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Le journalisme de guerre et les risques intégrés Aimé-Jules Bizimana e 11 novembre 2001, Johanne Professeur Sutton de Radio France Interna- Université du Québec en Outaouais tionale, Pierre Billaud de la radio Centre de recherche interuniversitaire sur la communi- française RTL et Volker Handloik cation, l’information et la société (CRICIS) du magazine allemand Stern ont Canada Lperdu la vie dans une embuscade [email protected] talibane. C’était la première fois que des journalistes étaient tués en Afghanistan à la Benoit Gauthier suite des attentats du 11 septembre 2001. Les jour- Assistant de recherche nalistes suivaient un convoi au front pour constater Université du Québec en Outaouais la poussée de l’Alliance du Nord. « Cela pourrait être Centre de recherche interuniversitaire sur la communi- très dangereux», a déclaré [le commandant] Bashir. cation, l’information et la société (CRICIS) «Il y a des mines près des tranchées des talibans et les Canada talibans pourraient lancer une contre-offensive.» Mais la [email protected] tentation de voir les tranchées et les bunkers talibans presque légendaires creusés dans la colline était trop forte » écrira Levon Sevunts du quotidien montréalais The Gazette qui est sorti indemne de l’attaque (Sevunts, 2001). Huit jours après cet incident, l’Italienne Maria Grazia Cutuli du Corriere della Sera, l’Espagnol Julio Fuentes d’El Mundo, le cameraman australien Harry Burton et le photographe d’origine afghane Azizullah Haidari de Reuters sont tués par des hommes armés qui les ont fait descendre de leur voiture entre Jalalabad et Kaboul. Le premier incident est lié à une situation de belligérance alors que le second est un acte délibéré. Dans un témoignage envoyé à son journal au lende- main du premier incident, Levon Sevunts notait : « Si vous couvrez (une guerre) des tranchées, vous devez Pour citer cet article, to quote this article, para citar este artigo : Aimé-Jules Bizimana, Benoit Gauthier, « Le journa- lisme de guerre et les risques intégrés lors des opéra- tions militaires en Afghanistan », Sur le journalisme, About journalism, Sobre jornalismo [En ligne, online], Vol 10, n°1 - 2021, 15 juin - june 15 - 15 de junho. URL : http://www.surlejournalisme.com/rev 82 Aimé-Jules Bizimana, Benoit Gauthier - Le journalisme de guerre et les risques intégrés garder à l'esprit que des choses pourraient vous arri- répondre à la question suivante : Quels sont les princi- ver. Si vous n'êtes pas prêt à faire face à ces risques, paux types de risques auxquels les journalistes intégrés vous ne couvrez pas la guerre » (The Gazette, 2001). dans les opérations militaires en Afghanistan ont été Ces paroles réfèrent à la prévisibilité et à la gestion confrontés? Alors qu’on pouvait penser que les armées du risque par les journalistes. Au cours de la guerre, protègent efficacement les journalistes qui les suivent, d’autres incidents coûteront la vie à de nombreux l’intérêt de cette question simple est de documenter autres journalistes afghans et occidentaux au sein des les risques inhérents à la pratique de l’embedding. dispositifs militaires ou non. Nous proposerons une typologie des risques basée sur les expériences terrain des journalistes intégrés. Une La question du risque est un enjeu important du définition des risques intégrés sera proposée. Nous journalisme et il faut l’étudier à travers les pratiques analyserons également les effets et les stratégies d’atté- multiples de la profession. Sur différents terrains, la nuation des risques intégrés. multiplication des incidents tragiques impliquant les journalistes a poussé les organisations médiatiques à reflechir sur les implications des menaces et à mettre en Un champ de recherche émergent place des mesures de gestion du risque. Le terrain des conflits a attiré beaucoup l’attention de la recherche La recherche sur les risques du journalisme se mais il n’est pas le seul. La pratique du journalisme a trouve à cheval entre deux sphères : la recherche en évolué dans un univers de pressions, de tragédies et psychologie et les travaux sur le journalisme qui re- de traumatismes (Cottle, Sambrook et Mosdell, 2016 ; lèvent de plusieurs autres disciplines. Dans la première Simpson et Coté, 2006 ; Zelizer et Stuart, 2002). Il ne sphère, les premiers travaux se sont penchés sur les suffit pas néanmoins de dire que le métier de journa- dimensions psychologiques dont souffrent les journa- liste est devenu plus dangereux. Il faut chercher à com- listes (Feinstein et Nicolson, 2005 ; Feinstein, Owen prendre différentes dimensions de la violence et du et Blair, 2002 ; Himmelstein et Faithorn, 2002). La di- risque qui affectent le journalisme. mension du syndrome de stress post traumatique a par- ticulièrement retenu l’attention (Feinstein, Osmann et Cet article a pour objectif principal d’analyser et Patel, 2018 ; Greenberg et al., 2009). Ce courant de de comprendre les situations de danger et de risque recherche est l’un des plus prolifiques avec maintenant qui ont affecté les journalistes ayant été intégrés par de nombreux travaux sur plusieurs continents. l’armée canadienne durant la guerre en Afghanistan. Notre étude se situe donc sur le terrain du journalisme Dans la seconde sphère, il est difficile d’établir une de guerre qui a ses propres dispositifs et ses propres cohérence disciplinaire1 mais la question des conflits y codes de pratique. Depuis la guerre en Irak en 2003, a un ancrage fort. Différents chercheurs se sont inté- plusieurs armées occidentales ont mis en place des dis- ressés entre autres aux risques encourus par les cor- positifs de couverture médiatique de type embedding respondants de guerre (Palmer, 2018 ; Balguy-Gallois, (Bizimana, 2014 ; Arboit, et Mathien, 2004 ; Charon et 2010 ; Bizimana, 2006 ; Tumber et Webster, 2006). Mercier, 2003). Introduite par l’armée américaine en Ces travaux analysent les pratiques journalistiques Irak, l’embedding désigne « le processus d’intégration dans des environnements de belligérance mais la ques- des journalistes au sein d’une unité militaire ou auprès tion des risques se pose aussi dans d’autres environne- d’une quartier général d’un commandement en vue de ments étatiques, organisationnels et sociaux dits hos- couvrir les opérations militaires durant une période tiles. Les risques ont été notamment abordés à travers donnée » (Bizimana, 2014 : 4-5). Si le terme est nou- le lien entre le journalisme et les traumatismes (Zeli- veau, la pratique est ancienne avec les correspondants zer et Stuart, 2002) et le coût émotionnel associé à la de guerre qui ont couvert les conflits depuis la guerre couverture des tragédies (Osmann et al. 2020 ; Massé, de Crimée au XIXe siècle. Le dispositif d’intégration 2011; Keats et Buchanan, 2009 ; McMahon, 2001). Les est une relation contractuelle et le non-respect des situations traumatiques sont également étudiées à tra- consignes peut déclencher des réactions de menace vers l’impact de l’éducation et les connaissances des et d’intimidation par les armées (Charon et Mercier, journalistes (Seely, 2020 ; Dworznik et Grubb, 2007) 2003 : 26). Cependant, les situations de risque sont et l’environnement professionnel (Beam et Spratt, différenciées selon que les journalistes soient intégrés 2009). Plusieurs autres travaux se sont intéressés dans les dispositfs officiels ou en dehors. aux nouveaux dangers et aux nouvelles perceptions des risques dans différents contextes internationaux En Afghanistan, l’armée canadienne a instauré (Demers et al., 2018) ainsi qu’aux différentes dimen- un programme d’intégration qui était géré par le ser- sions territoriales et conjoncturelles des risques jour- vice des affaires publiques. Ce programme a accueilli nalistiques notamment en Afrique (Frère, 2015), en des centaines de journalistes canadiens et internatio- Asie (Media Asia, 2017 ; Robie, 2008), en Amérique naux. Cet article examine donc les situations de risque Latine (Hughes et Márquez-Ramírez, 2017 ; González qu’implique le reportage de guerre intégré et cherche à de Bustamante et Relly, 2016) et en Europe (Löfgren Sur le journalisme - About journalism - Sobre jornalismo - Vol 10, n°1 - 2021 83 Nilsson et Örnebring, 2016). Cette littérature émer- ments à risques » qui sont producteurs d’incertitudes gente concerne également les violences subies par dans la vie personnelle et dans la société (Giddens, les femmes journalistes et les préoccupations liées au 1998 : 27-28). Giddens insiste aussi sur la distinction genre (Harris, Mosdell et Griffiths, 2016 ; Sinyor et entre le risque et le danger. La société du risque n’est Feinstein, 2012). pas plus dangereuse que les sociétés traditionnelles qui connaissaient aussi divers dangers mais elle implique Cette recherche s’articule à la fois sur les travaux le risque dans le sens où elle se préoccupe de la sécu- sur le journalisme en temps de conflit et sur la re- rité et aspire à contrôler le futur (Giddens, 1998 : 26- cherche en psychologie. Depuis les correspondants de 27). Beck (2003 : 29) abonde dans le même sens : « En guerre du XIXe siècle, le journalisme de guerre est as- parlant de risque, on vise la colonisation du futur, le socié à des aléas prévisibles et imprévisibles. Dans les contrôle de l’incontrôlable ». dispositifs d’intégration, les journalistes bénéficient d’une certaine protection militaire tant qu’ils sont Les conflits armés sont assimilables aux risques dans la zone de responsabilité de l’armée avec laquelle ordinaires de la modernité (Baudui, 2003). La socio- ils sont accrédités mais c’est une protection relative. logie du risque permet d’analyser « l’ensemble des Des dangers spécifiques existent dans le contexte de incidences produites dans le temps et dans l’espace » l’embedding. Dans le prolongement des motivations et pas seulement les objectifs stratégiques des conflits et des peurs du « journalisme sous le feu » (Tumber militaires (Baudui, 2003 : 169). À ce titre, elle est cer- et Webster, 2006 ; Tumber, 2002), nous cherchons à tainement utile à penser les risques du journalisme comprendre les risques particuliers associés au jour- dans les conflits et ailleurs.