Les Reeditions
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ANDRE BOURIN LES REEDITIONS Anatole France : Histoire comique, la Révolte des anges, l'Ile des pingouins. Un cadavre : sous ce titre paraissait, le 18 octobre 1924, un pamphlet rassemblant toute une série d'invectives infâmes, profé• rées par une demi-douzaine de surréalistes, parmi lesquels Breton, Eluard et Aragon, impatients de se faire remarquer par quelque scandale dans le monde des Lettres. Leur cible était Anatole France, dont avait lieu, le même jour, les obsèques nationales. Sa gloire exaspérait ces énergumènes qui s'érigeaient en justiciers pour piétiner allègrement le « bon Maître » et lui interdire, bien entendu, tout accès à la postérité. Ils ont échoué. Nombreux, aujourd'hui, de Jean d'Ormes- son à François Mitterrand, de Robert Merle à Daniel Boulanger et Armand Lanoux, sont ceux qui rendent hommage à Anatole France. Au Cercle des bibliophiles, Jacques Suffel, éminent francien, a publié, il y a quelques années, ses Œuvres complètes en vingt-neuf beaux volumes reliés ; seize au moins de ses ouvra• ges figurent au catalogue du Livre de poche ; une édition critique (la première) de ses Œuvres romanesques, établie par Marie- Claire Bancquart, est prévue dans la Bibliothèque de la Pléiade ; la télévision s'intéresse à lui ; enfin, chez Calmann-Lévy viennent d'être réédités successivement trois de ses romans : Histoire comique, la Révolte des anges et l'Ile des pingouins, chacun d'eux précédé d'une préface (1). (1) Outre ces trois œuvres d'Anatole France : Histoire comique, préface d'André Bourin, la Révolte des anges, préface de Pierre Boulle, et l'Ile des pingouins, préface de Pierre Gascar, les Editions Calmann-Lévy ont récem• ment réédité deux romans de René Bazin : La terre qui meurt, préface de Maurice Genevoix, et Magnificat, préface de Michel de Saint-Pierre, ainsi qu'un roman de Pierre Loti : Pêcheur d'Islande, préface de Didier Decoin. LES REEDITIONS 671 On comprendra que je ne m'arrête point sur celle d'Histoire comique, l'auteur en étant le signataire de cette chronique ! Mais, du livre lui-même, il faut dire quelques mots. Il n'est pas des plus célèbres d'Anatole France. Pas non plus à mettre sur le même rang que Les dieux ont soif, par exemple, ou que la Rôtis- Antoine Bourdelle : Etude pour le buste d'Anatole France série de la reine Pédauque. Mais il est de ceux où l'écrivain, peu enclin aux confidences, se révèle le mieux par personnages interposés. Qu'il soit un peu le docteur Trublet, surnommé par ses amis le Docteur Socrate en raison de son goût pour la philo• sophie dans le boudoir et de son souriant scepticisme, c'est certain. Mais il est aussi l'infortuné Chevalier, le héros-fantôme 672 LES REEDITIONS de cette histoire, comique seulement parce qu'à la ressemblance du Roman comique, de Scarron, elle se situe dans le milieu des comédiens. Chevalier est l'amoureux éconduit de la séduisante et coquette Féliçie Nanteuil, et son désespoir lui inspirera la pire vengeance. Or, Anatole France, à l'âge où le cœur se brise aisément, eut lui aussi à souffrir d'une cruelle et, en tant qu'auteur dramatique, il eut maintes fois l'occasion de fréquenter les cou• lisses des théâtres. Histoire comique tire sa saveur de ces expé• riences-là. * Pierre Boulle m'a confié, un jour, qu'un des textes qui avaient le plus puissamment contribué à éveiller sa vocation d'écrivain était le Procurateur de Judée, d'Anatole France (2). Il est resté fidèle à celui qu'il nomme « ce prince de la prose » et c'est à lui que nous devons la chaleureuse préface composée pour la réédition de la Révolte des anges. Il lut ce livre dès sa treizième année et, nous conte-t-il, y découvrit « l'imagination, l'audace intellectuelle, l'ironie parfois souriante, parfois cruelle, souvent impertinente, toutes les qualités que réclamait (sa) jeu• nesse ». Un demi-siècle n'a pas atténué son « admiration pour ces vertus », non plus que pour les propos impies d'Arcade, l'ange gardien du jeune Maurice d'Esparvieu, du jardinier Nectaire, dont la pensée lui semble toute voisine de celle de Spinoza, encore que plus succinctement exprimée, de la belle archange Zita, sans illusion sur les mobiles de nos actions, et des autres conjurés en rébellion contre Ialdabaoth, accusé par eux, tout démiurge qu'il soit, de mensonge. Bien entendu, à l'imitation de son maître, ce n'est pas dans le camp d'Ialdabaoth que se range Pierre Boulle, auteur des Coulisses du ciel. C'est dans le camp de Lucifer, le plus noble, à ses yeux, des séraphins. Si bien qu'après nous avoir minutieu• sement résumé le roman en nous énumérant les motifs de sa constante admiration, il nous rapporte comment il obtint de Satan l'autorisation de pénétrer en enfer pour y retrouver Anatole France et converser quelques moments avec lui. Le préfacier cède ainsi au plaisir de la fiction. Est-il besoin de dire que l'enfer dans lequel il nous fait pénétrer ne ressemble en rien à celui de Dante ? Il a l'aspect d'un « palais aux murs éblouissants incrustés de diamants et de pierres précieuses », et c'est dans une biblio• thèque aux proportions gigantesques, capable de contenir des milliards et des milliards d'ouvrages, qu'il rejoint Anatole France, (2) Dans l'Etui de nacre. LES REEDITIONS 673 très classiquement « revêtu d'une ample robe de chambre, coiffé d'une sorte de turban, chaussé de pantoufles, assis dans un fau• teuil profond, le front souriant à un livre qu'il était en train de lire ». S'engage alors un dialogue de la meilleure tradition fran- cienne où, tour à tour, nos deux interlocuteurs parlent de l'avenir de notre civilisation, du réveil de la spiritualité dans les lettres contemporaines, des modes en littérature, de l'énigme de l'uni• vers... Je suis persuadé qu'Anatole France n'aurait désavoué aucun des propos que lui prête avec humour Pierre Boulle. Celui-ci a, pour son maître, la même dévotion (si je puis, en l'occurrence, employer un tel mot !) que Jacques Tournebroche pour le bon abbé Jérôme Coignard, ce qui n'est pas peu dire ! Cela nous vaut, en manière de hors-d'œuvre, un savoureux pas• tiche dont se régaleront tous les amateurs de la Révolte des anges. * Pour nous présenter l'Ile des pingouins, Pierre Gascar ne s'est pas montré aussi facétieux. Il est vrai que ce roman, publié en 1908, y incite moins que le précédent, encore qu'il s'agisse là d'une sorte de fable, à la faveur de laquelle Anatole France, avec toute la malice qu'on lui connaît, nous livre ses réflexions désabusées sur ses semblables et leurs institutions. « L'Ile des pingouins, écrit Pierre Gascar, se présente comme un ouvrage historique relatant les événements qui se sont déroulés en Pin- gouinie depuis les origines, c'est-à-dire depuis la métamorphose des Pingouins en hommes et le remorquage vers nos climats de leur ile, devenue quelque temps flottante. » Cette étonnante métamorphose se produisit dans des temps reculés, lorsqu'un saint missionnaire, dénommé Maël, ayant échoué sur une île perdue des mers hyperboréennes, crut, parce qu'il avait la vue basse, avoir affaire à des hommes et les baptisa aussitôt, alors qu'il ne s'agissait que de pingouins. Introduits de cette manière dans l'Histoire, Anatole France se fait leur chro• niqueur, énumérant comme à plaisir leurs malheurs, leurs crimes et leurs folies. Si le passé lointain retient son attention, il se montre plus attentif encore au passé proche, et c'est ainsi que relatant l'affaire des quatre-vingt mille bottes de foin, il évoque l'affaire Dreyfus, toute chaude encore. Déjà, sous le nom de Trinco, il nous avait montré Napoléon I". Sous celui de Pyrot, c'est le capitaine Dreyfus qu'il peindra et, sous d'autres appella• tions d'emprunt, nous reconnaîtrons au passage Zola, Jaurès et plusieurs autres acteurs de l'Affaire. 674 LES REEDITIONS Mais l'Ile des pingouins nous entraîne encore plus loin et nous projette dans les temps à venir. Pour nous laisser entrevoir des lendemains qui chantent ? Non point. « Le pessimisme qui se dégage des derniers chapitres, note Pierre Gascar, trahit les vacillements de la foi socialiste d'Anatole France, foi trop récente, c'est-à-dire trop tardive, pour ne pas tenir des amours inquiètes du vieil âge. » Dans les dernières années de sa vie, il est vrai que le maître de la Béchellerie « se montrera assez proche du parti communiste français pour laisser supposer qu'il en partage les espoirs». Mais, à l'époque où il écrit l'Ile des pingouins, son attitude est plus réservée et, dans ce roman, si grave sous des apparences futiles, « // donne du monde futur, ainsi que le dit son préfacier, une image plutôt déprimante qui, aujourd'hui, en 1980, peut inciter certains d'entre nous à voir en cet écrivain réputé léger un prophète inspiré ». « Comment, poursuit Pierre Gascar, ne pas admirer la prescience de cet homme qui, plus d'un demi-siècle à l'avance, décrit la société surindustrialisée dans laquelle nous vivons, annonce la primauté de l'économique dans notre civilisation et l'inhumanité des cités géantes ? Comment ne pas être stupéfait de le voir nous mettre en garde contre le nihilisme, l'exaltation destructrice que cette société va susciter dans une partie de la jeunesse qui s'y sent étouffer ? » Et de conclure : « Anatole France prend place à côté des Wells, des Huxley, des Orwell, dont la réalité d'aujourd'hui ne cesse de rejoindre les anticipations les plus audacieuses.