Mao Zedong Kurt Vonnegut Jung Chan et John Halliday dressent Dans son pamphlet, « Un homme sans le portrait du « Grand Timonier » , patrie », il se dit « indigné » par ce que jadis idôlatré, dans une biographie devient son pays. Rencontre à Manhattan méticuleuse et accablante. Essais. Page 8. avec l’auteur d’« Abattoir 5 ». Page 12. 0123

DesLivresVendredi 9 juin 2006 Hommes et animaux Frank Cézilly, Jacques Derrida, Jean Réal, Jean-Luc Guichet, Jean-Didier FAITS DIVERS Vincent s’interrogent sur l’animalité et sur la frontière entre « eux » et L’ENCRE ET LE SANG « nous ». Essais. Page 9. Football « Comment marquer un but », de Ken Bray, indispensable pour suivre le Mondial ; Dominique Noguez, Dominique Paganelli, la revue « Inculte »... Pages 2 et 10.

Voix grecques D’Athènes à Thessalonique en passant par les Sporades : cap sur la Grèce avec Nikos Kavvadias, Panos Karnezis, Nicos Panayotopoulos, Christos Chryssopoulos... Littératures. Page 4.

Didier Decoin de l’Académie Goncourt

Henry ou Henry le roman de mon père

LOUIS BACHELOT ET MARJOLAINE CARON /COURTESY GALERIE TRAFIC

Pierre Moustiers, Philippe Besson Des années et des années après Abraham de Brooklyn et John l’Enfer, ou David Foenkinos ont cherché Didier Decoin raconte enfin la vie du plus beau de ses héros, à marier grandes affaires et littérature. Henri Decoin, son père. Comme Stendhal en son temps. Dossier. Pages 6-7. Stock 0123 2 Vendredi 9 juin 2006 FORUM

Contributions En arrière-plan du débat sur l’héritage de la colonisation, l’imaginaire linguistique qu’elle a construit

Cécile Van Den Avenne est maître de conférence en sciences « Petit-nègre » et romans « y a bon » du langage à l’Ecole normale supérieure.

Marjolaine Caron parler aux Noirs en nous mettant à leur popularisation des tirailleurs sénégalais, XXe siècle, publié en 1928, avec cette et Louis Bachelot portée, c’est-à-dire leur parler dont les exploits guerriers furent définition : « Français élémentaire qui est Spécialisés dans Cécile Van petit-nègre. » Une telle position a pu magnifiés par la presse durant la usité par les Nègres des colonies. » Mais le l’illustration pour la donner lieu à bien des aberrations. Le première guerre mondiale, et qui « petit-nègre » n’est pas l’apanage des presse et l’édition dans petit-nègre s’est ainsi retrouvé être nouèrent des liens avec la population seuls « Nègres » ou Africains. le domaine du fait Den Avenne l’objet d’un enseignement au sein de civile lors de leurs hivernages Progressivement, et avant de prendre un divers, ils ont l’armée coloniale (on parlait plus méditerranéens, à Marseille, Fréjus, Nice sens dérivé de charabia, il en vient à collaboré à divers e débat actuel qui réexamine pudiquement de « français simplifié »). Il et Menton. Outre un cliché publicitaire, qualifier toutes les variétés de français magazines, parmi l’héritage de la colonisation en existe un manuel, publié en 1916, de ce personnage du tirailleur va devenir le parlées par des peuples colonisés et lesquels le New Yorker, oublie souvent l’imaginaire type méthode Assimil, qui permettait de héros d’une littérature coloniale, écrite apparaît dans des formes populaires et Le Minotaure, linguistique qu’elle a rapidement connaître les rudiments de par des coloniaux, militaires ou racistes de représentation de parler de Nous Deux et Détective. construit. Il charrie pourtant ce jargon et qui était proposé aux fonctionnaires, mais également le « peu évolué » ou de « sauvage », Auteurs et illustrateurs Lbien des stéréotypes, le plus connu étant officiers français pour leur permettre de protagoniste de plusieurs romans comme par exemple dans la bande de nombreux peut-être le parler « petit-nègre », communiquer avec leurs tirailleurs. populaires, que j’appelle romans «ya dessinée, aussi bien pour typifier des ouvrages, leur dernier popularisé par le célèbre « y a bon bon », dont le célèbre Mahmadou Africains (la première version de Tintin livre paru est, avec Banania ». On connaît moins les Fofana, publié en 1928 par Raymond au Congo d’Hergé en est l’exemple Mark Kharitonov, différents relais qui ont construit ce « Français standard : Escholier, écrivain à succès et essayiste. archiconnu) que des Indiens Le Professeur stéréotype, avec lequel ceux qui se sont La sentinelle doit se placer L’un des ressorts comiques de ce genre d’Amérique. Autre emblème : l’énoncé de mensonge (Fayard, lancés dans ce que l’on a appelé de romans est la mise en scène de stéréotypé proposé comme exemple dans 2002). l’« aventure coloniale » ont débarqué sur pour bien voir et se laisser dialogues menés entièrement en Le Petit Robert, qui repose sur une ce continent, et parmi ces relais toute « petit-nègre » : étrange ambiguïté : « Moi pas vouloir Yvan Leclerc une littérature d’aventures, qui a rempli voir. Français tirailleur : « Samba, comment s’appelle ton quitter pays » (Le Petit Robert, édition de est professeur à d’images la bibliothèque intérieure de Sentinelle y a besoin village ? 1993). En effet, l’exemple du l'université de Rouen. ces « fous d’Afrique », comme les appelle – Mon lieutenant, lui s’appelle Doundia, dictionnaire (qui ne cite pas ses sources) Il est responsable le journaliste Jean de La Guérivière : chercher bonne place. cercle de Kindia. n’est en rien un énoncé « naturel », mais du site du Centre « En avisant un Noir de forte encolure qui, – Ça y a bon village ? un extrait d’une chanson d’Edith Piaf Le Flaubert : assis sur une de ses cantines renversées, Ennemi y a pas moyen – Ah ! mon lieutenant, ça y a bon trop ! Voyage du pauvre Nègre (1939) : « Moi http://www.univ- fume nonchalamment un brûle-gueule – Toi y en a gagner papa, maman, pas vouloir quitter pays/Moi vouloir voir le rouen.fr/flaubert. noirci, il lui dit en style télégraphique – mirer lui ; Lui y a moyen là-bas ? grand bateau/Qui crache du feu et marche car ses lectures lui ont enseigné que les mirer tout secteur pour lui. » – Pardon, mon lieutenant, mon papa et sur l’eau/Et sur le pont, moi j’ai dormi./ Noirs ne parlent qu’au mode infinitif – mon maman sont morts. Moi y en a gagné Alors bateau il est parti/Et capitaine a dit “Toi porter mes bagages à la douane, moi seulement mon grand frère. comme ça/Nègre au charbon il payer toi”. » (Maurice Delafosse, On y lit notamment en vis-à-vis des – Comment s’appelle-t-il ? travaillera/Monsieur Bon Dieu, vous n’êtes Broussard ou les états d’âme d’un traductions de français standard à – Lui s’appelle Bokari Kamara. Lui y en pas gentil/Y en a maintenant perdu colonial.) français-tirailleur : a bon trop. Lui y en a gagné trois pays. » Preuve que rien n’est simple dans C’est justement Maurice Delafosse, « Français standard : La sentinelle doit moussos ! » la survivance de ces stéréotypes. Sans administrateur colonial et linguiste se placer pour bien voir et se laisser voir. Cette littérature peut faire sourire compter qu’ils ont la vie longue. En (1870-1926), qui publie la première Français tirailleur : Sentinelle y a besoin aujourd’hui. Il ne faut pourtant pas en 1952, Frantz Fanon, médecin et essayiste description linguistique de ce fameux chercher bonne place. Ennemi y a pas oublier l’impact idéologique. Ces romans antillais, dans son célèbre Peau noire, « petit-nègre », dans un ouvrage publié moyen mirer lui ; Lui y a moyen mirer se trouvaient sur les rayonnages de la masques blancs, qui reste une référence en 1904. Il l’appelle également « français tout secteur pour lui. » Au sein de bibliothèque de l’Ecole coloniale de la littérature anticolonialiste, évoquait tirailleur » par référence aux tirailleurs l’armée, il n’a certes pas manqué (devenue, à partir de 1934, Ecole la façon dont certains médecins sénégalais, dont il serait le jargon. Il d’officiers de bon sens pointant le fait nationale de la d’outre-mer), européens pouvaient s’adresser aux décrit ce parler, qui se distingue par que dire toi y en a balayer la chambre créée en 1889 et qui, surtout à partir de « indigènes » noirs ou arabes en ces l’usage des pronoms toniques et des n’a rien de simplifié par rapport à la la fin de la première guerre mondiale, a termes : « Quoi toi y en a ? » et verbes à l’infinitif, comme une bonne vieille tournure impérative : formé les administrateurs envoyés dans « Bonjour mon z’ami ! Où y a mal ? Dis « simplification naturelle et rationnelle de balaie la chambre… l’Empire français, en Asie ou en Afrique. voir un peu ? le ventre ? le cœur ? » et il notre langue si compliquée ». « Comment Mais l’aventure linguistique du Ils attestent de la circulation d’un certain notait : « Parler petit-nègre, c’est exprimer voudrait-on qu’un Noir, poursuit-il, dont « petit-nègre » ne s’arrête pas là : le type de savoir et participent de la cette idée : “Toi, reste où tu es”. » la langue est d’une simplicité rudimentaire français tirailleur et le personnage du construction progressive d’un imaginaire et d’une logique presque toujours absolue, tirailleur sénégalais intègrent bientôt la collectif colonial français. Proposer un texte s’assimile rapidement un idiome aussi culture populaire française hexagonale, D’une certaine manière, l’apparition pour la page « forum » raffiné et illogique que le nôtre ? C’est bel avec le lancement de la boisson du terme « petit-nègre » dans les par courrier : et bien le Noir – ou, d’une manière plus chocolatée « Banania » en 1914. La dictionnaires français au tournant des [email protected] générale, le primitif – qui a forgé le mémoire collective française garde ainsi années 1930 entérine ce processus (on petit-nègre, en adaptant le français à son l’image du visage hilare d’un Noir en sait que les dictionnaires sont un bon par la poste : état d’esprit. » Et il finit son introduction uniforme de tirailleur, au-dessus du reflet des stéréotypes langagiers et Le Monde des livres, sur ces mots : « Si nous voulons nous slogan « Y a bon Banania ». Cette sociaux). L’expression apparaît ainsi à 80, boulevard Auguste-Blanqui, faire comprendre vite et bien, il nous faut campagne de réclame s’appuyait sur la l’entrée « nègre » du Larousse du 75707 Paris Cedex 13

AU FIL DES REVUES LETTRE DE BRUXELLES La Coupe du monde rêvée Un histoire incorrecte d’« Inculte » de la Belgique

INCULTE est née en septem- prix mettre Footix en couvertu- çois Bégaudeau, membre du « TU VIVRAS toujours grande et phones et néerlandophones. ce royaume au pape, chef du bre 2004, sur une idée de deux re », se souvient Jérôme comité de rédaction de la revue belle et ton invincible unité aura Les universitaires pensaient, pouvoir théocratique qu’il vou- écrivains, Jérôme Schmidt et Schmidt. Footix, c’est l’impro- et auteur de Jouer juste (Vertica- pour devise immortelle le roi, la bien sûr, autrement, mais refu- lait instaurer. Charles Quint, né Oliver Rohe. Diffusée par les bable mascotte de la Coupe du les, 2003), long monologue loi, la liberté » : s’ils apprennent saient d’intervenir dans l’his- à Gand en 1500, détenteur d’un Belles Lettres, cette revue monde 1998. Une sorte d’un entraîneur utopiste, encore les paroles de l’hymne toire « grand public », tenue empire « sur lequel le Soleil ne se bimestrielle qui paraît en for- d’oiseau souriant, bleu, jaune revient sur la tentative avortée belge, La Brabançonne, les pour méprisable. couchait jamais », installa le ter- mat poche et à un prix plutôt et rouge, censé symboliser la de suppression des hymnes petits écoliers de Wallonie et de Les choses ont changé il y a rible tribunal de l’Inquisition. inhabituel (5 euros) est adossée compétition, et qui avait sur- nationaux, quand Xavier de La Flandre doivent gentiment sou- une dizaine d’années, lorsque Plus près de nous, Baudouin Ier, à une petite structure d’édition tout réussi à s’attirer les sarcas- Porte, qui vient de publier La rire. Pas plus que d’autres thè- Anne Morelli, professeur à le roi que certains entendent qui a entrepris, depuis l’autom- mes (à peine moins que Jules, Controverse pied/main (éd. Ere, mes, l’actuelle volonté sépara- l’Université libre de Bruxelles, faire canoniser, s’opposa au Par- ne 2005, de republier en petit la pauvre bête à plumes char- 64 p., 9 ¤), s’interroge grave- tiste des Flamands ne leur sera dirigea Les Grands Mythes de lement, désireux de dépénaliser format des numéros de la revue gée d’encourager l’équipe de ment sur la recrudescence des toutefois expliquée au cours l’histoire de Belgique, de Flandre l’avortement. Son frère, de L’Arc parus dans les années France). Le sujet du numéro fautes de main, dans lesquelles d’histoire. Cette question est et de Wallonie (Editions Vie Albert II, a une fille adultérine. 1970 ou 1980, augmentés de était tout trouvé : la revue philo- il voit bien plus que des actes taboue dans un pays où la popu- ouvrière). Cet ouvrage trouve La Belgique est aussi le pays nouvelles préfaces et postfaces. sophique allait se faire footbal- d’antijeu. Inculte est même lation semble souvent ne pas enfin son prolongement dans qui, s’il autorise aujourd’hui le Deux volumes consacrés à Sar- listique. A sa manière. parvenue à obtenir une inter- disposer des connaissances élé- un manuel scolaire qui entre- mariage des homosexuels et tre et Klossowski sortent actuel- Le numéro double d’Inculte view croisée de Pierre Ménès et mentaires sur son passé. prend, sous les allures paisibles l’euthanasie, ne conféra le droit lement en librairies. qui paraît à quelques jours de Estelle Denis, les duettistes de En Belgique comme ailleurs, d’un album à lire et à colorier, de vote aux femmes qu’en Au gré des numéros, la revue l’ouverture de la Coupe du mon- 100 % foot, l’émission dominica- l’histoire est, selon la formule un démontage en règle de quel- 1949 : les socialistes et les libé- a accueilli des contributions de de 2006 analyse donc dans le le de M6. On les découvre donc d’Eric Hobsbawm, « la matière ques balivernes historiques (1). raux avaient peur qu’elles toutes sortes, d’écrivains fran- détail la compétition… comme analysant la recrudescence des première des idéologies (…) D’où, sans doute, l’étonnant suc- votent selon les recommanda- çais (Pierre Senges, Bruce si elle venait de se terminer. tacles violents ou la contre-per- comme le pavot est celle de l’héroï- cès qu’il rencontre depuis sa tions de leur curé… Bégout) et étrangers (Enrique Pour ce délicat exercice de pros- formance des Anglais avec un nomane », mais l’histoire a long- parution, il y a quelques mois. Voilà quelques-uns des comp- Vila-Matas, César Aira…). Le pective, l’équipe de la revue s’y incontestable professionnalis- temps semblé inexistante. Sauf Des parents et des enseignants tes que règle ce petit livre avec comité de rédaction ne s’est est prise très sérieusement. me… lorsque, manipulée, elle répé- de tous les réseaux recomman- l’histoire « officielle ». Il oublie fixé qu’une seule contrainte for- « D’abord, nous nous sommes L’ensemble est réjouissant, tait clichés et stéréotypes afin dent chaudement sa lecture et quelques éléments – dont l’éton- melle : il doit impérativement y mis d’accord sur les résultats : à jamais lassant. Et le résultat d’attester l’existence d’une son utilisation dans les classes. nante ferveur populaire qui avoir un animal sur la couvertu- partir des tableaux, nous avons final imaginé par Inculte res- prétendue identité belge, anté- Charlemagne n’est pas né à entoura la mort du roi Bau- re. Ainsi, à l’occasion du numé- imaginé le déroulement de la semble à un joli pied de nez, à rieure à la naissance du pays Liège et s’il a organisé l’ensei- douin –, mais insiste aussi sur ro 9, l’équipe d’Inculte avait compétition, les surprises et les l’heure où la Squadra Azzura se (1830). gnement des plus jeunes il fut la dangereuse montée de l’extrê- demandé à confirmations. Il a fallu mettre débat dans les affaires de cor- Desservis par la piètre qualité surtout un empereur sangui- me droite flamande ou la sauva- une photographie de son chien de côté nos préférences (au début, ruption : victoire finale de l’Ita- des manuels et la division de naire. Godefroi de Bouillon, gerie qui a accompagné l’épo- Clément, personnage central de la France gagnait la compéti- lie. Après prolongation. a l’enseignement en réseaux héros des croisades, n’est pas pée coloniale africaine de Léo- La Possibilité d’une île (Fayard, tion…). Et puis solliciter des Jérôme Gautheret concurrents, les cours d’histoire né dans le Brabant wallon, mais pold II, le « roi bâtisseur ». a 2005). L’écrivain s’est exécuté, contributions. » se sont longtemps résumés à à Boulogne, et s’il refusa la cou- Jean-Pierre Stroobants de bonne grâce. Parmi les signatures qui se Inculte, spécial Coupe du monde des tentatives de ménager le fra- ronne du nouveau royaume de Pour la dernière livraison de sont prêtées à l’exercice, on de football 2006. gile consensus belge qui réunit, Jérusalem ce fut, non pas par (1) L’Histoire de Belgique, de la revue, les choses se sont com- reconnaîtra les habitués du dis- Diffusion Belles Lettres, a minima, gauche et droite, respect pour la couronne d’épi- Sylvie Lausberg et Joëlle Broen pliquées. « Nous voulions à tout cours sur le football. Ainsi Fran- 224 p., 9,90 ¤. catholiques et laïques, franco- nes du Christ, mais afin d’offrir (Les éditions de l’arbre, Bruxelles). 0123 LITTÉRATURES Vendredi 9 juin 2006 3 Genet, opaque et flamboyant

Mort à 75 ans le 15 avril 1986, il y a vingt ans, l’auteur de « Notre-Dame des fleurs », reconnu comme un écrivain majeur du XXe siècle, reste un objet de discorde. D’adulation aussi

ean Genet n’a pas la calme postéri- d’ailleurs interdire le commentaire et té du grand écrivain glorieux. De l’analyse. Elle doit même l’encourager, son vivant déjà, malgré le succès, car il est plus que jamais nécessaire de J il ne s’était pas installé dans ce comprendre, sans passion excessive, le rôle, l’opprobre plus que l’admira- message contenu dans son œuvre – mes- tion faisant clairement partie de son jeu. sage dont son biographe, Edmund Ennemi déclaré de tout consensus, White (Gallimard, 1993), soulignait lui- même en sa faveur, il ne chercha pas à même combien il était incertain, ambi- se rendre aimable ou acceptable. Il gu. Cette interdiction serait d’autant déjoua par avance toute interprétation plus irrecevable que le pire, ici, est sou- qui tentait de figer le sens de son œuvre. vent en jeu. Il n’est pas question d’absou- Il n’est donc pas anormal que, vingt ans dre ou de condamner l’écrivain de après sa mort, il demeure motif de dis- manière posthume, mais d’éclairer corde. Ce qui le réjouirait fort. autant qu’il se peut le sens volontaire- Cette attitude de provocation constan- ment brouillé de son œuvre. te qui est au cœur de l’existence et de « Il s’agit simplement (…) de s’ouvrir à l’esthétique de Genet ne saurait l’extraordinaire opacité, si fascinante, que les actes et les choix de Genet suscitent », écrit Eric Marty (1). Avec une pugnacité La légende dorée remarquable, sans nier la grandeur de Jean Genet dans les bureaux des éditions Gallimard vers 1948. COLLECTION MONIQUE LANGE l’œuvre, il invite les lecteurs à ne pas La Chaste Vie de Jean Genet détourner le regard de ce qui, en cette « logique poétique » contre une vaine mai, il fait la connaissance de Sartre. En Après les grandes œuvres dramati- (Gallimard, 216 p., 18,50 ¤) est œuvre, fait tache. En décembre 2002, « lecture moralisatrice ». août, Jean Decarnin, qui fut son grand ques de la fin des années 1950, après la un beau et très étrange ouvrage. l’étude de Marty parue dans Les Temps Dans Journal du voleur (1948), Genet amour, meurt lors de la libération de guerre d’Algérie (il refuse de signer le Poète, Lydie Dattas fut l’amie de modernes sur « Jean Genet à Chatila » raconte qu’à Mettray, la colonie péniten- Paris ; Genet écrit alors Pompes funèbres, Manifeste des 121 pour le droit à l’insou- Genet dans les années 1970, (reprise dans Bref séjour à Jérusalem, Gal- tiaire de Touraine où il fut placé en sep- dédié à l’amant. Ce roman exalte, d’une mission) et Mai 68, apparaît Le Dernier alors qu’elle était la compagne limard, « L’Infini », 2003) avait fâché et tembre 1926 (né en décembre 1910, il manière profondément choquante, les Genet (2), le Genet politique qui se d’Alexandre Bouglione. suscité une polémique sur l’antisémitis- n’avait pas 16 ans), il s’était inventé une vertus viriles des soldats nazis et campe dépense sans compter en faveur des S’appuyant sur la chronologie et me de l’écrivain, patent dans son engage- « rigoureuse discipline » : « A chaque Hitler en créature onirique, incarnation Black Panthers américains, puis des sur ses souvenirs, elle raconte ment propalestinien. accusation portée contre moi, fût-elle injus- du Mal désirable.. Palestiniens. Dans Un captif amoureux, une vie qui « n’eût pas déparé des te, du fond du cœur je répondrai oui. A pei- Une activité littéraire intense et son dernier livre, qui paraît en bizarreries d’un Dictionnaire des Impératif pervers ne avais-je prononcé ce mot – ou la phrase concentrée sur les années de la guerre mai 1986, un mois après sa mort, on lit saints ». Mais cette opération n’a Eric Marty prolonge aujourd’hui sa qui le signifiait – en moi-même, je sentais et sur celles qui ont immédiatement cette note : « … le condamné voudrait rien à voir, on s’en doute, avec réflexion en deux directions. D’une part, le besoin de devenir ce qu’on m’avait accu- suivi apportent à Genet une reconnais- encore décider seul du sens de ce que fut sa celle de Sartre – que l’auteur afin de savoir comment la « canonisa- sé d’être. » Et dans la même page, il s’ap- sance rapide. En 1949, tandis qu’une vie – écoulé sur fond de nuit qu’il voulait nomme ici, sans délicatesse, «le tion » de Genet par Sartre « se révèle être, proprie tous les chefs d’accusation : «Je pétition d’écrivains lui obtient la grâce épaissir non illuminer. » Toujours cette gnome des Lettres ». Plus qu’un à la lettre, la production d’un tabou, au me reconnaissais le lâche, le traître, le du président Auriol, Gallimard décide même opacité, cet interdit – qu’il est saint, Genet incarne, pour Lydie sens structural du terme ». Cette « tran- voleur, le pédé qu’on voyait en moi. » de publier ses Œuvres complètes. En toujours aussi urgent de transgresser. a Dattas, la figure de l’Innocent, du saction » isole Genet, « sujet hétérogè- Dans cette inversion des valeurs, c’est 1952, le premier volume sort : c’est la Patrick Kéchichian Solitaire. Admirablement écrit, ne », dont l’antisémitisme « devait être toute la mythologie et la métaphysique fameuse, l’énorme préface de Sartre, avec un amour déterminé et sans accepté comme un mal nécessaire, mais de Genet qui s’expriment. dont parlait Eric Marty, qui bombarde (1) Jean Genet, post-scriptum (Verdier, concession, ce livre n’embellit secondaire ». L’auteur étudie ensuite la Le Journal du voleur vient conclure Genet, avec une confondante intelli- 122 p., 11,50 ¤). pas Jean Genet, mais l’élève dans nature des prises de position politiques l’œuvre romanesque de Genet. En gence, « saint », « comédien » et « mar- (2) Titre de l’essai, en défense, d’Hadrien un ciel d’un bleu un peu de Genet et le « malentendu » qui en est, mars 1944, grâce à Cocteau, il sort de pri- tyr ». L’écrivain encaisse le coup. Il Laroche, (Seuil, 1997). bizarre... Un ciel que Genet, non pas la conséquence, mais l’origine. son, où des chapardages minimes – le racontera, en 1964 : « J’ai été pris par manifestement, regardait L’écrivain fut non pas la « victime », vol d’une édition rare de Verlaine ! – une sorte de nausée, parce que je me suis Signalons aussi l’édition de Haute lui-même avec une singulière mais « l’agent actif », conduit par un l’avaient conduit. De justesse : sous l’Oc- vu mis à nu, et par un autre que moi- surveillance, due à Michel Corvin ferveur. impératif pervers. Marty fait prévaloir la cupation, il risquait la déportation. En même… » (Gallimard, « Folio-Théâtre », no98).

« Je ne peux dire la vérité qu’en art » des livres qui délivrent www.editions-verdier.fr enet au musée ? Impossible. lui et sa prose, comme tant d’autres. Comme analyses psychologiques, sociales et politiques, Enfermer celui qui se qualifiait tous ceux qui ont vécu dans leur style ce qu’ils sur celui de la création littéraire et poétique ». G d’« ennemi déclaré » dans une ont écrit, ou, pire, qui sont allés jusqu’à vivre La brève contribution de Lydie Dattas, commémoration, à Tours, tout près de la certaines situations dans la seule perspective « Jean de neige », est dans la tonalité de colonie pénitentiaire de Mettray, où il avait de leur style » (2). son livre (lire ci-dessus), et s’il fallait une été placé l’année de ses 16 ans, en 1926 ? Les lecteurs qui ont acheté l’excellent raison de ne pas se contenter du catalogue, Une récupération. Déjà, en 1952, Jean Genet catalogue pensent peut-être qu’ils peuvent mais d’aller, absolument, voir cette ne disait-il pas à Cocteau : « Toi et Sartre, se dispenser d’aller à Tours. Il est vrai que exposition, elle pourrait tenir en cette vous m’avez statufié. Je suis un autre. Il faut ce livre est remarquable. Par la reproduction phrase : « Qui paiera les dégâts cosmiques de que cet autre trouve des choses à dire » ? Mais des documents. Par l’impeccable Rimbaud ? Qui les dégradations posthumes de alors ? Participer à son oubli ? Aux chronologie due à Albert Dichy. Par les Genet ? Eux seuls savent qu’ils se sont tentatives d’une nouvelle relégation, au nom fac-similés de fragments inédits, fourvoyés. Ils le clament haut et fort, mais du politiquement correct, du déni du génie méticuleusement retranscrits. Notamment nous ne les croyons pas. » littéraire qui ont cours aujourd’hui ? un « A propos de Manet », où l’on peut lire, Toute l’exposition contredit ce fatras C’est avec ces contradictions qu’ont en conclusion, cela : « Il semble donc qu’une spiritualiste. Elle est l’affirmation physique travaillé les commissaires de l’exposition (1), d’une victoire – une œuvre –, des carnets de | poésie mystique persane | Philippe Le Leyzour, conservateur en chef brouillons aux magnifiques portraits de Hâfez de Chiraz | essai | du Musée des beaux-arts de Tours, et Denis PARTI PRIS Genet par Giacometti, aux singuliers dessins Le Divân Henri Meschonnic Baronnet, pour réaliser cette visite dans la de Cocteau pour Querelle de Brest,en JOSYANE Inédit, 1280 pages | 25 € Célébration de la poésie vie et l’œuvre d’un écrivain toujours passant par une lettre à Gide commençant 320 9,50 présent, toujours offensif, toujours contesté. SAVIGNEAU par « Maître », ou une autre à Patrice pages | € Toujours scandaleux et socialement Chéreau montant Les Paravents, en 1983 : irrécupérable. En entrant dans l’univers de époque sente et même voie venir l’ankylose, elle « Vous vous déplacez aux environs de 36 ans ; Genet, pour un moment, à Tours, on pense dépêche quelqu’un d’assez robuste pour dire la j’ai le double exactement de votre âge. Il à ce propos de Sartre : « La société vérité, la nudité du roi par exemple. La vérité m’était bien agréable hier, de voir Les s’accommode plus facilement d’une mauvaise est dite. L’inquiétude se dissipe. Un autre Paravents arrachés à ma vision et placés sous action que d’une mauvaise parole. » mensonge se prépare ailleurs, mais la vôtre. » Il faut voir ces documents, Ce parcours, passionnant et émouvant, l’inquiétude est volatile. Elle a disparu. presque les toucher. Entendre Genet parler, très bien construit – évitant l’écueil de ce Restent les tableaux, les vers, les romans… si la avec Antoine Bourseiller ou Bertrand genre d’expositions, qui souvent accumulent paix venue on les évoque ils ne soulèvent Poirot-Delpech. Et se souvenir de cette trop de documents, de textes qu’un visiteur aucune colère mais un bonheur assez doux. phrase de L’Ennemi déclaré : « L’attention venant pour quelques heures ne peut pas C’est tout. » qu’on porte à une œuvre d’art, c’est une lire –, s’adresse à tous ceux qui n’ont pas Les douze textes du catalogue sont action. » encore lu Genet et n’ont entendu sur lui que pédagogiques et informatifs pour certains – quelques clichés bien-pensants, comme à « Je ne peux dire la vérité qu’en art : Jean (1) Genet, exposition, jusqu’au 3 juillet, Musée | littérature italienne | ceux pour qui « les livres de Genet sont des Genet ou écrire pour voir », de Thierry des beaux-arts de Tours (tél. : Giani Stuparich livres enchantés », pour qui « ce voleur vivant Dufrêne, par exemple –, plus personnels 02-47-05-68-73). Catalogue publié par les | grands textes de la pensée juive | pauvrement, même devenu riche, est le pour d’autres. « Le cristal de Venise et le éditions Farrago, 320 p., 28 ¤. L’île Rabbi Haïm de Volozine 96 4,80 contraire d’un truand financier. Ce pédé est à vent d’automne », de René de Ceccatty, est (2) « Physique de Genet », préface de Philippe L’âme de la vie pages | € l’opposé de l’homosexuel institutionnel. Ce dans cette catégorie, mais c’est aussi un Sollers à un volume de la collection « Biblos » 576 11 traître définitif n’a rien de commun avec un texte de combat, montrant comment Genet (Gallimard), texte repris dans La Guerre du pages | € diplomate à contrats. Il doit donc être oublié, « a toujours déplacé le débat du domaine des goût (« Folio » no 2880). 0123 4 Vendredi 9 juin 2006 LITTÉRATURES

ZOOM « Le Quart », le seul roman de Nikos Kavvadias, ce poète bourlingueur grec mort en 1975, est réédité.

LE MANUCURE, de Christos Chryssopoulos Après avoir été précurseur pour ses La complainte du matelot coéditions avec l’Institut français d’Athènes, Actes LE QUART que son histoire soit parfaitement uni- rêves essaimés sur tous les continents. et celles qui vous ont laissé seul dans Sud a heureusement (Vardia) verselle, complainte de matelots Car les histoires que racontent ces des escaliers sombres, celles qui vous renoué avec la de Nikos Kavvadias. voguant au milieu de nulle part, le son hommes ramènent vers la scène ont lavé vos mouchoirs et reprisé vos littérature qu’il fait entendre est, lui, absolument minuscule du bateau, le plus souvent chaussettes. « Bien sûr que je les aime, néohellénique. En témoigne cette Traduit du grec par Michel Saunier, singulier. noyée de « brume », des morceaux du explique Nico. C’est une bénédiction de courte histoire d’un certain Philippos Denoël, « & D’ailleurs », 286 p., 20 ¤. Car ils ont une voix, ces marins monde entier. C’est la nuit qu’il faut les voir nues. Seulement, il faut les Dostal, un manucure vivant dans une embarqués sur le Pythéas, vieux rafiot tenir à distance, le sommeil, mais aus- payer, ou alors qu’elles te paient. C’est le solitude maniaque et cultivant ans l’océan des livres qui émer- déglingué faisant route vers la Chine. si le sentiment d’éparpillement qui les plus correct. » jusqu’à l’obsession son amour de gent, flottent plus ou moins, Une voix dans laquelle souffle plus habite : chacun a laissé des parts de Ce qu’il leur faudrait, c’est une l’univers tactile. Déjà auteur d’une puis coulent à pic au bout de que le vent sur l’eau, plus que l’air lui-même partout où il est passé, des femme-bateau, « baptisée à l’huile de demi-douzaine de romans et de D quelques mois, il en est quel- entre les cheminées d’un cargo hors amours, des regrets, des remords. poisson. La carène peinte au minium. recueils de nouvelles, Christos ques-uns qui ne sombrent jamais tout d’âge, « vieille caisse à savon qui a déjà « Qui me pardonnera ? », se demande Calfatée au goudron. » Une qui ne les Chryssopoulos – qui a étudié à fait. Des trésors inestimables, comme trop servi » – la poésie du désespoir, à Nico à plusieurs reprises. Et comment rattache pas à la terre, ce lieu de l’économie à Athènes puis la remontés du fond de la mer quand ils l’état pur. A tour de rôle, comme au recoller toutes ces bribes autrement souffrance que tous ont tenté de fuir psychologie en Angleterre – confirme refont surface : si beaux, si intensé- théâtre, cette voix prend des formes et que par le récit ? et que tous pleurent. A travers les ici son goût pour le marginal, les ment réussis qu’il se trouve, Dieu mer- des noms : Diamandis, le pilotin (pour méandres de leurs douleurs et de phrases courtes et les collages. ci, toujours un éditeur de goût pour les ceux qui n’auraient jamais travaillé Lieu de souffrance leurs colères, Kavvadias nous fait L’originalité de son univers a été tirer du presque néant de la rubrique dans la marine marchande, le pilotin Ils sont, les uns et les autres, ce entendre une autre plainte, profonde rapprochée de celle de Poe ou de « épuisé ». est un élève timonier), rongé de ter- « puits profond » rempli à ras bord et d’une noirceur totale. « Tout est Boulgakov. En 2007, Actes Sud Aussi n’est-il pas étonnant de voir reur parce qu’il vient de se découvrir d’histoires, tristes ou drôles, seules pourri », dit le capitaine. Et Nico : publiera un autre de ses romans, surgir, pour la troisième fois en trente- un chancre syphilitique, Polychronis, sources de lumière, d’odeurs (nom- « Le café que nous buvons est éventé, le Monde clos, et il y a fort à parier que cinq ans (1), le merveilleux roman du le timonier cocu, Panaïs, le lieutenant breuses) et de mouvement du roman. thé de même, la nourriture que nous la reconnaissance de cet auteur poète grec Nikos Kavvadias – un vérita- sexagénaire, Gérasimos, le capitaine, Des histoires extraordinaires de gros mangeons… » L’horreur de l’échec et sortira bientôt des frontières de son ble cadeau, que vient enrichir l’excel- et surtout, Nico, le radio, revenu de temps, de vérole, de vaches maigres, de la solitude, le vertige de la mort qui pays. Fl. N. lente préface du romancier Olivier tout – toutes les mers, toutes les ter- de guerre, de contrebande, et surtout hante chaque homme et pas unique- Traduit du grec par Anne-Laure Rolin. Une pièce unique aussi, et pas res, toutes les femmes. des histoires de femmes – la mère, et ment les marins. Lancé vers pas d’ave- Brisac, Actes Sud, 128 p., 13 ¤. seulement par sa qualité : paru en C’est lui, Nico, qui porte ce récit puis celles qu’on a quittées, trahies, nir, le Pythéas fait route en direction 1954, Le Quart est le seul roman d’un polyphonique, où les voix se relaient, vendues parfois, même à son corps de l’enfer, avec à son bord des tas de AUTOUR DE LA LAGUNE, grand poète bourlingueur (1910-1975), de quart en quart, pour combattre la défendant, comme cette « jeune Mitylé- rêves et des récits pour seule bouée. d’Alexandre Papadiamantis marin, radiotélégraphiste de bord et tristesse, la solitude et l’obscurité. Lui nienne » que Nico n’est pas arrivé à dis- Peine perdue, bien sûr. a C’ est l’un des plus grands auteur de nombreux poèmes, dont qui noue le fil de tous ces récits, les suader de se jeter dans les bras d’une Raphaëlle Rérolle nouvellistes grecs. Alexandre beaucoup ont alimenté le répertoire de augmentant ici et là de ses propres mère maquerelle, à Beyrouth. Papadiamantis (1851-1911) a fait de la chanson populaire grecque. Et bien souvenirs, de ses délires et de ses Celles qui vous ont refilé la chtouille (1) Stock, 1969 et Climats, 1989. son île des Sporades, Skiatos, le théâtre de la plupart des 200 récits qu’il a laissés à sa mort. Cette sélection de 13 nouvelles inédites en français offre un bel échantillon de Le premier roman traduit de Panos Karnezis, Grec de la diaspora Le Succès de la Foire son univers réaliste et naïf, marqué par la religiosité et le folklore. Fl. N. de Thessalonique Traduit du grec par René Bouchet, Zoé, Destin d’une armée en déroute « Classiques du monde », 264 p., 20 ¤. A une KARAGHIOZIS ET LE CHÂTEAU LE LABYRINTHE par un cours d’écriture. Pas n’importe che. Nous sommes en Anatolie en 1922. DES FANTÔMES (The Maze) lequel : le fameux séminaire de « creati- Le général Nestor (« yeux ternes aussi Originaire de Constantinople, de Panos Karnezis. ve writing » de l’université d’East Anglia incolores que des mouillures de papier ») passeuse... Karaghiozis est le personnage central – une sorte d’« incubateur littéraire » fuit la riposte turque alors que, après du théâtre d’ombres des pays Traduit de l’anglais devenu mythique qui a vu passer Mal- trois ans d’occupation de cette partie de méditerranéens, une sorte de cousin par Suzanne Mayoux, colm Bradbury, Ian McEwan ou Kazuo l’empire ottoman, l’armée grecque est our une littérature de langue rare de Nasr Eddin Hodja ou de éd. de L’Olivier, 382 p., 21 ¤. Ishiguro. Son coup d’essai est un coup en déroute. « Restée disciplinée malgré le comme la littérature grecque, Polichinelle. Jovial, roublard et de maître : un recueil de nouvelles, His- chaos de la défaite », la brigade décimée P tout l’enjeu tient en un mot : frondeur, il déchaîne le rire par ses n lui a pardonné, à Panos Karne- toires infâmes (éd. de L’Olivier, 2004), du général cherche à s’« extirper du laby- décloisonnement. Autant les Grecs sont tours burlesques, ses pirouettes, zis. Pardonné d’avoir quitté, en où, comme le laisse entendre le titre, on rinthe », c’est-à-dire à « atteindre la grands lecteurs de traductions, autant anathèmes et bastonnades. Voici un O 1992, sa terre natale pour l’Anglet- découvre des personnages aussi hauts mer ». Le destin de cette poignée d’hom- leurs meilleurs auteurs ont souvent du choix de ses farces anonymes et terre. Pardonné d’avoir été jusqu’à choi- en couleur que peu recommandables mes – héros et lâches, voleurs ou déser- mal à percer à l’étranger. Une femme populaires, dont on retrouve des sir l’anglais comme langue d’écriture. (pope irascible et fourbe, médecin teurs… – dans la main d’Arès, le dieu de aura beaucoup fait pour le rayonne- avatars sur tout le pourtour de la Après tout, il est un enfant de la diaspo- véreux, faux paralytiques, évêque passé la guerre, voilà ce qui forme la toile de ment de la littérature néo hellénique. Il Méditerranée. Fl. N. ra, un de plus (1). Un enfant prodige maître dans le mensonge et l’impostu- fond de cette étrange épopée où l’on s’agit d’une Française, mariée à un Traduit du grec et adapté par Marie que les milieux littéraires grecs recon- re…), le tout dans un lieu sans nom : reconnaît le talent de Panos Karnezis, Grec, et grecque de cœur depuis long- Gaulis, Zoé, « Classiques du monde », naissent pleinement comme un des une métaphore de village égaré au bout son art de la caricature, son style ner- temps, Catherine Velissaris. Dans les 248 p., 20 ¤. leurs. Peut-être parce qu’il met en scène d’une route défoncée par le soleil et les veux, son sens du grotesque. Peu à peu années 1980, à l’Institut français d’Athè- une « Grèce générique », comme il l’ap- nids de poule… apparaît l’origine de la malédiction qui nes, elle lance une coédition avec Actes THESSALONIQUE À LA pelle, et dont il fait en quelque sorte son C’est d’un autre bout du monde qu’il pèse sur ce corps expéditionnaire. Une Sud, faisant ainsi connaître ou redécou- PREMIÈRE PERSONNE, « laboratoire romanesque ». est question dans Labyrinthe, le premier malédiction qui ressemble au Minotaure vrir en France Andréas Embiricos, Tha- de Sarkis Serefas et Haris Rien pourtant ne le prédestinait à roman traduit de Panos Karnezis. Un tapi au fond du labyrinthe de chaque nassis Valtinos, Takis Théodoropou- Yiakoumis. l’écriture. Né à Patras, dans le Pélopon- néant aride qui fait inévitablement son- conscience et que chacun devra affron- los… Puis elle fonde Ekemel, le centre MYKONOS ET DÉLOS À L’AUBE nèse, en 1967, il obtient un diplôme d’in- ger à Buzzati et son Désert des Tartares ter seul, sans Ariane et sans fil. a de traduction littéraire d’Athènes, qui DU XXe SIECLE, génierie à Oxford, entre chez British ou, plus encore, à l’admirable nouvelle Florence Noiville œuvre pour la traduction des lettres de Lucie Bonato et Haris Steel à Bristol, puis chez Rolls Royce à du grand écrivain grec Thanassis Valti- grecques vers les autres langues euro- Yiakoumis. Sheffield. Mais l’ennui le gagne. A la lec- nos, La Marche des neuf (IFA/Actes Sud, (1) Environ 6,5 millions de Grecs vivraient péennes. Devenue directrice du Centre A la frontière du document historique ture d’une petite annonce, le voici tenté 1993), dont le thème de départ est pro- aujourd’hui hors de leur pays. national des lettres grec, elle crée en et de la fiction, ces « Carnets de 2004 la Foire du livre de Thessaloni- voyage rêvé » font le pari d’un que, dont la troisième édition s’est dépaysement spatial et temporel. tenue du 25 au 28 mai et où, avec Mykonos et Délos sont Claudio Magris en hôte d’honneur, la photographiées et racontées par les Nicos Panayotopoulos, romancier lié au destin de son peuple symbolique du dépassement des frontiè- archéologues de l’Ecole d’Athènes au res apparaît clairement. cours des grandes fouilles du début « Thessalonique n’est pas une foire de du XXe siècle. Dans un autre L’imposture de l’archevêque plus, explique Catherine Velissaris. C’est opuscule, la ville de Thessalonique un rendez-vous où l’Europe est invitée à reçoit un traitement plus audacieux rencontrer ses extrémités les plus orienta- encore : les photographies u’est-ce qui s’écrit aujourd’hui histoire ironique et loufoque d’un homme l’était nettement moins qu’il les. » L’idée est double. D’abord, organi- centenaires, pour la plupart dans la patrie de Georges Séfé- généticien excentrique découvrant un n’en avait l’air. Le livre s’ouvre ser une vitrine de la production grec- anonymes, sont commentées «àla Q ris et d’Odysseus Elytis – deux jour le « gène du génie artistique ». Grâ- d’ailleurs sur un article de journal que. Hestia, Kastaniotis, Patakis, première personne » par des Prix Nobel de littérature grecs, ce à son test infaillible, le savant se exhortant l’ecclésiastique à confesser Polis… : tous les grands éditeurs athé- autochtones ou des visiteurs, tantôt récompensés respectivement en 1963 proposait de délivrer l’hu- devant son peuple « par niens étaient venus en force, illustrant réels, tantôt fictifs. Le vertige est et 1979 ? De quoi se nourrit l’imaginai- manité créatrice de ses quels tours de passe-passe il le dynamisme de leur profession – avec parfait quand, après le grand re hellène ? Et quelles en sont les tra- arrogants imposteurs. On en est arrivé à vouloir canoni- quelque 8 000 titres en 2004, la produc- incendie de 1917, les ruines calcinées ductions formelles ? Pour répondre à imagine l’émoi chez les ser l’orphelin, à seule fin tion grecque a crû de plus de 16 % de la ville évoquent celles des grandes ces questions, Panos Karnezis (né en artistes sommés, pour être d’obtenir le soutien d’un entre 1999 et 2004. Mais il s’agit aussi, cités antiques englouties. Fa. C. 1967) et Nicos Panayotopoulos (né en joués, exposés ou publiés, riche monastère en vue d’oc- comme dans l’Antiquité, de retisser des Traduit du grec par Dané Verlet et 1963) offrent deux exemples parlants de fournir, non plus un cuper le trône épiscopal ». liens intellectuels et commerciaux avec Irène Papaikonomou, éd. Kallimages, et assez caractéristiques de ce qui échantillon de leur œuvre De la guerre vue à tra- les voisins balkaniques et ceux du pour- chaque volume 192 p., 30 ¤. anime aujourd’hui la génération des mais un prélèvement de vers la Catastrophe d’Asie tour méditerranéen. Ainsi les stands du quadragénaires. leur sang… Mineure chez Karnezis, à Maghreb et de l’Egypte côtoyaient-ils DESMOS nº 22 Comme Karnezis (lire ci-dessus), Après cette jolie parabole l’analyse du pouvoir et du ceux de la Slovénie, de la Serbie, de la Outil essentiel pour les études Panayotopoulos est ingénieur de for- sur le talent et ses « obscu- poids de l’orthodoxie chez Roumanie et surtout de la Bulgarie, où néohelléniques, la revue Desmos – en mation, mais, cinéaste et romancier, il res séductions », Nicos Panayotopoulos, on sent la Grèce est actuellement le deuxième grec, « le lien » – propose, dans ce vit et travaille à Athènes. Et comme Panayotopoulos revient à SAINT HOMME que la littérature grecque, investisseur après l’Allemagne et où la 22e numéro, un dossier sur la pour Karnezis, Saint Homme est le un univers beaucoup plus (Agiographia) étroitement liée au destin langue grecque gagne du terrain. « gallophonia » ou francophonie des deuxième de ses ouvrages qui nous grec mais où les thèmes de de Nicos de son peuple, n’en a pas Quant à la Turquie, elle était venue Grecs au travers de différentes parvient en français. Il y a deux ans, l’imposture, de la roublar- Panayotopoulos. moins trouvé une manière avec un stand important. « Bizarre- œuvres d’écrivains comme celles de on avait découvert sa voix drôle et dise et de l’appât du gain bien à elle de traiter de ment, beaucoup de traductions du grec Kazantzakis, Elytis, Antoniou... L. Ch. mordante avec Le Gène du doute, l’un demeurent au cœur de son Traduit du grec sujets universels. Sans rien vers le turc et vice versa transitent aujour- Librairie hellénique Desmos (14, rue des premiers romans grecs à réveiller inspiration. C’est d’une par Gilles Decorvet, renier de ses racines millé- d’hui par l’anglais », regrettait une jour- Vandamme, 75014 Paris), 112 p., 11 ¤. l’enthousiasme de Gallimard, qui « affaire » qu’il s’agit ici : Gallimard, 288 p., naires. Et avec, presque naliste de CNN Turk. Là où la politique n’avait plus rien publié dans ce do- la ténébreuse affaire de 21 ¤. toujours, ce mélange de échoue, la culture parviendra-t-elle à Signalons également le récit de Nikos maine depuis l’époque de Pandelis Ioannis l’Orphelin, mort en gravité et de sarcasme qui édifier des passerelles ? On ne serait Kokantzis, Gioconda, traduit du grec Prevelakis, Marguerite Liberaki, Vassi- 1940 et qu’un archevêque grec s’ap- lui confère cette place si originale pas étonné que Catherine Velissaris soit par Michel Volkovitch. Ed. de l’Aube, lis Vassilikos ou Costas Taktsis… Une prête à canoniser lorsqu’il reçoit une dans la littérature européenne. a un jour tentée par ce nouveau défi. a 128 p., 11,80 ¤. En librairie le 15 juin. trouvaille donc que ce Gène du doute, longue missive expliquant que le saint Fl. N. Fl. N. 0123 LIVRES DE POCHE Vendredi 9 juin 2006 5

Cinq titres pour redécouvrir l’un des grands écrivains italiens Tabucchi, l’intranquille

’occasion est trop belle : la paru- La vie, magnifique énigme : « C’est fuse » aux multi- tion, chez Gallimard, en un tissu, tous les fils se croisent »,dit ples nuances. Il « Folio » et dans la collection l’un des personnages. Ou encore, parle de l’écrivain L « Du Monde entier » de cinq ailleurs : « j’aimerais bien comprendre qui, s’il parvient à titres – dont la traduction a été entière- un jour comment fonctionne la courroie percevoir « le méca- ment révisée par Bernard Comment – de transmission qui relie tous les mor- nisme des choses », de l’un des grands auteurs contempo- ceaux de ma vie (…), il faudrait ouvrir le ne peut prétendre rains permet de redécouvrir Antonio coffre et étudier le moteur qui ronfle, met- connaître leur Tabucchi. Mieux même : de tenter de tre tout en relation, tous les instants, les secret. Dans Le Jeu repérer ce qui relie ses œuvres. personnes. » Dans « Rébus », le narra- de l’envers, il mon- Dire que chez Tabucchi, il est beau- teur émet une hypothèse : « Parfois tre – Velázquez et coup question de chaleurs estivales, de une solution ne semble plausible que par Pessoa (via Alvaro vivants fantômes, et de bourdonnantes (…) le rêve. Peut-être parce que la raison de Campos, un des céphalées est insuffisant, mais significa- (…) ne parvient pas (…) à établir une hétéronymes du tif. Chez lui, tout est dans l’entre-deux, totalité, qui est une forme de simplicité. » poète portugais) à dans ces moments entre veille et som- Mais voilà, chez Tabucchi, rien n’est l’appui – l’envers meil. Dans ces petits riens qui font la figé, et jamais de certitude. Le pourfen- du décor et de la vie, alors même que la vérité meurt sou- deur de Berlusconi n’a ni l’arrogance vie, du réel et de vent sans avoir « trouv[é] de mari ». ni la prétention d’apporter de réponses l’imaginaire. Tout Quel est donc ce « petit rien » qui définitives aux questions qu’on lui ou ne serait-il dès lors transite de livre en livre, c’est-à-dire qu’il se pose. (et d’abord) que – si l’on appréhende dans son ensem- fiction ? ble l’œuvre multiple de Tabucchi – de Clair-obscur Malgré son désir rêves en romans, d’hallucinations en Récits dans le récit, les fables d’Anto- de comprendre, JUAN MANUEL CASTRO PRIETO/VU sonates, et d’énigmes policières en nio Tabucchi sont de véritables bijoux Tabucchi se méfie essais ? Peut-être une certaine poétique métaphysiques. Ainsi dans Le Fil de des miroirs : bien loin de refléter l’ima- mes, Antonio Tabucchi est devenu – Chez Gallimard, en « Folio » : Tristano du doute et des malentendus. En l’horizon, où la ligne semble toujours ge, souvent ils « la chavirent ou l’absor- mais peut-être l’a-t-il toujours été ? – meurt (traduit de l’italien par Bernard préambule de Petites équivoques sans en mouvement, difficile – sinon impos- bent ». De même qu’il sait – comme il un intranquille. De ceux qui instillent Comment), 260 p., 6,40 ¤ ; Le Jeu de importance, Tabucchi explique com- sible – à atteindre. Ici encore, il dit s’en explique dans sa brillante postface le doute, cherchent les fissures, inter- l’envers (traduit de l’italien par Lise ment il a tendance à « repérer » ces « notre impuissance à saisir les liens véri- à Requiem – que les rêves peuvent vous rogent la réalité. Chapuis, 256 p., 6,40 ¤; Requiem « incertitudes, compréhensions tardives, tables qui unissent les choses ». Dans jouer de drôles de tours. Ce roman hal- Et c’est ainsi que le romancier (traduit du portugais par Isabelle Pereira, inutiles regrets, souvenirs peut-être trom- Tristano meurt – long et génial monolo- lucinant et hallucinatoire, venu à lui en italien fait dire à Tristano : « Ce n’est avec la collaboration de l’auteur), 186 p., peurs, erreurs stupides et irrémédia- gue dont un grand comédien devrait, portugais, est un hommage à son pays pas vrai que Verba volant. Verba 5,90 ¤ ; Le Fil de l’horizon (traduit de bles ». Et de constater : « Les choses un jour, tenter de s’emparer d’adoption, celui de son cher Pessoa, manent. De tout ce que nous sommes, l’italien avec la collaboration de Bernard décalées exercent sur moi une attraction – Tabucchi dit les souvenirs, réels et auquel il a consacré plusieurs textes et de tout ce que nous fûmes, ne restent Comment et de l’auteur. Traduction irrésistible. » Dans le premier récit, qui fantasmés, l’existence en noir et blanc, qu’il a traduit en italien avec l’aide de que les paroles que nous avons dites révisée), 112 p., 5,40 ¤. donne son titre à l’ouvrage, le narra- et le clair-obscur qu’y apporte la vie. Il sa femme. Alors, il va et vient dans le (…), et non ce que je fis en tel lieu donné Dans la collection « Du monde entier » teur s’interroge sur les rôles que, pris questionne les notions d’héroïsme, de temps et, à travers les rêves des autres, et à tel moment donné du temps (…). Le de Gallimard : Petites équivoques sans dans des jeux de miroirs et de faux-sem- fidélité et de courage ; s’interroge sur traduit son existentielle inquiétude. verbe n’est pas au commencement, il est importance. Nouvelle traduction de blants, nous jouons tous dans le tour- « la dégueulasserie (…) du monde »,et A écrire les autobiographies à la fin ». a l’italien par Bernard Comment. 90 p., billon de la vie. dépeint la haine comme une « chose dif- d’autrui, à dialoguer avec les fantô- Emilie Grangeray 16,90 ¤.

Redécouvrir « Mont-Dragon » de Robert Margerit L’agent de la corruption

MONT-DRAGON teau du même nom. La proprié- laquelle il place adroitement des de Robert Margerit. té est isolée en pleine Occupa- ouvrages libertins – ceux de tion (nous sommes en 1942), Vivant Denon et de Nerciat qui La Table ronde, « La Petite entre Limoges, Ambazac et bafouent les sentiments « en les Vermillon », 432 p., 8.50 ¤. Saint-Laurent-les-Eglises. Elle pilant dans le mortier de Cythè- abrite un haras délaissé, que re ». Puis c’est au tour de Ger- obert Margerit doit reprendre Georges Dor- maine de Boismênil d’être (1910-1988) est oublié ou mond, meilleur cavalier du envoûtée, domptée et révélée à R à peu près. Et Mont-Dra- Cadre noir. Il est accueilli par la elle-même par le magnétique gon aussi, qui paraît en 1944 et châtelaine Germaine de Boismê- écuyer, qui a « besoin des femmes sera repris chez Gallimard en nil, veuve fort désirable, sa char- comme à un morphinomane il 1952 après que Margerit obtint mante fille Marthe, son fils Jack faut chaque jour sa dose de poi- le Renaudot pour Le Dieu nu et sa belle-sœur Hortense, qui son » : il oblige la châtelaine à (1951) et que écri- est accompagnée par un person- consentir des faveurs, elle est vit au sujet de Mont-Dragon nage supposé extravagant, col- outrée, et cette outrance même dans La Littérature à l’estomac lectionneur de coléoptères, le la soumet. En voyeur signalé, le (1950) : « Le seul roman fran- professeur Dubois. L’écuyer est libertin la force à se dévêtir dans çais qui m’ait vraiment intéressé encore présenté à « l’oncle » le parc du château, à évoluer depuis la Libération. » La Guérillière, hobereau pas- devant lui dans le plus simple Il reste que le livre est consi- sionné d’équitation, à Gaston, le appareil, certain, comme le cardi- déré comme scabreux par la commis des Boismênil, à nal de Bernis, que « l’embarras presse catholique de l’époque, Michel Pontfermier, l’ami de de paraître nue fait l’attrait de la dont « l’onction » de Gracq ne Jack qui courtise Marthe, et à nudité ». Enfin, c’est Pierrette, la calme pas la bigoterie ; mais le Pierrette la femme de chambre, femme de chambre, qu’il pousse sacrement de l’auteur du Rivage délicieuse lesbienne. Cette peti- dans les bras de sa maîtresse : des Syrtes servira d’estime ou de te société qui vit en vase clos est « Il comptait jouir à la fois du renom à un écrivain limousin rapidement tourmentée – ou spectacle de leur charme et de la d’origine briviste, dont l’audien- déréglée, ou dénudée, c’est notion de leur avilissement. » ce, jusqu’ici, demeurait provin- selon – par Dormond, « laid et Dormond est un homme assu- ciale. Cette habilitation et le attirant », que l’on découvre rément supérieur. Il est le vrai prix Renaudot fournirent à Mar- peu à peu acharné à corrompre miroir de ces femmes du châ- gerit les moyens d’une visibilité « une famille voltairienne où l’on teau. Ce qui passionne, intrigue, plus large, même si son œuvre pratique la lettre de la religion déroute dans ce roman luxu- est confidentielle. pour raison politique ». riant et magnifique, c’est la quê- Mont-Dragon est un vallon Il s’intéresse d’abord à la te métaphysique de l’écuyer. a du Limousin qui abrite le châ- jeune Marthe aux mains de Vincent Roy

ZOOM

ZAYDE, musulman. Religion, rivalités personnages, historiques, de Madame de Lafayette de pays, langue, tout les sépare. inventés ou inspirés de célébrités Sur une plage, après une Quand elle disparaît, Consalve réelles, les principaux étant tempête, Consalve, fils d’un n’a de cesse de la retrouver. exposés au choix entre la rigueur prince castillan, découvre le Moins connu que La Princesse du devoir et l’abandon à la corps d’une femme qu’il croit de Clèves qu’il précède d’une passion. Dans la belle écriture morte... « Mais quel fut son dizaine d’années, ce roman, situé du XVIIe siècle, une « histoire étonnement quand il vit au travers dans l’Espagne du Xe siècle, espagnole » applicable à tous les des horreurs de la mort a tous les ingrédients du roman lieux, à tous les siècles. P.-R. L. la plus grande beauté qu’il eût d’aventures – enlèvements, Présentation de Camille jamais vue. » Cette beauté, duels… – mais surtout il innove Esmein-Sarrazin, GF c’est Zayde, la fille d’un prince dans la psychologie des Flammarion, 300 p., 8,30 ¤. 0123 6 Vendredi 9 juin 2006 DOSSIER

Les faits divers font-ils de bons romans ? Affaires d’écriture

la « une » des quotidiens du mercre- rien fait plus que résoudre un cas d’espèce ; il don- di 29 juillet 1914, deux titres se dis- ne à voir le rôle de la presse, le relais qu’elle offre putent l’attention du lecteur : «Mme à la calomnie comme la façon plus ou moins Caillaux est acquittée » et « La guerre orthodoxe dont elle double l’enquête légale en austro-serbe est déclarée ». Deux cours. Autant de règles du fait divers contempo- jours plus tard, Jaurès sera assassi- rain dont la genèse est lointaine. né.A Grande histoire ou fait divers ? Le nez sur Dans un essai décapant, Maurice Lever avait l’événement, chacun croit savoir évaluer la portée déjà étudié ces Canards sanglants (Fayard, 1993) réelle d’une information. Mais l’historien comme qui épinglent un épisode criminel pour jouer de le romancier sont-ils si faciles à circonvenir ? son mystère comme de son effroi. Et de fait, si la Avec L’avenir ne s’oublie pas, Pierre Moustiers naissance de la presse populaire est quasi syn- interroge ces moments mis en scène où l’anecdoti- chrone de la publication du Rouge et le Noir de que distrait de l’essentiel (1). A moins qu’il n’en Stendhal, inspiré de l’affaire Berthet – la formule révèle un autre, souterrain, qu’il faut du recul « fait divers » apparaît dès 1838, deux ans après pour apprécier justement. qu’Emile de Girardin a lancé La Presse, premier Jérôme a 20 ans, quand il assiste, jeune journa- quotidien à prix modique pour un public popu- liste au Fanal, au procès de l’épouse de l’ancien laire –, on repère chez les mémorialistes et diaris- président du conseil, Joseph Caillaux, qui a abattu tes de l’Ancien Régime un même souci de rappor- quatre mois plus tôt le directeur du Figaro, Gas- ter les épisodes terribles ou surprenants qui ton Calmette. Dans son bureau. Déchargeant les marquent les esprits de leur temps. Des Histo- six balles du revolver qu’elle cachait dans son riettes de Tallemant des Réaux au Journal de Dan- manchon. Orphelin précoce, le reporter a besoin geau ou aux Mémoires de Saint-Simon, focalisés de choisir l’accusée comme héroïne. Comme sur la cour, mais aussi dans les journaux de ces d’autres de se bousculer aux assises pour oublier bourgeois de Paris qui offrent une savoureuse que la guerre est sur le point d’embraser l’Europe. alternative à ces anecdotes minuscules au bruit Revenant quelque quarante-deux ans plus tard démesuré, le drame pittoresque fait écrire. sur cette semaine particulière, le narrateur n’est plus qu’un pharmacien en retraite, qu’on croit La mémoire pour seul guide indifférent à tout quand il n’est que « trop réfléchi, Il faut attendre cependant la presse moderne trop exigeant et maniaque envers la vérité ». Autant pour que le fait divers prenne toute sa dimension de raisons pour que la profession de Rouletabille, (les faits, l’enquête, le procès). son modèle, l’ait abandonné au sortir de l’enfer L’écrivain, comme l’artiste, peut cependant s’af- des tranchées. Une blessure à la tête, le secours de franchir de cet exercice convenu en captant l’anec- Marguerite, une infirmière volontaire qui devient dote pour la placer au cœur de son engagement son épouse, et, sur le tard, la conscience de ce qui créateur. Ainsi, Henri-Georges Clouzot qui partit s’est joué dans le prétoire où il a vu mourir un de la tragique épopée de « l’œil du Tigre » de monde – une rhétorique et une théâtralité dont il Tulle pour signer son chef-d’œuvre si dérangeant sait qu’elles fondaient une éthique à présent éva- qu’il valut au cinéaste du Corbeau (1943) de nouie. « La vérité ne se forme que dans la mémoi- sérieux soucis à la Libération – comment peut-on re. » La formule de Proust intéresse autant l’histo- produire une œuvre si pessimiste où l’espoir rien que le romancier, qui tentent parallèlement n’existe pas plus que la vérité ? Plus récemment, XXXXXX.Mme CaillauxCOLLECTION lors ROGER-VIOLLET de son procès, en juillet 1914. COLL. ROGER-VIOLLET. de dire plus que l’incident dont ils s’emparent. on a vu Emmanuel Carrère reprendre le dossier Jean-Yves Le Naour s’est ainsi penché sur le Jean-Claude Romand pour L’Adversaire (POL, ses propres variations intimes sur une affaire qui confesse-t-il quarante ans plus tard. Mais ce libre- dossier de ce « corbeau » qui empoisonna la ville 2000) et, aujourd’hui, c’est Philippe Besson qui se livre en écho secret bien des non-dits de sa rela- arbitre est aussi le gage du salut de l’écrivain. de Tulle de 1917 jusqu’à 1922 (2). La guerre, en fait le chroniqueur de l’affaire Grégory (où il est tion au monde… « Une infinité de nuances s’oppo- « L’écriture nous donne peut-être une responsabili- normalisant les comportements et en fixant une encore question de lettres anonymes) avec saient nécessairement à l’expression brutale et mani- té qu’on ignore, un pouvoir qui nous dépasse. Sans règle implicite que garantit la surveillance de tous L’Enfant d’octobre (Grasset), tandis que David chéenne de la vérité. Il ne fallait pas, non plus, confon- elle, on peut imaginer que les hommes perdraient la par tous comme allant de soi, a de fait accordé un Foenkinos s’empare de l’histoire de Florence Rey dre de manière absolue la littérature et la vie. » mémoire et la faculté de penser. » a large crédit à ces lettres anonymes dont l’adminis- (Les Cœurs autonomes, Grasset). Il peut ainsi tenir le geste chevaleresque et inouï Philippe-Jean Catinchi tration se sert tout en s’offusquant officiellement Reste à mesurer la latitude que le respect strict de Caillaux, saisissant la main d’Henriette au-des- de la pratique. En dénouant savamment, avec un de l’information originelle laisse au créateur. Choi- sus de la barrière du box de l’accusée pour en bai- (1) Albin Michel, 266 p., 16,90 ¤. art consommé de l’intrigue, les fils de la machina- sissant la mémoire pour seul guide, Jérôme, le nar- ser les doigts comme une quintessence de respect, (2) Le Corbeau. Histoire vraie d’une rumeur tion qui paralyse la préfecture provinciale, l’histo- rateur de Pierre Moustiers, se libère et compose de folie et de bonheur. « Sans motif sérieux », (Hachette Littératures, 216 p., 18 ¤). L’affaire « Le Rouge et le Noir » Le copieur de Vermeer

n chemin vers la maison décembre 1827, le procès d’An- vain. Avant de ressembler à Ber- articles de cette même Gazette LA DOUBLE VIE de Van Meegeren, pour que le de ses futurs maîtres, toine Berthet. De constitution thet, Julien ressemble « aux des tribunaux, Bibliomanie en DE VERMEER pot aux roses soit découvert. EJulien fait une pause dans « frêle »,d’« intelligence supé- héros de Stendhal » (Ansel), et le 1836 et Passion et vertu en 1837. (La Doppia Vita di Accusé de trahison, l’artiste doit l’église de Verrières. Sur le prie- rieure à sa position », Berthet fait divers lui a fourni tout au Après lui, les romanciers natura- Vermeer) se résoudre à révéler la superche- Dieu aux armes de M. de Rénal, entre au petit séminaire, plus un prétexte à la « cristallisa- listes ou assimilés (Zola, Mau- de Luigi Guarnieri. rie. Un tel démenti de la compé- se trouve « un morceau de devient précepteur chez tion » romanesque. passant) y verront à la fois des tence des conservateurs, experts papier imprimé, étalé là comme M. Michoud et amant (du Reste que Stendhal, comme incitations et des défis à relever Traduit de l’italien et critiques d’art laisse pantois ; pour être lu. Il y porta les yeux et moins l’a-t-il prétendu) de les autres romanciers dits réalis- pour rivaliser avec les « drames par Marguerite Pozzoli, aussi, pour confondre un milieu vit : Détails de l’exécution et Mme Michoud. Congédié, il intè- tes, est un grand lecteur de vrais », dans les colonnes des Actes Sud, « Lettres italiennes », qui n’a pas su lui faire de place, des derniers moments de Louis gre le grand séminaire de Gre- la Gazette des tribunaux (fondée mêmes journaux. A la lecture de 240 p., 19,80 ¤. le faussaire doit réaliser, sous le Jenrel, exécuté à Besançon, le… noble, reprend du service chez en 1825) et du Courrier des tribu- ces faits divers que le Grand Dic- regard de policiers incrédules, Le papier était déchiré ». Jusque le comte de Cordon, se lie à la naux (1827), ainsi qu’en témoi- tionnaire universel du XIXe siè- a notion de mensonge exis- un Vermeer nouveau… dans l’anagramme exacte de fille de la maison. De nouveau gne l’insertion par copier-coller cle définit comme les « nouvel- te-t-elle en art ? C’est ce On comprend que devant un son nom, Julien Sorel rencontre chassé, il rejette la responsabili- du procès Lafargue, autre assas- les de toutes sortes qui courent le Lque tente de définir le tel fait divers Guarnieri n’ait guè- son propre destin, dans le lieu té de ses déboires sur les époux sin de sa maîtresse, au milieu monde », les écrivains pour qui romancier Luigi Guarnieri en re eu à inventer. Il s’est contenté même où le drame adviendra. Michoud et tire deux coups de des Promenades dans Rome.Ce le réel est chose sérieuse s’interrogeant sur la singulière – et c’est sans doute là la force Le roman se met en abyme par pistolet sur Mme Michoud, pen- qu’il cherche dans ces faits trouvent quelques principes fon- mésaventure de Han Van Meege- de ce roman proche de l’essai – un « morceau de papier » colpor- dant la messe, dans l’église de divers judiciaires ? De beaux dateurs de la modernité ren. Né en 1889, cet artiste hol- de jouer de la biographie de Ver- tant une nouvelle probable- Brangues. Il est condamné à assassinats, des exemples littéraire : la poésie du romanes- landais a le tort de tourner le dos meer, dont un des grands-pères ment arrachée à une page de l’échafaud. d’énergie dans la violence socia- que habite la prose du quoti- aux avant-gardes pour se consa- fut faussaire, de la passion com- journal. Julien « froissa le le, que le docteur Sansfin pres- dien ; la banalité peut accéder crer aux sujets de la tradition fla- mune de Goering et de Proust papier », mais sa vie est déjà « Fiction théorique » crit en remède quotidien à l’ané- au type ; les anonymes sont les mande. Mésestimé par la criti- pour ce maître longtemps négli- écrite : elle est programmée Le citoyen de Grenoble a pu mique Lamiel : « Les crimes l’in- héros des temps démocrati- que, il préfère au poison de gé et dont l’étoile, à contretemps pour aboutir à un beau fait emprunter là quelques traits de téressaient ; elle était sensible à ques ; le monstrueux hante la l’aigreur la vengeance la plus et à contre-mode, s’élève depuis divers. caractère et le canevas du récit. la fermeté d’âme déployée par cer- norme ; l’insignifiant fait sens ; géniale qui soit. Etudiant avec le dernier tiers du XIXe siècle. On peut lire cette insertion Mais le roman ne saurait se tains criminels. » Outre des le fait divers, que tout le monde une précision maniaque la factu- Mais si Proust ne parvient pas d’un bout de papier dans réduire au fait divers. Dans la exempla moraux, Stendhal pui- lit, peut arriver à tout le monde. re de Vermeer de Delft, il invente à permettre à Swann d’écrire ce Le Rouge et le Noir non seule- nouvelle édition des Œuvres se aussi dans ces « petits faits Balzac l’avait déjà dit dans les toiles qui illustreraient cette texte sur Vermeer dont il parle ment comme une anticipation romanesques de Stendhal pour vrais » la promesse d’un roma- Modeste Mignon : les amorces période religieuse que certains tant, s’il se contente de faire mou- du récit, mais aussi comme la la « Bibliothèque de la Pléia- nesque en puissance et une de romans publiés dans la Gazet- avancent sans preuve dans une rir Bergotte devant la Vue de trace de son origine. Romain de », Yves Ansel montre que leçon de style sec, antilyrique, te des tribunaux « se dénouent biographie aussi lacunaire qu’im- Delft où il traque la beauté du Colomb, cousin et exécuteur tes- « l’affaire Berthet » est assez lar- comme celle qu’il demande à la terriblement, avec du vrai sang et précise. Ainsi naît Le Christ à monde sur un « petit pan de mur tamentaire de Stendhal, écrit gement une « fiction théorique » lecture du code civil. Voilà ce non de l’encre ». Ou plutôt dans Emmaüs, tenu dès son appari- jaune avec un auvent », Guarnie- dans sa « Notice » de 1854 que construite par une critique lan- qu’il faut écrire, et comment il le mélange du sang et de l’en- tion en 1937 pour le chef-d’œu- ri, lui, joue de l’émotion esthéti- « Beyle a pris le sujet de ce sonnienne avide de sources et faut écrire. cre : le rouge et le noir. a vre du maître par les plus émi- que en offrant sa propre varia- roman dans un procès criminel de modèles, soucieuse de lester Avant lui, Balzac y trouvait de Yvan Leclerc nents spécialistes du siècle d’or tion sur l’œuvre, moins faussaire qui eut beaucoup de retentisse- la fiction par du réel, et fondant quoi faire « concurrence à l’état de la peinture hollandaise. Il fau- que chantre d’une grâce absolue. e ment en Dauphiné, dans l’année la vérité du roman-miroir sur civil ». En même temps que lui, Sur ces questions, lire la revue dra la faillite du III Reich et la De la littérature comme un des 1828 ».LaGazette des tribu- une référence externe, quitte à le jeune Flaubert prend la matiè- Romantisme, « Le fait divers », saisie de la collection privée de beaux-arts. a naux relatait en effet, à la fin de dénier toute imagination à l’écri- re de ses premiers contes aux n˚ 97, 1997. Goering, où figure un Vermeer Ph.-J. C. 0123 DOSSIER Vendredi 9 juin 2006 7 La folle cavale de Florence Rey

LES CŒURS AUTONOMES tion professionnelle), les banlieues s’agiter, l’is- de David Foenkinos. lamisme progresser et Charles Pasqua, ministre de l’intérieur, proposer la loi « sécurité et liberté »… Grasset, « Ceci n’est pas un fait divers », Etudiant en lettres comme elle, c’est à la 170 p., 14,90 ¤. Sorbonne que le narrateur sympathise avec Florence Rey. Elle vient de rencontrer son premier e 4 octobre 1994, Florence Rey et Audry Mau- amour, un étudiant de philosophie de quatre ans pin escaladent la palissade de la préfourrière son aîné, passionné d’escalade. Séduisant, charis- Lde Pantin. Là, ils braquent deux policiers et matique, exalté, intransigeant, il milite sur tous les s’emparent de leurs armes. Dans leur fuite, le cou- fronts : droit au logement, sans-papiers, licencie- ple prend en otage un chauffeur de taxi et son ments économiques et CIP. Grâce à lui, c’est client. Débute alors un rodéo meurtrier qui, de la l’échappée belle pour la jeune femme élevée dans Nation à Vincennes, se soldera par la mort de cinq un milieu familial vicié par le mensonge qui personnes, parmi lesquelles trois policiers, le chauf- entoure la maladie de son père, sujet à des halluci- feur de taxi et Audry Maupin. nations sonores. Prête à tout pour se montrer à la Au matin, cheveux courts, joues creusées, pom- hauteur de celui qu’elle aime, elle abandonne ses mette droite tuméfiée – stigmate de la violence de études, ses petits boulots pour se lancer dans tous cette cavale meurtrière –, regard vide : ainsi appa- les combats et les révoltes de son compagnon. Un raît Florence Rey à la « une » des journaux. A peine temps, le couple s’installe à Nanterre où ils frayent la France se réveille-elle, sous le choc, que déjà avec les milieux autonomes ; puis, après que le autour de ce « visage d’effroi » commence à se bâtir mouvement anti-CIP soit retombé – et avec lui l’es- une légende : celle de « l’égérie numéro un » d’une poir d’un nouveau Mai 68 –, ils squattent un jeunesse révoltée. pavillon de banlieue abandonné. C’est le début de Si, dans Les Cœurs autonomes, son cinquième la dérive, d’une existence qui tourne à vide, « sans roman, David Foenkinos a choisi de ne jamais la argent, sans logement décent, avec leur amour pour nommer, comme du reste tous les protagonistes de combler la béance de leurs incertitudes. (…) Le froid ce fait divers sanglant, c’est bien Florence Rey, augmente et c’est aussi le froid qui les jettera dehors condamnée à vingt ans de réclusion criminelle, qu’il dans leur folie d’un soir ». dessine sous les traits d’une anarcho-romantique. D’un enfermement à l’autre, ainsi avance ce Elle encore qui fascine, trouble par son mystère, son roman générationnel où au cœur d’une époque mutisme, sa froideur glaciale, sa folie amoureuse, le bien restituée, David Foenkinos décrit la lente méta- narrateur imaginé par l’auteur qui observe le cliché morphose d’une jeune fille sans histoire qui fascine judiciaire et tente de le raccorder à l’image de la encore. Et permet au romancier, en se confrontant jeune femme douce et timide qu’il côtoya dans les pour la première fois au réel, de gagner une simplici- turbulences de 1994. Une année qui voit alors les té et une profondeur d’écriture inédites. a étudiants protester contre le CIP (contrat d’inser- Ch. R. « En vingt-cinq ans de police judiciaire, je n’ai jamais été confronté à un tel mutisme »

epuis le 2 juin, Frédéric Péchenard, 49 ans, nes paumés envisageant dans leur coin un braqua- est le nouveau patron du 36, quai des Orfè- ge pour s’en sortir. Cette version continue de me Dvres, dont il a gravi tous les échelons – de la paraître insatisfaisante. C’est bizarre, car le cou- section antiterroriste à l’antigang, en passant par ple possédait déjà deux fusils à pompe à canon la brigade criminelle, qu’il a dirigée pendant près scié, dont l’un acheté avec un faux passeport : l’ar- de dix ans. Ce grand flic est aussi l’auteur d’un me idéale pour braquer une agence bancaire ou polar inspiré de l’histoire d’un officier de la briga- un supermarché. C’est beaucoup plus impression- de de répression du banditisme, condamné à deux nant qu’un revolver ! Alors, pourquoi se lancer ans de prison, dont il a toujours pensé qu’il était dans une aventure aussi tortueuse, escalader une innocent (Piège pour un flic, Anne Carrière, 2003). palissade, neutraliser des policiers en armes, etc. ? En octobre 1994, à l’époque de l’affaire Florence Autre certitude : ils ne sont pas sortis d’emblée Un matin d’octobre 1984, Rey, il était numéro deux de la « crime ». pour « casser du flic », l’intention étant au départ Quel souvenir en gardez-vous ? d’attacher les agents avec leurs propres menottes C’était une affaire exceptionnelle, comme il n’en pour s’emparer de leurs pistolets. dans un coin paumé des Vosges arrive à la brigade criminelle que deux ou trois Compte tenu de ces éléments, on s’est très vite fois par an : quatre personnes tuées en même demandé s’il n’y avait pas, derrière, un groupe ter- temps à Paris, cela ne se produit jamais ! L’affaire roriste. Dans cette perspective — qui n’était plus L’ENFANT D’OCTOBRE 2001) a préféré un ton plus intimiste, prenant ce Florence Rey, pour moi, ce fut d’abord cela : une du tout celle d’une aventure à la Bonnie and Clyde de Philippe Besson. seul risque de nous faire pénétrer dans le supposé nuit difficile, une scène de crime compliquée, un — l’attaque des deux policiers de la préfourrière univers mental et psychologique des protagonistes otage choqué (le chauffeur de la R5) dont on ne prenait davantage de sens : soit que l’objectif était Grasset, « Ceci n’est pas un fait divers », et en particulier dans celui de Christine Villemin – savait pas très bien s’il s’agissait d’un vrai ou d’un de constituer un trésor de guerre, soit qu’il s’agis- 196 p., 14,90 ¤. qui, faut-il le rappeler, est toujours vivante et fut faux otage, des passants touchés, des policiers sait, en montrant leur courage, d’une sorte un temps accusée de ce crime avant d’en être inno- tués, une grosse pression médiatico-politique… d’épreuve initiatique pour entrer dans un groupus- vitons d’inutiles détours et posons d’emblée centée. Qu’est-ce qui vous a frappé dans la cule qui aurait décidé de passer à la vitesse supé- la question : Philippe Besson pouvait-il, dès Il faut pourtant relire, ce que Besson ne fait pas personnalité de Florence Rey ? rieure. C’est une piste autour de laquelle nous Elors qu’il avait choisi d’écrire sur l’« affaire assez, la presse de l’époque. Expérience passion- Son mutisme. Tout au long de la garde à vue, avions travaillé et auditionné beaucoup de Grégory », inventer de très longues citations de nante, faite de gros titres, de fac-similés de lettres elle n’a pas dit un mot. En vingt-cinq ans de poli- témoins, notamment issus des milieux autono- Christine Villemin, la mère du petit garçon retrou- du corbeau, de « confessions », de « plaidoyers », ce judiciaire, je n’ai jamais été confronté à une tel- mes. Mais nous n’avons pas pu le prouver, et Flo- vé mort dans la Vologne le 16 octobre 1984 ? Car, d’interviews et enquêtes en tout genre, à croire que le attitude. Cette jeune femme de 19 ans, d’appa- rence Rey n’a jamais rien lâché à ce propos. pour le reste, il n’y aurait pas grand-chose à dire la fine fleur du journalisme français s’était donné rence frêle, inconnue des services de police, mon- Que des romanciers s’approprient des faits de L’Enfant d’octobre, sorte de synthèse bien écrite rendez-vous là-bas, sur les bords de la Vologne. Et trait une froideur et une dureté absolues. C’était à divers, cela pose-t-il à vos yeux un d’un des plus fameux faits divers que la France ait puis il y a aussi cet article de . A la fois étrange et impressionnant. Dans plusieurs quelconque problème éthique ? connu. l’époque, on l’avait dit « scandaleux ». A la relectu- passages du roman, j’ai d’ailleurs retrouvé ce que Avec Les Cœurs autonomes, on est quand même D’emblée, une note de l’éditeur, Grasset, sous re, c’est un véritable morceau de littérature écrit j’avais alors ressenti. Ainsi, quand elle y est décri- un peu dans le faux roman : le récit est très l’intitulé, bizarre, de cette nouvelle collection, par quelqu’un qui confesse : « J’aime le crime. » Et te comme « parfaitement forte, hiératique dans le proche de la réalité, surtout la seconde partie, « Ceci n’est pas un fait divers » : « Ce roman est à qui conclut ceci, et pas autre chose, s’agissant de drame »,ou« concentrée, précise, inhumaine ». Par d’une grande précision dans la reconstitution des l’évidence inspiré de faits réels connus de chacun son « héroïne », « Christine V. » : « Elle est encore son côté glacial et son extrême détermination, elle faits et qui, d’ailleurs, rééquilibre ou corrige la depuis plus de vingt ans. Toutefois la reconstitution seule dans la solitude, là où sont encore les femmes du me faisait penser à certaines militantes d’Action première. Il s’agit presque d’un copié-collé de la romanesque effectuée par l’auteur l’a amené à prêter fond de la terre, du noir, afin qu’elles restent telles directe ou de la Fraction armée rouge, à Nathalie procédure ! D’une manière générale, je pense que à certains protagonistes des propos fruits de son ima- qu’elles étaient avant, reléguées dans la matérialité Ménigon ou Joëlle Aubron notamment. la règle devrait être identique pour tous : s’interdi- gination. » Et puis, en exergue, cette citation, extrai- de la matière. Christine V. est sublime, forcément Reprocheriez-vous au roman une certaine re de parler d’une affaire aussi longtemps qu’elle te du célèbre article publié sur cette affaire par Mar- sublime. » La semaine où paraissait cet article, Le complaisance ? n’a pas été définitivement jugée. Pour moi, la limi- guerite Duras dans Libération (daté 17 juillet Nouvel Observateur publiait un entretien avec La première partie, qui retrace la lente dérive te est là. En revanche, que des journalistes ou des 1985) : « Ce crime est insondable. Souvent on le perd Edgar Morin qu’il faudrait, lui aussi, relire. Il y du couple avant leur cavale sanglante, m’a en écrivains entreprennent une contre-enquête, cela de vue là où on croyait le trouver et il disparaît quand explique de manière lumineuse les ressorts du fait effet gênée par ce côté histoire d’amour presque ne me gêne pas, pourvu que cela soit fait avec on s’en approche. De très près il n’en reste rien que la divers, de celui-ci et des autres, et analyse les rai- émouvante dans laquelle se seraient englués deux sérieux. Quand on écrit des choses, il faut se monstruosité de l’innocence. Dans ce crime on est allé sons des dysfonctionnements judiciaires – dans oisillons tombés du nid, forcément sympathiques méfier : les gens ont tendance à y croire [rires] ! jusqu’à la dernière couche du mal. » l’affaire Grégory, mais cela vaut pour beaucoup puisque révoltés. Dans cette configuration, Audry J’ajouterai qu’il y a deux écueils à éviter : ne pas d’autres grandes affaires. « Le besoin psychologique Maupin apparaît comme le meneur. Sa compagne tomber dans l’illusion rétrospective, qui consiste « Besoin de trouver un coupable » urgent de trouver un coupable a étouffé les mécanis- n’aurait eu qu’un seul souci : ne pas le décevoir. à se demander en 2006 pourquoi certaines techni- Le « roman » de Besson peut alors commencer : mes de correction de l’erreur », estimait-il. Vingt ans Or, quand on est flic, qu’on voit au quotidien des ques d’enquête — très évolutives en matière de « Un matin d’octobre 1984, à la “une “des journaux, avant Outreau. personnes martyrisées et des familles de victimes police scientifique — n’ont pas été appliquées dix on découvre le visage d’un enfant, quatre ans peut- De tout cela, de la « monstruosité » de l’affaire effondrées, on a un peu de mal à être dans l’empa- ou quinze ans plus tôt. Sans compter que la loi être, une espièglerie dans le regard, des boucles bru- Grégory – « L’irruption d’une tragédie grecque dans thie ! N’oublions pas que Florence Rey s’était change, de même que la société dont la police nes, une bouille ronde et souriante. Immanquable, le une famille des Vosges », disait Edgar Morin –, de quand même préparée à tuer et qu’elle a laissé des n’est jamais que le reflet. Autre travers : les sourire… » Dès lors que faire ? Refuser le procédé ce qu’elle révèle de nous-mêmes, de la France et de vies saccagées. A aucun moment, y compris lors donneurs de leçon assis à leur bureau qui dispo- narratif consistant à raconter l’histoire de manière ses institutions, Philippe Besson ne dit finalement de la reconstitution, l’héroïne du roman n’a balbu- sent de trois ans pour réfléchir à ce qu’il aurait chronologique, en intercalant des propos inventés pas suffisamment. Comme si l’histoire l’avait inti- tié la moindre parole de remord, de honte ou de fallu faire quand vous disposiez d’un trentième de Christine Villemin entre chaque chapitre ? Ou midé et qu’il avait éprouvé la nécessité de la lisser, regret. Aussi, la thèse de la jeune fille tombée de seconde pour prendre une décision ! Dans le lire, tout simplement ? A dire vrai, il n’y a, hors ce de lui trouver des ressorts cohérents, rationnels. dans les griffes de l’odieux Audry Maupin ne cas de Florence Rey, on peut enfin s’interroger : procédé « romanesque », rien de scandaleux dans Alors oui, c’est vrai, il cite longuement Christine Vil- m’a-t-elle jamais convaincu. la sortie de ce roman est-elle absolument étrangè- L’Enfant d’octobre. Au contraire même, et c’est, lemin. Paradoxalement, c’est sans doute l’aspect le Et la dimension politique de l’affaire ? Au re au fait qu’elle a purgé douze ans de prison et paradoxalement, tout le problème. Plutôt que de plus intéressant de cet ouvrage, les seuls instants début du livre, on les voit notamment côtoyer qu’une libération conditionnelle peut être deman- décrire l’énormité du phénomène, cette sorte de où il s’autorise vraiment à y instiller une part de le milieu des autonomes… dée dans le droit français à mi-parcours de la folie collective qui s’empara, dans ce coin paumé romanesque. Mais on est loin, très loin, de Margue- On entre là dans le deuxième temps de l’enquê- peine ? a des Vosges, de la justice, des médias et, in fine, de rite Duras. a te et dans l’un de ses aspects les plus énigmati- Propos recueillis par Alexandra l’opinion publique, l’auteur de Son frère (Julliard, Franck Nouchi ques. Le roman penche vers la thèse de deux jeu- Laignel-Lavastine et Christine Rousseau 0123 8 Vendredi 9 juin 2006 ESSAIS l’intelligence Mao du monstre

Dans une biographie d’une ampleur considérable, Jung Chan et John Halliday dressent un réquisitoire accablant contre le Grand Timonier ; responsable de la mort de plus de 70 millions de Chinois

’inventeur de la société sans C’est donc une aventure du XXe siècle Mao vers la fin classes à la chinoise était une que Chang (auteur de Cygnes sauvages) des années ordure de première classe. Il et Halliday offrent à relire. Celle d’un 1920. SIPA était difficile d’en douter pauvre type issu d’un milieu paysan de depuis de nombreuses la Chine de la fin du XIXe qui va s’offrir, années ; mais lire page après à coups de mensonges, de trahisons, de Lpage l’exposé clinique le plus méticu- poker politique aussi, le dernier empire leux à ce jour, sur ce volume aussi énor- du monde, à la faveur du « marxisme » me que salutaire, récompense de la stalinien. La foi politique ? La vision pla- patience. nétaire ? La volonté d’une avancée Mao Zedong – Mao Tsé-toung com- humaine ? Cessons de rêver et abandon- me on l’écrivait autrefois, lorsque les éli- nons les clichés présidentiels qui ont fait tes occidentales lui vouaient encore un dire à Valéry Giscard d’Estaing qu’avec culte – n’était pas seulement ce bour- son trépas, le 9 septembre 1976, s’étei- reau de la Chine qu’on a fini par recon- gnait « un phare » de l’humanité. naître grâce à la révolution culturelle Mao, dès l’adolescence, n’est pas le des années 1960, bouquet final de son visionnaire romantique de ses chromos « feu d’artifice ». C’était aussi un person- sulpiciens. Il est tout sauf sympathique. nage tyrannique, médiocre, à la seule Il se décrira à plusieurs reprises sous les intelligence des méchants et animé par traits d’une sorte d’anarchiste céleste une obsessive volonté de destruction. épris de poésie (la sienne restant médio- « Un monstre », disent volontiers cre). C’est plutôt un besogneux de la Jung Chang et Jon Halliday. C’est pres- combine qui profite de « coups » ou les que lui faire trop d’honneur. Du portrait fomente contre ses meilleurs amis dans qu’ils dressent ressort un personnage une obsession arriviste. Et accessoire- d’une petitesse exis- ment un plagiaire. Esthètes et grapholo- MAO, tentielle démulti- gues s’accordent sur la mégalomanie L’HISTOIRE pliée par le fait qu’il que trahit son écriture. INCONNUE réussit à régner sur Chaque chapitre de cet ouvrage qu’il (Mao, the la plus vaste popula- a fallu une dizaine d’années pour compo- Unknown tion de la Terre et à y ser, et qui rassemble un nombre de sour- Story) propager le malheur ces croisées impressionnant, amène un de Jung sur une échelle inédi- tel lot de révélations nauséeuses qu’on jours du cadavre qui gît aujourd’hui au Apprenti « révolutionnaire », il a une lacs » de la légende chinoise traditionnel- Chang et te même de la part en arrive à se demander par où il boite- beau milieu de Pékin, en totale contra- propension à fuir les responsabilités, voi- le s’est réincarné sous le faciès avenant John Halliday. de ses deux plus célè- rait… Recherche inutile. A quelques diction avec la tradition funéraire chinoi- re à dénoncer ses camarades. Embarqué d’un « prêtre-ouvrier » s’exprimant bres contemporains, erreurs mineures près, et que des intéres- se, d’une part, et avec la réalité capitalis- dans la guerre, il se dérobe souvent, dans un dialecte provincial inintelligible Traduit de Hitler et Staline. sés ont rectifiées, l’individu dont il est tique l’environnant, par ailleurs. s’abrite derrière des problèmes fami- pour la plupart. l’anglais par On savait déjà question est bel et bien le responsable L’idée – colportée par l’Américain liaux ou médicaux (insomniaque, il va Personne ou presque ne voit à l’épo- Béatrice Vierne beaucoup de choses d’un mythe usurpé ancré dans une indi- Edgar Snow, premier du genre – que vite devenir hypocondriaque), se défaus- que l’immense gâchis humain qui déjà et Georges sur le monarque cible cruauté. Mao fut le grand inspirateur du commu- se sur ses compagnons de route. Art se cache dans les zones « rouges ». C’est Liebert avec le régnant, depuis le nisme asiatique a fait long feu. Celle qu’il portera à son sommet une fois au la naissance du « laogai », le goulag concours travail de défrichage Système clanique qu’il aurait été une sorte de « maître faci- pouvoir. chinois, nouvelle forme d’une « déporta- d’Olivier de pionniers comme Surtout, Chang et Halliday doivent à litateur » de son application vole elle Parmi ses frères de combat, tous se tion intérieure » qui existait déjà sous Salvatori Simon Leys voilà leurs sources originales d’avoir pu aussi en éclats. La faillite de « l’homme méfient de lui. A commencer par Zhou l’Empire mandchou. Quelques dizaines Gallimard, plus de trente ans. reconstituer par le menu ce qui fait la nouveau », mort avec son inventeur Enlaï, qui a la confiance de Moscou. de milliers de victimes préfigurent loca- 864 p., 28 ¤. Sur le personnage spécificité de l’histoire des communistes dans une décadence de sérail, ramène le Dans ce vivier aux mille trahisons, Mao lement les horreurs d’après la défaite de intime, son médecin chinois, à savoir les liens personnels très personnage à l’un des pires tyrans de parvient à survivre grâce à son unique Tchang Kaï-chek, en 1949 : campagne personnel, le défunt Li Zhisui en avait étroits – de l’amitié à l’extrême mé- l’Histoire. Ses meilleurs élèves étrangers talent : jouer l’un contre l’autre. d’« extermination des contre-révolution- dit de vertes et de pas mûres voici quel- fiance, quand ce n’est pas au chantage – furent les Khmers rouges – même eux Plus tard, il invente de toutes pièces naires » en 1951-1952, envoi en camps ques années : son goût du confort, son tissés entre eux par les principaux répudièrent la tutelle chinoise dans le une des grandes fumisteries du XXe siè- de travaux forcés de la petite classe intel- amour de la chair (en assiette ou au lit), acteurs : Mao, mais aussi Zhou Enlai cours de leur règne assassin au Cambod- cle : la Longue Marche, « saga » de lectuelle demeurée sur place ou rentrée sa crasse, sa duplicité, son colossal égo- (Chou En-laï), Zhu De, Liu Shaoqi (Liu ge (1975-1979). « sa » victoire. En réalité, ce fut la au pays en 1957-1958, famine de centrisme (lire ci-contre). On en décou- Shao-chi), les épouses des uns et des Etudiant, il rejette l’autorité du père débandade d’une armée en haillons vers 1961-1962, révolution culturelle de vre plus encore grâce à l’ouverture pro- autres, puis leurs respectives progénitu- mais conserve toute sa vie son amour un repaire de montagne, Yan’an, d’où 1966-1969… Combien de morts ? Soixan- gressive des archives soviétiques et aux res. Ce système clanique, dans une bon- pour sa mère. Jeune militant, il n’appa- les troupes de Tchang Kaï-chek peine- te-dix millions, disent Chang et Halli- confidences qui commencent à filtrer de ne mesure, explique la pérennité de l’édi- raît pas dans les rangs des plus décidés ront à le déloger. Mais la légende est day, trop prudents selon certains. a Pékin même. fice politique. Celui-ci se réclame tou- à faire bouger la société chinoise. née. Le « bandit des montagnes et des FRANCIS DERON Secrets d’alcôve Ils étaient tous coupables

LA VIE PRIVÉE ce prudent sur le livre pour ne ne erreur politique de jeu- départ. S’il est un reproche – fond), permet de saisir ce qui 1956-1957, de tout ce qui res- DE MAO RACONTÉE pas écorner la réputation du fon- nesse, ni plus ni moins. mince – qu’on puisse lui faire, animait des jeunes Chinois se tait de cerveaux cultivés (un PAR SON MÉDECIN, dateur de la République populai- UMais qui devient pour- c’est de ne pas traduire l’im- lançant dans la bataille sociale demi-million d’honnêtes patrio- de Li Zhisui re de Chine. tant un fâcheux embarras mense espoir qu’a représenté d’un pays dépecé par les puis- tes), en vue de protéger Mao Mais la version originale, édi- quand on se veut Mao Zedong. le communisme pour une par- sances étrangères et meurtri des critiques. Et pendant la Traduit de l’anglais par tée à Hongkong, circulait sous le Jung Chang et Jon Halliday éta- tie de l’élite chinoise au début par ses propres tourments. révolution culturelle, pas une Henri Marcel, Frank Straschitz manteau dans les hautes sphères blissent avec précision com- du XXe siècle et la responsabili- Ces hommes, dont certains voix ne s’éleva pour éviter, par et Martine Leroi-Batistelli, politiques à Pékin. Le mal fut seu- ment le jeune Mao s’est vu met- té collective de ses chefs dans fins intellectuels, ont été écar- exemple, de laisser le chef de Plon, 680 p., 24 ¤. lement circonscrit, le paysan tre le pied à l’étrier dans l’ac- son sanglant enlisement. Tra- tés par Moscou et par une sol- l’Etat en titre, Liu Shaoqi, mou- charmeur, plein d’esprit, de cha- tion révolutionnaire, en 1925, vers naturel de l’exercice bio- datesque rurale dont Mao est rir dans ses excréments après orsqu’il est mort, en leur et de vivacité vanté officielle- par le chef en titre du parti graphique, en prêtant énormé- la monumentale caricature. avoir été violemment battu février 1995, à Chicago, à ment s’y révélant un monstre nationaliste, Wang Ching-weï, ment à Mao, les auteurs lais- Tous des hommes plus rudes pour cause de « révisionnis- Ll’âge de 75 ans, Li Zhisui froid, cynique, aux appétits qui allait se révéler par la suite sent à la périphérie du projec- que leurs prédécesseurs. Et la me » par les gardes rouges en venait tout juste de lancer un sexuels insatiables, ce qui cho- le docile fantoche des envahis- teur ces deux aspects de la plupart coaccusés devant un tri- furie. a formidable pavé dans la mare quait presque davantage que la seurs japonais dans les années saga du XXe siècle chinois. bunal de l’histoire. F. D. de l’hagiographie maoïste. Ce figure d’un stratège manipula- 1940. Un Jean Moulin devant Au suave Zhou Enlai, qui fas- neurochirurgien, né à Pékin au teur sans scrupules ni pitié. sa carrière au maréchal Pétain, Monumentale caricature cinait tant ses interlocuteurs sein d’une famille de praticiens En peignoir, au bord de sa pis- cela faisait trop mauvais effet. Un personnage-clé pour res- par ses manières raffinées, on réputés – son bisaïeul était le cine, entouré de courtisans et Mao imposa un assourdissant tituer la dimension de l’enfante- doit la méticuleuse extermina- ECRIVAINS médecin du Fils du ciel –, avait d’adolescentes, ce Mao contras- silence à ce propos (Staline, ment de la « révolution » tion fondatrice de 1951-1952, en effet osé, l’année précédente, tait violemment avec l’oracle offi- lui, a longtemps soupçonné chinoise est précisément un de quand un à deux millions de les reprendre en mémorialiste les ciant place Tiananmen. Comme Mao d’avoir travaillé pour la ses prédécesseurs à la tête du présumés « ennemis de classe et Editions souvenirs des vingt-deux ans ce médecin personnel recruté Kampétaï, la police politique Parti communiste, Li Lisan, contre-révolutionnaires » furent Bénévent passés au service de Mao (de malgré lui eut aussi un rôle politi- du Japon militariste). qui disparut dans la disgrâce et passés par les armes ou battus 1954 à la mort du Grand Timo- que – c’est lui qui observa pour Le livre de Chang et Halli- les torrents d’injures déversés à mort dans des procès aussi publient nier), qu’il avait livré en 1993 à son maître l’impact de la révolu- day montre que Mao n’a pas sur lui par le futur « Grand « populaires » que hâtifs. Au de nouveaux auteurs la BBC à l’occasion du centenai- tion culturelle à Pékin en 1966 –, « dérapé » après la conquête Timonier » et ses zélotes. Ce bon Deng Xiaoping, qui remit re de la naissance du leader on comprend que ce livre sulfu- du pouvoir, comme il eût été parcours, raconté dans un le pays sur ses pieds après la Pour vos envois de manuscrits: communiste chinois. Comme reux soit aussi un témoignage commode de le croire, mais savoureux ouvrage par Patrick mort du tyran, la Chine doit Service ML - 1 rue de Stockholm on y découvrait un portrait ico- essentiel sur la pratique politique qu’il est l’emblème presque Lescot à partir de rencontres d’abord – outre la conquête du 75008 Paris - Tél : 01 44 70 19 21 noclaste du grand homme, de Mao Zedong. a accidentel d’un système qui a personnelles (L’Empire rouge, Tibet – la déportation vers les www.editions-benevent.com Pékin préféra adopter un silen- Ph.-J. C. cafouillé criminellement dès le Moscou-Pékin, 1919-1989, Bel- camps de travaux forcés, en 0123 ESSAIS Vendredi 9 juin 2006 9

Chercheur en écologie évolutive, Frank Cézilly interroge l’un des fondements de la survie des espèces Jean Réal, conteur et historien Tout savoir sur la monogamie Justice des hommes LE PARADOXE DE pes successives, il L’HIPPOCAMPE. nous fait ainsi décou- Une histoire naturelle de la vrir les éléments de BÊTES ET JUGES monogamie, l’environnement sus- de Jean Réal. de Frank Cézilly. ceptibles de favori- ser la monogamie Buchet Chastel, 180 p., 15 ¤. Ed. Buchet Chastel, 330 p., 20 ¤. dans les différents groupes zoologi- e souvient-on, lorsque les ennemis l n’y a d’animaux monogames que ques. Au prix de « tombent comme des mouches », ceux qui ne font l’amour qu’une seule détours vers la biolo- S que le précédent implicite relève fois dans leur vie », affirmait Remy gie moderne qui sem- d’un jugement de Dieu ? Bernard de I de Gourmont dans sa Physique de bleront parfois Clairvaux, en chaire foudroya ainsi l’in- l’amour (1903). Un siècle plus tard, les ardus, mais qui don- croyable multitude de mouches qui per- progrès des sciences de l’évolution lui nent à l’ensemble turbait la consécration d’un monastère, donnent amplement raison. Noé, faisant toute sa profondeur. à en croire la Légende dorée. Une excom- monter deux à deux dans son arche les Où se situe donc, munication peu banale, dira-t-on. Pas si représentants des différentes espèces, dans cette infinie sûr, à observer le nombre de procès peut bien avoir organisé à l’occasion du diversité de mœurs, intentés aux animaux dont on a conser- Déluge la première croisière pour cou- le propre de l’hom- vé la mémoire. Même si la plupart du ples : la morale édictée par l’Ancien Tes- me ? Et quel crédit temps l’effet libérateur fut moins immé- tament a peu de prise sur la réalité de la accorder à cette asser- diat… Comme si le prodige était réservé nature animale, où la polygamie l’empor- tion, « L’infidélité : aux saints authentiques. Ainsi François te largement. peut-être dans nos d’Assise délivrant Gubbio de son loup Quoi de moins étonnant ? Du point de gènes », qui fit en prédateur par un simple prêche… vue de la logique darwinienne, la mono- 1994 la couverture On se doutait – et depuis le beau tra- gamie constitue par essence un para- du très sérieux maga- vail de Robert Delort (1984), on en avait doxe. La survie d’une espèce résidant – zine américain de précieux jalons – que les animaux entre autres – dans sa capacité à se repro- Time ? Dans la der- avaient une histoire. Mais la place qu’ils duire, et les mâles produisant dans la plu- L’histoire naturelle de la monogamie internationale Behavioural Processes,ne nière partie de son ouvrage, Frank prirent dans les ordalies médiévales part des cas bien plus de spermatozoïdes peut-elle pour autant nous être utile se prive pas de faire. Cézilly reprend un à un les thèmes abor- atteste une implication dans la machine qu’il est nécessaire pour féconder une pour réfléchir à notre propre situation Quels sont les coûts et les bénéfices dés chez les espèces animales afin judiciaire dépassant l’anecdotique pour unique femelle toute sa vie durant, ils d’humain ? Eclairer nos mariages et nos sociaux du « divorce », activité dans d’éprouver leur pertinence chez l’hu- interroger les représentations mentales n’ont en effet guère intérêt, au plan pure- infidélités passés, nos ruptures et nos laquelle excellent les flamants roses ? Y main. Sa conclusion : les données actuel- de l’Europe ancienne. ment adaptatif, à restreindre leur activité rappariements actuels – bref, nous aider a-t-il chez les mammifères une relation les suggèrent que la prédominance de la Cinéaste et écrivain, Jean Réal n’a pas sexuelle à une seule élue. L’inverse est à comprendre pourquoi la monogamie entre la constance conjugale et le fait, monogamie est un événement plutôt réellement tranché entre les deux voies. moins vrai, les femelles n’ayant quantita- humaine, prise dans son acception la pour les mâles, de s’occuper de leur récent dans l’histoire de l’humanité – Il se veut conteur, quand il reprend la tivement besoin que d’un seul mâle pour plus stricte, semble relever du mythe progéniture ? Pourquoi les primates d’où la légitimité de chercher à détermi- « légende de Chasseneux », juriste éclai- féconder tous leurs œufs. plus que de la réalité ? Certainement monogames mènent-ils tous une vie ner la part relative du biologique et du ré qui fut victime de sa tempérance au De fait, la nature est sexiste : dans le pas, répond Frank Cézilly, si l’on s’en arboricole ? Fidèle à l’esprit de Buffon, culturel dans cette dynamique. Mais le moment où les guerres religieuses assi- règne animal, la polygynie est infini- tient à un naturalisme caricatural. la perspective choisie dans cet ouvrage comportement humain ne peut être milent la tolérance au soupçon d’hérésie ment plus fréquente que la polyandrie. Plus instructive, en revanche, sera se veut à la fois « générale et particuliè- réduit à son interprétation évolutionnis- et dont la fable fait le défenseur des rats Ce qui n’empêche pas une foule d’excep- l’approche consistant à valoriser la re ». Arpentant à grands pas le chemin te, et la monogamie renverra toujours à d’Autan, ou quand il accompagne les tions de confirmer cette règle, et de nom- connaissance de la nature pour elle- qu’ont suivi ces dernières décennies la « une représentation symbolique qui résu- émissaires bernois auprès de l’officialité breuses espèces de se révéler stricte- même, sans tenter d’en extraire un pensée scientifique et la démarche expé- me les contradictions amoureuses de l’âme de Lausanne pour obtenir la délivrance ment monogames. A commencer par « message moral » pour l’humanité. Ce rimentale en matière d’écologie évoluti- humaine ». Même si l’on peut en perce- de leurs eaux infestées de sangsues au l’hippocampe, véritable et unique que ce chercheur en écologie évolutive, ve, son auteur alterne constamment l’ob- voir les reflets dans une histoire naturel- mitan du XVe siècle… Mais c’est en histo- parangon de vertu au sein du grand peu- professeur à l’université de Bourgogne servation et l’interprétation, le fait avéré le dépourvue de morale. a rien qu’il tente de dégager, par-delà le ple des poissons. de Dijon et éditeur en chef de la revue et la théorie qui lui prête sens. Par éta- Catherine Vincent pittoresque de l’événement, ce qui se joue lorsque l’Eglise fulmine contre han- netons et anguilles, souris et chenilles, sauterelles et vers blancs, au nom de l’at- teinte aux équilibres de la Création ; ou Autobiographie de l’homme nu bien lors de ces procès civils où coqs, chevaux et truies doivent rendre compte de leurs crimes, assimilés aux hommes L’ANIMAL QUE DONC JE SUIS qui se rapporte à lui-même dans l’auto- A cette occasion, Derrida avait pronon- s’enracinerait tout entière dans « la tra- qui les tenaient pour domestiqués. de Jacques Derrida. affection, qui pourrait être un oiseau et cé une conférence intitulée « L’animal dition judéo-christiano-islamique d’une Au fil des évocations, cocasses ou tra- qui se sentira vivant comme moi, et donc que donc je suis ». C’est l’intégralité de guerre contre l’animal, d’une guerre sacri- giques, c’est la peur et le sentiment d’in- Galilée, 232 p., 32 ¤. qui pourrait, en silence, dire moi, et qui cette belle intervention qui paraît chez ficielle aussi vieille que la Genèse ». A for- sécurité, magistralement étudiés naguè- sera moi ! », avait confié Derrida. Galilée, dans une édition établie et anno- ce de définir « l’animal » en général par re par Jean Delumeau, qui ressortent. Et e 9 juin 2004, quelques mois avant Bien des années auparavant, déjà, tée par Marie-Louise Mallet. Parcourant tout ce qui lui fait défaut (raison, on retiendra le départ entre les bêtes sa mort, Jacques Derrida partici- quand il parlait de lui, de sa vie ou de sa les œuvres de Kant, Heidegger, Levinas pudeur, rire, inconscient…), la pensée confinées à la périphérie du monde Lpait à une journée d’études à l’uni- survie, le philosophe délaissait les et Lacan, le penseur y montre qu’aucun moderne se serait rendue aveugle à la sociable, exclus du pacte de domesticité versité Marc-Bloch de Strasbourg. concepts pour préférer une langue de de ces auteurs n’a vraiment rompu avec finitude et au dépouillement qui consti- et donc ignorés des tribunaux, et l’ani- Après avoir dialogué avec plusieurs jeu- poésie et de prophétie, où les « mots du la conception cartésienne de l’« animal- tuent le propre de l’homme en tant que mal familier dont le crime est une trahi- nes chercheurs venus présenter leurs cœur » se mêlaient à une réflexion machine », c’est-à-dire incapable d’accé- vivant : « Rien ne m’aura jamais tant son, un dévoiement qui ruine l’harmo- travaux, le philosophe se tourna vers ses inquiète quant au statut du « vivant ». der au langage, dépourvu de subjectivi- donné à penser cette altérité absolue du nie acquise. On note du reste la progres- amis Jean-Luc Nancy et Philippe Chez lui, l’écriture autobiographique se té, donc privé de tout droit. voisin ou du prochain que dans les sive féminisation des inculpés – ou les Lacoue-Labarthe. Au cours de la conver- faisait souvent bestiaire existentiel, s’ori- « Que se passe-t-il quand on croise, nu, moments où je me vois nu sous le regard sources ont-elles mieux conservé la tra- sation fraternelle qui suivit, et dont on ginant dans ce qu’il nommait une pul- le regard de ce qu’ils appellent un ani- d’un chat », écrit Derrida. a ce de cette circonstance aggravante ? lira des extraits dans le dernier numéro sion « zootobiographique » : « J’ai une mal ? », demande Derrida. Expérience Jean Birnbaum Si l’essai manque de force et la de la revue Rue Descartes (« Penser avec perception et une interprétation très ani- apparemment anodine, certes, mais démonstration de nerf, on sait gré à Jacques Derrida », PUF, 128 p., 15 ¤), il malistes de tout ce que je fais, pense, écris, dont le philosophe fait le point de Signalons le dernier numéro de Réal de donner à lire cette chronique fut question du testament, du deuil, vis, mais aussi de tout, de toute l’histoire, départ d’un vaste geste déconstructeur « Philosophie magazine », qui consacre judiciaire d’un monde du vivant avant mais aussi de l’immortalité : « Naturelle- de toute la culture… », avait-il noté, par adressé à la métaphysique occidentale. un important dossier à la « frontière » que l’émergence des sciences modernes ment, je ne crois pas à l’immortalité. Mais exemple, lors d’une rencontre organisée Inséparable d’une position de maîtrise instable entre l’homme et l’animal (no 2, n’en redéfinisse la notion. a je sais qu’il y a un je¸ un moi, un vivant à Cerisy-la-Salle, en 1997. anthropocentrée, cette métaphysique 100 p., 4,90 ¤). Ph.-J. C. Jean-Jacques, ses bêtes, sa femme

vec les réflexions sur les belle étude du philosophe Jean-Luc l’homme ! L’étrange vie conjugale du partenaires se retrouve entre vie privée Il n’est pas certain que ce soit suffisant. animaux, on n’en finit jamais. Guichet rappelle que cette question de philosophe auprès de Thérèse Levasseur et vie publique : « Rousseau affectait de Car la plus grande difficulté subsiste : A Pour mille raisons : désir de la frontière homme-animal englobe, en semble le confirmer entièrement. Cette me traiter comme sa femme quand il était comment articuler égalité et différence, connaissance, souci de justice, pouvoirs un sens, l’histoire de la philosophie. compagne de toute une vie, dont les seul avec moi, mais ne refusait pas de me respect des spécificités et absence de de l’imaginaire, vigilance écologique, Dans son parcours, un moment-clé : le mœurs furent apparemment aussi voir traiter comme sa servante lorsqu’il hiérarchie ? Homme et femme sont rigueur des sciences, fascination de XVIIIe siècle, qui donne à cette simples que l’esprit, a mauvaise était dans le monde. » Conformément égaux sans être identiques, proches l’exotisme. S’y ajoute comme ressort interrogation une portée métaphysique, réputation. On l’a dite stupide, souillon, aux usages, la douce servante se fit autant qu’étrangers l’un à l’autre. La inusable l’énigme de la frontière – cette théologique, morale et politique sans laide, dévergondée. D’une plume alerte lutiner, notamment par Diderot, et en réflexion doit donc séparer différence et ligne à la fois évidente et invisible entre précédent. Et au sein de ce siècle, et virtuose, Jean-Didier Vincent conçut plus d’enfants que de remords… domination, empêcher qu’elles ne se « eux » et « nous ». Proche et lointain, l’œuvre charnière de Rousseau, qui Voilà comment la femme reste superposent ou se réengendrent. transparent et opaque, même et autre, hérite des questions anciennes, et les l’animal de l’homme. On lui reconnaîtra Comment ? C’est une histoire en cours. ainsi se donne et se dérobe l’animal, déplace en les redistribuant. L’âme des CHRONIQUE donc plus de corps, plus d’instinct, plus Décidément, on n’en finit jamais. a notre presque semblable, pourtant bêtes, pour Jean-Jacques, est habitée par ROGER-POL de pesanteur organique, d’intuition, radicalement étranger. le mouvement inné de la pitié. Elle d’ancrage terrestre. Plus proche de la ROUSSEAU, L’ANIMAL Ce qui ajoute à l’embarras, c’est que possède une sensibilité sans détenir, DROIT nature, elle sera inévitablement voisine ET L’HOMME ce dehors nous habite, puisque nous comme la nôtre, le pouvoir souverain de du sauvage et de l’enfant, à situer L’animalité dans l’horizon sommes aussi des animaux, la liberté. Cette âme n’est pas dépourvue contribue à la réhabiliter en lui prêtant également dans ces mêmes parages. A anthropologique des Lumières évidemment. Mais nous ne sommes pas de pensées, quoique les clartés de de très savoureuses et faussement l’origine des inégalités parmi les de Jean-Luc Guichet. au bout du paradoxe, car plus nous l’entendement lui fassent défaut. naïves mémoires, dont le manuscrit hommes, on trouve donc aussi des sommes conscients de cette animalité en De méchantes langues feront perdu resurgit à présent au terme de représentations de l’animalité. Cerf, « La Nuit surveillée », 470 p., 46 ¤. nous, et plus nous nous en distinguons observer que ces remarques concernant péripéties rocambolesques. La première réplique fut la par là même. Car nous sommes les seuls l’animal valent aussi pour… la femme. « Jean-Jacques me promit qu’il ne proclamation de l’égalité des droits. DÉSIR ET MÉLANCOLIE à nous interroger sur cette frontière Rousseau n’hésite pas à attribuer à m’abandonnerait pas ni ne Mais ce sont les différences, cette fois, Les mémoires apocryphes mobile, les seuls à la penser et à la dire. celle-ci la part de la nature dans le m’épouserait », dit-elle en résumant leur qui risquent d’être annulées. On de Thérèse Rousseau Jamais le plus délié des chimpanzés ne monde humain. Liée à la reproduction, pacte. Mais n’est-ce pas ainsi, en fin de multiplie les droits spécifiques (des de Jean-Didier Vincent. semble s’être demandé : « Quelle est la femme n’accéderait donc à la société, compte, que l’on fait aussi avec son chat animaux, des femmes, des enfants, des donc la part d’humain en moi ? » La et au politique, que par la médiation de ou son chien ? La profonde inégalité des sauvages, devenus peuples premiers). Ed. Odile Jacob, 268 p., 21,90 ¤. 0123 10 Vendredi 9 juin 2006 FOOTBALL ZOOM

LIBRE ARBITRE de Dominique Paganelli C’est un petit ouvrage vraiment passionnant, à recommander à tous les amateurs de foot. Non pas pour les dissuader, mais simplement parce que les histoires – vraies – que raconte Dominique Paganelli, qui fut longtemps journaliste sportif, font, elles aussi, partie de l’histoire du football. En Argentine, au Chili, en Russie, en Allemagne, en Roumanie, en Afrique du Nord, à maintes reprises, on a voulu embrigader le football, politiser les victoires, briser des résistances intérieures. Onze courts textes rendent hommage aux vrais héros du foot. A lire en particulier « La soixante-quinzième minute », pour connaître Mathias Sindelar, le « Mozart » du football autrichien, qui préféra, avec sa femme, se suicider le 23 janvier 1939 plutôt que de porter un maillot avec une croix gammée cousue dessus ; et comprendre pourquoi, lors de chaque match joué au Prater de Vienne, à la 75e minute, le public se lève et applaudit. F. N. Reprise de volée victorieuse de Zinédine Zidane, en finale de la Ligue des champions 2002 MARTIN/PRESSE SPORTS Actes Sud, 176 p., 16 ¤.

PLUMES ET Les coups francs de Ken Bray, docteur en physique quantique CRAMPONS de Patrice Delbourg et Benoît Heimermann Des textes Le football, un objet de science sérieux, drôles, caustiques, il en est pour tous les COMMENT MARQUER UN BUT coups francs de la catégorie Platini ou cessé « d’être une affaire de hasard, car Le football ne peut évidemment pas goûts dans ce Les lois secrètes du football Juninho, n’a pas vraiment étudié les conventions et présupposés vont être se résumer à l’étude des points de recueil qui rassemble tout ce qui (How to Score) sillages turbulents qui se créent der- remis en cause par une batterie de techni- contact entre la chaussure et la balle, ni peut s’écrire à propos de ce que de Ken Bray. rière un ballon brossé se déplaçant à ques quantifiées allant du mesurage pré- à la manière d’améliorer la friction de la Jacques Perret appelait « le plus de 25 mètres par seconde. Ken cis des mouvements du joueur en cours première sur la seconde, tout comme balle-pattes » et que l’on nomme Traduit de l’anglais Bray si. Pour ce Britannique, qui pos- de match à la détermination des techni- l’étude mathématique d’un morceau de plus fréquemment football. par Anatole Muchnik, sède un doctorat de physique quanti- ques spécifiques nécessaires à la précision Bach, si pertinente soit-elle, n’en resti- Si ce sport, dont on ne peut dire J.C. Lattès, 340 p., 19 ¤. que, le football est aussi une science. des frappes et des têtes ». tuera jamais toute l’émotion. De plus, le qu’il est un jeu sans s’exposer au Ou plutôt un objet de science. Membre Tout y passe (sans presque aucune livre de Ken Bray comporte un oubli pléonasme, n’a pas toujours ue l’on commence par un mau- associé du Sport and Exercise Science formule mathématique) et Comment majeur, capital même. En effet, on atten- suscité l’engouement qu’on vais souvenir de supporteur. Group de l’université de Bath, il publie marquer un but pourrait devenir la dait d’un ouvrage si précis, si technique, constate aujourd’hui, il a intéressé L’action se passe à Lyon, le régulièrement des articles dans des bible des centaines de millions d’entraî- où la loi du chiffre s’impose aux autres, bien des écrivains qui, d’Homère Q 3 juin 1997, lors du match revues scientifiques spécialisées dans neurs en puissance qui se masseront qu’il donne enfin la réponse à une ques- à Günter Grass, ont célébré ou France-Brésil qui ouvre le le sport, très à la mode outre-Manche. en nombre et en pantoufles devant tion qui taraude la France depuis un raillé ce footballeur dont Tournoi de France. C’est plutôt une Malgré ce que la lecture assidue des leur petit écran à partir du 9 juin. autre mauvais souvenir de supporteur. Montherlant décrit la « majesté non-action car tout le monde est arrêté gazettes laisse entendre, la science du Raymond Domenech et consorts n’ont C’était il y a trente ans, le 12 mai 1976, à légère, comme s’il courait dans pour cause de coup franc. Le ballon est sport ne se résume heureusement pas qu’à bien se tenir car les classiques Glasgow. Saint-Etienne jouait – et per- l’ombre d’un dieu ! » D’un posé à 32 bons mètres – peut-être plus à des histoires de seringues et à l’admi- échanges de café du Commerce vont dait – la finale de la coupe d’Europe des enthousiasme de Camus à un – de la cage gardée par Fabien Barthez nistration de produits plus ou moins laisser la place à d’éminentes considé- clubs champions contre le Bayern de calligramme de Dubillard, du et chacun se dit « ça va, c’est loin, autorisés. Depuis une cinquantaine rations sur la dynamique d’une balle Munich. Dominique Bathenay balançait sérieux Pierre de Coubertin au reprends donc des chips ». L’arrière bré- d’années, les chiffres ont planté leurs aérienne, les besoins énergétiques un pruneau des 30 mètres sur la barre, sarcastique François Caradec, que silien Roberto Carlos s’élance et expé- crampons sur les épreuves et il n’est selon les postes, le nombre de joueurs imité par Jacques Santini de la tête. Et l’on soit d’accord avec André die une pastèque, une cacahuète, une plus aujourd’hui une retransmission à mettre dans un mur en fonction de la Ken Bray, avec tous ses modèles mathé- Maurois – « Une belle partie, c’est praline, bref une patate que tout le télévisée qui ne fournisse son lot de sta- place du coup franc, la comparaison matiques, ses lois de la physique et ses de l’intelligence en mouvement »– monde voit finir dehors mais qui suit tistiques. Comme l’explique Ken Bray du nombre de passes de moins de calculatrices, n’est même pas fichu de ou avec Léon Bloy, pour qui le une hallucinante trajectoire courbe et dans Comment marquer un but, dès 40 mètres possibles dans un 4-4-2 (sys- nous dire ce qui se serait passé si les sport est « le plus sûr moyen de termine dans les filets. lors que les scientifiques ont étendu tème à quatre défenseurs, quatre poteaux de Hampden Park avaient été produire une génération de crétins On s’en doute un peu, Roberto Car- leur champ de recherches au monde milieux de terrain et deux attaquants) ronds et non pas carrés ? On enrage. a malfaisants », on dribble avec los, tout comme les grands tireurs de du ballon rond, la réussite en fooball a et dans un 4-3-3, etc. Pierre Barthélémy bonheur de l’une à l’autre des pages de ce savoureux assortiment d’une centaine d’auteurs. P.-R. L. La Table ronde, « La petite vermillon », 420 p., 8,50 ¤. Un recueil collectif des éditions Autrement Quand Dominique Noguez s’intéresse au foot

LA VIE EST UN BALLON ROND de Vladimir Dimitrijevic Miroir social C’est la faute à Pénard… Fondateur et directeur des éditions de L’Age d’homme, Vladimir Dimitrijevic a grandi dans la LE FOOTBALL DANS NOS tir d’exemples emblématiques : aussi LA VÉRITABLE HISTOIRE talla « sur les hauteurs d’Aix-les-Bains » Yougoslavie de la guerre et des SOCIÉTÉS, 1914-1998, bien celui de Manchester United – com- DU FOOTBALL où il prit le surnom de « Souabe » ?Il premières heures du titisme, avant dirigé par Yvan Gastaut et ment un club est devenu global, recru- & AUTRES RÉVÉLATIONS, faut dire que Pénard était « un esprit à de quitter son pays pour la Suisse, à Stéphane Mourlane. tant ses supporteurs jusqu’en Asie – de Dominique Noguez. la fois rêveur et pratique », qui avait l’âge de 17 ans. Il offre dans ce petit que le football d’entreprise avec « donné à l’humanité le fil à couper le essai, paru initialement chez De Autrement, « Mémoires/Culture » Sochaux, vitrine de Peugeot façonnant Gallimard, 132 p., 13,50 ¤. saindoux en cubes, le pèle poireau à Fallois en 1998, un émouvant « je 264 p., 19 ¤. un style de jeu à son image : « Une méca- pédale (…), le founix (sorte de pantalon me souviens » consacré à la passion nique dont les joueurs seraient en quelque l’heure où les passions footballis- en écorce de hêtre pour adolescents à de ses premières années. C’était n peut s’instruire grâce au ballon sorte les rouages.» tiques vont s’exacerber au niveau tendances onanistes) » et beaucoup l’époque d’avant la télévision, des rond. Pour s’en convaincre, on La politique est abordée à travers le A planétaire, où des trésors d’intel- d’autres objets de la plus grande utilité. équipes de rêve qu’on ne voyait O lira avec profit ce volume des édi- Real Madrid. On y apprend que l’équipe ligence vont se déployer pour tenter de Avant d’annoncer la géniale invention qu’une fois dans sa vie. La Hongrie tions Autrement. Les quinze contribu- espagnole, souvent décrite comme fran- percer le secret, et la finalité, de tel du père Pénard, Dominique Noguez, de Puskas et Czibor était à son tions qu’elle rassemble leur apprendront quiste, sut en fait s’adapter à tous les coup de pied ou de tête, il est bon de homme cultivé s’il en est, cite quelques apogée, et allait être terrassée, en que ce sport, longtemps méprisé par la régimes. Le chapitre le plus savoureux revenir à cet instant printanier, et néan- textes, aussi vraisemblables qu’apocry- finale de la Coupe du monde 1954 recherche, est devenu un passionnant concerne l’Italie républicaine, où le foot- moins obscur, où le football est né. Ain- phes, tirés des meilleurs auteurs, de par le réalisme de la Mannschaft objet d’étude pour l’historien. ball cristallise les passions politiques. si, nous pourrons revêtir le maillot de Platon (la célèbre « allégorie de la allemande. Dimitrijevic garde pour Du dribbling game des collèges britan- L’auteur rapporte ainsi ce parallèle éton- notre équipe préférée et scander son caserne » !), Descartes et Rimbaud – ces joueurs de légende une niques au milieu du XIXe siècle à la nant établi par un chroniqueur du Corrie- nom à nous en étrangler en toute encore lui, avec une « illumination » tendresse infinie, et clame son grand-messe du Mondial, le football, re dello sport entre le catenaccio (le connaissance de cause. Il faut être jusqu’à aujourd’hui négligée. Mais lais- amour des « héros des passions par sa simplicité, s’est universalisé au fameux verrouillage défensif) et la reconnaissant à Dominique Noguez, sons au lecteur, avant de passer à son enfantines », aux destins souvent point que la FIFA, sa Fédération interna- Démocratie chrétienne par : « On joue qui invite, en un texte bref, informé et tour le Rhin, le soin de découvrir le tragiques, loin des sportifs aseptisés tionale, compte plus de membres que pour le zéro à zéro comme on vote pour la parfaitement loufoque, à remonter vers formidable enchaînement des choses et qui triomphent dans le football l’ONU. Issu de la bourgeoisie, il traverse DC, pour gagner beaucoup en travaillant cette source. Spécialiste incontesté en des circonstances. moderne. « C’est très bien qu’il y ait toutes les classes sociales, s’impose en peu et en risquant encore moins (…), pour un grand nombre de domaines – de Seules les vingt premières pages de des adultes pour la société, mais je milieu rural et favorise l’intégration des garder son emploi, pour flatter l’opinion Rimbaud au cinéma en passant par ce livre sont consacrées à la « véritable préfère Maradona. » J. G. néo-urbains grâce à ses valeurs collecti- publique, pour se décharger de ses respon- Marguerite Duras –, il nous tend la clef histoire du football ». Ce n’est pas dire La Table ronde, « La petite ves. Miroir d’une nation, d’une ville, sabilités morales et professionnelles. » d’une énigme qui nous taraudait. que les cent dix autres, à tonalité vermillon », 128 p., 7 ¤. d’un quartier, il en révèle l’identité, l’al- Stimulant, l’ouvrage ne pèche que par Même si nous l’ignorions. nettement littéraire et tout aussi loufo- térité et les stéréotypes qui lui sont asso- son européocentrisme. A l’approche de Que se passa-t-il « ce beau jour de que, n’ont aucun intérêt. Bien au Signalons aussi la parution du ciés. Avec le stade comme lieu de la Coupe du monde, l’absence de tout mai 1645 » dans la tête de Victor contraire. Qu’est-ce qui interdit Dictionnaire passionné du football,de confrontation, il est un baromètre des écrit sur l’Amérique du Sud ou l’Afrique Pénard, qui, né à Charleville (comme d’aimer le football en même temps que Franck Evrard, PUF, « Perspectives relations internationales. Le livre prend est frustrante. a Rimbaud, cela va de soi), émigra en la littérature ? a critiques », 336 p., 19 ¤. en compte toutes ces dimensions à par- Bruno Lesprit Haute-Savoie puis passa le Rhin, s’ins- P. K. 0123 ACTUALITÉ Vendredi 9 juin 2006 11

Le 52e congrès de l’Association des bibliothécaires français se tient du 9 au 12 juin ÉDITION

Boréal est le nom d’un à Saint-Malo (35). La nouvelle congrès qui, chaque année, animation « Livres en scène » Les médiathèques françaises résistent réunit le petit monde des – proposée par les espaces littératures québécoises de culturels Leclerc et qui consiste l’imaginaire. Il s’est déroulé en des lectures publiques cette année à Montréal et d'ouvrages par des bien à la concurrence d’Internet tenait à la fois du colloque et comédiens – a rencontré un vif de la convention. Celle-ci était succès et sera reconduite en animée par Jean-Louis Trudel, 2007. Michel Le Bris a es « séjourneurs » sont-ils l’avenir cription est en quelque sorte ressenti comme qui ont pris le virage de l’audiovisuel et de qui donna plusieurs annoncé que le 18e festival aura des bibliothèques ? Le débat est plus démocratique. Pour Gilles Eboli, prési- l’Internet, qui voient leur fréquentation pro- conférences, notamment sur pour thème « les villes-monde, ouvert sur le site Internet de la dent de l’Association des bibliothécaires fran- gresser, et les autres. Ainsi la nouvelle média- l’histoire de la science-fiction comme Shanghaï, Honkong, L Bibliothèque publique d’informa- çais (ABF), « cela démontre que le modèle de thèque de Toulouse a enregistré une forte québécoise – voir son article Londres, Le Caire, etc., des villes tion de Beaubourg. En effet, selon les conclu- la médiathèque, développé depuis vingt ans, a hausse de ses prêts. « Les enfants de Jules Verne qui ont toujours fait rêver les sions d’une enquête réalisée par le Centre de réussi. Les inscriptions et les prêts ne consti- Loin d’être un frein à la fréquentation des au Canada : la génération écrivains », a-t-il précisé, avant recherche pour l’étude et l’observation des tuent plus la seule référence ». A l’élargisse- bibliothèques, l’enquête du Crédoc révèle étouffée », Solaris, n˚156 – de souhaiter que le festival conditions de vie (Crédoc) pour le ministère ment des nouveaux usages des bibliothèques que les personnes qui ont une pratique régu- et sur l’œuvre de l’invité s’ouvre aussi aux de la culture, la fréquentation des bibliothè- – emprunt de CD ou de DVD, lecture sur pla- lière d’Internet consultent aussi sur place. d’honneur, l’auteur canadien photographes. ques en France est en hausse, ce qui consti- ce, utilisation d’Internet, visite d’exposition, « La loi des cumuls observée pour les industries anglais Guy Gavriel Kay, dont tue une heureuse surprise. Elle a doublé etc. – correspond l’émergence d’un public culturelles s’applique ici », note M. Maresca. un roman vient d’être traduit PRIX depuis 1989, passant de 10, 5 millions de per- plus large et diversifié. La durée des séjours Entre 1997 et 2005, la composition sociologi- en France au Pré aux clercs, Le Le prix du Roman sonnes à 21 millions en 2005. Mieux, cet élan sur place – ceux de plus d’une heure – a aus- que du public est restée stable, avec 53 % de Dernier Rayon du soleil … Ouest-France – Etonnants ne s’est pas brisé dans les années 2000, alors si eu tendance à s’allonger. Pour 37 % des cadres, 40 % d’employés, 28 % d’ouvriers. Il De nombreuses tables rondes Voyageurs, doté de 10 000 ¤, a que les bibliothèques se trouvaient en concur- sondés, les bibliothèques sont considérées n’y a pas eu d’aggravation des inégalités, permirent de faire le point sur été attribué à Olivier Maulin, rence directe avec Internet, pour une partie comme des espaces culturels accueillants. mais pas de rattrapage non plus. Le niveau l’état de la SF au Québec lié en pour En attendant le roi du des missions qu’elles accomplissent. Pour les bibliothécaires français, semble d’étude reste le critère déterminant. Les usa- particulier au succès d’une monde (éd. L’Esprit des De 1997 à 2005, le nombre d’usagers pos- ainsi s’éloigner le cauchemar des desert libra- gers sont majoritairement des femmes maison d’édition spécialisée péninsules) et le prix Joseph sédant une carte a même grimpé de 2 points, ries (en anglais, « bibliothèques désertes »), (64 %). En revanche, en termes d’âge, on – Alire, aujourd’hui diffusée en Kessel à Pierre Haski, pour Le pour atteindre 21 % de la population, selon ce débat qui a très fortement agité le monde observe une baisse de fréquentation aux France. Au cours de la Sang de la Chine (Grasset). Le une enquête quantitative menée auprès de anglo-saxon sur la fin programmée des deux bouts de la chaîne, chez les plus de manifestation, furent décernés prix Le Vaudeville a couronné 2 000 personnes âgées de 15 ans et plus, bibliothèques en raison de la montée en puis- 65 ans et les moins de 25 ans. le prix Boréal et le grand prix David McNeil pour Tangages et réparties sur 346 communes. Ces résultats sance de la Toile. Bruno Maresca, auteur de L’enquête pointe aussi deux tendances de la SF et du fantastique roulis (Gallimard). Marc viennent contredire les chiffres officiels de la l’étude, promet néanmoins un avenir trop qui alimenteront les débats du 52e congrès québécois, qui ont tous deux Lambron est le lauréat du prix direction du livre et de la lecture qui indi- radieux lorsqu’il prédit que « la fréquenta- de l’ABF – dont c’est aussi le centenaire –, couronné Elisabeth Vonarburg pour Une quaient, depuis 1998, une baisse des inscrip- tion régulière pourrait concerner 50 % des qui se tiendra du 9 au 12 juin, à la Porte de pour les premiers tomes de saison sur la terre (Grasset). tions. En parallèle, une étude qualitative a Français, d’ici à l’an 2010, si l’effort de moder- Versailles, à Paris. D’une part, l’hémorragie Reine de mémoire, ambitieux été réalisée sur trois sites pris comme référen- nisation des bibliothèques municipales se pour- des grands lecteurs (ceux qui lisent plus de roman de fantasy féministe et PRIX ÉTRANGERS ce : Grenoble, Villeparisis et Rosporden. De suit au même rythme ». 25 livres par an) paraît enrayée. En baisse uchronique. Yves Meynard a Le prix Prince des Asturies des fait, la catégorie des usagers qui empruntent « La baisse des inscrits [selon les chiffres continue depuis 1973, elle remonte d’un distribué, comme il est de lettres doté de 50 000 ¤ a été des livres apparaît comme plus diplômée et officiels] dans les bibliothèques françaises n’a point en 2005, à 15 % contre 14 % en 1997. tradition, l’édition 2006 de remis à Paul Auster pour le plus âgée que la moyenne de la population pas pour conséquence une baisse de la prati- D’autre part, les bibliothèques municipales Samovar, le fanzine satirique « renouveau littéraire » apporté française qui pratique les bibliothèques. que », explique Jean-Noël Soumy, conseiller conservent une image très solide dans qu’il édite à l’occasion de par son œuvre. Zadie Smith a Car la forte tendance qui se dessine est la du livre à la direction régionale des affaires l’opinion. A 93 %, elles sont reconnues com- Boréal. remporté l’Orange Prize, qui montée en puissance de la fréquentation culturelles de Toulouse. Telle est la bonne me utiles pour l’éducation et la diffusion de est le principal prix décerné en libre, ce qui entraîne aussi une évolution des nouvelle, même s’il faut nuancer le constat et la culture. a Le festival Etonnants Grande-Bretagne à une femme modes de comportement. L’accès sans ins- opérer un distinguo entre les bibliothèques Alain Beuve-Méry voyageurs a réuni plus écrivain, pour On Beauty de 50 000 visiteurs, (Hamish Hamilton).

Le Mexique adopte le principe du prix unique du livre AGENDA DU 9 AU 11 JUIN. l’esprit » autour de 3 débats : ROMAN NOIR. A Frontignan « Poésie et fiction des idées », Une loi inspirée de l’expérience européenne (34),la9e édition du Festival « Médiation et intervention », international du roman noir « L’essayiste, artiste et aura pour thème « La société chercheur », avec Irène e Mexique est le pays qui compte le « Nous allions devenir un pays sans lec- tés de la nouvelle loi : « Les grandes chaînes du spectacle ». Y seront Langlet, François Dumont et plus d’hispanophones, et de nom- teurs : c’est dramatique pour le développement obtiendront toujours des rabais. » abordés les rapports entre le Jacques Serrano (à 10 heures, breux écrivains. Mais c’est l’un des de la démocratie, souligne Marcelo Uribe. La En attendant, les habitants de Mexico sont roman noir et la société du quai François-Mauriac, 75013 ; L plus pauvres en librairies : à peine France a réagi beaucoup plus tôt que nous, plus privilégiés que jamais. La « méga-biblio- spectacle. En exclusivité, le rens. : 01-53-79-40-43). 500 pour 103 millions d’habitants (soit pres- avec la loi Lang » [qui aura 25 ans cette thèque » José Vasconcelos, qui espère attirer festival accueillera, pour sa que vingt fois moins que l’Espagne ou l’Ar- année]. » Depuis deux décennies, les pou- 4 millions de visiteurs par an, a ouvert ses première visite en France, DU 15 AU 18 JUIN. gentine) – dont 40 % sont concentrées dans voirs publics mexicains ont développé un portes au public le 1er juin. D’une architec- Elmore Leonar. Y sont attendus MARATHON. A Toulouse (31), la capitale. La moitié des Etats de la fédéra- vaste réseau de bibliothèques de classe et éta- ture résolument industrielle, le projet phare également Jean-Bernard Pouy, 2e édition du Marathon des tion en ont une ou deux. 94 % des municipa- bli la gratuité des ouvrages étudiés à l’école. de l’actuel gouvernement a été critiqué parce Martin Wincler, Dominique mots qui propose de parcourir lités n’en ont aucune. Cette situation para- Mais les jeunes ainsi éveillés au plaisir de lire qu’il fixe davantage les équipements cultu- Sylvain, Bruno Masure, Edwy Barcelone et la Catalogne au doxale devrait s’améliorer grâce à la loi se retrouvent souvent, une fois sortis de rels dans la capitale au détriment des établis- Plenel et Eric Halphen (rens. : travers des œuvres d’Enrique fixant un prix unique du livre, adoptée le l’oasis scolaire, dans un désert. sements de province, parfois très démunis. www.polar-frontignan.org). Vila-Matas, Eduardo Mendoza, 16 mars à l’unanimité par le Parlement mexi- Depuis fin avril, les bibliophiles profitent Juan Marsé et Rosa Novell. Le cain, qui prévoit aussi des mesures d’accom- Architecture résolument industrielle aussi de l’extraordinaire librairie Rosario- LE 9 JUIN. Marathon recevra par ailleurs pagnement destinées à élargir le réseau de Le livre, au Mexique, est un produit réser- Castellanos, aménagée par le FCE dans l’an- EUROPE. A Saint-Germain- Carole Bouquet, Umberto Eco, bibliothèques et de librairies. vé à une élite. « Un succès d’édition, c’est entre cien cinéma Bella Epoca, au cœur de la la-Blanche-Herbe (14), l’IMEC , Christian La nouvelle réglementation, encore en 20 000 et 40 000 exemplaires », constate Condesa – un quartier de Mexico connu organise une soirée autour de la Bourgois et rendra hommage à attente du paraphe présidentiel, ne laisse Ricardo Nudelman, nommé gérant du pour ses immeubles Arts déco. Ouverte tous revue Europe, avec Jean-Baptiste Marguerite Duras (rens. : aux diffuseurs aucune possibilité d’effectuer Fonds de culture économique (FCE) – équi- les jours jusqu’à 23 heures, éclairée par le Para, son rédacteur en chef, www.lemarathondesmots.com). des rabais : « Nous ne voulions pas rouvrir la valent des Presses universitaires de France – plafond en verre aux motifs de bambous du Agnès Lhermitte et Alexandre porte à une pratique commerciale qui a après avoir piloté la chaîne de librairies plasticien Jan Hendrix, elle offre Gefen, collaborateurs du LES 17 ET 18 JUIN. favorisé les grandes chaînes et tué les magasins Gandhi, la plus importante du pays avec 250 000 livres, des lieux d’exposition et une numéro de mai consacré à LIBERTAIRE. A Paris,à spécialisés. Partout, elle s’est révélée être le pre- celle des frères Porrua, fondée en 1900. petite salle de spectacle. « La fréquentation Marcel Schwob (à 20 heures, l’Espace Condorcet de la Cité mier ennemi du livre », affirme Marcelo Même un classique inscrit au programme dépasse toutes nos attentes », se félicite Tere à l’abbaye d’Ardenne ; rés. des sciences et de l’industrie, Uribe, des éditions Era, membre du groupe des lycées, comme Le Labyrinthe de la soli- de la Rosa, directrice des activités culturelles. conseillée au 02-31-29-52-46). tenue du Salon du livre interdisciplinaire qui a élaboré le texte de loi tude d’Octavio Paz, ne dépasse guère les Pour l’inauguration, le FCE a publié le fac- libertaire et des médias libres en s’inspirant des expériences européennes 100 000 exemplaires par an. Marta Acevedo, similé très soigné d’un carnet de dessins du LE 10 JUIN. organisé par la librairie Publico et japonaise. Les ventes de livres se sont qui édite pour le système scolaire, en douze peintre Vlady, fils de l’écrivain révolution- ESSAI. A Paris, la BNF et et les éditions du Monde effondrées de 30 % au Mexique entre 1994 langues vernaculaires, des ouvrages destinés naire Victor Serge, qui avait fui au Mexique l’association Forum de l’essai libertaire (rens. : et 2000, durant la première phase de libérali- aux enfants des communautés indiennes, le nazisme et la dictature stalinienne. a sur l’art proposent le colloque http ://salonlivrelibertaire. sation économique. reste très sceptique sur les bénéfices escomp- Joëlle Stolz « L’essai : la liberté de radio-libertaire.org).

Michel Lafon lance un nouveau concept de livre à 10 euros Entre grand format et poche, « un coup à jouer »

la source de la nouvelle initiative de sellers et s’intercale (telle une parenthèse) dans le temps. Pour l’instant, l’initiative a sur- Michel Lafon, un des trublions de entre les autres vies du livre (grand format et tout fait grincer des dents Le Livre de poche l’édition française, il y a le constat poche). Objectif : lancer 4 livres, tous les qui s’est vu griller la politesse avec la paru- A suivant : « Les livres ont aujourd’hui deux mois, qui sont vendus aux libraires avec tion en avril de La Règle de quatre, de Ian une durée de vie de plus en plus courte et pour des présentoirs adéquats. Calwell et Dustin Thomason, juste un mois les best-sellers, les pics de vente sont atteints dès Pour le moment, l’éditeur puise dans son avant la sortie en poche. Michel Lafon plaide les deux premiers mois après parution. » Il faut fonds. En avril, sont parus un thriller, un la bonne foi en expliquant qu’il avait conclu attendre dix mois pour le deuxième pic, au roman, un document et un livre de bien-être, un accord avec Dominique Goust, l’ex- moment de la sortie au format de poche. tirés respectivement à 80 000, 70 000, patron de la filiale d’Hachette. As du marketing, toujours à l’affût de ce 40 000 et 30 000 exemplaires. En juin, sor- Le lecteur aura désormais le choix entre qui se passe à l’étranger, Michel Lafon a esti- tent 4 romans dont 3 à suspense : Le Sang trois formats. Si le ludion de l’édition françai- mé qu’il y avait « un coup à jouer », en lan- des anges, de Michael Marshall, Le Sang du se permet un tel coup, c’est grâce aux techno- çant des livres de format moyen (19,5 cm x temps, de Maxime Chattam, Mourir au crépus- logies numériques. Le coût d’impression 12,5 cm) à 10 euros, soit moitié prix, six mois cule d’Ann Rule et Le Dernier Royaume, de d’un ouvrage revient à 5 % seulement du après leur première édition. Aux Etats-Unis, Bernard Cornwell. En septembre, suivront prix de vente, soit 50 centimes d’euro. L’édi- en Allemagne, en Italie, l’expérience s’est quatre documents. teur consacrera 10 % aux frais de publicité et révélée profitable aux éditeurs qui se sont Si l’expérience est concluante, Michel mise sur une marge de 13 % avec des taux de engouffrés dans cette brèche. Lafon espère convaincre d’autres maisons retour ne dépassant pas 30 %. Si ces condi- Cette nouvelle collection intitulée « Paren- d’édition (Editis, Albin Michel, etc.) de lui tions sont réunies, il pourrait engranger thèse », en référence au sigle des éditions céder les droits de leurs meilleurs titres pour 3 millions d’euros, avant la fin de l’année. a Lafon, offre une vie intermédiaire aux best- cette exploitation commerciale très ciblée A.B.-M. 0123 12 Vendredi 9 juin 2006 RENCONTRE Kurt Vonnegut « Ce pays est-il encore une démocratie ? »

L’auteur d’« Abattoir 5 », qui se dit héritier de la culture française, celle des Lumières mais aussi de Rabelais et de Céline, se montre très critique à l’égard de la société américaine d’aujourd’hui

es Français n’ont jamais été de pagner par son éditeur, qu’il présente avec grands lecteurs de Kurt Vonne- amitié et dans un grand rire : « Dan, celui qui gut Jr même si Abattoir 5, publié a fait pour moi ce que Jésus a fait pour Laza- aux Etats-Unis en 1969, en pleine re ! » Il aime toujours rire, le proclame et ne guerre du Vietnam, est resté dans s’en prive pas. En outre, ce succès tardif, bien des mémoires (1). A travers pour ce qui est à ses yeux son « ultime livre », Kurt Vonnegut en 2000. GRANT DELIN/CORBIS OUTLINE Lune parodie de science-fiction et les tribula- l’amuse et le réconforte. tions d’un naïf, Billy Pilgrim, dans l’Allema- « Ce n’est pas seulement comme éditeur et gne dévastée de 1945, Vonnegut parlait de sa pour des raisons financières, appréciables cer- presque identiques. Bush n’a aucun souci de ce « Céline, re, je me suis senti surpuissant comme jamais. propre guerre. Soldat américain, il a été fait tes, que je suis heureux d’avoir vendu qu’expriment ses concitoyens. Quand on mani- Il va falloir entièrement changer de mode de vie, prisonnier en décembre 1944. Interné à Dres- 250 000 exemplaires d’Un homme sans festait contre la guerre au Vietnam, Nixon en je l’ai lu et personne n’en a encore conscience, c’est la poli- de, dans un ancien abattoir, il a vécu la des- patrie, précise Dan Simon. Depuis la création tenait compte, ça l’inquiétait même. Aujour- dans les tique de l’autruche. C’est là, les gens sérieux le truction de la ville par les Alliés. Abattoir 5 et de ma maison, Kurt m’a toujours soutenu et je d’hui, ce qu’on dit et fait pour protester contre disent et on ne veut pas voir ». Lui, il a vu, il le son précédent roman, Le Berceau du chat suis fier de le publier. Avec ce livre, j’ai été la guerre, Bush s’en moque. Cette idée de guerre années 1960 dit, avec ironie, et avec conviction. (1963), lui ont valu d’être étiqueté écrivain de d’abord enchanté de voir un véritable écrivain planétaire du Bien contre le Mal, cette mise à et j’ai été très Après ce tour d’horizon en forme de monta- science-fiction, « une manie de critiques, pour sur la liste des best-sellers. Ce n’est pas si l’index de tout le monde arabe, tout cela est impressionné. gnes russes – l’Amérique, la planète, ses ancê- leur faciliter le travail », s’amuse-t-il. Mais ce courant. Aux Etats-Unis comme partout scandaleux. » tres, Bush, son enfance dans l’Indiana, Stra- classement dans la littérature de genre lui a ailleurs désormais, les auteurs figurant sur ces Il y insiste dans Un homme sans patrie : J’ai été vinsky, ses études de chimie et d’anthropolo- porté tort, notamment en France. listes sont rarement des écrivains. Et leurs livres « Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, à beaucoup gie, son travail de concessionnaire Cette désaffection française (2) a toujours sont plutôt mauvais. Mais, surtout, ce succès cause d’une élection honteusement truquée en automobile (raté), ses livres, son amour pour eu un certain goût de tristesse pour un était le signe que beaucoup plus d’Américains Floride (…), nous nous présentons désormais au critiqué ceux des autres, ses enfants (sept dont quatre homme qui se dit intellectuellement et litté- qu’on ne le dit sont en désaccord avec la politi- reste du monde comme des va-t-en-guerre, fiers, pour avoir adoptés), le jazz… –, Vonnegut se dit « fati- rairement « influencé par la France et ses que de George Bush. D’accord ou non avec le grimaçants, les mâchoires serrées, sans pitié, déclaré mon gué ». On le comprend. Il prend congé avec Lumières », qui se veut héritier de la culture propos de Vonnegut, ils ont été, comme moi, équipés d’armes effroyablement puissantes et courtoisie, se lève, et sa longue silhouette se française. « Voltaire en tout premier, mais je heureux d’entendre enfin une voix critique. Ce qui ne rencontrent aucune résistance. Au cas où admiration dirige vers la 48e Rue, toute proche, où il habi- dois beaucoup à d’autres Français, de Rabelais livre suscite encore du courrier, des réactions. vous ne l’auriez pas remarqué, nous sommes pour lui, te avec sa femme, la photographe Jill Kre- à Céline. Céline, je l’ai lu dans les années 1960 Cela a été comme un bol d’air. Une parole qui désormais craints et haïs dans le monde entier mentz. Ils vivent dans une petite maison, et j’ai été très impressionné. J’ai été beaucoup secoue la torpeur, et une parole d’écrivain, de comme l’étaient autrefois les nazis. » grand coincée entre deux hauts immeubles pas très critiqué pour avoir déclaré mon admiration quelqu’un qui s’intéresse à la musique de la Et avec raison. » écrivain beaux. Comme un refuge. Un îlot de résistan- pour Céline, grand écrivain scandaleux. Mais je langue. » Un excès d’antiaméricanisme basique de scandaleux. ce. Comme un symbole de tous les combats la maintiens. Et il a écrit la guerre comme per- la part d’un Américain qui n’aime plus son de Kurt Vonnegut, de sa volonté de dénoncer sonne. » Ilot de résistance pays ? « Pas du tout. Je ne suis pas antiaméri- Mais je la toutes les oppressions, de son dédain pour la Mais l’Amérique elle aussi, après avoir « Et à la musique tout court », interrompt cain. Mes ancêtres ont quitté l’Allemagne pour maintiens. folie des grandeurs. a porté Kurt Vonnegut aux nues, en avoir fait immédiatement Vonnegut, qui, dans la venir ici vers 1860. Ils ont aimé ce pays. Moi Jo. S. une sorte de gourou des campus, au temps conversation comme dans toute sa littérature aussi. Ils y ont été heureux. Mon père y était Et il a écrit la des grands débats des années 1960 et 1970, et jusqu’à cet Homme sans patrie, exercice de architecte. Bien sûr, il y a eu la Dépression guerre comme (1) Abattoir 5 a été adapté au cinéma par George semblait, en ayant changé de siècle, l’avoir remémoration doublé d’un pamphlet, est un [toute l’œuvre de Vonnegut en est marquée] personne. » Roy Hill en 1972. un peu oublié. Lui-même, l’âge venu – il est amoureux des digressions. Et voilà comment et la vie de mon père en a été très affectée. J’y (2) 14 de ses 24 livres ont toutefois été traduits en né le 11 novembre 1922 et a publié son pre- on passe sans transition de Bush à Stravins- fais allusion dans Un homme sans patrie, qui français et plusieurs sont en poche : Abattoir 5, mier roman, Le Pianiste déchaîné, en 1952 –, ky. Vonnegut rappelle qu’il se souhaite pour n’est en rien un texte de détestation de l’Améri- Le Berceau du chat, Gibier de potence (tous en avait décidé de cesser d’écrire. Et l’avait fait épitaphe cette phrase : « La seule preuve qu’il que. Même dans le désastre actuel, il reste des Points) ; Le Breakfast du champion (J’ai Lu) ; savoir. Heureusement, il n’a pas tenu parole, ait jamais exigée de l’existence de Dieu a été la moments qui redonnent espoir. Par exemple, le Le Pianiste déchaîné (Pocket) ; Nuit noire encouragé par son jeune éditeur, Dan Simon, musique. » « Oui, toute la musique, le jazz, fait qu’un jury ait refusé de condamner à mort (10/18) ; Galapagos (Grasset, « Les cahiers qui a fondé voilà tout juste vingt ans une Mozart, le blues, le rock, les Beatles, les Stones… Moussaoui. C’est le seul geste humain et intelli- rouges »,) ; Barbe-Bleue (Le Livre de poche). petite maison d’édition engagée, Seven Sto- Mais j’ai une fascination toute particulière gent depuis bien longtemps. C’est important. Et (3) Un homme sans patrie a été publié en ries Press. C’est ainsi que s’est retrouvé, en pour Stravinsky et son Histoire du soldat.» puis je le dis et redis dans mon livre, ce pays a France en mars (traduit de l’anglais – 2005, non seulement dans les librairies, mais Au grand étonnement de Dan Simon, Vonne- eu de grands hommes [il aime particulière- Etats-Unis – par Pierre Guglielmina, Denoël sur la liste des meilleures ventes pour de lon- gut signale qu’il a lui-même écrit «un ment citer Abraham Lincoln]. Mais l’Améri- « & d’ailleurs », 140 p., 12 ¤). Aucun texte de gues semaines, un petit livre, Un homme sans requiem profane » et explique longuement que que j’aime, il est vrai, est aujourd’hui dans Vonnegut n’avait été traduit depuis Abracadabra patrie (3), Mémoires éclatés, fragments d’hu- son intérêt pour le lien entre musique et nar- les bibliothèques, pas au gouvernement… » Et, (éd. de L’Olivier, 1992). mour – voir le passage où il menace de faire ration, pour « ce qui s’est construit entre Stra- immédiatement, nouvelle digression sur la un procès au fabricant des Pall Mall sans fil- vinsky et Ramuz, travaillant ensemble à cette lecture. Kurt Vonnegut ne se tient pas vrai- tre qu’il fume depuis l’âge de 12 ans pour Histoire du soldat ». ment informé de ce qui se publie. Il le dit n’avoir pas réussi à le tuer en dépit de la pro- Puis, comme dans un de ses romans, sans ostentation et sans mépris pour ses messe inscrite sur le paquet. Mais aussi coup retour au personnage principal, l’Amérique contemporains. « Je ne découvre plus beau- de colère, de rage même, d’un Américain aujourd’hui. « La situation politique est réelle- coup parce que j’essaie de combler mes énormes « indigné de ce que devient ce pays ». ment angoissante. En écrivant ce livre, j’ai réagi lacunes dans la littérature du passé. » Sur sa révolte contre une planète « où l’un en citoyen. J’ai donné d’abord des articles à un Vonnegut n’est pas pour autant un hom- des hommes les plus puissants s’appelle George journal de gauche de Chicago. C’est ainsi que me tourné vers le passé, un rêveur d’un âge W. Bush », Vonnegut est intarissable. On le l’aventure qui a conduit à la publication d’Un d’or révolu. Il l’affirme dans Un homme sans dit fatigué, il s’avoue parfois un peu las de homme sans patrie a commencé. L’absence de patrie, « ça a toujours été le chaos. Il n’y a l’existence sur cette terre en folie, mais ce débat est terrible pour une démocratie. Une jamais eu de “bon vieux temps”, il n’y a jamais n’est pas un vieil homme résigné qu’on ren- démocratie ? Aujourd’hui, qui peut dire qu’un que le temps ». Mais le chaos qui arrive «va contre dans ce restaurant français de Manhat- pays ayant mis en œuvre le Patriot Act est enco- être cocasse, avec le manque de pétrole. Fini le Un livre tan, La Méditerranée, où il a ses habitudes. re vraiment une démocratie ? Moi je ne me sens fanatisme de la voiture. Moi aussi j’y ai succom- C’est à deux pas de chez lui, sur la 2e Avenue, plus représenté par personne, le pluralisme a bé. Pas seulement en vendant des voitures. Je à la hauteur de la 50e Rue. Il s’est fait accom- régressé, les démocrates et les républicains sont l’avoue, le jour où j’ai eu mon permis de condui- prodigieux

LES CHOIX DU «MONDE DES LIVRES» Philippe Sollers Le Nouvel Observateur LITTÉRATURES ESSAIS Une Odyssée, de Julien Bouissoux (éd. de L’Olivier). Défaire le genre, de Judith Butler (éd. Amsterdam). Préface de La Défense Lincoln, de Michael Connelly (Seuil). Journal de guerre, 1940-1941, de Valentin Feldman (éd. Farrago). HENRI ATLAN L’Album vert, de Marie Desplechin (éd. Nicolas Chaudun). Bardadrac, de Gérard Genette (Seuil). Le Pays des marées, d’Amitav Ghosh Vichy dans la Solution finale, de Laurent Joly (Grasset). (éd. Robert Laffont). Les Vies silencieuses de Samuel Beckett, de Nathalie Léger (Allia). ÉDITIONS Hugo Pratt, la traversée du labyrinthe, L’Epidémie de Sida et la mondialisation des risques, de Jean-Claude Guilbert (Presse de la Renaissance). de Peter Piot et Michel Caraël (Labor). �������� ��� Un Baiser à la russe, de Gaspard Koenig (Grasset). Réflexions intempestives de philosophie et de politique, Pascin, de Joann Sfar (L’Association). d’Yves-Charles Zarka (PUF).