion publique française.

3 Le propos de Lucien Calvié est de revenir sur la nature profonde des relations entre le poète Heine et Marx. L’auteur rappelle à juste titre le différentiel générationnel qui les sépare : Heine est né en 1797 à Dusseldorf sur la rive droite (« prussienne ») du Rhin, Marx vingt et un ans plus tard, à Trèves sur la rive gauche (ci-devant « française ») et devenue prussienne après 1814. Il traite avec précision de leur commune filiation hégélienne par disciples interposés, notamment à travers la figure centrale de Arnold Ruge, et de leur admiration partagée et critique pour un penseur abusivement présenté comme le thuriféraire de l’étatisme prussien alors même, comme l’a montré le regretté Jacques d’Hondt (cité par Calvié) que Hegel n’a jamais cessé de se référer, à la France révolutionnaire qu’il exaltait déjà au temps de ses études à Tubingen mais qu’il pensait par la suite incarnée par le Napoléon-vainqueur, en qui il voyait le démiurge de la nouvelle Europe. Lié par l’amitié et une commune espérance, Heine et Marx se fréquentent à Paris en 1843-44 : l’un est un exilé qui considère la France comme son refuge, l’autre, Marx, dont le regard embrasse par la pensée et à la suite de ses déménagements, le nouvel espace de la mondialisation capitaliste et marchande de son temps. L’auteur insiste sur la proximité et la connivence qui marquent leurs relations : la reconnaissance de leur judéité originaire, rejetée par Marx, acceptée avec fierté et en un sens culturel par Heine, leur incroyable savoir littéraire et philosophique (dont témoignent les volumes de la monumentale « correspondance Marx-Engels » et les œuvres de Heine, écrites en français comme en allemand et abondamment évoquées et citées par Calvié), leur admiration partagée pour la combativité, le courage et la fraternité manifestée à leurs compatriotes, par les ouvriers et artisans « communistes » et républicains parisiens, leur empathie pour les milieux populaires, etc. Mais l’essentiel est consacré à ce qui séparera selon deux trajectoires différentes le parcours idéologique et politique de Heine et de Marx après l’échec terrible de la révolution de 1848 : la question du mode de production capitaliste pour Marx qui devient l’objet de son immense travail de recherche, la question de la révolution politique et démocratique support de tous les possibles à venir, à laquelle Heine demeure fidèle comme au premier jour. Le « communisme », figure ultime d’une démocratie enracinée dont Heine se dira l’adepte à la fin de sa vie, se montre bien différent de celui de Marx

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pour qui, négation de la négation, le communisme est d’abord la vérité pratique du mode de dissolution par la lutte des classes des rapports sociaux qui fondent historiquement, c’est-à-dire dans l’espace structurel du temps, l’accumulation du capital et la transformation de toutes les valeurs d’usage en valeurs d’échange. Lucien Calvié a raison de mettre l’accent sur cette différence fondamentale.

4 Cette même démarche de l’auteur le conduit à aborder au chapitre VI la fameuse question de la « coupure de 1845 » dans la construction de la pensée marxienne, coupure théorisée par le philosophe Louis Althusser dès 1965 dans Pour Marx, mais reprise et fortement repensée par la suite par lui-même et par nombre de commentateurs. Lucien Calvié y voit un « saut périlleux, voire mortel (p.170) » qui conduira aux plus extrêmes errements du « marxisme » par contraste avec l’idéal de démocratie libertaire, inspiré de l’exemple de 1789 et de ses suites, qui avait nourri depuis 1830 jusqu’à l’effondrement de 1848, les luttes transitionnelles vers un nouvel état des choses (on retrouve ici Ruge mais aussi beaucoup d’autres, tantôt issus du mouvement jeune-hégelien, tantôt sortis des luttes libérales et nationales à l’instar de Mazzini en Italie ou à Londres etc., que Marx et Engels critiquent dans le Manifeste du parti communiste paru à Londres en janvier 1848). Pour ma part, je ne partage pas ces vues en rappelant deux choses : la première, relative à la démarche d’Althusser qui fut si féconde par ses effets, la seconde portant sur la question du « marxisme ». L’énoncé du concept de « coupure » chez Althusser, peu à peu sorti de tout un processus de découverte de l’œuvre de Marx, relevait moins de l’expérience politique du philosophe que de sa volonté de démarquer le moment-Marx de la pensée théorique, de l’espèce de continuisme idéologique qui en faisait une nouvelle version de l’humanisme théorique hérité de l’Aufklärung. Ce faisant, Althusser importait méthodologiquement dans l’histoire des idées un concept opératoire puisé dans les travaux de l’épistémologie française (Bachelard, Koyré, Cavaillès, etc.). Il en reconnut ensuite les limites, notamment au regard de l’histoire elle-même mais aussi pour avoir « oublié » l’aspect déterminant de la lutte des classes dans le processus de séparation de la science et de l’idéologie à laquelle procède Marx, conduisant à ce que ladite « coupure » conduise à mettre en valeur la distinction déterminante entre science et idéologie. Il n’est donc pas faux comme l’indique Calvié dans son chapitre V, de montrer toute l’importance du moment 1848 dans l’approfondissement du concept de « coupure », mais il reste que la proposition althussérienne se fondant sur le texte de L’idéologie allemande (connu tardivement, en 1930) et aux Thèses sur Feuerbach, eut le grandissime mérite de mettre l’accent sur ce qui est devenu l’essence même de la « pensée-Marx », bien plus que du « marxisme » successif à quoi il me semble que Lucien Calvié, réduit un peu trop la dimension critique, inventive, réitérative, du Marx de la maturité, le Marx du Capital et des grands textes historico-politiques qui furent composés de 1850 à 1883. De là découle ma seconde réserve : « marxisme » ? Pourquoi pas : depuis un siècle et demi, l’appellation a trouvé son usage courant et le champ conceptuel de l’objet ainsi qualifié s’en est démesurément étendu. J’ai moi-même eu recours en 2009 à ce désignant dans un ouvrage que Lucien Calvié cite dans sa bibliographie. Mais précisément, cela signifie que dans son élaboration, la pensée-Marx, dans sa complexité problématique et critique, ne se résout pas à ce que nous en dit le prétendu « marxisme », ensuite et ipso facto que le « marxisme » lui-même s’avère infiniment plus divers et créatif que ne le supposent ceux qui le croient tout entier contenu dans les diverses vulgates : mieux vaut donc repartir de Marx lui-même et de celles et ceux qui s’y réfèrent. Reste que le souci qui inspire Lucien Calvié dans la conclusion de son livre, de fonder une « science

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de la liberté » sur une juste intelligence de la dialectique historique, d’une prise en considération solidement informée du réel, demeure une problématique essentielle. Je note, en outre, que dans la comparaison qu’il établit entre la pensée de Hegel et la critique qu’en faisait Marx (cf p. 102-106), tout comme Jean-Paul Sartre depuis L’être et le néant (1943) jusqu’à Critique de la raison dialectique, l’auteur recourt à l’emploi du mot réalisme dans l’acception de matérialisme ; peut-être, comme Sartre lui-même, le fait-il pour marquer son rejet du « matérialisme dialectique » qu’Althusser revendiquait ? En ce cas, la science de la liberté à laquelle il aspire relèverait moins de la nécessité que du vouloir subjectif : nous approchons ainsi de ce « matérialisme aléatoire » auquel le dernier Althusser se serait rallié, si l’on en croit quelques-uns de ses derniers disciples. Figure assez fréquente de l’ironie de l’histoire !

5 Anecdote : il y a une trentaine d’années, une étudiante allemande originaire de Constanz venue à l’université de Rouen, à qui je parlais de Heine et du jeune Marx, me déclara candidement : « Je ne sais rien de Marx et je croyais que Heine n’était pas un poète allemand mais un auteur juif qui écrivait surtout en français ». Le simple souvenir de cet échange me conduit à dire que le livre de Lucien Calvié dont la lecture m’a passionné (et toute son œuvre antérieure) peut assurément ne pas convenir à des adolescents fatigués. Mais il est d’une importance telle qu’il ne devrait jamais échapper à l’attention d’historiens de la Révolution française, elle-même saisie dans la longue durée de ses effets, dignes de ce nom.

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Rebecca COMAY, Mourning Sickness. Hegel and the French Revolution Stanford University Press, 2011

Jean-Clément Martin

RÉFÉRENCE

Rebecca COMAY, Mourning Sickness. Hegel and the French Revolution. Stanford University Press, 2011, 202 p., ISBN 978-0-8047-6126-0, 16,83 €.

1 Dans un livre bien connu sur Hegel, le philosophe Charles Taylor (Hegel et la société moderne, parue en 1979 et traduit en français en 1998) disait qu’il y avait deux sortes d’analyses de l’œuvre du philosophe allemand, celles qui sont claires mais qui détruisent leur sujet d’étude et les autres qui en rendent mieux compte, mais qui conduisent leurs lecteurs à se reposer en lisant Hegel dans le texte. Un récent commentateur de Rebecca Comay ajoutait que celle-ci tenait une troisième voie, qui n’était pas médiane. Avouons que nous nous rallierons à cette position, faute d’avoir été capable ni de posséder parfaitement ce livre, ni de trouver un répit en lisant Hegel – même traduit. Pourtant le livre de Rebecca Comay mérite qu’on en rende compte, même s’il faut prévenir le lecteur que l’ouvrage n’est pas destiné aux historiens de la Révolution française. Il est donc vain de lui reprocher, comme certains commentateurs l’ont fait, de ne pas parler de Robespierre ou de la Terreur. L’intérêt du livre tient à la lecture de Hegel porteur d’une vision originale de la modernité. Pour la tradition philosophique allemande, la Révolution introduisait certes la modernité politique, mais l’échec des Français à s’en saisir pour établir un régime renvoyait leur insuffisance philosophique, tandis que les Allemands, mûrs philosophiquement, n’étaient pas capables politiquement de s’en saisir, les rendant seulement capables de participer à la restauration de l’ordre – ceci rappelant aussi un jugement de Marx. À partir de ce constat rebattu, Comay propose une lecture psychoanalytique de l’œuvre de Hegel, en s’appuyant sur les notions de deuil, de trauma, de mélancolie, d’incorporation, etc. La thèse principale étant que l’idéologie allemande est structurée autour de la mélancolie,

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née de l’absence de l’objet désiré, pour reprendre un vocabulaire psychoanalytique qui est celui du livre. Définissant l’histoire comme une expérience retardée et vécue au travers des expériences manquées des autres, comme un trauma transgénérationel, elle n’entend pas pour autant faire une lecture psychologique mais bien de dégager la signification philosophique de cette position. Rebecca Comay estime que Hegel, en récusant la tradition allemande illustrée par Kant pour qui la vraie révolution étant morale, ne réussit pas pour autant à sortir des contradictions qu’il dénonce, notamment à propos de la terreur. Rappelons que Kant avait condamné le régicide qui détruisait les principes sur lesquels la révolution devait être fondée. En deçà de la recherche de Hegel pour dégager la rationalité du monde, Rebecca Comay estime que le philosophe fait une lecture de l’histoire en abandonnant une position de jugement de cet échec, mais en intégrant la négation même la liberté dans la fabrication d’une nouvelle conscience collective. D’une certaine façon, elle rejoint Charles Taylor soulignant que Hegel nouait l’héritage des lumières et la primauté de la raison, avec les attentes romantiques autour du sens des expériences communes pour que dans cette conflagration s’exprime la liberté humaine affrontée à ses limites et ses tentations. Il n’y aurait ainsi plus à chercher une misère de la politique ou de la philosophie dans les traditions française ou allemande, mais à voir dans l’œuvre de Hegel (et peut-être malgré ce qu’il dit, mais Charles Taylor avait adopté lui aussi une position critique) le moment où se fait le deuil (mourning) de la révolution et de la raison, au moment même de l’éveil (morning) du monde à la modernité. Concluons en disant simplement d’abord que les premiers chapitres sont plus accessibles que le dernier, ensuite que nul n’est obligé de lire un livre, mais que les interrogations qui sont portées ici méritent d’être méditées par tous ceux qui veulent bâtir des analyses globales sur la période et ses échos européens, enfin que ce compte rendu témoigne simplement des limites personnelles du recenseur.

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Marie-Pierre REY, L’effroyable tragédie. Une nouvelle histoire de la campagne de Russie Paris, Flammarion, 2012

Bernard Gainot

RÉFÉRENCE

Marie-Pierre REY, L’effroyable tragédie. Une nouvelle histoire de la campagne de Russie. Paris, Flammarion, 2012, 317 p., ISBN 978-2-0812-2832-0, 24 €.

1 Voici une mise au point extrêmement claire et documentée sur la campagne qui a mis un terme à l’épopée napoléonienne voici deux cents ans, par la meilleure spécialiste française de la question, puisque Marie-Pierre Rey est professeure d’histoire russe à l’Université Paris1, et que sa biographie récente sur Alexandre 1er fait autorité sur la question.

2 Nous cheminons au fil des pages avec la Grande Armée, nous en suivons toutes les étapes militaires, en un récit qui multiplie à chaque phase cruciale (l’entrée sur le territoire russe, la bataille de Borodino, l’occupation et l’incendie de Moscou, la volte- face de Maloïaroslavets, le retour vers Smolensk, le passage de la Bérézina, l’épouvantable retraite enfin vers Vilnius et l’épilogue tragique) les différents points de vue. Car la parfaite connaissance qu’a l’auteure de la langue et des archives russes permet de croiser à chaque fois les sources. Le grand intérêt de cet ouvrage réside dans la confrontation des regards et des témoignages. On se rend bien compte que cette campagne fut un gigantesque drame humain, et que la somme inouïe de souffrances endurées par les soldats de l’armée napoléonienne, fut également partagée par la population russe, que les doutes, les hésitations, le courage et les traits de bravoure, étaient le lot commun des responsables des deux camps.

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3 Les actions proprement militaires sont retracées avec une grande précision, celles-ci étant toujours replacées par rapport aux stratégies affrontées ; la recherche de la bataille décisive pour Napoléon, l’esquive et la terre brûlée pour Koutouzov. Nous retiendrons tout particulièrement le récit de la bataille atypique de Borodino, la plus sanglante de toutes les batailles de l’époque moderne : « la bataille de Borodino ne devait pas entrer dans l’histoire par l’intelligence stratégique et la sophistication des actions menées, mais par le seul courage des combattants, luttant pied à pied, avec un acharnement héroïque, tant contre l’ennemi que contre leur propre peur, dans une sorte de préfiguration terrible de la guerre de position de 14-18. » (p. 156).

4 L’épisode moscovite est également retracé dans les moindres détails, avec un chapitre sur « Moscou libérée », appuyé sur les archives et correspondances russes, qui fait pendant à « Moscou occupée », où le tableau des pillages et destructions par l’armée française a pour contrepoint la « naissance du sentiment national russe » (p. 202). Le « moment » de septembre-octobre 1812 est bien un moment inaugural pour la Nation russe, tout comme le « moment » de mai 1808 avait été un moment inaugural pour la Nation espagnole. L’Empire napoléonien est un accoucheur des nations européennes, mais contre lui. Tout comme en Espagne, l’auteur montre bien comment ce sentiment national se forge à partir de la chute d’une ville symbole, autour de la fidélité à la dynastie et à la religion nationalisée. Avant la prise de Moscou, le pouvoir d’Alexandre n’était pas assuré, des doutes sur la capacité du commandement provoquaient un certain flottement, tandis que des soulèvements paysans éclataient ça et là, soulèvements que Napoléon ne put, ou ne voulut pas, exploiter. La force morale a changé de camp, et s’exprime désormais à travers les nombreuses proclamations patriotiques du tsar, ou du commandant supérieur Koutouzov, dont Alexandre et nombre de ses officiers se méfiaient de prime abord. Sur les ruines fumantes de Moscou, l’élan patriotique emporte tout, et les élites russes, rassurées sur le loyalisme populaire, peuvent inverser le message libérateur des héritiers de la Révolution française. Les Français sont désormais les « nouveaux mongols » qui menacent la civilisation universelle, et qui se comportent comme les ennemis du genre humain.

5 Le comportement de Koutouzov, son obstination dans la stratégie d’usure, malgré les accusations de mollesse maintes fois émises dans l’entourage du tsar, mais aussi son refus d’un anéantissement total de la puissance française, est finement analysé. Le feld- maréchal a une perception très large des rapports de forces ; une destruction complète de l’armée française ne peut que faire le jeu de l’Angleterre, et il se méfie tout autant de la volonté hégémonique de celle-ci en Europe, que de la domination française sur le continent.

6 Il reste donc à épuiser l’adversaire, sans l’abattre complètement. Les ressources du haut-commandement français ne sont d’ailleurs pas entièrement paralysées, comme il est démontré pour le fameux franchissement de la Bérézina, où l’armée napoléonienne parvient à éviter la nasse fatale préparée par les Russes quelques kilomètres plus au nord. De là à parler de « victoire » française comme il est imprudemment avancé par quelques thuriféraires napoléoniens ! C’est oublier le coût humain extraordinairement élevé de cet épisode où l’héroïsme le dispute au tragique ; 15 000 morts et blessés du côté russe, 13 000 pour la Grande Armée, mais 5 000 civils et soldats pris dans un piège mortel, et 10 000 prisonniers.

7 Reste l’épilogue tragique de Vilnius, en l’absence de Napoléon rentré précipitamment à Paris où l’équipée du général Malet a révélé la fragilité de l’édifice institutionnel.

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Comme on cherchait vainement en 1800 ce qu’il y avait dans la constitution de l’an VIII en dehors de Bonaparte, on se rend compte en 1812 à quel point tout se délite avec l’éloignement du chef. Les survivants fantômes qui se rassemblent à Vilnius au début du mois de décembre vont être frappés par le typhus qui ravage la ville ; on est loin de l’accueil enthousiaste de la population, largement acquise à la cause polonaise, six mois plus tôt seulement. C’est le typhus qui a décimé ces moribonds accablés par la faim, la fatigue et le froid. Les cosaques n’ont fait que déverser les cadavres dans les fosses communes, rouvertes lors d’une campagne récente de fouilles archéologiques. La comptabilité macabre enregistre 200 000 à 250 000 morts, 150 000 à 200 000 prisonniers, dont un certain nombre feront souche en Russie. Si on ajoute 50 000 à 60 000 déserteurs, c’est le constat de la disparition globale de la Grande Armée qu’il faut dresser. Si les théoriciens répètent depuis le milieu du XVIIIe siècle que la guerre moderne doit viser à l’anéantissement des forces de l’ennemi, la campagne de Russie illustre le théorème de la « campagne décisive » ; et ce sont les Russes qui sont les bénéficiaires de la démonstration. Mais à un prix tellement élevé qu’on s’éloigne des paramètres théoriques ; la justification de la guerre moderne, c’est que sa croissance en intensité était compensée par son économie en vies humaines. Or, aux pertes françaises, il faut ajouter les 300 000 Russes, morts, blessés et prisonniers. Le titre de cette excellente synthèse est ainsi pleinement justifié ; avant tout une « effroyable tragédie » humaine.

8 Un cahier central d’illustrations prolonge la diversité des points de vue exposée au cours du récit par une diversité des supports iconographiques qui portent l’événement. Il faut particulièrement attirer l’attention sur les lubki, « ces petites gravures aux couleurs vives, qui, illustrant des saynètes et des contes, sont vendues sur les marchés ou dans les foires, et décorent les maisons » (p. 208), qui sont les vecteurs du patriotisme russe.

9 En dépit de quelques rares manifestations commémoratives du bicentenaire de l’événement, nous n’avions pas de synthèse récente. En France, la lecture de la campagne de Russie se fait encore au prisme de la victoire ou de la défaite. La grande originalité du livre de Marie-Pierre Rey est de nous sortir de ce cadre contraint, et de l’exceptionnalité française (dans la prouesse ou dans le malheur), pour nous plonger dans une histoire plurielle et affrontée.

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Didier MICHEL, Du héros de Rennes en 1788 à la contre-révolution, Blondel de Nouainville, l’itinéraire d’un noble normand Cherbourg, Isoète, 2012

Richard Flamein

RÉFÉRENCE

Didier MICHEL, Du héros de Rennes en 1788 à la contre-révolution, Blondel de Nouainville, l’itinéraire d’un noble normand. Cherbourg, Isoète, 2012, ISBN 978-2-35776-042-4, 23 €.

1 Andy Warhol avait avancé que chacun devait avoir droit à son quart d’heure de gloire : sans doute fut-ce le cas du chevalier Blondel de Nouainville (1753-1793), le 10 mai 1788. C’est d’un « inconnu presque célèbre », pour reprendre l’heureuse formule de Jean- Clément Martin, dont Didier Michel, au terme d’une recherche de doctorat, se propose de restituer le parcours, à partir principalement de sa correspondance conservée à la bibliothèque municipale de Cherbourg (ms. 154). La brève notoriété du personnage, dont le destin demeure dans une semi-obscurité (une biographie de Charles Morain de Sourdeval publiée en 1846 a longtemps fait référence), n’est pour autant guère anecdotique et soulève bien des questions d’une certaine fraîcheur historiographique.

2 La reconstitution d’une biographie sur le substrat d’une correspondance étayée par les sources classiques des archives départementales et de la défense car Nouainville, après une courte carrière à bord des vaisseaux de la Compagnie des Indes (1766-1769), devient officier dans le régiment Rohan-Soubise en 1775, n’est pas sans poser un certain nombre d’interrogations méthodologiques : notamment lorsqu’il s’est agi de reconstituer l’évolution de sa position à l’égard de la Révolution entre les deux moments forts de son existence que sont la journée de Rennes de 1788 et son passage

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tardif à l’émigration en 1792. Là se trouve tout l’intérêt d’une trajectoire fulgurante qui s’achève sur les champs de bataille de la région de Bergues, sous l’uniforme des troupes contre-révolutionnaires anglaises, l’année suivante.

3 L’ouvrage, d’une grande qualité éditoriale, aurait sans doute gagné à une plus grande rigueur dans le choix de certaines de ses illustrations et à être moins chronologique dans son découpage pour mieux rendre compte justement des enjeux méthodologiques qui le traversent. Ainsi le plan composé de cinq parties reprend-il les origines de la famille (chapitre I), la période qui précède la journée de mai 1788 (chapitre II), la journée elle-même (chapitre III), puis un découpage dont le bornage semble moins évident, allant de 1788 à 1791 (chapitre IV) et de 1791 à 1793 (chapitre V). L’auteur a choisi d’agrémenter son propos de riches annexes et d’index appréciables et n’a guère négligé de bien mettre en évidence les sources successives de la construction et de la récupération d’une mémoire, notamment sous la Restauration, où s’alimente une légende rose du chevalier de Nouainville en héros monarchiste (duchesse d’Abrantès) et celle plus érudite, à défaut d’être toujours plus exacte, au XIXe siècle, des notices biographiques régionales.

4 Si la trame problématique centrale relève de la compréhension des formes de l’adhésion de Nouainville à la cause révolutionnaire, l’auteur a la prudence de ne pas user sans de grandes réserves des notions de personnage historique (p. 81), d’événement (p. 79) ou de celle, plus indéterminée encore, de modération. Il fait, en revanche, affleurer d’autres composantes de la réflexion tout à fait déterminantes : notamment celle de la délicate promotion sociale d’une très petite élite normande dont l’anoblissement n’est guère soutenu par la fortune et qui se voit, par son relatif manque d’aisance, reléguée à la fois à la lisière du second ordre et à la marge des réseaux endogames ascendants, avant la Révolution. L’origine de l’anoblissement familial demeure d’ailleurs obscur : s’agit-il de l’achat d’un office de conseiller du roi par le grand-père de Nouainville, vers 1746 (p. 16), qui vient étayer un processus lent d’agrégation taisible au second ordre (annexe I) ? Il n’en demeure pas moins que le destin d’un cadet de famille sans fortune condamne le chevalier à une carrière militaire à la promotion lente, aux villes de garnisons, voire aux expéditions lointaines vers Saint-Domingue : au final, Didier Michel donne à voir l’ordinaire du casernement, au travers d’un usage rigoureux des sources concernant le 84e régiment d’infanterie (SHD, cote 4M74). Mais il montre aussi les limites d’une ascension sociale d’Ancien Régime, par l’abandon de la seigneurie éponyme, le déclassement relatif de son frère aîné que ses revenus réduisent à la « marge de l’indigence » et interroge par-là même l’accueil fait par cette très petite noblesse aux premiers soubresauts révolutionnaires.

5 Comment qualifier Blondel de Nouainville et saisir les motivations qui sont alors les siennes ? Frustration sociale d’une élite dont les horizons se rétrécissent ? Noble libéral, réformateur chrétien, monarchiste fidèle ou idéaliste « fanatique d’honneur » (p. 61) ? Les étiquettes ne suffisent guère à donner une cohérence définitive à une trajectoire par essence mobile et évolutive. Les limites de la correspondance comme source se font ici sentir, surtout après le coup d’éclat de mai 1788 : la querelle entre le Parlement et le pouvoir royal donne lieu à Rennes, ce 10 mai, à une émotion populaire qui offre au jeune officier l’occasion de s’interposer entre la foule et ses hommes chargés de protéger les représentants du roi. La postérité du geste est relayée par les journaux (Courrier de l’Europe, La Gazette de Leyde, Les Étrennes de la Vertu), tandis que la fulgurante notoriété de Nouainville recompose pour un temps les réseaux de sa

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sociabilité épistolaire (Dumouriez, le futur général Moreau, Blondel d’Azaincourt…). Ses lettres sont-elles le reflet de ce qu’il pense ou sont-elles le jouet de courants d’influences politiques parfois contradictoires ? Les réseaux de l’écriture sur soi n’ont pas toujours les mêmes ressorts historiographiques que l’écriture de soi. Par ailleurs l’interprétation même de l’initiative de Nouainville se trouve saisie d’ambivalence au regard de la suite de la Révolution : perçu comme un acte de courage et d’apaisement en 1788, que devient son exploit après la révolte grenobloise et l’affaiblissement de l’absolutisme ? Didier Michel montre bien toute la difficulté de l’interprétation d’un fait élevé à la condition d’événement : dans le fond, la geste de Nouainville ne doit-elle pas être considérée comme la traditionnelle protection apportée par les nobles bas- normands aux jacqueries du XVIIe siècle (p. 77) et peut-être plus encore comme un défaut de fermeté dans la représentation de l’autorité royale face au Parlement qui aura de lourdes conséquences ? Cette ambivalence reflète celle du profit qu’en tire l’intéressé : s’il est décoré de la prestigieuse croix de Saint-Louis, sa carrière militaire n’en connaît pas pour autant une évolution significative.

6 Se pose alors la question du lent « retournement » de Nouainville contre la Révolution, après 1791 au sujet duquel la correspondance nous est d’un faible secours. L’armée d’Ancien Régime se voit progressivement réformée, notamment dans la promotion de ses cadres, et chargée d’assurer l’ordre auprès des administrations civiles des départements et des districts. Le parcours de Nouainville, reconstitué minutieusement par Didier Michel autour de Nantes, souligne les enjeux politiques d’un cantonnement concernant par exemple l’installation des prêtres constitutionnels (p. 117), la résistance des campagnes à la nouvelle constitution et la contagion du soulèvement vendéen voisin. S’il est difficile de faire la part entre la conscience d’un officier et son devoir, il est avéré que les tensions entre les institutions civiles et militaires en matière de versement de la solde ou de répartition des troupes d’une part, mais aussi celles internes à l’armée d’autre part, compliquent singulièrement la tâche d’un officier qui approche de la quarantaine. Les faibles perspectives d’une promotion au grade de capitaine, en 1792, l’auraient obligé, soit à quitter son régiment, soit à entamer une nouvelle campagne (la troisième) vers les Antilles avec un faible espoir de retour. La conjonction de ces mobiles, renforcée par un effet « d’entraînement dans l’émigration », décident de son départ vers l’Angleterre, fin 1792, ainsi que de son engagement fatal dans la Légion de la Châtre baptisée pour l’occasion Loyal-Emigrant. C’est probablement à Furnes qu’il est mortellement blessé le 21 octobre 1793.

7 Le tour de force de Didier Michel consiste à rétablir, sans déterminisme, les inflexions progressives d’une trajectoire à la fois sociale, militaire et politique, sans la naïveté d’en déduire une relation globale de la noblesse à la Révolution qui lisserait tout le caractère empirique d’une démarche individuelle dans l’enchevêtrement de ses enjeux.

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Jean-Clément MARTIN, La machine à fantasmes. Relire l’histoire de la Révolution française 2012

Jacques Guilhaumou

RÉFÉRENCE

Jean-Clément MARTIN, La machine à fantasmes. Relire l’histoire de la Révolution française. 2012, 314 p., ISBN 978-2-36358-029-0, 22 €.

1 De manière concomitante à sa vaste synthèse sur la Révolution française (Nouvelle histoire de la Révolution française, Paris, Perrin, 2012, 630 pages), Jean-Clément Martin nous propose un recueil d’articles déjà publiés, mais présentement remaniés, amplifiés. Dans cet ouvrage, il s’en tient, comme dans son Histoire de la Révolution française, à une méthode précise : d’une part décrire au plus près les faits, en multipliant les points de vue, et en prenant en compte la capacité d’invention des acteurs individuels face au collectif, d’autre part se situer à une certaine distance des catégories historiographiques tout en utilisant, le cas échéant, telle ou telle perspective liée aux interprétations historiographiques. Cependant, entre description et interprétation, il fait également appel, comme à son accoutumée, à la mémoire de l’événement révolutionnaire au cours de la période contemporaine, en particulier d’un historien à l’autre, d’une commémoration à l’autre, sur fonds de luttes politiques et idéologiques. Son livre constitue donc une leçon de méthode à tout point de vue.

2 La majeure partie des articles concerne la question de la violence en Révolution : la guerre de Vendée, qu’il connaît bien, et ici tout particulièrement le massacre de Machecoul, mais aussi et surtout la Terreur, à la fois dans son émergence événementielle (l’assassinat de Marat par Charlotte Corday) et dans sa rhétorique contemporaine. Il s’intéresse aussi aux violences plus quotidiennes, à l’exemple des

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violences sexuelles. L’abord de « l’histoire de la Révolution et de la violence » (p. 121) est donc l’une des principales caractéristiques de son ouvrage. C’est là où il apparaît, autour du bicentenaire, tout « un univers peuplé d’idéal-types » issus de la philosophie et de la science politique, qui brouillent souvent la connaissance de l’événement. Il se propose donc d’interroger d’abord les conditions historiques de l’avènement de la Terreur, constamment refusée par le législateur, et pourtant mise à l’ordre du jour dans le mouvement révolutionnaire lui-même, puis d’évaluer l’ampleur des fantasmes accolés à la Terreur de 1793. L’amplification du mouvement vers la Terreur relève avant tout d’une pression toujours plus forte des acteurs populaires et de leurs mots d’ordre, comme nous l’avons montré dans un travail de facture discursive. Jean- Clément Martin insiste plutôt sur le fait que les conventionnels instaurent un gouvernement révolutionnaire de manière à éviter l’institutionnalisation d’une telle demande de mise à l’ordre du jour de la terreur. Nulle présence d’un « système de terreur » donc, si ce n’est dans le vocabulaire. Et pourtant, dès la chute de Robespierre, les fantasmes se déchaînent autour de l’image de la Terreur, et continuent leur ravage jusqu’à nos jours.

3 Un autre front de la violence révolutionnaire est tout aussi présent dans la mémoire contemporaine, la guerre de Vendée, véritable invention prédisposant aux fantasmes dès les massacres de Machecoul de mars-avril 1793, certes bien réels, mais amplifiés (160 tués et non 800 selon les archives), surtout par des récits horrifiques dès la Révolution. Jean-Clément Martin s’interroge pour savoir s’il s’agit vraiment d’une « guerre contre-révolutionnaire » comme le dit usuellement la mémoire de l’événement, au nom de la nécessité d’un récit inéluctable des événements. Il la resitue dans le contexte de l’obsession du complot, alors que les forces en jeu, côté vendéen, sont au départ plutôt dispersées et étiques. Chaque camp diffuse une image particulièrement menaçante du camp adverse, surtout après l’échec de la première répression républicaine. Devenu un fait national, le soulèvement de la Vendée se trouve pris dans les enjeux autour de la mise à l’ordre du jour de la Terreur, suscitant une répression de masse de la part des républicains. L’image du barbare vendéen isole la Vendée et facilite d’autant plus la justification d’une telle répression. La mémoire de « la guerre de Vendée » accentue cet imaginaire, dans la mesure où la Vendée est mise très longtemps hors cadre de l’analyse historique, et aussi du fait que nombre des sources ont été détruites au cours de la guerre. Jean-Clément Martin voit donc dans la guerre de Vendée le point limite de la commémoration de la Révolution française face à la violence.

4 Comment peut-on alors écrire l’histoire de la Révolution française dans un tel univers de fantasmes, amplifiés par les lectures contemporaines de l’événement ? Qui plus est, les commémorations successives ont ajouté des couches interprétatives sans fin jusqu’au point de rendre inaudible l’événement, ou plus exactement évanescent comme ce fut le cas en 1989 avec la commémoration de Valmy. Jean-Clément Martin défend ici et à juste titre que la Révolution française est une manifestation exemplaire de la volonté politique et que tout imaginaire contemporain qui ne réactive pas une telle volonté se condamne à multiplier les avatars mémoriels. Le cas de Charlotte Corday, dont Guillaume Mazeau s’est fait l’historien, est exemplaire en la matière. Véritable « machine à fantasmes » déployée à l’infini sur le Web d’un côté, cette « héroïne à l’envers » est certes l’exemple même de l’image négative de la femme en Révolution. Mais femme active dans la singularité même de son acte d’engagement politique et moral, elle redevient sous la plume de l’historien, porteuse d’une responsabilité

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historique irréductible à l’imagerie de la Contre-Révolution. Le cas des femmes en révolution est plus largement abordé sous l’angle des femmes soldats présentes dans les armées révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Jean-Clément Martin les recense, tout particulièrement dans le contexte de la guerre de Vendée, avant que le Convention Nationale décide le 30 avril 1793 qu’elles doivent quitter les armées révolutionnaires. Il mentionne les trajectoires individuelles de certaines d’entre elles, recherche leurs motivations, surtout familiales – elles suivent un soldat de la famille – et s’interroge sur leur apparence, avec le port d’habits masculins. Cependant, abordant le cas plus général des femmes en révolution, il en conclut que les hommes révolutionnaires tendent à instrumentaliser les actes des femmes, dans leur souci de contenir leur indépendance dans les limites de la frontière entre le civil et le politique. Nous n’irons pas plus loin dans la présentation de ce riche panorama, dont nous n’avons pas épuisé tous les thèmes. Retenons une nouvelle fois que l’historien y trouvera matière à une réflexion de méthode sur la manière de faire l’histoire de la Révolution française au sens le plus large, mémoire incluse donc.

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Olivier FERRET, Anne-Marie MERCIER- FAIVRE, Chantal THOMAS (éd.), Dictionnaire des vies privées (1722-1842) Oxford, Voltaire Foundation, 2011

Christian Albertan

RÉFÉRENCE

Olivier FERRET, Anne-Marie MERCIER-FAIVRE, Chantal THOMAS (éd.), Dictionnaire des vies privées (1722-1842). Oxford, Voltaire Foundation, 2011, 450 p., ISBN 978-0-7294-1009-0, 86,10 €.

1 « La vie privée », « La vie privée et secrète », « Anecdotes sur… » est un genre littéraire très en vogue au XVIIIe siècle et encore au début du siècle suivant. Certaines œuvres relevant de cette catégorie d’écrits ont pu se vendre à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Ces ouvrages, aujourd’hui tombés pour la plupart dans l’oubli le plus complet, sont des libelles censés révéler la réalité d’un personnage connu – les contre- exemples faisant la propagande pour un individu sont rarissimes – en étalant sur la place publique ses petits côtés, ses secrets et pire encore ses turpitudes, avec un goût marqué pour ses vices et déviances sexuelles. Œuvres du moment, ces écrits sont souvent rédigés à la hâte et sans soin. Aussi ont-ils souvent des « suites » dans lesquelles on reprend des arguments et on corrige de grossières bévues (voir notice 115). Les auteurs, presque toujours anonymes, tentent de donner à leurs calomnies un caractère d’authenticité en se réfugiant dans la fiction de documents secrets découverts par hasard (ex. portefeuille oublié).

2 Les personnages et les groupes les plus divers inspirent les « écrivailleurs », le mot est de Robert Darnton, auteurs de ces « vies privées ». Les personnages de premier plan (Louis XV, Madame de Pompadour, Marie-Antoinette, Louis-François de Conti, Chaumette, Marat, Mirabeau, Robespierre, Bonaparte, Charles X…) ont naturellement

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les faveurs des auteurs de ces écrits. Mais on trouve aux côtés de ces personnages historiques, des individus beaucoup moins connus, des célébrités passagères (le régicide Damiens, les criminels Bastide et Jausion, le mythomane Bruneau), des groupes sociaux (les Français en 1779, les ecclésiastiques français en 1791, les « illustres modernes » en 1788) et même des personnages de pure invention (Mayeux, prototype du bourgeois de 1830). Ces écrits à prétentions historiques prennent, il va sans dire, de singulières libertés avec la vérité factuelle. Ils méritent cependant toute l’attention de l’historien. Ces œuvres obscures, ces fictions partisanes, ces textes souvent peu sérieux où abondent les mauvaises plaisanteries et les calembours gras, ont pu, en effet, exercer une certaine influence sur les esprits de leur temps. Les vies de Marie- Antoinette, les secrets de la cour de Louis XV et de Louis XVI n’ont pas peu fait, comme on le sait, pour la réputation exécrable des membres de la famille royale et la construction de mythes. Leurs lointains effets sont encore perceptibles dans notre imaginaire. Comme le note Robert Darnton dans une belle préface, ces fictions reflètent ainsi, et c’est leur second avantage, une version des événements, qui fait elle-même partie de l’histoire. Grâce à elles, on peut notamment mieux saisir les goûts et les fantasmes du public de la fin de l’Ancien Régime et des débuts du XIXe siècle (place importante de la pornographie).

3 Une telle source méritait une étude étendue et synthétique. C’est ce qu’a réalisé avec brio une équipe pluri-disciplinaire travaillant sous la direction de Olivier Ferret, d’Anne-Marie Mercier-Faivre et de Chantal Thomas. Sont présentées dans cet ouvrage 142 « vies privées ». Pour chacune d’elles, on fournit un appréciable résumé de l’ouvrage, des indications précises sur le contexte dans lequel il paraît ; on présente également les acteurs en présence, l’auteur, les caractéristiques des exemplaires utilisés. La notice indique enfin les différents lieux où on peut consulter l’ouvrage et sources bibliographiques à consulter. Toutes ces fiches, d’une grande clarté, sont précédées d’une ample introduction formant une substantielle étude sur le genre des « vies privées » (p. 1-135). Une table chronologique des œuvres, une courte, mais solide, bibliographie et un précieux index nominorum complètent ce travail. Avec cet ouvrage venant s’ajouter à la série déjà riche de dictionnaires, dont la Voltaire Foundation nous gratifie depuis plusieurs années, nous tenons un excellent outil de recherche en histoire des idées.

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Julia V. DOUTHWAITE, The Frankenstein of 1790 and Other Lost Chapters from Revolutionary France Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2012

Jean-Clément Martin

RÉFÉRENCE

Julia V. DOUTHWAITE. The Frankenstein of 1790 and Other Lost Chapters from Revolutionary France. Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2012, 317 p., ISBN 978-0226160580, 43,10 €.

1 Spécialiste d’histoire littéraire de la France, l’auteure avait déjà montré sa connaissance de la littérature des Lumières dans un précédent ouvrage, The Wild Girl, Natural Man and the Monster : Dangerous Experiments in the Age of Enlightenment paru en 2002. En appliquant cette compétence à quatre cas particuliers, la marche des femmes sur Versailles en octobre 1789, la création du personnage de Frankenstein, la mort du roi en 1793, enfin les retombées de l’exécution de Robespierre, elle incite à des relectures stimulantes. Le livre illustre en quelque sorte la formule de Louis Jacob, citée dans le livre, écrivant « aussi la vérité de l’histoire, sur ce point (en l’occurrence la vie de Robespierre) comme en tant d’autres, ne sera pas probablement ce qui a eu lieu mais seulement ce qui en sera raconté ».

2 Dans les quatre études de cas, le même protocole est suivi : après une exposition des faits et du débat historiographique, l’auteur présente des interprétations contemporaines, puis des réinterprétations fictionnelles, avant une « coda » postérieure, éventuellement très récente. Ainsi pour prendre le dernier article, consacré à la façon par laquelle la littérature a mis fin à la Terreur, l’auteur, après avoir exposé les analyses les plus récentes sur la « terreur », s’intéresse aux comptes rendus quotidiens des journaux de 1793, ce qui met en lumière la sécheresse des listes de

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condamnés, avant de se pencher sur des récits post-thermidoriens, consacrés à la recherche et à la condamnation des criminels responsables des atrocités. Cet enchaînement explique « l’immortalité » que Robespierre acquiert ainsi au travers des pamphlets, dénonciations et tableaux qui brodent inlassablement sur les exécutions, parfois en recourant à des langages symboliques ébouriffants. Dans cet ensemble fantasmagorique, l’auteur place à juste titre des romans, des « histoires secrètes », mais aussi des biographies, y compris celle que Jean Artarit publia récemment aux Presses du CNRS. La coda du chapitre évoque le conte des deux villes de Dickens et les pages de Bouvard et Pécuchet, lorsque Flaubert les fait étudier la Révolution.

3 La même démarche est appliquée à la mort du roi, en insistant sur la fabrication ambiguë du roi « pitoyable » (digne de pitié et peu digne d’intérêt) qui traverse l’opinion du temps et dont rend compte deux œuvres littéraires, Le cimetière de la Madeleine de Regnaut-Wrin et les Lettres de Helen-Maria Williams, après l’étude de l’exploitation « commerciale » des images du deuil. La coda, plus surprenante, est conduite autour du Père Goriot, le roman d’Honoré de Balzac, centré sur le personnage du père se sacrifiant pour le bonheur de ses filles qui le rejettent. Tout aussi peu classique, l’itinéraire suivi pour rendre compte de la marche des femmes d’octobre 1789. Après avoir rappelé les interprétations de l’historiographie actuelle (marche spontanée, exercice de démocratie directe, ou agression calculée) l’auteur montre que l’image qui reste est la dénonciation de l’action féminine, dont les ultimes échos se retrouvent dans la somme de Franck L. Baum, publiée à partir de 1900, lorsqu’il met en scène Jinjur, la générale de l’armée révolutionnaire féminine, dans le monde merveilleux d’Oz. Ainsi s’établit depuis 1789 la veine des caricatures qui passe par le rejet des Vésuviennes de 1848, des Pétroleuses de 1871, et des suffragettes de la fin du XIXe siècle. Cet éclairage apporte une réponse à l’énigme posée par la marche des femmes, moment paradoxal qui les vit commander aux hommes avant d’en subir les critiques vives et durables.

4 L’aller-et-retour entre littérature et histoire est certainement le mieux réussi à propos du personnage de Frankenstein. L’auteur retrouve la première création de ce héros, appelé Frankénsteïn, par le publiciste français Nogaret, qui publie deux versions du livre, en 1790 et en 1795. Elle fait ensuite le détour par le monde des automates et des machines, pour donner une leçon sur le rapport entre mécanique, nation, pouvoir et place des femmes, avant une coda dédiée, logiquement, au roman de Mary Shelley, qui raconte les ravages provoqués par le monstre imaginé par Victor Frankenstein. Il s’agit alors de la dénonciation de l’utopie révolutionnaire, incapable d’assurer par la machinerie le bonheur de la vie familiale et échouant finalement par le silence imposé au « père ».

5 Cette lecture stimulante a ses avantages et ses limites. Elle rappelle que les lignes sont toujours brouillées entre faits et récits, entre interprétations et emplois de tropes littéraires, et qu’il n’y a aucune linéarité entre les différentes réactions nées d’un événement historique. Elle ouvre cependant des pistes parfois infinies, au risque de se perdre dans un dédale interprétatif. Quel sort faire, par exemple, à tous les réemplois de Frankenstein, y compris lorsque le journal satirique Punch se sert du monstre pour critiquer le peuple irlandais en 1882 ? Relevons quelques coquilles, comme l’attribution du titre de général à Carrier, p. 176. La conclusion est une invitation méthodologique à nouer fermement les analyses contextuelles et les recherches comparatives pour refuser les amalgames trop rapides. Mais en s’embarquant finalement dans ce qui est en

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soi un véritable article sur l’utilisation délirante des icônes féminines de la Révolution française en ce début du XXe siècle, le propos perd de sa force. Reste un livre, militant, exigeant, très érudit, qu’il convient de méditer et d’utiliser pour s’engager dans les renouvellements nécessaires de l’histoire culturelle et comparatiste.

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GRAND ORIENT DE FRANCE, 220e anniversaire de la République Actes du colloque du 22 septembre 2012, Paris, Conform, 2012

Pierre-Yves Beaurepaire

RÉFÉRENCE

GRAND ORIENT DE FRANCE, 220e anniversaire de la République. Actes du colloque du 22 septembre 2012, Paris, Conform, 2012, 111 p.

1 Ce petit volume d’actes du colloque tenu en l’hôtel du Grand Orient de France à Paris à l’occasion du 220e anniversaire de la République s’inscrit dans le programme des « États généraux – le terme connaît actuellement un succès tous azimuts – de la cause républicaine ». De fait, c’est bien la défense et l’exaltation de la « cause » qui caractérisent ce petit volume dont la mise en forme traduit une certaine précipitation – les coquilles ne sont pas rares. Certes, les organisateurs en appellent à la caution des grands anciens. Ainsi, la présence de Michel Vovelle – annoncée comme non programmée à l’origine, mais bien mise en valeur – permet de relier la rencontre de 2012 aux travaux stimulants du colloque organisé dans les mêmes lieux en 1984 sur « Franc-maçonnerie et Lumières au seuil de la Révolution française » – il réunissait notamment Ernest Labrousse, Daniel Roche ou encore Ran Halévi. Le risque de confusion des genres est évident et l’avant-propos du Grand Maître José Gulino donne le ton d’une « célébration », le terme est revendiqué, certes laïque, mais célébration tout de même : « Il s’agit bien pour le Grand Orient de France d’une célébration de la République et non d’une commémoration d’une simple date, une date qui devrait pouvoir légitimement faire partie, dans les années à venir, de notre calendrier événementiel régulier, tant la part que les francs-maçons ont prise à la construction de la République est grande » (p. 7). Significativement, en fin de colloque et de volume d’actes, le Grand Maître reprend la parole et la plume pour convoquer aussi bien Lao Tseu que Henri Bergson et conclure en ces termes la célébration du 220e anniversaire : « Nous devons en conséquence agir pour que chacun de nos citoyens connaisse, dans

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les trois champs d’action – social, économique et politique – la réaffirmation concrète des principes fondateurs de liberté, d’égalité et de fraternité. La laïcité dont le candidat François Hollande nous a promis dans ce Temple la constitutionnalisation en novembre dernier. Nos espoirs sont blessés. Mais notre volonté et notre lucidité restent intactes. C’est dans cet esprit et fort de ces convictions que j’ai proposé la rédaction de Cahiers de doléances portant sur la République, la citoyenneté et la laïcité qui seront remis aux pouvoirs publics » (p. 103).

2 Au-delà de la récupération qui est le fait de toute institution adoptant la posture de la célébration, le risque tient d’abord à la confusion entre l’histoire officielle d’une obédience maçonnique et l’histoire universitaire dont on sait les difficultés en France à reconnaître la légitimité du champ des études maçonniques. L’amalgame d’une recherche proprement académique sur la Franc-maçonnerie des XVIIIe-XXe siècle avec une maçonnologie non scientifique faite de certitudes assénées avec la force d’un credo, fût-il républicain, et d’approximations historiques constitue une vraie menace de discrédit. Dans la première table ronde sur « L’avènement de la Première république », si les interventions de Roland Desné (« avant la République, les Lumières »), Éric Saunier (« Comment les francs-maçons devinrent républicains ») et Élisabeth Liris – qui avait participé au colloque de 1984 - (« Le 21 septembre : de l’an IV de la Liberté à l’an I de la République ») maintiennent dans un bel esprit de synthèse – le nombre de signes octroyé à chacun étant nettement inférieur à celui dont bénéficient habituellement les auteurs de contributions d’un colloque – un bon niveau d’exigence scientifique, en revanche, l’intervention de Florence Gauthier sur « République montagnarde, démocratie sociale et droits de l’homme » tient plus de la harangue ponctuée de nombreux points d’exclamation que de la communication savante.

3 La deuxième table ronde, « Quelle République pour demain ? », nous le rappelle Alexandre Dorna (« Universitaire, rédacteur en chef de la revue Humanisme ») en préambule, réunit des universitaires… membres du comité de rédaction de la revue publiée par l’obédience. On pourra y lire sous la plume de Samuël Tomei (« La République, de la nation à l’universel ») après des références à Alphonse Aulard, Danton, et avant celles à Claude Nicolet et Ferdinand Buisson, la crainte d’un démantèlement de l’État-nation républicain « par le bas avec l’exaltation des différences et par le haut avec le transfert de pans de souveraineté nationale au profit d’organismes supranationaux non-élus ». Et l’orateur de pointer deux démantèlements : l’émergence du communautarisme et la fragmentation par l’Europe, avant d’annoncer en « conclusion : l’Europe ». Concernant le premier démantèlement, Samuël Tomei écrit que « sans plus de point d’ancrage national, le citoyen n’est plus qualifié que dans ses appartenances particulières, l’assignation identitaire devient la règle. On perd ainsi de vue l’universel émancipateur – le montre l’exemple de la parité, régression essentialiste dont les partisans cherchent à faire croire que l’humanité serait la juxtaposition des hommes d’un côté et des femmes de l’autre quand elle est en fait ce qu’ils ont en commun par-delà leurs différences : « Un citoyen doit pouvoir considérer autrui autrement que dans son irréductible différence […] » précise Catherine Kintzler – autre intervenante au colloque –, ajoutant que « les femmes aussi ont droit à la bienfaisance abstraction de n’être que des hommes » (p. 72). La table ronde se termine par l’intervention d’André Bellon « en tant que président de l’Association pour une Constituante et, par ailleurs, comme un des animateurs du groupe « République ! » qui organise depuis plus de dix ans, le 22 septembre, un rassemblement aux Tuileries

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devant la plaque qui commémore la naissance de la République en 1792 » (p. 95). Pour André Bellon, la République est en perdition. Et de fustiger tant Nicolas Sarkozy que le parti socialiste des années 1980 : « Et comment oublier la ridicule pseudo-célébration du bicentenaire de la Révolution française sous l’égide de François Mitterrand ? Mais par-dessus tout, insistons lourdement sur les règles de la construction européenne ; celle-ci détermine, en effet, de façon plus profonde et en même temps moins visible, l’essentiel de notre vie publique. Cette Europe est fondée sur une pensée qu’on nomme de nos jours post-moderniste, au sens où elle met à bas tous les fondements philosophiques des Lumières » (p. 97).

4 On est donc bien loin du colloque universitaire promis en ouverture ce qui est en soi déjà regrettable. Plus grave encore, l’absence de nuances et de modération – osons le mot – de certains plaidoyers font – bien involontairement – le lit des ennemis viscéraux de la Franc-maçonnerie. On remarquera d’ailleurs que ces derniers n’hésitent non plus à solliciter les cautions universitaires. On peut ainsi s’étonner que le contemporanéiste Édouard Husson (vice-chancelier des universités de Paris de 2010 à 2012) ait préfacé l’ouvrage de dévoilement/dénonciation de « la géopolitique « cachée » de la constitution européenne » du politiste catholique Pierre Hillard : La décomposition des nations européennes : De l’union euro-atlantique à l’État mondial (François-Xavier de Guibert, 2005). Le même Pierre Hillard récidivant deux ans plus tard dans La Marche irrésistible du nouvel ordre mondial. Destination Babel (François-Xavier de Guibert, 2007) où l’on peut lire : « j’ai pu démontrer (sic) le rôle de la franc-maçonnerie juive dans la rédaction des textes en faveur de l’ethnicisme dans le cadre du Traité de Versailles ».

5 Si le monde académique veut faire rempart contre les intégrismes de tout poil, c’est donc bien en refusant toute instrumentalisation, même pour les « causes » les plus légitimes, ici la République, et en proposant aux citoyens les clés d’interprétation, nécessairement complexes, d’un monde instable et qui doute, tant de ses valeurs que de ses perspectives.

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Caroline CHOPELIN-BLANC, De l’apologétique à l’Église constitutionnelle : Adrien Lamourette (1742-1794) Paris, Honoré Champion, 2009

Yann Fauchois

RÉFÉRENCE

Caroline CHOPELIN-BLANC, De l’apologétique à l’Église constitutionnelle : Adrien Lamourette (1742-1794). Paris, Honoré Champion, 2009, 894 p., ISBN 978-2-7453-18930, 190 €.

1 De Lamourette, l’on connaît surtout le « baiser », cet éphémère et quelque peu étrange moment d’effusion où le 7 juillet 1792 l’Assemblée législative retrouve un court instant une unité masquant les profondes divergences des députés. Épisode qui donne sa notoriété à l’abbé qui est cependant resté un personnage méconnu. Il faut donc remercier Mme Chopelin-Blanc d’avoir consacré sa thèse à cette pâle figure, un fade apologiste d’Ancien Régime que la grâce révolutionnaire a transformé en apôtre de la démocratie chrétienne en lui ouvrant une carrière épiscopale et politique.

2 Ce livre rassemble tout ce qu’on peut connaître de Lamourette. Mme Chopelin-Blanc a exploré toutes les sources archivistiques auxquelles il était possible de recourir même si elle se contente ici de préciser la localisation des fonds manuscrits consultés. Comme sa perspective est celle des relations entre les Lumières et le catholicisme dans le long XVIIIe siècle français, une bibliographie de 70 pages accompagne ce travail ; y manque, paru sans doute trop tardivement, le livre de David Sorkin (The Religious Enlightenment. Protestants, Jews and Catholics from London to Vienna, Princeton U. P., 2008) où l’on trouve un long et dense chapitre sur Lamourette.

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3 Confrontée aux nombreuses lacunes des archives, Mme Chopelin-Blanc a dû, afin de reconstruire la vie de l’abbé, recourir à des « traces périphériques » (p. 13) et effectuer un gros travail de contextualisation. D’où un personnage régulièrement cerné par le biais de son environnement et un livre largement écrit au conditionnel. Prudente, Mme Chopelin-Blanc évite souvent de s’avancer, et à vrai dire ses sources ne le lui permettaient pas. C’est que, condamnée par les manques de la documentation à élaborer les contextes ou schémas, auxquels Lamourette a pu ou aurait pu se conformer, elle n’a pas écrit un roman et il faut la louer de faire véritablement œuvre d’historienne avec toutes les précautions requises. Et elle excelle sur les sources intellectuelles de Lamourette comme à caractériser l’originalité de son apologétique dans cette France d’Ancien Régime.

4 Trois parties composent cet ouvrage, qui n’évite pas toujours l’inconvénient des redites. Les deux premières restituent la biographie de Lamourette : sa trajectoire jusqu’à la Révolution, avec une focale sur sa formation et sa production littéraire- apologétique, puis l’étude de son itinéraire durant la période révolutionnaire et des textes qu’il publie, de son activité militante à son action engagée dans le clergé constitutionnel scrutée avec soin. La troisième partie revient dans le détail sur sa pensée et son évolution : la production apologétique de Lamourette avant la Révolution y est mise en regard avec les textes écrits entre 1790 et 1793. D’une théologie un peu molle, qui cherchait une certaine conciliation entre les valeurs exprimées par les Lumières et la tradition catholique autour d’une religion raisonnable et naturelle, émerge l’idée de la conciliation du christianisme avec la démocratie populaire naissante.

5 Né en Artois en 1742 et issu d’un milieu modeste, Lamourette a reçu une éducation catholique traditionnelle, imprégnée de dévotion populaire. Entré en 1759 dans la Congrégation de la mission, il est ordonné prêtre en 1769. Son bagage théologique est alors solide, mais limité aux bases, l’enseignement des lazaristes étant plus porté sur la morale pastorale que sur le droit canon ou l’histoire ecclésiastique érudite.

6 Il passe les années 1765-1769 au séminaire de Metz, participe à des missions en 1772-1773, et enseigne au séminaire de Toul dont il fut le supérieur en 1776-1777. C’est très certainement dans cette atmosphère lorraine éventuellement jansénisante, au moment où il termine sa formation, que Lamourette a rencontré la culture des Lumières.

7 Curé à Outremécourt, une paroisse rurale du diocèse de Toul, de 1778 à 1783, il entame la rédaction de ses ouvrages apologétiques. Les cinq années qui suivent sont peu documentées mais il publie alors les quatre ouvrages qui conduisent l’auteur à voir dans Lamourette un « apologiste majeur de la fin de l’Ancien Régime » en le resituant soigneusement dans le contexte apologétique de son temps par la mise en perspective de son œuvre avec celle d’une quarantaine d’apologistes. Fin 1783, il rejoint la maison mère des lazaristes à Paris mais la quitte définitivement sans doute dès les débuts de 1784. Avant avril 1786, il devient aumônier de l’abbaye Sainte Perrine de Chaillot où il restera jusqu’en 1790. Mme Chopelin-Blanc souligne que le bagage intellectuel de Lamourette est celui d’un collégien de la fin de l’Ancien Régime, qui juxtapose des citations plus qu’il ne raisonne et dont les références sont souvent imprécises. C’est son travail qui confère rétrospectivement à la pensée de Lamourette un caractère systématique qu’elle n’a jamais eu. Incapacité conceptuelle ou imprécision délibérée par crainte des conséquences s’interroge Mme Chopelin-Blanc (p. 275) qui cite aussi

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cependant longuement (p. 364) le témoignage d’E. Dumont lequel, ayant fréquenté Lamourette dans l’entourage de Mirabeau, le jugeait incohérent, superficiel et pompeux.

8 Dans ses livres, Lamourette cherche à montrer la supériorité du christianisme sur la philosophie du siècle, tout en espérant ménager un compromis avec les Lumières qui ont définitivement infusé en profondeur au sein de la société. Pour Lamourette, la vérité du christianisme réside en ce qu’il prolonge et accomplit la religion naturelle. Dans le contexte de l’apologétique catholique française du second XVIIIe siècle, l’originalité de Lamourette, nous dit Mme Chopelin-Blanc, n’est pas tant qu’il souligne l’utilité sociale et politique du christianisme mais qu’il insiste sur son utilité individuelle : accessible à tous, le christianisme est une religion du cœur qui conduit chacun à son propre bonheur sur terre. Cherchant à toucher les sentiments des lecteurs, l’apologétique de Lamourette est une apologétique du bonheur plutôt que de la vérité (p. 241).

9 Sans doute la première année révolutionnaire a-t-elle offert à l’abbé l’espérance d’une conciliation possible entre religion chrétienne et philosophie des Lumières, et quand, fin 1790, il s’engage dans l’action politico-religieuse, la Révolution lui apparaît encore comme une bonne opportunité pour régénérer le christianisme. Mais ne saisissant pas l’autonomie de l’idée révolutionnaire vis-à-vis de la philosophie des Lumières, il ne verra pas monter la radicalité ni des révolutionnaires ni de leurs adversaires, même si l’événement par lequel il a rencontré la Révolution – le pillage du couvent de Saint Lazare le 13 juillet 1789 – a profondément choqué sa piété.

10 Deux relations décisives permettent à Lamourette de relancer sa carrière pendant la Révolution, le Cercle social et Mirabeau.

11 Lamourette a fréquenté le Cercle social d’octobre 1790 jusqu’à son départ pour son nouvel évêché lyonnais début avril 1791. Selon l’hypothèse de Mme Chopelin-Blanc, plus convaincante sur ce point que Gary Kates, ce serait Fauchet plutôt que Bonneville qui aurait introduit Lamourette au sein du Cercle. Là, il trouve un écho à ses propres idées, mais on ne sait pas grand-chose de son activité hors le succès des Prônes civiques publiés alors et qui s’inscrivent dans le dessein apologétique de ses livres précédents.

12 Plus encore que ses écrits ou le réseau politique noué au Cercle social, c’est Mirabeau qui lui a ouvert la carrière révolutionnaire. Il eut l’idée de l’employer comme conseiller en théologie tandis que l’abbé saisissait dans cette offre, sans doute assortie d’une rémunération dont il avait besoin, l’occasion chère à son cœur de réconcilier la religion catholique avec la politique moderne. Mme Chopelin-Blanc, qui suit les travaux de Daniele Menozzi, considère Lamourette comme le principal inspirateur, le « concepteur » (p. 350) des deux grandes interventions de Mirabeau à l’Assemblée pour défendre l’application de la constitution civile du clergé en novembre 1790 et janvier 1791. Mais si l’empreinte de Lamourette est certaine, elle est restée « très discrète » (p. 353) : Mme Chopelin-Blanc plaide donc à juste titre pour une réflexion conjointe lors de l’élaboration de la position à adopter face aux résistances à la constitution civile du clergé. Et elle apporte des précisions probantes concernant l’influence de Lamourette sur le discours et l’adresse présentés le 14 janvier 1791, qui susciteront la désapprobation de l’Assemblée, plus particulièrement celle de Camus, et où bien des éléments se retrouveront dans le sixième Prône civique.

13 Reste que Lamourette fut bien un membre avéré de « l’atelier » de Mirabeau. C’est son soutien qui permit à Lamourette d’être élu évêque métropolitain de Rhône-et-Loire le

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1er mars 1791, alors qu’il ne remplissait pas toutes les conditions prescrites par la constitution civile du clergé. Cette protection l’enveloppera cependant aussi dans le discrédit des rumeurs et sera l’un des principaux chefs d’inculpation lors de son procès en 1793-1794.

14 Lamourette arrive à Lyon le 11 avril 1791 et y séjourne jusqu’à fin septembre. Malgré des sources lacunaires, Mme Chopelin-Blanc a pu reconstituer l’action épiscopale de Lamourette durant ces quelques mois passés dans son diocèse qu’il emploie à organiser le clergé constitutionnel. Il publie plusieurs mandements et instructions, soigneusement étudiés par Mme Chopelin-Blanc, qui prônent, dans un premier temps, une certaine forme de modération envers le pape et le clergé réfractaire. Son image d’évêque bon citoyen et bon patriote et son intégration dans la société politique locale lui permettent d’être élu à l’Assemblée législative.

15 À l’Assemblée, ses interventions ont été brèves et peu nombreuses : il y a soutenu le clergé constitutionnel et demandé des mesures rigoureuses contre les prêtres réfractaires au serment ; resté en contact avec Lyon dont il a défendu les intérêts, il a maintenu une activité épiscopale. Le 7 juillet 1792 se déroule à l’Assemblée législative la scène restée célèbre sous le nom de « baiser Lamourette » et dont l’historiographie classique ne savait trop que penser. Alors que les députés très divisés s’apprêtent à écouter Brissot, Lamourette s’empare de la parole pour promouvoir la réconciliation autour de la constitution. Partageant son émotion, les députés rejettent la république et le bicamérisme. Ce moment d’effusion n’a aucun prolongement. Mme Chopelin-Blanc note que les réactions négatives l’ont largement emporté : accusé de duplicité ou d’être manipulé, l’évêque est jugé comme un incapable par la plupart des commentateurs. Elle montre bien en quoi cette scène s’inscrit dans la continuité de la production apologétique et la formation de missionnaire du personnage : cette scène serait comme une version laïcisée de la confession générale de la fin des missions (p. 458). Étiqueté du coup comme un monarchiste par sa défense de la constitution, Lamourette cherchera après le 10 août à modifier cette image inopportune. C’est donc un évêque désenchanté de la Révolution et sentant le fossé se creuser avec le christianisme et le clergé, de surcroît habité par la crainte, qui regagnera Lyon à la fin de l’automne 1792.

16 À Lyon, il retrouve un clergé constitutionnel en butte à l’efficacité de la concurrence des réseaux réfractaires et ne bénéficiant plus du soutien des autorités. Resté proche des sections, Lamourette appuie l’insurrection lyonnaise de l’été 1793 pendant laquelle Mme Chopelin-Blanc a pu retracer son activité. Arrêté le 29 septembre, les représentants en mission décident de le transférer dans la capitale où il est guillotiné le 11 janvier 1794 : pour l’auteur, il s’agissait non seulement de condamner la contre- révolution fédéraliste mais aussi de se défaire d’une des têtes de file du clergé constitutionnel qui incarnait l’alliance du christianisme avec la Révolution, et donc de rejeter aussi le passé de la Révolution dans un Ancien Régime maudit.

17 La mort n’a pas délivré Lamourette de la politique, car s’est posée dès 1795 la question de l’authenticité et de la sincérité de la rétractation de son serment qu’il aurait faite quelques jours avant d’être exécuté. Mme Chopelin-Blanc a soigneusement réuni les éléments de ce dossier que l’on peut suivre jusqu’en 1819.

18 La troisième partie est consacrée à une analyse serrée de la pensée de Lamourette où Mme Chopelin-Blanc étudie avec précision le vocabulaire et les concepts qu’il a employés ce qui lui permet de mettre en avant la continuité entre ses livres apologétiques et sa production révolutionnaire. Prisonnier de sa formation initiale de

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missionnaire et de son instruction philosophique superficielle, Lamourette écrit une œuvre d’un conservatisme ambigu dont il ne faut pas exagérer la modernité. La souplesse de sa pensée qui lui permet de s’adapter aux circonstances résulte plutôt de son manque de rigueur et de son caractère à la fois craintif et opportuniste : les points de vue qu’il exprime sur le roi (p. 679 et sq.) ou sur l’autorité et la révolte (p. 695-699) en sont une bonne illustration. Mais avec originalité, Lamourette a utilisé à plusieurs reprises en 1791 l’expression « démocratie évangélique » et même « démocratie chrétienne » (p. 639 et sq.), son sujet-chrétien d’Ancien Régime étant devenu avec la Révolution un chrétien-citoyen (p. 726), même si l’échec de la monarchie constitutionnelle lui montre à l’évidence que la Révolution et la proclamation des droits de l’homme établissent la primauté de la citoyenneté plus qu’elles ne consacrent le triomphe du catholicisme tel qu’il l’entendait et l’espérait. Cette idée de démocratie évangélique, liée chez Lamourette à celle de la régénération où la Révolution est l’instrument choisi par Dieu pour renouveler la société et surtout la religion en la rendant plus accessible aux fidèles, renvoie à des valeurs morales en référence aux premiers siècles de l’histoire de l’Église. La démocratie chrétienne de Lamourette ne s’approche pas d’un christianisme social : les questions économiques ou sociales sont restées en dehors de son champ de réflexion, même pendant la Révolution ; le malheur social et les difficultés économiques ne sont vus que comme des facteurs destructeurs de la foi, déjà un des chemins préférés de l’impiété sous l’Ancien Régime, et contrairement à un Fauchet ou à un Charrier de La Roche, il ne cherche pas à y remédier concrètement (p. 645-652).

19 Sa défense de la constitution civile du clergé n’a rien eu d’original. Comme ses collègues, il a soutenu qu’elle ne touchait qu’à la discipline et qu’elle marquait un retour à l’esprit évangélique primitif qu’avaient perverti la théologie scolastique et les despotismes politique et ecclésiastique. Hostile à l’idée d’une religion nationale, une idée antinomique avec celle d’une religion relevant de la conscience individuelle (p. 773 et sq.), son gallicanisme est plus modéré que celui de ses collègues et on ne trouve dans aucun de ses ouvrages apologétiques de véritable réflexion sur les relations de l’Église et de l’État. C’est sur le pouvoir des évêques et leur droit exclusif à gouverner l’Église qu’il s’est montré le plus original (p. 702-710 et 712-717) : ce point est précisément étudié par Mme Chopelin-Blanc qui remarque finement que sa défense de la juridiction universelle des évêques se retournera finalement contre lui en 1791-1792 puisqu’il ne pourra pas dès lors plaider l’invalidité des actes, même clandestins, des ecclésiastiques réfractaires.

20 Comprendre Lamourette et sa lecture chrétienne de la Révolution nécessite de prendre en compte la globalité de ses écrits, apologétiques et révolutionnaires. Mme Chopelin- Blanc démontre qu’on ne peut saisir son engagement révolutionnaire, qui dépend de sa lecture théologique de la Révolution, sans connaître ses soubassements anthropologiques, son discours sur Dieu et les hommes.

21 À défaut d’avoir pu combler tous les trous parsemant la vie de Lamourette et de lever toutes les ambiguïtés du personnage, Mme Chopelin-Blanc a réussi à en rendre une image compréhensive. Elle a pu montrer que le parcours atypique de cet opportuniste apologiste catholique, obsédé par la réconciliation et devenu évêque révolutionnaire, s’est déroulé sous le signe de la continuité plutôt que sous celui de la rupture. Lamourette ne fut pas un grand homme ni ne produisit une grande œuvre, mais il a posé des jalons pour une idée riche d’avenir, la démocratie chrétienne.

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Annonces

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Vertu et politique : les pratiques des législateurs (1789-2014) Colloque international organisé par le Club des amis de l’Incorruptible (Assemblée nationale), la Société des études robespierristes et le programme ANR Actapol.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Sous la direction de Alain Tourret, Michel Biard, Philippe Bourdin, Hervé Leuwers Paris – Assemblée nationale, salle Victor Hugo Jeudi 18, vendredi 19 et samedi 20 septembre 2014

Attention, pour assister au colloque, il faut impérativement s’inscrire (gratuitement) à chacune – ou l’une ou l’autre - des journées, car, pour entrer à l’Assemblée nationale intervenants et auditeurs devront être présents sur une liste nominative et munis d’une pièce d’identité, laquelle sera échangée à l’entrée (située au 101 rue de l’Université) contre un badge. Les inscriptions, indiquant prénom et nom, doivent parvenir à la Société des études robespierristes avant le 1er septembre dernier délai (impératif), soit par voie postale (Mr Michel Biard, président de la SER, 61 rue Lord Kitchener, 76 600 Le Havre), soit via Internet (http://www.ser.hypotheses.org). Par une tradition qui remonte à l’Antiquité, le XVIIIe siècle s’est largement interrogé sur la nature, la nécessité politique et les formes de la vertu publique ; est-elle une spécificité du régime démocratique, ou doit-elle s’imposer à tout régime ? Doit-elle être une exception, ou doit-elle s’imposer partout ? Les protagonistes de la Révolution reprennent le questionnement et, dans leur construction d’un nouveau régime politique, ils envisagent d’emblée, dès 1789, la vertu publique comme une nécessité. La naissance de la république à l’automne 1792 confirme et renforce cette conviction ; l’entrée dans un régime d’exception, en 1793, ne la fait pas disparaître. Qui ne connaît le célèbre discours de Robespierre associant la vertu et la terreur, la première impuissante sans la seconde, la seconde funeste sans la première ? La vertu est au cœur même de l’attente politique des années 1790, même pendant cette période, aux limites incertaines, que l’historiographie nomme le plus souvent « la terreur ».

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Pour autant, au-delà du cercle des historiens, le mot vertu n’est pas sans poser problème, la dimension politique du terme s’étant en partie effacée des mémoires. Il est vrai que les liens entre la vertu publique et les vertus privées sont étroits ; il est vrai aussi le mot vertu revêt des acceptions en partie distinctes chez Robespierre, Saint-Just ou d’autres encore ; il ne repose pas forcément sur les mêmes fondements intellectuels. Concrètement, c’est entre autres dans la vie parlementaire que s’est exprimée l’exigence de vertu publique, dès lors que l’engagement politique des législateurs impliquait nombre de conséquences lourdes de sens. Comment concevoir et encadrer l’engagement d’un citoyen au service du Souverain ? Pour garantir son désintéressement, son service prioritaire du public, sa vertu donc, faut-il limiter ses pouvoirs, le nombre de ses mandats, la durée de son engagement ? Jusqu’où la parole et le geste du député sont-ils libres, couverts par l’« inviolabilité » décrétée dès 1789 et ancêtre de notre actuelle immunité parlementaire ? Comment concilier cette « inviolabilité » et le fait que la Constitution de 1791 autorise l’Assemblée à mettre en accusation l’un de ses membres pour des faits « criminels » ? S’agit-il ici simplement de mettre au jour des « affaires » douteuses et de poursuivre en justice des députés corrompus, ou bien est-ce là une possibilité d’aller bien au-delà pour peu que des faits et discours politiques soient criminalisés ? La meilleure sauvegarde d’un député résiderait-elle alors dans un silence prudent et une modération politique de bon aloi qui lui éviteraient de s’attirer les foudres de ses adversaires ? Enfin, dès lors que la vertu relève d’une exigence révolutionnaire, quelques cas de députés corrompus peuvent-ils suffire à jeter le discrédit sur leurs collègues et à faire naître en France les premiers germes d’un antiparlementarisme ? Les questions sont posées. Elles ne le sont pas seulement pour le temps de la Révolution, mais pour l’ensemble des XIXe et XX e siècles. Constamment, elles sont reprises et évoluent au fil des régimes. Certes, pour étudier « l’engagement politique du législateur, le présent colloque entend interroger avant tout le moment clef de la Révolution française, mais il ne négligera pas pour autant les racines plus ou moins lointaines du mot « vertu » et ouvrira la réflexion sur quelques séquences des XIXe et XXe siècles au cours desquelles a resurgi cette question de la nécessaire vertu des législateurs. Ce colloque est placé sous le haut patronage de Monsieur Alain Vidalies (député des Landes, ancien ministre), de Monsieur Alain Tourret (député du Calvados), de Monsieur Thierry Braillard (secrétaire d’Etat aux Sports), et des membres du Club parlementaire des amis de l’Incorruptible. Comité scientifique : Sylvie Aprile (Université Charles de Gaulle - Lille 3), HaimBurstin (Université de Milan), Yves Déloye (Sciences-Po, Bordeaux), Annie Duprat (Université de Cergy-Pontoise), Lynn Hunt (Université de Californie, Los Angeles), Jean-Pierre Jessenne (Université Charles de Gaulle - Lille 3), (Peter McPhee (Université de Melbourne), Claude Mazauric (Normandie-Université, Rouen), Raymonde Monnier (CNRS), Timothy Tackett (Université de Californie, Irvine). Comité d’organisation : Serge Aberdam (INRA Paris), Marc Belissa (Université Paris X Nanterre), Michel Biard (Normandie-Université, Rouen), Philippe Bourdin (Université Blaise Pascal - Clermont-Ferrand), Jean-Claude Caron (Université Blaise Pascal - Clermont-Ferrand), Alain Chevalier (Musée de la Révolution française, Vizille), Hervé Leuwers (Université Charles de Gaulle - Lille 3).

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Jeudi 18, matin

• 9h : Discours d’accueil et ouverture. • 9h20 : Conférence inaugurale, Michel Vovelle (professeur émérite d’Histoire, IHRF – Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), « Le vice pendant la Révolution : représentations, désignations, fantasmes ».

Formuler la vertu comme exigence politique

• 9h50 : Marisa Linton (reader in History, Kingston University, Londres), « Les racines de la vertu politique et ses sens au XVIIIe siècle ». • 10h10 : Philippe Bordes (professeur d’Histoire de l’Art moderne, Université Lyon 2), « La vertu chancelante : une relecture des exempla picturaux du XVIIIe siècle ». • 10h30 : Céline Spector (professeure de Philosophie, SPH - Université Bordeaux Montaigne), « De la corruption en démocratie. Montesquieu ou les infortunes de la vertu ». • 10H50 : débats puis pause • 11h20 : Stéphanie Roza (docteur en Philosophie, Ater à l’Université de Grenoble), « Vertu privée vs vertu publique, dilemme du républicanisme rousseauiste ? ». • 11h40 : Annie Jourdan (professeure d’Histoire à l’Université d’Amsterdam), « La vertu et les FoundingFathers (1776-1799) ». • 12h : François Fourn (docteur en Histoire) « La vertu sans la terreur : Le choix des socialistes français au milieu du XIXe siècle ». • 12h20-12h40 : débats

Jeudi 18, après-midi

La Révolution française et la vertu (1). La vertu et la politique

• 14h20 : Malcolm Crook (professeur d’Histoire, Université de Keele), « Les hommes de la continuité ? La rééligibilité des législateurs en question (1791-1795) ». • 14h40 : Michel Biard (professeur d’Histoire, GRHis - Normandie Université, Rouen), « Il est un temps où le silence est un acte de sagesse, il est aussi un temps où le silence est un acte de lâcheté ». • 15h : Gaid Andro (docteure en Histoire, CERHIO -Université de Rennes 2), « Le vote par appel nominal, l’occasion d’afficher sa vertu ou de dissimuler ses choix ? » • 15h20 : débats, puis pause • 15h50 : Bernard Gainot (maître de conférences honoraire en Histoire, IHRF - Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), « La question de la représentation des colonies et l’intervention des groupes de pression (1789 - 1799) ». • 16h10 : Dominique Godineau (professeure d’Histoire, CERHIO -Université de Rennes 2), « Surveiller la vertu politique ou tyranniser l’Assemblée ? Le rôle des tribunes publiques dans la pratique législative pendant le Révolution française ». • 16h30 : Débats, puis brève pause • 17h-18h : Table ronde : Robespierre et la vertu (Marc Belissa [maître de conférences HDR en Histoire, Université Paris X], Hervé Leuwers [professeur d’Histoire, Université de Lille 3], Claude Mazauric [professeur émérite d’Histoire, GRHis – Normandie Université], Marco Marin [chercheur en Histoire, Université de Trieste], Annie Geffroy [chercheuse, CNRS])

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Vendredi 19, matin

La Révolution française et la vertu (2). La vertu publique malmenée ?

• 9h : Serge Aberdam (chercheur au département des Sciences sociales de l’INRA), « Compter pour savoir ou bien pour frauder ? Le décompte des votes constituants de 1793, 1795 et 1800 ». • 9h20 : Alexandre Guermazi (doctorant en Histoire, IRHIS - Université Lille 3), « Des citoyens parisiens en demande de vertu. De la définition au contrôle de la mission des législateurs. Paris, automne 1792-été 1793 ». • 9h40 : Alain Cohen (docteur en Histoire), « Les Inspecteurs de la salle : un comité en charge de l’administration générale sous la Révolution française (1789-1795) ». • 10h : Philippe Bourdin (Professeur d’Histoire, CHEC - Université Blaise-Pascal Clermont 2), « Les déclarations de fortune des conventionnels en l’an III-an IV ». • 10h20 : débats, puis pause • 10h50 : Richard Flamein (docteur en Histoire, GRHis – Normandie Université, Rouen), « "L’ambivalente vertu en matière de finance" : députés et lobbies financiers en Révolution ». • 11h10 : Elisabeth Cross (doctorante en Histoire, Université de Harvard), « La corruption financière sous la Convention nationale : l’affaire de la Compagnie des Indes revisitée (1793-1794) ». • 11h30 : Pierre Serna (professeur d’Histoire, IHRF - Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), « A qui sert, à quoi sert le mythe de la république des coquins du Directoire ? ». • 11h50-12h10 : débats

Vendredi 19, après-midi

Corriger ou instrumentaliser le manque de vertu (XIX-XXe siècle) ?

• 14h30 : Alain Bonnet (professeur d’Histoire de l’Art, Université Pierre Mendès-France, Grenoble), « La vertu sur un piédestal. Les grands hommes et le culte de la Révolution dans la statuaire publique (seconde moitié du XIXe siècle) ». • 14h50 : Cécile Guérin-Bargues (professeure de Droit public, CRJ Pothier -Université d’Orléans), « Immunités parlementaires : privilège d’un autre âge ou protection nécessaire ? ». • 15h10 : Jean-Claude Caron (professeur d’Histoire, Chec – Université Blaise Pascal Clermont 2), « Vertus de la politique, vices du parlementarisme. Les critiques de la représentation élue dans la France du XIXe siècle ». • 15h30-16h : débats, puis pause. • 16h-17h : Table ronde : Quelle actualité de la vertu ? (Avec des élus. Animée par Gérard Leclerc, président de LCP, et Yves Déloye, professeur à Sciences-Po Bordeaux, centre Emile Durkheim) • 18h : Représentation de la pièce Thermidor-Terminus. La mort de Robespierre d’André Benedetto, mise en scène de Roland Timsit, par la Compagnie Calvero. La pièce sera suivie d’un débat (d’environ une heure).

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Samedi 20, matin

Corriger ou instrumentaliser le manque de vertu (XIXe-XXe siècle) ?

• 9h : Jean Garrigues (professeur d’Histoire, POLEN - Université d’Orléans), « Entre vertu et transgression : la Troisième République face aux scandales fin de siècle ». • 9h20 : Frédéric Monnier (professeur d’Histoire, Centre N. Elias - Université d’Avignon), « Front populaire et vertu ? Socialistes et communistes français face à la corruption (1928-1939) ». • 9h40 : débats, puis pause • 10h10 : Nathalie Dompnier (professeure en Sociologie politique, Triangle - Université Lumière Lyon II), « Une croisade contre l’individualisme et la décadence : les vertus du maréchal Pétain ». • 10h30 : Noëlline Castagnez (maîtresse de conférences d’Histoire, POLEN - Université d’Orléans), « Les espoirs déçus de la Libération : épurer et rénover la République au Parlement (1944-1953) ». • 10h50 : Fabien Conord (maître de conférences d’Histoire, CHEC - Université Blaise-Pascal Clermont 2), « Vertu et politique, de la Libération aux années 2000 ». • 11h10-11h30 : débats

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Collectionner la Révolution française. Appel à communication Colloque international - Grenoble et Vizille, 23-25 septembre 2015

NOTE DE L’ÉDITEUR

Sous l’égide de Société des études robespierristes ; Institut d’Histoire de la Révolution française (Université Paris I Panthéon-Sorbonne / UMS 622 CNRS) ; CRHIPA (Centre de recherche en histoire et histoire de l’art, Italie, pays alpins, interactions internationales, Université de Grenoble / Pierre Mendès France-Grenoble II) ; UMR Lire 5611, pôle grenoblois (Université de Grenoble / Stendhal-Grenoble III) ; Musée de la Révolution française (Vizille).

Pour détourner une phrase célèbre de Saint-Just, peut-on collectionner « innocemment » ? Rechercher, rassembler, conserver, le cas échéant exposer, des objets et/ou des écrits de la Révolution française, suppose au minimum un intérêt pour l’idée même de collection, mais peut aussi impliquer le désir de transmettre le souvenir et les héritages des années 1789-1799. Le premier cas peut tenir de la simple érudition, d’un esprit inclinant à la collection, voire d’achats susceptibles de donner lieu à échanges, reventes, etc., sans que le politique y trouve toujours sa place. Le second cas renvoie au domaine des « passeurs de révolution », de celles et ceux pour qui objets, images, écrits relèvent aussi d’une mémoire à transmettre aux générations successives, éventuellement au nom de l’idée d’une révolution qui ne serait pas encore advenue et de principes qui resteraient à défendre. Quelle que soit l’hypothèse suivie, si elle est privée, la collection reste fondamentalement l’œuvre d’une vie et ne survit pas souvent à celle ou à celui qui l’a créée, au gré des héritages et des dispersions après-décès. On le sait, une partie importante des collections publiques au XXIe siècle provient de collections privées ainsi dispersées. Cependant les collections publiques ne sont pas seulement le résultat de rachats ou de dons de fonds privés, mais également le fruit de volontés politiques afin de construire, pour des collectivités entières, des objets de

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mémoires à partager et donnant du sens à la Révolution, qui finissent par constituer des patrimoines nationaux. Pourquoi et comment collectionner la Révolution française ? Qui ont été ces collectionneurs, comment et sur quoi ont-ils fondé leur érudition, leurs techniques de collectionneur, leurs réseaux ? Ce sont ces parcours que le présent colloque se propose d’interroger.

1 / Souvenirs et transmission (de la Révolution à la fin des années 1820)

On étudiera ici les premières collections rassemblées au contact même de l’événement et dans les décennies suivantes, avec comme borne la fin des années 1820. Il s’agira de prendre en compte par exemple la mission confiée par le Directoire exécutif à Antonelle, Mehée et Réal pour rassembler des collections de journaux et de toutes sortes de documents à l’automne 1795, en vue d’écrire une première « histoire populaire » de la Révolution, mais aussi la collection d’affiches réunie par Portier de l’Oise, sans oublier tout ce qui a pu être rassemblé par des protagonistes de l’événement pour transmettre tout à la fois le souvenir et des pièces sur lesquelles appuyer ce souvenir. À l’inverse, ces premiers collectionneurs peuvent justement éprouver le besoin de réunir des objets et documents pour sortir du protagonisme et entrer dans la confection de l’Histoire.

2 / Collections érudites, collections engagées (des années 1830 à l’avènement de la IIIe République)

Des années 1830 à l’avènement de la Troisième République, si militantisme et érudition ont pu encore faire bon ménage, si les principaux historiens de la Révolution française ont pu eux aussi devenir des collectionneurs (privé/public, avec Michelet aux Archives nationales), le monde romantique se construit de son côté sur une certaine image de la Révolution à son tour appuyée sur des collections. Dans ce siècle qui connaît plusieurs autres révolutions, on fera également la part belle aux collections réunies par des royalistes nostalgiques de l’Ancien Régime.

3 / Le temps de la collection officielle (IIIe République)

Sous la Troisième République et tout particulièrement à l’époque du Centenaire de la Révolution française, émerge la thématique de la collection publique, même si naturellement nombre de collectionneurs privés sont toujours très actifs. On insistera ici sur les premières grandes collections publiques (musées, bibliothèques, Archives, etc.) et sur leurs liens avec le discours de la République sur ses racines révolutionnaires.

4 / L’âge des collectionneurs

Des années 1920 aux années 1970, à côté des collections publiques, se multiplient les collectionneurs privés tandis que s’accentue la circulation internationale des

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collections. Comme l’illustre le cas du libraire français Michel Bernstein, l’entre-deux guerres est une période propice à la création et au développement de collections privées d’une immense richesse. L’internationalisation est également le fruit des contacts noués entre des historiens par-delà les frontières nationales. Les cas de l’URSS et des États-Unis seront plus particulièrement étudiés. 5 / Bicentenaire et popularisation de la collection Le Bicentenaire et ses lendemains seront au cœur de la dernière demi-journée, avec notamment toute la question des objets souvenirs en 1989 et dans les années suivantes. Recoupant le plus souvent l’ensemble de ces questions, ordonnées ici de manière chronologique, les thèmes suivants seront abordés de manière prioritaire : • Les grandes collections : les collections d’imprimés, journaux, pamphlets, livres, etc. ; les collections d’objets révolutionnaires, avec à la clef une interrogation quant au dénigrement de la Révolution française supposée avoir été une période désastreuse pour les arts. On sera ici attentif aux différentes manières de collectionner, mais aussi à l’idée d’esquisser un classement des types de collections. • Les collectionneurs : qui étaient-ils ? quels étaient leurs motifs ? Avaient-ils des techniques d’acquisition particulières ? Quand commence-t-on à collectionner ? D’où le collectionneur tire-t-il les moyens financiers pour assouvir sa passion ? La passion peut-elle laisser la place à une spéculation ? Peut-on étudier en détail les grandes ventes qui ont marqué les XIXe et XXe siècles ? Comment apparaissent les collections publiques et comment des collectionneurs privés voient-ils leurs acquisitions se fondre un jour dans une collection publique ? Quels dons aux collections publiques ont été les plus marquants (et sous quelle forme juridique ?) ? • Les liens avec les historiens, certains hommes de Lettres, et bien sûr les milieux politiques. Quelle est ainsi la part de l’engagement républicain ? Celle d’un engagement intellectuel et/ ou religieux « minoritaire » (francs-maçons, juifs, protestants, etc.) ? Comment le collectionneur pense-t-il sa collection comme un outil qui lui permettra de devenir également un passeur de révolution ? • Collectionner au XXIe siècle. La popularisation de la collection oblige-t-elle à un regard nouveau sur la nécessité de l’expertise ? Les objets du Bicentenaire peuvent-ils être considérés comme des objets de collection ? Les usages de l’Internet bouleversent-ils la donne ? Quels sont aujourd’hui dans le monde les bibliothèques, centres d’archives, musées, etc., où sont déposées des ressources importantes (ce dernier point donnera lieu à la constitution d’un répertoire publié avec les actes du colloque et permettant notamment aux chercheurs de se repérer dans le monde des collections publiques) ? Comité organisateur : Gilles Bertrand, Michel Biard, Catherine Brun, Alain Chevalier, Virginie Martin, Martial Poirson, Hélène Puig, Pierre Serna, Cyril Triolaire. Comité scientifique : Philippe Bourdin, Robert Darnton, Antonio de Francesco, Annie Duprat, Nathalie Heinich, Patrice Higonnet, Claudette Hould, Hervé Leuwers, Yoshiaki Ômi, Dominique Poulot, Andrei Sorokine, Michel Vovelle. Les propositions de communication (prévoir 20 minutes) sont à envoyer avec un résumé d’une page au maximum et une brève bio-bibliographie au plus tard avant le 1er octobre 2014, de préférence par courrier électronique en format .doc ou .docx à l’adresse suivante : [email protected] (ou à défaut, à l’adresse postale : CRHIPA, BP47, 38040 Grenoble Cedex 9).

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Le Comité d’organisation étudiera l’ensemble des propositions en liaison avec le Comité scientifique, et établira le programme définitif au début de novembre 2014. Une publication est prévue à l’issue du colloque.

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Vie de la société

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Procès-verbal du conseil d’administration de la Société des études robespierristes Séance du samedi 12 janvier 2013

Le Conseil d’administration de la Société des études robespierristes s’est réuni le samedi 12 janvier 2013, dans nos locaux d’Ivry-sur-Seine, à 14h10. Présents : Serge Aberdam, Gaid Andro, Serge Bianchi, Michel Biard, Philippe Bourdin, Jean-Luc Chappey, Annie Crépin, Malcolm Crook, Bernard Gainot, Jean-Pierre Jessenne, Anne Jollet, Hervé Leuwers, Danièle Pingué, Jean-Paul Rothiot, Cyril Triolaire Représentés ou excusés : Marc Belissa, Jean-Numa Ducange, Annie Duprat, Pascal Dupuy, Matthias Middell et Pierre Serna. Le procès-verbal de la réunion du 13 octobre 2012, légèrement modifié, est approuvé à l’unanimité. Nouvelles responsabilités : Gaid Andro, élue par le dernier CA, siègera pour une durée identique à celle prévue pour Martine Lapied, et ce sous réserve de l’accord de la prochaine AG, le 23 mars. Dans le même sens, un Bureau tenu avec télé-liaison sur Helsinki a permis d’éclaircir la situation de Julien Louvrier, démissionnaire du CA en raison de ses charges professionnelles en Finlande, mais qui reste désireux de garder un lien avec la Société en continuant à gérer la boutique en ligne. En conséquence, après un bref rappel de nos statuts, le CA élit un remplaçant à Julien Louvrier. Paul Chopelin, maître de conférences à l’Université Lyon III, est élu avec 12 voix sur 15, choix qui sera pareillement soumis au vote de l’AG de mars. Par ailleurs, le décès du professeur Shibata, membre japonais de notre comité scientifique, entraîne la proposition par le président d’y élire le professeur Yoshihiro Matsuura, de l’université Seikei de Tokyo, ce qui est fait à l’unanimité. Présentation des termes du rendez-vous prévu pour le 18 janvier (président, secrétaire, trésorier) avec les responsables du CTHS, à un niveau où se concentrent beaucoup des difficultés éditoriales accumulées depuis des années par la SER. Le bilan de nos rapports complexes avec cette institution doit être abordé sans acrimonie mais sans faiblesse : depuis 2008 au moins, les mauvaises pratiques se sont succédées et ont été amplifiées

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par la SODIS, avec qui il nous est interdit d’avoir des rapports directs mais dont l’action nous coûte beaucoup. Prix Mathiez : la procédure a été diffusée ; les candidats sont encouragés à faire un envoi en PDF, en plus des deux exemplaires destinés aux rapporteurs, afin que tout le jury dispose d’une copie de toutes les thèses. La date limite est fixée au 15 janvier. La réunion du jury est fixée au 23 mars 2013 au matin. Sur un plan plus général, le manque de visibilité du prix renvoie-t-elle au trop petit nombre de thèses soutenues en français et susceptibles de provoquer des candidatures, et même à l’évolution du nombre de masters 2 ? Ou bien à la mauvaise diffusion de nos éditions ? Des coéditions amèneraient-elles un manque total de visibilité de la Société ? Il existe en tous cas un sérieux problème d’avenir. Philippe Bourdin accepte de rédiger une note sur cette situation pour préparer le règlement de la prochaine édition du prix. Film d’Hervé Pernot sur Robespierre : en l’absence d’information pratique, la discussion sur les difficultés rencontrées pour mettre à disposition ce film est reportée. Le secrétaire s’occupera de mettre en rapport les protagonistes. Diffusion gratuite d’exemplaires des AHRF en direction d’universités mal dotées dans des pays où ils seraient utiles. Bernard Gainot et Anne Jollet ont entrepris un listage d’une douzaine de telles universités à partir des disponibilités admises par A. Colin ; l’important, pour éviter les envois inutiles, est de trouver dans chaque cas concret un correspondant local chargé de vérifier que les exemplaires parviennent et sont mis en place. Ces listes sont mises à jour annuellement par l’éditeur et leur envoi est donc urgent. Publications : • La publication régulière des listes de travaux universitaires inédits s’est interrompue dans les AHRF mais l’utilité de la chose reste évidente, d’autant que le site s’y prête particulièrement : Danièle Pingué accepte de s’en charger, et Jean Luc Chappey d’être son correspondant à l’IHRF. • Après avoir étudié les différentes possibilités de publication, la SER proposera aux éditions Belin son manuel Enseigner la Révolution, particulièrement destiné aux enseignants du secondaire, avec lesquels nous souhaitons conforter nos liens. En cas d’échec, nous envisageons une édition propre, qui reposerait sur un effort militant de diffusion à construire pour l’occasion mais avec une perspective à plus long terme : continuer à retisser des liens dans ce secteur. Danièle Pingué est d’accord pour s’en occuper. • L’impression du livre de Laurent Brassart, Prix Mathiez 2010, semble imminente, à ce que sait Jean-Paul Rothiot, en charge de la fabrication. • Grâce à une négociation menée en urgence et au travail considérable effectué par les responsables, la parution chez A. Colin des actes du colloque Entrer en république coïncidera avec le projet de tenir une initiative « mesurée » en septembre 2013. Initiative de septembre : Dans ces circonstances, il est proposé de ne pas se limiter à une subvention de 500 euros en solidarité avec nos amis de la maison de Saint-Just, confrontés aux conséquences de l’incendie de cette maison. Il s’agit de leur proposer une journée d’animation commune dans l’Aisne pour le samedi 21 septembre 2013 : conférence, banquet républicain ou toute autre forme d’apparition destinée à mettre en valeur l’héritage républicain, attirer l’attention des médias et collecter des fonds. La disponibilité du livre de Laurent Brassart renforcera l’intérêt de cette initiative. Le groupe Carmagnole-liberté pourrait être utilement associé. Bernard Gainot va prendre très rapidement contact en ce sens avec Anne Quennedey. Pour bien faire, la décision

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de principe devrait être prise avant l’envoi par nos soins de la circulaire convoquant l’AG du 23 mars prochain, de façon à pouvoir faire une première campagne de sensibilisation. À ce stade, le président et le secrétaire prendront le relais. Adhésions présentées :

Pascal 12 janvier Florian Chabot Étudiant Claville (27) Michel Biard Dupuy 2013

12 janvier Matthieu Carlot Étudiant Rouen Michel Biard Thomas Can 2013

Julien 12 janvier Alessandra Doria Doctorante Milan Cyril Triolaire Louvrier 2013

Marie-Louise Serge 12 janvier Retraitée Bois-Colombes Annie Crépin Leroux Aberdam 2013

Serge 12 janvier Jean Rossi Montpellier Anne Jollet Bianchi 2013

Professeur 12 janvier Koichi Yamazaki Tokyo Bernard Gainot Pierre Serna d’université 2013

Maître de Jean-Luc 12 janvier Virginie Martin Paris Pierre Serna conférences Chappey 2013

Jean-Numa Michel 12 janvier Boris Morenas Étudiant Strasbourg Ducange Biard 2013

Jean-Pierre 12 janvier Frédéric Crucifix Cauffry (60) Gaid Andro Jessenne 2013

Professeur Kingston Univ. Hervé 12 janvier Marisa Linton Malcolm Crook d’université (RU) Leuwers 2013

Amadou Tioulé Professeur Bernard 12 janvier Bamako (Mali) Anne Jollet Diarra d’Université Gainot 2013

Toutes acceptées. Suit l’examen détaillé du Rapport moral et du Bilan financier de 2012, puis du projet de budget pour 2013, pour être présentés à l’AG du 23 mars prochain.

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Procès-verbal de l’assemblée générale de la Société des études robespierristes Samedi 23 mars 2013

La séance s’ouvre à 14h35 à l’amphithéâtre Bachelard, en Sorbonne. Présents : Serge Aberdam, C. Allier, Gaid Andro, Marc Bélissa, Michel Biard, Laurent Brassard, T. Can, Philippe de Carbonnières, Jean-Luc Chappey, Paul Chopelin, Annie Crépin, Philippe Daumas, R. Demeude, Jean-Numa Ducange, Anne-Marie Duport, Pascal Dupuy, C. Fauré, Philippe Foussier, I. Gacem, Bernard Gainot, J.P. Gaspard, Annie Geffroy, Maurice Genty, Dominique Godineau, Roland Gotlib, Jean-Pierre Gross, C. Guillon, F. Hémery, Anne Jollet, D. Jouteux, G. Leclerc, Hervé Leuwers, Élisabeth Liris, C. Lorillec, Raymonde Monnier, C. Obligi, Hervé Pernot, Danièle Pingué, Anne Quennedey, Benoît Quennedey, Frédéric Régent, Jean-Paul Rothiot, Côme Simien, Cyril Triolaire. Soit 45 membres Représentés : Philippe Bourdin, Bernard Bodinier, Dmitri Bovykine, Patrice Bret, R. Chagny, M. François Devoucoux, Bernard Gainot, B. Hucher, Jean-Pierre Jessenne, Martine Lapied, Christian Lescureux, M. Westrade. Soit 12 membres Excusés : Serge Bianchi, Françoise Brunel, Malcolm Crook, Marcel Dorigny, Karine Rance, Pierre Serna, M. Weibel, Bernard Vinot. Soit 8 membres Michel Biard présente le Rapport moral pour l’année 2012, tout en répondant au fur et à mesure aux questions : le présent document rapporte donc les échanges de l’Assemblée générale, et les précisions données, en ce qu’elles vont au-delà des divers rapports. Le président informe l’assemblée d’une lettre d’Alain Touret, député du Calvados, qui annonce la création à l’Assemblée nationale d’un « Club des amis de Robespierre » et propose un premier contact pour mettre en place un cycle de conférences. Les présents témoignent leur satisfaction de cette initiative.

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Prix Albert Mathiez 2013

Le président annonce le résultat du prix et félicite la lauréate, Gaid Andro. Il signale ensuite, sans aucunement diminuer le mérite d’une très bonne thèse, les limites qu’a eues cette année la publicité de notre prix, qui ont déjà entraîné débat au précédent CA et seront l’objet d’un rapport de Philippe Bourdin sur les mesures à prendre à l’avenir. Gaid Andro présente brièvement son travail ; elle est chaleureusement applaudie.

Informations récentes sur nos publications

Nos éditions

Prix Mathiez 2010. L’ouvrage vient enfin d’être publié. Laurent Brassart présente rapidement son livre. Il est chaleureusement applaudi. Le président revient sur la distribution de nos éditions et sur les difficultés rencontrées avec le CTHS qui fait assez mal le lien avec la SODIS, et les difficultés avec cette dernière. Retards de paiements et « pertes » d’ouvrages déposés se sont succédés ; nous n’avons pas jusqu’ici obtenu de réponses à toutes nos interrogations. La Société avait décidé le re-maquettage de dix ouvrages phares de nos collections – certains étaient épuisés, d’autres non – en vue d’assurer des reprints ou des E-books à la demande. À la suite d’un courrier de Raymonde Monnier relatif à une erreur commise sur la réédition du numéro 9 des Études révolutionnaires dont la nouvelle couverture est inappropriée, des précisions sont données sur cette opération. La nouvelle version de ce numéro 9, dont le tirage initial n’est d’ailleurs pas épuisé, ne sera pas mise en vente sous format papier.

Chez d’autres éditeurs

Le Robespierre portraits croisés connaît un réel succès : plus de 1700 exemplaires ont été vendus en cinq mois. Enseigner la Révolution : le comité éditorial de Belin a rendu une réponse positive pour la publication de cet ouvrage qui constituera un pont entre l’histoire universitaire et l’histoire enseignée dans le second degré.

Les Annales historiques de la Révolution française

Hervé Leuwers, directeur de la revue, donne des précisions sur le numéro à thème dont une traduction anglaise sera désormais annuellement mise en ligne par notre éditeur, en version bilingue (français /anglais). Chaque année, une animation aura pareillement lieu dans un dépôt d’archives en relation avec la thématique de ce numéro. La 1re aura lieu le 1er juin prochain, autour du numéro spécial sur Robespierre, avec une conférence de Michel Biard, une conférence d’un(e) archiviste sur les papiers de Robespierre dans les archives et l’exposition de documents autographes de l’Incorruptible. Suite à une intervention de Frédéric Régent, suggérant qu’un ou deux articles de chaque numéro fassent l’objet d’une édition bilingue, il est précisé que les articles

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écrits initialement en langue étrangère seront publiés en ligne à la fois dans leur traduction française et dans leur « version originale ».

Notre site internet

Paul Chopelin fait une présentation de l’état de notre « site », le mot n’étant pas exact puisqu’il s’agit en fait d’un « carnet de recherche » intégré dans la plateforme Hypothèses sur Revue.org (Cf. « calenda »). Le rapport moral ainsi complété est adopté à l’unanimité Cyril Triolaire présente le Rapport financier pour l’année 2012. Il est adopté à l’unanimité. Le Rapport d’orientation 2013 est présenté par le président Michel Biard et commenté comme suit. Colloques et Journées d’Études : la journée « comités de surveillance » aura lieu à Rennes le 17 octobre 2013. Publications : Serge Aberdam fait une rapide présentation du contenu du colloque franco-russe de Vizille, déjà édité en russe, qui fera l’objet d’un des tout prochains volumes des Études révolutionnaires. Événements : dimanche 22 septembre, banquet républicain à Blérancourt en partenariat avec l’association pour la sauvegarde de la maison de St Just. À la suite de l’incendie survenu en juin 2012, Anne puis Benoît Quennedey présentent la situation actuelle. Ils remercient la SER qui, juste après l’incendie, a offert à l’association une collection de ses publications ainsi qu’un don de 500 euros. Pour l’organiser sur place le « Repas républicain » dont il s’agit, Thomas Can et Clément Lorellec se portent volontaires pour s’adjoindre à l’équipe organisatrice. Questionnée, Anne Quennedey précise que la maison et le village restent assez proches de ce que Saint-Just a connu. La maison a appartenu à sa famille jusqu’au milieu du XIXe siècle. Bernard Vinot a créé l’association en 1985. La maison a été achetée par la municipalité de Blérancourt en 1989 ; sa restauration a été financée en partie par une souscription lancée par l’association. La maison a ouvert ses portes au public en 1996. Le fait qu’elle abrite l’Office de tourisme de la commune lui permet une ouverture toute l’année. Le musée a été modernisé en 2011. Une manifestation importante est prévue en 2017 pour le 250e anniversaire de la naissance de Saint-Just. La nouvelle restauration va permettre de corriger des ratages intervenus lors de la première. La maison que l’on visitait jusqu’à présent était plus proche de celle de 1850 que de celle de la fin du XVIIIe. Cette nouvelle restauration va permettre de se rapprocher davantage de la maison qu’a connue Saint-Just. Objectifs de la souscription : si l’association récolte 1000 euros, la Fondation du patrimoine lui versera une subvention équivalente. De plus, l’association pourra recevoir des dons en nature (par exemple, gravures du XIXe siècle sur la Révolution). Cyril Triolaire présente le budget prévisionnel qui n’entraîne pas de commentaires particuliers

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Divers

Philippe de Carbonnières annonce que le fauteuil roulant de Georges Couthon, retiré des salles de Carnavalet pour « restauration », a finalement été rappelé des réserves, ce qui constitue une bonne nouvelle au double plan de l’histoire de la Révolution et de celle du handicap.

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Procès-verbal du conseil d’administration de la Société des études robespierristes Séance du samedi 22 juin 2013

Le Conseil d’administration de la Société des études robespierristes s’est réuni le samedi 22 juin 2013 dans nos locaux d’Ivry-sur-Seine, à 14h. Présents : Serge Aberdam, Gaid Andro, Marc Belissa, Serge Bianchi, Michel Biard, Annie Crépin, Jean-Numa Ducange, Annie Duprat, Pascal Dupuy, Bernard Gainot, Anne Jollet, Hervé Leuwers, Jean-Paul Rothiot, Cyril Triolaire. Représentés : Philippe Bourdin, Jean-Pierre Jessenne, Danièle Pingué. Excusés : Jean-Luc Chappey, Paul Chopelin. Le procès-verbal de la réunion du 12 janvier 2013 est approuvé à l’unanimité. Le procès-verbal des discussions de l’Assemblée générale des sociétaires, du 23 mars dernier, est présenté. Le but de ce document de type nouveau est de rapporter les échanges qui ont lieu lors de l’AG, en ce qu’ils vont au-delà des divers rapports et ne peuvent y être facilement incorporés. Le principe de ce procès-verbal est adopté ; une version provisoire circulera par mail. Bilan par le directeur de la revue de la rencontre tenue à Pierrefitte (Archives nationales) autour du numéro spécial sur Robespierre : quatre communications présentées devant une cinquantaine de personnes, suivies de débat et d’une intéressante visite des nouveaux locaux des AN. Pour l’an prochain, il est prévu une rencontre autour du numéro spécial des AHRF qui, sous la direction de Pierre Serna, sera consacré à l’animal à l’époque révolutionnaire. Le président informe sur la préparation de la rencontre prévue le dimanche 22 septembre à Blérancourt (Maison de Saint Just) avec une conférence de Laurent Brassart, un repas républicain dans une salle mise gracieusement à disposition par la mairie, puis une visite des lieux et enfin la projection du film d’Antony Mann, Le règne de la terreur.

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État des comptes : le trésorier présente la situation financière, marquée par de meilleures recettes. En sus des fonds statutairement bloqués, la trésorerie dispose de 31 000 euros, ce qui permet d’envisager sereinement les opérations programmées. Une brève discussion permet d’attribuer 900 euros pour une amélioration de notre logo, qui restera inchangé mais doit être mieux identifié (noms de la Société ou de sa Revue) et affiné pour permettre des impressions plus variées. Dominique Godineau donne des informations au sujet de la création de ce logo, à partir du travail d’élaboration du premier des cinq tomes d’Images et récit de Michel Vovelle. Le président informe sur le projet de colloque né de la rencontre avec les députés membres du « Club des amis de l’Incorruptible », qui compte une trentaine de membres à la Chambre, dans plusieurs formations politiques. À côté de projets plus limités, il s’agirait surtout d’organiser un colloque dans leurs locaux, les 18-19 et 20 septembre 2014, sur le thème « Vertu et politique, 1794-2014 », les trois premières demi-journées étant consacrées à la période révolutionnaire, et la dernière aux héritages, ce qui permettrait des formes d’association avec des sociétés sœurs et amies. Michel Biard donne une description indicative de ce que pourrait être le programme de ce colloque. Il est souligné que l’existence et le rôle de la Chaîne parlementaire permettrait de donner un certain retentissement médiatique à l’événement et aux questions soulevées. La discussion qui suit porte surtout sur la nécessité ou non de consacrer à Robespierre une séquence spécifique, par exemple une table-ronde. La réponse sur ce point est plutôt négative, allant dans le sens d’un traitement thématique et problématisé. L’approbation du projet est générale. Hervé Leuwers informe sur un projet de livre collectif « Visages de la Terreur » qu’il a présenté à A. Colin avec Michel Biard, et que l’éditeur a très rapidement accepté, deux jours avant le CA, court-circuitant ainsi nos débats. Ce volume de 500 000 signes devrait être remis en mars 2014, avec des communications de 30 000 signes dont les auteurs, selon notre habitude, feraient don de leurs droits à la Société. Il s’ensuit un débat intense qui porte à la fois sur le titre choisi, sur le mode quelque peu vertical de cette initiative et sur l’équilibre entre nos propres éditions et le recours aux éditeurs privés. Michel Biard, Serge Bianchi, Anne Jollet, Hervé Leuwers, Serge Aberdam et Dominique Godineau interviennent pour écarter toute polarisation sur le titre annoncé, pour demander un débat sur le fond, pour attester que les propositions faites et les contenus devraient permettre de trouver un meilleur titre, pour insister sur l’importance de maintenir la variété et la valeur des articles et de renforcer l’élaboration collective des ouvrages de ce type. Il est clair qu’ils contribuent fortement au mieux-être de notre Société, non pas seulement au niveau financier mais par l’encouragement à un travail mutualisé et par une bonne diffusion. Le sommaire proposé devra donc circuler par mail et être ensuite discuté en détail. Le président fait un bref rappel du projet collectif accepté chez Belin d’un « manuel du maître », issu de notre rencontre d’Ivry Enseigner la Révolution française et dont la forme pratique, par référence à d’autres volumes de cette collection, semble extrêmement prometteuse. Trois demandes d’adhésion sont présentées :

Nicola Lumbroso Magistrat Lille Dominique Godineau Hervé Leuwers 22 juin 2013

Ariane Fichtel Étudiante Augsbourg Bernard Gainot Serge Aberdam 22 juin 2013

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Dominique Marzet Archiviste Michel Biard Hervé Leuwers 22 juin 2013

Toutes ces demandes sont acceptées. On rappelle très rapidement les projets scientifiques en cours : pour 2013, colloque consacré au théâtre à Vizille en octobre, organisé par les enseignants de l’université Blaise Pascal ; journée « Comités de surveillance » organisée à Rennes le 17 octobre par notre atelier spécialisé, journée animée par Anne Jollet et Dominique Godineau sur le budget prévu ; plus notule à rédiger par Hervé Leuwers sur le colloque de Lille des 5 et 6 décembre 2013. On rappelle également le colloque prévu pour octobre 2015 sur le thème Collections et collectionneurs, à Vizille, pour lequel nous sommes associés à l’IHRF et au Musée. Le point est fait sur les publications et sur la situation de l’imprimeur de la Société, Diazo. Deux volumes de la collection « Études révolutionnaires » sont programmés pour cette année. Le premier (n° 14), Passeurs de révolutions, est parti à l’imprimerie après que le président s’est assuré que les difficultés actuelles de notre imprimeur ne faisaient pas obstacle à la fabrication. Le second volume (n° 15), consacré au colloque franco-russe de Vizille, devrait suivre le même itinéraire dans l’été pour être fabriqué à l’automne. Il sera cependant demandé que les volumes stockés à Clermont et déjà payés soient déplacés chez Jean Paul Rothiot, à Frenelle, pour nous mettre à couvert. Les fichiers informatiques correspondants ont déjà été mis à l’abri. La décision prise devra rapidement être communiquée à Julien Louvrier pour tenir à jour la boutique en ligne. Il est clair que ce que nous confions à la « grande » édition comme la délégation de publication pour la Revue contribue à dégager les marges dont nous avons besoin pour publier ce qui ne passerait pas chez elle. Ce sont désormais nos procédures internes et leur efficacité que nous devons sensiblement améliorer, en particulier par une prise en charge spécifique de la fonction d’édition. Le volume 12 des œuvres de Robespierre pourrait nous en donner l’occasion. La façon de mettre en musique sa sortie peut contribuer à une meilleure visibilité. Un débat intéressant s’élève autour de ce projet : faut-il faire de ce volume, autour des manuscrits inédits traités par Annie Geffroy de façon rigoureuse, une sorte de monument à la souscription, reprenant beaucoup de ses éléments constitutifs ou bien faut-il respecter la forme acquise et composer le volume essentiellement de textes de Robespierre récupérés dans des recherches plus ou moins récentes ? Le débat n’est pas encore tranché. Le renforcement de la Société s’accompagne et continuera de s’accompagner d’une augmentation des demandes éditoriales, voire financières autour de projets éditoriaux très divers. En dehors de toute discussion sur les critères scientifiques, publication ou non de sources organisées, de monographies françaises ou bien traduites de l’anglais ou bien d’autres langue, il est clair que nous ne pourrons que très partiellement faire face, au niveau où nous sommes. Le procédé de sélection existant, le prix de thèse Albert Mathiez, ne couvre visiblement qu’une partie des besoins, et fort mal. La question ne se pose d’ailleurs pas tant au niveau du prix lui-même que de la diffusion de nos publications. Ce débat repartira cet automne à partir du rapport confié à Philippe Bourdin. Hervé Leuwers donne quelques informations sur les AHRF. Il insiste sur l’intérêt d’associer Malcolm Crook au comité de rédaction, ce qui fait consensus. Il signale que le volume annuellement traduit en anglais sera disponible sur le serveur d’A. Colin à la

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fois en ligne et sous forme de e-book. Il souligne l’intérêt qu’il pourrait y avoir à proposer aux abonnés des AHRF de recevoir en sus et annuellement une des publications de la SER. Ce dernier point entraîne débat dans la mesure où il créerait pour nos éditions, encore trop artisanales, des contraintes et des délais difficilement tenables. L’idée semble irréaliste au stade actuel. Questions diverses : Jean-Paul Rothiot présente une offre-type de vente de lots d’anciens numéros des AHRF, collections pour lesquelles il a fait l’acquisition de caissettes destinées à l’envoi. Symétriquement, Serge Aberdam insiste sur l’importance de rentrer en possession, pour nos collections patrimoniales, d’exemplaires des publications de la Société qui n’y figurent pas, dont certaines sont fort anciennes mais dont d’autres correspondent, à la fin de la vie d’Albert Soboul, donc à une époque relativement récente. Une discussion s’ensuit sur la possibilité de procéder, plutôt que par achats ou photocopies, par échanges ou dons à partir des exemplaires multiples que le centre de documentation de Vizille reçoit avec les bibliothèques de chercheurs qui lui parviennent. Serge Bianchi s’engage à tirer cet aspect au clair.

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Procès-verbal du conseil d’administration de la Société des études robespierristes Séance du 28 septembre 2013

Le Conseil d’administration de la Société des études robespierristes se réunit dans ses locaux d’Ivry-sur-Seine le samedi 28 septembre 2013, à 14h. Présents : Serge Aberdam, Marc Belissa, Michel Biard, Paul Chopelin, Annie Crépin, Annie Duprat, Pascal Dupuy, Anne Jollet, Hervé Leuwers, Danièle Pingué, Cyril Triolaire. Représentés : Philippe Bourdin, Jean-Numa Ducange, Bernard Gainot. Excusés : Gaid Andro, Serge Bianchi, Jean-Luc Chappey, Malcolm Crook, Dominique Godineau, Jean-Pierre Jessenne, Matthias Middell, Jean-Paul Rothiot, Pierre Serna. Absent : Frédéric Régent. Le procès-verbal de la réunion du 22 juin 2013 est lu, amendé puis approuvé à l’unanimité. Le président introduit les candidatures de : • Roland Timsitt, homme de théâtre, parrainé par Michel Biard et Hervé Leuwers. • Jean-Michel Toulouse, directeur d’hôpital, parrainé par Michel Biard et Danièle Pingué • Rémy Duthille, enseignant à Bordeaux III, parrainé par Pascal Dupuy et Allan Forest • Giacomo Ferrarello, infirmier à Bologne, parrainé par Serge Aberdam et Marc Bélissa. • Julien Saint Roman, enseignant à Toulon, parrainé par Cyril Triolaire et Martine Lapied. • Tatiana Jarzabeck, parrainée par Boris Morena et Michel Biard. • Maryline Dewavrin-Farri, enseignante à Chamalières, parrainée par Philippe Bourdin et Cyril Triolaire. Qui sont admis tous les sept dans la Société. Le secrétaire présente le bilan de l’initiative de Blérancourt, finalement un succès avec soixante personnes à la conférence de Laurent Brassard dans la belle mairie de Blérancourt et quarante-huit personnes au repas qui a suivi, puis la visite pilotée par Bernard Vinot et la projection du film de Mann, Le règne de la Terreur, saisissante vision de Guerre froide de la Révolution française.Les participants ont témoigné d’un réel

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intérêt que prouve l’importance des ventes réalisées. Il faut cependant noter que l’initiative a souffert d’une prise en charge difficile et n’a été sauvée que par une mobilisation de dernière minute qui aurait tout aussi bien pu faire défaut. Pour ce genre d’initiative tournée vers un large public, il faudra dans l’avenir mieux s’assurer de l’implantation locale et de l’audience de nos partenaires. On peut par contre attribuer à une trop faible mobilisation des membres du CA l’annulation de notre projet d’être enfin présent cette année aux journées de Blois. Les parutions prévues cette année entraîneront le besoin impératif d’être présents à Blois en octobre 2014 mais il faudra savoir faire appel aussi, directement, aux adhérents.

Vie interne

L’AG de mars prochain correspondra à la date statutaire des élections pour le renouvellement de la moitié des membres du CA, ceux qui ont été élus il y a six ans. Ces douze membres renouvelables sont : Marc Belissa, Michel Biard, Annie Crépin, Pascal Dupuy, Bernard Gainot, Anne Jollet, Matthias Middell, Jean-Paul Rothiot, Pierre Serna, Cyril Triolaire mais aussi Gaid Andro et Paul Chopelin qui ont respectivement remplacé Martine Lapied et Julien Louvrier, démissionnaires en cours de mandat. Il conviendra également de remplacer par élection Jean-Luc Chappey qui vient de démissionner et peut-être Jean-Pierre Jessenne. Treize et peut-être quatorze membres seront donc à élire en mars. Statutairement, l’appel à candidature doit être diffusé par les AHRF suffisamment à temps pour que les candidatures (1000 signes maximum chacune) puissent parvenir au secrétaire général avant le prochain CA (en l’occurrence celui du 18 janvier) qui clôturera leur liste pour diffusion par courrier aux membres, un mois au minimum avant la date de l’AG du 15 mars. Le CA du 18 janvier désignera également une commission électorale de cinq membres chargée de mener cette élection à bien. Le CA examine ensuite les projets de nouveau logo, dérivé du modèle classique mais spécifiant, au choix, le nom de la Société ou de sa revue. Au vote, on parvient facilement à un consensus. Paul Chopelin donne un bref rapport sur l’activité du site, où s’est posé un problème de format : qu’y indiquer au-delà-des activités où la Société est impliquée comme telle ? La règle qui semble devoir être suivie serait la réciprocité des renvois et des annonces avec les organismes et sites demandeurs, partenaires ou amis. Cette question se pose par exemple avec l’Institut d’histoire de la Révolution de Paris I mais, aucun de ses membres n’étant présent, la discussion est renvoyée ; Hervé Leuwers prendra contact ; la question devrait se résoudre d’autant plus facilement que les deux institutions, dont les membres se connaissent bien, sont de nature totalement différente et devraient être complémentaires.

Activité scientifique

La société participera dans les jours qui viennent à trois initiatives déjà présentées : la journée Therpsicore de Vizille le 16 octobre, la journée de Rennes sur les comités de surveillance le 17 octobre, le colloque de Lille sur les relectures historiographiques les 5-6 décembre.

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Parmi les projets à un peu plus long terme, celui d’un colloque sur la vertu en politique, organisé avec le club des amis de l’Incorruptible à l’Assemblée nationale et le programme ACTAPOL, en septembre-octobre 2014. Le président fait part des incertitudes actuelles sur ce projet, le « temps » des parlementaires n’étant guère semblable au nôtre. Mandat lui est cependant donné de faire le maximum pour consolider ce beau projet et, si possible, d’y inclure une représentation de la pièce de théâtre de Benedetto, Thermidor-Terminus, mise en scène et jouée par Roland Timsitt. Il faudra cependant garder une solution de rechange si les moyens promis ne devaient pas être fermement garantis. L’état actuel du projet de colloque sur Collections et collectionneurs est distribué aux membres. Le projet qui avait été envisagé d’une intervention spécifique dans le cadre du 139e congrès des Sociétés savantes (Nîmes 5-10 mai 2014) semble s’être réduit à fort peu de choses dans l’appel à communication publié.

Rapport scientifique triennal

Un débat s’engage sur la périodicité de ce rapport ; le secrétaire général pense que trois ans se sont avérés être un délai trop court ; le président juge hasardeux de changer la norme ; décision est prise de proposer la tâche de rapporteur à Allan Forest. Vérification faite, les statuts ne parlent pas de ces rapports ; mention en est faite, avec cette périodicité triennale, dans le projet de règlement intérieur arrêté en 2003 mais jamais approuvé par la tutelle (courrier de 2005). Rien ne nous empêche donc de la modifier.

Publications

Retard a été pris après la décision de créer un vrai catalogue couleur disponible sur le site, pour les envois et les tables, et que Malcolm a proposé de traduire. Danièle et Jean- Paul continuent de tenir à jour la vieille formule minimale, peu lisible et peu attirante mais utile, en attendant ! Le volume 15 des Études révolutionnaire est prêt ; il sera transmis à l’imprimeur fin octobre sous le titre Écrire l’histoire par temps de Guerre froide / Soviétiques et Français autour de la crise de l’Ancien Régime. Le volume 12 des Œuvres de Robespierre est en préparation, à partir de la transcription érudite des papiers rachetés par l’État suite à la souscription de 2011 et d’autres documents entrés par achat aux AN. Il comprendra une présentation détaillée du contenu par Annie Geffroy, un historique de la souscription, à partir de ce qui a été publié dans les AHRF par Cyril Triolaire et Serge Aberdam, et des extraits de la correspondance reçue. L’aide des AN et les délais doivent être précisés et budgétés pour 2014. Ces choix impliquent la mise en chantier ensuite d’un volume 14 pour publier les autres documents récupérés. Les mois qui viennent doivent permettre à Gaid Andro, lauréate du Prix Mathiez de l’an dernier, de préparer son manuscrit pour être publié fin 2014.

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Comme décidé la dernière fois, le président revient devant le CA sur le projet dit Visages de la Terreur. Ce titre ne sera probablement pas accompagné d’un point d’interrogation mais d’un sous-titre le « problématisant ». La présentation du projet entraîne une intéressante discussion sur l’articulation de divers aspects de notre activité. Il apparaît clairement que nous avons improvisé depuis cinq ans un genre de travaux collectifs caractérisés par leur volonté d’aller au-devant d’un public plus large que celui de l’érudition ou des études spécifiquement révolutionnaires. Pour toucher ce public, ils paraissent chez des éditeurs privés (Colin, Taillandier, Belin…) mais leurs auteurs, membres ou non de notre Société, renoncent à leurs droits à son profit. Il convient de bien s’entendre sur l’articulation de ce procédé avec nos propres éditions : ces travaux collectifs sont discutés en CA, parce qu’ils sont destinés à créer des ressources financières et de la notoriété pour la SER, pour autant que leur contenu ne devient pas contradictoire avec les caractéristiques qui lui sont propres, celles d’une société savante qui reste une société de pensée. Il importe d’ailleurs pour l’avenir que la renonciation collective aux droits, au profit de la SER, reste bien indiquée sur ces ouvrages. Ces travaux sont, par contre, sous la responsabilité de leurs auteurs comme de leurs éditeurs, privés. Pour ce qui concerne nos propres éditions, celles que nous finançons, il est clair qu’elles supposent une forme de contrôle collectif du CA. En pratique, après discussion, cette responsabilité est nécessairement déléguée à une ou des personnes ad-hoc, par exemple le directeur et le comité de rédaction pour la revue, ou le jury pour le prix Mathiez ou une équipe restreinte pour tout autre ouvrage. C’est encore plus le cas lorsqu’il y a coédition. Le volume accepté par Belin et qui concrétise, en direction des enseignants, le travail engagé il y a plusieurs années, sera achevé au printemps pour être mis en place en librairie à l’automne ; sa présentation aux journées de Blois sera l’occasion d’une réelle présence de la Société. Le secrétaire signale que la procédure de récupération d’une collection patrimoniale des publications de la Société (revue et autres publications) se poursuit. Cyril Triolaire accepte de reprendre le sujet ce mois-ci avec nos partenaires de Vizille. S’agissant des archives de la revue, une démarche sera menée en direction de la famille de François Hincker. Le secrétaire signale que son départ en retraite, probablement à l’automne 2014, posera toute une série de question matérielles dont il serait bon que le Bureau se saisisse avant la prochaine AG, que lui-même soit ou non remplacé dans ses fonctions.

Adhésions

* Trois demandes d’adhésion sont présentées :

Nicola Lumbroso Magistrat Lille Dominique Godineau Hervé Leuwers 22 juin 2013

Ariane Fichtel Étudiante Augsbourg Bernard Gainot Serge Aberdam 22 juin 2013

Dominique Marzet Architecte Paris Michel Biard Hervé Leuwers 22 juin 2013

Toutes acceptées.

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