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S O MM a i r e

• Journal littéraire

Michel Crépu 9 Bizub, Le Bihan, Gillet, Guilbert, d’Azay, Zorgbibe, Boddaert...

• Hommage

eryck de rubercy 19 Reconnaissance à Hector Bianciotti

• ÉTUDES, REPORTAGES, RÉFLEXIONS

25 Remarques sur la situation de la à quelques jours de l’élection présidentielle

Renaud Girard 33 Carnets de route La Grèce, de justesse, se maintient dans la zone

jean-Yves Boriaud 42 Une si chère Grèce !

alain Bienaymé 50 L’art de réformer

annick steta 61 La bataille de l’eau

marin de viry 68 Rire du socialisme actuel en compagnie de Jules Michelet

eryck de rubercy 72 Roberto Peregalli : de l’impermanence des choses et des lieux

2 septembre 2012

• un nouveau théâtre politique

jean-Paul clément 85 Le centre disparu. De 1789 à la Première Guerre mondiale Jacques de saint victor 104 Les deux populismes alain-Gérard slama 122 Droite : que faire ?

• le goût de la CRITIQUE

137 Entretien et eryck de rubercy Romancier, critique de profession véronique gerard powell 151 Louis Gillet, écrivain d’art olivier cariguel 157 Jean José Marchand, critique et homme-bibliothèque

• CRITIQUES • Livres frédéric verger 163 Mandelstam

• Expositions robert kopp 173 Laurent Le Bon au Centre Pompidou Metz

• Musique Mihaï de Brancovan 180 De Rameau à Marco Stroppa

• Disques Jean-Luc Macia 183 Ces chers disparus : Leonhardt et Fischer-Dieskau

• notes de lecture 187 gérard mairet par Henri de Montety, william marx par Pauline Camille.

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Éditorial Et maintenant

e premier mot de cet éditorial de rentrée sera pour Hector Bianciotti, disparu en juin dernier. Hector Bianciotti, Eryck L de Rubercy le rappelle dans ce même numéro dans un texte d’hommage, était l’élégance même : bienveillant, attentif, discret. C’était un bonheur de passer du temps avec lui. Il avait choisi, lui l’Argentin, de vivre en Europe : de la lointaine pampa au fauteuil de l’Académie française ! Il n’est pas de parcours plus symbolique pour un écrivain. L’amour qu’il portait à la langue française, on peut dire que ses livres en témoignent comme peu d’autres. Ensuite la Syrie, bien sûr. Comment parler d’autre chose que de ce qui se passe aux portes d’Alep ? L’ancien président Sarkozy a éprouvé le besoin de donner son avis sur les lenteurs de la diplomatie hollandienne. Le créneau était bien choisi : pendant que l’actuel pré- sident se promène en short avec Dame Valérie, des enfants meurent de la main de Bachar al-Asad. « Il y a des similitudes avec la Libye », a rappelé . C’est possible, mais il n’est pas sûr que ce qui a été possible en Libye le soit en Syrie, où les enjeux géostra- tégiques sont d’une autre nature – ce qui ne change rien, faut-il le dire, à l’urgence morale d’agir. On voit mieux maintenant, quoiqu’il n’y ait rien à regretter de la chute de Kadhafi, quelle a pu être l’illusion­ d’une guerre menée comme « in vitro ». Les métastases de ­l’islamisme radical au Mali sont

5 Éditorial

la conséquence directe de la chute du colonel fou : c’était une bonne chose de faire tomber Kadhafi, c’était une erreur de croire que cela pouvait se produire à l’intérieur d’un espace clos qui n’aurait plus eu, une fois tombé le tyran, qu’à se développer de lui-même, vers les cimes radieuses de la démocratie. Il faut dire que les derniers résul- tats électoraux libyens sont de nature à réconforter les esprits. En Syrie, l’impasse est autrement redoutable. Bachar al- Asad n’a plus l’ombre d’une légitimité et même en imaginant qu’il « gagne » la bataille d’Alep à force de bombes, cette victoire serait d’une telle nullité qu’elle ne ferait qu’accélérer le processus de sa chute. Mais Asad, on s’en doute chaque jour un peu plus, ne gagnera pas la bataille d’Alep. L’avenir politique de la Syrie, avec ses deux mille ans de présence chrétienne, est devant nous comme un terri- fiant inconnu. Puissent nos politiques de tous bords se montrer à la hauteur des vrais enjeux de cette guerre atroce. Un point d’équilibre entre deux cultures religieuses ne pourra pas s’effondrer sans entraî- ner avec lui une formidable catastrophe historique. Cela rend notre actualité politique nationale à ses vraies pro- portions, qui, certes, ne sont pas négligeables. Jean-Paul Clément, Jacques de Saint Victor et Alain-Gérard Slama débroussaillent ici le nouveau paysage politique d’après-présidentielle, dominé par trois faits majeurs : l’effacement, pour ne pas dire la disparition, du centre ; la santé du populisme, phénomène qui reste à analyser ; l’avenir de la droite post-sarkozyenne. Bonne lecture, M.C.

6 journal littéraire

• michel crépu Bizub, Le Bihan, Gillet, Guilbert, d’Azay, Zorgbibe, Boddaert...

journal littéraire Bizub, Le Bihan, Gillet, Guilbert, d’Azay, Zorgbibe, Boddaert...

n michel crépu n

amedi Toujours ce merveilleux juillet gâché par les gros camions de Sla rentrée littéraire de septembre. Autant envie de parler des « romans de la rentrée » que de lire un article de Jean-Marc Ayrault (je préfère le lire en allemand, langue dont il eût dû user lors de son discours de politique générale, au moins cela eût créé une sorte d’électrochoc). Une petite envie de poésie, alors ? Le long du sentier, les coquelicots font des pastilles rouges à l’or mûr des blés. Cette nuit, il y a eu de l’orage sur Fontainebleau, les branches des arbres faisaient un bruit de ressac, tandis que dans les couloirs déserts du château, l’ombre de l’Empereur se tournait soudain vers moi : « Vous cherchez quelqu’un ? La gloire n’est plus ici… » Sur la colline d’en face, le village de Bromeilles, où résidait , indifférent à la tourmente de cette nuit. Qui lit encore Troyat ? Ce Russe d’autrefois qui fut l’un des plus jeunes élus du Quai Conti… Philippe de Saint-Robert, avec qui je partageais hier chez Lipp une assiette d’œufs en gelée, me disait que l’on ne peut pas se présenter à l’Académie si l’on a moins de 75 ans. Il paraît, me dit-il, que la secrétaire perpétuelle, Mme Hélène Carrère d’Encausse, en a décidé ainsi. Je n’arrive pas à le croire. J’aime bien Saint-Robert, avec son côté écrivain des fifties resté bloqué au compteur, jusque dans la coupe de cheveux, d’un revenez-y des studios Harcourt. Cela faisait une éternité que je n’avais mis les pieds chez Lipp, croisant

9 journal littéraire Bizub, Le Bihan, Gillet, Guilbert, d’Azay, Zorgbibe, Boddaert...

Dantzig au pied de l’escalier qui mène au « haut » de la brasserie. Le « haut » de Lipp est pour les touristes ou les gens qui travaillent – et c’était absolument le cas de Dantzig, aux prises avec une réunion de représentants de Grasset. Le « bas » de Lipp est simplement pour les gens du petit monde littéraire ou du cinéma qui désirent être vus. Non que ce fût mon cas, mais c’était Saint-Robert qui m’invitait et je le repérais tout de suite, de dos, à sa fameuse coupe, déjà attablé. Un côté Jean Marais, au fond, qui fait de Philippe un aimable dinosaure de la belle époque capable de dire par exemple : « Mme de… une grande amie à moi. » Plus personne, à part Saint-Robert, ne dit : « une grande amie à moi », ce sont là les ultimes passerelles sémantiques que l’on peut encore emprunter en direction d’un monde littéraire qui s’est peut-être bien achevé sur le claquement du pistolet que Montherlant a braqué sans trembler sur sa tempe, ce jour de septembre 1972. Saint-Robert est resté très fidèle à la mémoire de Montherlant, dont on « fête » justement l’anniversaire de la mort ; il a raison, bien que tout s’en moque. (Tout comme on se moque éperdument de l’anniversaire de Pascal, de Rousseau, de qui sais-je encore.) Montherlant vieillit admirablement mieux que beaucoup de ses contemporains, je ne parle pas de Gide, déjà englouti aux trois quarts, mais même un Mauriac, pourtant a priori bien équipé pour le posthume, ne me semble pas à l’abri. Aussi quel trouble ne m’a-t-il pas saisi, récemment, à la lecture du Bloc-notes (j’y cherchais des anecdotes au sujet de Marc Sangnier) : ce ton compassé, ces fameux « traits » si attendus, brillants certes, de vrais diamants comparés à d’autres, mais tout cela figé, comme déjà recouvert d’une mousse invisible. Vite, j’ai refermé, saisi d’horreur à la pensée que Mauriac pourrait me décevoir ! Ce serait le bouquet. Montherlant, lui, a su rester ce voyou hautain dont il s’est plu à jouer le personnage. Comédie ? Et alors ? Les textes sont là, dans leur voyouterie sèche, intelligente, libre… Ce passage, dans un des Carnets, où il s’attarde à la vue de Gilles de Rais, sur le chemin du supplice, entouré de femmes priant pour lui. Et Montherlant observe : c’est ça le christianisme, le vrai, le christianisme qui a de la gueule ; des femmes du peuple, des lavandières, priant pour un monstre. Que c’est bien de remarquer cela !

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Lundi

Au courrier, cet essai d’Edward Bizub, aux éditions Classiques Garnier : Beckett et Descartes dans l’œuf (1), enquête critique aux sources de l’œuvre beckettienne, le point de départ étant ce poème : « Whoroscope », grâce auquel le jeune Beckett remporta à en 1930 un concours de poésie qui fit parler de lui, mais ce n’était qu’un début. Le poème, d’une extrême complexité, est inspiré de la vie de Descartes. Beckett était alors étudiant à l’École normale de la rue d’Ulm, il fréquentait Joyce, par cousinage irlandais, dont il se voulait être tout à la fois le secrétaire et le chevalier servant. Avec sa couverture d’un jaune canari éclatant, l’essai d’Edward Bizub ne saurait échapper à l’attention des guetteurs de la rentrée. D’une grande intelligence, toujours simple dans ses exposés, son livre est certainement ce que l’on a publié en français de plus fin, de plus averti, sur le cas Beckett, ses fondements esthétiques « cartésiens ». Aux antipodes du baroque catholique joycien, l’errant beckettien se livre à un travail de sape en vase clos : non l’expansion illimitée, mais au contraire le forage en interne, la concentration extrême, une manière de pulvériser la logique cartésienne du langage en faisant semblant de croire que Boileau a toujours raison. L’Innommable, à mes yeux un sommet de l’œuvre (je pense que Mr Bizub en conviendrait aisément), c’est exactement cela : le Discours de la méthode saisi par le vertige de la causalité, tout cela en musique bien entendu. Espérons pour Edward Bizub que les amateurs sauront qu’ils tiennent en lui un formidable compagnon de lecture.

Mardi

Lire des choses sur Beckett m’a donné envie de rouvrir Joyce. Je ne suis pas allé plus loin que les trois premières pages d’Ulysse – dans la traduction de Valery Larbaud, bien sûr, pas l’autre, cette horreur à plusieurs que Stephen Joyce, le petit-fils de James, a bien eu raison de vouer aux gémonies. Si je ne suis pas allé plus loin que les trois premières pages, c’est parce que je sentais que j’allais être

11 journal littéraire Bizub, Le Bihan, Gillet, Guilbert, d’Azay, Zorgbibe, Boddaert... repris tout entier alors que tant de travaux m’attendent. J’ai donc refermé l’ouvrage, songeant que le livre récent d’Adrien Le Bihan (2) aurait pu m’inciter à faire un effort. Je n’ai plus le titre en mémoire : il s’agit d’un pamphlet dirigé contre Sollers et moi-même, désignés à la vindicte par Le Bihan pour haute trahison catholicisante de l’œuvre joycienne. En particulier, Le Bihan ricane de la valeur que nous avons accordée, dans la Revue, aux articles de Louis Gillet, à la parution d’Ulysse. Il s’indigne par exemple que j’ai pu écrire qu’il était amusant, au fond, qu’une revue aussi littérairement conformiste comme l’était à l’époque la Revue des Deux Mondes n’ait pas raté l’importance de Joyce, malgré tout. Les articles de Gillet sur Joyce ne sont nullement des éloges, au contraire : mais il est intéressant de voir un critique désorienté. C’est très rare, les gens qui acceptent d’être désorientés en public. En général, on se débrouille pour donner le change. Gillet avance à découvert devant un géant. Il y a là une forme d’honnêteté intellectuelle qui peut émouvoir. Qu’y a-t-il de risible à cela ? Le Bihan s’exclame : mais Larbaud et Pound s’étaient avisés bien avant Gillet de la nouveauté joycienne ! Bien sûr : mais Larbaud et Pound étaient du cercle des intimes, ils avaient suivi de très près le processus créateur. Gillet était tout à fait dans une autre position, de simple récepteur, nullement introduit dans le saint des saints. Pourquoi Le Bihan fait-il semblant d’ignorer cela ? Lui est-il donc si nécessaire de s’avancer sous haute protection, bien à l’abri ? Autre chose, qui sort de la littérature. Le Bihan exhibe comme un gibier de choix ce document où il apparaît que Louis Gillet a fait chorus, pendant la guerre, avec le maréchal Pétain, pour réclamer le nettoyage, voire la destruction pure et simple des vieux quartiers de Marseille. Certes, on eût préféré voir surgir un Gillet en chemise de maquisard. C’est évidemment très mal de suivre le maréchal dans un projet urbain aussi absurde. Mais quel rapport avec Joyce ? Il faut croire que le cas Gillet est assez singulier, en tout cas, puisque les Lettres françaises – journal peu suspect de collabora- tionisme – honora sa mort sur une grande page signée d’Aragon. Dois-je préciser qu’avoir Aragon avec soi, même quand on est mort, n’est pas un cadeau ? Je ne suis pas si naïf, je connais l’existence de l’axe Vichy-Moscou. Je souligne ici seulement la complexité apparente du cas d’un lettré qui ne fut jamais du premier rang. La

12 journal littéraire Bizub, Le Bihan, Gillet, Guilbert, d’Azay, Zorgbibe, Boddaert... publication de ses études d’histoire de l’art (volume entièrement ignoré par Le Bihan, mais ce n’est pas de sa faute, il avait fini son pamphlet bien avant que ledit volume des études ne paraisse chez Klincksieck sous la direction éditoriale d’Eryck de Rubercy (3)) aurait pu inciter Le Bihan à la prudence : en témoignent par exemple des lignes sans équivoque de Gillet sur le racialisme de Gobineau, par ailleurs écrivain merveilleux (Gallimard vient de republier ses Nouvelles asiatiques en « Folio »). Mais le souci de la complexité ne semble pas avoir été très dominant dans l’esprit de Le Bihan. Il ignore pareillement les entretiens Sollers-Houdebine du fameux numéro de Tel quel paru en 1980 : « Joyce, obscénité et théologie », où il aurait pu étudier de près comment se place l’élément catholique dans l’œuvre joycienne. Il a cru pouvoir s’en passer, ce qui est aussi curieux que si nous prétendions nous intéresser à l’œuvre de Dante sans lire les commentaires d’un Étienne Gilson, d’un Ossip Mandelstam, d’une Jacqueline Risset. Cette fameuse question « catholique » où Le Bihan a cru voir une chance de dénoncer (à la Gide – qu’il admire tant, pauvre Gide qui est passé à côté de tout cela, dont il ne restera bientôt plus qu’une petite flaque de neige fondue) l’inadmissible mainmise sur Joyce du Saint-Siège jusque dans les colonnes de l’Osservatore romano, Sollers et Crépu considérés comme des agents du Vatican, est d’une tout autre nature, qui échappe visiblement à Le Bihan. Il raisonne sur ce point comme s’il s’agissait d’une querelle de paroisse, comme si nous étions encore chez Martin du , obsédé par les « cathos » de Gallimard. Mais Joyce le « catholique » a déplacé tout cela : son catholicisme doit se comprendre au moins comme un dispositif esthétique et non comme une profession de foi. Joyce n’a rien à dire à Claudel ni à Gide, il est ailleurs. Qui ne voit pas cela, lisant Joyce, ne voit rien. Le Bihan devrait consulter son opticien. Le Bihan a dû penser qu’il se suffisait à lui-même, ce qui est évidemment toujours dangereux. Faussement précis (alors qu’il avait su l’être dans son enquête sur Gide en URSS, saluée à l’époque par Poirot-Delpech), il s’égare dans ses propres finasseries documen- taires, dont aucune n’apporte rien de décisif. Nous avons là des mouchetis annoncés comme des bombes. (Mais déjà, une enquête de Le Bihan sur Bernanos pendant la guerre d’Espagne, d’ailleurs publiée dans la Revue des Deux Mondes à sa demande (4), annoncée

13 journal littéraire Bizub, Le Bihan, Gillet, Guilbert, d’Azay, Zorgbibe, Boddaert... comme une remise en cause du glorieux Bernanos des Grands cimetières..., n’avait pas donné grand-chose de décisif : il s’agissait surtout d’agacer les bernanosiens dévots, ce qui n’est pas un but dans la vie, sauf à apporter des munitions de premier ordre, mais ce n’était pas le cas. Malgré tout, cela n’avait pas été à mes yeux un argument suffisant pour ne pas publier ladite enquête : Le Bihan pourrait dire merci, tout de même, au lieu de faire le mariol.) Il y a quelque chose de triste, dans son livre, à cause de l’aigreur qui s’y exprime et qui gâche tout. Au lieu d’avoir un diamant, nous avons un méchant caillou. Il est triste qu’un esprit aussi indépendant que le sien fasse tout à coup équipe avec les nains criards qui confondent aujourd’hui le tribunal de la morale avec le domaine de l’esthétique. Céline eût-il été commandant d’Auschwitz, il serait resté, hélas, l’auteur inoubliable du Voyage au bout de la nuit. Y a-t-il moyen de faire mentir cela ? Non. C’est toute la difficulté. Et ce qui vaut ici pour Céline vaut pareillement pour Gillet. On peut s’en horrifier, mais c’est ainsi.

Mercredi

Au courrier encore, le livre de Cécile Guilbert : Réanimation (5). Délibérément placé sous le signe du récit quasi autobio- graphique, se passant en tout cas du label « roman » qui sert de passeport à toutes sortes de produits de moindre qualité, Cécile Guilbert rapporte avec sobriété et précision une période un peu à part de sa vie, son mari tout à coup jeté à terre par un redoutable virus, placé sous une surveillance clinique de chaque instant, avec incertitude quant au résultat. Ce qui appartenait jusque-là au gré des jours est pris dans l’étau de l’état de santé : on passe de l’insou- ciance au souci obsessionnel. Tout ce qui ne comptait pas se met à compter terriblement. Chaque objet, même le plus futile, prend soudain une dimension hors norme. Ce qui était à portée de main, une caresse, est dérobé, interdit. Tout le livre de Cécile Guilbert oscille ainsi entre deux blessures, celle de l’absence, celle de la présence ; l’une se montrant plus vive que l’autre, et vice versa, à jouer de ce douloureux paradoxe : jamais la présence n’étant bien sûr rendue aussi sensible que sous le signe de l’absence.

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Ce qui touche, émeut, bouleverse dans ce livre, c’est la simplicité du rapport ; le fait que Cécile Guilbert ne se départisse pas d’une proximité directe à l’événement. Et puis il y a dans cette patience, l’attente du retour de l’aimé, un apprentissage de liberté personnelle. L’auteur finit par trouver un certain bonheur à ces drôles de journées, une manière de s’en remettre au sort qui donne envie d’aller s’acheter des babioles. Oui, il y a de la souffrance, de l’angoisse, cela n’empêche pas la journée d’être quand même sexy. Tout cela d’une grande justesse, sans effet recherché, une sorte de tel quel sans fioriture ni leçon de sagesse a posteriori. On a tenu bon, voilà tout, et c’est finalement délicieux.

Jeudi

Relisant, pour mon plaisir, l’exquis A Sentimental Journey (Voyage à travers Chaillot et Passy) de Lucien d’Azay (6) (à qui a été remis au printemps dernier le prix de l’essai des Deux Mondes pour ses Excentriques anglais), il me revient tout à coup que ce Voyage avait été chroniqué dans un journal à l’époque (il y a au moins quinze ans) par Éric Naulleau. Naulleau reprochait sévèrement à d’Azay ne pas écrire de livre sur l’ex-Yougloslavie, de se contenter d’un petit livre sur le XVIe arrondissement de Paris. Pouvait-on imaginer reproche plus sot ? Il faut dire qu’à l’époque Naulleau dirigeait une excellente petite maison d’édition, L’Esprit des péninsules, principalement composée d’auteurs serbes, croates, etc. Il roulait pour sa boutique, c’était bien normal. Je me souviens du Naulleau de cette époque, avant qu’il ne devienne ce Cauchon médiatique, distributeur de bons et mauvais points du samedi soir chez Ruquier. Il était obsédé par Houellebecq, en qui il voyait un comble d’imposture, et il détestait Sollers, cela lui paraissant naturel, pour un être humain, de détester Sollers. Nous déjeunâmes une ou deux fois, je tentais héroïquement d’inculquer à ce garçon quelques principes de bon goût, avant de m’apercevoir que j’étais bien présomptueux à souhaiter faire son éducation. Je n’eus plus jamais de ses nouvelles, constatant à intervalles réguliers, les soirs où il m’arrivait de zapper par erreur sur l’émission de Ruquier, qu’il était toujours aussi grossier dans ses goûts.

15 journal littéraire Bizub, Le Bihan, Gillet, Guilbert, d’Azay, Zorgbibe, Boddaert...

Toujours est-il que Voyage à travers Chaillot et Passy devrait être réédité. On y retrouve intact le toucher assez gracquien de d’Azay. J’ajouterais volontiers à ce souhait les autres livres du même, je songe en particulier à un essai sur le Verrou de Fragonard, qui devrait déplaire hautement à Éric Naulleau, un bon critère.

Vendredi

Me suis complètement laissé prendre à la lecture de l’essai magnifique de Charles Zorgbibe, paru chez De Fallois : le Choc des empires, Napoléon et le tsar Alexandre (7). C’est toute l’affaire des rencontres de Tilsit entre Napoléon et le tsar, à l’heure de la plus grande gloire pour le vainqueur d’Austerlitz. Il peut tout demander, l’Europe des vieilles monarchies est prête à se plier à ses caprices. Ce Napoléon-là, qui s’est fait empereur, hésite entre la conquête des Indes, le démembrement de l’Empire ottoman, l’étranglement de l’Angleterre, tout cela à la fois. C’est beaucoup, même pour un homme de sa sorte, hors catégorie, en qui Hegel voit rien moins que la fin de l’Histoire. Le tsar Alexandre, qui a pour précepteur le français Laharpe – autant dire un sans-culotte en ligne directe de la Bastille (plus tard, il deviendra une grenouille de bénitier) –, voit venir à lui ce petit homme que l’on dit fou et dont l’Europe des cours ne sait comment se débarrasser. Dans les salons de Saint-Pétersbourg, ce Saint-Germain- des-Prés de l’aristocratie russe, la France fait l’objet d’une identique fascination : les révolutionnaires de 1789 ont fait trembler les bases du Vieux Continent. Ils sont très forts, surtout, ils ont l’air irrésisitibles. Que peut-on leur opposer ? Catherine II, amie de Diderot, à la poigne de fer, les eût traités de « gueux » et elle les eût expédiés dans quelque bagne sibérien. Elle aura des successeurs dévoués. À l’époque de Tilsitt, toute la question est de savoir ce que veut faire Napoléon : exporter la liberté ? Oui mais comment : à coup de ? Comme un tyran ? À quoi bon alors, lui faire des courbettes pseudo-philosophiques ? Qu’est-ce que c’est que cette liberté qui dépèce les royaumes comme un chacal une biche de passage (la biche, en l’occurrence, le pauvre roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, réduit à faire monter sa délicieuse épouse en première ligne pour quémander un morceau de clémence aux pieds de l’Empereur…) ?

16 journal littéraire Bizub, Le Bihan, Gillet, Guilbert, d’Azay, Zorgbibe, Boddaert...

Charles Zorgbibe retrace avec beaucoup d’intelligence les moments de ce tournant de l’épopée. Cinq ans plus tard, Napoléon ira se perdre dans la neige russe, Moscou en flammes. Alexandre aura « senti » l’animal et il se sera détourné d’entrer avec lui dans la folie de projets chimériques. Tout autour, attendant le moment de coiffer le tyran, les grands diplomates de l’heure : Metternich, Pitt, Talleyrand lui-même, qui jouera un rôle si important au congrès de Vienne. Cette histoire est connue jusqu’à l’os ; Zorgbibe arrive pourtant à nous la faire revivre comme si nous n’avions jamais lu ni Bainville ni Madelin. C’est dire à quel point son livre mérite d’être lu.

Samedi

« Mon » roman de la rentrée vient de paraître au Temps qu’il fait : Dans la ville ceinte, par François Boddaert (8). On dirait une sorte de Chaminadour à la Jouhandeau, une sorte d’allégorie de la ville d’hier et d’aujourd’hui, un miroir grotesque où Boddaert (on le connaît surtout pour son œuvre poétique, qui a de l’allure) réfléchit peut-être une certaine folie de ce monde. J’écris bien « peut-être », car rien n’est sûr dans le monde boddaertien. C’est baroque, chantourné, sculpté au ciseau à bois. Cela ne ressemble à rien de connu, et ne risque pas d’être confondu avec les mouches de la rentrée. Lisez Dans la ville ceinte. Mais je ne peux clore ce journal de rentrée sans plaider la cause de la revue Charles (9), qu’anime mon camarade du « Masque et la Plume » Arnaud Viviant avec une ardeur qui montre combien le fait de « faire une revue » demeure quelque chose de terriblement excitant. La violence en politique est le sujet de ce numéro, où c’est peu dire que règne un éclectisme idéologique sans rival. , , Bernard Tapie, Nicolas Sarkozy y côtoient Jean-Michel Aphatie ainsi que des hiérarques du camp présidentiel. Tout cela est charmant de liberté. Un bien fou. Lisez donc Charles en plus du livre de François Boddaert.

1. Edward Bizub, Beckett et Descartes dans l’œuf. Aux sources de l’œuvre bec- kettienne : de Whoroscope à Godot, Classiques Garnier, 298 pages, 29,41 .

17 journal littéraire Bizub, Le Bihan, Gillet, Guilbert, d’Azay, Zorgbibe, Boddaert...

2. Adrien Le Bihan, James Joyce travesti par trois clercs parisiens, Cherche Bruit, 2011, 128 pages, 12 euros. 3. Louis Gillet, Essais et conférences sur l’art. De Giotto à Matisse, édition établie, annotée et présentée par Eryck de Rubercy, Klincksiek, 1 051 pages, 56 euros. 4. Adrien Le Bihan, « Bernanos et Majorque » in Revue des Deux Mondes, ­octobre-novembre 2008. 5. Cécile Guilbert, Réanimation, Grasset, 272 pages, 18 euros. 6. Lucien d’Azay, A Sentimental Journey (Voyage à travers Chaillot et Passy), ­Climats, 1995, 116 pages, 10,70 euros. 7. Charles Zorgbibe, le Choc des empires, Napoléon et le tsar Alexandre, De Fal- lois, 416 pages, 24 euros. 8. François Boddaert, Dans la ville ceinte, Le Temps qu’il fait, 297 pages, 18 euros. 9. Charles. Le gouvernement des écrivains, n° 1, printemps 2012, La Tengo, 194 pages, 16 euros.

18 Hommage

Reconnaissance à hector bianciotti

n eryck de rubercy n

l’instant, j’apprends la mort à Paris d’Hector Bianciotti, le 12 juin, à l’âge de 82 ans. Cette nouvelle à laquelle mon esprit était pré- À paré, car depuis plusieurs années la maladie avait mis un point final à son œuvre, me laisse, pourtant, douloureusement saisi du fait même que j’eus le plaisir à plusieurs reprises de rencontrer l’homme. Mais point n’est besoin de paroles attristées, son œuvre est là ; une œuvre dont on n’a pas encore aujourd’hui mesuré ni reconnu toute l’importance, car elle jette une sorte de défi à une certaine littérature qui se débilite à ne plus vouloir dépasser de petites misères et de médiocres soucis tout en pâtissant de l’appau­vris­sement de son ins- trument, la langue française. Aussi le plus bel hommage que je puisse rendre à ce très grand écrivain, c’est de retourner à son œuvre, et d’y choisir un livre à relire, non sans relater ce qui m’y a conduit, somme toute assez tardivement pour ceux qui suivent tous ses écrits depuis au moins la parution en 1985 de Sans la miséricorde du Christ (Gallimard, prix Fémina) avec lequel il abandonna l’espagnol – ­langue de ses pre- miers romans (1) – et choisit définitivement le français, en s’inscrivant ainsi dans la lignée des grands écrivains bilingues Nabokov, Conrad, Ionesco, Cioran et Beckett.

19 Hommage Reconnaissance à Hector Bianciotti

C’est à un ami désireux de me faire partager sa découverte que je dois ma première lecture d’Hector Bianciotti, celle, en 1999, de Comme la trace de l’oiseau dans l’air qui fut pour moi une véri- table révélation mais dont j’aurais été embarrassé de parler car j’ignorais qu’il s’agissait du dernier volet d’une trilogie avec lequel Hector Bianciotti poursuivait un exercice autobiographique entamé avec Ce que la nuit raconte au jour (1992) puis le Pas si lent de l’amour (1995) que naturellement je m’empressai de lire. Tous livres aux titres évocateurs qui comptent en réalité parmi les plus par- faits exemples que le genre de l’autobiographie ait inspirés même si paradoxalement Hector Bianciotti soutenait que « l’écrivain sait trop ce qui convient au livre pour écrire une autobiographie ». Y trans- paraît cependant son destin d’Argentin, au nom d’origine piémon- taise, débarquant à Paris en 1961 après être passé à Naples, Rome et en Espagne, naturalisé français vingt ans plus tard, élu en 1996 à l’Académie française. « Je ne suis pas un déraciné, disait-il, plutôt un transféré. Comme ces arbres qui se fortifient à chaque terreau différent auquel on les acclimate. » En tout cas, il fallut le hasard de ma présence à la Maison de l’Amérique latine, lors d’une remise du prix Roger-Caillois, pour que je rencontre Hector Bianciotti. Si brève que fut ce soir-là notre conversation, que l’extrême cordialité de mon interlocuteur fit pour- tant se prolonger, je me rappelle être sorti avec la confuse décision, sinon présomption, de tenter quelque jour de faire comprendre l’impor­tance que j’accordais à son œuvre. Aussi, quand parut en 2001 Une passion en toutes Lettres, recueil de ses critiques littéraires données au Nouvel Observateur et au Monde, j’eus l’envie d’en rendre compte en supposant que la tâche serait plus facile que pour aucun autre de ses livres, ce dont je fus rapidement détrompé. Ainsi, dès le début de l’article que je lui consacrais à l’époque, lit-on cette phrase : « Tout en ayant écrit romans, nouvelles et théâtre, Hector Bianciotti a développé depuis trente ans une véritable œuvre de critique, mais ces deux activités sont à ce point mêlées qu’elles nous offrent un rare exemple de cohérence… (2) » Lui-même reconnaissait cette imbrication à propos de laquelle il expliquait constater, à la faveur des écrivains qu’il avait réunis, davantage qu’une connivence avec leurs œuvres, quelque chose de « très intime » qui était dissimulé dans les recoins de ses

20 Hommage Reconnaissance à Hector Bianciotti articles. C’est pour en faire comprendre la portée – sans manquer de signaler deux exemples de parenté les plus probants, les plus touchants, avec Kipling et Valery Larbaud – que j’écrivais qu’une fois lues les chroniques les concernant et en se reportant à deux de ses nouvelles rédigées en espagnol de l’Amour n’est pas aimé (Gallimard, 1982, prix du meilleur livre étranger), le lecteur décou- vrirait « à quel point Hector Bianciotti est littérature vivante autant qu’on peut l’être, reconnaîtrait combien, chez lui, le critique reste indissociable du romancier, et comment le romancier et le critique sont un seul et même homme qui dissèque et rêve en nous parlant et en s’interrogeant ; et que tout ce qu’il nous dit des lettres, des traductions, des mots tendant à réduire la distance entre les choses et eux-mêmes, aspire à cette unité, à cette cohérence qui, du fait même qu’elle reste accueillante, suscite plus précieuse que le plaisir, la joie. » À ma surprise, Hector Bianciotti accueillit avec une sympa- thie très chaleureuse cet article, dont je viens de citer d’autant plus volontiers un passage qu’il l’approuvait. Je n’avais pas osé y pousser très loin son portrait, parlant d’un homme « dont le sourire précède ce qu’il va dire, capable au demeurant de vous le dire sèchement ». C’est là ce qui d’emblée m’avait frappé lors de notre échange initial. Deux ans plus tard, en 2003, Hector Bianciotti m’offrait la Nostalgie de la maison de Dieu avec une dédicace affectueuse. Dans cet intervalle, plus d’une rencontre avait eu lieu avec lui, toujours à dîner, et qui à chaque fois me rapprochait de ses livres, au fur et à mesure qu’il voulait bien m’en parler, de sorte que j’osais consacrer quelques pages d’un article à ce roman au travers duquel circulait tant de poésie. Son titre le dit : « Hector Bianciotti, le poème de la prose » (3). J’en citerai quelques lignes par lesquelles je tentais de dire – ce qui n’était pas si simple – en quoi la nouveauté de ce livre ne laisse pas d’être surprenante et son charme certain :

« Hector Bianciotti est arrivé dans ce livre à dématérialiser le roman de manière à se créer dans le langage un médium lui permettant de s’expri­ mer bien plus librement que tout autre romancier actuel et de pouvoir y prononcer des phrases inspirées, qui le surprennent et dont sans doute il n’est naturellement après coup pas tout à fait sûr, mais qui nous arrêtent ­ dans la lecture par ce qu’elles affirment, en tombant sur nous pareilles à des maximes, parmi lesquelles la moindre n’est pas : “Il me semble que la parole ne dit pas ce que nous sommes, mais ce que nous rêvons d’être : et,

21 hommage Reconnaissance à Hector Bianciotti

plus la parole cherche la justesse, plus elle s’en éloigne et monte et, d’un coup, perd la tête dans les nuances extrêmes d’un chant, entre les mots qui disent et les sons qui passent – puis la parole descend là où l’homme se persuade de ses vérités.” Ne voilà-t-il pas de quoi être pris de vertige ? »

Il ne fait aucun doute qu’une certitude habitait Hector Bianciotti, celle de l’efficacité magique du langage, encore possible. L’article lui plut beaucoup. Pour m’en remercier, il me fit part de son intention de quitter la capitale le temps d’une journée pour se rendre en visite chez moi, où il fut mon hôte avec l’ami qui m’avait fait connaître son œuvre. Quelle délicate attention et quelle générosité ! Je me souviens que, parlant du roman dans son rapport avec la vérité, il avait cité Chateaubriand, qui écrivait dans la Vie de Rancé : « Les annales humaines se composent de beaucoup de fables mêlées à quelques vérités : quiconque est voué à un avenir a au fond de sa vie un roman, pour donner naissance à la légende, mirage de l’histoire. » Attaché à ses légendes, Hector Bianciotti n’eut pourtant d’autre souci que la vérité. Et puis, la dernière fois que je le vis, il m’avait invité à dîner ; c’était, sans me dire sa maladie, essayer de me faire comprendre que je n’avais plus guère de chance de le revoir, n’ayant pas compris sur le moment que c’était un adieu. Aujourd’hui je ne peux que dire combien je lui suis reconnaissant de sa confiance sans laquelle je ne serai sans doute jamais parvenu à m’exprimer comme je l’ai fait. Ressentant son absence durant toutes ces dernières années, je me suis souvent demandé jusqu’à quelle limite du possible il pouvait être encore vivant. Or, ce jour est maintenant venu où le possible malgré tout a fini par s’épuiser. Il avait écrit : « La vie n’aura pas été ce que nous croyions avoir accompli ou raté, mais ce qui en nous réclamait d’être porté à la lumière, envers et contre tout. »

1. Hector Bianciotti, les Déserts dorés (1967), Celle qui voyage la nuit (1969), Ce moment qui s’achève (1972), Denoël, le Traité des saisons (Gallimard, 1977), tous traduits de l’espagnol par Françoise Rosset. 2. Revue des Deux Mondes, août 2001, p. 164-171. 3. Revue des Deux Mondes, avril 2004, p. 71-76.

22 études reportages réflexions

• laurent fabius

• renaud girard

• jean-yves boriaud

• alain bienaymé

• annick steta

• marin de viry

• eryck de rubercy

études, reportages, réflexions

Remarques sur la situation de la france à quelques jours de l’élection présidentielle

n laurent fabius n

Discours prononcé par Laurent Fabius, lors du dîner du Cercle de la Revue des Deux Mondes le 11 avril 2012.

esdames et messieurs les ambassadeurs, mesdames et messieurs les ministres, chers amis, cela me fait plaisir d’être parmi vous. MJe dois commencer par une confidence : l’élu que je suis depuis des temps immémoriaux a dû sacrifier ce soir, pour la Revue des Deux Mondes, sa présence à la demi-finale de la Coupe de France de football entre Quevilly et Rennes. Vous voyez ce que cela repré- sente ! J’ajouterai, pour ne pas être hypocrite, qu’il s’agit de Petit- Quevilly et que moi je suis de Grand-Quevilly ! Quelques mots de la situation du pays à quelques jours de cette élection si importante. François Hollande m’a demandé d’essayer­ de traduire en termes gouvernementaux la plate-forme qui était la sienne. C’est pourquoi depuis quelques mois maintenant, en réunissant plusieurs centaines d’experts, j’ai essayé de regarder dans le temps – exercice insolite et utile – comment pouvaient se concrétiser les dispositions générales qui nous sont présentées à la télévision, à la radio ou dans les textes.

25 études, reportages, réflexions Remarques sur la situation de la France à quelques jours de l’élection présidentielle

J’ai donc mis des équipes au travail et leur ai demandé de découper les fonctions ministérielles et le calendrier. J’ai essayé de présenter ce que pourrait être la traduction gouvernementale du pro- jet socialiste si François Hollande est élu, afin que ceux qui auront à prendre des responsabilités, qui seront désignés pour cela, parvien- nent à ces responsabilités avec des dossiers prêts. Bien sûr, la réalité ne se passe jamais comme prévu mais nous avons pensé que c’était un exercice salutaire d’abord pour nous-mêmes, car c’est seulement quand vous traduisez les éléments gouvernementalement que vous voyez les incohérences, les difficultés, les problèmes. Nous avons rendu publique la semaine dernière une petite partie de ce travail sous la forme d’un agenda de la première année, succinct, mais qui traduit un certain nombre de priorités. Voilà ce que j’ai fait jusqu’ici et que je continue à faire jusqu’au moment de l’élection. Je voudrais aborder trois ou quatre points qui constituent pour moi des problèmes majeurs pour notre pays et ce quel que soit le résultat de l’élection. Le problème numéro un est celui-ci : depuis une dizaine d’années – mais on pourrait peut-être remonter plus loin – notre pays a malheureusement reculé de plusieurs places du point de vue de sa capacité productive. Je ne vais pas vous assassiner avec des chiffres, et d’ailleurs il n’y en a pas besoin de beaucoup pour s’en convaincre. Pour des raisons qui sont à la fois dues à des circonstances générales (le basculement du monde) ou aux faiblesses européennes (sur lesquelles j’avais attiré l’attention il y a quatre ou cinq ans, je m’étais alors fait beaucoup critiquer pour cela ; malheureusement je crains d’avoir eu en grande partie raison), pour des raisons également liées à la situation propre de la France, aux mesures qui ont été prises ou qui n’ont pas été prises par les gouvernements récents, nous avons reculé de plusieurs places. Le juge de paix absolu : notre balance commerciale est devenue très déficitaire, de l’ordre de 70 milliards d’euros – ce qui, quoi qu’on dise par ailleurs, définit la vraie compéti- tivité ou le manque de compétitivité d’un pays par rapport à un autre. Voilà la situation de notre pays, confirmée par d’autres indicateurs, comme la baisse de nos parts de marché par rapport à toute une série de pays. Dans des secteurs décisifs, les chiffres sont inquiétants en matière d’investissement, qu’il soit public ou privé, et ne sont pas bons en matière de recherche scientifique et de réussite éducative. Bref, si l’on considère l’ensemble des paramètres, la France a reculé.

26 études, reportages, réflexions Remarques sur la situation de la France à quelques jours de l’élection présidentielle

Dans cette révolution permanente qui est à l’œuvre, elle n’est malheu- reusement pas bien placée. La question centrale, celle sur laquelle il faudra juger des réussites ou des échecs de l’équipe qui va prendre les responsabilités, c’est cette question-là : est-ce que dans cinq ans, dans dix ans, nous aurons rattrapé une partie de notre retard, est-ce que nous serons repartis de l’avant ou bien est-ce que nous conti- nuerons à glisser sur la pente ? Ça ne s’est pas vu au début parce que la France possédait des réserves. C’est un peu comme dans les familles : quand on possède une certaine réserve, on peut tenir un certain temps. Il en est de même pour un pays, et le nôtre – je ne veux pas gâcher votre dîner, mais dire la réalité telle qu’elle est – n’est malheureusement pas bien placé. La priorité que nous avons retenue et autour de laquelle tout devra être organisé, c’est donc de faire redémarrer nos capacités pro- ductives, ce qui implique toute une série de dispositions en matière d’éducation, de recherche, d’encouragement aux PME, de présence des grands groupes à l’étranger, d’investissements. La voilà, la prio- rité absolue. On peut dire : « Quel est le sens de telle ou telle mesure que vous avez retenue par rapport à cet objectif louable que vous proposez ? » Nous en discuterons mais en tout cas le constat est là : faiblesse de notre appareil de production et nécessité de redresser sérieusement la barre.

Finances publiques calamiteuses

Deuxième aspect : des finances publiques calamiteuses. On me permettra, dans cette assemblée qui n’est pas composée uni­ quement de membres du Parti socialiste, de noter que le track record du président sortant n’est à cet égard pas bon. Lorsque – je garde ce souvenir car à l’époque j’étais en charge des finances de notre pays – nous avons quitté le gouvernement parce que les Français en avaient décidé ainsi, nous étions à un niveau d’endet- tement de 57 ou 58 % du produit intérieur brut, ce qui est déjà important mais maîtrisé. Arithmétiquement, lorsqu’on dépasse un certain seuil, une dérive s’opère automatiquement. Or aujourd’hui nous allons dépasser les 85 %, nous nous rapprochons à grands pas des 90 %, chiffre fatidique au-delà duquel l’effet boule de neige

27 études, reportages, réflexions Remarques sur la situation de la France à quelques jours de l’élection présidentielle survient, surtout quand on a une faible croissance. Nous subissons un endettement qui est malheureusement massif et nous avons non seulement un problème d’endettement mais trois en même temps. Premièrement cet endettement est massif, deuxièmement il est à court terme et en troisième lieu, il est souscrit surtout par des non- résidents. Quand on additionne ces trois éléments, cela fait beau- coup trop. L’endettement est massif, donc il faut payer, repayer, et on sait maintenant que cela représente des sommes énormes. Pour se refinancer, notre pays doit trouver en 2012 180 milliards d’euros au minimum. Lorsque le gouvernement actuel aura fini son mandat, il aura émis 80 milliards, il faudra donc que son successeur trouve plusieurs centaines de millions d’euros par jour. Et, à des taux qui seront ce qu’ils seront. Notre dette est en outre à 70 % souscrite par des non-résidents, ce qui nous différencie de beaucoup d’autres pays, en particulier de pays qu’on a l’habitude de considérer comme moins bien lotis que nous – je pense à l’Italie, je pense même au Japon, proche de 200 % de dette, oui, mais souscrite par les rési- dents et à taux zéro. Cela pose évidemment un très gros problème qui vient en contradiction avec la première remarque que je faisais. Au fond, on pourrait dire : si on veut relancer la croissance, la pro- duction, etc., utilisons les vieux instruments, le déficit budgétaire ! Mais nous ne pouvons pas ! Donc il va falloir conduire les choses d’une façon délicate. À la fois être sérieux budgétairement, davan- tage que ne l’ont été les équipes précédentes, mais en même temps être capable d’appuyer sur l’accé­lé­ra­teur car ce qui se passe autour de nous en Europe – en Grèce par exemple – montre qu’il ne faut pas laisser de côté la croissance, comme certains, pour des raisons dogmatiques, voudraient le faire. Vous voyez la difficulté : il faut regarder à la fois du côté des économies et du côté des impôts, et en même temps être capable d’appuyer sur l’accélérateur de crois- sance. Pour y parvenir, il n’y a que deux solutions, chacune difficile mais nécessaire : parvenir à convaincre les quelques pays qui ont une marge de manœuvre en Europe de le faire ou bien arriver à convaincre l’Europe elle-même. Le sort de notre pays et le sort de la construction européenne sont intimement liés. C’est par rapport à cette question-là que François Hollande s’est déterminé (ce qui a pu heurter mais qui me paraît pertinent). Il accepte la discipline bud- gétaire et il insistera sur la nécessité absolue de marcher sur deux

28 études, reportages, réflexions Remarques sur la situation de la France à quelques jours de l’élection présidentielle jambes : celle de la discipline budgétaire et celle de la croissance. D’où ces idées, qui pour le moment ne sont que des idées, mais qui devraient se traduire par des positions que prendra notre pays dès les mois de mai et de juin de cette année pour faire en sorte que les project bonds, l’action de la banque européenne d’investissement, la possibilité d’utiliser la taxe sur les transactions financières et d’autres éléments de croissance et de solidarité soient développés au plan européen. La difficulté, c’est qu’un certain nombre de pays importants en Europe ne voient pas les choses de cette façon-là. Nous devrons avoir des discussions avec nos collègues des autres pays, l’Allemagne, l’Italie­, ou autres, pour faire partager l’idée qu’il n’y a pas en Europe – qui est notre perspective commune – de pays qui puisse durable- ment être en bonne santé si les autres sont en difficulté chronique. Cette opinion, malheureusement, n’est pas partagée par tous mais il faudra y venir. La deuxième question, tout à fait majeure, est donc celle de nos finances publiques qui sont en mauvais état, ce qui peut avoir évidemment des incidences sur la tenue de l’euro et sur d’autres aspects.

La France ne doit pas être bloquée

La troisième question, c’est ce que j’appellerai – le terme n’est pas très bien choisi mais en réfléchissant à ce que je voulais vous dire, c’est celui qui m’est venu à l’esprit – un manque de fluidité à la fois dans la société française et dans la démocratie française. Je considère que c’est vrai d’abord du gouvernement actuel, qui n’a pas bien compris­ ce qu’est le monde moderne. Je vais vous en donner quelques exemples. Notre société reste très bloquée dans les pos- sibilités de réussite qu’elle offre à ses jeunes – il n’y a qu’à voir les différences entre les villes, les quartiers, les origines sociales, les ori- gines ethniques… Lorsqu’on voyage beaucoup, on s’aperçoit que l’une des définitions de la modernité au XXIe siècle, c’est le bras- sage, l’ouverture. C’est pourquoi la proposition d’une France refermée sur elle-même est une vision dépassée, archaïque, même si elle peut être aguichante politiquement. Cela ne correspond absolument pas à l’image d’un pays conquérant, d’un pays qui réussit. Je vais prendre

29 études, reportages, réflexions Remarques sur la situation de la France à quelques jours de l’élection présidentielle un exemple, qui est particulier mais qui a des effets ravageurs : l’inter- diction faite, il y a quelques mois, aux étudiants étrangers de pouvoir occuper un premier emploi en France. Non seulement c’est choquant et perçu comme stigmatisant par beaucoup de nos amis à travers le monde, mais c’est également une conception dépassée. Un pays comme la France rayonne par ses ambassadeurs ordinaires que sont les étudiants étrangers, qui viennent étudier, puis travailler chez nous et repartent ensuite dans leur pays. De plus, c’est évidemment une mesure qui n’a aucune justification d’un point de vue économique. Ce que je veux dire, c’est que nous sommes dans une société qui reste (comme le disait Crozier il y a quelques décennies) une société bloquée. Ce blocage se lit à la fois dans la manière de traiter nos quar- tiers ou de ne pas les traiter, dans notre manière de traiter l’éducation, dans notre façon – archaïque – de pratiquer ou non une démocratie parlementaire. C’est tout cela qu’il faut arriver à faire bouger, François Hollande l’a bien compris et la gauche, qui est devenue décentrali- satrice, beaucoup plus ouverte qu’elle ne l’était il y a vingt-cinq ans, voudra s’y atteler, s’appuyant à la fois sur les régions et sur un dia­ logue social que nous allons essayer de mettre en place.

Vers une communauté européenne de l’énergie

Le dernier point que je voulais aborder – vous voyez que je laisse de côté des pans immenses –, c’est notre image en Europe et dans le monde. J’ai dit un mot de l’Europe. Vous savez que j’ai pris des positions critiques, il y a quelques années, au moment du vote du traité constitutionnel européen, qui n’ont pas nécessairement été comprises, même si ces positions ont été majoritaires dans la popu- lation. La majorité étant d’ailleurs composite à l’époque : elle rassem- blait des gens qui sont contre l’Europe et de gens qui comme moi sont pour l’Europe mais considéraient que les textes qui nous étaient soumis seraient incapables de permettre cette évolution. Le problème aujourd’hui nous rattrape et je pense que l’Europe ne pourra pas rester dans l’état où elle est. Je ne pense pas qu’il faille s’acharner sur la dimension institutionnelle, qui viendra en son temps, parce que les gens n’y sont pas très sensibles. Mais je crois qu’il faut mettre

30 études, reportages, réflexions Remarques sur la situation de la France à quelques jours de l’élection présidentielle en avant un certain nombre de projets concrets pour redonner à nos populations confiance en l’Europe. Parmi les sujets qui nous sem- blent prioritaires se trouve l’énergie. C’est autour de cette question, dans les années cinquante, que s’est bâtie l’Europe (à l’époque c’était le charbon et l’acier). Nous ferons des propositions à nos voisins si les électeurs en décident ainsi, par exemple l’idée – ne retenez pas le terme mais l’idée – d’une communauté européenne de l’énergie qui s’occupe à la fois des importations de ressources, des énergies alternatives, des économies d’énergie, des réseaux, et qui ferait tra- vailler en commun les grandes et belles entreprises que nous avons en Europe dans ces domaines. Cela peut être une grande idée, pro- ductrice de croissance et comprise par la population, qui sait bien – qui le sent dans son niveau de vie – que c’est là une question euro- péenne majeure. Concernant la crise de la dette, nous sommes entre deux : la Grèce au départ était un petit problème, moins de 3 % du PIB. Comme collectivement les gouvernements ne se sont pas saisis suffisamment tôt du problème, la facture a grimpé à 300 milliards d’euros. Il faut que la question de la solidarité, qui n’est pas séparable de la question de la croissance, soit posée à tous les pays d’Europe et en particulier à nos voisins et amis allemands. Il faut expliquer aux Français que les Allemands ne sont pas des Français qui parlent alle- mand. Mais il faudra arriver à convaincre nos amis allemands qu’une Allemagne prospère dans une Europe en crise, ça n’est pas possible. Ce sera une des tâches principales de la nouvelle équipe, sachant que dans la dernière période, au-delà des apparences, le contact n’est pas bien passé entre les dirigeants de l’Allemagne et la France. À quoi il faut ajouter que l’Europe, ce n’est pas simplement l’Allemagne et la France, et qu’il faudra avoir beaucoup de considération et de concertation avec nos autres partenaires, ce qui n’a pas toujours été le cas. Au-delà de l’Europe,­ nous aurons à prendre des positions plus constantes en matière internationale. J’en dis un mot puisque c’est de ce domaine en partie que je suis chargé. C’est une chose de pratiquer la diplomatie, c’en est une autre de pratiquer des deals comme le font les avocats d’affaires. Il est très important que la France soit un partenaire constant sur lequel on puisse s’appuyer et qu’elle ne soit pas un jour l’amie de X et un autre jour son ennemie. Cette constance est ce qu’on attend de nous. La France, qui n’est pas la plus grande puissance du monde, est une puissance tout à fait spécifique avec une

31 études, reportages, réflexions Remarques sur la situation de la France à quelques jours de l’élection présidentielle langue parlée dans beaucoup de pays du monde, un siège per­manent au Conseil de sécurité des Nations unies, la possession de l’arme nucléaire, des principes, une histoire, une culture, une expertise, une capacité technologique et des entreprises de rang mondial. Elle est une puissance qui porte un message particulier, à la fois universel et singulier, et qui doit travailler main dans la main avec ses alliés. En conclusion, la vision que je retire de mon compagnonnage avec François Hollande est la suivante : nous sommes conscients que la France est dans une situation difficile et que la première par- tie du prochain quinquennat sera très exigeante, durera au moins deux ou trois ans. Il n’y aura malheureusement pas énormément de richesses à distribuer. Il faudra toute une série de réformes de fond, donc compliquées, et les faire dans la justice. Mais avec un espoir, un dessein, une communauté de vision, alors les choses peuvent aller beaucoup plus vite que ce qu’on pense. C’est donc avec cet espoir que nous allons maintenant nous soumettre au jugement du peuple français, sachant qu’il est probable que ceux qui ont gagné l’élection présidentielle se retrouveront en situation positive lors des élections législatives, ce qui me permettra soit de revenir à Grand- Quevilly en Seine-Maritime et de devenir, malgré mon jeune âge, un des doyens de l’Assemblée nationale, soit d’occuper une autre responsabilité.

n Laurent Fabius a été ministre délégué au Budget (1981-1983), ministre de ­l’Industrie et de la recherche (1983-1984), Premier ministre (1984-1986), ministre de ­l’Économie, des Finances et de l’Industrie (2000-2002), président de l’Assemblée nationale (1988- 1992 et 1997-2000), il est aujourd’hui ministre des Affaires ­étrangères.

32 études, reportages, réflexions

Carnets de route La Grèce, de justesse, se maintient dans la zone euro

n Renaud Girard n

e dimanche 17 juin au soir, toutes les capitales européennes poussèrent un soupir de soulagement. La Grèce avait majori­ ­ Ltai­rement voté pour des partis ouvertement proeuropéens aux élections législatives. Mais pourquoi la formation du nouveau gouvernement a-elle pris plus de soixante-douze heures, alors que tous les Grecs, pré- sident de la République en tête, s’accordaient à dire qu’il y avait urgence, en raison de la proximité du sommet européen du 28 juin 2012, crucial pour l’avenir économique du pays ? À la différence de la pantomime politique infructueuse issue du scrutin du 6 mai 2012, la Grèce était, cette fois-là, certaine d’avoir une majorité parlementaire de gouvernement. Lundi 18 juin au soir, le lendemain de ces nouvelles législatives, trois partis s’accordaient pour constituer un « gouvernement de salut national » : par ordre décroissant d’importance, la Nouvelle Démocratie (centre droit), le Pasok (socialiste) et la Dimar (gauche démocrate). Cette coalition proeuropéenne dispose de 179 sièges sur les 300 que compte le Parlement d’Athènes. Comme prévu, Syrisa, le front de la gauche radicale, arrivé juste derrière la liste de la Nouvelle Démocratie

33 études, reportages, réflexions Carnets de route La Grèce, de justesse, se maintient dans la zone euro

(3 % d’écart en voix), avait refusé de se joindre à un gouvernement qui sera obligé d’imposer d’innombrables sacrifices à la population grecque. Alexis Tsipras, son jeune leader charismatique, attend son heure. La gauche grecque, c’est désormais lui. Il sait que dans quatre ans toutes les chances seront de son côté pour accéder au poste suprême qui, à Athènes, est celui de Premier ministre. Mais, bien sûr, il a fallu consacrer tout le mardi 19 juin au théâtre des ambitions personnelles, des combinaisons partisanes, des petits calculs d’influence. Cette belle journée ensoleillée a connu trois phases. La première, jusqu’à midi environ, a été consacrée par Antonis Samaras, le chef de la Nouvelle Démocratie, forte de ses 129 sièges, à garantir son poste de Premier ministre. Il n’était pas question pour cet homme ayant attendu si longtemps le pouvoir de laisser filer sa place à un quel- conque technocrate. En milieu de journée, après une déclaration télé- visée d’accord du chef de la Dimar, Antonis Samaras pouvait souffler. Au fin fond d’un couloir climatisé d’un Parlement encerclé de journalistes grecs et étrangers, la seconde phase commençait. Celle des tractations du Parti socialiste, pour savoir quels députés partici- peraient au nouveau gouvernement. « Venizelos est en pleine restruc- turation du Pasok, après sa déroute électorale. Il ne veut pas placer à des postes médiatiques des hommes trop intelligents, de peur de se voir ensuite dépassé en popularité », expliquait Giorgos Delastik, éditorialiste au quotidien To Ethnos (la nation). Une seule informa- tion certaine « fuitait » des portes capitonnées du Parlement de style néoclassique : personne, dans aucun parti, ne se précipitait vers les deux postes les plus exposés : le ministère des Finances et celui du Travail. Tous les députés grecs avaient en effet lu sur leurs BlackBerry la déclaration du patron de l’Eurogroupe, affirmant qu’il n’y aurait « pas de modification substantielle » dans le programme de réformes exigé de la Grèce par la troïka (Union européenne, Fond monétaire international, Banque centrale européenne). La seule concession que faisait Jean-Claude Junker était un « éventuel décalage dans le temps ». À 18 heures, Antonis Samaras, Evangelos Venizelos et Fotis Kouvelis, les chefs respectifs de la Nouvelle Démocratie, du Pasok et de la Dimar, s’enfermaient dans un bureau. Objectif de cette troi- sième phase : trouver les deux technocrates volontaires pour occu- per ces deux portefeuilles, propres à leur attirer rapidement la haine d’une population athénienne très remuante.

34 études, reportages, réflexions Carnets de route La Grèce, de justesse, se maintient dans la zone euro

Mardi 19 juin à 19 h 30, aucune « fumée blanche » n’était encore sortie de la façade rose et blanche, aux colonnes doriques, du Parlement. Mais, en partant dîner sur leurs terrasses favorites, les citoyens grecs, habitués aux tergiversations de leur classe poli- tique, n’étaient pas inquiets. À 19 h 45, ils avaient entendu Evangelos Venizelos déclarer à la télévision que, promis, juré, le pays aurait un gouvernement mercredi à midi… C’est seulement à la fin de la journée du mercredi que fut enfin connue la composition du gouvernement, le ministère le plus diffi- cile, celui des finances, allant à un technicien. Ce dernier a-t-il été accablé par la lourdeur de la tâche ? Le surlendemain, il était envoyé à l’hôpital, à la suite d’une alerte cardiaque… Trois jours plus tard, il démissionnait pour raisons de santé, et était remplacé par un autre technicien. Le nouveau Premier ministre était également­ hospitalisé, pour une affection moins grave, un décollement de la rétine. Il ne put assister au sommet européen, mais, dès le 3 juillet, il était par- faitement rétabli pour commencer les négociations avec les inspec- teurs de la troïka, revenus à Athènes. Dialogue crucial, dont dépend le versement des tranches des prêts publics bonifiés accordés à la Grèce (110 milliards d’euros en 2010, 130 milliards au début de 2012). Et dialogue à la difficulté accrue, depuis que l’hebdomadaire grec To Vima a publié, le 22 juin, un scoop : la Grèce avait embau- ché en 2010 et 2011 cinquante mille fonctionnaires de plus, en vio- lation de ses engagements à l’égard de Bruxelles. Heureusement pour Antonis Samaras, il n’était pas au pouvoir à ce moment-là.

Le destin de Samaras

Petit garçon, Antonis Samaras savait déjà qu’un jour il diri- gerait son pays. Car sa maman, grande bourgeoise d’Athènes, ne cessait de le lui répéter. Cette dernière était elle-même la fille d’une femme de grand caractère, l’écrivain nationaliste Penelope Delta, issue de la famille industrielle Benaki, l’une des plus fortunées de la Grèce d’avant-guerre. Né à Athènes en mai 1951, le jeune Samaras, fils d’un cardio- logue renommé, suit le parcours scolaire des enfants doués de sa classe sociale. Après des études secondaires au collège américain

35 études, reportages, réflexions Carnets de route La Grèce, de justesse, se maintient dans la zone euro d’Athènes (fondé par son arrière-grand-père), assorties de leçons particulières de français, il part aux États-Unis faire ses études supé- rieures. À l’université de l’Ivy League Amherst College, où il ­étudie l’économie, il partage une chambre avec un autre « fils d’arche- vêque » grec, Georges Papandréou, qui deviendra trente ans plus tard son grand rival en politique. Il achève son cursus à Harvard, où il obtient un MBA. Malgré sa formation, Antonis Samaras ne travaillera jamais dans le secteur privé. Car, à peine revenu en Grèce, il se présente avec succès aux législatives de 1977, dans une circonscription du Péloponnèse, que tenait depuis longtemps son oncle paternel, Georges Samaras. Antonis n’a donc pas eu de jeunesse. Dès l’âge de 25 ans, il ne s’habille­ qu’en costume cravate et n’a pour aire de jeu que les coulisses du Parlement d’Athènes. À l’âge de 38 ans, ses parents le convainquent de rompre sa liaison avec la sulfureuse chanteuse populaire Anna Vissi, la Madonna grecque. Ils lui pré­ sentent une jeune fille de bonne famille de Nauplie (dans le nord du Péloponnèse), très bien dotée. Il l’épouse moins d’un an plus tard. Soudé, le couple a deux enfants. En 1989, le Premier ministre conservateur Konstantinos Mitsotakis prend Antonis Samaras sous son aile, et lui offre le portefeuille prestigieux des Affaires étrangères. C’est l’époque de la dissolution de la Yougoslavie de Tito. « Au lieu de chercher à coopérer­ avec nos partenaires européens pour gérer cette crise balkanique, Samaras a opté pour le recroquevillement de la Grèce sur elle-même », lui reproche le député européen libéral Théodore Skylakakis. En 1992, le fait que la République yougoslave la plus méridionale, nouvellement indépendante, décide de garder son nom de Macédoine – que Tito lui avait donné en 1945 – provoque un tollé chez les Grecs. Ils s’estiment volés de leur patrimoine his- torique. Au lieu de négocier une solution intermédiaire comme le souhaitait Konstantinos Mitsotakis (un accord sur un nom du type « Macédoine du Nord »), Antonis Samaras suit une voie intransi- geante. Il va jusqu’à faire dissidence, créant un nouveau parti de tendance nationaliste, le Printemps politique, ce qui fait tomber le gouvernement. Trahison contre-productive, car le dossier n’a pas avancé d’un iota en vingt ans. Aujourd’hui c’est le gouvernement de Skopje qui est devenu intransigeant. À trop surfer sur le populisme

36 études, reportages, réflexions Carnets de route La Grèce, de justesse, se maintient dans la zone euro nationaliste, Antonis Samaras et son petit parti plongent bientôt dans l’eau froide. Suit une traversée du désert d’un quart de siècle. Antonis Samaras a confié qu’il passait ses journées chez lui, à regarder le plafond. Il n’est rappelé aux affaires qu’en 2009, lorsque Kostas Karamanlis le nomme ministre de la Culture. Après l’échec de la Nouvelle Démocratie aux élections d’octobre 2009, Antonis Samaras est élu président du parti défait. Mais, au lieu de constituer un sha- dow cabinet de rêve prêt à remplacer un gouvernement socialiste laminé par la mise sous tutelle européenne du pays, il ne s’entoure que de ses vieux fidèles des années quatre-vingt-dix. Son principal conseiller politique est toujours Chryssanthos Lazaridis, qui préco- nisa jadis l’intervention de l’armée grecque en Macédoine. Homme courtois mais ombrageux, Antonis Samaras n’a jamais voulu s’entourer d’hommes plus brillants que lui. « Il a peur des gens ; il ne se sent bien qu’avec des fidèles de second rang. Il a ten- dance à voir des ennemis partout. Et il croit que le pays lui doit ce poste de Premier ministre », confie un ancien ministre de la Nouvelle Démocratie qui, courageux mais pas téméraire, a requis l’anony- mat. Peut-être un peu paranoïaque, Antonis Samaras n’est pas pour autant rancunier. Dans son parti, il ne boycotte pas aujourd’hui les deux enfants de Konstantinos Mitsotakis, Kyriakos et Dora. Jusqu’à présent il s’est davantage comporté en politicien au jour le jour qu’en homme de vision à long terme. « Saura-t-il dire aux Grecs : “mettez-vous au travail !”, je ne le pense hélas pas », soupire l’analyste politique Babis Papadimitriou. Un grand professeur de droit le compare à : « Sur la question étudiante, il va vous recevoir, vous écouter attentivement, approuver votre fermeté, mais le lendemain, devant les étudiants, il cédera à moitié… » L’ancien Premier ministre technocrate Lucas Papademos a dit de Samaras : « Impossible de travailler avec lui. Un jour, il accepte votre programme de rigueur ; le lendemain, il le dénonce dans la presse. » Maintenant qu’il a accédé au trône, Antonis Samaras est au pied du mur. Parviendra-t-il à sauver le pays, à le « sortir de la crise, mais pas de l’euro » comme il l’a promis dans sa campagne ? La prudence est de mise. Son gouvernement ne ressemble pas à une dream team. Il n’a, par exemple, rien proposé de sérieux à Kyriakos

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Mitsotakis, homme jeune passé par Stanford, Harvard et une banque d’affaires avant de se lancer dans la politique et la députation pour aider son pays. Méfiance à l’égard de la jeune génération, de ces hommes à la quarantaine dynamique, qui représentent la relève ? C’est ce que pensent beaucoup de diplomates et de journalistes à Athènes. C’est dommage, car herculéenne est la tâche de relever l’économie d’un pays ayant vécu à crédit pendant plus d’une décen- nie et à qui plus un créancier privé n’accepte de prêter de l’argent.

La Grèce rurale, sanctuaire contre la crise

Bourgade portuaire lovée au fond d’une baie dans le sud du Péloponnèse, Gythio apparaît, sous le soleil, comme un petit coin de paradis. Les collines descendant vers la mer sont plantées d’oliviers centenaires, monoculture qui de tout temps fit vivre cette farouche population de Laconiens, qui, dans leur ombrageuse fierté, rappellent les Corses. Le thym en fleur et le romarin embaument le bord des chemins. Avec ses hautes maisons en pierre aux persiennes à demi fermées, ce gros village (3 500 âmes ; 5 000 en y ajoutant les hameaux périphériques inclus dans la commune) a gardé son charme d’antan. La région a échappé au béton du tourisme de masse des années soixante-dix et quatre-vingt. Les plages sont encore rela- tivement vierges. Ici, les investissements touristiques sont restés l’af- faire des familles. Quand un fils ou une fille se marie, le père lui donne un petit terrain hérité des ancêtres paysans ou pêcheurs. Si ce dernier est au bord de la mer, le jeune couple construit un petit hôtel, un camping, ou un restaurant. La belle Iliana n’est pas encore mariée, mais son père lui a déjà donné le terrain familial, dont elle a fait un joli camping ombragé de cyprès, de palmiers et de vigne vierge. Après un mois de mai catastrophique (moitié moins de fréquentation qu’en mai 2011), les touristes allemands, autrichiens et hollandais ont commencé à reve- nir. Ils ont compris que les images des informations télévisées, se concentrant sur les épisodiques violences de rue des manifestations athéniennes, ne reflétaient pas la réalité de tout un pays. Les graves problèmes économiques de la Grèce et leurs répercussions poli-

38 études, reportages, réflexions Carnets de route La Grèce, de justesse, se maintient dans la zone euro tiques n’en ont pas fait pour autant un Far West. À l’égard des étran- gers, comme entre eux, les Grecs sont restés courtois, serviables, accueillants. Il n’y a pas ici d’insécurité, ni même de xénophobie palpable. Certes, comme l’a montré le succès électoral (7 % des voix) du parti néofasciste Aube dorée, une frange de la population est désarçonnée par l’afflux récent et massif d’immigrés musulmans illégaux en provenance d’Asie centrale et du sous-­continent indien, dont la culture est aux antipodes de celle des Grecs. En revanche, les immigrés de la vague précédente, issus de la chute du rideau de fer (Albanais, Bulgares, Roumains), sont parfaitement intégrés. Ce sont eux qui ont, il y a vingt ans, ont remplacé les Grecs, pour la récolte des olives ou dans le bâtiment. « Les Albanais, qui sont en général extrêmement travailleurs et consciencieux, nous ont, en plus, apporté leur maîtrise du travail de la pierre, que nous Grecs, avions perdu au profit du ciment », insiste Lefteris, patron d’une oli- veraie modèle, et compagnon d’Iliana. La politique environnemen- tale suivie par le gouverneur du Péloponnèse a rendu obligatoire l’usage de la pierre pour les nouvelles constructions. Les jeunes entrepreneurs que sont Iliana et Lefteris ont grandi à Athènes, ont fait des études supérieures et parlent parfaitement anglais. Une fois payées les mensualités de leurs emprunts ban- caires, il leur reste moins de 1 000 euros pour vivre. Mais ils ne regrettent en rien la « vie stressante et étouffante » de la capitale. « La vie ici est facile et pas chère », expliquent-ils. « Les gens se reçoivent­ entre eux, font la cuisine ensemble avec les légumes du jardin fami- lial, et vont ensuite chanter de la musique traditionnelle à la terrasse des cafés du port. » La sérénité gaie qui anime les visages des deux jeunes gens n’est pas due qu’à leur qualité de vie. Ils n’ont pas peur de l’avenir. Ils savent que les secteurs dans lesquels ils ont investi – le tourisme de qualité et l’alimentation méditerranéenne – ne mourront jamais. La crise, ils la suivent sur leurs iPhone, mais elle ne les affecte pas frontalement. Elle ne les plonge pas dans la dépression psychologique. Le 17 juin, ils ont voté pour un petit parti libéral farouchement pro-européen, issu de l’alliance du publici- taire Thanos Tzimeros et de l’ancien ministre des Finances Stefanos Manos, qui dès les années quatre-vingt-dix préconisa le dégonfle- ment du secteur public. Contrairement aux bataillons d’électeurs qui ont voté le 6 mai dernier pour Syrisa (front de gauche) ou pour les

39 études, reportages, réflexions Carnets de route La Grèce, de justesse, se maintient dans la zone euro différents partis de la droite nationaliste, Lefteris et Iliana n’éprou- vent aucune haine pour le Mémorandum. Ce document, rédigé par la troïka, exige des réformes drastiques du gouver­ ­nement d’Athènes (austérité budgétaire et assouplissement du marché du travail), en échange de la poursuite des versements de prêts bonifiés à l’État surendetté. « Les gens n’ont pas de rationalité ici. Ils veulent rester dans la zone euro, ils veulent continuer à profiter de cette Europe qui a tant donné à la Grèce, mais ils n’en acceptent pas les règles ! », s’exclame Lefteris. Le réalisme des deux entrepreneurs s’explique par le fait qu’ils ne sont pas, contrairement à beaucoup de leurs amis de Gythio, des déclassés. Âgée de 55 ans, réceptionniste dans un hôtel, Kiki se sent déclassée, car elle ne gagne que 700 euros par mois, le salaire mini- mum. Trois fois moins que lorsqu’elle était une guide touristique dans l’Athènes du boom économique qui préparait ses Jeux olym- piques. Kiki déteste la loi récente qui a aboli les contraintes des conventions collectives dans le secteur privé (lequel a perdu un million d’emplois au cours des cinq dernières années). Le 17 juin, elle a voté pour Syrisa. Son motif ? « Celui-là, Tsipras, on ne l’avait jamais essayé, alors on s’est dit que peut-être il réussirait mieux que les autres ! » Zoi Lyberi, 26 ans, est une autre déclassée. Née dans une famille bourgeoise conservatrice de Gythio, elle est allée faire quatre ans d’études de sciences politiques à Athènes. Ne réussissant pas à trouver du travail dans la capitale après l’obtention de son diplôme, elle a décidé de revenir au village, « où, au moins, on est sûr de ne jamais mourir de faim ! » Zoi (« vie » en grec) survit au Smic, comme vendeuse dans la pharmacie de sa mère. En 2009, elle avait voté pour la Nouvelle Démocratie, le parti traditionnel de sa famille. Mais le 17 juin, elle a voté pour Aube dorée, le seul parti à entretenir une permanence à Gythio, et qui y réalisa l’excellent score de 13 % des voix. Pourquoi ce choix anti-européen d’extrême droite ? Zoi cite pêle-mêle son amour maladif d’une « Grèce rêvée », qui devrait « faire faillite pour repartir à zéro, ne comptant désormais que sur elle-même et sur ses valeurs éternelles », une Grèce débarrassée des étrangers, qu’il s’agisse des immigrés « qui nourrissent la crimina- lité », ou des technocrates bruxellois « qui nous ont volé notre sou- veraineté ».

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Le père Job, prêtre de la paroisse Saint-Georges, l’une des quatre que compte la commune de Gythio, se contente avec beau- coup plus de sérénité de son salaire mensuel de 700 euros, payé par l’État. Il est vrai qu’il jeûne quarante jours avant Pâques, et le mer- credi et le vendredi toute l’année. Trois jours par semaine, cet ancien moine du mont Athos donne des cours de musique byzantine et de chant traditionnel, afin d’« améliorer » ses contacts avec la jeunesse du village. La crise ? « Avec l’euro, la nation s’est jetée aveuglément dans une folie matérialiste de consommation. J’espère la voir revenir progressivement à davantage de spiritualité ! »

n Ancien élève de l’École normale supérieure et de l’ENA, Renaud Girard est grand reporter au Figaro depuis 1984. En 1999, il a obtenu le prix Mumm (le Pulitzer français) pour une enquête sur les réseaux de Ben Laden en Albanie, et a été ­lauréat du prix Thucydide de relations internationales en 2001 pour un article intitulé « L’inquiétante paralysie des institutions européennes ». Il est l’auteur de Pourquoi ils se battent. Voyages à travers les guerres du Moyen-Orient (Flamma- rion, février 2005) ; de la Guerre ratée d’Israël contre le Hezbollah (Librairie acadé- mique Perrin, 2006) et de Retour à Peshawar (Grasset, 2010).

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une si chère grèce !

n jean-Yves Boriaud n

u contribuable qui se cache derrière tout citoyen européen res- ponsable, les médias apportent complaisamment le moyen de Achiffrer ce que lui coûte son soutien involontaire aux défaillantes finances grecques. Et le citoyen européen trouve ça cher, ce soutien à une République qui serait celle de tous les laxismes budgétaires, et ne devrait son statut européen qu’à une lubie d’un ancien président de la République française… Cela relayé par des images récurrentes de violentes fins de manifestations, place Syntagma, alternant avec de très belles vues de jeunes journalistes de la télévision aux longs cheveux bruns, vues sempiternellement tournées, au crépuscule, sur le parvis du nouveau musée de l’Acropole, avec, en toile de fond, légèrement floutée, la silhouette d’un Parthénon doucement illuminé, comme pour faire honte au peuple hellène de son actuelle déchéance. Sans compter les interviews véhémentes et catastrophistes de Grec(que)s parfaitement francophones et percuté(e)s de plein fouet par la rigueur imposée par la « troïka » (Union européenne, Fonds monétaire international, Banque centrale européenne). Nous payons peut-être « cher » notre contribu- tion à l’équilibre (?) financier du pays, mais que le contribuable euro- péen se rassure : ce n’est rien à côté de ce qu’endure le Grec moyen.

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Une Grèce de rêve

En fait, « notre » Grèce, à nous, Français, est faite d’une série de strates tant bien que mal superposées : elle est d’abord d’un blanc éclatant, celui des colonnes du Parthénon, et plus globalement de l’Acropole telle que la « grande fouille » des années 1880 nous l’a restituée. Jamais le Parthénon réel n’eut cet éclat (ses colonnes et ses reliefs, nous le savons aujourd’hui, étaient d’un bleu ou d’un rouge agressif) : ce Parthénon-là, c’est le nôtre, c’est celui de notre imagi- naire, celui de la poétique des ruines inventée par un romantisme qui fit beaucoup pour la renaissance de l’idée même de Grèce, pro- vince assoupie d’un Empire ottoman déliquescent : nous connais- sons tous la Grèce expirant sur les ruines de Missolonghi, peint en 1826 et conservé au musée des Beaux-arts de depuis 1852, où Delacroix lui donne les traits d’une jeune femme affligée, comme aussi les Scènes des massacres de Scio, écho direct des forfaits com- mis par les forces de la Sublime Porte dans l’île de Chio, et les vers de Hugo dans les Orientales ont gravé pour toujours dans notre mémoire la silhouette de l’« enfant grec ». Nous nous sommes ainsi forgé, dans un passé somme toute récent, l’image d’une Grèce tortu- rée à laquelle, c’est vrai, notre XIXe siècle n’a pas ménagé son appui. Un appui qui n’est d’ailleurs pas resté platonique : qu’on se rappelle le prince Paul-Marie Bonaparte tué en 1827 sur le navire Hellas ! Et qu’on se rappelle aussi l’expédition de Morée (elle nous coûta déjà, va-t-on nous rétorquer, 80 millions de francs-or…) conduite par le général Maison, et qui contribua de manière non négligeable à l’éva- cuation du Péloponnèse par les troupes turques (elle nous valut les trois métopes d’Olympie conservées au Louvre). Cette Grèce « libérée », trop agitée, bien sûr, pour être lais- sée à elle-même, fut confiée par les puissants alliés (France, Russie, Royaume-Uni) du jeune État à un jeune Bavarois qui, sous le nom d’Othon Ier, tenta de régner en monarque absolu avant d’être contraint à l’abdication et de réintégrer ses terres allemandes, lui qui avait un moment espéré s’installer un palais sur l’Acropole. La solution bavaroise ayant échoué, on passa à une dynastie danoise, celle des Oldenburg, qui en dépit des vicissitudes, abdication (Constantin Ier) ou assassinats (Georges Ier), perdura jusqu’au mal- heureux Constantin II qui, en pleine dictature des colonels, trouva

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le moyen de rater complètement son contre-coup d’État, en 1967, avant de quitter définitivement la Grèce. Toujours est-il qu’une fois les Turcs chassés (cela prit du temps), le pays devint enfin pour l’Europe cultivée un vaste chantier de fouilles appelé à livrer des exemples de cet idéal de beauté prôné, à la fin du XVIIIe siècle, par Winckelmann. Il y eut des réussites emblématiques, comme Delphes où, une fois évacué et déplacé le village grec incongru qui en recouvrait le site, nous (l’École française d’Athènes) rendîmes à la lumière apollinienne le sanctuaire le plus fameux de l’hellénisme ancien. Revenait ainsi au jour la Grèce idéale dont avaient rêvé les romantiques, une Grèce immaculée, aseptisée, qui devait, de site en paysage, correspondre au fantasme universitaire des lettres les plus classiques, celui d’une Grèce ramenée à l’Athènes du Ve siècle, sa littérature et son théâtre, avec, pour pimenter l’ensemble, le rap- pel ponctuel de ce merveilleux Homère et de ses chants immémo- riaux, réserve inépuisable pour les assauts des philologues. Bref, cette Grèce où nous sommes nés, comme disait , c’était cette Athènes où s’étaient définies une fois pour toutes la démocratie et la beauté. Mieux encore : il était désormais devenu techniquement possible d’aller vérifier de visu que les archéologues avaient bien fait leur travail en débarrassant ce qu’on avait pu sau- ver des monuments antiques de la gangue contemporaine (voir le déblaiement énergique de l’agora d’Athènes) qui pouvait en polluer la perception : tout était prêt pour la vulgarisation de cette culture, et au voyage des agrégés vint s’ajouter un tourisme plus large qui culmina dans les années soixante-dix, et dont l’image s’articula autour de lieux communs aisés (« Le soleil a un pays, la Grèce ») à base de Zorba, de sirtaki, de Jamais le dimanche, sur fond de chansons de Nana Mouskouri. Puis ce furent Melina Mercouri, (Je suis grecque !), le roman puis le film Z, et les intellectuels chassés de leur pays par une dictature idéologiquement rudimentaire mais des plus pesantes, celle des « colonels », et recueillis par la France gaullienne puis celle de Pompidou, agrégé de lettres classiques. La liberté revint en 1974, après la tragique affaire de Chypre (où nous soutînmes la Grèce), et elle revint de France, avec l’avion présiden- tiel prêté par Valery Giscard d’Estaing, pour ramener dans la liesse générale un Constantin Caramanlis rénové, politicien droitier anobli par son exil français, et qui prit, pour la circonstance, une enver-

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gure gaullienne. C’est cette Grèce-là qui, meurtrie mais digne, fit son entrée – toujours avec notre soutien – dans l’Europe économique et politique, en 1981.

Le peuple grec

Et les Grecs, dans tout cela ? Ils venaient de loin : qu’on se souvienne des descriptions qu’en donne Chateaubriand dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem paru en 1811, soit dix ans seulement avant le début de l’insurrection ! Une insurrection certes partie de Patras, le 25 mars 1821 mais bientôt relayée par les puissances du temps (voire la victoire de Navarin !), et appuyée sur une flotte affrétée par les phanariotes, ces armateurs grecs fortunés, domiciliés dans un somptueux quartier d’Istanbul ! La Grèce des Lumières était une idée, qui se concrétisa par les armes, sur les dépouilles d’un Empire ottoman que l’ et la Russie souhaitaient dépecer, mais ce n’était pas une idée « sociale » et, débarrassé de la tutelle turque sur sa terre, le « peuple grec » n’en bénéficia pas pour autant d’une entrée spectaculaire dans l’opulence. D’autant que son his- toire ne fut, par la suite, guère simple, aucune souffrance n’étant épargnée à ce petit pays, ne fût-ce que pour récupérer son territoire. Il y eut les guerres balkaniques, bientôt suivies d’un des plus grands traumatismes de l’histoire de cette région, blessure dont la Grèce ne s’est qu’à grand-peine remise, lorsque le traité de Lausanne enjoignit à un million cent mille Grecs d’Asie mineure de rejoindre « leur » pays, cette petite Grèce, à peine âgée d’un siècle, qu’en général ils ne connaissaient pas. La population s’accrut alors de 20 %. Rien ne fut facile (que l’on pense à la qualité de l’accueil que reçurent en 1962 les pieds-noirs chassés d’Algérie, alors que la France avait les reins nettement plus solides que la Grèce d’alors !). Un peu partout en Grèce ils fondèrent­ des villes nouvelles dont les noms perdurent aujourd’hui (Néa Smýrni…), mais ce fut pour eux un authentique exil. Pour avoir une idée de cette déchirure, il suffira au lecteur français de se reporter au Christ recrucifié de Kazantzaki. Double traumatisme, puisque la nécessité politique imposait, après l’échec militaire face aux Jeunes-Turcs, de renoncer à la grande idée, celle d’une Grèce rêvée, elle aussi, qui aurait intégré l’Asie mineure avec

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pour capitale cette Constantinople si chère au cœur des Grecs. Puis il y eut la guerre. Dans la mentalité grecque, elle vient à peine de se terminer : l’une des principales fêtes de l’année est celle du ochi, ce « non » que Metaxas, le dictateur d’alors, opposa le 28 octobre 1940 aux prétentions mussoliniennes. Les Grecs raccompagnèrent les Italiens jusqu’en cette Albanie où ils avaient effectué une prome- nade militaire. Les combattants grecs étaient d’une autre trempe. Il suffit de relire la Mandoline du capitaine Corelli pour comprendre la vigueur de l’accueil que le soldat grec réserva à une armée ita- lienne vite démoralisée, et que seule sauva l’intervention des troupes hitlériennes. Puis ce fut la guerre civile, Front national de libération (EAM), communiste, d’ailleurs lâché par Staline, contre « loyalistes » soutenus par l’Occident : cent cinquante mille morts au bas mot. Les partisans communistes partirent en exil, certains jusqu’à Tachkent. On ne les laissa revenir qu’en 1974, date – fort récente – du retour de la démocratie dans le pays qui l’avait inventée… Pour prendre la mesure des souffrances vécues lors de toutes ces vicissitudes, rien de plus efficace que de se retourner vers l’immense­ corpus d’une authentique culture populaire grecque, celle des rebetika, chansons tristes à mourir où le « héros » est le rebetis, paumé, déclassé, ou bien le mangas, mauvais garçon minable, habi- tué de la prison, vivant tant bien que mal dans des quartiers popu- leux comme Le Pirée des années vingt, abandonné par sa femme, ses amis, et qui vient chanter, accompagné du bouzouki, sa peine « existentielle », son chaïmos, qu’il noie dans le vin et la danse, le zebekiko, où le danseur, enfermé en et sur lui-même, tournoie sur le rythme marqué par ses compagnons de taverne accroupis autour de lui, tout cela pour parvenir au kephi, excitation artificielle à laquelle peut concourir le haschich, comme le chantent toute une série de chansons longtemps interdites. Le genre du rebetiko, toujours dans la même tonalité, épousa les grands drames du temps, pour donner des chefs-d’œuvre comme le plus célèbre d’entre eux, connu de tous les Grecs, le fameux Synnefiasmeni kiriaki chanté par Vassilis Tsitsanis, « Sombre dimanche [le dimanche 21 avril 1941, date de l’entrée des troupes nazies dans Athènes], tu ressembles à mon cœur tout plein de brume... tu es comme ce jour où j’ai perdu ma joie… ». Chants tragiques et désespérés de l’underground athénien, qui n’ont d’équivalent, dit-on, que le blues américain. « Paraponemena

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logia echoun ta tragoudia mas… », « Ce sont des paroles de plainte que portent nos chansons… », chante ainsi un autre de ces chefs- d’œuvre. Le genre n’est pas éteint…

Andartes

Aujourd’hui encore, la relation des Grecs avec leur État est compliquée : cet État, cela a été (trop) longtemps le turc, dont la tutelle, toujours étouffante, vola aux Grecs ce moment capital dans l’évolution des autres États européens, cette Renaissance où se façonna, précisément, la conscience européenne. Elle essaya aussi de leur voler leur langue, les rendant ainsi étrangers dans leur propre pays, et fleurirent sous l’occupation turque les écoles secrètes (l’une des plus célèbres se voit encore dans l’île du lac de Janina), où le clergé orthodoxe apporta aux petits Grecs, nuit après nuit, des siècles durant, la culture hellénique, sauvant par là même l’idée grecque, la romiosini, la « grécité ». De là la place exceptionnelle de ce clergé dans l’imaginaire collectif du pays, entité intouchable, présente à tous les grands moments de la vie grecque, individuelle ou collective, et qui lui vaut d’échapper aux mesquineries de l’impo­si­tion. De là aussi (to glossiko zitima) le soin jaloux que le Grec porte à sa langue : les colonels prônaient la katharevoussa, langue savante, et l’une des premières mesures prises par la jeune démocratie fut de donner force légale à la langue populaire, la démotique, et de supprimer les « esprits », marques d’aspiration sur les voyelles initiales, vestige antique sans rapport aucun avec la réalité de la prononciation… Face à cet État étranger, souvent ennemi, le Grec se sent profondément résistant, andartis, retrouvant la tradition immémoriale des klephtes, ces bandits « d’honneur » dont la légende veut qu’avant même les guerres d’indépendance, ils rançonnaient patriotiquement aghas et pachas, potentats locaux, cruels et corrompus, image dégradée mais efficace de la toute-puissance de la Porte. Tous les Grecs connais- sent aussi les images des « commandants » de la Résistance, barbus et bardés d’armes et de cartouchières, qui libérèrent des montagnes entières de la tutelle fasciste ou nazie. Sans compter la dictature, ses camps d’internement (Makronissos, Oropos…) et ses mesquineries quotidiennes, auxquels on résista encore…

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Hors de question, bien sûr, d’expliquer, voire de justifier par les pesanteurs de son histoire, les désordres comptables qui grèvent la Grèce d’aujourd’hui, mais de comprendre ce qu’il advient d’une société qui a dû, pour survivre, se forger des solidarités internes solides et à l’abri des soubresauts d’une histoire chaotique. Entre le Grec d’aujourd’hui et l’État, s’est installée, du fait de cette histoire, une méfiance profonde : l’État, c’est une entité lointaine, étrangère ou ennemie, en tout cas toujours suspecte, qui tente – au mieux – de vous soutirer, sous prétexte d’imposition, des sommes dont vous n’êtes jamais sûr de contrôler l’emploi. Le mieux à en attendre, c’est un système d’allocations – aujourd’hui salaire ou retraite – mais le retour sur investissement, sous la forme d’infrastructures lourdes, capables de faciliter le quotidien, n’est pas assuré. De là la réticence de ce Grec devant la nécessité de redonner à cet État la part qu’il entend exiger, sous forme d’imposition ou de TVA, d’autant que chacun connaît actuellement les exemptions dont bénéficient deux institutions importantes, le clergé orthodoxe et les armateurs, même si l’on sait la part qu’ils prirent dans le processus de libération du pays. Mais cette suspicion à l’égard de l’État a pris, depuis peu, une forme inquiétante. Le Grec, on le sait depuis Aristote, est un animal politique et, sans tomber dans le raccourci politique simpliste, il suf- fit d’avoir assisté à une campagne électorale, dans un passé récent, pour déplorer la morosité des campagnes de 2012, dénuées de toute ferveur (mais où sont les grands meetings d’ ?) et concentrées dans l’espace aseptisé de la télévision ; on en arri- verait même à regretter sur les bords des routes, sur le tablier des ponts, l’absence des emblèmes ou slogans du Pasok ou de la Nea Demokratia (se maintiennent, presque seuls, ceux de l’inusable parti communiste, le KKE, tandis qu’apparaissent un peu partout en bleu sur fond blanc les inquiétants Erchomaste !, « Nous voilà ! », de l’Aube dorée), remplacés par les anathèmes des supporters du Panathenaïkos ou de l’Olympiakos. La démocratie grecque passe donc à l’évidence par une période de flottement, où les enjeux ont réduit leur voilure : est-on « européen » ? ne l’est-on pas ? Les nuances entre gauche socialiste et droite modérée s’estompant der- rière cette question d’un simplisme décourageant : quel prix accep- ter de payer pour rester à flot ?

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La question du civisme

Dans ce pays où il est toujours de mauvais goût, à la taverne, de consulter la carte, prévue par la loi et destinée aux rustres et/ou aux étrangers, la bienséance exigeant que l’on se contente d’interrompre l’énumération du patron, pour lui signifier son choix, sans s’inquiéter des prix, tout est fondé sur une relation essentielle, celle de la confiance, ainsi que, dans la vie courante, sur les réseaux, amicaux ou familiaux. Le chômage frappe dur, notamment depuis les mesures décrétées, pour la résorption de la dette, par des fonctionnaires inventifs : le tissu social grec est fragile, surtout dans sa composante « classe moyenne », et si elle a bénéficié de mesures comme ces fameux treizième et quatorzième mois de salaire tant décriés par les censeurs occidentaux, il ne s’agit guère d’un privilège exorbitant, vu les salaires locaux, qui conduisent un nombre incalculable d’employés à pratiquer deux voire trois acti- vités. Cette société a encore la faculté d’absorber tout ou partie de ses chômeurs : la vigueur des liens sociaux est telle que, privé d’emploi, on peut souvent rentrer au chorio, son village d’origine, comme d’ailleurs le font depuis des lustres les « retraités » de la marine marchande. Et l’on voit aujourd’hui de jeunes – ou moins jeunes – Athéniens, leur emploi citadin perdu, retourner dans leur île ou leur village, en général moins touché par la crise, pour y rebondir en créant une activité commerciale. Mais en dépit de l’efficacité conjoncturelle de cette « absorption », bien des gens, localement, avouent qu’aucune solution pérenne n’apparaîtra tant que subsistera, entre le citoyen et son État, la faille qui perdure aujourd’hui. Force est de penser que le redressement – attendu – de ce pays, qui, en dépit de soubresauts électoraux ponctuels, s’affirme pro- fondément européen (il l’a payé assez cher), ne pourra s’installer dura- blement dans le temps qu’au prix d’une réconciliation entre le Grec et les organismes nationaux, dont l’histoire lui a appris à douter. Cela s’appelle le civisme.

n Jean-Yves Boriaud est professeur de littérature latine à l’université de Nantes.

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l’art de réformer

n alain bienaymé n

os sociétés se transforment sous l’influence de trois forces dominantes. Par la multitude des progrès techniques qui dif­ Nfusent leurs effets dans la vie quotidienne : le vieillissement des populations en offre un exemple. Par la convergence des décisions individuelles qui répondent aux incitations et aux aspirations collec- tives du moment : par exemple l’urbanisation des territoires, la part croissante que les femmes occupent dans les emplois rémunérés. Enfin, par la volonté réformatrice des acteurs de la vie politique. Les deux premières tendances agissent de manière irrésistible, et peuvent rester longtemps inaperçues. Comme l’exprima le philo- sophe anglais Alfred North Whitehead : « La civilisation avance en accroissant le nombre des opérations importantes que nous pouvons accomplir sans y penser. » Vient un moment où la société se saisit des problèmes que ces tendances ne manquent pas de soulever : la réforme des retraites que le vieillissement démographique impose ; les réformes foncières qu’une urbanisation anarchique appelle. La troisième force, celle de la réforme entreprise par l’auto- rité politique, pose directement, à la différence des précédentes, le problème des rapports entre le discours et la pratique. Elle pose aussi la question du moment propice où le réformateur pourra inter-

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venir avec quelques chances de succès pour sortir de la gestion des affaires courantes et affronter une société rétive ; le débat sur le financement des retraites a surgi quinze ans avant que ne soient amorcées les premières mesures du gouvernement Balladur et a pris près de trente ans pour qu’un premier complément lui soit apporté. L’esprit de réforme est animé par le désir que « les choses aillent mieux ». À l’origine il fait appel à une conception de la ratio- nalité sociale que dénonça Frederic Hayek (1), celle du « construc- tivisme social ». Une conception qui privilégie l’ordre délibérément construit et décrété, par opposition à l’ordre spontané qu’un gou- vernement libéral doit simplement s’efforcer de préserver. Il faut cependant constater que depuis 1945 et après plus de soixante ans d’alternance entre gouvernements libéraux et socialistes, les États ont pris un poids qui dépasse d’un facteur 3 à 5 selon les pays celui qu’ils représentaient à l’époque de Keynes. Aujourd’hui, quand un gouvernement se réclame du libéralisme pour déréglementer les activités financières ou privatiser les entreprises publiques, son administration intervient de façon aussi intrusive qu’en sens inverse. Il n’est pas de candidature à une élection qui ne s’appuie sur une volonté de changement, un projet de réforme. Celles qui abou- tissent à des décisions connaissent des sorts variables. Les unes se révèlent irréversibles, comme nombre des réformes de Mme Thatcher que le gouvernement de reprit à son compte dans le domaine du marché du travail. D’autres réformes prématurées ou maladroites sont réversibles, comme l’a montré l’aventure du bouclier fiscal. Et les arguments présentés à l’appui d’une réforme ressemblent parfois ceux qui justifient son retrait. Ainsi, tant au Royaume-Uni qu’en France, les nationalisations et privatisations des entreprises se sont succédé depuis 1945 au nom d’un même impé- ratif : rationaliser la gestion, moderniser les équipements et réduire des frais généraux des sièges sociaux. La récurrence des thèmes de réformes comme la répétition de leurs motifs conduisent à s’interroger sur la liberté de manœuvre dont disposent les pouvoirs publics dans le monde actuel. Ces réformes s’inscrivent dans un contexte sociopolitique qui les dis- tingue des initiatives que prennent les entreprises pour moderniser leur gestion. Une première différence tient en ce que l’entreprise s’adresse à des clients sur des marchés qui lui sont extérieurs, tan-

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dis qu’une « institution politique est destinée essentiellement à satis- faire les besoins des citoyens à l’intérieur de son champ territorial » (2). De plus, les méthodes d’allocation des financements diffèrent : Mark Bloomberg, maire de New York, remarque : « Dans la vie des affaires, vous procédez à des expériences et récompensez les projets qui réussissent. L’argent est affecté aux projets d’avenir et déserte les canards boiteux. Dans les domaines relevant du gouvernement, les canards boiteux captent la sollicitude de leurs ardents défenseurs. » Les réformes engagées dans les démocraties parlementaires subissent des contraintes de trois ordres : elles ressortissent respec- tivement au calendrier électoral, à la mondialisation et à la crise financière des États endettés. En démocratie, conduire une réforme est une épreuve pour ses promoteurs. En établir le bien-fondé initial et la réussite finale relève de l’art. En suivre l’exécution et permettre à ses concepteurs d’en recueillir les fruits confine à l’impossible. Le réformateur en retire rarement le bénéfice dans les limites de son mandat. Le calendrier des réformes que la France ou d’autres pays, tels les États-Unis, peuvent entreprendre obéit à des règles strictes. Le quinquennat, qui est censé rendre l’État français plus réactif aux aspirations de la société, a sin- gulièrement rétréci l’horizon des acteurs. Entre l’installation des nou- velles équipes qui prend plusieurs mois et le réveil des polémiques préélectorales, le gouvernement dispose d’à peine deux ans pour lan- cer les réformes qui lui tiennent le plus à cœur. Le président Obama a disposé de trop peu de temps avant les élections de mi-mandat pour engager un large programme de réformes : celle de l’assurance- maladie a écarté toute velléité d’orienter le pays plus résolument sur la voie de la limitation des émissions de gaz à effet de serre. La France a abordé le quinquennat 2007-2012 avec un ambitieux programme dont il n’est en fin de compte sorti que la réforme de la carte judi- ciaire, celle des universités, une timide réforme des retraites et une réduction du nombre des conseillers territoriaux et des fonctionnaires de l’administration centrale. Paradoxalement, la volonté d’accélérer le cours des réformes en imposant au pouvoir l’obligation d’agir vite sans avoir pris le temps d’évaluer les réformes précédentes désoriente les publics concernés. Comme le dit un de ses anciens ministres, : « Le ministère de l’Éducation fait se succéder les trains de réformes comme la gare de Lyon à l’heure de pointe ! »

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Ensuite, la globalisation dans ses diverses manifestations érode la capacité d’action des gouvernements démocratiques. Les agences de notation, la mode comparatiste du parangonnage (benchmar- king) les soumettent sans répit au jugement des marchés financiers. La prolifération des échanges instantanés d’informations – Internet, téléphones mobiles, organes de presse – et les sondages d’opinion réduisent l’autonomie des États dans l’économie mixte que devient notre planète. Ainsi, selon Henri Pigeat, « les médias d’aujourd’hui amplifient l’opinion immédiate… au point de pouvoir exercer sur les pouvoirs publics une pression difficilement résistible » (3). Ces ten- dances vont de pair avec l’émergence de ce que l’on a appelé une Netzenship, une « Netoyenneté » transnationale, par exemple dans le domaine de l’écologie. Pour Jürgen Habermas, « la masse concen- trée devient le public dispersé des médias de masse » (4). Et depuis peu, les États démocratiques sont débordés par les transgressions du droit qu’autorisent les fuites organisées de documents sur la Toile. Comme le souligne James H. Nichols, le pronostic de « la fin de l’âge de l’action politique à l’échelle de… l’État nation » (5) formulé en 1945 par Alexandre Kojève prend de la consistance. Enfin, autant la croissance de la production a pu donner, lors des Trente Glorieuses (1945-1975), les moyens de lancer d’impor- tantes réformes en matière de protection sociale, autant aujourd’hui la sortie de crise dépend au préalable de la capacité des États à se réformer eux-mêmes. La relation entre la croissance et les réformes s’est inversée principalement dans les domaines suivants : la ges- tion budgétaire, la gouvernance européenne et internationale. Soit autant de thèmes devenus prioritaires au même titre que la régula- tion du système financier mondial, le financement des retraites et les politiques de l’emploi. Leur objectif commun est moins de faire miroiter la perspective d’une vie meilleure que d’empêcher que les choses empirent. Ces difficultés rencontrées par l’autorité publique donnent tout son intérêt à la question qu’il convient d’aborder maintenant : à quelles conditions les réformes entreprises dans le contexte précé- demment décrit peuvent-elles réussir ? Les esprits cartésiens épris de logique sont portés à privilégier une exigence de rationalité. Les économistes, moins précautionneux que les sociologues et les politologues, usent volontiers d’un dis-

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cours normatif. En insistant sur la rationalité du contenu d’un pro- jet de réforme, ils en évaluent la cohérence et, comme nombre de réformes nécessitent d’y consacrer des dépenses dans l’immédiat pour un bénéfice futur espéré, la méthode du calcul coût/efficacité permet d’estimer quantitativement la pertinence des mesures envi- sagées. Certes, quand le politique se laisse dominer par ce procédé, on lui reproche son « économicisme » et son indifférence à l’égard de l’idéal humaniste de la « bonne société » (6) ; il reste cependant que des États fortement endettés sont obligés de réduire leurs défi- cits. De sorte que l’économie politique reste indispensable, pour justifier le bien-fondé des réformes en préparation. Une décision efficace doit ainsi pouvoir livrer un gain chif- frable estimé en termes de surplus de valeur ajoutée, de décimales de taux de croissance. Et en stabilisant une variable qui commande les anticipations des citoyens, elle crée un climat de sécurité et de confiance propice aux bonnes décisions. Le contenu rationnel d’un projet de réforme est renforcé de nos jours grâce aux ordinateurs et à la communication numérique. La capacité et la vitesse de traitement des informations permettent d’aborder des systèmes complexes­ et de multiplier les exercices de simulation capables d’éclairer les choix. Compte tenu de ces facilités, le gouvernement se doit « d’ac- compagner ses projets de lois d’études d’impact détaillées dans les domaines administratif, économique, social, environnemental », affirme Jean-François Copé (7). Toutefois on constate que la raison rationnelle ne suffit pas pour concevoir une réforme efficace. La seule définition d’une décision mathématiquement et intellectuellement optimale ne suf- fit pas à la rendre applicable. Le décideur doit aussi composer avec les publics concernés, les contraintes de la compréhension, voire une totale méconnaissance du sujet, ainsi qu’avec les intérêts et les passions des agents intéressés, comme le montre le débat sur la sortie du nucléaire. Tous ces facteurs engagent les promoteurs et les protagonistes d’une réforme dans des négociations laborieuses au résultat incertain. Dans le feu des controverses, les nouveaux médias jouent un rôle croissant, qui a ses bons et mauvais côtés. D’un côté les informations circulent plus librement, en abondance, et sont plus largement partagées. Mais de l’autre, Internet ne peut être confondu avec « un Parlement des temps modernes » pour

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reprendre un mot de François Mauriac à propos de la télévision. La Toile mondiale n’est pas le reflet fidèle de la société (8).

Les conditions de réussite des réformes

Par conséquent l’efficacité d’une réforme dépend principa- lement de trois éléments : sa pertinence au regard du problème abordé et l’adéquation des moyens aux objectifs affichés, le degré de compréhension éprouvé par l’ensemble des acteurs dont le concours est nécessaire pour exécuter convenablement la décision, et enfin le taux d’acceptation par les acteurs directement impliqués dans sa mise en œuvre, compte tenu du clivage qu’elle crée entre les gagnants et les perdants. Une réforme présentée comme ration- nelle restera sans effet si elle est mal comprise, ou si, étant bien comprise, les lobbies perdants la rejettent, avec ou sans le secours de la rue, comme dans le cas des projets mort-nés de réforme des retraites en 1995 et des contrats première embauche (CPE) de 2006. Ce qui peut apparaître comme un truisme fut ignoré par les réfor- mateurs qui entendaient passer en force. Mais fallait-il passer en force ? Le seul fait de poser la question souligne l’ambiguïté qui envahit aujourd’hui la notion de démocratie. Les réformateurs dis- posaient lors des épisodes précédemment évoqués de la légitimité que confère l’élection au suffrage universel. Ils ont cédé devant une forme altérée de la démocratie dite participative, celle de la rue. Il est d’ailleurs plus difficile qu’on ne le pense de donner un contenu rationnel à une réforme publique. L’acteur politique affronte souvent des exigences contradictoires, voire inconciliables (9). Plus un État intervient, plus il affronte les contradictions de la société. Citons deux exemples. Le débat touchant la protection sociale achoppe sur l’opposition entre deux thèses, celle qui consi- dère que l’assistanat n’encourage pas les adultes inactifs et bien por- tants à rechercher un travail et celle de la solidarité qui s’impose à l’égard des plus démunis. De même, le débat entre la relance de la demande et la stimulation de la production nationale renaît à chaque fois qu’il s’agit de préparer un collectif budgétaire ou encore de décider d’une hausse du salaire minimum. Dans le premier cas, le débat oppose les partisans d’une amélioration du pouvoir d’achat

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des consommateurs, fût-elle provisoire, et les avocats d’une relance de la production et des emplois capables de résister à la concur- rence étrangère ; dans le second, on sait que si le relèvement du Smic soutient la consommation, il pénalise de nombreuses petites entreprises qui emploient des travailleurs rémunérés au voisinage du salaire minimum. Le bien-fondé d’une réforme dépend aussi de l’ampleur du champ couvert. Dans l’idéal, une réforme des retraites appropriée au cas français ne devrait pas retenir seulement les paramètres déci- sifs pour leur financement (niveau et degré d’indexation des pen- sions, âge légal de départ ouvrant droit à une pension à taux plein, durée et montant des cotisations). Il faudrait aussi pouvoir augmen- ter les taux d’emploi anormalement faibles de la classe d’âge des seniors de 55 à 64 ans (10). Tout ceci condamne le réformateur à demeurer dans l’incertitude du résultat final de la réforme, par exemple l’importance des économies budgétaires obtenues (11). De sorte que dès sa conception le projet comporte un élément de pari inéliminable. Le décideur espère sans doute que l’allongement de la période de cotisations et l’augmentation de l’âge légal de départ persuaderont les seniors de rester plus longtemps en activité et leurs employeurs d’y consentir. Mais c’est un pari. Un pari dont le succès dépend en partie des charges salariales finançant l’emploi des per- sonnels les plus anciens : soit autant de thèmes que la réforme de 2008 a laissés de côté. Cette incertitude du résultat trouve une autre illustration dans le fait que les rapporteurs chargés d’évaluer le bilan de la réforme de la fonction publique découvrent que le chiffrage des résultats leur paraît impossible à établir en cette fin d’année 2011. Comment surmonter les obstacles à la compréhension d’un projet un tant soit peu complexe ? On doit d’autant plus se le deman- der que les trains de réformes ouvrent des droits nouveaux et impo- sent des obligations supplémentaires à des populations peu à même d’en évaluer la portée, tant les coûts sont dilués alors que les avan- tages se concentrent sur un nombre réduit de bénéficiaires. La loi américaine réformant l’assurance-maladie comprend deux mille pages peu compréhensibles pour le patient et le médecin ordinaires, souvent contraints de recourir aux conseils d’un avocat spécialisé. Inversement, le programme Bolsa Familia du gouvernement du Brésil

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distribue des aides aux familles les plus pauvres à la condition qu’elles s’acquittent de leurs obligations en matière de contrôle de santé et de participation des enfants à l’école. La relative simplicité du dispositif lui a permis d’être bien compris et bien accepté pour un coût modéré. Raymond Boudon s’interrogeant sur les raisons pour les- quelles la France repousse indéfiniment les réformes nécessaires et pour lesquelles les réformes qu’elle entreprend aboutissent à des demi-mesures, suggère une réponse (12). Il se réfère au spectateur impartial imaginé par Adam Smith. Les progrès d’une société démo- cratique peuvent en effet être entravés par l’obstruction de minori- tés actives composées d’acteurs engagés. L’intervention du citoyen quelconque affranchi de ses passions et de ses intérêts peut faire contrepoids aux lobbies avec l’appui de l’opinion publique et d’en- quêtes scientifiques rigoureuses. On peut certes redouter l’incompé- tence du citoyen ordinaire confronté à des questions complexes de société. Mais on peut espérer qu’un groupe significatif de personnes expertes et impartiales émerge de la société pour proposer une solu- tion d’arbitrage. Il reste que dans le cas d’une réforme à laquelle aucun citoyen ne peut échapper, par exemple le transfert de sou- veraineté aux autorités européennes, il est bien difficile de trouver en Europe un spectateur impartial et bien délicat de soumettre la question à un expert étranger, par exemple un Milton Friedman contemporain, voire Goldman Sachs ou encore Standards & Poor’s ! À défaut de pouvoir trouver l’oiseau rare, les débats pédagogiques – trop rarement – présentés par la télévision et Internet donnent aux majorités silencieuses des moyens d’expression appréciables. Ce que l’individu retient d’une réforme dépend certes de ses connaissances antérieures. Mais aussi des réponses concrètes apportées aux problèmes qu’il se pose. Ce qui introduit un biais. Si l’on prend l’exemple des syndicats français, et compte tenu de la difficulté à tra- vailler ensemble des Français, « tout changement est d’abord apprécié à l’aune de ses conséquences sur l’appareil syndical et non à celle des besoins du monde du travail » (13). Dans le cas de l’échec de la réforme du CPE, les manifestants ont surtout perçu le fait qu’une population bien ciblée semblait stigmatisée. De plus, dans le cas d’une France sou- mise à sa « passion pour l’égalité », les réformes sont jugées à l’aune des inégalités qu’elles sont susceptibles de créer, de préserver ou de raboter comme l’illustre la saga de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF).

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Les groupes de pression, ardents défenseurs de leurs intérêts, exercent un poids déterminant au moment décisif de l’acceptation ou du rejet de la réforme proposée. L’argumentation unilatérale se donne libre cours à cette occasion. Par exemple, on sait que l’industrie bri- tannique de la finance bénéficie d’un avantage comparé de grande importance. Ce qui explique la sollicitude de Londres. Mais pour jus- tifier les résistances d’outre-Manche aux réformes européennes de la réglementation des banques et des opérations financières qui s’impo- sent, nous nous sommes vu répondre par Denis McShane, ministre des Affaires européennes du gouvernement Blair, que l’avantage de la City se comparait à celui de la France dans le foie gras. Faut-il rappe- ler que les dégâts collatéraux provoqués par le commerce de l’argent sont bien plus considérables et d’une autre ampleur que ceux qui proviennent d’une surconsommation de foie gras ? Et pourtant, une autorité qui tente d’imposer une réforme sans y parvenir est une autorité imparfaite. Pour masquer l’échec, elle se trouve acculée à des concessions tardives, improvisées. Le compromis final nuit à la rationalité supposée du projet initial. Dès lors les écono- mies espérées, les gains attendus en termes de taux de croissance et de regain de confiance fondent à vue d’œil et tout est à refaire. Enfin, des effets pervers, inattendus et opposés à l’objectif recherché, peuvent réduire la portée de la réforme. Ils découlent du comportement d’évitement des agents que le gouvernement entend voir agir dans un sens souhaitable ou protéger contre eux-mêmes. Quand le port de la ceinture de sécurité fut rendu obligatoire en voi- ture, certains conducteurs ont profité d’un sentiment accru de sécurité pour commettre des excès de vitesse, ce qui a conduit les pouvoirs publics à installer des radars de contrôle destinés à remédier à ces effets pervers… avant que ces panneaux ne suscitent à leur tour des imprudences de conduite. Les réformes de la réglementation finan- cière nous éclairent sur ce risque d’effet pervers. Une réglementation trop stricte qui serait imposée aux banques pourrait les inciter à pratiquer l’arbitrage réglementaire en les détournant vers des finances parallèles et les paradis fiscaux. Une réforme en cours relève sensiblement les ratios de capitaux propres des banques pour les obliger à supporter une plus grande part des risques qu’elles encourent dans leurs placements. Cette mesure ramènera la rentabilité des banques à des taux plus raison-

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nables, mais elle les encourage à relever les coûts du crédit et les frais imposés à la clientèle, ce qui pourrait freiner les investisse- ments et la croissance. De même, la crise a remis au premier plan le problème géné- ral de l’aléa moral. Toute mesure dont le but est de protéger par exemple les déposants par un système d’assurances abondé par le budget de l’État risque d’encourager les banques dépositaires à trans- former une partie excessive de leurs dépôts à vue en prêts lucratifs de longue durée, ce qui fait prendre au système plus de risques. Et si la faillite de Lehman Brothers a démontré que « lutter contre l’aléa moral au milieu d’une crise peut produire d’importants dom- mages collatéraux » (14), inversement, les concours apportés par les banques centrales aux banques et aux gouvernements lourdement endettés ont « l’immense inconvénient d’avoir énormément étendu le champ du hasard moral dans le comportement des grandes insti- tutions financières » (15). On aura au cours de ces réflexions identifié les principales difficultés auxquelles se heurtent nos démocraties pour faire adop- ter des programmes de réformes ambitieuses. Et pourtant il leur est difficile de confier leur avenir aux seules lois du marché. Comme le disait le président : « Il n’y a jamais de politique sans risque, mais il y a des politiques sans chance. »

1. Frederic Hayek, la Constitution de la Liberté (1960), Litec, 1994, et Droit, Légis- lation, Liberté, PUF, 1980, 1982, 1983. 2. Gérard Lafay, cité in Bertrand Collomb et Michel Drancourt, Plaidoyer pour l’entre­prise, François Bourin, 2010, p. 215. 3. Henri Pigeat, « L’avenir des agences de presse mondiales », Commentaire, n° 129, printemps 2010. 4. Jürgen Habermas, Après l’État-nation : une nouvelle constellation politique, Fayard, 2000, p. 15. 5. James H. Nichols, « L’enseignement de Kojève sur l’autorité », Commentaire, n° 128, hiver 2009-2010. 6. Tony Judt « Le destin de la social-démocratie », Commentaire, n° 129, prin- temps 2010, n° 128, hiver 2009-2010, p. 40. 7. Jean-François Copé, « Vers le régime présidentiel. Pour un Parlement rénové », Commentaire, n° 129, printemps 2010. 8. Benjamin Ferniot, « La politique a perdu (l’initiative de) la parole », Commen- taire n° 125, printemps 2009 et « Internet ou l‘utopie démocratique », Sociétal, n° 67, 1er trimestre 2010.

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9. Ambroise Laurent, « Au-delà de la crise : le vrai défi », Commentaire, n° 125, printemps 2009, p. 25. 10. Anne-Marie Guillemard, les Défis du vieillissement, âge, emploi, retraite, pers- pectives internationales, Armand Colin, 2010. 11. Pierre Cahuc et André Zylberberg « Réussir des réformes en France ? », Com- mentaire, n° 128, hiver 2009-2010. 12. Raymond Boudon, « Situation de la démocratie française », Commentaire, n° 131, automne 2010. 13. Michel Didier et Gilles Koléda, « Compétitivité France-Allemagne, le grand écart », Rexecode, Economica, 2011. 14. Nouriel Roubini et Stephen Mihm, Économie de crise : une introduction à la finance du futur, JC Lattès, 2010, p. 251. 15. , « Re-réglementation financière : un défi transatlantique », Revue d’économie financière, n° 100, décembre 2010.

n Alain Bienaymé est professeur émérite à Paris-Dauphine, auteur de les Grandes questions de l’économie contemporaine : la science d’un monde imparfait (Odile Jacob, 2006).

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n annick steta n

ongtemps gaspillée, l’eau douce est devenue rare. La propor- tion d’êtres humains vivant dans des pays où le manque d’eau est chronique devrait atteindre 45 % en 2050 contre 8 % au L e tournant du XXI siècle. Près d’un milliard d’individus font face à des difficultés d’approvisionnement en eau et 2,6 milliards vivent sans système d’évacuation des eaux usées (1). Alors que la demande d’eau douce explose, son offre est limi- tée. L’eau douce ne représente que 2,5 % des masses d’eau pré- sentes à la surface du globe terrestre. Or elle est emprisonnée à hauteur de 70 % dans les calottes polaires, les glaciers et le perma- frost. Seul 0,75 % de l’hydrosphère est donc constitué d’eau douce à l’état liquide. La moitié environ de l’eau prélevée est consommée, c’est-à- dire « bue » par les êtres humains et les plantes ou évaporée. L’eau perdue par évapotranspiration ne peut pas être réutilisée aussi long- temps que la nature ne l’a pas recyclée (2). Les prélèvements et la consommation croissent depuis 1900 à un rythme plus rapide que la population mondiale : en un siècle, les prélèvements ont été mul- tipliés par sept, la consommation par six et le nombre d’habitants du globe par trois. Un tiers de la population mondiale prélève plus

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de 75 % de l’eau des rivières et vit par conséquent au-dessus de ses moyens hydriques. Quinze pays, situés pour la plupart au Moyen- Orient, prélèvent plus de 100 % de leurs ressources et exploitent pour ce faire les réserves d’eau fossile (3). Les nappes souterraines, qui représentent 30 % des réserves d’eau douce, assurent, selon l’Unesco, l’approvisionnement en eau de plus de la moitié de la population mondiale. Les nappes phréatiques sont des réservoirs souterrains alimentés par l’infiltration des eaux de ruissellement qui s’accumulent dans les vides de la roche perméable. Il existe aussi des centaines d’aquifères fossiles de tailles variables : déconnec- tées du cycle de l’eau, ces nappes ne se renouvellent pas (4). Ces réserves d’eau préhistorique ne sont véritablement exploitées que depuis une trentaine d’années. Certaines d’entre elles risquent d’être rapidement épuisées : les vingt millions d’habitants de Mexico City et des communes adjacentes tirent plus de 70 % de leur eau d’un aquifère qui sera à sec dans deux cents ans si le rythme actuel des prélèvements est maintenu. L’agriculture est responsable de 70 % des prélèvements en eau. Mais il existe en la matière d’importantes disparités : ce secteur emploie 3 % de l’eau prélevée au Royaume-Uni contre 41 % aux États-Unis, 70 % en Chine et près de 90 % en Inde. En l’espace d’un demi-siècle, la surface des terres irriguées a doublé et la quantité d’eau utilisée par l’agriculture a triplé. Caractérisée par l’association de nouvelles semences, d’engrais et d’eau, la « révolution verte » a autorisé un accroissement rapide de la population mondiale : après être passée de 2,5 milliards d’habitants au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à 7 milliards actuellement, elle devrait atteindre 9 milliards en 2050. L’accession d’une fraction croissante de la popu- lation mondiale à la classe moyenne se traduit par ailleurs par une demande de produits agricoles différente, or il faut par exemple quatre fois plus d’eau pour produire un kilogramme de bœuf qu’un kilogramme de poulet. L’industrie est quant à elle responsable de 22 % des prélèvements en eau. Les activités domestiques représen- tent enfin 11 % de l’eau utilisée dans les pays riches et 8 % dans les pays en développement. Alors que la quantité d’eau utilisée pour des raisons domestiques varie de 300 à 600 litres par habitant et par jour en Europe, elle n’est que de 10 à 40 litres en Afrique : 82 % de la population africaine a des difficultés à s’approvisionner en eau.

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Rétablir l’équilibre entre l’offre et la demande d’eau douce constitue une entreprise de longue haleine. La tâche sera d’autant plus délicate que cette ressource est inégalement répartie à la sur- face du globe. Neuf pays – Brésil, Canada, Chine, Colombie, Congo, États-Unis, Inde, Indonésie, Russie – concentrent 60 % de l’eau douce disponible. Mais alors que la Chine et l’Inde rassemblent plus d’un tiers de la population mondiale, ces États ne disposent que de 10 % de l’eau douce. D’importantes disparités existent à l’intérieur des pays ou se manifestent au cours de l’année : dans de nom- breuses régions du monde, les périodes d’abondance ou de sura- bondance alternent avec les périodes de pénurie. Le changement climatique contribue par ailleurs à l’augmentation des inégalités en matière d’accès à l’eau douce : les crues et les sécheresses sont plus fréquentes, les zones humides disparaissent, la fonte des glaciers s’accélère, les inégalités pluviométriques s’accentuent. Quatre voies peuvent être explorées afin de rapprocher l’offre et la demande d’eau douce. Il s’agit tout d’abord d’améliorer le stockage et la distribution en créant des réservoirs souterrains, en remplaçant les tuyaux qui fuient (5) ou en utilisant des systèmes de goutte-à-goutte afin d’arroser les plantes à la racine et de limiter les pertes par évaporation, qui représentent 20 à 60 % de l’eau utilisée dans un système d’irrigation traditionnelle (6). La création de varié- tés de plantes résistantes à la sécheresse ou offrant de meilleurs rendements contribuerait à rendre l’agriculture moins gourmande en eau. Le développement des technologies de dessalement per- mettrait par ailleurs d’accroître l’offre d’eau douce. En raison du prix élevé des technologies actuelles et de l’énergie nécessaire à leur mise en œuvre, l’eau dessalée coûte deux à trois fois plus cher que l’eau « classique » (entre 0,40 et 1,80 euro le mètre cube). Cette possibilité n’est donc guère ouverte pour le moment qu’aux pays pétroliers situés en zone aride ou aux pays riches souffrant de pénuries locales : seulement 0,4 % de l’eau douce de la planète est produite aujourd’hui par dessalement. L’eau dessalée est limitée à l’usage domestique, l’utilisation agricole n’étant pas rentable (7). L’introduction de mécanismes de marché pourrait enfin participer au rétablissement de l’équilibre entre l’offre et la demande d’eau : même dans les pays arides, le prix de l’eau reflète rarement sa rareté.

63 études, reportages, réflexions La bataille de l’eau

En raison de la raréfaction des ressources, les tensions liées au partage de l’eau douce se multiplient sur la scène internationale. Plus de 60 % de la population mondiale vit dans un bassin fluvial partagé par deux pays ou plus : le Congo, le Niger, le Nil, le Rhin et le Zambèze traversent entre neuf et onze pays, tandis que le bassin du s’étend sur dix-neuf pays. Il existe par ailleurs environ 280 aquifères transfrontaliers. Lors des cinquante dernières années, le Programme des Nations unies pour le développement a recensé trente-sept cas de violences entre États liées à l’eau, dont trente au Moyen-Orient. Les tensions internationales provoquées par une répartition jugée inéquitable de l’eau naissent soit dans des bassins fluviaux partagés par deux ou plusieurs États, soit entre pays riverains d’un même fleuve. Elles sont particulièrement vives au Moyen-Orient et en Asie. Le bassin du Jourdain est l’objet de conflits entre Israël et les pays voisins : les besoins en eau de l’État hébreu sont assurés à hau- teur des deux tiers par des ponctions à l’extérieur des frontières de 1948. L’exacerbation des tensions régionales ainsi que les boulever- sements liés aux « printemps arabes » ont incité Israël à donner plus d’ampleur à son programme de dessalement : il devrait permettre de couvrir 25 % des besoins en eau du pays dès 2020 (8). L’Ouzbékistan regarde avec inquiétude le projet du Tadjikistan de construire un grand barrage sur le Vakhch. Le barrage Rogun, qui sera le plus haut du monde si les plans originaux sont respectés, devrait permettre de produire suffisamment d’électricité pour satisfaire aux besoins du pays et en exporter vers l’Afghanistan et le Pakistan. Mais il réduirait considérablement les quantités d’eau disponibles en Ouzbékistan, ce qui mettrait en péril la production de coton nationale. L’eau est également à l’origine d’un nombre croissant de différends entre la Chine et ses voisins. Château d’eau de l’Asie, le Tibet est considéré par Pékin comme une ressource stratégique. Dix fleuves majeurs du continent y prennent leur source. La mise en œuvre par la Chine du Projet d’adduction d’eau du sud au nord (PAESN), qui consiste à relier sur plus de mille cinq cent kilomètres le Huang He (le fleuve Jaune), asséché une grande partie de l’année, et le Yangzi Jiang (le fleuve Bleu), fréquemment confronté à d’importantes crues, inquiète les autorités indiennes. L’une des trois dérivations projetées consis- terait à prélever dix-sept milliards de mètres cubes d’eau du Yangzi

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Jiang sur les hauts plateaux tibétains et à les transférer au Huang He non loin de sa source. New Delhi craint que le PAESN ne conduise les autorités chinoises à utiliser le Brahmapoutre pour alimenter le Yangzi Jiang (9). Partiellement alimenté par la fonte des glaciers tibétains, le Mékong traverse la Chine, la Birmanie, le Laos, la Thaïlande, le Cambodge et le Viêt Nam. La construction de plusieurs barrages en Chine expliquerait, pour partie du moins, la réduction de son débit en aval. Le géographe Aaron Wolf, qui a créé une base de données relative aux conflits transfrontaliers sur l’eau douce, a montré qu’un mécanisme de concertation se mettait en place à partir d’un cer- tain niveau de tensions et qu’il aboutissait fréquemment à la mise en œuvre d’une gestion concertée de la ressource : c’est ainsi que se développe une forme d’hydrodiplomatie (10). On compte cent quarante­-cinq traités portant sur « les questions frontalières et le par- tage des eaux entre États, l’utilisation équitable et rationnelle des ressources (navigation, hydroélectricité, irrigation), la communica- tion des données entre pays riverains ou la protection des écosys- tèmes » (11). L’Inde et le Pakistan ont signé en 1960 le traité de l’Indus, qui pose les bases de la répartition des eaux fluviales entre ces deux pays. Mais ce traité est aujourd’hui menacé. L’Inde a en effet l’intention de construire dans la partie du Cachemire qu’elle contrôle une dérivation qui prélèverait une partie des eaux de la Kishanganga avant qu’elle n’atteigne le Cachemire pakistanais. Alors qu’elle dispose déjà de vingt installations hydroélectriques sur les trois fleuves occidentaux alloués au Pakistan dans sa partie du Cachemire, l’Inde veut en construire dix de plus. Bien que de telles installations soient conformes à la lettre du traité, le Pakistan s’inquiète de leurs effets sur le débit des cours d’eau. Ce pays a par ailleurs grand besoin de capacités de stockage afin de pouvoir dis- tribuer de l’eau en hiver : les deux cinquièmes des eaux de l’Indus, dont les principales rivières ayant leur cours en territoire pakista- nais sont des affluents, viennent de la fonte estivale des glaciers. Or les deux grands barrages dont dispose le Pakistan s’envasent (12) et l’Inde s’oppose à la construction d’un barrage supplémen- taire dans le Cachemire pakistanais.

65 études, reportages, réflexions La bataille de l’eau

Le Nil constitue un autre exemple de tentative de gestion concertée des eaux fluviales. Né de la confluence à Khartoum du Nil bleu, qui prend sa source au lac Tana sur les plateaux éthiopiens, et du Nil blanc, qui débute son cours au lac Victoria en Ouganda, le Nil se jette dans la Méditerranée après avoir formé un delta dans le nord de l’Égypte. Alors que les pays en amont fournissent 97 % du débit du Nil, l’accord sur les eaux du Nil de 1929 attribua à l’Égypte près de 60 % du débit du fleuve contre 4 % au Soudan, le reste s’écou- lant vers la Méditerranée. En 1959, l’Égypte et le Soudan signèrent un nouvel accord de partage des eaux du Nil qui réservait au Caire près de 70 % du débit du fleuve, contre à peine plus de 20 % pour Khartoum. Bien qu’elle fournisse l’eau du Nil bleu à l’Égypte, l’Éthio- pie fut exclue de la négociation de 1959 ; elle n’accepta par consé- quent jamais cet accord. Le Soudan souhaite quant à lui engager avec l’Éthiopie une concertation sur le Nil bleu afin de pouvoir étendre ses surfaces agricoles irriguées. Les pays riverains du lac Victoria veulent enfin renégocier les anciens accords. Lancée en 1999, l’Initiative du bassin du Nil devait permettre aux pays riverains de progresser vers une gestion concertée des eaux du fleuve. Mais l’Égypte et le Soudan, qui refusent de réduire les quotas dont ils bénéficient depuis 1959, se sont retirés de la négociation (13). Comme le montre le cas de l’Initiative du bassin du Nil, les organisations destinées à la gestion des bassins fluviaux peinent à fonctionner lorsque l’un des États membres est en position dominante dans la région concernée. Elles obtiennent par ailleurs de meilleurs résultats lorsqu’elles s’emploient non à procéder au par- tage des eaux mais à répartir les bénéfices produits par une gestion concertée de cette ressource. Depuis la Conférence internationale sur l’eau organisée en 1977 par les Nations unies à Mar del Plata, les rencontres internatio- nales consacrées à ce sujet se sont multipliées. Si elles n’ont guère produit de résultats tangibles, elles ont néanmoins permis de mettre en lumière la nécessité pour les États de livrer la bataille de l’eau : le développement économique comme la stabilité internationale dépendent largement de l’accès à cette ressource et de la préserva- tion de sa qualité. Le temps est venu de concevoir et de mettre en œuvre une politique mondiale de l’eau.

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1. Le Cercle des économistes et Erik Orsenna, Un monde de ressources rares, Éditions­ Perrin/Descartes & Cie, collection « Tempus », 2007, p. 55. 2. L’évapotranspiration correspond à la quantité d’eau totale transférée du sol vers l’atmosphère par l’évaporation au niveau du sol et par la transpiration des plantes. 3. Suzanne Dionet-Grivet, Géopolitique de l’eau, Ellipses, 2011, p. 22. 4. Idem, p. 17-19. 5. Dans les pays en développement, 40 à 60 % des prélèvements en eau sont perdus en raison d’infrastructures défaillantes. 6. Le Cercle des économistes et Erik Orsenna, op. cit., p. 58. 7. Suzanne Dionet-Grivet, op. cit., p. 74. 8. Franck Galland, l’Eau. Géopolitique, enjeux, stratégies, CNRS Éditions, 2008, p. 41. 9. Idem, p. 125-127. 10. Idem, p. 16. 11. Suzanne Dionet-Grivet, op. cit., p. 183. 12. En autorisant le stockage de l’eau, les barrages permettent d’avoir accès à cette ressource durant les périodes sèches. Sur les barrages modernes, voir : Suzanne ­Dionet-Grivet, op. cit., p. 66-72. 13. Suzanne Dionet-Grivet, op. cit., p. 148-158.

n Annick Steta est docteur en sciences économiques.

67 études, reportages, réflexions rire du socialisme actuel en compagnie de jules michelet

n marin de viry n

es éditions Perrin ont l’excellente idée de publier le Dictionnaire Michelet, sous-intitulé Un voyage dans l’histoire et la géogra- Lphie françaises (1). En ce temps de crise où chacun, selon son idiosyncrasie particulière, cherche un refuge mental, une immunité contre la décadence, je relis Michelet. Et le rire monte, quand je compare les analyses et l’état d’esprit d’un homme que l’on classe à gauche, mort en 1874, avec celui, mettons, d’un militant socialiste qui soutient le gouvernement de François Hollande. On pourrait facilement faire le même exercice avec Jaurès, d’ailleurs, et mon pro- pos n’est pas de faire honte à la gauche d’avoir évolué, mais plutôt de la mettre en face de ses ancêtres – exercice que recommandait vivement Michelet lui-même, pour qui l’oubli était le plus sûr moyen de perdre le sens de tout – et de se colleter avec une pensée qui n’avait pas nos fausses pudeurs, notre passion de l’euphémisme, notre névrose victorienne de vertu, et qui met son point d’honneur à éviter l’observation des faits. Prenons ce que Michelet dit de l’Europe, au hasard : le grand Jules avait sur ses origines une idée précise, que je verrais bien, pour rire, mise en avant dans une conversation entre le président de

68 études, reportages, réflexions Rire du socialisme actuel en compagnie de Jules Michelet la République et la chancelière allemande . Michelet décrit en effet les croisades (oui, les croisades) comme « ce grand événement qui fit de l’Europe une nation », et dans lequel il était normal que la France prît une place prépondérante… Godefroi de Bouillon les ouvre, dit-il, et elles sont fermées par Saint Louis ! À part Régis Debray, je ne vois pas très bien qui, à gauche, serait capable de tirer le fil jusqu’au socialisme… Je vois d’ici M. Morelle, dans un moment d’égarement (mais la chose est impossible), pré- parer les « éléments de langage » pour une entrevue à deux, entre la chancelière et le président, et ce petit dialogue qui en découlerait : Le président Hollande, heureux d’élever le débat : « Angela, au fond, notre Europe naît avec les croisades, ce grand événement inauguré par Godefroi de Bouillon et terminé par Saint Louis ! » La chancelière Merkel, surprise en son for intérieur mais d’appa­rence impavide : « C’est une pensée de gauche, ça, François ? » Le président Hollande, relisant furtivement sa note d’éléments de langage : « Oui, oui, la preuve c’est que c’est dans Michelet, Angela. » La chancelière Merkel, recentrant plaisamment le débat : « Ah bon. En tout cas, Godefroi était duc de Basse-Lotharingie si je ne m’abuse, donc franco-allemand en quelque sorte ; tu me suis, François ? Et puis l’avoué du Saint-Sépulcre et Saint Louis, ça, c’étaient des vrais mecs ! Pas comme ces Mickey sociaux-­démocrates de ton gouvernement qui ne savent pas lire un budget, et qui n’ont jamais vu une entreprise qu’en carte postale ! Je plaisante, François… » Un militant progressiste pourrait aussi lire avec profit la rubrique « Bouc émissaire » (dans l’Histoire de France, tome XVII, chapitre xxviii), où Michelet apprend à la gauche comment remplir Bruxelles, Genève, Londres, l’Australie, le Québec, les îles Caïmans, etc. des Français les plus doués pour créer de la richesse : « Rien de meilleur dans les grandes détresses publiques, où tout le monde est furieux, que d’ouvrir une chasse qui détourne, occupe les haines. On fait lever un lièvre, quelque gibier ignoble et ridicule. Tout court après. » C’est ainsi que les bords du Léman et la Belgique voient arriver des trentenaires apeurés qui viennent de gagner leurs deux

69 études, reportages, réflexions Rire du socialisme actuel en compagnie de Jules Michelet ou trois premiers millions, et qui gagneront les autres ailleurs que sur notre sol. Ils y rejoignent les sexagénaires qui arrondissent leur pelote hors du territoire natal. Si vous saviez les confidences que je reçois des banquiers chargés de transformer nos jeunes entrepre- neurs français en jeunes entrepreneurs belges, suisses, anglais ! Et si vous saviez à quel point les lièvres échappent facilement à leurs chasseurs ! J’entendais Mme Touraine dire sur France Inter que de tels citoyens n’étaient pas des patriotes. Mais est-ce la patrie qui les vire ou eux qui la quittent ? Question qui s’est posée lors de la révocation de l’édit de Nantes, en 1789, en 1981 et aujourd’hui. Se trouvera-t-il quelqu’un pour mesurer honnêtement les dégâts ? Saisissons-nous ensuite de la grande cause que sert le gouver- nement, en lisant les développements du grand historien sur notre génie national (gaulois) : « Les instincts niveleurs sont éternels. » « Éternels », ce n’est pas grave, nous vivons bien avec le péché depuis l’aube des temps. Mais au pouvoir, c’est bien embêtant. Mais ce n’est pas si grave, l’Histoire en a vu d’autres. À la rubrique « Laboureur », Michelet note : « Le maigre laboureur semait chaque année dans un sol plus épuisé, plus maigre. Voilà la route où nous entrons, où nous irons de plus en plus. » Tranquillement. D’ailleurs, ce peuple plein de ressentiment, niveleur, et sur la pente d’un long appauvrissement, s’il n’était pas content de son sort après quelques années du régime qu’il aura voulu, trouvera dans Michelet le secret du bonheur : « La grande misère de ce temps, c’est de ne pas savoir être pauvres. » (Lettre à Edgar Quinet.) Il appren- dra. Ça s’appelle la pédagogie par la pratique. Mais il se pourrait que nous nous trouvions dans la situa- tion dangereuse où, même pour rester fauchés, il faille redoubler d’impôts. C’est la magie de la dette qui veut cela. Et c’est alors au sens de la synthèse de Michelet qu’il faudra recourir pour caracté- riser cette situation prérévolutionnaire, car payer pour s’appauvrir, ça passe mal, la chose s’est déjà vue : « Les privilégiés ne voulaient point payer, et le peuple ne le pouvait plus. » C’était la situation en 1788. La différence, c’est qu’il n’y a aujourd’hui pas de riches à faire payer : le 4 août accoucherait d’une souris. Le point commun en revanche, c’est l’ambiance de guerre civile. Michelet, confronté à la rhétorique de la « démondialisation », chère à notre ministre du Redressement productif – qui est plutôt

70 études, reportages, réflexions Rire du socialisme actuel en compagnie de Jules Michelet ministre de l’air et du constat outré –, Michelet confronté au discours vain, au discours aveugle, sourd et bavard, aurait, si je le lis bien, associé les moulinets des démagogues – Front de gauche et Front national en cette matière sur la même ligne – à sa définition des sots : « Le sot est une création essentiellement moderne, née des écoles du vide et de la scolastique ; il a fleuri, multiplié, dans les classes si nombreuses où la vanité prétentieuse se gonfle de mots, se nourrit de vent. » Pour vous, je ne sais pas, mais pour moi, lisant cela, j’ai revécu la primaire pour la désignation du candidat socia- liste, puis la campagne présidentielle, et leurs magnifiques dévelop- pements des alliés de la nouvelle majorité. Mais notre président pourra aussi trouver quelques points de réflexion personnelle, dont certains sont réconfortants, d’autres inquiétants. Sur sa longue jeunesse partisane, d’abord. « Quiconque se mêle aux partis est garrotté par un fil invisible. » (Cours au Collège de France.) Et là, j’ai envie de demander en criant à Michelet : « Est-ce pour toujours, grand Jules, ou une rémission est-elle possible ? » Sur son fief, ensuite : « Tulle est une vieille petite ville épisco- pale, aujourd’hui industrielle. » Et demain : ni épiscopale ni indus- trielle ? Sur l’origine profonde de ses déboires domestiques : « La femme est un puissant véhicule cérébral. » (Lettre à Gustave d’Eichthal.) Véhicule désormais militarisé, capable de lancer des tweets. Et celle-ci : « Rien de bas dans la femme, rien de vulgaire, tout poétique (sic). En général, elle est malade d’amour, l’homme de digestion. » (L’Amour.) Et, pour réconcilier Michelet, François Hollande et moi-même, cet ultime aphorisme : « Plus on a la santé morale, plus on croit à la liberté. Le fataliste est un malade. » (Histoire de France.)

1. Laurent Greilsamer, le Dictionnaire Michelet. Un voyage dans l’histoire et la géographie françaises, Perrin.

n Marin de Viry est l’auteur de Pour en finir avec les hebdomadaires (Gallimard, 1996), du Matin des abrutis (Lattès, 2008), de Tous touristes (Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2010). Son premier roman, Mémoires d’un snobé, est publié chez Pierre-Guillaume de Roux.

71 études, reportages, réflexions roberto peregalli : de l’impermanence des choses et des lieux

n eryck de rubercy n

l n’est pas si fréquent qu’une sorte d’entente s’établisse d’em- blée entre un livre, qui ne soit pas un roman, en l’occurrence Iun essai, et son lecteur ; et cela, de la première à la dernière page. D’abord on se sera informé de son contenu par la lecture de sa quatrième de couverture, chargée d’en dire le plus essentiel – « un essai sur la beauté d’un monde qui disparaît » – quand elle n’en intègre pas un extrait :

« Ce livre parle de la nostalgie qui se saisit des objets et des lieux, il parle de l’incurie de l’homme pour son destin, il parle de la violence qu’exerce la technologie moderne sur nos lieux et notre monde, des prome- nades silencieuses sur un chemin de campagne, des cours abandonnées, de la pluie qui coule sur les vitres. Les pauvres choses témoignent d’un monde perdu, leurs traces à peine visibles forment la trame de notre vie. »

C’est assu­rément la voie la plus directe pour découvrir les Lieux et la poussière – sous-titré de manière évocatrice Sur la beauté de l’imperfection – de Roberto Peregalli (1), auteur italien dont la notoriété, malgré un autre de ses ouvrages précédemment traduit mais peut-être moins représentatif de sa singularité (2), ne s’est pas encore imposée en France.

72 études, reportages, réflexions Roberto Peregalli : de l’impermanence des choses et des lieux

C’est aussi la meilleure façon d’aborder ce livre car la phrase choisie pour en rendre compte s’ouvre sur un mot qui en donne la tonalité dominante : « nostalgie ». Une nostalgie qui est ici le senti- ment d’une irrémédiable rupture :

« De l’Odyssée à Zarathoustra notre vie est fondée sur ce mot “nos- talgie”. Nostalgie dans laquelle s’inscrit le temps, son fidèle compagnon. […] La nostalgie est notre vie. »

Lorsque Proust, jadis, affirmait que la source du besoin d’écrire, chez le grand écrivain, est dans le besoin d’élucider, de donner forme à certaines sensations exceptionnelles dans les- quelles il a cru deviner un « au-delà de la vie », assimilant donc le métier d’écrivain à une recherche de la vraie vie, il parlait pour tous les poètes, mais ce qui frappe, c’est que Roberto Peregalli parle ici à son tour comme lui : « La madeleine de Proust s’ouvre à la relation entre le temps et la mémoire, entre la mémoire et la nostalgie. » Roberto Peregalli a la nostalgie d’un monde qui s’est défait, qui s’en est allé, « d’un monde qui ne nous appartient plus », qui a changé, bref « d’un monde perdu ». Nostalgie qui est à la fois sur le plan des idées et dans la langue même avec des façons de parler non seulement propres à la nostalgie mais à une certaine mélancolie, dans le cadre de références, d’émotions et de vues sur le monde qui furent encore celles du monde du début du XIXe siècle par contraste avec notre époque, « qui a cessé de vou- loir vivre en paix sur cette terre » et qui « ne tolère pas la fragilité de la vie, la beauté qui ne repose sur rien. » Toute la « beauté de l’imperfection » est là. Rien n’est plus difficile, du seul point de vue littéraire, que de tenter d’évoquer la vie des choses et des lieux qui ont été trans- formés en étant sacrifiés par notre époque, ce que beaucoup ne parviennent même pas à remarquer, et plus encore d’en fournir au lecteur la perception. « Partout sur la planète, on démolit et on reconstruit, sans cesse », observe Roberto Peregalli et de renchérir en affirmant qu’« aveuglés par la technologie, le progrès, par un prétendu paradis inaccessible, nous sommes en train de dévorer la terre en ensevelissant sous une épaisse couche de béton la trame de notre vie ». Bétonnage qui dans les campagnes a littéralement anéanti l’idée même de « pittoresque », le mot étant appliqué à une

73 études, reportages, réflexions Roberto Peregalli : de l’impermanence des choses et des lieux certaine catégorie de paysages ressemblant à ceux inventés par les peintres. Roberto Peregalli nous fait beaucoup réfléchir aux condi- tions dans lesquelles s’est exercé ce changement :

« Maintenant que nous avons radicalement transformé notre façon de construire, que nous avons perdu cet alphabet qui est à la base de l’archi- tecture depuis deux millénaires (les rapports entre les pleins et les vides, les fenêtres, les arcs, les colonnes) et que nous avons accepté comme postulat que le passé est à proscrire pour progresser, la relation esthétique entre ­ancien et nouveau disparaît de façon absolue et douloureuse. L’ignorance du passé, ne serait-ce que comme patrimoine à observer et à préserver, est un obstacle à la création d’un tissu urbain continu qui lierait les lieux dans une même harmonie. L’architecture moderne, dans un tissu urbain préexistant, est une cicatrice, le souvenir violent de quelque chose qui a existé et qui n’est plus. Même s’il s’insère, d’un point de vue volumétrique, dans l’espace tel qu’il était, l’impact de l’architecture nouvelle crée une faille définitive. »

Mais le changement est plus radical encore, puisque « ce ren- versement opéré dans les modes de construction (le béton armé, les dalles en porte-à-faux, les fenêtres en bande) a instauré une unifor- mité planétaire de l’esthétique et de l’architecture » – le malheureux terme « esthétique » tendant ici à signifier l’idolâtrie d’une beauté factice, d’une beauté morte, à savoir d’une beauté qui n’est plus intimement liée à celle d’un ordre, d’un ordre des choses, qui n’était autre jadis que l’ordre de la « nature ». On sent que Roberto Peregalli a mis beaucoup de lui-même dans cet essai et pas seulement de cette sensibilité qu’il a, mais aussi de ses qualités intellectuelles qui se remarquent chez lui par l’usage qu’il fait à bon escient de citations de Heidegger, notamment à propos du « gigantesque » dont la soif de notre époque « a pro- fondément meurtri les lieux » puisqu’atteint de gigantisme « chaque architecte se bat pour réaliser un édifice plus grand, plus haut, plus étrange que celui de son collègue ». Mais si Roberto Peregalli cite de Heidegger un passage de Chemins qui ne mènent nulle part à propos de l’avènement du monde moderne, dont le trait fonda- mental est « la conquête du monde en tant qu’image conçue » dans lequel « l’homme met en jeu la puissance illimitée de ses calculs, de ses planifications et de sa culture universelle », pour autant il n’est pas nécessaire de connaître toute sa pensée pour voir dans cette conception du monde « un signe de ce processus que, partout, et

74 études, reportages, réflexions Roberto Peregalli : de l’impermanence des choses et des lieux sous les formes et les travestissements les plus divers, le gigantesque fasse son apparition ». On a ainsi le sentiment d’un contraste violent entre d’une part « le désir de grandeur », qui autrefois « était assu- jetti à une forte préoccupation de l’urbanisme et soumis aux lois classiques de l’architecture » et, d’autre part, « la disparition de ces éléments, dès la seconde moitié du XXe siècle », ayant provoqué les bizarreries du « gigantesque » partout dans le monde. « Cachées der- rière des mots comme “requalification” ou “dégradation”, utilisés à tort et à travers pour justifier et autoriser les dégâts à venir, on a créé des œuvres qui, telles des sculptures dévastatrices, ont ruiné des lieux de mémoire et de silence. Elles n’apportent rien, ne génèrent aucune connexion, si ce n’est une foule de visiteurs consternés et curieux qui les regardent comme des prodiges », quêtant désespé- rément quelque émotion dans des lieux devenus anonymes où ils ne font que passer. Les choses semblent même être allées de plus en plus vite, de sorte qu’on est peut-être plus loin – du moins aussi loin – du monde du début du XXe siècle qu’on l’est de l’époque de la Renaissance. D’aucuns bien sûr prétendront que Roberto Peregalli ne com- prend rien à l’architecture contemporaine et s’est arrêté aux archi- tectes « modernistes » tels Le Corbusier, Loos, Gropius, Van der Rohe ou Wright qui « voulaient créer une nouvelle philosophie de la mai- son, fondée sur une critique des édifices éclectiques fin de siècle » alors que « plus personne aujourd’hui ne parle de maison » mais « discute abstraitement d’édifices et de design ». Pourtant Roberto Peregalli ne cherche pas tant à corriger cette impression qu’à expo- ser les raisons profondes qui lui permettent d’expliquer que :

« L’équivoque de Gropius, le mirage qui l’aveuglait, est qu’il ait pu penser que ce nouveau type de construction pouvait être assimilé, par typologie, aux précédents. En réalité, la grande différence tient dans le refoulement du passé, ce qu’il a lui-même confirmé par ailleurs. Le passé a été mis dans une châsse scellée, afin qu’il ne nuise en rien. On peut le vénérer mais on le craint. Et surtout on se garde bien de l’imiter. »

Pour ces raisons, ou plutôt pour cette raison, car il n’y en a finalement qu’une qui est que le passé le plus proche est probable- ment celui qui nous est le plus étranger, « on a favorisé la spécula- tion immobilière, et engendré, par conséquent, avec des variantes

75 études, reportages, réflexions Roberto Peregalli : de l’impermanence des choses et des lieux infinies, un nombre illimité de nouveaux types de constructions, qui ont envahi les villes et les banlieues, ravagés les campagnes et les collines, rompant ainsi l’équilibre riche et fragile de l’homme et de la nature » – ce que Roberto Peregalli appelle « la relation féconde entre les lieux et la nature » qui sont désormais dissociés, alors qu’autrefois­ « habiter cette terre était une cohabitation harmo- nieuse dans laquelle l’homme bénéficiait de la nature et cette der- nière tirait profit et beauté de la présence des desseins de l’homme. Ainsi naissaient les lieux ». C’était exactement la manière de vivre de Goethe, qui en face de son petit pavillon de jardin à Weimar avait érigé un petit fût de colonne autour duquel s’enroulait un serpent avec l’inscription latine : « Genio huius loci » (Au génie protecteur de ce lieu). Petit monument toujours visible, parfaitement à sa place dans un parc né des forces conjuguées de la nature et des hommes. Dès lors, on peut recenser les divers titres des chapitres de l’essai de Roberto Peregalli en dehors de celui sur « Le gigantesque » dont nous venons de parler et qui en constitue le centre, que ce soit « Les façades », « Les vitres », « Le blanc », « La lumière », « Les ruines », « Les reconstructions », « La patine », « L’ornementation », « Les musées »… qui sont autant de prétextes à réfléchir sur l’extra- ordinaire atmosphère dans laquelle les choses baignaient autrefois. C’est dire si l’on y retrouve cette poésie humaine des choses qui a été ensevelie de nos jours et qu’on aurait tort d’assimiler à quelque souci de lettré à vouloir mettre le passé comme un voile sur la société contemporaine ou d’antiquaire trop tourné vers le passé. Car le but de Roberto Peregalli est de faire sentir par contraste avec un passé récent notre façon de vivre agressivement contemporaine. Les choses du passé ne sont d’ailleurs presque jamais énoncées sans être mises en perspective avec le présent :

« Autrefois aussi on reconstruisait. Ça n’est pas une prérogative de notre siècle. La différence, c’est que l’on reconstruisait alors comme on construisait, avec la même méthode. Chaque intervention était faite avec simplicité, ce qui la rendait légère et imperceptible. Il existait une réelle continuité entre avant et après. »

Ailleurs, mais toujours en voulant donner une vision du passé rapprochée du présent :

76 études, reportages, réflexions Roberto Peregalli : de l’impermanence des choses et des lieux

« Les choses autrefois étaient faites pour durer et elles étaient ­caduques. On prenait en compte leur caractère périssable pour les rendre plus belles encore. Aujourd’hui les choses sont produites pour être éphé- mères et dans le même temps on les protège par des vernis ou autres substances, afin qu’elles paraissent éternelles. »

En fait, il y a par miracle dans l’expression de la pensée de Roberto Peregalli un équilibre gardé entre l’intellect et la sensibilité :

« Désormais, les matériaux, souvent synthétiques ou recouverts de vernis acryliques, empêchent toutes formes d’échanges. Les couleurs, les bois, les marbres ne subissent plus aucune modification, ils sont rendus éternels dans une jeunesse acerbe qui ne s’adapte pas au mouvement des jours, des années, mais reste figée, plastifiée et pétrifiée. »

Que ce soit avec le bois, le stuc, le fer, les étoffes, les dorures, ou tout autre durable substance de la terre comme la pierre, le marbre, on avait autrefois le sentiment de la vie qui bouge et change avec la poussière et la patine du temps, change non seulement d’an- née en année, mais de génération en génération, de siècle en siècle :

« Les matériaux dont sont composés les objets ou les monuments ont été travaillés pour se modifier dans le temps. Le bois prend ce lustre un peu gras qu’il n’a pas de prime abord, il doit brunir, puis s’éclaircir, et devenir comme un os. On peut dire la même chose du marbre, de la pierre. Ils doivent perdre leur jeunesse, se sédimenter, s’ébrécher. Le doré d’un cadre, d’un fauteuil, perd l’éclat diffus et uniforme qu’il avait à l’origine, il joue avec la poussière pour acquérir ombres et lumières, pour voltiger comme des flocons dans l’espace. Le stuc abandonne ses reliefs uniformes, il s’émousse, il épouse les ombres du temps. Le fer se courbe, se creuse, s’écaille et rouille jusqu’à perdre sa consistance homogène. L’étoffe perd son aspect brillant, sa tenue, sa couleur. De même, la peinture, l’enduit prennent vie en perdant vigueur dans les mailles du temps. »

La beauté des choses, faite de ce qu’elles respirent, est donc soumise au temps qui leur fait subir l’usure, expression d’une vita- lité, venant ajouter une beauté involontaire, due aux hasards de l’histoire ou encore aux effets des causes naturelles :

« La cafetière, la théière, le candélabre ne sont plus jamais les mêmes, parce que la poussière s’y est déposée et qu’il faut y veiller avec soin. »

77 études, reportages, réflexions Roberto Peregalli : de l’impermanence des choses et des lieux

La poussière a d’ailleurs quelque chose de très paisible en compa- raison du sentiment de malaise qu’on peut éprouver dans des maisons propres, bien entretenues où l’on maintient cette sorte d’ordre froid qui était caractéristique du salon bourgeois dont les meubles étaient même parfois recouverts de drap afin de les protéger de la poussière. On connaît tous cette phrase de la Bible, que cite Roberto Peregalli : « Tu es né poussière et tu redeviendras poussière », qui rend très claire la signification du titre de son livre et de cette allégorie de la matière qui se décompose pour retourner au néant. En même temps :

« La patine, comme la poussière, se dépose sur les choses. Elle leur donne vie. Elle les inscrit dans le temps. Une table, une chaise, un verre, parlent du passé, des mains qui les ont touchés, à travers la peau du temps qui les enrobe doucement. »

Si évidemment on essayait de découvrir comment chaque objet qui nous entoure en est venu à être, on passerait nos vies à le faire, pourtant qui n’a rêvé sur ces objets en bois du quotidien portant de façon indélébile la trace des mains, la marque du temps ? Tous objets en fait qui témoignent aujourd’hui d’une reddition : celle de l’artisanat devant la mécanisation, la préfabrication en série, la vogue des matières synthétiques comme le plastique, très agressif, parce qu’indes­truc­tible, donc dangereux pour l’environnement. Surtout la beauté des choses étant soumise aux lois de la vie et de la mort, n’est- il pas « paradoxal de produire aujourd’hui des objets jetables avec des matériaux insensibles au passage du temps, conçus néanmoins pour résister au changement, à la décomposition, à la mort » ? Tout cela vaut également pour les lieux car « un lieu n’est pas immortel ». Reste que « dans notre monde, attentif uniquement à la reconnaissance de ce qui est visible, on pense qu’indépendamment de ce qui survient, un lieu reste le même ». C’est naturellement faux. Prenons le cas d’une vieille ferme abandonnée qu’on voudrait res- taurer, autrement dit « rendre à ses origines », ce qui est illusoire ; là encore « le temps a déposé sur la maison ce qui est advenu » au point que ses murs, pour Roberto Peregalli, sont presque un recueil de souvenirs : « Les enfants qui ont couru sous les arcades, dans la cour, les personnes qui ont fait l’amour cachées derrière un mur, tout est inscrit sur ces pierres. » Mais tandis que les anciens restau- raient par continuité, notre point de vue aujourd’hui « de vouloir

78 études, reportages, réflexions Roberto Peregalli : de l’impermanence des choses et des lieux rendre un lieu à ses origines est un hybris, un sentiment d’omni- potence inhérent à la technologie moderne. C’est penser que le temps peut être gommé, alors même qu’il est un attribut précieux des lieux et des personnes, et non un accident fâcheux à suppri- mer. » Bien sûr, ce besoin de restaurer peut tenir en partie au désir de posséder une maison en bon état, mais « restaurer, lorsqu’on veut donner de l’éclat, est un leurre. […] rien ne peut faire disparaître le temps passé, les matériaux vieillis. L’éternité est un mirage, non le salut. Nous sommes dans une barque, la ligne d’horizon est à peine perceptible » car « penser qu’un lieu puisse se cristalliser dans une éternité hors du temps est une chimère qui révèle, sous un masque d’humilité, une présomption infinie ». Pourtant il est aujourd’hui une manie bien envahissante de restaurer à outrance qui relève d’une grossière mise au net :

« Devant un bâtiment en ruines, la plupart des gens crient merveille et pensent à la beauté du lieu une fois restauré, ne comprenant pas que la beauté du lieu vient précisément du fait qu’il est en ruines. »

Nous n’avons d’ailleurs que trop d’exemples de restaurations maladroites dont ont pâti des monuments prestigieux artificiellement trop refaits. C’est pourquoi Roberto Peregalli trouve son compte à chacune de ces cassures, fissures ou lézardes des murs qui nous met- tent face à l’élément du temps auquel l’homme se heurte inexorable- ment, de même que trouvent grâce à ses yeux « les coulées noires le long des gouttières ou sous l’entablement des fenêtres, les couleurs passées » qui sont « les rides du temps ». Aussi le travail du restau- rateur devrait-il être en principe imperceptible et les matériaux être utilisés comme si le temps avait laissé en eux une empreinte, car :

« C’est bien une attention précautionneuse qui permet d’être et qui veille sur la fragilité de notre existence et de ce que nous construisons – ce n’est ni la technique, ni même le calcul scientifique. Elle veille dans le temps, sans hybris, avec le respect du temps. »

Or, « une chose dans laquelle on ne trouve pas trace d’hybris a de la valeur et doit être préservée » – le mot « hybris » en résonance des lieux étant lié à une vision du monde où prédo­ ­minent la tech- nologie et le progrès dont Roberto Peregalli n’apprécie pas particu- lièrement les « bienfaits ».

79 études, reportages, réflexions Roberto Peregalli : de l’impermanence des choses et des lieux

Maintenant il est une forme de transformation plus saisissante que les autres qui est celle qu’ont subi les antiques à travers des alter- natives d’adoration, d’admiration, d’amour et de mépris ou d’indif­fé­ rence mais, là encore, Roberto Peregalli dénonce jusqu’à l’atmosphère des musées où ils sont aujourd’hui logés, enfermés, après qu’« au cours du siècle dernier les données ont changé radicalement », le musée d’objets antiques ayant pris « une allure sépulcrale, comme si, par ses matériaux et sa ligne, il voulait accentuer cette distance qui déjà nous séparait d’eux ». Ainsi, de toutes les transformations causées par le temps, aucune n’affecte peut-être davantage les objets antiques que cette rupture entre le passé et le présent qui nous en éloigne au lieu de nous en rapprocher, preuve s’il en est qu’ils « doivent être sauvés non de la poussière du temps, mais surtout de l’ignorance des hommes ». D’ailleurs on ne peut pas dire que Roberto Peregalli approuve, loin s’en faut, « les musées, qui surgissent toujours plus nombreux à notre époque » et au sujet desquels il fait un constat sévère. Beaubourg ? « un immense radiateur de couleur tombé du ciel dans un quartier populaire au cœur historique de Paris ». Le musée Guggenheim de Bilbao ? « un brontosaure d’acier assoupi » apparais- sant « dans sa brutalité étincelante, comme une célébration de lui-même dans une harmonie dissonante avec le lieu ». À l’extrême opposé, le musée de l’Ermitage, « où les œuvres sont présentées, comme elles l’ont toujours été, de façon rassurante, et dans lequel la poussière et la lumière vibrent à l’unisson, la poussière du temps, de la vie, de la nostalgie ». Ajoutons à cela que Roberto Peregalli s’insurge­ aussi bien contre la volonté des pouvoirs espagnols à achever la construction de la Sagrada Familia de Gaudí pour en faire « un objet compréhensible » et « le traduire dans une langue déchiffrable », que contre l’absurdité des autorités d’Ephèse décidées à reconstruire le temple d’Artémis, l’un des plus grands temples de l’Antiquité « pour que les visiteurs d’aujourd’hui puissent revivre les magnificences d’autre­fois ». Cet état d’esprit, grandement accru par le commercialisme de notre temps, est pour Roberto Peregalli « à l’origine de la conception du second Louvre d’Abu Dhabi, comme s’il s’agissait de l’implantation d’un nouveau magasin de mode dans un autre pays ». Quoi qu’il en soit, on est étonné, agréablement surpris de lire chez Roberto Peregalli tant d’observations – certaines apparemment simples, évidentes, qui peuvent même apparaître comme presque

80 études, reportages, réflexions Roberto Peregalli : de l’impermanence des choses et des lieux trop faciles – avec des points de vue si éloignés des champs de réflexion d’aujourd’hui et – ce qui est vraiment rare – si sensible- ment exprimés.

« Il est difficile d’imaginer une maison sans fenêtres. On y perdrait l’effet de la pénombre, passage intermédiaire entre l’obscurité et la lumière, dans lequel apparaissent peu à peu comme surgissant de la brume, le contour des choses, des objets qui nous sont familiers. De la fenêtre, on devine le feuillage d’un arbre, l’angle de la maison d’en face, la gouttière d’un toit. »

Et ce n’est d’ailleurs pas sans poésie que Roberto Peregalli s’exprime, attaché qu’il est à des images imperceptibles et fuyantes :

« Le soir, fermer les volets, s’il y en avait, était un rite. Lorsque la lumière du jour s’atténuait et que, doucement, la nuit s’insinuait dans les murs de la maison, ce rite permettait de créer une imperméabilité entre extérieur et intérieur. Le matin, au contraire, ouvrir fenêtres et volets était le signe d’un jour nouveau, l’air frais se mêlait à celui plus trouble des choses, les objets, lentement, émergeaient des brumes du sommeil. »

Une certaine manière de dire nettement, pleinement, et sans plus ce qu’on a à dire qui est poétique, parce qu’elle fait corps avec la réalité même des choses. Cela avant de nous rappeler que :

« À l’origine, le verre est une surface très fine, une délicate mem- brane à travers laquelle regarder le monde. Diaphane comme une lune opalescente. »

Mais peut-être fallait-il justement une sensibilité italienne pour ressentir et dire toutes ces choses d’un autre temps que la plupart de nos contemporains ne fréquentent plus guère, ont littéralement ensevelies. Il est sans doute vrai que le monde d’aujour­d’hui, tel que Roberto Peregalli le décrit, lui déplaît profondément. Il n’y a pourtant pas vraiment d’amertume mais plutôt du regret dans le ton général de son essai, qui n’est pas non plus celui d’un plaidoyer, c’en est même l’une des réussites. En outre, on est heureux de pou- voir dire qu’Anne Bourguignon a effectué de ce livre une très belle traduction à la fois spontanée, nuancée et fluide qui parvient à en faire passer les accents les plus fragiles.

81 études, reportages, réflexions Roberto Peregalli : de l’impermanence des choses et des lieux

Mais tout cela signifie-t-il en définitive que Roberto Peregalli aime plus le passé que le présent ? L’amour du passé est l’amour de la vie parce que notre vie est beaucoup plus au vaste passé qu’à l’étroit présent. Comme il l’écrit, on aime le passé parce que c’est le présent tel qu’il a survécu dans la mémoire. C’est même ainsi « que naît la nostalgie, le douloureux désir du retour. S’accumulent dans la mémoire tous ces regards sur ce qui n’est plus. Les instants passés revivent dans le souvenir ». Dès lors, quel recours reste-t-il à l’homme dans une époque qui a perdu l’esprit vivant du passé au point même de le détruire « lorsqu’elle décide de le préserver » ? Roberto Peregalli nous invite simplement à nous « promener dans les brèches créées par l’incurie de l’homme, en cherchant à sauver la moindre chose, même insignifiante, une trace à jamais liée aux émotions de ceux qui ont vécu » et nous propose une autre façon de regarder en nous faisant réfléchir au fait que « la quiétude, le silence, ce qui ne compte presque pas, qui est sur le point de disparaître, laissé à l’abandon – maison, objet, lieu – dans le devenir continu du temps, éclairé par la nostalgie, reste à l’écart entre les plis du monde sans céder aux ruses et aux illusions du progrès ».

1. Roberto Peregalli, les Lieux et la poussière. Sur la beauté de l’imperfection, illus- tré par des photographies de l’auteur, traduit de l’italien par Anne Bourguignon, Arléa. 2. Roberto Peregalli, la Cuirasse brodée : les Grecs et l’invisible, Le Promeneur, coll. « Le cabinet des lettrés », 2009.

n Eryck de Rubercy, essayiste, critique, auteur des Douze questions à Jean Beaufret à propos de Martin Heidegger (Univers-Poche, coll. « Agora », 2011), est aussi tra- ducteur d’écrivains et poètes allemands, notamment d’essais sur Hölderlin de Max Kommerell (Aubier, 1989), de poèmes de Stefan George (Fata Morgana, 1981, et 2004, prix Nelly-Sachs), ainsi que de l’œuvre d’August von Platen (La Différence, 1993-2002). On lui doit par ailleurs l’édition des Aperçus sur l’art du jardin paysa- ger d’Hermann von Pückler-Muskau (Klincksieck, 1998), d’une ­anthologie intitulée Des poètes et des arbres (La Différence, 2005) et la présentation d’œuvres d’Ernst Meister (Éditions du Rocher, 2005), de Gottfried Benn et de Peter Handke (La Dif- férence, 2006). Il vient de préfacer Heinrich von Kleist de Friedrich Gundolf, traduit par Alexandre Vialatte (Éditions du Félin, 2011).

82 un nouveau théâtre politique

• Jean-paul Clément

• JaCques de saint viCtor

• alain-gérard slama

un nouveau théâtre politique le centre disparu De 1789 à la Première Guerre mondiale

n jean-paul clément n

« La Révolution arrivée, le poète s’engagea dans un de ces partis sta- tionnaires qui meurent toujours déchirés par le parti du progrès qui les tire en avant, et le parti rétrograde qui les tire en arrière. (1) »

échec du MoDem de M. François Bayrou à l’élection prési- dentielle de mai 2012 conduit tout naturellement à s’interro- L’ger sur le centre. Avant de parler de la disparition du centre, encore faut-il se demander s’il a jamais existé. C’est un des mystères de notre vie politique. Louis de Bonald, théoricien de la contre-Révolution, écri- vait : « Le centre est un glaçon entre deux bougies. » A-t-il jamais disposé d’une doctrine propre, d’une armature partisane, de relais, de ténors, si ce n’est sous la IVe République avec le MRP, fondé en novembre 1944 ? Je vous invite donc à une « visite commentée » de l’histoire constitutionnelle française depuis 1789. René Rémond, dans son célèbre ouvrage les Droites en France (2), a distingué une droite orléaniste, une droite bonapartiste, une droite légitimiste ; jamais le centre n’apparaît en tant que réalité politique. Faute sans doute de s’être organisé en parti, il relève plus d’une sensibilité que d’une force bien délimitée.

85 un nouveau théâtre politique Le centre disparu De 1789 à la Première Guerre mondiale

1789, mauvais présage : le centre disparaît dès sa naissance ! Aux états généraux, alors que se prépare la mue de ces états en Assemblée constituante, ceux qui y sont hostiles se placent à droite, et ceux qui y sont favorables, les « patriotes », siègent à gauche. Dès lors se crée un clivage entre deux partis antagonistes qui ne cesse- ront de rythmer la vie politique française jusqu’à nos jours : la droite et la gauche. Mais le centre, où est-il ? Cherchons-le. Après cette scission, on trouve d’une part les aristocrates, partisans de l’ordre ancien, et de l’autre les patriotes, partisans de l’. La prise de la Bastille sert de ligne de démarcation. Lors de la rédaction de la Constitution, le débat porta sur la question du veto (fallait-il donner au roi un veto, absolu ou non, sur les lois votées ?) ; de même sur la question du bicaméralisme, qui fit apparaître dans le parti patriote des modérés et des avancés. C’est ainsi que la députation du Dauphiné, de façon classique, se coupa en deux : Mounier, partisan du veto absolu et des deux Chambres, prenant la tête des modérés, c’est-à-dire des premiers centristes ; et Barnave, adversaire du veto absolu et des deux Chambres, devenant l’un des chefs des « avancés » (3). Les modérés de centre droit ont pour noms Mounier, Malouet, Bergasse. Ils ne souhaitent pas le renversement de la monarchie, moins encore la République à l’américaine, mais une voie moyenne, celle de la monarchie constitutionnelle « à l’anglaise ». Monarchiques, on les traitera de « monarchiens » – en insistant sur la seconde ­syllabe lorsqu’on est à gauche alors que la droite, elle, les consi- dère comme des traîtres à la cause monarchique. Ils se briseront rapidement en essayant d’arrêter le mouvement qu’ils ont contribué à déclencher. Les aristocrates, à leur droite, les détestent plus qu’ils détestent les hommes de gauche. À telle enseigne que lorsque ces monarchiens rejoindront l’armée des Princes après leur échec, ils seront fort mal reçus, Chateaubriand en tête mais aussi Montlosier (4) et bien d’autres, car ils n’ont pas abandonné le roi en 1789, tels le comte d’Artois et sa petite cour. Les modérés sont les premiers à vérifier la loi que, dans les grands tumultes politiques, comparables aux tumultes des éléments, « les individus, écrit Cournot, n’acquiè- rent passagèrement de l’importance qu’à condition d’aider à la roue, et la roue les brise dès qu’ils essaient d’en arrêter ou d’en retarder le mouvement ».

86 un nouveau théâtre politique Le centre disparu De 1789 à la Première Guerre mondiale

Ce sera pour les modérés un premier échec que celui du pre- mier comité de Constitution, lequel dura deux mois, du 14 juillet au 15 septembre 1789. Deux mois difficiles et décisifs. Ils étaient majoritaires dans le comité, et pourtant ils perdirent sur la respon- sabilité des ministres, sur l’accès et le droit de parole des ministres aux Chambres, sur le droit de dissolution, sur la question du bica- méralisme, sur la sanction royale. Le comité de Constitution, battu sur toutes ces questions qui étaient décisives, démissionna le 12 sep- tembre 1789. Le 15 était élu un nouveau comité. L’épisode anglo- maniaque centriste était terminé. Mounier quitta la France pour la Suisse. Ces mauvais débuts vont se reproduire avec l’échec de Mirabeau. À l’Assemblée législative, le centre s’est déplacé et les feuillants occupent cette place, disons au centre droit : Barnave, Duport, Lameth. Ils se trouvent au centre, entre les jacobins et la droite de plus en plus persécutée. Une tentative émane de leur part après la fuite de Varennes. Les « triumvirs » pensent agir en deux temps : d’abord ils veulent procéder à des réformes restreintes qui peuvent être introduites par le biais de la révision ; plus tard, s’ils réussissent, si le courant est remonté, ils tenteront des réformes plus importantes telles que celle des deux Chambres préconisée par Mounier. Il se produit alors ce phénomène courant dans l’histoire politique qu’est le décalage des partis. Les triumvirs avancés de 1789 se rallient, en juillet 1791, aux idées des monarchiens et du premier comité de Constitution. C’est un nouvel échec ! La rédaction définitive de la Constitution de 1791 consacre l’incompatibilité. Tout ce qui est obtenu, c’est le droit pour les ministres de prendre la parole à l’Assemblée, et encore sous cer- taines conditions. Le redoutable jacobin Barère eut cette phrase révélatrice au cours des débats d’août : « Sans doute il est désirable que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif marchent d’accord. C’est désirable, mais cela est impossible. Ce n’est pas à l’Assemblée qu’il faut apprendre que le pouvoir exécutif sera toujours l’ennemi du pouvoir législatif ; il lui fera tout le mal qu’il pourra lui faire. » Barère exprimait là ce qui est resté jusqu’au bout l’esprit dominant, non pas de tous les chefs de l’Assemblée mais de la masse des députés, et surtout de ceux – l’immense majorité – qui n’espéraient pas, pour diverses raisons, devenir jamais ministres, faire jamais par-

87 un nouveau théâtre politique Le centre disparu De 1789 à la Première Guerre mondiale tie de l’exécutif. Échec, donc. La Constituante avait échoué à créer un gouvernement fondé sur des principes centristes. La suite ne le prouvera que trop.

De la Convention à l’Empire

Avec l’élection de la Convention, la chute de la monarchie, la pro- clamation de la République (1789), Robespierre s’exclame : « Le règne de l’Égalité commence. » La Convention comprenait 749 membres. Ses députés se répartissaient entre 160 girondins, 260 membres de la Montagne, et une majorité de près de 400 membres dits de la Plaine, ou du Centre, ou du Marais. Il se trouve donc un large centre, un centre itinérant : les uns ont voté la mort de Louis XVI, les autres se sont abstenus ou ont proposé son bannissement. Ils penchent tantôt à gauche, tantôt à droite, et lorsque l’heure de Robespierre est sonnée, ils se portent du côté de la « réaction » menée par les putschistes qui ont renversé Robespierre, Couthon et Saint-Just. Ont-ils une doctrine ? Non. Ils sont géographiquement au centre. De même que la Législative a été menée par sa minorité giron- dine, et de même que dans la Législative l’ancienne gauche de la Constituante, les feuillants, était devenue la droite, les girondins à gauche de la Législative vont faire figure, dans la Convention, de réactionnaires. Le centre est écharpé dans une lutte sans merci entre la Gironde et la Montagne, la Montagne se subdivisant elle-même entre dantonistes et robespierristes, les premiers étant les modérés par rapport aux seconds, sorte de centre gauche dans une gauche jacobine menée par Robespierre et ses amis, pour aboutir à la dicta- ture personnelle de Robespierre, d’avril 1794 au 27 juillet 1794. Trois mots la définissent : victoires, terreur et vertu. Vint enfin la chute de Robespierre, que le marxiste Albert Mathiez appelle « la réaction thermidorienne » (5). Est-ce l’heure de ceux qu’on appelle alors non pas centristes, mais « modérantistes » ? La devise des anciens régicides est : « De la réaction mais pas trop. » Pas trop parce qu’ils étaient régicides ; la restauration royaliste ne leur pardonnerait pas. Et même, en dehors d’une restauration roya- liste, ils perdraient simplement le pouvoir à la suite d’une poussée trop à droite ; alors leur vie ne serait pas tout à fait en sûreté. De là,

88 un nouveau théâtre politique Le centre disparu De 1789 à la Première Guerre mondiale pour ce parti thermidorien – la Plaine – désormais au pouvoir, une politique de bascule, tantôt à droite, tantôt à gauche, scandée par les journées de gauche (Germinal et Prairial) et de droite (Vendémiaire). Ce serait schématiser sans doute les choses si l’on affirmait que, à cette période, les centristes, jacobins « frileux » et royalistes « camouflés » – centre droite et centre gauche –, vont s’accorder pour élaborer la Constitution de l’an III. L’argument d’un de ses principaux rédacteurs, Boissy d’Anglas, est célèbre : « Nous devons être gouvernés par les meilleurs. Les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois. » Boissy d’Anglas (6) était à gauche en 1789. Il a disparu pendant la période terroriste pour reparaître, avant d’être écarté sous le Directoire par le coup d’État de Fructidor, qui marque une bascule à gauche. Toutefois, les anciens monarchiens de 1789 obtiennent une manière de satisfaction : le rejet de l’unité des Chambres, et pour la première fois deux Chambres, l’une neutralisant l’autre : le Conseil des cinq cents et le Conseil des anciens. Le temps passe et, sous le Directoire, la distinction entre la droite et la gauche est bien marquée : les uns souhaitent la restau- ration de la monarchie ; les autres, régicides, s’y refusent. C’est la politique « de l’escarpolette », selon l’expression de Barras. Le système du Directoire, on le sait, n’était pas viable. Faute d’issue­ légale au conflit entre les deux pouvoirs, on recourut fatale- ment aux issues illégales. La Constitution de l’an III a créé la lutte iné- vitable et sans régulateur des deux pouvoirs : l’exécutif, absolument étranger à la législation ; le législatif, absolument étranger à l’exécu- tion. Pas de soupape de sûreté. Une seule issue : le coup d’État. La question se pose alors chez les libéraux du groupe de Coppet, Germaine de Staël et Benjamin Constant. Ainsi Mme de Staël (7) veut-elle rallier les uns et les autres : révolutionnaires assagis, monarchistes constitutionnels émigrés revenus à une république constitutionnelle ressemblant à celle des États-Unis ou à une répu- blique à l’anglaise moins le roi, remplacé par un président – le pré- sident eût été tout désigné s’il n’avait été prisonnier en Autriche : La Fayette. Deux Chambres, une aristocratie intellectuelle substituée à l’aristocratie de la naissance ; une telle Constitution aux mains des « honnêtes gens », comme disait Mme de Staël, quoi de plus raison- nable, semblait-il ? Voilà une position centriste. Nouvel échec.

89 un nouveau théâtre politique Le centre disparu De 1789 à la Première Guerre mondiale

Le Directoire reste globalement le gouvernement des ther- midoriens, de ceux qui ont démoli Robespierre et qui entendent se « perpétuer » ; gouvernement des régicides, de ceux qui avaient brûlé leurs vaisseaux, ceux que Louis Madelin appelle fortement « le patriciat de l’échafaud ». Avec le coup d’État du 18 Brumaire, Bonaparte entend impo- ser, selon le mot de Louis Madelin, une « impérieuse moyenne ». Mais est-ce ce que souhaitait le centre ? Non. C’est une dictature en puissance que Bonaparte va mettre en pratique en tentant de rallier les éléments les plus utiles issus de la Révolution : Merlin de Douai, régicide, et Mounier, le monarchien de 1789 ; tous deux seront pré- fets. Mais le parti du centre s’est en quelque sorte concentré en une seule personne, en Bonaparte, et ce n’est pas ce qu’espéraient un Daunou, un Lanjuinais, un Boissy d’Anglas, qui vont entrer d’une manière ou d’une autre, plus ou moins accentuée, dans l’opposition, de même que Benjamin Constant, chassé du Tribunat. Car le cen- trisme par définition refuse la force, croit au débat, à la raison, aux concessions réciproques, et refuse tout arbitraire. Sous l’Empire, peut-on parler de centre ? Non. Siègent dans les assemblées les fantômes du Consulat et de l’Empire, tous les « importants » de la Révolution, dont Talleyrand au Sénat offre le type accompli.

De la Restauration à la IIIe République

Tournons la page de l’Empire. Venons-en à 1814, à la Restauration. Là, les choses changent, car l’opinion peut enfin – dans un régime censitaire – se déployer plus librement. À la Chambre des députés s’opposent à gauche les libéraux et indépendants avec Benjamin Constant, à droite les ultras, et au centre les constitutionnels, petite nébuleuse qui, encore une fois, n’a pas su s’organiser mais sur laquelle s’appuient tour à tour le duc de Richelieu, Decazes, puis de nouveau le duc de Richelieu après l’assassinat du duc de Berry (1820). Après cet événement, qui marqua profondément la Restauration – car le duc de Berry représentait la race des Bourbons et annonçait sa descendance, alors que le duc d’Angoulême, son frère aîné, et son épouse, l’ancienne Madame royale, formaient un couple sté-

90 un nouveau théâtre politique Le centre disparu De 1789 à la Première Guerre mondiale rile –, on crut évidemment que tout était perdu pour la cause des Bourbons. Vint « l’enfant du miracle », le duc de Bordeaux. Richelieu se maintient puis doit céder la place à Villèle, lui- même considéré comme modéré par les ultras et en butte à un La Bourdonnaye par exemple et au « grand Sachem » Chateaubriand, qui est leur chef de file, humilié par son renvoi du ministère des Affaires étrangères en 1824. Ainsi Villèle, ultra en 1818, apparaît-il comme un homme de droite modéré par rapport à l’extrême droite ultra qui ne désarme pas et qui attend son Polignac. La Charte se voulait une alliance, comme le démontre Chateaubriand dans De la monarchie selon la Charte (1816), entre l’Ancien Régime et le nouveau, l’ancienne société et la nouvelle issue de la Révolution. Est-ce une tentative centriste ? Elle est de nouveau contestée. Certes, à l’époque de Decazes, de 1818 à 1820, Richelieu et Decazes tentent une politique centriste, qui fait le jeu de la gauche avec l’élection à la Chambre de l’Abbé Grégoire, une des grandes figures de la Révolution. Siègent, il est vrai, ceux qu’on appelle les « constitutionnels », formation sans contours définis et sans convic- tion particulière, votant au cas par cas, issus de tous les régimes qui se sont succédé et siégeant à la Chambre des députés et à celle des pairs. Elle est mobile, soutient des réformes telles que la libéralisation de la presse. Mais elle est attaquée tant par la gauche libérale, qui la soutient sur certains points – sans y adhérer vraiment parce qu’elle ne croit pas en la légitimité de la monarchie restaurée –, que par la droite ultra, qui tire à boulets rouges sur le gouvernement Richelieu-Decazes puis Decazes, jusqu’à la chute du favori de Louis XVIII. Les ordonnances de 1830 emportent la monarchie de la branche aînée des Bourbons. Après les Trois Glorieuses, vient l’avènement de Louis-Philippe et du « juste milieu ». Le centre aurait-il enfin trouvé sa forme défini- tive, entre républicains et légitimistes, tous exclus du gouvernement de la France de 1830 à 1848 ? Ah ! peut-on se dire, enfin le centre règne ! Oui et non. Le juste milieu est tiraillé entre un centre droit et un centre gauche, entre Guizot, Molé et Thiers, qui se succèdent et alternent sous la présidence de glorieux « fourreaux », tel le maréchal Soult, le tout placé sous l’autorité du souverain Louis-Philippe, qui exerce le pouvoir à titre personnel.

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Louis-Philippe incarne doublement ce « juste milieu » entre légiti- mistes et républicains, les partisans du mouvement et les stationnaires. Ce double juste milieu mérite d’être étudié parce qu’il y avait d’un côté les légitimistes, mettant tous leurs espoirs dans le duc de Bordeaux, et de l’autre les républicains, auxquels Louis-Philippe, grâce à l’habileté de Thiers, avait réussi à arracher le trône et qu’il avait réduits à siéger à l’extrême gauche ou bien à s’exprimer dans des journaux – parmi eux, le journaliste républicain américanophile Armand Carrel. Situé à égale distance des républicains et des légitimistes, qui durant dix-huit ans seront totalement écartés du gouvernement, l’orléa­nisme pourrait représenter une figure du centrisme. En vérité, ce parti n’existe pas, pas plus que le « juste milieu », mais une très grande hétérogénéité. Il n’y a pas un centre, mais des centres. Un centre droit, d’où émerge Casimir-Perier, homme de gauche sous la Restauration, les doctrinaires, dont le vénérable Royer-Collard est le « patriarche amer », honneur de la tribune française sous le régime défunt, les amis de Guizot, éloquent, hautain, tranchant, et le duc Victor de Broglie : pour eux, la Charte de 1830 révisée est un ter- minus ad quem ; l’ordre issu d’elle doit être défendu contre toute tentative de subversion venant de droite ou de gauche. Doctrine de la résistance ou de l’immobilité. Jusqu’au bout, Guizot va l’incarner. Le centre gauche s’enorgueillit d’, de Rémusat, de Duvergier de Hauranne. La « gauche dynastique » a pour chef , sonore et sympathique, et s’honore de l’adhésion du plus grand écrivain du siècle, du Montesquieu de l’époque, , célèbre à 30 ans pour De la démocratie en Amérique. Pour le centre gauche et la gauche dynastique, la Charte de 1830 n’est qu’un point de départ. La révolution de Juillet est un principe nouveau en marche, qui doit développer ses conséquences et le mouvement opposé à la résistance. Hostiles au dualisme qui fait que les Chambres partagent le pouvoir avec le roi Louis-Philippe, qui tient à imposer son « personnalisme royal », les hommes du mouvement poussent à la fois à la réforme parlementaire et à la réforme électorale. C’est entre ces deux tendances, résistance et mouvement, que s’inscrit l’histoire parlementaire quelque peu chaotique de la monarchie de Juillet, jusqu’au triomphe de Guizot, de 1840 à 1848, période d’immobilité, où il n’est plus question de réformes électo- rales ou parlementaires.

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Le « juste milieu » ainsi divisé, appuyé sur une quasi-légiti- mité contestée, s’achève en février 1848. C’est la Révolution, l’avè- nement d’une nouvelle Convention républicaine modérée. En fin de compte, le régime parlementaire, en s’écroulant le 24 février 1848 au prix de la fusillade parisienne, léguait aux régimes à venir – qu’ils utiliseraient à leur gré – une tradition parlementaire en formation, ainsi qu’un personnel éprouvé, tel Jules Grévy. Une écrasante majorité républicaine accède au pouvoir, liée à l’Église sous l’influence de Lamennais et Lacordaire. Est-elle « cen- triste » ? L’élection au suffrage universel – pour la première fois – et direct d’une Assemblée nationale constituante, qui devait rédiger une nouvelle Constitution, eut lieu le 23 avril 1848. C’est le règne de l’Assem- blée, mais on expérimente en instituant un président de la République élu au suffrage universel, sans se rendre compte que Louis-Napoléon Bonaparte, « le Napoléon du peuple » (8), attend bien autre chose d’une République : le pouvoir suprême, c’est-à-dire tous les pouvoirs. Dès 1849, le pouvoir échappe aux républicains et les monar- chistes l’emportent, imposant à Odilon Barrot un gouvernement où Falloux, légitimiste avéré, auteur d’une Vie de Louis XVI (9), fait voter une loi sur la liberté de l’enseignement promise à une longue durée. Mais le centre, où est-il ? Survient le coup d’État de décembre 1852. Sous le Second Empire, les bonapartistes siègent dans les deux Assemblées ; les centristes, nulle part : ni à l’issue du Second Empire, ni au début de la IIIe République, que Daniel Halévy a fort justement appelée « la République des ducs ». Désormais, il n’y a plus ni droite ni gauche, mais un régime autoritaire, qui s’adoucira à partir de 1865, de manière délibérée peut- être mais aussi tenant à l’affaiblissement physique de Napoléon III et à l’arrivée d’une coalition hétéroclite associant des légitimistes comme le duc de Gramont, aux Affaires étrangères, et un républi- cain rallié, Émile Ollivier, qui sera le dernier président du Conseil du Second Empire. Celui-ci passera d’ailleurs la fin de sa vie à justifier son ralliement. Désormais, il n’appartient plus au parti républicain ; il est proscrit, banni, considéré comme un renégat. Certes, à la veille des élections de 1869, le « parti de la liberté » est scindé. Les catholiques ne peuvent plus marcher avec les jeunes républicains anticléricaux, les libéraux parlementaires

93 un nouveau théâtre politique Le centre disparu De 1789 à la Première Guerre mondiale non plus. Les républicains de 1848 – vieilles « ganaches » – ne peu- vent marcher davantage avec ces « radicaux » à l’insolente jeunesse. Symboliques sont les élections de la première circonscription de la Seine, où Gambetta se présente contre Carnot, grand nom républi- cain évoquant 1793, quarante-huitard, vieille barbe et républicain modéré. Gambetta se réclame du « mandat » ou programme dit « de Belleville » : ce document fameux de 1869 réclame entre autres la suppression des armées permanentes, la séparation de l’Église et de l’État, l’instruction primaire laïque, gratuite et obligatoire, l’abolition des gros traitements : un tel programme fait alors grand scandale par son radicalisme républicain. Or Gambetta le « rouge » l’emporte. De fait, l’histoire qui va suivre – de nouvelles institutions répu- blicaines, la IIIe République de 1870 et la guerre de 1914 – montre en action deux attitudes et deux psychologies (10). Elle apparaît comme un compro­mis redoutable remis en question au moment des crises, des tensions entre les républicains de résignation ou de raison, et les répu- blicains de sentiment ; entre la république rassurante et la république militante qui inquiète. Compromis salutaire, nécessaire, s’il est vrai que grâce à lui seul, dans un pays ravagé depuis 1789 de querelles idéolo- giques à racine théologique, la république a réussi à s’enraciner enfin. Après la guerre de 1870 et l’épisode essentiel de la Commune – matée par Adolphe Thiers et la « République des ducs », pour reprendre l’expression de Daniel Halévy –, la République est désor- mais aux républicains, aux « opportunistes » – selon le mot de Littré –, qui constituent la gauche de la IIIe République mais seront bientôt dépassés par les radicaux, et ainsi de suite tout au long de la IIIe République. Le terme « gauche » prend un caractère presque sacré, comme une sorte d’adoubement républicain. Nous n’allons pas suivre toute la IIIe République. Mon inten- tion est de montrer que le centre, durant cette période, n’existe pas en tant que parti structurel. Au moment où l’Assemblée débat de la future Constitution – les lois constitutionnelles de 1875 –, s’opérera un rapprochement fait de concessions entre les orléanistes de gauche et les républicains de droite, représentés par Gambetta, qui acceptera qu’il y ait une seconde Chambre représentant les collectivités locales. En 1875, l’Assemblée constituante est en attente après l’échec de la restauration du comte de Chambord sous le nom d’Henri V. Mais la majorité légitimiste et orléaniste perd des sièges à chaque

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élection partielle. Les bonapartistes reviennent en force. Il est temps de sortir du provisoire en instaurant des lois constitutionnelles qui ne seront pas une véritable Constitution. On sait, en suivant les analyses d’Édouard Bonnefous et de François Goguel, que cette ébauche de Constitution – où la cou- tume constitutionnelle va progressivement transformer le rôle de la présidence de la République après la démission de Mac-Mahon et l’élection de Jules Grévy, conventionnel, hostile alors au pré­sident de la République – est le fruit d’un compromis. Mais à aucun moment, le centre, faute d’exister, n’a joué de rôle. Un exemple parmi d’autres. Le 16 mai 1877, , président du Conseil, arrive matinal à son bureau au ministère de l’Intérieur. Jules Simon, de la gauche républicaine, avait succédé à Dufaure, du centre gauche. Il s’était proclamé « profondément répu- blicain et profondément conservateur », en accentuant ces deux épi- thètes de façon différente devant la Chambre « républicaine » et le Sénat « modéré ». C’est, je crois, l’exemple même, en ce début de la IIIe République, de cette nouvelle Constitution qui, d’une manière exclusive, bannira du gouvernement – en tout cas jusqu’en 1914 – les socialistes et les ultras, qu’ils soient maurrassiens ou même - résiens, donc nationalistes. Mais là encore, où est le centre ? C’est là une idée-force, un élément fondamental de la mys- tique républicaine, élément qui fait défaut aux opportunistes – de même que leur fait défaut, en sens inverse, la mystique opposée, la mystique religieuse. Les opportunistes – qui auraient pu constituer un parti du centre –, dans la mesure où ils se sentent socialement conserva- teurs, tel , sont tentés de se rapprocher de la droite, des conservateurs politiques, comme eux inquiets pour leurs biens et leur situation sociale. C’est la tentation dite de l’apaisement, tentation fort dangereuse : penchant vers la droite, on voit une politique dite « de concentration républicaine » ; penchant vers la gauche, une politique seule susceptible de refaire l’unité menacée de la famille républicaine. Céder à cette tentation de l’apaisement serait soulever l’indignation des intransigeants, de ces radicaux avec lesquels les opportunistes ont du moins en commun la haine de l’Église, cette haine qui est le vrai ciment et peut-être le seul du parti républicain.

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Ainsi la IIIe République va être marquée par cette politique occasionnelle et jugée « coupable » d’« apaisement » (le cabinet Jules Méline). Elle ne sortira pas de cette tendance à pencher tantôt à droite tantôt à gauche, sans que jamais n’émerge une organisation politique incarnant le centre. À la mystique républicaine, qui gagne sans cesse du terrain, quelle mystique opposer ? Un homme d’Église, Mgr Dupanloup, notait qu’un coup d’État se fait « pour quelque chose incarné dans quelqu’un – contre quelque chose, ce n’est pas assez ». Pourquoi et pour qui le 16 mai ? En dehors de l’Église et du pape, d’une mys- tique religieuse imprudemment compromise, il y avait la défense du dualisme constitutionnel, d’un parlementarisme de nobles et de grands bourgeois, qui invoquaient Montesquieu et l’équilibre des pouvoirs. Mais ainsi que Halévy le fait observer, Montesquieu n’a jamais passionné les électeurs. Les radicaux entendent continuer la révolution française arrêtée à Thermidor, décapitée avec Robespierre. Pour eux, « la Révolution est un bloc », suivant le mot célèbre de Clemenceau, adressé à tous ceux qui acceptaient La Fayette, Mirabeau et à la rigueur ­Vergniaud mais qui ne voulaient ni de Barras, ni de Saint- Just, ni de Robespierre, ni même quelquefois de Danton.

Union républicaine et religion

En vérité, sous la IIIe République, les élections générales n’ont point pour but la formation d’un gouvernement nouveau, moins encore la fixation d’un programme d’action. Elles ont pour but à peu près exclusif d’exprimer la tendance dominante du corps électoral (11). Les tendances, sous le régime qui va s’installer à partir de 1879-1880, sont au nombre de deux. Elles sont très profondes et – l’avenir le prouvera – extrêmement stables, contraires à toute cris- tallisation autour d’un centre fixe ayant sa doctrine propre. Cette dualité a son origine dans la scission de 1789 entre l’Ancien Régime et la Révolution, les aristocrates et les patriotes, puis les adversaires et les partisans de la constitution civile du clergé. Cette scission a été retrouvée, consacrée, aggravée après 1815 – les « deux peuples »

96 un nouveau théâtre politique Le centre disparu De 1789 à la Première Guerre mondiale dont parlait Louis XVIII. On sait à quel point avait fait rage la lutte entre l’esprit ultra et l’esprit libéral. L’idylle originelle de 1848 avait finalement tourné en scission haineuse, pour le seul bénéfice de Louis-Napoléon Bonaparte, entre le parti de l’ordre et le parti révo- lutionnaire. Comment qualifier ces deux tendances en lutte ? On peut par- ler d’une part de la tendance conservatrice, ou hiérarchique ; d’autre part de la tendance démocratique, égalitaire. C’est ici une saisissante application de la puissante vue historique d’Alexis de Tocqueville sur la substitution graduelle et inévitable des sociétés égalitaires aux sociétés hiérarchiques. Je passe sur la tendance conservatrice, hiérar- chique, qui n’aura que peu d’accès au pouvoir. La tendance démo- cratique, égalitaire, anti-hiérarchique, regroupe à partir de 1879 les ouvriers, les artisans, les vignerons, les paysans propriétaires, les petits fonctionnaires et les employés, dans la mesure où les uns et les autres sont économiquement indépendants des classes diri- geantes. Et ces groupes, les « nouvelles couches », pour reprendre l’expression de Gambetta, sont encadrés par des bourgeois dissi- dents, c’est-à-dire qui échappent à la force d’attraction de la ten- dance conservatrice de leur milieu (12). Cette opposition séculaire de tendances résume toute l’histoire politique de la IIIe République. Elle se trouve admirablement exprimée dans le roman d’Anatole France l’Orme du Mail, ou Monsieur Bergeret à Paris. La vie politique est partagée entre une opposition de senti- ments, entre deux conceptions inconciliables de la vie sociale et de la vie politique. André Siegfried, dans son livre de 1913 Tableau politique de la France de l’Ouest sous la IIIe République, a montré comment, dans la région qu’il étudiait, à travers quarante années de régime républicain, les mêmes provinces, les mêmes cantons, souvent les mêmes communes sont restés politiquement orientés dans le sens des mêmes courants, ou fixés dans l’immobilité des mêmes résistances. Ainsi ­apparaît-il que, contrairement à l’idée répandue à l’étranger, notamment en Angleterre, personne n’est plus égal dans ses opinions politiques que ce Français soi-disant versatile. Telle est, sous la IIIe République, la primauté de la tendance en matière d’élection. Ce phénomène capital s’est trouvé consolidé par le scrutin uninominal à deux tours, considéré comme le vrai scrutin républi- cain. Au premier tour, l’électeur vote pour le candidat qu’il préfère,

97 un nouveau théâtre politique Le centre disparu De 1789 à la Première Guerre mondiale celui de sa tendance ; au second tour, il vote contre le candidat qui lui déplaît le plus. S’il est de gauche, il vote pour barrer la route au candidat « réactionnaire », quelle que soit son étiquette proclamée, sur laquelle l’électeur ne se trompe pas. Les radicaux, après les opportunistes, petit à petit vont entrer dans le système et, une fois leur programme établi, qui se résume en l’anticléricalisme (mise hors du droit commun des congrégations, séparation de l’Église et de l’État), ils auront accompli ce qu’ils consi- dèrent comme leur mission. Que leur reste-t-il comme programme ? rien, si ce n’est de vivre sur leurs souvenirs et, petit à petit, entrer dans ce que l’on peut appeler le centre, dont ils seront, avec Sarrault et d’autres, les représentants. Quelle doctrine ont-ils ? Aucune. Certes, ils sont anticléricaux, on le sait, mais quelle est leur fortune politique ? Certes, ils sont par- tisans d’une voie moyenne entre capitalisme et socialisme illustrée par Léon Bourgeois : le solidarisme, le « quasi-contrat », fondé sur la notion d’équité et de redistribution, qui se traduira par la création des premières assurances sociales, le mutualisme, les coopératives ouvrières de production, etc. Les républicains croient en la République ainsi qu’on croit en Dieu. Pour eux, la République n’est pas une forme de gouver- nement comme les autres ; c’est une religion, une foi, une cause sacrée. Travailler à son avènement, c’est travailler à l’avènement sur terre du bien politique et social. C’est la gestation du Parti socialiste. Il n’existe donc pas, hormis le parti radical et son réseau franc- maçon (cf. Un adolescent d’autrefois de François Mauriac (13)), de parti fortement organisé, mais des groupes qui se constituent à l’échelle parlementaire, les étiquettes changent d’une élection à l’autre. Les uns se fondent avec les autres. Aucun groupe ne pouvant former la majorité à lui tout seul, une coalition s’impose. Au lende- main d’élections générales, il n’est pas possible de dire qui sera au gouvernement et qui sera dans l’opposition. En tout cas seront écar- tés les bonapartistes, s’il en reste encore, les royalistes et, dans une moindre mesure, les républicains conservateurs – exception faite du cabinet Méline, avant Raymond Poincaré.

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Bloc contre bloc

Lyautey, qui devait précisément se rallier pour sa plus grande gloire et pour celle de la République, a dit sa surprise, son trouble et sa douleur lorsque, jeune royaliste qui venait d’être reçu par le comte de Chambord en Autriche, il découvrit au cours de l’audience que lui accorda Léon XIII en 1882 cette effrayante vérité : « Non seulement le pape n’est pas légitimiste, mais il détourne de le res- ter. » Ce que Lyautey savait depuis dix ans, les conservateurs, après le toast du cardinal Lavigerie et surtout après l’encyclique de 1892, ne peuvent plus l’ignorer. Dans leurs rangs se manifestent de grands remous, et leurs chefs seront battus en 1893. Je passerai sur la montée du socialisme parlementaire, qui conduit les radicaux à se retrouver au centre mais qui s’en défendent au nom de leur anticléricalisme. En 1894, on se demande comment la même majorité qui avait soutenu Casimir-Perier, le grand bourgeois autoritaire, le grand capitaliste des mines d’Anzin, peut soutenir le cabinet radical homogène, premier de son espèce, de Léon Bourgeois, si ce n’est par le rôle des « députés flottants » (André Soulier), des « ministériels » (Charles Seignobos). Ces députés républicains du gou- vernement, dénués de toute passion politique et d’esprit de parti, sont prêts à soutenir tout cabinet une fois constitué. Cependant, nul gouvernement ne peut vraiment compter sur eux, parce que leur existence même rend possibles tous les coups de surprise contre n’importe quel gouvernement. Sont-ce des centristes ? Ceux-là qui soutiennent éventuellement tous les cabinets sont également suscep- tibles, éventuellement, de les renverser tous. Un chef politique peut toujours les trouver avec lui pour un coup de surprise ; ils sont tou- jours disponibles pour faire l’appoint d’une combinaison ministérielle nouvelle. Voilà comment le cabinet Bourgeois, à cette époque, trouve une majorité à la Chambre : « Grâce, écrit François Goguel, à un cer- tain nombre de progressistes systématiquement gouvernementaux ; mais ceux mêmes qui votaient pour lui dans les scrutins politiques étaient défavorables à son programme » (14) ! On ne saurait mieux dire. Bloc contre bloc. Le bloc républi- cain est « le bloc de la réaction ». Les socialistes eux-mêmes, devant l’imminence leur semble-t-il du péril, font pour Dreyfus, devenu symbole, mythe, ce qu’ils avaient refusé de faire contre Boulanger :

99 un nouveau théâtre politique Le centre disparu De 1789 à la Première Guerre mondiale ils participent à une commune défense républicaine, et cela même va permettre, écrit Marcel Prélot, « leur propre unité ». On pense au 16 mai 1877, à l’union des républicains, « du féroce Clemenceau au paterne Dufaure » (André Soulier). En 1889, c’est l’union qui va du socialiste Jaurès au progressiste Waldeck-Rousseau, grand bour- geois, suivi par d’autres grands bourgeois. Mais en 1877, l’union n’avait pas été durable. Le bloc républicain s’était défait. Or, de 1899 à 1905, avec Waldeck-Rousseau et Combes, la cohésion est au maxi- mum. La majorité composite est extrêmement disciplinée. C’est la période héroïque, celle de la République à nouveau militante. Pourtant, en 1893, des tentatives centristes sont menées avec le cabinet Casimir-Perier (républicain modéré), homogène, qui sem- blait mieux armé pour faire la politique entre la gauche et la droite. La déclaration ministérielle parle de la défense des principes de la révolution française, de liberté et de propriété individuelle contre les doctrines socialistes. On peut alors, en 1893, présenter une orienta- tion nouvelle et décisive du parlementarisme français, subordonné à la condition que les républicains de gouvernement, ou progres- sistes, ne se laissent pas dissocier par les appels de la gauche ou par les avances des ralliés, par les différentes sirènes politiques. Mais la condition indiquée n’a pu se réaliser. Le groupe pro- gressiste s’est divisé, et le cabinet a eu besoin, pour tenir, d’un cer- tain nombre de voix de conservateurs et de ralliés. Position fausse, qui continue pendant les six mois de son existence. Six mois agités d’interpellations, marqués par la bombe que l’anarchiste Auguste Vaillant jette en pleine Chambre des députés. L’indiscipline et les flottements continuent, et la droite a l’impression de jouer un jeu de dupes en ne combattant pas, en appuyant même à l’occasion un cabinet qui, en dépit de l’esprit nouveau, la blesse plus d’une fois dans ses sentiments catholiques. Après janvier 1905 et la chute de Combes, la situation va se modifier et la cohésion diminuer. Les anciennes habitudes vont commencer à reprendre. Ce pourquoi Charles Seignobos qualifie globalement cette période 1905-1914, qui est en gros celle de la République radicale, de « phase de décomposition en survol ». Dans la période 1899-1905, on voit que tout se concentre sur l’anticlérica- lisme. Sont totalement exclus du gouvernement, alors qu’ils repré- sentent une minorité influente, les royalistes et les bonapartistes.

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Incompréhensions et échecs

Autre expérience, en 1910 : celle du radical Briand (15). On voit que la direction de la politique française tend à passer entre les mains de personnalités, d’individualités qui ont leur clientèle personnelle et mènent leur jeu personnel. Il prend le pouvoir. Il en appelle, lors d’élections, aux électeurs du centre et aux modérés – ce n’est qu’une sensibilité. Il accède au pouvoir après de longues pérégrinations. Barrès a écrit à son sujet : « cet air maigre d’hon- nête homme, ce gentil filet de sincérité ». Il ajoute : « Au risque de faire flotter sur certains visages les sourires ironiques qui accueillent généralement les déclarations de ce genre, je tiens à dire que je n’ai pas accepté la haute mission que je dois à la confiance de M. le pré- sident de la République, sans une profonde émotion, sans une réelle angoisse. Je la trouvais prématurée [...] et je sentais si vivement la grandeur, la noblesse, la beauté de ce rôle, que je me suis demandé, jetant un regard sur mon passé, sur toute ma vie, si vraiment j’en étais digne et si pour le bien de mon pays j’avais le droit d’accepter ce mandat. (16) » Briand avait travaillé à l’apaisement, suivant la formule de Spüller, et affirmé : « Je veux engager des pourparlers dans un esprit d’entente ­et de réconciliation entre tous les républicains. » Son dis- cours de Périgueux du 10 octobre 1909 est un discours d’apaise- ment. Mais c’est, ne l’oublions pas, un socialiste qui glisse vers le centre droit. André Siegfried écrit : « Il comprend, lui si beau dans le passé, si grand encore dans le présent et d’un si bel avenir, qu’il ne peut remplir, non pas pour lui seulement mais pour l’humanité tout entière, son plein destin qu’à la condition que c’en soit fini des haines et des luttes fratricides entre ses enfants. » C’est un échec, en dépit d’un second cabinet Briand, puis d’un gouvernement radi- cal centriste de Caillaux, républicain anticlérical mais républicain modéré, exactement comme on l’était en Sarthe, où il est élu en 1898 avec une confortable majorité. Lorsque se déclenche la guerre de 1914, se constitue un bloc national, de Millerand, socialiste repenti, à Poincaré, ancien pré­ sident de la République. À l’issue de cette guerre, l’échec de Tardieu est l’échec de la droite. On peut citer, durant cette période d’insta- bilité retrouvée, de Briand à Viviani (1909-1914), le rôle de Briand,

101 un nouveau théâtre politique Le centre disparu De 1789 à la Première Guerre mondiale socialiste devenu centriste. Mais il ne représente que lui-même, ainsi que le dit Jean-Jacques Chevallier (17). La gauche qui se réfrène, la droite qui est écartée. Mais Poincaré, qui sera l’un des grands ministres et président de la République, dit lui-même : « Je suis répu- blicain, et non pas modérément républicain. » Et donc se produit, entre 1914 et 1917, un curieux assem- blage : Clemenceau patron, et Caillaux sous ses ordres. Deux silex, deux pierres dures d’orgueil. Le frottement devait faire des étincelles. Caillaux considère que c’est la réforme fiscale qui tient debout le cabinet. Caillaux dénonce « cet orgueil fou qui rendait insuppor- table, presque odieux à Clemenceau un collaborateur tel que moi, du moment où il sentait que son gouvernement ne vivait que sous le pavillon de la réforme fiscale ». Clemenceau est réformé en 1909. Ainsi la IIIe République ne fit guère de place à l’émergence d’un centre. Charles Seignobos fait remarquer qu’à partir de 1914, la majorité appartient à des groupes nés dans le dernier quart du siècle : radicaux, radicaux-socialistes, socialistes unifiés, et que la minorité de droite se compose des débris de toutes les anciennes majorités. Quelle est la signification alors de ce phénomène, sinon celle d’une évolution continue des partis vers la gauche ? Et cette évolution n’est-elle pas la conséquence du développement rapide des oppositions démocratiques à tout gouvernement installé, et aussi de l’attrac­tion que tout parti avancé exerce en France sur les partis moins avancés ? Ainsi les Français, les uns avec satisfaction, les autres avec désespoir, voient leur propre histoire politique depuis 1870 à travers l’enracinement insensible et obstiné de la République (16). À gauche, toujours l’esprit du siècle, l’esprit de la Révolution – « la Révolution est un bloc » (Clemenceau). Il règne un esprit égalitaire, démocratique, vainqueur de l’esprit hiérarchique et aristocratique. Mais cette opposi- tion fondamentale, cette division mortelle de l’esprit public, cette dis- corde virtuelle ou déchaînée, toujours la République de la discorde. Ainsi faut-il parler de « modérantisme », et non de centrisme. Pour la IIIe République, la condition de durée, c’est le compromis fondamental qu’on a dit, compromis entre les républicains de foi, de mouvement, militants tournés toujours à gauche, à gauche où ils ne veulent surtout pas d’ennemis, et les républicains de raison ou de résignation, dont le nombre n’a cessé de croître, qui s’organisent,

102 un nouveau théâtre politique Le centre disparu De 1789 à la Première Guerre mondiale qui souhaitent l’apaisement, l’union, qui se refusent à faire porter à l’ordre établi des coups trop graves. Ce compromis sera soumis bien sûr aux guerres « hyperboliques » (Guglielmo Ferrero), aux guerres en chaîne qui s’ouvrent en juillet 1914.

Fin de la première partie. La seconde sera publiée dans le numéro octobre-novembre de la Revue.

1. Chateaubriand à propos de Louis de Fontanes, grand-maître de l’université de Napoléon, Mémoires d’outre-tombe, livre XI, chapitre iii. 2. René Rémond, les Droites en France, Aubier, 1954. 3. Robert Griffiths, le Centre perdu, Presses universitaires de Grenoble, 1988. 4. François Dominique de Reynaud de Montlosier, Mémoires de M. le comte de Montlosier sur la révolution française, Dufey, 1830. 5. Albert Mathiez, la Réaction thermidorienne, Armand Colin, 1929. 6. Jean-Paul Clément, Aux sources du libéralisme français : Boissy d’Anglas, Dau- nou, Lanjuinais, LGDJ, 2000. 7. Germaine de Staël, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révo- lution, Droz, 1979. 8. Bernard Ménager, les Napoléon du peuple, Aubier Montaigne, 1992. 9. Alfred de Falloux, Louis XVI, Delloye, 1840. 10. Edmond Bonnefous, Histoire politique de la IIIe République, 6 volumes, PUF, 1998. 11. François Goguel, le Régime politique français. Les mécanismes de la démocra- tie parlementaire, Seuil, 1955. 12. André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la IIIe Répu- blique, Université de Bruxelles, 2010 (rééd.), Tableau des partis politiques, 1930. 13. François Mauriac, Un adolescent d’autrefois, Flammarion, 1969. 14. François Goguel, le Régime politique français, op. cit. 15. Charles Seignobos, la République radicale (1899-1914), Seuil, coll. « Points », 1975. 16. Maurice Barrès, Quelques lettres politiques présentées par J. Caplain, 1924. 17. Jean-Jacques Chevallier, Histoire des institutions politiques de la France ­moderne (1789-1945), Dalloz, 1958, p. 368.

■ Écrivain et historien, Jean-Paul Clément a été directeur de la Maison de ­Chateaubriand (Hauts-de-Seine) de 1987 à 2008 et a enseigné entre autres à l’Institut d’études ­politiques de Paris de 1989 à 2000. Il a notamment publié : Chateaubriand politique ­(Hachette, 1987), Chateaubriand. Grands écrits politiques (Imprimerie ­nationale, 1993), Mémoires d’outre-tombe, présentation et édition critique (Gallimard, coll. « Quarto », 1997), ­Chateaubriand. Biographie morale et intellectuelle (Flammarion, 1998), Aux sources du libéralisme français : Boissy d’Anglas, Daunou, Lanjuinais (LGDJ, 2000), Chateaubriand. « Des illusions contre des souvenirs » (Gallimard, coll. « Découvertes », 2003).

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les deux populismes

n jacques de saint victor n

la veille des guerres de religions, Étienne de La Boétie écrit que la France se transforme sous ses yeux en une « République À démembrée », où la volonté de vivre ensemble commence à faire place à une « malveillance quasi universelle » (1). Mutatis mutandis, la France de 2012 est apparue, lors de l’élection prési- dentielle, comme une République plus « démembrée » que jamais (tout au moins depuis la fin du conflit algérien), avec la lacération du territoire politique, coupé entre une France de l’Ouest très majo- ritairement modérée et une France de l’Est marquée par de fortes tensions liées soit à la désindustrialisation (Nord-Est), soit aux diffi- cultés sociales et ethniques, dans un contexte de blessure post-colo- niale mal cicatrisée et qui semble s’être rouverte depuis quelques années (Sud-Est). À cela s’ajoute une coupure désormais fameuse entre une France urbaine, intégrée et active, et une France défavori- sée de banlieues, de plus en plus en butte à des incertitudes cultu- relles et à des problèmes sécuritaires, mais encore liée aux grandes métropoles et à leur bassin d’emplois, tandis qu’une souffrance invi- sible se terre dans une France de « l’espace périurbain subi », celle

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des banlieues lointaines et des espaces semi-ruraux, où le rêve de l’habitat individuel (quand ce n’est pas la fuite des cités violentes) s’est vite transformé en cauchemar avec le prix des transports et les difficultés du service public (dysfonctionnements de la SNCF, désert hospitalier, fermeture d’écoles, etc.). Enfin, il faut ajouter à ce tableau d’une France « démembrée » la crise profonde d’un monde rural qui n’en finit pas de souffrir, phénomène récurrent depuis la fin du XXe siècle, mais qui prend désormais une dimension si tragique qu’on se remémore le mot du général de Gaulle en 1962 : « Le sort de notre agriculture est désormais, après le règlement de l’affaire algérienne, notre plus grand problème. Et si nous ne le réglons pas, nous pouvons avoir une autre affaire d’Algérie sur notre sol. (2) » Il n’est guère surprenant que, dans un tel contexte, on ait assisté au premier tour de l’élection présidentielle de 2012 à une explosion de mécontentements qui s’est traduite par le succès de deux formes de populisme, un populisme de droite incarné par , un autre de gauche, incarné par Jean-Luc Mélenchon, qui, au-delà des apparences (3), vont probablement marquer cha- cun à sa façon la vie politique française si la crise s’enracine. Classer dans le même sac le populisme de gauche et de droite peut sur- prendre, voire choquer. Qu’entend-on par « populisme » ? On s’épui- serait à essayer ici de le définir. De nombreux ouvrages ont récem- ment tenté, avec plus ou moins de succès, de cerner cette notion qui semble aujourd’hui, de la Scandinavie à l’Europe du Sud, devenir un phénomène majeur de notre époque, surfant notamment sur la vague de la crise financière et des errements du projet européen (4). Relevant, comme le résume justement Pierre-André Taguieff, d’un concept vague qui « séduit toujours les amateurs de notions floues applicables à un ensemble indéfini de phénomènes » (5), le populisme couvre des sensibilités très disparates et certains, comme Pietro Ignazi, l’étendent à l’infini en défendant, non sans arguments, qu’il existerait même un « populisme des partis établis » (6). Pour d’autres chercheurs, il conviendrait de distinguer entre ce qui relève- rait de la rhétorique démagogique et ce qui aspirerait à une sincère « politique du peuple » (Roger Dupuy). Dans tous les cas, ce cou- rant conserve, dans chaque pays, sa spécificité et il n’y a en appa- rence aucune commune mesure entre un « national populisme », très étatiste, comme le Front national (FN) en France, partisan d’un

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« ­welfare chauvin », selon l’expression consacrée, et un « libéral- populisme », anti-immigration mais profondément « libériste » sur le plan économique, comme le Parti pour la liberté aux Pays-Bas ou l’UDC en Suisse, sans parler des groupuscules ouvertement nazis, comme l’Aube dorée en Grèce, ou fascistes, comme la Casa Pound en Italie. Il est évident par exemple que ces dernières formations très radicales se démarquent fortement sur le principe d’une Marine Le Pen qui a pris la présidence de son parti en janvier 2011 en fai- sant un éloge appuyé des instituteurs de la IIIe République, ce que ne renierait pas un Front de gauche où se retrouvent nostalgiques de la révolution jacobine et/ou castriste, voire, pour certains, de la Terreur robespierriste. Même s’il y a une part de tactique dans ce nouvel éloge lepéniste des « hussards noirs de la République », il est impossible de nier que le but de la stratégie de Marine Le Pen est de « dédiaboliser » le Front national et de le sortir de la marginalisation extrémiste dans lequel il s’enfermait à l’époque de son père et de ses propos douteux sur la Seconde Guerre mondiale. Le Front natio- nal ratisse donc sur les mêmes terres que M. Mélenchon, à savoir la souffrance et les insatisfactions populaires, et ce n’est pas pour rien que, selon les instituts de sondage, une part de l’électorat respectif du Front national et du Front de gauche est « fluctuant » : plus de 700 000 personnes ont, selon l’Ifop, hésité en 2012 à voter Le Pen ou Mélenchon. A priori, le discours populiste des deux « fronts » (Front natio- nal et Front de gauche) n’a pourtant rien de commun, il est même profondément opposé sur la question de l’immigration, mais les deux partis se retrouvent dans la remise en cause des élites et du « système » lato sensu au nom d’un projet assez vague, trahissant une volonté de rupture frôlant l’utopie, tout en se réclamant d’un peuple qu’ils idéalisent dans ses vertus et qu’ils convoquent en permanence (l’appel au peuple est caractéristique du populisme). La seule véri- table différence entre les deux fronts tient à leur définition même du « peuple » : Jean-Luc Mélenchon l’entend de façon très large du point de vue cosmopolite (tous les « damnés de la terre »), en le restreignant sur le plan social (la plebs dans la dialectique célèbre des « petits » contre les « gros »), alors que Marine Le Pen entend le peuple de façon plus large sur le plan social (le populus, c’est-à-dire tous les électeurs, à l’exception des « élites corrompues »), tout en

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le restreignant sur le plan national aux seuls citoyens français. Dans un cas, pour reprendre une classification utile de Laurent Bouvet, le discours vise le « peuple social » (demos), dans l’autre le « peuple national » (ethnos) (7). Et ils sont tous les deux en vive concurrence pour séduire le « peuple démocratique »…

L’échec de Mélenchon

Malgré les différences, la dynamique de ces deux populismes n’a jamais été aussi forte qu’en 2012 et c’est l’une des grandes leçons du scrutin présidentiel, en particulier à droite, où Marine Le Pen, avec 18,1 % des suffrages exprimés au premier tour, a fait plus que son père, non seulement à l’élection de 2007 mais aussi à l’élection de 2002, où Jean-Marie Le Pen était pourtant arrivé au second tour (avec 16,9 %), ce qui était alors déjà regardé comme un « score historique ». À gauche, les choses sont plus complexes. On peut considérer que les 11,1 % du Front de gauche sont une grande vic- toire de M. Mélenchon puisque sa formation partait de rien. Mais, en réalité, elle épouse les sensibilités anticapitalistes qui ont une existence politique ancienne en France à travers le Parti commu- niste et l’extrême gauche. Or, si on associe le vote Parti commu- niste et celui de l’extrême gauche (ce qui apparaîtra aux puristes un mélange incongru mais qui ne l’est pas plus aujourd’hui que le mélange entre un ex-trotskyste, à savoir M. Mélenchon, et le Parti communiste à l’intérieur du Front de gauche), on obtient un score inférieur à celui des communistes et de l’extrême gauche en 2002 et en 1995. Il n’y a qu’à l’élection de 2007 où le mélange Parti com- muniste et extrême gauche a réalisé un score (9,1 %) au-­dessous de celui de M. Mélenchon. On peut donc affirmer que, malgré ses remarquables talents de tribun, et sa force suggestive liée à sa maî- trise admirable de l’histoire de France, Jean-Luc Mélenchon n’a pas su conquérir un public au-delà des affidés de la gauche anticapita- liste. La crise du système financier aurait dû lui être plus profitable. Son échec au premier tour de la législative de Hénin-Beaumont, face à Mme Le Pen, confirme sa difficulté à concrétiser dans les urnes le souffle qui se dégage de ses interventions de tribunes et de plateaux de télévision.

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De ce point de vue, on peut à court terme pronostiquer que l’émergence de cette dynamique populiste sera moins dommageable à gauche qu’à droite. Depuis les élections législatives, le Parti socia- liste n’a même pas à se positionner par rapport au populisme de gauche. En outre, l’orientation très « catholique social » – pour ne pas parler du « parfum JOC » (jeunesse ouvrière chrétienne) – qui se dégage du tandem exécutif (Hollande-Ayrault) semble susceptible de convenir beaucoup mieux aux troupes de M. Mélenchon que le fumet affairiste qui se serait dégagé d’une présidence de Dominique Strauss-Kahn. Pour de multiples raisons, l’affaire du Sofitel aura été une « divine surprise » pour la gauche socialiste. À droite, la ques- tion paraît à l’heure actuelle plus délicate car, même si le Front national ne dispose que de deux députés à l’Assemblée, l’UMP a vu durant la campagne présidentielle un certain nombre de ses leaders, souvent étiquetés « droite populaire », laisser entendre qu’ils avaient des « valeurs communes » avec le Front national. Aussitôt, le concert médiatique a été saturé d’un couac sur les « valeurs » (« humanistes » ou non, le terme utilisé par M. Raffarin ayant d’ailleurs quelque chose qui sonne comme légè­rement incongru). Or ce n’est évidem- ment pas ce débat qui est le plus clivant, mais la question de savoir comment cette droite populaire se positionne sur le programme économique du Front national, notamment à propos des « fron- tières » économiques, de l’Europe et de l’euro. Les membres de la « droite populaire » partagent-ils aussi sur ces points des « valeurs communes » avec le Front national ? On l’imagine mal. Par consé- quent, la question d’un rapprochement du Front national au nom de « valeurs commues » restera pour les prochaines années un vrai défi posé à la droite parlementaire. D’autant que ces deux populismes semblent susceptibles d’un enracinement durable dans le débat français. Il faut chercher à expliquer, à défaut de les justifier, les raisons profondes qui ont pu conduire une minorité croissante de l’électorat à se détourner des partis traditionnels pour se reporter vers les partis dits populistes. Certes, a priori, la chose n’est pas sans précédent en France. Il y a eu, dans un passé plus lointain, d’autres expressions populistes, comme le boulangisme, au XIXe siècle, ou le poujadisme à la fin de la IVe République. Mais cette sensibilité semblait avoir disparu avec la Ve République, où le gaullisme et le communisme couvraient les

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deux champs de l’espace politique. On ne peut pas comprendre la montée de ce nouveau « populisme » sans évoquer, pour reprendre une fameuse conférence de Renan en 1871, la profondeur de la crise intellectuelle et morale actuelle. Pour des questions de place, on se limitera ici à la crise qu’il faut bien appeler « morale », au sens philosophique du terme, même si la crise intellectuelle mériterait aussi de larges développements. Il faut tenter d’entreprendre ici un début d’expli­ca­tion à propos du phénomène majeur de ce début de siècle français, à savoir une crise de confiance sans pareil du peuple à l’égard des élites, de toutes les élites, non seulement politiques, mais aussi économiques, médiatiques, intellectuelles, sportives, aca- démiques, etc. Il faut essayer de saisir comment la société libérale, jadis présentée comme une « société de confiance » (Alain Peyrefitte), semble s’être épuisée de ses promesses non tenues au point d’avoir généré une profonde défiance du peuple à l’encontre des élites(8) . La question de la confiance et de la défiance est le maître-mot pour qui veut analyser cette poussée de populisme. Dès sa première édition en 2009, le baromètre Cevipof de la confiance politique montrait, à partir d’un sondage TNS-Sofres, que les Français étaient depuis longtemps fortement défiants à l’égard des institutions politiques mais que cette défiance gagnait désormais les entreprises et le système capitaliste en général. Seul l’État et les services publics trouvaient encore grâce à leurs yeux, car ils leur apparaissaient comme l’ultime bouclier face à un avenir bien sombre. Et le baromètre du Cevipof 2010 et 2011 confirme que la défiance touche désormais toutes les élites ; à une écrasante majorité (83 %), les citoyens ont le sentiment que les élites sont coupées d’eux, qu’elles ne tiennent pas du tout compte (ou peu) de l’avis des citoyens (9). Une coupure radicale semble s’être établie entre ces deux catégories. Pour un peu, on en reviendrait à la vieille coupure pré-moderne entre la Piazza et le Palazzo (Guichardin).

Une crise morale

Bien plus que la crise économique, qui n’a servi que de révé- lateur, c’est cette crise morale qui alimente aujourd’hui la dyna- mique populiste. Car, qu’on s’en offusque ou qu’on s’en réjouisse, il existe, comme le note très justement Dominique Reynié, une « part

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recevable du vote populiste » et celle-ci « réside dans le fondement moral que révèle la réprobation exprimée » (10). On ne peut résu- mer un séisme de cette ampleur en se contentant d’évoquer avec légèreté quelques récents scandales politico-financiers, où l’affaire DSK occupe la première place, en mêlant sexe, argent et réseaux d’influence, mais où d’autres affaires plus banales ont pu jouer aussi un effet d’emballement­ – de l’affaire Bettencourt à l’appartement de 600 m2 d’Hervé Gaymard en passant par les propos de affirmant contre toute évidence : « Nous sommes des gens modestes. » On ne peut manquer d’associer ces errements aux niai- series de Marie-Antoinette, à qui on attribue le trop fameux : « S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche », à l’affaire du col- lier de la reine, ou aux dérapages luxurieux de certains aristocrates sadiens, etc. Ces « affaires » et propos réels ou supposés – mais le seul fait qu’on les tienne pour crédibles en dit long sur le regard porté par les citoyens sur le pouvoir – entretiennent évidemment un discours populiste souvent démagogique. Mais le vote populiste va au-delà de cette réaction à vif à propos de quelques scandales et il faut se garder d’en tirer des conclusions hasardeuses, notamment pour éviter ce rapprochement hâtif avec 1789 qui est devenu depuis dix ans la tarte à la crème de certains commentaires inspirés. Un tel vote se considère plutôt comme un acte de résistance remettant en cause les dogmes dominants fragilisés par la crise (11). Le « populisme » à la française relève de multiples causes, dont les principales se résument à un triple sentiment de frustra- tion, de peur et d’injustice qui a fini par susciter un « retour du refoulé ». La frustration est née de la désillusion des « années fri- voles » (Alessandro Piperno), celles où a triomphé le culte de l’indi­ vidu, « l’ère du vide » et de fausses espérances. D’abord l’illusion d’un enrichissement personnel pour tous, dont l’élection de 2007 était encore porteuse avec le sacre des valeurs « décomplexées » et du « travailler plus pour gagner plus ». Il y eut aussi l’illusion d’une « mondialisation heureuse » qui était censée profiter à tous, un phé- nomène « gagnant-gagnant », comme le martelait la doxa dominante dans les années quatre-vingt-dix (12). Avec les premières crises de la fin des années quatre-vingt-dix, le discours se nuança en insistant plutôt sur le fait que la mondialisation était une fatalité et qu’il fallait s’y adapter coûte que coûte, oubliant que la mondialisation avait été

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un « construit » de la décennie précédente. Il en est allé de même du projet européen. L’Europe a d’abord été présentée comme le dernier « rêve » post-guerre froide, puis le rêve pacifique a fait place au mirage de la « forteresse » contre les méfaits des logiques impé- riales, avant que l’évidence ne saute aux yeux : la législation et, plus encore, la jurisprudence européenne sont parmi les plus « libéristes » au monde et, loin de nous « protéger », elles ont créé une vaste zone de libre-échange ouverte à tous, notamment aux pays émergents des Briics, alors même que le reste du monde ne se montrait pas aussi accueillant en retour. Ce qui a conduit depuis peu les élites fran- çaises à reconnaître qu’il était peut-être nécessaire de revoir certains aspects du projet européen tel qu’il avait été pensé depuis la chute du Mur et le triomphe mondial de l’idéologie « libériste » résumée par le fameux « consensus de Washington » (privatisation, dérégula- tion, déréglementation, etc.). Ces illusions successives n’ont pas de couleur politique spéci- fique. Elles furent aussi bien défendues par les dirigeants de la droite libérale que par ceux de la gauche dite « américaine », ou « deuxième gauche » qui, dans les années quatre-vingt-dix, ont profondément marqué le discours politique et médiatique. Par exemple la fonda- tion Saint-Simon, tout en faisant avec l’éloge de l’équité contre l’égalité, appelait à mettre fin à l’exception française, lançant par ailleurs l’idée de l’avènement d’une « République du centre » (Furet, Rosanvallon et Julliard), pacifiée, débarrassée de toute dérive populiste grâce aux bienfaits des échanges et de la mondialisation, le « doux commerce » vanté par Pascal Lamy. C’est d’ailleurs à cette époque-là que le terme « populiste » a pris la connotation négative qu’il a encore aujourd’hui en France. Nicolas Sarkozy déclarait, lors de son premier meeting d’entre-deux-tours, ne pas aimer le mot. Il le trouvait « méprisant ». Il n’avait pas totalement tort. Ce terme « populiste » a servi dans les années quatre-vingt-dix à délégitimer toute critique d’une politique qu’on disait « unique » comme la vérité. Il est à noter que le terme « populiste » n’a pas toujours eu ce parfum aussi sulfureux. Le Parti populiste américain était à la fin du XIXe siècle l’expression respectée des intérêts des petits proprié- taires (le People’s Party, fondé en 1892) face aux grands trusts et le philosophe Christopher Lasch, dans sa défense des « vertus popu- laires », ou George Orwell et son éloge de la common decency se

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sont toujours réclamés des valeurs populistes. Comme les narodniki russes avant qu’ils ne dérivent vers le terrorisme. En France, à côté des formes controversées (boulangisme et poujadisme), le terme « populiste » a longtemps été paré des vertus du bon sens et de la simplicité populaire, comme en témoigne le prix populiste, fondé en 1931 et attribué à Romain Rolland ou . Il est inté- ressant de noter qu’avant d’être relancé par , ce prix était tombé en désuétude dans le milieu des années soixante-dix, à l’époque où, dans un pays qui se voulait « moderne », l’exaltation du peuple comme unique sujet de l’Histoire avait fini par lasser.

De la désillusion à la peur

Il était donc logique que le « populisme » retrouve de l’ascen- dant avec les crises successives des années deux mille et l’ébran- lement des convictions de la « fin de l’Histoire ». D’ailleurs, sur le plan idéologique, l’effritement de la pensée dominante se lit à tra- vers certains parcours individuels emblématiques, où l’on a pu voir ces dernières années quelques thuriféraires de la « seconde gauche » des années quatre-vingt-dix retrouver discrètement le chemin d’un engagement plus affirmé, notamment en faveur de l’égalité (13). Désormais, il est possible de trouver sous la plume d’autres auteurs un éloge d’une pensée – il faudrait mieux dire d’une sensibilité – populiste longtemps méprisée (14). Sur le plan politique, la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002 a été un premier pas dans ce regain d’un discours qui se veut direc- tement dirigé contre les illusions, les collusions et les « mensonges » des élites et de « l’establishment ». Lors de l’élection présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy avait su en partie récupérer ces inquiétudes grâce aux discours de M. Guaino. Mais, dès son arrivée à l’Élysée, le président Sarkozy parut s’en détourner et les premières mesures de son mandat, sur le plan politico-économique (ratification du traité de Lisbonne, faisant allègrement fi du référendum de 2005, bouclier fiscal, etc.), comme sur le plan symbolique (Fouquet’s, yacht de Bolloré, affaire de l’Epad, etc.), n’ont pas donné le sentiment d’être à la hauteur des attentes. Et, avec la crise des subprimes, la désillusion s’est muée rapidement en un sentiment de peur.

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On peut facilement distinguer trois formes de peur (plus ou moins prononcées, évidemment, selon les situations) qui hantent aujourd’hui les Français. Il y a la classique peur personnelle, liée à un sentiment d’insécurité, thème récurrent qui avait dominé la campagne de 2002 mais a été moins présent en 2012 (l’Europe de l’Ouest reste la zone la moins violente au monde). À cela s’ajoute une peur économique et sociale, liée à la crise, à la mondialisa- tion et à l’euro, avec la crainte d’une perte du pouvoir d’achat et/ ou d’emploi­, ce qui génère un sentiment de déclassement pour soi (inquiétude qui est ancienne puisque la question de « l’ascen- seur social en panne », analysé par Emmanuel Todd, remonte à la présidentielle de 1995), mais aussi pour ses enfants car depuis 1995 les menaces semblent être laissées sans réponse et certains sociologues parlent désormais de « descenseur social » (15). La société post-industrielle et post-1989 était riche de « promesses » à la fin du XXe siècle ; elle est devenue en moins d’une décennie pleine de « menaces » à l’aube du XXIe siècle. Enfin, la présiden- tielle de 2012 a montré qu’on ne doit pas écarter en France une peur que l’on pourrait qualifier de « culturelle », liée au sentiment de perte d’identité des milieux populaires et des classes moyennes, qui s’exprime notamment sous la forme pudique d’une « laïcité en danger » mais qui est en réalité beaucoup plus profonde. Chaque camp politique a longtemps cherché à exacerber une peur et à nier l’autre. À gauche, la peur personnelle a été longtemps réfu- tée, au nom du rejet des politiques « sécuritaires », au point que le candidat socialiste en 2002 n’est pas parvenu au second tour parce qu’il avait déclaré qu’il n’y a pas d’insécurité mais un « sentiment d’insécurité ». Il en a été de même à droite avec l’insécurité écono- mique. Le discours « libéral » a longtemps considéré qu’il n’y avait rien à craindre du grand vent libre-échangiste et qu’il fallait en finir avec les droits acquis, les statuts et le « protectionnisme » à tous crins. Et puis gauche comme droite ont mis encore plus de temps à admettre la peur « identitaire » que beaucoup continuent encore à traiter avec embarras. Le plus préoccupant, c’est qu’aujourd’hui les ressentis se cumulent­ le plus souvent et jouent comme un « effet de sys- tème », c’est-à-dire que la peur rebondit d’un domaine à l’autre, sans qu’aucune­ des trois ne puisse plus être analysée séparément.

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Le phénomène opère de façon sournoise, c’est ce qui explique, à notre avis, une mauvaise appréhension de certains débats. Prenons l’exemple de l’immigration. Cette question se trouve aujourd’hui au carrefour de ces trois peurs : peur identitaire, peur sécuritaire mais aussi peur économique et sociale. Les enquêtes de terrain soulignent à peu près toutes que les nouveaux votants pour Marine Le Pen sont sensibilisés à la question de l’immigration mais cette « sensibilité » ne répond plus, comme dans les années quatre-vingt, au simple racisme ou à une inquiétude classique liée à l’insécurité personnelle (16). Aujourd’hui, l’immigration renvoie tout autant à la question de l’insécurité économique et sociale, beaucoup des sympathisants du discours « populiste » considérant qu’il faut « fermer momentané- ment les frontières » (le « momentanément » exprimant la volonté de se démarquer d’un discours raciste), qu’on ne peut plus « tout absor- ber » en période de crise et que le « modèle républicain » est en dan- ger. D’où la forte résonance du thème de « l’assistanat » vécu comme une menace pour les comptes sociaux et donc pour l’équilibre du pacte républicain. On aurait donc tort de cantonner la question de l’immigration à la vieille antienne du « refus de l’autre » propre à cer- taines catégories de l’électorat extrémiste. Cette sensibilité « raciste » perdure évidemment dans certaines franges de l’électorat. Mais elle est marginale : les succès remportés par Marine Le Pen tiennent jus- tement au fait que le discours sur l’immigration touche de nouvelles catégories qui ne relèvent pas de la rhétorique raciste proprement dite. Les « primo-électeurs » de Marine Le Pen en 2012, en parti- culier les jeunes ou les fonctionnaires (les spécialistes notent une étrange percée dans des secteurs traditionnellement plutôt à gauche, comme les professionnels de santé (17)), expriment à travers ce vote une crainte pour l’avenir, la perte des repères, le sentiment d’être une « majorité invisible » face à des « minorités visibles » toujours plus portées en avant par le discours politico-médiatique (18). Dans un tel contexte, la remarque de Jean-Luc Mélenchon s’adressant à aux « fauchés » et leur disant : « Le problème de la France, ce n’est pas l’immigré, c’est le financier ! Ce n’est pas l’immigré qui ferme les usines », quand bien même serait-elle juste d’un point de vue rationnel, tape à côté car, désormais, pour de nombreux Français les deux questions (pressions financières et pressions migratoires) sont étroitement liées. Aussi, en professant un discours universa-

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liste, comme celui de Marseille où il déclare le 14 avril que « notre chance, c’est le métissage » », Jean-Luc Mélenchon a été cohérent avec son socle idéologique mais incohérent avec les inquiétudes des électeurs. Il semble donner l’impression de dénoncer la mondialisa- tion des capitaux mais pas celle des hommes, alors que, dans l’esprit populaire, les deux notions sont aujourd’hui indissociables. De ce point de vue, le succès relatif de Marine Le Pen s’explique parce qu’elle propose une solution plus facile en apparence : des « fron- tières pour tous ». À gauche, où il est toujours très difficile d’évoquer ces questions d’identité, seule Ségolène Royal a semblé faire preuve de clairvoyance en déclarant que « ceux qui s’inquiètent des flux de clandestins ne sont pas des racistes » (19). Le propos y est cependant encore trop minoritaire pour y libérer la parole. La gauche reste trop marquée par le discours cosmopolite pour accepter la thématique des frontières (comme en témoigne le projet de droit de vote des étrangers). Beaucoup de ses voix emblématiques se sont en outre figées dans la posture morale développée dans les années soixante- dix où, délaissant l’ouvrier, une certaine gauche a préféré s’intéres­ ­ ser à « l’exclu », au « sans » (sans-papiers, sans-logement, etc.), et se contenter de distribuer des leçons de morale à tous les « Dupont Lajoie ». C’est la fameuse « gauche sans le peuple » décrite par Éric Conan et encore défendue à la veille de la présidentielle de 2012 par le think tank Terra Nova.

Le discours de la frontière

Aussi est-ce logiquement à droite que l’on a tenté à la veille de l’élection présidentielle de répondre au mieux à cette peur populaire en restaurant, avec et (sur ce point les différences entre les deux hommes sont quasiment inexistantes), un discours sur les « frontières ». Digne héritier de Philippe Séguin, M. Guaino n’avait qu’à replonger dans les écrits de son mentor, pour qui « l’idée de frontière » n’était nullement « démodée » : « revenir aux frontières aujourd’hui est la condi- tion de toute politique », écrivait-il dès 1993 (20). Le propos est à peu de chose près repris par M. Buisson, lorsqu’il affirmait que M. Sarkozy est le « candidat d’une Europe des frontières ». « C’est

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en cela qu’il est le candidat du peuple qui souffre de l’absence de frontières et de ses conséquences en chaîne : libre-échangisme sans limite, concurrence déloyale, dumping social, délocalisation de l’emploi, déferlante migratoire » (21). Le propos était bien vu. D’ailleurs, Alain Minc l’a reconnu avec honnêteté : lorsque le pré- sident avait commencé sa campagne en abordant les thèmes éco- nomiques et sociaux suggérés par ses conseillers traditionnels, il stagnait, voire régressait, dans les intentions de vote alors que sa campagne a repris de l’intensité lorsqu’il est allé sur ces thèmes identitaires. Fallait-il s’en offusquer comme le font maintenant cer- tains des plus proches collaborateurs de Nicolas Sarkozy qui sont restés silencieux avant la défaite ? M. Buisson niait d’ailleurs avec une habileté toute rhétorique avoir « droitisé » le discours présiden- tiel : « Si la droitisation consiste à prendre en compte la souffrance sociale des Français les plus exposés et les plus vulnérables, c’est que les anciennes catégories politiques n’ont plus guère de sens. » Le propos ne manquait pas de ductilité. Cependant, si cette réo- rientation de la campagne permit à Nicolas Sarkozy de se hisser au second tour – et les cris d’orfraie a posteriori de certains leaders de droite contre la stratégie de M. Buisson ont l’élégance de la chasse au bouc émissaire évoquée par René Girard – cette stratégie ne pouvait mener qu’à une impasse face au candidat socialiste. Non pas seulement parce que cet éloge nouveau des frontières pouvait paraître bizarre dans la bouche d’un président qui s’était entouré au début de son quinquennat de deux conseillers très médiatiques, et Alain Minc, dont l’un avait fait l’éloge du « noma- disme » (l’Homme nomade, 2003) et l’autre celui de la « mondia- lisation heureuse », mais plus encore parce que, au-delà de cette exigence de « frontières », les Français ont exprimé en 2012 un autre besoin, un besoin de justice que l’UMP n’a traduit que contre les « profiteurs d’en bas » (c’est la fameuse ritournelle sur « l’as- sistanat »), oubliant que les Français en avaient aussi après les « profiteurs d’en haut », les exilés fiscaux, les « surclasses » mondia- lisées aux rémunérations jugées indécentes, et les grandes entre- prises du CAC 40 comme Total, dont les électeurs ont découvert qu’elles parvenaient, grâce aux « prix de transfert », à ne pas payer d’impôts­ sur les sociétés (22). Ce sentiment d’injustice, lié à la crise du système capitaliste, est très spécifiquement français ; on ne le

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retrouve pas, par exemple, ou de façon très atténuée, dans les pays anglo-saxons où, déjà en son temps, Tocqueville notait, surpris et consterné, combien le peuple y était indifférent aux questions de justice (23). Désillusions, peurs, injustices… Si la crise morale est plus forte en France qu’ailleurs, c’est enfin parce que les Français ont été pris par surprise au moment même où ils avaient fini, dans les années 2005-2006, après mille résistances et hésitations, à se convaincre de la supériorité du modèle anglo-saxon, qu’on qualifiera par commo­dité de « néolibéral ». Longtemps, à la base, les Français avaient résisté aux sirènes néolibérales, à l’image du premier d’entre eux, le pré­ sident Jacques Chirac, qui, après y avoir brièvement cédé entre 1986 et 1988, s’était ensuite toujours montré très sceptique sur les vertus d’un paradigme qu’il regardait de plus en plus – il eut l’occasion de le dire – comme le triomphe de « l’affairisme ». Malgré le discours « économiste » qui s’était mis depuis les années quatre-vingt à fusti- ger la « frilosité catholique » à l’égard de l’argent, les électeurs fran- çais, y compris à droite, restaient attachés au vieux socle ayant servi de fondement au pacte social de 1945. Et, puis, en 2007, l’élection de Nicolas Sarkozy, adepte de « la réforme » (c’est-à-dire, pour le vice- président du Medef, Denis Kessler, le moyen de « défaire méthodi- quement le programme du Conseil national de la Résistance »), et du volontarisme (idéologie du « tout est possible »), a pu sembler comme une conversion des électeurs hexagonaux aux vertus du modèle néolibéral. L’élection du candidat Sarkozy semblait sonner le glas de « l’exception française », tant du point de vue socio-économique que du point de vue géostratégique (retour au commandement intégré de l’Otan). Las, un an après cette élection, ce « modèle » si diffici- lement accepté s’effondrait avec la crise des subprimes, au point que même ses thuriféraires, comme Alan Greenspan, étaient obligés de faire leur mea culpa devant le Congrès américain. En appelant l’État au secours pour renflouer leurs établissements financiers, les États-Unis, comme le Royaume-Uni, faisaient tout le contraire de ce qu’ils avaient imposé depuis Reagan aux autres pays en crise avec les politiques « d’ajustement structurel » du FMI, ce que ne manqua pas de souligner, avec ironie, la présidente argentine, Mme Kirchner, à la tribune de l’ONU en 2008. Tous les pays (États-Unis, Angleterre, Espagne) montrés en exemple jusqu’à la crise des subprimes par le

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discours économique dominant se trouvaient plongés dans une crise profonde. Les Français découvrirent que les citoyens de ces nations « modèles » étaient profondément surendettés (l’endettement privé des Espagnols, des Anglais et des Américains oscillaient entre 120 et 160 % du PIB). Les commissions Pébereau et autres sur l’endet- tement public de la France s’étaient bien gardées de mentionner ce léger détail lorsqu’elles tirèrent à juste titre la sonnette d’alarme sur l’excessif endettement public de la France par rapport à ceux de ses concurrents. Les Français commencèrent à ce moment-là à avoir des doutes sur la fiabilité du discours dominant. Ils ont eu ensuite le sentiment d’être passés de justesse à côté d’une catastrophe de grande ampleur, mais ils durent ce miracle moins à leurs élites qu’à la simple résilience de leur vieux système tant décrié (même l’OCDE fut contraint de le reconnaître (24)). Rétrospectivement, certains ont eu le sentiment que l’immobilisme des années Chirac les avait peut- être préservés du pire, en retardant certaines réformes qui figuraient dans le projet du candidat Sarkozy, comme celle de faciliter l’endet- tement des ménages par le recours facilité au crédit hypothécaire (même si cette réforme, reconnaissons-le, n’était pas inscrite parmi les premières priorités de l’UMP, elle figurait bel et bien dans le projet de 2007). Le doute s’est alors installé dans les esprits et le dis- cours du président de la République à , fustigeant le 25 sep- tembre 2008 les dérives du capitalisme financiarisé, affirmant que ce « système a creusé les inégalités, démoralisé les classes moyennes et alimenté la spéculation sur les marchés de l’immobilier, des matières premières, et des produits agricoles », a plongé les Français dans un abîme de perplexité. En quelques mois, leurs élites politiques se mettaient à brûler sous leurs yeux ce qu’elles avaient idolâtré la veille et que les Français avaient mis tant de temps à intégrer. Autant dire que les citoyens sont rapidement revenus à leur vieux scepti- cisme à l’égard du capitalisme financier, scepticisme qui remonte en France au traumatisme de la banqueroute de Law sous la Régence et aux différents scandales financiers de la République opportuniste (Panama, Union générale, etc.). Mais ils prirent aussi conscience que tout retour en arrière était désormais impossible, tant l’intégration les poussait, dans une économie globalisée, vers un modèle qu’ils n’avaient accepté qu’à contrecœur et qui venait de faire la preuve de sa fragilité. Les Français ont pour la première fois pris la mesure

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de l’impuissance de leur État, regardé jadis comme intouchable, face aux tourments de la finance et ce constat d’impuissance a nourri une peur collective. Le cas grec a conforté les esprits sur les menaces sérieuses qui pointaient à l’horizon. Et ce sentiment d’inquiétude envers l’avenir n’a cessé ensuite de s’accentuer avec la crise des dettes souveraines, la perte du triple A et les incertitudes sur la sur- vie de l’euro. Ce que certains appellent l’inconscient collectif s’est retrouvé balloté entre le refus et la fuite, sauf que, comme chacun le sait, le « refoulé » finit toujours par revenir. Ce qui, en employant lemot de Freud, se fait toujours de façon violente, « en angoisse sociale, en angoisse morale, en reproche sans merci » (25). Le sentiment de frustration, d’angoisse sociale et de « reproche sans merci » est d’au- tant plus vif que les Français avaient récemment accepté de refouler leur « exception » hexagonale. Le retour de bâton est donc plus bru- tal car plus rapide. Pour autant, les élites françaises auraient tort de croire que, face à cette crise de confiance profonde qui les concerne direc­ tement, la seule solution consisterait, comme le suggérait ironique- ment Brecht, à « changer de peuple » ou à s’en abstraire comme les émigrés de Coblence en 1792. Car le même observatoire de la confiance du Cevipof, qui confirme la défiance du peuple à l’égard des élites, suggère aussi – jusqu’à présent – que le discours « popu- liste » ne parvient pas à être crédible, ni même à récupérer cette confiance qui échappe aux élites classiques. Près des deux tiers des citoyens continuent à nourrir un sentiment de défiance à l’égard de Mme Le Pen et de M. Mélenchon (64 % et 74 %). Nous sommes donc très loin des années trente, où les solutions radicales séduisaient la majorité du peuple en Allemagne ou en Italie. De même, la France ne connaît pas cet affaissement radical de la parole publique que connaissent aujourd’hui d’autres pays européens, comme l’Italie, où, après les illusions du berlusconisme et l’effacement de la gauche, la tentation de « l’anti-politique » (du genre Grillo) séduit une par- tie du pays. Au fond, le vote Marine Le Pen, et plus encore le vote Mélenchon, n’exprime­ encore qu’un appel au sursaut. Il témoigne du mécontentement d’un électorat insatisfait de ses élites et qui aspire à ce que ces dernières retrouvent l’inspiration et le courage pour leur redonner une perspective qui ait un sens en résonance avec le

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« récit français ». Pour le dire autrement, si certains scandales peu- vent laisser penser le contraire, ce n’est pas un 1789 post-moderne qui se profile car, à l’ouverture des états généraux, le projet révolu- tionnaire avait gagné les franges éclairées de l’élite sociale, au point que celle-ci, comme l’a fort bien montré Tocqueville dans l’Ancien Régime et la Révolution, avait participé elle-même à sa propre des- truction : « On s’est étonné souvent en voyant l’étrange aveuglement avec lequel les hautes classes de l’Ancien Régime ont aidé ainsi elles-mêmes à leur ruine » (livre III, chapitre i). Tel n’est pas le cas aujourd’hui. Si les responsables savent bien analyser cette expres- sion populiste et la « gérer » en évitant la facilité de la seule posture morale, alors la crise de confiance paraît loin d’être irrémédiable. Les élites françaises, après la Seconde Guerre mondiale, ou au moment de la guerre d’Algérie, avaient eu d’autres défis à relever. Au moins les esprits étaient-ils conscients de l’ampleur de la tâche à accomplir.

1. Étienne de la Boétie, Mémoire sur la pacification des troubles (1561), Droz, 1983, p. 35-36. 2. Cité par Alain Peyrefitte in C’était de Gaulle, Fayard, vol. I, 1994, p. 301-302. 3. Les logiques du scrutin majoritaire atténuent méca­ni­quement la représentation parlementaire des formations populistes. 4. Dominique Reynié, Populismes : la pente fatale, Plon, 2011 ; Laurent Bouvet, le Sens du peuple. La gauche, la démocratie et le populisme, Gallimard, coll. « Le débat » ; « Le populisme contre les peuples », Cités, n° 1, 2012 ; collectif, Popu- lisme, l’envers de la démocratie, Vendémiaire (à paraître). 5. Pierre-André Taguieff, le Nouveau national-populisme, CNRS Éditions, p. 7. 6. Pietro Ignazi, « La droite italienne entre populisme, xénophobie et conserva- tisme modéré », la Revue socialiste, n° 41, 2011, p. 19-24. 7. Laurent Bouvet, le Sens du peuple, op. cit., p. 248 et suiv. 8. Michela Marzano, le Contrat de défiance, Grasset, 2010. 9. Baromètre de la confiance politique, octobre 2011. 10. Dominique Reynié, Populismes : la pente fatale, op. cit., p. 272. 11. La thématique de la Résistance revient souvent sous la plume de ceux qui se réclament « populistes » ; voir Vincent Coussedière, Éloge du populisme, Elya Éditions, p. 147 et suiv. 12. Pour un bon exemple de cette thèse d’une mondialisation « gagnant-­ gagnant », voir Jean Boissonnat, « La mondialisation et l’avenir du christianisme », Commentaire, n° 102, 2003, p. 380. 13. On lira à ce propos l’essai de l’ancien secrétaire général de la Fondation Saint- Simon, Pierre Rosanvallon, la Société des égaux, Le Seuil, 2011. Les reconversions tardives ne sont pas les moins inspirées.

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14. Voir par exemple Vincent Coussedière, Éloge du populisme, op. cit. 15. Alain Mergier, Philippe Guibert, le Descenseur social : enquête sur les milieux populaires, Plon, 2006. 16. Voir l’enquête de Sylvia Zappi sur « les primo-votants FN », LeMonde.fr, 26 avril 2012. 17. Voir les travaux de Luc Rouban sur « le vote Le Pen élevé chez les fonction- naires » (Ceviprof). 18. De ce point de vue, la proposition de l’Association des directeurs des res- sources humaines (ANDRH) de « neutraliser » trois jours de fêtes « chrétiennes » – en réalité traditionnelles – au profit d’autres religions paraît d’une grande irres- ponsabilité politique (le Monde, 29 juillet 2012). 19. Le Monde, 25 avril 2012. 20. Philippe Séguin, Ce que j’ai dit, Grasset, 1993, p. 39. 21. Le Monde, 13 mars 2012. 22. D’où le succès d’une proposition comme celle de François Hollande de taxer à 75 % les très hauts revenus. Ce débat a nui à Nicolas Sarkozy, présenté par la gauche comme le « président des riches ». 23. Voir ses deux Mémoires sur le paupérisme, in Œuvres complètes, tome XVI, Gallimard, 1951. 24. « La France résiste mieux à la crise que les autres pays du G7 » (OCDE, 4 juin 2009). 25. Sigmund Freud, Métapsychologie, Gallimard, coll. « Folio », 1986, p. 62.

n Jacques de Saint Victor est historien et philosophe du droit, professeur des ­universités à Paris-VIII, où il enseigne notamment l’histoire de la pensée poli- tique, et critique littéraire au Figaro. Il est l’auteur de plusieurs essais sur l’histoire des idées politiques, les systèmes criminels et la pensée libérale, notamment, la ­Première Contre-Révolution (1789-1791) (Presses universitaires de France, 2010) et Un pouvoir invisible. Les mafias et la société démocratique (XIXe-XXIe siècle), (Gallimard, à paraître en octobre).

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droite : que faire ?

n alain-gérard slama n

ue doit faire la droite ? Le premier tour de l’élection présidentielle a démontré que, si l’on y inclut les voix du Front national, elle est Qmajoritaire dans le pays. Au soir du 22 avril, le total du nombre de voix obtenues par les droites était de 57 %. Le total des voix de la gauche était de 43,76 %. Même en comptant les voix de gauche qui se sont portées sur Marine Le Pen plutôt que sur Jean-Luc Mélenchon, la relative modération du taux d’abstention – 20,53 % des voix, soit la moitié du chiffre atteint au premier tour des législatives de juin – incline à considérer que le reflet de ce vote était fidèle, et indique clairement de quel côté penche la balance : rien n’est plus faux que d’affir­mer que, au printemps 2012, le pays a basculé à gauche. Comment refaire le plein des voix de la droite ? Comment rallier au second tour le plus grand nombre possible de voix du Front national sans perdre les voix de la droite modérée ? Les remarques qui suivent ont pour but de répondre à cette question. Mais avant d’en arriver là, on ne peut esquiver un autre pro- blème, préjudiciel, et qui est, lui, beaucoup moins souvent relevé : si la droite est majoritaire en nombre de voix, ses idées sont mino- ritaires. La communication de masse a rendu en effet l’aspiration à l’égalité de plus en plus irrésistible, de plus en plus exigeante, en même temps qu’elle a abaissé les frontières entre l’espace public et

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la sphère privée. Pour reconquérir le pouvoir, la droite ne peut se contenter d’un débat sur les valeurs et sur les idées. Elle doit s’inter- roger d’abord sur les raisons pour lesquelles elle représente encore une majorité numérique, alors que, dans le système bipolaire de la Ve République, la gauche arrive au pouvoir par défaut, à la faveur des divisions de ses adversaires. Et ces raisons relèvent beaucoup plus nettement de l’histoire culturelle et de la psychologie sociale que de l’histoire des idées.

Majorité numérique, minorité stratégique

S’il s’agit en effet aujourd’hui de définir la droite en termes d’idées et de valeurs, la réponse a évolué, certes, mais elle ne donne guère matière à débat : là où la gauche jure que l’égalité est la condition de la liberté, la droite croit que la liberté est la condition de l’égalité. Entre les deux pôles de la liberté et de l’égalité, cha- cun place le curseur en fonction de sa sensibilité et des contraintes imposées par les circonstances, mais il est clair que, le Parti socia- liste ayant abjuré les illusions de l’égalitarisme en raison de ses effets pervers dans tous les domaines, économique, culturel et politique, la gauche draine plus facilement que la droite, en période de crise, les frustrations et les ressentiments. Si l’on reste sur le terrain des idées, la droite pense que la liberté est d’autant plus grande que l’espace public interfère moins avec la sphère privée. La gauche a renoncé aux nationalisations, mais elle croit que l’individu est d’autant plus libre que l’État-­providence lui en donne davantage les moyens. Sur ce point, qui soulève la question de la sécurité entendue dans son acception la plus géné- rale, la gauche l’emporte d’autant plus sur la droite que, comprenant le besoin de protection civile des plus pauvres, elle est beaucoup moins permissive que naguère en matière pénale. Quant à savoir quel usage le citoyen fait de sa liberté, la droite, marquée par le dogme chrétien de la réversibilité des mérites et des peines, ne croit pas à la thèse, professée par la gauche, de l’autonomie du bien et du mal. Là où la gauche se donne pour ambition d’éradiquer le mal, la droite juge que l’éthique de la conviction est confrontée à l’éthique de la responsabilité de façon inévitable. La voici taxée de relativisme,

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même si ce n’est pas le cas, alors que la gauche conserve davantage le bénéfice de son intransigeance morale, même si ses dirigeants manquent d’enthousiasme pour se l’appliquer à eux-mêmes. Pour établir ces évidences, il n’est pas besoin d’assises ni de colloques, comme le pensent les actuels dirigeants de l’UMP. Faute d’avancer sur le fond, inchangé depuis vingt-cinq ans, le principal intérêt de ces rencontres, dont notre pays est friand, est de mobiliser les militants, et leur principal résultat est le plus souvent de fixer des accords, difficiles à respecter, sur le choix des moyens. Ici, chacun fait un pari. La droite compte sur la plus grande dose possible de liberté économique pour stimuler l’esprit d’entreprise et la produc- tion des biens, donc la croissance, au bénéfice de tous ; la gauche espère qu’un partage plus juste des richesses rétablira le sens de l’intérêt général et du service public, donc la croissance, au bénéfice de tous. Les deux se rejoignent dans la sainte trinité républicaine de l’éducation, de la laïcité et de la modernisation. II n’est pas surprenant, dès lors, que l’inventaire des thèmes élaborés dans les instances partisanes, devant lesquelles défilent les mêmes conseillers, les mêmes intellectuels, les mêmes experts, soit limité, formel, et qu’il ressemble plus à une « boîte à outils » inter- changeable qu’à une boîte à idées. L’erreur serait d’en conclure que, au total, si la droite et la gauche divergent sur le plan des idées, elles se rapprochent sur le choix des moyens. L’importance de plus en plus souvent attachée par la droite à la « proximité », au « vécu » et au « ressenti » de l’électeur, en considérant que le « réel » l’emporte sur l’idéel, et le pragmatique sur l’idéologique, n’est pas nécessairement contradictoire avec sa culture, qui a posé, dès l’origine, le primat de l’expérience sur les doctrines abstraites professées par la gauche. Mais c’est là une charte minimale, qui conduit au fatalisme. À ce compte, en effet, le politique se laisse vite dicter sa ligne par ceux qu’il est censé orienter. Le risque est que se vérifie la « loi » pure- ment mécanique d’Olson, chère à Raymond Boudon, selon laquelle, dans les démocraties de masse, les minorités extrémistes finissent par donner le la du débat politique parce qu’elles sont les plus bruyantes et les plus actives. C’est ainsi que, particulièrement habile à exploiter les réseaux, le Front national est parvenu à attirer sur son propre terrain les débats d’une droite modérée paralysée par la peur de perdre le contact avec la « proximité ».

124 un nouveau théâtre politique Droite : que faire ?

Ce qui manque le plus aux bureaux d’études des partis poli- tiques, aux instituts et aux fondations est la connaissance historique des structures mentales, de droite et de gauche, autour desquelles se sont construites et organisées, au fil des siècles, deux cultures poli- tiques correspondant à la fois à des tempéraments et à des visions du monde. Aussi longtemps que la dimension structurelle qui détermine, consciemment ou non, l’engagement du « peuple de droite » ne sera pas prise en compte, les politiques mises en œuvre à l’occa­sion de chaque alternance se heurteront à sa défiance ou, pire, à son indif- férence. Et, de même que la mauvaise monnaie chasse la bonne, ce seront ses franges extrêmes qui la domineront. Or la droite n’a rien de commun avec le Front national, ou plus exac­tement avec l’idéologie de ses dirigeants. Et si elle demeure une force majoritaire en nombre dans le pays, singulièrement en période de crise, c’est parce qu’elle rassure. Ce fut une première erreur de croire qu’une campagne « cli- vante » serait de nature à la rassembler. C’était encore possible en 2007. Cela cessa de l’être à partir de l’année suivante, où les perspec- tives d’avenir commencèrent à s’assombrir. Seule l’ignorance de sa propre culture et de sa propre histoire manifestée par la droite depuis quelques années a permis à une petite équipe d’idéologues nationa- listes, lamentablement prise au sérieux, de rassembler, de proche en proche, une pluralité de voix contestataires, radicalisées par la crise, en nombre suffisant non seulement pour faire nombre, mais pour représenter une menace crédible ; il est incontestable en effet que le Front national est perçu désormais comme un parti politique qui ne remplit plus seulement une fonction tribunicienne, mais qui repré- sente, en dépit du caractère utopique de son programme, une force de proposition comparable, à bien des égards, à ce que fut le Parti communiste après 1945. La perspective d’un retour au pouvoir de la droite n’a pourtant rien d’une spéculation hasardeuse. Même si le réflexe légitimiste du corps électoral a fonctionné lors des législatives, au prix d’un abs- tentionnisme sans précédent, il est clair que les mauvais reports du second tour de l’élection présidentielle n’ont pas été approuvés, au moins sur le plan éthique, par les électeurs modérés. De même que Jacques Chirac a payé longtemps la liberté de vote qu’il avait laissée à ses électeurs en 1981, François Bayrou s’est trouvé d’autant plus sévèrement sanctionné à son tour qu’il a aggravé son cas en annon-

125 un nouveau théâtre politique Droite : que faire ?

çant son intention de voter pour le candidat de la gauche, dont le programme, dépensier, se situait aux antipodes du sien. Si le retour de la droite apparaît aujourd’hui aussi problématique, c’est en raison d’une « loi » de la vie politique française qui n’a jamais été infirmée : les droites sont nettement plus solidaires que les gauches autour de leur chef quand elles sont au pouvoir. Leurs sensibilités sont beau- coup plus sujettes à se diviser quand elles sont dans l’oppo­si­tion. Ces divisions, qui ont fait perdre quatre points à Nicolas Sarkozy par rapport au premier tour de 2007, ont été habilement exploitées par son concurrent. La gauche, traditionnellement minoritaire parce qu’elle a toujours eu pour vocation d’être « clivante », n’a pu l’em- porter dans la logique bipolaire de la Ve République que dans des circonstances où la droite a été amenée à lui apporter une partie de ses voix.

Le mythe de la droite réactionnaire

Si donc la droite aspire à revenir au pouvoir autrement que par suite d’un échec économique de la gauche, il faut que ses dirigeants gardent à l’esprit trois questions. La première – qu’est-ce qu’être de droite ? – est d’ordre psychologique ; la deuxième – sur quelles bases peut-elle surmonter ses divisions ? – est d’ordre culturel ; la troisième – quel programme peut-elle en tirer ? – est d’ordre politique. La première question est préjudicielle. Dès l’origine, la droite s’est définie comme une anti-gauche. Mais il faut se garder de se tromper sur les mots. La droite est apparue en même temps que la gauche, et contre la gauche, mais avec l’outillage mental des concepts nouveaux lancés par la gauche. Engagée sur un terrain symétrique par rapport à la révolution politique lancée par la gauche, elle s’est située, sur le plan intellectuel, du même côté que son adversaire par rapport aux Lumières. Elle s’est servie, pour combattre ­ la révolu- tion politique, des mêmes concepts, liberté, droits de l’homme, éga- lité, que la révolution des Lumières, et elle a retourné ces concepts contre leurs auteurs en mettant en évidence leurs effets pervers. Cette attitude psychologique – la récupération des thèses de l’adver- saire afin de retourner celles-ci contre elle et d’en montrer l’inanité sur le plan des moyens – est demeurée une constante des stratégies

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de la droite ; celle-ci s’est appliquée à opposer jusqu’à nos jours à l’irréalisme de la gauche, les leçons de l’expérience, dont elle se veut la gardienne, sage et gestionnaire. Ainsi, sauf rare exception, il est faux de parler d’une droite réactionnaire stricto sensu, dans la mesure où la conception de la contre-Révolution de la droite n’est jamais allée jusqu’à la volonté d’assumer un retour à l’Ancien Régime par la voie d’une révolu- tion. À cet égard, le grand écrivain de la contre-Révolution , a formulé beaucoup plus que la thèse de sa famille pro- videntialiste dans la formule fameuse : « la contre-Révolution ne sera pas une révolution contraire, mais le contraire de la Révolution. » Relayée par Barrès, sa postérité s’est étendue très au-delà des cou- rants nationalistes, jusqu’aux droites républicaines du XXe siècle. Baudelaire, au XIXe siècle, en a confirmé l’esprit : « je hais le mou- vement qui déplace les lignes ». Le « je hais » indique clairement que les sentiments en cause ne sont pas tièdes. Le conservatisme de la droite se définit par la volonté explicite, déterminée, de contourner le conflit – au risque que, dans des situations-limite, la négation du conflit provoque la violence. Ce fut le cas dans trois circonstances : la Terreur blanche au début de la Restauration, l’Ordre moral après Sedan, et le régime de Vichy lorsque l’échec de sa tentative de « révolution nationale » devint patent, à l’été 1941. Les débats que cette disposition psychologique a déterminés au sein de la droite ont été de deux ordres. Le premier a porté sur la difficulté de déterminer où commence et où finit l’enseignement de l’expérience. Jusqu’à quel point peut-on opposer les leçons de l’expé- rience à un régime ou à des réformes que l’on réprouve, dès lors que ce régime et ces réformes s’installent dans la durée ? Telle est l’apo- rie du conservatisme : jusqu’à quel point de l’expérience historique l’objection des faits est-elle légitime ? Ce fut la question opposée par Benjamin Constant à de Maistre à la fin du XVIIIe siècle, puis par Barrès à au début du XXe. Deux variantes d’une même sensi- bilité ici s’affrontent jusqu’à nos jours, où les mêmes débats sont repa- rus, presque dans les mêmes termes, à propos de l’État-­providence, à la Libération, puis de l’évolution des mœurs, depuis 1968. Le second débat est lié au fait que, en raison même du primat qu’elle accordait à l’expérience, la droite n’a jamais eu de corps de doctrine. C’est aussi une des explications de sa très forte implanta-

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tion dans une opinion publique séduite par le pragmatisme et rétive aux grands systèmes d’idées. Les rares tentatives d’élaboration d’un corps de doctrine dans le but de concurrencer le socialisme ont toutes échoué. Ce fut le cas du , qui n’a dû sa gloire qu’à la qualité, au surplus contestable, de « grand écrivain » reconnue­ à Charles Maurras, à son organisation en une école qui s’affichait, au sens propre, réactionnaire, ce qui entraîna un effet de mode, à l’efficacité de ses agitateurs (à nous, la loi d’Olson !) et enfin à l’éclectisme des pages littéraires de son journal, l’Action française, très prisées des intellectuels, et auxquelles – il est vrai reconnaissant envers le soutien que lui apporta Léon Daudet pour le – affirmait prendre le rare plaisir d’« une cure d’altitude mentale ». De facto, le maurrassisme, égaré par sa passion deux fois réactionnaire, antirépublicaine et antisémite, fut condamné simultané- ment par le pape et par l’héritier du trône. En dépit du rôle majeur joué par ses principaux représentants dans l’élaboration de l’idéolo- gie de la révolution nationale du régime de Vichy, ce ne fut qu’une petite cohorte hérétique égarée sur les franges de la droite. Les que- relles actuelles qui assimilent le Front national au « maurrassisme » ne présentent d’autre intérêt que d’attirer l’attention sur un point que le discours « musclé » adopté par l’ancien président de la République à la fin du second tour de l’élection présidentielle a eu grand tort de négliger : il aura été vain en effet de tenter de séduire la fraction pro- prement réactionnaire et antisémite du Front national ; celle-ci est, de toute façon, irrécupérable par la droite institutionnelle, comme le fut le mouvement de Maurras, et si un effort doit être fait pour réintégrer l’électorat de ce parti à l’intérieur de la famille, ce n’est certainement pas dans cette direction qu’il faut s’engager.

La droite ou les droites ?

La deuxième question – sur quelles bases la droite peut-elle surmonter ses divisions ? – se déduit de l’analyse qui précède, et dont j’ai tenté, ailleurs, une psychanalyse (1). Sur le plan psycholo- gique, la droite est une. Ce n’est pas un hasard, du reste, si, dans la logique bipolaire de la Ve République, la droite est plus unie au pou- voir que dans l’opposition. Si elle s’est différenciée, c’est en fonction

128 un nouveau théâtre politique Droite : que faire ?

des réponses que ses composantes ont apportées aux changements introduits par la gauche, en fonction des leçons que chacune croyait pouvoir tirer de l’expérience. Mais sur ce point aussi, il faut se gar- der d’une erreur devenue familière depuis que René Rémond a dis- tingué ses fameuses trois droites, dont il a suivi le parcours depuis la première Restauration jusqu’à de Gaulle et à la Ve République. Rémond avait commencé par intituler son essai la Droite en France. Il l’a réédité ensuite sous le titre les Droites en France (2). Il n’en reste pas moins que les frontières entre ses trois droites – légiti- miste, orléaniste, bonapartiste – ont été de plus en plus poreuses, et qu’elles ont fonctionné de plus en plus comme des composantes de ce qu’on pourrait appeler le tempérament de droite. Le légiti- misme n’a guère survécu aux espérances des Bourbons, mais il s’est maintenu dans une conception identitaire, plutôt qu’intégrationniste, de la nation, l’attachement à des institutions parlementaires rationa- lisées, à la fois stables et incarnées, dans un fort attachement aux valeurs spirituelles à l’intérieur du cadre laïque, et dans une concep- tion paternaliste des rapports sociaux. L’orléanisme a évidemment perdu son sens initial, impliquant la fidélité à une lignée d’héritiers du trône, pour représenter la sensibilité d’une grande bourgeoisie attachée aux élites institutionnelles, au parlementarisme rationalisé, et aux intérêts économiques, tout en adhérant aux valeurs méritocra- tiques de l’instruction et de la promotion républicaines. Le bonapar- tisme a importé de la gauche révolutionnaire et du Premier Empire l’attachement à l’autorité, qui n’est pas spécifiquement de droite, mais aussi à l’indépendance nationale, à l’unité du peuple, concré- tisée par la voie du plébiscite et soutenue par une politique sociale. De même que les trois fonctions – guerriers, prêtres-juristes et producteurs – reconnues par Georges Dumézil dans les socié- tés européennes primitives sont devenues des modes d’action des formes contemporaines du pouvoir, qui doivent en assumer toutes les dimensions, de même les trois droites de René Rémond ont cessé d’être des partis pour devenir des modes d’action. Représentant en sa personne ces trois sensibilités, de Gaulle n’a éprouvé aucune peine à en réaliser la synthèse dans son projet politique pour rassembler son camp. Du traditionalisme monarchique, il a retenu la conception de l’État ; de l’orléanisme libéral, la méritocratie et la modernisation économique ; du bonapartisme plébiscitaire, le principe d’autorité,

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entendu en son sens moral, l’indépendance nationale associée à l’idée de puissance, et la priorité du social, sous la forme, notam- ment, de la participation, qui n’a jamais été bien ­comprise : ce pro- jet, resté embryonnaire, avait pour but de résoudre la contradiction, prophétisée par Tocqueville, entre la nécessité d’élargir les protec- tions de l’État-providence pour sauvegarder l’unité de la nation et la tentation, pour le citoyen, de renoncer à l’exercice de ses respon- sabilités. Dans l’esprit de De Gaulle, ces trois pôles pris ensemble ne se contredisaient pas, ils se complétaient et sa pratique institution- nelle les a réconciliés définitivement, du moins l’espérait-il, avec la République de l’État centralisé, laïque et social. Parmi ses succes- seurs de droite, et Valéry Giscard d’Estaing ont prolongé sa synthèse, avec des dosages variables selon leur person- nalité et les circonstances. L’erreur de Nicolas Sarkozy est d’avoir donné l’impression – par défaut de cohérence, mais aussi, peut-être, de réflexion préalable – qu’il retenait du traditionalisme le retour à l’identitarisme, à la religion et aux racines, de l’orléanisme l’argent et le népotisme, et du bonapartisme l’hyperprésidence et un natio- nalisme de rétraction.

Trois fils à renouer

Quant à la troisième question – quel programme ? –, nous voici à présent en mesure de lui apporter un début de réponse. Pour retrouver une lisibilité, la droite doit renouer avec ces trois fils, et elle parviendra d’autant mieux à refaire le plein de ses voix, majoritaires en France, qu’elle aura su prendre en compte, dans le même esprit synthétique que de Gaulle, chacune de ses sensibilités. Elle doit les adapter aux problèmes soulevés par notre modernité. La sensibilité légitimiste, loin d’être morte, a encore son mot à dire, dans deux directions. L’une doit tendre au rééquilibrage des institu- tions, faussé par le contraste entre un président omniprésent, insuf- fisamment responsable et un Premier ministre aux attributions de plus en plus mal définies, qui ne peut plus guère servir de fusible, et moins encore conduire de façon crédible la politique de la nation. Après le référendum de 1962 portant élection du président de la

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République au suffrage universel, un élément essentiel, un « chaînon manquant » restait à construire, de l’aveu même de plusieurs juristes associés à l’élaboration de la Constitution de 1958, René Capitant, Louis Vallon et François Goguel : l’asymétrie entre les pouvoirs de dissolution et de référendum placés entre les mains du chef de l’État et son irresponsabilité devant une chambre impuissante à le ren- verser était trop grande. Il fallait prévoir une procédure d’exception par laquelle le Parlement aurait pu obliger le président, en cas de désaveu sur un sujet majeur relevant de son arbitrage, à engager sa responsabilité devant le peuple. Un projet a été esquissé dans ce sens par Jean-Marcel Jeanneney (3). La réorganisation des collecti- vités territoriales aux compétences peu claires, beaucoup trop nom- breuses, et gérées dans des conditions ruineuses devrait être l’autre objectif de ce rééquili­brage. La sensibilité orléaniste appelle, de son côté, un éclair­cis­ sement de la position de la droite par rapport à l’idée libérale. En dépit de la réputation faite à l’idée libérale par ceux qui la ren- dent intrinsèquement responsable du « tout-marché » intérieur et du désordre financier mondial, le mot « liberté » contenu dans sa racine n’a jamais signifié la loi du renard libre dans le poulailler libre. Cette idée, qui n’est pas une doctrine, a pris en compte, au fil des siècles, le désir de plus en plus grand éprouvé par les individus de s’affranchir des tutelles que les traditions puis les idéologies ont fait peser sur eux. Elle a été d’abord une anti-théologie dans les monar- chies issues du Saint-Empire, puis un anti-absolutisme, à partir de la fin du XVIIe siècle, puis un anti-socialisme et un anti-intégrisme au XIXe siècle, enfin un anti-totalitarisme au XXe siècle. Elle est appelée à être un anti-socialisme et un anti-populisme au XXIe. Face à toutes les formes d’oppression exercées au nom de la réaction ou de la modernité, elle s’est donné, au fur et à mesure, les outils permettant de concilier l’émancipation de la personne et la solidarité entre les citoyens. Mais ce qui n’a pas toujours été bien compris, c’est que ces outils – qui sont politiques, avec la séparation des pouvoirs, et éco- nomiques, avec le marché – doivent être employés chacun en son ordre. La force de l’idée libérale, née de la distinction entre Dieu et César, est la séparation des ordres, qui n’a cessé de s’affiner en même temps que les sociétés devenaient plus complexes. Et l’erreur

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qui a le plus contribué à discréditer les libéraux est qu’ils ont eu tendance à l’oublier : les Anglo-Saxons, qui ont recueilli l’héritage de Locke, ont privilégié à l’excès le marché, pour en faire le cri- tère de base de l’organisation de leur société : en devenant de plus en plus utilitariste et autorégulée, avec les effets que l’on constate aujourd’hui, celle-ci a secrété les poisons de la fracture sociale, de la surveillance généralisée et du communautarisme. Les libéraux fran- çais ont commis l’erreur symétrique, en reprenant à leur compte les dérives du modèle britannique, sans corriger pour autant ce qu’il y a de pire dans le leur : de Locke, ils ont retenu la confusion entre économie de marché et société de marché. Et de Montesquieu, la confusion entre contre-pouvoirs et féodalités. Le travail de recons- truction doit partir du constat que l’idée libérale n’est pas, elle non plus, une idéologie, pour contenir le marché dans son ordre, et l’État-providence ­ dans les limites d’un système de solidarité par l’assu­rance qui protège le citoyen sans atrophier en lui la capacité de prendre ses responsabilités. Quant à la sensibilité bonapartiste, il serait absurde de prétendre l’ignorer sous prétexte que, du boulangisme au Front national, elle a enfanté des monstres. Il est vrai qu’elle comporte, parmi ses cadres et ses militants, des idéologues « maurrassiens », réactionnaires et xénophobes, mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt. Le vote Front national est, pour l’essentiel, protestataire. Il est anti-européen par peur du déclin de la puissance française ; il est rendu hostile à l’immigration par la crainte que l’État répu- blicain ne puisse plus assumer sa politique d’intégration faute de sanctionner avec une autorité suffisante ceux qui la défient. Or la demande d’autorité, le désir de puissance sont des composantes non négligeables du tempérament de droite, et ces attentes pour- ront être d’autant mieux maîtrisées qu’elles seront dosées à leur juste mesure, sans complaisance et sans excès, dans un discours cohérent et fédérateur. Même à la fin de la guerre d’Algérie, quand la multiplication de ses propres erreurs déchaînait la révolte de l’OAS sur le sol algérien, de Gaulle eut la lucidité de considérer que les groupuscules qui attendaient la chute du régime de la politique de la terre brûlée ne représentaient qu’eux-mêmes, que les appels à la mobilisation des généraux factieux n’étaient « pas sérieux », et que tout cela « se tasserait ».

132 un nouveau théâtre politique Droite : que faire ?

S’il put s’exprimer de la sorte, et gagner son pari, c’est que la situation de 1962 n’était plus celle de 1958, où la France était au bord de la guerre civile. 2012, certes, n’est pas 1962. Mais la Ve République demeure. Et une utile leçon peut être retenue d’un pouvoir qui sut, il y a un demi-siècle, apporter une réponse synthé- tique aux différentes sensibilités de la droite, sans jamais rien céder à ses franges extrêmes ; le génie de De Gaulle est d’avoir compris la nécessité de raffermir d’abord sur ses bases l’autorité politique et morale de l’État afin de réconcilier les droites avec l’Europe, et d’avoir réorienté vers l’avenir, avec la trouvaille du thème à la fois patriotique et universaliste de « l’expansion », la tentation régressive de minorités incitées à s’enfermer dans un nationalisme de rétraction par les frustrations de leur rêve de puissance. Jouant avec habileté de la stratégie de récupération des thèmes de l’adversaire que François Mitterrand retourna à son profit après 1983, François Hollande, qui connaît l’histoire de son pays, s’efforce, il est vrai, de renouer, tant bien que mal, avec cette inspiration en martelant le thème de la relance. Ce n’est pas une raison pour que la droite renonce à ressai- sir son cap, et reprendre son bien.

1. Voir Alain-Gérard Slama, le Siècle de monsieur Pétain, Perrin, 2005. 2. René Rémond, les Droites en France, Aubier-Montaigne, 4e édition, revue et mise à jour, 1992. 3. Jean-Marcel Jeanneney, « Quelle réforme constitutionnelle ? », le Débat, n° 141, septembre-octobre 2006.

n Alain-Gérard Slama, éditorialiste au Figaro et chroniqueur au Figaro Magazine, enseigne l’histoire des idées politiques à l’Institut d’études politiques de Paris.

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le goût de la critique

• angelo rinaldi

et eryck de rubercy

• véronique gerard powell

• olivier cariguel

le goût de la critique

romancier, critique de profession

n entretien avec angelo rinaldi réalisé par eryck de rubercy n

eigneur, y a-t-il quelqu’un de plus mort entre les morts qu’un critique qui n’a jamais pour sa part publié de romans ? » Cette “Sphrase, c’est le romancier Angelo Rinaldi qui l’écrit dans l’une de ses innombrables chroniques littéraires, genre auquel il s’adonna durant des décennies à l’Express, au Nouvel Observateur et au Figaro et qui l’a fait être considéré comme l’un des critiques les plus prestigieux et les plus redou- tés de son époque. Et cela parfois au point de supplanter la lecture de ses ­romans tant il est vrai que celle de ses trois livres Service de presse, Dans un état critique et le Roman sans peine (1), qui nous permettent de relire ses chroniques en nous dispensant de reprendre de vieilles coupures d’hebdo- madaires ou de journaux jaunies, nous procurent une impression exquise. On s’en délecte. Quelle vigueur et quel instinct ! Pourtant, comme l’écrivait en préface à Service de presse Jean-François Revel, l’un des ses « maîtres en journalisme » avec Françoise Giroud : « Si Rinaldi est souvent brillant, jamais il ne se bat les flancs pour briller. On peut faire briller un style de l’extérieur, comme on fait briller des chaussures, avec du vernis surajouté. Le vrai brio vient de l’intérieur de la phrase, de l’idée, de l’image, du jugement. » Car, c’est entendu, un critique doit avoir, allié à son travail, quelque qualité, du talent aussi, mais il doit surtout avoir du jugement ou du moins du dis- cernement. Certains n’en n’ont point. Angelo Rinaldi, lui, sait juger et ose

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exclure, ce qui précisément est la première condition pour juger. Un exemple entre mille : « Robbe-Grillet à la dérive », annonce-t-il, puis il écrit : « Le “nouveau roman“ – systématisation des couacs, apparences de chamboule- ment –, qui offrait à ses tenants le statut de l’écrivain assorti de la dispense de créer, n’aura été qu’un épisode de l’éternelle littérature mondaine où cuistres, ­oisifs et impuissants s’illusionnent sur eux-mêmes en se raccrochant à l’élaboration de recettes. » C’est que la critique doit être subjective, nous a affirmé Angelo ­Rinaldi au cours d’un entretien, où nous lui avons demandé de s’expli­quer sur le rôle de celle-ci, mais si subjective que soit sa tournure, elle possède toujours, selon lui, un accent de réalité, de vérité, qui la met en mesure de rejoindre un courant « dont témoigne éventuellement la rubrique du cour- rier des lecteurs ». Ainsi est-il bien rare que les mérites et les défauts d’un auteur ne soient pas aperçus en même temps par d’autres lecteurs que le critique. C’est pourquoi Angelo Rinaldi ne croit pas à la supériorité de ce dernier ou plutôt, comme il le dit, le critique n’a rien à gagner à afficher de grandes prétentions. Il vaut mieux qu’il ait quelque modestie, c’est une humble fonction. Reste qu’on aime Angelo Rinaldi pour son grand souci de s’engager, de dire vraiment ce qu’il pense d’un livre, quitte à passer pour féroce, quand il se montre cinglant ou ironique, moins méchant en tout cas qu’on ne le dit d’ordinaire. Et d’ailleurs est-ce de la méchanceté que de prendre en ce domaine ses responsabilités ? Angelo Rinaldi les prend avec une verve incomparable qui est, tout bien pesé, l’une des indispensables qualités d’un article critique, qui ne doit en aucun cas ennuyer son lecteur. Le plaisir de lire les chroniques littéraires d’Angelo Rinaldi, qui justement­ ne se recommandent pas par l’ennui, est aussi là. Toutes sont en outre écrites avec un intransigeant respect de la langue française, qu’il a toujours eu à cœur de défendre, comme il a toujours su être réfractaire aux déferlantes sémiotiques, marxistes, freudiennes ou structuralistes. Mais enfin et surtout, que de découvertes littéraires l’on fait en les lisant ! On y rencontre des auteurs de toutes les époques et aussi différents qu’Elizabeth Taylor, Alexandre Vialatte, Leonardo Sciascia, Yukio Mishima, Oscar Wilde et Max Jacob, les cardinaux de Retz et de Bernis, Racine et la Palatine, et Nathalie Sarraute, Julien Green et , mais aussi comme Chandler et Chester Himes, et tant d’autres aux- quels Angelo Rinaldi donne vie comme personne, du moins comme seul un romancier sait le faire – façon pour lui de nous rendre la littérature vivante – la « littérature » étant naturellement prise ici dans son acception la plus large : ­romans, essais, poésies, biographies, correspondances, mémoires et journaux. Eryck de Rubercy

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evue des Deux Mondes – Gardez-vous le souvenir de la première critique littéraire que vous avez lue ? RAngelo Rinaldi – J’ai un souvenir : celui d’un numéro du Figaro littéraire, dans son grand format lorsqu’il était indépendant du quo- tidien, où je suis tombé sur une lettre inédite de Tchekhov que je garde en mémoire. Avais-je 16 ans ? Il me semble. Tchekhov, qui, tout malade qu’il fût, prenait la peine de répondre à tous ses correspondants, renvoyait à une débutante les pages qu’elle lui avait adressées en la priant de les corriger. Il lui disait surtout : « Mademoiselle, ne pleurez pas avec vos personnages, c’est au lec- teur de s’en charger. » Cette phrase m’est restée comme une espèce de conseil donné par un homme de génie à tous ceux qui se mêlent d’écrire. C’est un principe : plus ce que l’on montre est dur, plus il convient de s’effacer.

Revue des Deux Mondes – Cette leçon imprimée dans la mémoire de l’adolescent que vous étiez alors a-t-elle pour autant fait naître en vous la vocation de critique littéraire ? Angelo Rinaldi – C’est par hasard que j’ai rencontré la cri- tique littéraire. À l’époque, j’étais chômeur – ce qui, soit dit en pas- sant, se produit souvent dans notre métier –, un jeune chômeur qui venait de publier son deuxième roman, la Maison des Atlantes, ayant obtenu par accident du succès et décroché le prix Femina. Il n’y avait personne à l’Express pour rendre compte d’un livre de Moravia. « Seriez-vous intéressé par la littérature italienne ? », ce à quoi j’ai répondu par l’affirmative, et sans mentir. J’ai fait le papier et je suis resté. Voilà comment j’ai débuté dans le genre.

Revue des Deux Mondes – Chronologiquement vous avez com- mencé par le roman, la Loge du gouverneur ayant été suivi par la Maison des Atlantes, prix Femina en 1971. Comment s’est opéré le passage à cette nouvelle forme de prose ? Angelo Rinaldi – J’ai aussitôt compris que je ne voulais être que ce « lecteur ordinaire » dont parle Samuel Johnson : celui qui n’écrit pas pour corriger les opinions des autres, ce qui me paraîtrait très vain, mais pour son propre plaisir. J’ai tout de suite compris les limites de l’exercice.

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Revue des Deux Mondes – Finalement, la critique littéraire a- t-elle été une alternative que le romancier a choisie ou une chose à laquelle vous n’avez pas pu échapper ? Angelo Rinaldi – Non, la critique s’est vraiment présentée à moi comme le métier le plus proche de mes goûts. En l’occurrence, c’était une chance.

Revue des Deux Mondes – Le fait d’être romancier vous don- nait-il plus de moyens pour être critique littéraire ? Angelo Rinaldi – Je ne me suis pas posé cette question. Avant tout, je voulais être sans aucune illusion. Je devenais une voix parmi d’autres, et je n’étais pas du tout certain de la durée. Le roman et la critique littéraire sont deux genres tout à fait différents. Néanmoins, je soutiendrai qu’il n’est pas inutile que quelqu’un ait écrit des romans avec des bonheurs et des échecs divers pour être un peu plus attentif et savant à la fois quand il s’agit d’analyser les livres des confrères. On sait quand même de quoi il retourne...

Revue des Deux Mondes – En tant que romancier, quel rapport avez-vous entretenu avec vos pairs de la critique qui avaient à vous juger ? Angelo Rinaldi – Le renvoi d’ascenseur et le copinage existent­. Ils sont manifestes. Les gens qui tiennent une rubrique sont d’ailleurs sou- vent enclins à ne parler que de leurs amis, ce qui, somme toute, n’est pas nouveau. Ainsi quand, par exemple, Taine, Flaubert, les détestables et antisémites frères de Goncourt et Sand se réunissent pour un dîner chez Magny, peut-on parler de complaisance s’ils en viennent à louer un livre du voisin de table ? Reste à savoir si mes congénères ont des égaux de ce calibre. Et puis, on ne peut tout de même pas être l’ennemi du talent de ses amis. Cela dit, il est évident que si vous publiez un roman et que vous avez une tribune, vous aurez droit à plus d’atten- tion que si vous n’en avez pas, pour m’exprimer dans le style du Quai ­d’Orsay, qui arrondit les angles par destination.

Revue des Deux Mondes – N’avez-vous jamais pensé que votre acti- vité de critique littéraire puisse se faire au détriment du romancier ? Angelo Rinaldi – Un travail – n’importe lequel – gêne toujours une activité de romancier. Je me félicitais seulement, je le répète, que

140 le goût de la critique Entretien Romancier, critique de profession pour le gagne-pain, ce fût le métier le plus proche de mes goûts. Je ne quittais pas l’écriture, pour employer un mot que d’ailleurs je n’aime guère.

Revue des Deux Mondes – Pourquoi ? Angelo Rinaldi – C’est un poncif de l’époque ! On s’en gargarise.

Revue des Deux Mondes – Vos passages de l’Express au Nouvel Observateur puis au Figaro ont-ils été à chaque fois des tournants ? Angelo Rinaldi – Du Nouvel Observateur, je suis parti parce que j’avais été désavoué pour un article. N’y revenons pas. Et au Figaro, j’ai été sèchement poussé vers la porte. Ce sont des choses qui arrivent dans le métier. En revanche, avant cela, j’ai bénéficié à l’Express, où je suis resté plus de vingt ans, de deux amitiés irrem- plaçables, à savoir celles de Jean-François Revel et de Françoise Giroud qui furent, en somme, mes maîtres en journalisme. Au départ, ils m’ont conseillé de me débrouiller pour éviter l’ennui au lecteur. « Nous ne travaillons pas pour la Revue de métaphysique et de morale », avertissait Jean-François, qui était, du reste, l’auteur de Pourquoi des philosophes ?

Revue des Deux Mondes – L’une des qualités de vos articles cri- tiques est que vous ne craignez jamais d’y exprimer votre opinion avec une certaine ironie sinon avec dureté… Angelo Rinaldi – Sans doute, et cela non pas pour corriger l’opi- nion des autres mais pour mon plaisir. J’ai toujours consigné sans travestissement ce que je ressentais en n’ignorant pas que je pouvais avoir tort. Mais il n’y a qu’une seule règle dans le métier : dire ce que l’on pense. Les gens savent très bien qu’on est une personne qui dans un coin émet un avis qui en vaut un autre, et c’est tout. Les critères sont variables, les opinions diverses mais l’important, c’est la sincérité.

Revue des Deux Mondes – Votre franchise n’a-t-elle pas été le plus souvent féroce ? Angelo Rinaldi – On n’a bien sûr retenu que les réserves et on ne se rappelle en général que des réserves parce que c’est plus amu- sant. Pourtant, sans me vanter, je crois avoir levé pas mal de lièvres. C’est ainsi que j’ai tout de même à mon tableau de chasse quelques

141 le goût de la critique Entretien Romancier, critique de profession pièces assez importantes, à commencer par Gombrowicz, sur qui j’ai écrit mon premier article de critique littéraire lorsque j’étais stagiaire en province. Il vivait à Vence où je suis allé lui rendre visite, alerté par le fait qu’il était publié par Maurice Nadeau, grand découvreur entre tous, à qui, en tant que romancier, je dois beaucoup puisqu’il a été mon premier éditeur. Au tableau pour aujourd’hui : Dominique Fabre, un contemporain dans la veine intimiste, que je place très haut, qui s’ajoute à Elizabeth Taylor, Jean Rhys, François-Olivier Rousseau, John McGahern, au poète William Cliff, à Geneviève Serreau, à Fritz Zorn, auteur d’un unique chef-d’œuvre, Yves Bonnefoy, lui, ne m’ayant pas attendu. J’ai vu pas mal de départs éblouissants, et maintenant, de quelques-uns je ne sais plus rien.

“La seule chose qui compte, c’est la subjectivité”

Revue des Deux Mondes – Pensez-vous qu’à l’inverse d’une critique traditionnelle qui se voulait jadis impartiale et objective, la modernité de la vôtre est d’être subjective et partiale ? Angelo Rinaldi – La seule chose qui compte, c’est la subjecti- vité. L’objectivité critique est une frontière inatteignable. Si vous la cherchez, vous pondez un texte du même goût que la notice d’un médicament.

Revue des Deux Mondes – Du point de vue de la forme, vos cri- tiques sont également marquées par une certaine façon d’écrire qui se nourrit du vécu, du quotidien, d’une langue qui a son franc-parler… Angelo Rinaldi – Là, c’est chacun selon son tempérament ! Sans le vouloir, je brasse tout. On est ce qu’on est, porté par des expériences antérieures, la traversée de milieux différents. À cet égard, si l’on est un peu curieux, du bal des pompiers aux procès en cour d’assises, le journalisme est très formateur.

Revue des Deux Mondes – En même temps, votre style a fait de vous un critique redouté ayant une grande influence… Angelo Rinaldi – Il faut voir avec lucidité le rôle d’un critique. Il y a peu de tribunes, peu de journaux qui soient une passerelle

142 le goût de la critique Entretien Romancier, critique de profession entre le public cultivé et la littérature, de sorte que l’aire que vous balayez est assez étroite. Que faire ? Chacun tricote dans son coin, et recommence tel Pénélope. Pour le reste, je veux dire pour le retentissement, qui jamais le mesure ? Aucun critique littéraire ne fait plus l’opinion comme un Émile Henriot ou un Robert Kemp. Je crois au surplus que le critique n’est efficace que dans la mesure où il conforte l’opinion d’une catégorie de lecteurs. En somme, il ne fait que traduire ou rejoindre – il faut ici être très modeste – un cou- rant dont témoigne éventuellement la rubrique du courrier des lec- teurs. Un critique, si j’ose dire, n’est pas aussi important qu’il serait tenté de le croire d’après l’empressement des attachées de presse. C’est pourquoi il faut être extrêmement circonspect quand il s’agit d’évaluer l’éventuelle conséquence sur les ventes. Une question par parenthèse : la Toile réussira-t-elle à éclipser la presse écrite ?

Revue des Deux Mondes – Le critique ne conserve-t-il pas quelque influence ? Angelo Rinaldi – Il a le sentiment de sa solitude. Il jette une bouteille à la mer. De-ci de-là, il enregistre un écho. Une lettre vous prouve parfois que vous avez touché un inconnu, mais c’est tout. Un critique ne peut pas mesurer son rôle qui, ne l’oublions pas, est toujours proportionnel à la diffusion de la feuille qui le publie. Répétons-le : un journaliste n’est jamais plus important que son jour- nal, c’est une erreur, que commettent de nombreux journalistes, de croire le contraire. La réalité, la vie nous enseignent la modestie.

Revue des Deux Mondes – À vous lire, il semble que vous ayez toujours pris grand soin à ce que le critique garde une responsabi- lité, cette responsabilité n’est-elle pas aujourd’hui dégradée par la promotion ? Angelo Rinaldi – Je sais simplement que le critique qui établit à lui seul une réputation n’existe plus. Je veux dire que nous n’avons plus, pour le meilleur ou pour le pire, peu importe, l’équivalent d’un Paul Souday, d’un Léon Daudet, d’un Kléber Haedens. Nous ne l’avons plus pour des raisons qui sont aussi, et avant tout, des raisons économiques. La plupart des magazines et des quotidiens appartiennent à des groupes industriels dont le souci est d’engran- ger le plus possible de publicité pour leur actionnaire, de sorte que

143 le goût de la critique Entretien Romancier, critique de profession la place accordée aux lettres est de plus en plus mince. J’excepte une ou deux revues, dont la Revue des Deux Mondes, qui a une vocation profondément et historiquement littéraire. D’ailleurs vous aurez vous-même observé dans la presse la réduction sensible de l’espace­ accordée aux livres. Phénomène qui doit être, bien sûr, interprété dans le cadre plus général de l’actuelle crise du capita- lisme. Comparez par exemple les pages littéraires de l’Express dans les années soixante, dirigées par François Erval, grand connaisseur de la littérature étrangère et polyglotte, à celles des hebdomadaires d’aujourd’hui : c’est sans commune mesure. Cela dit, je vous ai cité le nom de Paul Souday, mais j’aurais pu tout aussi bien avancer le nom d’Albert Thibaudet et plus encore celui de Sainte-Beuve, qui avait 100 000 signes au moins à donner pour son « Lundi ». Ce que plus personne n’obtiendrait à présent. Pour Valery Larbaud, c’est différent, puisqu’il n’intervenait qu’au cas par cas et toujours principalement pour des auteurs étrangers. N’est-ce pas lui qui a débusqué Pessoa ? En ce qui le concerne, on ne peut pas parler de critique littéraire ou alors elle est à un autre niveau, Larbaud ne se dérangeant que pour l’exceptionnel. Même chose pour Jean Amrouche, qui a été non pas un critique mais un grand passeur et dont les entretiens avec le poète italien Giuseppe Ungaretti sont excellents. Même chose pour Benjamin Crémieux, mort à Buchenwald, qui a été un formidable introducteur de la littérature italienne. Pirandello en particulier lui doit beaucoup. Il en fit des traductions qui dépassent, il faut bien le dire, celles que l’on a accomplies par la suite.

Revue des Deux Mondes – Quel grand critique littéraire avez- vous envie de citer ? Angelo Rinaldi – Le grand critique, c’est toujours Maurice Nadeau, qui a fêté son 101e anniversaire le 21 mai dernier. Ses inter- ventions sont maintenant rares mais elles restent décisives. Sinon, il y a quelque outrecuidance à juger ses confrères. Dans un ordre qui ne relève pas de l’écrit, rappelons l’influence de Bernard Pivot, qui n’a pas été remplacé.

Revue des Deux Mondes – Et puis, il y a une constante dans vos articles : rappeler toujours ceux qui à vos yeux sont les meilleurs écrivains. Proust, Svevo, Joyce, pour n’en citer que quelques-uns…

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Angelo Rinaldi – Vous faites bien de mentionner Svevo, qui est un Proust sans les violons et que les Français oublient tou- jours. Leurs références visent toujours à des exemples « bien de chez nous », sans trop de considération pour Thomas Mann, Sigrid Undset, Faulkner et les merveilleuses Anglaises, telle Iris Murdoch. Le Français n’ouvre pas volontiers ses fenêtres alors même que, par paradoxe, nous sommes le pays qui traduit le plus d’auteurs étran- gers. Dans l’édition, le Français est volontiers xénophile et pas du tout xénophobe. Reste que dans le domaine de la critique quelques- uns de mes congénères me donnent l’impression que la littérature est sortie du catalogue des Éditions de Minuit, comme Minerve de la cuisse de Jupiter, ce qui est très restrictif.

Revue des Deux Mondes – Est-ce par un moindre goût personnel que la critique de livres de poésie n’est pas aussi présente dans vos articles ? Angelo Rinaldi – C’est vrai que la poésie n’y est pas aussi pré- sente, exception faite d’Olivier Larronde, de William Cliff, artiste extrêmement important, que je soutiens du mieux que je peux, y compris à l’Académie, et de Jacques Réda, qui m’a parfois inspiré. Mais parler de la poésie exige des moyens qu’après tout je n’ai peut-être pas. Sans compter que le public amateur de poésie est très restreint. Mais si la poésie est l’orpheline que la critique néglige, ne perdons pas de vue que certains poètes se sont enfermés – ce sont là les dégâts de Mallarmé – dans un tel hermétisme que le public cale. Ce qui n’est pas le cas pour un poète comme Yves Bonnefoy, que je tiens pour le plus grand de notre époque. Il m’est arrivé de le saluer, et sans mérite. Je suis seulement consterné à la pensée que le prix Nobel ne lui a jamais été décerné. Et puis, si vous pensez au peu d’amateurs qu’intéresse un poète aussi accessible que Pierre Jean Jouve, qui est de même envergure, vous avez la mesure de la misère de tous en France où, mis à part quelques cercles d’ama- teurs en province où l’on rime comme au temps d’Albert Samain, les poètes ne sont vraiment pas à leur place. Je ne m’aventurerai pas à expliquer pourquoi, si ce n’est que les poètes portent une part de responsabilité parce que, exceptés Char et Aragon, ils n’ont pas quitté la voie de l’hermétisme mallarméen. Sans le vouloir, Mallarmé aura causé bien du tort à sa descendance. Résultat : les gens ne sui-

145 le goût de la critique Entretien Romancier, critique de profession vent pas, ce qui fait qu’ils en viennent à tenir Jacques Prévert pour un grand poète. Nous tombons avec lui au niveau de la chanson, et presque au niveau de Béranger au XIXe siècle. Prévert, ce n’est tout de même pas Pierre-Jean Jouve ! Ni .

Revue des Deux Mondes – Finalement, jusqu’où s’applique votre regard de critique littéraire ? Angelo Rinaldi – Je m’arrête au roman, ce qui peut aller jusqu’à célébrer le père de Philip Marlowe, Raymond Chandler, un homme qui s’est glissé dans le roman policier par nécessité – et il en a fait éclater le corset, les règles, comme Chester Himes. Cet ancien ingénieur des pétroles passé par Oxford s’était retrouvé licencié à l’issue d’une crise économique aussi importante que celle que nous connaissons. Pour gagner sa vie, il s’était mis à écrire des polars. C’est le seul auteur du genre qui puisse citer Shakespeare et Flaubert dans ses dialogues. La littérature se faufile partout, et le roman poli- cier qui parfois, par absence d’art, vous tombe des mains au bout d’une trentaine de pages, possède au moins la vertu de bien montrer la société telle qu’elle est. On y trouve des phénomènes et des traits de société, absents parfois du roman classique, qui ne témoigne pas – ou très mal – de son époque pour relever uniquement de l’histoire personnelle de l’auteur. Vous avez beau lire Simenon, il ne vous en restera presque plus rien. Vous relisez l’un de ses romans à dix ans de distance, vous aurez vaguement le goût d’un revenez-y mais vous aurez oublié le reste tandis que vous n’oubliez­ pas Boule de suif, nouvelle par laquelle Maupassant débute à 28 ans sous les hourras de Flaubert. C’est tout de même drôle que Gide ait raté Proust et qu’il se soit emballé pour le père de Maigret ! Certes, on demeure impressionné par ce continent narratif, séduit par l’éclairage de tel ou tel milieu, mais où est le style ? Tout dépend bien sûr de ce que l’on demande à la littérature. Peut-être Simenon prend-il après tout la succession des grands feuilletonistes du XIXe siècle, d’un Eugène Sue qui, dans les Mystères de Paris a rendu mythologique la misère du prolétariat. Néanmoins Sue ne possède pas le tour de main d’un Jules Vallès, loin s’en faut ! Certes, vous êtes saisi par ce que le pre- mier dit du peuple, mais le Bachelier vous étreint le cœur, c’est toute la différence !

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Revue des Deux Mondes – Et puis, il y a les livres qui ne trouvent pas tout de suite la critique… Angelo Rinaldi – La véritable nouveauté commence par être invisible. Elle ne se révèle que petit à petit. Mais il y a aussi des œuvres qui trouvent leur public sans le secours du critique. Je pense à ces grands divertissements populaires, utilisant les mêmes recettes que par le passé, auxquels le public va spontanément « sans bruit sans réclame » comme la Madame Arthur de la chanson, qui eut ainsi une foule d’amants. Le public aime lire toujours le même livre. On a oublié le succès fracassant de la Madone des sleepings de Maurice Debroka ou, plus proche de nous, celui des Hommes en blanc d’An- dré Soubiran, qui sont des exemples si caractéristiques de ce flot longeant avec une superbe indifférence le continent littéraire pro- prement dit.

Le critique représente sans le vouloir un courant qui le dépasse

Revue des Deux Mondes – Même si le mot est fort, on ne peut pas être un bon critique sans quelque détestation envers tel ou tel livre, tel ou tel auteur. Qu’est-ce qui a motivé la vôtre à l’encontre du Nouveau Roman ? Angelo Rinaldi – Si je devais dégager une règle, elle serait la suivante : là où il n’y a pas d’humain mais simplement du forma- lisme, je fuis. Il y a eu une très grande glaciation due à cette école dite du Nouveau Roman durant une quinzaine d’années à laquelle il me semble pour ma part avoir complètement échappé. L’université a fait sa fortune. Dès qu’on lui propose une étiquette, une doctrine, on est sûr de son attention.

Revue des Deux Mondes – Vous n’avez jamais hésité à vous atta- quer à de grands auteurs établis. Disons que vous n’avez pas craint de toucher au vif la susceptibilité d’auteurs de grande notoriété ou à la mode… Angelo Rinaldi – La susceptibilité de quelques-uns, oui, mais ils ne furent pas très nombreux. Évidemment, quand vous vous exprimez d’une façon qui cherche à être compréhensible par tous,

147 le goût de la critique Entretien Romancier, critique de profession l’apparence d’une exécution attire, c’est bien connu. Mais je n’ai jamais tué dans l’œuf un succès et je ne l’aurais pas souhaité, et je n’ai jamais exercé une sévérité quelconque à l’égard d’un débutant. Votre remarque s’applique­ uniquement à des auteurs dont l’actua- lité imposait qu’on en parle, de sorte que s’il m’est arrivé d’être à contre-courant, c’était toujours à propos d’auteurs dont j’étais obligé de parler parce qu’ils étaient très lus et figuraient sur la liste des best- sellers, souvent soutenus par beaucoup de médias.

Revue des Deux Mondes – Y a-t-il des livres dont vous regrettez de n’avoir pas parlé ? Angelo Rinaldi – Je ne vous en donnerai qu’un exemple, pour lequel j’ai un remord. J’ai eu l’autre jour entre les mains, pour l’avoir déniché par hasard, une biographie de Gérard de Nerval, un très bon livre, disons même excellent, de , qui a eu son heure de célébrité. J’ai eu la curiosité de regarder la date de sa parution. C’était en 1981, année où, si j’ose dire, j’étais sur le pont. Personne n’a parlé de ce livre. À côté de combien de talents pas- sons-nous tous, par la force des choses ?

Revue des Deux Mondes – Auriez-vous d’autres motifs de tris- tesse ? Angelo Rinaldi – Il y en a un autre, qui concerne tous ces auteurs qui, en dépit du prompt renfort de la critique, ne sont jamais parvenus au port. Je pense, en relevant le phénomène, non seu­ lement à tous ces jeunes écrivains qui ont été fauchés par la maladie à quatre lettres mais aussi à ceux qui, après quatre romans jugés non rentables, ont cherché en vain un éditeur et se sont découragés. J’ai dans ma bibliothèque comme un cimetière des oubliés. Je ne citerai pas de noms parce que ce n’est pas la peine d’envoyer un avis de décès à certains auteurs qui sont encore de ce monde. Que deviennent-­ils ? Comme disait Hugo dans un vers qui peut paraître stupide : « Hélas ! Que j’en ai vu mourir de jeunes filles ! » Ce qui me frappe et qui n’a jamais été décrit nulle part, je crois, c’est qu’un écrivain peut mourir de son vivant. J’en ai vu débuter quelques- uns d’une façon éclatante qui ont ensuite absolument disparu de la circulation. Voyez-vous, un roman, un poème, c’est l’équivalent du « Aimez-moi » par lequel Mozart termine chacune de ses lettres.

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Savoir qu’on n’est pas aimé, ce n’est pas drôle. Et puis, il n’est que de songer à tous ceux qui ont jeté leur génie par les fenêtres comme on jette l’argent, à l’exemple d’Audiberti, qui a fini par laisser en cadeau d’adieu Dimanche m’attend, chef-d’œuvre au titre extraor- dinaire, pour se demander qui aujourd’hui pense encore à lui. Du moins a-t-il, grâce au théâtre, la possibilité de réapparaître de loin en loin. Certains sont un peu comme des dauphins qui descendent dans les profondeurs et tout à coup remontent.

Revue des Deux Mondes – Quelle a été votre plus grande joie de critique littéraire ? Angelo Rinaldi – Toute découverte s’est accompagnée d’une exaltation. La découverte de la romancière Elizabeth Taylor m’a électrisé. J’ai suivi son cheminement depuis son premier roman tra- duit quinze ans après sa mort en 1975. Qui croit que l’Eurostar abrège la distance entre Paris et Londres ? De même, j’ai pu suivre Flannery O’Connor depuis les années soixante, où elle ne se remar- quait pas beaucoup dans la collection « Blanche » de Gallimard, jusqu’à aujourd’hui où toute son œuvre est réunie en « Quarto ». À son sujet, un mouvement de vanité : je me rappelle une lettre de Simon Leys, m’écrivant pour me remercier, après être tombé par hasard sur un de mes articles, de lui avoir révélé la correspondance de Flannery O’Connor, qui est à la fois bouleversante et pleine d’hu- mour, ce qui est très remarquable pour une jeune femme qui sait qu’elle va mourir et qui s’enfonce dans un marécage sans perdre ni la foi ni le sourire. C’est un grand auteur catholique et sans aucune mièvrerie. D’avoir reçu cette lettre timbrée en Australie, c’est là, me semble-t-il, le plus grand plaisir que j’ai eu dans la profession, si c’en est une. De quoi se dire : je n’ai pas été Siméon le Stylite inaudible en haut de sa colonne, je n’ai pas toujours prêché en vain. Mais, il est vrai, quel lecteur que Simon Leys !

Revue des Deux Mondes – Quelle image vous faites-vous aujourd’hui du critique littéraire ? Angelo Rinaldi – Après tout nous exerçons peut-être un métier inutile avec de-ci de-là une réussite, mais au fond, ne fait-on pas que convaincre ceux qui ne demandaient qu’à être convaincus et qui sont vaille que vaille de votre bord ? J’ai souvent constaté que ce que

149 le goût de la critique Entretien Romancier, critique de profession je pensais était pensé par des lecteurs avant moi. C’est pour cette rai- son que je dis que le critique représente sans le vouloir un courant qui le dépasse. Il n’est jamais aussi original qu’il le croit. Peut-être faudrait-il conclure par le mot de Borges : « J’écris pour moi, pour quelques amis et pour adoucir le cours du temps » ? Certes, on peut penser ainsi quand on est Borges et qu’on a le soutien de et de sa revue Sur et qu’on est porté par un cercle de raffi- nés qui fait dire à un visiteur français de retour d’Argentine, « Borges et ses amis valent le voyage ! » mais le mot contient tout de même sa part de sagesse. Mais est-on sage, si l’on publie ? Vous connaissez le vers de Walt Whitman extrait du plus long poème des Feuilles d’herbe qui s’intitule « Chant de moi-même » : « Qui touche un livre touche un homme ». L’écrivain ressemble à la princesse qui, dans son lit, souffrait de la protubérance d’un petit pois dont la séparait pourtant l’épaisseur de sept matelas. Faiblesse certes, mais nul n’en est exempté.

1. Angelo Rinaldi, Service de presse. Un choix de chroniques littéraires de L’Express (1976-1998), préface de Jean-François Revel, Plon, coll. « Commentaire », 1999 ; Dans un état critique, Les Empêcheurs de penser en rond-La Découverte, 2010 ; le Roman sans peine, Les Empêcheurs de penser en rond-La Découverte, 2012.

n Angelo Rinaldi, né en 1940 à Bastia, écrivain, lauréat du prix Prince-Pierre-de- en 1994 pour l’ensemble de son œuvre, élu à l’Académie française en 2001 est l’auteur de quatorze romans : de la Loge du gouverneur (1969), prix Fénéon, et de la Maison des Atlantes (1971), prix Fémina, jusqu’au dernier paru, Les souvenirs sont au comptoir (Fayard, 2012), en passant par ses plus grands succès la Dernière fête de l’Empire (Gallimard, 1980), les Jardins du consulat (Gal- limard, 1985) ou la Confession dans les collines (Gallimard, 1990). Entré en 1972 à l’Express avant de rejoindre le Nouvel Observateur en 1998 puis de devenir direc- teur littéraire du Figaro et responsable du Figaro littéraire jusqu’en 2005, il a publié d’innombrables critiques littéraires.

150 le goût de la critique

louis gillet, écrivain d’art

n véronique gerard powell n

a redécouverte de l’œuvre critique de Louis Gillet (1876-1943) avance à grands pas. Elle a commencé avec la réédition, pré- Lfacée et annotée par Olivier Cariguel, de Stèle pour James Joyce (1). Ce recueil, publié en 1941, réunit trois articles dans lesquels Gillet, d’abord sceptique – comme le reste de la critique française –, puis convaincu du génie littéraire de l’écrivain irlandais, devenu un ami personnel, analyse avec force et finesse la nouveauté radicale d’Ulysse et de Finnegans Wake. Eryck de Rubercy, de son côté, se consacre à l’œuvre du « critique d’art » : après sa réédition de Trois variations sur Claude Monet (2), il vient de rassembler et d’annoter un riche florilège de plus d’une soixantaine d’articles et de textes de conférences, écrits entre 1903 et 1943, principalement inspirés par l’actualité artistique européenne de ce demi-siècle (3). Louis Gillet était donc à la fois – ce qui somme toute se révèle assez rare, hormis évidemment le cas de Baudelaire – critique ou historien de la littérature et critique ou historien de l’art. La littérature est son premier monde, celui de ses études à l’École normale supé- rieure, de ses échecs à l’agrégation qui durent lui fermer les portes

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de l’enseignement universitaire en France, et de ses grandes amitiés, de Charles Péguy et Romain Rolland à Paul Claudel et James Joyce. C’est aussi son premier talent, que récompensera justement un fau- teuil à l’Académie française en 1933 : Gillet a une admirable écriture, longue et souple, persuasive, riche d’une grande puissance d’évo- cation visuelle, qui interpelle le lecteur et l’intègre au discours, le convainc pas à pas. L’histoire de l’art est son second cercle, celui qui lui donnera un statut dans la société civile : introduit dès l’enfance dans l’amour des arts et de la culture par ses parents, sa jeunesse universitaire est contemporaine des débuts de l’enseignement de l’histoire de l’art à la Sorbonne principalement tourné, avec Henry Lemonnier assisté du jeune Émile Mâle, vers l’art français. On sait que Gillet a travaillé quelque temps à une thèse sur ­l’histoire du pay- sage dans la peinture. Entre 1904 et 1912, se dessine la possibilité d’une véritable carrière d’historien de l’art : un rythme assez intense d’ouvrages touchant à la pure histoire de l’art, Raphaël (1907), Histoire artistique des ordres mendiants (1912), deux ans d’ensei- gnement à l’université de Laval à Montréal achevés par le massacre, dans un journal canadien, de la collection de peintures européennes des XVIe-XVIIIe siècles apportée au Québec par les frères Desjardins, prêtres émigrés (4). Cette erreur de jugement révèle une insensibilité complète, à l’exception évidente de Champaigne, de notre écrivain catholique à la grande peinture religieuse française du XVIIe siècle, à Vouet en particulier, qu’il éreinte plus d’une fois. En 1912, il obtient enfin un poste fixe qu’il assumera pendant toute sa carrière, celui de conservateur du domaine de Chaalis que Nélie Jacquemart-André vient de léguer à l’Institut. Cette charmante propriété, qui abrite une petite partie des collections du célèbre couple parisien et le souve- nir de Jean-Jacques Rousseau, sera un cadre idéal de vie familiale et sociale comme de travail pour Gillet. Ces deux grands champs d’intérêt et sa vaste culture le mènent assez tôt à sa véritable vocation, celle de chroniqueur artis- tique et littéraire qui trouve un soutien idéal à la Revue des Deux Mondes avec laquelle il commence à collaborer en 1904, bien avant que son redoutable futur beau-père René Doumic n’en prenne la direction. Rapidement chargé de la rubrique artistique, il assuma aussi, à partir de 1919, celle des « Littératures étrangères ». Malgré quelques pointes, quelques opinions personnelles courageusement

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exposées, notamment en matière d’art contemporain, Gillet n’a rien d’un Gustave Planche (1808-1857), le premier chroniqueur artistique de la Revue, qui maniait allègrement l’ironie pour transformer ses compliments apparents en étalage des défauts de l’artiste commenté et qui s’engageait à corps perdu dans de longs combats esthétiques. Le très grand mérite de Gillet est d’avoir créé un nouveau genre de critique, de journalisme : le commentaire érudit et sensible sur une œuvre qu’il aide le lecteur à mieux comprendre grâce à un superbe talent descriptif faisant immédiatement ressortir de la mémoire visuelle de chacun l’œuvre citée, avec ses couleurs, sa composi- tion, son émotion, le tout soutenu par une subtile mise en scène du contexte historique, bien plus légère que chez Élie Faure. Il excelle surtout à reconstituer les personnalités et les caractères des artistes, de Michel-Ange à Maurice Quentin de La Tour ou à Degas, qu’il campe et fait revivre avec un naturel éblouissant. Il est, notamment avec celle du trésor national qu’était le vieux Forain, un admirable auteur de nécrologie, genre bien négligé en France. Vite remarqué par ses contemporains, cet exceptionnel talent ouvrit à Gillet les portes des confrères de la Revue des Deux Mondes comme le Journal des débats et celles des premiers magazines d’histoire de l’art desti- nés à un grand public averti, tels la Revue d’art ou la Revue de l’art ancien et moderne. L’anthologie scrupuleusement rassemblée par Eryck de Rubercy nous apporte donc d’abord le plaisir d’une lecture sugges- tive, à la fois pleine de vie et délicate, convaincante le plus souvent, parfois agaçante dans ses affirmations péremptoires. Mais, avec le recul du temps, les progrès de l’histoire de l’art, encore bien jeune à l’époque, on ne peut que lui pardonner de trouver par exemple que le peintre siennois Beccafumi est « un cruel exemple de talents pervertis ». L’un des grands intérêts de ce recueil est aussi de nous faire entrer dans l’histoire de l’histoire de l’art, discipline fort à la mode actuellement. La chronologie de ses chroniques, sur- tout inspirées par les grandes expositions françaises, montrent deux temps exceptionnellement forts, séparés par le long intermède de la Première Guerre mondiale et la lente reconstitution de l’érudi- tion européenne : le tout début du XXe siècle, avec les premières expositions blockbuster consacrées aux arts primitifs et les années trente avec les excellentes rétrospectives parisiennes sur Rubens,

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Gros, Goya, Manet ou la peinture anglaise des XVIIIe et XIXe siècles. Curieusement, il ne semble pas avoir écrit d’article sur l’immense rassemblement de 1935, au Petit Palais, consacré à l’art italien de Cimabue à Tiepolo. L’exposition des primitifs français fut en 1904 à Paris l’un des temps les plus forts de la redécouverte de l’activité picturale euro- péenne à l’automne du Moyen Âge ou à l’aube de la Renaissance, redécouverte qui, pour la première fois, s’exposait dans de grandes rétrospectives internationales pour lesquelles, selon les moyens financiers des organisateurs, arrivaient des tableaux de toute ­l’Europe et même des États-Unis. Gillet qui, à voir les comptes- rendus rassemblés par Eryck de Rubercy, les vit presque toutes, se surpasse dans ce grand morceau d’anthologie qu’est son article pour le Correspondant, repris ensuite par Péguy pour les Cahiers de la quinzaine. Il nous entraîne dans l’enthousiasme­ collectif de ses contemporains, auxquels il offre d’extra­or­di­naires descrip- tions de vastes tableaux alors à peu près inconnus qui quittaient pour la première fois le palais de justice de Paris ou l’hospice de Villeneuve-lès-Avignon (et sont aujourd’hui, conséquence directe de cette exposition, au Louvre) ; la clarté de ses interrogations et de ses explications, sur le fond historique si diversifié et si mouvementé de notre long XVe siècle, révèle tout le travail de recherche et d’attribu- tion entamé par Henri Bouchot, poursuivi pendant un siècle entier et loin d’être achevé (5). L’article affirme aussi sa première passion, qu’il partage avec nombre de ses anciens condisciples de l’École normale et que les prémices du conflit de 1914-1918 ne feront que renforcer : l’exquise spécificité, pour ne pas dire supériorité, de l’art français : « La France, Paris surtout, a été de tout temps une forge incomparable de talents ». On retrouve cette même veine nationale dans sa longue étude de Delacroix, tableau très vivant de la vie romantique parisienne. Dès 1905, Gillet s’intéresse aussi à l’art contemporain, non pas celui qui se fait dans les galeries parisiennes (ce qui aurait passionné ou révolté Planche) mais à la figure complète des grands maîtres d’une génération en train de disparaître. Passons sur les partis pris de son portrait de l’Allemand Adolph von Menzel pour remarquer comment, grâce à son intérêt personnel pour le paysage et à celui d’Arnold Böcklin pour l’Italie, son étude de l’artiste suisse est beau-

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coup plus fine et nuancée. Son évocation de Degas fait écho, dans le portrait du vrai bourgeois de Paris et de l’homme de cœur qu’il dresse de ce vieillard solitaire, aux remarques incisives de René Gimpel dans son Journal et dresse, en plus, une excellente synthèse de ses choix et de ses inquiétudes esthétiques (6). On a beaucoup travaillé depuis le temps de Gillet sur les grands artistes, Manet, Cézanne, Rodin, mais ses articles, que les spécialistes ne pourront plus oublier maintenant, apportent encore, grâce à son superbe esprit de synthèse et à sa belle délicatesse d’approche, un regard sincère, riche de toute la pensée d’une époque, sur leur œuvre. Deux autres aspects définissent encore l’œuvre de Gillet : son catholicisme fervent et son engagement dans la guerre de 1914. Le premier perce dès les compte-rendus des expositions consacrées aux primitifs, en 1904-1905, en plein conflit autour de la loi de sépa- ration de l’Église et de l’État. Comme le prouve sa publication d’his- torien de l’art la plus innovante, Histoire artistique des ordres men- diants, c’est la pureté et la simplicité franciscaine, dont il retrouve l’écho dans la peinture siennoise ou dans celle de son contempo- rain Maurice Denis, qui l’attire. Il semble, comme la majorité de ses contemporains, imperméable au grand art religieux du XVIIe siècle italien et de l’Europe post-tridentine auquel Émile Mâle allait se convertir au début des années trente. Son premier sujet d’intérêt dans l’art religieux, c’est ce que réclame d’ailleurs le grand public chrétien, l’iconographie, la naissance et le développement d’un thème de dévotion comme la Nativité ou l’Immaculée Conception, étudiée à partir de l’œuvre de Murillo. De la guerre de 1914-1918, passée dans les tranchées de Verdun (7) et qui paralysa pendant de longues années la vie culturelle parisienne, il ne dit apparem- ment rien dans ses chroniques artistiques. Mais son compte-rendu de l’exposition Goya en France, à l’Orangerie en 1938, en pleine guerre civile espagnole, à un moment où le musée du Prado et Madrid risquaient d’être détruits, dresse en quelques mots puissants et sombres le spectre de la destruction et de l’anéantissement des œuvres d’art par la guerre. Erick de Rubercy l’écrit dans la préface de cette importante publication : plus qu’un critique, Gillet était un écrivain d’art. Il est aussi un remarquable témoin d’un pan culturel trop peu connu de la France de la première moitié du XXe siècle.

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1. Louis Gillet, Stèle pour James Joyce, première édition, Marseille, éditions du Sagittaire, 1941, rééd. préfacée et annotée par Olivier Cariguel, Pocket, coll. « Agora », 2010. 2. Louis Gillet, Trois variations sur Claude Monet, première édition, Plon, 1927 ; réédition préfacée et annotée par Eryck de Rubercy, Klincksieck, coll. « L’esprit et les formes », 2010. 3. Louis Gillet, Essais et conférences sur l’art. De Giotto à Matisse, édition éta- blie, annotée et présentée par Eryck de Rubercy, Klincksieck, coll. « L’esprit et les formes », 2012. 4. Louis Gillet, « Un projet de musée à Montréal », la Canadienne, janvier 1911, p. 4-7. Le projet d’installation du premier musée national du Québec, fondé sur les collections du séminaire de Laval qui abritait l’université où il enseignait, souffrit beaucoup des déclarations de Gillet dans cet article. La très intéressante collection Desjardins commence enfin à être étudiée. 5. Voir le catalogue de l’exposition commémorative de 2004 : Dominique Thiébaut (dir.), Primitifs français. Découvertes et redécouvertes, catalogue de l’exposition au musée du Louvre, Réunion des musées nationaux, 2004. 6. Voir la réédition de René Gimpel, Journal d’un collectionneur, marchand de tableaux, Hermann, 2011. 7. Voir ses deux ouvrages, Chroniques du temps de la guerre. L’Assaut repoussé, éditions Émile-Paul, 1919, et la Bataille de Verdun, éditions Van Oest, 1920.

n Véronique Gerard Powell, est maître de conférences en histoire de l’art ­moderne à l’université Paris-Sorbonne et membre du comité de rédaction de la Revue des Deux Mondes. Elle est notamment l’auteur du catalogue Écoles espagnole et ­portugaise, RMN, 2003 (en collaboration avec Claudie Ressort) et de Giorgio ­Vasari. Vies des artistes, Grasset, 2007.

156 le goût de la critique jean José marchand, critique et homme-bibliothèque

n olivier cariguel n

ne fois n’est pas coutume, nous avons préparé notre article dans la salle de bains. Non pour lire aux cabinets (bien que Henry UMiller nous y encourage dans un petit livre très drôle sur le sujet (1)) mais pour chercher une balance, qui n’est pas un auxiliaire particulièrement prisé par les critiques littéraires ou les journalistes. Quatre kilos ! Tout rond, indique l’aiguille ! Un excellent chiffre de nouveau-né. Quatre kilos, c’est aussi le poids de cinq livres sous cof- fret des Écrits critiques 1941-2011 de Jean José Marchand (14 août 1920-8 mars 2011) (2), un « très grand érudit à l’appétit faustien » (3). Il s’agit d’un événement éditorial, rare par l’ampleur de la tâche qui consista à synthétiser soixante-dix années de la vie d’un obser- vateur malicieux et insatiable de la création littéraire, artistique et cinématographique. Cela tenait de la gageure, défiait les lois de l’édition contemporaine aux yeux rivés sur la logique de la renta- bilité. Les Éditions du Félin et les Éditions Claire Paulhan n’ont pas reculé devant les difficultés. Généralement, lorsque l’on réunit des articles, on s’en tient à une sélection bien ordonnée, triant le bon grain de l’ivraie. L’exercice, un brin narcissique, reste prudent. Il y a souvent de l’épure dans l’air. Un volume ramassé fait toujours l’affaire, on s’en tient à une juste mesure, on se retient de s’afficher

157 le goût de la critique Jean José Marchand, critique et homme-bibliothèque trop. Ici même, par le passé, un ancien directeur de la Revue des Deux Mondes, René Doumic, encourageait son gendre Louis Gillet, directeur littéraire de la revue, à réunir au bout de quelques années de magistère critique ses études afin de soutenir sa carrière dans le monde des lettres. À vrai dire, ce genre de livre de circonstance était monnaie courante. Or, avec Jean José Marchand, franc-tireur sans œillères, on est loin de l’aspiration au maréchalat critique. Les quatre volumes de ses écrits, assortis de leur indispensable index et de leur appareil de notes contextuelles, présentent un homme-bibliothèque dévoué à l’écoute scrupuleuse des mouvements de la création. Jean José Marchand ne marchait pas sans avoir plusieurs livres dans ses poches, sous la main. Il lui arrivait de lire dans la rue… Il était un vrai bottin de la vie culturelle, menait des recherches généalogiques poussées sur des petits maîtres, des poètes méconnus, écrivait aux mairies, aux témoins ou descendants qui pouvaient l’aider à tirer de l’oubli des littérateurs. Sa bibliothèque regorgeait de plus de vingt mille volumes… On se souvient de son calepin d’où il extrayait, comme par magie, les coordonnées d’écrivains ou de leurs veuves, car il était un fin limier qui aimait faire partager les découvertes que sa mémoire exceptionnelle emmagasinait. Et aussi une qualité pas- sée de mode le distinguait, il se rendait disponible pour guider les chercheurs et les curieux à travers les sentiers de la poésie ou de l’histoire littéraire. Ses écrits nous offrent un panorama très complet de la vie lit- téraire et intellectuelle française du XXe siècle. On n’en connaît pas de semblable qui couvre un champ aussi large, étendu jusqu’aux plaquettes les plus discrètes, à l’exception bien sûr des chroniques de Pascal Pia (4), que Jean José Marchand a côtoyé et admiré. Guillaume Louet, le maître d’œuvre de ce monument critique, rap- pelle une appréciation de Marchand sur Pia :

« Tout est parfaitement rangé dans son esprit comme dans sa biblio- thèque ; servi par une mémoire fabuleuse […], il indique la personne qui donnera le lieu où l’on trouvera le renseignement recherché, quand il ne le procure pas lui-même immédiatement. Toujours il va au fond des choses, ne se contentant pas des à-peu-près ou des apparences. »�

Le coffret Marchand en main, elle s’applique aujourd’hui aussi à Jean José.

158 le goût de la critique Jean José Marchand, critique et homme-bibliothèque

D’emblée, on soulignera combien la lecture d’une « somme qui frôle l’exhaustivité » est agréable par sa présentation matérielle, sa souplesse, qui nous épargne la sensation d’avoir un pavé entre les mains. On a plaisir à feuilleter chaque tome, qui se manipule aisément. Guillaume Louet, qui a établi, présenté et annoté les écrits de Jean José Marchand, avec l’aide d’une belle équipe de compagnons dévoués qui ont lu et relu le texte puis construit cinq tables et trois index (des œuvres traitées, des auteurs traités et des noms cités, qui dit mieux ?) absolument redoutables, a conduit un labeur titanesque. Érudition intelligente, simplicité de ton, clarté de l’expression, sens de la perspective historique qui replace le moindre livre dans une continuité littéraire, humour, telles sont les qualités des articles, chroniques, brèves (parfois deux simples lignes) que l’on découvre au fil des pages. « Il fut attiré par la cri- tique des livres. Là encore, l’enfant en lui est présent, impérial. (Il s’agit d’enchaîner les consciences, de circonvenir, convaincre, ou tout au moins enseigner) », écrivait Jean José Marchand sur lui- même dans la Leçon du chat (5). Jean José Marchand était fasciné par le mystère de la littérature qui pousse un écrivain (les poètes plus encore) à écrire, à construire une histoire ou à exprimer une vision du monde. Chaque livre était à ses yeux une aventure à décrypter. Il remontait les pistes. Il avait un don pour mêler les aspects biographiques jusqu’aux détails les plus éclairants, une analyse de l’œuvre et ses filiations historiques, littéraires ou philo- sophiques les plus inattendues. Dégagé de toute école critique et de l’influence des carcans intellectuels des époques qu’il a traver- sées, sa force consistait à éclairer de ses multiples lectures le sens et la nécessité intérieure d’un livre. C’est pourquoi les critiques de ce sourcier en littérature ne se démodent pas et résistent à l’usure du temps. Il avait publié ses articles dans d’innombrables revues et journaux, des revues de l’Occupation où il fit ses premières armes, à des quotidiens de l’après-guerre, à des journaux gaullistes, à la Revue des Deux Mondes (six articles, dont l’un témoigne de ses intuitions sur la technique romanesque de Sartre, qu’il avait ren- contré sous l’Occupation) jusqu’à la Quinzaine littéraire, où son complice et ami Maurice Nadeau ouvrit notamment ses colonnes à son foisonnant « Journal de lectures » (6). Les Écrits critiques de Jean José Marchand se classent désormais parmi les livres indis-

159 le goût de la critique Jean José Marchand, critique et homme-bibliothèque pensables, c’est un dictionnaire encyclopédique et critique où l’on trouve tous les renseignements, les détails, les livres, les films qui ont marqué la vie culturelle depuis 1940. Les notes très précieuses dans chaque volume donnent toutes les clés et nous permettent de ne pas perdre pied. Avec modestie, les cinq volumes s’inscrivent dans le sillage des monumentaux Dictionnaire encyclopédique d’histoire de Michel Mourre ou Dictionnaire critique et documen- taire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs de tous les temps et de tous les pays par un groupe de spécialistes français et étrangers d’Emmanuel Bénézit, qu’on appelle souvent « le Mourre » ou « le Bénézit ». Ne doutons pas que l’on dira désormais « le Jean José Marchand » en matière de critique littéraire.

1. Henry Miller, Lire aux cabinets, traduit de l’anglais par Jean Rosenthal, Éditions Allia, 2000. Publié originellement à New York en 1952, il a été traduit en 1957 aux Éditions Gallimard. 2. Jean José Marchand, Écrits critiques 1941-2011, édition établie, présentée et annotée par Guillaume Louet, coll. « Les marches du temps », Éditions du Félin et Éditions Claire Paulhan, 4 volumes et un index. 3. Formule très juste de Guillaume Louet. Voir sa préface « Revenons donc à la littérature », Jean José Marchand, Écrits critiques 1941-2011, volume I, p. xix. 4. Cf. Pascal Pia, Feuilletons littéraires, volume I, 1955-1965, préface de ­Maurice Nadeau, Fayard, 1999, et Feuilletons littéraires, volume II, 1965-1977, 2000, pré- face de Maurice Nadeau. Et bien sûr le complément paru avant l’été aux Éditions du Lérot, Chroniques littéraires 1954-1977, 2011 (538 p., plus un cahier hors texte de photos de 24 pages). 5. Jean José Marchand, la Leçon du chat, La Différence, 2010, p. 66. 6. Voir les hommages à Jean José Marchand parus dans la Quinzaine littéraire (n° 1064 du 1er au 15 juillet 2012). Chacun des quatre volumes des Écrits critiques a été chroniqué par un critique différent.

n Olivier Cariguel est historien, spécialiste de l’édition et des revues littéraires du XXe siècle à nos jours. Il a publié l’Histoire des Éditions du Rocher 1943-2003 (Le Rocher, 2003), le Panorama des revues littéraires françaises sous l’Occupation, juillet 1940-août 1944, préfacé par Jean José Marchand (Imec, 2007) et a dirigé l’édition de Stèle pour James Joyce de Louis Gillet (Pocket, coll. « Agora », 2010). Il a également publié un texte sur Jean José Marchand, après sa disparition, dans le numéro de juillet-août 2011 de la Revue des Deux Mondes.

160 critiques

• Frédéric verger

• R obert kopp

• mihaï de brancovan

• Jean-Luc Macia livres critiques

n Frédéric verger n Mandelstam

n récit peut-être légendaire des derniers moments au goulag d’Ossip Mandelstam raconte qu’un peu avant sa mort un paysan, un apiculteur, s’occupa de lui et l’aida à se nourrir alors qu’il n’en avait plus la force. UPour un lecteur de Mandelstam, il y a là un détail plus qu’émouvant, l’irruption bouleversante dans la vie d’un motif de sa poésie, une scène semblable à ces tableaux de Dante où l’on ne sait plus lequel du monde réel ou du rêve poétique est l’allégorie de l’autre. Les abeilles en effet jouent un rôle important dans la poésie de Mandelstam, notamment – autre contrepoint thématique déchirant – dans sa poésie la plus heureuse, la plus baignée de vie et de lumière, celle qu’il composa entre 1918 et 1920 en Crimée :

« Sur les pentes rocheuses de Piérie Les muses conduisaient le premier chœur livres Pour que, tels des abeilles, les poètes aveugles Nous fassent le présent du miel de Juin. (1) »

« Prends pour ta joie mon sauvage présent, Ce pauvre collier sec d’abeilles mortes Qui ont transformé le miel en soleil. (2) »

Dans ces vers, le travail de l’abeille renvoie au travail poétique tel que l’évoque Joseph Brodsky dans un mer- veilleux texte consacré au poète, repris dans la réédi- tion des mémoires de sa veuve : « En soi la réalité n’a Tous les extraits sont de Ossip Mandelstam, stric­tement aucune valeur. C’est la perception qui la fait Poèmes, Éditions Librairie accéder au sens. Or il existe une hiérarchie des per- du Globe, 1992 (ouvrage épuisé.) ceptions (et donc des sens), avec, en son sommet, les 1. Tristia, 1919. perceptions obtenues à travers les prismes les plus raffi- 2. Tristia, 1920. Traduit par Philippe Jaccottet. nés et les plus sensibles. Raffinement et sensibilité sont

163 critiques

transmis à ces prismes par leur unique source d’alimen- tation : la culture, la civilisation, dont le langage est le principal instrument. L’appréciation de la réalité qui est faite à travers ce prisme – dont l’acquisition est l’un des buts de l’espèce – est donc la plus affinée, peut-être même la plus juste qui soit. » Cette définition explique pourquoi la récente biographie de Mandelstam par Ralph Dutli (3) est en tous points admirable. Car l’auteur, poète lui-même, raconte la vie de Mandelstam en faisant ressortir au fil d’une relation claire, complète, des événements, la matière sensorielle de l’existence que la poésie évoquera, les paysages et les odeurs dont sera tiré le miel : la chaleur de l’été en Crimée, la forme d’une montagne en Arménie, une odeur de camphre dans une chambre d’hôpital, le bruit d’une gaze qu’on y déchire, la boiterie d’une amie chère, livres toutes ces réalités que la poésie de Mandelstam, pour reprendre le terme de Brodsky, a « appréciées ». En cela, cette biographie offre la meilleure introduction à la lec- ture du poète : M. Dutli nous épargne les interprétations inutiles, les gloses grotesques. Un poème n’a pas à être glosé, mais il peut être éclairé si le biographe nous fait comprendre, sentir, la signification de certaines associa- 3. Ralph Dutli, tions sensorielles, de certaines allusions mystérieuses ­Mandelstam, mon temps, mon fauve, Le Bruit dont il nous livre la clef non pas intellectuelle, abstraite, du Temps-La Dogana, mais intuitive, restituant pour ainsi dire l’impression traduction de par Marion Graf revue par l’auteur. originelle que va élaborer le poème. (Ainsi un passage 2. Nadejda Man- delstam, Contre tout étrange d’un poème de mars 1931, Canzona, « Je dirai espoir, traduit par Maya Selah au maître des Hébreux/ Pour sa caresse couleur ­Minoustchine, Gallimard, coll. « Tel ». framboise... », s’éclaire quand l’on sait que Mandelstam Parmi les traductions de Mandelstam en français, avait été frappé par un tableau de Rembrandt, le Retour citons Simple promesse du fils prodigue, où le père est vêtu d’un manteau rouge.) (choix de poèmes 1908-1937), traduit par Non que l’histoire et la philosophie soient absentes du Philippe Jaccottet, Louis Martinez et Jean-Claude livre, au contraire. Mais elles le sont toujours au titre non Schneider, La Dogana, d’explications de l’œuvre mais de matériaux. 1994, rééd. 2011 ; les traductions de Henri Le détail particulier de la « caresse couleur framboise », Abril aux éditions Circé ; Tristia et autres poèmes, Ralph Dutli l’a tiré d’un livre extraordinaire, livre culte, traduit par François Kerel, presque mythique, que la collection de poche « Tel », Gallimard, 1975, rééd. 1982. chez Gallimard, vient de rééditer (4). Il s’agit des sou-

164 critiques venirs de la veuve de Mandelstam, Nadejda, intitu- lés Contre tout espoir. Après la mort de son mari en 1938, ostracisée mais à demi-oubliée par les autorités, elle conserva l’œuvre du poète dans sa mémoire et ce qu’il restait de manuscrits à l’intérieur de petits dossiers qu’elle cachait chez les uns et les autres. Au début des années soixante-dix, elle fit parvenir ses souvenirs à l’Ouest, où leur parution éclata comme ces coups de tonnerre à double fracas qui percent le cœur en même temps qu’ils semblent se perdre au bout du monde : elle ressuscita l’œuvre de Mandelstam et s’imposa comme le témoignage historique le plus fort et le plus terrible, avec ceux de Soljenitsyne, sur la Russie stalinienne. Livre extraordinaire non seulement parce qu’il contient une foule d’anecdotes sur la personnalité complexe, atta- chante, d’un des plus grands artistes du siècle et fait revivre une période tragique de l’histoire avec la lucidité livres troublante, méticuleuse, des récits de cauchemar, mais aussi parce que chacune de ses phrases exprime une façon de voir et de juger originale et frappante. Le coup d’œil, l’intelligence, la puissance intuitive de Nadejda Mandelstam font de son livre l’un des plus grands écrits autobiographiques du XXe siècle. La férocité lucide du regard atteint une sorte d’alacrité d’amertume, distille un suc noir si concentré et pur qu’il fait apparaître avec netteté l’essentiel des êtres, l’atroce logique des choses et ressortir avec une fraîcheur surprenante l’humanité, la compassion menacée ou disparue dans ce cauchemar. Même en tant qu’analyse historique, anthropologique du régime, le livre est supérieur aux études de l’historien. Il décrit la psychologie particulière que fait naître dans un tel régime ce que l’on pourrait appeler la parcellisation bureaucratique du meurtre : à chaque étape, dénoncia- tion, arrestation, interrogatoire, exécution ou déporta- tion, l’individu obéit à une logique, un mot d’ordre cir- conscrit à sa sphère d’activité qui lui permet d’ignorer la réalité globale. La mosaïque administrative dissout la notion même de responsabilité non pas parce qu’on lui demande d’obéir aveuglément à un ordre, mais au

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contraire parce qu’il est comptable, responsable sur sa vie, de sa misérable parcelle d’intervention : un officiel du NKVD ordonne pour suivre une politique venue d’en haut un transfert de population, est-ce sa faute, peut-il se dire, s’il équivaut en réalité à un ordre d’extermination parce qu’il s’effectuera dans des wagons à bestiaux par moins trente ? Et les responsables du transport, est-ce leur faute si on leur a ordonné de procéder rapidement et que le matériel est en mauvais état ? À un certain degré de violence et de logistique de l’extermination, l’hypo- crisie n’est plus crédible dans le régime nazi, l’excuse de la parcellisation bureaucratique ne tient plus ; dans le régime communiste, sa possibilité est toujours préser- vée. L’impéritie et la brutalité russes étaient en quelque sorte instrumentalisées comme des éléments constitutifs de la machine d’oppression, un espace aveugle où elle livres advenait pour ainsi dire d’elle-même. Plus fruste que la machine nazie, la machine soviétique est en cela même plus raffinée. Mandelstam fut arrêté une première fois en 1934 à cause d’un poème satirique sur Staline d’une violence telle qu’il aurait dû lui valoir d’être exécuté. Il ne fut qu’exilé, bien que dans des conditions épouvan- tables, sans doute parce que personne n’osa montrer le poème à Staline de crainte qu’il fît tôt ou tard disparaître tous ceux qui l’avaient lu. Il y a là une sorte de vaude- ville tragique digne de Gogol ou de Nikolay Erdman : impossible de ne pas arrêter Mandelstam à cause du poème car si l’on venait à savoir qu’on en avait connais- sance et qu’on n’avait rien fait, c’était la foudre assurée. Mais impossible de le condamner à cause du poème car on serait alors obligé de le dire, de l’écrire, de le commu- niquer à l’intéressé, qui pourrait alors éliminer peu à peu tous ceux en ayant pris connaissance. Voilà pourquoi eut lieu le « miracle » et que Mandelstam fut seulement exilé à Voronej, où il devait écrire une série de poèmes admirables. Il fallut donc trouver un autre prétexte pour l’éliminer. Sa seconde arrestation, qui devait mener à sa déportation et à sa mort, fut provoquée par la dénoncia- tion d’un écrivain informateur officiel qui, l’accusant de

166 critiques menées démoralisatrices dans le milieu littéraire, deman- dait son éloignement. L’officier du NKVD qui traita son dossier le condamna à cinq ans de goulag, la peine mini- mum pour ceux qui étaient amenés devant lui (prendre la responsabilité d’une relaxe après une dénonciation était un risque que personne n’osait prendre). On voit ici à plein l’hypocrisie cruelle du système puisque les deux hommes qui l’envoient à la mort peuvent avoir la bonne conscience de se dire que chacun dans sa sphère d’activité s’est montré modéré. Comment présenter à un lecteur qui ne la connaîtrait pas l’œuvre de l’un des plus grands poètes du XXe siècle ? Dans sa jeunesse, durant la période extraordinairement riche qui précède la guerre de 1914, Mandelstam fut à l’origine, avec Anna Akhmatova et Lev Goumilev, d’un courant poétique, l’acméisme, qui prônait le retour à l’évocation concrète du monde, des objets et des sensa- livres tions. Plus profondément, Mandelstam l’a défini comme « la nostalgie de la culture universelle ». C’est que pour lui, il n’y a d’une certaine façon pas d’histoire de la poésie. Son chant profond est a-historique. Derrière les formes et les conventions d’une époque, la poésie véri- table est un élan, une parole qui dans son jaillissement donne vie au monde en même temps qu’aux mots qui l’évoquent,­ mais ce jaillissement n’a de réalité que s’il est appelé à renaître sur d’autres lèvres. La parole poétique est toujours renaissance. Un grand poème possède ainsi toujours pour ainsi dire deux sujets : la sensation, l’idée, l’impression qui offre le motif particulier du texte, mais aussi la renaissance de la parole poétique elle-même, le courant animant les mots d’Ovide de Dante ou de Pouchkine qui réapparaît dans ce motif en même temps qu’il lui donne vie :

« Tout a déjà été, tout se répétera, Seul nous est doux l’instant de la reconnaissance (5) »

À cette conception s’ajoute celle qu’il appelle lui-même « l’hellénisme », c’est-à-dire l’humanisation par la parole des choses les plus humbles et les plus ordinaires qui 5. Tristia, 1918.

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nous entourent, objets, rues, nuages. Mais cette humani- sation passe par une parole individuelle, ce prisme raf- finé dont parle Brodsky dans le texte déjà cité. Or l’his- toricisme (la poésie du passé ne dit rien aux hommes d’aujourd’hui) et la désindividuation des compor­te­ments, de la parole elle-même sont deux aspects importants de l’idéologie soviétique qui se met en place après 1917, dont Mandelstam ne peut donc manquer d’être, par sa seule existence, par un seul de ses vers, l’opposant. Voilà pourquoi sa figure n’est pas seulement celle d’un poète opprimé par un pouvoir ennemi de la liberté d’expres- sion. C’est bien tout un rapport au monde et au langage qui se joue dans l’affrontement entre Mandelstam et le régime et tous les témoignages montrent qu’il le vivait comme tel. La caractéristique la plus frappante de la poésie de livres Mandelstam est peut-être la splendeur sonore. En le lisant, on éprouve souvent l’impression que c’est de la richesse voluptueuse des sons que jaillissent la puissance et le dynamisme du rythme. Mandelstam est un poète de la profération. Sa façon de composer était orale, un marmonnement d’où naissaient peu à peu la matière et l’équilibre des mots. Le travail de la bouche, l’inspiration et la volupté sonore de la parole sont des thèmes que l’on retrouve toujours chez lui dès qu’il parle de la poé- sie ou des langues en général. Chaque grande langue poétique, il s’en rend compte lorsqu’il apprend l’italien pour mieux lire Dante ou Pétrarque, lui semble définie par la façon dont les mots de cette langue font travailler la langue, la bouche et les lèvres. Au strict point de vue rythmique, d’autres poètes se sont montrés plus inventifs : le rythme des poèmes d’Alexandre Blok est plus varié, mêlant dans des modu- lations subtiles, déchirantes, le solennel et l’intime. La souplesse de celui de Vladislav Khodassevitch rappelle la virtuosité de Pouchkine ou de La Fontaine. Celui du jeune Pasternak est éblouissant, un chant ample et pour- tant toujours tendu qui rappelle celui de Chopin ou de Scriabine. Le rythme de la poésie de Marina Tsvetaïeva

168 critiques a toujours quelque chose d’haletant, de tourbillonnant. C’est un courant qui soulève les sensations, les souve- nirs comme une tempête soudaine, mystérieuse soulève les feuilles, secoue les fleurs et les frondaisons d’un jar- din. C’est le souffle rythmique chez elle qui semble don- ner vie aux sonorités des mots comme un souffle attise des braises, en fait jaillir des étincelles. Voilà peut-être pourquoi Mandelstam disait qu’il était « l’anti-Tsetaïeva ». Chez lui, la scansion rythmique a toujours quelque chose de royal, de solaire, d’olympien, même au cœur de la souffrance ou de la déréliction. Tous les mètres qu’il uti- lise possèdent l’évidence que leur confère la splendeur sonore des mots. Ainsi dans l’un de ses poèmes les plus connus, où la tex- ture sonore des mots semble faite de la matière même de la nuit et du firmament, comparé à la fourrure des renards bleus (Je prie les spécialistes d’excuser ma trans- livres littération sauvage !).

Чтоб сияли всю ночь голубые песцы мне в своей первобытной красе. Уведи меня в ночъ где течет Енисей,

Chtob siyali vsyou notch goloubïe pietsé Mnié v svoiéy pervobïtnoï kracié. Ouviédi ménya v noch gdié tiéchyot Iéniséy,

Et que toute la nuit les fourrures des renards bleus Resplendissent pour moi dans leur originelle beauté. Conduis-moi dans la nuit où coule l’Iénisséi,

Il s’est défini comme héritier de la triple tradition juive, chrétienne et hellène et chacune de ces facettes corres- pond bien en effet à l’une des grandes dimensions de sa poésie : la chrétienne renvoie à cette conception de la poésie comme incarnation et résurrection, l’hellène à la sensualité, au sens du concret, l’humanisation du quo- tidien ; la juive enfin à la puissance créatrice du souffle immortel, résistant à toutes les épreuves et à toutes les métamorphoses. Ces trois aspects se retrouvent dans toute son œuvre, si parfaitement mêlées qu’on ne les

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distingue que parce que lui-même a attiré l’attention sur elles. Resplendissante et géniale dès les poèmes de jeu- nesse, la poésie de Mandelstam a pourtant évolué. Les thèmes, les préoccupations, les visions des premières œuvres vont être modifiées par la vie et les circons- tances historiques dans un sens et une tonalité de plus en plus tragique. Avec le temps, le langage métapho- rique devient de plus en plus concentré, aussi mysté- rieux et naturel que le langage des choses, comme si la distinction du monde extérieur et du monde intérieur n’avait plus de sens. L’on peut à cet égard comparer le poème magnifique de 1921 :

Je me suis lavé, de nuit, dans la cour, Le ciel brillait d’étoiles grossières. Leur lueur est comme du sel sur la hache, Le tonneau, plein jusqu’au bord, refroidit (6). livres

avec un poème de 1937 pour sentir la façon dont l’usage par Mandelstam du langage métaphorique a évolué :

Je supporterais mieux le feuillage des sables Sur les rives ébréchées de la Kama : Je m’accrocherais à son bras timide, À ses ronds, à ses marges, à ses trous. Comme on s’entendrait bien pour un siècle, un instant Et jaloux de ses rapides limoneux J’écouterais sous l’écorce de bois flottés Grandir leurs cercles de fibre(7) .

Dans le même temps, l’exil à Voronej, la vie de vagabond que lui et Nadejda furent contraints de mener, s’exprime parfois dans des vers qui dans l’évidence de la tombée des mots, la force des formules, rappellent les psaumes, leur mélange de souffrance amère et de détachement royal, comme dans ce poème de janvier 1937 :

Je ne suis pas encore mort, encore seul, Tant qu’avec ma compagne mendiante Je profite de la majesté des plaines, 6. Traduit par Philippe Jaccottet. De la brume, des tempêtes de neige, de la faim. 7. Idem.

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La dernière strophe évoque Villon, pour qui les acméistes avaient une grande admiration parce qu’il avait su confé- rer force, violence et grandeur à l’expression directe de l’expérience personnelle :

Malheureux celui qu’un aboiement effraie Comme son ombre et que le vent fauche, Et misérable celui qui, à demi mort, Demande à son ombre l’aumône (8).

Mandelstam parvient à tout exprimer par la poésie, une vision de l’histoire ou une interrogation métaphysique, non pas comme des idées mises en vers, mais comme révélation poétique de la vérité des choses. Cet aspect est particulièrement frappant dans les « Huitains », une série de courts poèmes écrits entre 1933 et 1935, à la fois méditation et expression de visions, de correspondances livres fugaces mais parfaites entre l’ordre du monde et celui du langage :

J’aime voir la toile apparaître Quand faisant suite à deux ou trois Halètements, quatre peut-être, Un seul souffle remet tout droit. Et traçant des formes ouvertes Tels des voiliers courant sur l’eau, L’espace joue dans son sommeil- Enfant qui n’eut pas de berceau.

Dans quelques poèmes, Mandelstam pense ainsi poéti- quement la notion d’évolution. Il envisage qu’elle puisse se poursuivre dans une direction appauvrissante, privilé- giant des formes mécaniques, grossières de sensorialité qui entraîneraient la disparition de la poésie :

Et, notre sort lui étant égal, La nature nous tourna le dos, Puis de remettre notre encéphale, Comme une épée, dans son noir fourreau (9). 8. Traduit par Philippe Jaccottet. Alors que la souffrance, l’horreur, l’oppression et la 9. Lamarck. 7-9 mai 1932, traduit par Henri mélancolie deviennent de plus en plus forts au fur et à Abril.

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mesure que Mandelstam est persécuté, la splendeur ori- ginelle, la beauté sensuelle de la langue et de l’évocation du monde subsiste jusqu’au bout :

А город так горазд и так уходит в крепь И в моложавое, стареющее лето.

À gorad tak garazd i tak ourhodit v’kriép I v’ malojavoyè, staréyouchtchéié liéta.

Et la ville si bien faite, qui se prolonge en robustesse Jusque dans l’été juvénile et vieillissant (10).

Le lyrisme des derniers poèmes de Mandelstam est si concentré qu’on a l’impression que les éclats et le tra- vail de l’inspiration ne sont plus une simple préparation, mais une forme déjà parfaite. livres On ne doit pas identifier le génie de Mandelstam à son destin tragique. Comme le dit Brodsky, « dire que la souffrance grandit l’art est une abominable erreur. La souffrance rend aveugle, elle rend sourd, elle ruine et souvent tue. Ossip Mandelstam était un grand poète avant la révolution ». Il y a une sorte de vulgarité, de philistinisme préten- tieux dans la mode autour des grands poètes russes du XXe siècle si elle ne repose que sur le goût du martyr ou, pire encore, sur un intérêt psychologique morbide autour d’éléments biographiques. La vie de la pauvre Marina Tsvetaïeva autorisant tous les appétits de cette espèce, sa notoriété en France ne semble parfois qu’un amalgame douteux de voyeurisme, d’une variante dolo- riste du féminisme et de la fascination des repus pour le malheur. Combien de gens s’émeuvent de chacune de ses souffrances qu’ils vont déterrer avidement dans ses écrits autobiographiques et semblent n’avoir jamais lu un seul de ses vers. À quoi bon pleurer sur le sort des poètes si l’on goûte encore moins la poésie que ceux qui les firent périr ? n expositions 10. Traduit par Jean- Claude Schneider.

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n Robert kopp n Laurent Le Bon au Centre Pompidou Metz

aurent Le Bon est un homme heureux. Sa bonne humeur est contagieuse. Son ironie met tout à dis- tance. Il fourmille d’idées et tout lui réussit. Qui ne se souvient de la grande exposition Dada à Beaubourg Len 2005 ? Des nains de jardin à Bagatelle ou de Jeff Koons à Versailles en 2008 ? Les premiers dans le parc, le second au château (les deux événements participant peut-être de la même dérision). Et, enfin, de la spectaculaire inaugura- tion du Centre Pompidou Metz, en 2010, par l’exposition Chefs-d’œuvre ? Une réflexion, un questionnement, une mise à l’épreuve, pièces innombrables et spectaculaires à l’appui, à propos d’une notion qui est au centre de notre relation à ce que nous appelons « patrimoine », comme si nous en étions les détenteurs. Ce nouvel établissement du Centre Pompidou Metz, Laurent Le Bon l’a accompagné dès le début. Une conti- nuité qui est rare dans la haute administration fran- çaise. À l’époque de Dada, les maquettes de Shigeru Ban encombraient déjà son bureau. Il a organisé la pose de la première pierre, en 2006, a suivi le chantier pen- dant quatre ans, avant de devenir le premier directeur de ce musée d’un nouveau genre et dont le succès a dépassé les attentes des plus optimistes. Un million et demi de visiteurs en deux ans, alors que l’éta­blis­sement, au moment de l’ouverture, avait du mal à trouver un gérant pour son restaurant. Personne ne voulait prendre le risque de s’installer dans ce no man’s land situé de l’autre côté cette gare gigantesque, à l’architecture wagnérienne, construite sous Guillaume II, et qui devait permettre d’embarquer en vingt-quatre heures vingt expositions mille hommes et cent mille chevaux. La ville s’étend en face d’elle ; à l’arrière, rien. Et personne, à Metz, ne

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­pensait qu’il y aurait jamais quelque chose, surtout pas grâce à l’art et encore moins à l’art moderne. Mais les bonnes surprises existent, même en temps de crise. Ce qui ne fut qu’un terrain vague est aujourd’hui la tête de pont d’un nouveau quartier, celui de « l’amphi­ théâtre », appelé ainsi en référence à d’importants ves- tiges romains, encore imparfaitement mis au jour. Un quartier qui commence à vivre, où s’installent des com- merces, des cinémas, complétant l’offre du studio et de l’auditorium Wendel du Centre. La réussite du Centre Pompidou Metz, au niveau de sa programmation et de sa fréquentation, de son impact dans la région et de son rayonnement international, est d’ailleurs tellement écla- tante que Laurent Le Bon vient d’être reconduit dans ses fonctions pour trois ans, à partir de 2013. L’inventivité dans la durée, on ne peut rêver mieux. Souvent, la décentralisation n’est qu’un vain mot. On décentralise l’argent sans décentraliser les compétences. L’histoire de la direction régionale des affaires culturelles et des fonds régionaux d’art contemporain illustrerait à souhait ce chapitre d’une politique culturelle parfois discutable. Certes, il existe des réussites incontestables. D’importants établissements muséographiques ont vu le jour ces dernières années, comme par exemple La Piscine à Lille-Roubaix. On ne mettra toutefois pas sur le même plan le Centre Pompidou Metz, d’une conception totalement différente, ce qu’explique bien Laurent Le Bon : « Nous ne sommes ni une antenne de Beaubourg, ni une filiale, ni une copie du

expositions Guggenheim de Bilbao, mais une institution autonome, ayant son identité propre, qui est d’être un établissement pluridisciplinaire, ayant la possibilité unique de pouvoir se fournir dans les immenses richesses des collections du Centre Pompidou, près de 58 000 œuvres, pour des expositions dans des espaces entièrement ouverts, donc modulables selon des scénographies à chaque fois diffé- rentes et adaptées aux besoins des sujets choisis. » Et ces sujets sont d’une extrême variété. « Nous ne connaissons pas de frontières. L’art voisinera avec

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­l’artisanat. Le passé avec le présent. Le design avec l’art populaire. Les arts plastiques avec la danse. Les sciences avec les arts. Comme au siècle des Lumières. Car nous sommes une entreprise animée d’une curiosité univer- selle, répondant à une vraie soif de connaissance de nos visiteurs. » En effet, si on essaie de savoir à quel type d’exposition pense Laurent Le Bon, on tombe assez vite sur les grands événements inspirés par Pontus Hulten et qui ont fait la réputation de Beaubourg à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt : Paris- New York, Paris-Berlin, Paris-Moscou, Paris-Paris. Des expositions qui ne furent pas simplement d’histoire de l’art, mais d’histoire de la civilisation, mêlant les tableaux aux livres, les objets aux films, les sciences aux arts et aux techniques. Des évocations non pas commémora- tives mais ancrées dans actualité, le passé étant mis sous le regard critique du présent, au service de l’avenir. L’exposition 1917, qui s’est ouverte le 26 mai et sera visible jusqu’au 24 septembre, est elle aussi une œuvre d’art « totale », sur cette date cruciale pour l’histoire de la France, de l’Europe, de la civilisation occidentale tout court, dont Valéry rappelait avec insistance au lendemain de la Grande Guerre qu’elle était mortelle, qu’elle était même tout aussi menacée de disparition que les civili- sations dont nous ne visitons plus aujourd’hui, ­d’Angkor aux pyramides, que les ruines. Opérer une coupe au travers d’une seule année est une gageure. Montrer dans la simultanéité ce que nous avons l’habitude de classer dans des séries séparées les

unes des autres par des cloisons plus ou moins étanches expositions déconcerte. « La chronologie a disparu. Les repères se sont estompés. Et pourtant il faut essayer de retrou- ver quelques jalons », précise Laurent Le Bon, qui s’est adjoint Claire Garnier comme co-commissaire. Il n’était pas question, évidemment, d’explorer cette année du début à la fin, encore que les événements qui se succèdent ont une importance capitale : entrée en guerre des États-Unis, offensive désastreuse de Nivelle au chemin des Dames, mutineries dans l’armée fran-

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çaise, grèves en Allemagne, offensive italienne sur le plateau de Bainsizza, deuxième bataille des Flandres, émeutes en Andalousie, révolution russe, offensive de Pétain contre le fort de La Malmaison, armistice de Brest- Litovsk. La chronologie retrouve tous ses droits dans la seconde partie du volumineux catalogue. On y suit jour par jour, sur plus de 250 pages d’un format in-quarto, les faits marquants tant sur le plan militaire que politique, éco- nomique, sociétal, scientifique, artistique, littéraire. Un calendrier passionnant et abondamment illustré par des tableaux, des photographies, des extraits de journaux, des dessins, des caricatures, des documents de tous ordres. L’exposition, de très grande ampleur, réunissant bien plus d’un millier d’œuvres et d’objets, occupe la gale- rie 1 et la grande nef du musée. Elle est conçue autour de jalons thématiques et géographiques, permettant de saisir, comme le souligne Laurent Le Bon, « la conco- mitance énigmatique des phénomènes ». La première partie met en lumière les rapports des artistes avec les événements ; la seconde traite de la destruction, de la reconstruction et de la création. Premier sujet d’étonnement pour le visiteur habitué aux parcours linéaires : la simultanéité de ce qui paraît très éloigné dans le temps. Ainsi, on voit Matisse accueillir en 1917 chez lui de jeunes cubistes comme Juan Gris, André Lhote, Metzinger, Severini ; en même temps, il se fait lui-même introduire auprès de ses aînés de vingt ou

expositions de trente ans, Monet à Giverny ou Renoir à Cagnes. Voir à quelques pas de distance les Trois Sœurs et Lorette à la tasse de café de Matisse, la Partie de cartes de Léger et l’Odalisque dormante de Renoir dessille le regard. De même, voir côte à côte dans la première section « Feu », une Nature morte de Picasso, dont seule la date rappelle la guerre, et des œuvres directement inspirées par l’horreur des tranchées ouvre largement la perspec- tive sur les différentes attitudes devant les événements. De même, on n’a pas l’habitude de voir l’une en face de

176 critiques l’autre la vision arcadienne de l’Été de Bonnard et Un village en ruine près de Ham, réalisé lors d’une mission aux armées. Une autre section, « Ready made », rapproche la dérisoire Fontaine de Duchamp de centaines de douilles d’obus transformées en autant d’objets d’art. Le moindre bout de métal au fond des tranchées pouvait être sculpté, modelé, transformé en bague de fiançailles, en souvenir. De l’art brut à l’art, quelle est la distance ? Et comment exprimer la brutalité dans l’art ? Quelque quatre cents documents complètent les pro- ductions de plusieurs centaines d’artistes des cinq conti- nents. En effet, cette guerre est une première et sinistre forme de la mondialisation. Aucun coin de terre, per- sonne n’y échappe. Faire le portrait d’une année, c’est aussi faire le tour du monde. C’est traverser les mers et les airs, puisque la guerre s’est installée partout. Et elle n’a pas distingué entre le poilu et l’artiste. Tous ont laissé leur témoignage. C’est de la multiplicité et de la diversité de ces traces que surgit une atmosphère singu- lièrement saisissante : non pas celle de l’époque, bien sûr, car à aucun moment il ne s’agit de reconstitution, mais une manière de faire naître dans notre conscience des images d’une époque d’horreur que déchirent des éclairs de création. La seconde partie de l’exposition évoque la destruc- tion, celle des paysages, des monuments, des corps, des âmes. Et les tentatives de reconstruction, de répara- tion, à commencer par la chirurgie des gueules cassées.

L’art au service de l’artifice. Mais aussi l’art au service expositions de la dissimulation. La guerre n’a-t-elle pas pour scène un théâtre des opérations ? N’est-elle pas conduite par des acteurs ? N’utilise-t-elle pas le déguisement, la feinte, le camouflage ? « Au Théâtre de la Guerre, peut-on lire dans l’Écho des marmites, journal du 309e régiment d’in- fanterie, n° 21, 25 juillet 1917, p. 5, comme dans les autres, il y a la scène et les coulisses, les fauteuils et les strapontins. » L’exposition les présente tous, sans distinc- tion. Une gigantesque danse des morts et une non moins

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gigantesque mascarade. C’est ainsi que la conclusion de ce parcours heurté peut aboutir au monumental rideau de scène de Picasso pour Parade. « Picasso, dès 1914, imagina le camouflage. Comme on discutait du nou- vel uniforme de campagne : “S’ils veulent, dit-il, rendre une armée invisible à distance, ils n’ont qu’à habiller les hommes en arlequins”. » Souvenir de Cocteau, dans le Rappel à l’ordre. L’apparent chaos dans lequel s’affrontent les tableaux, les photos, les gravures, les souvenirs des tranchées, les uniformes, les armes, les prothèses, les monuments funéraires, les bouts de films, les lambeaux de musique, le bruit des shrapnels se transforme dans un ordre parfait, parce qu’affichant son côté arbitraire, dans le dictionnaire de la première partie du catalogue, où le lecteur passe de « Abadie, Pierre » à « Affiches », puis à « Animaux » jusqu’à « Zadkine » et à « Zo, Henri-Achille, peintre français » en passant par « Deborah D51 », « De Chirico », « Degas », « Derain ». Les notices font état des dernières recherches, car, rappelle Laurent Le Bon, « il faut revenir aux fondamentaux : dater, inventorier, infor- matiser ». Un travail de muséographie dont le spectateur ne se rend guère compte, mais qui fait que cette exposi- tion et son catalogue marqueront une étape importante dans la progression de la recherche. L’intérêt du Centre Pompidou Metz ne se réduit pas à cette seule exposition. Deux autres méritent à elles seules aussi le déplacement. Le Centre propose une rétrospec- tive sans précédent en Europe des wall drawings (dessins

expositions muraux) de l’artiste américain Sol LeWitt (1928-2007). Réalisées directement sur le mur, suivant la tradition des fresques de la Renaissance, ces œuvres monumentales occupent l’intégralité d’une des trois galeries du musée. À partir d’un répertoire de formes géométriques simples – lignes, courbes, carrés pyramides –, les dessins muraux sont exécutés comme une partition musicale par une équipe de quatre-vingts dessinateurs travaillant pendant des mois d’après les instructions qu’a laissées l’artiste. Une entreprise d’une envergure unique, mais éphémère.

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Elle restera néanmoins en place jusqu’en juillet 2013. La rétrospective du Centre Pompidou-Metz comprend trente-trois œuvres en noir et blanc ; parallèlement le M-Museum de Louvain rassemble une vingtaine de wall drawings en couleurs (jusqu’au 14 octobre). La troisième galerie est consacrée au travail de Ronan et Erwan Bouroullec. « Le design est reconnu depuis longtemps comme un art à part entière, il aura toujours sa place dans notre musée, d’autant qu’il crée ce lien entre art et artisanat que beaucoup de mouvements d’avant-garde ont essayé de rétablir. » Nouvelle preuve de la volonté de décloisonnement affichée par Laurent Le Bon. Mais le visiteur n’est pas seulement convié à regarder ces chaises, lampes, tables et fauteuils ; il est invité à s’asseoir dans l’« alcôve sofa », à se coucher dans le « lit clos », à se détendre dans les « clouds » et les « algues ». Et comme pour les autres expositions, un programme de conférences, de spectacles, de perfor- mances diverses est prévu. « On n’imagine pas la soif de connaissance qu’à notre public ; nous sommes parfois invités à faire office d’université populaire », explique Laurent Le Bon. Un public qui pour les deux tiers vient de la région lorraine proche, d’un pourtour d’une cin- quantaine de kilomètres. C’est dire le travail d’irrigation qu’accomplit le Centre Pompidou Metz dans une terre culturellement desséchée. « Les échos – contrairement à toutes les prévisions – ne sont pas seulement nom- breux, ils sont aussi enthousiastes. Et, souvent, ils tra- duisant une réelle reconnaissance. Comme cet ouvrier qui m’a écrit : “Merci M. Le Bon de m’avoir fait voir un

Picasso en vrai”. » Merci, Laurent Le Bon, pour le travail expositions ­accompli. Et bravo ! n

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n Mihaï de Brancovan n De Rameau à Marco Stroppa

elle fin de saison à l’Opéra de Paris avec de nou- velles productions d’Hippolyte et Aricie et d’Arabella. Dernier des six ouvrages nés de la collaboration de Richard Strauss avec Hugo von Hofmannsthal, BArabella (1933) n’avait connu jusqu’ici, à l’Opéra, qu’une seule série de représentations : c’était en 1981, au palais Garnier, écrin idéal pour cette comédie douce- amère, où le chant est souvent synonyme de conver- sation en musique. Aujourd’hui nous sommes, hélas ! à Bastille, salle beaucoup trop vaste pour cette œuvre intime comme pour la voix de Renée Fleming, qui brille davantage par son moelleux légendaire que par sa puis- sance ; il reste que, même si elle n’a plus l’âge du rôle, la soprano américaine incarne une Arabella radieuse, sédui- sante en diable. Son prince charmant, Mandryka, a le physique de colosse, le tempérament de feu de Michael Volle, tandis que Julia Kleiter apporte un timbre pur et un vrai talent d’actrice à Zdenka, la sœur cadette d’Ara- bella, que ses parents désargentés (Kurt Rydl et Doris musique Soffel, parfaits) font passer pour un garçon. Direction vivante, transparente, de Philippe Jordan, mise en scène classique de Marco Arturo Marelli dans un décor unique, s’ouvrant par moments, comme dans un rêve, sur les façades d’une Vienne fantomatique. Monté au Théâtre du Capitole en 2009, peu avant que Nicolas Joel ne quitte Toulouse pour Paris, cet Hippolyte et Aricie de Rameau (1733) marquait les débuts de metteur en scène du musicologue et critique musical Ivan Alexandre. Pour un coup d’essai, ce fut un coup de maître, que l’on est heureux de voir maintenant sur le plateau du palais Garnier. Plutôt que de tenter une reconstitution du spectacle baroque, avec son sens du

180 critiques merveilleux et ses machines fabuleuses, Ivan Alexandre a cherché à le réinventer en puisant à des sources telles que les traités de maintien de l’époque ou, plus inat- tendu, le théâtre japonais ou balinais. Tout ici est beauté, raffinement, équilibre : les toiles peintes d’Antoine Fontaine, les riches costumes de Jean-Daniel Vuillermoz, la chorégraphie de Natalie van Parys. Sans oublier la direction débordante de vie, d’énergie, d’imagination d’Emmanuelle ­ Haïm, à la tête des magnifiques instru- mentistes et choristes du Concert d’Astrée. Dominée par le Thésée souverain de Stéphane Degout (quelle dic- tion, quelle articulation !), l’excellente distribution réu- nissait Topi Lehtipuu (Hippolyte), Anne-Catherine Gillet (Aricie), Sarah Connolly (Phèdre), Andrea Hill (Diane), Jaël Azzaretti (l’Amour). Une réussite totale. Vif sucès, à l’Opéra-Comique, pour la création mondiale de Re Orso, légende musicale de Marco Stroppa (né en 1959) sur un livret tiré d’un poème dramatique écrit à 22 ans par Arrigo Boito (1842-1918), le futur compositeur musique de Mefistofele et génial librettiste de l’Otello et du Falstaff de Verdi. Personnellement, ce premier ouvrage scénique de Stroppa m’a nettement moins enthousiasmé : très high-tech (l’électronique, mise au point par les équipes de l’Ircam, y joue un rôle capital), il dure une centaine de minutes, durant lesquelles on ne comprend presque rien du texte. Chaque mot est haché, éclaté, décomposé en syllabes répétées à l’infini, les voix sont amplifiées, transformées, déformées par l’ordinateur, si bien que seuls les surtitres et la mise en scène, assez explicite, de Richard Brunel permettent de suivre le déroulement de l’action, succession de meurtres et de viols commis par un tyran sanguinaire tenant de Macbeth comme du Père Ubu. Face à ce monstre, auquel Rodrigo Ferreira prête son timbre de contre-ténor et une présence saisissante, l’énigmatique personnage du Ver, double incarnation du peuple et de la conscience du roi, a l’étonnante voix de mezzo de Monica Bacelli. C’est à elle qu’il revient de clore cette partition irritante, originale, à l’image des titres (« Grand tutti bordélique ») ou indications (« ­loufoque »,

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« émietté », « chaotique », « comme une gigue boiteuse ») inscrits en tête des différentes scènes. Au pupitre de l’Ensemble intercontemporain, dont elle est directeur musical depuis 2005, la Finlandaise Susanna Mälkki dirige sans baguette, avec des gestes d’une précision toute boulézienne. Il y a beaucoup d’informatique aussi dans Echo-Daimónon, le spectaculaire Concerto pour piano, orchestre et élec- tronique en temps réel de Philippe Manoury (né en 1952), créé salle Pleyel au cours de la soirée d’ouver- ture de ManiFeste-2012, le nouveau festival de l’Ircam. Longs applaudissements pour le compositeur comme pour le soliste, le jeune (26 ans) et brillant Jean-Frédéric Neuburger, que l’œuvre, tour à tour paisible et d’une rare violence, soumet aux assauts répétés de quatre « pianos fantômes » dont les sons tournoyants s’échappent d’une vingtaine de haut-parleurs. L’Orchestre de Paris et Ingo Metzmacher, chef d’une grande subtilité, nous offraient également deux fascinantes partitions de la période musique micropolyphonique de Ligeti : Atmosphères (1961) et Lontano (1967), ainsi que le douloureux adagio initial de la 10e Symphonie de Mahler, restée inachevée. À l’Orangerie de Bagatelle, le festival Chopin inaugu- rait sa 29e édition, dont le thème est « le piano russe dans les pas de Chopin », par un fabuleux récital de Nikolai Demidenko. Qu’il joue la Berceuse ou la Sonate « funèbre » du grand Polonais, des morceaux à la fois peu connus et d’une effroyable difficulté d’Anton Rubinstein disques et Felix Blumenfeld, ou la très beethovénienne Sonate en ut mineur, D 958, de Schubert, le pianiste russe donne à chaque note sa valeur exacte, sa couleur propre, res- pecte scrupuleusement la durée des silences, tout cela sans jamais perdre de vue l’unité, la continuité de la par- tition. Doté d’une technique stupéfiante et d’une gamme infinie de touchers, de nuances, il semble recréer, le plus naturellement du monde, l’œuvre qu’il est en train d’interpréter. Depuis Sviatoslav Richter, je n’avais plus entendu jouer Schubert ainsi. Un immense artiste. n

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n jean-Luc Macia n Ces chers disparus : Leonhardt et Fischer-Dieskau

es derniers mois auront vu la disparition de deux immenses figures de la musique qui ont marqué la seconde moitié du XXe siècle. Ils ne fréquentaient pas vraiment les mêmes répertoires mais ont changé, Lchacun à sa manière, notre vision de multiples œuvres et de leur interprétation. C’est en décembre dernier que Gustav Leonhardt a dit adieu à ses clavecins, à sa jolie maison d’Amsterdam et à son cher Bach. Claveciniste et organiste, chef à ses heures, ce faux austère a, dès la fin des années cinquante, révo- lutionné notre approche de la musique baroque avec son compère Nikolaus Harnoncourt. Contrairement à ce der- nier, qui s’est aventuré avec bonheur dans les œuvres du XIXe siècle, Leonhardt ne s’est jamais intéressé aux compo- sitions d’après 1770... Son champ d’action­ tournait autour de Bach, ses précurseurs, ses fils, ses contemporains mais pas tous : les Français (Couperin), les Britanniques (Byrd) et certains Italiens (Frescobaldi, Scarlatti), oui, mais pas Haendel ni Vivaldi. Il faut lire une exigence extrême dans disques cette attitude sans compromis. Il a ainsi un peu tâté de l’opéra mais y a vite renoncé, se sentant étranger à un univers selon lui frivole. C’est le souci d’authenticité de Leonhardt et de ses complices qui a changé la donne : retour aux instruments anciens, aux effectifs allégés, aux tessitures vocales d’alors (voix d’enfants et contre-ténors au lieu des voix féminines), à la manière de toucher un clavier ou de tenir un archet tel qu’ont pu la transmettre de nombreux traités d’époque ou des gravures. Il s’agis- sait avant tout de gommer toute la lourdeur que le roman- tisme avait imposée à cette musique d’un autre temps. « Authenticité », avons-nous écrit, mais ce mot ne plaisait pas à ces révolutionnaires, qui savaient impossible de

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retrouver l’exacte manière de jouer de nos ancêtres, mais au moins avaient-ils la conviction de s’en rapprocher. Gustav Leonhardt laisse heureusement une discogra- phie pléthorique. Son grand œuvre restera son par- tenariat avec Harnoncourt pour enregistrer (de 1971 à 1989 !) la première intégrale des deux cents can- tates sacrées de Johann Sebastian Bach pour Teldec (Warner aujourd’hui). Les non-spécialistes trouveront sans problème des disques anthologiques regroupant quelques-unes de ces cantates, véritable manifeste de leur approche du baroque avec ses petits sopranistes aux voix d’ange, ses instruments rugueux et un enthou- siasme jamais éteint. Il est impossible de passer à côté de ses Brandebourgeois (Sony), de sa Passion selon saint Matthieu (DHM), de son Clavier bien tempéré (DHM), de ses disques Forqueray, Scarlatti, Sweelinck ou Froberger. Et l’on peut choisir n’importe laquelle de ses quatre gravures des Variations Goldberg de Bach, toutes visionnaires et portées par un souffle torrentiel. disques Concernant Bach, l’essentiel a été regroupé dans un indispensable coffret de dix CD (1) avec un monu- mental Art de la fugue, une des versions des Goldberg et d’irré­sis­tibles sonates pour violon avec Sigiswald Kuijken. On reste sans cesse sur des sommets. Il se trouve que depuis l’an deux mille Leonhardt a réalisé ses cinq derniers CD pour le label français Alpha, qui a eu la bonne idée de les regrouper en un coffret succu- lent (2) survolant tout le génie du musicien néerlandais : des œuvres françaises (Couperin, Marchand), allemandes (Fischer, Muffat) et anglaises (Blow) sur un orgue idéal (celui de l’abbatiale Sainte-Croix à Bordeaux), deux réci- tals de clavecin (Frescobaldi et Couperin d’abord, d’une verve scintillante, mais aussi un melting-pot chatoyant de Hassler à Bach sur un clavi-organum, instrument hybride mi-clavecin mi-orgue), une anthologie des pièces pour clavecin de William Byrd et enfin deux cantates profanes de Bach, enlevées avec un sens rythmique fascinant. Un 1. 10 CD DHM-Sony véritable coffret-testament à nous offert par l’interprète le Music 88691953072. 2. 5 CD Alpha 815. plus probe et le plus savant de l’art baroque.

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Autre immense musicien, Dietrich Fischer-Dieskau, baryton légendaire, décédé le 18 mai à dix jours de son 87e anniversaire. En dehors de Caruso et de Maria Callas, aucun autre chanteur n’aura autant compté au XXe siècle. Il n’avait certes pas une voix puissante, ce qui lui laissait peu d’espace à l’opéra, qu’il fréquenta néan- moins avec brio de Mozart à Verdi et Strauss, jusqu’aux contemporains (on lui doit la création du magnifique Lear d’Aribert Reimann). Mais il avait un timbre mor- dant, malléable à merci, reconnaissable entre tous. Et cet intellectuel curieux de tous les répertoires, à l’aise dans toutes les langues, avide de recherches, perfectionniste absolu, savait en user avec l’habileté d’un magicien. C’est évidemment dans l’univers du Lied allemand qu’il s’est épanoui avec le plus de maestria. Car « DFD », comme on l’appelait, ne se contentait pas de chanter, il creusait derrière les mots et les poèmes, il donnait tout leur sens aux vers de Goethe ou Heine avec la précision d’un diseur qui laissait s’exprimer les rares envolées lyriques disques de cet art secret et intimiste. Schubert fut à l’évidence son territoire d’élection. Qui d’autre a pu exprimer tout le tragique du fameux Winterreise (Voyage d’hiver), chef-d’œuvre absolu du Viennois qu’il enregistra de multiples fois ? Pour Deutsche Grammophon, il grava dans les années soixante une intégrale des Lieder de Schubert avec son partenaire idéal, Gerald Moore. Tout a été réédité dans un coffret imposant et indispensable de vingt et un CD (3), y compris les grands cycles. Avec le même pianiste, il avait aussi enregistré de multiples Lieder pour la firme EMI, qui vient d’en rééditer un certain nombre dans un coffret moins copieux, et donc plus abordable pour les non-spécialistes dans un son admirablement rénové (4). Mais Fischer-Dieskau aborda aussi avec le même raffine- ment génial Schumann, Brahms, Liszt, Mahler et le plus rare Carl Loewe. Il suffira d’aller sur la Toile pour décou- 3. 21 CD Deutsche vrir les centaines de CD qu’il nous a offerts en soixante Grammophon ans de carrière car le studio était sa deuxième maison. 0289 477 8989 5. 4. 4 SACD EMI Sans compter les nombreuses rééditions d’archives où B0079J27RE.

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le stye du jeune chanteur se révélait d’une incroyable intelligence. De quoi honorer l’art incomparable d’un chanteur intellectuel qui fut aussi un éminent profes- seur et un correct chef d’orchestre. Et puis n’oublions pas ses quelques incursions à l’opéra, qui furent toutes transcendantes : Don Giovanni, le comte des Noces, Papageno, Rigoletto, Posa dans Don Carlo, Falstaff (avec un flamboyant Bernstein), Wozzeck ou Lear. La vérité psycho­logique de toutes ces interprétations laisse pan- tois. Merci, monsieur Fischer-Dieskau. Puisque cette chronique se veut ce mois-ci nécrologique, saluons une autre artiste récemment décédée, moins universelle que les deux géants précédents, mais qui fut l’une des pianistes préférées des mélomanes français. Brigitte Engerer s’est éteinte en juin à l’âge de 59 ans. Formée à la prestigieuse école russe, elle montra très jeune l’étendue de son talent, combinant une virtuosité fulgurante, un sens poétique peu banal et un amour de la convivialité qui lui valut l’admiration chaleureuse du

disques public mais aussi de jeunes partenaires qui adoraient jouer avec elle de festival en festival. Alors pour retrou- ver son pianisme direct, ses vertus rythmiques et son sens du dialogue, voici quelques disques incontour- nables. Outre ses gravures de jeunesse rééditées par Decca (avant tout le récital Chopin et le Tchaïkovsky), on se délectera des parfums troublants de ses merveilleux Nocturnes de Chopin (5), sans doute le témoignage le plus sincère et le plus inventif qu’elle nous aura laissé. Et pour l’entendre stimuler par son jeu virevoltant des partenaires heureux d’être élus par elle, deux disques majeurs : les Sonates pour deux pianos de Rachmaninov avec Boris Berezovsky (6) et la Sonate pour alto et piano de Chostakovitch en compagnie de Gérard Caussé (7). Cette grande dame du clavier, bonne vivante et exi- geante, laisse un grand vide dans le paysage musical français. n

5. 2 CD Harmonia Mundi Gold 501430.31. 6. CD Mirare MIR 070. 7. CD Mirare MIR 172.

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• gérard Mairet Nature et Souveraineté. Philosophie politique en temps de crise écologique Henri de Montety

• Willia m Marx Le tombeau d’Œdipe. Pour une ­tragédie sans tragique Pauline Camille Notes de lecture

n Essai nature », pour « penser politiquement Nature et Souveraineté. Philosophie la nature » et en finir avec la divi- politique en temps de crise écologique sion territoriale et morale des sou- Gérard mairet verainetés. Du reste, il est inutile de Presses de vouloir sauver l’État, la souveraineté 93 p., 15,50 e n’étant qu’un « moment transitoire » de l’histoire, celui où « la cité poli- Gérard Mairet, professeur de phi- tique en général [fut] la médiation losophie à l’université Paris-VIII, par laquelle l’histoire de la nature propose d’associer nature et souver- [a] intégré le facteur anthropique au aineté. Levons d’emblée le doute : nombre des processus par lesquels la il s’agit d’une opposition qu’il juge nature se conserve comme nature. » irréconciliable. Nous allons voir Selon Gérard Mairet, le droit naturel, pourquoi. Selon lui, toute tenta- dont les philosophes et les théolo- tive d’éthique de l’environnement giens ont dit qu’il était le droit de est vouée à l’échec, du moins à « se conserver dans l’être », a eu le l’impuissance, contre les maux qui tort de se manifester comme « droit nous menacent : disparition des sur la nature » plutôt que « droit de espèces, prolifération non contrôlée la nature ». de l’atome, dérèglement climatique, La philosophie se nourrit de réalité. famine et pauvreté, etc. En réalité, ce L’Europe est une réalité qu’il faut que l’homme moderne­ appelle envi- nourrir également. En guise de ronnement, pour bien souligner qu’il conclu­sion, Gérard Mairet étudie le en est maître, ne lui est pas extéri- cas concret de la souveraineté ali- eur ; la continuité biologique (celle mentaire et son possible dépasse- de l’évolution) constitue une unité ment dans le contexte européen « biotique » dont l’homme est partie actuel. Selon lui, le concept de sou- intégrante. Gérard Mairet réfute par veraineté alimentaire est à la fois un conséquent la séparation entre sujet- prétexte au néocolonialisme et une homme et objet-nature. La nature est source de « confusion entre la terre partout, y compris dans l’homme. et le territoire », lourde de conflits. La Dès lors, la crise écologique est en solution n’est ni dans la mondialisa- réalité une crise politique, c’est-à- tion ni dans le repli sur le village, dire une crise du fonctionnement mais dans la régionalisation. Et aussi, actuel de la politique, une crise de la dans une proposition spectaculaire : souveraineté. D’où le titre : Nature et celle de faire de la terre nourricière Souveraineté. un « bien commun mondial », tout « La crise est dans l’homme », disait comme le climat. Malgré ses nom- Thierry­ Maulnier jadis (en 1932), à breuses imperfections, l’Europe propos de la réforme nécessaire de « demeure seule dans le monde en l’esprit. Pour Gérard Mairet, il s’agit situation d’ouvrir le champ à une désormais de la préservation de politique post-souveraineté » (oui, la nature. Il est temps d’opérer un certains le déplorent !). En Europe, la « passage de la politique des hom- souveraineté n’est déjà plus l’unique mes à une cosmopolitique de la source de liberté. L’Europe, patrie

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de Kant, a commencé à pratiquer la (momentanément imposé par la sou- « cosmopolitique » dans son applica- veraineté moderne) entre l’homme tion du protocole de Kyoto. et la nature, qu’il s’agit justement Ce livre passionnant de Gérard Mairet de réduire à l’unité biotique, afin de soulève quantités de questions cru- mettre en œuvre la cosmopolitique ciales. Évoquons-en une, ancienne de l’avenir. La seule solution, selon et même lancinante, à laquelle il Gérard Mairet, est donc de réinté- apporte des éléments de réponse grer l’homme dans la nature. Une nouveaux grâce à l’originalité de autre solution aurait-elle pu être de son approche (philosophique). réintégrer l’homme en Dieu ? Certes, L’écologie, ou plutôt la « cosmopoli- l’homme moderne est bien incapa- tique », est-elle un humanisme ? « Il ble d’une telle prouesse, mais qu’en existe une obligation des hommes à serait-il, s’il cessait d’être moderne ? l’égard d’eux-mêmes plutôt qu’envers S’il redevenait simplement humain. une nature fantasmatique qui leur Comme le souligne Gérard Mairet serait extérieure. » Gérard Mairet lui-même, en citant Kojève, l’homme récuse la misanthropie ; c’est pour se distingue essentiellement par sa revenir à l’homme qu’il promeut une façon de mourir, toujours prématu- meilleure considération de la nature. rée par rapport à celle de l’animal, Remarquons que la religion n’entre qui se contente de terminer un cycle jamais vraiment dans l’équation. naturel. « C’est pourquoi la transcen- À propos du droit biotique, fondé dance humaine peut se réaliser en essentiellement sur la théorie de tant qu’Histoire une et unique, en l’évolution, Mairet disqualifie les dépit (ou à cause) de la succession « quelques nostalgiques, attardés de des générations. » la Création ». Un peu plus loin, il Cette succession de générations au évoque incidemment un hypothé- caractère transcendant a-t-elle un tique troc entre une bible et un quin- sens ? C’est la foi qui en décide. tal de seigle, à propos du loca­lisme D’ailleurs, Gérard Mairet pose une économique. En définitive, la religion question troublante à ce propos : semble ne pas être autre chose qu’un « Pourquoi devrais-je agir aujourd’hui tiroir rempli de vieille­ries. Remar- par souci de préserver les condi- quons que sur la nation, Gérard tions de vie de mon éventuelle Mairet est plus incisif : « L’heure descendance qui vivra dans cent ou n’est plus aux nations, même si le cent cinquante ans ? Seule une cer- nationalisme est loin d’avoir déclaré taine foi en quelque objet abstrait forfait. » Finalement, une phrase met et transhistorique le justifie : la foi réellement Dieu en jeu. « Comme si en l’humanité. » Aussi s’interroge-t-il nous, les humains, nous trouvions aussitôt sur l’identité entre l’humanité posés – certainement par Dieu lui- réelle et cette « humanité comme même pour lui rendre hommage – au principe » ou « humanité morale ». Il milieu du vaste Tout […]. » D’ailleurs, met ainsi en évidence la terrible con- l’hypothèse, ironique, n’est pas dével- tradiction qui guette l’humanisme : oppée. Le triangle homme-Dieu- « c’est parce que la philosophie éla- nature se réduit donc à un tête-à-tête bore l’idée d’une humanité séparée

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de la nature originaire que les pièce donnent la trame de l’argument humains réels se livrent à sa domina- pour illustre quatre thèses (ou héré- tion, voire à sa destruction. En retour, sies selon les idées reçues) par ils ne peuvent plus invoquer leur lesquelles Marx établit des paral­lèles humanité pour soigner la nature – si et des comparaisons avec le théâtre elle peut l’être. » du nô japonais, la psy­cha­na­lyse et Pour l’heure, remarquons avec la religion chrétienne. Il examine Gérard Mairet que la cosmopolitique notamment l’importance essentielle est impossible à mettre en œuvre du lieu, l’évolution des théories du à l’échelle mondiale, qui devrait tragique d’Aristote à nos jours en pourtant être son champ « naturel ». passant par Nietzsche et les roman- Si l’on suit le raisonnement, nous tiques allemands, le cas d’Euripide, serions donc dans l’obligation de le concept de catharsis et la ques- scinder une partie de la nature cor- tion de la religion dans la tragédie. respondant à la partie de l’humanité En concluant à notre incapacité à le adéquate (l’Europe), qui est prête connaître­, Marx est mené à souhaiter pour le grand saut biotique. Il faut « un congé bien mérité au concept s’interroger sur ce que cela signifie. du tragique » en faveur d’un abandon Cela signifie, sans doute, de don- à la grâce de son mystère. ner le bon exemple, d’élaborer une doctrine, peut-être des dogmes, de n Pauline Camille n mettre en place un arsenal de propa- gande (d’évangélisation ?). En atten- dant – comme on le lit au dernier chapitre – que tous les humains se reconnaissent comme « égaux en humanité » ? En un mot, il faut avoir la foi. n Henri de montety n n Essai Le Tombeau d’Œdipe. Pour une ­tragédie sans tragique william Marx Les Éditions de Minuit 208 p., 16 e

La quête de l’insaisissable vérité de la tragédie antique devient un beau plaidoyer pour avouer l’impossibilité de l’atteindre, comme le lieu secret du tombeau où repose le héros de la dernière pièce de Sophocle, Œdipe à Colone. Quatre moments de cette

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À la veille de l’élection présidentielle américaine, la Revue des Deux Mondes revient sur les aspects les plus saillants des politiques mises en œuvre par lors des quatre dernières années, tant aux États-Unis qu’à l’égard du reste du monde. Ce dossier s’attarde également sur certaines particularités d’un pays à la fois si proche et si lointain : le rôle joué par la communauté mormone, à laquelle appartient le candidat républicain Mitt Romney, et le traitement par la presse de la vie privée des personnalités publiques. Il met enfin en lumière la vitalité de la littérature américaine contemporaine.

Avec François bujon de l’estang, Niels ­planel, annick Steta, eliane sciolino, anne-lorraine Bujon de l’estang, Ruoling Zheng, Frédéric Verger, édith de La Héronnière, Jean-Pierre Naugrette. n Également au sommaire : Entretien avec Pierre Buhler Jean-Paul Clément Le centre disparu (seconde partie) n Et aussi, les chroniques de marin de Viry, jean-luc macia, Mihaï de brancovan, Robert Kopp... et sur internet n Le lundi : lisez l’édito mobile de michel crépu. n Le jeudi : suivez les décryptages d’Annick steta. n Et aussi l’agenda culturel, le livre du mois, des entretiens filmés et 183 ans d’archives numérisées.

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