Albert Cossery Culture juive Rencontre avec un écrivain qui, Un livre fondamental de Jean Baumgarten à 92 ans, affirme que la littérature sur la naissance du hassidisme. est la seule chose à prendre au sérieux. Deux essais de Moshé Halbertal Page 12. et Anita Shapira. Essais. Page 8. 0123 b

DesLivresVendredi 13 janvier 2006 Alessandro Baricco L’auteur de « Soie » s’est lancé dans la réécriture d’Homère. , Une manière originale d’inscrire « L’Iliade » dans l’actualité RAVEL, LE ROMAN contemporaine. Littératures. Page 4 Romans policiers « L’Homme sans passé », la suite des ET SES SORTILÈGES aventures du détective Elvis Cole. « Des morts qui dérangent », de Paco Ignacio Taibo II et du sous- commandant Marcos. Policiers. Page 10

Sociologie Un siècle après les travaux fondateurs d’Emile Durkheim, Christian Baudelot et Roger Establet proposent une nouvelle sociologie du suicide. Essais. Page 7.

Dominique Fernandez

Le récit des dernières années du célèbre compositeur ? Beaucoup plus, un véritable roman. Le dixième d’un écrivain

au mieux de sa forme. Littératures. Page 3. JÉRÉMIE !JÉRÉMIE ! Grasset 0123 2 Vendredi 13 janvier 2006 FORUM

Contributions Fondateur de « L’Autre Journal », Michel Butel évoque la rencontre de avec François Mitterrand

OLIVIER PÉTRÉ- GRENOUILLEAU, professeur à l'université de Rendez-vous manqué Bretagne-Sud (Lorient). Il a publié, en 2004 chez de la confiance toujours trahie, il accrut, il Gallimard, Les Traites aggrava, il exagéra sans doute leur fol négrières. Essai Michel Butel amour de la parole qui avait été menacée d’histoire globale (prix mais qui avait survécu, leur fol amour du du livre d’histoire du 1. Elle, Marguerite Duras texte, de la phrase, du simple mot. Sénat). Duras aima avec rage, avec innocence, 5. Mais… aima sans pudeur, aima au désespoir, Mais le temps avait usé la corde qui les DOMINIQUE BOUREL, aima jusqu’à se consumer, à consumer ce reliait au monde depuis un demi-siècle, la directeur de recherche qu’elle aima, ceux qu’elle aima. corde qu’ils avaient tenue pourtant plus au CNRS, chargé de Elle aima la famille, sa terrible famille fermement que tant d’autres. conférence à l'École ravagée, ravageuse. Elle aima la Sans doute, après la victoire de 1981, sa pratique des Hautes résistance, sa folle jeunesse, le jeu main fut-elle moins attentive et la corde Etudes, IVe section, tragique. Elle aima l’après-guerre, il y eut glissa petit à petit. , auteur de Moses les fêtes, elle devenait écrivain. Elle aima Sans doute, après le triomphe de Mendelssohn. La l’amitié, la vie sembla parfois immense. L’Amant, sa main desserra-t-elle son Naissance du judaïsme Elle aima l’amour, elle aima l’état dans emprise et la corde glissa petit à petit. moderne (Gallimard, lequel l’amour la laissait. Elle aima Lui comme elle furent dorénavant 2004). l’amour fou qui n’est pas l’amour. Elle d’autres personnes, qui s’absentaient sans aima la nuit parce qu’elle exagère le jour. que quiconque s’en aperçût dans les NICOLE LAPIERRE, Elle aima la folie, elle aima crier. Elle débuts. Deux personnes qui attendaient la sociologue, directeur aima le communisme, elle aima se François Mitterrand et Marguerite Duras. MARIE-LAURE DE DECKER/GAMMA mort. A leur façon. Il avait affronté de recherche à tromper. Elle aima les juifs. Elle aima le l’Histoire, il y avait cherché sa place. Elle l’EHESS, directrice de peuple, elle aima les pauvres, elle aima les acquiesçait à un monde auquel il se devenues voix errant dans nos mémoires. avait affronté la Littérature, y cherchant la collection « Un personnes de rien. Elle aima l’argent – le dérobait, en même temps qu’il affrontait Autour de moi, auprès de moi, en ce sa place. ordre d’idées » où elle faux ami –, elle aima la célébrité. Elle un monde auquel il adhérait, ce temps-là, le génie de l’amitié, de la Maintenant, distraits du monde, mais a publié, en 2004, aima la vie de rien du tout, les maisons, mouvement d’assentiment et de confiance, de la droiture, de la pensée non d’eux-mêmes, apparemment sereins, Pensons ailleurs. les cuisines dans les maisons, les jardins, contrariété inextricablement liés, le discordante, avait rassemblé les uns et les mais en vérité dons Juans masculin et les arbres et la mer. Elle aima parler, elle conduisit à en faire l’aveu alors qu’il le autres. Nous fêtions les anniversaires, les féminin réunis dans la crainte panique de MAURICE SARTRE, aima rire, elle aima le vin. Elle aima les dissimulait, habitant sa confidence bouclages, les épreuves traversées, les l’imprévisible absent, du convive fameux professeur d’histoire voyous. Elle aima le désir, quand la mort permanente comme il hantait son si dures interruptions. La vie universelle de qui s’invite à l’heure inconnue. ancienne à l’université vous monte au visage. Elle aima toutes les profond secret. Ainsi le plus normal chacun, la vie intime du monde circulait 6. Encore… François-Rabelais de choses idiotes qui sont d’une beauté d’entre les Français eut le destin le plus dans nos pages. Puis il fut un gisant épuisé. Et il Tours, publiera en fatale, elle aima les chansons, elle aima singulier de tous les Français. Ainsi 4. Nous autres mourut. février au Seuil, les journaux. Elle aima le téléphone la François Mitterrand fut-il toujours A l’été 1985, j’ai voulu réunir leurs voix, Elle fut carbonisée. Ne fut plus qu’un Histoires grecques. nuit. Elle aima les voix – l’aimant des l’acteur qui doublait François Mitterrand, leurs paroles. J’ai joué au jeu du minuscule amas de cendres vivantes. Et voix. Elle aima les actrices, elle aima les qui le doublait dans sa propre langue, messager. J’ai cru au miracle de elle mourut. prostituées – elle aima leur paradis. Elle avec cette infime et perpétuel décalage l’hospitalité. Nous étions les hôtes. Nous Et nous ? Nous avons vécu désunis, Précision aima le cinéma – les fantômes éternels. qui troublait, alertait, inquiétait. leur avons dit : « Vous, Marguerite Duras dispersés, les jours et les mois qui ont Elle aima le théâtre – les textes y sont des 3. Nous, L’Autre Journal et François Mitterrand qui entrez dans cette mené le XXe siècle à verser dans celui-ci, Le projet d’œuvres fantômes. Elle aima la musique. Elle aima J’ai créé L’Autre Journalen maison, L’Autre Journal, retrouvez votre chevaux fourbus, charrettes culbutées, complètes les livres – les lampes dans l’obscur. Elle décembre 1984. Je l’ai inventé. Je n’ai pas jeunesse. » roues devenues folles. Et nous, qui d’Emmanuel Levinas aima les écrivains – les visiteurs. Elle « lancé un journal », je l’ai inventé. J’ai Leur jeunesse, c’était une immense et cherchons à nous mettre debout, nous conduit par son fils, aima les mots – les nuages, et elle aima la imaginé son titre. J’ai imaginé son format, tragique récréation, les années de la nous étonnons d’être vivants. Michaël Levinas, qui feuille blanche – le ciel, là, sur la table. ses rubriques. Son équipe. Ses rédacteurs Résistance. Leur jeunesse, c’étaient des détient le droit moral Elle aima la langue française, sa douceur, qui n’étaient pas tous journalistes. Son corps faits pour danser, qu’à tout moment Les entretiens de Marguerite Duras avec sur l’œuvre (« Le sa splendeur. Elle aima écrire. sommaire. La couverture de son premier la peur pouvait distraire de cette joie. François Mitterrand viennent d’être Monde des livres » du 2. Lui, François Mitterrand numéro (un tigre surgi d’un rêve, sans Leur jeunesse c’était une exclamation, publiés sous le titre Le Bureau de poste 6 janvier), associe les François Mitterrand aima le héros d’un légende). qu’à tout moment un silence de mort de la rue Dupin et autres entretiens. éditions de Minuit à livre que lui seul connaissait, le roman L’époque était triste, moins pouvait interrompre. Leur jeunesse, ce fut (Gallimard, 166 p., 12,83 ¤, Vrin et aux PUF. Le non écrit de la vie de François Mitterrand. qu’aujourd’hui. Le monde était féroce, cette faiblesse invincible, qui pouvait être Le Monde du 11 janvier) communiqué publié En chacun des personnages, il retrouvait moins qu’aujourd’hui. L’argent était cruel, vaincue à tout instant. par les trois éditeurs et un peu de François Mitterrand. Il aimait moins qu’aujourd’hui. La gauche était de Leur jeunesse, c’était l’amitié qui ne Michel Butel est poète et romancier par Michaël Levinas donc tout le monde. Ou, du moins, il droite, moins qu’aujourd’hui. Les veut pas de paroles. Leur jeunesse, ce fut (Internet : lautrejournal.over-blog.com précise que ce projet comprenait, il admettait tout le monde. Etats-Unis inspiraient crainte et le secret qui ne se connaît aucun ami. et lautrejournal.net). implique « l’accord sur D’une façon plus énigmatique et plus répulsion, moins qu’aujourd’hui. Les Leur jeunesse, ce fut l’extrême confiance le plan juridique de cruelle, François Mitterrand abhorrait, islamistes semaient la terreur, moins qui se méfie. Leur jeunesse, ce fut la Proposer un texte tous les ayants droit » méprisait, le héros d’un livre que lui seul qu’aujourd’hui. Le sida assassinait, moins langue française, mais il ne fallait pas pour la page « forum » du philosophe et connaissait, la saga inédite de la vie de qu’aujourd’hui. prononcer un seul mot, un mot c’était un par courriel : « repose au plan François Mitterrand. En chacune des Gilles Deleuze, Jérôme Lindon, Samuel nom, un nom c’était un mot de trop. [email protected] scientifique sur personnes rencontrées ou croisées, il Beckett étaient vivants. Marlon Brando, Et ce terrible traitement que l’Histoire par la poste : l’engagement d’un découvrait avec aversion quelque chose Orson Welles, Serge Gainsbourg aussi, et fit subir à la langue commune, cette Le Monde des livres, comité universitaire de François Mitterrand. tant d’autres, dont la mort amenuise la usage si anxieux de la langue commune, 80, boulevard Auguste-Blanqui, indépendant ». Ce double mouvement par lequel il vie qui nous reste. Et tant de voix du temps de l’abandon toujours contrarié, 75707 Paris Cedex 13

REVUES « Conférence », « La NRF » et trois dossiers sur des écrivains

DEUX FOIS PAR AN, dans une de Paul Claudel, dont une super- (Gallimard). Sous le titre « In dossier sur le poète suisse d’ex- présentation d’une austère sobrié- be méditation autour d’une gra- memoriam », il s’agit de brefs pression française Francis Giau- té, la revue Conférence, dirigée vure de Fragonard sur la lecture, descriptifs des circonstances de que, qui se suicida en 1965 à l’âge « Il y a dans ce livre des par Christophe Carraud, offre un un magnifique échange de lettres la mort de quelques personnages de 31 ans. Entièrement pos- plongées merveilleuses, ensemble de textes d’une richesse entre la philosophe Rachel Bespa- célèbres, à la manière de Félix thume, publiée grâce notamment et d’une abondance très remar- loff et le jésuite Gaston Fessard, Fénéon. Au moment où tout est à Georges Haldas – une édition des chemins jamais expl- quables. Dédié à la « parole vivan- un autre entre René Char et Jean joué et où le rire se fige… complète a récemment paru aux orés. » te », chaque numéro s’apparente Mambrino, et enfin une « confes- La NRF (no 576, janvier, éditions de l’Aire, à Vevey (diffu- à un fort volume sur papier bible sion » d’un autre jésuite, le père Gallimard, 16 ¤). sion en , Maison du livre Le Figaro Magazine de « mélanges ». Littérature, de Xavier Tilliette. Avec cette énumé- de Franche-Comté, Besançon) – prose et de poésie, philosophie, ration, le sommaire est loin d’être Trois numéros de revue consa- cette œuvre, poétique et en prose, textes d’auteurs anciens et moder- épuisé. crent des dossiers à des écrivains est entièrement tissée de déses- «Unexercicedehaute nes, inédits, nouvelles alternent ou philosophes. poir et de lucidité douloureuse. avec des cahiers d’images, repro- Conférence (no 21, automne Marcel Cohen d’abord, que Le Intervalles (no 73, 2515 Prêles, volée. » ductions de dessins ou d’œuvres 2005, 764 p., 25, rue des Préau des collines a bien raison Suisse, 20 FS). gravées – ici, pour le numéro de Moines, 77100 Meaux, 27 ¤). de mettre à l’honneur. Auteur de Psychologies magazine l’automne, Pierre Bonnard et Pier- plusieurs recueils de nouvelles, Le philosophe et poète Jean- re Skira. Un thème, sur une ou La Nouvelle Revue française chez Gallimard et chez Michel Louis Chrétien, qui a publié plusieurs livraisons, sert de fron- rend hommage, dans son numé- Chandeigne. Vies concentrées, récemment un essai sur le Canti- « Dans l’inconscient de ton – ici « La vie comme voyage ro de janvier, aux lettres d’Haïti. anonymes et invisibles, rappor- que des Cantiques (Symbolique du Mitterrand. » II ». On ne peut tout citer de ce Lyonel Trouillot, qui présente ce tées dans une prose parfaite, avec corps. La tradition chrétienne du dernier numéro qui rassemble riche dossier, écrit : « Ecrire, c’est une extrême précision de l’écritu- Cantique des Cantiques, PUF, Le Monde quelques pierres précieuses, tel sortir. Je ne sors jamais sans mon re. « Lorsque seuls les mots conser- 312 p., 39 ¤), est l’objet d’un dos- ce poème de Constantin Cavafis, île. Chaque mot venant me rappe- vent un peu de réalité (…), ils peu- sier, dirigé par Jérôme de Gra- « Seconde Odyssée », ou le « Tes- ler qu’ici rien ne nous fut donné. Ni vent, à volonté, inoculer la rage ou mont, dans la huitième livraison tament » et des « Prières » de le pain de ce jour, ni une place la guérir. » Outre un choix criti- de la revue Nunc. Outre des poè- Pétrarque – avec saint Augustin, dans l’Histoire, ni la tranquillité que, on trouvera dans cette publi- mes, le texte d’une conférence et également présent dans ce numé- de se nommer soi-même. » Beau- cation, plusieurs inédits et une un entretien, ce cahier compor- ro sous la forme de deux sermons coup de noms, la plupart incon- biobibliographie. tent des études prenant en inédits en français, c’est l’un des nus, dont certains que l’on vou- Le Préau des collines (no 7, compte toutes les dimensions auteurs les plus prisés de Confé- drait ne pas oublier trop vite. 154, rue Oberkampf, 12 ¤). d’une œuvre déjà riche de plus de rence. On lira également, des tex- Dans le même numéro, signalons vingt volumes. tes de Günther Anders, de Claude- la contribution de Stéphane Intervalles, « revue culturelle du Nunc (no 8, éd. de Corlevour, Louis Combet sur « l’abandon Audeguy, auteur, l’an dernier, Jura bernois et de Bienne » a ras- 97, rue Henri-Barbusse, par les mots, le retrait du désir d’ex- d’un premier roman justement semblé, sous la direction de 92110 Clichy, 19 ¤). pression », deux précieux inédits remarqué, La Théorie des nuages Patrick Amstutz, un passionnant P. K. 0123 LITTÉRATURES Vendredi 13 janvier 2006 3 Jean Echenoz, maître du temps

Un roman, un véritable roman, gorgé de vie et de mort, d’inquiétude, de mystère et de fantaisie, dont le héros est un compositeur français célèbre, Maurice Ravel

ar quels artifices, par quels sources de cette « vraie vie » (on y tation. Comme dans la détours, en littérature, resti- revient) n’étaient pas épuisées. Et que « vraie vie », il se nomme tuer la « vraie vie » ? Etant son art impeccable d’écrire est toujours Maurice Ravel, ou plutôt entendu que le réalisme et aussi plein de souplesse, de finesse et de Ravel tout court. Le pré- le naturalisme ont, il y a promesses. nom n’est guère utilisé ; longtemps déjà, prouvé leur Quand il rêve ou galèje, quand il ironi- sauf lorsqu’il prend à Pimpuissance. Mais de cette vie l’écrivain se ou éprouve de l’angoisse, Jean Eche- l’écrivain la fantaisie, au peut aussi choisir de s’éloigner. Ou bien noz ne perd pas de vue cette vie concrè- détour d’un paragraphe, il peut la réinventer d’après ses vues, la te, la sienne, la nôtre, celle du premier d’interpeller familière- modeler selon ses vœux, jeter sur elle venu surtout, de l’homme sans qualités. ment son héros, à propos une lumière noire, la railler, l’offenser. Même s’il la sait parfaitement insaisissa- du succès de Boléro, «ce Et tout aussi bien prétendre la réenchan- ble. Même s’il expérimente à tous les ins- petit truc en ut majeur » : ter avec des fleurs artificielles, des émo- tants la légèreté de l’objet dont on peut « Mais ça marchera beau- tions de pacotille et des sentiments sans se saisir, comparée à l’énorme masse de coup mieux, Maurice, ça épaisseur. Tout est permis. Et donc aus- celui qui échappe toujours. va marcher cent mille fois si de considérer que le réel, qui donne Des qualités, Maurice Ravel, musicien mieux que La Madelon. » poids et consistance à l’existence, n’a français, né à Cibourne (Basses-Pyré- Tous les attributs réperto- pas été épuisé, qu’il mérite encore atten- nées) le 7 mars 1875, mort à Paris le riés, les traits mémorisés tion. Même si, depuis quelque temps, il 28 décembre 1937, en a d’éminentes, de du musicien qui a vécu s’est chargé d’incertitudes, de tremble- reconnues et dûment répertoriées. sous ce nom sont donc ments. L’auteur ne les a nullement omises ou utilisés. Mais ce n’est Jean Echenoz appartient de plein banalisées. Il est bien là le musicien de encore que le matériau de droit à l’ère du soupçon et du tremble- génie qui, à la mort de Debussy en 1918, base, le ciment. L’architec- ment. C’est son terreau, son pays, son est devenu la grande figure de la musi- ture est encore à venir. Et horizon. Quand il a commencé à que française. Il est adulé – même s’il a l’envol du style. publier, à la fin des années 1970, le raté quatre fois le prix de Rome –, invité « C’est un des derniers temps des expéri- et joué partout. Là également, son épo- jours de 1927, il est tôt. RAVEL mentations et des que, ses amis, son frère. Là enfin, son Ayant mal et peu dormi Jean Echenoz, janvier 2003. SERGE PICARD/AGENCE VU de Jean systèmes s’essouf- apparence, ses traits de caractère, les comme chaque nuit, Ravel Echenoz flait. On était fati- Gauloises qu’il fume sans cesse, ses est dans de mauvaises dispositions comme New York, le 7 mars 1928, il fête ses seul élargissement du son. » La vie de gué, on n’y croyait manies de célibataire, ses insomnies, ses chaque matin sans même savoir comment 53 ans. Un peu plus tôt, il s’est souvenu Ravel ne serait-elle pas, en ces dernières Ed. de Minuit, plus. Quant à la théo- costumes, cravates et pochettes, « ses s’habiller, phénomène qui aggrave son de la guerre et de son propre poids trop années, à l’image de ce morceau sans 124 p., 12 ¤. rie, elle collait de chaussures vernies sans lesquelles il n’est humeur. » Ces lignes – notons-le, car léger, de son corps trop frêle au milieu « développement » ni « modulation » ? plus en plus mal au rien », les voitures, les paquebots… Oui, c’est important pour comprendre la de ce théâtre d’immense brutalité. Un jour de l’automne 1932, il est victi- réel. Fallait-il dire adieu au roman ? On tout est là, scrupuleusement décrit, nom- « méthode Echenoz » – ne sont pas, « De retour à Montfort-L’Amaury, c’est me d’un accident d’automobile. A partir cherchait donc des moyens d’évasion, mé ; accordons à l’auteur, sur ce plan, comme on pourrait le croire, les premiè- un printemps français classique et tempé- de là, c’est-à-dire de la fin de la vie de d’autres perspectives. Echenoz est parti une confiance illimitée : type de locomo- res du roman. Avant cela, en deux ré qui change des excentricités américai- Ravel et de celle du roman d’Echenoz, à la découverte des siennes, sans quitter tive, turbine de bateau, modèle automo- pages, Ravel est sorti de sa baignoire, nes. » La vie reprend, qu’on tente d’orga- tout s’accélère – car le romancier est le l’espace du roman. Voyageur assez soli- bile… Mais nous ne sommes pas dans résistant à la tentation de rester dans cet- niser, de quadriller, car une menace pla- maître du temps. Ravel perd les mots, taire mais pas du tout naïf, lecteur de une biographie romancée du musicien, te « bonne atmosphère amniotique » ne, imprécise… Une sorte de langueur et les pensées, les objets. Il explique « que Raymond Roussel et de Gustave même pas celle des dernières années de « des heures sinon perpétuellement »,a en même temps de nervosité, de hâte et ses idées, quelles qu’elles soient, lui sem- Flaubert (pour ne citer qu’eux), il a sa vie, auxquelles Echenoz s’est attaché craint une mauvaise chute (à 52 ans, on de fatigue. Cela s’apparente à l’ennui, blent toujours rester en prison dans son cer- détourné quelques conventions en usa- avec une sorte d’empathie et de distance n’est déjà plus très sûr de son équili- peut-être même à l’angoisse… « Mais veau ». On l’opère, mais rien n’y fait. Dix ge dans le roman d’aventure, d’espionna- interrogative – un peu comme s’il se bre !), a enfilé « un peignoir d’un perle l’ennui de cet instant, plus que jamais jours après, il est mort. ge ou d’apprentissage, dans le récit senti- regardait lui-même. rare », s’est lavé les dents, etc. Peu de démuni de projet, paraît plus physique et Par quel mystère, par quel effet de son mental, etc. A l’enseigne de Minuit, Alors où sommes-nous ? temps après, il est sur le France, pour plus oppressant que d’habitude, c’est une art et de sa sensibilité, et surtout par c’est-à-dire aussi bien à celle de Jérôme Reprenons. Dans un roman dont le une traversée de l’Atlantique, puis acédie fébrile, inquiète, où le sentiment de quelle admirable équilibre de son style – Lindon que de Samuel Beckett, il a ainsi personnage central est un grand compo- accomplit une harassante tournée améri- solitude lui serre la gorge plus douloureu- jamais convenu, attendu, prévisible – construit son monde, non pas en réac- siteur français connu, au moins de répu- caine, répond à mille sollicitations. A sement que le nœud de sa cravate à pois. » Jean Echenoz parvient-il à son but ? Et tion ou à l’écart de l’ordinaire, mais com- Ravel dort mal, cherche une « techni- d’abord, quel est ce but ? Nous l’avons me dissimulé entre les lignes de celui-ci. que » (ou plusieurs) pour fuir l’insom- dit, pas d’écrire un morceau de la vie de Il a surtout inventé sa « méthode ». Et Portrait de l’artiste nie, mais ça ne marche jamais. Ravel, mais un roman, un simple roman aussi, c’est important et précieux, une gorgé de vie et de mort, d’inquiétude, de certaine manière – comment dire ? « Il est à aigu rasé de près oreilles décollées sans « Partition sans musique » mystère, de fantaisie, d’alarme, d’huma- modeste, attentive, ironique… – de se cinquante-deux ans dessine avec son long lobes, teint mat. La musique elle-même, à laquelle son nité, de tendresse. De musique enfin. a présenter, de parler de ses livres. au sommet de sa nez mince deux Distance élégante, nom est censée s’identifier, n’offre Patrick Kéchichian gloire, il partage avec triangles montés simplicité courtoise, aucun remède et peu de consolation. A Horloger-grammairien Stravinsky le rôle de perpendiculairement politesse glacée, pas propos du Boléro, par exemple, il est luci- Signalons également la réédition des Son dixième roman, Ravel, prouve musicien le plus l’un sur l’autre. forcément bavard, il de : « Il sait très bien ce qu’il a fait, il n’y Grandes blondes en poche (éd. de avec éclat, et surtout d’une manière considéré du monde, Regard noir, vif, est un homme sec a pas de forme à proprement parler, pas Minuit, « Double », nº 34, 252 p., assez inattendue pour qui a pris l’habitu- on a pu voir souvent inquiet, sourcils mais chic, tiré à de développement ni de modulation, juste 6,70 ¤) et la publication d’une thèse de de le lire, de s’installer dans ces histoi- son portrait dans le fournis, cheveux quatre épingles du rythme et de l’arrangement. Bref c’est Christine Jérusalem : Jean Echenoz : res concoctées avec une minutie d’horlo- journal. C’est assez plaqués en arrière et vingt-quatre heures une chose qui s’autodétruit, une partition géographies du vide (Presses de ger-grammairien, qu’il n’avait pas enco- normal aussi vu son dégageant un front sur vingt-quatre. » sans musique, une fabrique orchestrale l’université de Saint-Etienne, re ouvert toutes les portes, que les res- physique : son visage haut, lèvres minces, (p. 21-22) sans objet, un suicide dont l’arme est le 240 p., 23 ¤). Portraits de femmes singulières, amoureuses, passionnées

eux qui lisent des journaux le une authentique princesse et un Aragon avec Nancy Cunard, ni préoccupée par les zones non-fumeurs et Certainement aussi socialement. Mais savent depuis longtemps : personnage toujours énigmatique : Fitzgerald avec Zelda. Dans ses deux les ceintures de sécurité ». L’hommage mystérieusement, après avoir échangé C Jean-Paul Enthoven est un Marie Bonaparte. belles évocations, Enthoven semble ne d’Enthoven est un petit bijou de un billet de courtoisie, ce premier soir, critique qui a la grâce, un sens de la La dernière enfin, désignée comme pas oser aller au fond des choses, tendresse et de nostalgie. elles s’écrivent. Et s’étonnent distance, une aversion pour la lourdeur, Flaminia, n’est-elle qu’une éphémère, affronter la violence de ces deux Autre continent, autres femmes, elles-mêmes de se sentir ainsi obsédées, une élégance à la fois désinvolte et elle qui ne connaît ni Louise Brooks ni femmes, leur sexualité désastreuse, leur autre genre, mais aussi la tendresse, la possédées. orgueilleuse. Un orgueil qui l’a sans Nancy Cunard, confond Françoise nostalgie, et une étrange passion Si l’on est enclin au romantisme, à doute conduit à peu publier de livres. Dorléac avec sa sœur et ne sait pas que amoureuse. Elisabeth Brami, qui a écrit l’emballement, aux déclarations Voilà tout juste dix ans paraissait Les Sagan est morte ? Elle a cependant des PARTI PRIS de nombreux livres pour la jeunesse, enflammées, on aimera Enfants de Saturne (Grasset), douze mains « royales », et celui qui l’écrit a publie un singulier roman, Je vous écris particulièrement les lettres d’Emilie, et essais sur des écrivains admirés, mais « toujours jugé les femmes, et même le JOSYANE comme je vous aime, placé sous le signe le basculement dans la tragédie. Si on aussi une autobiographie oblique, reste de l’humanité, à la noblesse ou à SAVIGNEAU d’une belle phrase de Marguerite l’est moins, on sera surtout sensible à la secrète, un hommage discret et ému à l’ignominie des mains »… Duras : « Il devrait y avoir à la fin de figure de Gabrielle, qui s’est construite un absent, le père. La Dernière Femme Toutes ces femmes lui plaisent ou désir de détruire l’écrivain qu’elles chaque vie, une fois que les interdits qui sans indulgence pour elle-même, qui – qui réunit huit femmes connues et l’intriguent. Il aime « la tristesse légère » prétendent aimer. Une abstention qui ont étouffé votre jeunesse sont dépassés, règne sur une famille et un domaine, une anonyme, la « dernière », donnant de Louise de Vilmorin, comme « une dévoile une méconnaissance, un regard quelques années de printemps gagné. » qui « n’a jamais pu supporter les larmes, son titre au livre – est aussi un certaine façon de ne pas appartenir au parfois naïf sur « l’autre sexe ». Ce n’est pas vraiment un roman ni les siennes, ni celles des autres. Surtout autoportrait en creux, un aveu monde d’où l’on vient et de se tenir à Peut-on pardonner à Jean-Paul épistolaire, même si l’on y lit beaucoup en public » et « se moque de cet d’incompréhension parfois, un souvenir distance du monde auquel on aspire ». Enthoven ce propos stupide sur «la de lettres. C’est une histoire d’amour exhibitionnisme des pleurs qui passe pour de passions partagées, un rêve de En un mot, un style de vie. Laure Femme moderne – autonome, amie de improbable, à distance. Gabrielle a être la garantie des sentiments ». Et qui rencontres qui n’ont jamais eu lieu. évoque plutôt cette période sombre de l’égalité, laïque, virile » ? Sans doute, à 80 ans, elle vit dans une île de aime peut-être pour la première fois. Certaines ont été liées à des écrivains son existence où il était troublé par des cause de sa délicatesse envers l’hémisphère Sud, où elle possède des et/ou sont romancières elles-mêmes : femmes lui ressemblant, « démons au Françoise Dorléac et Françoise Sagan, champs de canne à sucre. Un soir, son LA DERNIÈRE FEMME Nancy Cunard, amour de jeunesse visage paisible ». qui dément ce cliché. La première fils lui demande d’héberger Emilie, qui de Jean-Paul Enthoven. d’Aragon ; Zelda, femme de Fitzgerald ; Dans Les Enfants de Saturne, « était belle, jeune, douée, rieuse – avec, repart le lendemain « dans son pays Grasset, 224 p., 16 ¤. Colette Peignot, devenue Laure ; Louise Jean-Paul Enthoven rappelait que vaporisé autour de sa silhouette, un halo là-bas, sur le continent, à neuf mille de Vilmorin ; Françoise Sagan. Deux Hemingway « comprit avant beaucoup d’inquiétude ». La seconde faisait partie kilomètres, dans l’hémisphère Nord ». JE VOUS ÉCRIS sont des actrices : Louise Brooks et d’autres qu’un écrivain doit choisir ses de ces « jeunes gens doués d’un sens Elles sont en effet aux antipodes. COMME JE VOUS AIME Françoise Dorléac, morte si jeune sur femmes par calcul et avec discernement ». radieux de l’impunité » qui n’ont « plus Géographiquement. Par l’âge – Emilie d’Elisabeth Brami. une route du sud de la France. Une est Une phrase que n’ont retenue ni vraiment de rôle dans une société a trente ans de moins que Gabrielle. Calmann-Lévy, 210 p., 14 ¤. 0123 4 Vendredi 13 janvier 2006 LITTÉRATURES

Rencontre. L’auteur de « Soie » s’est attaqué à l’« Iliade », avec pour objectif de rendre à l’épopée les couleurs de l’actualité Le pari de Baricco

’est le golden boy des lettres ita- écarte l’objection : « Je m’attendais à liennes. Un Midas postmoderne plus de controverses. Les universitaires ici qui transforme en or tout ce qu’il perçoivent parfaitement la mort progres- C touche. Non qu’il ait été puni par sive des grands classiques. A l’effacement Dionysos, au contraire : les dieux sem- absolu, ils préfèrent une reprise contempo- blent plutôt conciliants avec ce grand raine, imparfaite mais vivante. » Il insiste adolescent aux cheveux poivre et sel, sur l’« humilité » de son entreprise : «Je charmeur et vibrionnant. me vois en restaurateur d’œuvre d’art. J’ai Tout ce qu’il touche devient or, et il ravivé les couleurs d’une toile qui avaient touche à tout, Alessandro Baricco. A la un peu passé avec le temps. » musique (il a été critique musical pen- Mais, surtout, l’écrivain croit à « l’in- dant dix ans). A la télévision. A la littéra- croyable puissance de la parole sur scène. ture (plus de 5 millions de ses livres, Quand un quidam dit un texte qui lui dont le célèbre Soie tient à cœur, ça peut être plus fort que n’im- HOMÈRE, (1), se sont vendus porte quel comédien jouant un person- ILIADE dans le monde et nage ». Il a longtemps déclamé le final (Omero, son dernier roman, de Cyrano devant des milliers d’audi- Iliade) Questa storia (2), est teurs. Puis l’envie lui est venue de faire d’Alessandro déjà numéro 2 des de même avec l’Iliade. « J’ai trouvé un Baricco meilleures ventes du producteur courageux, et ça s’est fait : trois Alessandro Baricco lisant son « Iliade » PIERO TAURO Corriere della Sera). soirées de quatre heures. Un marathon. traduit de Au cinéma (il prépa- Nous recommençons à Naples, cet été. » transposé en français : le risque était drais que tu sois mort là, comme ce guer- années où une certaine barbarie orgueil- l’italien re un « film origi- grand d’affadir l’original. Pourtant, si rier magnifique qui fut mon premier leuse (batailles, assassinats, tortures), liée par Françoise nal » dont il ne veut Prose nerveuse et limpide l’on veut bien mettre entre parenthèses mari ») mais le suivant sans ciller jus- pendant des millénaires à l’expérience de Brun rien dire). Et enfin Pour faire « passer » le texte d’Ho- nos souvenirs des traductions de Lecon- qu’à sa couche. Ou la mort d’Hector : la guerre, est redevenue notre lot quoti- Albin Michel, au théâtre, où son mère, Baricco a procédé à des « aména- te de Lisle ou de Robert Flacelière, si « Achille se pencha sur [lui] et avec son dien. Or, L’Iliade est un monument à la 192 p., 16 ¤. seul nom a réuni cet gements » – qui, chez certains, feront l’on accepte de jouer le jeu, de voir là couteau lui perfora les deux chevilles, juste guerre. On y trouve l’horreur mais aussi la été plus de 4 000 per- dresser les cheveux sur la tête. Il n’a « un autre texte pour un autre public », sous la malléole. Par le trou il fit passer “beauté” de la guerre. La grandeur des sonnes à Rome et à Turin. pas hésité à supprimer vers et chants, à on conviendra que la prose de Baricco, des sangles de cuir qu’il attacha à son héros au plus fort du combat, la poésie de Dans les bureaux qu’il partage, à couper les apparitions des dieux, à nerveuse, limpide, nous embarque dans char. (…) Tiré sur la terre, le corps d’Hec- la mort, les dépouilles ensanglantées, la Rome, avec une maison de production, gommer toute « aspérité archaïque »,à le torrent de ses images. On y voit le tor levait un nuage de poussière et de splendeur des chevaux, des cuirasses, des Baricco explique que c’est pour les faire parler à la première personne vieux Nestor haranguant les Achéens sang. » épées de bronze cloutées d’argent… Je besoins du théâtre, justement, qu’il s’est Achéens et Troyens – aussi bien Méné- pour que « nul n’ait hâte de rentrer chez Mais ce qui frappe surtout dans cette m’étonne que, pendant des siècles, on ait lancé dans la réécriture d’Homère. Le las, Achille, Nestor, Priam ou Patrocle lui avant d’avoir dormi avec l’épouse d’un épopée, c’est son actualité. Pour Baricco, réussi à censurer ce que ce texte nous dit de projet – un « remix » de l’Iliade – était que de simples servantes ou nourrices. Troyen et vengé la douleur de l’enlèvement le moment présent est particulièrement cette “beauté”-là. C’est un message inaudi- plutôt culotté. De quoi faire frémir plus Un texte grec traduit en italien, réa- d’Hélène ». Ou la Belle, reprochant à opportun pour relire L’Iliade. « Nous tra- ble aujourd’hui. Comme si l’on chantait la d’un helléniste distingué. Mais Baricco dapté en un italien d’aujourd’hui puis Pâris d’avoir déserté la bataille (« Je vou- versons des années de guerre, dit-il. Des noblesse d’un marine américain, l’éclat de son uniforme, son fusil étincelant au soleil ! C’est horrible. Or L’Iliade présente la guerre comme un enfer certes, mais un enfer beau. Le lieu du dépassement de soi. Xénophon, « un semblable et un autre » Le cœur ardent de l’expérience humaine. Cette leçon, il faut l’écouter, pour la com- prendre et, bien sûr, pour la désamorcer. » LE ROMAN DE XÉNOPHON le de Caton l’Ancien, l’écrivain grec guerre, racontant ses propres aventures, vains sont en dialogue. Et les questions Ecouter aussi la voix des femmes, leur de Takis Théodoropoulos Takis Théodoropoulos vient de se tailler trouvant les formules qui font mouche qu’ils abordent – le meilleur régime poli- désir de paix. « Ce côté féminin de Traduit du grec par Michel Grodent, un beau succès, à Athènes, avec son (le fameux « Thalassa, thalassa » des tique, le déclin de la démocratie... – nous L’Iliade, que l’on retrouve partout, imper- éd. Sabine Wespieser, 344 p., 21 ¤. Roman de Xénophon. « Dix Mille » mercenaires grecs arrivant parlent instantanément. ceptible mais incroyablement tenace. » « Mes souvenirs scolaires de L’Anabase à la mer Noire), s’exprimant enfin sur A cet égard, ce Xénophon est une illus- Ces femmes suggèrent qu’on peut NOUS SOMMES TOUS étaient assez enquiquinants, confie Takis les question morales, sociales, politiques tration parfaite de l’essai de Théodoro- construire une autre beauté, infiniment GRÉCO-LATINS Théodoropoulos. Mais je me suis toujours de son époque. Sans oublier le ton si par- poulos, Nous sommes tous gréco-latins.Sa plus douce. « Par cette voix – qui, enseve- de Takis Théodoropoulos demandé pourquoi l’œuvre de Xénophon – ticulier qui est le sien et auquel son nom morale ? Il n’est certes pas question de lie sous un monument à la guerre, dit Flammarion, 160 p., 18 ¤. que l’on tient souvent pour un philosophe sans doute le prédestinait – Xénophon, s’identifier à ces individus qui, il y a adieu à la guerre et choisit la paix – L’Ilia- moins doué que Platon et un historien c’est la voix (phôné) qui crée un effet deux mille ans, portaient des toges et de laisse entrevoir une civilisation dont les ’est classique et ça ne l’est pas. De mineur par rapport à Thucydide – avait d’étrangeté (xènè). croyaient en des dieux farfelus. Mais de Grecs ne furent pas capables, dont ils Du Bellay à Sartre, de Corneille à survécu. Ce n’est pas un hasard. » Dans ce « roman » alerte et souvent « maintenir la perspective ouverte », avaient eu l’intuition et qu’ils conservaient CAnouilh, chaque siècle, il est vrai, Pour l’écrivain, la réponse est simple : drôle, Takis Théodoropoulos le met en d’« admettre qu’il existe une intelligence dans un recoin bien gardé de leur sensibi- redécouvre un jour la fréquentation des «L’Anabase est la première œuvre littérai- scène comme un vieil ami, « un sembla- qui accompagne la nôtre, qui lui montre lité. » Amener cette intuition à se réaliser, anciens. Mais, à l’aube du XXIe, cette re écrite à la première personne. » Lors- ble et un autre », admirant sa façon de ses limites, et que cette intelligence est dépo- c’est l’héritage qui nous est proposé. A la « littérature mère » – plutôt délaissée qu’il raconte l’expédition destinée à ren- « vouloir vivre sa vie », de tourner le dos, sée dans des œuvres, en conséquence de fois « une tâche et un devoir ». a jusqu’à présent par nos contemporains verser Artaxerxès II, roi de Perse et frère parfois, à la communauté, s’agaçant aus- quoi on peut la juger tout en étant jugé Florence Noiville – a tout à coup le vent en poupe. Tandis de Cyrus le Jeune, Xénophon (environ si de son côté « oligarque de l’oli- par elle ». qu’Alessandro Baricco réécrit Homère, 430-355 avant J.C.) fait œuvre d’homme garchie », ennemi de la démocratie et Une leçon d’humilité. Une certaine (1) Chez Albin Michel, comme tous les que Luca Canali retrace la Vie de Pline de lettres, d’historien et de journaliste. admirateur inconditionnel de Sparte. idée de la littérature. a livres d’Alessandro Baricco. (Arléa, 152 p., 17 ¤) et Eugenio Corti cel- En un sens, il est le premier reporter de D’un bout à l’autre du temps, deux écri- Fl. N. (2) Fandango Libri, novembre 2005.

Gabriela Avigur-Rotem fait défiler l’histoire d’Israël à travers les inoubliables souvenirs de sa narratrice, Loya « Ce pays qui dévore ses habitants »

CANICULE ET OISEAUX FOUS me collective) où Loya a grandi, a dispa- laisse échapper un « Dis-moi, tu es heu- Nahum – ce presque frère avec qui Loya que, ni aux anges. Alors Loya a mené sa de Gabriela Avigur-Rotem. ru. Mais l’épicière, aussi revêche que par reuse ? », Ora lui fera cette réponse, un a grandi, et dont l’avion a été abattu vie comme elle l’entendait. A appris à ne Traduit de l’hébreu par Ziva Avran le passé, est toujours là. Tout comme ses brin amère, et définitive : « C’est une au-dessus du lac de Tibériade : « Elle a pas s’attacher. A être aussi légère que et Arlette Pierrot, amies d’enfance. Tikva Toledano, Cléo- question qui n’est plus d’actualité, mainte- oublié que je ne crois ni aux enterrements, possible pour décoller, et partir loin de Actes Sud, « Lettres hébraïques », pâtre oxygénée et nez refait, travaille nant nous demandons : comment vont les ni aux tombes, ni aux cimetières, ni aux ce pays si petit qu’« on peut aller d’une 518 p., 25 ¤. désormais dans une banque. Minalé est enfants ? » bougies du souvenir, les morts retournent à mer à l’autre d’un seul pas ». De cette devenue pharmacienne. Adriana, si belle D’enfants, Loya n’en a jamais voulu. la poussière et ne laissent aux générations terre à feu et à sang, où la vie est ryth- ’est un texte magnifique. Un de autrefois, est abîmée par les années. Ora Pas plus que de mari. Fil à la patte pour suivantes que leurs ossements. » Nahum mée par les fêtes et les informations. ceux qui vous prennent, et qui ne aussi. Ora, l’âme sœur, la confidente. cet oiseau épris de liberté. Loya, elle, est qui, le premier, l’avait fait voler : «Je Pourtant, un quart de siècle plus tard, C vous lâchent pas. Pourtant, Cani- Ora qu’on rêvait en Golda Meir – et deve- devenue hôtesse de l’air pour prendre de suis émue, bouleversée, exultante, Nahum Loya, bel oiseau migrateur, est rattrapée cule et oiseaux fous n’est pas un polar, et nue institutrice. Ora qui s’est mariée par- la distance avec « ce pays qui dévore ses (…) met le contact, le petit Piper (…) est par son passé. Elle découvre le journal compte tout de même plus de cinq cents ce qu’elle était enceinte. Ora qui s’agite – habitants ». Pourtant, les souvenirs lancé dans une course amok de métal et qu’a tenu son père dans le ghetto de pages. Alors pourquoi ? Sans doute par- vaisselle à laver, linge à repriser – alors remontent, en même temps que les d’essence à la limite du possible – et voilà Terezin. Entre nécessité de se souvenir ce que la prose poétique de Gabriela Avi- que Loya essaie désespérément de lui reproches. Ora lui fait remarquer qu’elle – il se détache de la ligne courbe du globe, et peur de remuer un tas de poussière et gur-Rotem est envoûtante. Qu’elle parler. Quand, un soir, cette dernière n’est jamais venue à l’enterrement de déchire les lois de la gravitation, leur oppo- d’amertume, entre les retrouvailles – mil- entraîne le lecteur, tout comme sa narra- se d’autres forces, l’effort et la volonté et le fois imaginées – et les déceptions – trice, Loya, dans un formidable flot de l’“envers et contre tout” et le “que tout aille inévitables –, Loya se cherche. Découvre paroles et de souvenirs. Gabriela Avigur-Rotem se faire foutre” et waouh ! je jubile, je suis nombre de secrets – parfois inavoua- Loya Kaplan a 48 ans quand, pour un cerf-volant, un oiseau, un nuage, et toi, bles. cause d’héritage, elle doit retourner Gabriela Avigur- hébraïque, elle travaille aujourd’hui retirée à tu restes ici, dis-je à haute voix à la terre Devenue adulte, Loya comprendra là-bas, en Israël, où elle a passé son Rotem est née à pour de nombreuses Avtalyon, un petit qui s’éloigne obliquement, d’instant en ins- que l’on ne peut pas tout savoir. Surtout enfance. Nous sommes en 1994, l’année Buenos-Aires maisons d’édition. Elle village de Galilée, et tant plus petite. » quand on n’a personne à qui parler : «Il où Baruch Goldstein, un fanatique reli- (Argentine) en 1946, publie d’abord deux consacre tout son n’y a plus que moi. Les morts sont morts. » gieux, tire sur des musulmans en prière d’un père avocat et recueils de poèmes et temps à la lecture A feu et à sang Et nous, nous lisons les vers de l’un des dans le caveau des Patriarches, à d’une mère professeur un premier roman, en (d’Amos Os à Loya est orpheline. Sa mère ? Très tôt plus grands poètes israéliens, Yehuda Hébron ; et un an avant l’assassinat du d’anglais, qui 1992, Mozart was not a Yehoshua Kenaz, en disparue. Son père ? « Mort par surprise, Amichaï, cités en exergue de ce livre qui, premier ministre Yitzhak Rabin. Dans ce s’installent en Israël en Jew, qui retrace passant par les grands sans signes précurseurs, sans symptômes décidément, ne nous laissera pas en pays fait de guerre et de lumière violen- 1950. Après avoir l’histoire de deux classiques russes, mais de faiblesse ou de maladie, mort soudain paix : « Qui se souvient de son enfance/ te, dans ce pays de houmous, de copains enseigné, pendant huit familles émigrées en aussi Faulkner, Proust, d’un arrêt du cœur au milieu de la biblio- Plus que quiconque est vainqueur/ Si toute- et de canicule, tout a changé. A commen- ans, la littérature Argentine à la fin du Yourcenar...) et à thèque. » Ce père qui lui avait appris à fois il y a des vainqueurs. » a cer par le nom des rues. Le moshav (fer- anglo-saxonne et XIXe siècle. Elle vit l’écriture. ne croire en rien : ni en un Dieu quelcon- émilie Grangeray 0123 LITTÉRATURES Vendredi 13 janvier 2006 5

« Kafka sur le rivage », un nouveau roman de l’écrivain japonais ZOOM

TRÈS CORDIALEMENT, d’Andrea Bajani Comme leurs homologues français, après une période de désaffection, les jeunes romanciers italiens réinvestissent la Une démonstration sphère du travail. A l’image d’Andrea Bajani, Romain installé à Turin qui, en parallèle de l’écriture, a occupé de multiples emplois précaires dont l’un où il lui fut proposé, en qualité d’écrivain, de rédiger des lettres de licenciement… Et ainsi de devenir un killer, comme il a appelé le narrateur de son troisième roman – le premier traduit en français. Employé de Murakami lambda, ce dernier gagne ce surnom le jour où le directeur commercial est licencié. Le Killer va se prendre d’affection pour cet homme mort KAFKA SUR LE RIVAGE sieurs fois, expliquée, analysée de telle roman peut sembler être un discret socialement, malade et en sursis, et s’improviser « papa poule ». Ce qui ne sera pas (Umibé no Kafuka) façon qu’un lecteur n’ayant jamais lu hommage), sur la sexualité, on est cer- sans conséquence pour ce rédacteur de lettres de licenciement qui, sous des dehors de Haruki Murakami. Kafka aura l’impression de le connaî- tain d’être en présence d’un esprit affectueux, sont un modèle de cynisme. Ainsi, de l’univers glacial, terrorisant, d’une tre. De même, les romans de Sôseki, la clair, éclairé, éclairant. Mais, quand le entreprise que cherche à « purifier » un directeur du personnel effroyable de Traduit du japonais par Corinne Atlan, philosophie de Hegel, une sonate de récit s’anime, les personnages n’ont sadisme, à celui chaotique, joyeux, enfantin, faussement naïf où l’entraînent deux Belfond, 624 p., 23 ¤. Schubert, un trio de Beethoven et le malheureusement aucune autre exis- enfants en mal de père, le Killer louvoie, joue du grand écart. Comme le lecteur, Genji, le mythe d’Œdipe et la guerre de tence que celle que la convention roma- entraîné dans ce roman à l’humour noir et corrosif que contrebalancent des é après la guerre (en 1949) et Troie. Ce n’est pas déplaisant, ce n’est nesque, ce qu’on pourrait appeler le instants de pure émotion. Comme la vie peut en offrir quand elle parvient à résister traduit en français depuis pas vraiment cuistre. C’est seulement pacte de lecture romanesque, leur à cette grande broyeuse que nous dépeint Andrea Bajani. Ch. R. 1990, Haruki Murakami appa- un peu lourd. accorde. Traduit de l’italien par Vincent Raynaud, éd. du Panama, 102 p., 14 ¤. N raît à beaucoup comme l’écri- On lit sans ennui les romans de vain japonais qui peut soutenir la com- Haruki Murakami. On peut même Destin œdipien VILLA INCOGNITO, de Tom Robbins paraison avec la génération précédente admirer, outre sa culture, sa puissance Ici, un adolescent quitte le foyer fami- Un anarchiste iconoclaste, version joyeuse et paillarde, doué d’un humour (c’est-à-dire Kenzaburô Oé et Kôbô narrative et la précision de la structure lial (réduit à un père, célèbre sculpteur) sarcastique, d’une détestation ricanante pour les pouvoirs établis. Doué aussi d’une Abé). Certes, il y a dans son œuvre un romanesque, qui à aucun moment ne pour aller dans le sud, sur l’île de Shiko- imagination cocasse, et enfin d’une admirable maîtrise de sa langue. Rabelais ? monde, ou plutôt un intermonde, car paraît céder à l’arbitraire. On ne s’éton- ku, où il va accomplir son destin œdi- N’exagérons pas. Mais Tom Robbins jouit depuis plus de trente ans d’une vaste on circule beaucoup entre vivants et ne pas qu’il cite la fameuse phrase pien. Son père lui a dit, en effet : «Un popularité et d’un lectorat fidèle jusqu’à l’acharnement. Afin de pourfendre les morts, on remonte le temps, on fran- d’Anton Tchekhov : « Si un revolver jour tu tueras ton père de tes mains, et tu faiseurs de lois et de dogmes tout en proclamant son amour pour l’Asie du Sud-est, chit la frontière du rêve, on parle avec apparaît dans une histoire à un moment coucheras avec ta mère. » Est-ce une sim- il narre aujourd’hui l’histoire de trois rescapés de la guerre du Vietnam qui ont les animaux, on répond sans sourciller donné, il faut que quelqu’un s’en serve. » ple réécriture moderne et japonaise de choisi un incognito rentable et lascif. On aime passionnément, ou on déteste. J. Sn. aux fantômes venus rendre une petite Chaque élément matériel, anecdotique, la tragédie de Sophocle ? Non. On n’est Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Luc Piningre. Le Cherche midi. 256 p., 17 ¤. visite. Il y a aussi, dans tous ses livres, fantasmatique va être utilisé. Et le pas chez Mishima. C’est, plutôt, une depuis La Course au mouton sauvage, roman tout entier apparaît comme une « variation » au sens musical du terme. LE PLOMBIER KIDNAPPÉ, de Stephen Leacock un art incontestable de la narration, un sorte de palais des miroirs où les scè- L’adolescent qui se surnomme lui- Ce Canadien déjà traduit en français écrivait au début du XXe siècle. Il goût pour les structures complexes, nes renvoient les unes aux autres. même « Kafka », est guidé par un « gar- pratiquait l’humour sous diverses formes, notamment dans cette sélection de une culture très composite : entre la Quand le récit s’arrête pour des çon nommé corbeau » et va être éduqué nouvelles, le pastiche. Inutile d’avoir pratiqué Conan Doyle, Stevenson, science-fiction, la bande dessinée, la réflexions sur la musique (il parle fort par un jeune bibliothécaire hémophile et Ballantyne ou Dickens – que l’auteur se garde d’identifier nommément – pour musique pop, le jazz, la peinture, la lit- bien de Schubert et de Beethoven), sur gay, qui organise ses lectures et lui pré- se délecter de ces historiettes narquoises écrites « à la manière de… ». Mais il térature classique, japonaise et occiden- la littérature (il formule des remarques sente son initiatrice : la conservatrice de faut tout de même se souvenir de ce que c’était qu’un fantôme, un crime parfait, tale, la psychanalyse, les références ne pertinentes sur Sôseki, auquel ce la bibliothèque qui vit dans le souvenir un oncle millionnaire ou une île au trésor… J. Sn. manquent pas. de son mari mort à 20 ans. Cette étrange Traduit de l’anglais (Canada) par Thierry Beauchamp, Le Dilettante, 160 p., 14 ¤. Ses études ont porté sur la tragédie et évanescente Mlle Saeki a écrit une grecque et il a enseigné à Princeton. Il Un film et des livres chanson qui trente ans plus tôt a été un SIMILIBEAUTÉ, de Lisa Lerner est difficile de l’oublier en le lisant. Il tube : Kafka sur le rivage, dont chaque Le premier roman de Lisa Lerner est un livre féministe, est, de manière plus générale, difficile En même temps que Kafka sur parole donne la clé de l’intrigue que l’on futuriste, polémique et politique, qui n’a pas oublié d’être drôle. d’oublier ce que Murakami a envie le rivage est annoncée, le est en train de lire. La narratrice, Edie, 15 ans à peine, s’entraîne pour remporter le d’apprendre à son lecteur. Il appartient 25 janvier, la sortie du film Tony Par ailleurs, un vieil homme qui parle concours de « La Personnalité Féminine d’Ame et de Conscience de à la catégorie didactique – à la fois Takitani, que Jun Ichikawa a tiré aux chats (clin d’œil à Sôseki), va, com- sa ville ». Inutile de préciser que les épreuves sont toutes plus cultivée, brillante, imaginative, mais d’une nouvelle de Murakami. Le me une « ombre pâle » du destin du absurdes les unes que les autres, et que tous les coups – surtout très soucieuse que critiques et lecteurs film exploite la veine jeune homme, assassiner le père de ce les pires – sont permis. Sa mère, véritable Pygmalion, tente s’en souviennent à tout moment – des mélancolique et poétique de dernier. De ce personnage farfelu, les d’oublier, avec force calmants, que son mari s’intéresse romanciers démonstratifs. Murakami : un peintre perd dans absences mentales seront poétiquement désormais plus aux insectes qu’à sa plastique pourtant encore Quand on lit un roman de Haruki un accident de voiture sa jeune expliquées : il a été, dans son enfance, irréprochable. Désespérée et exaspérante, pathétique et pourtant lucide, elle ne voit Murakami, on suit des personnages femme, maniaque de la mode, et victime d’un mystérieux « endormisse- pas l’amour naissant de sa fille pour leur belle voisine… Similibeauté est un conte plutôt sympathiques et touchants, engage une jeune fille pour ment » au cœur d’une forêt. Thème cruel arrivé près de chez nous, celui d’un monde devenu fou et inhumain. E. G. dans une histoire labyrinthique, tou- porter ses innombrables robes. emprunté à Kenzaburô Oé. La boucle est Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-René et Julie Etienne, Ed. Christian jours rattachée à l’Histoire. On ne se Haruki Murakami a publié de bouclée quand meurent le vieux fou et la Bourgois, 348 p., 25 ¤. perd jamais, malgré les bizarreries de nombreux recueils de nouvelles Jocaste de Shikoku. certaines situations qui flirtent avec le dont une sélection a été traduite Assez habilement, « Kafka », le héros, CATON L’ANCIEN, d’Eugenio Corti fantastique. sous le titre L’éléphant s’évapore commente ainsi sa lecture du Mineur, Profondément croyant et antifasciste, Eugenio Corti est un des grands écrivains Régulièrement, l’auteur fait le point (Seuil, 1998). Ont été également roman « social » de Sôseki : « J’ai refer- italiens d’aujourd’hui. Procès et mort de Staline, Les Derniers Soldats du roi et et demande à ses personnages de rap- publiés : au Seuil, La Fin des mé ce livre avec un sentiment bizarre, je surtout Le Cheval rouge sont des œuvres majeures. Avec Caton l’Ancien, il livre peler au lecteur où ils en sont : résumé temps (1992), Danse, danse, danse me demandais ce que l’auteur avait voulu une fresque historique et morale dont la grande rigueur n’a d’égale que le du début, des thèmes récurrents, des (1995), Chronique de l’oiseau à dire exactement. Mais c’est justement ce plaisir qu’on éprouve à la lire. En 36 épisodes et 200 scènes références. Et, avec la même fréquen- ressort (2001) ; chez Belfond, Au “je ne sais pas ce que l’auteur a voulu dire cinématographiques, il nous fait vivre au milieu du peuple romain : paysans, ce, l’explication est fournie, en général sud de la frontière, à l’ouest du exactement” qui m’a laissé la plus forte nobles, esclaves, légionnaires. Plus qu’une biographie de Marcus Porcius Caton sous forme de questions-réponses soleil (2002), Les Amants du impression. » Nul doute que Murakami (Caton l’Ancien), ou de son double Hannibal, ce roman inclassable nous donne entre un maître et un novice. Ainsi, spoutnik (2003) ; en « 10/18 », attend cette réaction de ses jeunes des clefs pour notre époque. G. de C. dans Kafka sur le rivage, la chanson qui Après le tremblement de terre lecteurs. a Traduit de l’italien par Gérard Genot et François Livi. donne son titre au livre sera citée plu- (2002). René de Ceccatty Ed. de Fallois/L’Age d’Homme, 392 p., 22 ¤.

Ugo Riccarelli explore un siècle d’histoire italienne à travers le destin de deux familles La poésie au secours de la fresque

’est la fragilité de la condi- Marx à ses enfants nommés 1898, le fascisme, les deux guer- parfaite, dont le titre rend hom- tion humaine ballottée par Idéal ou Liberté. De l’autre, la res mondiales, ainsi que les mage à La Connaissance de la C l’histoire qu’Ugo Ricca- famille Bertorelli, des commer- grandes transformations socia- douleur de Gadda, n’est pas une relli a mise au centre d’Une dou- çants de porcs, qui donnent à les et technologiques, ne sont simple fresque familiale. Ricca- leur parfaite, un très beau roman leur progéniture des noms tirés évoqués que par leurs consé- relli est beaucoup plus ambi- où les hommes sont « suspendus de poèmes homériques, tels que quences directes ou indirectes tieux. Surtout sur le plan du sty- entre terre et ciel, petits et désespé- Télémaque, Ulysse ou Oreste. sur la vie des protagonistes. le qui, grâce à l’irruption de la rés, ensorcelés par la hauteur, par Suite à l’amour D’ailleurs, dans sa poésie, essaie sans cesse de la lumière, mais destinés à gagner contrarié entre Anni- séquence immua- recréer une atmosphère mythi- [leur] pain sur le sol bas ». Déjà na et Cafiero, cha- ble de vie et de que et féerique, renvoyant aussi connu en Italie par ses quatre cun provenant mort, la répétition bien aux épopées classiques précédents récits et recueils de d’une des deux cyclique de l’histoi- qu'à certains univers narratifs nouvelles (dont seulement familles, les trajectoi- re n’apporte aux de la littérature sud-américaine Un nommé Schulz a été traduit res de ces mondes humbles que défai- (en Italie, peut-être un peu préci- par Denoël), l’écrivain italien, opposés – celui du tes et souffrances, pitamment, on a même évoqué né il y a cinquante et un ans à prolétariat aux rêves Riccarelli repre- à son propos le nom de Garcia Turin d’une famille toscane, révolutionnaires et nant ainsi à son Marquez). s’est définitivement affirmé celui de la bourgeoi- compte la célèbre « Parfois vivre et rêver sont une auprès du public et de la criti- sie affairiste qui dénonciation du seule et même chose », écrit le que grâce à cet ouvrage foison- appuiera le fascisme « scandale » de romancier, qui explicite ainsi nant et ambitieux qui, en 2004 a – vont se croiser, en l’histoire avancée une des clés d’un roman où le obtenu le Prix Strega, le plus donnant lieu à une il y a trente ans par rêve est toujours à l’affût, prêt à prestigieux de la Péninsule. multitude d'histoi- UNE DOULEUR Elsa Morante. envahir l’espace du réel en le res et d’aventures PARFAITE, Grâce à une écri- poussant vers le fantastique. Et Lutte pour la vie émouvantes, parfois (Il dolore ture précise et évo- cela dès la première page, où la Le récit – qui a pour cadre un drôles, le plus sou- perfetto) catrice, l’auteur vieille Annina, au moment de sa petit village de Toscane, mais vent tragiques et de Ugo Riccarelli. reconstruit très mort, revoit comme en rêve sa s’échappe par moments vers douloureuses Traduit de l’italien bien l’univers dans naissance et « sa mère qui l’en- Milan, la Suisse ou la Russie – De la fin du Risor- par Nathalie Bauer, lequel évoluent ses fantait dans des cris d’une dou- retrace sur trois générations la gimento aux années Plon, 360 p., 21 ¤. personnages, fai- leur qui lui sembla parfaite ». lutte pour la vie de deux familles qui suivent la secon- sant coexister avec C’est l'émerveillement produit très différentes. D’un côté, celle de guerre mondiale, doigté le détail et par ce genre de « spectacle ren- née de l’union « scandaleuse » une foule de personnages ani- la vision d’ensemble, les versant » que l’écrivain a recher- entre la veuve Baroli et un jeune ment les pages de ce roman cho- contraintes historiques et le ché avec bonheur tout au long maître anarchiste, qui transmet- ral où les événements histori- hasard qui change le destin des du roman. a tra les idées de Bakounine et de ques – les émeutes de Milan en hommes. Toutefois, Une douleur Fabio Gambaro 0123 6 Vendredi 13 janvier 2006 LIVRES DE POCHE

ZOOM Un recueil d’articles écrits par Marcel Gauchet au tournant des années 1970-1980

MARGUERITE DE VALOIS « La Reine Margot », Prégnance de la politique d’Eliane Viennot Parue chez Payot en 1993, cette LA CONDITION POLITIQUE La Raison contrario caractéristique des sociétés étude est la plus de Marcel Gauchet. accompagnée dites « civilisées ». C’est cette expulsion complète, la plus des effigies de l’autorité dans le ciel des ancêtres ou stimulante et la Gallimard, « Tel », 560 p., 10,50 ¤. de la liberté de la transcendance qui serait à l’origine plus intelligente qu’on puisse lire et de l’égalité de l’« hétéronomie » du divin que le sur la fille d’Henri II et de uand l’Etat paraît se retirer de (XVIIIe siècle). cours des temps va peu à peu résorber Catherine de Médicis. ses fonctions traditionnelles, LAUROS/GIRAUDON jusqu’à notre ère des individus autono- Au vu de la désespérante quand se profile, derrière la mes et égaux, caractéristique de notre réactivation du mythe contre tous Q construction d’un espace euro- modernité sécularisée. les acquis historiographiques, péen, une ère dite « postnatio- Dans ces réflexions qui portent aussi dont Chéreau mais aussi nombre nale » ou, plus prosaïquement, quand la sur Tocqueville, Necker, ou Benjamin d’historiens se sont rendus alors tendance de la participation à la vie Constant, le lecteur retrouvera les gran- coupables, il était temps de publique, aussi bien militante qu’électo- des étapes de l’aventure intellectuelle rééditer cette somme captivante rale est à la baisse, faut-il en conclure d’une période – les années 1980-2005 – qui ne se contente pas d’étudier que les sociétés contemporaines qu’il est de bon ton de qualifier de pau- la femme, mais aussi sa légende essuient une lame de fond qui, après la vre en la matière. Au contraire, le che- au fil des siècles. Une postface « sortie de la religion » leur présagerait min parcouru dans la pensée française inédite porte l’analyse à l’orée du une sortie de la politique ? Faute d’avoir post-aronienne, post-foucaldienne et XXIe siècle. Avec la même rigueur été le fruit des cultes séculiers, terreau post-sartrienne semble immense. Il et la même lucidité critique. des expériences totalitaires, ou de l’espé- inclut, voit-on chez Marcel Gauchet, la Ph.-J. C. rance révolutionnaire du XXe siècle, la remise en question de la lecture jaco- Perrin, « Tempus », 672 p., 11 ¤. fin du politique devrait-elle advenir via bino-marxiste de la Révolution françai- la lassitude civique, une gouvernance se, la quête d’un libéralisme politique, INTRIGUE DU MARIAGE substituée au gouvernement ou un mar- une véritable pensée de la démocratie. DE M. LE DUC DE BERRY, ché mondialisé dissolvant les Etats- Mieux que personne, ce dernier aura de Saint-Simon nations protecteurs. contribué à des mutations si radicales La séquence des Mémoires ici C’est contre tous ces pronostics que que l’on peine encore à en prendre la proposée – avril-juillet 1710 – a le s’inscrit en faux Marcel Gauchet, qui ras- mesure. mérite de livrer intact le talent de semble dans ce nouveau recueil certains Cette difficulté se constate sous la plu- l’écrivain, centré sur un récit de ses plus anciens textes, éparpillés religieux, etc.). L’intérêt de ce livre, c’est productives, voire à un certain type de la me même du philosophe, tant la tension ponctuel. Les noces de l’oncle du dans des revues depuis longtemps défun- que cette pensée se trouve ici saisie au pensée (sauvage ou civilisé), à la maniè- entre le rejet de l’historicisme et l’habitu- futur Louis XV agitent en effet la tes, la plupart rédigés au tournant des cœur de son surgissement, en une pério- re de Claude Lévi-Strauss. Car l’organisa- de de repérer dans la suite des faits histo- Cour et mettent aux prises trois années 1970-1980, assortis de quelques de où des intellectuels, venus parfois de tion des sociétés procède d’un « acte riques le travail d’une certaine « ruse de factions qui disputent de commentaires nouveaux et d’une intro- la plus critique des gauches, commen- sociologique », d’une « décision » des la raison » demeure, chez lui, forte. Par l’opportunité d’unir le petit-fils du duction inédite. Pour l’auteur du Désen- çaient à secouer la gangue marxiste et membres qui la composent, fussent-ils exemple, quand Marcel Gauchet inter- Roi-Soleil à la fille du duc chantement du monde (Gallimard, 1985, hégélienne qui imposait à tout regard des Indiens Gayakis. De ce point de vue, prète le fondamentalisme américain d’Orléans. Intrigues et complots, « Folio essais », no 466), dont ces arti- sur l’événement une grille de lecture les univers « sauvages » ne sont ni plus comme le témoignage d’« un transfert coups de théâtre et cles permettent de reconstituer la genè- embuée d’« historicisme ». proches de la nature que les nôtres, ni prononcé du souci du ciel vers les affaires rebondissements... se, la politique constitue en effet une Marcel Gauchet fait partie de ces pen- moins « politisés ». La politique, c’est terrestres, où l’idole Amérique prend insen- Rien ne manque à ce suspens « condition » à laquelle l’homme seurs qui, à la suite d’Antoine-Augustin tout simplement la condition humaine. siblement la place du Dieu chrétien » – d’un genre inédit. Pas même les n’échappera ni grâce à l’espoir d’une Cournot (1801-1877) et de Raymond Sous l’inspiration de l’anthropologue comme si rien ne devait arrêter la mar- leçons sur les mœurs politiques résolution messianique ni dans la nostal- Aron, ont intégré la contingence à l’intel- Pierre Clastres (1934-1977), auteur de che en avant de la sécularisation. Hegel du temps. Mais sont-elles si gie des sociétés dites « primitives ». ligibilité de la philosophie politique. Ce La Société contre l’Etat (Minuit, 1974) n’est pas si facile à congédier. a obsolètes ? Comme le dossier qui Telle est l’unité profonde de cette phi- qui est pouvait bien ne pas être, ne ces- dont il fut proche, Marcel Gauchet mon- Nicolas Weill suit est un modèle, cette losophie construite autour des ans et res- se-t-il de nous avertir en sourdine tout tre comment les mondes primitifs se publication est une aubaine. tée ferme malgré les bouleversements au long du livre. Ainsi paraît-il vain, sont ingéniés à repousser à l’extérieur A signaler également la réédition de Ph.-J. C. qui se sont offerts à son analyse (dispari- dans ce cadre « probabiliste », de rap- des tribus la division conflictuelle qu’in- La Condition historique, entretiens avec Présentation de Patrick Dandrey tion du communisme, triomphe de la porter l’organisation politique à une duit selon lui toute relation politique et à François Azouvi et Sylvain Piron, et Grégory Gicquiaud, démocratie et contestation du libéralis- nécessité de nature, à tel ou tel état de empêcher la naissance en leur sein (Gallimard, « Folio essais », 496 p., GF Flammarion, 288 p., 7,60 ¤. me, montée en puissance de l’intégrisme développement du cerveau ou des forces d’une entité étatique – l’Etat devenant a 8,50 ¤).

Un magnifique plaidoyer en faveur de l’archéologie scientifique De l’éternelle fascination à l’histoire maritime Conservateurs du monde Bords de mer et grand large

n dépit du gouffre qui humaines, à en juger par la fré- historiques mais culturels, poli- LE CIEL ET LA MER fréquentation des bords de mer tes (Simon Leys et son superbe sépare les réalités de quentation des expositions, des tiques et économiques qui justi- d’Alain Corbin pose la question de la nature « Victor Hugo, l’homme océan », E l’idée que se fait le grand musées et des sites archéologi- fient l’intérêt qu’on lui porte. Bayard, « Le rayon des même de la mer. Jean-Christophe Rufin, Michel public de l’archéologie (et des ques ou la mobilisation que sus- Car l’archéologie soulève à elle curiosités », 128 p., 17 ¤. Est-ce un simple spectacle, Déon, Etienne de Montéty…). archéologues), celle-ci reste la citent les menaces des promo- seule tous les problèmes que une mosaïque d’expériences sen- Où l’on mesure la propagande plus populaire des sciences teurs et gestionnaires sur les pose l’anthropisation de la pla- MÉMOIRES DE LA MER sibles, uniques d’être vécues aux royale lisible dans les figures de vestiges repérés ou supposés. nète depuis quelques millions Cinq siècles de trésors limites de deux éléments, territoi- proue ; où l’on découvre le rôle Bien qu’elle ait connu depuis d’années, et les effets pertur- et d’aventures re indécis des confins, lieu électif pionnier de M. de Beauchesne, un demi-siècle une véritable bateurs de l’homme sur l’envi- Sous la direction scientifique des émotions radicales, ou enco- qui franchit le détroit de Magel- révolution scientifique et ronnement. Et comme l’his- de Marie-Pierre Demarcq re un territoire d’aventures et lan, bien avant Bougainville ; où méthodologique, qu’elle n’ait toire, sa sœur jumelle, elle jette et Jean de Préneuf une promesse d’exotisme pour Isabelle Autissier salue Jeanne cessé de s’affirmer comme une sur le passé un regard empli et la direction éditoriale celui qui la parcourt, navigateur Barret, qui, pour suivre son discipline à part entière, il lui des préoccupations du présent, de Sophie de Sivry, impliqué par ses rythmes chan- amant, se travestit en mousse et reste sans doute un peu de condition même pour se voir éd. L’Iconoclaste, 336 p., 75 ¤ geants ? Corbin a l’intelligence devient la première femme l’aura qui entoure les aventu- reconnaître une utilité sociale. ou Gallimard, « Folio », de lier les familiarités inédites, embarquée pour le tour du mon- riers et les chasseurs de tré- En choisissant d’illustrer ses 264 p., 6,80 ¤. au fil du XIXe siècle, avec le ciel, de… De Trafalgar, confié à Nicho- sors, et que de spectaculaires propos par des exemples pris à la mer, la montagne et le désert, las Rodger – on lira sur le sujet, découvertes contribuent à travers la planète tout entière, rand admirateur des toiles pour établir la révolution de bicentenaire oblige, le précieux entretenir. du Vanuatu au Mexique, et sur de Joseph Vernet, Mar- l’imaginaire du chaud et du Trafalgar 21 octobre 1805,de la très longue durée, de Lucy et G montel s’avoue déçu dans froid, de l’humide et du sec qui Rémi Monaque (Tallandier, Préoccupations du présent Toumaï aux galions du ses Mémoires de la première agit même sur qui n’a pas encore 396 p., 25 ¤) à l’odyssée du Casa- Mais n’est-ce pas, malgré XVIIe siècle, Jean-Paul Demou- confrontation entre son idéal l’expérience de ces extrêmes. bianca, rendu par , tout, encore de cela qu’il s’agit ? le met en évidence l’urgence maritime et la Manche qu’il d’Henry de Monfreid à Anita Sauf que le vrai trésor, c’est des inventaires et des mesures découvre : « Je suis allé à Dieppe, Archives somptueuses Conti ou du Joshua de Moitessier désormais la sauvegarde du de protection, et s’écarte d’un mais je n’ai pas vu la mer. » Le parti pris de Mémoires de la au Pen-Duick-VI de Tabarly en patrimoine commun de l’huma- européocentrisme longtemps L’anecdote, livrée par Alain Cor- mer est tout autre : fidèle au prin- passant par l’Amoco-Cadiz de nité bien plus que les monceaux prédominant dans la discipline. bin lors d’une des conférences cipe adopté pour les trois pre- sinistre mémoire, la fresque joue d’or dont Schliemann couvrait Car il ne s’agit pas seulement qu’il prononça à la BNF, et qui miers titres de L’Iconoclaste, des contrastes sans renoncer au sa femme ou que les statues qui de sauver des vestiges à des fins sortent en recueil aujourd’hui, Mémoires du monde, Aventuriers souffle épique. Les textes publiés venaient enrichir les musées esthétiques ou patrimoniales, dit assez que le désir de rivage du monde, voire l’Herbier du mon- simultanément en « Folio » sont d’Occident. A une archéologie mais bien de constituer la obéit à des lois variées, dans l’es- de, c’est la documentation de ser- cruellement orphelins des ima- de l’objet ou du monument, a mémoire des peuples, de tous pace comme dans le temps. On vices historiques peu fréquentés ges. Sans remède. On le regrette succédé une archéologie de l’en- les peuples, et de comprendre comprend pourquoi dans un du grand public – ici ceux du à peine moins pour Mémoires du vironnement pris dans sa globa- comment chacun a façonné son cycle d’interventions où il s’inter- Musée national de la marine et monde, accueilli dans la même lité, ne privilégiant ni ne négli- milieu naturel, s’est mêlé aux roge, en historien du sensible, du département maritime du Ser- collection de poche, qui savait si geant aucune production autres, s’est peu à peu construit sur la perception du « temps vice historique de la défense – justement communiquer le fris- humaine, aucun effet de l’hom- en imitant et en se distinguant. qu’il fait », sur le contraste entre qui sert de support à l’évocation son de l’archive au non-spécialis- me sur la nature. Certes, il ne Ce livre lumineux et magnifi- l’eau douce et l’eau salée, l’émer- de cinq siècles d’histoire mariti- te. Reste l’édition originale, plus s’agit pas ici de briser l’image quement illustré, vibrant plai- gence de l’attraction toujours me nationale, du manuel de pilo- coûteuse mais d’une attraction de l’aventurier, source inépui- doyer en faveur de l’archéologie plus nette pour le littoral. tage de Guillaume Brouscon inentamée. a sable de vocations précoces et scientifique, n’en justifie pas Si le premier champ d’investi- (1548) aux carnets de route de Philippe-Jean Catinchi de soutiens populaires, mais de moins mille fois la passion des gation conduit à incriminer la Titouan Lamazou… Des pièces déplacer le terrain de l’aven- amateurs. De quoi réconcilier persistante nostalgie d’un mon- d’archives somptueuses (manus- ture. en effet science et passion. a de originel fabriqué, où les sai- crit, dessin, autochrome, photo- À NOS LECTEURS Dans ce petit livre brillant, Maurice Sartre sons ne sont pas encore « détra- graphie, carte ou fragment de La liste des parutions des livres Jean-Paul Demoule expose avec quées », privilège des souvenirs correspondance), accompagnées au format poche du mois de talent ce qu’est l’archéologie L’ARCHÉOLOGIE recomposés de l’enfance, si le der- d’un récit indifféremment confié janvier est disponible sur le aujourd’hui, son histoire, ses Entre science et passion nier permet de rappeler la fines- à d’authentiques historiens site www.lemonde.fr/livres : techniques, ses champs nou- de Jean-Paul Demoule se de la gastronomie de l’eau pro- (François Bellec, André Zysberg, cliquer sur pratique, ensuite veaux, ce qu’on peut en atten- Gallimard « Découvertes », posée par Jean-Louis Flandrin, Thierry Lentz, Robert Paxton…) Livres et dans Catalogue dre, les enjeux non seulement 160 p., 13,10 ¤. l’étude de la fascination et de la ou à des romanciers et journalis- cliquer sur Livraisons poches. 0123 ESSAIS Vendredi 13 janvier 2006 7 Nouvelle sociologie du suicide Un siècle après les travaux fondateurs de Durkheim, Christian Baudelot et Roger Establet étudient ce que ce drame individuel peut dire à la société.

n 1897 paraissait Le Suicide, l’ouvra- centres urbains les plus dynamiques, les régions ge d’Emile Durkheim le plus célèbre rurales, traditionnelles et déshéritées, étant et le plus lu dans le monde. Non moins atteintes. Un phénomène analogue s’ob- sans audace, le fondateur de la socio- serve d’ailleurs aujourd’hui dans les métropoles logie française avait entrepris d’étu- indiennes et chinoises en plein essor, où l’accélé- dier ce qui, à première vue, relevait ration de la modernité crée ruptures d’équilibre Edu drame individuel et de l’analyse psychologi- et désarroi. Cependant, loin de continuer avec la que. En partant des taux de mortalité volontaire croissance, la tendance s’est inversée durable- selon les pays et les périodes, il entendait éva- ment à partir des années 1910-1920. Depuis, en luer « la tendance au suicide dont chaque société dehors des périodes de guerre, « le suicide stagne est collectivement affligée » (1) et, par-là même, ou régresse lorsque le pouvoir d’achat monte ; il dégager la signification sociale du phénomène. monte lorsque le pouvoir d’achat diminue ». Plus d’un siècle après, les sociologues Christian En fait, à y regarder de plus près, même au Baudelot et Roger Establet, qui ont consacré une temps de Durkheim, c’est aux deux bouts de étude au livre de Durkheim (2), rouvrent le dos- l’échelle sociale que l’on se tuait, chez les plus sier. Le sens de leur démarche est d’emblée aisés et chez les laissés-pour-compte, vaga- annoncé : « Ce n’est pas la société qui éclaire le sui- bonds, fous, chômeurs ou autres marginaux, cide, c’est le suicide qui éclaire la société. » Le fait, négligés jusque dans les analyses statistiques. par exemple, qu’il y ait un pic le lundi soulève la Mais désormais, dans les pays riches, c’est dans question des rythmes collec- les régions pauvres que l’on se donne plus fré- SUICIDE, tifs et des liens sociaux qu’ils quemment la mort. La richesse et l’ensemble des L’ENVERS induisent. De même, la baisse avantages qui l’accompagnent (réseau relation- DE NOTRE spectaculaire des suicides en nel étendu, accès aisé aux soins du corps et de MONDE temps de guerre conduit à l’esprit, qualité de vie et longévité) protègent. de Christian s’interroger sur l’effet intégra- La honte sociale et le désespoir frappent sur- Baudelot teur des grands conflits histo- tout les plus démunis, ceux qui cumulent les han- et Roger riques. dicaps : chômage, isolement, précarité, désinser- Establet. Les statistiques disponibles tion. Car la pauvreté « intégrée », vécue dans dans de nombreux pays sont une région, un milieu, un pays où la majorité de Seuil, beaucoup plus complètes que la population n'est guère mieux lotie, a fait place 370 p., 21 ¤. dans le passé (en France, les à une forme de misère moderne qui marginalise premières remontent à 1830) et disqualifie. et l’ample moisson de données amassée et analy- THOMAS AZUÉLAS sée par Christian Baudelot et Roger Establet Absence de perspectives réserve quelques surprises. La prudence théori- L’autre grand renversement, extrêmement pré- treprise japonaise et sa détérioration récente plus général, les facteurs qui font varier les taux que est également plus grande. Ils ne prétendent occupant, apparu dans la plupart des pays occi- pourraient expliquer cette singularité. de mortalité volontaire affectent également hom- pas établir avec certitude des liens de causalité dentaux depuis les années 1970, est l’accroisse- Un constat, en revanche, ne varie guère sur la mes et femmes. Ainsi, en Union soviétique, les directs entre les variables sociales et macroéco- ment du suicide des jeunes. Auparavant, et pen- durée : les femmes se tuent trois à quatre fois suicides masculins et féminins ont augmenté nomiques et le suicide. Ils étudient des corréla- dant près d’un siècle, la proportion augmentait moins que les hommes. Seules les Chinoises, par- considérablement à partir de 1965, signe d’une tions, constatent des variations concomitantes, régulièrement avec l’âge et culminait chez les ticulièrement les jeunes à la campagne, devan- désintégration de la société bien avant la chute élaborent des hypothèses et proposent des expli- plus âgés. Il baisse chez ces derniers, dont les res- cent leurs compatriotes masculins, elles sem- du mur. cations qui, si plausibles, ingénieuses et rigou- sources, la santé, les conditions et la qualité de blent opposer un « suicide de résistance » à l’op- Cette sociologie du suicide et de ses variations reuses soient-elles, ne constituent pas des « cau- vie sont devenues globalement meilleures. C’est pression et aux violences conjugales ou familia- à travers le monde sur deux siècles est donc ses » et moins encore des lois. dans la jeunesse que la vulnérabilité s’accroît, les qu’elles subissent. En ce qui concerne les riche d’enseignements. Acte individuel et phéno- L’une de ces corrélations, entre niveau de l’absence de perspectives d’avenir et la précarité femmes occidentales, dont le statut s’est rappro- mène exceptionnel, car la grande majorité des richesse et taux de suicides, les conduit à remet- affectant en chaîne tous les aspects de l’existence, ché de celui des hommes, l’explication est plus populations résiste aux conditions les plus déses- tre en question une affirmation aussi célèbre y compris la stabilité affective. Un cas à part toute- malaisée. Sont-elles moins suicidaires parce pérantes, le suicide est bien aussi un symptôme que péremptoire de leur illustre prédécesseur fois, le Japon : injustement réputé « suicidogè- qu’elles sont plus intégrées dans les relations social. Toutefois, quel que soit le contexte géné- selon laquelle « la misère protège ». Le propos de ne » (à cause du stéréotype associé au sacrifice intergénérationnelles ? Ou parce que le cumul ral ou l’histoire personnelle, ce qui pousse une Durkheim vaut pour une époque précise : du ritualisé du seppuku), il a connu un taux de suici- des tâches et les difficultés auxquelles elles personne à se tuer garde une part d’énigme. a milieu du XIXe siècle jusqu'à la veille de la Gran- des élevé dans les années de l’après-guerre, suivi demeurent confrontées, notamment sur le mar- Nicole Lapierre de Guerre, dans la plupart des pays européens, d’une baisse spectaculaire et durable dans toutes ché du travail, les ont aguerries face à l’adversi- un décollage économique spectaculaire va de les classes d’âge, puis d’une remontée dans la der- té ? Est-ce, en somme, l’inégalité qui les protège (1) PUF, « Quadrige », 1960. pair avec une forte montée du suicide dans les nière décennie. Les spécificités de la culture d’en- encore ? Difficile de trancher. Mais, à un niveau (2) Durkheim et le suicide, PUF, « Philosophie », 1984. Chez les jeunes, « un appel à changer de vie plus qu’un désir de mort »

lles s’appelaient Clémence et Ainsi, selon les données de l’enquê- çons développent une violence sur subies (telles que les agressions dans les quatre régions, les filles sont Noémie. Elles avaient respective- te Espad (European school survey autrui et augmentent leur consomma- sexuelles), le sentiment d’être dépres- davantage enclines à l’acte suicidaire Ement 14 et 15 ans et vivaient project on alcohol and other drugs) tion, sous l’influence du groupe, de sif et la fugue. « Ce sont des données que les garçons. dans le nord de la France. Dans le menée en 2003 après de 10 000 jeu- tabac, d’alcool ou de drogue », expli- qui reviennent dans chaque enquête », La tentative de suicide chez les jeu- journal intime qu’elle tenait sur son nes scolarisés âgés de 12 à 18 ans et que la chercheuse. Lorsqu’ils passent constate Mme Choquet. Ainsi, près de nes « relève davantage d’un appel à blog, Clémence avait écrit « je veux coordonnée par l’Institut national de à l’acte, les garçons ont recours à des la moitié des jeunes qui ont tenté de changer de vie plutôt qu’à un désir de mourir ». Sur ses bras, Noémie avait la santé et de la recherche médicale modes de suicide plus radicaux : pen- se suicider ont fait une fugue dans mort », relève Mme Choquet. A la ques- inscrit « J-5, J-4... ». Le 25 janvier (Inserm), 12 % des filles de 14-16 ans daison, arme à feu… l’année précédente, plus de 60 % tion, « vouliez-vous mourir ? », posée à 2005, les deux adolescentes, décrites (contre 8 % en 1993) et 15 % des Comme l’avait déjà montré une étu- jugent leur vie familiale « tendue » et des jeunes qui ont tenté de se suici- par leur entourage comme des jeunes 17-18 ans (contre 12 % en 1993) décla- de menée par Mme Choquet et la pédo- 50 % estiment que leurs parents ne der, 56 % des garçons et 62 % des filles « sans problème particulier », rent avoir fait une tentative de suici- psychiatre Virginie Granboulan s’intéressent pas à eux. Mais, parce filles répondent par la négative. ont fugué après les cours et se sont de au cours de leur vie. Chez les gar- auprès de plusieurs centaines de jeu- qu’elles portent sur des effectifs Face à ces données actuelles – la jetées d’une falaise, allant jusqu’au çons, ces chiffres ne dépassent pas nes accueillis dans des centres hospi- réduits, ces données ne sont pas, sta- mort par suicide chez les jeunes dimi- bout du pacte suicidaire qu’elles 6 % et restent quasi stables. taliers après leur tentative de suicide, tistiquement, suffisamment significa- nue mais les tentatives de suicide avaient scellé. Personne, autour d’el- l’enquête réalisée en milieu scolaire tives, et apparaissent simplement com- dans cette population augmentent – les, n’osait imaginer qu’elles passe- Comme les autres confirme que les idées suicidaires ne me des facteurs associés à la tentative la spécialiste de l’Inserm se demande raient des paroles à l’acte. « En termes de suicide, la mortalité sont pas le fait d’un déterminisme de suicide. si ces deux tendances ne cachent pas Environ 650 jeunes (deux tiers de est plus masculine et la tentative davan- social ou d’un isolement relationnel. Dans son dernier « Baromètre san- une réalité plus prosaïque. « L’amélio- garçons) se suicident chaque année tage féminine », résume Marie Cho- A première vue, ce sont des jeunes té des 12-25 ans » publié en 2004, ration de la prise en charge médicale en France et ils sont plusieurs dizai- quet, épidémiologiste à l’Inserm, spé- comme les autres. l’Institut national de prévention et des suicidants, la modification du condi- nes de milliers à tenter de le faire. Si cialiste des questions de santé chez S’il n’est pas possible de dresser un d’éducation pour la santé (Inpes) a, tionnement des médicaments, des armes le suicide demeure la deuxième cause les adolescents. « La tentative de suici- portrait sociologique de ces jeunes sui- pour la première fois, fourni une à feu moins nombreuses ou mieux de mortalité chez les 15-24 ans (après de – en absorbant des médicaments ou cidants et encore moins de mettre en approche régionale en comparant les cachées par les familles », tout cela, les accidents de la route), son taux en se coupant les veines – fait partie, évidence la cause précise de leur pas- attitudes des jeunes en Alsace, Nord- s’interroge-t-elle, n’aurait-il pas enregistre une baisse régulière comme les troubles alimentaires, d’un sage à l’acte, l’analyse des questionnai- Pas-de-Calais, Pays de la Loire et contribué à diminuer le nombre de depuis 1986. En revanche, la morbidi- mode d’expression très féminin. Lors- res fait néanmoins apparaître quel- Picardie. Les déclarations de tentative décès par suicide mais pas les idées té suicidaire augmente, en particulier qu’elles vont mal, les filles portent ques tendances : la mésentente chroni- de suicide varient de 3,3 % en Alsace suicidaires des jeunes ? a chez les filles, et se rajeunit. atteintes à leur corps alors que les gar- que au sein de la famille, les violences à 5,3 % en Picardie. Et, là encore, Sandrine Blanchard 0123 8 Vendredi 13 janvier 2006 ESSAIS

Comment une petite confrérie mystique est devenue une des composantes majeures de l’ultraorthodoxie juive Comprendre le hassidisme

LA NAISSANCE DU HASSIDISME. mystique née en Pologne au milieu du Mystique, rituel et société, XVIIIe siècle est aujourd’hui une des for- XVIIIe-XIXe siècle ces majeures de l’ultraorthodoxie juive de Jean Baumgarten. de notre monde. La question est la sui- vante : comment une religion négo- Albin Michel, 652 p., 27 ¤. cie-t-elle l’entrée dans le monde moder- ne, celui de la subjectivité reine et de ous avons tous rencontré à l’universalité de la raison ? Paris, New York, Jérusalem ou Le mouvement a été fondé en Ukraine Anvers ces pâles figures vêtues par un mystique, Israel Baal Shemtov, N de longs caftans, chapeautées « le Maître du Saint Nom », appelé tout de noir ou de fourrure, avec des papillo- simplement le Besht (1700-1760). Un tes le long d’un visage souvent émacié et hassid, c’est un homme pieux, un fervent toujours livide. Elles semblent sorties qui veut transfigurer son existence en d’un roman d’Isaac Bashevis Singer ou prière et être l’acteur de la renaissance d’une toile de Marc Chagall, en tout cas de sa vie par-delà les autorités officielles. d’un monde révolu. C’est précisément à Les hassidim partiront très tôt et réguliè- cet autre monde que Jean Baumgarten – rement en Palestine. Le Besht n’a rien après Jean de Menasce, Martin Buber et écrit et ce sont ses disciples qui publiè- Elie Wiesel – consacre cette somme où rent ses dits. De même pour son arrière- Des Hassidim à Jérusalem, 1991. ABBAS/MAGNUM PHOTOS l’érudition le dispute à l’élégance, frottée petit-fils, le célèbre Nahman de Bratzlav aux grandes bibliothèques de notre pla- (il meurt en 1810), sorte d’anarchiste reli- La réaction des opposants ne se fit pas leurs yeux, non seulement dans une désormais l’Europe orientale, tissant un nète, lui qui a arpenté les chemins de ces gieux dont les disciples, les Bratzlaver, attendre, organisée d’abord par Gaon de autre pensée, qui va subvertir la tradi- réseau de foi et de pratique nullement fous de Dieu à Jérusalem et dont il sont si actifs de nos jours. C’est un des Vilna (1720-1797), un des plus grands tion, mais encore avec d’autres configu- réductible à un système philosophique. connaît les moindres oratoires. Voici un rares rabbins dont nous possédons une érudits de son temps. Jusqu’à aujour- rations sociales. Au centre de la commu- Des centaines de rabbins se citent, se livre fondamental pour comprendre un belle biographie en français (Un maître d’hui, on repère sans difficulté l’abîme nauté se tient désormais le Juste, le tsa- répondent et racontent des histoires phénomène fascinant de l’histoire reli- tourmenté, d’Arthur Green, Albin Michel, qui sépare ces adversaires. En effet, ces dik, maître d’un nouveau savoir qui se dans une géographie aujourd’hui large- gieuse européenne : une petite confrérie 2000). hassidim ont parfois de très mauvaises diffuse, s’imprime et se répand comme ment imaginaire. Qui irait chercher des lectures, kabbalistes par exemple ! Ger- une traînée de poudre. Les rebbe sont hassidim au cœur de la Mitteleuropa, shom Scholem s’en fit naguère le subtil des sages, des maîtres, des intercesseurs. aujourd’hui, alors qu’on les trouve désor- exégète. Avec Shneur Zalman de Lyadi Ils possèdent un pouvoir miraculeux. Ne mais à Jérusalem ou à New York ? (1745-1813) et son manuel d’éthique prétendent-ils pas avoir vaincu Napo- Cet univers de la sainteté, de la joie, de Des cultures juives tout autant que somme mystique, le léon, qui n’a pu conquérir la Russie ? la misère et de la piété s’est effondré Tanya (1813), nous aurons une appro- Partout où ils s’installent, c’est « une étin- après la première guerre mondiale, le che un peu plus intellectuelle. On com- celle de sainteté implantée en milieu profa- communisme et la Shoah. Cette saveur rois ans après sa parution à New (vestimentaire, langagière…) en mence à fulminer des anathèmes (en ne », dit joliment Baumgarten. explosive, joyeuse et inquiétante, ce sou- York, ce très beau volume collectif Palestine gréco-romaine, dans l’Italie 1772 puis en 1781) et même à brûler quel- Ces pouvoirs de thaumaturge, d’exor- rire de la raison reposent désormais Tfait déjà figure de classique et il de la Renaissance ou encore dans la ques livres. L’Europe orientale juive ciste, de guérisseur, comme leur rôle cha- dans des mémoires. Le plus stupéfiant faut saluer l’éditeur qui a pris l’initiative diaspora ottomane, ils mettent donc s’embrase alors que les juifs, en France, rismatique quasi chamanique, défient est que ce monde qu’on croyait anéanti de le traduire en français. A la fois en lumière les interactions constantes entrent à l’Ecole polytechnique et que l’exégèse rationnelle. Il faut dire que la reprend aujourd’hui un nouvel essor. somme savante et manifeste intellectuel, entre cultures juives et cultures leurs homologues allemands s’installent ferveur s’exerce : Menahem Mendel de Au-delà des institutions et des systèmes l’ouvrage relève un double défi, environnantes, et montrent que dans les universités. Peremyshlany a passé douze ans silen- théologiques, les hassidim sont entrés pédagogique et méthodologique : d’une les « définitions de soi » propres Le judaïsme officiel n’est pas en reste. cieux et Menahem Mendel de Kotsk res- autrement dans la modernité la plus part, il réunit les contributions de au judaïsme sont beaucoup plus Bref, ces hassidim auront à peu près tout tera vingt ans enfermé, seul, dans une sophistiquée, celle des portables et des spécialistes venus de divers pays et de diverses que ne le laisse croire la simple le monde contre eux : les rationalistes petite pièce. A l’opposé, Israël de computers. On devrait toujours se multiples disciplines, pour revisiter la étude des traditions religieuses s’en moquent, les rabbins les attaquent Ruszhin vit dans un palais avec une véri- méfier des mystiques. a pluralité des cultures juives à travers les et rabbiniques. a et les gouvernements condamnent tou- table cour, car la rédemption commence Dominique Bourel siècles. D’autre part, il rompt J. Bi. tes les sectes. Les grands historiens eux- dans ce monde et que cette cour est l’ima- résolument avec les catégories et la mêmes, Heinrich Graetz et Gershom ge de celle du ciel ainsi que celle de l’or- Signalons également le dernier ouvrage démarche d’une certaine tradition Les Cultures des juifs, une nouvelle Scholem, sourient aux « rasades d’eau-de- ganisation du peuple d’Israël autour de de Moshé Idel, Mystiques messianiques. historiographique, qui centre d’emblée histoire, sous la direction de David vie » qui aident à se rapprocher de Dieu la Torah. Du coup, fils, gendre, neveu, De la kabbale au hassidisme, sa recherche sur « l’idée d’une différence Biale. Traduit de l’anglais par Jacques et méprisent ces contes « de bonnes fem- tout est bon pour s’inscrire dans une XIIIe-XIXe siècle, préface d’Umberto Eco, et d’un isolement juifs ». Etudiant telle Mailhos et Jean-François Sené, mes ». Comment peuvent-ils compren- généalogie croyante qui flirte parfois traduit de l’anglais par Cyril Aslanov, ou telle pratique quotidienne Editions de l’Eclat, 1 102 p., 60 ¤. dre que le judaïsme se recompose sous avec l’hérésie. Des dynasties quadrillent Calmann-Lévy, 640 p., 29,50 ¤.

Formation et histoire d’une « communauté textocentrique » Anita Shapira poursuit la polémique avec les « nouveaux historiens » La religion du commentaire Aux sources d’un imaginaire

LE PEUPLE DU LIVRE. phiques) et les traditions (juridi- ve, la querelle exégétique tenant L’IMAGINAIRE D’ISRAËL. des remises en cause de l’« histo- liste du mouvement eretz-israélien Canon, sens et autorité ques et littéraires, hindouistes et lieu de dogmes. En témoigne Histoire d’une culture riographie officielle » soulevées procédait de l’univers du mythe (titre original) musulmanes…), il mobilise une notamment le rôle matriciel qui politique auparavant par certains d’entre juif et était tissée dans la trame des de Moshé Halbertal. érudition aussi solide que discrè- fut longtemps celui du commen- d’Anita Shapira, eux, surtout Sternhell et Segev. rêves concernant la rédemption, le Traduit de l’anglais te afin de retracer l’histoire de la taire talmudique dans l’enseigne- Traduit de l’hébreu par L’ouvrage se structure en trois messianisme, la terre ancestrale et par Jacqueline Carnaud, « révolution rabbinique » et de ment traditionnel : « Si la Torah Sylvie Cohen, préface de grands ensembles, abordant l’avènement du royaume de Dieu éd. In Press, 240 p., 25 ¤. ses répercussions indissociable- avait été donnée tranchée, nous Maurice Kriegel, l’identité israélienne (« L’inven- sur terre ». ment spirituelles et politiques. n’aurions pas de jambe sur laquel- Calmann-Lévy, 370 p., 25 ¤. tion de l’homme hébraïque »), Pour autant, dans un ouvrage algré un lieu commun A peu près achevée dans la le nous tenir », dit ainsi un passa- l’universel (« Socialisme, nation, qui se veut l’« histoire d’une largement répandu, le période qui suivit la destruction ge du Talmud de Jérusalem. ’historienne Anita Shapi- tradition religieuse »), enfin les culture politique » (sous-titre du M peuple juif est peut-être du deuxième temple (70 ap. ra, spécialiste du sionisme « Présences de la Shoah » dans livre), un thème fait l’objet d’un davantage celui du commentaire J.-C.), cette « révolution » venait Consolider l’unité L travailliste, s’est fait la constitution de l’identité israé- assourdissant silence. La ques- que celui du Livre, et le secret de entériner un long processus de D’où le paradoxe souligné par connaître comme une figure de lienne contemporaine. Certains tion arabe y est absente, comme sa longue survie réside sans « canonisation » des textes Halbertal en fin de parcours : proue de la réfutation des thè- chapitres sont novateurs – tel si elle n’avait eu aucun rôle ni doute moins dans l’obéissance sacrés, qui avait fait d’eux la loin de consolider l’unité du peu- ses des « nouveaux historiens » celui sur l’« échec d’une généra- impact ! Dans son Histoire intel- disciplinée à la Loi écrite que seule et unique source de toute ple juif et de fortifier son identité israéliens. Divers dans leur rap- tion », celle des sabras, dans les lectuelle et politique du sionisme dans une passion renouvelée autorité. C’est le moment où la spécifique, le projet sioniste port aux origines d’Israël et à années 1950, à imposer une nou- (1860-1940), Georges Bensous- pour l’infinie diversité interpréta- classe sacerdotale connaît un l’aurait largement privé de ce son évolution – certains sont velle vision de l’« Israélien », à san (Le Monde du 12 avril 2002), tive de sa Lettre. Dans un essai véritable déclin, celui aussi où qui faisait sa véritable originali- antisionistes, d’autres éminem- rebours de celle prônée par les évoquait l’« ignorance volontai- concis et élégant, Moshé Halber- l’érudit triomphe sur le prophè- té. Prolongeant à sa manière le ment sionistes, beaucoup « post- fondateurs de l’Etat, ou encore re » et le « silence » sur cette tal examine à nouveaux frais te, et l’exégète sur le guerrier. mouvement des Lumières juives sionistes » –, ceux-ci (Benny celui qui montre comment fut question dans la communauté cette figure obligée du discours On assiste alors à la formation né au XVIIIe siècle (la Haska- Morris, Zeev Sternhell, Tom imposée une réécriture de l’histoi- juive de Palestine avant la consti- sur le judaïsme comme « reli- de ce que Halbertal nomme une lah), il a en effet replacé la Bible Segev, Avi Shlaïm, Ilan Pappé, re conforme à la construction tution de l’Etat. Un non-dit dans gion du Livre ». Croisant les « communauté textocentrique », au cœur du « patrimoine natio- pour citer les plus connus) s’at- d’un ethos national positif. lequel il voit le signe d’«un approches (linguistiques, philoso- où celui qui excelle dans le com- nal » juif et disqualifié le Tal- tachent depuis les années 1980 D’autres chapitres surpren- tumulte intérieur violent ». «La mentaire de la Torah est placé mud comme trop associé à l’Exil à « déconstruire » ce qu’ils dront le lecteur. Comme ceux inti- question arabe, écrit-il, est tue par- au sommet de la hiérarchie et à la culture diasporique. Ce fai- jugent être les mythologies fon- tulés « Ben Gourion et la Bible » ce qu’elle contredit l’image de soi, sociale, et où la fréquentation sant, les dirigeants de l’Etat d’Is- datrices de l’Etat juif. Au cœur et « Le mouvement ouvrier israé- (…) celle d’un humaniste respec- intense de certains textes repré- raël ont rompu le fil d’une conti- de leur travail : la réalité des lien et la tradition religieuse ». tueux du droit des peuples. » sente désormais pour chacun nuité qui reposait tout entière faits historiques dans la relation Principal bâtisseur de l’Etat, «le En ce sens, L’Imaginaire d’Is- (les chacunes étant d’emblée sur la transmission collective entre le mouvement national mouvement ouvrier d’Eretz Israël, raël s’inscrit dans une veine iden- exclues…) une condition sine d’une herméneutique textuelle juif, le sionisme et son environ- rappelle l’historienne, était l’héri- tique. Il permet de mieux com- qua non d’appartenance. ouverte à l’infini : « Le fait que la nement arabe – prioritairement tier de deux traditions antireligieu- prendre comment, en adhérant Dans ces conditions, c’est le Bible a supplanté le Talmud dans palestinien – et le silence ou la ses : les Lumières et le socialisme ». massivement au concept de statut du texte qui se trouve méta- le système scolaire israélien a consi- « réécriture idéale » dont nombre Cependant, « caractérisé par une l’« unilatéralisme » dans la rela- morphosé : loin d’un simple dérablement affaibli la nature tex- d’éléments marquants de cette très forte identité ethnique et un tion aux Palestiniens, la société contrat (je m’engage à respecter tocentrique de la communauté et relation ont longtemps fait et sentiment national dominant »,il israélienne actuelle peut aussi, les rites), il constitue désormais modifié en profondeur sa conscien- font toujours l’objet. s’en distinguait par le fait qu’«il dans son immense majorité, un objet d’interprétation illimité. ce politique », tranche ainsi le Sans s’y référer, Shapira pour- s’enracinait autant dans le monde « ignorer » le sort imposé à Tant et si bien que la controverse professeur de l’Université hébraï- suit la polémique avec ses adver- de l’instinct, du mythe et de la mys- l’autre société qui vit à côté d’elle- elle-même s’est peu à peu trou- que de Jérusalem. a saires, tant les thèmes abordés tique que dans le monde de la même. a vée canonisée par la tradition jui- Jean Birnbaum constituent des « réponses » à raison. La doctrine sioniste et socia- Sylvain Cypel 0123 Vendredi 13 janvier 2006 9

Un recueil d’articles retrace l’itinéraire d’Yves Benot, de la recherche aux luttes anticoloniales ZOOM

HISTOIRE DE L’AMÉRIQUE FRANÇAISE, Le militant et l’historien de Gilles Havard et Cécile Vidal pprocher un parcours intellec- qu’un pas, franchi dès le congrès de Mos- qui montra que, au-delà d’évidentes vent engagées bien qu’issues d’horizons Du début du tuel, tel est l’intérêt de ce cou de 1960. Epoque à laquelle Helman contradictions et ambiguïtés, des divers : du clergé (Dieudonné Rinchon, XVIe siècle aux recueil d’articles – vingt-deux soutint l’affirmation autonome d’un cou- hommes comme Diderot, Raynal ou Gré- François Renault), de l’ancienne admi- dernières heures du A au total – publiés entre 1963 et rant africaniste, synonyme de rupture goire surent être en avance sur nombre nistration coloniale (Hubert Des- Consulat, l’espace 2004, dont un inédit. Réunis et présen- avec le monde des « orientalistes » de leurs contemporains, contribuant champs) ou bien de la gauche et de l’ex- colonial français fut tés par Roland Desné et Marcel Dori- auquel les chercheurs s’intéressant à ainsi à les éveiller. Les développements trême gauche. Nul doute que l’on gagne- d’abord américain et continental. gny, ces textes reflètent bien l’itinéraire l’Afrique noire étaient auparavant sou- sur la Montagne, Robespierre et les lut- rait à mieux connaître tous ces initia- Imaginée par Philippe Jacquin, dont d’Edouard Helman (1920-2005). Un vent rattachés. L’esprit de l’africanisme, tes pour l’émancipation renvoient à un teurs, et nombre d’entre eux mérite- la disparition prématurée manqua homme dont les parents, juifs roumains notait-il alors, devait être celui d’un autre genre, où le militantisme masqua raient une publication du type de celle ruiner le projet, cette somme exilés en France avant la première « encyclopédisme », au sens « militant ». parfois l’historien. Mais c’est ainsi, et ici recensée. Je pense notamment à Fran- capitale, tant par son ambition que guerre mondiale, furent déportés et Un africanisme tourné vers les Afri- Benot contribua néanmoins à montrer çois Renault, qui enseigna à Abidjan, et par le crible critique qu’elle emploie gazés à Auschwitz. Itinéraire tout cains, où qu’ils soient. que la question de la traite et fut, avec l’Américain Ralph Austen, l’un pour pénétrer un épisode caricaturé d’abord d’un jeune homme passé en D’où le fameux article des colonies devait être réin- des rares spécialistes internationaux de quand il n’est pas simplement oublié, Angleterre, du côté de la France libre, « L’Afrique en France », sérée dans la grande histoire la traite « orientale », vers l’Afrique du reparaît en poche moins de trente puis d’un militant, communiste et anti- consacré aux immigrants de la Révolution française. A Nord et le Moyen-Orient. mois après sa première publication. colonialiste. Ayant enseigné le français africains et paru dans La cet égard, les parties deux et Quoi qu’il en soit, l’absence originelle Gilles Havard et Cécile Vidal ont fait en Afrique noire, et l’histoire dans des Pensée, dès 1970. On pou- trois de l’ouvrage sont tout à des universitaires français a été ensuite mieux que la réviser. Ils l’ont collèges et lycées de métropole, celui vait y lire que, « si la classe fait éclairantes. en partie corrigée, à partir du tournant enrichie (réécriture du dernier que l’on connaît sous le pseudonyme ouvrière autochtone avait, « Il ne coûte pas grand-cho- des années 1970. On vit alors Jean Met- chapitre, problématisation d’Yves Benot usa également d’autres hier, un intérêt objectif à la se de partir en guerre (…) tas, trop vite disparu, lancer véritable- renouvelée de l’introduction), ce noms d’emprunts : J. Deriaz, F. Sego et liquidation du colonialisme contre l’esclavage et autres ment l’histoire quantitative et sérielle qu’atteste l’excellente bibliographie G. Clair. Pourquoi s’attacher ainsi à direct, elle a aujourd’hui choses semblables, et de déver- de la traite par l’Atlantique, avenue qui intègre la livraison 2005 de brouiller les pistes alors que, par un intérêt objectif à celle du ser sur de telles infamies un ensuite largement accaparée par les Louisiana History, des catalogues ailleurs, Edouard Helman fut si fidèle à néocolonialisme ». courroux moral supérieur chercheurs anglo-saxons. Serge Daget d’exposition de 2005 comme un ses engagements premiers ? Vivant C’est en partant des (…). Mais cela ne nous (1927-1992), « le » grand spécialiste de collectif sur La Présence française en modestement, il conçut son existence interrogations, des prises apprend rien sur la façon la traite atlantique et de l’abolitionnis- Amérique du Nord annoncé aux PU comme un combat. Une lutte l’amenant de position et des luttes dont ces institutions sont nées, me, porta ensuite l’historiographie fran- de Paris-Sorbonne pour 2006. Le à lier le travail du journaliste, de l’écri- contemporaines que Hel- LES LUMIÈRES, sur les causes pour lesquelles çaise à ses sommets. Sa carrière, néan- chapitre sur « Esclaves et vain et de l’historien, et parfois à les man, devenu alors résolu- L’ESCLAVAGE, elles ont existé et sur le rôle moins, fut souvent plus heurtée que sim- esclavage » illustre une fois encore la confondre. ment Benot, épousa la LA qu’elles ont joué dans l’histoi- ple. L’histoire de l’esclavage, dont rigueur et la pertinence de cause des Lumières. Celle COLONISATION re. » A sa manière, Yves Claude Meillassoux fut un spécialiste l’entreprise. Un grand livre à lire De la négritude à l’africanisme de philosophes parfois d’Yves Benot. Benot semble avoir fait sien- mondial, ne suscita pas vraiment plus absolument. Ph.-J. C. Consacrée à « l’Afrique des indépen- combattus et discrédités, ne cette formule d’Engels, de vocations. Au total, à la différence du Flammarion, « Champs », 864 p., dances », la première partie de l’ouvrage à partir des années 1970, La Découverte, de L’Anti-Dühring. monde anglo-saxon, encore une fois, 12,50 ¤. rappelle ses prises de position en faveur soit parce qu’ils « Textes à L’hommage qui lui est ren- l’étude de la traite et de l’esclavage n’ar- d’une « négritude » plus proche de celle n’auraient pas été suffi- l’appui/histoire du par les éditeurs de ce riva pas à mobiliser vraiment les univer- IMAGINAIRE ET SENSIBILITÉS de Sartre que de Senghor, et plus sensi- samment loin dans leur contemporaine », livre a ceci d’intéressant sitaires français. A intéresser et mobili- AU XIXe SIÈCLE ble encore à l’œuvre d’écrivains afri- dénonciation de la traite 336 p., 29,50 ¤. qu’il permet aussi de rappe- ser durablement, devrait-on dire. Cer- Etudes pour Alain Corbin, sous cains soucieux, écrivait-il, de dépasser le et de l’esclavage, soit, ler ce qui constitue, de fait, tains, comme Jean Meyer, y sont en la direction d’Anne-Emmanuelle stade d’une « métaphysique littéraire » à pour d’autres, parce qu’ils furent à l’une l’une des grandes originalités de la effet passés, pendant un temps, avant Demartini et Dominique Kalifa ses yeux susceptible de favoriser la « per- des origines de la Révolution française. recherche française en matière d’histoi- de se diriger vers d’autres horizons, sou- La fécondité de l’œuvre d’Alain pétuation d’un certain ordre social ».De L’historien doit ici savoir rendre hom- re négrière. Celle d’un milieu originelle- vent il est vrai plus sereins. a Corbin n’est plus à démontrer. De la négritude à l’africanisme, il n’y a mage au chercheur Yves Benot. A celui ment formé autour de personnes sou- Olivier Pétré-Grenouilleau l’histoire des odeurs à celle du désir de rivage en passant par l’étude du paysage sonore, le spécialiste du XIXe siècle a ouvert bien des chantiers et revu à nouveaux frais Un excellent ouvrage de Laurent Dubois sur l’événement-clé qui révolutionna l’histoire antillaise des questions anciennes. Pour lui rendre hommage, il a été choisi de souligner l’influence de ses travaux De Saint-Domingue à Haïti en demandant à ses élèves directs de donner une contribution originale. A travers trois thèmes principaux, LES VENGEURS cipation occultée : une invitation à re- protagonistes, jouer des contrastes : le lités. Tandis que certains réforment la l’espace, l’histoire politique DU NOUVEAU MONDE penser la notion d’histoire nationale. chapitre IV, « Le feu dans la canne », gestion des plantations à l’abandon, renouvelée et les sensibilités – « le Histoire de la révolution Le jeune historien affronte aujour- s’ouvre sur l’envol d’un aérostat en avril d’autres jouent la radicalisation politi- corps, le désir et l’horreur » –, le haïtienne d’hui l’un des événements-clés de l’his- 1784, noces de l’air, du feu et de la scien- que. Dubois ne masque rien, sans éga- lecteur se promènera au XIXe siècle, (Avengers of the New World) toire antillaise, la révolution haïtienne, ce, pour mieux donner à ressentir l’effroi rer jamais. Sorti vainqueur, par une for- parmi les villages du Quercy en de Laurent Dubois référence obligée, qu’on la célèbre ou du marquis de Gallifet, dont la planta- midable habileté politique, des tensions proie à des rivalités politiques, avec Traduit de l’anglais (Etats-Unis) qu’on la vilipende. Le récit qu’il en pro- tion est une pièce maîtresse de l’écono- qui l’opposent ainsi à Dieudonné, Son- les visiteurs de champs de bataille par Thomas Van Ruymbeke, pose est aussi complet qu’informé, mie sucrière, recevant en août 1791 ce thonax, Rigaud, Toussaint Louverture ou dans les hospices de Bicêtre et la Les Perséides (4, rue des Francs- d’autant plus intelligible que le premier mot d’un voisin : « Vos habitations sont croit un temps pouvoir assurer « la sûre- Salpêtrière, à la Morgue, pour ne Bourgeois, 35000 Rennes), quart de l’essai présente Saint-Domin- en cendres, vos mobiliers ont disparu, votre té de la liberté » selon ses vues. De son citer que cela, en compagnie de la « Le monde atlantique », 448 p., 25 ¤. gue avant l’embrasement de l’été 1791. administrateur n’est plus ! L’insurrection propre aveu dictateur et prophète, il meilleure historiographie. N. O. Tenue pour la « perle des Antilles », cette a étendu sur nos propriétés les horreurs de échoue cependant, mais l’irrémédiable Creaphis, 278 p., 30 ¤. l’heure où l’histoire coloniale pei- « île à sucre » est plus que florissante à la dévastation et du carnage. » est là : la première république noire du ne à se dégager de surenchères l’heure où émerge l’affirmation politique Campement d’une armée d’insurgés, monde naît en 1804. Signalons la parution de A simplificatrices et de manipula- des droits de l’homme, mais son excep- le lieu n’est que le premier d’une longue Rendant avec brio l’émergence de la Cosmopolitismes, patriotismes. tions hasardeuses, il est bon de renouer tionnelle réussite repose sur un implaca- liste de foyers dont l’ardeur est à peine conscience des Noirs comme les in- Europe et Amériques 1773-1802, avec la stricte rigueur de l’historien. On ble régime ségrégationniste dont le fon- éteinte, par l’abolition de février 1794, flexions successives du processus révolu- collectif dirigé par Marc Belissa et se souvient de l’excellent travail que Lau- dement raciste (les colons blancs, bénéfi- que déjà on s’interroge à Paris sur l’énor- tionnaire dans l’île, Dubois établit claire- Bernard Cottret, qui interroge la rent Dubois, aménageant sa thèse, avait ciaires du système, face aux esclaves mité de la concession consentie pour évi- ment que c’est là sans doute, dans le dialectique entre l’universel et le consacré à l’abolition de l’esclavage par noirs attachés aux plantations, et, entre ter la perte de ce territoire convoité par bruit et la fureur, que les idéaux démo- singulier à travers des mouvements la Convention. Les Esclaves de la Républi- les deux, les gens de couleur libres, les Anglais. Sur place, les leaders noirs cratiques ont été le plus radicalement révolutionnaires et patriotiques peu que (Calmann-Lévy, 1999) offre mieux exclus des droits civiques). Avec un réel ne partagent pas les mêmes rêves, diver- défendus. Une leçon à retenir. a connus, de Genève au Pérou (Les qu’une session de rattrapage sur l’éman- talent d’écrivain, Dubois sait camper les gent sur les priorités comme sur les fidé- Ph.-J. C. Perséides, 224 p., 16 ¤). Eviter la confusion des crimes

n 2001, dans le catalogue des mentions de personnes ayant réellement De braves gens, voisins de ses transmission héréditaire d’un labeur l’esclavage, il est indispensable de ventes d’un antiquaire spécialisé, existé. Ce n’est pas le cas dans les maîtres, ont alphabétisé en cachette la sans fin, sans rémunération, sans continuer à le mettre plus et mieux en E le professeur Henry Louis romans abolitionnistes de l’époque, jeune fille. Ses atouts : elle travaillait échappatoire. Le pire n’est pas la lumière. Il faut en montrer l’étendue, en Gates Jr, de Harvard, repère un comme La Case de l’Oncle Tom.On comme domestique, et non dans les souffrance physique, mais bien le fait de rappeler l’horreur, en honorer document curieux. Manuscrit non trouve aussi, chez Hannah Crafts, la plantations, et elle avait la peau très ne pas s’appartenir. A plusieurs publiquement les victimes. Et il faut publié, pouvant avoir été écrit par une description d’itinéraires réellement claire. Christianisée, respectueuse des reprises, Hannah Crafts exprime combattre, parce qu’elle déshonore esclave, fugitive de Caroline du Nord, empruntés par des esclaves en cavale. lois, elle fut somme toute plus résignée l’angoisse effarante d’exister sans savoir toutes les mémoires, cette dangereuse au milieu du XIXe siècle. Il achète. Il lui On repère finalement, sous sa plume, que rebelle. En la lisant, on découvre qui, demain, aura sur elle la mainmise : confusion des crimes que des esprits faudra un travail de Sherlock Holmes une multitude de détails singuliers, des réalités insoupçonnées. Ainsi la « On ne peut jamais avoir de certitudes ni déformés tentent à présent d’organiser. pour établir l’authenticité du document inaccessibles à un auteur qui aurait proximité, immédiate et complice, entre de confiance absolue même lorsque tout L’esclavage ne fut pas la Shoah. Pour et identifier la femme qui l’a rédigé. voulu s’imaginer dans la peau d’une maîtresse et servante : « Ceux qui va bien. Le maître indulgent peut mourir une raison simple et décisive : les nazis Encre et papier, expertisés, datent de la esclave. Selon les experts, ce récit fut ou faire faillite. » Les domestiques ont formé le projet d’exterminer la décennie 1850. Le texte, toutefois, donc bien rédigé par une femme noire, seront alors dispersés aux enchères, totalité des juifs, tandis que jamais les déconcerte : la narratrice se dit esclave, esclave en Caroline du Nord, qui a fini CHRONIQUE vendus comme les meubles. Parmi les esclavagistes n’eurent la volonté l’intrigue se présente comme sa vie institutrice dans le New Jersey. ROGER-POL scènes inhumaines de ce genre, on d’exterminer les Noirs. Cela ne rend autobiographique, mais c’est aussi un Il vient donc de loin, ce récit ! Celle retiendra celle-ci : une maîtresse a évidemment en aucune manière roman sentimental, à la langue fleurie, qui finalement s’y exprime était d’abord DROIT décidé de chasser une des esclaves l’esclavage moins criminel ou moins aux péripéties parfois tarabiscotées, une interdite d’instruction, de liberté, de vie favorites de son mari, avec les enfants déplorable. Il y a plusieurs types de histoire « gothique », selon le goût du simplement humaine. Enfant, elle s’imaginent, écrit Hannah Crafts, que les que lui a fait le maître. L’un d’entre eux crimes contre l’humanité. Les temps, avec ce qu’il faut de vieil arbre aurait dû ne jamais rien apprendre. dames du Sud gardent leurs distances crie : « Oh ! papa, vous n’allez pas nous confondre, c’est nuire aux victimes. hanté, de secrets de famille et de Fugitive, elle aurait dû, comme tant avec leurs servantes et leur adressent à vendre ? Vous disiez que j’étais votre chéri, traîtres sans cœur. Les spécialistes y d’autres, succomber à la traque des peine la parole juste pour leur donner des votre petit homme »… Là se trouve AUTOBIOGRAPHIE discernent des réminiscences diverses, chiens ou à la dureté des sanctions. Elle ordres se trompent du tout au tout. Entre l’essence même de ce crime contre D’UNE ESCLAVE échappées du Dickens de Bleak House n’aurait laissé aucune trace. Nous la maîtresse et l’esclave se trouve une l’humanité que constitue l’esclavage : (The Bondwoman’s Narrative) ou de la Brontë de Jane Eyre. n’aurions rien su de ses sentiments, ses liberté qu’on ne trouve probablement les êtres humains achetés ou cédés de Hannah Crafts. Reste donc à savoir si l’auteur, une espoirs ou sa désespérance. Mais il en nulle part ailleurs. » comme des choses ou des bêtes, au Edition établie par Henry Louis Gates Jr, certaine Hannah Crafts, fut vraiment ce fut autrement. Par une série de hasards L’important, c’est ce qu’apprend ce mépris de toutes les lois de la parenté, traduit de l’anglais (Etats-Unis) que dit son récit. Les pistes à remonter ou de nécessités, la machine à voyage dans la conscience d’une esclave du cœur et de la dignité. par Isabelle Maillet, s’appuient, par exemple, sur les déshumaniser s’est grippée. de 1855. L’insupportable : la Ce crime contre l’humanité que fut Payot, 336 p., 20 ¤. 0123 10 Vendredi 13 janvier 2006 POLICIERS

L’univers de Robert Crais, romancier hanté par le rapport père-fils et le mystère de la filiation ZOOM

LA PISTE DE SALONIQUE de Sergios Gakas Enquêtes de paternité Cette année-là, le 1er janvier tombait un dimanche. La L’HOMME SANS PASSÉ toute première (The Forgotten Man) tâche dont dut de Robert Crais. s’acquitter Simeon Piertzovanis, ce fut Traduit de l’anglais (Etats-Unis) d’enterrer le vieil avocat Loukas par Hubert Tézenas, Marselos, qui avait fait de lui son Belfond, « Nuits noires », associé et son fils adoptif. Loukas ne 396 p., 20,50 ¤. laisse pas grand-chose en héritage, un petit appartement, une Hillman êler une quête familiale à poussive et pas la moindre affaire en une enquête criminelle est vue. De toutes façons, Simeon, une figure classique du quadragénaire confit dans le whisky, M roman policier, puisque l’ex- n’a pas d’autre ambition que de se plication se trouve généralement dans le laisser couler. C’est alors que passé des protagonistes. Mais Robert débarque de Thessalonique la Crais a porté le procédé à un point superbe Dafni. Fille d’un magnat, d’équilibre parfait. Son héros, le détecti- femme d’un militaire et mère d’une ve privé de Los Angeles Elvis Cole, a gamine née d’une liaison dont elle connu une enfance difficile, auprès n’a jamais parlé à personne, elle se d’une mère instable, qui disparaissait croit victime d’un chantage. régulièrement, et il n’a jamais connu Tout le monde est un peu fou dans son père. Le petit Elvis lui-même cette histoire, mais d’une folie plus fuguait régulièrement, à chaque fois ou moins sympathique. Avant fin qu’un cirque passait à proximité de la janvier tout sera réglé, non sans que maison, depuis que sa mère lui avait Simeon y ait laissé quelques plumes. affirmé qu’elle avait rencontré son père La Piste de Salonique est le premier lors d’un spectacle où il exécutait un roman remarquable d’un auteur né numéro d’homme-obus. Même si cette en 1957 qui a étudié le théâtre à histoire ressemble aux affabulations Paris avant de devenir metteur en d’un esprit dérangé, le gamin la prend scène dans son pays. Transposition pour argent comptant : il se lance régu- très réussie du « hard boiled » lièrement sur les traces de son père, ce Los Angeles. GUILLAUME ZUILI/AGENCE VU américain dans la Grèce des qui a le double avantage de l’initier très colonels. Avec une véritable tôt aux techniques de l’investigation et La victime ne présente aucune ressem- s’installer en Californie pour travailler à être son fils –, Robert Crais s’est progres- ambiance et quelques portraits de lui faire rencontrer un véritable détec- blance physique avec le détective. C’est Hollywood sur des séries télévisées, Hill sivement démarqué de la figure tutélaire inoubliables. G. Me. tive, celui qui à chacune de ses escapa- un drôle de personnage, le corps tatoué Street Blues, Lacey & Cagney, Quincy, de Chandler. L’univers qu’il crée est Traduit du grec par Michel Volkovitch, des le ramène à la maison. de symboles religieux, dont le passé va Miami Vice, etc. composé de personnages à la fois comba- éd. Liana Levi, 288 p., 18 ¤. Devenu adulte, Elvis Cole reste hanté révéler une étrange relation père-fils. Un beau jour il est tombé sur The Litt- tifs et fragiles, c’est Joe Pike l’ami de par le mystère de sa filiation, et le rap- L’enquête que mène la police sur cet le Sister de Raymond Chandler (Fais pas Cole, une sorte de baroudeur capable de L’HOMME QUI DISPARAÎT port père-fils demeure le motif perma- assassinat s’imbrique avec la recherche ta rosière). « J’ai lu tous ses livres en deux vous sortir des pires situations, Carol (The Vanished Man) nent de la plupart des romans de Robert plus personnelle de Cole. Mais Kelly semaines. Je voulais être Raymond Chan- Starkey la démineuse, pratiquement de Jeffery Deaver Crais. Dans Le Dernier Détective (1), qui Diaz, l’inspectrice chargée de l’affaire, a dler ou rien. » Même s’il reconnaît que morte et ressuscitée à la suite d’une opé- Toutes les conditions sont réunies vient de reparaître en poche, Ben, le fils elle aussi quelques cadavres familiaux cette expérience audiovisuelle a consti- ration qui a mal tourné et qui ne sait pour corser cette enquête sur une de la compagne d’Elvis Cole, est enlevé dans son placard : le mélange des deux tué un bon apprentissage, il s’en est vite comment avouer son amour à Cole, c’est série de meurtres qui se produisent par son propre père acoquiné avec une intrigues va donner des résultats explo- détourné, gêné par le carcan qu’impo- Kelly Diaz, ravagée par le drame qu’elle à New York : un enquêteur bande de malfrats. L’enquête mouve- sifs et totalement inattendus. sait ce type d’exercice. A la mort de son a vécu dans son enfance et qui cherche à paraplégique voué à l’immobilité, mentée de Cole fera de lui la coqueluche père en 1985, il crée le personnage d’El- retrouver une forme d’équilibre dans secondé par sa compagne et un des médias et lui vaudra le titre de Obsession pour le passé vis Cole pour transposer et tenter de son boulot de flic. Mais c’est surtout criminel professionnel de « meilleur détective du monde ». L’obsession pour le passé familial de résoudre par le biais de la fiction les pro- Elvis Cole, le héros de la série dont l’illusionnisme, qui met ses talents Dans L’Homme sans passé, le détective Robert Crais s’explique sans doute par blèmes qu’il rencontre dans la vie. C’est Robert Crais, malgré son expérience hol- au service de sa folie meurtrière en est en pleine déprime. Sa copine est par- son parcours. Un parcours atypique, peut-être cet ancrage psychologique et lywoodienne ou peut-être justement à imitant des maîtres comme tie avec son fils vivre sous des cieux plus puisqu’il a débuté là où bien des écri- l’humour dont il fait constamment preu- cause d’elle, refuse obstinément de Houdini. Dans un cadre cléments. Il laisse le courrier s’empiler à vains américains verraient bien le cou- ve qui rendent le personnage attachant céder les droits d’adaptation cinémato- parfaitement actuel, c’est une son bureau, sans la moindre envie de ronnement de leur carrière : à Hol- et crédible malgré la relative extravagan- graphique pour laisser à chaque lecteur variante intéressante sur le thème reprendre ses activités, jusqu’au jour où lywood. Né en 1953 en Louisiane (Crais, ce de ses aventures qui tendent à faire le soin de se faire son cinéma. a classique du meurtre dans une la police lui apprend qu’un inconnu bles- se plaît-il à souligner, est un nom d’origi- de lui une sorte de super-héros. Gérard Meudal chambre close. G. Me. sé dans une ruelle de Los Angeles a affir- ne française), il a dès l’adolescence com- Si, dans ses premières apparitions, Traduit de l’anglais (Etats-Unis) mé avant de mourir qu’il était à la recher- mencé à écrire des nouvelles, avec suc- Elvis Cole semble un clone de Philip (1) Traduit de l’anglais par Hubert par Isabelle Maillet, Calmann-Lévy, che de son fils, Elvis Cole. cès puisque très rapidement il est allé Marlowe – il pourrait en tous les cas Tézenas, Pocket, 430 p., 7 ¤. « Suspense », 256 p., 18 ¤.

Paco Ignacio Taibo II écrit un polar avec le sous-commandant Marcos Quatre militants multiplient les sabotages pour sauver la nature Cadavre exquis au Mexique « Road-story » écologiste

onc le sous-commandant Lula da Silva depuis que celui-ci roman soit passablement décou- ls auraient tout aussi bien pu bivouac, organisant des planques rison, qui date à peu près de la Marcos, chef de l’Armée a été élu président de la Républi- su ; c’est le cas, mais ni plus ni s’appeler les Vengeurs du de vivres et d’explosifs, préparant même époque. Traduit en fran- D zapatiste de libération que brésilienne, en a bien publié moins que les romans habituels I désert, les Révoltés en sabots, leurs attentats tout en essayant çais en 1997 chez Stock, sous le nationale (EZLN) au Mexique, se un récemment (Hotel Brasil,«Le de Paco Ignacio Taibo II, qui fait la Cabale du beurre de cacahuè- de se faire passer pour d’inoffen- titre Ne meurs pas ô mon désert, lance dans le roman policier. Pas Monde des livres » du 18 juin dire à son héros : « En bon Mexi- te, les Combattants de la sauge sifs randonneurs. Le roman dans la même traduction mais si étonnant : après tout, il y a des 2004)… Et puis Marcos, qui a cain, Hector Belascoaran Shayne pourpre, mais après avoir hésité, gagne en pittoresque ce qu’il sans la préface de Robert Red- précédents. Frei Betto, le domini- déjà écrit plusieurs essais, a tou- n’était pas du genre à s’effrayer ils ont finalement opté pour «Le perd en suspen- ford, le roman repa- cain brésilien, un des éminents jours été très inventif dans son devant l’absurde. Il était mexicain Gang de la clef à molette » qui se. L’intrigue est raît aujourd’hui représentants de la théologie de souci de populariser les idées du et borgne de sorte qu’il voyait la définit une de leurs activités favo- évidemment pré- dans une toute nou- la libération, devenu conseiller de mouvement zapatiste. moitié de ce que voyaient les autres, rites : dévisser le carter des pelle- visible, mais la velle maison d’édi- Le voici donc associé à Paco mais de façon plus nette. » teuses, bulldozers et engins confrontation de tion, Gallmeister, Ignacio Taibo II pour un roman On pouvait s’attendre à un cer- divers rencontrés sur des chan- leurs points de qui entend se consa- publié en feuilleton dans le quoti- tain didactisme, et les digressions tiers d’autoroute, des exploita- vue, leurs discus- crer aux « écrits de dien mexicain La Jornada, puis sur « le mal et le méchant » n’y tions forestières, des sites indus- sions sur la vio- nature ». en France dans Libération, dont échappent pas totalement mais le triels, laisser s’écouler l’huile et lence (ils ne s’at- Même s’il rejetait le but avoué est d’aborder l’histoi- côté farfelu de l’histoire atténue lancer le moteur à plein régime taquent jamais cette étiquette de re contemporaine du Mexique. cet aspect d’un débat où tout le jusqu’à l’explosion fatale. On aux personnes « nature writer », Chacun écrit alternativement un monde est appelé à donner son peut aussi verser du sirop d’éra- sauf en cas de Edward Abbey reste chapitre : Paco Ignacio Taibo II avis. Cela va de Manuel Vasquez ble dans le carburant, du sable légitime défen- un des pionniers promène son détective Hector Montalban, qui, il y a quelques dans le moteur, incendier le maté- se) et l’évocation d’une prise de Belascoaran Shayne dans les rues années, réalisa un entretien avec riel ou le précipiter dans un superbe des conscience écologi- du « Monstre » (Mexico), tandis Marcos (Le Monde diplomatique ravin. A condition d’opérer de déserts de LE GANG DE LA CLEF que aux Etats-Unis. que le sous-commandant Marcos d’août 1999), à Don Quichotte en nuit et par surprise. l’Ouest améri- À MOLETTE « Regarde ce trafic, imagine Elias Contrarios, un passant par Lorca, Angela Davis cain donnent au (The Monkey Wrench fait-il dire à l’un de détective naïf mais plein de bon- ou Pablo Neruda. Il n’est pas sûr Prise de conscience livre une consis- Gang) ses personnages, ne volonté, qui n’a jamais quitté que cela ralliera beaucoup de lec- « La terre d’abord » : tel est tance singulière. d’Edward Abbey. regarde les filer sur ses montagnes du Chiapas, un teurs à la cause zapatiste, mais si leur slogan. Le but de leur croi- Avec Désert leurs roues caout- ancien compagnon d’armes de le but de l’opération était de sade de sabotage écologique : solitaire (1968) et Traduit de l’anglais choutées, dans leurs « El Sup Marcos »… démontrer qu’il règne une mons- défendre le pays contre le gouver- ce Gang de la clef (Etats-Unis) voitures de deux ton- L’enquête vise à élucider la trueuse pagaille au Mexique à la nement. Ils sont quatre, Doc Sar- à molette (1975), par Pierre Guillaumin, nes, polluant l’air mésaventure survenue à un veille de l’élection présidentielle vis, un chirurgien d’Albuquer- Edward Abbey préface de Robert que nous respirons, « fonctionnaire progressiste », de l’été 2006, c’est réussi. a que, Bonnie, sa jeune maîtresse, (1927-1989) s’est Redford, violant la terre, pour Monteverde, qui reçoit sur son G. M. George Hayduke, un vétéran du imposé comme éd. Gallmeister, 496 p., promener leurs gros répondeur téléphonique des mes- Vietnam dont la principale occu- une référence 24,50 ¤. et indolents culs amé- sages d’un ami mort assassiné DES MORTS QUI pation consiste à ingurgiter et pour de très ricains. Six pour cent quelques années plus tôt. Ceux-ci DÉRANGENT évacuer des flots impression- nombreux auteurs américains, de la population du globe engloutis- mettent en cause un certain Mora- (Muertos incomodos) nants de bière, et Seldom Seen dont Annie Dillard, Rick Bass ou sant quarante pour cent du pétrole les, sbire de mouvements d’extrê- de Paco Ignacio Taibo II et le Smith, mormon polygame qui les écrivains du Montana. On ne mondial. » Trente ans plus tard, me droite, et qui a sévi aussi bien sous-commandant Marcos. organise des randonnées nauti- peut par exemple qu’être frappé les chiffres demanderaient sans à Mexico que dans le Chiapas, ce Traduit de l’espagnol (Mexique) ques dans les canyons de l’Utah. par les ressemblances entre Le doute à être actualisés, mais le qui justifie la double enquête. par René Solis, Moitié boy-scouts, moitié gué- Gang de la clef à molette et Un problème demeure. a On pouvait craindre que le Rivages « Thriller », 208 p., 17 ¤. rilleros, ils vont de bivouac en bon jour pour mourir de Jim Har- G. M. 0123 ACTUALITÉ Vendredi 13 janvier 2006 11 Les succès de librairie aux Etats-Unis en ce début 2006 L’ÉDITION FRANÇAISE

OLIVIER GALLMEISTER a créé en Mirbeau (2003), s’est ajoutée cette février une maison d’édition qui porte année la correspondance de Victor Cruauté, sang, dépression : son nom, consacrée aux écrivains de Segalen, établie par Henry Bouillier, nature. Les deux premiers livres, Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong Vingt-Cinq ans de solitude, de John et Philippe Postel (Fayard). A Haines, le récit d’un trappeur en l’occasion de ce dixième anniversaire, une saison en enfer Alaska, et Le Gang de la clef à molette, les quatre lauréats seront les invités du d’Edward Abbey (voir page 10) ont Festival de la correspondance de paru le 5 janvier. « Les “nature Grignan (6 au 10 juillet), qui s’est ne saison en enfer, ou l’hiver lit- writing” sont un genre reconnu aux associé à ce prix, dont le jury a vu le téraire en Amérique. Romans Etats-Unis, mais quasi inexistant en départ de Jean-Paul Caracalla et et littérature d’idées déploient France », note cet ancien financier de l’arrivée de Charles Dantzig. Uun formidable arsenal de vio- Hachette distribution service (HDS), lence et de sang. Dans ce concerto de âgé de 35 ans, qui s’est lancé seul dans LA MAISON D’ÉDITION H & O l’horreur, l’Histoire et la guerre sont l’aventure, mais qui a reçu le soutien spécialisée dans la littérature gay bien sûr les instruments de prédilec- de Gallimard pour sa diffusion et sa lance « H & O Poche », avec l’ambition tion. En tête des productions littéraires distribution. M. Gallmeister entend de rééditer des textes à travers lesquels de la saison, The March de E. L. Docto- publier six livres en 2006. Son la sensualité homosexuelle s’est row, fresque épique de la guerre civile ambition serait de « réussir le même affirmée. « C’est une collection de américaine revue à travers le prisme du pari que Michel Le Bris, avec les classiques qui comptent pour leurs sanglant voyage du général nordiste écrivains voyageurs, il y a vingt ans », qualités littéraires et pour leur rôle dans William Sherman, d’une frontière à explique-t-il. le processus de visibilité des gays », l’autre de la Géorgie et des Carolines. (Editions Gallmeister, 30, rue de explique Olivier Delorme, auteur chez Et au-delà de la grande Histoire, c’est Fleurus, 75006 Paris. H & O, qui a participé au choix des bien la mort qui est le héros sans parta- www.gallmeister.fr) textes et préfacé Parce que c’était lui,de ge de la fiction américaine ces derniers Roger Stéphane. Autres titres mois. Dans Saving Fish from Drowning, THIERRY PECH, 37 ANS, secrétaire disponibles, Le Petit Galopin de nos Amy Tan raconte l’histoire d’une fem- général de la République des idées, le corps, d’ et Ma moitié me assassinée quelques jours avant son cercle de réflexion créé en 2002 sous la d’orange, de Jean-Louis Bory. Chaque départ pour un long voyage sur la légen- houlette de Pierre Rosanvallon et dont texte est précédé d’une préface inédite. daire route de Birmanie. La narratrice près d’une trentaine d’ouvrages ont été « H & O Poche » accueillera se voit ainsi contrainte d’énoncer, coédités par Le Seuil, a été recruté prochainement des essais, dont Les d’outre-tombe, le récit chaotique de ses depuis le 1er janvier comme éditeur au Hommes au triangle rose de Heinz onze compagnons de voyage. Seuil au sein du département des Heger. Quant au nouveau livre de Nicolas MICHAEL ACKERMAN/AGENCE « VU » sciences humaines dirigé par Monique Evans, The Divide, il s’ouvre sur l’image Labrune. Il lancera une collection en DES EXTRAITS D’« ARTAMÈNE OU d’un cadavre glacé dans les collines du Everyone Worth Knowing, par Lauren de guerre et de ses conséquences désas- septembre et publie, le 1er février, Made LE GRAND CYRUS » de Madeleine et Montana. Il s’agit du corps d’Abbie Coo- Weisberger, auteur du best-seller The treuses par le reporter du New Yorker in Monde, un essai de la professeur de Georges de Scudéry sont publiés pour per, recherchée par le FBI pour meur- Devil Wears Prada. Weisberger y met en George Packer (« Le Monde des sciences politiques américaine la première fois en poche (GF- tre, et voici comment se conclut la recen- scène la virulente ascension sociale livres » du 6 janvier). Et puis, il y a cet Suzanne Berger, dont il avait publié le Flammarion) dans un volume de sion de Publishers Weekly : « Le passage d’une jeune femme et, moralité oblige, autre récit, intelligent, habile, et qui s’en précédent ouvrage, Notre Première 630 pages (10,60 ¤). Une édition le plus vivant du livre se situe au tout le « prix » qu’elle paye of course : soli- tient à la vie quotidienne des Ira- mondialisation dans la collection de la « interactive », puisque l’intégralité de début, au moment de la dispute autour de tude hébétée, dépression, aliénation. quiens : Night Draws Near : Iraq’s Peo- « République des idées ». cette fresque baroque, publiée en la dépouille d’Abbie. » The Darwin The March mis à part, les meilleurs ple in the Shadow of America’s War, par 10 volumes au XVIIe siècle et jamais Conspiracy, par John Darton, suggère romans de l’hiver sont ceux qui disent Anthony Shadid. LES ÉDITEURS ET LIBRAIRES rééditée depuis, a été mise en ligne que Darwin lui-même n’était qu’un cette aliénation au travers de personna- Mais l’événement – et la surprise RELIGIEUX relancent le « Février du simultanément sur www.artamene.org charlatan et un assassin. Et If the Sky ges denses et énigmatiques. Il s’agit commerciale – de la saison, c’est le livre livre religieux », à l’instar du Mai du par les préfaciers de l’ouvrage. Claude Falls, de Nicholas Montemarano, est notamment des Diviners de Rick Moo- de cette grande écrivain bien-aimée des livre d’art. Associant une quinzaine Bourqui et Alexandre Gefen agencé autour de onze histoires à la pre- dy, et de Indecision de Benjamin Kun- Américains, Joan Didion, qui, a 73 ans, d’éditeurs et une centaine de libraires, souhaitaient rendre au « plus long mière personne, parsemées de violences kel, le nouvel enfant terrible de la scène publie un livre poignant et pudique sur cette initiative vise à rappeler qu’alors roman français » sa place dans le et sévices de tous ordres. littéraire américaine (« Le Monde des le deuil, The Year of Magical Thinking, que « l’opinion est accaparée par des paysage littéraire. Héritage de la Evidemment, les femmes aussi ont livres » du 23 décembre 2005). Parfois où elle raconte la mort soudaine de son actes violents, commis au nom de tradition orale des salons de l’époque, leur rôle à jouer dans ce tableau maca- flamboyant et surfait, le livre de Moody mari, le romancier John Gregory “Dieu” » les livres religieux sont « très l’ouvrage était tombé en désaffection bre. Quoique plus métaphorique, leur esquisse un portrait haut en couleur de Dunne, puis de leur fille adoptive. «Le divers et nombreux » et qu’ils traitent après avoir connu un grand succès, la malice ne va pas sans un art accompli cette chambre d’écho de toutes les illu- mariage n’est pas seulement le temps, des questions les plus actuelles ou de lecture linéaire d’une telle somme de la cruauté. L’auteur du best-seller sions perdues qu’est la ville de Los écrit Didion, c’est aussi, paradoxalement, spiritualité. Menée il y a cinq ans, une étant devenue difficile. La version Sex and the city, Candice Bushnell, réci- Angeles. Quant à Kunkel, son premier le déni du temps. Pendant quarante ans, première opération de ce genre avait Internet permet une lecture plus dive avec Lipstick Jungle, un roman sur roman est hanté par les angoisses géné- je me suis vue à travers les yeux de John. connu un vif succès. interactive, grace à des résumés et à les femmes de pouvoir à Manhattan, ces rationnelles de l’après 11-Septembre au Je n’ai pas vieilli. » Peut-être, au fond, une version du texte en images. femmes qui, « pour battre les hommes à cœur d’une culture frénétiquement nar- que la littérature américaine ne vieillit ANNE DE LACRETELLE a créé le prix leur propre jeu », usent de toutes les cissique, et droguée aux anxiolytiques. pas justement parce qu’elle continue de Sévigné en 1996, à l’occasion du CHARLES DOBZYNSKI A REÇU, armes dont elles disposent. L’intrigue Enfin, au rayon « non-fiction », vivre dans ce déni, c’est-à-dire dans tricentenaire de la mort de Madame de mardi 10 janvier, la bourse qui s’ensuit est aisément imaginable. l’Irak est à l’ordre du jour, avec The l’Histoire et les histoires. a Sévigné. Depuis lors, cette récompense Goncourt- de poésie, Dans cette catégorie, le concurrent est Assassin’s Gate, un récit des préparatifs Lila Azam Zanganeh (dotée de 1 500 ¤) distingue chaque dotée de 6 000 euros pour l’ensemble année « une correspondance inédite ou de son œuvre. Né en 1929 à Varsovie, une réédition augmentée d’inédits Charles Dobzynski est l’auteur d’une apportant une connaissance nouvelle par quarantaine de volumes de poésie, ses annotations et ses commentaires ». dont L’Opéra de l’espace (Gallimard, La maison d’édition avait été mise en liquidation en février 2005 Au palmarès, qui a vu récompensées 1963), La vie est un orchestre Belfond, notamment les correspondances de (1991, prix Max-Jacob) et Les choses Stéphane Mallarmé et Méry Laurent n’en font qu’à leur tête (Cadex, 1998). Il Jean-Claude Gawsewitch reprend Balland (1996), Dostoïevski (1999), Erik Satie est aussi l’auteur de romans, de (2001) ou encore celle d’Octave nouvelles et de traductions.

a marque était à vendre sous tant puis au service littéraire, et qui a leurs droits par les 700 auteurs qui enveloppe cachetée. Des quatre ensuite été le directeur quasi inamovi- étaient au catalogue. offres pour la reprise des édi- ble de Ramsay pendant vingt-trois ans Littérature française et étrangère, AGENDA Ltions Balland, mises en liquida- – il a survécu à quatre rachats, deux mais aussi romans policiers, tels sont tion judiciaire le 25 février 2005, celle dépôts de bilan et une liquidation –, a les trois créneaux vers lesquels M. Gaw- LE 13 JANVIER. Serughetti, suivie d’un entretien entre de Jean-Claude Gawsewitch était la surtout flairé la bonne affaire. sewitch entend orienter sa nouvelle VORPSI. A Paris, la librairie Les l’écrivain et ses éditeurs David seule qui émanait d’un éditeur. « Cette Depuis septembre 2004, il a décidé acquisition. Les premiers ouvrages Cahiers de Colette accueille Ornela Giannoni et Pierre Belfond (à pratique, c’est du véritable poker, préci- d’éditer sous son propre nom en fai- sous l’enseigne Balland ressuscitée sor- Vorpsi, qui s’entretiendra sur son 19 heures, 46, rue Quincampoix, se-t-il, il faut seulement que votre propo- sant « ce qu’il sait faire » : publier des tiront en septembre 2006. Au program- dernier livre, Mangez du cacao Van 75004 ; rens. : 01-53-01-96-96). sition soit un peu plus élevée. » Pour essais et des documents d’actualité. me, notamment un nouveau roman de Houten ! (Actes Sud) (à 18 heures, 20 000 euros, il est ainsi devenu, le Parmi les trente livres à son actif, un Guy Konopnicki et une trilogie d’Aino 23/25, rue Rambuteau, 75004 ; LE 18 JANVIER. 19 décembre, l’heureux acquéreur des véritable succès : La Fabrique du crétin, Trosell, une grande dame du polar sué- rens. : 01-42-72-95-06). MOZART. A Paris, pour la parution du droits sur le nom Balland. « J’ai person- de Jean-Paul Brighelli, sous-titrée La dois, dont il a récemment acquis les livre Sept écrivains pour Mozart,la nellement connu André Balland Mort programmée de l’école. Sorti en droits. LE 15 JANVIER. Maison des écrivains, les Editions [fondateur des éditions Balland en août, il devrait ces jours-ci dépasser la A 60 ans, Jean-Claude Gawsewitch GARY. A Paris, le Musée d’art et Laurence Teper et la librairie Tschann 1967] et une maison qui disparaît, c’est barre des 100 000 exemplaires. Avec n’a pas du tout l’intention de dételer. d’histoire du judaïsme reçoit Paul organisent une soirée-concert avec toute la profession qui souffre », expli- cette pépite, il peut envisager l’avenir « Je redémarre, comme à 20 ans, car de Audi et Georges Kiejman pour une Bernard Banoun, Jean-François que-t-il. avec une relative confiance. A Bonne toute façon, la retraite est quelque chose réflexion autour de l’œuvre de Boukobza, Christine Lecerf, Jean-Yves André Balland est décédé en 2001 Ecole, le deuxième tome du même qui m’effraie », confie-t-il. Avec vingt- , accompagnée d’une Masson, Claude Mouchard, Pierre mais il avait cédé sa maison dès 1991. auteur, doit sortir en avril. deux titres pour l’année en cours – le lecture de textes par Nicolas Pignon Pachet et le trio Epsilon (à 19 h 30, Jusqu’en 2004, celle-ci est passée de « En reprenant Balland, je ne sauve même nombre que l’an passé –, il a (à 16 heures, 71, rue du Temple, 53, rue de Verneuil, 75007 ; main en main, sans qu’aucun des repre- rien », explique Jean-Claude Gaw- déjà bouclé son programme pour les 75003 ; rés. : 01-53-01-86-48 ou réservation : 01-49-54-68-87). neurs successifs n’arrive à la maintenir sewitch, qui se souvient qu’en 1983 la livres qu’il éditera sous son nom en [email protected]). en équilibre financier. maison Balland avait obtenu un Gon- 2006. Désormais, il est à l’affût de nou- DU 18 AU 21 JANVIER. Connu pour ses coups, Jean-Claude court avec Les Egarés, de Frédéric Tris- veaux coups et il avance sur deux jam- DU 17 AU 21 JANVIER. CLIMAT. A Paris, colloque « Climat, Gawsewitch, qui a fait ses classes chez tan. La mise en liquidation a en effet bes, les documents et les romans. a BOTT. A Caen, François Bott sera orages, tempêtes. Nature et passions », Flammarion, d’abord comme représen- entraîné la reprise de leurs titres et de Alain Beuve-Méry l’invité des Rencontres pour lire, où organisé par Edouard Bonnefous, Cendres Delort et Roland Peyron Jacques Berchtold, Emmanuel Le Roy donneront une lecture des Etés de la Ladurie et Jean-Paul Sermain (le 18 à vie (Gallimard), sur une musique de 13 h 30 et le 21 à 9 h 15, à la Sorbonne, LE CHOIX DU « MONDE DES LIVRES » Philippe Jouan, montage et salle Bourjac ; le 19 à 9 h 30, à la conception de François de Cornière Fondation Singer-Polignac ; LITTÉRATURES ESSAIS (à 20 h 30, excepté le 21 à 17 heures ; le 20 à 9 heures, au Centre Censier Blanche et Marie, de Per Olov Enquist L’Elite artiste, de Nathalie Heinich (Gallimard) au Puzzle, 28, rue de Bretagne, de Paris-III, salle Las Vergnas). (Actes Sud) La Légende de Napoléon, de Sudhir Hazareesingh (Tallandier) 14000 ; entrée 3 ¤, Œuvres de Panaït Istrati (Phébus) Le Petit Livre des couleurs, entretiens de Michel Pastoureau rés. : 02-31-38-28-28). DU 19 AU 29 JANVIER. Hé bien ! La guerre, de Jack-Alain Léger (Denoël) et Dominique Simonnet (éd. Panama) POLAR. A Saint-Quentin-en-Yvelines Une Histoire de bleu, de Jean-Michel Maulpoix Etats de violence, de Frédéric Gros (Gallimard, NRF-Essais) LE 18 JANVIER. (78),la11e édition du festival de polar (Gallimard, « Poésie ») Correspondance, de Gertrude Stein et Pablo Picasso COMPÈRE. A Paris, au Centre aura pour thème « La ville », avec Les Premières Editions des sentiments et La Fourrure (Gallimard) Wallonie-Bruxelles, soirée consacrée à 120 manifestations dans 80 lieux. de la truite, de Paul Nizon (Actes Sud) Le Parfum, des origines à nos jours, Gaston Compère, avec projection du Bilbao, Madrid, Londres, Rome et Une vie divine, de Philippe Sollers (Gallimard) d’Annick Le Guérer (éd. Odile Jacob) film Polders, les noces de la terre, de Paris y seront évoquées au travers du L’Homme arbre (tome II), Histoire et art de l’écriture, de Marcel Cohen et Jérôme l’eau et du ciel, inspiré du livre de polar (rens. : 01-30-16-08-60 ou de Joann Sfar (Denoël graphic) Peignot (éd. Robert Laffont, « Bouquins ») l’auteur et réalisé par Claudio www.polar.agglo-sqy.fr). 0123 12 Vendredi 13 janvier 2006 RENCONTRE Albert Cossery « Si je n’ai rien à dire, alors je n’écris pas »

Rencontre avec un écrivain aux mots rares, venu du Caire en 1945 pour continuer à n’écrire qu’en français, et que la Société des gens de lettres a couronné le 1er décembre pour l’ensemble de son œuvre

l l’a dit souvent et il le répète encore : meurs. « Je les connais, explique-t-il. Je les ai « La vie est belle ! » Ce n’est pas une vus. J’ai parlé avec eux. » posture, ni la litanie optimiste d’une De jour comme de nuit, Cossery arpentait forme de méthode Coué pour s’arra- les quartiers pauvres du Caire. Il a été le cher au temps qui passe. Non. C’est témoin des petits et des très grands drames une vraie profession de foi et c’est d’une société des marges, obsédée par sa étonnantI de voir ce monsieur de 92 ans s’en- simple survie. « La misère me révoltait », Albert Cossery en janvier 2006. OLIVIER ROLLER POUR « LE MONDE » flammer tandis qu’agitant les bras, il bat des poursuit-il. Dans Les Hommes oubliés de deux poings sur une table imaginaire. «La Dieu, recueil de cinq nouvelles, son premier « Depuis qu’il avait appris par Rafik que dans « Albert Pull et pochette assortie. Il tire sur ses man- vie est belle. Oui, oui… » livre publié, le gendarme Gohloche («Ily certains pays des hommes se levaient à 4 heu- ches, rajuste sa cravate. « Mon père, lui, était Nous sommes presque joue contre joue au avait dans son regard une bêtise qui tuait ») res du matin pour aller travailler dans les Cossery vit habillé comme un prince. » Révérence au pas- plus près de ce qu’il murmure. Il faut être se vante auprès de Chaktour le ferblantier mines, Serag avait essayé d’en faire autant. Il dans son rêve. sé. Au temps d’avant que le monde s’emballe attentif. Si attentif. Il y a quelques années, d’avoir maté la rébellion d’une bande de pau- avait découvert dans une armoire un réveille- et se déforme. Cossery n’aime pas trop l’épo- une opération du larynx lui a rentré ses mots vres diables. « Il avait, la veille au soir, livré matin hors d’usage, et l’avait réparé avec l’in- Il l’habite. que. Il ne lit pas les auteurs contemporains. tout au fond de la gorge. Reste un souffle. bataille à une escouade de balayeurs de rues tention de s’en servir. (…) Le premier jour, la Il en a fait « C’est n’importe quoi ! » Il n’écrit plus non Une vocalise intérieure qu’il faut saisir au qui réclamaient simplement de ne pas mourir sonnerie du réveil faillit provoquer un esclan- sa réalité. plus. « L’arthrose… » vol. Parler l’agace. Mais aujourd’hui, Albert de faim. Son intervention dans cette affaire dre (…). Serag n’était pas habitué à cette ruptu- Mais il continue à remplir des carnets. Cossery est patient. Il vous guide. Marquant avait été jugée en haut lieu comme méritant re violente du sommeil ; il avait laissé le réveil “Au Caire, Joëlle Losfeld, qui a fait reparaître chacun de la pause en vous attrapant la main. Il maîtri- tous les éloges. N’avait-il pas, à lui seul, assom- sonner interminablement. Il se croyait en plein en lisant ses livres, vient de les rassembler en deux se dans la vapeur des syllabes ce qu’il donne mé à coups de matraque un nombre respecta- cauchemar. Ce jour-là, il se sentit des aptitudes tomes. Après le prix de la Francophonie de à entendre. « Je suis vivant. C’est l’essentiel. » ble de ces invertis de balayeurs ? » pour une activité étonnante. Mais quelques ins- Balzac, l’Académie en 1990 et le prix Méditerranée « Et puis, ajoute-t-il, je déteste le bruit. » Au Albert Cossery n’aime pas l’ordre établi, tants plus tard, ne sachant que faire, il se ren- je voulais déjà en 2000, la Société des gens de lettres vient point de dire qu’il n’aime pas la musique et l’autorité, le pouvoir. « Je déteste les nantis. » dormit. » vivre à Paris.” de lui décerner, le 1er décembre, le grand prix de ne pas mettre le son quand il regarde la Ceux par qui la corruption arrive. Une prise Poncetton pour l’ensemble de son œuvre. télé. « Tsst, tsst, fait-il. Pour ces parlotes… » de conscience précoce qui l’a amené à un Eloge de la paresse L’Egypte de « Il était temps », dit-il narquois. Cossery a Pas de passage, pas d’allées et venues complet détachement des biens matériels. « Je me suis un peu inspiré de ma famille. son enfance en horreur les mots « gagner » ou « réus- dans le petit salon de La Louisiane, son hôtel « Je ne possède rien, dit-il. Je suis libre. » L’ar- Mon père ne travaillait pas, ouvrait l’œil à sir ». Il n’a pourtant vraiment pas raté toutes de la rue de Seine dans le quartier de Saint- gent dont il a eu besoin, il l’a trouvé grâce à midi. Moi-même, sauf pour l’école, je ne me et des ces années. Il en convient en haussant les Germain-des-Prés. Moquette marron des ses amis et à ses livres. « Pas besoin de plus. suis jamais levé aux aurores… » Il faut dire premières épaules. Sophie Leys, la photographe qu’il a années 1970. Quelques prospectus touristi- Quand on a de quoi vivre, on ne travaille qu’il s’est bien longtemps couché tard. Trois années rencontrée au hasard d’un portrait et qui ques sur un présentoir. Rien de luxueux ni pas. » Ne pas travailler, ne pas chercher la pas de côté. C’est l’éloge de la paresse «de vient de réaliser un court-métrage sur lui, de tape-à-l’œil. Il y a pris une chambre en richesse, ne pas sacrifier au gain, c’est sim- ceux qui ont réfléchi sur le monde ». Pour Cos- de sa jeunesse, vient le chercher. Les yeux du vieil écrivain 1945 et il y est resté. C’est tout. « J’avais plement ne pas participer à la folie ambian- sery, c’est l’arme absolue. « Quand on arrive il l’a s’éclairent à l’arrivée de la jeune femme. signé un contrat avec l’éditeur Edmond Char- te. A la frénésie. Au monde de la falsification à rire de ce qui vous arrive, personne ne peut «Onyva?»On voit bien qu’il le pense : elle lot pour Les Hommes oubliés de Dieu, un et du mensonge. Et Cossery franchit une éta- rien contre vous. En Egypte, on sait se moquer embarquée peut être belle la vie… livre qui était déjà paru en Egypte en 1941. Je pe. de tout. » Cette Egypte réelle, sans cesse réin- avec lui, Xavier Houssin suis arrivé à Paris. Je m’y suis installé. » Son Dans Les Fainéants de la vallée fertile, l’ob- ventée est son creuset littéraire. Il n’y est plus intacte » deuxième séjour. Et le bon… session permanente des habitants d’une mai- retourné depuis pas mal années, mais elle res- Œuvres complètes d’Albert Cossery. Ed. Joëlle Grand adolescent, il était déjà venu dans son est de dormir. Une torpeur calmante. te première et essentielle. « Je suis un écrivain Losfeld. Tome I : Mendiants et orgueilleux. Les la capitale. Pour y faire des études. « Je n’ai Une manière de se retrancher aussi. De fuir égyptien qui écrit en français. » Ecrivain, pas Hommes oubliés de Dieu. La Maison de la mort rien étudié du tout, dit-il. D’ailleurs, on n’a l’insupportable. Quand le cadet, Serag, déci- romancier. « Je ne raconte pas des histoires, je certaine. Un Complot de saltimbanques. pas besoin de faire d’études pour écrire. » Il est de malgré tout de chercher du travail, la nar- dis la vérité. » Tome II : Les Fainéants de la vallée fertile. La né en 1913 au Caire dans une famille dont ration bascule dans un absurde grinçant. De quoi le rendre prophétique. Une ambi- Violence et la dérision. Une ambition dans le les revenus venaient d’une petite rente agri- tion dans le désert (Gallimard, 1984) annonce désert. Les Couleurs de l’infamie. 608 p. et cole. « Ma mère ne parlait que l’arabe. Elle clairement la guerre du Golfe. Les Couleurs de 624 p., 22,50 ¤ chacun. était illettrée. Mon père lisait juste le journal. » Cossery et ses femmes l’infamie, son dernier roman (1999), entraîne Conversation avec Albert Cossery de Michel Mais depuis qu’il est tout petit garçon, jusqu’au bout de la logique des affairistes et Mitrani. Ed. Joëlle Losfeld. 118 p., 11,50 ¤. Albert Cossery sait qu’il sera écrivain. Une « On aimerait que les écrivains des spéculateurs. Et si les personnages de L’Egypte d’Albert Cossery. Photographies de vocation ou plutôt un destin. Il a juste 10 ans ressemblent à leurs livres. C’est Cossery parlent pour lui, ils préfigurent une Sophie Leys. Ed. Joëlle Losfeld. 70 p., 15 ¤. quand il griffonne ses premières pages. En rarement vrai. Albert m’a réconciliée humanité allant, de soubresaut en soubre- Une vie dans la journée d’Albert Cossery. Un français. « C’était la langue des livres. » Il est avec cette idée. » Pour Jeune Afrique, saut, jusqu’à la catastrophe. Tout cela est film de Sophie Leys produit par le GREC élève chez les Frères des Ecoles chrétiennes, au début des années 1980, Joëlle écrit sans effet, dans une ciselure demandant (15 min en couleurs). découvre les auteurs classiques et entre en Losfeld fait une interview de Cossery. l’absolue maîtrise du moindre mot. littérature comme on entre en religion. «La Un moment rare. Presque une Car Cossery, « le paresseux », choisit ses seule chose que je prenne au sérieux, c’est l’écri- reconnaissance de famille. L’écrivain adjectifs, polit ses phrases à l’extrême, res- ture ». Il n’est en effet pas parti pour une vie est tombé dans l’oubli. En 1986, tant le Bic en suspens, jusqu’à ce qu’elles d’ascèse. « Je me suis vraiment bien amusé », lorsqu’elle reprend Le Terrain vague, soient parfaites, et de rythme et de sens. « J’y dit-il tout en malice. Dans le Saint-Germain la maison d’édition de son père, seuls retourne vingt fois, dit-il. Il faut prendre le de l’après-guerre, le jeune Egyptien côtoie deux titres sont disponibles. L’auteur temps. Si je n’ai rien à dire, alors je n’écris Henry Miller, Albert Camus ou Giacometti. vient d’en récupérer les droits. « J’ai pas. » Attendre. Reprendre. Refaire ou pas. « Et des artistes du monde entier ». On sort voulu le rééditer, dit-elle. Nous nous « Je peux rester trois mois sans une ligne. » Les en bande. On fait des virées. « Nous allions à sommes retrouvés au Flore et sommes intervalles libres sont alors envahis d’une oisi- La Rose rouge, rue de Rennes. C’est là que j’ai tombés d’accord en trois minutes. » veté profonde, réfléchie. « Une façon de remet- rencontré Boris Vian. Nous aimions la vie. Les Depuis, Joëlle Losfeld a créé sa propre tre doucement les choses en place. » Prendre belles femmes. » Un mode d’existence léger. maison et publié toute son œuvre. l’air. Regarder les gens. Se laisser envahir. Une manière de profiter de chaque instant. Sophie Leys, elle, l’a rencontré il y En poète. Le terme le fait tiquer. En 1931, il a Son territoire se cantonne à quelques rues. a cinq ans. Photographe, elle pourtant publié un recueil : Les Morsures. Quelques lieux. Une minuscule géographie demande un jour à ce monsieur s’il Michel Mitrani dans sa Conversation avec urbaine dont le point le plus extrême est le accepterait un portrait. La scène se Albert Cossery (éd. Joëlle Losfeld, 1995) en jardin du Luxembourg. Café de Flore. Bras- passe aussi au Flore. La relation dure. cite juste deux vers. « Je suis seul comme un serie Lipp. « C’est Edmond Charlot qui m’y a La voilà bientôt partie sur ses traces cadavre joli/Le premier jour du tombeau. » invité la première fois. » en Egypte. Elle en rapporte des Quasi impossible de retrouver ce texte. Il en Albert Cossery vit dans son rêve. Il l’habi- clichés qui deviendront un petit existerait au moins un exemplaire à la biblio- te. Il en a fait sa réalité. « Au Caire, en lisant album publié chez… Joëlle Losfeld. thèque Sainte-Geneviève à Paris. « Ça n’a Balzac, je voulais déjà vivre à Paris. » L’Egyp- Cossery lui livre une idée pour un pas d’intérêt. Je m’inspirais de Baudelaire. te de ses années de jeunesse, il l’a embar- court-métrage, puis se laisse filmer C’était pour épater les filles. » quée avec lui, intacte. « Je me souviens de dans un documentaire qui doit être Il a gardé en tout cas sa sensibilité de tout. » En huit livres, il va donner la parole à projeté à l’Institut du monde arabe en jeune homme. Une capacité à s’émouvoir et tous ceux qu’il a rencontrés là-bas. Des sans- mars. « J’ai avec lui une relation très se mettre en colère qu’on retrouve dans cha- le-sou, bricoleurs du quotidien, combinards, filiale. On se voit plusieurs fois par cun de ses livres. Un soin de lui aussi qui a mendiants ou vagabonds, des assassins, des semaine. » Cossery confiait à Michel fait dire à certains qu’il était un dandy. «Je mystiques, des lettrés en rupture de ban, des Mitrani : « Je vais vous faire un aveu : suis bien habillé, voilà tout. C’est une question fous, des prostituées et d’homériques dor- j’aurais aimé avoir des filles. » de respect. » Veste marron. Chemise oxford.