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Le pouvoir des mentors

Thierry Saussez

Le pouvoir des mentors

Petit manuel à destination de tous ceux qui s'intéressent aux coulisses de la vie politique et des campagnes électorales

EDITIONS1 © Edition°1, 1999, Paris Introduction

« ui donc s'intéresse à la communication politique ? » Q se demandent certains. Cette question sous-entendrait que cela concerne exclusivement le microcosme, les hommes politiques, les élus, les journalistes, les étudiants spécialisés, certes concernés au premier chef. Mais c'est oublier que la communication est au cœur de l'échange entre citoyens et dirigeants, qu'elle rythme notre vie collective. Elle nous concerne tous comme électeurs, consommateurs de messages, d'images, de médias. Faire comprendre le véritable rôle et les enjeux de la communication politique, c'est le pari que je fais en écrivant ce livre. La vie a été plutôt bonne fille avec moi. J'ai servi qui j'ai voulu autant que j'ai été choisi par des chefs d'État, des Premiers ministres, des leaders politiques. J'ai travaillé pour bien des stars de la République, de Valéry Giscard d'Estaing à Raymond Barre, d'Édouard Balladur à . J'ai organisé des centaines de campagnes électorales, de la capitale au plus reculé de nos cantons, de l'Europe à l'Afrique. J'entends témoigner en racontant vingt-cinq années passées dans les coulisses du pouvoir, en grappillant, dans cette tranche de vie, des anecdotes, des expériences, quelques analyses et enseignements qui éclairent aussi bien les personnalités publiques que ce métier encore jeune de communicant. Longtemps, on a imaginé les hommes politiques venant la nuit, en rasant les murs, les poches pleines de billets, rencontrer leur gourou pour se faire souffler aux oreilles quelques formules magiques. À choisir, le terme de mentor convient mieux. Bien qu'issu de L'Odyssée, il traduit simplement le rôle et l'influence du conseiller. Le conseil en communication est une vraie profession. Appliquée à la politique, elle nécessite de véritables spécialistes. Notre vie publique connaît un curieux paradoxe. Jamais elle n'a été plus médiatisée. Pourtant, jamais l'opi- nion n'a eu davantage le sentiment d'être si peu entendue. Je refuse la confusion des mots, le mélange des genres, entre l'information et la communication, qui explique largement la coupure actuelle entre le politique et les citoyens. La communication nécessite d'établir une relation, de créer un échange : l'émetteur comme le récepteur doivent être actifs. L'information consiste à mettre au courant. Elle fonctionne à sens unique, le récepteur étant passif. On instaure la communication, on diffuse une information. La société médiatique entraîne la surinformation, mais accentue le manque de communication. La campagne électorale qui était, à l'origine, un moment privilégié de contact entre les candidats et les électeurs se résume, de plus en plus, à sa seule couverture par les médias. Les hommes politiques se sont à peu près interdit tous les autres moyens. Je souhaite rendre justice à la communication politique qui est trop souvent jugée sur ses résultats visibles plus que sur sa qualité réelle. Prenons, par exemple, un candidat crédité de 41 % des voix et qui, aidé par un conseil en communication, parvient à 49 % le jour de l'élection. La progression est remarquable mais le résultat est nul. À l'inverse, partant de 59 % pour aboutir à 51 %, l'efficacité de la communication sera nulle mais le résultat considéré comme remarquable puisque le candidat a été élu. C'est pourquoi, j'ai répondu un jour à un étudiant de Sciences-Po qui me demandait quel était mon secret : « Trouver les gens qui vont réussir, m'insérer dans leur dispositif et, ensuite, faire croire que j 'y suis pour quelque chose ! ». La communication, bien utilisée, est un frein quand l'opinion reflue et un accélérateur lorsque la vague est porteuse. Son influence est marginale, mais souvent décisive, pour faire la différence. Les bénéfices se font à la marge, les succès politiques ou électoraux également. Je suis stupéfait de voir à quel point l'opinion juge sur des détails qui lui sont perceptibles, davantage que sur des raisonnements brillants qui lui paraissent impénétrables. Je rêve d'ouvrir les yeux des élus comme des citoyens sur les enjeux qui nous attendent à l'heure d'Internet et du « village » planétaire. Dès qu'une démocratie naît dans le monde, elle libère la communication politique. Notre vieille la contrôle, la limite, la réglemente, l'assimile aux « pires fléaux » pour lesquels la publicité est aussi interdite : le tabac et l'alcool. Le législateur recommande fièrement le sevrage du citoyen. Il faut en finir avec cette attitude obsolète. Je n'ai nulle honte à considérer, malgré ses insuffisances, la démocratie américaine comme nettement plus libre, plus adulte et, finalement, plus responsable que la nôtre. « La surface ne masque pas forcément la profondeur », disait Oscar Wilde. Il existe, sans doute, une vérité des coulisses, de ce qui généralement reste dans l'ombre, des trucs, des recettes et des techniques de la communication politique. Il y a certainement une authenticité plus grande dans la façon dont un leader conçoit sa communication ou prépare une campagne électorale que dans l'image léchée et aseptisée de la politique véhiculée par les médias. Premières rencontres

Lyon, 1978

' entre dans la permanence, très bon chic bon genre, J de Raymond Barre avec Michel Bongrand, mon père professionnel, l'inventeur, en France, de la communication appliquée à la politique. Ce dernier adorait qu'on le surnomme « le pape du marketing politique », pour démentir aussitôt non le titre, bien sûr, mais l'application supposée du marketing à la politique. Nous venons présenter au Premier ministre deux documents censés être confidentiels. Le premier est le résultat de ce que nous appelions à l'époque un diagnostic sociopolitique, jargon un peu fumeux définissant une étude de l'électorat de sa future circonscription. Le tout nouveau candidat nous écoute avec politesse présenter le rapport de force électoral, les résultats et les recommandations opérationnelles de ce diagnostic. Il se sent concerné, certes, par son entrée récente dans la joute politique et convient qu'il est nécessaire de se créer un fief électoral mais il préfère, comme à l'accoutumée, déléguer les tâches d'organisation et de promotion. De plus, la situation est positive, la sociologie de la circonscription favorable, l 'électorat lyonnais, toujours soucieux de son rang vis-à-vis de la capitale, flatté de la candidature d'un Premier ministre. Ces diagnostics étaient réalisés par une petite équipe de consultants politiques et de psychosociologues, à l'aide notamment d'une trentaine d'entretiens, pouvant durer une heure ou plus, avec des électeurs issus de toutes les couches de la population. C'est une approche qualitative en cela qu'elle n'est pas statistiquement représentative de la population, par opposition au sondage qui se fait, lui, auprès d'un échantillon représentatif de quatre cents, six cents ou mille électeurs selon la méthode des quotas (pourcentage déterminé d'ouvriers, de femmes, de personnes âgées, etc.). Un débat ancestral oppose les deux approches qui sont en réalité complémentaires. Le sondage donne des chiffres fiables mais pas d'explications. L'étude qualitative fournit des éléments de vécu en profondeur, des attentes très détaillées, des informations formulées avec les mots des interviewés mais il est impossible de savoir si ces données pèsent 10 ou 30 % de l'électorat. Depuis vingt-cinq ans, j'ai souvent plus appris d'une étude qualitative que d'un sondage. Édouard Balladur, lorsqu'il était Premier ministre, a raffolé, durant un moment, des études très copieuses et parfaitement incompréhensibles d'un célèbre et coûteux institut. Il demandait constamment des explications supplémentaires, à la grande joie des gourous dudit institut facturant allégrement ces suppléments, ce qui mit d'ailleurs un terme à cet engouement balladurien. Ces rapports sont comme les livres d'Umberto Ecco. Si vous passez les cent premières pages, il y a toujours quelque chose à comprendre et à retenir. Dans celui que j'avais en main - Matignon m' ayant demandé d'en faire une synthèse opérationnelle — figurait l'explication lumineuse que les Français n'attendaient rien sur le front du chômage, qu'ils savaient que son traitement nécessiterait des années d'efforts et n'en faisaient donc pas un critère discriminatoire de leurs choix politiques. En retour, ils demandaient qu'on préserve ce qu'ils appelaient avec poésie « leurs petits bonheurs » et qu'on arrête de les matraquer avec les taxes sur l'essence, l'alcool, le tabac... Jamais un sondage classique, où les interviewés hiérarchisent et ordonnent leurs réponses en fonction d'attitudes convenues, ne donnerait la priorité aux « petits bonheurs » sur la lutte contre le chômage. Raymond Barre ouvre grand les yeux — cela n'est pas l'habitude la plus fréquente chez cet homme qui a l'assoupissement aisé —, ses narines frémissent, ses papilles frétillent avec cette délectation qui est la marque du connaisseur. Il écoute, avec une gourmandise sincère, l'exposé de notre second document qui porte sur la liste et la présentation des bouchons, bistrots et restaurants de la circonscription dans lesquels il est hautement recommandé que le candidat passe au moins une fois et traite ses invités. L'affaire est plus sérieuse qu'il n'y paraît. Le gage d'adoption réussie d'un postulant nécessite qu'il ne dissimule pas son plaisir à prendre part à ces agapes lyonnaises, gras-double, chou farci, tablier de sapeur... C'est également une façon très naturelle, pour un bon vivant et gastronome incontesté de séduire ces prescripteurs d'opinion que sont les restaurateurs. « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. » La politique à la sauce Brillat-Savarin vaut bien les autres. Port Lesney (Jura), 1982

J'arrive en fin d'après-midi dans sa demeure et le Président m'accueille avec chaleur. Je ne l'ai pourtant vu qu'une seule fois à Paris, dans son bureau de la rue de Grenelle. Je viens d'arrêter, avec ses plus proches collaborateurs du conseil régional de Franche-Comté, un plan de communication. Celui-ci concerne tout spécialement l'emploi « vocationnel », une invention typiquement « fauriste » : il s'agit de rémunérer des jeunes en tant que stagiaires de la formation professionnelle, mobiliser des entreprises pour les accueillir sans qu'elles aient la responsabilité de l'embauche, faire tourner si besoin est ces jeunes dans plusieurs entreprises afin qu'ils trouvent leur vocation, financer au niveau régional l'encadrement du dispositif. On l'aura compris, le Président c'est tout simplement « le » Président . Longtemps après être devenu l'un de ses proches, je l'appelais toujours ainsi, mais « Président » tout court, sans « le » devant. Mon fils, qui avait onze ans, en décrochant un jour le téléphone et apprenant son décès, me dira tout simplement : « Papa, le Président est mort ». Ma peine fut sincère. C'était un homme facilement féroce avec les grands ou les lointains, entendez ceux qui n'étaient pas de son entourage, mais tendre pour ceux qu'il adoptait. Il n'avait pas de mot assez durs pour Mitterrand et quelques autres personnes prestigieuses. Mais il croyait nécessaire d'ajouter que nous n'étions pas visés : « Vous, vous êtes mes copains ». Cette première vraie séance de travail avec ses collaborateurs, à Port Lesney, n'aura pas lieu. Je ne suis pas sûr, d'ailleurs, en avoir jamais eue. Nous avions des rendez- vous en tête-à-tête, parlions stratégie, étudiions des opérations, regardions parfois des maquettes, n'abordions jamais les questions d'argent comme, d'ailleurs, avec la plupart des leaders politiques. En amont, la proposition initiale et, en aval, l'application étaient discutées avec ses collaborateurs. Ses premiers mots ont été pour me demander si je jouais au tarot, puis, après une réponse positive, me retenir à dîner et enfin s'enquérir auprès de son équipe et de moi-même si nous nous étions mis d'accord sur « ces questions de communication ». Le consensus lui convenait, il n'y avait pas à entrer dans des détails qui ne l'intéressaient guère. Ce soir-là, nous avons « tapé le carton » jusqu'à deux heures du matin avec Marie-Jeanne, son épouse. J'étais admis au test du tarot et nous connaîtrons ainsi, souvent accompagné de ma femme Laurence, des soirées ou plutôt des nuits, parfois jusqu'à cinq heures du matin, où le Président allait et venait de la table de jeux à son bureau pour chercher une citation ou faire une traduction nécessaire à un ouvrage en cours. Chez les Faure, en effet, on jouait au tarot à six, celui qui donnait faisant le mort. Drôle de mort, en vérité, que ce petit homme qui, à 3 h du matin, faisait se relever nos têtes, tombantes de fatigue, pour nous faire partager son éblouissement devant un texte de grec ancien. Edgar Faure pratiquait un autre test, qu'il réservait, m'a-t-il raconté un jour, à ses collaborateurs du conseil régional de Franche-Comté, celui du Fernet Branca. On connaît cette liqueur à base de plantes, au goût très spécial, que l'on consomme généralement pour faciliter la digestion, après un repas trop copieux et surtout trop arrosé. L'écriture ne peut exprimer la saveur du léger zézaiement « fauriste » mais le scénario était le suivant : « Vous prendrez bien un verre de Fernet Branca, c'est ma boisson préférée ». L'entretien commençait et au bout de quelque temps : « Je suis content que vous aimiez cela, reprenons-en un verre. » Et, à la fin de la discussion, pour ceux qui avaient pu finir leur verre : « Prenons-en une petite goutte avant de nous séparer ». Moralité du test du Fernet Branca exprimée par le Président : « celui qui ne prenait qu'un verre, je ne l'engageais pas, il ne serait pas assez docile. Celui qui en prenait trois non plus, car il le serait trop. Je retenais les candidats à deux verres. » C'est une morale de vrai modéré comme il aimait l'être. Edgar Faure était, à lui tout seul, un festival avec ses inédits, ses impromptus, ses surprises. À la sortie de mon premier livre, il me dit que c'était bien mais un peu court pour entrer à l'Académie française. À un journaliste qui l'interrogeait sur mon rôle, il répondit : « Je ne sais pas très bien si c'est Thierry Saussez qui me conseille ou l'inverse, mais nous nous entendons très bien ! ». À ma demande, il sera toujours disponible : à , par exemple, ville fermée aux Parisiens, que j'avais du mal à pénétrer professionnellement, pour un dîner avec toutes les sommités locales et régionales, au cours duquel il vantera mes mérites avec espièglerie. À Paris, pour la clôture d'un congrès des imprimeurs où, ne sachant pas cinq minutes avant, ce qu'il venait y faire (il était là pour moi, ce qu'il dira d'ailleurs à la tribune), il commencera son intervention en lançant : « Au début étaient les hiéroglyphes » avant d'enchaîner sur une mémorable histoire de l'écriture, en y associant pour l'éternité ceux qui l'impriment et ceux qui la diffusent. Il ira jusqu'à déclarer, en 1987, pour les besoins d'un document audiovisuel projeté lors d'un anniversaire de ma société : « Thierry Saussez est mon fils spirituel », pas crédible, malheureusement, sur le fond mais tellement affectueux. J'avais même accepté, pour lui, de brouiller un moment mon engagement professionnel réservé à la droite, en préparant, pour les élections européennes de 1984, le lancement de la liste des deux Faure, Maurice, radical de gauche, et lui-même. Les quelques dîners de mise au point de cette initiative sans lendemain ont permis à ceux qui ont eu la chance d'y être conviés, d'assister à l'expression du plus bel art de la politique et d'un dialogue à deux voix — il est vrai, très IV République — éblouissant entre l'accent rocailleux de Maurice et les envolées lyriques d'Edgar. Récemment, à l'occasion du dixième anniversaire de sa mort, le Parti Radical a eu l'idée d'organiser un dîner d'éloquence, avec ceux qui avaient été ses proches ou ses collaborateurs. Curieuse soirée, chaleureuse, drôle, nostalgique d'une certaine époque où Edgar Faure, l'un de ses plus brillants penseurs, faisait mine de ne pas se prendre trop au sérieux.

Hôtel de Ville de Paris, 1982

J'entre, avec le trac de tout artiste montant sur scène, dans le grand bureau de Denis Baudoin, directeur de la communication du Maire de Paris, pour lui présenter l'agence de communication que je viens de créer. On dit toujours que « les cordonniers sont les plus mal chaussés ». J'ai fait mentir le dicton en communiquant massivement. Nous sommes débordés — plus de cinquante campagnes municipales, de très loin le score le plus élevé de la profession — et je recrute de-ci, de-là quelques stagiaires qui deviendront mes plus ou moins fidèles collaborateurs, mais tous des consultants de premier plan, à l'image de Florence Scalia, à mes côtés depuis quinze ans. Je viens ici, en ce temple de la Chiraquie, non pas adorer le Maire mais tenter de prendre part à sa communication électorale. Denis Baudoin me prie de m'asseoir. L'ancien collaborateur de Pompidou me fait l'effet d'un ours mal léché, ne finissant pas ses phrases, pour exprimer la lassitude du vieux routier, mais, surtout, pour vous témoigner de l'intérêt puisque vous êtes censé comprendre la suite. Ses yeux, quand je les vois (les paupières sont souvent mi-closes mais il ne dort que d'un œil), sont le démenti le plus flagrant de cette masse sur son fauteuil. Ses yeux rient, il va me mettre à l'épreuve. Se penchant avec difficulté, il ramasse un énorme paquet de notes. « Voilà le bilan de la Mairie de Paris, vu par les services administratifs. Autant dire que c'est inexploitable. Dites- moi de combien de temps et d'argent vous avez besoin pour le rendre lisible ? Si c'est bon, je donnerai une suite. Ça ne vous fera pas de mal de participer à la campagne de Chirac ». Nous y travaillerons d 'arrache-pied, pendant huit jours, pour un budget plus que raisonnable. Ce vrai politique, comme les grands dinosaures de l'époque, fut un homme de parole. Quinze jours après la livraison du document, il me confia la réalisation de la brochure bilan- programme de la campagne de Jacques Chirac, tirée à un million d'exemplaires.

Ma première vraie rencontre avec Jacques Chirac se fit dans le petit jardin attenant à l'appartement privé du Maire. J'avais demandé, pour illustrer les textes de la brochure, à un couple d'amis de symboliser, avec leurs enfants, une famille de Parisiens. Ils sont photographiés se promenant dans les bois, prenant le café avec les grands- parents, réunis autour du père partant travailler, et, bien sûr, avec Jacques Chirac. Tel est l'objet de la prise de vue, en ce dimanche ensoleillé, dans cette mairie vide de toute autre activité que l'envahissement des techniciens, maquilleurs, photographes qui s'affairent entre le car technique et le jardin. Chirac sourit, clic clac, prend tout le monde par le bras, clic clac, sourit encore, clic clac. Fin de la prestation. J'ai à peine parlé avec lui, qui pense plus à remettre des fleurs à la Parisienne représentative tandis que Madame distribue des jouets aux enfants. L'image que l'on se fait de quelqu'un est l'addition de ces petits détails. Quelle est la part d'attention et de professionnalisme ? La réponse importe peu, le geste est spontané, chaleureux et la mémoire enregistre. Plus la personnalité est importante, plus ces détails comptent, deviennent constitutifs d'une image. C'est deux ans plus tard que j'aurai mon véritable premier entretien avec lui. En me raccompagnant après une heure d'entretien en tête-à-tête, il me demandera si j'ai une voiture, si son chauffeur peut me raccompagner. Toujours ces marques constantes d'attention qui, même et peut-être surtout, pour des riens, confortent cette pratique du grand professionnel. Il m'invita à lui parler franchement, ce que je crois avoir toujours fait dans mon métier, quel que soit le rang de mon interlocuteur, simplement en y mettant les formes, selon le degré d'intimité de la relation et l'importance de la fonction. Mon raisonnement de base tient en quelques mots : « On a l'impression d'avoir fait cent cinquante fois le tour de Chirac. Vous êtes trop mécanique, impersonnel dans vos discours, figé à la télévision, votre image publique est totalement contradictoire avec votre personne privée. Vous ne prenez jamais le temps, votre agenda est submergé de rendez-vous avec la moindre personnalité de passage à Paris, comme si vous aviez peur de ne rien faire, de prendre du recul par rapport au quotidien, de réfléchir à votre communication. Vous vous exprimez toujours sur les mêmes thèmes, dans les mêmes supports ». « Vous avez raison », me dit-il, avec cet art consommé qu'a le vrai politique de noyer le débat sous le consensus. « Mais que faut-il faire ? Car c'est cela la vraie question ». Ma réponse ne tarde pas : « Allégez votre emploi du temps, voyez des copains, allez comme Mitterrand faire quelques pas chez les bouquinistes ou visiter une exposition; apprenez à vous décontracter. Improvisez au maximum vos interventions à l'aide d'un canevas, vous gagnerez 50 % d'efficacité dans votre expression... Ayez un vrai plan média au-delà des supports politiques. On a l'impression que vous ne savez parler que de politique. Mais la vie est aussi ailleurs. Exprimez-vous dans la presse féminine, sportive, parlez aux jeunes, etc. ». Et là, le laissant juste m'avouer que, n'ayant aucune mémoire, il a besoin de discours écrits, je sors ma botte secrète. C'est un sondage que j'ai fait réaliser auprès des Parisiens et des Français. La base de l'image est la même : les Parisiens comme les Français disent d'abord de lui qu'il est énergique ; les premiers ajoutent : « Il est un bon maire » ; les seconds : « Il est agité, instable et dangereux ». « Vous voyez bien, lui dis-je, que tout le problème est de garder l'énergie qui est votre première qualité, mais de la rendre plus positive, plus proche des gens, comme c'est le cas à Paris ». Durant trois semaines, le maire ne cessera de pester contre ceux qui emplissaient le moindre vide de son agenda, et de réclamer un plan média, ainsi que d'autres propositions que les sempiternelles interviews politiques. Mais l'institution finira par l'emporter et, à défaut du naturel, les habitudes reprendront le dessus. Il faudra attendre la campagne présidentielle de 1995 pour que Jacques Chirac réconcilie vraiment son image publique avec son image privée. Un travail patient, régulier, surtout pendant la traversée du désert, de 1993 à 1995, a contribué à entretenir et compléter cette image de terrain et d'écoute. Les Guignols de l'Info ont achevé le travail en institutionnalisant, en vieillissant, en ringardisant Balladur et, par contraste, en faisant redécouvrir Chirac dans l'ordre de la sympathie et de la proximité. Dès lors, la campagne a basculé. Chirac n'était plus traître mais trahi, c'était son tour de pouvoir l'emporter; « Il a déjà tant attendu », disaient les jeunes et les actifs. Le débat devenait de plus en plus personnel, de moins en moins politique et, même sur ce point, Balladur, qui occupait la posture habituelle de Chirac avec une culture de gouvernement et un projet de centre-droit, obligea ce dernier à se déporter sur sa gauche, avec le thème central de « la fracture sociale ». J'aurai l'occasion, au fil des pages, de revenir sur ce point.

Hôtel de Ville de Neuilly, 1983

Achille Peretti, pour la troisième semaine consécutive (il y en aura d'autres), me raconte sa vie et son action de maire, à laquelle il tient par-dessus tout. C'est sa fille qui m'a demandé un coup de main afin de convaincre son père de tenir un peu compte de l'air du temps dans la campagne des élections municipales du mois de mars. Chaque entretien dure deux heures et je profite des derniers instants pour faire une suggestion sur sa campagne. Un vendredi, les entretiens étant toujours programmés ce jour-là en fin d'après-midi, je lui propose de supprimer dans le texte interminable de sa profession de foi, ses références à la guerre de 1940 et son passé de commissaire de police : « Vos adversaires veulent vous rejeter dans le passé. Ce n'est pas la peine d'en rajouter. » Il accepte comme pour me récompenser d'avoir passé un moment avec lui. Un autre vendredi, alors que nous tentions de trouver une alternative à sa première affiche, illisible car elle comportait le texte intégral de sa profession de foi, je lui tends une superbe photo couleurs de lui prise sur un bateau : « Faisons-en la seconde affiche, cela donnera un coup de jeune à votre campagne. » La photo m'avait été fournie par sa fille, soucieuse d'égayer un peu une campagne par trop traditionnelle. C'est ainsi que par petites touches, de cinq minutes en cinq minutes, la communication ne change pas un personnage mais parvient à donner de lui une image plus moderne. À la fin de mon premier entretien, je découvre, dans le petit vestibule qui sépare le bureau du maire du grand hall, au premier étage, un jeune homme qui m'attend. Il brûle de savoir ce qui s'est passé, quels vont être les contours de la campagne, et entend disposer d'informations. Il a vingt-huit ans, est conseiller municipal de Neuilly et s'appelle . Nous prendrons ainsi l'habitude de converser chaque vendredi et même, parfois, de prendre un verre. Plus tard, devenu maire de Neuilly, il m'invitera à déjeuner pour me demander de travailler avec lui. J'ai tout de suite compris deux des données principales du caractère de Nicolas Sarkozy. Il est là où il faut, quand