Le Portique Revue de philosophie et de sciences humaines

32 | 2014 Sciences sociales et marxisme

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/leportique/2709 DOI : 10.4000/leportique.2709 ISSN : 1777-5280

Éditeur Association "Les Amis du Portique"

Édition imprimée Date de publication : 1 mars 2014 ISSN : 1283-8594

Référence électronique Le Portique, 32 | 2014, « Sciences sociales et marxisme » [En ligne], mis en ligne le 05 février 2016, consulté le 02 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/leportique/2709 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/leportique.2709

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SOMMAIRE

Sciences sociales et marxisme

Présentation Noël Barbe

Le social chez Marx Hervé Touboul

La linguistique française à la lumière du marxisme Jean-François Bert

Les tumultueuses relations des économistes français avec le marxisme : une mise en perspective historique Thierry Pouch

De quelques formes de présence du marxisme en anthropologie Noël Barbe

Le marxisme sous le prisme des « avant-gardes » artistiques Éric Brun

Marx, un spectre qui ne hante plus les Science and Technology Studies ? Jérôme Lamy et Arnaud Saint-Martin

Marxisme et mémoire. De la téléologie à la mélancolie Enzo Traverso

Marges et controverses

Toutes les frontières sont des conventions qui attendent d’être transcendées Le cinéma Wachowski, le trans-humanisme et la rencontre Denis Viennet

Recensions

Essai sur le rien de Yann Courtel Jean-Paul Resweber

Prêcher dans la vallée de Roland Sublon Jean-Paul Resweber

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Sciences sociales et marxisme

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Présentation

Noël Barbe

1 Ce numéro de la revue Le Portique est l’aboutissement de plusieurs années de séminaires consacrés à la question des usages du marxisme en anthropologie et dans les sciences sociales en France, principalement, mais non exclusivement, après la seconde guerre mondiale. Animé par Jean-Louis Fabiani, Noël Barbe et Jean-François Bert, ce séminaire tenu à l’EHESS entre 2010 et 2012, avait pour but de faire retour sur la vigueur des propositions marxistes et les débats qu’elles ont suscités, malgré l’usure, depuis une trentaine d’années, des grands paradigmes, le reflux des études marxistes et plus généralement des perceptions holistes du monde.

2 Ce numéro entend contribuer à un examen, désormais possible, en historien et en sociologue, de ce moment complexe de la vie intellectuelle en France.

3 Être marxiste suppose un rapport aux textes de Marx et Engels. Ces rapports sont multiples ou plutôt Marx l’est, pratiquement dans les façons dont il est usé, théoriquement dans les lectures explicites faites de son œuvre. La fameuse coupure opérée par Louis Althusser entre les œuvres de jeunesse et le corpus scientifique1 a pu produire des relectures, la référence au « jeune Marx » peut être revendiquée, l’opposant parfois au marxisme. Dans la situation même où le marxisme est mobilisé et revendiqué pour instruire le social, la consistance de cette notion chez Marx lui-même peut être questionnée, entre l’économique et le politique. D’autres auteurs parfois apparaissent aussi, tels Trotski ou Staline. Ce dernier, dans une critique de la glaciation théorique introduite par sa théorie des cinq stades d’une histoire humaine finie.

4 Il n’y a pas un marxisme en sciences sociales mais des marxismes dans les manières de mobiliser les textes et de faire corpus, dans les lectures qui en sont faites, dans la constitution et les usages effectués des ressources théoriques pour expliquer les mondes sociaux, dans les controverses, parfois violentes, portant justement sur de « bons usages ».

5 La référence à la théorie marxiste dans une perspective savante a comme particularité le plus souvent un positionnement explicite dans l’espace politique, connecté ou non à la fameuse onzième thèse sur Feuerbach. Ceci configure bien évidemment des espaces de réflexion, de circulation de textes et de sociabilité, mais aussi contribue aux

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oppositions internes au marxisme, leurs acteurs réduisant parfois celles-ci à cela. Mais cela autorise aussi une insertion de la réflexion théorique dans des horizons pratiques et politiques, la décolonisation par exemple pour les anthropologues. Cela suppose donc une politique du temps. Alors l’histoire politique, au sens des évènements qui adviennent, n’est pas sans effet sur les usages mêmes de ressources théoriques empruntés à Marx. Ainsi de l’histoire marxiste et de la chute du Mur de Berlin, de son rapport au moment « présentiste » et mémoriel, d’une certaine dépolitisation dans un « retour à Marx », ou encore de la détestation du marxisme comme science, faisant un détour par le marxisme politique.

6 Rémanence, présence ou formes de présence, spectre, absence et éviction, introduction, usages, mémoire, implantation, relecture… autant de termes employés par les auteurs des textes qui composent ce volume. Il s’agit là de s’attacher à une lecture minutieuse de l’établissement, ou non, de Marx dans les sciences sociales en France, du moins certains de leurs espaces disciplinaires : linguistique, anthropologie, économie, histoire, Sciences Studies. Ces lectures peuvent en suivre les instruments (revues, espaces de discussion ou de vulgarisation), s’intéresser aux facteurs socio-économiques de l’entrée et de la sortie de l’espace académique, caractériser les saisies de Marx ou encore les figures prises par le marxisme. Elles peuvent se heurter à la difficulté d’établir des chronologies précises des flux et reflux du marxisme, la surmontant parfois. Mais l’attention est aussi portée sur certaines avant-gardes artistiques, avec le cas de , introduisant ainsi la question, mais pas seulement, de l’effet de position produit en se réclamant du/d’un marxisme. Question qui dépasse ce seul cas.

NOTES

1. Louis ALTHUSSER, Pour Marx, Paris, Maspero, 1965.

AUTEUR

NOËL BARBE Noël Barbe est chercheur au IIAC (CNRS-EHESS-min. Culture) où ses travaux portent sur l’anthropologie du geste artistique, de la politisation de l’action patrimoniale et l’histoire des savoirs anthropologiques. Conseiller pour l’ethnologie à la direction régionale des Affaires culturelles de Franche-Comté, il a conduit et dirigé de nombreuses recherches-actions. Il assure la direction scientifique de l’ethnopôle « Courbet » où il co-dirige la collection « Cahiers de l’ethnopôle » aux éditions Sekoya. Il enseigne à l’Université de Strasbourg et a assuré le commissariat de plusieurs expositions. Dernières publications : Courbet, peinture et politique (avec

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Hervé Touboul), Besançon, 2013 ; « Isac Chiva, ethnologie et politique patrimoniale », Terrain, n° 60, 2013, p. 148-163. Dernière exposition : Lip 73… çà peut toujours servir, Besançon, 2013.

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Le social chez Marx The social in Marx Das Soziale bei Marx

Hervé Touboul

1 L’on ne sait jamais bien où ranger Marx : philosophe ; économiste, sociologue ? Il figure, au moins en France, dans les auteurs à étudier, dans les classes terminales, en philosophie. Il n’est sans doute, aujourd’hui, que peu étudié dans les facultés d’économie, même si un magazine assez « grand public » le rangeait il y a peu dans les « 30 génies » de l’économie1. Hier encore on le recevait pour l’un des « pères » de la sociologie ; bon nombre d’étudiants, en France toujours, ont découvert Marx dans le livre d’Aron : Les Étapes de la pensée sociologique, où il figure avec quelques grands Autres, à titre de fondateur sinon d’une science nouvelle, tout au moins d’un nouveau savoir. Ce savoir, la sociologie, se donne, au moins à un premier regard, comme un savoir du « social ». Sans doute ce « social » peut être vu, par les savoirs sociologiques, de plusieurs manières, mais qui l’explique peut être dit « sociologue », et la sociologie est son étude.

2 L’on peut remarquer, en guise de commencement, que le mot sociologie ne se trouve pas dans Marx : on peut être étonné de trouver le mot dans la traduction française de L’Idéologie allemande où il est parlé, à un endroit, de Sancho qui jette « un coup d’œil furtif sur la sociologie »2, mais vérification faite, il s’agit dans l’édition allemande de la « zoologie », peut-être ce lapsus de traduction est-il significatif ? Bien sûr, cette absence ne saurait empêcher de compter Marx et Engels parmi les précurseurs de la sociologie mais peut-être est-elle un indice, elle aussi, d’un problème ?

3 Il est vrai que, toujours dans L’Idéologie allemande, nos deux auteurs font allusion plus loin à « la science sociologique (Gesellschaftswissenschaft) allemande »3 mais il s’agit alors d’une citation d’adversaires qui sont ou se veulent les défenseurs de cette science, et le passage est plein d’ironie à leur endroit. Dans une lettre bien plus tard Marx parlera de la « science sociale » française avec beaucoup de moquerie, visant les affiliés de Proudhon et probablement aussi ceux de Saint-Simon4.

4 Cela ne veut pas dire que Marx, et Engels, ne parlent pas du « social », et qu’ils n’usent pas du mot, mais toute cette ironie peut introduire, comme le lapsus et comme

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l’absence, à l’idée que cette notion de « social » chez Marx est délicate, et cela malgré la célèbre phrase : « l’être social détermine la conscience ». Le sens de cette phrase n’est pas, en effet, si évident que cela, et marquons de suite qu’il désigne plus le fait d’un être individuel en tant qu’il est social, que la participation à une identité collective, fût-elle de classe ! Marquons encore pourquoi cela sera délicat que de cerner le social – en disant là encore les choses à l’avance – chez Marx : parce qu’il est pris entre l’économique et le politique, il est comme un curseur qui se déplace de l’un à l’autre, au point qu’il a tendance à apparaître et à disparaître, sans jamais qu’il soit sûr qu’il ait une véritable effectivité.

5 Montrer cette difficulté à trouver une réelle élaboration du « social » dans Marx et Engels, difficulté qui n’est peut-être pas sans indiquer comme une sorte de faille, sera notre objet, étudié en trois points : 1) de l’économique au social, 2) de l’économique au politique en passant par le social : la question des classes, 3) le social lui-même.

6 Le premier point comportera lui-même trois points : 1) les définitions de la société, 2) la préface de 1859 à la Critique de l’économie politique, 3) le premier chapitre du Capital sur la marchandise.

I. De l’économique au social

1) Les définitions de la société

7 Marx, et Engels, donnent au moins deux définitions de la société dans leur œuvre : les reprendre et les interroger peut faire avancer la réponse à la question qui demande ce qu’ils peuvent entendre par « social ». Celui-ci résulte-t-il d’une action de la société sur l’individu ? La position de la question suppose qu’on envisage que la société ait une sorte d’existence en elle-même, d’abord extérieure à l’individu, et qui viendrait le modeler, de telle façon que cette société serait ce qui vient donner forme, une forme donc sociale, à un individu lui-même plus ou moins réduit d’abord à l’individu biologique. Cette façon de voir implique à la fois que la société existe en quelque sorte indépendamment des individus, ne soit pas une abstraction, ni un mot commode pour désigner un tout qui pris en lui-même, comme lorsque l’on désigne un ensemble hétéroclite d’objets, qui ne constitue pas un véritable tout, d’un même mot. Si ce « social » n’existe pas, n’est pas une sorte d’entité collective influençant ou s’emparant de l’individualité de l’individu, ne faut-il pas qu’il soit un rassemblement d’individus qui peuvent avoir des actions communes mais en lesquelles ils s’impliquent individuellement ? La première définition apparaît dans L’Idéologie allemande, lors d’une polémique avec les « socialistes vrais » : « la société… notre auteur ne la conçoit pas comme une interaction des “vies individuelles ” qui la composent, il en fait une entité particulière, dont les interactions avec les “vies particulières” s’établissent sur un plan nouveau, spécifique. Si tout cela avait le moindre rapport avec une situation réelle, il s’agit de l’illusion qui fait de l’État une entité autonome en face de la vie privée et de la croyance à cette autonomie apparente comme à quelque chose d’absolu »5. Ce texte pose donc, en voulant détruire la position adverse, que la « société » n’existe pas en tant que telle : ce que l’on nomme ainsi n’est qu’un mot commode pour désigner une forme de réunion d’individus. Marx et Engels paraissent ici proches du nominalisme : le « social » est ce qui désigne des interactions entre individus, mais n’existent que des individus, la société n’existe pas comme des étants existent. Elle n’a pas d’être, n’est pas

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cette conscience collective qui préexistant à l’individu le recouvrerait lui faisant vivre et dire ce qu’elle fait et dit. Elle n’est pas avant les individus, elle n’est pas ce en quoi ils s’inséreraient et qui les construirait. Ce passage, derrière la critique de l’auteur en question, contient celle de Hegel et plus particulièrement de ce que ce dernier nomme la « proposition spéculative », notamment dans la préface de La Phénoménologie de l’esprit : qu’est-ce qu’une proposition spéculative, c’est là où le sujet de la proposition passe entièrement dans le prédicat, la proposition rendant compte de la vie même de l’individu, il faudrait d’ailleurs dire si l’on suit véritablement Hegel que la proposition elle-même 6 est action, elle ne désigne pas par la pensée l’action, mais elle décrit l’action parce que l’individu est lui-même la proposition : je suis français, le sujet passe dans le prédicat, ma qualité d’être français est tellement mienne qu’elle ne se distingue pas du je, la distinction ne s’opérant que par un acte de réflexion de l’esprit qui alors distingue par la pensée ce qui ne peut être distingué dans l’être. Mon moi ne se distingue pas de l’être français, proposition holiste : au commencement je suis autre que moi et je m’individue, l’individu ou le sujet ne sont pas posés au début, le commencement se fait bien plutôt dans une identité collective, l’individu même s’il est biologiquement individu, est d’un point de vue psychologique et d’un point de vue sociologique, dirait-on en termes modernes, le groupe qui le façonne. Marx, avec Engels, critiqueront presque toujours, mais pas toujours, reprenant la critique faite par Feuerbach de Hegel, la proposition spéculative hégélienne, disant qu’elle consiste à hypostasier le sujet, ceci sur un mode platonicien, en faisant disparaître ce sujet en une entité qui ne serait que la reprise moderne de l’Idée platonicienne. Si je dis que Louis est gentil affirmait Feuerbach, cela ne veut pas dire que Louis disparaît dans l’Idée de la gentillesse entendue comme une essence siégeant dans un monde intelligible, Idée à laquelle viendraient participer tous ceux allant devenir « gentils ». La définition de Marx, ou de Engels, mais ils sont ici inséparables, vise aussi, et en même temps et en un même mouvement, la proposition spéculative appliquée à l’État, elle vise donc la philosophie du droit hégélienne. Comme si l’État était ce « divin » qui s’empare de moi, me fait devenir moi-même État, ce citoyen si citoyen qu’il ne serait que citoyen, alors que dans cette vie de l’État l’individu ne perd jamais son individualité, et c’est bien elle qui est au cœur de la vie formant la vie de la société civile, où l’individu avant d’« être » l’État a bel et bien besoin de gagner, chaque jour, sa vie, alors que la vie de l’État lui est si profondément extérieure qu’il ne peut croire se fondre en elle qu’en étant alors habité par une illusion très profonde qui le fait se prendre pour quelqu’un d’autre que celui qu’il est vraiment. La « société » n’est donc rien d’autre que l’action d’individus dont on rend compte en usant de la catégorie d’interaction réciproque. Les rapports que l’ouvrier entretient avec son contremaître sont des rapports réels, sociaux parce qu’ils relèvent de la vie du travail, la vie de la société civile étant d’abord une vie économique. Le mot « société » désigne donc, avant tout, l’ensemble des rapports de travail et des rapports des individus entre eux ayant trait à leur vie matérielle. Quelques années plus tard, la même idée va se retrouver dans Travail salarié et capital. Marx dira que « les rapports sociaux de production changent, se transforment, avec le développement des moyens de production matériels, des forces de production. Dans leur totalité, les rapports de production forment ce que nous appelons les rapports sociaux, la société, et notamment une société à un stade de développement historique déterminé, une société à caractère distinctif original. La société antique, la société féodale, la société bourgeoise sont des ensembles de rapports de production de ce genre dont chacun caractérise en même temps un stade particulier de développement dans

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l’histoire de l’humanité »7. Les rapports sociaux sont donc ici pensés directement comme rapports de production. Le social semble bien être le relais de l’économique. Un individu est d’abord un agent économique, et le fond économique paraît bien être la vérité de la forme sociale.

8 La définition donnée dans L’Idéologie allemande, montrant le social comme interaction réciproque d’individus est reprise, mais autrement, dans les , période plus tardive mais où la théorie s’est affinée : « la société n’est pas constituée d’individus, mais exprime la somme des relations, des rapports (drückt die Summe der Beziehungen, Verhältnisse aus) où ces individus se situent les uns par rapport aux autres (zueinander stehen) »8. Des individus sont donc entrés dans des relations sociales liés à ce qui est nommé depuis 1845 rapports de production. La société constitue donc la sommation de ces rapports de production qui sont des rapports pouvant être dits économiques. Le mot « société » paraît être, ici aussi, un mot commode pour désigner très vite le monde immense de la vie économique d’une population délimitée. Si la société est ce qui est social, le social semble bien donc être l’économique. Qui relève lui-même de l’interaction réciproque des individus. Marx insiste cependant sur le fait que cette société n’est pas une somme d’individus, en cela la définition de 1857 marque une évolution par rapport à celle de 1845, mais il s’agit plus d’un progrès dans la précision de la formulation plutôt que d’un changement conceptuel : les individus, dans les trois textes, sont pensés comme agissants, et leurs actions sont d’abord celles du travail, du mode de vie économique, en lequel ils entrent dans des relations de subordination ou de domination qui les « situent » les uns par rapport aux autres. Pour préciser ces définitions et surtout la seconde qui est de loin la plus importante, même si elle ne se retrouve pas dans Le Capital, il faut venir à un texte à peu près contemporain de cette définition et qui est la préface de 1859 à la Contribution à la critique de l’économie politique qui va bien faire voir comment le social est essentiellement économique.

2) La Préface de 1859

9 Marx commence par écrire dans cette préface que « l’anatomie de la société civile doit être cherchée dans l’économie politique », cette dernière science ne peut trouver donc que ce qui porte l’organisation de la société, et pas ce que nous appelons de façon moderne le « social », parce que l’anatomie ne livre pas la clé de la totalité du corps, mais il reste que la clé de l’explication d’une société est donnée par l’économie politique, et que si « social » il y a, il dépend étroitement de l’économique, au point qu’il est certainement très difficile, voire impossible, de saisir l’un sans l’autre. Pour voir s’il existe cependant une différence entre les deux, il faut scruter mieux ce texte que Marx a présenté comme un « résultat ». « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être : c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience »9. Marx décrit alors le processus révolutionnaire : contradiction entre les forces productives matérielles et les rapports de « production »,

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ou plutôt avec leur « expression juridique », « le changement dans la base économique bouleverse toute l’énorme superstructure », donc le changement est dans les rapports de « production », la base, il ajoute encore : « lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel – qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production économiques et les « formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref les formes idéologiques »10. Que désigne le mot « social » dans ce texte ? Il n’apparaît pas dans la superstructure dans le second passage, mais dans le premier non plus : il existe une base, la structure économique, l’ensemble des rapports de production, à partir d’elle s’élève la superstructure juridique et politique, s’ajoute l’idéologique : philosophie, religion, art, l’intellectuel, à un endroit le « social est rangé avec elle : « processus de vie social, politique et intellectuel en général » conditionnés par les rapports de production, mais à peine avant le social est seul : la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique « à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées ». Il y a donc une « correspondance » entre les rapports de production et les « formes de consciences sociales ». Que veut dire « correspondance » ?

10 Revenons d’abord vers L’Idéologie allemande où se trouve la phrase quasi-équivalente de celle dans la Préface : « ce n’est pas la conscience qui détermine (bestimmt) la vie, mais la vie qui détermine la conscience »11, « vie » remplace ici « être social », ou plutôt « être social » remplacera « vie », Marx substitue immédiatement, dans la phrase suivante, au terme « vie » celui « d’individu vivant », et immédiatement encore il parle d’activité pratique, immédiatement encore il s’en prend à la philosophie qui ne décrit pas cette activité pratique, y parle d’une nouvelle science qui se substituerait à la philosophie : « c’est là où cesse la spéculation, c’est dans la vie réelle que commence donc la science réelle, positive, l’exposé de l’activité pratique, du processus de développement pratique des hommes. Les phrases creuses sur la conscience cessent, un savoir réel doit les remplacer »12. Cette science Marx ne dit pas qu’elle est, il parlera un peu plus loin dans un passage raturé de « l’histoire »13, entendant par là surtout une histoire économique liée à l’histoire des sciences et des techniques.

11 L’important est donc la structure de la division du travail, et le groupement dans le travail ; dans L’Idéologie allemande Marx et Engels parlent de ce qu’ils nomment « rapport social (gesellschaftliches Verhältnis) », « social en ce sens que l’on entend par là l’action conjuguée (Zusammenwirken) de plusieurs individus »14, et est décrite une organisation du travail, mais il est immédiatement noté que cette conjugaison est liée à un état des techniques. Avant d’être social les hommes sont économiques, agents de travail, mais par là aussi agents techniques : c’est une constante chez Marx qu’il ne sépare pas l’individu des techniques, autant il refuse la proposition spéculative, autant en un sens il l’accepte, si l’on peut dire, quand elle n’est plus spéculative, l’individu est un devenir-technique, Marx toujours le répétera : « l’histoire de l’industrie et l’existence objective de l’industrie sont le livre ouvert des forces humaines essentielles, la psychologie de l’homme »15, « le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel »16, « il faudrait faire l’histoire des « organes productifs de l’homme social »17, l’homme économique est technique, il est aussi écologique : « la nature est le corps non-organique de l’homme »18. Ce qui est important pour caractériser un homme est de savoir comment il gagne sa vie, quelles techniques utilise-t-il ou n’utilise-t-il pas. Dans le même passage

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de L’Idéologie allemande, il va être parlé de « fixation (Sichfestsetzen) de l’activité sociale »19. Il existe des rapports sociaux qui sont riches, changeants, fluides, d’autres bornés, émerge donc ici du social comme fruit des relations sociales, il paraît désigner le résultat dans la conscience de rapports enrichissants dans et par l’activité qui met obligatoirement en relation avec la collectivité. Le social apparaît comme une répercussion de l’agir dans la conscience de l’individu. À cet endroit toujours, il est parlé de l’aliénation qui semble bien désigner ici une vie pauvre en relations, non pas une solitude mais un isolement qui empêche le développement et l’épanouissement de la personnalité.

12 Par conséquent, déjà dans l’Idéologie allemande le « social » apparaissait un doublet de l’économique, la représentation de la vie économique dans la conscience. Il faut s’arrêter sur la notion de « conscience » employée dans les deux textes, elle désigne la répétition de la vie économique de l’individu dans la conscience qu’il en prend, et la question du social devient alors celle de la représentation : tout se joue entre la « base » et la « forme », la base trouve une forme, se répète dans une forme qui bien souvent la trahit, comme si s’inscrivait un décalage entre forme et contenu, comme si le social était ce moment où la forme n’a pas de contenu adéquat, où le contenu ne trouve pas sa bonne forme. Cette répétition implique un décalage auquel Marx ne s’intéressera jamais vraiment, déterminer veut dire reprendre, répéter, et rarement la répétition de l’économique se fait bien, elle est presque toujours le lieu d’une hypocrisie, d’une dérive, d’une idéologie, qui peut aller jusqu’à l’inversion complète de soi : plus mon activité économique est pétrifiée plus socialement je me sens dirigé, un système, un dieu me détermine, à moins que je me « gonfle » en petit bourgeois, me donnant plus d’importance que je n’en ai. Lorsque Marx use du terme « correspondance » parlant du lien des rapports de production avec les formes de conscience qui donc leurs correspondent, tout semble se passer comme si s’inscrivait un écart entre les deux. Il usera par endroits du terme qui a trouvé une place si important dans l’histoire du marxisme : celui de « reflet » mais ce mot paraît bien désigner la réflexion dans un miroir déformant : bien sûr dans le miroir la chose reflétée est vue à l’envers, et Marx usera abondamment de cette image du renversement, mais les hommes se voient, presque toujours, plus beaux qu’ils ne sont dans le reflet, ne se représentent pas tels qu’ils sont, à tel point qu’il faut revenir à la saisie de « l’anatomie » pour bien voir le vrai sous la représentation. Est impliqué ici que les formes intellectuelles et politiques, qui ne peuvent être complètement expliquées scientifiquement, portent toujours en elles quelque chose de social, en ce qu’elles peuvent toujours être rattachées à une forme de vie qui est la même, ou presque la même, lorsque des individus sont proches par leur activité. Autrement dit, en termes modernes, une sociologie est toujours possible qui regroupe les individus et montre dans leurs manières de vivre des similitudes, en même temps que des pensées communes, mais elle est alors inséparable, comme Foucault l’a marqué dans Les Mots et les Choses, mais le reprenant sans le dire à Marx, d’une économie politique qui cherche le fond de la forme, alors que le sociologique en demeure à cette forme dont il voit le fond mais sans l’expliquer, condamné qu’il est à dire, redire et classer, les formes sociales d’existence qui ont toujours tendance à fuir dans ce que Hegel nommait le « mauvais infini ». Ces formes d’existence, en effet, sont à la fois classables et inclassables, elles sont classables parce que souvent semblables, mais elles sont alors tautologiques de l’économique : l’ouvrier est ouvrier parce qu’il mange des pommes de terre, mais il n’a pas les moyens économiques de faire autrement, peut-être va-t-il dire, comme chez Bourdieu, que ces

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pommes de terre ils les a choisies et qu’il n’aimerait pas le caviar, mais alors le « social » tautologique de l’économique est la dénégation de cet économique, mais lui est si collé que le concept d’un habitus socialement constitué qui voudrait expliquer la continuité des formes de vie sociale est au moins mis à mal par le procès de dénégation au cours de la vie, ici de l’ouvrier. La lettre à Annenkov dira, confirmant l’antériorité logique de l’économique sur le social : « les hommes qui produisent les relations sociales conformément à leur productivité matérielle, produisent aussi les idées, les catégories, c’est-à-dire les expressions abstraites idéelles de ces mêmes relations sociales »20.

13 Pour Marx le social ne dit pas grand chose, il ne faut pas s’arrêter à lui pas plus qu’on s’occupe pour juger d’un homme de ce qu’il dit, l’on doit s’attacher à ce qu’il fait, ce qu’il dit sera le social, ce qu’il fait l’économique, l’on peut, bien sûr, chercher la « correspondance » entre l’un et l’autre.

3) Le chapitre 1 du livre 1

14 Le chapitre 1 du livre 1 du Capital confirme ce point de vue. L’économique et le social y sont vus à partir de la question du commencement. Jusqu’à un certain point, dans la méthode, Marx y suit Hegel. Il faut commencer à l’abstrait. Marx commence un livre qui va étudier les sociétés modernes, ni par la société, ni par l’homme ou les hommes, mais par la détermination de la valeur économique, par la définition abstraite de cette dernière. On ne peut étudier le concret que partant de l’abstrait : pourquoi ? Parce que partir du concret n’a pas de limite, les hommes empiriques sont infinis en nombre, et Marx reprend à Hegel l’idée de mauvais infini là où à la définition se substitue un classement. Il y a ceci et ceci, et ceci, puis on essaye de classer, en détachant un critère plus ou moins arbitraire de classement qui ne rend pas bien compte de la diversité et ne fait que répéter le donné, trouvant source d’explication dans l’économie, la forme sociale ne pouvant s’expliquer par elle-même, donc par une sociologie, ou à tout le moins dans une sociologie qui se voudrait indépendante de l’économie politique.

15 Si l’on se réfère au commencement du Capital, on y voit développées les évolutions de la forme-valeur, le passage renvoyant sans que cela soit mentionné à cet endroit à la fameuse phrase de l’Introduction de 1857, non publiée du vivant de Marx, disant que « l’anatomie de l’homme est une clé de l’anatomie du singe »21 : c’est dans une forme plus développée de la forme-valeur que peuvent se lire les formes moins développées. La valeur économique prend une forme sociale, et le social ne trouve forme que dans les déterminations et mouvements de la valeur économique. On pourrait dire que la valeur est le fond de la forme sociale, si le fond n’avait lui-même une forme, et si les formes économico-sociales ne se lisaient finalement les unes dans les autres, les unes aussi par rapport aux autres, dialectiquement au début du livre I du Capital, ce qui ne présume pas que la dialectique serait partout dans Marx. La forme-valeur simple correspond au troc, « x marchandise A vaut y marchandise B, 20 aunes de toile valent 1 habit » la quantité dépensée de force de travail constituant, au bout du compte, en dernière instance, théorie classique de la valeur, l’essence de la comparaison, les types de société correspondant à cette détermination simple pouvant être divers car la circulation de marchandise peut être diversifiée donnant des équivalences multiples, 1 habit pouvant être équivalent à 1 livres de blé, à 40 livres de café, à 1 quarter de blé, et à 2 onces d’or, la logique d’évolution de cette société sera de se diriger vers la

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détermination d’une forme-équivalent puisque une marchandise parmi d’autres peut servir de référence, donc d’unité. Si cette forme-équivalent n’existe pas encore, la société ne sera pas la même que lorsqu’elle existe. Les marchandises, leur production et leur circulation, de façon moindre aussi leur consommation sont le secret de la forme sociale. Dites-moi comment se fait la production, quelles marchandises circulent, comment elles circulent, mais la circulation est déjà pour une part expliquée dans la production, quelles techniques existent, mais la production permet déjà de les cerner, et je vous dirai quelle « psychologie sociale » existe, et même quel type de droit, de politique, voire d’art, même si l’existence peut porter des contingences en regard de l’essence. La forme-équivalent est la porte ouverte à la venue de la monnaie, moment où deux marchandises qui ont leur temps de production : l’argent et l’or, qui se détachent pour fonder-former l’équivalence générale, entraînant dans leur apparition toute une psychologie, une vie sociale particulière marquée par la soif de l’or qui n’est pas née avec le capitalisme et que celui-ci n’a fait que modifier, la développant sous une autre forme que la simple avarice : l’Harpagon de Molière ne pense pas à investir dans la valeur d’échange pour la valeur d’échange. Avec la forme-équivalent apparaît la forme-prix qui est, en quelque sorte, plus sociale qu’économique, elle marque une illusion en regard de la réalité, elle fait croire à la valeur qu’on pourrait dire « en soi » d’une marchandise, à une valeur immanente elle-même, faisant disparaître la quantité de travail, elle peut expliquer ce que Marx a décrit comme la fascination du petit bourgeois devant le grand, comme si le prix des objets était attaché aux objets eux- mêmes possédés par le bourgeois, et comme si la grandeur du prix des objets possédés faisait la grandeur de l’homme. Le monde social est un monde magique, l’homme y est un sorcier pour l’homme parce que les hommes sont pris dans le fétichisme de la marchandise, et finissent par donner plus de prix à un homme parce qu’il possède des objets de prix. La valeur des hommes devient, dans le regard, proportionnelle à la valeur des choses qu’ils ont, et le fétichisme peut expliquer pourquoi ils ne se révoltent pas mais contemplent les dieux de façon contemporaine dans les magazines dits « people », avec bien plus d’admiration que même d’envie. Le rapport social est une déformation du rapport de production, une fantasmagorie qui croit que le fond de la caverne est bien moins vrai que l’éclat des gens « au soleil », qui apparaissent comme les lumières du monde alors que, pourtant, tout se fait dans la cave.

16 Ce qui caractérise les sociétés ce ne sont pas leurs formes sociales, mais celles-ci se réduisent à leurs formes économiques : troc, monnaie, commerce, production pour la valeur d’échange qui caractérise le capitalisme. Sur les formes économiques se greffent des formes sociales d’individualités, mais elles ne deviennent sociales que parce que ce sont des formes économiques rapportées à des individus.

17 Le social est donc subsumé sous l’économique comme lieu du rapport à la richesse, à sa répartition, et aux activités de production.

18 Il reste que le sens des termes de « correspondance » de « reprise », de « répétition » n’a pas été assez élucidé. Une élucidation à partir du problème des classes doit être tentée.

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II. Les classes, de l’économique au politique, en passant par le social

19 Développons rapidement quatre points en suivant les quatre textes où Marx aborde cette question des classes.

20 1) Il faut commencer par ce qui constitue d’un point de vue chronologique le dernier de ces textes et qui tout simplement clôt le livre III du Capital : « Qu’est-ce qui constitue une classe ? La réponse découle tout naturellement de la réponse à cette autre question : qu’est-ce qui fait que les ouvriers salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers constituent les trois grandes classes de la société ? » Marx ne nomme donc pas de classe moyenne, et répond à sa propre question ainsi : « à première vue c’est l’identité des revenus et des sources de revenus. Nous avons là les trois groupes sociaux importants dont les membres, les individus qui les constituent, vivent respectivement du salaire, du profit et de la rente foncière, de la mise en valeur de leur force de travail, de leur capital et de leur propriété foncière. » Puis tout se dissout : « cependant de ce point de vue, les médecins et les fonctionnaires par exemple constitueraient eux aussi, deux classes distinctes, car ils appartiennent à deux groupes sociaux distincts, dont les membres tirent leurs revenus de la même source. Cette distinction s’appliquerait de même à l’infinie variété d’intérêts et de situations (die unendliche Zersplitterung der Interessen und Stellungen) que provoque la division du travail social, à l’intérieur de la classe ouvrière, de la classe capitaliste et des propriétaires fonciers »22. Marx part d’un élément le revenu et l’origine du revenu, puis alors d’autres classes semblent apparaître, qui se diversifient suivant la division du travail, comme s’il y avait, finalement, une inconsistance de la notion de classe, mais alors le texte, qui est d’un brouillon, s’interrompt, inachevé ; Marx ne l’a pas repris pour le développer.

21 2) Le deuxième texte se trouve dans la jeunesse, dans L’Idéologie allemande, et c’est le plus important : « les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe ; pour le reste, ils se retrouvent ennemis dans la concurrence. Par ailleurs, la classe devient à son tour indépendante à l’égard des individus (verselständigt sich die Klasse wieder gegen die Individuen), de sorte que ces derniers trouvent leurs conditions de vie prédestinées (prädestiniert), reçoivent de leur classe, toute tracée (angewiesen), leur position dans la vie (Lebenstellung) et du même coup leur développement personnel (Persönliche Entwicklung) ; il sont subordonnés à leur classe […] cette subordination à leur classe devient en même temps la subordination à toutes sortes de représentations (Vorstellungen) »23. Il n’existe donc que des individus, ceux-ci ont, en premier, une vie économique, en laquelle ils sont, surtout sous le capitalisme, en concurrence les uns avec les autres, « ennemis » même. La classe est politique : elle ne se forme que lorsque l’unité d’intérêt se fait, face à l’adversaire, elle relève donc d’un accord explicite ou implicite dans la lutte qui oblige à rejoindre des gens que parfois l’on déteste pour combattre avec eux. Mais le texte bascule et n’en demeure ici ni à la classe comme groupe de lutte des classes, ni à l’idée d’une interaction réciproque qui formerait la société, il révèle un « social » et constitue l’un des seuls, sinon le seul, endroit dans l’œuvre de Marx, où il apparaît en tant que tel : différent du politique, différent de l’économique. La classe constitue donc une réalité sociale qui recouvre l’individu, il faut remarquer que le social demeure ici une dissimulation de l’économique, d’un économique, qui dans le capitalisme, va jusqu’à dissimuler l’individu à lui-même, à lui faire perdre son individualité, qui ne surgit plus

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que par instants, pour devenir sa place économique qui a besoin de représentations sociales pour être tenues. Marx n’affirme pas l’existence d’habitudes de classe, elles peuvent, bien sûr, exister, mais elles ne semblent toucher chez lui que des formes de conscience, sans mettre en jeu l’être de l’individu. Encore une fois, lorsqu’il est dit que « l’être social détermine la conscience », la conscience n’est pas l’individu, et sans doute pour Marx les habitudes ou habitus de classe sont vite dérangés lorsque l’économique ou le politique en quelque sorte le nécessitent. La représentation peut contredire l’action, ou vice-versa, c’est d’ailleurs la caractéristique de vie du bourgeois, le plus souvent aussi poli, policé par sa classe, que brutal. Le social, objet de la sociologie, plus tard que Marx, dit, si l’on tente de suivre ce même Marx, ce qu’est le monde à l’envers, elle croit souvent qu’elle le dit à l’endroit, mais c’est qu’elle ordonne les idéologies, représentations déformées des formes de vécu, et lorsqu’elle ramène ces formes à des catégories économiques, qui pour être logiques n’en sont pas moins existantes, elle pourrait être dite «sociologie marxiste ».

22 Il n’est pas avéré qu’il n’y ait pas là un problème à dire que le « social » ne porte que sur la conscience et non pas sur l’être. Lorsque Marx affirme dans ce même passage que « les mêmes conditions, la même opposition, les mêmes intérêts devaient grosso modo, faire naître les mêmes mœurs (gleiche Sitten) partout » 24, et que ces conditions deviennent des formes, en quelque sorte, de prédestination, sans doute entend-il, malgré tout, comme nous l’avons voulu marqué, que le changement économique est dans la vie de l’individu capable de lui faire modifier ses « représentations », jusqu’à le rendre, par exemple, radical dans la revendication politique, mais, peut-être Marx et le marxisme n’ont-ils pas été assez attentifs à la force du « social », que Hegel, et toute une sociologie est sa fille, faisait peser sur l’être et non pas, seulement sur les représentations.

23 3) Le passage du 18 brumaire de Louis Bonaparte sur les paysans de l’époque constitue le troisième texte : ces paysans forment-ils une classe ? « Leur mode de production les isole les uns des autres, au lieu de les amener à des relations réciproques »25, mais « dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elles constituent une classe »26. L’argumentation bascule « mais elles ne constituent pas une classe dans la mesure où il n’existe entre les paysans parcellaires qu’un lien local où la similitude de leur intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune organisation politique », il faut poursuivre : « c’est pourquoi ils sont incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, soit par l’intermédiaire d’un Parlement, soit par l’intermédiaire d’une Assemblée. Ils ne peuvent se représenter eux- mêmes, ils doivent être représentés »27, classe à cause des conditions économiques, classe parce que les uns et les autres sont en opposition à d’autres classes, mais finalement ne formant pas une classe car ne se constituant jamais vraiment en groupe politique : la représentation des paysans passe dans quelqu’un d’autre, tout se passe comme si le terme « représentation » avait deux sens : représentation politique et se représenter à soi-même.

24 Tous les textes du 18 Brumaire et Luttes de classes en France vont avoir pour métaphore de pensée le théâtre, la comédie, comme si le politique était le théâtre de l’économie, sa mise en représentation, mais qui n’est pas la même pour toutes les classes. Entre le politique et l’économique vont se dresser des portraits sociaux.

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25 Le politique va apparaître surtout pour ce qui est de la classe moyenne, classe en fait essentiellement politique, le politique refoulant l’économique notamment dans l’usage permanent, sur la scène politique, de l’effet de phrase : grandiloquence, poésie, Lamartine, Hugo, 1848 est aussi littéraire, et marque, plus que tout autre événement, l’arrivée des avocats en politique, l’arrivée des professeurs ; Marx aura, pour eux, cette formule : chez eux la forme excède le contenu. Le bourgeois, le vrai, n’est pas dans la phrase : il est dans l’argent, le gain, et la répression, politique il tend à être l’économique, il n’est pas beaucoup social, le prolétaire est économique dans le quotidien, il souffre, politique quand il se bat, juin 1848 : le contenu déborde la phrase, l’affrontement économique est devenu politique : le roi est nu. Le social est dans l’ordre de la représentation, du reflet, de la réflexion, il est, dans le fond, surtout petit bourgeois, comme le politique quand il n’est pas l’affrontement brutal de la révolution, un texte est important, du 18 Brumaire : « les régimes parlementaire vit de la discussion…chaque intérêt, chaque institution sociale y sont transformés en idée générales, discutés en tant qu’idées »28, des professions ont une propension à la littérature, à se représenter non plus comme individu, mais comme idée, cela traverse toutes les couches de la population, mais plus ou moins. Le social comme lieu intermédiaire entre l’économique et le politique, lieu de la représentation, où l’on se représente, a de lui-même quelque chose à voir avec le roman, il l’appelle, il est déjà roman, comédie au sens de se représenter soi-même à soi-même, mais la représentation est dans la sphère de l’imagination, pour celui qui a le temps et le moyen intellectuel de s’imaginer, de se « romancer », de se parler, de passer dans les mots, ce que toutes les couches sociales font, plus ou moins.

26 L’on sait que Marx admirait inconditionnellement Balzac qu’il cite cependant peu : mais le social est certainement pour lui une « comédie humaine », qui peut être souvent une tragédie.

27 4) Mentionnons le Manifeste avec sa vision fonctionnaliste des classes, « la bourgeoisie a joué un rôle révolutionnaire dans l’histoire », mais existent d’abord des « ouvriers isolés », ce qui vient de leur concurrence, se rassemblent pour des luttes, à ce moment ils forment classe. Remarquons que Marx dit : « le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la société »29. Agents économiques, ils ne deviennent classes qu’en se faisant politiques, politiques révolutionnaires.

28 Le social est présent, mais mentionné, non décrit. Lorsqu’il est abordé, il semble bien entre l’économique et le politique, comme étant de l’ordre de la conscience, en tant que celle-ci est représentation. Le social aurait donc toujours à voir avec l’idéologique, entendant par là la déformation spéculative de la réalité économique et politique des hommes, comme si l’économique et le politique avaient toujours tendance, sauf en certains moments événements, à se dissimuler, à se « fictionner », à se « romancer », à se « philosopher », à se « jouer », à ne pas « apparaître ». Le social chez Marx ce sera des portraits littéraires, philosophiques, hégéliens, Hegel décrit bien la surface, sans voir le fond économique : il faut le remettre à l’endroit, mais il est avec Balzac, le grand homme du social. Dans le monde moderne, pour Hegel, Philosophie du droit, que Marx jeune a commenté, la subjectivité est comédie, hypocrisie, parce qu’elle est la subjectivité, si subjectivité il y a l’homme est acteur en son fond. Il n’est acteur, pour Marx, que parce qu’il ne se supporte pas, ne supporte pas vraiment sa position économique dominée, et qu’il la déforme. Le social chez Marx, il se voit dans le surgissement, au détour de l’écriture, de don Quichotte, par exemple, du Neveu de

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Rameau de Diderot : déformant, embellissant, notre position économique, nous voyons presque tous dans des moulins à vent, des chevaliers, des contes, et n’aimons pas que quelqu’un dévoile brutalement, tel le Neveu, l’hypocrisie qui voile les rapports de production sous des relations bien « sociales ».

III. Le social

29 Lorsqu’il décrit le monde ouvrier dans Le Capital Marx décrit des conditions économiques de vie mais jamais une identité collective de classe, au chapitre X du livre I nommé La Journée de travail, où est écrite la vie des travailleurs à la manufacture, sont repris les rapports des inspecteurs anglais, surtout sur le travail des femmes et des enfants, nommés toujours par leur nom propre. La souffrance n’est jamais vraiment celle d’une classe mais toujours celle d’individus, même s’il est possible qu’ils forment classe. La description porte toujours sur des conditions de travail, jamais vraiment sur des manières de penser, de voir, de percevoir.

30 Dans l’enquête ouvrière de 1880, dont Marx fait le questionnaire, des demandes sont faites sur les conditions de vie et sur les conditions de travail, mais il n’est pas posé de questions sur les manières de percevoir et de penser, sur les cent questions posées aucune ne porte sur ces manières : « eux seuls peuvent décrire en toute connaissance de cause les maux qu’ils endurent… eux seuls et non des sauveurs providentiels, peuvent appliquer énergiquement les remèdes aux misères sociales dont ils souffrent, nous comptons aussi sur les socialistes de toutes les écoles qui, voulant une réforme sociale, doivent vouloir une connaissance exacte et positive des conditions dans lesquelles travaille et se meut la classe ouvrière, la classe à qui l’avenir appartient »30, l’usage ici du mot classe n’implique pas que soit désignée une manière de penser commune, la classe est, comme donc presque toujours, politique bien plus que sociale, et même si sont présupposées des conditions économiques de vie à peu près communes. Ces conditions économiques sont toujours pour Marx des conditions individuelles de vie qui sont celles d’un individu bien particulier qui ressent les souffrances au plus profond de lui-même comme Michel Henry l’a si bien montré31.

31 Antérieurement Engels, dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, avait lui aussi parlé essentiellement des conditions économiques de vie, ainsi avait-il écrit dans la préface que « la connaissance des conditions de vie du prolétariat est une nécessité absolue si on veut assurer un fondement solide aux théories socialistes »32. Il s’efforce de dresser un constat objectif, une note mentionne comme au passage le décalage pouvant exister entre l’économique et le social, décalage qui semble suggérer qu’il faudrait aller plus loin pour rendre compte de ce social que de le voir comme simplement l’économique porté à la représentation, comme s’il ne s’agissait plus de représentations mais de la création d’un nouvel être : « en un mot, dans les logements ouvriers de Manchester il n’y a pas de propreté, pas de confort, et donc pas de vie de famille possibles ; seule une race déshumanisée, dégradée, rabaissée à un niveau bestial, tant du point de vue intellectuel que du point de vue moral, physiquement morbide, peut s’y sentir à l’aise et s’y retrouver chez soi »33. Tout se passe comme si, à cet endroit, Engels entamait une description précise du réel de l’aliénation indiquée théoriquement par Marx dans les Manuscrits de 1844, mais cette description ne sera jamais véritablement reprise dans les textes des deux amis.

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32 Il demeure que le social, chez Marx en tous les cas, n’apparaîtra vraiment que comme un jeu de portraits, à mi-chemin de Hegel et de Balzac, sortes d’idéaux-types, d’existentiaux, n’empêchant pas la singularité de chaque individu, mais qui dessinent les schèmes des classes sociales.

33 Portrait du bourgeois dans le Manifeste, direct et brutal, son despotisme : « mesquin, odieux, exaspérant »34, l’emportement du capital faisant que tous peuvent se retrouver prolétaires, la destruction d’entreprises et d’emplois faisant que chacun, sous cet ère, peut se retrouver complètement démuni, étant toujours exploité, même lorsqu’il n’est pas démuni. Le prolétariat n’est pas une classe sociale, même si des classes véritablement sociales ont tendance à se former comme « habitus » des mœurs, conduisant les représentations des individus qui peuvent comme se briser lors des destructions économiques.

34 Portrait du petit bourgeois dont Proudhon est le schème : « dans une société avancée, se fait d’une part socialiste, de l’autre part économiste, c’est-à-dire il est ébloui de la magnificence de la haute bourgeoisie et sympathise aux douleurs du peuple. Il est en même temps bourgeois et peuple. Il se vante dans le for de sa conscience d’être impartial, d’avoir trouvé le juste équilibre, qui a la prétention de se distinguer du juste milieu. Un tel petit bourgeois divinise la contradiction, car la contradiction est le fond de son être. Il n’est que la contradiction sociale mise en action »35, en quelque sorte la contradiction économique mise en action, c’est, pour le petit-bourgeois, son social. Il reconnaît, avec le bourgeois la validité théorique de l’économie politique bourgeoise, qui, pour lui aussi, devient science, et voudrait atténuer les misères que la politique de cette économie nécessite, ce qui est quasiment impossible une fois qu’elle est appliquée. Le petit-bourgeois rêve toujours, au fond, d’être un grand bourgeois charitable.

35 Portrait du noble propriétaire foncier : dans les Manuscrits de 1844, Marx semblant bien s’accorder avec la description donnée par une partie de l’économie classique qui s’oppose à la noblesse comme celle-ci s’oppose à la bourgeoisie, Marx donnant une vision dialectique des deux à la manière hégélienne. Si le noble voit dans le bourgeois un enrichi présomptueux, il est décrit, par l’adversaire, portrait avec lequel visiblement Marx s’accorde : « comme un don Quichotte, qui sous l’apparence de la droiture, de l’honnêteté, de l’intérêt général, de la permanence », en vérité il « cache son impossibilité à se mouvoir, son désir cupide de plaisir, l’égocentrisme, l’intérêt particulier, la mauvaise intention. Elle déclare qu’il est un monopoliste rusé ; ses réminiscences, sa poésie, son enthousiasme, elle les estompe sous une énumération historique et sarcastique de l’abjection, de la cruauté, de l’avilissement, de la prostitution, de l’infamie, de l’anarchie, de la révolte, dont les châteaux romantiques étaient les officines »36.

36 Portrait du paysan : « maladroit et rusé, gredin et naïf, lourdaud et sublime, superstition calculée, burlesque pathétique, anachronisme génial et stupide, espièglerie de l’histoire mondiale, hiéroglyphe indéchiffrable pour la raison des gens civilisés […] barbarie au sein de la civilisation »37, il « veut faire prévaloir fanatiquement la propriété imaginaire, le droit de propriété »38.

37 Portrait du financier vaguement aristocrate : « dans son mode de gain, comme dans ses jouissances, n’est pas autre chose que la résurrection du Lumpen proletariat dans les sommets de la société bourgeoise »39, et dans le 18 brumaire : « offrir et emprunter de l’argent, c’est à cela que se réduit toute la science financière du sous-prolétariat, qu’il soit de condition distinguée ou de condition commune » 40, et plus loin le financier

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voyou se trouve classé comme : « rebut, déchet », déchet qui écume « toutes les classes de la société »41. Ce financier ressemble au « joueur », au « souteneur », au « pickpocket », etc. ; plèbe du prolétariat, capable de tout, sans conscience de classe, propre à la corruption et se donnant au plus offrant.

38 Il demeure que dans L’Idéologie allemande Marx parle de la classe qui compose l’individu, la description de cette classe et de cet « esprit » de classe est absente dans l’œuvre, n’est que quelque peu décrite la petite-bourgeoisie empreinte par nature sociale de théâtralité. Peut-être se tient là un problème porté par l’œuvre de Marx et par le marxisme, problème que Bourdieu n’a pas été sans voir. Le social n’est-il que l’économique venu à la représentation dans ou par la conscience ? La question mérite sans doute d’être posée si l’on se réfère à quelques passages de Marx, et de Engels, où le social finit par sembler si fort qu’il paraît déborder son explication par la base économique, ainsi la caractérisation des ouvriers français en 1850 : « les ouvriers renonçaient à être une classe conquérante, ils s’abandonnaient à leur sort, prouvant que la défaite de juin 48 les avait rendus, pour des années, impropres à la lutte, et que le processus historique devait se poursuivre par-dessus leur tête »42. Ou encore la Lettre d’Engels du 8 avril 1863 : « toute énergie révolutionnaire s’est pratiquement évaporée dans le prolétariat anglais, le prolétaire anglais se dit parfaitement d’accord avec la domination de la bourgeoisie43 » ou encore la lettre de Marx à Becker du 26 février 1862 : « la racaille qui peuple les (associations de travailleurs) […] ces allemands, jeunes et vieux, ne sont que des individus suffisants, terre à terre, à l’intelligence pratique, et qui prennent les gens comme vous et moi comme des têtes folles, des esprits immatures, toujours pas guéris de leurs chimères révolutionnaires […] l’imbécillité satisfaite de ces types, pour laquelle la presse, cette presse à faire pleurer, constitue un extraordinaire élixir de vie, dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Ajoutez à cela leur veulerie – la trique, voilà le seul moyen de ressusciter le Michel allemand, qui est devenu un paillasse impulsif et insipide depuis qu’il a perdu ses illusions philosophiques », « l’Allemagne, une nursery de blancs-becs décrépits et blasés »44.

39 Peut-être a-t-on sous-estimé la force des représentations ? Peut-être n’a-t-on pas assez vu qu’il pouvait y avoir une certaine autonomie du social en regard de l’économique qui empêchait de bouleverser facilement l’économique ? Ne pas sous-estimer cette possible autonomie n’enlèverait rien à la lutte des classes, mais peut-être modifierait quelque peu la manière de la mener ?

NOTES

1. Magazine Capital, hors-série n° 18, mai-juin 2012, Les 30 génies de l’économie. 2. L’Idéologie allemande, trad. présentée par G. Badia, Paris, Édit. Sociales, 1968, p. 467, la réédition de 1974 maintient le mot « sociologie », p. 430, celle de 2012 reprend celle de 1974, la même erreur est donc reconduite ce qui, bien sûr ne doit pas empêcher de se réjouir de cette réédition, l’édition allemande dit : « Sancho, der bei dieser Gelegenheit einen verstohlenen Blick in die Zoologie wirft », Marx-Engels Werke, Dietz Verlag, Bd III, p. 410, désormais désignée par MEW. 3. Ibid., p. 531, édit. 1968, p. 492 édit. de 1974, MEW, bd III, p. 470.

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4. Lettre du 7 juin 1866 à Engels, dans Correspondance Marx-Engels, trad. sous la resp. de G. Badia et J. Mortier, Paris, Édit. Sociales, 1981, T. VIII, p. 278 : « comme sectateurs de Proudhon (mes très bons amis d’ici, Lafargue et Longuet sont aussi de ce nombre), qui pensent que toute l’Europe va et doit rester tranquillement assise sur son cul jusqu’à ce que Messieurs les Français aient supprimé « La misère et l’ignorance » tout en souffrant eux-mêmes de cette dernière en raison inverse du tapage qu’ils font avec leur « science sociale », ils sont grotesques », les expressions en italiques sont en français dans le texte de Marx. 5. L’Idéologie allemande, édit 1974, désormais citée, p. 485, MEW, bd 3, p. 463. 6. La Phénoménologie de l’esprit, Paris, édit. Aubier-montaigne, trad. Hippolyte, p. 52 s. 7. Travail salarié et capital, Paris, Édit. Sociales, 1969, p. 29. 8. Manuscrits de 1857-1858, « Grundrisse », Paris, Édit. Sociales, 1980, trad. sous la resp. de J-P. Lefebvre, T.I, p. 205, MEW Bd. 42, p. 189. 9. Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Édit. Sociales, 1972, trad. M. Husson et G. Badia, p. 4, les italiques sont de nous. 10. Ibid. 11. P. 21, MEW, Bd. 3, p. 27. 12. Ibid., p. 21. 13. Ibid., p. 14 : « nous ne connaissons qu’une seule science, celle de l’histoire ». 14. Ibid., p. 28, MEW, Bd 3, p. 29-30. 15. Manuscrits de 1844, Paris, Édit. Sociales, 1969, trad. Bottigelli, p. 94. 16. Misère de la philosophie, Paris, Édit. Sociales, 1972, p. 119. 17. Le Capital, livre I, Paris, PUF, coll. « Quadrige », trad. sous la resp. de J.-P. Lefebvre, 1993, p. 417-418, en note. 18. Manuscrits de 1844, p. 62. 19. L’Idéologie allemande, p. 32, MEW, Bd. 3, p. 33. 20. Lettre du 28 décembre 1846, dans Correspondance Marx-Engels, T. 1, Paris, Édit. Sociales, 1977, trad. sous la resp. de G. Badia et J. Mortier, p. 455. 21. « Introduction à la critique de l’économie politique », Textes sur la méthode de l’économie politique, édit. bilingue, Paris, Édit. Sociales, 1974, trad. J.-P. Lefebvre, p. 171. 22. Le Capital, livre III, T. III, chap. LII : « Les classes », Paris, Édit. Sociales, 1974, trad. de C. Cohen- Solal et G. Badia, p. 259-260, MEW, Bd. XXVI, p. 892-893. 23. L’Idéologie allemande, p. 60-61, MEW, Bd. III, p. 53-54, trad. Légèrement modifiée, les italiques sont de nous. 24. L’Idéologie allemande, p. 61. 25. Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Édit. Sociales, 1969, p. 126. 26. Ibid., p. 127. 27. Ibid. 28. Ibid., p. 67. 29. Manifeste du parti communiste, Paris, Édit. Sociales, 1972, p. 43. 30. Enquête ouvrière, dans Œuvres de Marx, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1965, T. I, Économie, p. 1527. 31. Marx, une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1976. 32. La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, Paris, Édit. Sociales, 1975, trad. G. Badia et J. Frédéric, p. 31. 33. Ibid., p. 104. 34. Manifeste du parti communiste, p. 43. 35. Lettre à Annenkov du 28 décembre 1846, Correspondance Marx-Engels, T. I, p. 458. 36. Manuscrits de 1844, p. 75-76. 37. Les Luttes de classes en France 1848-1850, Paris, Édit. Sociales, 1974, p. 84. 38. Ibid., p. 139.

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39. Ibid., p. 42. 40. Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Édit. Sociales, 1969, p. 68. 41. Ibid., p. 76. 42. Ibid., p. 71, les italiques sont de nous. 43. Correspondance Marx-Engels, T. VII, Paris, Édit. Sociales, 1979, trad. sous la resp. de G. Badia et J. Mortier, p. 150. 44. Ibid., p. 6.

RÉSUMÉS

On a dit souvent de Marx qu’il était l’un des pères fondateurs de la sociologie : si celle-ci est l’étude du « social », force est alors de constater que ce dernier n’a que bien peu de place dans l’œuvre de l’auteur du Capital. Toujours il s’y trouve entre l’économique et le politique, et n’apparaît que comme la déformation qui se crée dans la conscience lorsque celle-ci exprime les rapports de production existants. Le social n’est pour Marx que la forme théâtrale que prennent les relations économiques lorsqu’elles se disent dans la vie quotidienne, et dans la vie politique lorsque les conflits se tendent.

Marx has often been considered as one of the founding fathers of sociology. However, if sociology is about social issues, we have to admit that it does not hold a very important place in the works of the author of Capital. Halfway between economics and politics, social issues only feature as the misrepresentation forming in people’s consciousness when expressing existing relations of production. For Marx, social issues are nothing more than the dramatic expression economic relations have in everyday life as well as in political life in times of conflict.

Es wird oft behauptet, Marx sei einer der Väter der Soziologie. Aber das Soziale ist für Marx nur die theatralische Form der Witschtsverhältnisse, wenn sie sich im Alltag ausdrücken, und im politischen Leben, wenn die Konflikte sich zuspitzen.

AUTEUR

HERVÉ TOUBOUL Hervé Touboul est maître de conférences en philosophie à l’Université de Franche-Comté, laboratoire des Logiques de l’agit, EA 2274. Il a publié Marx/Engels et la question de l’individu (2004), Chemins de Marx (2010), Marx avec Hegel (2010).

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La linguistique française à la lumière du marxisme French linguistic seen through the mirror of Marxism Die französische Linguistik im Lichte des Marxismus

Jean-François Bert

1 Il y a plusieurs manières d’évoquer l’introduction du marxisme sous sa forme théorique dans les sciences humaines et sociales françaises.

2 On peut, par exemple, chercher à saisir le rythme de la réception d’un auteur comme Marx, objet de nombreuses redécouvertes successives1. Quelles sont les raisons pour lesquelles un aspect particulier de son œuvre s’est trouvé à un moment donné propulsé sur le devant de la scène intellectuelle, au détriment d’un autre ? Quels sont les facteurs externes et internes qui ont produit l’« effet de mode » du marxisme théorique dans la France des années 1930-1950 ?

3 On peut décider, tout aussi bien, de s’interroger sur la diffusion internationale de cette œuvre. Une autre histoire du marxisme qui permettrait, par exemple, de relever le lot de malentendus inévitables dans la lecture de Marx en raison des différences entre les traditions nationales de pensée. Ce qui nous conduirait à remarquer que, malgré tout, ses textes ont dépassé les clivages nationaux et qu’il n’y a jamais eu incompréhension totale.

4 Il faudrait, de même, essayer de comprendre pourquoi, plus que toute autre historiographie d’un courant de pensée, l’histoire des mouvements marxistes est profondément marquée par la position sociale de ceux qui l’utilisent. L’adhésion des savants au marxisme exige de leur part une participation militante et souvent une solide formation politique. L’emprunt ou l’achat de livres et de revues militantes, l’assistance à des conférences et la participation à des discussions publiques sont pour eux des activités « familières » et indispensables.

5 Ces perspectives, que nous allons mettre à profit dans la suite de cet article, peuvent nous faire comprendre comment la linguistique marxiste s’est introduite en France, par qui (surtout les linguistes attirés par la théorie sociologique), quand (surtout durant la

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décennie des années 1950) et comment (grâce, entre autres, à la critique de Marr et du marrisme par Staline en 1950 dans la Pravda, mais aussi par un important travail de vulgarisation mené par plusieurs revues importantes comme La Pensée ou La Nouvelle Critique).

6 Dans un premier temps, il s’agira de dessiner un panorama – déjà établi par ailleurs2 – de la linguistique soviétique entre 1880 et 1950, pour faire ensuite de même avec la linguistique française, avant d’essayer enfin de relever quelques zones d’interférences, d’acceptations, de proximités ou de rejets entre les deux traditions. La linguistique de Marcel Cohen nous servira en un sens de fil directeur car il est, comme le remarque à juste titre Georges Mounin dans son panorama de la linguistique du XXe siècle, un acteur central de cette introduction3, œuvrant par ses travaux de vulgarisation à l’introduction d’un marxisme qui lui sert à montrer que le fait linguistique est avant tout un fait social4.

I. La linguistique soviétique

7 La linguistique russe du XIXe siècle a été dominée, comme celle du reste de l’Europe, par une forme de psychologie collective dans laquelle la langue est d’abord perçue comme un phénomène collectif à travers lequel se manifestent à la fois la psychologie des peuples et l’existence d’un lien, perçu alors comme fondamental, entre langue et construction nationale. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, le développement d’une psychologie expérimentale, mais aussi d’une sociologie scientifique, va mettre un coup d’arrêt à ce type d’approche. Désormais influencées par la rigueur méthodologique du positivisme et dominées par l’école des néo-grammairiens, constituée à la fin des années 1870 à l’université de Leipzig, les linguistiques vont chercher à décrire les langues par des lois – lois phonétiques et de régularités. C’est le moment de la découverte et de l’affermissement de la méthode historico-comparative qui use – et parfois abuse – de l’analogie pour aborder la question les divers familles de langues, les groupes ainsi que les sous-groupes qui composent ces familles.

8 La situation de la linguistique russe se distinguera franchement des autres traditions après 19175.

9 En effet, la vague révolutionnaire va très directement influer sur le développement de la discipline en provoquant, déjà, le départ de plusieurs savants de renom : Baudouin de Courtenay (1845-1929), connu pour sa théorie du phonème et de l’alternance phonétique ; Nicolas Troubetzkoy (1890-1938), parti pour la Bulgarie où il enseignera l’histoire comparée des grammaires des langues du Caucase-nord à l’université de Sofia ; enfin Roman Jakobson (1896-1982), installé à Prague entre 1920 et 1939.

10 C’est au début de ces années 1920, aussi, que de nouvelles recherches émergent en Union soviétique. Le courant des formalistes révolutionne la pratique littéraire d’avant- garde (avec la revue Poetica), mais aussi l’analyse des pratiques du langage et le domaine de la critique6. Deux autres « r/évolutions » de la linguistique soviétique vont avoir des conséquences très directes en France. La première, emblématique d’une dérive de la linguistique marxiste, est l’œuvre de N. Marr (1864-1934) et du marrisme, et elle sera largement mise en cause par les linguistes français, avant que Staline ne fasse de même en 1950. La seconde évolution a pour origine l’école de Valentin Vološinov (1895-1936), dont l’un des objectifs était d’adopter une position critique à

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l’égard des formalistes tout en essayant, dans une orientation résolument sociologique, et en accord avec le marxisme7, de repenser l’analyse du langage.

11 Spécialiste des langues du Caucase et des langues sémitiques, vice-président de l’Académie de sciences de l’URSS, Marr a élaboré, selon ses propres termes, une « nouvelle théorie du langage » dans laquelle il tente de répondre à la question essentielle de l’origine de celui-ci et de son l’évolution. Une origine qu’il décrit à partir d’un schéma tout à fait singulier de bonds et de stades successifs.

12 a) Au moment où l’humanité se détache de l’animalité, l’homme a créée un langage gestuel qui, par la suite, devient suffisamment complexe pour exprimer des idées et des symboles.

13 b) Ce proto-langage permet des échanges entre différentes ethnies.

14 c) Cependant, il a été l’apanage d’une caste, celle des prêtres ou des sorciers, qui ont cherché à combiner quatre segments phoniques que Marr suppose être à la base de tout langage parlé : SAL, BER, JON, ROS. C’est la combinaison de ces quatre signaux dans des constructions de plus en plus complexes qui va lui permettre d’expliquer la diversité des langues en quatre stades : le stade primaire (Chinois), le secondaire (finno-ougrien), le tertiaire (japhétique) et enfin le quaternaire (sémitique et indo-européen).

15 La linguistique de Marr s’est construite en contradiction complète avec toutes les frontières linguistiques nationales existantes et reconnues. Il ne cesse d’ailleurs de mettre en cause les conclusions de la linguistique comparée. Malgré tout, il a fini par obtenir un quasi monopole sur la linguistique soviétique par ses nombreuses références aux textes fondateurs de Marx et d’Engels. C’est en 1950 que Staline, dans les pages de la Pravda, ridiculisera cette position en rappelant que la langue n’est pas le reflet immédiat d’une classe sociale, mais aussi en montrant la place particulière qu’elle occupe dans le schéma marxiste classique de l’infrastructure et de la superstructure. Elle n’est ni dans l’un ni dans l’autre et « un marxiste ne peut considérer la langue comme une superstructure au-dessus de la base8 ».

16 Avant la prise de parole de Staline, les failles théoriques et idéologiques du marrisme avaient été très tôt perçues par les linguistes français. À l’instar de Troubetzkoy9, qui regrettait que Marr ne fût pas assez fou pour être interné, Antoine Meillet critiqua vivement des rapprochements qui ne convainquaient personne. Vendryès, lui aussi, soulève plusieurs questions de méthode dans la Revue Celtique. La prise de position d’Aurélien Sauvageot, dans un livre emblématique de la percée du marxisme théorique en France au début des années trente intitulé À la lumière du marxisme, est encore plus ferme : « En réalité, sous le couvert de son analyse “paléontologique”, c’est bien aussi de la comparaison que fait Marr. Et sa comparaison, nous sommes obligés de dire qu’elle est encore plus arbitraire, encore plus superficielle, encore plus formaliste que celle des indo-européanistes qu’il combat10 ». Vingt ans plus tard, Marcel Cohen renchérira sur les dérives du marrisme : « On sait jusqu’où a déraillé N. Marr, en abandonnant les saines perspectives historiques. Malheureusement sa soi-disant découverte de quatre syllabes élémentaires, composantes d’un langage primitif, sous des aspects allomorphes dans des mots de langues variées, a déclenché pour un temps en Union soviétique un renouveau d’activité de l’amateurisme linguistique : la forme la plus répandue de celui-ci a précisément pour aliment habituel la comparaison de syllabes qui se ressemblent dans des mots de sens analogues de toute époque et de tous lieux11 ». Enfin, Louis Althusser évoqua lui aussi, dans son célèbre Pour Marx qui révolutionna la question du marxisme, les dérives de Marr, rappelant comment cette

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« folie » avait finalement été pliée à un peu de raison – celle de Staline, qui sut blâmer le zèle de ceux qui voulaient a toute force faire de la langue une superstructure12.

17 Avec Vološinov, la théorie marxiste appliquée au langage prend une toute autre envergure. Elle aussi va avoir des répercussions très directes sur la linguistique française, même s’il faut attendre le début des années 1970 pour trouver une première traduction de ce texte. En effet, dans sa Philosophie du langage13, d’abord faussement attribué à Mikhaïl Bakhtine (1895-1975), Vološinov cherche à résoudre deux problèmes centraux du marxisme :

18 a) Désigner le rapport entre base économique et superstructure dans le but, justement, de situer le langage dans cette articulation14.

19 b) Comprendre comment fonctionne l’idéologie, le signe idéologique étant liée à la situation sociale qui le produit15.

20 Trois propositions sont avancées dans le texte :

21 a) Refuser toute séparation entre forme et contenu, entre langue et pensée, entre noms et choses. L’analyse des formes et des types d’interaction verbale doit être faite en liaison avec les conditions concrètes où elles se réalisent.

22 b) Analyser les actes de parole isolés, et plus généralement les actes de parole dans la vie quotidienne.

23 c) Examiner les formes de la langue, sachant que la forme est toujours perçue comme changeante. Il faut donc, encore une fois, étudier les énoncés dans leur lien avec la situation sociale qui les a engendrés.

24 Ce livre va malgré tout avoir un « devenir » difficile car, comme le rappelle Sériot, si il est lu comme un livre « marxiste » dans le monde occidental, il sera considéré comme un livre « anti-marxiste » dans la Russie post-soviétique 16.

II. En France

25 La situation de la linguistique est différente en France. Pour commencer ce rapide tour d’horizon, rappelons que la discipline se divise au début du XXe siècle entre les philologues, comme Ferdinand Brunot (1860-1938), et les linguistes, comme Antoine Meillet (1866-1936) qui est alors intéressé par le domaine indo-européen. La fin de la Première Guerre mondiale signe l’arrivée d’une nouvelle génération de savants (avec Joseph Vendryès (1875-1960), Henri Maspero (1882-1945) ou encore Maurice Grammont (1866-1946)), mais aussi le développement de nouvelles institutions, comme la Société de linguistique de Paris qui tout de suite se veut ouverte aux linguistes du monde entier et se donne pour fonction de diffuser les nouvelles orientations de ce vaste champ de recherche. Comme le rappelle Jean-Claude Chevalier, la fin de la Première Guerre mondiale a aussi permis à plusieurs écoles « nationales » de se développer : « Le retrait de l’Allemagne n’a pas seulement favorisé une expansion volontariste de la science française ; un peu partout en Europe, des groupes de recherche se développent dans le sillage d’autres grands mouvements qui vont de la logique de l’école de Carnap à la psychanalyse de l’école de Freud. Solidairement, partout, des groupes de linguistes s’assemblent, désireux de changer les vieux paysages, épris de nouveauté […]. Le jaillissement s’observe dans les pays scandinaves, au Pays-Bas, en Tchécoslovaquie et Autriche, en Suisse, en Italie17 ».

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26 Au niveau théorique, la linguistique française est surtout marquée à partir des années 1920 par l’approche comparative, essentiellement appliquée à l’ensemble des langues indo-européennes. Un autre aspect mérite aussi d’être souligné, puisqu’il permet de caractériser les « manières de faire » de ces linguistiques : leur perpétuel effort pour s’en tenir aux transformations attestées de la langue. Antoine Meillet, alors chef de file de la discipline, souligne régulièrement l’importance de cette orientation, par exemple lorsqu’il décide de décrire, méthodiquement, les langues du monde 18 dans le but de saisir leurs rapports et leurs différences. Il produira d’ailleurs des analyses précises des jeux sociaux et civilisationnels qui vont en retour lui permettre de définir avec précision des aires linguistiques historiquement fondées19.

27 Les linguistes français de cette génération ont aussi eu très tôt une bonne connaissance de la situation de la linguistique russe. Il s’agit là, sans doute, de l’un des effets directs de la multiplication des congrès internationaux, comme celui qui s’est tenu à la Haye en 1928 où Troubetzkoy, Jacobson et d’autres participants du cercle linguistique de Prague prennent la parole pour décrire leurs nouvelles méthodes d’analyse. C’est en 1921 que Troubetzkoy demande son affiliation à la Société de linguistique de Paris. Il aura comme parrains Meillet et Vendryès. Par la suite, Meillet lui confiera la rédaction d’un article dans Les Langues du monde20. Mais le cas de Lucien Tesnière (1893-1954) nous paraît central car il est l’un des passeurs de la linguistique soviétique. Tesnière suit les cours de Meillet, se spécialise en yougoslave et, en 1926, décide de partir à Petrograd et à Moscou. Il en revient avec un rapport complet sur l’édition de la linguistique en Russie, mais aussi, et comme le précise Jean-Claude Chevalier, avec « trente caisses de livres, alors très bon marché, pour Strasbourg et quelques autres caisses pour l’Institut d’études slaves de Paris. Il est en rapport avec l’Institut de Prague21 ».

III. Cohen et le matérialisme en linguistique

28 Un autre « passeur » deviendra incontournable surtout dans les années 1950 pour comprendre l’introduction de la linguistique marxiste en France. Il s’agit de Marcel Cohen (1884-1981). Auteur de nombreux comptes rendus pour le Bulletin de la Société de linguistique de Paris à partir de 1907, Cohen est un cadre actif du PCF. Membre des FTP durant la Seconde Guerre mondiale, il sera aussi l’un des principaux animateurs du CERM (Centre d’études et de recherches marxistes), créé en février 1960 à l’issue du XVe Congrès du PCF dans le but de favoriser le travail de recherche interne dans le Parti, la formation marxiste et le débat avec les intellectuels. Il animera la section de linguistique.

29 De Marcel Cohen, on cite souvent son œuvre sur l’histoire de l’écriture22, mais Pour une sociologie du langage23 est bien plus emblématique des fondements théoriques de sa sociologie du langage et de l’importance, dans sa réflexion, des nombreuses avancées du marxisme. Ce livre est d’autant plus intéressant qu’il est écrit dans une décennie marquée par la guerre froide, l’intervention des chars soviétiques à Budapest, et l’essor de l’anticommunisme. Staline est malgré tout cité 10 fois24, des références en relation surtout avec son texte de la Pravda et avec la question de savoir si le langage doit être considéré comme une institution25.

30 Cependant, l’attachement de Cohen à faire valoir cette orientation marxiste de la linguistique se perçoit encore plus nettement dans un texte publié avant la prise de parole de Staline et intitulé Linguistique et matérialisme dialectique26. Cette plaquette

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d’une vingtaine de pages donne à voir en effet toute la profondeur du matérialisme historique lorsqu’il s’agit de comprendre les langues et leurs transformations. Cohen fixe une tâche à la linguistique : définir la nature sociale du langage en analysant les rapports qui existent entre le langage et la société dans la variété de ses manifestations. Ce qui est tenté ici, c’est de montrer que les faits étudiés s’éclairent par les principes de la dialectique matérialiste ; opposition des contraires, actions réciproques, changements continuels, transformation d’une chose en son contraire, nouvelles qualités résultant de l’accumulation quantitative des petits changements, transformations par bonds… Les lecteurs pourront noter d’eux-mêmes les applications de l’une ou l’autre de ces parties de la dialectique aux phénomènes décrits.

31 Encore à ce moment, toute la linguistique de Cohen semble être commandée par une articulation entre les aspects internes et les aspects externes des phénomènes linguistiques, entendant par « externe » les causes non proprement linguistiques, et par « interne » le fonctionnement des langues indépendamment des causes sociales, historiques ou individuelles. Les deux, ajoute Cohen, interagissent et il est possible de voir à de nombreuses occasions l’action croisée tant des évolutions internes que des événements historiques et sociaux.

32 Cette distinction se double d’une autre dichotomie entre le point de vue synchronique et le point de vue diachronique. Là encore, on peut voir la marque de la dialectique. Impossible d’analyser la structure du langage sans faire intervenir un examen évolutif. Il existe donc quatre points de vue possibles sur le langage : la synchronie externe qui s’occupe de l’analyse de la distribution des langues dans le monde et à l’intérieur des groupes sociaux ; la synchronie interne en tant que rapport entre la structure du langage et la structure de la société ; la diachronie externe constituée par les facteurs socio-historiques de l’évolution linguistique ; et la diachronie interne qui concerne les effets des facteurs socio-historiques sur le système du langage. La complexité de ce système27 est le seul moyen pour Cohen d’éviter de mettre en rapport directement les faits linguistiques avec des faits de nature sociale. Cela serait, rappelle-t-il, « une fâcheuse manifestation d’un certain marxisme infantile, qui était répudié par Engels lorsqu’il expliquait que c’est “en dernier ressort”, et non directement et de manière brute, que les faits de superstructure sont liés aux infrastructures ».

33 Cette complexité a une conséquence méthodologique très claire : la linguistique sociologique de Cohen est fondamentalement interdisciplinaire. Elle a partie liée autant avec la sociologie durkheimienne, ou l’ethnographie comparée qui s’occupe de recueillir les éléments sociaux autres que le langage (en particulier les éléments techniques), qu’avec la psychologie. C’est sans doute pour cela que Cohen n’a jamais projeté un corpus de doctrine marxiste sur l’histoire des langues.

34 La question de la linguistique marxiste en France perd de sa cohérence – idéologique aussi bien que méthodologique – à la fin des années cinquante. C’est par exemple ce que Greimas note dans son compte rendu du livre de Cohen dans la revue Arguments, alors engagée dans une critique marxienne du marxiste.

35 La fin des années 1950 constitue aussi un tournant pour la linguistique française. Les effets de la création de la section de linguistique du CNRS28, le retour d’André Martinet en France en 1955 pour enseigner la linguistique structurale à la Sorbonne, les premiers textes de Chomsky dans la revue Word en 1956 sont quelques manifestations de cette transformation. Malgré tout, Cohen continue à rassembler au CERM de nombreux étudiants, et à accorder une place centrale au marxisme (sociologique) dans ses écrits

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et dans sa manière de penser le rapport entre langue et société : « Le langage n’existe qu’en société et la société n’existe que s’il y a communication entre les hommes. »

NOTES

1. Ce que font de manière brillante Pierre DARDOT et Christian LAVAL dans Marx, prénom : Karl, Paris, Gallimard, 2012 (NRF Essais). 2. Voir par exemple, Jean-Jacques COURTINE, « Le discours introuvable : marxisme et linguistique (1965-1985) », Histoire Épistémologie Langage, tome 13, fascicule 2, 1991, p. 153-171 ; Vladimir M. ALPATOV, « La linguistique marxiste en URSS dans les années 1920-1930 », dans P. SÉRIOT (éd.), Le Discours sur la langue en URSS à l’époque stalinienne : épistémologie, philosophie, idéologie, Lausanne, Université de Lausanne, 2003 (Cahiers de l’ILSL, n° 14), p. 5-22 ; René L’HERMITTE, « La linguistique soviétique », Langages, 4e année, n° 15, p. 3-13. 3. En France, ajoute Mounin, « à côté de Marcel Cohen, le seul linguiste qui se soit réclamé du marxisme est A. G. Haudricourt ». Sur cet auteur, que nous n’aborderons pas ici, voir le numéro 27 (2012) de la revue Le Portique, intitulé « La Matière du monde », et en particulier l’article de Jean-Claude RIVIERRE, « André-Georges Haudricourt et la phonologie : la phonologie panchronique en perspective ». 4. Georges MOUNIN, La Linguistique du XXe siècle, Paris, PUF, 1972, p. 230 et suivantes. 5. La question de la langue devient essentiellement politique : comment penser la diversité des langues et comment gérer cette diversité sur un même territoire, afin surtout de la rendre compatible avec une organisation politique centralisée ? L’unification des alphabets est sur ce point l’épisode sans doute le plus édifiant de la « politique » linguistique » entreprise en URSS après 1917. 6. Sur la réception du formalisme en France, voir Fr. MATONTI, « Entre Moscou et Prague : les premières réceptions des formalistes russes par les intellectuels communistes français (1967-1971) », Langages 2011/2, n° 182, p. 69-81. 7. Il serait trop long de définir cette « sociologie » marxiste. Disons seulement, comme le rappelle Henri Lefebvre, qu’elle vise à démêler les rapports sociaux fondamentaux propres à une société, le développement des forces productives, leurs niveaux atteints (division du travail par exemple) et l’analyse des modes de production dans lesquels apparaissent des conflits et des contradictions. Voir Henri LEFEBVRE, Le Marxisme, Paris, PUF, 1950 (Que sais-je ?). 8. Le texte de Staline a été repris en français dans Joseph STALINE, Le Marxisme et les Problèmes de linguistique, Pékin, Éditions en langues étrangères, 1975. 9. Troubetzkoy tente par exemple de venir en aide à l’orientaliste E. D. Polivanov, élève de Baudoin de Courtenay, qui s’opposa aux théories japhétiques de N. Marr. Bien que réfugié en Asie centrale soviétique, il fut arrêté et exécuté en 1938. Voir aussi sur ce point les travaux de Jean- Claude CHEVALIER, « Troubetzkoy, Jakobson et la France, 1919-1939 », dans François GADET, Patrick SÉRIOT (eds.), Jakobson entre l’Est et l’Ouest (1915-1939) : un épisode de l’histoire de la culture européenne Lausanne, Université de Lausanne, 1997 (Cahiers de l’ILSL, n° 9), p. 31-43, ainsi que N. S. TROUBETZKOY, Correspondance avec Roman Jakobson et autres écrits, édition établie par Patrick Sériot, traduit du russe par Patrick Sériot et Margarita Schönenberger, Lausanne, Payot, 2006. 10. Aurélien SAUVAGEOT, À la Lumière du Marxisme, Paris, Éditions sociales internationales, 1935, p. 167.

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11. Marcel COHEN, « Linguistique moderne et idéalisme », Linguistique. Recherches internationales à la lumière du marxisme, mai-juin 1958, p. 62. 12. La langue est-elle une infrastructure ou une superstructure ? C’est la question posée par Staline et le cœur de sa prise de parole en 1950 contre Marr. 13. Publié pour la première fois à Leningrad en 1929, où le discours scientifique devient un objet de contrôle idéologique du Parti, le livre sera exhumé aux États-Unis en 1973 par R. Jakobson qui en fait publier une traduction en anglais. La traduction française paraîtra en 1977. 14. Un chapitre est intitulé « Du rapport entre l’infrastructure et les superstructures ». Il permet à Vološinov de montrer comment la réalité (l’infrastructure) détermine le signe et comment le signe reflète la réalité en devenir. Le mot est l’indicateur le plus sensible de toutes les transformations sociales. 15. Le monde de l’idéologie – celui des signes – n’existe que dans l’interindividuel, l’organisation sociale et la communication qui s’établit à l’intérieur de cette organisation. C’est d’ailleurs par ce mot d’idéologie que le livre est indexé au discours marxiste. Vološinov ne cite pratiquement jamais le nom de K. Marx ni celui des fondateurs du marxisme. 16. Patrick SÉRIOT, « Vološinov, la philosophie du langage et le marxisme », Langages, 2011/2, n° 182, p. 83-96. 17. Jean-Claude CHEVALIER et Pierre ENCREVÉ, Combats pour la linguistique, de Martinet à Kristeva. Essai de dramaturgie épistémologique, Lyon, ENS éditions, 2006, p. 22. 18. Ce travail immense, mené par Meillet et co-edité avec l’aide de Marcel Cohen, a pour but d’analyser des « situations » linguistiques. Le livre nous expose l’état linguistique de la planète et tente de saisir comment les diverses langues s’y répartissent, et quels sont les traits principaux de leur histoire. Antoine Meillet (dir.), Les Langues du monde, Paris, C.N.R.S., 2 vol., 1952. 19. Pour Meillet, rappelons-le, la première caractéristique de la langue est d’être sociale. Il faut donc, comme linguiste, rechercher les causes sociales et historiques des faits linguistiques et de la transformation des langues. Le linguiste se doit de s’occuper des phénomènes d’emprunt et montrer par l’étude des mots et de leurs transformations comment les faits de vocabulaire (en particulier lorsqu’il s’agit de termes désignant des outils) reflètent des faits de civilisation. En cela, le texte de Meillet publié en 1906 dans L’Année sociologique et intitulé « Comment les mots changent de sens » est emblématique. 20. N. S. TROUBETZKOY, « Langues caucasiques septentrionales », dans Antoine MEILLET (éd.), Les Langues du monde, Paris, É. Champion, 1924. 21. Jean-Claude CHEVALIER, « Trubetzkoy, Jakobson et la France, 1919-1939 », op. cit., p. 35-36. 22. Marcel COHEN, La Grande Invention de l’écriture et son évolution, Paris, Imprimerie nationale et Librairie C. Klincksieck, 1958. 23. Marcel COHEN, Pour une sociologie du langage, Paris, Albin Michel, 1956 (2e édition sous le titre Matériaux pour une sociologie du langage, tomes I et II, 1971, Paris, Maspéro). 24. À titre de comparaison, Meillet est cité 30 fois et Marcel Mauss 8 fois. Voir sur ce point Andrée TABOURET-KELLER, « Une lecture en 2008 de Pour une sociologie du langage (1956) », Langage et société 2/2009, n° 128, p. 55-75. 25. Par exemple : « Staline insiste sur le fait que le langage dans son ensemble n’est pas une partie de la superstructure, qui comprend des institutions proprement dites. […] Il reste à voir dans quelle mesure le langage, comme la science, « débouche » dans la superstructure par certains des aspects de son emploi, en se trouvant lié à des institutions proprement dites ou à des éléments idéologiques ». Marcel COHEN, Pour une sociologie du langage, op. cit., p. 84. 26. Linguistique et Matérialisme dialectique [Conférence prononcée le 7 avril 1948 à la Sorbonne], Gap, Ophrys, 1948. 27. Le langage, précise Cohen, présente certes une composante sociale et historique, mais aussi une composante physiologique qui fait de lui une technique du corps, pour reprendre

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l’expression de Mauss. Or le langage, outre une technique du corps, est également un outil intellectuel et mental dont la fonction essentielle est de communiquer, raison pour laquelle il est important de s’intéresser à son contenu. 28. Voir Jean-Claude CHEVALIER, « La linguistique au CNRS, 1939-1949 », Cahiers pour l’histoire du CNRS : 1939-1989, n° 9, 1990, p. 39-80.

RÉSUMÉS

Dans cet article, il s’agit de dessiner un panorama de la linguistique soviétique et française, entre 1880 et 1950, afin de relever des zones d’interférences, d’acceptations, de proximités ou de rejets entre ces deux traditions. La linguistique de Marcel Cohen servira de fil directeur car il a été un acteur central de cette histoire, œuvrant par ses travaux de vulgarisation à l’introduction d’un marxisme qui lui a permis de montrer qu’un fait linguistique est avant tout un fait social.

In this article, the objective is to draw a picture of the Soviet and French linguistic, between 1880 and 1950 to see the interference, acceptances, proximity or releases zones between these two traditions. The linguistic of Marcel Cohen will serve us as a guiding principle because it was a central player in this story, working through his popularization work to the introduction of a Marxism which allowed him to show that linguistic fact is primarily a social fact.

In diesem Artikel geht es darum die französische und sowjetische Linguistik der Jahre 1880 bis 1950 zu vergleichen: Interferenzen, Akzeptieren, Annäherungen oder Ablehnungen zwischen beiden Traditionen ins Licht zu stellen.

AUTEUR

JEAN-FRANÇOIS BERT Jean-François Bert est sociologue et historien des sciences sociales, Maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne. Ses derniers travaux portent sur Marcel Mauss (L’Atelier de Marcel Mauss, CNRS, 2012) et plus généralement sur l’histoire des pratiques savantes au XIXe et au XXe siècles.

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Les tumultueuses relations des économistes français avec le marxisme : une mise en perspective historique The tumultuous relationships of French economists with Marxism : an historical perspective Die stürmischen Beziehungen der französischen Wirtschaftsforschung mit dem Marxismus: eine historische Perspektive

Thierry Pouch

Aucune société constituée, aucun ordre établi ne voit d’un bon œil le développement d’une dialectique consciente, qui révèle à toute chose sa relativité et lui annonce sa fin inéluctable. Jacques d’Hondt1.

1 Où en est le capitalisme mondial ? La crise actuelle, qui se déclenche avec l’éclatement de la bulle immobilière américaine durant l’été 2007, contient toutes les caractéristiques qui se manifestaient déjà dans les crises antérieures : rupture dans les rythmes de l’accumulation du capital, dévalorisation d’une fraction du capital, concentration des firmes, chômage de masse… À ces caractéristiques habituelles s’est ajouté le conflit que se livrent puissances industrialisées et émergentes pour l’accès aux ressources naturelles, qu’elles soient énergétiques ou agricoles (y compris le foncier), conflit sans doute sous-tendu par les rivalités que se livrent les nations pour l’hégémonie économique sur le monde. L’actualité de la crise redonne ainsi une légitimité au travail critique produit par , véritable machine à scruter, à démasquer, à dévoiler, quand ce n’est pas à épingler la logique dévastatrice du capital. Au travers de la lecture critique qu’il fit du capitalisme, de sa logique, de son fonctionnement, Marx s’était fait, comme l’a rappelé fort justement Paul-Laurent Assoun, le « clinicien du social »2.

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2 Mais parmi les nombreux appels à rouvrir l’œuvre de Marx – qu’ils émanent de philosophes, de sociologues, d’historiens – et singulièrement sa critique de l’économie politique, on ne trouve guère d’économistes, du moins ceux occupant les positions dominantes au sein de l’Université. Que la crise actuelle fasse de Marx un penseur fréquentable, y compris d’ailleurs en matière de luttes politiques, semble échapper au monde des économistes enseignants-chercheurs. La perspective d’une réintroduction de Marx dans le champ de l’économie apparaît pour ce qu’elle est, c’est-à-dire globalement précaire. S’en remettre à l’auteur du Capital pour lire et comprendre la crise actuelle, ne serait-ce pas reconnaître ce que Marx a découvert, à savoir la genèse et la logique du capital, et ainsi mettre au jour son secret bien gardé par ses représentants et ses serviteurs ? Il s’ensuit que le retour du marxisme en économie est des plus improbables, sa disparition à partir du début des années quatre-vingt ayant laissé des traces durables, d’autant plus que les conditions politiques de sa résurgence dans le champ de la science économique ne sont pour le moment que peu réunies.

3 Les économistes d’aujourd’hui, obsédés par l’adéquation de leurs recherches aux canons d’une scientificité pourtant socialement construite, s’interdisent de penser la société autrement qu’au travers du prisme de la richesse et de sa possession, alors que Marx avait initié ses lecteurs à l’émancipation, à la jouissance de et par l’être. Il faut remonter aux années quatre-vingt pour voir Marx et le marxisme discrédités, rejetés hors du champ de l’économie, au motif qu’ils ne répondaient pas aux critères de la scientificité dans cette discipline. S’en remettre à Marx et au marxisme aujourd’hui reviendrait pour les économistes universitaires à se priver de ce que Pierre Bourdieu avait appelé un « effet de science », et par voie de conséquence des « profits sociaux » engendrés par la mise en conformité des recherches aux « formes extérieures de la science »3.

4 Il n’en fut pourtant pas toujours ainsi. Marx et le marxisme, sous des variantes nombreuses, étaient parvenus à investir l’Université française et les enseignements d’économie qui y étaient prodigués, et ce sur une période somme toute suffisamment longue pour que l’on se penche sur les conditions de cette implantation, puis, forcément, sur les raisons de leur déclin. L’introduction du marxisme en économie fut d’ailleurs l’un des supports d’avancées significatives de la théorie économique durant la seconde moitié du XXe siècle. Il s’agira ici de procéder à quelques rappels diachroniques de la relation complexe, tumultueuse, entre les économistes français et le marxisme, entre 1950 et aujourd’hui.

5 Cet article est construit sur une périodisation de la présence du marxisme en économie dans les Universités françaises. Il partira des années cinquante pour arriver à la situation présente où, à la faveur de la crise, chacun s’attendrait à voir resurgir une critique de l’économie politique et donc du capitalisme, afin de le saisir comme totalité contradictoire, et contrecarrer ainsi une tendance si répandue à sa seule dénonciation morale 4. Mise en perspective historique qui montrera la distance qui nous sépare des années de controverses passionnées à propos de Marx et du marxisme – et qui ne fut pas seulement un « marxisme de la chaire » – en économie, du moment présent où de telles controverses sont encore très largement étouffées par les exigences du monde académique et celles du capitalisme.

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L’implantation du marxisme en économie à partir de 1950

6 Rien ne prédisposait l’économie comme champ scientifique à s’ouvrir au marxisme à partir des années cinquante. Plusieurs intellectuels de renom ont sur ce point corroboré le constat que dressa Jean-Paul Sartre dans Questions de méthode. Selon Sartre, Quand j’avais vingt ans, en 1925, il n’y avait pas de chaire de marxisme à l’Université et les étudiants communistes se gardaient bien de recourir au marxisme ou même de le nommer dans leurs dissertations.

7 Dans le cas de l’économie, c’est Raymond Aron qui indiqua que l’on chercherait en vain un économiste digne de ce nom que l’on pût qualifier de marxiste au sens strict du terme5.

8 Les connaisseurs et diffuseurs de la pensée de Marx évoluaient davantage en dehors de l’Université, à l’instar d’un Jean Duret qui publia en 1933 Le Marxisme et les Crises, dans lequel il ironise sur les lacunes des professeurs d’économie des Facultés de Droit en matière de pensée marxiste, allusion directe à la vision erronée de la théorie de la « valeur-travail » contenue dans le manuel d’Histoire des doctrines économiques publié en 1920 par Charles Gide et Charles Rist. L’après-guerre constitue pourtant un vrai tournant, en ce sens que les Facultés de Droit dans lesquelles l’économie est enseignée, pourtant réputées pour leur conservatisme intellectuel et scientifique, vont progressivement s’ouvrir au marxisme.

Courant humaniste versus économistes membres du PCF (1950-1961)

9 C’est à partir du tout début des années cinquante que des professeurs d’économie des Facultés de Droit – essentiellement celle de Paris – vont introduire le marxisme dans leurs cours et leurs publications. Jean Lhomme, Jean Marchal, André Piettre, figurent parmi les économistes les plus réceptifs à la pensée de Marx et au marxisme. Que disent ces économistes ? D’abord qu’il y a fondamentalement une impossibilité d’enseigner l’économie sans un détour par Marx et par le marxisme. Ensuite que les étudiants sont dans une ignorance totale à l’égard du marxisme alors qu’ils abordent l’étude des problèmes économiques et sociaux de leur temps, dans un contexte de modernisation des structures économiques et sociales de la France (Marchal ajouta d’ailleurs dans son livre de 1955, Deux essais sur le marxisme, qu’il s’agissait de les préparer à la vie tout court !). Outre cette préparation des jeunes étudiants à la lecture du capitalisme et de ses mutations du moment, il s’agissait également d’admettre que l’économie, en tant que discipline scientifique, pouvait s’enrichir de la contribution de Marx6.

10 Pourquoi le disent-ils ? Des raisons internes à la discipline autant que des raisons externes propres aux profils des professeurs expliquent cette ouverture au marxisme en économie. Concernant les raisons internes, il faut y voir la nécessité pour ces professeurs de contenir, voire de contrer la domination que commence à exercer la théorie néo-classique dans le champ de la science économique, surtout depuis le reflux de l’école institutionnaliste américaine, pourtant toute proche de renverser les prétentions à l’hégémonie des économistes néo-classiques durant l’entre-deux guerres. Marx mais aussi Keynes, sont vus comme des remparts à cette affirmation de l’école

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néo-classique. Une véritable géopolitique des idées économiques se met en place, avec notamment la création en France, en 1950, de la Revue économique (laquelle aurait d’ailleurs dû s’appeler « Revue économique et sociale », signifiant par-là que l’économie devait être à l’écoute des autres sciences sociales, à commencer par la sociologie), autour de Fernand Braudel, Albert Aftalion, Jean Lhomme, les frères Marchal…

11 Dans le premier numéro de la Revue économique, un article signé de Jacques Lecaillon retient l’attention dans la mesure où il fait de Marx et de Keynes deux auteurs ayant apporté des « contributions décisives au renouvellement de la marche de la science et n’est-ce pas encore les compter que de les placer tous deux sur le plan du génie ? »7. Dans cette nouvelle revue figureront très vite des articles d’économistes marxistes, qui vont par la suite influencer grandement le processus de diffusion et d’implantation de la pensée marxiste en économie (Charles Bettelheim, Suzanne de Brunhoff, Henri Denis…).

12 Si la montée en puissance de l’économie néo-classique fait réagir les économistes français, c’est parce qu’ils y voient aussi la traduction d’une idéologie libérale qui enferme l’homme dans une logique strictement mercantile, constituant une menace pour la préservation du lien social. C’est pourquoi plusieurs d’entre eux vont réaliser des travaux sur la répartition de la richesse nationale. Les racines de cette posture se situent dans le catholicisme social. On comprend mieux alors pourquoi ils se tournent vers le Marx « humaniste », et non le Marx porteur du projet communiste, car ils voient dans ce système économique tel qu’il se déploie en URSS une autre menace pour l’homme. En d’autres termes, l’usage qu’ils font de Marx leur apporte une caution morale.

13 Il y a une raison plus externe à cette adhésion toute relative au marxisme chez ces économistes. Il faut en effet y voir une manière de blanchir leur implication, directe ou indirecte, dans l’idéologie corporatiste des années de collaboration. Tous les économistes cités plus haut ont en effet publiés des textes durant les années quarante, traitant des vertus du corporatisme et soulignant l’importance de l’artisanat et de la paysannerie dans le renouveau de la France. Ce fut aussi le cas d’un professeur a priori peu suspect de compromission, tant son œuvre constitua l’un des vecteurs de l’implantation du marxisme en économie dans les Universités françaises. Il s’agit d’Henri Denis. La publication en 1941 de son « Que sais-je ? » aux PUF, La Corporation8, constitue de ce point de vue une bonne illustration des engagements et des revirements idéologiques de ces professeurs d’économie 9. Seule exception à ce tableau, la position d’Henri Bartoli. Ce fils de résistant, intellectuel catholique, proche du courant personnaliste d’Emmanuel Mounier, professeur d’économie à la Faculté de Grenoble, puis à Paris, a, au contraire de ses collègues, tenté de concilier humanisme et communisme. Dans plusieurs ouvrages qui ont contribué à la diffusion de la pensée de Marx en économie, Bartoli indique qu’elle a « restauré la dignité de l’homme », en refusant de faire de celui-ci une marchandise10.

14 L’Université française, les Facultés de Droit, s’ouvrent donc au marxisme. Le contexte géopolitique l’exige d’une certaine manière. Cette entrée est accueillie avec une dose d’ironie de la part du Parti Communiste Français et de ses économistes. La création en 1954 de la revue marxiste d’économie, Économie et politique, formera une plate-forme à partir de laquelle les débats vont pouvoir s’engager entre les économistes humanistes et ceux se réclamant de Marx en tant que celui-ci fut porteur de l’idée communiste. La place manque ici pour citer les nombreux auteurs d’articles dont la trame est de porter

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la contradiction aux économistes des Facultés qui redécouvrent Marx et le marxisme. Signalons simplement le rôle décisif qu’y joue Henri Denis, rédacteur en chef de la revue et professeur agrégé d’économie à la Faculté de Droit de Rennes. Dans plusieurs de ses articles, tout comme dans son ouvrage La Valeur, publié aux éditions Sociales en 1950, Denis fustige l’interprétation de l’œuvre économique de Marx par ses collègues de Paris, mais également par le jésuite Pierre-Yves Calvez. À la « science catholique » doit être opposée une « science marxiste » véritable, et le projet révolutionnaire se substituer au projet de libération de l’homme par Dieu11. On peut alors mesurer le chemin parcouru par Denis entre ses écrits des années quarante et ses positions à partir de 1950.

15 Ces débats, plutôt vifs, constituent des marqueurs de l’introduction du marxisme en économie. Dès ce moment, le marxisme s’inscrit dans un pensable social-historique qui se prolonge jusque vers la fin des années soixante-dix. Mais les détenteurs du pouvoir au sein de l’Université, les humanistes, savent que les économistes marxistes pourraient diffuser un discours beaucoup plus incisif auprès d’étudiants qui commencent d’ailleurs, pour la plupart, à s’ouvrir à l’activisme politique dans un contexte de décolonisation. C’est pourquoi le recrutement de professeurs se réclamant pleinement de Marx et proches ou membres du PCF va être si complexe. Il faudra attendre la décennie soixante pour voir se dessiner une évolution des rapports de force au sein de l’Université.

Faire du marxisme une science ou l’apogée du marxisme dans les Universités

16 Au premier abord, il pourrait y avoir un paradoxe entre la période de croissance économique qui s’est ouverte dès la fin des années cinquante, et qui s’accompagne d’une implantation du marxisme en économie, et la situation actuelle de crise, se distinguant par une absence quasi-complète de Marx dans les analyses économiques. Paradoxe qui en réalité n’en fut pas un, car c’est précisément parce que le capitalisme français se modernisait que se posait pleinement la question de la place et du rôle de la classe ouvrière dans cette restructuration de l’économie. De plus, la période historique se distinguait par des luttes pour s’affranchir du joug colonial, engendrant de vastes réflexions pour jeter les jalons d’un développement économique centré sur le socialisme, l’économie soviétique versus chinoise, fournissant les modèles de référence. Trois pôles vont dès lors se former pour insérer et diffuser encore plus largement la question marxiste en économie dans le champ universitaire. Remarquons de plus que les économistes se réclamant de Marx vont bénéficier de ce qui se déroule en philosophie, en particulier l’intense activité intellectuelle qui s’enclenche avec la parution du Pour Marx de Louis Althusser en 1965 aux éditions Maspero.

17 Le premier pôle se constitua à partir du courant dit du Capitalisme Monopoliste d’État (CME), construction intellectuelle émanant des économistes membres du PCF. Il va s’agir à l’époque d’un point d’ancrage fondamental pour les économistes hétérodoxes, se réclamant peu ou prou de Marx et du marxisme et se situant dans une perspective de passage au socialisme. Cette théorie du CME n’a pas été à proprement parler une production universitaire, mais le fruit d’analyses présentées lors de la Conférence internationale de Choisy Le Roi des 26-29 mai 1966. Gravitant autour de Paul Boccara, agrégé d’histoire converti à l’économie et enseignant-chercheur à l’Université

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d’Amiens, les économistes composant la cellule économique du PCF – certains d’entre eux professeurs d’économie à l’Université – vont même publier des articles dans ce qui devient progressivement la prestigieuse Revue économique. Le fil conducteur de ce qui allait être le point d’ancrage fondamental de l’hétérodoxie économique en France durant les années 1970 indique que le capitalisme a pris une forme nouvelle en atteignant le troisième stade de son développement (après les stades primitif- manufacturier et classique-concurrentiel), le stade impérialiste-monopoliste, prenant la forme du CME, lequel doit nécessairement déboucher sur le socialisme. L’armature théorique de l’analyse du CME et de sa crise s’appuie sur les développements livrés par Marx dans le Livre III du Capital (suraccumulation-dévalorisation du capital, baisse tendancielle du taux de profit, concentration du capital…). La phase de concentration se caractérise par un renforcement du rôle de l’État, ouvrant la voie au socialisme, notamment par le biais des nationalisations des monopoles, constitutive d’une abolition de la propriété privée des moyens de production. La théorie du CME atteint son point culminant avec la parution, en 1971, aux Éditions Sociales, du célèbre Traité marxiste d’économie politique, qui connut un succès important avec plus de 50 000 exemplaires vendus, mais surtout parce qu’il va constituer une source d’inspiration pour les rédacteurs du Programme commun de la gauche12.

18 Un second pôle émerge à peu près simultanément, plus universitaire que le précédent. Il s’agit de l’économie du développement. Ce pôle se forme dans un contexte de décolonisation, et les économistes français qui en sont les initiateurs avancent que la sortie du sous-développement passe par le socialisme. Ils se sont nourris de la pensée « développementaliste », celle de G. Myrdal, R. Prebisch, C. Furtado et A. Hirschman. Il s’agissait pour ces économistes de faire contrepoids au modèle de Rostow, dont l’ouvrage resté célèbre, Les Étapes de la croissance économique, traduit en français en 1963, avait pour sous-titre, « manifeste non-communiste ». Mais ces débats se radicalisent très vite avec la création, dès 1960, autour d’Henri Laugier, de la Revue Tiers-Monde. Deux figures en constituent les coryphées : Gérard Destanne de Bernis, professeur à l’Université de Grenoble, et Charles Bettelheim, directeur d’études à la VIe section de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE). Le premier produit des analyses – assorties de recommandations au gouvernement – sur le socialisme algérien, et publie, notamment dans Tiers Monde mais aussi dans la revue de François Perroux Économie Appliquée, de nombreux articles consacrés à la théorie des « industries industrialisantes » et de la « substitution d’importations ». Le second, entré dès l’âge de 20 ans aux Jeunesses communistes, directeur de la collection « économie et socialisme » chez Maspero, s’engage dans des analyses visant à montrer que le sous-développement n’est pas un retard à combler selon une logique capitaliste, mais doit être combattu par la voie de la planification socialiste, et construit une véritable économie politique du socialisme, dans laquelle se retrouveront de nombreux économistes assistant à ses conférences à l’EPHE13. Détenant tous les attributs du capital universitaire, Bettelheim et de Bernis articulent tous deux une approche scientifique du marxisme et un militantisme politique, qui les a conduits à conseiller divers gouvernements dans le Tiers-Monde (l’Algérie de Boumediene, l’Égypte de Nasser, l’Inde de Nehru, Castro à Cuba…).

19 Le rôle décisif que jouent ces économistes engagés dans la diffusion de la pensée marxiste en économie au sein de l’Université va trouver une résonance particulière avec l’enseignement de leur collègue qui dispense le cours d’Histoire de la pensée économique à la Faculté de Droit de Paris, Henri Denis. Son parcours politiquement

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sinueux a été évoqué plus haut. Il convient maintenant de rappeler l’impact non moins décisif que ce professeur d’économie, récemment muté de Rennes à Paris, a pu avoir sur toute une génération d’étudiants, dont on sait que les effectifs à l’époque augmentent. La publication de son manuel d’Histoire de la pensée économique en 1966, dans l’espace des grands manuels académiques, la collection Thémis aux PUF14, est un moment crucial pour la pénétration du marxisme dans l’Université. Plus d’un tiers de l’ouvrage est consacré à Marx et au marxisme, Denis égratignant au passage tous les autres courants de la pensée économique, les néo-classiques bien entendu, mais aussi, plus surprenant aujourd’hui, les keynésiens et les institutionnalistes, position critique qui sera édulcorée dans les éditions suivantes du manuel 15. La seconde moitié des années soixante consacre ainsi la vitalité de Marx et du marxisme dans un champ universitaire, l’économie, qui, auparavant, l’avait toujours maintenu à distance. Certes, des résistances s’organisent pour contenir l’arrivée des marxistes dans l’Université, mais le processus est bel et bien lancé. Une génération d’économistes talentueux, fins connaisseurs de la théorie économique, détenant tous les attributs du capital universitaire (thèses d’État, articles dans des Revues que l’on nomme aujourd’hui « à comité de lecture », ouvrages, et, pour certains d’entre eux, agrégation de l’enseignement supérieur en économie), vont propulser Marx et le marxisme sur le devant de la scène universitaire. Deux courants vont dans un premier temps s’opposer sur l’analyse de la pensée de Marx.

20 Le premier regroupe des économistes gravitant autour des Cahiers d’économie politique, revue fondée en 1974 à Amiens, et dont les travaux seront publiés dans la collection « Interventions en économie politique » aux Presses Universitaires de Grenoble. Carlo Benetti, Jean Cartelier en sont les figures de proue. Toute leur entreprise est tournée vers l’étude de la structure logique de l’économie politique et la production d’une critique. Il s’agit de convoquer Marx non plus pour en faire un support d’une quelconque conquête politique, comme le font les économistes de la théorie du CME, mais pour confronter l’économie de Marx – et essentiellement le Livre I du Capital, seul Livre théorique abouti selon eux – en tant que discours scientifique à l’économie politique classique et néo-classique, dont seront contestées les catégories supposées naturelles. Ces économistes ont été pour la plupart des auditeurs assidus des séminaires de Louis Althusser à l’École Normale Supérieure. On imagine assez mal aujourd’hui le degré auquel fut porté la critique de l’économie néo-classique, contrastant radicalement avec le pouvoir que cette dernière détient dans le champ de la science économique depuis la fin des années soixante-dix16.

21 Le second groupe se constitue autour d’une autre revue, Critiques de l’économie politique, éditée par Maspero, maison d’éditions dont on ne soulignera jamais assez le rôle déterminant qu’elle joua dans la diffusion de la pensée critique en France. Jean-Luc Dallemagne, Jacques Valier et Pierre Salama en furent les chefs de file. Comme leurs collègues, ils sont agrégés, publient articles et ouvrages, et entendent contribuer à une critique féroce mais scientifique de l’économie politique. Ce qui les différencie en revanche de leurs « camarades » des Cahiers d’économie politique a trait à la fois à leur interprétation de Marx et à leur positionnement dans le militantisme politique. Ces économistes critiques n’entendent pas se limiter au seul Livre I, c’est-à-dire à la seule critique de l’économie politique. Si cette dimension reste centrale, elle doit être complétée par le déploiement d’une économie politique du socialisme. C’est pourquoi ils attachèrent tant d’importance à la lecture du Livre III du Capital, et en particulier à la problématique de la transformation des valeurs en prix de production. Le Livre III fut

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perçu comme un élément indispensable à la compréhension de la dynamique du capital, de ses contradictions, avec en toile de fond, la controverse autour de la mesure et de l’interprétation de la baisse tendancielle du taux de profit. Ce faisant, ces économistes, pour la plupart membres ou sympathisants – en empruntant parfois des pseudonymes – de la Ligue Communiste révolutionnaire (LCR), ont pour souci de ne pas dissocier analyse théorique et action politique, et inscrivent leurs réflexions et leurs actions militantes, dans le cadre de la IVe Internationale. Ces économistes n’oublient pas en effet l’articulation établie par Marx entre la théorie des rapports sociaux de production et celle de la praxis, les hommes étant les auteurs de leur changement.

22 Tous ces économistes s’attacheront à revisiter Marx et ses exégètes, Lénine, Rosa Luxemburg, Hilferding… et construiront une critique radicale de la pensée économique bourgeoise, y compris son approche de l’échange international, à un moment où les signes annonciateurs de ce que l’on nomme aujourd’hui la mondialisation se mettent en place. Outre les articles publiés dans des revues académiques, des ouvrages paraissent dans de prestigieuses maisons d’édition, à commencer par les PUF, et notamment dans la collection « économie en liberté », que dirigent Marc Guillaume et Jacques Attali.

23 À la périphérie de l’Université se déploient deux autres courants de pensée critique, s’appuyant sur Marx et les auteurs marxistes. Il s’agit des ingénieurs économistes. D’abord ceux de l’INRA qui initient un débat autour du statut de l’agriculture dans le capitalisme contemporain, actualisant celui amorcé par Marx dans le Livre III du Capital, prolongé en 1900 par Kautsky dans la Question agraire. Faute de place, indiquons seulement que ces auteurs entendaient vérifier si la petite production marchande (petite exploitation familiale agricole), allait être absorbée comme l’avait prévu Marx et Kautsky par et dans le mode de production capitaliste, ou bien si l’évolution même du capitalisme allait déboucher sur le maintien de ces formes de production17. On mesure aujourd’hui l’importance d’une telle problématique à l’heure où l’agriculture fait l’objet d’un intérêt scientifique nouveau, autour des questions comme la formation des prix agricoles dans le capitalisme mondialisé ou la rente foncière en raison du processus d’accaparement des terres dans certaines régions du monde18.

24 Ensuite, à partir de 1974, s’affirme la théorie de la régulation. C’est un moment important dans l’histoire récente de la science économique en France. Elle se décompose en deux écoles qui ne cesseront de débattre de la dynamique du capitalisme, de la genèse de la crise qui s’enclenche à la fin des années soixante, et des conditions de sortie de crise. La première école se structure autour de l’Université de Grenoble et du Groupe de Recherche sur la Régulation des Économies Capitalistes (GRREC) avec Gérard Destanne de Bernis comme chef de file, et prolonge en quelque sorte la théorie du CME. La seconde, l’école parisienne de la régulation, connaîtra une audience universitaire considérable, y compris internationale. Ses figures de proue sont Michel Aglietta, Robert Boyer, Alain Lipietz. Ces économistes se différencient de leurs collègues/concurrents de Grenoble par une formation, l’école Polytechnique, par des lieux institutionnels, l’administration économique (INSEE, Direction de la Prévision, le CEPREMAP…) au sein de laquelle ils participent de près ou de loin à l’expérience de la planification à la française et à la construction des modèles macroéconométriques. Leur parcours va les conduire à critiquer ces modèles, à se distancier de la théorie du CME et de sa dimension téléologique, et à entrer en rébellion contre le structuralisme de Louis Althusser.

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25 Le succès de ce courant tient également à des lieux de visibilité : les revues académiques en raison du capital symbolique qu’ils détiennent (mathématiques, statistiques, théorie économique…), les ouvrages, les enseignements qu’ils professent dans les Universités, les formations qu’ils effectuent auprès des professeurs de l’enseignement secondaire, ainsi que l’écho que leurs travaux reçoivent dans une revue comme Alternatives économiques, écho qui ira jusqu’à proposer des sujets de baccalauréat (série B puis ES), en particulier sur l’émergence puis la crise du fordisme.

26 L’école parisienne de la régulation est à l’origine d’une analyse des régimes d’accumulation et des modes de régulation (relations État/économie, régime monétaire, rapport salarial, formes de la concurrence, formes d’insertion dans la division internationale du travail) qui ponctuent l’histoire du capitalisme. Pour ces économistes, une « grande crise capitaliste » traduit l’incapacité du système à maintenir le rythme de l’accumulation du capital et le mode de régulation antérieurs. Selon Aglietta, qui eut comme directeur de thèse Raymond Barre, la théorie de la régulation se présente comme une alternative crédible au modèle néo-classique dominant19.

27 Revues, ouvrages, thèses, séminaires, cours et manuels, la référence marxiste a constitué durant les années soixante et soixante-dix un point de passage obligé pour ces jeunes économistes et pour des cohortes enthousiasmées d’étudiants, pris par ailleurs dans les dédales du militantisme politique et de la lutte contre l’impérialisme. L’arrivée de la gauche au pouvoir en mai 1981, après près d’un quart de siècle d’opposition, a sans doute sonné comme un aboutissement, une récompense politique à ce déploiement d’énergie intellectuelle. Bien que s’insérant dans un lieu institutionnel plutôt dominé par des forces conservatrices, les économistes font pencher la balance du côté de l’hétérodoxie radicale, le marxisme.

28 La visibilité du marxisme en économie apparaît toutefois bien paradoxale, car c’est au moment même où ce courant de pensée s’affirme, se répand, que les forces conservatrices se déploient, cherchant à inverser une dynamique engagée depuis les années cinquante. Pour le cas français, le drame fut que la gauche de gouvernement y apporta sa contribution dès 1983.

Le reflux du marxisme

29 Si les économistes ont entrepris de rendre visible Marx et le marxisme dans les Universités ou dans des institutions d’État, ce processus contenait en germes les signes annonciateurs du déclin. Si Marx avait été un économiste figurant dans la galerie de portraits des auteurs allant de Smith à Walras, voire Keynes, nul doute qu’il serait encore aujourd’hui étudié et enseigné. Seulement voilà, il fut aussi, et surtout, le penseur de l’émancipation, le clinicien de la révolution, l’auteur d’une œuvre politique et philosophique. En cela, il est l’un des représentants de la dialectique, des contradictions du capitalisme, de la lutte des classes, donnant à penser que ce système, comme tout autre chose, a nécessairement une fin, et qu’en cela, il franchit allègrement les frontières du monde académique, lui qui n’était d’ailleurs pas universitaire. Le marxisme n’est en ce sens pas seulement un « marxisme de la chaire ». C’est pourquoi les États, soutenus dans cette expérience de rétablissement de l’ordre scientifique, vont exercer ce que l’on nomme communément depuis Max Weber, leur monopole de la violence symbolique. Ce qui compte désormais, c’est de légitimer le capitalisme et de le

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pérenniser, quel qu’en soit le coût social. Les forces sociales dominantes ne peuvent prendre le risque de voir se rejouer le traumatisme ressenti avec l’Union soviétique et la crise des années trente, porteuses de menaces pour le système économique et la propriété des moyens de production20.

L’économie prise dans le cycle idéologique des années 1980

30 Sur fond d’échec politique du soulèvement de mai 1968, le discrédit dont vont être l’objet Marx et le marxisme en économie ne peut être dissocié du procès intenté globalement à leur égard qui est instruit dès la fin des années soixante-dix. La problématique des droits de l’homme et du totalitarisme se construit sur la base d’une critique de l’utopie marxiste, et s’appuie sur un célèbre passage du Discours de Suède, prononcé par Albert Camus lors de l’attribution du Prix Nobel de Littérature en décembre 1957 : Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse21.

31 En écho à cette sentence et largement diffusée par les médias, à commencer par le Nouvel Observateur et l’émission Apostrophes, toute la posture des intellectuels et des « nouveaux philosophes » (véritables « penseurs sans pensée » comme l’aurait dit Pierre Bourdieu), pour qui l’Union soviétique et donc le marxisme étaient le mal absolu, l’incarnation de la brutalité du XXe siècle, et selon qui Soljenitsyne incarnait la figure de l’intellectuel dissident contre celle de l’intellectuel prophétique. Une vaste entreprise de dépolitisation s’enclenche dès ce moment, aboutissant au fil des années à imposer les droits individuels et de la propriété au détriment de toute perspective d’émancipation sociale. La problématique antitotalitaire va progressivement s’imposer dans la jeunesse, au point de constituer l’un des maillons de la dépolitisation des sociétés.

32 C’est dans ce contexte que la visibilité du marxisme en économie connaît une érosion certaine. Dès la fin des années soixante-dix, cette première phase de l’érosion du marxisme entre en résonance avec l’affirmation de ce que l’on a rapidement appelé le « néo-libéralisme ». La figure emblématique de cette « révolution conservatrice » est Friedrich Hayek, économiste et lauréat en 1974 du Prix Banque de Suède pour la science économique (abusivement nommé Prix Nobel d’économie). Un combat acharné est livré contre toute forme d’interventionnisme étatique dans les mécanismes de l’économie, et par voie de conséquence, contre le keynésianisme hier triomphant. Marx n’échappe pas à cette lutte pour imposer les idées et les pratiques libérales, en économie comme en politique. En France, le tournant néolibéral s’opère trois ans après l’arrivée de la gauche au pouvoir, sous l’impulsion de personnalités comme Jacques Delors, l’un des artisans de la dérégulation et de la financiarisation de l’économie française, sous couvert de poursuivre et d’approfondir la construction européenne, véritable laboratoire d’expérimentation des idées libérales22.

33 Pour bien comprendre les termes du combat mené à l’encontre de tout ce qui ressemble de près ou de loin au socialisme, il est nécessaire de se pencher sur deux ouvrages de Hayek. Le premier, paru en 1944, intitulé la Route de la servitude, développe une critique radicale de l’interventionnisme étatique. L’État, sous sa forme social-démocrate ou

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collectiviste, est selon Hayek le ferment de la privation des libertés politique et économique, le capitalisme étant le seul système permettant à la vie démocratique de se déployer et de se maintenir. Le second est Droit, législation et liberté, paru en trois volumes et traduit en français au début des années 1980 aux PUF, dans la collection « Libre-échange 23. En France, plusieurs économistes vont être les chantres du néo- libéralisme et de sa diffusion la plus large possible : Pascal Salin, Florin Aftalion, André Fourçans et Henri Lepage, aujourd’hui encore actifs notamment au sein du think tank Institut Turgot24.

Le déclin par l’intérieur de la science économique

34 C’est dans cette conjoncture idéologique que les économistes qui, hier, travaillaient et diffusaient les idées économiques de Marx, vont, de l’intérieur, discréditer le marxisme. Deux ouvrages fondamentaux apportent une contribution décisive, et, pourrait-on dire, irréversible, au processus de déclin de la pensée critique marxiste. D’abord celui d’Henri Denis, encore lui, qui, dans L’Économie de Marx, histoire d’un échec, paru en 1980 aux PUF, poursuit son décorticage des écrits économiques de Marx, et décèle les contradictions et les limites contenues dans les travaux du philosophe allemand. Elles trouvent leur source dans les hésitations de Marx vis-à-vis de la dialectique hégélienne, le conduisant à opter in fine pour la théorie de la valeur-travail de Ricardo, faisant du même coup de Marx le dernier des classiques. Denis en déduit que Marx a échoué à produire une science authentique de l’économie marchande. Une première étape est franchie dans le long processus qui va aboutir à l’éviction de la théorie de la valeur de Marx25.

35 Faire de Marx l’héritier direct des économistes classiques, et évacuer la valeur et la plus-value, est une entreprise qui trouve son prolongement dans un second livre, celui de Carlo Benetti et Jean Cartelier, Marchands, salariat et capitalistes, publié en 1981 aux Presses Universitaires de Grenoble, dans la collection « Interventions critiques en économie politique », qui disparaîtra d’ailleurs deux ans plus tard. Ils voient dans l’économie de Marx une transposition des catégories des classiques que par ailleurs il ne cesse de critiquer. Quelques années plus tard, Cartelier, dans un article sur la théorie de la régulation co-signé avec Michel de Vroey, indique qu’il faut renoncer à mettre l’accent sur la critique idéologique de la théorie néo-classique, qu’il convient a contrario de se frotter à elle26. Il est d’autant plus recommandé de le faire que ces économistes détiennent les attributs de la rigueur scientifique, notamment dans l’usage qu’ils font de l’outil mathématique.

36 Du côté de l’école de la régulation, la trajectoire est sensiblement la même. L’évacuation de la théorie de la valeur a constitué l’objectif d’Aglietta et Orléan dans La Violence de la monnaie, paru en 1982 aux PUF27. Les limites de la valeur les conduisent à construire une théorie de la monnaie fondée sur l’anthropologie girardienne de la violence. Dans tous ces cas de figure, on assiste à un repositionnement des recherches et travaux dans l’espace des publications. Il s’inscrit dans un vaste processus de professionnalisation du champ de l’économie, « le désir de faire science » étant de plus en plus structurant pour les économistes. C’est en effet durant les années soixante-dix que sont imposées les normes scientifiques en vigueur aux États-Unis, sous l’impulsion notamment d’Edmond Malinvaud, alors directeur général de l’INSEE. Les luttes engagées durant la crise américaine des années 1930 contre les courants

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institutionnalistes avec la création de la Société d’économétrie, trouvent leur point d’aboutissement en France. Beaucoup d’économistes ont pris la mesure du retard pris par la science économique en France, imputable selon eux au keynésianisme et au marxisme. La formalisation devient un langage commun, au même titre que l’anglais, et les revues académiques opèrent une mutation radicale, à l’instar de l’évolution de la Revue économique28. Une hiérarchie sociale des économistes en a découlé, à partir de laquelle il est possible de repérer les stratégies de maximisation des profits symboliques.

37 Tous les facteurs, qu’ils soient politiques ou inhérents au champ de l’économie, ont convergé pour faire de Marx et du marxisme un corps étranger qu’il convenait de rejeter hors de la science économique. Aujourd’hui, en pleine crise, Marx est sans doute évoqué, mais guère étudié. L’analyse critique du capitalisme, de ses crises, de ses répercussions sociales, reste l’apanage d’un petit groupe d’économistes, bien souvent chercheurs mais bien peu voire pas du tout universitaires. Ainsi en est-il de ceux gravitant autour d’Actuel Marx, dont la visibilité est assurée par la publication de la revue du même nom autour de Duménil et Lévy. Ces deux économistes, aux trajectoires différentes, l’un ayant été formé à HEC, l’autre physicien d’origine, ont une connaissance intime de l’œuvre économique de Marx, leur contribution au renouvellement des analyses critiques du capitalisme et de ses crises dans une perspective historique, de la valorisation/dévalorisation du capital, leur ayant procuré une audience internationale. Toutefois, ce qui distingue ce groupe, a trait au fait que la démarche critique qu’il déploie s’est ouverte aux philosophes et aux sociologues.

Éléments de conclusion

38 Doit-on, au regard de ce tour d’horizon de la présence puis du déclin du marxisme en économie, en déduire qu’il s’agit d’un chapitre clos dans l’histoire récente de la pensée économique en France ? La crise actuelle, nous l’avons indiqué d’emblée, constitue une réelle incitation à relire Marx, à saisir cette « cage de fer » qu’est le capitalisme comme une réalité contradictoire, et à l’assortir d’un combat politique. Outre le temps nécessaire requis pour y parvenir, ce serait inscrire une démarche intellectuelle dans une visée critique radicale tournée vers le capitalisme mais aussi, en l’occurrence envers les discours légitimant le système économique actuel. La période historique que nous vivons apparaît pourtant pour ce qu’elle est, des plus incertaines, prenant des allures de transition aléatoire entre la barbarie que sait engendrer le capitalisme, et la réactivation des luttes émancipatrices.

39 Concernant les économistes, ils semblent plutôt mal préparés à renouer avec un appareillage critique. Du côté de l’Université, la loi LRU, produite en 2007 sous l’ère Sarkozy, a en quelque sorte marchandisé le savoir, soustrayant ainsi les étudiants à toute tentation d’adhérer à une pensée critique29. Au passage, le regain d’intérêt pour la régulation des économies – regain somme toute très relatif – de leurs circuits financiers notamment, se heurte à un puissant courant conservateur, adepte du libéralisme, que ce soit en Europe ou aux États-Unis. Faut-il alors prendre acte, comme nous y invite Perry Anderson, de la défaite historique de toute pensée critique, à commencer par celle léguée par Marx lui-même ? De la révolution conservatrice américaine du début des années quatre-vingt, dont s’est accommodée la social-démocratie européenne, au démantèlement de l’Université durant la décennie 2000, et faute d’une force collective

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en mesure d’apporter la contradiction et de développer de nouvelles formes de luttes, le capital a anéanti la menace révolutionnaire. Malgré sa crise, le néolibéralisme domine, du Nord au Sud et d’Est en Ouest30.

40 La mise en perspective de la présence active du marxisme en économie à laquelle nous venons de nous livrer atteste que le savoir économique est assujetti à la logique marchande qui, depuis le début du capitalisme, n’a cessé de structurer les rapports sociaux. Nous avons pourtant été avertis. De Marx à l’École de Francfort en passant par Weber, on sait que le capitalisme subordonne toute la condition humaine à son implacable logique marchande. Que dire de Marcel Mauss, qui, dans son Essai sur le don, lançait, à qui voulait l’entendre, que « Ce sont nos sociétés d’Occident qui ont, très récemment, fait de l’homme un “animal économique” [...]. L’homo œconomicus n’est pas derrière nous, il est devant nous [...]. L’homme a très longtemps été autre chose ; et il n’y a pas bien longtemps qu’il est une machine, compliquée d’une machine à calculer »31.

41 Mobiliser Marx et le marxisme dans la période historique du moment demeure une tâche impérative pour ne pas être totalement broyé par la machine capitaliste. En économie, cette mobilisation consisterait à actualiser la critique de l’économie politique, dont l’outillage se trouve précisément chez Marx. Pour reprendre Sartre, le marxisme pourrait-il (re)-devenir la critique de l’horizon de toute culture ?

NOTES

1. J. D’HONDT, Hegel et hégélianisme, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1982, p. 34. 2. Cf. P.-L. ASSOUN, Marx et la répétition historique, Paris, Presses Universitaires de France, 1978. 3. Cf. P. BOURDIEU, « Le champ scientifique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 2-3, 1976, p. 88-104 et F. LORDON, « Le désir de “faire science” », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 119, septembre 1997, p. 27-35, pour le cas précis de l’économie. 4. Cet article s’appuie sur un ouvrage que nous avions publié en 2001, et en constitue en quelque sorte une actualisation. Cf. T. POUCH, Les Économistes français et le Marxisme. Apogée et déclin d’un discours critique (1950-2000), Presses Universitaires de Rennes, coll. « Des Sociétés », 2001. 5. J.-P. SARTRE, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 1960, p. 25, et R. ARON, L’Opium des intellectuels, Paris, Gallimard, 1955, p. 155. 6. Cf. J. MARCHAL, Cours d’économie politique, éditions M.-T. Génin, Librairie de Médicis, 1950 ; J. MARCHAL, Deux essais sur le marxisme, éditions M.-T. Génin, Librairie de Médicis, 1955 et A. PIETTRE, Marx et marxisme, Presses Universitaires de France, 1957. Peut-on imaginer aujourd’hui des professeurs d’économie estimer que les apprentis économistes doivent lire Marx pour comprendre le capitalisme, voire pour se préparer à « la vie tout court » ? 7. J. LECAILLON, « Marx et Keynes devant la pensée économique contemporaine », Revue économique, numéros 1 et 2, 1950, p. 72-87 et p. 203-220, ici p. 220. 8. H. DENIS, La Corporation, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1941.

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9. Dans un autre ouvrage, publié en 1942 aux PUF, Introduction aux problèmes économiques, Bibliothèque du peuple, Denis avance l’idée que « l’avènement du socialisme consacrerait la ruine de toute civilisation humaine », p. 60. 10. Bartoli a pointé les errements politiques de ses collègues durant la guerre. Cf. H. BARTOLI, La Doctrine économique et sociale de Karl Marx, éditions du Seuil, 1950 ; H. BARTOLI, Science économique et travail, éditions Dalloz, 1957. Pour davantage de détails sur Bartoli et sur l’influence décisive qu’il eut sur l’introduction du marxisme en économie, se reporter à notre ouvrage, POUCH (2001). 11. Cf. H. DENIS, La Valeur, Éditions Sociales, coll. « Les lois fondamentales du capitalisme », 1950 ; H. DENIS, « Science marxiste et critique catholique », Économie et politique, n. 36, juillet 1957, p. 19-25 et J. CALVEZ, La Pensée de Karl Marx, Paris, Seuil, 1956. Ces débats s’inscrivaient en pleine controverse sur le lyssenkisme, et donc sur le statut scientifique de la pensée marxiste. 12. Cf. TRAITÉ MARXISTE D’ÉCONOMIE POLITIQUE, Le Capitalisme monopoliste d’État, Éditions Sociales, deux volumes, 1971. 13. Cf. C. BETTELHEIM, Planification et croissance accélérée, éditions François Maspero, coll. « économie et socialisme », 1964 ; C. BETTELHEIM, Problèmes théoriques et pratiques de la planification, éditions François Maspero, coll. « économie et socialisme », 1966 et G. de BERNIS, « Industries industrialisantes et contenu d’une politique d’intégration régionale », Économie Appliquée, n. 3-4, 1966, p. 419-451 et G. de BERNIS, « Les industries industrialisantes et les options algériennes. Deux stratégies pour l’industrialisation du Tiers-Monde, Revue Tiers-Monde, numéro 47, juin-septembre 1971, p. 545-563. Sur le parcours de Bettelheim, consulter F. DENORD, X. ZUNIGO, « “Révolutionnairement vôtre”. Économie marxiste, militantisme intellectuel et expertise politique chez Charles Bettelheim », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 158, 2005, p. 8-29. 14. H. DENIS, Histoire de la pensée économique, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Thémis », 1966. 15. La publication du manuel de Denis occasionne des notes critiques dans les plus prestigieuses revues économiques académiques, à commencer par la Revue d’économie politique, dans laquelle certains professeurs voient dans ce manuel une tentative de corrompre la jeunesse, tandis que d’autres, dans la Revue économique, y sentent un renouveau de la pensée marxiste et de l’histoire de la pensée économique. 16. Ces économistes voulaient en réalité en finir avec l’économie politique, non seulement en tant que discours scientifique mais aussi en tant que discours bourgeois dominant. Cf. C. BENETTI, Valeur et répartition, Presses Universitaires de Grenoble, coll. « Interventions en économie politique », 1976 et J. CARTELIER et al., Marx et l’économie politique. Essais sur les « théories de la plus- value », Presses Universitaires de Grenoble, coll. « Interventions en économie politique », 1977. 17. C. SERVOLIN, « L’absorption de l’agriculture dans le mode de production capitaliste », in Y. TAVERNIER et al. (dir.), L’Univers politique des paysans dans la France contemporaine, éditions Armand Colin, 1972 et J. CAVAILHÈS, Les Réponses des marxistes à la question agraire, document de recherche, École Nationale Supérieure des Sciences Agronomiques de Dijon (ENESAD), 1979. 18. T. POUCH, La Guerre des terres. Stratégies agricoles et mondialisation, éditions Choiseul, 2010. 19. Cf. M. AGLIETTA, Régulation et crises du capitalisme. L’expérience des États-Unis, Éditions Calmann- Lévy, coll. « Perspectives de l’économique », 1976. 20. Il est intéressant de noter que M. Foucault, dès 1966, entend liquider le marxisme comme idéologie du passé : M. FOUCAULT, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, 1966. Sur l’action de l’État, lire B. JOBERT, B. THÉRET, « France : la consécration républicaine du néolibéralisme, in B. JOBERT (dir.), Le Tournant néolibéral en Europe, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1994, p. 21-86. 21. A. CAMUS, Discours de Suède, Paris, Gallimard, 1957, p. 17. Lire également F. FURET, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, éditions Robert Laffont, 1995. 22. Cf. R. ABDELAL, Capital Rules. The Construction of Global Finance, Harvard University Press, 2007.

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23. F. A. HAYEK, The Road of Serfdom, Routledge Press, 1944 ; F. A. HAYEK, Law, Legislation and Liberty, Volume I, Rules and Order, Chicago Press University, 1973 ; F. A. HAYEK, Law, Legislation and Liberty, Volume II, The Mirage of Social Justice, Chicago University Press, 1976 ; F. A. HAYEK, Law, Legislation and Liberty, Volume III, The Political Order of a Free People, Chicago University Press, 1979. Ne pas oublier que trois ans après la parution de La Route de la servitude, la Société du Mont-Pèlerin est créée, constituant l’un des actes fondateurs, avec, auparavant, le colloque Lippmann en 1938, du courant néolibéral, qui inspira par la suite les programmes économiques de Reagan et surtout de Thatcher. Cf. F. DENORD, Néolibéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, éditions Demopolis, 2007 et S. AUDIER, Aux origines du néolibéralisme. Le colloque Lippmann, éditions Le Bord de l’Eau, coll. « Les voies du politique », 2008. 24. Il est intéressant de noter que François Ewald, ancien assistant de Michel Foucault au Collège de France, a rejoint l’Institut Turgot. Illustration supplémentaire de la fascination qu’a pu exercer la pensée libérale sur Foucault. Sur ce dernier point, lire I. GARO, Foucault, Deleuze, Althusser & Marx, Éditions Demopolis, 2011. On lira également avec profit G. de LAGANESRIE, La Dernière Leçon de Michel Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique, Paris, Fayard, coll. « À venir », 2012. 25. H. DENIS, L’Économie de Marx, histoire d’un échec, Presses Universitaires de France, 1980. 26. C. BENETTI et J. CARTELIER, Marchands, salariat et capitalistes, Presses Universitaires de Grenoble, coll. « Interventions en économie politique », 1981 ; J. CARTELIER, M. de VROEY, « L’approche de la régulation : un nouveau paradigme ? », Économies et Sociétés, série « Théorie de la régulation », n° 11, novembre 1989, p. 63-89. 27. M. AGLIETTA, A. ORLÉAN, La Violence de la monnaie, Presses Universitaires de France, coll. « économie en liberté », 1982. 28. Cf. P. STEINER, « La Revue économique 1950-1980. La marche vers l’orthodoxie académique », Revue économique n° 5, 2000, p. 1009-1058 ; M. BEAUD, G. DOSTALER, La Pensée économique depuis Keynes, Paris, Seuil, 1993 ; F. LEBARON, La Croyance économique. Les économistes entre science et politique, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2000 ; T. POUCH, « La science économique sous le regard de Husserl », L’Homme et la Société, n° 175, 2010, p. 165-196. 29. Cf. I. BRUNO, À vos marques, prêts… cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Éditions du Croquant, 2008. 30. Cf. P. ANDERSON, « Renewals », New Left Review, n° 1, January-February 2000, p. 9-31. 31. M. MAUSS « Essai sur le don » (1924), Sociologie et anthropologie, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1985, p. 145-279 (ici p. 271-272).

RÉSUMÉS

À force de viser un haut degré de scientificité et se rapprocher ainsi des sciences dites dures, les économistes ont beaucoup œuvré depuis les années 1980 pour que tout discours critique soit gommé, pour ne pas dire évincé. Le marxisme en a constitué une illustration frappante. Pourtant, le marxisme ne s’est pas toujours situé en dehors de la science économique. Dès les années 1950, en raison de facteurs socio-économiques et politiques, le marxisme s’implante dans les Universités où l’économie est enseignée. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1970 que le mouvement de reflux du marxisme en économie s’enclenche, aboutissant à son éviction quasi- totale des enseignements et de la recherche en économie. Cet article revient sur les facteurs

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ayant permis l’ouverture des Universités françaises au marxisme, sur les conséquences de cette présence, et sur les raisons profondes ayant conduit à sa sortie des corpus économiques.

By dint of acquiring a high degree of scientificity and hereafter getting closer to so called hard sciences, economists have been erasing any critical discourse in economics not to say eliminating it since the 1980’s. Marxism is a striking illustration of this state of affairs even though it was not always located aside from economics. In the 1950’s because of socio-economic and political factors, Marxism was implanted in the universities where economics was taught. It was not until the late 1970’s that the movement of reflux of Marxism would engage ending up in its almost total eviction of the fields of teaching and research in economics. This article deals with the factors that led to the introduction of Marxism into French universities, its consequences and the inner reasons that led to its exit from economic corpuses.

Welche Faktoren haben den Durchbruch des Marxismus in der französischen Universität ermöglicht, was sind die Konsequenzen dieser Anwesenheit, welche tiefgehende Gründe haben dazu geführt, ihn aus dem Corpus der Wirtschaftsforschungen auszuschließen?

AUTEUR

THIERRY POUCH Thierry Pouch est Chercheur associé au Laboratoire REGARDS de l’Université de Reims Champagne Ardenne depuis 2008. Il a publié Les Économistes français et le marxisme. Apogée et déclin d’un discours critique (1950-2000), Presses Universitaires de Rennes ; La Guerre des terres. Stratégies agricoles et mondialisation, Éditions Choiseul, 2010, Agriculture et mondialisation. L’atout géopolitique de la France, Presses de Sciences Po, 2013, avec Sébastien Abis, et a dirigé La Politique économique : mutations et mondialisation, L’Harmattan, 2006.

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De quelques formes de présence du marxisme en anthropologie About a few forms of presence of Marxism in anthropology Von einigen Formen der Präsenz des Marxismus in der Anthropologie

Noël Barbe

1 Au début des années soixante, en France, une nouvelle anthropologie marxiste semble se développer1, revenant sur et discutant de concepts marxistes, de leurs valeurs heuristique et descriptive, tel le mode de production asiatique, en inventant de nouveaux, par exemple le mode de production lignager.

2 Il ne s’agira pas, dans cette note de recherche, de discuter du bien-fondé de ses thèses, de donner raison à l’un ou à l’autre. Dilatant un peu le champ chronologique, nous tenterons de saisir des formes de présence du marxisme dans l’anthropologie, c’est-à- dire les façons dont il y intervient, les adaptations qui en sont faites, ou encore la manière dont il a pu être perçu au sein de la discipline. Sans souci d’exhaustivité, ce sont cinq figures que l’on peut mettre en avant : la qualification et la constitution d’ancêtres communs, la remise en ordre des systèmes de causalité, les tentatives de disciplinarisation autour du bon usage des concepts, la pluralité des Marx et enfin le marxisme pour partie ou totalité disqualifié2.

1. Qualifier Morgan ou s’intégrer dans l’histoire de la discipline.

3 En 1877, Lewis Morgan publie Ancien Society, or Researches in the Lines of Human Progress from Savagery, through barbarism, to Civilization. Maximilien Rubel dans son édition des œuvres de Marx note que ce livre a été « une des dernières lectures de Marx »3, prenant des notes dans un cahier de près de cent pages qui, de plus, contient des extraits d’autres ouvrages comme ceux de Maine, Phear, Maine ou Lubbock. Elles ont été publiées en 1972 sur la suggestion de Karl Kosch. Leur éditeur remarque : « Among the

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most important of the materials left unpusblished by Karl Marx is the body of his ethnological excerpts and commentaries compiled during the period 1880-1882 »4.

4 On le sait, Friedrich Engels utilisera ses notes pour écrire L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, en 1884. Dans la préface à cette première édition, il introduit à ce rapport à Marx, et de Marx à Morgan : Les chapitres qui suivent constituent, pour ainsi dire, l’exécution d’un testament. Nul autre que Karl Marx lui-même ne s’était réservé d’exposer les conclusions des recherches de Morgan, en liaison avec les résultats de sa propre – et je puis dire, dans une certaine mesure, de notre – étude matérialiste de l’histoire, et d’en éclairer enfin toute l’importance. En effet, en Amérique, Morgan avait redécouvert, à sa façon, la conception matérialiste de l’histoire, découverte par Marx il y a quarante ans, et celle-ci l’avait conduit, à propos de la comparaison entre la barbarie et la civilisation, aux mêmes résultats que Marx sur les points essentiels5.

5 Le lien est tissé entre Morgan et Marx, sous l’égide de la conception matérialiste de l’histoire.

6 Plus tard et ailleurs, à plusieurs reprises, Morgan sera posé comme le père de l’anthropologie, par certains de ses praticiens. « Considéré comme l’un des principaux fondateurs de l’anthropologie sociale » écrit par exemple Alain Testart dans le Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie6.

1.1 Morgan idéaliste et matérialiste.

7 En 1973, dans un numéro de la revue La Pensée consacré aux rapports entre marxisme et ethnologie, Morgan tient une place particulière sous la plume de Jean Suret-Canale. Passant au crible Ancien Society, dans sa version française publié en 1970 sous le titre La Société archaïque, il caractérise Morgan de quatre manières.

8 1. Le sort de son œuvre est présenté comme lié à celui du marxisme. Bien sûr, l’usage de Morgan par Marx et Engels est jugé essentiel dans le développement d’une étude et d’une théorie matérialiste de l’histoire. Mais, de plus, en France, Morgan est « méconnu » et calomnié »7, partageant ainsi la réception des travaux de Marx, parce que non traduit et présent à travers ceux-ci. Les critiques portées à Morgan relèvent du refus de l’idée d’un développement historique et d’une critique, par interposition, du marxisme.

9 2. Morgan fait un pas de côté par rapport aux catégories à travers lesquelles ceux qui le devancent saisissent les sociétés « primitives », il déplace le regard porté sur elles. Ces catégories ne peuvent qu’être spécifiques et non universelles, ainsi de la mise en avant du principe classificatoire de leurs systèmes de parenté, par opposition à des systèmes descriptifs. Cette rupture, sous la plume de Suret-Canale, vaut sécession avec l’idéologie bourgeoise qui fait, en les déshistoricisant, de ses propres catégories, des universaux et des éternités.

10 3. Idéaliste... et matérialiste. C’est sous ce double qualificatif apparemment contradictoire que l’on peut décrire de la façon la plus juste la lecture que Suret-Canale opère de Morgan. Idéaliste, il l’est en voyant dans l’histoire de la société humaine « l’expression du “plan de l’Intelligence suprême” »8, de « germes d’idées ». Pour autant la méthode de Morgan est matérialiste de façon inconsciente : « il n’était point pour autant consciemment matérialiste »9. Elle est caractérisée par le respect de l’objet donné, l’établissement objectif de connexions et de causalité interne, la conviction d’une

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fabrication de leur histoire par les hommes eux mêmes. Cette contradiction entre idéalisme et matérialisme fait que Morgan sous-estimerait l’existence de contradictions dans la réalité sociale, et ignorerait le rôle des classes sociales ne voyant, par exemple, dans l’émergence des aristocraties et despotismes que l’intrusion de l’idée de la propriété privée. Les travaux de Morgan comportent donc des parties caduques10 : son point de départ idéaliste, la sous-estimation de certaines sphères productives comme la chasse dans son rapport avec la pêche, ou celle des conditions de la vie sociale dans le fondement du système classificatoire.

11 4. Enfin, Morgan donne une place juste aux « arts de subsistance » pour distinguer des périodes ethniques, caractérisées par l’interconnexion de différentes « sphères » : système de parenté, famille, forme de gouvernements et bien sur ces arts de la subsistance. Cette lecture permet de le rapprocher d’un Marx, avant même d’ailleurs que ce dernier ne l’ait lu, plus précisément avec ses concepts de mode de production et de détermination en dernière instance : « [...] il s’efforce de distinguer [...] une succession de « périodes ethniques ». Sans accéder à la notion de « mode de production », ni à l’idée de son caractère déterminant en dernière instance, et malgré ses présupposés idéalistes, Morgan par son expérience et son sens du réel, voit dans ce qu’il appelle les « arts de subsistance » le critère de distinction de ces périodes ethniques »11.

1.2 Morgan, point d’appui à une anthropologie générale marxiste

12 En 1971, Maurice Godelier donne un article sur Morgan à l’Encyclopeadia Universalis. Tout en notant que l’œuvre de Morgan est « l’acte de naissance de l’anthropologie sociale »12, et soulignant l’ambigüité de la réception de son œuvre, il en présente les apports majeurs.

13 Tout d’abord, la démonstration que les rapports de parenté dominent l’histoire primitive et que ces rapports ont une logique et une histoire. Il s’agit de formes historiques. Ensuite des tentatives de mise en correspondance fonctionnelle entre « formes de parenté, formes de production et formes de conscience sociale ». Ainsi il lie la décadence des systèmes classificatoires et le développement de la propriété privée et de l’État. Enfin, Morgan se voit créditer de la périodisation sociologique de l’histoire, voyant se succéder sociétés sans classes puis sociétés de classes à État et accumulation de la richesse. L’accent est, là-aussi, mis sur le rôle donné par Morgan aux « arts de la subsistance » dans ce mouvement historique et le lien est fait de ce point de vue avec Marx.

14 La critique que porte Godelier aux travaux de Morgan est pour partie identique à celle de Jean Suret-Canale.

15 Reproche lui est fait d’un idéalisme en contradiction avec un matérialisme qui fonde sa lecture de l’histoire mais aussi, d’un point de vue plus situé dans le champ anthropologique, de son évolutionnisme : exclusion des religions primitives du champ de l’anthropologie au motif qu’elles n’auraient pas de sens, argument biologique de la sélection naturelle comme fondatrice du passage de la promiscuité sexuelle à la prohibition de l’inceste et à l’exogamie, l’histoire comme succession de stades successifs évoluant à partir d’un même état et dans un sens unique, etc..

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16 Comme pour Suret-Canale, la positivité de Morgan est située dans la possibilité de le construire comme une expérience dans un projet de penser, sous l’égide de Marx, l’histoire en termes de structure et leur évolution.

1.3 Lire Morgan ou portrait de Lewis Morgan en Louis Althusser.

17 En 1969, Emmanuel Terray publie Le Marxisme devant les sociétés « primitives ». Le livre est composé de deux textes brillants dont l’un, « Morgan et l’anthropologie contemporaine », porte, comme son titre l’indique, sur Lewis Morgan. Terray entend en opérer une triple lecture, évolutionniste, structuraliste et marxiste. Il se situe dans la perspective de Louis Althusser et l’on pourrait presque paraphraser la lecture althussérienne du Capital pour caractériser celle de Terray, une lecture symptômale 13 destinée à repérer le sens caché, une façon de « Lire Morgan ». Rappelons que Suret- Canale voyait ce dernier comme un matérialiste inconscient.

18 D’abord Terray met en œuvre sa lecture évolutionniste14 de Morgan pointant ses emprunts à Darwin15 et dressant des parallèles. « Qu’une lecture évolutionniste d’Ancient Society soit possible et légitime, nous ne le contesterons pas [...] Il est facile de repérer ce qu’Ancient Society emprunte à l’Origine des espèces et à The Descent of Man »16 : l’espèce humaine subit une évolution tant d’un point de vue biologique que social ou culturel, chacun de ses états est le développement du précédent et porte en germe le suivant, cette évolution est semblable à celle décrite par Darwin s’agissant des espèces naturelles. Il y a une origine animale de l’espèce humaine et une absence de discontinuité entre les deux règnes. Il y a également continuité au sein de l’humanité.

19 L’homme étant une espèce naturelle, l’histoire s’efface devant la notion d’évolution dont l’homme est l’objet. Ses formes et modalités sont identiques à celle de l’évolution naturelle, l’homme n’en est pas conscient. Elle se fait par stades, par accumulation de variations de faible amplitude. Pour Darwin, l’agent de l’évolution est la sélection naturelle, et c’est pour cela que les arts de la subsistance, en donnant le bénéfice d’une substance améliorée, conditionne le progrès de la société en la plaçant dans une position plus avantageuse pour la lutte vitale. La sélection naturelle impose les institutions les plus favorables au développement de l’homme.

20 Pourtant écrit Terray suivant les rapports institués par Marx et Engels à Morgan, une telle lecture n’est en rien évidente. Marx et Engels portent intérêt à l’œuvre de Morgan tout en condamnant des entreprises de lectures darwinistes de l’histoire humaine. Une « autre lecture »17 serait donc possible, tentant de dégager des concepts que Morgan n’a alors pu exprimer que dans des ressources empruntées aux transformismes, devenu « à la fin du XIXe siècle [...] le langage universel des sciences biologiques et humaines »18.

21 C’est alors une seconde lecture de Morgan qui est opérée, cette fois structuraliste. Morgan n’aurait pas pour but, comme nombre de ses critiques le supposent, de proposer une description de l’histoire humaine, mais d’élaborer une théorie de l’histoire, c’est-à-dire « un système de concepts qui permette de la penser scientifiquement »19. Parmi les concepts, de la façon dont Terray les lit, ce ne sont pas le gouvernement, la famille ou la propriété que Morgan étudie mais biens les idées de la famille, du gouvernement et de la propriété, dans leurs différentes « formes » qui passent par des « séquence ». Leurs formes ne sont pas des réalités empiriques mais des exemplifications de système. Autrement dit, ces mots ne désignent pas des institutions réelles. Ces formes et ces séquences sont des hypothèses construites. Les formes sont

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un système d’éléments en connexions logiques. Elles peuvent être lues dans le sens que Claude Lévi-Strauss donne aux modèles et les séquences comme des groupes de transformation de ces modèles.

22 Pour autant Morgan resterait prisonnier d’une conception empiriste de la connaissance telle qu’elle est décrite par Althusser. « Tout le procès empiriste de la connaissance réside en effet dans l’opération du sujet dénommée abstraction »20. Abstraction versus le modèle épistémologique de Marx selon Alain Badiou : « Dans l’épistémologie marxiste, la complexité est construite selon les concepts même de la théorie »21. Ce n’est donc pas là que Marx trouve un intérêt à Morgan, qu’il faut donc chercher ailleurs. Et ce n’est pas à un structuralisme plat à la Lévi-Strauss qu’il convient de le rattacher, qui ne considère les différents niveaux d’un modèle que dans des relations de logique ou de correspondances formelles.

23 Pourtant, « l’affirmation d’une interaction et d’une hiérarchie entre les diverses instances de la réalité sociale est la pierre angulaire de son édifice »22. Il s’emploie à prouver qu’une théorie générale est possible, en démontrant, condition sine qua non, l’unité du champ dont elle doit rendre compte, ici l’expérience humaine produite par l’interaction de trois éléments : les besoins primaires de l’homme, les germes primaires de la pensée, la logique naturelle. Les nécessités primaires sont la matière première sur laquelle travaillent les germes de pensée, guidés par la logique naturelle.

24 La structure synchronique est pensée avec un concept fondamental : la période ethnique qui n’est pas seulement un mode de vie particulier mais l’ensemble des étapes atteintes par le développement de la société dans les différentes formes ou sphères de la vie sociale. Ces sphères entre en trois types de relation : de compatibilité, fonctionnelles et d’expression.

25 Parmi ces sphères celle des « arts de la subsistance » a un poids particulier, sur lequel s’appuie la périodisation de l’histoire de l’humanité. Ces arts fixent des limites aux organisations sociales : dimension des communautés, étendue des groupes familiaux, mode de vie. Cette sphère est déterminante. Pour autant les problèmes qui s’y posent peuvent se résoudre dans d’autres de ces sphères. Ainsi lorsque les arts de la production sont peu productifs, c’est l’homme qui est le bien le plus précieux et par conséquent les règles de parenté qui gouvernent l’organisation sociale. La sphère de la famille est alors la sphère dominante. Parenté est alors dressée par Terray entre Morgan et Althusser où la sphère déterminante assigne des limites, crée des possibilités, et décide de la sphère dominante qui commande l’ensemble de l’organisation sociale. C’est là qu’Engels voyait à l’œuvre la conception matérialiste de l’histoire découverte par Marx, selon Terray. Les arts de subsistance deviennent les forces productives, la période ethnique le mode de production.

26 Dans les travaux de Morgan, Terray repère aussi une théorie de la transition entre états, mettant moins l’accent sur la présence ou non d’institutions au profit de leur poids relatif, sur les rapports donc entre les formes. Il repère là une nouvelle distinction « implicite » chez Morgan, celle qui oppose organisation et forme, qu’il rapproche de celle opérée par Marx entre formation économique-sociale et mode de production23.

27 Au terme de ces lectures, de ce « procès d’Ancient Society », une fois la « gangue darwinienne » enlevée, la lecture marxiste apparaît comme la plus profonde à Terray,

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permettant de penser ensemble diachronie et synchronie, ou plutôt de comprendre comment Morgan pense cette articulation. Et de conclure :

28 « De nos jours les chercheurs marxistes affrontent la lourde tâche d’appliquer les catégories et les méthodes du matérialisme historique au vaste domaine des sociétés dites “primitives ”, domaine jusqu’à présent abandonné aux diverses idéologies anthropologiques, et d’édifier une science des formations sociales que ne domine pas le mode de production capitaliste. À cette science le livre de Morgan, par ses échecs comme par ses succès, par ses erreurs et par ses confusions comme par ses découvertes, constitue la meilleure des introductions »24.

29 Le texte de Terray précède les deux autres. Dans le texte de Suret-Canale nulle trace bibliographique cependant, ni de Terray, ni de Godelier. Ce dernier mentionne Le Marxisme devant les sociétés « primitives » sans en discuter les thèses, mais il est vrai qu’il s’agit là d’un article d’encyclopédie.

2. Remettre de l’ordre dans les systèmes de causalités

2.1 La parenté déterminée

30 En 1964, Claude Meillassoux (1925-2005), qualifié à plusieurs reprises de « fondateur de l’anthropologie économique française » publie Anthropologie économique des Gouro de Côte d’Ivoire, livre résultat d’une enquête menée de juillet 1958 à janvier 1959 en pays Gouro en Côte d’Ivoire, où il part avec Ariane Deluz. Son premier article est paru en 1960 dans les Cahiers d’Études africaines25, première théorisation de son terrain qui entend mettre au point un « schéma général d’explication du phénomène économique dans la société traditionnelle d’auto-subsistance »26, s’appuyant sur des outils extraits de l’œuvre de Marx et Engels, œuvre qui fournit les « grandes lignes de ce qui pourrait être une esquisse théorique de l’économie traditionnelle »27. Claude Meillassoux fréquente les séminaires de Balandier à l’EPHE, « Sociologie de l’Afrique noire », à partir de 1956. Il a fait des études de droit et de sciences politiques, étudié en 1948 aux USA à l’université de Michigan où il obtient, envoyé par son père industriel du textile à Roubaix, un M. A. d’économie28.

31 De son terrain chez les Gouro, il rédige une thèse puis son livre Anthropologie économique des Gouro de Côte d’Ivoire, fondateur de sa réflexion anthropologique. La monographie paraît d’un ordonnancement assez classique, commençant par le « milieu naturel ». Pour autant elle discute d’entrée de jeu la notion d’ethnie Gouro comprise là comme le résultat d’un mouvement historique et cristallisation d’une altérité promue par le colonisateur29. Mais l’ordre monographique convient finalement assez bien à une approche en termes de forces productives.

32 Alors que le titre pourrait donner à penser que l’objet de l’ouvrage serait l’économie stricto sensu ; il s’agit bien de saisir l’ensemble de la société Gouro, via l’économie et non de restreindre le regard à la seule sphère économique. Et ceci pour deux raisons essentielles :

33 – la production de biens matériels est l’exigence ultime d’une société sans laquelle elle disparaît. De ce fait se nouent des rapports de travail étroits et quotidiens, rapports qui vont sous tendre l’organisation sociale dans son ensemble.

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34 – la circulation des biens matériels se fait en relation avec la nécessité de reproduction des rapports sociaux. Dans cette reproduction entre la question de la reproduction physique, la reproduction sociale se fait grâce aux rapports matrimoniaux et de filiation.

35 Le contexte même dans lequel est travaillée la matière de Meillasoux est marqué par la prédominance, en anthropologie, du structuralisme et du fonctionnalisme.

36 En 1947, Claude Lévi-Strauss achève sa thèse qu’il publie en 1949. Le retentissement est important et n’est pas restreint à la sphère des ethnologues, mais aussi bien au-delà via en particulier les critiques dans Les Temps modernes. Beauvoir en 1949 publie un compte rendu, empruntant par l’intermédiaire de Leiris, le manuscrit avant sa sortie. Elle achève alors d’écrire Le Deuxième Sexe. Claude Lefort, toujours dans Les Temps Modernes, en 1951, en rend également compte. La première est plutôt élogieuse – il y a longtemps que la sociologie française était en sommeil avance Simone de Beauvoir –, le second plus critique. Tout deux reprochent à Lévi-Strauss de mettre le sens de l’expérience hors de l’expérience.

37 Deux points peuvent être ici soulignés dans cet ouvrage :

38 – le rôle premier donné à la parenté dans les sociétés étudiées par l’ethnologue et l’épuisement du réel produit par l’analyse des faits qui en relèvent. « Les règles de la parenté et du mariage nous sont apparues comme épuisant, dans la diversité de leurs modalités historiques et géographiques, toutes les méthodes possibles pour assurer l’intégration des familles biologiques au sein du groupe social »30. Les rapports de parenté embrassent donc l’ensemble du monde social et historique où ils opèrent.

39 – la nature non économique de l’échange matrimonial. Lévi-Strauss critique là, s’agissant du mariage des cousins croisés, Frazer qui dépeint « l’indigène australien se demandant, dans sa misère, comment il va pouvoir se procurer une femme puisqu’il ne dispose d’aucun bien matériel qui lui permette de l’acheter »31. L’échange des sœurs serait alors la meilleure des solutions économiques. Soit l’échange pour répondre et dépendant d’une situation économique. À cela Lévi-Strauss oppose le principe de réciprocité et la structure résultante qui fait que le « rapport d’échange est donné antérieurement aux choses échangées, et indépendamment d’elles »32. L’important là ce n’est pas les choses qui circulent lors de l’échange des femmes, mais l’échange lui- même. Celui-ci n’est pas un substitut de l’achat. Il s’agit donc là d’un pas de côté s’agissant du rôle de l’économie, pas de côté concernant un fait structurant du monde social, la circulation des épouses.

40 Le travail de Meillassoux sur le terrain est une réponse au structuralisme en tant qu’il donne un caractère premier à la parenté. La société Gouro est organisée en patrilignage, groupes de personnes descendants de façon réelle ou fictive d’un même ancêtre masculin. Un patrilignage est donc composé d’un groupe d’hommes issus de la même souche masculine, de leurs épouses, de leurs filles ou sœurs non mariées. La filiation est patrilinéaire. Elle s’établit par le versement d’une dot à la famille de sa femme, la résidence est patrilocale.

41 La parenté est classificatoire : sont pères (ti) tous les hommes de la génération antérieure à Ego, sont frères (bwi) tous les descendants des pères. L’autorité se transmet par ordre de progéniture ; du père au fils, frère le plus vieux. La hiérarchie est fondée sur l’antériorité : le kwa (le grand) qui ne dépend de personne et a des dépendants, le gone homme qui dépend du kwa et qui a des dépendants sous forme

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d’enfants en âge de travailler ou de se marier, le pe, l’enfant qui dépend des autres et n’a pas de dépendants

42 L’économie repose sur :

43 – l’exploitation de la terre. L’agriculture apporte l’essentiel de la nourriture ;

44 – l’autosubsistance. Le groupe est capable de se passer de biens importés sans qu’il n’y ait bouleversement des relations sociales ;

45 – l’emploi de techniques quasi-immédiates, les outils ne nécessitant que peu d’investissement en temps de travail pour leur réalisation ;

46 – l’énergie humaine qui est quasi la seule.

47 Le lignage comporte un ou plusieurs groupes de production qui rassemblent des individus des deux sexes pouvant travailler. Ce groupe de production est décrit par les Gouros en termes de parenté. De même pour les rapports de production. Le cadet cultive les camps de son ainé, le produit de son travail est stocké dans les greniers de celui-ci. Plus tard quand lui est reconnue une certaine autonomie, il reçoit des champs en propre à cultiver mais le produit de son travail revient à l’ainé ou est redistribué au cours d’un repas en commun du lignage. Les rapports de parenté peuvent être décrits en rapports de productions, le lignage peut être décrit comme une communauté de consommation.

48 On pourrait argumenter là que le groupe de production n’est que la réplique économique de la parenté. Mais, certains des rapports de production ne peuvent être décrits en termes de parenté, certains cadets faisant partie de lignage dans lesquels ils ne devraient pas être. Par contre cette répartition est fonctionnelle au sens économique parce qu’elle autorise un groupe de travail efficace ; réalité dont la parenté ne peut rendre compte. Elle n’épuise pas, par sa description, le réel. Ainsi la répartition des actifs par rapport à la population totale du groupe est toujours équilibrée de 1/1,5 à 1/1,9. L’économique serait déterminant parce qu’il remanie les rapports de parenté, parce que sa description rend compte du réel.

49 La circulation des biens se fait selon trois modalités :

50 – les produits vivriers sont centralisés autour de l’ainé et redistribués lors des repas pris en commun par les lignages ;

51 – les produits artisanaux courants sont fabriqués par leurs utilisateurs ou par des personnes spécialisées qui pourront ou non exiger une contrepartie variant selon la distance sociale. Quand cette contrepartie existe, elle est remise à l’ainé ;

52 – les objets valorisés sont de deux sortes : d’une part les objets façonnés à partir de fer raffiné importés par l’ainé en échange de produits domestiques et que cet ainé peut concentrer entre ses mains, des pagnes de prestige d’autre part.

53 Entre les mains de l’ainé, les biens de prestige sont une richesse tournée vers les rapports matrimoniaux, entrant dans la composition de la dot qu’il doit fournir à ses dépendants. Toute circulation de femme dans un sens est accompagnée de biens de prestige dans l’autre.

54 La circulation des femmes est donc :

55 – l’expression et le produit d’une structure sociale : de la position d’autorité des aînés, de la concentration des biens entre leurs mains et de leur monopole à faire circuler les femmes ;

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56 – la condition de perpétuation de cette structure. La position des ainés est renforcée par le fait que leurs dépendants doivent passer par eux pour s’émanciper ;

57 – la condition de sa reproduction : la circulation des femmes tout en ayant un effet de négation de la hiérarchie à court terme, puisque synonyme d’émancipation, la reproduit puisque le mariage est le moyen de s’assurer une descendance et de faire plus tard circuler les femmes.

58 Ce sont donc les nécessités de la production, et de la reproduction sociale, qui remodèlent la parenté. Ce qui s’exprime en termes de parenté n’est qu’un rapport de production. La question de l’inceste, centrale dans le structuralisme lévi-straussien, prend ici une autre couleur, non plus opérateur d’une articulation nature/culture – séparation d’ailleurs relativisée par Lévi-Strauss –, mais comme un instrument de contrôle des forces productives et de domination des ainés sur les cadets, des hommes sur les femmes. Ce sont des questions de domination et d’économie qui viennent là d’être réintroduites au sein de la parenté et de la structure. De cela Meillassoux théorisera un mode de production lignager où les rapports de production sont instruits par les rapports de dépendance entre ainés et cadets, et la terre instrument de travail.

2.2 La causalité première

59 Braudel publie, à compte d’auteur, en 1949, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, ouvrage issu de sa thèse soutenue en 1947 sous la direction de Lucien Febvre. Le sujet est déposé en 1923, avec pour titre Philippe II, l’Espagne et la Méditerranée au XVIe siècle et c’est en 1935-1936 que la mer en devient le personnage principal33. Si l’on en croit la préface à la seconde édition, la problématique aurait été établie dans ses grandes lignes avant la guerre et Braudel en fait une fille de l’école des Annales : « [...] La Méditerranée ne date pas de 1949, année de sa publication, ni même de 1947, année où elle fut soutenue comme thèse, en Sorbonne. Elle était fixée dans ses grandes lignes, sinon écrite entièrement, dès 1939, au terme de la première jeunesse éblouissante des Annales de Marc Bloch et de Lucien Febvre, dont elle est le fruit direct »34. L’histoire de La Méditerranée s’étale donc sur une vingtaine d’années. Un autre livre sur la Méditerrané paraît trois avant la stabilisation des grandes lignes de la thèse de Braudel, en 1936, celui de Charles Parain, La Méditerranée. Les hommes et leurs travaux dans la collection Géographie humaine dirigée par Pierre Deffontaines 35. Pour autant Braudel ne cite pas Parain, Parain ne publie rien sur La Méditerranée de Braudel. Conservés dans le fonds Parain des archives du Mucem, une série de fiches et un texte de synthèse portent sur l’ouvrage de Braudel 36. Même non publiée, la critique est pourtant bien là.

60 On peut la lire comme une remise en ordre de la version braudélienne de la Méditerranée, un réagencement des plans du réel, une hiérarchisation dans des relations de causalités.

61 S’agissant de la construction de systèmes de causalité, critique est portée sur la place donnée aux routes et aux migrations, entrée pour débattre de l’instance déterminante de l’organisation des sociétés. Dans sa Méditerranée, Parain porte attention au régime de la propriété, au mouvement des forces productives – la révolution agricole et le développement industriel – et à certains des moyens de production – l’outillage agricole, comment on battait les céréales, l’habitat rural. Il considère également que Braudel sombre dans le « déterminisme géographique », donnant trop de place à de

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« constantes géographiques » qui seraient déterminantes. Il en est de même s’agissant de la démographie avec ici un accent plus important porté à la question du système de causalités. En effet, plus tard à propos de Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe siècle-XVIIIe siècles, Charles Parain écrit « Le fait essentiel de l’histoire mondiale du XVe au XVIIIe siècle, et pas seulement sur le plan de la vie matérielle, serait donc que de 1300 à 1800 la population globale du monde a, selon toute probabilité, doublé […] On peut craindre de se trouver entrainé par le courant inquiétant du « pandémographisme ». Travaillant sur les communautés villageoises, Charles Parain les caractérise par la nature et les potentialités de leurs assises territoriale et démographique, de la propriété commune à un niveau historique donné, et de l’autonomie de gestion correspondante. Dans ses analyses la population est toujours couplée à une territorialité et ses usages, à des rapports sociaux et des forces productives. Elle est le plus souvent pensée comme une résultante que comme une cause d’une situation socioéconomique et lorsqu’il met en relation démographie et rapports de propriété pour la communauté villageoise ou l’Aubrac, le dégagement de lois de population qu’il semble opérer n’est pensé valable que pour un mode historique de production, l’objet population est alors réinséré dans un système de causalités. Ce qui n’est pas sans rappeler Marx : […] chacun des modes historiques de la production sociale a aussi sa loi de population propre, loi qui ne s’applique qu’à lui, qui passe avec lui et n’a pour conséquent qu’une valeur historique. Une loi de population abstraite et immuable n’existe que pour la plante et l’animal, et encore seulement tant qu’ils ne subissent pas l’influence de l’homme 37.

62 La question de la démographie sera également travaillée par Maurice Godelier dans un article pour la revue La Pensée en 1973, intitulé « Modes de production, rapports de parenté et structures démographiques », entendant œuvrer à l’étude de ce que « l’on nomme souvent en France le problème de la « causalité structurale »38. Les structures démographiques ne sont pas un donné premier mais le résultat de l’action de plusieurs niveaux structuraux « dont la plus importante est de nouveau la structure du mode de production, c’est-à-dire le niveau des forces productives et la nature des rapports sociaux qui forment l’infrastructure de la société »39, se situant sous le parrainage de l’Introduction à la critique de l’économie politique de Marx. Pour ce faire il s’appuie sur les travaux de Aram Yengoyan portant sur les systèmes de parenté australiens, et montre, par exemple comment des changements de la base matérielle de la société agissent sur les pratiques de mariage40.

63 Cette question de la causalité première est omniprésente dans les textes de sciences sociales se réclamant alors d’une inspiration marxiste, même si des conceptions différentes de son efficace peuvent être à l’œuvre. En 1978, Maurice Godelier, dans le chapitre « Économie » du second volume des Éléments d’ethnologie dirigé par Robert Cresswell, écrit que si « l’étude théorique des différentes composantes d’un système économique comprend également l’étude des formes de circulation des produits », « le mode de répartition et de circulation des produits [dépend] du mode de répartition des moyens de production »41. Pour Meillassoux c’est le statut de la terre qui conditionne les structures des sociétés de chasse et de cueillette, pour Terray l’élément stratégique est le travail humain. Pour Godelier, l’identification des rapports de production doit être fondée sur la question des modalités d’accès aux moyens de production… Si tous ne s’accordent pas sur le lieu précis de la détermination, tous sont à la recherche d’un tel lieu ancré dans la production.

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3. Disputes d’application ou Comment bien caractériser un mode de production

64 En 1967, Parain revient dans La Pensée, sur la façon de caractériser un mode de production, ainsi qu’en 1974 dans une publication du Centre d’études et de recherches marxistes consacrée au mode de production asiatique42, appelant à une clarification du concept. Cette notion est évidemment centrale pour le marxisme dans son explication des mondes historiques et sociaux. C’est aussi autour de cela que tourneront les débats de l’anthropologie marxiste dans les années 1970 avec les travaux de Meillassoux, Rey, Godelier ou de Terray43. Ce dernier, dans une modalité théorique forte de présence du marxisme althussérien pratique une lecture que nous jugeons à nouveau symptômale du travail du premier, Anthropologie économique des Gouros de Côte d’Ivoire44.

65 Dans un texte « Le matérialisme historique devant les sociétés segmentaires et lignagères »45, critiquant un usage gaspilleur du concept de mode de production par Meillassoux, qui le confondrait avec « la description générale d’une économie », Terray rappelle qu’il est autrement précis et exigeant : « […] un mode de production est un système comprenant trois instances : une base économique, une superstructure juridico-politique et une superstructure idéologique. À l’intérieur de ce système, c’est la base économique qui est « en dernière instance » déterminante, et c’est donc à partir d’elle qu’il faut construire la théorie du mode de production. À son tour, cette base économique est la combinaison d’un système de forces productives et d’un système de rapports de production »46.

66 Terray dresse la méthode pour construire la théorie des modes de production : faire l’inventaire des procès de travail et des rapports sociaux qui y sont à l’œuvre, la combinaison des deux constituant le procès de production. Dans ces procès entrent des agents dans des unités de production dont la structure (ensemble des relations qui lient les différents facteurs constituants) est déterminée par les forces productives et les rapports de production. L’unité de production est caractérisée par la forme de coopération qu’elle met en œuvre.

67 Emmanuel Terray va ainsi repasser au crible les matériaux de Meillassoux, revenir sur les moyens de travail, les formes de coopération, les rapports sociaux de production liés à ces formes pour identifier, non pas un, mais deux modes de production dans la société Gouro : le système tribal villageois caractérisé par une coopération complexe, une propriété collective des moyens de production, une distribution égalitaire et un pouvoir occasionnel et temporaire ; le système lignager caractérisé par une coopération simple, une propriété collective des moyens de production aux mains d’un dépositaire, des distributions centre-périphérie, un pouvoir permanent indexé sur l’âge. Les deux modes de production entre en relation au sein d’une formation socio-économique, variable selon leurs états.

4. Des Marx ou Marcel Mauss en « jeune Marx »

68 Le rapport de Claude Lefort au marxisme se constitue d’abord dans un rapport à l’action. En 1942, il dit rencontrer, sous l’occupation nazie des militants d’une organisation de l’un des courants français du trotskysme, le Courant communiste

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internationaliste, et avoir acquis dans ce cadre une « honnête culture marxiste et une solide connaissance du mouvement ouvrier du XXe siècle » 47. C’est le moment d’une lecture pour le moins attentive et méthodique de Marx, Lénine et Trotski.

69 En 1941-1942, Maurice Merleau-Ponty, alors son professeur au Lycée Carnot, lui pose la question de son rapport à Trotski : Un jour, à la fin de l’année scolaire, il me demanda si je m’intéressais à la politique, puis plus précisément, ce que je pensais du PC. Étonné par mes réponses, il me demanda encore si je connaissais Trotski. Je lui répondis que non et il fit cette remarque que je ne devais pas, bien sûr, oublier : « Il me semble que si vous le connaissiez, vous seriez trotskiste ». Qu’est-ce que je cherchais au juste, confusément, à cette époque ? Un marxisme qui fût fidèle à l’idée de Marx que je m’étais formée, une critique radicale de la société bourgeoise sous toutes formes, liée à l’action révolutionnaire du prolétariat, un marxisme qui rendrait manifeste l’alliance de la théorie et de la politique, un marxisme anti- autoritaire. Ce qui me répugnait dans le PC, c’était à la fois son monolithisme, son dogmatisme et sa démagogie envers la petite bourgeoisie, ses valeurs nationalistes, ou mieux, patriotardes. Ce qui me répugnait dans l’URSS (mon information était maigre mais je connaissais pas mal d’échantillons de la propagande soviétique, et j’avais lu Gide) c’était la militarisation de la société, la hiérarchie bureaucratique, l’inégalité des salaires, sans oublier la monstruosité du réalisme socialiste. Je ne saurais dire à présent quand mes « idées » s’étaient formées pour une part, sûrement, avant ma classe de philo, mais pour une autre aussi, décisive, durant cette année là, c’est-à-dire justement sous l’influence de Merleau-Ponty. Son cours de psychologie était un condensé de La Structure du comportement qu’il allait publier. Et son cours de morale faisait large place à la sociologie et au marxisme 48.

70 Plus tard le nom de Lefort sera associé à celui de Cornélius Castoriadis, dans l’entreprise éditoriale et militante qui est celle de , revue fondée en 1949 et qui cessera de paraître en 1965. Dans l’histoire du mouvement ouvrier cette revue s’inscrit comme le résultat d’un double déplacement. Tout d’abord d’une rupture avec le stalinisme. Socialisme ou barbarie est issu d’une fraction dissidente du Parti Communiste Internationaliste. En 1948, Claude Lefort entré aux Temps modernes, où il est protégé par Merleau-Ponty, publie « Kravchenko et le problème de l’URSS »49 précédé d’un chapô indiquant que la revue n’est pas engagée par les propos de l’auteur et regrettant que l’URSS y fasse figure d’accusé. En 1953, il critique le texte de Sartre « Les communistes et la paix » qui marque le rapprochement de celui-ci avec le PCF. Dans « Le marxisme et Sartre »50, Lefort lui reproche de confondre stalinisme et marxisme. En 1958, après le rapport Kroutchev et le soulèvement hongrois, Lefort reformulera sa critique de Sartre lui reprochant de mettre l’URSS hors de portée de la réflexion marxiste51. La posture n’est donc pas antimarxiste.

71 La seconde des ruptures se fait avec le trotskysme. Lefort voit dans l’URSS une nouvelle forme de société de classe et d’exploitation qu’on ne peut défendre. En 1948, il donne aux Temps modernes « La contradiction de Trotski » 52. Il y analyse le Staline de Trotski publié en 1948 chez Grasset. « Le Stalinisme est pour nous un système d’exploitation, qu’il convient de comprendre, comme il convient de comprendre le capitalisme moderne, en vue de contribuer au mouvement ouvrier, seul susceptible de les renverser »53.

72 À Socialisme et barbarie, les pratiques intellectuelles se font dans une visée d’intervention dont le but est la transformation directe des rapports sociaux. La production de sens et d’énoncés, de versions du monde se fait dans une perspective militante. Action pratique et action théorique se veulent en étroites relations. Au cours

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des années cinquante, Lefort, et quelques autres, s’en éloignent en désaccord sur le bien-fondé de l’existence d’un parti révolutionnaire. « L’affirmation que la nécessité du parti ne peut être mise en cause sans que ne le soit en même temps la conception marxiste du prolétariat nous paraît erroné »54 ou encore « L’histoire du prolétariat est donc expérience, et celle-ci doit être comprise comme progrès d’auto-organisation »55 ou encore « dire que la classe ouvrière est incapable d’assurer elle-même son rôle historique et qu’elle doit être protégée contre elle-même par un corps révolutionnaire spécialisé : c’est-à-dire à réintroduire la thèse majeure du bureaucratisme que nous combattons »56. Ou sur le rôle d’une avant garde révolutionnaire : « Une telle collectivité ne peut se proposer pour but que d’exprimer à l’avant-garde ce qui est en elle sous forme d’expérience et de savoir implicite ; de clarifier les problèmes économiques et sociaux actuels. En une manière elle ne peut se fixer pour tâche d’apporter à l’avant garde un programme d’action à suivre, encore moins un organisation à rejoindre »57. De son côté, Castoriadis voit dans Socialisme et Barbarie le noyau du parti révolutionnaire à venir.

73 Dans son rapport au marxisme, le jeu de Lefort est tout à la fois libre et situé, et ce dès ses premiers textes. Daniel Guérin publie en 1936 Fascisme et grand Capital. Réédité après la guerre, Merleau-Ponty suggère à Lefort d’en faire un compte rendu pour les Temps Modernes. Il reproche à Guérin de n’avoir traité le fascisme que comme un phénomène économique.

74 « La tâche de Daniel Guérin consistait d’abord à nier l’originalité radicale du fascisme en prouvant qu’il était encore une modalité du capitalisme et à montrer que la dialectique de la lutte des classes, n’avait jamais été démentie, c’est-à-dire que le monde restait compréhensible selon une perspective marxiste. À cet égard, Fascisme et grand capital est un titre significatif. Il annonce qu’en dépit de ses manifestations sociales ou culturelles le fascisme doit être traité comme un phénomène économique capitaliste… mais le fascisme déborde sa signification économique »58.

75 La critique, faisant un pas de côté par rapport à l’économie, est située par rapport au marxisme, elle introduit également la question de l’expérience humaine.

76 « L’étude concrète de Daniel Guérin nous fait très clairement comprendre qu’il n’y a aucune différence essentielle entre le capitalisme et le fascisme, mais il reste une différence entre l’histoire « vraie », au regard de laquelle le fascisme n’est rien d’absolument neuf, tout juste un cas particulier de la lutte des classes, et l’histoire effective, dans laquelle il peut durer toute une vie d’homme et plus longtemps »59.

77 Rôle d’un parti et par conséquent politique de l’intellectualité et distribution des capacités à constituer le réel en objet de connaissance, niveaux de la réalité sociale, place de l’expérience humaine, le marxisme comme ressource analytique… Ces questions sont à l’œuvre chez Lefort dans sa participation au mouvement révolutionnaire. Elles le sont également dans le dialogue qu’il engage, épris de textes ethnologiques dès sa jeunesse, avec les sciences sociales à propos des modalités d’analyse des mondes sociaux60.

78 Dans ce dialogue, l’Essai sur le don de Marcel Mauss nous semble occuper une place particulière. « L’échange et la lutte des hommes » paraît dans Les Temps modernes en 1951. Le texte de Mauss se voit doter d’une portée qui va au-delà du sociologique ou de l’ethnographique, un essai sur les fondements de la société. « La question critique : “À quelles conditions une société est-elle possible ?” est constamment sous-entendue au cours de l’interprétation des formes primitives de l’échange »61. Son auteur serait le

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contributeur à un nouveau rationalisme à l’instar de Hegel, Marx ou Husserl. Avec le potlatch et sa description Mauss toucherait « l’instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d’eux même et de leur situation vis à vis d’autrui »62. Le don est lu comme un moment conscient de la fondation du social. La possibilité d’une rupture de la relation est consciente. « Nous avons déjà dit qu’il y avait un artifice à substituer au sentiment d’obligation de l’échange un prétendu fait de l’obligation ; cet artifice [...] nous paraît d’autant plus visible que dans l’expérience les hommes ont conscience que le contrat peut être rompu »63. Les hommes savent que l’établissement de l’échange relève de leur action. « Les exemples qu’il (Mauss) donne montrent que les hommes appréhendent effectivement l’échange, comme à rétablir par eux, comme « ouvert », non comme une réalité qui les dépasse et les contraint rigoureusement »64. Dans le potlatch l’homme joue son statut et « l’idée qu’il se fait de lui-même »65. « Non seulement il (le don) est un acte, mais l’acte par excellence par lequel l’homme conquiert sa subjectivité »66.

79 Le don est l’acte par lequel l’homme se révèle pour l’homme et par l’homme. Donner en supposant un retour suppose qu’autrui est un autre moi qui doit agir comme moi, geste qui conforte ma propre subjectivité. C’est la découverte de la différence et de la similitude. « On ne donne pas pour recevoir ; on donne pour que l’autre donne »67. Dans ce mouvement il y a reconnaissance des uns par les autres, mais aussi constitution d’un collectif qui n’abolit pas la pluralité des sujets, chacun affirmant sa subjectivité, le tout reposant sur l’expérience sociale du don.

80 Le potlatch est aussi destruction des choses offertes. Les Haida, écrit Lefort citant Mauss, tuent la richesse. L’auteur du potlatch met l’autre au défi de nier la richesse comme lui. Il s’élève au dessus de ce qu’il possède en déchirant les étoffes, jetant les colliers à la mer, brulant ses maisons. Pour Lefort, il dit ainsi ce qu’il n’est pas. Le potlatch parce qu’il est destruction de choses, confirme aux hommes qu’ils n’en sont pas, et que la constitution d’un je collectif passe par une rupture avec la nature.

81 La vie sociale se fonde là non sur l’échange de biens, mais sur leur destruction qui vient introduire une rupture entre ces biens et ceux qui les manipulent. Et d’objecter à Marx que « la théorie du troc primitif qu’il défend avec Engels correspond encore à une projection du présent sur le passé. C’est parce que dans la société capitaliste moderne on discerne un ordre économique qui fonde les autres phénomènes sociaux, qu’on imagine que dans la réalité les échanges humains sont d’abord économiques »68.

82 Dans sa lecture de l’Essai sur le don, Claude Lefort se démarque également de son interprétation lévi-straussienne. « C’est la signification que vise Mauss, non le symbole ; c’est à comprendre l’intention immanente aux conduites qu’il tend, sans quitter le plan du vécu, non à établir un ordre logique en regard duquel le concret ne serait qu’apparence »69. La mathématisation, le passage de l’échange pensé à un cycle de réciprocité entre des lignées fait disparaître les sujets conscients, « la pluralité des consciences est réduite à une pluralité se symboles »70. Et de la même manière que Pierre Clastres, Claude Lefort pense que Claude Lévi-Strauss « oublie seulement que le système n’est obtenu qu’au prix de la négation du social. Certes les mathématiques peuvent me permettre de donner une représentation exacte des phénomènes sociaux, mais cette exactitude est si peu la réalité que je ne l’acquiers que par une réduction : je pose un ensemble de signes comparables et transposables à la place d’un monde de sujets se constituant comme objets-sujets »71. Pour Lefort la mathématisation n’est qu’une expression partielle de la réalité subordonnée à la compréhension du sens,

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réifiant sans doute les hommes là où précisément le potlatch des détache d’un statut de choses.

83 Une telle critique s’articule à son engagement et à sa critique du marxisme. Dans « Expérience prolétarienne » publié en 1952 dans Socialisme et Barbarie, il conteste une lecture du marxisme qui convertirait la théorie de la lutte des classes en une science économique, établissant des lois à l’image de la physique, déduisant la superstructure et des comportements de classe d’une base économique. Il ne peut suivre un Marx qui ferait des classes sociales des personnifications de catégories économiques, le travail pour le prolétariat et le capital pour la bourgeoisie, la lutte des classes se voyant alors réduite au reflet d’un conflit objectif entre l’essor forces productives et celui des rapports de production : Comme ce conflit résulte lui-même du développement des forces productives, l’histoire se trouve pour l’essentiel réduite à ce développement, insensiblement transformée en un épisode particulier de l’évolution de la nature. En même temps qu’on escamote le rôle des classes, on escamote celui des hommes 72.

84 Et d’ajouter : « Non seulement Marx se distingue de cette théorie, mais il en fait une critique explicite dans ses œuvres philosophiques de jeunesse ; la tendance à se représenter le développement des sociétés en soi, c’est-à-dire indépendamment des hommes concrets et des relations qu’ils établissent entre eux, de coopération ou de lutte, est, selon lui, une expression de l’aliénation inhérente à la société capitaliste »73.

85 La réponse réside dans l’expérience concrète du prolétariat qui ne s’est pas contenté de réagir à des conditions concrètes, économiques.

86 D’un point de vue politique, on peut lire là en filigrane la question du parti révolutionnaire et celle des enquêtes ouvrières qu’entend susciter Socialisme et Barbarie. Et c’est ce que l’on appelle généralement le « jeune Marx » qui est mis en avant, celui de L’Idéologie allemande, principale référence de ce texte, celui d’avant la fameuse coupure épistémologique de 1845 mise en avant plus tard par Louis Althusser dans Pour Marx74. Ailleurs Lefort qualifie Marx de positiviste75.

87 Une parenté est dressée entre ce jeune Marx et Marcel Mauss, bien que le second ne connaisse pas le premier, dans le refus de la société comme abstraction, une volonté d’élucider des rapports concrets, un homme total « porteur d’une vérité sociale et historique »76. Loin de construire des systèmes de causalité expliquant un phénomène social par un autre, il s’agit pour Mauss « de relier tous les traits économiques, juridiques, religieux, artistiques d’une société donnée et de comprendre comment ils conspirent au même sens »77.

5. Le marxisme comme prédateur politique

88 « Les marxistes et leur anthropologie » est le dernier texte écrit par Pierre Clastres avant sa mort accidentelle, un texte qu’il n’a pas relu et qui a été retranscrit par ses éditeurs. Un texte d’ailleurs dont certains passages n’ont pu être déchiffrés. Sa publication dans le numéro 3 de la revue Libre 78 s’accompagne d’un chapô : « Ces pages ont été rédigées par Pierre Clastres quelques jours avant sa mort. Il n’a pu en assurer lui-même la transcription et la révision. D’où quelques problèmes de déchiffrement du manuscrit. Les mots douteux sont placés entre crochets. Les mots ou expressions illisibles ont été laissés en blanc »79.

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89 Il s’agit d’un « vigoureux pamphlet » « d’une écriture joyeuse » écrit Michel Cartry80. De fait le ton est polémique et violent, tranchant avec le caractère policé que revêtent parfois les polémiques en sciences sociales. Pour exemple : Ce n’est pas que ce soit très amusant, mais il faut réfléchir un peu à l’anthropologie marxiste, à ses causes et à ses effets, à ses avantages et à ses inconvénients. Car si, d’une part, l’ethno-marxisme constitue un courant encore puissant des sciences humaines, l’ethnologie des marxistes est, d’autre part, d’une nullité absolue, ou plutôt radicale ; elle est nulle à la racine [...] Il convient donc de s’interroger sur ce néant qui déborde d’être (on verra de quel être il s’agit), sur cette conjonction entre discours marxistes et société primitive81. Si les marxistes brillent, ce n’est pas par le talent, car ils en sont fort dépourvus, par définition pourrait-on dire : la machine marxiste ne fonctionnerait précisément pas si ses mécaniciens avaient le moindre talent, ainsi qu’il apparaitra82. Soit par exemple Meillassoux. Il serait, dit-on, une des têtes pensantes (pensantes !) de l’anthropologie marxiste83. Soit par exemple Godelier. Il s’est acquis une considérable réputation (dans le bas de la rue de Tournon) de penseur marxiste. Son marxisme attire l’attention, car il paraît moins rugueux, plus œcuménique que celui de Meillassoux. Il y a du radical- socialiste chez cet homme-là (rouge en dehors, blanc en dedans) [...]. C’est un athlète de la pensée : il a entrepris de faire la synthèse entre structuralisme et marxisme. Il faut le voir sautiller de Marx à Lévi-Strauss. (Sautiller ! comme s’il s’agissait d’un oisillon ! Ce sont des embardées d’un éléphant)84.

90 Au-delà de cette virulence, mais cela compte sans doute comme une réponse à la hauteur de la violence ressentie, la façon dont Clastres saisit le marxisme en tant qu’il est à l’œuvre en anthropologie, peut être circonscrite en 6 temps.

91 1. Le marxisme s’insère dans un vide laissé par l’analyse structurale, critiquée par Pierre Clastres dans deux de ses objets majeurs. Si la connaissance des phénomènes de parenté d’une société est certes importante, pour autant la réduction du social à la parenté fait rater sa cible à l’anthropologie. « [...] lorsqu’on a bien dépiauté un système de parenté, on n’est guère avancé dans la connaissance de la société qui le met en œuvre, on se trouve encore sur le seuil. Le corps social primitif ne se rabat pas sur les liens du sang et d’alliance, il n’est pas seulement une machine à fabriquer des relations de parenté. Parenté n’est pas société : est-ce à dire que les relations de parenté soient secondaires dans le tissu social primitif ? Bien au contraire : elles sont fondamentales »85. Si la société « primitive » ne peut se penser sans les relations de parenté, la penser en ces seuls termes est réducteur et n’apprend rien sur « l’être social primitif ». Pierre Clastres conteste en particulier la seule fonction donnée par le structuralisme à la parenté, la codification de la prohibition de l’inceste, et le passage de la nature à la culture, et non la particularité de l’homme primitif, le caractère irréductible de la société « primitive ». L’analyse structurale des mythes ne trouve pas plus grâce aux yeux de Clastres, reprochant à Lévi-Strauss de la cantonner à une visée interne, de porter son attention à la relation des mythes entre eux, « par élision du lieu de production et d’invention du mythe, la société ». « Que les mythes se pensent entre eux, que leur structure soit analysable, c’est certain… mais en un sens secondaire : car ils pensent d’abord la société qui se pense en eux, et là réside leur fonction ». Là aussi, le structuralisme rate la cible : les mythes en tant qu’ils constituent le discours d’une société sur elle même, et par conséquent comportent une dimension sociale et politique. Pour les mêmes raisons, le structuralisme ne pense pas le rite, expérience privilégiée de la vie sociale primitive. C’est par là que Clastres commence sa Chronique des Indiens Guayaki, une naissance, dans un premier chapitre nommé de même. « Je me

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précipite sur ses talons, espérant que le bébé n’est pas né depuis trop longtemps et que je trouverai encore de quoi satisfaire ma curiosité ethnographique [...] quels mots rares de bienvenue au nouvel arrivant, quels rites d’accueil d’un petit Indien risquent de m’échapper à jamais [...]. Toute naissance est vécue dramatiquement par le groupe en son entier, elle n’est pas la simple addition d’un individu supplémentaire à telle ou telle famille, mais une cause de déséquilibre entre le monde des hommes et l’univers des puissances invisibles, la subversion d’un ordre que le rituel doit s’attacher à rétablir »86. C’est aussi l’objet de son texte sur la torture comme opération sociale sur le corps des jeunes gens, inscription d’un savoir et d’une appartenance87.

92 Le vide laissé par le structuralisme ouvre, par un effet d’aubaine, un espace que le marxisme prétendant à dire le vrai sur l’ensemble des mondes sociaux et historiques, se doit d’investir. Sans discours sur les sociétés primitives, point de possibilité d’énoncer des lois générales sur l’histoire.

93 2. L’application du marxisme aux sociétés primitives repose sur une dénégation des faits ethnographiques, sur la préexistence d’un discours tout prêt qui fait entrer « à coups de pieds » dans la société « primitive » les catégories marxistes de rapports de production, de développement des forces productives. « Godelier ceci dit ne manque pas de santé : voilà un bonhomme qui, avec la bonhommie d’un bulldozer, écrase les faits ethnographiques sous la doctrine qui le fait vivre »88. Le premier plan donné à l’économique ne relève pas d’un enjeu descriptif mais de la possibilité de l’universalité du marxisme puisque l’économie est « la mesure marxiste des faits sociaux »89 : les rapports de parenté sont des rapports de production et les ainés exploitent les cadets, les sociétés primitives ne sont pas spécifiques, elles ne sont que pré-capitalistes. Pour Clastres l’application de la catégorie de production aux sociétés « primitives » n’a pas de sens, elles sont au contraire des « “machines” anti-production »90. La production n’y constitue pas une instance déterminante : « C’est le social qui règle le jeu économique, c’est, en dernière instance, le politique qui détermine l’économique »91. Et Clastres de réduire le marxisme à une possible région du savoir, celui qui porte sur les sociétés divisées où la sphère de l’économie serait centrale. Et de conclure dans son introduction à l’ouvrage de Sahlins, « Leurs dérisoires entreprises ont le même lieu de naissance, elles produisent les mêmes effets : ils font, les uns et les autres, une ethnologie de la misère. Et c’est le grand mérite de Sahlins que de nous aider à comprendre la misère de leur ethnologie »92.

94 3. Le registre des anthropologues marxistes est celui du catéchisme, ils visent à l’orthodoxie, se querellent sur les bonnes lectures et interprétation du Dogme, loin de tout surgissement d’idée. « Tous dévots de la même doctrine, ils professent la même croyance et psalmodient le même credo ; chacun veillant à ce que son voisin respecte dans l’orthodoxie la lettre des cantiques qu’entonne ce chœur peu angélique »93. Ainsi les querelles entre Meillassoux et Godelier sur les bons usages des catégories du marxisme pour exemple.

95 4. Les anthropologues marxistes entretiennent un rapport particulier à la politique dans l’invective aux théories concurrentes. Ainsi les réactions de Meillassoux face aux critiques d’Alfred Adler94. Il faut être du bon ou du mauvais côté : Billancourt ou Pinochet, ironise Clastres. Le marxisme ne produit pas un discours scientifique mais un discours idéologique, se constituant de plus en un scientisme, en discours qui énonce la loi du mouvement historique. Pour Clastres, « Meillassoux, Godelier et consorts, qui sont-ils : ce sont des Lyssenko des sciences humaines ». Leur intérêt pour les sociétés

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primitives ne serait qu’un prétexte à la conquête de pouvoir. Le lieu réel où il se trouve et où il convient de les dénoncer, c’est celui de l’affrontement politique dans sa dimension idéologique. « Les staliniens ne sont pas en effet n’importe quels conquérants du pouvoir [...] ils affirment détenir un savoir total pour légitimer l’exercice d’un pouvoir total »95. Clastres lui-même se défend de faire de la politique lorsqu’on lui reproche de construire les sauvages en modèles. Ainsi de la polémique avec Pierre Birnbaum portant sur la postface commune qu’il fait, avec Claude Lefort, du Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie : « Il paraît, d’après l’auteur, que j’invite mes contemporains “à envier le sort des sauvages”. Candeur ou roublardise ? Pas plus que l’astronome n’engage autrui à envier le sort des astres, je ne milite en faveur du monde des sauvages. Birnbaum me confond avec les promoteurs d’une entreprise dont je ne suis pas actionnaire (Robert Jaulin et ses acolytes). Birnbaum ne sait donc pas repérer les différences ? Analyste d’un certain type de société, je tente de dévoiler des modes de fonctionnement et non d’élaborer des programmes : je me contente de décrire les sauvages, mais peut-être est-ce lui qui les trouve bons ? Passons donc sur ces futiles et très peu innocents bavardages sur le retour du bon sauvage »96.

96 5. L’application des catégories du marxisme aux sociétés « primitives » ne comble pas les manques du structuralisme. La fonction de la parenté n’est pas la production mais de faire des parents. La nomination qu’elle opère détermine l’être sociopolitique de la société « primitive ». La nomination est le nœud entre parenté et société, ce que rate le marxisme en faisant de l’économie un tel nœud. Dans le domaine des mythes, il est impossible de leur appliquer, comme le fait Godelier, la notion d’idéologie. Marx attache ce concept à des sociétés divisés en classe, l’idéologie ayant pour objectif de masquer cette division.

97 6. « Ni marxiste, ni ethnologue ! » en conclut Pierre Clastres à son propos97. « Les marxistes n’ont rien à voir avec Marx »98, qui tente de penser, avec réussites et échecs, le capitalisme occidental et l’histoire qui le fait naître. Et de contester les usages de la notion d’idéologie par Godelier ou d’État par Meillassoux ; d’assigner le marxisme à une région de l’histoire humaine.

98 Sous la plume de Clastres, face à un structuralisme défaillant, le marxisme en anthropologie est une politique de la prédation : une théorie qui assimile les signes de l’altérité, et réduirait le caractère irréductible des sociétés « primitives », en l’intégrant et par là, la neutralisant, dans un mouvement de l’histoire dont les lois seraient énoncés depuis les théories occidentales. Ce qui évidemment vient heurter de plein fouet sa posture : C’est de révolution copernicienne qu’il s’agit. En ce sens que, jusqu’à présent, et sous certains rapports, l’ethnologie a laissé les cultures primitives tourner autour de la civilisation, occidentale, et d’un mouvement centripète, pourrait-on dire. Qu’un renversement complet des perspectives soit nécessaire (pour autant que l’on tienne réellement à énoncer sur les sociétés archaïques un discours adéquat à leur être et non à l’être de la nôtre), c’est ce qui nous paraît démontrer d’abondance l’anthropologie politique99.

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NOTES

1. Dupré, Godelier, Meillassoux, Rey, Terray… 2. Dans la plupart des cas, chacune des figures est construite à l’aide d’un auteur exemplifié. 3. Karl MARX, Œuvres. Économie II, Édition établie par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, 1968, p. 1866. 4. Karl MARX, The Ethnological notebooks of Karl Marx, traduites et éditées par L. Kraber, Assen, Van Gorum, seconde édition, 1974. 5. Friedrich ENGELS, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, http://classiques.uqac.ca/ classiques/Engels_friedrich/Origine_famille/Origine_famille.html, p. 6. 6. Alain TESTART, « Morgan Lewis Henry » in : Pierre BONTE et Michel IZARD (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 1991, p. 486-487. 7. Jean SURET-CANALE, « Lewis H. Morgan et l’anthropologie moderne », La Pensée 171, 1973, p. 75. 8. Ibid., p. 76. 9. Ibid. 10. Ibid., p. 79. 11. Ibid., p. 77. 12. Maurice GODELIER, « Lewis Henry Morgan (1818-1881) » in : Horizons et trajets marxistes en anthropologie II, Paris, Maspero, 1973, p. 58. 13. Au sens de Louis Althusser, c’est-à-dire une lecture qui met en œuvre une interrogation sur ce que les textes doivent à ce qu’ils ne maîtrisent pas. Le texte de Terray est d’ailleurs publié dans la collection « Théorie » chez Maspero, dirigée par Althusser et où ont été publiés son Pour Marx et Lire le Capital. 14. Emmanuel TERRAY, Le Marxisme devant les sociétés « primitives », Paris, Maspero, 1969, p. 17. 15. En 1870-1871, Morgan se rend en Europe, il rend visite à Darwin dans le Kent. Anne RAULIN, « Sur la vie et le temps de Lewis Henry Morgan », L’Homme 195-196, 2010, p. 225-246. 16. Emmanuel TERRAY, op. cit., p. 17. 17. Ibid., p. 28. 18. Ibid. 19. Ibid., p. 29. 20. Cité ibid., p. 43. 21. Ibid. 22. Ibid., p. 46. 23. Ibid., p. 75. 24. Ibid., p. 91. 25. Claude MEILLASSOUX, « Essai d’interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d’auto-subsistance, Cahiers d’Études Africaines, 4, 1960, p. 38-67. 26. Ibid., p. 41. 27. Ibid., p. 40. Il fait en particulier référence à la Contribution à la critique de l’Économie Politique de Marx. 28. Jean COPANS, « Claude Meillassoux (1925-2005) », Cahiers d’études africaines [En ligne] 177, 2005, mis en ligne le 08 avril 2005, consulté le 17 novembre 2013. URL : http:// etudesafricaines.revues.org/4887. Emmanuel TERRAY, « Claude Meillassoux (1925-2005) », L’Homme, 174 | octobre-décembre 2005, [En ligne], mis en ligne le 22 avril 2005. URL : http:// lhomme.revues.org/1795. Consulté le 17 novembre 2013. 29. Claude MEILLASSOUX, Anthropologie économique des Gouros de Côte d’Ivoire, Paris/La Haye, Mouton et Maison des Sciences de l’Homme, 1964. p. 18.

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30. Claude LÉVI-STRAUSS, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris/La Haye, Mouton and Co et Maison des sciences de l’homme, 1967, p. 565. 31. Ibid., p. 159-160. 32. Ibid., p. 161. 33. On se reportera à ce propos à Jacques RANCIÈRE, Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992 ; et Pierre CARRARD, Poétique de la Nouvelle Histoire. Le discours historique en France de Braudel à Chartier, Lausanne, Payot, 1998. 34. Fernand BRAUDEL, « Préface à la seconde édition » in : Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. 1. La part du milieu, Paris, Armand Colin, 1990, p. 20. 35. Charles PARAIN, La Méditerranée. Les hommes et leurs travaux, Paris, Gallimard, 1936. On trouve aussi dans cette collection, fondée en 1932, La Civilisation du Renne de Leroi-Gourhan et L’Homme et les plantes cultivées de Haudricourt et Hénin publiés respectivement en 1936 et 1943, le premier dans la section « Une civilisation du … » appuyée sur la notion de genre de vie comme principe de groupement des hommes et entendant montrer la mécanique de la vie humaine autour d’un produit, l’autre correspondant à l’esprit de la section « L’Homme et les éléments » entendant traiter de la bataille des hommes contre les éléments pour améliorer leur sort et limiter leurs aléas. On y trouve ainsi L’homme et la montagne, et les iles, et la côte, et le Sahara… Le livre de Parain entre dans la troisième section « Monographies » qui permet de « reconstituer la vie humaine soit dans un cadre régional déterminé, soit façonnée par un genre de vie spécial. » 36. Pour une analyse détaillée de cette archive, cf. Noël BARBE, « Dans un papier kraft… Braudel lu par Charles Parain ou Marx à la trace » in : Noël BARBE et Jean-François BERT (dir.), Penser le concret. A. G. Haudricourt, A. Leroi-Gourhan et C. Parain, Paris, Creaphis, 2011, p. 33-57. 37. Karl MARX, Œuvres. Économie I, Édition établie par Maximilien RUBEL, « Le Capital Livre premier », Paris, Gallimard, 1965, p. 1146. Sur la critique de Malthus par Marx, on se reportera utilement à Karl MARX, Friedrich ENGELS, Critique de Malthus, introduction, traduction et notes par Roger Dangeville, Paris, Maspero, 1978. 38. Maurice GODELIER, « Modes de production, rapports de parenté et structures démographiques », La Pensée 172, 1973, p. 8. 39. Ibid., p. 9. 40. Ibid., p 11-12. 41. Maurice GODELIER, « Économie » in : Robert CRESSWELL (dir.), Éléments d’ethnologie. 2. Six approches, Paris, Colin, 1978, p. 1020. 42. . CENTRE D’ÉTUDES ET DE RECHERCHES MARXISTES, Sur le mode de production asiatique, Paris, Éditions sociales, 1969. 43. Parmi d’autres. 44. Claude MEILLASSOUX, Anthropologie économique des Gouros de Côte d’Ivoire, op. cit.. 45. Ce texte est le second de Le Marxisme devant les sociétés « primitives », op. cit. 46. Emmanuel TERRAY, Le Marxisme devant les sociétés « primitives », op. cit., p. 97. 47. Claude LEFORT, Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, p. 224. 48. Ibid., p. 224-225. 49. Claude LEFORT, « Kravchenko et le problème de l’URSS », Les Temps Modernes, 29, p. 1490-1516. 50. Claude LEFORT, « Le marxisme et Sartre », Les Temps Modernes, 89, 1953, p. 1541-1570. 51. Claude LEFORT, Éléments d’une critique de la bureaucratie, Pais, Gallimard, 1979, p. 268. 52. . Claude LEFORT, « La contradiction de Trotski et le problème révolutionnaire », Les Temps Modernes 39, 1948, p. 48-69. 53. Ibid., p. 57. 54. Ibid., p. 62. 55. Ibid., p. 61. 56. Ibid., p. 68-69.

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57. Ibid., p. 70. 58. Claude LEFORT, Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, p. 32. 59. Ibid., p. 34. 60. Et non pas à côté. Lorsqu’Alain CAILLÉ écrit sur « Claude Lefort, les sciences sociales et la philosophie politique », in C. HABIB et C. MOUCHARD (dir.), La Démocratie à l’œuvre. Autour de Claude Lefort, Paris, Éditions Esprit, 1993, p. 51-77, il ne dit mot de ce rapport premier et pratique au marxisme. 61. Claude LEFORT, Les Formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978, p. 23. 62. Ibid. 63. Ibid., p. 37. 64. Ibid., p. 38. 65. Ibid., p. 39. 66. Ibid., p. 39. 67. Ibid., p. 42. 68. Ibid., p. 27-28. 69. Ibid., p. 24. 70. Ibid., p. 33. 71. Ibid. 72. Claude LEFORT, Éléments d’une critique de la bureaucratie, op. cit., p. 72. 73. Ibid.

74. Louis ALTHUSSER, Pour Marx, Paris, Maspero, 1965. 75. Claude LEFORT, Les Formes de l’histoire, op. cit., p. 289. 76. Ibid., p. 22. 77. Ibid. 78. Pierre CLASTRES, « Les marxistes et leur anthropologie », Libre 3, 1977, p. 135-149. 79. Ibid., p. 135. 80. Michel CARTRY, « Pierre Clastres », Libre 4, p. 49. 81. Pierre CLASTRES, « Les marxistes et leur anthropologie », op. cit., p. 135. 82. Ibid., p. 136. 83. Ibid., p. 139. 84. Ibid., p. 140. 85. Ibid., p. 137. 86. Pierre CLASTRES, Chronique des Indiens Guayaki. Ce que savent les Aché, chasseurs nomades du Paraguay, Paris, Plon, 1972, p. 9-10. 87. Pierre CLASTRES, La Société contre l’État, Paris, Éditions de Minuit, 1974, p. 154. 88. Pierre CLASTRES, « Les marxistes et leur anthropologie », op. cit., p. 143. 89. Ibid., p. 147. 90. Pierre CLASTRES, « Préface » à Marshall SAHLINS, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1946, p. 29. 91. Ibid. 92. Ibid., p. 30. 93. Pierre CLASTRES, « Les marxistes et leur anthropologie », op. cit., p. 139. 94. Alfred ADLER, « L’Ethnologie marxiste : vers un nouvel obscurantisme ? », L’Homme, 1976, n°4, p. 118-128. « Claude Meillassoux » « Sur Deux critiques de « Femmes, greniers et capitaux » ou « Fahrenheit 450, 5 », L’Homme, 1977, n°1, p. 123-128. 95. . Pierre CLASTRES, « Les marxistes et leur anthropologie », op. cit., p. 149.

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96. Pierre BIRNBAUM, « Sur les origines de la domination politique : à propos d’Étienne de La Boétie et de Pierre Clastres », Revue française de science politique, 1977, n°1, p. 5-21 ; Pierre CLASTRES, « Le retour des Lumières », Revue française de science politique, 1977, n°1, p. 27.

97. Pierre CLASTRES, « Les marxistes et leur anthropologie », op. cit., p. 147. 98. Ibid., p. 146. 99. Pierre CLASTRES, La Société contre l’État, op. cit., p. 23.

RÉSUMÉS

Au début des années soixante, en France, une nouvelle anthropologie marxiste semble se développer, revenant et discutant de concepts marxistes, de leurs valeurs heuristique et descriptive, tel le mode de production asiatique, en inventant de nouveaux, par exemple le mode de production lignager. Il ne s’agira pas, dans cette note de recherche, de discuter du bien-fondé de ses thèses, de donner raison à l’un ou à l’autre. Dilatant un peu le champ chronologique, nous tenterons de saisir des formes de présence du marxisme dans l’anthropologie, c’est-à-dire les façons dont il y intervient, les adaptations qui en sont faites, ou encore la manière dont il a pu être perçu au sein de la discipline. Sans souci d’exhaustivité, ce sont cinq figures que l’on peut mettre en avant : la qualification et la constitution d’ancêtres communs, la remise en ordre des systèmes de causalité, les tentatives de disciplinarisation autour du bon usage des concepts, la pluralité des Marx et enfin le marxisme pour partie ou totalité disqualifié. Chacune de ces figures, dans la plupart des cas, est construite à partir d’un auteur exemplifié.

At the beginning of the Sixties, in France, a new Marxist anthropology seems to develop. She discusses the Marxist concepts and their value (the Asiatic mode of production). She produces it of new (lineage mode of production). It is not a question, in this note of research, of discussing the legitimacy of its theses. We shall rather try to seize forms of presence of the Marxism in the anthropology: the manners of which he intervenes there, the adaptations that are made, or the way he could be perceived within the discipline. It is five figures which we can put forward: the qualification and the constitution of common ancestors, the cleaned up of the systems of causality, the discussions about the good use of the concepts, the plurality of Marx and finally the Marxism partly or totality disqualified.

Auf welche Art greift er ein, welchen Anpassungen unterliegt er, wie wurde er im Rahmen dieser Disziplin empfunden?

AUTEUR

NOËL BARBE Noël Barbe est chercheur au IIAC (CNRS-EHESS-min. Culture) où ses travaux portent sur l’anthropologie du geste artistique, de la politisation de l’action patrimoniale et l’histoire des savoirs anthropologiques. Conseiller pour l’ethnologie à la direction régionale des Affaires culturelles de Franche-Comté, il a conduit et dirigé de nombreuses recherches-actions. Il assure

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la direction scientifique de l’ethnopôle « Courbet » où il co-dirige la collection « Cahiers de l’ethnopôle » aux éditions Sekoya. Il enseigne à l’Université de Strasbourg et a assuré le commissariat de plusieurs expositions. Dernières publications : Courbet, peinture et politique (avec Hervé Touboul), Besançon, 2013 ; « Isac Chiva, ethnologie et politique patrimoniale », Terrain, n° 60, 2013, p. 148-163. Dernière exposition : Lip 73… çà peut toujours servir, Besançon, 2013.

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Le marxisme sous le prisme des « avant-gardes » artistiques Marxism through the prism of artistic “avant-garde”. A case study of Guy Debord in the 1950s and the 1960s Der Marxismus um Prisma der künstlerischen „Avant-garde“

Éric Brun

Le cas de Guy Debord dans les années 1950-1960

1 Questionner la place du marxisme dans le champ intellectuel revient à analyser les modalités de ses mobilisations successives et sous des formes variées dans cet espace. La sociologie des champs telle que l’a initiée Pierre Bourdieu nous incite à traiter les processus de circulation et de réception des œuvres, des idées et autres labels théoriques, en tentant d’échapper à l’alternative entre leur analyse interne en tant qu’« influences » intellectuelles (approche qui a l’inconvénient de prêter aux idées une efficace propre) et leur réduction à l’expression d’intérêts de groupes sociaux (approche qui a l’inconvénient de négliger l’autonomie relative des univers symboliques où se produisent des biens culturels) 1. Dans sa sociologie de la production des biens culturels, Bourdieu a ainsi proposé la métaphore de la « réfraction », en remplacement de la métaphore marxiste du « reflet » 2. Pour lui, les contraintes économiques ou politiques ne sont pas sans effets sur les champs de production culturelle, mais sous une forme « réfractée » par les enjeux propres à ces univers, par l’intermédiaire principalement d’une transformation des rapports de force entres différentes populations et conceptions en leur sein. On peut alors se demander si cette métaphore de la « réfraction » est susceptible de s’appliquer à l’analyse des réceptions et usages de productions intellectuelles, et ici aux réceptions et usages de cet ensemble pourtant particulièrement « politisé » d’idées, écrits, concepts, labels et auteurs qui sont susceptibles de définir le « marxisme ».

2 L’histoire des usages du marxisme par les intellectuels français a jusqu’ici privilégié des facteurs politiques – quand elle ne relève pas d’une lecture grossièrement

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« culturaliste » portée à dénoncer les excès d’une tradition politique française « jacobine » et les aveuglements de ses intellectuels 3. Elle se confond alors presque entièrement avec une histoire de la séduction du PCF sur les intellectuels, et des événements politiques à l’origine de leur progressive désillusion. On voudrait a contrario apporter ici une modeste contribution, à partir du cas des usages du marxisme dans les années 1950-1960 par un acteur des « mouvements d’avant-garde », Guy Debord (1931-1994), sur la manière dont on peut mobiliser cette métaphore de la « réfraction » et le concept bourdieusien « d’effet de champ » pour une histoire sociale de la circulation du marxisme. Dans quelle mesure les « conjonctures » ou « événements » politiques rendent-ils compte de son emploi du marxisme, du type de marxisme privilégié par lui, de l’évolution dans le temps de celui-ci ? Dans quelle mesure faut-il à l’inverse faire intervenir d’autres facteurs, d’autres éléments de « contexte », comme la dynamique d’un champ ou, au niveau « individuel » ici privilégié, la position occupée en son sein ?

3 Fondateur en 1952 de l’Internationale lettriste (IL) – scission du mouvement lettriste fondé par Isidore Isou en 1946 4 –, puis en 1957 de l’Internationale situationniste (IS), l’ambition qui anime Guy Debord et ses groupes successifs est d’expérimenter des moyens d’intervention sur la vie – par la construction de villes et de jeux nouveaux notamment –, pour faire de celle-ci une succession de « situations » bouleversantes et passionnantes, construites librement et consciemment. Le groupe de l’IL est un groupe très marginal et presque invisible dans les champs littéraire et artistique, composé principalement d’aspirants poètes/écrivains/artistes n’ayant quasiment rien produit en dehors de leur participation aux revues successives du groupe. La fondation de l’IS en 1957 coïncide avec l’évolution des alliances de Debord, en direction cette fois de plasticiens issus de différents pays européens et réunis par le danois Asger Jorn (1914-1973), ancien animateur de Cobra. Portant d’abord son action vers le champ artistique (publication d’une revue théorique sur l’art et la culture, réalisation de films expérimentaux, etc.), Debord a ensuite impulsé une mutation du mouvement situationniste vers les pôles « révolutionnaires » des champs intellectuel et politique. À partir du début des années 1960, l’IS devient en effet un groupe de théoriciens politiques, opérant une relecture des écrits de Marx, et qui trouvera autour de 1968 un certain succès parmi la jeunesse contestataire. Cependant, les références faites à Marx et au marxisme sont antérieures à ce repositionnement. Dès 1954, Debord et ses compagnons de l’IL se réclament de la théorie du « matérialisme historique », s’appuient sur certains écrits de Marx et du marxisme et prennent position politiquement en faveur d’une révolution prolétarienne.

4 Je tenterai ici de défendre l’hypothèse que les premiers usages de Marx par Debord se comprennent dans le cadre des luttes de classement propres au « sous-champ » constitué par les groupes et courants (passés ou présents) qui ont en commun la prétention d’incarner la culture d’« avant-garde » et/ou « révolutionnaire ». Je montrerai par ailleurs que la transformation ultérieure des usages de Marx par Debord n’est pas une conséquence directe des événements de 1956, mais indirecte : ceux-ci n’exercent des effets sur Debord que par l’intermédiaire d’une transformation de ses possibles théorico-politiques et de son espace de positionnement. Pour réaliser ces analyses en termes « d’effets de champ » et de « réfraction » sans pour autant céder devant l’analyse des idées elles-mêmes, je me suis efforcé de dégager les références (explicites, indirectes ou de l’ordre d’emprunts « libres ») faites à différents éléments généralement associés au marxisme (labels, idées, noms propres, etc.) par Guy Debord

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(dans l’IL puis dans l’IS), et les modalités de leur apparition. J’ai autrement dit retracé la chronologie de ces références au marxisme dans les productions de Debord (principalement écrites), et tenté de dégager le rôle qui leur y est assigné et le sens qui leur y est conféré en rapport notamment à différentes controverses théorico-artistico- politiques dans lesquelles son groupe, revendiquant une position d’avant-garde dans la culture, est amené à s’inscrire.

Une conjoncture politique favorable aux emplois du marxisme

5 À la Libération, du fait du rôle de l’URSS dans la victoire des alliés et de celui des communistes français dans la Résistance, le PCF étend son audience dans la population et devient une des principales forces politiques de gauche 5. Il conquiert également des positions décisives dans la nouvelle presse et les instances culturelles et bénéficie d’un rayonnement certain chez les intellectuels 6. Plusieurs courants idéologiques sont en effet attirés par le communisme ou contraints de se confronter à lui, ainsi qu’au « marxisme » en tant que « doctrine ». De manière générale, le marxisme se diffuse progressivement au-delà des intellectuels membres du PCF, à travers des usages divers, plus ou moins originaux (et à ce titre, ne se disant pas nécessairement « communistes »). Ainsi, à côté des principaux philosophes communistes (Roger Garaudy, Henri Lefebvre…), ce sont aussi des intellectuels « indépendants » qui se réclament de (certains éléments de) cette « doctrine » et/ou de la pensée de Marx : les existentialistes des Temps modernes 7, divers philosophes « hégéliens » tels que Jean Hyppolite, ou encore des catholiques tels que les « personnalistes » d’Esprit 8 et les animateurs d’Économie et humanisme 9.

6 Avec les débuts de la guerre froide à partir de 1947, le PCF se trouve à nouveau isolé dans l’arène politique « officielle ». Mais outre que cet isolement ne signifie pas pour autant qu’il perd sa position dominante dans ce qu’on pourrait appeler le champ politique radical en France 10, le contexte de la guerre froide invite même à un renforcement de la bipolarisation des enjeux politiques entre « communistes » et « anticommunistes », « pro-soviétiques » et « pro-américains ». Certes, le durcissement idéologique incarné par le jdanovisme – et sa traduction dans les arts dans les principes du « réalisme socialiste » 11 –, ainsi que divers « événements » comme les révélations sur les camps soviétiques, l’excommunication de Tito en 1948, le procès Rajk en 1949, le procès de Slansky et ses associés en 1952, contribuent à l’éloignement d’une partie des intellectuels qui avaient rejoint le mouvement communiste dans la Résistance ou à la Libération, ou s’en étaient simplement rapprochés, comme Merleau-Ponty, Cassou, Martin-Chauffier, la revue Esprit, etc. Cependant, il demeure longtemps difficile de dissocier un engagement auprès du « mouvement ouvrier » d’un engagement auprès du mouvement communiste ou tout du moins d’un soutien apporté au « camp » communiste. Pour le dire autrement, aller contre le mouvement communiste est longtemps rendu difficile par la crainte de se « couper » du prolétariat et d’être assimilé au camp adverse.

7 De telles contraintes politiques à la bipolarisation des engagements sont bien évidemment centrales pour comprendre les prises de position de Guy Debord. Au tout début des années 1950, alors adolescent, il apparaît par exemple favorable aux « communistes » dans le conflit coréen. De même, en 1954, dans le cadre d’une

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polémique avec les surréalistes, l’IL présente ceux-ci sous les traits d’inquisiteurs maccarthystes et déclare qu’en cas de « circonstances qui commandent le choix », elle se trouverait naturellement au côté des « moscoutaires » contre le camp adverse 12. La tendance à la bipolarisation des engagements ne suffit pas pour autant à rendre raison de ses reprises du marxisme, ne serait-ce que parce que tous les artistes de cette époque ne réagissent pas de la même manière aux contraintes politiques. Raisonner en termes d’« effets de champ » permet ici d’entrer plus avant dans la formation des prises de position respectives sur le marxisme. D’autant que les premières reprises du marxisme par Debord (dans les années 1950) prennent sens aussi dans un autre « contexte », celui de l’histoire du surréalisme et des luttes de classement propres aux mouvements artistiques qui se réclament d’un projet d’avant-garde.

Marxisme et luttes de classement entre « avant- gardes »

8 Rappelons ici que dès les années 1930, dans le cadre d’un rapprochement avec les communistes (lors de la guerre du Rif notamment), le mouvement surréaliste, qui se réclame de l’avant-gardisme aussi bien dans la poésie et les arts en général que dans la pensée, se réfère à certains écrits du marxisme – à une époque où l’œuvre de Marx et Engels commence d’ailleurs à être traduite plus systématiquement en français et à être utilisée par des écrivains communistes en tant qu’élément de critique littéraire, c’est-à- dire comme outil permettant de légitimer ou délégitimer des courants littéraires 13. Faute d’avoir jamais réussi à imposer dans le monde communiste leurs conceptions de la culture, les surréalistes prennent rapidement leur distance avec les communistes « officiels » (tout en continuant d’entretenir des liens avec certains de leurs opposants « de gauche ») 14. Le mouvement surréaliste devient même à la Libération l’un des principaux contempteurs de l’URSS stalinienne, du PCF et de ses intellectuels. Il tend alors à se détourner du marxisme en tant que « doctrine » des communistes : dans le tract Rupture inaugurale (1947) ayant pour objectif de se positionner par rapport aux groupes politiques, les surréalistes défendent l’importance première de la libération de « l’esprit » dans le processus révolutionnaire total, et en particulier la nécessité de l’invention de nouveaux mythes. Ils contestent pour ce faire l’idée marxiste d’une détermination du monde des idées et des mœurs par l’économie, en arguant que la morale chrétienne survit au capitalisme 15.

9 Dans le même temps, le surréalisme se heurte à un processus de routinisation, caractéristique des positions « d’avant-garde » dans les champs de production culturelle lorsqu’elles commencent à rencontrer un certain succès 16. Ce processus invite en retour plusieurs nouveaux venus dans les arts, en particulier ceux qui ont été marqués par son sens de la radicalité et de la subversion, à rompre avec les positions surréalistes officielles. Afin de retrouver (sincèrement ou stratégiquement) l’image de rupture qui caractérisait le surréalisme à ses débuts, ils peuvent s’appuyer, outre sur un discours mettant en scène l’usure de l’esthétique surréaliste (qui témoigne au passage de la logique de succession des positions d’avant-garde par le « renouvellement permanent »), sur celui élaboré dans les années d’après-guerre par des intellectuels tels que Maurice Nadeau, Henri Lefebvre, Jean-Paul Sartre, et qui consiste à renvoyer le surréalisme à distance de la révolution authentique. Dans les grandes lignes, ce discours explique que les surréalistes sont aujourd’hui « digérés » ou

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« instrumentalisés » par la bourgeoisie (qui les célèbre) et/ou qu’ils n’ont finalement jamais réussi, comme ils s’en donnaient l’objectif initialement, à « changer la vie » et à « transformer le monde », enfermés qu’ils étaient dans les limites de l’expression artistique individuelle et du scandale littéraire. De telles controverses autour de la célébration ou de l’institutionnalisation d’une école sont fréquentes dans l’histoire des « avant-gardes ». On peut penser qu’elles constituent une des médiations de l’importation du marxisme en milieux artistiques, relu à travers le thème de la « récupération ».

10 Dans les années d’après-guerre, plusieurs surréalistes dissidents emploient en tout cas le marxisme dans le cadre d’une stratégie visant à capter l’héritage de rupture et de radicalité de Breton 17 et à disqualifier ses positions actuelles. C’est le cas en particulier d’une nouvelle génération de poètes « surréalistes » qui a connu la Résistance. En 1947, le belge Christian Dotremont et le français Noël Arnaud lancent ainsi le « surréalisme révolutionnaire », qui déclare sa rupture avec le surréalisme de Breton, attaque les tendances ésotériques et mystiques de ce dernier, et reconnaît à l’inverse les partis communistes comme seules « instances révolutionnaires ». Il s’agit explicitement pour eux de « sauver » le surréalisme des « déviations anti-marxistes » 18. Alors qu’au tout début des années 1950 ils font leurs premières armes dans les arts, Guy Debord et ses compagnons de l’IL mobilisent à leur tour un discours mettant en scène un surréalisme devenu « inoffensif », dont l’effet subversif aurait disparu dans la répétition d’une esthétique de la « surprise », aurait été digéré par un public bourgeois tout prêt désormais à les applaudir en tant qu’école artistique, bref, dont le succès artistique signifierait la perte. La mise en avant d’un engagement révolutionnaire jugé plus « authentique » se trouve alors inscrite au cœur même du « geste » par lequel l’IL (puis l’IS) se positionne dans le champ artistique. On s’en rend compte par exemple dans l’un des premiers articles de Debord publié dans le bulletin de l’IL, Potlatch, intitulé « Pin Yin contre Vaché ». Dans cet article, Debord oppose à l’« apologie d’une fuite à l’intérieur que furent les symboles essentiellement symboliques de Jacques Vaché », la « mutinerie qui gagne » représentée par la figure d’une jeune chinoise qui, contre les carcans familiaux, prend parti pour la révolution nationale de 1927, c’est-à-dire non pour une révolution « intérieure » mais, pourrait-on dire, « réelle » : pour la « guerre civile » 19. Le fait pour l’IL de reprendre des éléments du marxisme 20 apparaît alors comme une manière de manifester l’authenticité de cet engagement révolutionnaire, et comme une référence à l’histoire des avant-gardes artistiques. Cela fait écho en effet à l’histoire du mouvement surréaliste de l’entre-deux-guerres et notamment à son passage, pour paraphraser Maurice Nadeau dont il faut dire que l’Histoire du surréalisme paru en 1946 a sans doute été primordial pour la formation intellectuelle de Debord, « d’un idéalisme assez mystique de toute-puissance de l’esprit sur la matière […] à un matérialisme de révolution dans les choses mêmes » 21.

11 Certes, le recours au marxisme par des groupes d’avant-garde ne saurait refléter une simple opposition de classement entre des « entrants » et des « installés », des « prétendants » et des « établis ». Il existe d’ailleurs plusieurs manières de renvoyer le surréalisme à l’arrière-garde, une d’entre elle (et non des moindres compte tenu de la domination exercée à cette époque par la littérature « engagée » et la conception sartrienne de la responsabilité), étant à l’inverse, comme le fait Isou, le fondateur du lettrisme en 1946, de condamner l’engagement du surréalisme au nom d’une dissociation entre art et éthique, d’un retour à « l’art pour l’art » pourrait-on dire. Il n’en reste pas moins qu’il serait intéressant de tester, par une étude spécifique sur

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l’importation du marxisme parmi les poètes et artistes français, l’hypothèse selon laquelle celle-ci, parallèlement à des éléments de contexte politique, a supposé et nourri à la fois une affinité entre des éléments (possibles) du discours marxiste (en particulier sa conception de l’histoire comme processus global et linéaire de progrès social) et les caractéristiques structurelles du sous-espace social formé par les luttes de classement pour une position dite « d’avant-garde » 22. Les écrits des auteurs de la tradition marxiste (Engels, Luxembourg, Lénine, Trotski, Gramsci…) ne trouvent-t-ils pas un terreau favorable parmi les fractions d’artistes regroupés en « écoles » ou autres « mouvements » et qui, « pris au jeu » d’une surenchère permanente dans la distinction, doivent la valeur de leur position sociale aux lectures téléologiques de l’histoire et à l’affichage d’une rupture authentique avec l’existant (et en particulier avec le « bourgeois ») ?

Enjeux de positionnement à « l’avant-garde » et « retraductions » du marxisme

12 En s’inspirant de l’analyse proposée par Louis Pinto du travail de « retraduction » de la philosophie allemande (et notamment de la philosophie hégélienne) opéré dans le champ philosophique français par ses importateurs 23, on aimerait également montrer, à partir du cas de Debord, que dans le même temps où un « effet de champ » participe de l’intérêt pour le marxisme de poètes et artistes de l’après-guerre marqués par le surréalisme et ses valeurs, les enjeux de positionnement associés à une position d’« avant-garde » dans le champ artistique ne sont pas étrangers à ce qu’ils font concrètement du corpus d’écrits, idées, labels, associés au marxisme : les sélections opérées en leur sein (ce qui est mis en avant, ce qui est mis de côté, ce qui est explicitement critiqué) et les interprétations qui en sont effectuées.

13 Notons d’abord qu’en guise d’écrits marxistes, Debord s’appuie dans un premier temps – si l’on en juge par les références identifiées dans les écrits de l’IL et par les fiches de lecture conservées dans ses archives personnelles (qu’on peut dater approximativement, en grandes périodes, selon le type de papier utilisé et l’écriture) – sur des livres tels que Karl Marx et sa doctrine de Lénine (réédité en 1953 aux éditions sociales), Lénine de Trotsky, Le Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels, autrement dit, sur les livres les plus connus du marxisme, fondateurs du communisme bolchevique. Sans doute cela s’explique-t-il principalement par le fait qu’ils sont plus accessibles que d’autres, et en particulier que les écrits dits « philosophiques » et « de jeunesse » de Marx – même si ces derniers sont déjà traduits en français (depuis peu), sont déjà utilisés par plusieurs philosophes non-communistes, et provoquent d’ailleurs, dès le tournant des années 1950, une controverse sur l’héritage hégélien du marxisme 24. Néanmoins, pour comprendre la nature de ces premiers usages du marxisme, il faut également prendre en compte ce fait qu’il s’agit avant tout pour l’IL de défendre, dans un espace de concurrence spécifique (en l’occurrence face aux surréalistes et au fondateur du lettrisme Isidore Isou), une conception propre de ce qui peut tenir lieu d’avant-gardisme dans la culture. En défendant en 1954 la théorie dite du « matérialisme historique », c’est une manière de se placer dans un vieux débat caractéristique des luttes entre avant-gardes artistiques. C’est une manière de dire en l’occurrence: on ne peut révolutionner vraiment la culture sans l’appui d’une révolution

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prolétarienne, il faut donc s’engager pour cette dernière sans quoi on ne peut être dit véritablement « d’avant-garde ».

14 Ainsi, on retrouve en filigrane des premiers usages et adaptations du marxisme par l’IL les différents enjeux associés à sa position de prétendant à l’avant-garde culturelle : des enjeux de légitimation de soi comme « avant-garde » (comme représentant l’avenir), de disqualification de mouvements rivaux (renvoyés au passé, au public « bourgeois », au système, etc.), ou encore de légitimation d’un rôle propre de l’avant-garde culturelle dans le mouvement révolutionnaire. Les premiers usages de Marx par Debord tiennent d’ailleurs souvent – dans les années 1950 – à l’adaptation ou à la discussion de schèmes d’interprétation marxistes de l’histoire de l’art et de la culture. Ils s’intègrent dans un discours théorique sur l’art, son histoire et son avenir, du type de celui par lequel les mouvements artistiques cherchent traditionnellement à se légitimer comme étant à l’avant-garde d’une évolution artistique en cours. Dans cette optique, Debord est tout à fait disposé à adapter le marxisme dans un sens téléologique, prophétique. S’impose ainsi dans ses écrits, à partir de 1955, l’idée que le développement des forces productives, en particulier les « inventions techniques spectaculaires » 25, en ouvrant de nouvelles possibilités d’action sur la vie, favorise l’apparition de nouvelles revendications et ce faisant condamne l’activité esthétique comme insuffisante, dépassée, au même titre que la religion (activité esthétique qui ne se survivrait que du fait des retards pris par la révolution prolétarienne qui mettra fin au règne de la rareté). Cela lui permet de justifier la nécessité d’un passage du terrain esthétique à celui de la construction des situations de vie, et partant, de légitimer la dimension « avant-gardiste » du mouvement « situationniste ». En quelque sorte, ce mouvement ne ferait qu’apporter au monde les perspectives culturelles exigées par son temps, ne ferait qu’offrir une réponse historiquement nécessaire à une contradiction déjà présente.

15 L’enjeu pour les poètes et artistes situationnistes est aussi de légitimer l’avant-garde artistique dans le mouvement révolutionnaire. Debord relit dans cette optique la théorie du matérialisme historique en développant notamment un discours, qu’on retrouvait déjà chez Breton en 1937, réhabilitant l’action portée sur la transformation des « superstructures ». Dans son Rapport sur la construction des situations annonçant la fondation de l’IS, Debord explique par exemple que « le changement nécessaire de l’infrastructure [peut] être retardé par des erreurs et des faiblesses au niveau des superstructures ». Il « corrige » dans le même temps le schéma marxiste du « reflet » en affirmant que la culture ne reflète pas seulement des conditions économiques et sociales, mais les préfigure 26. Le marxisme est également discuté par lui à l’aune du débat propre aux artistes relatif aux modalités de leur engagement. Debord défend la valeur des « avant-gardes » qui se sont attachées en leur temps à détruire les formes artistiques « bourgeoises » et critique inversement les artistes et écrivains qui s’engagent par le contenu idéologique de leurs œuvres mais dans des formes artistiques jugées dépassées. En discutant implicitement le célèbre passage de l’Introduction à la critique de l’économie politique de Marx relatif au charme persistant de l’art grec (un des rares passages où Marx traite de la question artistique, et à ce titre, souvent discuté par les artistes et écrivains), il s’agit alors de rappeler que les pouvoirs d’une œuvre dans son temps ne dépendent pas du seul contenu 27. Pour le dire autrement, Debord, en tant que représentant du projet avant-gardiste dans les arts, est conduit à souligner une limite des « classiques du marxisme » 28 : ceux-ci auraient commis l’erreur d’insister essentiellement sur la critique du contenu idéologique de l’art, laissant de côté

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l’essentiel, à savoir la critique de la forme sous laquelle se présente l’art dans la société capitaliste.

16 En résumé, les premiers usages du marxisme par Debord, tout en étant contraints par l’accessibilité à telle lecture possible du marxisme, répondent à différents enjeux associés à une position « d’avant-garde » post-surréaliste. La nature de ces usages semblent par contre évoluer à partir de 1957, sous l’effet combiné semble-t-il des premières réceptions en France du théâtre de Brecht 29, et d’une lecture approfondie par Debord des écrits de jeunesse de Marx 30. Tout se passe comme si, en tentant de refonder l’utopie avant-gardiste d’une créativité généralisée à partir du projet d’une construction collective des « situations », Debord retrouvait – par l’intermédiaire de ces nouvelles lectures – le modèle axiologique de « l’homme total » chez Marx et la critique du fétiche et de l’aliénation qui l’accompagne (c’est-à-dire la critique de la religion, de la marchandise et de la division du travail comme formes d’aliénation, comme formes de séparation entre l’homme et sa création, entre l’homme et sa vie). Il faut à ce propos souligner qu’un extrait de Marx semble avoir eu son importance parmi les artistes d’inspiration surréaliste dans les années 1960, tiré de L’Idéologie allemande et relatif à la disparition de la division entre artistes et spectateurs, le fameux « dans une société communiste, il n’y a pas de peintres mais tout au plus des hommes qui, entre autres, font aussi de la peinture ». Debord, parmi d’autres tournés vers « l’avant-garde » dans la culture des années 1950-1960, s’appuie sur ce passage. Dans son Rapport sur la construction des situations, après avoir expliqué que « la situation est […] faite pour être vécue par ses constructeurs » (par opposition à l’art, présenté sous les traits d’un fétiche aliénant), et que « le rôle du ‘‘public’’, sinon passif du moins seulement figurant, doit y diminuer toujours, tandis qu’augmentera la part de ceux qui ne peuvent être appelés des acteurs mais, dans un sens nouveau de ce terme, des viveurs », il écrit : « Dans une société sans classes, […] il n’y aura plus de peintres, mais des situationnistes qui, entre autres choses, feront de la peinture » 31.

Vers une critique systématique du marxisme au nom de Marx

17 Ainsi, à partir de la fin des années 1950, Debord s’oriente petit à petit vers un marxisme privilégiant les écrits philosophiques « de jeunesse » de Marx, en ce qu’il met l’accent sur le concept d’aliénation et sur la critique de la division du travail. Dans les années 1960, à travers plusieurs écrits dont notamment La Société du spectacle (publié en 1967 chez Buchet-Chastel) et divers articles de la revue Internationale situationniste tels que « Domination de la nature, idéologies et classes » (1963) ou encore « Domenach contre l’aliénation » (1966), cette évolution aboutit à une opération de relecture explicite et systématique de Marx, qui oppose Marx au « marxisme », préfère au concept d’« exploitation » celui d’« aliénation », au marxisme dit « déterministe-scientifique » la tradition hégéliano-marxiste (Hegel, Feuerbach, le jeune Marx, le jeune Lukács, etc.), au Marx (et Hegel) observateur extérieur du développement historique, le Marx de la « praxis » révolutionnaire, à l’analyse économique de la plus-value celle, d’origine philosophique, du fétichisme de la marchandise et la critique de l’économie politique, au marxisme-léninisme les mots d’ordre des « Conseils ouvriers » et de « l’autogestion ».

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18 Il est de coutume chez les historiens des idées traitant du marxisme en France de faire remonter la « révision du marxisme » et la constitution de marxismes « hétérodoxes » distinct du marxisme « officiel » (le fameux « Dia-mat », tiré du texte attribué à Staline Matérialisme dialectique et matérialisme historique, et enseigné dans les écoles du Parti), à la crise qui secoue le monde communiste en 1956, avec la divulgation en Occident du rapport « secret » de Khrouchtchev au XXe congrès du PCUS, puis l’invasion soviétique de la Hongrie en décembre 32. Le cas de Guy Debord invite à insister sur les médiations par lesquels de tels événements politiques exercent effectivement des effets sur différentes catégories d’intellectuels inégalement exposées à ceux-ci et susceptibles de leur attribuer des sens différents en fonction de leurs propres expériences passées et de leurs intérêts de position. Il n’est pas inutile de souligner à ce propos que Debord perçoit dans un premier temps l’invasion de la Hongrie comme une confirmation de ses analyses antérieures sur le communisme (et qu’on peut résumer ainsi : une critique du communisme « officiel », stalinien, mais subordonnée, dans son affichage public, au refus d’apparaître au côté des anticommunistes). C’est ce que laisse entendre une lettre écrite à chaud au moment des événements de Budapest, dans laquelle il semble surtout se moquer du revirement de Sartre et critiquer l’instrumentalisation faite par les anticommunistes (dont Breton) de cette invasion : « D’ailleurs, l’affaire de Hongrie, pourtant assez complexe, mais à cause de son utilisation hystérique par la bourgeoisie, fait tourner casaque à des gens qui avaient accepté avec joie jusqu’à ce jour les plus insoutenables contre-vérités : ainsi Sartre, mettant le point final à sa jolie carrière de bouffon » 33.

19 La crise symbolique du communisme ouverte en 1956 est néanmoins essentielle pour comprendre les usages faits de Marx par les situationnistes des années 1960. Mais ils n’exercent leurs effets sur Debord que par l’intermédiaire d’une ouverture progressive des possibles théorico-politiques « révolutionnaires », et non par une forme de révélation soudaine sur la nature du communisme. Tentons de reconstituer ce processus : dans un premier temps, à la faveur d’une nouvelle vague de prise de distance avec le PCF du côté des intellectuels communistes ou compagnons de route entre 1956 et 1958, et de la multiplication des écrits de ceux-ci, plusieurs commentateurs politiques mettent en scène une nouvelle conjoncture intellectuelle et politique, de crise du communisme et de révisionnisme marxiste. On parle par exemple dans Esprit de l’apparition d’un « nouveau révisionnisme » qui réaliserait ce que Mounier, le fondateur de cette revue, appelait de ses vœux dès 1948, à savoir un dépassement du marxisme par les philosophes « marxistes » eux-mêmes 34. Différentes alternatives « révolutionnaires » au communisme « officiel » bénéficient ainsi d’un surcroît de visibilité et de légitimité parmi les intellectuels : des perspectives politiques comme celle d’une gestion collective de la société par des conseils ouvriers (de tels conseils se sont multipliés lors des révoltes polonaises et hongroises de 1956), des écrits longtemps oubliés comme ceux de la tradition hégéliano-marxiste (Histoire et conscience de classe de Georg Lukács, les écrits de Karl Korsch…), des penseurs marxistes longtemps marginalisés dans le champ intellectuel comme Henri Lefebvre (dont le livre La Somme et le reste fait événement en 1959), des revues marxistes « hétérodoxes » comme Arguments, Socialisme ou Barbarie, Tribune marxiste, etc. On peut parler à ce propos d’une multiplication des possibles communistes et des révisionnismes possibles 35. Pour ce qui concerne Debord – qui entend éviter de laisser enfermer son mouvement dans les limites du champ artistique –, il en découle d’abord de nouvelles possibilités d’alliance avec des intellectuels marxistes et autres groupes politiques : il se rapproche

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momentanément d’Henri Lefebvre (entre 1960 et 1963), participe en 1960-1961 aux activités du groupe Socialisme ou Barbarie, érige la revue Arguments en rivale de l’IS (et prononce son boycott en 1960). Dans ce cadre, son espace de positionnement, de confrontation, se transforme, et partant, les enjeux qui lui sont associés, dont ceux relatifs aux usages de Marx. Certes, dès les années 1950, Debord est suffisamment assuré sur la question du sens de Marx pour expliquer que la « pensée marxiste » est « profondément altérée dans les États ouvriers », et que l’emploi du marxisme par les existentialistes relève de « contrefaçons » 36 ou encore pour discerner telle « base essentielle – et camouflée volontairement depuis – dans la pensée de Marx » 37. Néanmoins, il n’est à cette époque guère urgent pour lui de positionner publiquement son mouvement sur les débats d’interprétation marxologique. À l’inverse, l’équivocité en la matière ne lui est plus vraiment permise dans les années 1960, alors qu’il revendique pour l’IS une position d’avant-garde de la pensée révolutionnaire.

20 S’occupant désormais de produire la théorie du capitalisme dit « moderne », Debord s’appuie alors largement sur les nouveaux outils théoriques de l’hégéliano-marxisme récemment exhumés, notamment par la revue Arguments 38. Les concepts d’« aliénation » (repris du jeune Marx hégélien) et de « réification » (repris de Lukács), au besoin réinterprétés par opposition à celui « d’exploitation », c’est-à-dire dans un sens susceptible de souligner que « l’exploitation économique n’est pas le seul mal du capitalisme, étant donné que celui-ci est nécessairement le reniement de la vie elle- même dans tous ses manifestations concrètes » 39, deviennent très présent dans les écrits situationnistes à partir de 1961-1962. Dans le même temps, d’anciens thèmes utilisés par Debord perdent de leur raison d’être (comme les thèmes « matérialistes » et « rationalistes » par lesquels il se démarquait d’un surréalisme vulgarisé, associé au rêve, à l’inconscient) au profit d’un usage de Marx redirigé par exemple vers une critique du penseur spécialisé, coupé du mouvement révolutionnaire, et de ce fait condamné à ne rien percevoir de son objet car incapable d’accéder au « qualitatif » du comment les gens vivent réellement (cf. l’emploi par les situationnistes de la fameuse XIe Thèse sur Feuerbach, qui affirme que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, il s’agit maintenant de le transformer »).

21 À partir du cas des usages successifs de Marx par Guy Debord dans les années 1950-1960, on est donc fondé à penser qu’une histoire sociale de l’introduction et des usages du marxisme dans le champ intellectuel français gagnerait à être effectuée non seulement en rapport aux événements politiques qui ont secoué le XIXe et le XXe siècles (le plus souvent les seuls en mesure il est vrai de rassembler dans une temporalité commune un grand nombre d’agents, et donc de tenir lieu de marqueurs des différentes phases de la carrière de la référence à Marx), mais aussi en rapport aux médiations et retraductions imposées par les formes de structuration et luttes de classement propres à plusieurs champs et sous-champs relativement autonomes, sans les opposer à d’autres facteurs comme ceux qui président à l’accessibilité des différents écrits du vaste corpus « marxiste », ou encore d’autres qui n’ont pas été envisagés ici, comme l’organisation du système scolaire. La prise en compte des logiques « professionnelles » et « effets de champs » prend son importance surtout si l’on se donne pour ambition de dépasser une histoire des idées trop souvent cantonnée en la matière aux principales figures intellectuelles de l’heure ; autrement dit, si l’on entend mettre en lumière, en même temps que la multiplicité des sens qui ont été conféré aux écrits de Marx et du marxisme dans l’histoire, la multiplicité des usages qui en ont été

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faits en différentes régions de l’espace intellectuel, dans des univers comme le champ politique, le champ philosophique, le champ scientifique (et ses différentes disciplines, biologie, sociologie, anthropologie, économie, histoire, etc.), les champs littéraire et artistique, etc.

NOTES

1. N. BELORGEY, F. CHATEIGNER, M. HAUCHECORNE, É. PÉNISSAT, « Théories en milieu militant, Introduction », Sociétés contemporaines, n° 81, 2011, p. 5-25. 2. P. BOURDIEU, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992. 3. T. JUDT, Le Marxisme et la Gauche française, 1830-1981, Paris, Hachette, 1987. 4. I. ISOU, « Fleurs artificielles de Tarbes et leur candide Jean Paulhan », La Dictature lettriste, 1946, n° 1. 5. M. DREYFUS, G. GROPPO, « Les Partis communistes français et italien », M. DREYFUS et al. (éds), Le Siècle des communismes, Paris, Éd. de l’Atelier, 2004, p. 423-438. 6. G. SAPIRO, La Guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999. 7. A. BOSCHETTI, Sartre et Les Temps Modernes. Une entreprise intellectuelle, Paris, Minuit, 1985. 8. M. S. CHRISTOFFERSON, Les Intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France, 1968-1971, Marseille, Agone, 2009. 9. D. PELLETIER, Économie et humanisme. De l’Utopie communautaire au combat pour le Tiers-Monde, 1941-1966, Paris, Le Cerf, 1996. 10. Ph. GOTTRAUX, « Socialisme ou Barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, Payot, 1997. 11. P. ARON, F. MATONTI et G. SAPIRO (éds.), Sociétés & Représentations, n° 15, « Le Réalisme socialiste en France », 2002.

12. INTERNATIONALE LETTRISTE, « Le “réseau Breton” et la chasse aux rouges », Potlatch, n° 13, 23 octobre 1954.

13. Ph. BAUDORRE, « Le réalisme socialiste français des années 1930 : un faux départ », Sociétés et Représentations, n° 15, décembre 2002, p. 15-38. 14. C. REYNAUD-PALIGOT, Parcours politique des surréalistes, 1919-1969, Paris, Éd. CNRS, 1995. 15. J. PIERRE (éd.), Tracts surréalistes et déclarations collectives, tome 2, 1940-1969, Paris, Losfeld/Le Terrain Vague, 1982, p. 32-33. 16. R. PONTON, « Programme esthétique et accumulation de capital symbolique. L’exemple du Parnasse », Revue française de sociologie, vol. 14, n° 2, 1973, p. 202-220. 17. P. ARON, « Radiographie de la catastrophe. Christian Dotremont et le surréalisme révolutionnaire », Christian Dotremont. Les développements de l’œil, Paris, Hazan, 2004, p. 59-68. 18. N. ARNAUD, « Le surréalisme révolutionnaire dans la lutte idéologique. Vers un surréalisme scientifique », Bulletin international du surréalisme révolutionnaire, n° 1, janvier 1948. 19. G.-E. DEBORD, « Pin Yin contre Vaché », Potlatch, n° 3, 6 juillet 1954. 20. C’est le cas à partir 1954 : au cours d’une polémique l’opposant cette année-là au groupe surréaliste français, l’IL défend le « matérialisme historique » et ici plus particulièrement l’idée que ce qui se passe dans la vie culturelle (la valorisation de telle œuvre ou de tel auteur par la

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« critique » par exemple) n’est pas sans rapport avec les « infrastructures » économiques et la lutte des classes. 21. M. NADEAU, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, rééd. aug. 1964 (1945), p. 22. 22. A. BOSCHETTI, « Avant-garde », in O. CHRISTIN (éd.), Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Paris, Métailié, 2010, p. 65-82. 23. L. PINTO, « (Re)traductions. Phénoménologie et “philosophie allemande” dans les années 1930 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 155, décembre 2002, p. 21-33. 24. M. POSTER, Existential Marxism in Postwar France, From Sartre to Althusser, Princeton, Princeton University Press, 1975. 25. G.-E. DEBORD, G. J. WOLMAN, « Pourquoi le lettrisme ? », Potlatch, n° 22, 9 septembre 1955. 26. G.-E. DEBORD, Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale (1957). Réédité in G. DEBORD, Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, p. 309-328. 27. G.-E. DEBORD, G. J. WOLMAN, « Pourquoi le lettrisme ? », Potlatch, n° 22, 9 septembre 1955. 28. INTERNATIONALE SITUATIONNISTE, « Le sens du dépérissement de l’art ». Internationale situationniste, n°3, décembre 1959. 29. I. GILCHER-HOLTEY, « Une révolution du regard : Bertolt Brecht à Paris, 1954-1955 », in A. BOSCHETTI (éd), L’Espace culturel transnational, Paris, Nouveau monde, 2010, p. 427-469 ; P. MARCOLINI, Le Mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle, Montreuil, L’Échappée, 2012. 30. Il existe dans les archives de Debord un carnet dédié aux notes prises avec application par lui sur les textes de jeunesse de Marx, certainement à partir des Œuvres philosophiques de Marx paru aux éditions A. Costes. Ce carnet n’est malheureusement pas daté. On relève en tout cas quelques premières citations de ces différentes œuvres « de jeunesse » de Marx sous la plume de Debord vers 1957-1958. 31. G.-E. DEBORD, Rapport sur la construction…, op. cit. 32. D. LINDENBERG, « Le marxisme au XXe siècle », in J.-J. BECKER, G. CANDAR (éds), Histoire des gauches en France, Paris, La Découverte, 2004, Vol. 2, p. 627-644. 33. G. DEBORD, Lettre à M. Mariën du 12 novembre 1956, éditée in G. DEBORD, Correspondance, vol. 0, septembre 1951-juillet 1957, Paris, Fayard, 2010. 34. J.-M. DOMENACH, « Marxisme et philosophie », Esprit, juillet-août 1959. 35. Frédérique MATONTI et Bernard PUDAL, « L’UEC ou l’autonomie confisquée (1956-1968) », in D. DAMMAME et al. (éds), Mai-Juin 1968, Paris, Éd. de l’Atelier/Éd. ouvrières, 2008, p. 130-143. 36. G.-E. DEBORD, Rapport sur la construction…, op. cit. 37. G. DEBORD, Lettre à Constant du 21 mars 1959, éditée in G. DEBORD, Correspondance, vol. 1, juin 1957-août 1960, Paris, Fayard, 1999. 38. G. DELANNOI, « Arguments, 1956-1962 ou la parenthèse de l’ouverture », Revue française de science politique, vol. 34, n° 1, 1984, p. 127-145. 39. A. JAPPE, Guy Debord, Marseille, Via Valeriano, 1993.

RÉSUMÉS

Cet article contribue à l’analyse de la diffusion du marxisme au sein du champ intellectuel français, et plus précisément parmi les « avant-gardes » artistiques. À partir d’une étude des

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références successives faites à Marx et au marxisme au cours des années 1950-1960 par G. Debord, il s’agit plus précisément de questionner la métaphore de la « réfraction » utilisée par P. Bourdieu pour penser les effets des contraintes politiques dans des champs culturels relativement autonomes. L’article défend ainsi l’hypothèse que le fait pour Debord de se réclamer du marxisme se comprend initialement et pour partie au moins dans le cadre d’une problématique spécifique à l’histoire des avant-gardes littéraires et artistiques, et plus particulièrement du surréalisme. Il analyse le travail de « retraduction » du marxisme opéré par Debord, et qui découle dans un premier temps de son emploi dans ce contexte particulier. Il explique enfin que les événements politiques de l’année 1956 n’exercent des effets sur ces usages (en l’occurrence, sur l’élaboration par Debord, à partir des années 1960, d’une critique systématique du marxisme au nom de Marx), que par les médiations que sont l’ouverture des possibles théorico-politiques « révolutionnaires » et la transformation de son espace de positionnement.

This article contributes to the analysis of the diffusion of Marxism inside the French intellectual field, and more specifically among the artistic “avant-garde” movement. From a study of the references made by G. Debord to Marx and Marxism during the 1950s and the 1960s, we challenge the metaphor of “refraction” used by P. Bourdieu to minimize the weight of the political constraints on relatively autonomous cultural fields. The article highlights the effects of a specific context on the “re-appropriation” of Marxism by Debord: the history of Surrealism and the struggles around its routinisation. Political events in 1956 produce some effects on the distinction made by Debord in the 1960s between the “young Marx” and the “Marxists”, but only through the gradual modification of his space of possibilities and of his area of confrontation.

Wie hat sich der Marxismus im französischen intellektuellen Bereich verbreitet, besonders in der künstlerischen „Avant-garde“?

AUTEUR

ÉRIC BRUN Éric Brun, docteur en sociologie, est membre du Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP). Il a soutenu en 2011 à l’EHESS une thèse intitulée « Guy Debord et l’Internationale situationniste. Sociologie d’une avant-garde “totale” ». Ses recherches menées sur l’I.S. ont donné lieu à plusieurs articles (dans les Actes de la recherche en sciences sociales et dans Regards sociologiques). Sa thèse sera publiée prochainement, sous une forme remaniée, aux éditions du CNRS.

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Marx, un spectre qui ne hante plus les Science and Technology Studies ? Jérôme Lamy et Arnaud Saint-Martin, Marx, a ghost no longer haunting Science and Technology Studies ? Marx, Ein Gespenst, das die „Science Studies“ nicht mehr plagt

Jérôme Lamy et Arnaud Saint-Martin

Et en plus de cela, j’étudie aussi Comte en ce moment puisque les Anglais et les Français font tant de bruit autour de ce type. Ce qui les aguiche c’est son côté encyclopédique, la synthèse. Mais c’est lamentable comparé à Hegel [...]. Et cette merde de positivisme est parue en 1832 ! Karl Marx, Lettre à Friedrich Engels, 7 juillet 1866.

Introduction

1 « Marx, un spectre qui ne hante plus les Science and Technology Studies ? » Le titre de notre article, quoique peu original, indique assez la perspective qui est la nôtre. Nous nous intéresserons à la rémanence de « Marx » – et tout ce qu’on peut ranger sous ce nom – dans les Science and Technology Studies, un champ intellectuel désormais bien balisé et institué 1. C’est un terrain délimité, déjà sur le plan temporel – disons, en première caractérisation, du début des années 1970 à aujourd’hui, sans négliger pour autant des coups de sonde dans les années 1930, qui voient la constitution des disciplines de l’histoire et de la sociologie des sciences, desquelles les STS sont partiellement issues. Cela dit, les processus socio-intellectuels que nous souhaitons analyser résistent à des bornages chronologiques et disciplinaires clairs. Comment une œuvre composite comme celle de Marx, a fortiori un ensemble de doctrines figé sous le

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label du marxisme, inspirent-ils les développements conceptuels, les pratiques de recherche et les postures épistémologiques en STS ? Comment les chercheurs STS se saisissent-ils de Marx, et réciproquement ?

2 Un mot sur la méthode et la perspective de recherche que nous développons. Comment envisager les références à Marx et au marxisme ? Quel matériau utiliser ? Comment l’interpréter une fois constitué, à supposer qu’une telle opération puisse s’achever ? Déjà, il n’est pas question d’être exhaustif : non seulement cela dépasserait nos forces et les seuils critiques de l’enquête, mais ce serait surtout contre-productif étant donné notre approche. Il ne s’agit donc pas, comme on pourrait s’y attendre, de cartographier un ensemble extensif de prises de position ou de textes où la référence à Marx affleure d’une façon ou d’une autre, et cela par la force de méthodes positives – on pense, en particulier, à l’analyse de citations et de co-citations et, surtout, à la scientométrie la plus froidement comptable. Pas de cartographie pour une raison simple : les phénomènes que nous voulons examiner échappent à ces techniques d’objectivation. Car en effet, on ne chasse pas un fantôme en se projetant sur les seules bases bibliométriques. Il n’est pas sûr non plus que des entretiens suffisent, quand bien même l’esprit de Marx rôderait entre deux rétrospections. L’option la plus viable, peut-être, consiste à isoler un auteur labellisé « marxiste » et de repérer, dans ses textes comme dans les commentaires dont ils sont l’objet, les indices de la persistance marxiste. Nous l’avons déjà tenté 2 en partant de la trajectoire socio-intellectuelle d’un « pionnier oublié des STS », Edgar Zilsel (1891-1944), synthèse incarnée de l’austro-marxisme et du positivisme logique viennois. Toutefois, on le verra dans le déroulé de ce texte, nous avons choisi d’isoler ici des configurations d’usage qui ne sont pas nécessairement liées, des moments qui ne sont pas toujours reconnus comme essentiels par les porte-parole des STS, et nous procédons ainsi sans plaquer sur ces réalités une quelconque chronologie ou un schéma explicatif univoque. Il s’agit, en d’autres termes, d’esquisser une sociologie politique des lectures de Marx, à partir d’un ensemble restreint de prises de position. Autre élément, plus capital peut-être : il n’est pas lieu de confondre des usages qui seraient « en fraude » avec une définition du marxisme qui aurait nos faveurs, une conception droite qu’on n’aurait d’autre horizon que d’endosser. Si nous ne cacherons pas un instant nos préférences, nos perplexités, parfois notre exaspération, nous suspendrons le jugement sur ce qui, du point de vue de notre travail d’acteurs engagés – quoique à la marge – des STS, nous apparaît peu fécond, spécieux, voire à la limite de l’imposture.

3 Il nous reste encore à clarifier le titre énigmatique de cet article. Qu’est-ce que ça veut dire au juste, un spectre de Marx ? Et plus encore, un spectre de Marx qui ne hanterait plus les STS ? Se serait-il volatilisé après avoir obsédé, vraiment ? En disant cela, nous ne suggérons pas de constituer une sorte d’anthologie des références à Marx, une compilation érudite et gratuite où toutes les voix seraient entendues. Notre projet, à la différence, est de tester ce que Jacques Derrida a appelé, dans Spectres de Marx 3, une « hantologie », qui consiste à pister, à sonder, à interroger et à dérouter les occurrences et les récurrences des esprits de Marx. Déconstruire, en somme, ce qui ferait la spectralité de Marx dans les STS. Le propos de Derrida, certes fort peu sociologique, non indexé à une bibliographie précise 4, consiste en une méditation patiente sur les modes actuels d’incarnation/incantation du personnage conceptuel Marx, la présence- absence d’héritages diversement internalisés du marxisme, bref sur la hantise du spectre de Marx – inutile, ici, de souligner la polysémie du mot « hanter ». Les

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modalités du « retour » à/de Marx, d’un revenant donc, sont multiples et parfois contrariées. L’enjeu est de découvrir ces formes de hantise et d’invocation, qui prennent le tour de la normalisation, de la dénégation, de la neutralisation, de l’euphémisation ou encore de la conjuration. Les découvrir, mais évidemment aussi ce faisant, les situer en référence à des déterminations sociales-institutionnelles, culturelles, politico-idéologiques. Que subsiste-t-il de l’esprit du marxisme ? Par quels médiums, quelle fréquence et de quelles façons les messages para-, pseudo-, crypto-, néo-, post-, rétro-, anti- ou tout simplement marxistes sont-ils véhiculés et disséminés ? À quels intérêts correspondent-ils ? Qu’est-ce que ça signifie de se revendiquer du marxisme en STS à telle ou telle période ? Des fantômes, on en croisera. Des auteurs qui ne cessent d’imprimer, des oubliés aussi qui réapparaissent à la faveur de situations critiques ou de tentatives de restauration ad hoc. La matrice marxiste de l’histoire des sciences des années 1930, en particulier, après avoir été oblitérée dans les années 1950-1960, resurgit dans les STS à la fin des années 1960, inspirant la critique radicale des sciences. Ce sont là autant de « spectres intempestifs qu’il ne faut pas chasser mais trier, critiquer, garder près de soi et laisser revenir » 5. Mais quoi qu’il en soit, les formes d’arraisonnement de la référence marxiste justifient l’exercice d’une interprétation nuancée. En effet, les métamorphoses que les usages contrastés font subir au corpus marxiste doivent être lues entre les lignes. Pas de suspense, en revanche : cherchant les indices, il nous apparaît clair que le spectre de Marx continue de hanter les STS.

4 La hantologie n’est pas notre seul fil directeur. Précisons que pour nous, ce travail de repérage exploratoire s’insère dans un programme de recherche plus général, à l’état de friche industrieuse à dire vrai. Depuis plusieurs années, nous travaillons le problème à n-entrées de l’émergence, des modes de développement et, le cas échéant, des conditions d’affaissement des disciplines et des traditions intellectuelles 6. Une partie de ce chapitre traite donc d’un sujet qui nous tient à cœur, en plein dans cette problématique, à savoir l’affirmation contrariée de la sociologie historique des sciences marxisante et au-delà, depuis en gros les années 1930 – citons, entre autres références, l’histoire matérialiste des Nikolaï Boukharine 7 et Boris Hessen, les savants socialistes et communistes britanniques du « collège visible », Joseph Needham, John Desmond Bernal, James Crowther, plus généralement le mouvement des « Social Relations of Science », particulièrement actif dans les années 1940-1950. Nous ne reconstituerons pas dans le détail l’histoire de cette matrice marxiste des études des sciences, mais nous verrons qu’elle ne manquera pas de faire retour, notamment dans les moments où les STS s’interrogent sur leur identité disciplinaire et leurs orientations épistémologiques. Plus sociologique cette fois, quoique assez expérimentale également, la sémantique socio-historique esquissée par Robert K. Merton constitue pour nous une source d’inspiration, comme nous aurons l’occasion de le souligner. Le concept de l’« oblitération par incorporation » – soit l’assimilation d’une idée, d’une méthode, de résultats, etc., dans le canon d’une discipline, qui a pour corolaire l’oubli de sa source –, peut être mobilisé pour aider à comprendre la logique de certaines pratiques conceptuelles ; par exemple dans la sociology of scientific knowledge, le remplacement graduel des concepts marxistes de « détermination » et de « production » par celui, plus générique et démarxisé, de « construction ». C’est une hypothèse massive qu’on n’envisagera que de façon spéculative pour l’instant.

5 Une mise au point réflexive s’impose : c’est d’abord parce que ces questions nous concernaient comme chercheurs – respectivement historien et sociologue de formation

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– que nous avons, peu à peu, de façon erratique, été amenés à les envisager pour, finalement, les définir comme terrains d’enquête. C’est également parce que nous avons découvert les STS, sorte de no man’s land en France – aujourd’hui encore –, que nous avons été confrontés, entre autres thèmes lancinants, à l’injonction plus ou moins tacite au positionnement disciplinaire. Nous ne cacherons pas notre ambivalence à l’égard des STS. En même temps, c’est pour nous un champ intellectuel qui recèle des questionnements et des voies de recherche passionnantes, par moments fécondes, mais qui, nous semble-t-il, peine à mûrir autrement que par l’inflation de « tournants » et de renversements épistémologiques dont l’originalité et la pertinence épistémologique sont souvent douteuses. Les simulacres, « consistant justement à mimer le fantôme » 8, constituent un répertoire d’intervention commun dans ce champ où, au début des années 1990, s’insinuait un « air de radicalisme » 9, que de rares critiques clairvoyants parvinrent alors à débusquer – avant les violents retours de bâton durant la « science wars ». Surtout au regard du problème que nous examinerons ici, l’historiographie des STS, placée sous le signe de l’inévitable réflexivité et des facilités « métas » qu’autorisent les discours de déconstruction – qui sapent plus qu’ils ne fondent –, cette historiographie donc nous paraît viciée et ronronnante. Si nous nous efforçons d’en revisiter les poncifs et les topoï les plus éculés (il n’est qu’à lire les innombrables récits des origines des « lab studies »), c’est aussi dans le but de trouver de nouvelles choses à dire, quand tout semble avoir déjà été dit et qu’il ne s’agirait que de réitérer sans plus- value. En revenir à la relation compliquée que les STS entretiennent avec le marxisme est, dès lors, un prétexte pour détricoter l’historiographie indigène des STS, proposer une contre-histoire, en d’autres termes. Nous ne sommes pas sans reconnaître qu’une contre-histoire est critique par intention, en l’occurrence ici parce qu’elle refuse l’opium de l’histoire mainstream des STS.

1/ Les sources radicales des STS, 1970-1985

6 Les STS, de l’autre côté de la Manche surtout, se sont auto-instituées comme le versant académique d’une critique radicale des sciences (et des formes de pouvoir qu’elles génèrent) de mise en Occident dans la période post-68. Un certain nombre d’auteurs, parti-prenants des STS, souvent militants sur les campus et/ou dans les syndicats scientifiques, en appellent aux marxismes pour nourrir une contestation politique de la science en tant que pouvoir. Des textes « canoniques » de la tradition marxiste de l’histoire des sciences sont exhumés dans la période. Notre idée est simple : dans cette première partie comme dans les suivantes, l’enjeu est de comprendre, par le détour des textes, comment la critique d’inspiration marxiste s’est peu à peu déconnectée de toute charge politique subversive, pour devenir une pratique discursive de professionnels des études des sciences : bref, comment la critique des sciences est devenue académique, pour reprendre l’expression de Brian Martin 10.

Le marxisme culturel des campus

7 Les années 1960 et 1970 sont celles, sur les campus occidentaux, d’une contestation plus ou moins radicales des modes de domination sous toutes leurs formes : questions relatives au genre, critique de l’économie capitaliste, démocratisation des modalités d’expression, lutte contre l’autoritarisme nourrissent ainsi la matrice culturelle universitaire. La science, en tant qu’elle représente un pouvoir de dire le monde et

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d’agir sur lui, est la cible de nombreuses dénonciations étayées (notamment, mais pas seulement) à partir du corpus marxiste.

8 Particulièrement en vue, Hilary et Steven Rose, spécialistes, respectivement d’économie politique et de neurobiologie, ont formé la pointe d’une lecture radicale des thèses de Marx sur la science des années 1960 aux années 1970. Ils dénoncent une pratique scientifique aliénée par et pour le capital et soutiennent que les sciences de la nature « deviennent [...] plus oppressives que libératrices » 11. La seule solution pour qu’advienne une réconciliation entre l’humanité et la nature (condition pour que l’histoire humaine retrouve sa place dans l’histoire de la nature) est l’avènement du communisme 12. Cette visée politique ultime motive donc un réquisitoire particulièrement sévère contre la science, devenue depuis la fin du second conflit mondial, productrice de savoirs à destination de la production et du contrôle social 13. La pratique savante « enrôlée » par le capital participe à ses fins (i.e. l’accumulation primitive) et se transforme en pure marchandise. Le discours marxiste sur les sciences congruent aux débats critiques qui agitent les campus occidentaux des années 1960-1970, s’appuie également sur une recherche et une analyse des expériences communistes en cours en Union Soviétique et en Chine. Erik, P. Hoffmann, professeur de sciences politiques à l’Université d’État de New York (Albany) dresse ainsi, en 1979, pour la revue Social Studies of Science, un bilan des recherches soviétiques sur les sciences et leurs implications sociales. Il discute notamment du concept de « Révolution Scientifico-Technique » (Scientific-Technological Revolution [STR]) défini comme la transformation fondamentale des forces scientifico-techniques et humaines de la société. Dans la lignée de Marx, l’objectif est de penser la transformation de la science comme force productrice et d’intégrer les procès scientifiques dans la production. Hoffmann signale néanmoins que les études menées sur ces thèmes sont essentiellement théoriques et peu de données empiriques viennent les soutenir. Il n’en reste pas moins une visée politique concrète pour les leaders soviétiques, qui est d’analyser et de performer les médiations entre pratiques du progrès sociales et pratiques techno-scientifiques 14. Le ton Soviet de l’article ne laisse pas d’intriguer (surtout en 1979), mais témoigne surtout des attentes critiques qui circulent au sein des universités occidentales. Le maoïsme, dont on sait en France à quel point il a subjugué l’intelligentsia gauchiste post-68, sert également de point d’appui pour questionner des modèles alternatifs de développement scientifique. Susan B. Rifkin, membre de la Science Policy Research Unit de l’Université du Sussex, rend compte, en octobre 1972, d’un workshop organisé dans son laboratoire sur le thème « Science et Technologie dans le développement chinois ». Les participants ont questionné non pas seulement la science chinoise en tant qu’entité englobante à partir de laquelle s’ordonne les problématiques éducatives, technologiques et commerciales, mais également la pluralité des points de vue (i.e. la politique scientifique chinoise vue par les chinois eux- mêmes vs. la politique scientifique chinoise appréciée par les occidentaux). Rifkin souligne à la fois l’arrière-plan tiers-mondiste des réflexions ébauchées lors du workshop et la primauté des idéologies marxistes-maoïstes pour penser la notion de développement 15. Cependant, si les questionnements de Marx irriguent largement le nouvel agenda critique sur les sciences, ils ne constituent pas – loin s’en faut – l’unique matrice pour penser et contester les formes de domination scientifique. La réflexion luddite fait également son retour à travers la discussion d’auteurs comme Jacques Ellul. Stephen Cotgrove, sociologue à l’Université de Bath, produit ainsi une série de « thèses » sur la technique et ses implications sociales. Sa réflexion s’élabore en

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premier lieu à partir du concept très marxien d’aliénation : contestant l’idée que le travail puisse être la seule source de réalisation de soi, il envisage les activités non productives comme espace possible de satisfaction et d’épanouissement. La « société des artistes » qu’il suggère oblige à penser les machines et la technologie, le consumérisme et le fétichisme marchand comme des problématiques ontologiques 16. Cotgrove poursuit sa réflexion sur la technique et la rationalité dans un texte de Social Studies of Science (paru en 1975), qui articule les propositions de Weber à celles d’Ellul. Au premier, il emprunte la définition de la rationalisation comme principe de systématisation et de routinisation des activités humaines ; aux sources du second, il puise une critique radicale de la société technologique comme menace permanente sur les valeurs humaines (liberté, choix, jugement). C’est moins la rationalité qui est en cause que son instrumentalisation systématique. Précisément, l’incorporation des techniques à l’économie politique, revient à livrer aux formes instrumentées de la raison le devenir humain. La question n’est plus celle d’une finalité commune mais celle des moyens (techniques) à mettre en œuvre. La technostructure et la technocratie qui la dirige prive les politiciens et le peuple des instruments légitimes de gouvernement 17. La critique luddite de Cotgrove se positionne à distance du marxisme (sur lequel pèsent des soupçons de prométhéisme aveugle), mais participe d’une culture contestataire plus générale.

9 Dans un paysage universitaire radicalisé, les positions politiques plus incertaines font l’objet de remises en question sévères. Ainsi Sal Restivo, discute longuement, dans la lettre de la Social Studies of Science Society de l’hiver 1984, les positions en lien avec la thèse dite de la « finalisation de la science », du groupe allemand des « Sciences alternatives » – l’école de Starnberg, au sein de laquelle se trouvent notamment Gernot Böhme et Wolfgang Krohn. L’objectif de ce cluster informel est de questionner la science (dans une acception non positiviste) en lien avec la crise écologique ; surtout de théoriser, à des fins pratiques, la transition de la science fondamentale en contexte d’application (éventuelle), laquelle rencontrerait des intérêts « externes » (social, économique, politique) et s’exposerait possiblement à une planification. La démarche proposée est une sorte de conciliation intégratrice d’une écologie politique consciente des enjeux d’une construction sociale de l’environnement. Adossés à la notion kuhnienne de paradigme, les « finalistes » n’ont, selon Sal Restivo, rien à dire sur le relativisme ni sur les structures instituées. Leur cool radicalism (fort peu sociologique au demeurant) ne serait donc d’aucun secours pour penser les transformations de la société capitaliste contemporaine et ses conséquences écologiques 18.

10 Dans la gamme des positions critiques qui s’étirent sur les campus, l’anarchisme n’est certainement pas en reste. On connaît suffisamment les thèses de Paul Feyerabend (qui soutient que « tout est bon » pour comprendre l’activité scientifique) pour qu’il ne soit utile d’y revenir. Theodore Roszak, historien et sociologue à l’Université d’État de Californie, s’est rendu célèbre en popularisant la notion de « contre-culture ». Il a également proposé une série de méditations crépusculaires sur l’incapacité de la science à produire autre chose que des systèmes de manipulation de l’information sur la nature 19.

11 Cessons provisoirement l’inventaire. Nous avons décrit ici des pratiques discursives qui interrogent les modalités de domination induites par les pratiques scientifiques. Des expériences pratiques comme les boutiques de sciences nées aux Pays-Bas ont donné corps à cette matrice critique en mettant en contact les chercheurs et le grand public,

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dans un cadre non marchand, pour que s’élaborent des perspectives politiques nouvelles sur les recherches scientifiques et technologiques 20. On pourrait mentionner également les développements bouillonnants de la « critique radicale » de la science en France, entre Vincennes et Jussieu, mouvement dont certains acteurs-clés sont très écoutés (Jean-Marc Lévy-Leblond 21, en tête de proue) – nous renvoyons à la thèse de Renaud Debailly 22 et aux travaux de Michel Dubois 23, qui mettent en évidence les liens entre la « critique radicale » et l’émergence des STS.

Un fantôme de Marx chez Robert K. Merton ?

12 Prenons un cas édifiant du genre de procès qui nous intéresse. Soit Robert K. Merton, « père » de la sociologie des sciences 24. Pour les STS, c’est, tour à tour, un repoussoir à dépasser, un levier épistémologique pour s’auto-percevoir comme paradigme alternatif, le nom propre d’une tradition intellectuelle désormais respectable, quoique ou parce que « classique ». Tout le monde n’a pas lu la thèse de Merton sur l’essor de la science en Angleterre au XVIIe siècle. Peu de monde, en vérité. À la lire de près, on perçoit combien la référence marxiste est structurante. Si l’on ne retient au mieux que le prolongement de la thèse wébérienne sur l’adéquation entre l’éthique puritaine et la culture de la science – trois chapitres sur les onze que compte le mémoire –, il est tout autant influencé par les historiens marxistes, notamment Hessen, dont la « méthode » matérialiste est réajustée à ses fins. Son travail peut être lu dans une certaine mesure comme un amendement constructif à la thèse de Hessen. Lui aussi met au jour une relation entre les intérêts spécifiques de la bourgeoisie commerçante et le choix de problèmes technologiques prioritaires, en même temps qu’il met à distance l’explication matérialiste « vulgaire », postulant un rapport de causalité univoque entre l’une et l’autre de ces entités pour lui substituer un schéma plus complexe, dans lequel intervient une multiplicité de facteurs dont il convient de mesurer le poids relatif. Réédité en 1970, révisé constamment au gré des controverses qu’il ne manque pas d’animer, le schéma explicatif de Science, Technology and Society – « STS », n’est-il pas ? – est marxo-compatible. Parmi les lignes de force du programme en devenir de Merton, le postulat de différenciation cognitive et institutionnelle de LA science aura des conséquences immenses sur l’orientation épistémologique de la sociologie des sciences. Dans STS, Merton remonte à l’origine du processus au terme duquel d’une part l’institution scientifique est relativement autonome et prééminente au sein de la société et d’autre part, se justifie le rôle social de l’homme de science. Ce faisant, il prend acte d’une partition entre les facteurs « intrinsèques » (cognitifs) et les facteurs non-scientifiques (sociaux, économiques, religieux, etc.). Pour des générations de sociologues et d’historiens, c’est un point de départ et de conclusion de l’analyse. Merton laisse à d’autres spécialistes jugés plus qualifiés – les philosophes des sciences et les épistémologues – la tâche de rendre raison des progrès dans l’élaboration des « contenus ». Ainsi apparaît dans les années 1930, avec Hessen et de façon plus franche encore avec la « Merton thesis », l’opposition cardinale entre l’« internalisme » et l’« externalisme » 25.

13 Il faut noter aussi le lien explicitement fait par Merton avec le mouvement anglais des « Social Relations of Science ». Des indices des sympathies marxistes du jeune sociologue s’accumulent : il n’est qu’à considérer la notion de « », pivot normatif de l’ethos de la science formulé initialement en 1938 puis en 1942 dans deux articles fondateurs « Science and the Social Order » et « A Note on Science and Democracy ». Le

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communisme – communism en un sens « non technique et étendu », avertit Merton – précise que les connaissances constituent un patrimoine d’usage partagé (et à partager), un bien public accessible à tous, à l’exemple du système cosmologique éponyme de Copernic. Le scientifique contribue à l’accroissement de cet héritage de commons, en échange de quoi il est reconnu et estimé par ses pairs. Un élève de Merton, Bernard Barber, choisira de rectifier le tir en 1952 : la notion, supposée plus neutre, de « communalisme », donne des gages libéraux au temps du maccarthysme. Cependant, à la fin des années 1930 qui voient l’accession au pouvoir des totalitarismes en Europe – une hantise pour Merton, fils d’immigrés juifs ukrainiens, socialistes et anarchistes –, le « communism » n’est pas un vain mot sous la plume du sociologue-historien de Harvard. L’idée est empruntée à John D. Bernal qui, dans The Social Function of Science (1939), envisage la place de la science dans la société dans des termes marxistes : elle est communiste ou elle n’est pas. Les deux articles, que les manuels ont désindexés de ce contexte idéologique, constituent une réponse « libérale », non-marxiste, au débat sur la vocation sociale-démocratique et la « gouvernance » de la science, débat animant à l’époque la gauche intellectuelle en Angleterre et aux États-Unis. On pourrait continuer encore l’herméneutique de la présence subtile de Marx chez Merton. Cela dépasse d’ailleurs ses seules contributions à la sociologie des sciences. Dans l’ouvrage qu’il lui a consacré 26, Charles Crothers réserve un chapitre entier, « Merton and the ghost of Marx », à cette question épineuse. De nombreux exégètes également, parmi lesquels Arthur Stinchcombe ou Alvin Gouldner, et Merton lui-même un peu plus tard dans différents entretiens, ont souligné la parenté entre la pensée marxiste et l’analyse fonctionnelle- structurale, déployée dans les études de cas de sociologie des sciences. Autre élément : pour ce qui concerne la sociologie de la connaissance et la sociologie de la science, a fortiori la sociologie de la connaissance scientifique, Merton a souligné à de nombreuses reprises – par exemple, dans son Episodic Memoir de 1977 – que Marx est un fondateur à ne pas négliger. Tout comme le marxisme compliqué et presque clandestin de Merton.

Marx, référence séminale… jusqu’à l’oubli ?

14 Une lecture attentive des principaux textes STS de la fin des années 1970 et du début des années 1980 laisse deviner une persistance des critiques marxistes post-68. La référence semble à ce point incontournable que même Bruno Latour (qu’on ne soupçonnera pas d’être un marxiste échevelé) et Steven Woolgar citent, dans Laboratory Life – ouvrage emblématique et générique des STS –, le texte de Marx sur Feuerbach, Conception matérialiste contre conception idéaliste, pour insister sur le caractère pratique des modalités d’objectivation 27. La traduction française de 1988 évince, purement et simplement, la citation de Marx – la période du « jeune Latour » de San Diego semble révolue. Les deux auteurs évoquent également Le Capital. Ils indiquent clairement que la notion de « cycle de crédibilité », qu’ils ébauchent pour justifier la circulation des écrits au sein et en dehors d’un laboratoire, trouvent une justification dans le passage, chez Marx, de la valeur d’usage à la valeur d’échange 28. La version française de l’ouvrage, parue en 1988, comporte toujours cette remarque sur la similitude des deux formes de conversions sociales, mais la référence au Capital a disparu. Signe des temps, le marxisme ne fait plus recette à l’apogée des STS et il n’est plus besoin d’y faire référence… Peut-être même le spectre de Marx est-il devenu encombrant quand la radicalité s’est transformée en une simple posture dans un mouvement en passe de devenir maintream.

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15 D’autres chercheurs éprouvent néanmoins le besoin de revenir aux sources radicales des science studies. C’est le cas de Simon Schaffer, qui publie en 1984 un article intitulé « Newton at the crossroads » dans la revue Radical Philosophy 29. Le clin d’œil appuyé au Congrès d’histoire des sciences tenu à Londres en 1931 (dont le texte avait été rassemblé sous le titre « Science at the crossroads ») indique assez l’ambition de l’historien anglais : s’inscrire dans une lignée historiographique marxiste en même temps que d’en justifier l’importance. Le texte de Schaffer est une longue description des arguments de Boris Hessen. L’historien soviétique avait (dans son texte fameux « Les racines sociales et économiques des Principia de Newton ») tenté de proposer une interprétation marxiste des Principia de Newton, qui reflèteraient les structures sociales de l’Angleterre du XVIIIe siècle. Schaffer dégage deux points d’appui dans le texte de Hessen pour densifier le socle heuristique des STS, alors en pleine essor. D’une part, il s’agit de reconnaître l’inanité de la notion de génie scientifique (de Newton), qui participe à la décontextualisation des pratiques savantes et à leur désindexation des conditions sociales, économiques, politiques et culturelles de leur mise en œuvre 30. D’autre part, Hessen – d’une manière certes un peu rugueuse – a posé les bases d’une histoire sociale des sciences qui prennent au sérieux les rapports politiques toujours en jeu dans les façons de connaître 31, qu’une histoire des sciences comtienne continuait de dénier. Surtout, selon Schaffer, Hessen ébauche le thème de la « construction sociale des sciences » 32. Ainsi le concept marxiste de la de la détermination sociale de la connaissance annonce-t-il, en substance, la construction sociale des sciences, qui constitue l’alpha et l’oméga des STS.

16 Dans cette veine, l’ouvrage le plus référencé en histoire et sociologie des sciences, Léviathan et la pompe à air, paru en 1985, ne fait néanmoins pas référence à Marx. Pourtant, dans la préface à la récente réédition, les deux auteurs, Steven Shapin et Simon Schaffer, reconnaissent que la vulgate marxiste constituait bien la « lingua franca » des historiens britanniques induisant, non pas une orientation politique, mais les mêmes sensibilités méthodologiques et conceptuelles 33. Léviathan et la pompe à air, parce qu’il se propose de dégager les implicites politiques d’une démarche scientifique, s’inscrit dans les grandes lignes d’une perspective matérialiste de l’histoire des sciences (même si la plasticité du texte a autorisé des réceptions contradictoires et incommensurables, on songe ici aux propos laudateurs de Bourdieu sur le texte dans Science de la science et réflexivité et aux interprétations que Latour introduit sur le « Grand Partage » à partir de Léviathan…). Pour autant, l’allusion marxiste et la labellisation latente ne trompe pas les marxistes revendiqués. Christopher Hill, dans sa recension de l’ouvrage pour Social Studies of Science, reproche finalement à l’ouvrage de ne pas aller assez loin dans l’exploration des intrications politiques de la science en dénonçant les forces de domination concomitante dans la science et le capitalisme 34.

17 Pourtant, le marxisme semble à ce point incontournable dans les STS naissantes que Sal Restivo, dans le bilan qu’il dresse de la sociologie des sciences n’hésite pas à identifier des Marxist Studies of Science (dans lesquelles il place ses propres recherches), au côté des paradigmes mertonien et kuhnien, ainsi que des laboratory studies 35. En 1987, encore, la revue Science in Context, dans son tout premier numéro republie un texte de l’historien des sciences marxiste Franz Borkenau, marque évidente de sympathie critique 36. Ainsi donc, c’est un spectre consistant qui circule dans le référentiel STS de la fin des années 1970 au début des années 1980. La puissance subversive d’une philosophie politique posant la praxis comme première dans l’appréhension et la

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transformation du monde s’articule, sans trop de problème, aux discours anti- institutionnels dont les STS sont porteurs à leur début. Prendre la pratique comme point de départ des investigations est le meilleur moyen de saisir, en acte, les jeux de pouvoir à l’œuvre dans l’ordre des savoirs. Alors qu’elles sont encore un courant émergeant et qu’elles s’épanouissent dans le climat contestataire post-68, la référence à Marx sert ses intérêts épistémiques (objectifs). À partir du milieu des années 1980 et jusqu’à la fin des années 1990, un glissement s’opère qui fait des STS non plus une discipline revendiquant sa singularité critique, mais un courant (se voulant) dominant (à défaut d’être hégémonique). La spectralité marxiste, parce qu’elle s’offre en rémanence génésique, embarrasse une historiographie engagée dans un processus d’auto-légitimation.

2/ Marx et les machines

18 Du milieu des années 1980 à l’aube des années 1990, Marx suscite encore un intérêt dans le champ des STS. Cette fois, c’est le rapport à la technique et aux machines qui est particulièrement questionné. La science ne sert plus que d’arrière fond matriciel, à une série d’interrogations sur le déterminisme technologique couramment prêté au marxisme. Parmi les textes qui explorent la théorie machinique incluse dans le marxisme et tente d’en tirer des outils conceptuels 37, celui de Donald MacKenzie, publié en 1984 dans Technology and Culture 38 reprend la question de la détermination sociale des technologies et introduit des glissements interprétatifs et politiques significatifs du repositionnement des STS. Les Technology Studies sont alors la pointe avancée d’un renversement idéologique qui délaisse la dimension critique des études sociales sur les savoirs pour lui substituer une neutralité – qu’on pourrait trouver feinte ou fausse – dans le « suivi » des acteurs, des objets et de leurs trajectoires respectives.

19 Donald MacKenzie – déjà l’auteur de travaux socio-historiques d’inspiration marxiste sur la construction des statistiques en Grande-Bretagne 39 –, se positionne dans le débat ancien du déterminisme technologique chez Marx en avançant l’idée que nombre de marxistes et de non-marxistes sont loin d’être catégoriques sur le lien évident entre marxisme et déterminisme technologique 40. Le nœud interprétatif, selon MacKenzie, se situe d’abord dans la notion de « force de production » perçue comme strictement équivalente à la technologie et indépendant des relations de production 41. Lukács avait déjà, en 1966, postulé la technique comme un élément, parmi d’autres, des forces productives. La force de travail, parce qu’elle suppose une capacité des acteurs à influer sur le cours de leur propre vie, réduit la part machinique dans ce qui pourrait être un déterminisme marxiste artefactuel. MacKenzie rappelle donc, en filigrane, qu’une perspective hétérodoxe sur la place des techniques dans le corpus laissé par Marx ouvre la possibilité d’une redéfinition du syntagme déterminisme technologique, même si l’exercice s’apparente d’abord à une interprétation minutieuse 42. MacKenzie s’appuie sur l’articulation que propose Marx dans Le Capital entre le procès de travail et le procès de valorisation. Cette dernière s’impose comme « la forme sociale du procès de production spécifique au capitalisme » 43. Le processus de valorisation n’est donc pas universel et doit être lu comme une caractéristique saillante de la société capitaliste.

20 À ce point précis, l’histoire des machines chez Marx vient densifier ses propositions l’articulation entre la technique et l’activité humaine. Le capitalisme émerge non pas parce qu’une technologie nouvelle contraint les structures sociales au remaniement,

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mais parce les relations sociales se transforment : les artisans sont obligés de devenir employés, abandonnant très concrètement les moyens de contrôle de leur activité 44. Cette « subordination formelle du travail au capital » est en fait un transfert incomplet et peu effectif du processus de valorisation. Les résistances sont nombreuses et contraignent le capitalisme à négocier la voie d’une co-opération simple (i.e. faire s’accorder dans un même plan capitalistes et travailleurs). MacKenzie remarque que la co-opération, comme catégorie d’analyse chez Marx, est l’outil heuristique permettant de décrire, ensuite, la division du travail dans les manufactures et la dépossession intellectuelle des moyens de production. Cette « préhistoire des machines », qui donne à voir le grand partage capitaliste entre différents types de pratiques (i.e. de moyens d’agir sur le monde) laisse peu de place aux formes de résistances (MacKenzie signale seulement la compétence comme ressource disponible pour contrer la division du travail). L’« entrée des machines » renforce le processus de domination inchoatif à l’ère précédente. Marx définit la machine comme le mécanisme qui, « après avoir été mis en mouvement, accomplit avec ses outils les mêmes opérations que le travailleur réalisait auparavant avec des outils similaires » 45. Parce qu’elle n’offre aucune prise sociale de contestation, la machine érode la capacité de résistance des travailleurs. Dans le rapport de force que le capital entretient avec les ouvriers, la technique est un puissant levier d’aliénation qui déréalise la relation au travail et médiatise la plus value. MacKenzie note alors que « la lutte des classe propre au capitalisme peut prendre la forme d’“une lutte entre le travailleur et la machine” » 46. C’est à ce point précis du développement capitaliste que la connexion peut s’établir entre « le conflit de classe et l’innovation technique », en particulier en Angleterre 47. De ce point de vue, le luddisme n’est pas une réaction irrationnelle, mais une tentative pour les travailleurs de renverser le rapport de force et de briser, au sens propre comme au sens figuré, la machinerie capitaliste les dépossédant des points d’appuis effectifs sur le travail 48.

21 Après avoir brossé à grands traits cette théorie historique de la technologie, MacKenzie envisage les compléments à lui apporter. Son analyse se focalise sur les notions de compétence et de contrôle qu’il envisage dans le rapport à la valorisation comme un moyen : la technologie, parce qu’elle ménage dans le « procès de travail des nouvelles qualifications, offre des possibilités de reprendre l’avantage sur le capital en maîtrisant tout ou partie de certaines phases du processus de valorisation » 49. MacKenzie pointe enfin un dernier point aveugle du Capital : « il n’y a rien dans la théorie de Marx qui suggère que le capital cherchera un maximum de contrôle sur le procès de travail comme un but en lui-même, ou que les capitalistes préfèrerons nécessairement les formes directes de contrôles plutôt que les formes indirectes » 50. Il existe donc des expériences « machinistes » qui confèrent un certain degré de légitimité et d’assurance rendant inopérante la force capitaliste. La division du travail, à l’intérieur du groupe des travailleurs, (notamment entre hommes et femmes) repositionne la technologie en zone clé pour l’activation des formes de domination 51. La technologie est clairement, pour MacKenzie, un enjeu de pouvoir travaillé par les questions du genre : les formes d’aliénation ne sont pas simplement verticales entre le capital et les travailleurs, elles opèrent également horizontalement entre les travailleurs, dans les inégalités masculin/ féminin que secrète la société dans son ensemble. En conclusion de son analyse, MacKenzie pose la question du lien entre « la politique du design et l’histoire de la technologie » 52. Inclus dans le processus de valorisation, le « design » cristallise et matérialise des rapports sociaux ; les conditions contingentes de son choix révèlent un état donné des relations de classe. MacKenzie reconnaît qu’il est toutefois difficile de se

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centrer sur la contingence car elle appelle inéluctablement des réponses de type « nécessité technique » 53.

22 La réflexion engagée par MacKenzie sur la place des machines dans l’histoire technologique que Marx a élaboré tente de relier entre eux des thèmes en passe de devenir classiques (en 1984) des STS : le rapport du social à l’artefactuel, les relations de genre, la place du contingent dans les processus socio-techniques. L’article n’est pas qu’une glose pointilleuse sur les écrits de Marx, il s’agit de faire dialoguer l’auteur du Capital avec les Technology Studies et de prendre au sérieux le corpus marxiste. On notera cependant que l’analyse de MacKenzie est, en grande partie, centrée sur une définition très générale des technologies (sans qu’il soit précisé exactement ce qu’elles ne recouvrent pas) et que les grandes options théoriques des STS ne sont pas convoquées (strong programme, ANT…). Ainsi Marx semble-t-il appelé à dialoguer à la marge avec le courant constructiviste.

3/ La béance des nineties : Marx oublié

23 La configuration des années 1990 marque un reflux net des références à Marx dans les principaux travaux STS. Quelques tentatives pour articuler encore le corpus marxien aux problématiques STS mettent en évidence des tiraillements, des ambiguïtés et des oublis soigneusement entretenus.

24 William Lynch et Elisworth Fuhrman relisent, en 1991, pour la revue Science, Technology & Human Values, l’ouvrage fondateur du programme fort : Knowledge and Social Imagery, édité en 1976 54. L’accent mis par Bloor sur la neutralité morale contraste sérieusement avec la posture marxiste qui vise non à expliquer le monde mais à le transformer. Lynch et Fuhrman remarquent que l’économie politique est un savoir aliéné (aliened knowledge), insuffisamment réflexif et finalement, hors de contrôle 55. Repartant de L’idéologie allemande, les deux auteurs insistent sur la construction perpétuelle de la nature comprise à travers les études physiques et chimiques. L’homme, comme élément du monde, participe à sa construction ; les savoirs qu’il produit servent toujours des intérêts qu’il convient de repérer et de révéler 56. Michael Lynch répond, en 1992, aux propositions de Lynch et Fuhrman. Il leur reproche d’abord de proposer un retour en arrière des Social Studies of Knowledge (SSK), par le truchement de ce qu’il appelle le « tour complet » (full circle) opéré par l’historiographie passant de Mannheim à Marx. Il refuse que les SSK soient transformées en régime d’analyse méta-critique bureaucratique et pointe les dangers d’un utopisme heuristique 57. Sa position clairement apolitique permet à Lynch et Fuhrman de signaler l’inconsistance critique de Michael Lynch. Ils soulignent que même la démarche ethnométhodologique la plus pure n’est jamais délestée d’enjeux politiques et que toutes les microinteractions sont socialement et politiquement situées 58. Ça n’est peut-être pas inutile de le rappeler. Gary Werskey remarque en effet que les STS britanniques en particulier, ont dû passer l’épreuve du thatchérisme triomphant ; suivant les analyses d’Eric Hobsbawm sur la défaite politique et intellectuelle de la gauche dans les années 1980, il souligne que c’est à un « échec du spectre socialiste dans son entier » à laquelle on assiste 59.

25 Question de génération, aussi. Steven Shapin, dans un texte réflexif sur les conséquences des positionnements internalisme/externalisme en histoire et en sociologie des sciences reconnaît que sa génération (« the sons and daughters of luxury ») a été plus intéressée par la description des rites de purification des disciplines que par

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la transformation du monde 60. La neutralité axiologique du programme fort – visant initialement à se déprendre des positions d’autorité que le discours scientifique permet d’adopter a priori – a pour effet paradoxal de dépolitiser progressivement le discours STS. Plus exactement, nous dirions qu’un certain nombre de théories STS se sont politisées dans un sens opposé à celui qui été le leur au départ. Nous prendrons ici appui sur trois grandes théories emblématiques des STS : la théorie de l’acteur réseau, la New Production of Knowledge et la triple hélice 61. Bien reçu dans l’ensemble des publications STS (Social Studies of Science et Science, Technology and Human Values principalement), ces ensembles conceptuels engagent une certaine vision du monde (social et scientifique) qui n’est pas sans rapport avec les transformations politiques à l’œuvre au cours des années 1990 où se sont affirmées des politiques néolibérales. Afin de ne pas alourdir notre propos inutilement, nous nous contenterons de repérer les éléments qui, dans chacune des théories, renvoient à des façons de politiser les rapports sciences/société, sans entrer dans le détail des argumentaires et des démonstrations.

26 La théorie de l’acteur-réseau (« Acting-Network Theory » [ANT]), formulée par Bruno Latour et Michel Callon se focalise sur le suivi des acteurs et des énoncés 62. Pour qu’un fait scientifique s’impose le scientifique s’oblige à recruter d’autres scientifiques, les intéresse à sa démarche en produisant une « traduction » (comme résolution des tensions entre pureté des énoncés et nécessité d’amodiation). Le réseau devient alors ce maillage d’alliés qui rend l’énoncé et celui qui le porte indispensables. Plus les connexions sont nombreuses, plus l’énoncé est robuste, les liens recoupés ne pouvant plus être défaits sans un coût scientifique exorbitant pour les opposants. L’ANT produit, a minima, une réduction des entités socio-historiques classiques (institutions, État) et vise le dépassement de la notion de société. Un seul exemple : lorsque Joliot-Curie travaille, en 1939, sur le ralentissement des neutrinos et l’approvisionnement en uranium, il négocie avec la particule et avec le ministre. Les entités humaines – dans un retour à l’hylozoïsme présocratique – ne sont plus discernables et s’imposent en actants d’un réseau toujours plus vaste. Dans ce monde social aplani, les concepts marxiens n’ont tout simplement pas de sens : la critique, les antagonismes, les rapports de classe sont totalement étrangers à la sociologie latourienne. Plus récemment, des auteurs ont pointé les affinités électives et les similitudes troublantes entre les valeurs du néo- libéralisme (sur la redéfinition perpétuelle des réseaux) et l’ANT 63. Si l’ANT n’a pas la prétention d’être une théorie politique prête à l’emploi, elle n’en véhicule pas moins une intention de reconfiguration politique qui s’accorde relativement bien aux transformations globales des sociétés néolibérales contemporaines 64.

27 La NPK assume, quant à elle, ses visées politiques prescriptives. Formulée en 1994 dans un court ouvrage 65 sans recherches empiriques de première main, la matrice théorique de la NPK repose sur le découpage de l’histoire des sciences en deux grands modes : le premier correspondant à un fonctionnement disciplinaire équanime dans la sélection et la diffusion des connaissances, le second mode apparaît depuis la seconde guerre mondiale et se caractérise par une trandisciplinarité dynamique et l’alignement d’intérêts nombreux dépassant ceux de la seule science. Flexibilité, réactivité et souplesse caractérisent un « mode 2 » détaché des contingences étatiques. Globalement, la place réduite aux formes de décisions collectives (l’État, les communautés savantes) est conforme à un mode de dérégulation néo-libérale que les auteurs appellent d’ailleurs de leurs vœux. Là encore, le marxisme est aux antipodes

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des valeurs politiques sous-tendues par le projet de NPK, il est donc à peu près normal de n’en pas trouver trace.

28 Dernière théorie emblématique des STS des années 90, la théorie de la « triple hélice ». Portée par Loet Leydesdorff et Henry Etzkowitz, cette modélisation de l’activité scientifique depuis la fin du second conflit mondial repose sur des relations en triple hélice entre l’université, l’industrie et le gouvernement qui s’entrecroisent, s’influencent et se façonnent mutuellement 66. La spirale ainsi constituée, sous la forme d’une co-évolution permanente, produit de nouvelles structures d’innovation scientifique et technique. Dans la triple hélice la place du politique n’est guère explicitée, mais globalement les instances exécutives doivent favoriser le déroulement du processus interactif spiralaire, sans chercher à agir sur l’économie. Leydesdorff et Etzkowitz présentent très explicitement leur travail comme un cadre performatif qu’ils proposent aux acteurs politiques (des pays du Sud notamment) pour optimiser leur gouvernance scientifique. Là encore, et malgré la dénégation des concepteurs de la triple hélice, qui considèrent l’opposition entre laissez-faire libéral et État- interventionniste comme obsolète, la spirale repose sur une disparition (relative) du politique et des instances collectives de régulation des rapports sociaux dans le domaine scientifique. Dans la triple hélice, Marx est présenté comme celui qui a pensé les rapprochements entre sciences et industrie à partir des recherches de Perkins sur les colorants, mais aussi qui a été incapable de saisir l’importance des procédures de communication et de codifications dans la volatilité informationnelle 67. La théorie de la « destruction créatrice » de Schumpeter est privilégiée comme soubassement théorique à la triple hélice 68.

29 On le voit, l’adhésion (plus ou moins forte – et nous simplifions à dessein) aux valeurs générales d’une pratique scientifique dérégulée en régime néolibérale rend inutile, dans les principales théories STS, la référence à Marx. Globalement, la neutralité revendiquée par le programme fort a fait place à un engagement performatif dans le mainstream politico-économique des années 1990. Les théories STS en pointe font écho (positivement) aux grandes lignes de la dérégulation. Il n’est plus guère possible d’accommoder Marx à ce nouveaux corpus de valeurs et le spectre s’estompe peu à peu.

Conclusion : le retour du refoulé ?

30 Vers les années 2000, on observe un retour de Marx. Tout l’enjeu est de comprendre de quel Marx il s’agit. C’est un retour subreptice d’abord, par l’historiographie et la résurrection de figures oubliées. Ainsi Edgar Zilsel, qui a servi de cheval de Troie marxiste dans les linéaments des STS, est à nouveau mobilisé au début des années 2000. Autre exemple d’un retour en grâce des thèses marxistes : en 2006, à l’Université Princeton, un workshop intitulé Science at the Crossroads: Geopolitics, Marxism, and Seventy- Five Years of Science Studies fait le bilan des percolations marxistes dans les sciences studies en repartant du congrès de 1931 et des propositions de Boris Hesse. Gary Werskey 69 – « Mr. invisible college » – envisage, à cette occasion, une chronologie de la longue durée pour penser la critique marxiste des sciences capitalistes en ne se limitant pas aux seules science studies. Sa communication sera finalement publiée dans la revue Science as Culture (haut lieu de la radicalité chic STS), accompagnée de deux courts commentaires de Steve Fuller 70 et de Christopher Hamlin 71. On le voit, c’est d’abord dans l’espace historiographique que le marxisme fait retour en hantant de nouveau les

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STS. D’une certaine manière ce retour par l’histoire de la discipline perpétue la dépolitisation des thèses marxistes sur l’étude des sciences, puisqu’il constitue d’abord une prise de position épistémologique (quelle part faire aux interprétations marxistes dans une généalogie intellectuelle complexe). La critique socio-politique du marxisme est, dans cet exercice bénin d’auto-légitimation patrimoniale, sinon oubliée, du moins très largement minorée. Le spectre de Marx n’est plus ici qu’une pâle image projetée sur un arbre généalogique dont on élève les branches jusqu’à des pères fondateurs comme Hessen ou Zilsel. Toutefois, c’est par la sociologie environnementaliste que la critique marxiste des sciences a – récemment – retrouvé une certaine vigueur politique.

31 C’est contre ce readership que Jacques Derrida s’insurge dans Spectres de Marx. Bien qu’il ne se soit pas répandu sur son rapport-à-Marx – c’est qu’il tenait le dogme en horreur et, parmi d’autres motifs, a longtemps tenu à marquer ses distances avec la clique althussérienne –, il pointe l’inanité de « l’injonction de Marx aujourd’hui ». Il n’est pas inutile de le citer longuement : Ce qui risque d’arriver, c’est qu’on tente de jouer Marx contre le marxisme afin de neutraliser ou d’assourdir en tout cas l’impératif politique dans l’exégèse tranquille d’une œuvre classée. On sent venir une mode ou une coquetterie à cet égard dans la culture et plus précisément dans l’université. [...] Ce stéréotype récent serait destiné, qu’on le veuille ou non, à dépolitiser en profondeur la référence marxiste, à faire de son mieux, en offrant le visage de la tolérance, pour neutraliser une force potentielle, d’abord en énervant un corpus, en y faisant taire une révolte [...]. Au nom d’un vieux concept de la lecture, une telle neutralisation en cours tenterait de conjurer un danger : maintenant que Marx est mort, et surtout que le marxisme paraît en pleine décomposition, semble dire certains, on va pouvoir s’occuper de Marx sans être dérangé [...]. On va en traiter sereinement, objectivement, sans partis pris : selon les règles académiques, dans l’université, en bibliothèque, dans des colloques ! 72

32 Marx, donc, en « grand-philosophe » pour philosophes ; Marx, référence malléable pour les besoins intellectuels d’exégètes en pantoufles. Facile à dire, n’est-ce pas, surtout lorsqu’on dispose de l’autorité d’un Derrida, déconstructeur crépusculaire ? Un mécanisme, tellement effectif dans les champs de production intellectuelle, est néanmoins pointé : l’exorcisme, la neutralisation – Marx, fétiche pour lector. Cependant, loin de nous la tentation d’en revenir à Marx sans y réfléchir à deux fois. Il n’est pas certain, par exemple, que nous soyons prêts à tirer toutes les conséquences pratiques de la critique marxiste des technosciences, à faire nôtre le marxisme « vulgaire » d’un Boris Hessen, à abonder dans le sens politique de la sociologie soviétique des sciences, à citer Mao dans le texte. Ce que nous interrogeons en revanche, sans cacher d’ailleurs nos partis pris et notre manque de sérénité, c’est l’endogénéisation d’un discours « critique » des STS, lesquelles s’illusionnent dans leur pouvoir de transformation du monde – « perfomativité », « traduction », « co- construction », combien de papiers n’ont-ils pas été commis en ces noms ?

33 L’exercice de spectrologie auquel nous nous sommes livrés, dans l’incomplétude qu’un temps limité et qu’une enquête configurationnelle nous imposaient, donnent à voir la figure de Marx dans des incandescences variables. Les STS, dans leurs débuts frondeurs et radicaux, ont puisé aux sources du marxisme les éléments d’une critique argumentée de la science comme forme constituée de la domination. Reprenant le fil d’une historiographie des sciences marxiste en pointillés depuis les années 1930, Shapin, Schaffer et même Latour éprouvent la matrice théorique développée par Marx jusqu’au début des années 1980. Puis, cherchant la légitimité académique autant

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qu’épistémologique, les STS ont composé avec un marxisme mezza-voce, puis murmuré avant d’être oublié. Les discussions autour de la question des machines et du déterminisme technologique emblématisent ce revirement progressif : d’abord centrale, la notion de rapport de force et la puissance politique subversive de Marx sont contournées, amodiées et finalement « retournées ». Le marxisme cesse même, tout au long des années 1990, de nourrir un discours critique sur les sciences qui – par ailleurs – n’existe presque plus. Devenues un espace épistémique consacré (en témoignent la création de départements spécifiques sur les campus américains, et l’implantation des thèses ANT en France), les STS délaissent, dans une rationalisation scolastique subreptice, les références critiques et les positions politiques radicales. En phase avec les valeurs néolibérales qui structurent l’horizon sociopolitique de la fin du XXe siècle, la doxa STS propose une vision irénique du monde scientifique dans laquelle les controverses sont les seules formes d’opposition légitimes. C’est une critique sociale de la skholè STS qu’il serait peut-être bon d’engager. Pierre Bourdieu, pas à une pique près sur les théoriciens californiens, en livre l’épure dans ses Méditations pascaliennes 73 : « Cas idéaltypique [de la raison scolastique], l’université de Californie à Santa Cruz [équivalent de celle de San Diego, où les STS ont fait souche dans les années 1980], haut lieu du mouvement “postmoderniste”, archipel de collèges dispersés dans une forêt qui ne communiquent que par Internet, a été construite dans les années soixante, au sommet d’une colline, à proximité d’une station balnéaire pour retraités aisés, sans industries : comment ne pas croire que le capitalisme s’est dissous dans un “flux de signifiants détachés de leurs signifiés”, que le monde est peuplé de “cyborgs”, “cybernetics organisms”, et que l’on est entré dans l’ère de l’“informatics of domination”, lorsque l’on vit dans un petit paradis social et communicationnel, d’où toute trace de travail et d’exploitation a été effacée ? »

34 Le retour du refoulé, à la faveur d’une décennie 2000 marquée par les premiers accents critiques, s’accompagne d’une redécouverte opportune (et opportuniste) d’un marxisme réactivée d’abord dans l’historiographie (le plus sûr moyen de tenir à distance les charges subversives dont il est potentiellement porteur). Si Marx est un spectre qui hante les STS, c’est au sens d’une hantise de voir contester les fondements institués d’une « discipline » initialement associée à l’exercice d’une critique radicale des pouvoirs. Le spectre de Marx nous regarde donc faire (collectivement) des usages plus ou moins renouvelés de ses projections et de ses représentations. Nous portons (nous, jeunes chercheurs) une responsabilité dans la réévaluation qui préside à tout travail socio-historique. « Les parents ont mangé les raisins verts et les enfants en ont eu les dents agacées » (Livre d’Ézéquiel, XVIII, 2) ; le péché originel des STS est une chance pour (re)formuler un projet scientifique appuyé sur une réflexivité politique rigoureuse. Le marxisme, dans cette perspective n’est pas seulement une ressource historiographique commode (parant d’un label de radicalité confortable n’importe quelle démarche un tant soit peu critique) ; il donne matière à penser les articulations de nos pratiques socio-historiques toujours à renouveler aux enjeux politiques que nous traversons autant qu’ils nous traversent.

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NOTES

1. Nous partons du présupposé que les STS sont connues des lecteurs. 2. Jérôme LAMY et Arnaud SAINT-MARTIN, « Edgar Zilsel, le chaînon manquant des STS ? », Colloque international Les Productions de l’objectivité. L’histoire sociale des sciences au prisme du Marxisme, Collège International de Philosophie, Université Paris I, 12-13 mai 2012. 3. Jacques DERRIDA, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993. 4. À l’exception d’ouvrages à valence symptômale, La Fin de l’histoire de Francis Fukuyama par exemple. 5. Jacques DERRIDA, op.cit., p. 144. 6. Jérôme LAMY et Arnaud SAINT-MARTIN, « Un dilemme pratique : sociologie et histoire au prisme des STS », Carnet de bord de sciences humaines, n° 14, 2007, p. 52-64 ; Jérôme LAMY et Arnaud SAINT- MARTIN, « La frontière comme enjeu. Les Annales et la sociologie », Revue de Synthèse, vol. 131, n° 1, mars 2010, p. 97-127. 7. Nikolai BOUKHARINE, Historical Materialism. A System of Sociology, New York, Russel & Russel, 1965. 8. Jacques DERRIDA, op.cit., p. 181. 9. Yves GINGRAS, « Un air de radicalisme. Sur quelques tendances récentes en sociologie de la science et de la technologie », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 108, 1995, p. 3-18. 10. Brian MARTIN , «“The critique of science becomes academic”, Science, Technology, & Human Values, vol. 18, n° 2, 1993, p. 247-259. 11. Hilary et Steven ROSE, « L’héritage problématique : Marx, Engels et les sciences de la nature », in ROSE Hilary, ROSE Steven, HANMER Jalna, ENZENSBERGER Hans-Magnus, FRANCK Robert, LÉVY-LEBLOND Jean-Marc, STÉHELIN Liliane, L’Idéologie de/dans les sciences, Paris, Seuil, 1977, p. 19-36, ici p. 29. 12. Ibid., p. 35. 13. Hilary et Steven ROSE, « L’enrôlement de la science », in Hilary et Steven ROSE, Jalna HANMER, Hans-Magnus ENZENSBERGER, Robert FRANCK, Jean-Marc LÉVY-LEBLOND, Liliane STÉHELIN, L’Idéologie de/ dans les sciences, Paris, Seuil, 1977, p. 37-61, ici p. 38. 14. Erik P. HOFFMANN, “Contemporary Soviet Theories of Scientific, Technological and Social Change”, Social Studies of Science, vol. 9, n° 1, 1979, p. 101-113. 15. Susan B. RIFKIN, “On ‘contradictions’ among academics”, Science Studies, 1972, vol. 2, n° 4, p. 395-399. 16. Stephen COTGROVE, “Alienation and automation”, The British Journal of Sociology, vol. 23, 1972, n° 4, p. 437-451. 17. Stephen COTGROVE, “Technology, Rationality and Domination”, Social Studies of Science, vol. 5, n° 1, 1975, p. 55-78. 18. Sal RESTIVO, “Finalization : Cool Radicalism Versus the Republic of Science”, 4S Review, vol. 2, 1984, n° 4, p. 14-20. 19. Theodore ROSZAK, “The Monster and the Titan: Science, Knowledge and Gnosis”, Daedalus, vol. 103, n° 3, 1974, p. 17-32. 20. David EDGERTON , “Science and Politics”, Economic and Political Weekly, vol. 16, n° 51, 1981, p. 2079-2081. 21. Alain JAUBERT et Jean-Marc LÉVY-LEBLOND, (Auto)critique de la science, Paris, Seuil, 1973. 22. Renaud DEBAILLY, La Critique radicale de la science en France. Origines et incidences de la politisation de la science en France depuis Mai 1968, Thèse de doctorat en sociologie, Université Paris IV, 2010. 23. Michel DUBOIS, La Nouvelle Sociologie des sciences, Paris, Presses Universitaires de France, 2001. 24. Voir Arnaud SAINT-MARTIN, La Sociologie de Robert K. Merton, Paris, La Découverte, 2013.

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25. Steven SHAPIN , “Discipline and Bounding: The History and Sociology of Science As Seen Through the Externalism-Internalism Debate”, History of Science, vol. xxx, 1992, p. 333-369. 26. Charles CROTHERS, Robert K. Merton, Chichester/London, New York, E. Horwood /Tavistock Publications, 1987. 27. LATOUR Bruno et WOOLGAR Steve, 1979, Laboratory Life. The Social Construction of Scientific Facts, Bervely Hills, Sage Publications, 1979, p. 179. 28. Ibid., p. 231. 29. Citons en outre Michael Mulkay qui revient très longuement sur la portée heuristique du papier de Hessen dans son ouvrage (Mickael MULKAY , Science and the Sociology of Knowledge, Londres, Georges Allen & Unwin, 1979). Il en tire la conclusion générale que « Marx can be interpreted in a strong sense, that is, as implying that the content of established scientific knowledge should be treated to a considerable extent as the outcome of specifiable social processes », p. 27). 30. Simon SCHAFFER, “Newton at the crossroads”, Radical Philosophy, 37, 1984, p. 23-28, ici p. 24. 31. Ibid., p. 28. 32. Ibid., p. 27. 33. Steven SHAPIN et Simon SCHAFFER, Leviathan and the Air-Pump. Hobbes, Boyle, and the Experimental Life, Cambridge (Mass.), Princeton University Press, 2011 [1985], p. XXIV. 34. Christopher HILL, “‘A New Kind of Clergy’: Ideology and the Experimental Method”, Social Studies of Science, vol. 16, 1986, p. 728 ; Steven SHAPIN, Simon SCHAFFER, Leviathan…, op. cit., p. XXVII. 35. Sal RESTIVO, “Some Perspectives in Contemporary Sociology of Science”, Science, Technology & Human Values, vol. 6, n° 35, 1981, p. 22-30, ici p. 24. 36. Franz BORKENEAU , “The Sociology of the Mechanistic World-Picture”, Science in Context, vol. 1 (1) , 1987, p. 109-127 ; Valeria E. RUSSO, “Hernyk Grossmann and Franz Borkeneau. A Bio- Bibliography”, Science in Context, vol.1(1) , 1987, p. 181-191. 37. Citons Bruce BIMBER, “Karl Marx and the Three Faces of Technological Determinism”, Social Studies of Science, vol. 20 (2), Mai 1990, p. 333-351 et Paul S. ADLER, “Marx, Machines, and Skill”, Technology and Culture, vol. 31 (4), 1990, p. 780-812. 38. Donald MACKENZIE , “Marx and the Machine”, Technology and Culture, vol. 25, n° 3, 1984, p. 473-502. 39. Donald MACKENZIE, Statistics in Britain, 1865-1930: The Social Construction of Scientific Knowledge, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1981. 40. Donald MACKENZIE, “Marx and the Machine”, Technology and Culture, vol. 25, n° 3, 1984, p. 474. 41. Ibid., p. 474. 42. Ibid., p. 478-480. 43. Ibid., p. 481. 44. Ibid., p. 482. 45. Cité par ibid., p. 486. La traduction canonique française est légèrement différente : « La machine, point de départ de la révolution industrielle, remplace donc le travailleur qui manie un outil par un mécanisme qui opère à la fois avec plusieurs outils semblables, et reçoit son impulsion d’une force unique, quelle qu’en soit la forme » (MARX Karl, Le Capital, Livre I, Paris, Gallimard, 1968 [1867], p. 467). 46. Ibid., p. 488. 47. Ibid., p. 489. 48. Ibid., p. 490-491. 49. Ibid., p. 493-494. 50. Ibid., p. 494. 51. Ibid., p. 497. 52. Ibid., p. 498.

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53. Ibid., p. 502. 54. David BLOOR, Knowledge and Social Imagery, Londres, Routledge & Paul Kegan, 1976. 55. William T. LYNCH et Elisworth R. FUHRMAN, “Recovering and Expanding the Normative : Marx and the New Sociology of Scientific Knowlede”, Science, Technology & Human Values, vol. 16, 1991, n° 2, p. 233-248, ici p. 240-241. 56. Ibid., p. 242-244. 57. Michael LYNCH, “Going Full Circle in the Sociology of Knowledge: Comment on Lynch and Fuhrman”, Science, Technology, & Human Values, vol. 17, n° 2, 1992, p. 228-233. 58. William T. LYNCH et Ellsworth FUHRMAN , “Ethnomethodology as Technocratic Ideology: Policing Epistemic Boundaries”, Science, Technology, & Human Values, vol. 17, n° 2, 1992, p. 234-236. 59. Gary WERSKEY, “The Marxist Critique of Capitalist Science: A History in Three Movements?”, Science as Culture, vol. 16, n° 4, 2007, p. 397-461, ici p. 443. 60. Steven SHAPIN , “Discipline and Bounding: The History and Sociology of Science As Seen Through the Externalism-Internalism Debate”, History of Science, vol. xxx, 1992, p. 357. Voir aussi Steven SHAPIN, “A Course in the Social History of Science”, Social Studies of Science, 10 (2), 1980, p. 232-258 ; Steven SHAPIN, “Zilsel thesis”, in BYNUM W.F., BROWN E.J., PORTER Roy (eds.), Dictionary of the History of Science, Londres, The Macmillan Press Ltd, 1981, p. 450. 61. Sur ces trois points, nous nous permettons de renvoyer à Jérôme LAMY, « Penser les rapports entre sciences et politique : enjeux historiographiques récents », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 102, octobre-décembre 2007, p. 9-32. 62. L’ANT a été formulé en une série d’ouvrages et d’articles dont on peut citer les principaux : Bruno LATOUR et Steve WOOLGAR, La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988 ; Michel CALLON , « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, vol. 36, 1986, p. 169-208 ; Michel CALLON (éd.), La Science et ses réseaux. Genèse et circulation des faits scientifiques, Paris, La Découverte, Conseil de l’Europe, UNESCO, 1989 ; Michel CALLON et B. LATOUR (éds.), La science telle qu’elle se fait. Anthologie de la sociologie des sciences en langue anglaise, Paris, La Découverte, 1991 ; Bruno LATOUR , « Les “vues” de l’esprit. Une introduction à l’anthropologie des sciences et des techniques », Culture technique, n° 4, 1985, p. 5-29 ; Bruno LATOUR , Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991 ; Bruno LATOUR , La Science en action. Introduction à la sociologie des sciences, Paris, Gallimard, 1995 ; Bruno LATOUR, L’Espoir de Pandore. Pour une vision réaliste de l’activité scientifique, Paris, La Découverte, 2001 ; Bruno LATOUR, Pasteur : guerre et paix des microbes [suivi de] Irréductions, Paris, La Découverte, 2001 ; Bruno LATOUR, Changer la société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006. 63. Dominique PESTRE, “Thirty Years of Science Studies: Knowledge, Society and the Political”, History and Technology, vol. 20, n° 4, 2004, p. 351-369, ici p. 366 ; Luc BOLTANSKI, Ève CHIAPELLO, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 208-238. 64. Voir Francis CHATEAURAYNAUD, « Force et faiblesse de la nouvelle anthropologie des sciences », Critique, n° 529-530, 1991, p. 459-478. 65. Michael GIBBONS, Camille LIMOGES, Helga NOWOTNY, Simon SCHWARTZMAN, Peter SCOTT et Martin TROW, The New Production of Knowledge. The Dynamics of Science and Research in Contemporary Societies, Londres, Sage Publications, 1994. 66. Loet LEYDESDORFF et Henry ETZKOWITZ , “Emergence of a triple helix of university-industry- government relations”, Science and Public Policy, vol. 23, 1996, p. 279-286 ; ID., “Emergence of a Triple Helix of university-industry-government relations”, Science and Public Policy, vol. 23, 1996, p. 279-286 ; ID., “Technology innovation in a triple helix of university-industry-government relations, Asia Pacific tech”, Monitor, vol. 15-1, 1998, p. 32-38 ; ID., “The Triple Helix as a model

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for innovations studies”, Science and Public Policy, vol. 25, 1998, p. 195-203 ; ID., “Triple Helix of innovation: introduction”, Science and Public Policy, vol. 25, 1998, p. 358-364; ID., “The future location of research: a triple helix of university-industry-government relations II”, EASST Review, vol. XV-4, 1996, p. 20-25 ; ID., (eds.), A Triple Helix of University-Industry-Government Relations : The Future Location of Research?, New York, Science Policy Institute, State University, 1998 ; ID., “The endless transition : a ‘triple helix’ of university-industry-government relations”, Minerva, vol. 36, 1998, p. 203-208. 67. Loet LEYDESDORFF et Henry ETZKOWITZ, 2000, « Le “Mode 2” et la globalisation des systèmes d’innovation “nationaux” : le modèle à Triple hélice des relations entre université, industrie et gouvernement », Sociologie et sociétés, vol. 32, n° 1, p. 135-156, ici p. 146. 68. Ibid., p. 140. 69. Gary WERSKEY, “The Marxist Critique of Capitalist Science: A History in Three Movements?”, Science as Culture, vol. 16, n° 4, 2007, p. 397-461. 70. Steve FULLER, “Learning from Error: An Autopsy of Bernalism”, Science as Culture, vol. 16, n° 4, 2007, p. 463-466. 71. Christopher HAMLIN, “STS : Where the Marxist Critique of Capitalist Science Goes to Die?”, Science as Culture, vol. 16, n° 4, 2007, p. 467-474. Hessen continue d’être la figure polarisante de ce retour marxiste : le texte d’Harold Dorn, procède ainsi à une nouvelle évaluation des écrits d’histoire des sciences marxistes pour penser à nouveaux frais les frontières de la recherche ; Harold DORN, “Science, Marx and History : Are There Still Research Frontiers?”, Perspectives on Science, vol. 8, n° 3, 2000, p. 223-254. 72. J. DERRIDA, op. cit., p. 60-61. 73. Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 52-53.

RÉSUMÉS

Les Science and Technology Studies ont émergé, comme discipline syncrétique centrée sur les savoirs, dans le sillage des mouvements de contestation des années 1960 et 1970. Le marxisme est alors une référence incontournable des historiens et sociologues des sciences qui explorent – et dénoncent – les modes de domination et d’aliénation associés aux pratiques scientifiques. Peu à peu cependant, un glissement s’opère au sein des Science Studies : le référentiel politique contestataire s’estompe et la pensée marxiste, si elle est encore parfois mobilisée, est singulièrement transformée, et trahie. Dans les années 1980 et 1990, une série d’études sur les machines témoigne de cette rupture progressive avec le socle subversif du marxisme. Abandonné dans les années 1990, le corpus marxiste n’est plus une référence pour les Science Studies. Depuis peu, cependant, le retour du refoulé semble ne plus avoir de limite, puisque les textes des auteurs marxistes d’avant le second conflit mondial, comme Edgar Zilsel, sont republiés, et que la généalogie des Science Studies n’exclut plus, dans son histoire officielle en cours de constitution, cette matrice marxiste fantomatique.

The Science and Technology Studies emerged as a syncretic discipline dealing with the production of scientific knowledge, following the protest movements of the 1960s and 1970s. Marxism was then a reference to historians and sociologists of science who explored – and criticized – the modes of domination and alienation associated with the scientific practices.

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Gradually however, a shift took place within the Science Studies: the politically rebellious ambition faded and Marxist thought, though still sometimes mobilized, was singularly transformed, and even betrayed. Throughout the 1980s and the 1990s, several studies on the machines reflected this gradual break with the subversive content of Marxism. Abandoned in the 1990s, the Marxist doctrine was not really a reference for the Science Studies. But recently one may observe a kind of return of the repressed which seems to have no limit, since the texts of classical Marxist authors active before the Second World War, such as Edgar Zilsel, are now republished, and in their genealogy and official grand récit the Science Studies no longer excludes this ghostly Marxist matrix.

Parallel zu den Protestbewegungen der 60.ger und 70.ger Jahren traten die „Science Studies“ auf. Der Marxismus in zu dieser Zeit die unumgängliche Referenz der Historiker und Soziologen der Wissenschaften, die den Modus von Domination und Entfremdung in der Wissenschaften Praxis untersuchen ...und denunzieren!

AUTEURS

JÉRÔME LAMY Jérôme Lamy est post-doctorant au sein du Laboratoire d’Excellence « Structuration des Mondes Sociaux » (Université de Toulouse). Après une thèse sur l’histoire de l’observatoire de Toulouse en tant qu’elle illustre les modes d’agencement des rapports sciences-société, il développe une sociologie des formes contemporaines de régulation des pratiques scientifiques par (et de) l’État, ainsi qu’une anthropologie historique des partages entre formes de savoir.

ARNAUD SAINT-MARTIN Arnaud Saint-Martin est chargé de recherche au CNRS (Laboratoire PRINTEMPS, CNRS- Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines). Il travaille à l’élaboration d’une approche écologique des activités et des organisations scientifiques en général, et plus particulièrement du spatial. Poursuivant en parallèle des recherches relevant de l’histoire sociale des sciences humaines et sociales, il vient de publier La Sociologie de Robert K. Merton aux Éditions La Découverte, dans la collection « Repères ».

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Marxisme et mémoire. De la téléologie à la mélancolie Marxism and Memory: from Teleology to Melancholy Marxismus und Kollektivbewusstsein der Vergangenheit: von der Teleologie zur Melancholie

Enzo Traverso

1 Au premier abord, le marxisme et la mémoire sembleraient deux continents étrangers. Les marxistes ont élaboré des philosophies de l’histoire ou, notamment les historiens, analysé les mutations de temporalité (notamment E. P. Thompson) mais, sauf exceptions sur lesquelles je reviendrai, ils n’ont jamais essayé de conceptualiser la mémoire. Cette dernière est l’objet des travaux d’histoire orale de Danilo Montaldi, Cesare Bermani ou Raphael Samuel, sans pour autant devenir une catégorie analytique. Ce qui intéressait ces auteurs était le passé vécu, évoqué et raconté par les classes subalternes, non pas le contexte, les modalités, les possibilités et les limites de l’élaboration du souvenir lui-même, ni son rapport à l’histoire savante.

2 Amorcé il y a presque un siècle par Henri Bergson et Maurice Halbwachs, le débat sur la mémoire collective a profondément affecté la sociologie, la philosophie et l’historiographie sans recevoir aucune contribution marxiste significative. Les rares incursions marxistes sur le terrain des rapports entre histoire et mémoire se sont limitées à réaffirmer une dichotomie positiviste classique : la mémoire est la collecte volatile et subjective d’une expérience vécue ; l’histoire est la reconstitution rigoureuse des événements du passé. Dans sa préface à Histoire de la Révolution russe (1930), Léon Trotski reconnaît que sa participation directe à ce grand tournant historique l’a aidé à « comprendre non seulement la psychologie des acteurs, individus et collectivités, mais aussi la corrélation interne des événements ». Cependant, il ajoute aussitôt qu’une telle position peut devenir un avantage épistémologique seulement à condition de ne pas écrire en témoin. Il précise son approche dans les termes suivants : « Cet ouvrage n’est nullement basé sur des souvenirs personnels. Le fait que l’auteur a participé aux événements ne le dispensait point du devoir d’établir sa narration sur des documents rigoureusement contrôlés. L’auteur parle de soi dans la mesure où il y est forcé par la

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marche des événements, à la “troisième personne”. Et ce n’est pas là une simple forme littéraire : le ton subjectif, inévitable dans une autobiographie ou des mémoires, serait inadmissible dans une étude historique 1 ». Présentant son autobiographie, quelques années plus tôt, il avait déjà expliqué que, la mémoire n’étant pas un « compteur automatique », il préférait la laisser à la « critique psychanalytique ». En écrivant son livre, il avait systématiquement mis ses souvenirs à l’épreuve des sources documentaires2.

3 Par une sorte de réaction symétrique, les spécialistes de la mémoire ont toujours ignoré le marxisme. Au cours des dernières décennies, les contributions les plus significatives sont venues de Pierre Nora, Henry Rousso et Paul Ricœur en France, Josef H. Yerushalmi aux États-Unis, Aleida Assmann en Allemagne : des auteurs prolifiques chez lesquels il serait difficile de repérer une seule page consacrée au marxisme 3. Ce dernier reste en dehors de leur horizon intellectuel. Plusieurs observateurs ont constaté l’avènement d’un véritable moment mémoriel au sein des sociétés occidentales à partir du milieu des années 1980. Symboliquement, nous pourrions en fixer le début avec la parution de Zachor aux États-Unis (1983), du premier tome des Lieux de mémoire en France (1984), de la « querelle des historiens » en Allemagne (1986) et d’un essai comme Les Naufragés et les Rescapés de Primo Levi en Italie (1986) 4. De manière significative, ce moment mémoriel coïncide avec un autre tournant de l’histoire intellectuelle appelé « crise du marxisme » 5. Cette synchronie entre l’essor de la mémoire et le déclin du marxisme est tout à fait emblématique. Le marxisme exerçait une influence profonde et étendue sur les sciences sociales lorsqu’elles étaient bâties autour du paradigme de société ; son éclipse est devenu presque totale au cours d’une décennie marquée par le déplacement vers un nouveau paradigme, celui de mémoire6. Cette transition s’est accomplie dans un contexte politique particulier, créé en 1979 par la « révolution conservatrice » dans les pays anglo-saxons, par la révolution islamique en Iran et par le génocide au Cambodge, qui marquaient la fin de la vague anti-impérialiste, et achevé dix ans plus tard par la chute du mur de Berlin, un événement qu’il est aujourd’hui courant de considérer comme la fin du « court » XXe siècle. Dans le théâtre de l’histoire intellectuelle, le marxisme fait sa sortie, sans applaudissements ni rappels, au moment où la mémoire y fait son entrée, tous les regards braqués sur elle. Elle s’y installe durablement car, un quart de siècle plus tard, elle ne l’a toujours pas quittée.

4 Les pages qui suivent seront donc consacrées à cette rencontre manquée entre le marxisme et la mémoire, ainsi qu’à une interrogation sur ses causes. Cet écart n’a rien d’inéluctable mais demande à être expliqué, ce qui nécessite un effort de clarté conceptuelle. Tout d’abord, le marxisme ne sera pas réduit à un corpus doctrinal ou à une théorie codifiée dans un ensemble de textes ; il sera considéré dans un sens plus large, à la fois comme un courant de pensée qui, pendant le XXe siècle, a dominé le mouvement ouvrier et la culture de la gauche. La mémoire, ensuite, sera prise en compte dans sa double acception : non seulement les souvenirs individuels, de groupe ou de génération, mais surtout les représentations collectives du passé. Cela revient à distinguer la mémoire de l’histoire, si l’on conçoit cette dernière non pas comme l’ensemble des faits qui façonnent l’univers historique – la littéralité des événements – mais comme une discipline (l’écriture de l’histoire) qui est un discours critique sur le passé et qui, en tant que travail de reconstitution, contextualisation et interprétation de ce qui est advenu, donne lieu toujours à une construction textuelle. Une fois cette distinction faite, il faudra aussi prendre en examen les interactions entre la mémoire et

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l’histoire, puisque la fonction primaire de cette dernière consiste à répondre à une demande de connaissance qui surgit de la société et qui est portée par la mémoire elle- même. Loin d’être figée, cette mémoire se construit dans l’espace social, bien au-delà des souvenirs d’un passé vécu, par de multiples vecteurs : la transmission des pratiques culturelles à l’intérieur de « cadres sociaux » plus ou moins stables, la réification du passé par les médias et l’industrie culturelle, les politiques de la mémoire mises en œuvre par les gouvernements et les pouvoirs publics (éducation, musées, commémorations) et l’encadrement juridique du passé souvent promu par les États (les lois mémorielles). L’historiographie est donc redevable de la mémoire et, en même temps, contribue à forger les représentations collectives du passé. C’est elle qu’il faut interroger si l’on veut trouver une connexion entre le marxisme et la mémoire. Bref, le rapport du marxisme à la mémoire est lié à un régime d’historicité : l’expérience et la perception du passé qui caractérisent une société donnée à un moment donné7.

5 Or, le régime d’historicité qui domine la transition du XXe au XXIe siècle révèle une crise profonde de l’imagination utopique. Souvent qualifiée par la notion de « présentisme », cette expérience du temps se caractérise par une accélération permanente au sein d’une structure sociale conçue et perçue comme immuable, sans alternative possible. La dialectique historique décrite par Reinhart Koselleck comme une tension entre le passé et le futur, le passé comme champ d’expérience et le futur comme horizon d’attente8, semble brisée dans un monde qui vit au présent, fétichise l’ordre dominant, n’ose pas penser l’avenir et porte un regard sceptique ou réprobateur vers le passé. Portés par la Révolution française et la Révolution russe, le XIXe et le XXe siècle se sont projetés vers l’avenir, le premier identifié au « progrès » (industriel, socialiste, démocratique, technique), le second au communisme. Le XXIe siècle, quant à lui, s’ouvre dans un monde sans utopies, paralysé par la défaite historique des révolutions dont le communisme a été l’horizon partagé. Abandonné par le « principe-espérance », lorsque tout horizon d’attente semble brouillé et invisible, le régime d’historicité aujourd’hui dominant ne perçoit pas le passé comme une ère de combats libérateurs et de révolutions mais plutôt comme une ère de violence et de totalitarisme. Ses témoins parlent au nom des victimes – l’ère du témoin est tout d’abord une ère des victimes9 – dont la mémoire collective gère le deuil, en empêchant l’effacement de leur souvenir et en tirant des leçons morales pour les générations futures. Ces dernières ne sont pas appelées à changer le monde mais bien plutôt à ne pas répéter les erreurs fatales de ceux qui, aveuglés par l’utopie communiste, ont finalement bâti un univers totalitaire. La religion civile de la mémoire – dont la célébration sert à sacraliser les fondations éthiques de nos démocraties libérales – est l’autre face d’un monde sans utopies. À ce moment mémoriel correspond – pourrait-il en être autrement ? – une historiographie conservatrice dont François Furet, peu après avoir officié les obsèques officielles de la Révolution française, avait fixé le cap : « L’idée d’une autre société est devenue presque impossible à penser. [...] Nous sommes condamnés à vivre dans le monde où nous vivons10. »

6 Le tournant de 1989 constitue un seuil, le moment particulier où les mutations cumulées au cours d’une décennie se condensent et précipitent. La fin du communisme introduit de nouveaux tropismes au sein de la conscience historique tandis que la mémoire des victimes remplace la mémoire des luttes et obscurcit celle des vaincus : les acteurs du passé doivent acquérir un statut de victimes s’ils veulent occuper une place dans les représentations de l’histoire. L’Allemagne, l’épicentre du tournant, est le lieu

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symbolique de cette métamorphose : tout au long des années 1990, la mémoire de l’Holocauste se substitue à la mémoire antifasciste par une redéfinition progressive de l’espace public11. La mémoire officielle de la RDA est effacée. Les statues des fondateurs du socialisme ainsi que les monuments à la gloire du communisme sont à leurs tours abattus. Reste à Berlin une statue de Marx et Engels, entre l’île aux musées et le Nikolaiviertel, dont le socle accueille un graffiti ironique : Wir sind unschuldig (« Nous sommes innocents »). Parallèlement, le souvenir des victimes du nazisme (essentiellement les juifs) balise l’espace urbain. En 2005, un gigantesque Mémorial de L’Holocauste (Holocaust Mahnmal) est inauguré en proximité de la Porte de Brandebourg et du Parlement12.

7 Voilà donc le contexte de la crise du marxisme, dont les impasses théoriques ne sont au fond que le miroir d’une défaite historique du mouvement social et politique qui l’incarnait (le communisme selon la définition de Marx : « le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses13 »). Comme l’indique la célèbre onzième thèse sur Feuerbach, le marxisme est né et s’est construit historiquement à la fois comme une théorie visant à interpréter le monde et comme un projet de transformation révolutionnaire du monde14. La mémoire véhiculée par le marxisme était indissociablement liée à ce projet. Par conséquent, une fois amputé de sa dimension utopique, le marxisme a cessé d’agir comme vecteur de transmission d’une mémoire de classe, des luttes émancipatrices et des révolutions. Sans vouloir (ni pouvoir, dans ces pages) reprendre le vieux débat sur la vision marxienne de l’histoire, il ne fait pas de doute que l’utopie en est le tropisme secret. Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, la mémoire est évoquée comme « la tradition de toutes les générations mortes » qui « pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants15 ». La révolution moderne dirigée contre le capitalisme, poursuit Marx, « ne peut pas puiser sa poésie dans le temps passé, mais seulement dans l’avenir16 ». Elle doit « laisser les morts enterrer leurs morts » et se débarrasser des « réminiscences empruntées à l’histoire universelle » (qui avaient aveuglé ses ancêtres) pour pouvoir se projeter vers le futur17. Nous pouvons bien opposer un Marx dialecticien à un autre positiviste. Une forme d’historicisme évolutionniste est certes sous-jacente à certains de ses écrits (notamment son introduction de 1859 à Critique de l’économie politique) qui postulent l’histoire comme une succession de modes de production et de formations sociales (esclavage, féodalisme, capitalisme, socialisme, communisme)18. D’autres textes nous mettent en garde en revanche contre l’interprétation de sa théorie comme un schéma historico-universel inéluctablement imposé à toutes les sociétés19. Nous pourrions aussi formuler différentes hypothèses afin de savoir pourquoi il envisageait une exception russe et pas une exception indienne dans l’avènement de la modernité en dehors du monde occidental20. Reste le fait que, jusqu’à une époque récente, l’historiographie marxiste a toujours été marquée par une forte tentation téléologique. Elle postulait le communisme comme telos, comme finalité de l’histoire, et cette vision engendrait une périodisation de la modernité dont les étapes étaient scandées par la mémoire des révolutions. Une ligne droite unissait 1789 à 1917, en passant par les révolutions de 1848 et la Commune de Paris21. Après Octobre, le processus devenait global et la courbe ascendante se divisait en plusieurs lignes qui passaient par l’Europe (1945, 1968, 1974), par l’Amérique latine (Cuba en 1958) et l’Asie (la Chine en 1949 et le Vietnam en 1975). C’est ainsi que, dans les années 1920, Albert Mathiez décrivait les bolcheviks comme les héritiers des Jacobins22 ; dans les décennies suivantes, Trotski et Isaac Deutscher analysaient le stalinisme selon le modèle du Thermidor et du bonapartisme23 ; en 1968, les acteurs de Mai pensaient avoir

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vécu une « épreuve générale », comme les émeutes de juillet 1917 à Petrograd qui avaient précédé Octobre24 ; en 1971, un grand historien comme Adolfo Gilly décrivait la Commune de Morelos, dans le Mexique zapatiste de 1915, à la lumière de la révolution russe 25. Eric Hobsbawm, un historien marxiste qui ne croyait plus à l’inéluctabilité du communisme mais dont la reconstruction du monde contemporain demeure scandée par la même périodisation (1789-1914 ; 1917-1989), a bien résumé ce noyau profond de la mémoire marxiste en évoquant les mots d’un syndicaliste britannique qui, dans les années 1930, s’adressait ainsi à un conservateur : « votre classe représente le passé, ma classe représente le futur 26 ». Historiographie et mémoire étaient donc enchevêtrées l’une avec l’autre, s’alimentant réciproquement.

Figure 1. Giuseppe Pellizza da Volpedo, Le Quart-État, 1893-1902, h/t, 293 x 545 cm, Milan, Galerie d’Art moderne, d. r.

8 L’iconographie socialiste et communiste a illustré pendant un siècle cette vision téléologique de l’histoire. Ses images se sont gravées dans la mémoire de plusieurs générations de militants – des ouvriers aux intellectuels – jusqu’à modeler leur imaginaire. Elles ont agi comme des « repères subliminaux » ou des « des sentinelles fantomatiques de la pensée », selon l’heureuse expression de Raphael Samuel, dont l’analyse peut se révéler tout aussi importante que l’exégèse des textes27. Le Quart-État (fig. 1) de Pellizza da Volpedo, un des plus célèbres tableaux inspirés par le socialisme d’avant la Grande Guerre, décrit l’avancée de classes travailleuses vers un avenir de lumière ; leur marche émancipatrice les éloigne des ténèbres, bien visibles à l’arrière- plan, là où leur chemin a commencé28. Pendant les années 1920, la propagande du régime soviétique montre Lénine le bras tendu vers le futur, guide éclairé au milieu d’un monde fait d’industries, de cheminées et de machines, où une multitude d’ouvriers s’activent énergiquement pour bâtir une société nouvelle (fig. 2). En 1933, l’architecte Boris Iofan gagne le concours pour l’édification du Palais des Soviets de Moscou (fig. 3). Son projet ne sera jamais réalisé mais, immédiatement rendu public, il nourrit l’imaginaire soviétique de l’époque. On y voit un gratte-ciel – réponse communiste à l’Empire State Building inauguré à New York deux ans plus tôt – surmonté par une gigantesque statue de Lénine, encore une fois son indice pointé vers l’avenir, entouré de nuages et d’avions29.

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Figure 2. Auteur inconnu, « Un spectre hante l’Europe – le spectre du communisme », 1920, affiche.

Figure 3. Boris Iofan, Soviet Palast, 1933.

9 Ces affiches et statues de Lénine sont la version séculière d’une iconographie d’inspiration biblique (il suffit de penser à une célèbre gravure de Gustave Doré qui montre Moïse descendant du Mont Sinaï, avec les tables de la loi et son doigt pointé

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vers le ciel, fig. 4). L’espérance messianique s’est désormais transformée en incitation à l’action révolutionnaire30.

10 Dans une perspective diachronique somptueuse, le mouvement linéaire qui montre le chemin des classes laborieuses entre un passé d’oppression et un futur émancipé, s’étale dans les murales de Diego Rivera qui décorent les cours intérieures des palais ministériels de Mexico (fig. 5). Le souvenir des luttes anticoloniales et de la révolution paysanne converge naturellement vers l’organisation du mouvement ouvrier moderne, multinational et multiracial, dominé par les figures tutélaires de Marx, Engels, Lénine et Trotski31.

Figure 4. Gustave Doré, Moïse descendant du Mont Sinaï avec les tables de la Loi.

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Figure 5. Diego Rivera, Le Mexique d’aujourd’hui et demain, panneau gauche, 1929-1935, peinture murale, Mexico, Palais National.

11 Portée par le principe-espérance du XXe siècle, cette dialectique entre histoire et mémoire s’est brisée. En 1989, les « révolutions de velours » semblaient revenir à 1789, en effaçant deux siècles de lutte pour le socialisme. La liberté et la démocratie s’affichaient comme leur seul horizon, selon le modèle libéral : 1789 opposé à 1917, ou encore, d’après Hannah Arendt, 1776 opposé à 1789, la liberté contre l’égalité32. Plus récemment, les révolutions arabes de 2011 ont reproduit un schéma similaire. Elles ont renversé des dictatures, mais ne savent pas bien par quoi les remplacer. Leur mémoire se nourrit de défaites : le socialisme, le panarabisme, le tiers-mondisme et même l’islamisme, qui n’inspirait pas les jeunes révolutionnaires tunisiens et égyptiens et qui, en revanche, a pu tirer profit du reflux de leur mouvement. La fin du communisme a été anticipée par quelques artistes d’avant-garde qui ont voulu la représenter comme une rupture de mémoire. Dans un tableau de 1983, le peintre soviétique Aleksandr Kosopalov nous montre une tête de Lénine posée sur le sol, à côté du socle de sa statue brisée, devant laquelle se trouvent trois putti penchés sur un journal au titre bien visible, The Manifesto, dont ils essaient péniblement de déchiffrer le contenu (fig. 6). L’utopie s’est effondrée et ce qui avait été annoncé comme un avenir radieux n’est qu’un paysage de décombres33. Le communisme n’est plus qu’un texte devenu incompréhensible, à redécouvrir et réinterpréter. Lénine est tombé de sa base, mais sa tête demeure intègre, son regard est grave ; on se demande s’il s’adresse à ceux

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qui ont renversé sa statue ou à ceux qui l’ont créée, en lui faisant jouer un rôle qui

n’était pas le sien. Figure 6. Aleksandr Kosolapov, The Manifesto, 1983, d. r.

Figure 7. Theo Angelopoulos, Le Regard d’Ulysse, 1995, d. r.

12 La fin du communisme comme fin de l’utopie et acte de mémoire, cérémonie du deuil solennelle et tragique, a trouvé son expression la plus poignante dans Le Regard d’Ulysse (1995), le film de Theo Angelopoulos consacré à la guerre dans l’ex-Yougoslavie. L’effacement du passé, le sauvetage de ses traces et la préservation de sa mémoire en sont le fil conducteur. Le voyage du héros à travers un pays en guerre, à la recherche d’un bout de pellicule que l’on croyait perdu, le premier film grec dont il reste un

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dernier exemplaire dans la cinémathèque de Sarajevo, ville assiégée, est la métaphore d’un monde qui s’effondre et qui risque d’emporter avec lui, dans sa chute, ses espérances et ses utopies. Dans un long traveling, on voit une statue de Lénine, disloquée, qui traverse le Danube allongée sur une péniche, son regard et son index tournés vers le ciel (fig. 7). Puis apparaissent des gens, de plus en plus nombreux, qui s’alignent sur les rivages pour assister à son passage. Ils sont tous silencieux ; plusieurs parmi eux s’agenouillent, certains se signent. Une musique triste et douce à la fois accompagne ce cortège funèbre par lequel un pauvre Lénine morcelé et couché quitte la scène de l’histoire. Par un contrepoint frappant avec Octobre de Sergueï Eisenstein (1927), où la destruction de la statue du Tsar symbolisait la révolution, ce passage des décombres de Lénine nous présente la mémoire du communisme comme un travail du deuil34.

13 Le marxisme qui correspond à notre régime d’historicité – une temporalité rivée sur le présent, dépourvue de structure pronostique – se charge inévitablement d’une coloration mélancolique. Amputé du principe-espérance, tout au moins dans la forme concrète qu’il avait prise au XXe siècle, lorsque l’utopie d’une société libérée s’était incarnée dans le communisme, il intériorise une défaite historique. S’il possède une dimension stratégique, elle ne consiste pas à organiser le renversement du capitalisme mais à surmonter le traumatisme de revers subis. Son art réside dans l’organisation du pessimisme : assumer un échec sans capituler devant l’ennemi ; historiciser la défaite, en sachant qu’un nouveau départ prendra forcément des formes inédites, qu’il faudra emprunter des chemins inconnus et qu’il faudra aussi assimiler les leçons du passé. Le regard des vaincus est toujours critique. Ce marxisme vaincu mais toujours insoumis a trouvé sa meilleure expression dans l’œuvre de Daniel Bensaïd, qui avait jugé utile, après la chute du socialisme réel, de brosser une galerie de révolutionnaires dont la mélancolie se déclinait en plusieurs variantes, toutes engendrées par la défaite : stoïque (Saint-Just), inflexible (Blanqui), suicidaire (Benjamin), opiniâtre et languide (Mariátegui), ironique (Guevara) ou solitaire, pudique et cachée (Trotski)35. Une mélancolie proustienne, au final, soucieuse d’établir « un nouveau lien entre le nécessaire et le possible ». Autrement dit, « une mélancolie d’arrière-garde qui finit toujours par rattraper l’avant-garde. Comme le côté de Guermantes finit par rejoindre celui de Méséglise36 ».

14 Ce marxisme mélancolique s’inspire de Walter Benjamin. À partir du milieu des années 1920, ce philosophe et critique littéraire allemand amorce un itinéraire singulier, à mi- chemin entre Marx et le messianisme juif, qui le conduit vers une nouvelle conception de l’histoire, radicalement antipositiviste, fondée sur l’idée de « remémoration » (Eingedenken). Elle aussi est le produit d’une défaite majeure du mouvement ouvrier – la montée au pouvoir de Hitler en 1933 – et c’est dans un contexte particulièrement tragique, après le pacte germano-soviétique, le début de la Seconde Guerre mondiale et la débâcle française de juin 1940, qu’elle trouve une formulation achevée dans les « Thèses sur le concept d’histoire », rédigées en exil, peu avant le suicide de leur auteur à Port-Bou, à la frontière espagnole. À la différence de Marx, pour qui les révolutions sont des « locomotives de l’histoire », Benjamin les présente comme le frein d’alarme qui arrête la course du train vers la catastrophe : « Il faut couper la mèche qui brûle avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite37. » Le mouvement téléologique qui fait du socialisme le résultat d’une avancée de la civilisation semble renversé, dans la perspective d’un marxisme qui aurait « anéanti en lui l’idée de progrès 38 ». Dans ses

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thèses de 1940, la révolution devient ainsi « un saut du tigre dans le passé 39 ». Concevant le passé comme un processus toujours ouvert et comme une expérience inachevée, Benjamin envisage la politique comme un art consistant à le réactiver. Il s’agit, lorsque les circonstances historiques le permettent, de saisir l’« à-présent » (Jetzt-Zeit) afin de déclencher une remémoration de l’advenu40. Le passé fait irruption dans le présent, en le remettant en cause, et en créant ainsi les conditions pour une rédemption des vaincus de l’histoire. Dans la lecture qu’en propose Daniel Bensaïd, ce messianisme chargé de mémoire n’a plus rien d’utopique. Son marxisme se méfie des utopistes constructeurs de modèles du futur, il s’alimente du souvenir des « ancêtres asservis »41. Loin de tout « schéma préfabriqué », il conçoit une révolution « sans image ni majuscule », comme simple « boussole d’une volonté [...], hypothèse stratégique et horizon régulateur42 ».

15 Au cours de ces dernières années, ce marxisme mélancolique a trouvé une traduction politique dans certains mouvements révolutionnaires d’Amérique latine, du Mexique à la Bolivie. Dans les années 1990, les insurgés du Chiapas ont renouvelé les luttes indigènes, en les inscrivant dans la tradition du zapatisme. Leur action politique se charge de mémoire et se déploie à l’intersection entre deux temporalités. Selon la formule du sous-commandant Marcos, ils doivent apprendre à « marcher avec un pied dans le passé et l’autre dans le futur 43 ». Quelque chose de similaire s’est produite ensuite en Bolivie. En 2006, le Président Evo Morales a voulu faire précéder son investiture officielle à la Paz par une cérémonie en langue aymara, en costume traditionnel, au milieu des ruines de Tiwanakou, une ville pré-incaïque au bord du lac Titicaca (fig. 7). Son élection a été vécue autant comme une promesse d’avenir (un avenir semé d’embûches) que comme le rachat d’un long passé d’oppression.

Figure 7. Evo Morales à Tiwanakou, 2006.

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NOTES

1. Léon TROTSKI, Histoire de la Révolution russe (1930), Paris, Seuil, 1967, t. 1. 2. Léon TROTSKI, Ma vie (1929), Paris, Gallimard, 1953. 3. Pour une reconstitution de ce débat, cf. Enzo TRAVERSO, Le Passé, mode d’emploi. Histoire, mémoire, politique, Paris, La Fabrique, 2005. 4. Cf. Josef H. YERUSHALMI, Zachor. Histoire juive et mémoire juive, La Découverte, Paris, 1984 ; Pierre NORA, « Entre histoire et mémoire. La problématique des lieux », in ID. (dir.), Les Lieux de mémoire. I. La République, Paris, Gallimard, 1984, p. XVII-XLII ; Devant l’histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des juifs par le régime nazi, Éditions du Cerf, Paris, 1988 ; Primo LEVI, Les Naufragés et les Rescapés, Paris, Gallimard, 1989. 5. Pour une première réflexion autour de la « crise du marxisme », cf. Perry ANDERSON, In the Tracks of Historical Materialism, London, Verso, 1983. 6. Dan DINER, « Von “Gesellschaft” zu “Gedächtnis”. Über historische Paradigmenwechsel », Gedächtniszeiten. Über jüdische und andere Geschichten, München, C. H. Beck, 2003, p. 7-15. 7. Cf. François HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003. 8. Reinhart KOSELLECK, « “Champ d’expérience” et “horizon d’attente” : deux catégories historiques » (1975), Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, p. 307-329. 9. Annette WIEVIORKA, L’Ère du témoin, Paris, Plon, 1998. 10. François FURET, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, Calmann-Lévy, 1995, p. 572. 11. Cf. Régine ROBIN, Berlin chantiers, Paris, Stock, 2001. 12. Cf. Materialen zum Denkmal für die ermordeten Juden Europas, Berlin, Nicolai Verlag, 2005. 13. Karl MARX, Friedrich ENGELS, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1971, p. 64. 14. Karl MARX, « Thèses sur Feuerbach » (1844), Philosophie, Paris, Folio-Gallimard, 1994, p. 235. 15. Karl MARX, « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » (1852), Les Luttes des classes en France, Paris, Folio-Gallimard, 2002, p. 176. 16. Ibid., p. 179. 17. Ibid. 18. Karl MARX, « Avant-propos » (1859), Philosophie, op. cit., p. 489.

19. Karl MARX, « Lettres à la rédaction des “Otétschestwenniyje Zapiski” (Les Annales de la patrie) », in Maurice GODELIER (dir.), Sur les sociétés précapitalistes. Textes choisis de Marx, Engels, Lénine, Paris, Éditions sociales, 1971, p. 351.

20. Cf. Marx-ENGELS, Textes sur le colonialisme, Moscou, Éditions du Progrès, 1977. 21. Cf. Casey HARISON, « The Paris Commune of 1871, the Russian Revolution of 1905, and the Shifting of the Revolutionary Tradition », History and Memory, 2007, vol. 17/2, p. 5-42. 22. Albert MATHIEZ, Le Bolchévisme et le Jacobinisme, Paris, Librairie de l’Humanité, 1920. 23. Léon TROTSKI, « L’état ouvrier, le Thermidor et le bonapartisme » (1935), Œuvres, EDI, Paris, vol. 5, 1981 ; Isaac DEUTSCHER, « Two Revolutions », Marxism, Wars & Revolutions, London, Verso, 1984, p. 34-45. 24. Cf. Daniel BENSAÏD, Henri Weber, Mai 68 : une répétition générale, Paris, Maspero, 1968. 25. Adolfo GILLY, La Révolution mexicaine 1910-1920, (1971), Paris, Éditions Syllepse, 1995, ch. 7. 26. Eric HOBSBAWM, « The Influence of Marxism 1945-83 », (1982), How to Change the World. Tales of Marx and Marxism, London, Little Brown, 2011, p. 362. 27. Raphael SAMUEL, Theatres of Memory, London, Verso, 1994, p. 27.

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28. Cf. Michele NANI, « “Dalle viscere del popolo”. Pellizza, il Quarto Stato e il socialismo », in Michele NANI, Liliana ELLENA, Marco SCAVINO, Il Quarto Stato di Pellizza da Volpedo tra cultura e politica, Torino, Istituto Salvemini, 2002, p. 13-54. 29. Cf. Susan BUCK-MORSS, Dreamworld and Catastrophe. The Passing of Mass Utopia in East and West, Cambridge, Mass., The MIT Press, 2002, p. 174-176. 30. Ce messianisme sécularisé n’est pas assimilable au « langage populaire de la publicité » analysé par Carlo Ginzburg dans son essai sur lord Kitchener qui contient une intéressante généalogie du doigt pointé (cf. Carlo GINZBURG, « “Your Country Needs You” : a Case Study in Political Iconography », History Workshop Journal, 2001, n° 52, p. 1-22. 31. Voir notamment son Epopeya del Pueblo Mexicano (1929-1951) qui illustre les escaliers du Palais National de Mexico. 32. Hannah ARENDT, Essai sur la révolution (1963), Paris, Gallimard, 1967. 33. Susan BUCK-MORSS, Dreamworld and Catastrophe, op. cit., p. 67-69. Ce tableau fait penser à la correspondance entre Gershom Scholem et Walter Benjamin à propos de l’interprétation d’un passage du Procès de Kafka évoquant des jeunes étudiants juifs penchés sur des textes cabalistiques. Selon Scholem, « ils ne sont point tant des écoliers qui auraient perdu l’écriture que des écoliers qui ne sont plus capables de la déchiffrer » (Walter BENJAMIN, Gershom SCHOLEM, Théologie et Utopie. Correspondance 1933-1940, Paris, Éditions de l’Éclat, 2010, p. 141. 34. Voir la séquence in http://www.youtube.com/watch?v=h4g6K-jOPAc 35. Daniel BENSAÏD, Le Pari mélancolique. Métamorphoses de la politique, politique des métamorphoses, Paris, Fayard, 1997, p. 250-252. 36. Ibid., p. 258. 37. Walter BENJAMIN, Sens unique (1926), Paris, Les Lettres nouvelles/Maurice Nadeau, 1978, p. 205-206. Ce passage inspire l’interprétation de Michael LÖWY, Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, Presses universitaires de France, 2000. 38. Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 477. 39. Walter BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire » (1940), Œuvres III, Folio-Gallimard, Paris, 2000, p. 439 (thèse XIV). 40. Ibid. 41. Ibid., p. 438. 42. Daniel BENSAÏD, Le Pari mélancolique, op. cit., p. 290.

43. Cf. Jérôme BACHET, « L’histoire face au présent perpétuel. Quelques remarques sur la relation passé/futur », in François HARTOG, Jacques REVEL (dir.), Les Usages politiques du passé, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001, p. 65.

RÉSUMÉS

Au début des années 1980, l’essor de la mémoire dans le domaine des sciences sociales a coïncidé avec la crise du marxisme, un courant de pensée qui avait profondément marqué l’historiographie au cours des décennies précédentes. Le marxisme est resté en dehors du « moment mémoriel » de ce tournant du siècle. La vision marxiste de l’histoire colportait cependant une prescription mémorielle : il fallait sélectionner les événements du passé afin de

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les inscrire dans un futur en construction. Il y avait une mémoire stratégique des luttes du passé orientée vers l’avenir. La fin du communisme a brisé cette dialectique entre passé et futur et l’éclipse des utopies engendré par notre époque « présentiste » a englouti la mémoire marxiste. Dans ce contexte réapparaît une conception mélancolique de l’histoire comme remémoration (Eingedenken) des vaincus – Walter Benjamin en était le principal interprète – qui se situait aux marges du marxisme.

At the beginning of the 1980’s, the rise of memory in the field of the humanities coincided with the crisis of Marxism, a current of thought that had deeply shaped the historiography of the previous decades. Marxism did not contribute to the “memorial moment” characteristic of our turn of the century. The Marxist vision of history, nevertheless, implied a memorial prescription: we had to select the events of the past in order to inscribe them into the future. It was a strategic memory of the past struggles, a future-oriented memory. Today, the end of communism has broken this dialectic between past and future, and the eclipse of utopias engendered by our “presentist” time has extinguished the Marxist memory. In such a context, suddenly reappears a melancholic vision of history as remembrance (Eingedenken) of the vanquished – Walter Benjamin was its most important interpreter – that belonged to a marginal Marxist tradition.

Am Anfang der 80.Jahren entsteht dieses Kollektivbewusstsein, zur Zeit der Krise des Marxismus, der die Historiografie der vergangenen Jahrzehnte tiefgründig geprägt hatte. Der Marxismus hat bei dieser Entwicklung der Jahrhundertwende deshalb keine Rolle gespielt.

AUTEUR

ENZO TRAVERSO Enzo Traverso (Gavi, Italie, 1957), a enseigné pendant une vingtaine d’années les sciences politiques en France, notamment à l’Université de Picardie Jules-Verne d’Amiens. Il est actuellement Susan and Barton Winokur Professor in the Humanities à l’Université Cornell d’Ithaca, New York. Ses ouvrages sont traduits en une douzaine de langues.

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Marges et controverses

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Toutes les frontières sont des conventions qui attendent d’être transcendées Le cinéma Wachowski, le trans-humanisme et la rencontre All boundaries are conventions waiting to be transcended Wachowski’s cinema, trans-humanism and encounter Alle Grenzen sind Verträge, die man überschreiten kann : die Filme von Wachowski, das Tranhumanismus und die existenzielle Begegnung

Denis Viennet

a.m.b. aux lycéens et aux étudiants des cours de 2012-13, avec qui ce texte a été pensé.

« Rien n’est écrit d’avance, c’est nous qui créons l’avenir. » Nina Berberova.

1 1. L’existence n’est pas un jeu d’échec. C’est le jeu d’un enfant plutôt, qui commence à nouveau, qui crée. Dans un jeu d’échec, on peut calculer et prévoir les 25 ou 35 coups d’avance. Matrix le dit à sa manière : dans cette scène dans Reloaded 1 où Neo est face au Merovingian, ce programme, Français moyenâgeux, pour qui le monde dans son ensemble est régi par la loi de la causalité : action/réaction, cause/effet… Tel est bien ce dont la programmation du Système fantasme : la prévisibilité totale et le contrôle absolu (ce que représente au départ la « Matrice »), c’est-à-dire la détermination parfaite selon le principe de causalité. Mais pour une existence humaine, personne ne peut prévoir exactement ce qui arrivera. L’existence humaine est contingente, et la loi de la causalité ne s’applique pas à l’homme.

2 Dostoïevski, dans un rêve d’enfance, fait par Nina Berberova, exprime cela : pas de lois sociales, pas de lois biologiques. Comment entendre cela ? « Lors de la rencontre de deux personnes et dans l’acte de création », « dans ces deux cas, ces lois ne sont plus valables » 2. Et

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créer, inventer, c’est, à la manière du jeu de l’enfant, enfreindre ces lois, et accueillir un temps, comme dans la rencontre, ce qui n’est pas.

3 2. Cloud Atlas 3 exprime l’événement qui arrive dans l’existence, ce rien n’est écrit d’avance, et il en fait le sens d’une existence ouverte à l’inconnu, c’est-à-dire capable de métamorphose. Des croyances, comme la peur, ou l’amour, nous parvenons à les comprendre, comme nous comprenons la théorie de la relativité et le principe d’incertitude, un phénomène qui détermine nos vies. Hier ma vie avait une direction. Aujourd’hui, elle en prend une autre. Hier je n’aurais jamais cru pouvoir faire ce que j’ai fait aujourd’hui. Ces forces qui peu à peu refondent le temps et l’espace, et qui altèrent ceux que nous imaginons être commencent bien avant que nous naissons, et continuent bien après notre mort. Nos vies et nos choix, comme des trajectoires quantiques, sont comprises instant par instant. Chaque point d’intersection, chaque rencontre, suggère une nouvelle direction potentielle. Proposition : je suis tombé amoureux de Louisa Rey. Cela est-il possible ? Je viens juste de la rencontrer et déjà, je ressens que quelque chose d’important s’est produit en moi 4.

4 Voici ce qui donnerait un sens à l’existence : l’événement de la « rencontre », qui change la destinée, ouvre à des nouveaux possibles. Seules la paresse et une certaine rationalité nous retiennent alors, alors que quelque chose nous pousse vers cet ailleurs qui naît brusquement, qui vient fracturer les limites mêmes de ce que nous croyions être. Mais ces limites, ces frontières, ne sont que des conventions, qui attendent d’être transcendées. « All boundaries are conventions waiting to be transcended » 5. Et nous sommes toujours déjà trans-humains, en perpétuel trans-formation de notre « être », en devenir. Tel serait le discours de Cloud Atlas, et avec lui celui du cinéma Wachowski.

5 3. Sommes-nous des « mutants », comme le suggère le film Cloud Atlas ?

6 Nous portons le poids infini des civilisations ; sommes-nous en train de laisser derrière nous ce que nous sommes, d’accueillir l’à-venir, c’est-à-dire d’inventer ? L’humanité est désormais affectée par des mutations sans précédent, dont l’accélération s’avère prodigieuse et déstabilisante à la fois. Faut-il s’en réjouir ? Le diagnostic de notre époque tendrait à nous en dissuader. Qu’il suffise d’observer dans ce monde « globalisé », avec l’essor techno-économique fulgurant, l’accroissement de la misère (matérielle, sociale, existentielle), la ruine des idéaux (l’espoir d’une humanité meilleure, plus tolérante, plus sensible, plus libre…), la souffrance et la mort. Mort permanente, à travers les incessantes guerres, destructions, massives et sauvages, mort également que connaissent beaucoup de « vivants », celle de la résignation en se « shootant » un peu pour s’anesthésier et s’oublier, oublier le désastre de ce monde. Telles sont les « promesses » du Développement, tel est le monde comme il va aujourd’hui, d’où son malaise général 6.

7 De quoi accoucherons-nous, de quoi serions-nous en train d’accoucher ?

8 Quel « homme nouveau », voire quelles « formes nouvelles d’intelligences » succédant à l’homme, seraient-ils en voie d’éclore aujourd’hui ?

9 Des millénaires d’esclavagisme, de guerres, de racisme, d’eugénisme, de xénophobie, d’intolérance et de haine de tout ce qui est autre et différent, comment pourrait-il y avoir encore l’espoir que peut-être il viendra de l’« homme » autre chose ? Et quelque chose de meilleur ?

10 Nous sommes bien loin de l’enthousiasme des Lumières, plutôt au contraire, avec le XXe siècle écoulé, en ce début de millénaire, dans le sillage de ses ruines. Le sentiment

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général actuel est plutôt celui selon lequel « demain sera aujourd’hui en pire ». Ce sentiment mélancolique ne saurait cependant être total, car l’avenir reste, quoi qu’on dise et veuille, largement imprévisible, nul ne sachant exactement de quoi demain sera fait. Espérer (en un monde autre) voudrait alors dire accueillir, vivre et éprouver l’incertitude sans céder à la mélancolie. Exister dans le « peut-être »…

11 De quel transhumanisme, de quel posthumanisme parle-t-on alors désormais ?

12 Faut-il considérer ces néologismes comme relevant simplement d’une fantasmatique et d’une mythologie début de millénaire ? Ne convient-il pas plutôt de lire en eux aujourd’hui quelque chose comme les symptômes des civilisations contemporaines, anticipant cependant un avenir, inconcevable et improgrammable pour l’instant ?

13 4. Il existe nombre de courants, dans le monde, qui se revendiquent du trans- ou du posthumanisme ; en témoignent les divers colloques, ouvrages sérieux portant sur la question depuis environ au moins une vingtaine d’années, sans parler des sites web qui se multiplient. En premier lieu on pourra retenir les travaux de Gilbert Hottois 7, Dominique Lecourt 8, Jean-Michel Besnier 9, Peter Sloterdijk 10, Plínio Prado 11. Ces travaux sont à rapprocher d’une « cyberculture » riche ces dernières décennies, dont la trilogie Matrix est le fruit cinématographique récent, à certains égards, le plus abouti.

14 Sloterdijk expose une définition du posthumanisme, sur laquelle il convient de s’attarder. Cette expression signifie selon lui que nous sommes entrés dans une ère « post-littéraire », marquée par la fin des lettres adressées aux amis, de l’humanitas au centre de la philosophie classique occidentale. L’essor fulgurant de l’industrie culturelle de masse (radio, télévision, ordinateur, mass-médias…) a posé de « nouvelles bases à la coexistence des êtres humains dans les sociétés actuelles » 12. Cette mutation sociétale coïncide avec le coup d’envoi ou point de départ qu’est la Lettre sur l’humanisme de Heidegger (lettre adressée à un ami, Jean Beaufret). Avec Heidegger et la question de l’être, on est déjà dans un au-delà de (ou par-delà) l’humanisme traditionnel (ce que n’a pas voulu saisir par exemple Sartre, d’où son fourvoiement par rapport à la pensée existentiale heideggérienne). C’est la question, plutôt que de l’essence de l’homme, d’une ontologie existentielle. L’époque « postmoderne » nous a appris que l’être de l’humain n’est pas déterminé (d’où l’angoisse existentielle, que l’être n’est pas). L’humain est sans être, il est plutôt un devenir, une production (une poïésis), voire une production technique, qu’une essence, une nature, ou un être établi définitivement. Et c’est en pleine conscience de cette indétermination qu’il convient de vivre désormais. On ne saurait donc penser l’humain sans le penser en dehors d’une essence prédéterminée : comme un devenir, un à-venir largement ouvert à l’imprévisible et à l’incalculable. Nulle nature immuable donc, l’humain plutôt est ce qu’il sera.

15 La thèse de Sloterdijk consiste à soutenir l’idée d’un apprivoisement, d’un dressage, les posthumains étant les « éleveurs efficaces qui ont réussi à transformer l’homme sauvage en dernier homme » 13. Selon cette pente Sloterdijk lit le monde contemporain comme une « anthropotechnique politique » 14 au ton apocalyptique (dont les deux emblèmes sont 1945, Nagasaki, la première bombe nucléaire et 1996, Dolly, la première brebis clonée), et dont l’enjeu est donc la « domestication » de l’« être » humain. Hottois est sans doute tout proche de Sloterdijk, lorsqu’il fait l’hypothèse d’une « transcendance opératoire de l’espèce », signe non seulement qu’on est en train de « dépasser » l’humain par l’opératoire technologique, mais également signe annonciateur des luttes à venir entre « humanistes » traditionnels et « trans- » ou « posthumanistes ».

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16 Dans la présente étude, on partira de l’hypothèse suivante : « transhumanisme » veut dire que l’humanité actuelle est transitoire, et sera demain, par le biais des technologies nouvelles (les télétechnologies de l’information et de la communication, la génomique, les implants électroniques, les nanotechnologies, les organes artificiels, les nouveaux psychotropes…) « dépassée », vers une « post-humanité », un techno-sapiens. C’est pourquoi il faut questionner désormais la déclarée « obsolescence de l’homme », autrement dit, selon les mots de l’artiste Stelarc et notre hypothèse, celle d’un certain « corps ».

17 Le problème est ainsi posé finement par Plínio Prado lorsqu’il écrit que le corps est « fondamentalement frappé par les dites technologies » 15. D’où le constat majeur : La constitution de ces télétechnologies en réseau planétaire et leur introduction massive dans la vie contemporaine (techno-scientifique, économique, culturelle, quotidienne) inaugurent ainsi une mutation sans équivalent dans l’histoire de la civilisation, incommensurable aux échelles, seuil et rythmes de l’espèce jusqu’à présent. Celle-ci se trouve et se trouvera profondément affectée, d’une façon largement imprévisible, incalculable aujourd’hui 16.

18 C’est cet affect, cet ébranlement sans commune mesure dans l’histoire pré-humaine et humaine, qu’il importe de penser dorénavant.

19 5. Certains « transhumanistes » (tels qu’ils s’auto-proclament ainsi) prônent aujourd’hui la fin du self : le vieux soi serait « mort », tel en tout cas qu’il fut pensé par la métaphysique occidentale. Le self serait défini par l’enveloppe biologique humaine (le corps), autant que par les outils technologiques environnant, conçus comme l’extension de ce soi, au-delà des limites assignées par la peau, l’enveloppe charnelle, corporelle. Le soi, avec lui l’esprit humain, se constituerait narrativement à travers les traces laissées de son passage dans le vaste océan du Net, les moteurs de recherche, les programmes de « réseaux sociaux », etc., et l’ordinateur, avec ses capacités prodigieuses de stockage et de mémorisation de l’information, outil pourtant encore précaire au regard des machines du futur, n’est-il pas déjà une partie externe du cerveau humain ? Il n’est pas jusqu’aux fantasmes technoscientifiques d’immortalité qui ne portent en eux l’idée que l’esprit humain sera demain « téléchargeable » dans les futurs disques durs de nos computers. Alors tel « transhumaniste » suggère qu’il faut jeter ce vieux soi, jeter le self au profit de cette perspective cognitiviste, technoscientifique et informationnelle.

20 Le problème est que ce dit « transhumanisme » au fond oublie, rejette le corps. « Jeter le self » implique jeter le corps désirant, érotique, affectif ou affectuel, sensible et sensuel, indissociable de l’esprit : corps-psyché habité par un autre inconscient (infans). Lorsque l’on demande à un tel « transhumaniste » ce que sa perspective fait de l’hypothèse majeure “découverte” par Freud il y a un siècle, cette idée qu’il n’y a pas de soi sans autre, pas d’esprit sans un étranger à l’intérieur, inconscient, alors il a pour seule réponse, après un blanc : « ce n’est pas la question ». Manière de dénier à l’humain sa part énigmatique, son noyau obscur, son mystère, et de faire ainsi du corps-âme quelque chose d’obsolète.

21 Il importe donc de circonscrire ce qu’est un corps « humain », un corps-psyché, dont la prétendue obsolescence est le symptôme grave d’un déni et d’un oubli : celui du désir, de l’infantia, de l’étranger qui l’habite et le constitue à la fois. Et s’il est crucial d’insister sur ces concepts, c’est qu’ils sont au centre tout à la fois, et de manière sans doute indissociable, de l’art, de l’amour et de l’amitié. Au centre, en somme, de la rencontre,

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d’une existence à l’écoute de ce qui vient l’étonner, la troubler, lui donner un sens et une saveur rare, intense et véritable.

22 6. Cet autre au-dedans du psychisme humain peut être considéré comme un « corps étranger interne » : un « corps » « préhistorique », « archaïque », qui est la source même, « éternelle » et intemporelle, inhumaine, de ce qui fait pourtant de nous des « humains », capables de créer. Nous ne sommes « humains » que pour autant qu’il y a cela, ça, la « chose » obscure en nous, ce no man’s land dont parle Nina Berberova 17, une « zone » ou une « terre » « sans humain » à l’intérieur de nous-même, et qui, derrière l’existence apparente, échappe à tout contrôle et nous appartient sans réserve. Ce no man’s land peut être compris comme une « enfance », notre in-fantia : l’absence d’articulation langagière originaire, propre à tout « petit d’homme ». Elle est un « passé » qui n’est pas passé, ce que « nous avons été » « avant » le dressage 18 de l’éducation et qui reste pourtant, à tout âge, toujours là en nous, insubordonnée et révoltée 19. Elle est un “être indomesticable”, primitif, inconnu de nous quoique en nous, vers lequel le penseur (tout comme l’artiste) tâche de « remonter », par anamnèse, pour revenir à un en-deçà des codes et des conventions — et en ce sens-là, on le verra, « trans-cender » les frontières. Ce que veut dire in-venter : faire advenir cet autre.

23 Oublier cette enfance, la dénier, la rejeter ou l’expulser, n’est-ce donc pas cela qui est en « jeu » avec un (pseudo)« transhumanisme » en vogue, dont le modèle est plutôt le roman réaliste des best sellers, et qui veut en finir avec les souffrances : un « transhumanisme » qui ne pâtit plus. Certaines enquêtes actuelles vont dans ce sens en effet ; selon elles ce que l’on attend des « robots du futur », ce n’est pas le remplacement du travail ingrat de l’homme, mais le confort d’une compagnie sans conflits, un(e) ami(e) ou un(e) amant(e) qui ne souffre pas ou ne nous fait pas souffrir 20…

24 Un « transhumanisme » donc de l’im-patience, c’est-à-dire finalement de la hâte et de l’empressement (et les « transhumanistes » sont pressés de devenir « posthumains »), qui sont les modes d’être par lesquels une amnésie se réalise. Aller vite, c’est toujours oublier vite. Et ne plus pâtir, c’est ne plus patienter, c’est-à-dire élaborer la souffrance de l’attente 21, la peine (ou la joie) d’une idée naissante, d’une pensée, c’est-à-dire la venue de l’autre. Aller vite, c’est oublier notre no man’s land, et par là c’est ne plus penser. Cela revient encore à dire : ne plus être « passionné » — si l’on peut dire que ladite « passion » a un lien originaire avec la passibilité affectuelle de l’enfance, sa misère ou son impréparation native 22.

25 Or la « passion » (selon cette acception, telle qu’elle s’originerait dans l’infantia 23) devient aujourd’hui un mal qu’il faut fuir, sinon faire disparaître. En finir avec l’excès, le débordement affectif de l’enfance, qui dans le processus de formatage de l’esprit, reste inévitablement en souffrance. En finir avec le manque et le dénuement, la fragilité et la vulnérabilité, qui constituent ce que nous sommes « encore », des « humains »…

26 7. Ne voici pas venu dès lors l’avènement de ce que Plínio Prado annonçait par une question à Jean-François Lyotard : Le système, le monde postmoderne, rêve-t-il d’une humanité sans enfance ? 24

27 N’est-on pas maintenant en train de fabriquer cette « humanité » « post-humaine », c’est-à-dire sans enfance, sans âme, sans passion (anesthésiée), et finalement sans art ? Une « posthumanité » dans laquelle seul prévaudrait le froid calcul du programme ?

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28 N’est-ce pas au fond ce qui se prépare aujourd’hui dans les Laboratoires de la Recherche et du Développement, les « pôles d’excellence » de l’Université-entreprise, dont le management et le marketing se marient déjà parfaitement avec les entreprises de divertissement (qu’il soit celui du cinéma hollywoodien ou de l’entertainment vidéoludique), de mobilisation des énergies, au profit du vaste marché de l’esprit : tout est annexé par le capitalisme, connaissance, « humain », génétique... Lorsque le capitalisme tente de s’annexer le self, ne vise-t-il pas justement à le faire disparaître, c’est-à-dire à venir à bout du no man’s land ? Contrôler, surveiller, mobiliser les esprits revient à tenter de détruire, asphyxier toute « vie secrète » (Quignard), ce qui serait l’accomplissement terrible, sans retour, du 1984 d’Orwell.

29 Car sous le règne du calcul, du retour sur investissement, de l’échangeabilité totale, que deviendront les instincts de vie, la spontanéité, la gratuité du don (créer, c’est donner sans compter), c’est-à-dire au fond le corps sensible, désirant et sans calcul, avec lequel Nietzsche voulait en l’art et Dionysos renouer ?

30 Au fond ce « trans- » ou « post-humanisme » de l’Université, des Humanités, de l’humanité même, annexé au capitalisme cognitif, ne semble guère sérieux (est-ce cela le « jeu » ? Un simple game en fait ?), un transhumanisme de commerce, finalement très kitsch, déjà dépassé, voire pré-humain, un « dépassement » de l’humain par l’anesthésie et l’amnésie, l’insensibilisation et l’aseptisation.

31 Or le vrai « mal » dont les humains souffrent aujourd’hui, ce n’est pas la passion, c’est justement sa disparition, la banalisation de l’anesthésie et de l’amnésie : c’est-à-dire, en un mot, la dépression spirituelle, la « maladie » la plus répandue de notre début de millénaire, la chose au monde la mieux partagée…

32 Mais Plínio Prado pose alors la question, étonnante et explosive : « D´où le malaise général, la crise qui donne son ton au présent tournant du siècle. Ce malaise est-il lui-même encore trop humain ? 25

33 La dépression contemporaine généralisée serait-elle en réalité, comme l’affirme Enki Bilal, le signe des temps selon lequel nous sommes déjà entrés dans un monde nouveau 26 ?

34 Si malêtre il y a, est-ce parce que nous ne savons pas reconnaître que nous sommes déjà des « post-humains » ?

35 Répondre à cette question rapidement, ne serait-ce pas encore fermer les yeux sur les souffrances intolérables générées par le système techno-économique ?

36 8. On peut souscrire à l’idée que les films de Lana et Andy Wachowski sont des films transhumanistes. Mais appartiennent-ils à ce transhumanisme de marché ?

37 Matrix est une « machine philosophique », dont Alain Badiou estime la « radicalité » avec laquelle la question du « semblant » est posée. La « Matrice » « est le monde, qu’on superpose à ton regard pour t’empêcher de voir la vérité », explique Morpheus à Neo dès leur première rencontre. Variante contemporaine de l’antique question : « Qu’est-ce que le réel ? » La trilogie emprunte comme on sait beaucoup aux philosophies occidentales, orientales, de l’allégorie de la caverne de Platon jusqu’au « simulacre » de Baudrillard, en passant par la pensée judéo-chrétienne, le zen oriental, ou les arts martiaux. Elle a été conçue par ses auteurs comme un « film d’action intellectuel ». Or ce film en trois parties défend quelque chose comme une résistance de l’« humain » dans le monde cybernétique, gouverné par les machines (l’Artificial Intelligence), celles-ci ayant conçu la « Matrice », vaste simulation neuronale, réalité virtuelle, dans laquelle les humains, dont on a connecté le cerveau, sont des prisonniers et des esclaves inconscients de

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l’être, dont on cultive et exploite l’énergie. Cloud Atlas réitère cette « résistance » d’une autre façon, affirmant : nous ne sommes pas des corps sans âme 27.

38 Or, l’instant qui résonne entre deux corps-âme, la dite « pensée française » contemporaine l’a appelé rencontre, en un sens ontologique, existential 28.

39 Par rencontre, il faut entendre en effet un événement en tant que tel, c’est-à-dire insaisissable (qui excède notre faculté de saisir et de comprendre), et ne peut faire sens qu’après-coup. Elle est un affect, sentiment qu’il y a quelque chose, ici maintenant, sans savoir ce que c’est. Quelque chose est là qui pourtant n’est pas (saisissable, pensable). C’est en quoi elle nous déproprie toujours de nous-même – et en quoi, peut-être, la plus juste des manières de « dire » une rencontre, est de ne pas la dire (ce qui serait donc impossible), mais d’en témoigner, par une pensée, un soupir, un rire ou un poème, un geste, aussi minime et infime soit-il, comme l’enfant tendant dans la main un caillou, une plume ou un bout de ficelle… Peut-être au fond que l’amour véritable est anamnésique, c’est-à-dire renvoie à l’autre en soi, inconscient, ne pouvant donc être saisi, « reconnu » qu’après-coup, car lors du « coup » initial, la rencontre, nous sommes décontenancé, privé de nous-même, hors de nous, infans. Il n’y a alors pour ainsi dire personne.

40 L’anamnèse, s’opposant à l’amnésie, est ainsi ce travail qui consiste à aller à contre-flot (ana) et en-deçà (en dessous) des présupposés de ce qui semble être, de ce qui colonise notre conscience, des idées toutes faites, pour, par association libre, involontaire, toucher à la « chose » en nous, à l’enfance de ce qui est. Ce n’est donc pas une démarche de la raison pure, mais de la sensibilité (la mémoire involontaire, au sens de Proust), d’une raison sensible, littéraire, non exclusivement rationnelle, à l’écoute de ce qui fait événement, dans la pensée, dans la vie, dans le quotidien de l’existence. Cet usage littéraire de la raison serait en écho avec ces mots de Nina Berberova : « nous créons sans cesse nous-mêmes notre propre raison » 29 ; nous sommes nous-mêmes les écrivains de notre propre raison, nous cultivons et affinons, voire inventons par là notre propre raison.

41 Ainsi « post-humanité » pourrait vouloir dire tout autre chose que ce que prétend le « posthumanisme » actuel, qui ne veut rien savoir, ni de l’enfance, ni de l’anamnèse : un futur antérieur de l’humanité, ce qu’elle aura été, l’humanité à l’état toujours naissant, « post-avant-gardiste » (Prado), en invention d’elle-même, c’est-à-dire, à travers le fulgurant essor technoscientifique, à l’écoute de son « passé » « archaïque », « primitif », « animal ».

42 9. Cloud Atlas, ce film « trans », cherche à exprimer l’éternité de l’amour, à travers toutes les « rencontres » amoureuses du film : Adam et Tilda Ewing, Robert Frobisher et Rufus Sixsmith, Isaac Sachs et Luisa Rey, Timothy Cavendish et Ursula, Sonmi-451 et Hae-Joo Chang, Zachry et Meronym... De même dans Matrix : Neo n’est l’« Élu » que pour autant qu’il est saisi ou dessaisi par son sentiment amoureux envers Trinity, qui lui donne la force de lutter au-delà de ses doutes et échecs. L’Oracle dit à Neo : « Être l’Élu [the One], c’est un peu comme être amoureux… On le sait du cœur jusqu’à la moelle… » Et c’est Trinity d’ailleurs qui fait ressusciter Neo dans Matrix I, alors que lui la fera renaître à son tour dans Reloaded, jusqu’au dénouement final de Revolutions.

43 J’en rappelle les derniers mots de Trinity, alors qu’elle est au seuil de la mort, dans le monde réel, rien ne pourra donc plus, cette fois, la sauver. Trinity : You have to save Sion [qui est la cité souterraine dans laquelle résident les derniers humains « libres », les « résistants »]. – Neo : I can’t. Not without you.

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– Yes, you can. You will. I believe it. I always have. – Trinity… Trinity, you can’t die. You can’t. – Yes, I can. You brought me back once. But not this time. Do you remember… on that roof, after you caught me, the last thing I said to you? I said, “I’m sorry”. I wish I hadn’t. That was my last thought. I wish I had one more chance, to say what really mattered. To say how much I loved you. How grateful I was for every moment I was with you… But by the time I knew how to say. What I wanted to, it was too late. But you brought me back. You gave me my wish. One more chance to say what I wanted to say… Kiss me. Once more… Kiss me…

44 Ces derniers mots pourraient mettre fin à ce qui a donné à Neo la force de croire en lui et à la lutte qu’il mène aux côtés de Morpheus, la foi pour « libérer l’humanité », mais ils la décupleront, dans l’affrontement final avec l’« agent Smith », et en définitive le « sacrifice » de Neo…

45 10. Que veut dire au juste la rencontre, une rencontre de l’enfance ?

46 « Einar et moi, nous nous étions rencontrés dans un no man’s land », écrit Nina Berberova 30. André Gorz raconte la même expérience fondatrice avec Dorine, lorsque « nous nous sommes donnés l’un à l’autre entièrement » 31. Ce don réciproque et sans calcul, ce partage de l’incommunicable, Gorz le formule ainsi : « Mais rien de tout cela ne peut rendre compte du lien invisible par lequel nous nous sommes sentis unis dès le début. Nous avions beau être profondément dissemblables, je n’en sentais pas moins que quelque chose de fondamental nous était commun – tout à l’heure je parlais d’« expérience fondatrice » : l’expérience de l’insécurité. » 32 La rencontre est cet instant inouï, indéfinissable, où quelque chose, par- delà les mots et le langage, entre en partage, cette vulnérabilité, cette insécurité de l’enfance. Cette résonnance, mystérieuse et forte, est en-deçà et au-delà de la philosophie : « c’est cela : la passion amoureuse est une manière d’entrer en résonnance avec l’autre, corps et âme, et avec lui ou elle seuls. Nous sommes en deçà et au-delà de la philosophie » 33. Sans doute réside-t-elle dans l’art, dans l’écriture, et dans une pensée qui accueillerait l’événement amoureux.

47 Le cinéma des Wachowski est semble-t-il en tension par rapport à cette faculté d’aimer, qui est aussi la faculté de se révolter, d’exprimer notre force critique, de résistance, c’est-à-dire notre faculté d’être à l’écoute de nous-même, dans l’instant, ouvert à ce qui arrive hors du programme. Lorsque quelqu’un ou quelque chose, un pouvoir, politique, idéologique, économique, quel qu’il soit, vise à prendre le contrôle et organiser notre no man’s land, alors celui-ci est menacé, et avec lui les ressources de notre résistance. Perdre son no man’s land (ce qui arrive à Einar, dans le Roseau révolté), c’est retourner par le chemin d’où l’on vient : des humains anesthésiés, c’est-à-dire déshumanisés, inhumains, prisonniers de la « Matrice » (Matrix) ou soumis aux représentants de l’Ordre (Cloud Atlas).

48 Ainsi le répète un des gardiens de l’Ordre de Cloud Atlas à Sonmi, la figure du soulèvement des opprimés : « Il existe un ordre naturel de ce monde, clone. Et la vérité est qu’il doit être protégé ».

49 Mais protéger cet ordre, c’est oublier qu’il n’y a pas seulement des causes et des effets prévisibles selon le principe de causalité, que nous ne sommes pas seulement déterminés pas des buts à la manière des programmes, mais qu’il y a de l’incertitude, du hasard et des coïncidences, que la vie est hasard et coïncidences. Et au « tout a un but » (purpose ; un « rôle ») que défend l’agent-programme Smith, Neo, Morpheus, les « résistants », opposent le hasard, la coïncidence. Ce pour quoi ils luttent, c’est à la manière d’un Montaigne, pour qui « rien de noble de se faict sans hazard ». (Et ce hasard

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est pour Morpheus une providence, annoncée par la Prophétie et l’Oracle : l’Élu est celui qui « sauvera » l’humanité restante du joug des machines.) On peut lire cela sur fond d’une pensée nietzschéenne, qui élabore une critique du principe de causalité, préférant au rapport cause/effet l’idée de « coordination » 34, ou de corrélation, le hasard étant l’« entrechoquement des impulsions créatrices » 35, la « lutte des divers devenirs » 36.

50 Agir à l’écoute de ce hasard, à l’encontre du programme, revient paradoxalement à pouvoir choisir, selon notre liberté « humaine » et « inhumaine », c’est-à-dire intuitive, instinctive, non forcée par les déterminismes de l’entendement et les lois du contrôle. Car s’« il n’y a d’acte parfait que l’acte instinctif » 37, agir veut dire ici choisir, en adéquation avec ses désirs, c’est-à-dire en suivant son instinct : un « choix instinctif », à l’écoute de ce qui survient dans le « hazard ». Cet acte du désir le plus intime pourrait être mis en parallèle avec ce que Berberova nomme son « autonomie intérieure » 38, une autonomie s’originant dans l’hétéronomie du no man’s land, à laquelle elle a sans doute tenu toute sa vie au-delà de tout, et ce que PW Prado, selon le modèle d’un usage littéraire de la raison, sensible, forge avec le terme d’autonomia : le principe selon lequel l’esprit se donne à lui-même sa propre loi 39.

51 Vivre, exister, sera donc toujours préserver cette autonomia, cette liberté fondamentale, quel qu’en soit le prix. Ce qui implique accepter de perdre sécurité et assurance, de risquer (avec l’angoisse que suppose la liberté). Si vivre c’est laisser advenir le hasard, l’imprévu, par-delà la sécurisation et la tranquillisation du programme, alors vivre c’est accepter de « perdre pied », contrôle – tout en restant sur le mince fil d’une maîtrise de soi, tenir un équilibre sur la corde raide, sur les limites, les seuils, les frontières. Vivre c’est ainsi « avoir le courage de ses désirs » 40. Telle est la rencontre amoureuse entre Trinity et Neo ; c’est aussi la rencontre amicale entre Neo et Morpheus, lequel au-delà de tout et de tous (et de Neo lui-même) croit en l’« Élu ». Cette rencontre va éveiller Neo à la prise de conscience de sa condition d’esclave. Il entend dans les mots de Morpheus quelque chose, un « savoir », qu’il a toujours porté en lui (une enfance) : « Laisse-moi te dire pourquoi tu es ici. Tu es venu parce que tu sais quelque chose. Tu as un savoir qui t’habite mais tu ne te l’expliques pas. Tu l’as toujours ressenti, ressenti que le monde ne tournait pas rond. Tu ne sais pas quoi mais c’est là, comme un implant dans ton esprit. Ça te rend fou. C’est ce sentiment qui t’a mené jusqu’à moi »...

52 Naissance de l’amitié, dans la lutte et la résistance. Morpheus et Neo, dans un dernier adieu, témoigneront de la réciprocité de cette amitié, et de l’honneur qu’elle aura représenté pour l’un et pour l’autre.

53 11. Mais les films des Wachowski, qui sont des « superproductions » étant passés par les circuits hollywoodiens, font-ils exception par rapport à l’idéologie hollywoodienne ? Leur facture n’est-elle pas encore trop hollywoodienne ? En tant que « blockbuster », ne risquent-ils pas eux aussi d’être emportés par l’oubli de l’autre ?

54 Les Inrockuptibles 41 répondent ainsi : les auteurs de Cloud Atlas, « odyssée ébouriffante de l’émancipation », « ont désormais renoncé aux masses et préfèrent concevoir des objets singuliers et complexes, sans s’occuper du nombre de spectateurs auxquels ils s’adressent » 42. Peut-on suivre ce jugement enthousiaste ?

55 La question doit être plus précise : le cinéma de Lana et Andy Wachowski, cinéma transhumaniste, réalise-t-il l’anamnèse du cinéma hollywoodien ? Autrement dit, déconstruit-il les codes du fast-thinking hollywoodien, ses présupposés (« sortir de la

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caverne », dirait Matrix), pour toucher à l’âme de cet art qu’est le cinéma, à son enfance ou à son no man’s land ?

56 Il me semble qu’il faut répondre à cette question prudemment, en interrogeant à la fois la forme et le fond des films, indissociables. On peut dire que Cloud Atlas déconstruit les codes habituels, formels, de la narration et de la temporalité cinématographique, de manière intéressante. Il opère de plus à un “transformisme” par le jeu des acteurs jouant de rôles multiples, intéressant également. Quant à Matrix : Neo, en tant qu’« Élu », parvient à enfreindre les lois dans la Matrice. Cette puissance, qui n’est possible que dès lors qu’il a compris que les lois sur lesquelles le système est bâti sont aussi sa faiblesse, ne relève-t-elle pas de l’énergie indomptable, en excès, de l’enfance – qu’il parvient cependant à « contrôler », « utiliser » ? Or, si Neo a certes quelque chose d’un « antihéros », en proie au doute, aux échecs, à la dépression (Reloaded), faisant preuve d’une certaine humilité (ne se considérant pas comme un « sauveur de l’humanité », etc.), en même temps le film ne s’inscrit-il pas quand même dans la culture très hollywoodienne du « surhomme » ?

57 Le cinéma des Wachowski sombre parfois dans le kitsch, au sens d’Adorno : ce beau tel qu’il fut jadis, mais maintenant délavé, devenu « laid », passé, dépassé. C’est éminemment le cas de Speed racer 43, dont il n’y a vraisemblablement, même si l’on « joue le jeu » du film, rien à tirer. Cloud Atlas, par certains aspects, n’échappe pas à ce kitsch, et à une esthétique lisse, artificielle, manquant en somme d’âme et de simplicité. La rencontre, avec la vulnérabilité, la sensibilité de l’enfance qu’elle suppose, ne la manque-t-elle pas finalement ? Le cinéma Wachowski reste semble-t-il tributaire des codes du cinéma hollywoodien : action, spectacle, manichéisme, inévitable happy end. En ce sens-là, il est très loin d’un « avant-gardisme » contemporain, et il participe, quoiqu’il en dise, à une doxa au service du système (ce qu’est un « mythe » au sens de Roland Barthes), cédant par endroit au marketing transhumaniste, fût-il celui de l’émancipation et de l’affranchissement. En somme, le cinéma Wachowski, sous sa prétendue « indépendance », ne reste-t-il pas prisonnier de la caverne commerciale ?

58 Autrement dit les films Matrix, V pour Vendetta 44, Cloud Atlas, aussi intéressants soient- ils, ne seraient-ils pas quand même les produits d’une mythologie actuelle qu’on appelle « transhumanisme », et qui appartient encore à l’idéologie de la culture de masse, et cela quoiqu’ils prétendent en dresser eux-mêmes la « critique » ? Il faut donc démystifier, déconstruire cette mythologie, et pour commencer la culture de la puissance, de la performance 45, et d’un certain « surhumain ». L’usage même, courant, du mot de « transcendance », du « dépassement de soi », ne fait-il pas bon ménage avec cette culture ? Il y a de toute évidence dans ce cinéma contemporain une fantasmatique du « superhéros », facile et très commerciale : rien de moins, à chaque fois, que « sauver le monde »… Il faudrait sans doute inscrire cette fantasmatique propre au XXe siècle (post-nietzschéenne) dans la lignée antique d’un héroïsme à la manière du Ulysse homérien, actualisé dans le contexte cybernétique contemporain, et visant le public de masse (par l’usage notamment de l’action et des effets spéciaux).

59 On peut donc se demander si le cinéma Wachowski ne s’inscrit pas lui aussi dans le contexte de la prolifération cinématographique des « superhéros »… Ces « films » qui font « exploser » le « box office » misent toute leur efficacité (c’est-à-dire les calculs de leurs profits) sur les effets spéciaux. Cela fonctionne bien, le public se rue dans les salles de cinéma pour les regarder. Mais qu’on ne s’y trompe pas. On ne peut les réduire seulement à une démonstration à but marketing d’effets spéciaux. Derrière cela se cache

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une idéologie pernicieuse. Qu’il suffise de citer Dark Night, par exemple, en 2008, saluée par la presse, dans lequel Nolan met en scène un « Jocker » « anarchiste », « psychopathe », « anti-capitaliste », « terroriste », ayant un « problème avec son père », faisant l’amalgame de tout ceci sans nuance, sans questionnement bien sûr, alors que le « héros » Batman légitime explicitement la torture et les procédures américaines de destruction de l’Afghanistan, etc. Bien sûr, de tels films, à l’échelle de l’histoire des arts, sont anecdotiques. Mais il ne faut pas sous-estimer la puissance de façonnage des esprits à travers l’industrie cinématographique, qui faisait dire à Adorno que le seul système capable de concurrencer le nazisme par sa puissance de mobilisation des masses, c’est Hollywood. Or mobiliser les esprits veut dire justement : annexer, et faire disparaître leur no man’s land, leur singularité.

60 Le cinéma Wachowski se distingue cependant clairement du cinéma relevant d’une idéologie brutale et sommaire de Nolan, mais un tel cinéma n’est-il pas au fond quand même victime de lui-même : un « sur-cinéma », cinéma du « surhumain », c’est-à-dire « surfait » et « surjoué », oubliant par là, symptomatiquement, c’est-à-dire dans sa tentative même de l’exprimer, l’infantia ?

61 Mais en tant qu’objet culturel, mythologique, de l’époque contemporaine, le cinéma Wachowski relève en quelque sorte du conte postmoderne, disposant d’une particulière intelligence des temps présents et à venir. Rien ne saurait échapper à la critique, c’est- à-dire par là à l’autocritique. Il témoignerait par conséquent quand même, spécialement avec Matrix et Cloud Atlas, ne serait-ce que malgré, voire au-delà de lui, de ce quelque chose en résistance à la logique inhumaine à l’œuvre dans le monde aujourd’hui, et par là il peut être une porte d’entrée pour l’élaboration exigeante, le travail, la transformation de vraies questions aujourd’hui : l’art, l’amitié, l’amour, la résistance – à l’heure des mutations brusques et accélérées, techno-économiques et scientifiques contemporaines.

62 * * *

63 Voici alors en quelques mots une esquisse de ce qu’il serait crucial de défendre pour l’horizon des Humanités et de l’art à venir, du post-avant-gardisme, avec Plínio Prado, avec Clarice Lispector, avec Nina Berberova.

64 12. Il est clair désormais qu’avec le corps c’est la condition « humaine » qui est ciblée. Posthumanisme, transhumanisme, déshumanisation, surhumain, inhumain… Ces termes prolifèrent aujourd’hui. Il convient de maintenir les guillemets autour du mot « humain », car il ne peut y avoir ici nulle nature immuable, nulle définition fixe et définitive. Le titre même, de Jürgen Habermas, l’« avenir de la nature humaine » 46, apparaît tout à fait problématique, tout comme l’idée d’« être » humain. On sait que ce qu’« est » l’humain est une énigme, en perpétuelle élaboration, devenir, transformation, tout comme ce qu’il sera à l’avenir, et tout comme ce qui peut-être devra venir « après » lui. Il ne faudra jamais perdre de vue la question du sens, laquelle fait justement défaut aujourd’hui (et symptomatiquement chez les dits « transhumanistes »). Si l’on est certes forcé de reconnaître l’emballement d’un processus de complexification dans lequel l’humanité est emportée, n’a pas de prise, alors c’est la question des fins qu’il importe de se poser. Vers où ce processus appelé Développement nous emmène-t-il ? Quel sens a-t-il ?

65 Pour Lyotard, il n’a aucune finalité, seulement une limite, et c’est depuis cette limite qu’il convient de penser désormais 47 : l’extinction du Soleil, dans 4,5 milliards d’années,

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et avec elle l’exode, la déterrestration de l’espèce humaine. Telle est notre condition « postmoderne » : un devenir-inhumain en direction d’une « intelligence » qui s’exilera hors de la terre, mais qui en même temps, et par là même, dénie l’autre inhumain en lui, l’enfance (selon cette distinction lyotardienne entre les deux types d’inhumains, opposés, celui du système techno-scientifique-économique, sorte de « déshumanisation », et celui du reste d’enfance, l’inarticulé qui demeure en chacun). Prado, dans le fil de la pensée lyotardienne quoique originalement et singulièrement, élabore cette question, et concentrerait, me semble-t-il, celle-ci en un mot : le « techno- sapiens » 48. Avec ce mot l’on voit que c’est la particule même « homo » qui a disparu, remplacée par la particule « techno », ce qui voudrait dire : il n’y aura à l’avenir plus d’humain. C’est-à-dire : le système est déjà en train de préparer l’« espèce », la forme d’intelligence qui suivra la nôtre, et sera apte à coloniser le cosmos, ce dont les « humains » sous leur forme actuelle (avec leur corps actuel) sont inaptes. Et cette espèce sera technologique.

66 Il y a beaucoup à discuter, à nuancer, quant à ces questions, car on peut bien sûr tenir pour certain que l’espèce humaine a toujours été, en tant qu’espèce terrestre vivante, technique. Mais la question cruciale est la suivante : le « techno-sapiens » qui s’exilera hors de la Terre-mère, quel sera-t-il ? Les machines et les programmes de l’avenir seront-ils encore capables de « passion » et d’enfance ? Qu’adviendra-t-il demain du « dénuement extrême » de ce no man’s land, qui est aussi notre force créatrice ?

67 Sera-t-il définitivement annexé par l’opératoire et le calcul, désensibilisé ? Les programmes qui partiront dans le cosmos seront-ils donc encore dotés de la faculté d’aimer ?

68 13. Le système cherche désormais par tous les moyens à anesthésier les passions. (Sur le plan amoureux, c’est une conception sécuritaire de l’« amour assurance tout risque », comme le dit Alain Badiou 49, des « sites de rencontre » par exemple, mot de la novlangue en vigueur, sur lequel on doit s’attarder, puisqu’il n’y a justement pas de « rencontre » digne de ce nom, tout y est prévu d’avance, binaire et sans nuance. Ces sites électroniques, qui s’inscrivent dans la logique de l’affairisme ambiant, tuent la possibilité même de l’événement : que quelque chose, autre, qui nous désempare, arrive.) C’est une politique de l’anesthésie qui est à l’œuvre en « calmant » toute agitation, et avec elle la force vitale de révolte, le sentiment d’injustice, par la violence physique s’il le faut, la répression, la supériorité de la force autoritariste.

69 Si rien ne l’arrête, le système construira un vaste monde en « réseaux », d’individus liés non plus par un sentiment d’amour ou d’amitié, mais par des « relations d’intérêt », d’« échange » calculés, soumis à la loi du retour sur investissement. On ne se liera plus en raison d’un mystère, d’une énigme qui résonne et fait accord de manière inouïe, alliance secrète et sacrée entre deux êtres, mais parce que la liaison sera jugée intéressante et profitable.

70 Si ce processus devait venir à son terme, alors ce serait la fin même de ce qu’on appelle « humanité » : un humain sans mystère, sans autre, qui a perdu sa force et sa faculté d’inventer, de créer.

71 Mais « le roseau pensant murmure sa révolte » 50…

72 14. Quelque chose vient briser la répétition et le retour au néant, c’est-à-dire à la mort, à la destruction, à la ruine de tout ce qui existe : cette chose, Hannah Arendt l’a appelée la naissance, la faculté d’inventer, de « créer du neuf » (to begin 51), c’est-à-dire l’enfance.

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Créer, c’est tâcher de faire advenir la chose inarticulée, qui échappe au communicable, le noyau obscur en chacun, et le « faire entrer dans la lumière ».

73 Il y aurait quelque chose de cette enfance qui s’exprime avec la chanteuse Björk, dont on pourrait tirer un éloge et une mythologie, des Fragments de ses chansons d’amour… Avec Björk il y a, dans Jóga par exemple, quelque chose comme : quand on tombe amoureux, on est quelque part nulle part ; dans l’événement de ce qui arrive, tout devient étranger, bizarre, désordonné, le monde est sans dessus dessous, « estrangé ». Sentiment de Unheimlichkeit, d’inquiétante étrangeté. On est ailleurs, accédant à une « dimension d’altérité supplémentaire » 52 : comme impréparé face à ce qui arrive, dans un « état d’alerte », state of emergency. On est donc infans.

74 Ce lieu le plus dangereux, le plus « fou » (lorsque le soi, le corps-psyché prend des risques) est, dit-elle, « là où je veux être » (where I want to be), c’est le plus « merveilleux où être » (how beautiful to be) ; c’est encore l’état de celui qui invente. Björk parle à la fois en tant que chanteuse et amoureuse — mais au fond, y a-t-il une différence ? De ce sentiment, Hyperballad en est encore une fine et belle expression 53.

75 15. Mais la rencontre, comme on l’a vu, c’est aussi celle de l’amitié, qui en un sens fonde ce qu’on appelle aujourd’hui « philosophie » : celle entre Socrate et Platon. On sait comment la rencontre avec Socrate transfigura Platon, qui devint à son tour « philo- sophe », amoureux du savoir. Ce sera la rencontre de beaucoup d’autres penseurs et artistes, traversant comme une force intemporelle l’histoire des civilisations. On peut même penser, à l’encontre de Sloterdijk, qu’amitié littéraire il y aura toujours, mais que l’échange de lettres sera à l’avenir (et est déjà maintenant) électronique, numérique. L’élaboration de l’amitié, sûre, « à tout rompre » (Derrida à Lyotard), indéfectible et éternelle, énigme du partage de l’impartageable (l’affect inarticulé) et en même temps geste de résistance à toutes les formes d’assujettissement, d’endoctrinement et de neutralisation de la faculté de critiquer, cette amitié restera toujours, comme le cœur brûlant de la pensée. L’humanitas de l’humanité n’est donc pas éteinte. Elle est trans- humanitas…

76 Quelque chose, à l’origine même de la pensée et de l’art (de l’art de penser) fait événement : un daimôn, Éros 54, le désir dionysiaque, cette « force primitive, antérieure à la culture et à la civilisation » 55, la fleur du désir, saxifrage, qui fracture le bétonnement de la civilisation technoscientifique. Cette agitation est celle de la « passion », de la mise en péril, du danger, de la vie comme prise de risques. On se souviendra comment Nietzsche élabore à même sa pensée et son écriture ce « goût instinctif pour le terrible, l’inexorable et le cynique, ainsi que pour les aspects sublimes » 56, la pensée étant mue par la « passion en soi » 57. Si les artistes sont pour Nietzsche les modèles d’un êthos, d’une manière de se conduire, c’est parce qu’ils ont appris à accueillir en eux cet « « infini du cœur » dont parle Faust », et, « vigoureux, surabondants, de forte animalité, sensuels », ils possèdent en eux « une sorte de jeunesse et de printemps, une sorte d’ivresse habituelle dans la vie » 58.

77 Cette agitation, « anti-ataraxique », est celle éternelle de la révolte, indissociable de l’amour, comme le « crie » et l’écrit le poète Vladimir Maïakovski aimant Lili Brik, lequel n’a cessé toute sa vie par sa poésie, de rechercher un style d’existence chaleureux et affranchi, de combattre pour rendre l’amour possible – sans pourtant rejeter l’essor des technosciences 59. L’auteure du Roseau révolté écrit dans sa biographie comment le sentiment amoureux n’a que faire des frontières, comment deux êtres s’aiment toujours au-delà des frontières qui les séparent 60.

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78 16. Ainsi, l’amour, qu’il soit celui des amants ou des amis, la vie « passionnelle », ne constitue-t-il pas une ligne générale de résistance à l’annexion contemporaine des intimités ? C’est-à-dire au contrôle, à l’amnésie et à l’anesthésie ?

79 Plínio Prado montre que l’enjeu de l’art, de la poésie, de la littérature, est de s’approcher de quelque chose qui n’est pas exprimable, que le sens même de l’existence est cela qui n’est pas exprimable, donné d’emblée, et que l’art a pour tâche justement de témoigner de l’inexprimable. Or cet inexprimable, qui pourtant est quelque chose, le plus important, n’est pas échangeable selon les règles du profit et de la rentabilisation, parce qu’il échappe à la communication même – l’art n’est pas, comme on sait, une affaire de communication, ni même de « transmission de message », il a plutôt à voir avec de l’incommunicable (Proust : l’ineffable), qui échappe aux mots, les excède. L’artiste est toujours sans mot, infans, c’est pourquoi il invente, en-deçà du langage courant quoique avec et par lui, une forme nouvelle, un idiome. Entendre et accueillir l’affect inarticulé, sa force créatrice, c’est en même temps aller « au-delà » de nous-même, nous découvrir à chaque instant sous un jour nouveau, à l’état naissant, nous réinventer. Car s’il y a bien effectivement dépassement et transcendance, c’est par l’altérité qu’il survient : rencontrer veut dire être dépassé, au-dedans de soi-même, par l’événement, l’altérité. Et cette « mise au jour » de nous-même n’est rendue possible que parce que nous forons des passages en direction de notre nuit, de notre « puits vide et noir », part obscure et inconnue de nous-même.

80 Il y aurait quelque chose de « trans » dans la pensée pradienne, mais un trans ana- mnésique, dont l’enjeu est la fidélité à l’autre en soi, à l’affect inarticulé de l’infantia. Cette fidélité, qui est la tâche même de la littérature et de l’art, est un travail de monstration. Quelque chose se montre sans pourtant se dire, à travers son aspect. L’aspect, le ton, au cœur de la question artistique, serait alors non pas ce qui exprime directement l’affect (inarticulé, inexprimable), mais ce qui dans l’articulation d’une idée, d’une sensation, d’un sentiment laisse entendre quelque chose comme autre chose, autre chose que ce que la phrase dit. Comme un être de ce qui est tu, non-dit : le reste d’enfance qui persiste et résiste à l’éducation-dressage, au devenir-adulte, humain. Cette sorte d’expression tonale, non exprimée (conceptuellement, “communicationnellement”), mais inscrite inexprimablement dans ce qui est exprimé, c’est en effet cela qui témoigne du reste, du quelque chose non-dit excédant l’articulation langagière. Elle requiert donc une sensibilité particulière aux nuances, aux infimes variations du ton et de la forme, une finesse de l’écoute ou de la vue.

81 Tel serait alors un mouvement trans (un « humanisme transe », tout autre donc que le dit « transhumanisme » de l’époque contemporaine) : aller au-delà, cela voudrait dire en même temps en-deçà, c’est-à-dire à rebours, à contre-courant, anamnésiquement. La trans-formation est conditionnée par une anamnèse, qui est le travail d’accueil de l’infans, restant et résistant en chacun. Le trans-humanisme, s’il doit advenir un jour (être autre chose donc qu’un label à la mode), devra être une résistance. Ainsi pourra-t- on entendre « trans-cender les frontières ». Les frontières en question, c’est-à-dire ce qui est à la fois dehors et dedans (Lyotard), les limites, le seuil entre l’exprimable et l’inarticulé (Prado) sont les limites qui nous séparent de l’autre, de notre infantia inconnue. Dès lors au mouvement dit de « dépassement », de « puissance » et de « sur-puissance » (indissociable de la logique de l’accumulation et du « toujours plus », de la performativité), on répondra par ce geste de résistance anamnésique. L’« être » « post »,

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« après », serait alors en même temps « avant », et le « post-humanisme » un « post- avant-gardisme » de l’humanité, œuvrant maintenant à ces limites.

82 17. Pour Clarice Lispector, dans Água viva, « la vérité du monde […] est impalpable » 61 ; cette chose incommunicable, elle l’appelle le « it ». Témoigner de cet inexprimable qu’est l’existence même, voilà à sa manière ce que voudrait dire le leitmotiv de Goethe réélaboré par Pierre Hadot : N’oublie pas de vivre 62 !

83 Car « Vivre sa vie » est tout autre chose que gérer sa vie, la programmer : plutôt que vouloir toujours tout calculer et prévoir dans l’empressement et la hâte, se rendre disponible à l’autre, à l’événement. L’amour ne peut pas, ne doit pas être vécu sur le mode de l’« homme pressé », organisateur, planificateur. André Gorz, lorsqu’il raconte sa rencontre avec Dorine, écrit : « nous n’étions pas pressés » 63…

84 Si nous sommes, comme l’écrit Lispector, « malade de la condition humaine » (la ruine, la destruction et le retour inéluctable au néant), alors elle aussi se « révolte : je ne veux plus être humaine » 64. Elle va créer sa riposte : dénoncer l’« horreur hallucinante de mourir », et répondre « à toute cette infamie par la joie. La très pure et très légère joie ». À la manière de la poésie de Maïakovski, dans cette joie intense, subtile, fragile et forte à la fois, qui rit et se moque des conventions et des règles établies, écrire ainsi, tout simplement : « J’aime » 65

85 * * *

86 18. Écrire ce « J’aime » non-adressé, c’est dire, finalement, un « Je t’aime » essentiel et originaire, destiné en même temps à l’autre. C’est, à cet autre, désirer donner, gratuitement, sans réserve, à la manière de l’enfant. L’amour serait donc un jeu d’enfant. Cela veut dire entendre en l’autre comme en soi ce quelque chose entrant en résonnance, mystère d’une vie secrète, indomptable, indicible et partageable pourtant – se rencontrer dans un no man’s land.

87 Les derniers mots de Berberova, dans le Roseau révolté, sont animés avec justesse de cette infantia : Je ne profite pas de toutes les occasions, je ne m’incline pas devant toutes les permissions. Après ce que j’ai vu, je n’ai pas envie d’être, en quoi que ce soit, l’animal que l’on met au pas, que l’on dresse, que l’on envoie quelque part, que l’on gave ou que l’on fait mourir de faim, que l’on punit ou que l’on congratule pour avoir bien obéi à la baguette. […] Si vous permettez à un autre d’organiser votre no man’s land, vous vous retrouverez à la fin prisonnier dans une chambre de luxe, dans un hôtel de luxe, pendant qu’on fait brûler vos livres et qu’on vous sépare de vos proches. Il suffit de céder une fois et il n’y a plus de limites, vous voilà complètement dépouillé. Où cela s’arrête-t-il, Einar ? Où sont alors le mystère et la liberté ?

88 Tant qu’il y aura toujours en nous ce sentiment persistant de révolte contre l’injuste, l’insensé, l’insoutenable, nous serons « encore » « humains », refusant d’accepter le monde tel qu’il est. Malgré la force brutale avec laquelle le système vise à annexer, de plus en plus finement et précisément, nos intimités, tant que nous pourrons encore préserver et cultiver le mystère de notre no man’s land, alors nous resterons dignes. Libres, ce n’est pas un mot dépassé.

89 C’est dire que nous serons trans ; au-delà et en-deçà de toutes les frontières, les conventions, dans l’accueil de ces limites mêmes, nous saurons encore nous inventer, créer l’avenir, écrire ce qui n’est pas encore.

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NOTES

1. . Deuxième épisode de la trilogie Matrix, réalisée par Larry et Andy Wachowski. Elle comporte The Matrix (1999), The Matrix Reloaded (2003) et The Matrix Revolutions (2003). Pour une étude philosophique de cette trilogie, on pourra lire Alain BADIOU, Thomas BENATOUÏL, Élie DURING, Patrice MANIGLIER, David RABOUIN, Jean-Pierre ZARADER, Matrix, machine philosophique, Ellipses, 2003. L’étude qui suit pourra aussi être lue comme une « mythologie », au sens barthésien, de l’« objet culturel » qu’est le « cinéma Wachowski ». Il n’est pas exclu de la lire comme l’objet d’une trans- formation, anamnésique.

2. . Nina BERBEROVA, C’est moi qui souligne. Regards d’une passante de notre siècle (1969), tr. fr. A. et R. Misslin, Éditions J’ai lu/Actes Sud, 1989, p. 60. Il s’agit de l’autobiographie de l’écrivaine russe.

3. . Dernier film de Lana (ex-Larry) et Andy Wachowski, co-réalisé avec Tom Tykwer (2012).

4. . “Belief, like fear, or love, is a force to be understood as we understand the theory of relativity, and principals of uncertainty, phenomena that determine the course of our lives. Yesterday, my life was headed in one direction. Today, it is headed in another. Yesterday, I believe I would never have done what I did today. These forces that often remake time and space, and can shape and alter who we imagine ourselves to be, begin long before we are born and continue after we perish. Our lives and our choices, like quantum trajectories, are understood moment to moment. That each point of intersection, each encounter, suggest a new potential direction. Proposition: I have fallen in love with Luisa Rey. Is this possible? I just met her and yet, I feel like something important has happened to me” (Cloud Atlas).

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5. . Cloud Atlas ; phrase prononcée par le jeune compositeur Robert Frobisher.

6. . Pour un diagnostic de ce malaise contemporain, cf. Denis VIENNET, Il y a malêtre. Essai sur le temps et la constitution du soi contemporain, L’Harmattan, 2009.

7. . Cf. notamment G. HOTTOIS, Species technica, Vrin, 2002.

8. . Cf. D. LECOURT, Humain, posthumain, Presses Universitaires de France, 2003.

9. . Cf. J.-M. BESNIER, Demain, les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Hachette littératures, 2009.

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10. . Cf. P. SLOTERDIJK, Règles pour le parc humain (Regeln für den Menschenpark, 1999) suivi de La Domestication de l’être (Domestikation des Seins, 2000), Mille et une nuits, 2010.

11. . Cf. Plínio PRADO, l’Atelier de la philosophie, www.atelier-philosophie.org, et spécialement pour la question qui nous occupera ici, celle du corps : « Inscrire, à l’épreuve du technologique. Le corps entre l’art et l’artefact », in Thé@tre et nouvelles technologies, L. GARBAGNATI, P. MORELLI (dir.), Éditions universitaires de Dijon, 2006.

12. . P. SLOTERDIJK, Règles pour le parc humain, op. cit., p. 16.

13. . P. SLOTERDIJK, Règles pour le parc humain, op. cit., p. 43.

14. . Ibid., p. 55.

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15. . P. PRADO, « Inscrire, à l’épreuve du technologique. Le corps entre l’art et l’artefact », op. cit, p. 33.

16. . Ibid., p. 37.

17. . Nina BERBEROVA, Le Roseau révolté (1958), in Récits de l’exil, vol. 2, tr. fr. Luba Jurgenson, Actes Sud/Babel, 2004, p. 90 et passim. Cf. sur ce thème Entretien avec Plínio Prado sur la webradio À Bout de Souffle : http://audioblog.arteradio.com/a-bout-de-souffle/frontUser.do? method=getPost&postId=3028359&blogName=a-bout-de-souffle.

18. . Note sur le dressage et l’infans. La nécessité de l’éducation est liée à l’impréparation de l’in-fans, « ce qui ne parle pas ». Venant au monde dépourvu de langage et de faculté de raisonnement (logos), incapable de marcher, ne connaissant pas la morale, l’infans ne naît pas prêt pour la survie par lui-même dans ce monde, mais toujours trop tôt, prématuré. Il est par conséquent originairement dans l’insécurité et l’incertitude. L’infantia est alors cette capacité d’affect en un sens « pure », un état du corps- psyché exposé aux excitations de l’extérieur (du monde environnant et des adultes), sans avoir cependant encore les moyens de parer à ces excitations, c’est-à-dire d’y répondre par la rationalité langagière (puisqu’il n’en est pas encore “équipé”, éduqué). Restant non libre, délié, non-traduit, cet excédent d’affect va alors entrer à l’intérieur de l’appareil de l’âme, comme « corps étranger interne » (J. Laplanche), formant les premiers résidus de l’inconscient : un reste inexprimable, énigmatique, dont chacun, l’« homme » adulte, civilisé, socialisé, restera attaché, en dette toute sa vie. Cette misère, cette détresse de l’enfant, la Hilflösigkeit (Freud), conditionne en même temps une promesse : elle annonce les nouveaux possibles. Créer veut dire en effet : élaborer patiemment, infiniment et fidèlement ce reste d’enfance, cette dette d’affect. Ce dont tâche de s’acquitter toute œuvre véritable, l’inscription artistique et littéraire.

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Or éduquer ce sera transformer l’animalité infantile en être humain, social, endiguer l’énergie affectuelle débordante de l’infans, qu’il va donc falloir « calmer » et canaliser, c’est-à-dire « domestiquer ». On peut ainsi entendre l’expression de « dressage », au sens où elle est élaborée par P. Prado à travers Wittgenstein, dans la perspective d’une philosophie du langage. « Dressage », Abrichtung, désigne alors l’acquisition de la grammaire des jeux de langage, et avec elle, le marquage dans le corps infans des normes culturelles, des conventions sociétales (P. Prado, « La norme et l’idiome. Notes sur Wittgenstein, le dressage et l’infans » : http://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2009-2- p-57.htm, p. 60). Mais cet « apprentissage », essentiellement celui de la langue maternelle, n’en est justement pas un, car entre l’infans et l’adulte, il n’y a aucun langage commun présupposé (ibid., p. 58). C’est là que réside toute la spécificité de cette « transformation », de l’infans en être capable de parler, de communiquer, de cette acquisition des normes d’une rationalité éthique communicationnelle, selon l’acception de K.O. Appel et J. Habermas (ibid., p. 60). On voit ici apparaître un sens de ce qui s’appelle « trans-formation » : indissociable d’un travail (de soi, du corps-psyché), elle est ce qui rend possible le devenir-humain de l’animalité infantile. C’est cette “phase”, le marquage des normes, l’inscription dans le corps d’une « grammaire » des rapports d’interaction entre les humains “socialisés”, qui laisse un reste d’affect, en souffrance, un reste d’infantia. Mais la transformation a lieu en quelque sorte dans les deux directions : dans l’articulation langagière, ce reste inarticulé pourra à l’occasion se faire entendre, travailler et transformer le langage articulé, alors que réciproquement ce corps affectuel travaille et est travaillé, transformé par l’articulation langagière. Double direction de la dite « transformation » donc : « le langage (verbal) s’inscrit dans le « corps » (en l’articulant linguistiquement), lequel s’inscrit en revanche dans le langage (en s’y manifestant aspectuellement) » (ibid., p. 66). D’un côté, « le marquage des articuli du langage dans ce corps infans » et de l’autre, « réciproquement, l’inscription de ce corps infans dans la langue » (ibid., p. 63). L’important dans l’économie de notre réflexion ici réside alors dans le second mouvement de transformation : comment le corps (sensible, affectuel) s’inscrit dans le langage, ou comment le reste d’enfance s’inscrit dans l’expression verbale courante. Car s’« il appartient à sa structure [celle de l’affect] de se révéler aspectuellement, plutôt que de s’articuler verbalement » (ibid., p. 65), alors le « concept clé d’une pensée de l’écriture », de l’inscription artistique, est précisément celui d’aspect (ibid., p. 67). C’est dans l’aspect de telle phrase, son ton, sa “musicalité” pourrait-on dire, que se montre, se manifeste le reste d’enfance, l’affect : comment, de quelle manière, la phrase peut être dite et/ou entendue (d’où les concepts wittgensteiniens d’« entendre-comme » et de « voir- comme »), c’est-à-dire accueillie par l’oreille, comment son ton « en dit plus », ou « dit autre chose » que ce qu’elle communique. D’où la question ici des frontières, des limites, c’est-à-dire du seuil : « Le point capital ici, c’est que dans cette transformation, l’aspect fait seuil entre l’affectuel (inarticulé) et le langagier (articulé). Tel un “ton” entre le cri (primitif) et la phrase exclamative (articulée). De là son aptitude à témoigner d’un reste, l’excédent d’inarticulation » (ibid., p. 66). Or le témoignage de ce reste d’enfance, telle est la tâche de l’art. Pour le dire ici de manière abrégée : être artiste, c’est tâcher de se tenir à la limite, à la frontière, en tâchant d’accueillir dans le travail d’invention l’excès d’affect, l’inarticulé. C’est pourquoi l’expression de l’infantia relève plutôt du corps, d’un geste, voire d’un acte du langage (ibid., p. 63), que de la communication. Autrement dit, toute la question, qui nous préoccupe ici, de l’art et de la littérature, est la suivante : comment l’écriture (artistique au sens large) est ce travail d’écoute, comment « il revient à la littérature, à l’écriture, de même qu’aux exercices de langage « avec les questions de l’existence » et engageant un travail sur soi, de s’attacher à accueillir ce reste, à faire signe vers l’insu, à l’inscrire

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inexprimablement dans ce qui est exprimé » (ibid., p. 67). Par conséquent, à l’opposé du marquage éducationnel, du dressage (dont l’hypothèse dans ces lignes est, comme on le verra, qu’il opère à une amnésie), il y a l’inscription artistique, le travail inverse, artistique, littéraire, d’anamnèse, en direction de la « patrie perdue » (Proust), inconnue, oubliée, de l’enfance. Un travail qui s’attachera donc toujours, selon la perspective ouverte par Plínio Prado dans l’art, l’écriture et la pensée, à élaborer la question des limites de l’exprimable (ibid., p. 66).

19.

. De cette révolte de l’infans, l’écrivaine russe Nina Berberova, auteure du Roseau révolté, en savait quelque chose, lorsqu’enfant, dans le « nid » familial, elle éprouvait déjà ce sentiment : « Contre quoi voulait-on me défendre ? De quelles terreurs, de quelles catastrophes, de quelles maladies, de quels chagrins ? Je suis prête, je brûle de les affronter » (C’est moi qui souligne, p. 43). Car « Ma vie m’attendait »… « J’aurais mon propre combat à mener » (ibid., p. 47)… Berberova a ce souvenir d’enfance, celui d’un « vieux puits vide et noir qui ne contient plus d’eau depuis longtemps », au fond duquel elle rêvait qu’on la déposât, qu’on l’oubliât et la laissât mourir de soif. « J’aurais voulu que cela m’arrive tout de suite, pour pouvoir y découvrir une source » (p. 29). La passion de la poésie, de la création, l’avait très tôt violemment saisie : « je me suis mise à écrire de la poésie spontanément, submergée par mes émotions comme les premiers romantiques » (C’est moi qui souligne, p. 63). On voit ici naître dans l’enfance la source même de la vocation d’écrivain de Berberova. Il n’est alors pas interdit de lire l’écriture berberovienne, de manière proche de celle proustienne, comme une therapeia, une « thérapeutique », un « travail sur soi », dont les ressources sont celles de l’infantia, c’est-à-dire du no man’s land. Avec Berberova, ce travail est un geste de « métamorphose », de transformation : « transformer les moins en plus », autrement dit transformer la misère et la précarité du no man’s land, sa faiblesse, en force inventive, cette tâche littéraire étant inscrite jusque dans l’existence, la manière de vivre de l’écrivaine (C’est moi qui souligne, op. cit., p. 258). Cette question également proustienne, nous avons commencé à l’élaborer dans Il y a malêtre : l’art et l’écriture comme « thérapeutique » au malaise contemporain. 20.

. Cf. Sherry TURKLE, Alone Together : Why We Expect More from Technology and Less from Each Other. 21.

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. Nietzsche reconnaît en cette faculté de patienter une force : « La force d’une nature se mesure à son pouvoir d’attendre et de retarder la réaction » (La Volonté de puissance, Die Wille zu Macht, éd. F. Würzbach, tr. fr. G. Bianquis, Vol. I, Gallimard, 1995, § 559, p. 434). 22.

. Passibilis : « sensible, susceptible de souffrir ». La passibilité signifie la « capacité d’éprouver la douleur et le plaisir ». Prado va dans ce sens, lorsqu’il montre avec Freud et Wittgenstein comment le cri de l’enfant, primitif et inarticulé, expression de l’affect, de la sensation de plaisir ou de peine, le cri « passionnel », instinctif, est à « l’origine » du langage. On pourrait dire que la passion, à l’origine, est un cri. 23.

. Car on pourrait tout à fait montrer qu’il existe aussi une passion maladive, pathologique ou pathétique, un « excès », une exaltation ou une démesure, qui, plutôt qu’écouter et honorer l’enfance en nous, précipite l’amnésie de celle-ci. Cette démesure est en quelque sorte emportée par elle-même, elle en « fait trop », et aurait plutôt à voir avec le narcissisme qu’avec l’autre inconscient. 24.

. P. PRADO, « Le reste d’enfance », suivi de : « Agonie », une réponse de J.-F. LYOTARD, Études Littéraires, Université Laval, Canada 1994 : http://www.atelier-philosophie.org/pdf/ Reste_d_enfance_et_Agonie.pdf, p. 5. 25.

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. P. PRADO, www.atelier-philosophie.org. 26.

. Cf. http://www.ventscontraires.net/article.cfm/ 11192_enki_bilal_:_on_est_entre_dans_un_nouveau_monde.html. 27.

. Sonmi, sorte de Neo féminine, figure malgré elle du soulèvement des clones, formule ainsi le discours de la révolte, qui est celui d’une philosophie de l’âme dans le futur calculatoire et opératoire gouverné par l’organisation totalitaire et oppressive, orwellienne, « L’Unanimité » : « Nos vies de nous appartiennent pas. Du berceau à la tombe, nous sommes liés les uns autres, dans le passé et dans le présent. Et pour chaque crime, et pour chaque acte de bonté, nous renaissons à notre futur ». Si nos vies ne nous appartiennent pas, c’est que nous sommes traversés par des forces qui nous dépassent, qui ne sont pas proprement « humaines ». Nous sommes dépropriés de nous-mêmes, par notre enfance même, c’est-à-dire l’inconnu, inhumain, qui nous habite. 28.

. Je songe en particulier ici à Roland Barthes, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, Plínio Prado. 29.

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. N. BERBEROVA, C’est moi qui souligne, op. cit., p. 97. 30.

. N. BERBEROVA, Le Roseau révolté, op. cit., p. 92. 31.

. A. GORZ, Lettre à D. Histoire d’un amour, op. cit., p. 14. 32.

. Ibid., p. 18. 33.

. Ibid., p. 32. 34.

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. NIETZSCHE, La Volonté de puissance, op. cit., § 346, p. 346. 35.

. NIETZSCHE, Ibid., § 25 p. 225. Pour Nietzsche, la vie est « volonté de puissance », c’est-à-dire un ensemble de forces instinctives primitives, qui cherchent non pas à se conserver, mais à croître. Ces forces sont des forces créatrices, en perpétuel devenir, ce sont des puissances qui trans- forment, cosmiques (qui appartiennent à l’univers lui-même). Cependant, ce mouvement trans, qui consiste à aller au-delà (vers le « surhomme »), nous l’entendons plutôt en un sens anamnésique : un mouvement qui est aussi en-deçà, à rebours, ana. Ce geste qui consiste à forer, à l’intérieur de soi-même, on le trouve élaboré autant par la pensée freudienne que par l’écriture proustienne (selon des perspectives certes dissemblables, l’une étant psychanalytique, l’autre littéraire). Mais on pourrait montrer que Nietzsche reste très proche de cette idée (cf. notamment Morgenröthe : « Dans ce livre on trouve au travail un être « souterrain », de ceux qui forent, qui sapent, qui minent »…, Gallimard, 1989, § 1, p.13). L’idée de « transformation » est éminemment nietzschéenne ; il voit d’ailleurs, comme on sait, la « surabondance des forces plastiques » comme la « grande santé ». 36.

. NIETZSCHE, ibid., § 170 p. 280. 37.

. NIETZSCHE, ibid., § 258, p. 311. 38.

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. N. BERBEROVA, C’est moi qui souligne, op. cit., p. 97. 39.

. P. PRADO, Le Principe d’Université, http://www.editions-lignes.com/LE-PRINCIPE-D-UNIVERSITE, 190.html, p. 9. Je laisse à un autre lieu l’élaboration de ce lien paradoxal entre l’auto-nomia et l’hétéro-nomia ou altérité radicale que représente l’infantia. L’autonomia est au cœur d’un principe de résistance, éthique et esthétique, élaboré dans le Principe d’Université, et que nous tâchons d’examiner dans « De l’urgence de résister aujourd’hui. Glose sur les fondements du Principe d’Université », in Le Portique, n° 31. 40.

. NIETZSCHE, La Volonté de puissance, op. cit., § 508, p. 408. 41.

. Concernant le dernier film Cloud Atlas, on peut lire, malgré un accueil dans la presse très divisé, des éloges dans Libération, les Cahiers du cinéma, ou les Inrockuptibles. On sait que le script du film avait été refusé par tous les « studios » de production, et que ce film « indépendant », produit par Anarchos, soutenu financièrement au dernier moment, pour la distribution du film, par « la Warner », est un échec commercial, particulièrement aux États-Unis. 42.

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. Cf. http://www.lesinrocks.com/cinema/films-a-l-affiche/cloud-atlas/. 43.

. Le film est projeté dans les salles de cinéma en 2008. 44.

. Dont les masques sont désormais un marché dont se sert par exemple le mouvement Anonymous. 45.

. Ce que nous avons commencé à réaliser dans Il y a malêtre. Et, dans la perspective de cette critique s’inscrit la figure des « gagneurs » et des « vainqueurs », de la « réussite » telle que l’impose le système. On peut alors entendre le « jeu d’échec » par lequel commencent ces lignes tout autrement : l’existence n’est-elle pas ce jeu dans lequel on ne cesse d’apprendre à échouer ? 46.

. J. HABERMAS, L’Avenir de la nature humaine : vers un eugénisme libéral ?, tr. fr. C. Bouchindhomme,

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Gallimard/Nrf Essais, 2002. Habermas y met cependant en garde contre le risque de dérive des mutations technologiques de l’humain : un « eugénisme libéral ». On ne peut à ce propos qu’aller dans son sens. 47.

. Jean-François LYOTARD, L’Inhumain. Causeries sur le temps, Galilée, 1988. 48.

. P. PRADO, « Inscrire, à l’épreuve du technologique. Le corps entre l’art et l’artefact », op. cit., p. 40 . 49.

. Cf. A. BADIOU, Éloge de l’amour, Flammarion, 2011. 50.

. N. BERBEROVA, Le Roseau révolté, op. cit., p. 121. 51.

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. H. ARENDT, The Human Condition. La condition de l’homme moderne (tr. fr.), Calmann-Lévy, 1983, p. 313. 52.

. A. GORZ, Lettre à D., p. 15. 53.

. http://www.youtube.com/watch?v=-W5OfUzwyyw. 54.

. Paul Ricœur : « Cet Éros par quoi nous sommes dans l’être » (in Finitude et culpabilité). La question de la rencontre, qui fait comme on l’a vu fond sur celle de l’événement, on pourrait montrer qu’elle relève de la question de l’être autant que du temps. Car Éros, le désir, l’affect amoureux, qu’est-il d’autre que du temps ? Et le temps véritable, tout autre que le temps physique ou comptable de l’horloge, le temps de l’âme, est de l’affect. L’enfance est encore l’autre nom du « temps perdu » proustien. Pour l’écrivain encore, « L’amour, c’est l’espace et le temps rendu sensibles au cœur » (La Prisonnière). 55.

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. Pierre HADOT, Éloge de Socrate, Éditions Allia, 2007, p. 51. Nietzsche parle quant à lui de « forme affective primitive » (La Volonté de puissance, op. cit., § 42, p. 231). 56.

. NIETZSCHE, ibid., § 432, p. 208. 57.

. Ibid., § 281, p. 321. 58.

. Ibid., § 438, p. 382. 59.

. « Entrez, avec vos passions ! Montez, avec vos amours ! Désormais, moi, je ne peux plus maîtriser mon cœur. Je connais, chez les autres, la maison du cœur, Il est dans la poitrine – c’est évident pour tous ! Mais, chez moi, L’anatomie a perdu l’esprit. Je ne suis qu’un cœur – qui bat dans tous les sens. »

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(extraits de « J’aime », in Vladimir MAÏAKOVSKI, L’Amour, la poésie, la révolution, tr. Henry Deluy, illustrations Alexandre Rodtchenko, Le temps des cerises, 2011). Sur la passion de Maiakovski, on pourra lire notamment l’introduction de C. FRIOUX, in Lettres à Lili Brik, Gallimard, 1969. 60.

. N. BERBEROVA, C’est moi qui souligne, op. cit., p. 232. 61.

. C. Lispector, Água viva (1973), tr. fr. Regina Helena de Oliveira Machado, Des femmes, p. 237. 62.

. Pierre HADOT, N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels, Albin Michel, 2008. Hadot y rappelle cette autre phrase, qui exprime le démonique goethéen : « Ce qui fait trembler est la part la plus importante de l’homme. » 63.

. A. GORZ, Lettre à D. Histoire d’un amour, Gallimard, 2006, p. 13. 64.

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. C. LISPECTOR, Água viva , op. cit., p. 251. 65.

. Dans l’usage de l’e-correspondance, ce rire ou sourire pourrait être une sorte de :) inscrit à même l’écriture, dans le ton, hors de la représentation, de la figuration et de la communication. L’incommunicable à l’heure des technologies de la communication, là est toute la question.

RÉSUMÉS

Humanity is now affected by unprecedented changes, whose acceleration proves to be prodigious and destabilizing at the same time. But these changes don’t come without an increase in misery (material, social, existential), a ruin of ideals (hopes for a better, more tolerant, more sensitive, more free humanity), suffering and death. There is a number of currents of thought in the world which belong to trans- or post-humanism. “Transhumanism” means that present-day humanity is merely transitional, and, by means of new technologies, will tomorrow be “outdated”, to a “post-humanity”, a techno-sapiens. It is through the perspective of a certain transhumanism that we will read Wachowski’s cinema, particularly the Matrix trilogy and Cloud Atlas, by examining their foundations, even their infancy. At the core of this inquiry is the question of the sensitive body, claimed by some “transhumanists” to be obsolete, and with it, that of the encounter, of an existence that is attentive to what comes to surprise it, to fluster it, to give it a meaning and a rare, intense and true taste: to trans-form us.

Überhumanismus bedeutet, dass der Begriff „Humanismus“ durch den Einsatz der Technologie vergänglich geworden ist und dass er die Stelle eines Menschen „techno-sapiens“ sonst vertritt. Aber kann man sich fragen, ob diese These die Sinnenwelt und die Welt der konkreten Begegnung für überflüssig nicht hält.

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AUTEUR

DENIS VIENNET Denis Viennet est docteur en philosophie, et enseigne au Lycée et à l’Université de Lorraine (Metz). Sa formation philosophique articule la question technoscientifique et l’« issue » artistique et littéraire (l’éthique et l’esthétique à l’heure des impératifs technoscientifiques contemporains), et a débouché sur une thèse de doctorat au département de philosophie de l’Université de Paris-8, sous la direction de Plínio Prado, soutenue en 2008, puis la publication du livre tiré de cette thèse : Il y a malêtre (L’Harmattan, 2009). Il a réalisé un certain nombre de travaux autour de la littérature et surtout de l’art : sur et avec le peintre Albert Ayme, est intervenu à ce propos à l’École d’Art de Belfort, à l’Université de Franche-Comté à Besançon, au Musée Réattu d’Arles… Parallèlement à ce travail théorique, il exerce une pratique du dessin et de la peinture, formée entre autres à l’École des Beaux-arts, travail qui a fait et fera l’objet d’expositions (par exemple la couverture de Il y a malêtre…).

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Recensions

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Essai sur le rien de Yann Courtel

Jean-Paul Resweber

RÉFÉRENCE

Avant-lire par Roger Munier, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2013, 251 pages.

1 Le livre de Y. Courtel comporte trois grandes parties. La première, intitulée Déclore le Rien (p. 19-79) présente une approche phénoménologique du Rien qui désigne non seulement le néant, le ne-ens, conçu comme le non-étant, c’est-à-dire l’Être, en tant que ce dernier est différent et au-delà (Über-haupt) de l’étant, mais, plus profondément, « le néantisant dans l’Être » (p. 35). Or, ce néantisant, ce Rien originaire (nihil originarium), qu’est-il sinon l’ouverture même de l’apparaître, la béance consubstantielle à la manifestation même de l’Être ? Une telle ouverture et une telle béance se donnent à voir dans la compréhension qu’en a l’homme, à entendre à la faveur de l’attention qu’il prête à la voix silencieuse de l’Être, à ressentir dans cette disposition affective fondamentale qu’est l’angoisse. Autrement dit, le Rien est éprouvé par celui-là même qui en est le projet : l’homme comme Da-sein est le là même de cette dimension : dimension du retrait marqué par le trait même de l’apparition de l’Être. On s’en doute, une telle épreuve définit la condition de sa propre finitude : « Livré à lui-même, pauvre, puisqu’il ne dispose pas de sa dimension d’ouverture, en d’autres termes du « là » de son être-là, le Dasein est caractérisé par son impouvoir » (p. 76).

2 Si cette perspective nous semble bien étrange et étrangère, c’est parce que la métaphysique dont nous sommes familiers s’est constituée contre la pensée du Rien. Elle lui a substitué, en effet, l’idée d’un quelque chose qui lui barre le chemin d’accès à la pensée du Rien : d’un aliquid ou d’un Objet premier, antérieur à la partition de l’être et du néant, de l’ens et du non ens. C’est par cette opération que la métaphysique est devenue la complice des « créationnistes » : la théologie répugne à admettre l’idée d’une négativité de l’Être qui serait posée en dehors de tout fondement. Et pourtant, il en est ainsi : l’éclosion de l’Être est bien l’envers de la « déclosion » du Rien, comme le chante Angélus Silésius, en disant que la rose est sans pourquoi et fleurit, parce qu’elle

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fleurit. Comme le remarque Heidegger déconstruisant la thèse du principe de raison, la raison n’a pas de fondement rationnel et se tient dans l’ouverture de l’Être, recevant son impulsion du Rien.

3 Si la première partie du livre se présente comme une esthétique, entendue au sens étymologique du terme, quand bien même elle déborde cette signification, on peut dire que la deuxième partie « Se tenir dans le Rien » (p. 83-189) s’inscrit dans une visée éthique. Y. Courtel analyse la corrélation existant entre les deux dispositions qui nous ouvrent à l’expérience du Rien : celle, philosophique, de l’étonnement et celle, fondamentale, de l’angoisse. C’est cette double disposition qui met l’homme face à l’être de l’étant, mais la seconde est plus radicale, car il s’y découvre comme « un ouvert- ouvrant » (p. 105). Y. Courtel consacre de longues pages à l’analyse de l’angoisse, cette « affection insigne », qui fait chanceler l’homme, lui faisant perdre tout appui, car le Rien, au lieu d’anéantir, néantit sur le mode d’un « renvoi répulsif » (abweisende Veweisung) qui entraîne l’étant en son ensemble et chaque étant dans un « mouvement ouvrant » qui les fait chanceler, dériver, s’abîmer (p. 137-148). On comprend dès lors la portée éthique de cette profonde analyse : le déport de l’Être dans le Rien passe par l’homme qui se trouve paradoxalement convié à « se tenir dans le Rien » et à « tenir à l’étant qui s’abîme » (p. 146) : « Assigné au Rien sans en pouvoir mais, l’être-là se tient dans le Rien » (p. 161). C’est cette tenue (Haltung) qui, selon Heidegger, définit l’expérience éthique qui commence dès que l’homme se refuse à boucher le « trou » du Rien, en lui substituant les consolations fallacieuses d’un quelconque fondement emprunté à la science, aux mythes ou aux religions. Y. Courtel montre avec justesse que c’est bien dans le rapport de l’ipséité, du Soi de l’homme qui fait sienne la question ouvrant au Rien que s’accomplit la transcendance. Si ce rapport se trouve le plus souvent occulté, c’est que la subjectivité fait barrage à la transcendance, en éliminant l’ipséité qui est la condition de son accomplissement ((p. 164 sq.). Ce qui retient la pensée d’accéder à la pensée du Rien, c’est certes l’idée d’une subjectivité inconditionnelle qui se substitue au Soi qui se tient dans le Rien, mais, plus profondément, c’est l’idée même de fondement métaphysique que l’auteur déconstruit en reprenant la critique qu’en fait Heidegger dans l’essai Wom Wesen des Grundes (1949). Ce que nous appelons fondement n’a rien à voir avec un état résultant d’un rapport de causalité, mais avec un acte qui n’est autre que celui de la transcendance, où l’être-là se tient au fond qui n’est rien.

4 On comprend les implications éthiques de cette condition, dès lors que l’on réalise que ce fond qui n’est rien est la liberté et que la liberté se réalise à se risquer dans les possibles ouverts par le Rien. L’expérience éthique se mesure à la capacité de l’être-là de se fonder dans le Rien, qui le tient et dans lequel il se tient. Elle n’est certes explicitée comme telle qu’à la faveur de certains moments d’étonnement, d’ennui ou d’angoisse. Mais l’essentiel est qu’elle reste toujours possible et accessible. C’est pour mieux faire ressortir l’originalité d’une telle expérience que l’auteur, à la suite de H. Maldiney (Penser l’homme et la folie, 1991), souligne que la psychose ne peut s’éclairer que par rapport à cette capacité de se maintenir dans le Rien. L’existence mélancolique témoigne d’un effondrement de l’être-là qui s’identifie à la perte que, faute de pouvoir réaliser, elle ne peut que généraliser et qui fait symptôme dans le proféré d’une plainte incessante, à laquelle elle s’identifie. L’existence maniaque, quant à elle, se caractérise, à l’inverse, par un détachement de tout fond qui fait symptôme dans une incessante fuite en avant. Enfin, l’existence schizophrénique s’entretient d’une dérobade du fond qui fait symptôme dans le délire, tentative désespérée pour se fonder imaginairement.

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La psychose décline les formes de l’incapacité de l’être-là à se fonder dans le Rien : le mélancolique en ressasse l’impossible perte, le maniaque en mime l’impossible atteinte, le schizophrène en esquive l’impossible appui.

5 La troisième partie du livre intitulée L’Ultime (p. 192-251) présente ce que l’on pourrait la dialectique du Rien, dans la mesure où l’être-là ne cesse de refaire le parcours de sa genèse : celle du Rien, par lequel, en amont, il se constitue et dans lequel, en aval, il s’institue. : « Transi par le Rien, l’être « là » se tient au Rien qui le traverse et en fait littéralement l’ex-per-ience » (p. 205). Jeté dans l’Être par le Rien, il ne cesse de se projeter vers lui. Ainsi se dessine, selon Y. Courtel, la tâche de la pensée : penser l’identité de l’Être et du Rien, sans gommer leur différence, puisque c’est le Rien lui- même qui produit la différence entre L’Être et le Rien. Le Rien est à la fois le terme du rapport et le tiers qui l’excède.

6 Le livre de Y. Courtel est original et stimulant de par la question radicale qu’il pose. Il nous propose une réflexion inédite sur le Rien que l’on identifie le plus souvent au néant, comme le fait Stanislas Breton dans un livre pourtant remarquable : La Pensée du Rien (1992). Il défend une interprétation du Rien qui se démarque de celle des nihilistes, car le Rien est le néantir inhérent à la manifestation de l’Être et non son anéantissement, et de celle des créationnistes qui font du rien l’absence de quelque chose ou de toutes choses. Il est en quelque sorte le fond réel et imaginaire de toutes choses et, en aucun cas, ce fond n’est assimilable à un quelconque fondement qui en serait sa négation. Lieutenant du néant, l’être-là en fait l’épreuve en y risquant sa liberté. L’auteur résume sa thèse de la façon suivante à la fin de son ouvrage : « Le déclore qui est au cœur de la déclosion et qui la limite est son essence. Cette essence est le « le néantir du rien » et le « néantir », la manière dont le Rien lui-même advient. Advenir, c’est, pour le Rien, laisser l’Être » (p. 221). Cette ouverture originaire dont l’Être est, sous forme d’horizon, la circonscription symbolique est au principe de toute spatialité et de toute temporalité, car la spatialité est la dimension même du monde qui se temporalise.

7 Mais l’originalité de cet essai tient aussi à la méthode de Y. Courtel. Il fonde sa thèse sur une exégèse rigoureuse et sur une lecture croisée des textes majeurs de Heidegger : de Sein und Zeit (1927), jusqu’aux Grundprobleme der Phänomenologie (trad. J.-F. Courtine en 1985) et aux textes des Séminaires du Thor (trad. 1976), en insistant surtout sur La Lettre sur l’Humanisme (1947), sur l’essai de 1949 : Ce qui fait l’être essentiel d’un fondement ou « raison » et sur l’essai « Was ist die Metaphysik ? » (trad. par R. Munier en 1983). Y. Courtel n’ignore pas les implications éthiques, psychanalytiques et mystiques de la thèse qu’il développe et qu’il évoque au détour d’une page, mais il a avec raison choisi de s’en tenir à l’explicitation phénoménologique rigoureuse du Rien qui est là, toujours déjà là, en amont, à un niveau antérieur à l’être ou au non-être, et qui ne cesse de resurgir en aval comme étant l’horizon indépassable de notre pensée, de notre angoisse et de notre langage.

8 Le livre de Y. Courtel donne à penser et à désirer. Au fil des pages, je n’ai pu m’empêcher de penser à l’analyse heideggérienne de la Chose (das Ding) matérialisée par le pot de l’artisan qui ourle le vide qu’il ne peut enclore et à la reprise qu’en fait Lacan, lorsqu’il nomme sublimation le passage de l’objet du désir au Rien que délimite la Chose : de ce Rien, de cette Chose, les petits riens de l’existence en sont autant de traces, de marques, d’esquisses, de pulsations, de ponctuations. Le Rien est certes le lieu

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de l’Ultime, mais, du même coup, celui du sublime : celui de l’expérience éthique, celui de la création esthétique et celui de l’expérience mystique.

9 Je retiendrai pour ma part les corrélations que la recherche de Y. Courtel suggère avec la psychanalyse et la mystique. Le texte de Freud intitulé Die Verneinung montre que la négation tient sa force et son sens son sens d’une dénégation originaire qui est à la fois expulsion (Ausstössung) et affirmation (Bejahung) et qui logiquement accompagne le refoulement. Cette opération préside à la partition du dehors et du dedans, mais le dehors n’est pas que le réel expulsé dans les ténèbres de l’oubli, car de ce réel, de ce Rien, l’homme garde en lui la marque affirmative qui se présente sous la forme d’un tracé qui ne cesse d’en reconfigurer les bords. C’est cette marque et ce tracé que Lacan appelle le semblant. Or, c’est ce semblant, « agrafe du réel », note Lacan ou encore, pourrait-on dire, graphe du réel, qui ourle l’ouverture du Rien. On perçoit dès lors pourquoi et comment la notion heideggérienne de « renvoi répulsif » est en mesure de faire écho, mais sur un tout autre plan, au double mouvement de la dénégation freudienne.

10 Mais, comme l’insinue à plusieurs reprises l’auteur, c’est bien dans l’expérience mystique que le Rien peut être éprouvé. Car le Rien, le « nada » de la nuit mystique y est pressenti et ressenti dans sa radicalité, à savoir dans le processus même de son inversion. Le mystique fait l’expérience du Rien, dès lors qu’il réalise que ce n’est pas lui qui va au devant du Rien, mais que c’est le Rien qui vient à son encontre. C’est parce qu’il vit l’épreuve de ce retournement – l’impulsion du Rien se fait « pulsion invocante » – qu’il peut en jouir, mais d’une jouissance supplémentaire qui transcende toute jouissance phallique ou complémentaire. Le mystique voit, entend, sent, pense et croit que le Rien dont il fait l’insolite épreuve en « s’y tenant » est la place vacante de Dieu. Ce n’est pas pour rien que Heidegger cite la formule de Maître Eckhart confessant que Dieu est la chose la plus sublime (das hoechste Dinc).

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Prêcher dans la vallée de Roland Sublon

Jean-Paul Resweber

RÉFÉRENCE

préface de Jean Werckmeister, Villeurbanne, édit. Golias, 2012, 115 pages.

1 Le livre de R. Sublon « Prêcher dans la vallée » rassemble 52 homélies et 4 sermons. L’homélie est un commentaire d’un passage de l’Écriture qui, prononcé dans le cadre d’une célébration liturgique, vise à exhorter les auditeurs : elle est la forme religieuse de la parrhêsia antique, ce dire vrai qui a pour but de retourner les cœurs et de provoquer à l’action, alors que le sermon qui peut, quant à lui, être exposé en dehors de l’office dominical a pour tâche d’instruire et d’édifier.

2 Au travers de ces textes courts dont l’écriture est claire, ajustée et bien frappée, le lecteur découvrira l’art avec lequel l’auteur interprète les textes évangéliques. L’interprète, on le sait, ne cherche pas tant à restituer le sens originaire de l’écriture, qu’à le resituer en le recréant. Ce qui ne signifie pas que l’interprétation se passe de la lettre, bien au contraire. R. Sublon fait appel à sa culture philosophique, théologique, exégétique, médicale et psychanalytique, pour faire entendre, par delà le liement et le déliement de la littéralité, le sens même de la lettre. C’est précisément dans cette opération que l’art apparaît, car l’interprétation s’impose, dès lors que l’écriture a congédié l’étayage culturel qu’elle a provisoirement convoqué.

3 Cet art tient aussi à la logique qui ouvre l’espace de l’interprétation. Cette logique articule lecture et écoute. Lire un texte, cela suppose d’en avoir soi-même entendu le sens pour le faire entendre à d’autres. Mais nous n’avons pas à faire pour autant à une communication segmentée : le lecteur entend le sens dans la mesure où il est disposé à le partager avec l’auditeur qui, à son tour, devient lecteur. C’est cette périchorèse de la lecture, de l’écoute et du partage qui ouvre l’espace de l’entretien propre à l’homélie.

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On le voit, toute communication vraie est indirecte : la lecture naît de la convergence de ces deux écoutes.

4 Le troisième aspect de cet art tient à ce que la disposition à l’écoute est inséparable de la disposition à l’action : l’interprétation exprime une subversion, elle déclenche un renversement de l’opinion, de la bonne et de la mauvaise foi, de la bonne conscience, un charivari au sein de l’orthodoxie des idées reçues et de la hiérarchie des valeurs, comme l’auteur nous l’enseigne, notamment en parlant du péché par omission. La subversion opère le changement d’orientation (epistrophê), qui conditionne le retournement du cœur (metanoia).

5 Le chemin de l’interprétation que poursuit R. Sublon dans ces pages croise exégèse, herméneutique et acte d’énonciation. L’exégèse implique un premier régime de lecture qui cherche à restituer l’écho d’un sens originaire pourtant perdu. L’herméneutique se situe sur un autre régime de lecture dont l’horizon est l’écoute de la Parole : celle du Verbe incarné et du Verbe trinitaire. La christologie nous enseigne qu’il n’y a pas de dieu sans l’homme et la trinité qu’il n’y a pas l’Un sans l’Autre. Détacher Dieu de l’homme et détacher l’Un de l’Autre, c’est se livrer à toutes les aberrations d’un avoir sans partage, d’un savoir sans vérité, d’un pouvoir religieux dénué d’humanité. Ce qui signifie que le Dieu incarné est humain et que l’homme est inhumain, dès lors que, au nom même de Dieu, il revendique le Tout Un : « Depuis deux mille ans, ceux qu’on nomme chrétiens sont chargés de transmettre un message inouï : il n’est pas nécessaire de mépriser le monde ou la chair pour rencontrer son Dieu… Il n’est pas nécessaire de traverser des murs ni de courir des monts pour connaître sa face. Car sa gloire rayonne sur celle des humains qui vivent sans éclat, sans bruit et sans gloriole » (p. 58). Enfin, l’interprétation qui sous-tend ces pages est un acte, qui, à l’instar de la « parole » analytique, surgit de l’interruption même qu’elle impose au discours de l’exégète et à celui de l’herméneute : Roland Sublon nous dispose à écouter le silence du Verbe auquel nous renvoient ces mots fondamentaux qui pointent les gestes fondamentaux de notre existence : passer, se lever, appeler, nommer, annoncer, se souvenir, partager, aimer, donner, annoncer, avouer, pardonner, perdre, sauver, être avec, ne pas être sans…

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