Faculteit Letteren & Wijsbegeerte

Academiejaar 2011-2012

La guerre de Pierre Gascar :

Un témoignage littéraire de la Deuxième Guerre mondiale

Verhandeling voorgedragen aan de Faculteit Letteren en Wijsbegeerte voor het

verkrijgen van de graad van Master in de taal- en letterkunde: Frans-Duits

door Gladys Vercammen-Grandjean

Promotor : Prof. Dr. Pierre Schoentjes

Vakgroep Letterkunde

Frans

Remerciements

Après quatre années intensives passées au Blandin, il est indispensable de remercier ceux qui m’ont accompagnée jusqu’à ce point semi-angoissant qui est sensé symboliser le début de mon âge adulte.

Premièrement, je tiens à remercier Professeur Schoentjes, dont les cours fascinants sur la littérature française contemporaine ont contribué au choix du sujet de ce mémoire et dont les remarques et les bons conseils m’ont aidé à rédiger ce travail de maîtrise.

Ensuite, je voudrais chaleureusement remercier Mlle Vicky Colin, Mlle Irina De Herdt et Mlle Griet Theeten pour leur aide et leur enthousiasme très appréciés pendant ces deux dernières années d’études.

Finalement, il me reste à remercier mes parents, Alain Vercammen-Grandjean et Ann De Bodt, pour leurs supports inconditionnels, ainsi que mes proches, Solène Dia en particulier, pour leurs idées rafraîchissantes et leurs amitiés sincères.

3

Introduction

Pierre Gascar, pseudonyme gascon de Pierre Fournier, est compté parmi ces écrivains de plus en plus rares qui échappent aux catégories1. Journaliste, romancier, nouvelliste, il a publié « une cinquantaine de titres […] dont la diversité, exclusive de la dispersion, s’attache, d’évidence ou secrètement, à ne pas trahir les couleurs du réel » 2. « La guerre et la captivité, la cruauté des hommes et celle, épouvantée, des animaux, l’application de quelques lois du règne végétal à une allégorie de la condition humaine3 » : ainsi se résument les thèmes principaux dans l’œuvre de Gascar. François Nourissier avance une remarque valide lorsqu’il déclare que les thématiques de Gascar ne sont « pas de ceux qui électrisent le lecteur» 4. De plus, la modestie de l’auteur qui s’éloignait le plus possible du monde bourgeois des literati parisiens5, a contribué à une aliénation entre l’écrivain et ses lecteurs. Ceci explique pour une grande partie la tombée en oubliettes d’un auteur qui s’est pourtant vu comblé de prix littéraires au long de sa carrière. De 1953 à 1991, Gascar fut sept fois couronné par des jurys estimables, avec l’attribution du prestigieux en 1953 pour Les bêtes suivi de Le temps des morts à retenir particulièrement. Le temps des morts l’inscrit définitivement dans le domaine de la littérature concentrationnaire. Le livre nous offre une version plutôt littéraire de ses expériences comme prisonnier français dans le stalag 325 à Rawa-Ruska, un petit hameau dans la Galicie orientale. Ensemble avec ses compatriotes incarcérés, il était un témoin direct de la solution finale nazie : le génocide juif par balle et par déportation.

Dans ce mémoire, nous étudierons de plus près ce dont l’expérience de guerre de Pierre Gascar est constitué, afin d’y découvrir un fil conducteur, à la fois au niveau thématique et stylistique. L’œuvre de Gascar en est une qui –à tort– n’a pas été fortement incorporée dans l’histoire littéraire. La littérature dite secondaire se réduit pour la plupart du temps à des critiques brèves suivant les publications de ses livres. Or, Lawrence Langer consacre dans The Holocaust and the Literary Imagination quelques chapitres aux Bêtes et au Temps des morts, où il considère les deux livres joints comme symbolisant parfaitement « l’univers concentrationnaire de Pierre Gascar » 6. Un propos repris de Chester W. Obuchowski, qui a publié en 1961 un article intitulé The

1Jacques Chancel, Pierre Gascar, écrivain, entretien radiophonique, Radioscopie, 17 septembre 1974, disponible sur . 2 Guy Rohou, « Solitaire et fraternel », La Nouvelle Revue française, n°539, décembre 1997, p. 35. 3 François Nourissier, « Quel est le prix de la probité ? », La Nouvelle Revue française, n°539, décembre 1997, p. 32. 4 Ibid, p. 32. 5 Claudia Hoffer-Gosselin, « Pierre Gascar », in : S. Lilian Kremer, Holocaust Literature : Agosín to Lentin, London/New York, Routledge, 2003, p. 404. 6 Lawrence L. Langer, The Holocaust and the Literary Imagination, Londres, Yale University Press, 1975, p. 63. 4

Concentrationary World of Pierre Gascar, où il décrit cet univers comme un monde sombre et mystérieux qui menace éternellement l’humanité7. Bien qu’il ne suscite aucun doute que la thématique dans Le temps des Morts et encore plus dans Les bêtes met en avant une atmosphère macabre, l’articulation des expériences de l’auteur à celles du concentrationnaire à proprement parler, pose problème. Certes, le témoignage de Gascar est primordial dans « le développement des lettres au lendemain de la Seconde Guerre mondiale » 8, mais le choix du terme « univers concentrationnaire » semble mal choisi. Ainsi, cette formulation nous rappelle le livre de David Rousset, publié au seuil de l’après-guerre. L’univers décrit par Rousset, qui « fut le premier déporté à décrire les mécanismes et la logique des camps de concentration que le nazisme a portés au paroxysme de l’horreur » 9, se distingue clairement des objectifs de Gascar. Wieviorka relève à juste titre la question sur la définition du concentrationnaire:

[David Rousset] introduit auprès du grand public la notion de ‘camp de concentration’ […] Il permet ainsi de commencer à penser globalement le système concentrationnaire. […] En utilisant l’adjectif ‘concentrationnaire’, David Rousset indiquait qu’il pouvait y avoir des camps non concentrationnaires, des camps où l’on internait, mais qui ne faisaient pas système10.

L’expérience de Gascar comme prisonnier de guerre dans un camp de travail soviétique n’adhère donc pas à l’atmosphère d’un univers concentrationnaire à proprement parler. Ceci ne rend toutefois pas son témoignage sur la Shoah « superflu » comme il semble le formuler dans l’avant-propos du Temps des morts : Le rêve russe : « Mon témoignage n’ajouterait rien à ceux qui se sont accumulés depuis la dernière guerre11 ».

Le rêve russe est une publication posthume qui narre à nouveau l’expérience de l’auteur dans le stalag de Rawa-Ruska. Gascar précise dans son avant-propos qu’il regrette sincèrement « d’avoir donné une tournure littéraire, au sens péjoratif du terme, à ce livre dont le thème tient une place majeure dans [ses] souvenirs » 12. En retournant aux sources de ses souvenirs, l’écrivain s’écarte de son « style souvent trop recherché » 13 qui domine la première version du Temps des morts. La crainte que son livre célèbre « perdait ainsi, aux yeux des

7 Chester Obuchowski, « The Concentrationary World of Pierre Gascar », The French Review, t. XXXIV, n°4, février 1961, disponible sur , p. 327. 8 Pierre Schoentjes, « Pierre Gascar : retour sur Le Temps des morts », texte inédit, 2012, p. 1. 9 David Rousset, L’univers concentrationnaire, , Fayard/Pluriel, 1998, quatrième de couverture. 10 Annette Wieviorka, « Camp de concentration au 20ème siècle », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 54, avril-juin 1997, disponible sur : , p. 10. 11 Pierre Gascar, Le temps des morts. Le rêve russe. Texte définitif, Paris, Gallimard, 1998, p. 10. 12 Ibid., p. 10. 13 Ibid., p. 9. 5 lecteurs, sa valeur de témoignage » 14, fait preuve d’une obsession de véracité historique. De ce point de vue, Gascar semble partager la même opinion que Chalamov, l’écrivain soviétique qui suppose que « l’enrichissement de la langue, c’est l’appauvrissement de l’aspect factuel, véridique du récit »15. En outre, nous repérons dans Le rêve russe une forte volonté de mettre au premier plan la souffrance des Juifs, dépouillée de descriptions métaphoriques : « Aborder en littérature une réalité aussi violente que la guerre, et certainement le génocide juif, lui apparaît devoir se faire sans les embellissements du beau langage16 ». En effet, la version publiée en 1953 se caractérise par une forte présence symbolique, où la symbiose de l’onirique et du réel peut laisser le lecteur dans l’incertitude par rapport à la réalité du vécu personnel de l’auteur. Dans un entretien avec Hubert Nyssen en 1969, Gascar avoue que son « besoin d’exprimer l’inexprimable, d’atteindre cette sorte d’au-delà, [lui] a donné une écriture qu’on peut considérer comme baroque, […] [avec une] langue tordue, qui coule mal »17. Dans son compte rendu de Gascar, Claudia Hoffer-Gosselin souligne que son œuvre antérieure reste néanmoins un témoignage crucial de l’insensibilité et la terreur de la Deuxième Guerre mondiale, ainsi que de la capacité effrayante de l’homme pour l’autodestruction18.

Deux aspects s’avèrent intéressants dans la comparaison des deux versions du temps vécu à Rawa-Ruska. Premièrement, elle nous présente une évolution stylistique de Gascar, qui montre à la fois ses qualités comme romancier et celles comme essayiste. En second lieu, la différence de style interroge la problématique d’une écriture concentrationnaire « correcte ». La question se pose à nouveau de savoir si les productions fictionnelles et les faits historiques sont conciliables ou si une prédilection du romanesque emporte une certaine négligence de la véracité historique. Dans The distinction of fiction, Dorrit Cohn propose une formule qui traite l’écriture historique et romanesque comme deux champs primordialement différents. La volonté de changement de la part de Gascar présume que l’auteur est également à la recherche de règles fondamentales pour une écriture appropriée et respectueuse de l’horreur de la Shoah. L’histoire de la captivité des Français en Allemagne, publié en 1967, semble être une première tentative d’une écriture plus véridique. La première personne dans Le temps des

14 Ibid., p. 9. 15 Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, Paris, Editions Verdier, citation disponible sur : < http://www.editions-verdier.fr/v3/oeuvre-recitskolyma-2.html>, consulté le 29/07/2012. 16 Pierre Schoentjes, op. cit., p. 9. 17 Hubert Nyssen, Les voies de l’écriture. Entretiens avec François Nourissier, José Cabanis, Pierre Gascar, Yves Berger,... [etc.] et commentaires, Paris, Mercure de France, 1969 (« Pierre Gascar : Le pouvoir incantatoire ») p. 90. 18 Claudia Hoffer-Gosselin, op. cit., p. 406. 6 morts est remplacée par un narrateur omniscient à la troisième personne, qui élabore sur les conditions de vie des captivés, ainsi que sur leurs observations directes du génocide juif. Or, ce récit qui oscille entre une vulgarisation historique et un journalisme littéraire, manque de force : « Elle ne possède en effet ni la légitimité que confère le label ‘Littérature’, ni celui qu’accompagne un authentique témoignage personnel19 ».

La guerre vécue par Gascar ne se limite toutefois pas seulement à Rawa-Ruska. Le Fortin en forme la preuve. A l’aide de cinq récits, l’écrivain décrit « les principales étapes de ce voyage à travers l’Europe en guerre » 20. Le premier récit, qui porte le même titre que le recueil complet, nous présente le narrateur comme un soldat qui passe « les nuits de veille dans un fortin en Alsace, peu avant la déclaration de guerre » 21. L’atmosphère de la drôle de guerre où, « la guerre n’ayant pas encore éclaté, les seules actions ennemies […] étaient des coups de mains » 22, rappelle les péripéties de l’aspirant Grange dans Un balcon en forêt de . Dans Le chemin creux, nous retrouvons un soldat fuyant, « identifiant chaque étape de sa course au lieux décrits par Flaubert dans Madame Bovary» 23. Le dernier récit, La petite ville, coïncide avec l’événement de la libération, qui reçoit pour le narrateur un goût amer lorsqu’il est forcé moralement de transporter le corps d’une vieille femme allemande décédée dans l’incendie du village. De la claustration dans le fortin à l’ultime libération24, le sentiment qui parcourt cet ouvrage en est un d’espoir. Au contraire du monde apocalyptique représenté dans Les bêtes suivi de Le temps des morts, ce livre « éveille en nous ce qui est peut-être un souvenir, la réminiscence approchée d’un lieu où nous pourrions vivre, un lieu où la mort serait enfin dispersée » 25.

En effet, Les bêtes, un recueil de six nouvelles qui gagna également le Prix des Critiques en 1953, se développe sur un fond obscure où l’idée de la mort est omniprésente. Même si les récits ne semblent pas être liés aussi directement à la Shoah, ils contiennent une abondance de torture, de massacres et de persécutions26, aussi bien sur un niveau mental que physique. La symbolique qu’incarne chaque animal s’inscrit parfaitement dans l’idée d’un réalisme onirique ou d’un mystique matérialiste : à travers une osmose entre la présence concrète de l’animal et leur interprétation symbolique, Gascar parvient à créer un univers surréel qui tend

19 Pierre Schoentjes, op. cit., p. 9. 20 Pierre Gascar, Le fortin, Paris, Gallimard, p. 11. 21 Claude Dis, « Le fortin, par Pierre Gascar », La Nouvelle Revue française, n°372, janvier 1984, p. 122. 22 Pierre Gascar, Le fortin, op. cit., p. 18. 23 Claude Dis, op.cit., p. 123. 24 Ibid., p. 124. 25 Ibid., p. 124. 26 Claudia Hoffer-Gosselin, op. cit., p. 405. 7 vers le cauchemar, annonçant ainsi l’atmosphère asphyxiante des massacres génocidaires dans Le temps des morts. Gascar, personnellement « très sensible et ouvert au monde animalier »27, présume qu’une confrontation à l’animal permet d’introduire une sorte « d’échange de dialogue dans la solitude de l’homme »28 grâce à leur intuition qui est capable de dépouiller l’homme de ces aspects les plus introvertis, qui passeraient sinon inaperçus. L’animal est plus qu’un simple compagnon de l’homme, parce qu’il suscite « une réflexion sur soi » et qu’il nous « place devant le mystère de la création »29. Gascar est convaincu qu’en face d’une bête, nous, comme être humains, éprouvons tous plus ou moins « ce sentiment obscur que nous sommes partis du même point »30, ce qui nous rend non seulement fondamentalement évolutionniste, mais aussi matérialiste. Cette forme d’atavisme animalier, qui force l’homme à retourner à ses sources et à ses premiers instincts, l’assujettit également à des réflexions sur sa propre condition et celle de la société humaine en général. Cependant, la conscience ensommeillée de l’homme qui résonne à travers la thématique morbide dans Les bêtes, semble détruire à jamais toute confiance dans une résurrection humanitaire effective.

Cette étude comportera trois grands chapitres. Premièrement, nous nous concentrerons sur le recueil Les bêtes, afin d’y exposer l’écriture de la métaphore et comment ces métaphores parviennent à créer un univers de damnation qui symbolise une humanité en plein dépérissement. Ensuite, nous étudierons de plus près les deux livres, Le temps des morts et Le fortin, qui sont issus de l’expérience personnelle de Gascar pendant la Seconde Guerre mondiale. Le temps des morts nous offre la perspective d’une approche littéraire du témoignage directe de la Shoah, alors que Le fortin est consacré à ces étapes de guerre de Gascar en dehors de Rawa-Ruska. Nous y percevrons non seulement un changement de thématique, mais, Le fortin étant publié exactement trente ans après Le temps des morts, aussi une autre tendance stylistique. Finalement, la réécriture des expériences affreuses vécues à Rawa-Ruska, après une tentative journalistique en 1967 dans L’histoire de la captivité des Français en Allemagne, retiendra notre attention dans le troisième et dernier chapitre. Le temps des morts : Le rêve russe s’avère être non seulement le résultat d’une évolution stylistique de Gascar à travers cinquante années d’écriture, mais aussi une nouvelle bouffée d’air dans l’éternelle interrogation sur une littérature de la Shoah « justifiée » et « véridique ».

27 Jacques Chancel, op. cit. 28 Ibid. 29 Ibid. 30 Ibid. 8

1. Les bêtes et l’écriture de la métaphore

Dans Exercices de style, un des livres les plus renommés de Raymond Queneau, l’auteur raconte une brève histoire de quatre-vingt-dix-neuf manières différentes. Pivotant autour d’une même intrigue, dans laquelle le narrateur observe un jeune homme à tenue et coiffure biscornues sur l’autobus, avant de le recroiser deux heures plus tard en ville, cette compilation met en avant une idée distincte de ce qui constitue un certain style d’écriture. Dû à l’abondance de caractéristiques particulières qu’emporte une pareille condensation stylistique, les reproductions semblent plusieurs fois retomber dans un certain ridicule. Il en est de même pour la version métaphorique du fait divers :

Au centre du jour, jeté dans le tas des sardines voyageuses d’un coléoptère à l’abdomen blanchâtre, un poulet au grand cou déplumé harangua soudain l’une, paisible, d’entre elles et son langage se déploya dans les airs, humide d’une protestation. Puis, attiré par un vide, l’oisillon s’y précipita. Dans un morne désert urbain, je le revis le jour même se faisant moucher l’arrogance pour un quelconque bouton31.

La comparaison des voyageurs à un tas de sardines qui se déplacent dans un autobus, qui est à son tour défini comme un insecte à carapace durcie, souligne déjà l’importance de la métaphore zoomorphe. L’assimilation attristante d’une ville à « un morne désert urbain », démontre la capacité spécifique de la métaphore à étaler les émotions d’une manière indirecte, mais néanmoins frappante. En effet, « la métaphore est à l’origine des sens nouveaux d’un mot » 32. Comme le formule Ricœur, en ayant recours aux théories de Fontanier, le rapport entre un trope et sa signification est celui « entre deux idées, d’une part "la première idée attachée au mot", c’est-à-dire la signification primitive du mot d’emprunt, d’autre part "l’idée nouvelle qu’on y attache", c'est-à-dire le sens tropologique substitué à un autre mot que l’on n’a pas voulu employer à la même place » 33. La vigueur fusionnelle entre le concret des mots et l’abstrait de l’image que leur double sens fait surgir, est exactement ce qui crée l’atmosphère d’un livre.

Dans ce premier chapitre, nous étudierons comment la métaphore crée dans Les bêtes de Gascar un certain univers de rêverie et de damnation, où la transition zoomorphe que subit

31 Raymond Queneau, Exercices de style, Paris, Gallimard, 1947, p. 11(nous soulignons). 32 Paul Robert, « Métaphore », in : Le nouveau Petit Robert, Paris, Le Robert, 2009, p. 1584. 33 Paul Ricœur, La métaphore vive, Paris, Editions du Seuil, 1975, p. 76. 9 l’homme par son interaction avec les animaux, incite le lecteur à réfléchir au sujet de sa propre condition humaine et ses valeurs morales. La hiérarchie homme-animal semble se briser sous le poids d’un imaginaire fantomatique qui hante les personnages du livre. En reliant – et comme Judith Radke le propose, en assimilant complètement 34 – l’image de l’homme à celle de la bête, l’auteur fait retourner l’homme à ses sources, à ses premiers instincts. En même temps, nous observerons le langage apocalyptique qui se manifeste à travers les courts récits, annonçant la thématique de guerre élaborée dans Le temps des morts, recueil auquel Les bêtes a été articulé avant de gagner le Prix Goncourt en 1953. En somme, explorer une œuvre comme Les bêtes se révèle fascinant car, comme le spécifie Hubert Nyssen, elle permet de « relever les repentirs et les sinuosités par lesquels passèrent [l’] écriture incantatoire et [l’] intelligence poétique [de Gascar] avant de trouver des voies précises et définitives » 35.

1.1. Le matérialisme imaginaire : l’expérience onirique de la rêverie poétique36 Gascar définit son style dans Les bêtes, ou en d’autres termes son « idiosyncrasie individuelle37 », comme « le besoin d’exprimer l’inexprimable, d’atteindre cette sorte d’au- delà » et affirme que cette méthode de travail lui a « donné une écriture qu’on peut considérer comme baroque […] [avec] une langue tordue, qui coule mal [et qui met en avant] des images audacieuses, des images qui s’entrechoquent ou s’interposent » 38. « Si je fais appel à des éléments concrets, s’il y a précision quand je décris un abattoir ou des chevaux, ce n’est pas la précision d’un réaliste, c’est une précision symbolique » 39, dixit Gascar. Sa quête de précision stylistique et thématique, mêlée à la présence exigeante d’un imaginaire symbolique, pousse l’auteur dans le domaine d’un certain matérialisme onirique comme formulé par le philosophe Gaston Bachelard, ou dans le mystique matérialiste de l’écrivain .

Le matérialisme imaginaire de l’expérience onirique dans la littérature est un type de matérialisme qui se relie aux « rêveries invincibles fortement enracinées dans notre

34 Judith Radke, « The Metamorphoses of Animals and Men in Gascar’s Les Bêtes », The French Review, t. XXXIX, n°1, octobre 1965, p. 85-91, disponible sur < http://www.jstor.org/stable/385284>, p. 85. 35 Hubert Nyssen, Les voies de l’écriture. Entretiens avec François Nourissier, José Cabanis, Pierre Gascar, Yves Berger,... [etc.] et commentaires, Paris, Mercure de France, 1969, p. 79. 36 Edmundo Morim De Carvalho, Poésie et science chez Bachelard : Liens et ruptures épistémologiques, Paris, L’Harmattan, p. 57. 37 Anna Jaubert, « Des styles au style : genres littéraires et création de valeur », in : De la langue au style, Lyon, Presses universitaires, 2005, p. 39. 38 Hubert Nyssen, op. cit., p. 90. 39 Ibid., p. 83. 10 inconscient » 40. Dans son travail critique sur la philosophie épistémologique de Bachelard, De Carvalho spécifie que ce matérialisme est donc « la version "interne" du matérialisme naïf – aux images reçues passivement du monde externe se mêlent indistinctement les songes et les images de l’imagination onirique »41. L’enchevêtrement de la conscience interne et des impressions tangibles externes incite à créer un univers onirique, où la lisière qui sépare le réel du surréel42 s’efface progressivement. Néanmoins, la partie matérialiste43 de la composition suppose qu’il y a toujours une présence matérielle qui permet cette escapade dans l’onirique. Ainsi, dans le prolongement de sa théorie de mystique matérialiste, Roger Caillois est convaincu qu’ « il y aura toujours une matière », puisqu’il est impossible pour lui de s’imaginer un « moment où il n’y aurait rien eu et où il n’y aura rien » 44. Dans Les bêtes, ce sont les animaux et leur relation complexe avec l’homme qui déclenchent une atmosphère de rêverie poétique qui tend au cauchemar. Les animaux incarnent d’une façon matérielle les peurs subconscientes de l’homme. Dans les six courts récits qui composent Les bêtes, nous sommes confrontés à des histoires qui manquent de vraie « intrigue », ce qui déplace automatiquement l’attention vers leur double fond symbolique ou métaphorique.

La dépendance entre l’animal et « l’idée nouvelle qu’on y attache » 45 n’est en aucun cas fortuite. Ainsi, d’un point de vue symbolique, comme élaboré dans le dictionnaire des symboles de Chevalier et Gheerbrant, le cheval est associé « aux ténèbres du monde » et incarne le rôle d’un « porteur à la fois de mort et de vie, lié au feu, destructeur et triomphateur, et à l’eau, nourricière et asphyxiante ». Nous retrouvons cet « animal des ténèbres et de pouvoirs magiques » 46, qui se montre tantôt bénéfique, tantôt maléfique, dans la première nouvelle du recueil Les bêtes, nommément dans Les Chevaux. Lorsque Peer, un jeune soldat français, entre à la huitième division à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, il est par erreur mobilisé comme palefrenier. Dans un camp où « il n’y a plus de droits

40 Gaston Bachelard, Le Matérialisme rationnel, Paris, P.U.F., 1953, p. 17. 41 Edmundo Morim De Carvalho, op. cit., p. 57. 42 Nous tenons à noter que par surréel, nous ne faisons pas allusion au domaine de la littérature surréaliste à proprement parler, courant auquel Gascar n’a jamais adhéré. La surréalité (et donc pas surréalisme) gascarienne est à interpréter ici comme une forme supérieure de la réalité. Gascar considérait l’atteinte de cette surréalité comme un des buts de son écriture : « On accède au supérieurement vrai par l’écriture comme d’autres par l’extase » (Entretien Le pouvoir incantatoire avec Hubert Nyssen, op. cit., p. 84). 43 Définition matérialisme selon Petit Robert : « doctrine d’après laquelle il n’existe d’autre substance que la matière » (Paul Robert, « Matérialisme », in : op. cit., p. 1551). 44 Dominique Rabourdin, « Roger Caillois dans les archives du vingtième siècle », Le Magazine Littéraire (en ligne), mai 2008, consulté le 15/06/2012, disponible sur . 45 Cf. supra : Paul Ricœur, La métaphore vive, p. 76. 46 « Cheval » in : Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, e.a., Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Editions Robert Laffont, 1982, p. 350-351. 11 individuels» 47, Peer se retrouve promptement aliéné de ses semblables, terme qui coïncide remarquablement avec la traduction anglaise du nom du protagoniste. Sa fuite dans l’univers chevalin que les centaines de bêtes créent autour de lui vont l’amener à « forge[r] ses propres démons »48. Peer se transforme d’un être humain qui « aimait les bêtes, les chevaux particulièrement » 49 en un bourreau d’animal qui passe ses heures dans « le vacarme, la colère et le danger » 50. Alain Robbe-Grillet tire un fil conducteur à travers les six récits des Bêtes et l’applique ensuite à juste titre à la nouvelle Les chevaux :

un homme qui jusque-là vivait sans inquiétude, au grand jour, en somme dans l’ignorance, se trouve tout à coup plongé dans un monde souterrain dont il avait sous-estimé l’importance : les écuries pleines de piétinements, de hennissements furieux et de bagarres […] 51.

Ce monde second, issu du réel se traduit dans Les chevaux par un univers équestre qui fait naître dans le protagoniste « un sentiment presque détaché des réalités terrestres » 52 lors de son entrée au camp militaire. En outre, le vent causé par l’orage qui s’agite au-dessus des plaines ne tarde à tourner le paysage dans un «enfer chevalin », établissant ainsi « le climat de cette damnation » 53. L’atmosphère surréelle de rêverie qui entoure Peer évolue graduellement en cauchemar, où le trot des canassons forme le « leitmotiv [sic.] de ses rêves » 54. Plusieurs critiques, parmi lesquels Obuchowski, n’hésitent pas à établir un rapport entre ce monde souterrain dépeint par Gascar et l’écriture kafkaïenne. Obuchowski compare le coté « étrange, sombre, mystérieux, irrationnel et éternellement menaçant»55 du recueil Les bêtes à une sorte de rêverie kafkaïenne qui enveloppe les animaux impuissants et les humains angoissés et qui fusionne ensuite avec le monde réel afin de donner un air d’intemporalité à la situation tragique de l’humanité56. En effet, Kafka se distingue par son aptitude de placer des tranches de vie ordinaires dans une atmosphère qui se développe graduellement pour le pire et qui place finalement chaque détail anodin dans « la confusion et l’incertitude d’un cauchemar » 57. De plus, la littérature kafkaïenne est célébrée pour sa force imaginaire, qui aurait

47 Pierre Gascar, Les chevaux in : Les bêtes suivi de Le temps des morts, Paris, Gallimard, p. 16. 48 Ibid., p. 28. 49 Ibid., p. 22. 50 Ibid., p. 25. 51 Alain Robbe-Grillet, « Les bêtes, par Pierre Gascar », op. cit., p. 142. 52 Pierre Gascar, Les chevaux, op. cit., p. 11. 53 Ibid., p. 14. 54 Ibid., p. 32. 55 Chester Obuchowski, « The Concentrationary World of Pierre Gascar », The French Review, t. XXXIV, n°4, février 1961, disponible sur , p 327. 56 Chester Obuchowski, op. cit., p. 327-328. 57 Bertolt Brecht in : Russel Samolsky, Apocalyptic figures – Marked bodies and the violence of the text in Kafka, Conrad and Coetzee. New York, Fordham University Press, 2011, p. 35. 12 indirectement présagé la défaillance du système politique d’Europe et les horreurs inhumaines qu’un tel dysfonctionnement entraînerait58. Il ne surprend donc guère qu’Obuchowski interprète Les bêtes et Les chevaux en particulier comme un fort réquisitoire contre la guerre. La métaphore de la violence est omniprésente dans la nouvelle.

Pour Anne Fabre-Luce, cette violence se distingue sur deux niveaux que nous pouvons intégrer dans notre théorie de matérialisme imaginaire. L’acuité avec laquelle Peer frappe les chevaux est une violence « conjuguée du réel », qui se mêle à une violence « imaginaire », vécue par Peer « au cours de son autodestruction [sic.] progressive »59. Cela s’inscrit parfaitement dans la théorie de Bachelard, dans laquelle la couche physique et la strate mentale de ce comportement violent forment le miroir l’un de l’autre : « Dans cette osmose, la conscience se laisse pénétrer par l’irrationalité du monde, en se laissant piéger par le fait naturel ou le retour de l’"inconscient"60». L’irrationalité du monde en guerre et la fureur frénétique que celle-ci suscite chez le protagoniste le rapprochent de la violence totale et définitive de la mort. « Les chevaux dans leur déchainement irrationnel, jouent, en les accentuant, les comportements humains poussés jusqu’à leurs limites destructrices et absurdes61 ». Bien que les coups distribués aux bêtes semblent au début guérir Peer de ses peurs les plus profondes, ils finissent par manifester un comportement jugé « contre nature » par ses compagnons : « Ses violences avec les bêtes ne dépassaient pas celles de ses camarades, mais elles se distinguaient par une sorte de désespoir, de silence absolu62 ». Peer se force à maîtriser ses gestes « afin de dissimuler ce que les coups qu’il assenait aux chevaux exprimaient de peur profonde, de désarroi» 63 . Or, cette attitude n’est en aucun cas bénéfique et Peer se rend compte que « chacun de ses coups le plongeait un peu plus dans un univers grimaçant où les chevaux n’étaient que férocité, les hommes que haine » 64. L’état périssant des chevaux reflète la déchéance interne de Peer, qui se sent progressivement attiré vers la mort :

Dans la lumière de ses yeux, il voyait parfois se mouvoir des taches, et il savait à demi qu’il serait bientôt de ce monde qui l’attirait à lui avec des gravitations lentes, un peu à la façon dont on fascine le désir d’un enfant en jonglant,

58 Ibid., p. 36. 59 Anne Fabre-Luce, « Incidences de l’imaginaire dans les nouvelles de Pierre Gascar », The French Review, t. XLI, n°6, mai 1968, disponible sur < http://www.jstor.org/stabl e/386171>, p. 842. 60 Edmundo Morim De Carvalho, op. cit., p. 57. 61 Anne Fabre-Luce, op. cit., p. 842. 62 Pierre Gascar, Les chevaux, op.cit., p. 27. 63 Ibid., p. 28. 64 Ibid., p. 28. 13

d’assez loin, avec le fruit, l’objet que, jusqu’alors, ils ne convoitait presque pas65.

Lentement mais sûrement, l’appel de ce monde souterrain mortel devient le centre de gravité de la vie de Peer. La comparaison de ce cri de la mort à une image nostalgique d’un enfant fasciné par un objet jusqu’alors considéré anodin, à la limite non existant, assimile le repos ultime qu’offre la mort à l’insouciance enfantine. Gascar compare dans l’entretien Le pouvoir incantatoire sa propre peur comme enfant d’être abandonné par un de ses proches à la peur de mort, bien qu’elle ne soit à ce stage de la vie qu’inconsciente. Cette angoisse de l’enfant, encore inepte de se former un concept distinct de la mort, est « la préconscience d’un état où l’on n’existe plus, d’un état d’extrême souffrance ou de destruction de soi » 66. « L’enfant intérieur » de Peer ressent donc également cette hantise de la destruction et de la solitude, le guidant ainsi vers ce fruit interdit, l’ultime échappatoire des « damnés de l’enfer » 67 de Dante.

Dans la mythologie, les chevaux opèrent une double face ; ils représentent le tourment et la liberté dans le même symbole : « Qu’il y ait entre eux [l’homme et le cheval] conflit et la course entreprise peut mener à la folie et à la mort ; qu’il y ait accord, et elle se fait triomphale68 ». Les sévices graves que Peer inflige aux animaux le mènent en effet à la folie et, comme nous l’avons analysé ci-dessus, rendent l’idée de la mort plutôt attrayante et libératoire plutôt qu’effrayante. Or, son agressivité envers les troupeaux chevalins semble s’altérer lorsque Peer « commença à avoir des rêves »69. Ses rêves se catégorisent parmi les mythologies classiques et portraient les chevaux comme des Pégases. Le protagoniste évolue même d’un élément négligeable absorbé par « la présence et la rumeur des chevaux » à un cavalier qui « s’élançait à travers des espaces déserts où nul vent même ne s’opposait à sa course et ne le privait de l’exaltante impression de légèreté aérienne qui, d’abord, serrait un peu son cœur puis le libérait tout entier… »70. Dans la mythologie grecque, la figure du cheval volant représente un « passage, la sublimation de l’un [niveau] à l’autre, […] la sublimation de l’instinct »71. Symboliquement, le cheval devient alors pour l’homme « son véhicule, [son] vaisseau » ce qui rend « son destin […] inséparable de celui de l’homme »72. Par conséquent, lorsque Peer cède à la pression de ses rêves libérateurs, il ne peut faire autre chose que

65 Ibid., p. 33, nous soulignons. 66 Hubert Nyssen, op. cit., p. 80. 67 Pierre Gascar, Les chevaux, op. cit., p. 14. 68 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, op. cit., p. 351. 69 Pierre Gascar, Les chevaux, op. cit., p. 32. 70 Ibid., p. 32. 71 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, op. cit., p. 354. 72 Ibid., p. 351. 14 relâcher les animaux. Quand il libère les chevaux à la faveur d’une attaque aérienne, « c’est la triple folie, celle du ciel, celle des chevaux et celle des hommes engagés dans la guerre qu’il lâche, à la manière d’un orage hennissant, sur le monde »73. Les éléments de l’eau, du ciel et de la terre se rassemblent en décrivant la fuite équestre : « le bruit de mille sabots couvrait maintenant les vrombissements perdus dans le ciel : tout la terre haletait ce bruit. Un cheval plus isolé […], poussé contre une rive invisible […] rentrait dans le courant74 ». Peer se laisse emporter par ce courant, répondant ainsi selon Fabre-Luce « à l’urgence de l’invisible, en accomplissant un destin universel dont le sens demeure caché »75 :

Plus d’individualité, plus de lignes précises. Il n’y avait plus de chevaux maigres, de chevaux boiteux ou aveugles, de chevaux mourants : il n’y avait plus qu’une immense force chevaline, sourcillant d’abord un peu, vue de près, par les mille plis de la peau à l’aine et au cou, puis qui devenait toute lisse et roulait avec un bruit de tonnerre, souterrain vers la pureté future des orages passés, des miracles accomplis. On ne retrouva jamais un cheval. Peer fut porté déserteur au bout de huit jours d’absence76.

Le destin qui unit Peer et les chevaux à la fin est en effet universel. Le bourreau retrouve sa liberté lorsqu’il se débarrasse de son individualité et s’intègre dans cette énorme force chevaline, dont les cadences l’emmènent vers un autre monde qui transgresse ses frontières mentales. Le bruit de tonnerre que leurs sabots produisent ne sont cette fois pas une métaphore pour un univers menaçant « de damnation », mais annoncent une sorte de pureté future. Le fait qu’aucun cheval de ce considérable troupeau n’ait jamais été retrouvé se classifie parmi ces miracles dont le sens demeure caché. Le placement stratégique du nom du protagoniste derrière le substantif « cheval » ne s’attribue pas au hasard. En reliant dans la phrase conclusive l’homme à la bête, Gascar paraît insinuer que Peer finit par retrouver ses « semblables » dans les chevaux, qu’il rejoint éternellement dans leur univers chevalin.

Dans Le chat, l’avant-dernier et cinquième récit de Les bêtes, nous faisons la connaissance des jeunes mariés, Rose et Pierre Berthold, en recherche de leur premier domicile conjugal. Une fois arrivé au nouvel appartement, dont le couple prend possession un soir « vers la fin du mois de juin d’une de ces années difficiles qui suivirent la fin de la guerre »77, ils se trouvent face à face avec un chat affamé, probablement abandonné par les précédents locataires. Lorsque Rose et Mme Pradier, l’épouse du propriétaire, se penchent vers le félin,

73 Anne Fabre-Luce, op. cit., p. 842. 74 Pierre Gascar, Les chevaux, op. cit., p. 36. 75 Anne Fabre Luce, op. cit., p. 842. 76 Pierre Gascar, Les chevaux, op. cit., p. 36-37. 77 Pierre Gascar, Le chat in : Les bêtes suivi de Le temps des morts, Paris, Gallimard, p. 139. 15 avec toutefois « un peu de crainte, instinctivement averties des venins de la faims, de ses démoniaques transmutations »78, il devient clair qu’il ne s’agit pas d’un chat ordinaire. La poursuite de la bête à travers l’histoire s’avèrera une tentative vaine : le chat incarne le diable devenu réalité. Le symbolisme de Gascar ne reste pas vague dans ce récit et l’obscurité que l’arrière-plan de la narration suscite, créent une atmosphère de damnation plus subtile que dans Les chevaux, mais néanmoins tangible et hallucinante, comme en témoigne Robbe- Grillet :

Il ne peut être question non plus de quelque vague symbolisme, les scènes ont ici trop de force, trop de présence ; nous y reconnaissons trop bien, malgré leurs attitudes hiératiques, le chat que nous avons un jour tenté d’amadouer […] Cette part de nous-mêmes est bien une part charnelle, en même temps que sacrée, trouble, inquiétante, le plus souvent maudite ; ce serait quelque chose comme le corps de notre âme malheureuse et damnée79.

En filigrane, Robbe-Grillet semble nous suggérer que l’animal dans les récits est au fond une représentation charnelle de notre âme abîmée. En d’autres termes, l’apparence de ce chat « démoniaque » soulève proprement dit le sentiment de hantise que le couple ressent dès qu’ils ont passé le contrat de leur nouveau logement. Le chat combine la solitude existentielle du couple avec un monde absurde rempli de craintes profondes80. En effet, Pierre Berthold nous est présenté au début du récit comme un homme dont « l’inquiétude semblait […] être l’état habituel »81, « sa vitalité naturelle trouvant toujours devant elle l’obstacle intérieur des craintes, des "tabous" » 82. Rose, de sa part, semble cultiver une immense tristesse au fond d’elle. Sa réaction après la première visite à l’appartement intensifie l’atmosphère qui devient progressivement plus macabre : « Elle fermait les yeux comme chaque fois que, vaincue par les tristesses de l’existence, elle se réfugiait dans la reddition et, souhaitant leur repos, empruntait aux mort leur inertie, leur cécité83 ». A nouveau, la thématique de la mort est abordée, et à nouveau, la fuite dans le rêve offre soulagement :

La tristesse de Rose pouvait entraîner [Pierre] fort loin dans cette espèce de nuit de tempête qui avait cessé d’être assourdissante et qui régnait partout alentour derrière l’illusion du jour. Mais, s’il tenait la main de Rose, il ne redoutait plus les ténèbres de la damnation et, parfois, le soir, quand ils étaient

78 Ibid., p. 141-142. 79 Alain Robbe-Grillet, op. cit, p. 142. 80 Laszlo Borbas, « Les Bêtes suivi de Le Temps des morts by Pierre Gascar », The French Review, t. XXVII, n°5, avril 1954, disponible sur , p. 380. 81 Pierre Gascar, Le chat, op. cit., p. 140. 82 Ibid., p. 141. 83 Ibid., p. 146. 16

étendus côte à côté, il imaginait avec exaltation leur marche à travers l’éternité, parmi des rochers luisants, des oiseaux fous…84

L’asthénie qui se fait maître de la psyché du couple est de nouveau rendue par la métaphore du ténébreux, de la damnation. Les conditions atmosphériques reflètent l’obscurité de leur conscience et la luminosité du jour est réduite à un phénomène désillusionnant, qui ne sert qu’à consoler l’âme abimée de l’homme. Cette marche mentale à travers l’éternité se laisse donc facilement interpréter comme l’échappatoire finale et attrayante que symbolise la mort. Main dans la main, le couple exalté semble traverser un jardin dont la description rappelle le paysage paradisiaque tel que dépeint par Hieronymus Bosch dans Le jardin des délices85. Parmi l’étendu bestiaire fantastique de ce tableau figurent des oiseaux des espèces les plus variées et exotiques, voire surréelles avec de multiples têtes. En même temps, nous remarquons à la gauche au bas du tableau un félin tenant dans sa gueule sa proie morte. L’interruption de la séquence de rêve –et de l’image paisible des oiseaux – par Rose qui s’exclame : « Il y a aussi ce chat misérable »86, crée une antithèse entre le monde insoucieux de l’imaginaire et l’aspect inquiétant que ce chat hideux évoque. D’un point de vue symbolique, le chat est considéré –comme le cheval– être un animal à double face, « oscillant entre les tendances bénéfiques et maléfiques », ce qui s’explique par son « attitude à la fois douce et sournoise »87. Dans la culture des Nias, le chat tend toutefois vers le maléfique, car il est présenté « conçu comme un serviteur des Enfers », où il aide le diable à « jeter les âmes coupables dans les eaux infernales »88. L’insertion de l’expression « tombé du ciel »89 afin de désigner les origines de ce chat démon, ainsi que de l’exclamation « Est-ce qu’on va monter jusqu’au ciel ? » lorsque le couple monte leur mobilier dans l’appartement où « tout est tellement sinistre »90, démontre une certaine prédilection dans Les bêtes pour une ironie à l’après-goût amer.

Dès lors, la poursuite du félin redouble d’intensité, ainsi que les métaphores démoniaques qui deviennent de plus en plus manifeste. En même temps, l’envoûtement de la mort s’empare encore plus intensément de Rose, mais représentant cette fois-ci un paysage ressemblant l’enfer plus que le jardin du paradis : « Oui, ainsi ils pourraient s’offrir aux bourrasques de la mort, voyager le long des puits sans fin, courir à travers les épines noires, descendre les

84 Ibid., p. 146-147, nous soulignons. 85 Voir annexe. 86 Pierre Gascar, Le chat, op. cit., p. 147. 87 « Chat » in : Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, e.a., op.cit., Paris, Editions Robert Laffont, 1982, p. 337. 88 Ibid., p. 339-340. 89 Pierre Gascar, Le chat, op. cit., p. 147. 90 Ibid., p. 149. 17 degrés des gémonies91 ». La mort n’incarne plus une destination de repos, mais une longue descente pénible dans un gouffre de malheurs. « Peu à peu, nous pénétrons dans des ténèbres qui deviennent à chaque pas plus épaisses, plus reculées, plus mentales92 », dixit Alain Robbe- Grillet à juste titre. L’enfer mental des protagonistes atteint son paroxysme lors de la dernière confrontation avec l’animal. Enfermé dans un vestibule étouffant, le chat qui « faisait du bruit comme cent démons »93, complète la métaphore diabolique de l’histoire en évanouissant par une fenêtre dans un mystérieux « puits noir » dont « aucun cri, aucun bruit de chute »94 ne retentit. Comme dans Les chevaux, le chat « protagoniste » se veut ici l’incarnation matérielle d’une des peurs fondamentales des humains auxquels il se trouve confronté.

1.2. La folie bestiale de l’homme métamorphosé La semi-obscurité dans laquelle les nouvelles se déroulent transforme les animaux en des sortes de limbes de l’enfer, qui matérialisent la détresse persistante de l’homme. Or, la relation remarquable entre l’homme et la bête dépasse selon certains critiques celles des « simples » comparaisons métaphoriques. Il s’agit ici de bien plus qu’une ressemblance superficielle de leurs contours dans le crépuscule. Ainsi, pour Judith Radke, l’atmosphère rêveuse qui domine les histoires est celle d’une métamorphose zoomorphe constante95. Le processus de changement n’en est pas pour autant un d’une mutation graduelle ; la métamorphose peut avoir lieu devant nos yeux96 : « A chaque instant la bête peut changer, nous sommes à la lisière97 ». La critique rejoint ainsi l’opinion de Robbe-Grillet qui remarqua déjà que « les bêtes de Pierre Gascar seraient plutôt une part de nous-mêmes, et non une image affaiblie – ou une négation douloureuse »98. Radke interprète la transformation zoomorphe de l’homme comme un retour atavique vers ses sources les plus primitives99, à voir antédiluviennes. Dans des situations extrêmes ou limites telles qu’elles sont représentées dans les six récits du recueil, l’homme a recours à un instinct de survie afin de se procurer de ses besoins les plus essentiels. En plaçant le monde animalier et le monde humain en osmose,

91 Ibid., p. 151, nous soulignons. 92 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 143. 93 Pierre Gascar, Le chat, op. cit., p. 155. 94 Ibid., p. 156. 95 Judith Radke, op. cit., p. 86. 96 Ibid., p. 86. 97 Pierre Gascar, Entre chien et loup in : Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 206. 98 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 143. 99 Judith Radke, op. cit., p. 87. 18

Gascar projette ses personnages humains dans une sorte d’ « univers premier » plein de souffrance et d’injures, où ils sont rendus à leur « état larvaire et pour un peu fœtal » 100.

Dans le prolongement de la métaphorique étudiée dans Les chevaux, nous pouvons en effet remarquer comment Peer assimile déjà depuis le début du récit la condition humaine à celle des chevaux : « les chevaux et les hommes, enlisés jusqu’aux chevilles et las de ce soir gris, de ce désordre, n’avançaient qu’avec une extrême lenteur, […] gagnés par l’immobilité de ce paysage101 ». D’autres passages indiquent pareillement que l’homme dans une situation de guerre se trouve relégué au statut d’une « espèce de chose », comme l’exemplifie le capitaine du camps en renvoyant à Peer par le pronom impersonnel « ça » lors d’une dispute: « Vous voyez […] "ça" revendique, ça crie102 ». En outre, il n’est aucune question d’un sentiment de camaraderie entre les soldats lorsque notre protagoniste s’installe dans les étables converties en dortoirs : « l’amitié des hommes lui était refusée, la grâce sans laquelle maintenant il savait qu’il mourrait ; il valait mieux remettre à demain tout rapport avec les êtres de son espèce qui […] étaient par malchance les hommes de la guerre103 ». En désignant l’homme comme une « espèce » sans importance qui peuple cette terre, Gascar détrône de cette manière l’homme comme prétendu souverain de notre planète. En filigrane, l’auteur semble dénoncer la pratique de guerre comme méthode humaine pour établir sa dominance vis-à-vis de ses semblables, vu qu’elle ne provoque rien d’autre qu’une déshumanisation totale :

[…] l’impression le gagnait que […] vivait ici une race animale à laquelle rien ne l’avait jamais lié, comme si la guerre avait amené véritablement un autre règne animal et humain, une damnation permanente jusque dans les formes, l’implacable invasion d’une plastique qui se tenait jusqu’alors là-haut, toute prête104.

Dans une situation tellement extrême comme la guerre, la lisière qui sépare l’animal de l’homme se trouble. Dans un entretien radiophonique avec Jacques Chancel, Gascar distingue l’homme de la bête par la présence d’une âme rationnelle. Matérialiste convaincu, Gascar procède à spécifier que par « âme » il comprend « la capacité de l’homme de s’interroger sur le monde »105, une caractéristique que l’animal ne possède pas. Néanmoins, la bête « jouit »

100 Préface par Pierre Gascar. In : Joseph Weinberg, Les morts ne versent pas de larmes, Paris, Sedimo, 1964, p. 13. 101 Pierre Gascar, Les chevaux in: op. cit., p. 26. 102 Ibid., p. 17. 103 Ibid., p. 18. 104 Ibid., p. 22. 105 Jacques Chancel, op. cit. 19 d’un « sentiment d’existence » 106. De cette perspective, nous pouvons induire que l’évolution de l’homme vers un état plus animalier implique que son retour atavique à « l’univers premier » symbolise une perte de conscience humanitaire et par conséquence une dévalorisation de l’homme et de ses semblables. Le monde humain se transforme dans un règne animalier, où chaque individu défend sa propre cause et où toute forme d’empathie est annulée. En même temps, la métamorphose zoomorphe signifie pour certains la dernière tentative de donner un sens à leur « existence », même si cela est au dépit des autres. Dans l’extrémité d’une situation de guerre, le monde animalier semble plus proche de la notion élémentaire de l’existence que le monde humain ne l’ait jamais été107. Dans Les chevaux, l’animal finit par s’emparer complètement de « l’âme » de Peer, qui, à force de vouloir survivre dans cet univers de « damnation » que représente la guerre, n’a d’autre choix que de subir une métamorphose chevaline complète. Comme mentionné ci-dessus, le protagoniste retrouve ces autres « peers » lors de sa fuite équestre du monde humain en débris.

Dans La vie écarlate, le jeune Olivier devient à contrecœur l’assistant du boucher du village. Ce dernier, enragé par la construction d’un abattoir municipal, sombre graduellement dans une démence complète qui atteint son paroxysme lorsqu’il commence à follement abattre, pour des raisons injustifiables, des animaux en pleine campagne. La métamorphose dans ce récit circule dans les deux sens. D’une part, nous observons Olivier qui se transforme dans « une espèce de mouton-homme, rabroué, taloché, relacé, seul comme un faux frère » lorsqu’il s’identifie parmi cette « forêt de bêtes pendues » 108. D’autre part, le boucher macabre procède à personnifier son bétail, le faisant ainsi entrer avec Olivier dans « une espèce de fête de famille où il ne restait plus qu’à s’enivrer du vin de l’abomination »109. S’il est incontestable que l’homme ait toujours tué des animaux afin de se nourrir, l’abattage a pris ici une tournure au sens le plus macabre du terme et est par conséquent devenu un acte 110 personnel . « Au vrai, il ne s’agissait pas là de la bête. IL NE S’EST JAMAIS AGI DE LA BÊTE111 ». Cette exclamation, renforcée par la typographie en majuscules, met en question la hiérarchie établie entre l’homme et la bête. Olivier, qui s’identifie aux animaux qu’il doit aider à abattre, finit par se repentir complètement de ces actes affreux que l’homme inflige à

106 Ibid. 107 Lawrence Langer, op. cit., p. 191. 108 Pierre Gascar, La vie écarlate, in : Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 54. 109 Ibid., p. 63. 110 Judith Radke, op. cit., p. 88. 111 Pierre Gascar, La vie écarlate, in : op. cit., p. 63. 20 l’animal112 et n’arrive plus à distinguer le boucher d’un meurtrier au sang-froid. Le jeune apprenti ne réussit plus à dissoudre son propre destin –et par extension, celui de l’homme– de celui du carnage bestial :

Non, rien ne sera jamais expié. Ici, le mal, la souffrance ne se comptabilisent pas et il n’y a aucune raison au monde pour que le boucher, un crochet pendu à se ceinture, cesse de passer dans les rangs interminables où les bêtes –toujours les mêmes– s’alignent avec leurs têtes de rechange et la consigne de souffrance dont elles ne seront jamais déliées. Les bêtes le savent bien. Certaines, juste avant le coup de merlin, fermaient leurs yeux, frangés de cils blancs. Non, il n’y a vraiment aucune raison pour que cella cesse…113

Puisque, si certains hommes ne valent pas plus que des animaux avec des « têtes de rechange » et que d’autres, comme le boucher, se manifestent comme des bourreaux universels avec des armes bien plus nuisibles qu’un crochet114, il apparaît que le sort humain rejoint celui des animaux de boucherie dans leur queue vers la souffrance finale de la mort. La phrase conclusive du paragraphe, qui reprend le non initial et qui accumule le désespoir sous- entendu en ajoutant trois point de suspension, reflète une image essentiellement acrimonieuse et alarmiste de l’avenir de l’humanité. En se livrant à ses instincts les plus ataviques, l’homme risque de se détourner une fois pour toute de la condition humaine paisible qu’il a pris si longtemps à atteindre115.

La métamorphose d’Olivier met en évidence la vulnérabilité de l’homme, qui se laisse aisément envahir par « des grands troupeaux intérieurs, […], [aux] galops déchaînés ou bien [comme des] moutons préparés pour le sacrifice »116. Le jeune « mouton-homme » est encore aussi impressionnable que l’agneau, « symbole de douceur, de simplicité, d’innocence, de pureté, d’obéissance »117 lorsqu’il commence sa vocation professionnelle imposée. De plus, en raison de ses caractéristiques débonnaires, l’agneau incarne « l’animal sacrificiel par excellence, [représentant] l’image du Christ »118. En se souciant de plus en plus du sort individuel de chaque animal abattu, nous ressentons de la part du disciple une crainte pour sa propre vie. Lorsque sa tante achète l’aloyau du veau qu’il a dû préparer pour l’abattage pendant deux jours, il ressent sa gourmandise comme « un cannibalisme subtil »119.

112 Judith Radke, op. cit., p. 89. 113 Pierre Gascar, La vie écarlate, in : op. cit., p. 56-57, nous soulignons. 114 Lawrence Langer, op. cit., p. 195. 115 Judith Radke, op. cit., p. 91. 116 Alain Robbe-Grillet, Les bêtes, op. cit., p. 144. 117 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, « Agneau » in : op. cit., p. 17. 118 Ibid., p. 17. 119 Pierre Gascar, La vie écarlate, op. cit., p. 57. 21

Maintenant partie intégrale de « "leur" troupeau, les moutons trottant sur les flancs, les veaux au timon », Olivier sent le poids de la culpabilité s’accroître sur lui et redoute « la force des bêtes mortes »120. Avant les abattages finals, le boucher azimuté s’adresse déjà à son apprenti comme s’il était un des moutons : « vous deux, vous vous en moquez, après tout !121 ». Lorsqu’ils arrivent au milieu du bosquet où le boucher prévoit de tuer tous les animaux qu’il a acheté au long de la route, Olivier panique, convaincu d’être également confronté à son propre sacrifice. « Je savais depuis quelques minutes qu’on allait tuer les bêtes aux arbres » : l’image des animaux écartés par des cordes entre des arbres rappelle celle des martyrs crucifiés. En outre, l’allégorie de la crucifixion « évoque les sacrifices de l’agneau préparé pour la Pâque juive, ainsi que le rôle salvateur du sang de l’agneau »122, ce qui explique la panique qui s’empare du jeune « mouton-homme » quand il se rend compte de l’énorme perte de sang qu’un tel abattage à l’improviste emporte : « Mais le sang ! […] le sang ! Monsieur Mourre, qu’est-ce qu’on va faire du sang ?123 ». La démarche improvisée de l’abattage, incertaine comme un jeu de hasard124, ajoute à sa cruauté et finit par complètement briser le jeune Olivier et ses semblables animaliers :

Je m’étais mis à trembler avec ma patte de mouton dans la main, ma patte qui ne tirait même pas à elle. Alors, je ne sais pourquoi, toutes les bêtes ensemble se mirent à pleurer. – Olivier ! Olivier ! Pour l’amour de Dieu ! hurla le boucher. Du vent passa dans les branches des arbres et la voix du boucher s’affaiblit. Elle résonnait maintenant tout au fond d’une voûte noire, mêlée aux mugissements plaintifs, à la voix de tous les agneaux que nous avions tués. Je courais dans les herbes. – Olivier ! Olivier ! cria encore le boucher. Et je courais toujours dans les herbes.

Mon Dieu, mon Dieu, faites qu’on ne tue jamais plus les moutons125 !

La transition zoomorphe d’Olivier se complète pendant ce dernier éclipse cruel. Le rapprochement des mots « main » et « patte », ainsi que le pronom possessif qui précède cette patte, en forme une première preuve. De plus, lorsque le tremblement de l’apprenti induit le larmoiement de toutes les créatures, le boucher ne hurle que le nom d’Olivier. L’interprétation religieuse de l’agneau se manifeste à travers la triple répétition du mot « Dieu », alors que le

120 Ibid., p. 60. 121 Ibid., p. 65. 122 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, « Agneau » in : op. cit., p. 17-18. 123 Pierre Gascar, La vie écarlate, op. cit., p. 69. 124 Le nom de famille du boucher n’est que nommé pour la première fois à la fin de l’histoire. La mourre est un « jeu de hasard, dans lequel deux personnes se montrent simultanément un certain nombre de doigts dressés en criant un chiffre pouvant exprimer ce nombre (celui qui donne le chiffre juste gagne) ». (Paul Robert, « Mourre », in : op. cit.) 125 Pierre Gascar, La vie écarlate, in : op. cit., p. 69-70, nous soulignons. 22 protagoniste se trouve assiégé des « mugissements plaintifs» de ces animaux sacrés, symbolisant la force redoutée des bêtes mortes. La fuite finale à travers les herbes, ressemblant à une échappe désespérée d’un animal en péril, nous rappelle celle de Peer, bien qu’Olivier ne semble pas atteindre un statut de liberté. En suppliant les pouvoirs surnaturels de ne jamais plus tuer de moutons, il leur demande implicitement d’arrêter cette cruauté meurtrière qui règne parmi eux et qui est inhérent à l’homme et ses semblables. Au début de l’histoire, Olivier se pose la question de savoir sous quelle forme le destin se présente à nous et prévoit que notre sort est probablement évoqué par une « relique la plus dérisoire »126. En échangeant sa morphologie humaine pour celle d’un mouton de boucherie, il est confronté au sort maléfique qui attend une race humaine capable de telles barbaries envers ses congénères.

1.3. Annonce apocalyptique de la guerre dans le Temps des morts Selon Lawrence Langer, le défi de l’imagination littéraire est de trouver un moyen de rendre la vérité fondamentale accessible aux pensées et aux émotions du lecteur127. Or, un événement inhumain comme le génocide juif pendant la Seconde Guerre mondiale défit à son tour les fondations de ces vérités dites globales. Pour Gascar, le monde d’après-guerre semble se trouver dans un état de sommeil qui le trouble profondément. Dans la préface de la traduction française de l’œuvre yiddish Les morts ne versent pas de larmes128, l’écrivain lamente notre cécité humanitaire :

Une nouvelle conscience existe en nous, depuis la guerre. Oui, bien sûr, nous savons désormais que le génocide est possible et nous faisons confiance à l’homme désormais lucide pour qu’il assure le dernier éclair d’humanité, éclair qui, dans sa fulgurance, éclairera le monde comme il n’a jamais été éclairé. Oui, bien sûr, nous savons quels horizons devant nous maintenant se dessinent… Mais non ! Tout cela n’est encore que fausse conscience, sommeil129 !

L’atmosphère noire, voire morbide que l’auteur a magistralement engendrée à travers les six récits, symbolise la déshumanisation graduelle vers un état animalier. Les nouvelles sont des avertissements d’un danger que nous subissons déjà tous : celui de l’indifférence humanitaire. L’imagerie macabre que nous avons déjà repérée dans Les chevaux, La vie écarlate et Le chat se répète d’une manière au moins aussi persistante à travers les trois histoires résiduelles. Le message apocalyptique que les récits formulent créent la parfaite transition vers le témoignage

126 Ibid.., p. 41. 127 Lawrence Langer, op. cit., p. xii. 128 Joseph Weinberg, Les morts ne versent pas de larmes, Paris, Sedimo, 1964 (« Préface par Pierre Gascar », p. 7-18). 129 Ibid., p. 17. 23 personnel des expériences de guerre dans Le temps des morts, où, selon Obuchowski, Gascar analyse les conséquences rudes de cet abrutissement de l’homme130. Afin de catégoriser Les bêtes définitivement sous la littérature de l’atrocité, développée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, nous proposons d’y appliquer les cinq caractéristiques de Langer, nommément les thématiques récurrentes qui illustrent selon lui le problème esthétique de concilier le quotidien et l’horreur131.

La littérature de l’atrocité se distingue premièrement par l’omniprésence envahissante de la mort qui détruit graduellement la conscience. Ensuite nous y retrouvons la violation de la sérénité de l’enfance, ainsi que l’atteinte de la réalité physique des protagonistes. La désintégration de la rationalité et par conséquent la perturbation du temps chronologique qu’elle déclenche, forment les deux dernières critères132. Toutes ces caractéristiques ont le pouvoir d’inciter un sentiment de « défamiliarisation » chez le lecteur, bien que cette stratégie d’aliénation, comme le remarque à juste titre Eli Pfefferkorn dans sa critique à Langer, ne soit pas unique pour la littérature de l’atrocité, plus spécifiquement celle de la Shoah133. Toutefois, l’écriture de l’épouvante telle que définie par Langer, se manifeste incontestablement à travers les récits. L’omniprésence de la mort qui domine la totalité du recueil, ainsi que l’atteinte de la réalité matérialiste par un imaginaire onirique chargé de métaphores macabres, en forment une première preuve. Peer, qui transpose sa peur de la mort par des attaques violentes aux chevaux, ne retrouve qu’une certaine forme de liberté dès qu’il se laisse transporter par un Pégase dans ses rêves. Le dépérissement de l’innocence enfantine du jeune Olivier dans La vie écarlate, témoigne que la culpabilité globale d’après-guerre n’échappe à personne. Le couple dans Le chat ne parvient plus à interagir rationnellement avec le félin abandonné, dans lequel ils sont convaincus reconnaître une réincarnation du diable. Dans Les bêtes, Gaston et Entre chiens et loups, ces caractéristiques continuent à formuler un message apocalyptique de l’avenir de l’humanité.

La nouvelle Les bêtes narre les péripéties de prisonniers russes et ukrainiens enfermés par des soldats allemands dans une grange vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale. La « cordialité des êtres » au début fait rapidement place à une fatigue qui se traduit par « une sorte de puérilité tragique dont la maigreur, l’amenuisement des visages parachevaient

130 Chester W. Obuchowski, op. cit., p. 329. 131 Lawrence Langer, op. cit, p. xii. 132 Ibid., p. xii. 133 Eli Pfefferkorn, « Fractured Reality and Conventional Forms in Holocaust Literature », Modern Language Studies, t. XVI, 1, hiver 1986, disponible sur , p. 90. 24 l’image » 134. Les prisonniers sont rejoints par une ménagerie de cirque ; « huit jours que tous les matins, à la même heure, les prisonniers affamés assistaient, pleins d’une curiosité haineuse, au repas des trois lions, des deux ours, du tigre et de la hyène135 ». Le fait que les bêtes de cirque bénéficient d’un repas bien plus copieux que le mélange de légumes et d’eau présenté aux incarcérés quotidiennement, fait naître dans les hommes « une torpeur […] de l’insatisfaction, qui laissait subsister la plus terrible lucidité et qui n’était que l’immobilité du désespoir »136. L’idée de contrebande, qui subsiste à échanger journellement des cigares contre la ration de viande des fauves, ne tarde pas à enflammer les esprits des prisonniers. Or, « au moment où, les privations cessant, s’éteignait leur enfer, un autre enfer s’éveillait, de l’autre côté de la grange »137. La manière dont les fauves se comportent dans leurs cages, sortant leurs griffes comme « des enterrés vivants »138, symbolise la fureur intrinsèque des hommes lorsqu’ils étaient affamés. De plus, cette image de sauvagerie démontre comment les pulsions humaines, qui sont normalement considérées comme « civilisées », s’évanouissent dès que leur occupation primordiale devient le maintien de leur propre vie139. Obuchowski suggère que Gascar rapproche le destin des bêtes enragés et des humains angoissés afin de les assimiler dans un imaginaire qui donne à leur situation tragique un air d’intemporalité140. L’atavisme animalier au fond de l’homme est une force qui peut se manifester dans chaque situation de vie qui dépasse les limites du compréhensible.

Cependant, la situation ne tarde de s’aggraver. Tandis qu’Ernst, le gardien d’animaux, décide de redistribuer aux fauves la moitié de leur ration habituelle, les prisonniers continuent à entreprendre des actes périlleux afin de se procurer de quoi manger. Lorsque deux prisonniers sont arrêtés par des soldats allemands dans un champ de pommes de terre voisin, le groupe entier en subit les conséquences. Ils sont enfermés dans la grange, où, de nouveau affamés, ils sont contraints d’entendre comment les animaux sont donnés à manger : « Voilà que tout recommençait, à présent…141 ». Les deux voleurs sont abattus par les policiers allemands et ensuite déposés devant la grange. Quand un des incarcérés propose finalement d’échanger les corps de leurs deux compagnons contre la viande des fauves, toute la bande semble se débarrasser de « cette pudeur qui réapparaissait chaque fois que les conditions

134 Pierre Gascar, Les bêtes, in : Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 73. 135 Ibid., p. 76. 136 Ibid., p. 79. 137 Ibid., p. 83. 138 Ibid., p. 83. 139 Lawrence Langer, op. cit., p. 197. 140 Chester W. Obuchowski, op. cit., p. 328. 141 Pierre Gascar, Les bêtes, in : Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 86. 25 normales de la vie, la fortune ou ses secrets se trouvaient rétablies »142. En d’autres termes, vu l’extrémité des circonstances de guerre dans lesquelles il se sont égarés, il sont relégués à une contrebande « cannibale ».

La conviction que la page noire de l’Histoire du vingtième siècle a non seulement annulé l’homme, mais aussi sa morale de vie, da conception de la réalité et sa relation avec l’avenir, trouve son expression dans ce bref récit143. Gascar nous confronte à des créatures qui ont involontairement été privées de leur humanité et qui n’atteindrons probablement plus jamais leur dignité originelle144 à cause de la transformation atavique que ces événements terribles auront suscitée en eux. Par conséquent, le triomphe militaire145 qui coïncide ironiquement avec la proposition « cannibale », est réduit jusqu’à une satisfaction creuse. La délivrance intervient à un moment de désespoir total et met ainsi en question la capacité de ces hommes de savoir, un jour, reprendre possession de leur humanité.

L’atrocité d’événements comme le génocide juif corrode les perceptions de la réalité d’une telle façon qu’une littérature allégorique comme retrouvée dans Les bêtes se prête parfaitement à évoquer une situation similaire. En effet, la métaphore de la chasse aux rats obsessive dans Gaston rappelle l’imagerie cruelle de l’ « Endlösung », la solution finale qui traitait la population juive comme de la vermine souterraine. Dans « Der ewige Jude » (Le Juif éternel) de Fritz Hippler, un « documentaire » antisémite supervisé par le ministre nazi de la propagande Joseph Goebbels146, les Juifs sont comparés à des rats qui envahissent la terre et qui véhiculent des maladies sur leur passage. La manière dont le noircissement de Gaston se développe, rappelle en effet les stratégies de la propagande antisémite pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui évoluent selon un schéma sclérosé :

La règle de la simplification et d’ennemi unique, […] la règle de grossissement et de défiguration, […] la règle d’orchestration, […] la règle de transfusion : la récupération d’un passé mythique, […] la règle d’unanimité et de contagion147.

Gaston symbolise la première phase, où la chasse aux rats se concentre sur un seul ennemi, qui devient une obsession pour les égoutiers, en particulier pour Joste. Le rongeur

142 Ibid., p. 80. 143 Lawrence Langer, op. cit., p. 196. 144 Ibid., p. 197. 145 « C’était le canon russe. Le front allemand venait d’être percé » in : Pierre Gascar, Les bêtes, in : Les bêtes, op. cit., p. 88. 146 David A. Cook, A history of narrative film. Fourth edition, New York, W.W. Norton & Company, 2004, p. 294. 147 Jérôme Bimbenet, Film et histoire, Paris, A. Colin, coll. U. Histoire contemporaine, 2007, p. 264. 26

« exceptionnellement gros » qui se distingue par « une large tache sombre »148 sur le dos, se voit rapidement attribué le sobriquet « Gaston ». Cette dénomination du persécuté sert à donner un visage distinct à la bête, afin que chaque citoyen puisse craindre une personnification du mal et non un simple rat d’égout : « Il était naturel de doter d’une personnalité précise, d’un nom qui ne fût pas le nom générique, la masse fuyante dont la destruction devait être, ici, consommée. Ce n’était, après tout, que le besoin de combattre à visage découvert149 ». Ensuite, lorsque Gravaud, un des collègues de Joste, l’informe qu’il a rencontré plusieurs Gaston, la bête n’est plus un simple rat, mais se transforme dans une « vermine qui peut se coller à [notre] peau », une vermine que « notre civilisation n’assume pas »150 et qu’il faut détruire à tout prix avant qu’elle ne «sombre dans une religion fausse »151. La première vraie orchestration contre Gaston s’ensuit dans le quartier fictif d’Ortignies, un quartier qui est « toujours [des] premiers à recevoir les fatalités » et par conséquent un ultime « endroit à rats »152. La population appauvrie semble déjà atteinte de la vermine ratière : « […] c’était l’armée mongoloïde de la misère campant dans la steppe des rats 153». De plus, le mythe « Gaston » commence à répandre sa terreur à travers toute la ville : « […] la légende fait son chemin et […] chacun prend parti dans cette sotte histoire154 ». En effet, « le rat jouit en Europe d’un préjugé nettement défavorable, [vu qu’] on l’associe aux notions d’avarice, de parasitisme, de dénuement »155. L’image de Gaston coïncide avec sa définition mythologique et la peur vis-à-vis du rongeur devient unanime parmi les citoyens d’Ortignies. Une annonce de sa mort, réelle ou pas, s’avère être la dernière issue afin d’apaiser les esprits. Or, Joste « savait que Gaston ne mourrait jamais. On allait le tuer en effigie. C’était le début d’un culte »156. La contagion est complète, la haine ratière est établie dans les esprits de chaque citoyen.

Bien que Gascar paraisse nous laisser rentrer dans la logique dangereuse d’exterminateurs impitoyables, la distinction bourreau-victime ou persécuteur-persécuté dans ce récit n’est pas aussi catégorique que la distinction homme-rat. Ainsi, Gaston et ses congénères submergent réellement le quartier d’Ortignies et s’écoulent « vers le centre de la ville où ils s’empressaient de gagner les caves, en envahisseurs taciturnes dont le seul but est

148 Pierre Gascar, Gaston, in : Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 103. 149 Ibid., p. 105-106. 150 Ibid., p. 113. 151 Ibid., p. 114. 152 Ibid., p. 116. 153 Ibid., p. 117. 154 Ibid., p. 120. 155 « Rat » in : Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, e.a., op. cit., p. 81. 156 Pierre Gascar, Gaston, in : Les bêtes suivi de Le temps des morts, p. 126. 27 l’occupation systématique et silencieuse des lieux »157. Ils sont les annonciateurs « d’autres temps », de « menaces de guerre, ou de révolution »158. De plus, les rats ne dominent pas seulement la vie citadine, mais chassent aussi les espèces ratières qui régnaient dans le souterrain jusqu’à ce moment précis. Toutefois, « à chaque occupation de la superficie correspond une occupation du sous-sol » 159 : Gaston et sa race annoncent un message apocalyptique d’une guerre approchant, qui bouleversera à nouveau la hiérarchie entre homme et animal, mettant en question la supériorité du premier. L’homme et le rat se situent dans un crépuscule, dans cette région où « s’associaient la lumière du monde supérieur et l’ombre froide de l’égout, un endroit particulièrement indiqué pour que l’homme et le rat y échangent, sans un mot, sans un cri, leurs méfaits »160. « Il n’y a plus, maintenant, qu’à attendre… »161 et à rentrer, un soir, chez soi pour y trouver les envahisseurs « installés dans votre maison, comme un vieux créancier […] [qui] a l’air de dire tranquillement, comme un justicier résigné : "Vous voyez, il fallait bien, à la fin, que je vienne… »162.

Entre chiens et loups, le dernier et plus exhaustif récit dans Les bêtes, formule également un avertissement pour l’avenir qui reprend l’essence apocalyptique des tous les récits. Le titre proverbial nous suggère que le protagoniste, l’ « homme de peine »163 Franz, se trouve dans un crépuscule de la vie, où il n’arrive pas à se débarrasser de son rôle de victime, « comme une ombre fautive dans l’abside des chiens »164. Située dans la déprime de l’après-guerre, la base militaire française en Allemagne respire encore l’atmosphère morne de cette page noire de l’Histoire, vu qu’elle prépare ses soldats pour un possible conflit prochain. L’idée d’une possible Troisième Guerre mondiale accuse le manque de restauration d’une conscience globale, causé par la fureur atavique qui sévit dans chaque homme.

Dans ce récit, la hiérarchie homme-bête est définitivement catégorisée parmi les illusions de l’homme. Leur soumission apparente n’est qu’un déguisement dangereusement trompeur :

L’idée de rapports irrémédiablement faussés, de chiens se dérobant si bien sous le couvert de la plus parfaite obéissance que ce lieu devenait, en fait, un « chenil d’hommes » s’imposa si bien à mon esprit que je ne connus pas le

157 Ibid., p. 126. 158 Ibid., p. 127. 159 Ibid., p. 135. 160 Ibid., p. 102. 161 Ibid., p. 136. 162 Ibid., p. 135. 163 Pierre Gascar, Entre chiens et loups, in : Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 161. 164 Ibid., p. 161. 28

moindre mouvement de surprise lorsque le mannequin fit son entrée dans l’arène165.

Dans son « chenil d’hommes », l’homme est inconsciemment dominé par le chien. Ironiquement, c’est l’homme même qui a apprivoisé cette force sauvage du chien de combat, et qui n’arrive plus, par après, à réellement contrôler et discipliner cette vigueur bestiale166. Simultanément, les chiens sont un reflet de « l’absurde conflit, […] pleins de mouvements de retraite, de reprises en chœur, de criardes revanches »167 qui règne parmi les hommes en temps de guerre. Comme le formule le proverbe homo homini lupus, l’homme placé dans une situation limite, peut se montrer « féroce, impitoyable »168 vis-à-vis de ses semblables. Si les soldats veulent exercer leur métier à juste titre, ils sont obligés d’ « entrer dans la mécanique des chiens » et d’être convaincu qu’ils le font pour la bonne cause. « DITES-VOUS BIEN QU’IL EST TOUJOURS PLUS SIMPLE DE CROIRE. Nous sommes installés, ici, dans un mythe cruel », s’exclame Franz à ce propos. En d’autres termes, il est plus simple de suivre ses instincts de survie et d’y croire que de réfléchir aux conséquences de ses actes potentiellement horrifiques. Or, selon Gertrude Koch, l’argument d’une certaine résistance intérieure d’un individu ne peut être utilisé pour en déduire que tout le monde puisse se conduire moralement juste dans des situations qui privent l’homme de chaque mesure de liberté. L’idée existentialiste et le paradigme de Sartre qui présument que la liberté de choix existe encore sous la torture, n’est, selon la théoricienne, en aucun cas applicable à cette guerre169. Cependant, la délimitation de la sensibilité envers les autres dans des situations de guerre, n’excuse pas l’indifférence humanitaire d’après-guerre. Le rôle de martyr dans lequel Franz se tord, qui témoigne selon le commandant du camp « d’un égocentrisme guère admissible », a pour but d’évoquer la souffrance des millions de victimes, coupées de leur parole :

Je pourrais vous parler longtemps encore de ces gens qui n’ont pas nom dans l’histoire, dont la vie procède malgré eux d’un principe de négation, qui ne sont ni ceci, ni cela, encore qu’on ait multiplié les cas prévus ou à prévoir, et qui rejoignent tranquillement ces espèces de limbes où, au-delà de votre univers

165 Ibid., p. 164, nous soulignons. 166 Judith Radke, op. cit., p. 87. 167 Pierre Gascar, Entre chiens et loups, in : Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 171. 168 Paul Robert, « Loup », in : op. cit., p. 1484. 169 Gertrude Koch, « The Aesthetic Transformation of the Image of the Unimaginable : Notes on Claude Lanzmann’s Shoah », October, t. XLVIII, été 1989, disponible sur , p. 16- 17. 29

manichéen, se perpétue et macère, sous la défroque des heimatlos, des déclassés, des criminels, une morne et pleine liberté…170

Entre chiens et loups décrit les efforts du narrateur de pénétrer dans les pensées qui gouvernent l’univers du survivant, où le bien et le mal ne luttent plus pour l’esprit de l’homme, mais sont ensevelis sous les avalanches des atrocités171. Franz tente de sauver les souvenirs de ceux moins chanceux que lui, afin de confronter l’humanité à son manque d’empathie pour la souffrance des autres. Or, même l’homme mannequin est finalement sujet à un acte de folie lorsqu’il tente d’échapper aux chiens qui le poursuivent à travers la forêt. L’éternel victime se transforme en tourmenteur qui « monté dans un arbre », « avait ses poches pleines de pierres et […] les [lançait] [aux chiens] afin de pouvoir redescendre »172. Langer n’interprète toutefois cet acte non pas comme un geste de bestialité, mais plutôt comme une assertion désespérée de son existence173 : « Franz s’éloigna dans la forêt pesamment, non comme un homme accablé mais plutôt semblable à un être primitif […] qui […] se dirige vers la lisière où l’attend un des premiers matins du monde »174. L’aube d’un nouveau monde s’annonce et la transformation de Franz en être primitif semble représenter une sorte de renaissance. Toutefois, son passé ne cesse de l’ombrager. Le narrateur se retient de tracer une image perceptible de l’avenir, mais la lettre de Franz adressée au narrateur, semble alléguer quelques réponses existentielles. La double faute d’orthographe – cheins au lieu de chiens – symbolise selon le narrateur bien plus qu’une erreur commise par « pur accident, étourderie, main lâche »175 :

Le destin qui avait présidé à sa métamorphose (la plus économe qui soit, ajustée à l’inversion de deux lettres) était présent, restait présent dans cette confrontation de l’homme et de la bête.

A chaque instant, la bête peut changer : nous sommes à la lisière. Il y a le cheval dément, le mouton rage, le rat savant, l’ours impavide, sortes d’états seconds qui nous ouvrent l’enfer animal et où nous retrouvons, dans l’étonnement de la fraternité, notre propre face tourmentée, comme dans un miroir griffu176.

A l’instar de la métamorphose syllabique, qui rapproche la prononciation fautive de chiens au mot chaines, la métamorphose de l’homme en un nouvel être de conscience est loin d’avoir

170 Pierre Gascar, Entre chiens et loups, in : Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 190-191. 171 Lawrence Langer, op. cit., p. 201. 172 Pierre Gascar, Entre chiens et loups, in : Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 205. 173 Lawrence Langer, op. cit., p. 202. 174 Pierre Gascar, Entre chiens et loups, in : Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 205. 175 Ibid., p. 206. 176 Ibid., p. 206, nous soulignons. 30 abouti. Son passé s’attache à lui comme une chaine qui, « à chaque moment », possède le pouvoir de le ramener à ses instincts les plus ataviques, où il est impitoyablement confronté à sa bête intrinsèque. Lorsqu’il observe sa condition humaine actuelle, elle se présente à lui sous la forme d’un « miroir griffu ». La face de l’humanité d’avant-guerre a subi une abondance de blessures destructrices. L’onction des cicatrices commence à agir, mais « notre face tourmentée » nous rappellera toujours la fragilité de cette « lisière » qui sépare la conscience humaine et la folie bestiale.

31

2. La Deuxième Guerre mondiale à travers les yeux de Pierre Gascar

Pierre Gascar a passé la plus grande partie de la Guerre en captivité, rejoignant ainsi le destin des plus de 1 800 000 soldats faits prisonniers en 1940, dont « un des traits propres à la situation de ces Français […] est leur longue cohabitation forcée avec l’ennemi »177. En effet, l’auteur s’est vu déplacé par les forces allemandes de la Hollande, à la Bavière et de la forêt de Bohême jusque dans la Ruhr. Sa tentative de fuite de l’usine locale lui procurent, « avec quelques centaines d’autres récidivistes de l’évasion »178, un malheureux déplacement vers le camp de représailles à Rawa-Ruska en territoire soviétique. Il y sera le témoin des déportations des Juifs vers le camp d’extermination de Belzec, observant les wagons de bétail « contenant un total de 6000 à 7000 personnes »179 défiler à l’horizon du cimetière français : « C’est que Rawa-Ruska a en outre le "privilège" d’être situé dans ce Gouvernement général de Pologne dont les habitants sont traités en Untermenschen, ces "sous-hommes" méprisés et où, surtout, des milliers de juifs rassemblés sont voués à l’extermination devant les yeux des P.G.180 ». Les observations de Gascar dans Le temps des morts ainsi que dans Le fortin contribuent aux témoignages des prisonniers de guerre français, car, comme le remarque justement Yves Durand, « on ne saurait parler du comportement collectif des prisonniers sans tenir compte de la diversité des expériences individuelles »181.

2.1. Le temps des morts : témoignage littéraire du génocide juif La thématique de souffrance annoncée dans Les bêtes ne cesse de se répandre à travers les pages de l’expérience personnelle de Gascar à Rawa-Ruska. Si la question « Faut-il œuvrer sur la souffrance ? »182 attise à tort ou à raison des obstacles considérables dans la littérature de la Shoah, le roman de Gascar demeure une contribution remarquable183 aux témoignages surgis au seuil de la Seconde Guerre mondiale. « Chaque image est un choc émotif, insolite,

177 Yves Durand, Prisonniers de guerre dans les Stalags, les Oflags et les Kommandos, 1939-1945, Paris, Hachette, 1987, p. 13. 178 Pierre Gascar, Le fortin, op. cit., p. 11. 179 Yitzhak Arad, « Treblinka » in : François Bedarida, Laurent Gervereau, La déportation : le système concentrationnaire nazi, Nanterre, BDIC (Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine), 1995, p. 153. 180 Yves Durand, Prisonniers de guerre dans les Stalags, les Oflags et les Kommandos, 1939-1945, p. 120. 181 Ibid., p. 15. 182 Laurent Gervereau, « Représenter l’univers concentrationnaire » in : François Bedarida, Laurent Gervereau, op. cit., p. 255. 183 Claudia Hoffer-Gosselin, op. cit., p. 405. 32 inattendu, tandis que le "sujet" est "resserré" par une sorte d’obsession »184, dixit Albérès dans sa synthèse personnelle de l’art romanesque, où il loue Gascar pour ses « techniques de l’obsession pathétique »185. En même temps, nous remarquerons lors de nos analyses qu’un langage pathétique ne s’avère pas toujours être le vocabulaire nécessairement approprié pour une littérature qui traite de la mort, voire de la Shoah.

2.1.1. L’écriture de la mort : du cimetière à la déportation

Un mort, dix morts, cent morts, cent mille morts… C’était à prévoir : lorsque le premier prisonnier décédé avait été couché dans sa tombe, un détachement de soldats allemands avait tiré une salve d’honneur et les paysans des alentours s’étaient détournés pour ne pas voir186.

Alain Robbe-Grillet annonce dans son analyse du Temps des morts la tendance général du livre, dans lequel la mort se répand comme une épidémie inévitable. Le détournement des paysans lors des salves d’honneur était « moins une manifestation d’inquiétude qu’une espèce de frisson prémonitoire »187. Ils semblent déjà avoir accepté leur destin, auquel ils sont confrontés quotidiennement par l’omniprésence d’augures de la mort. La mort se manifeste « matériellement » à travers le cimetière français, le cimetière juif, le passage des trains vers le camp d’extermination de Belzec ainsi que lors de la découverte des cadavres inconnus, victimes du génocide par balle. Au cimetière, on enterre un défunt et aussitôt, on creuse une nouvelle fosse de réserve ; il semble impossible d’échapper au dépérissement mortel qui hante la population européenne pendant la Seconde Guerre mondiale.

Cependant, au début du Temps des morts, ce « charmant cimetière champêtre adossé à un bois » 188 est dépeint d’une manière bucolique qui s’oppose cruellement au quotidien des Juifs vivants dans le hameau voisin. Le travail de fossoyeur donne lieu à une « vie bien ordonnée qu’on voit dans les anciens tableaux ou, plus encore, dans les vieilles tapisseries, les vieilles mosaïques » 189. Or, le narrateur ne tarde pas à nous signaler l’absurdité d’une telle enclave, qui par la beauté de la nature qui l’entoure, offre une fausse sensation de liberté. La comparaison faite avec le Purgatoire démontre l’irréalité des circonstances de vie des travailleurs : dans un paysage magnifique, ils ont la tâche d’entretenir la mort. « La fosse

184 R.M. Albérès, Histoire du roman moderne, op. cit., p. 339. 185 Ibid., p. 319. 186 Alain Robbe-Grillet, « Le temps des morts, par Pierre Gascar », La Nouvelle Revue française, n°13, janvier 1954, p. 138. 187 Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 219. 188 Pierre Gascar, Histoire de la captivité des Français en Allemagne, Paris, Gallimard, p. 234. 189 Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 220. 33 devenait une sorte de piège, de trappe où le destin finirait par se prendre, où un mort finirait par descendre190 » : le travail devient pour les fossoyeurs une routine qui finit par annihiler toute sentimentalité vis-à-vis de leurs cadavres. Ce manque d’émotions devant les défunts paraît être une allégorie de l’abrutissement général de l’homme envers ses semblables.

La métaphorique obscure telle que nous l’avons abondamment repérée dans Les bêtes, reste présente dans Le temps des morts, plus spécifiquement dans le rôle annonciateur des phénomènes naturels. Les paysages et surtout le temps météorologique incarnent des images de présages apocalyptiques. Des représentations indirectes de la mort se retrouvent dans « le poids de l’heure, la couleur du ciel, les lignes du paysage »191. La forêt et ses ombres dangereuses évoquent « un retour sans fin, une compagnie sans bout » et les enferment « dans un des mille tête-à-tête de la damnation »192. Le vocabulaire symbolique caractérise tout Le temps des morts et est manié d’une façon qui met l’accent sur le pathétique. Comme le formulait Robbe-Grillet dans sa critique du Temps des morts, « nous sommes […] un peu assourdis par le symbole »193. Cet effet de dramatisation recherché dans les paysages contribue à l’interprétation plutôt littéraire et donc moins historique du témoignage qu’il incarne. Gascar s’en rend compte et le regrettera par après :

J’avais l’intention [de] donner aux paysages sur lesquels l’action […] se projetait l’aspect et l’éclairage qu’ils gardaient dans ma mémoire. Mais je mesurai bientôt la vanité de ma tentative : dans ces images, les paysages n’existaient pas, n’existaient plus. […] La réalité terrestre s’annihilait dans l’espèce de cécilie blafarde, éblouissante que provoque la stupeur194.

La tendance de se perdre dans la « vanité » des belles-lettres se produit en ce qui concerne la description des trains des déportés juifs. Encapsulé dans des courants de comparaisons et de symboles, le compte rendu de ce témoignage crucial de la solution finale n’arrive pas à se relever du texte, à réellement choquer son lecteur. Le langage symbolique se maintient à travers toute l’œuvre et le lecteur a du mal à repérer les paragraphes qui font appartenir Le temps des morts à la littérature de la Shoah. L’expérience personnelle dans le cimetière et la façon dont elle est décrite, prennent le devant et relèguent ainsi les passages sur l’extermination juive au second plan :

190 Ibid., p. 211. 191 Ibid., p. 213. 192 Ibid., p. 231. 193 Alain Robbe-Grillet, « Le temps des morts, par Pierre Gascar », op. cit., p. 138. 194 Joseph Weinberg, Les morts ne versent pas de larmes, op. cit., p. 7-8. 34

Les premiers trains étaient passés derrière nous, emplis d’appels et de clameurs étouffés comme ces trains tout éclairés, bondés de destins et arrachés à la nuit avec un hurlement tandis que, dans la fenêtre d’une petite maison voisine de la voie, un homme en gilet parle, le dos tourné, sous une lampe, et marche vers le fond de la pièce. Et maintenant, depuis le cimetière, je les voyais arriver haletants dans la chaleur du jour, convois interminables partis il y avait très longtemps, longs transports secondaires qui drainent avec lenteur à travers les gares de triage de l’été les permissionnaires, les réfugiés, le bétail mugissant […] j’entendais les appels et les pleurs. […] Aux portières de ces deux wagons (c’étaient des wagons anciens de couleur verte et à la carrosserie renflée) des Allemands en uniforme fumaient des cigares. Tout le reste du train « brûlait ». La transparence des cris dans le silence s’identifiait à celle du feu dans le feu de l’été. Ce que criaient les hommes, les femmes, les enfants entassés dans les fourgons fermés, je ne pouvais le comprendre. Il n’y avait plus de mots195.

La profusion de comparaisons et de métaphores et l’insertion de détails anodins détournent l’attention de l’événement qui se passe devant les yeux des prisonniers français : « le massacre systématique des populations juives de l’Est de l’Europe196 ». Certes, le vocabulaire quasi apocalyptique qui enfile les synonymes de crier et qui compare les transportés à du bétail insignifiant, matérialise la présence d’une horreur surhumaine, mais ce fragment si riche en images métaphoriques esthétise excessivement ce témoignage à valeur historique. Ainsi, nous pouvons nous interroger sur l’intérêt d’insérer dans cette attestation l’image d’un homme qui arpente à l’intérieur de sa maison ou de spécifier la couleur et la matière des trains. Ces insertions semblent mal placées et ne créent en aucun cas un effet du réel. En opposant « les destins arrachés à la nuit avec un hurlement » aux hommes « haletants dans la chaleur du jour », l’auteur avait probablement l’intention de souligner à nouveau l’obscurité qui envahit le quotidien des victimes. Or, ce vague lien entre jour et nuit prête à confusion, vu que le lecteur a ainsi du mal à situer ces observations dans un temps réel.

Obuchowski par contre louange le fait que Gascar utilise constamment le contrepoint dans son œuvre, afin de contraster l’humeur pacifique arcadien du cimetière avec la folie d’un monde déshumanisé. Le théoricien vante cet extrait, où Gascar décrit en détail la souffrance des déportés au destin périlleux, enfermés dans les wagons, et contraste cette description avec des symboles de paix visibles [et observables dans] les paysages lumineux, la nature, les hommes ‘libres’ […] 197. En effet, l’usage du contrepoint qui oppose la paix aux massacres guerriers induit un sentiment d’injustice chez le lecteur. Cependant, une telle technique

195 Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 261-262. 196 Pierre Gascar, Histoire de la captivité des Français en Allemagne, op. cit., p. 235. 197 Chester W. Obuchowski, op. cit., p. 232. 35 focalise à nouveau l’attention sur l’expérience du fossoyeur même au lieu de l’attirer sur l’événement historique qui se déroule sur l’arrière-plan.

La comparaison entre les soldats allemands qui fument des cigares et le reste des wagons qui « brûlent », peut être interprétée dans ce contexte comme un acte qui manque de sensibilité. La symbolique dans cette phrase est évidente et en même temps impitoyable, vu le nombre de Juifs qui trouveront la mort dans des fours crématoires. En général, la métaphorique appliquée à la description des trains semble représenter dans Le temps des morts une sorte de passivité de la part des témoins, ce qui peut laisser un après-goût amer. A propos des gamelles attachées aux côtés des fourgons afin de récupérer de l’eau, le narrateur remarque laconiquement que « la mort était encore un voyage et on l’entreprenait avec un bidon pour de l’eau » 198. Traiter la déportation de milliers de Juifs sur un pied d’égalité avec un voyage, paraît grossier. A nouveau, Gascar visait probablement à souligner l’acte vain de la part des déportés de vouloir récolter de l’eau alors que la mort les attendait. Le narrateur avait déjà formulé l’état désespéré dans lequel ils se trouvent, où il affirme qu’« il fallait laisser défiler lentement ces images de paix»199. L’ambiguïté du mot défiler, qui s’associe aussi facilement au mouvement des trains qui passent, dirige tout espoir vers la même destination : la mort. Dans Le temps des morts, Gascar semble saisir chaque occasion qui peut mettre en avant l’antinomie paix-mort. Or, cette volonté de contrastes paraît être exactement ce qui rend de plus en plus difficile la distinction entre les deux. La mort envahit la narration et la thématique de la solitude et de la déshumanisation règne dans tout le récit, formulant un message apocalyptique similaire à celui dans Les bêtes.

Le placement de l’épisode dans lequel les fossoyeurs découvrent les cadavres dans la fosse près du cimetière, semble être un pion dans la stratégie dramatique de l’histoire. Quoique l’identité du mort soit d’abord ignorée, le narrateur réussit à l’identifier : « Tout me permettait toutefois de penser (la couleur des vêtements, leur apparence "civile") que ce corps était celui d’un juif, abattu là avant notre arrivée ou au cours d’une nuit, […] dans un silence de suicide200 ». Le pronom possessif au pluriel annonce déjà la découverte d’un autre corps. En effet, quelques heures plus tard, Cordonat, un collègue fossoyeur, met à jour un deuxième cadavre. Moins bien conservé, le corps répand une odeur fade et insoutenable. La description de ses restes donne lieu à un paragraphe que même Obuchowski considère extrêmement

198 Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 263. 199 Ibid., p. 263. 200 Ibid., p. 258. 36 macabre. Le cadavre donne un visage à la mort. Ce visage défiguré avec « le muscle liquide, l’œil mangé, les dents de mouton mort »201 rend l’image de la mort, surtout pour le narrateur qui trouve refuge dans la beauté de son cimetière, plus tangible et réelle : « Et c’était comme, à travers la présence idéale des morts dont j’avais jusqu’alors peuplé mes labyrinthes, mes retraites souterraines, je découvrais l’état de démence ou d’abandon dans lequel nous échouons au-delà de la vie202 ». Cette réalité cruelle entraîne les fossoyeurs « dans le délire »203. En outre, la découverte de trois autres cadavres s’avère être en effet un présage pour le premier passage des trains de déportations : « Il n’était pas douteux qu’il allait se passer quelque chose. L’odeur annonçait la marée204 ». Le narrateur tombe malade et lorsque il retourne guéri au cimetière, « les premiers trains passaient déjà »205.

Un autre passage annonciateur de la cruauté génocidaire se cache dans l’épisode de la découverte du cimetière juif. De plus, la discussion agitée que cette révélation induit entre le narrateur et le sentinelle allemand Ernst, met en œuvre une réflexion philosophique sur la culpabilité de l’homme, qui cherche en vain des raisons afin d’apaiser sa conscience défigurée par la guerre.

– Je [Ernst] veux dire que ce très vieux cimetière traditionnel non loin du vôtre, tout frais et improvisé, c’est un peu comme le rayon supérieur de la bibliothèque… […] Les mots précédents du grand livre… – Qui sait ? L’instant de la mort n’a peut-être jamais de fin, répondis-je en pensant au symbole de la branche cassée. On n’en finit peut-être jamais de s’éloigner, de quitter ce qui fut la vie et qui, au fond de la nuit, ne s’use qu’avec la patience des astres. Il n’y a peut-être pas plus d’identité dans la mort que dans la vie. Chacun meurt dans son coin, reste mort dans son coin. On est seul, on est étranger. Chaque mort réinvente la mort. – Moi, je crois au Ciel et aux communautés du Ciel, où la vie n’a plus d’échos, répondit Ernst allégrement, à la paix du Seigneur. – Je ne peux pas, je ne veux pas croire que ceux qu’on assassine ici cessent de crier, aussitôt après… – Ils sont entendus avant, s’écria Ernst. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Il vous faut les clameurs des morts ? N’avez-vous pas assez de la mémoire de Dieu et de notre mémoire ? Je vais vous dire une chose : ils dorment paisiblement dans la lumière, tous dans la même lumière. – C’est trop commode ! m’écriai-je. Nous voici, à notre tour, apaisés. – Ne vous torturez pas, répondit Ernst. D’ailleurs, nous ne sommes ni l’un, ni l’autre coupables… Nous n’étions pas coupables. J’avais repris mes plants de violettes à l’endroit où je les avais laissés un peu plus tôt et, vêtus d’innocence, mes fleurs

201 Ibid., p. 259. 202 Ibid., p. 259. 203 Ibid., p. 260. 204 Ibid., p. 260. 205 Ibid., p. 261. 37

compensant ce que pouvait suggérer le fusil d’Ernst, nous regagnâmes le cimetière à travers la forêt silencieuse206.

Dans The Holocaust and the Literary Imagination, Lawrence Langer décrit ce passage comme une confrontation dramatique dans laquelle les deux personnages – le narrateur et Ernst – explorent en même temps les attitudes familières et peu conventionnelles vis-à-vis des morts207. Le narrateur est intrigué par le symbole de la branche cassée qui, « sur la pierre […] n’en finissait jamais et n’en finirait jamais de se rompre »208. Il interprète ce symbole en s’interrogeant si « la mort venue, on cesse de mourir ?» 209 . D’une part, Ernst essaie encore de trouver un réconfort dans sa foi, qui dicte que les morts appartiennent au passé. Or, son exclamation nerveuse suite à la pensée que les morts n’en finissent pas de mourir et que leurs cris restent audibles de manière posthume, indiquent que même ce soi-disant sermonneur a du mal à accepter l’émiettement graduel mais certain de l’humanité. Sa vaine tentative de rejeter toute culpabilité est rétorquée ironiquement dans la description « innocente » des violettes, qui peuvent toutefois être interprétées comme un substitut pour le fusil d’Ernst.

En d’autres termes, Langer interprète ce dialogue intrinsèquement philosophique comme une preuve que l’homme n’arrive plus à se retrouver dans ses conceptions anciennes des valeurs humaines. De la même façon, il ne parvient plus à voir la persistance de la nature comme un cycle rassurant où la nuit succède au jour ou le printemps à l’hiver210. Le réveil est le sommeil, la lumière est l’obscurité, la vie est la mort: les définitions se transforment logiquement dans leurs opposés si nous parvenons à nous adapter à cette perspective d’anormalité que la vision imaginaire de Gascar nous présente211. La thématique de la mort reçoit dans cette œuvre une nouvelle définition. Dans une situation où le concept classique de la mort est remplacé par une hantise de la destruction et de la solitude, « les secrets de la vie sont aussi ceux de la mort » 212. Ainsi, l’univers de guerre que Gascar nous décrit, représente l’évanouissement du monde réel, où dans le contexte d’une douleur extrême, la vie devient fantomatique où « les êtres de chair, promis à une mort prochaine, se meuvent comme des apparitions bien avant même de succomber » 213. La vie dans de telles conditions ne sert plus qu’à préparer l’homme à son dépérissement physique en le détruisant mentalement. Cette

206 Ibid., p. 234-235 207 Lawrence Langer, op. cit., p. 62. 208 Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 234. 209 Ibid., p. 234. 210 Lawrence Langer, op. cit., p. 62. 211 Ibid., p. 63. 212 Hubert Nyssen, op. cit., p. 80. 213 Joseph Weinberg, op. cit., p. 16. 38 description de « morts vivants » s’applique par-dessus tout aux Juifs victimes du génocide, où leurs « traitements […] faisaient figure d’avant-meurtre [et] annonçaient le coup de grâce »214. Dans l’introduction de Les morts ne versent pas de larmes, une histoire inspirée des expériences du témoin juif Joseph Weinberg dans la Galicie orientale pendant la Seconde Guerre mondiale, Gascar nous dépeint ses propres rencontres avec ces morts vivants :

Je n’ai jamais autant cru à la résurrection qu’en cet endroit de la Galicie, dans l’année 1942. Les Juifs que je voyais, exténués de souffrance, à qui je parlais et qui attendaient leur exécution n’étaient déjà plus de ce monde. On eût dit que leurs pas et leurs gestes ne pesaient plus, que leurs yeux avaient pâli, que leur voix s’était voilée. On aurait cru que, chaque nuit, ils allaient dormir dans la mort er revenaient avec le matin, on ne savait trop pourquoi. Ils étaient, en un mot, à cheval sur deux règnes. Un jour, les Allemands les emmenaient. On ne les voyait plus. On s’étonnait qu’ils restent cette fois aussi longtemps dans la mort, qu’ils s’y ancrent et renoncent à la mobilité posthume qu’ils montraient un peu plus tôt215.

Le thème prédominant dans Le temps des morts rappelle donc celui formulé par Alain Robbe- Grillet à propos des protagonistes humains dans Les bêtes : «un homme qui jusque-là vivait […] dans l’ignorance, se trouve tout à coup plongé dans un monde souterrain dont il avait sous-estimé l’importance216 ». La confrontation de l’homme-témoin avec le destin cruel qui est incontestablement lié à l’identité juive, remet en question la fiabilité de la condition humaine, qui est apparemment capable d’« amputer l’humanité d’une portion d’elle-même ou de sa quasi-totalité » 217 lorsqu’elle se retrouve dans une situation limite.

2.1.2. Le rôle des personnages dans un approche littéraire du génocide Comme romancier, Gascar retrouve dans ces livres de nombreuses insuffisances, en particulier un manque « de situation[s] psychologique[s] intéressante[s] » 218 : « Jamais on ne dira, après avoir lu mes livres […] : "Ah ! Le moment où le personnage est en face de l’autre…" 219». Or, Le temps des morts se distingue exactement du Rêve russe par une plus grande interaction entre les personnages du livre. Sa note romanesque se situe dans l’approfondissement de trois personnages qui accompagnent le narrateur dans son expérience concentrationnaire. Ces trois personnages sont le gardien allemand Ernst, la fille polonaise Maria et Isaac Lebovitch, un citoyen juif du hameau voisin. Ils symbolisent tous une

214 Pierre Gascar, Le temps des morts. Le rêve russe. Texte définitif., op. cit., p. 44. 215 Joseph Weinberg, op. cit., p. 17. 216 Alain Robbe-Grillet, « Les bêtes, par Pierre Gascar », op. cit., p. 142. 217 Joseph Weinberg, op. cit., p. 15. 218 Hubert Nyssen, op. cit., p. 83. 219 Ibid. p. 83. 39 caractéristique singulière – la conscience, l’amour et l’espoir – qui échouent complètement dans le contexte guerrier et qui font place à des thématiques récurrentes dans l’œuvre d’après- guerre de Gascar : la déchéance de l’humanité et le désespoir profond qu’elle emporte.

Il était pasteur à Marburg. Sa famille d’origine rhénane comptait un ancêtre français. En Rhénanie, on cultivait la vigne : un beau pays. Marburg, un peu plus à l’est, c’était quand même une région où l’on se souvenait de Schiller, de Goethe, de Lessing (on ne parle pas souvent de Lessing). La femme du pasteur était toujours malade. Les soirs d’été, il entrait dans des cafés de la ville avec sa fille aînée. On les prenait souvent pour mari et femme220.

Ce paragraphe qui introduit Ernst dans l’histoire démontre clairement l’élan littéraire que Gascar donne aux descriptions de ces personnages. Premièrement, les phrases sont assez brèves comparées à celles qui convoquent les paysages et la nature dans le reste du livre. Ces détails qui dessinent l’arrière-plan de la vie d’Ernst sont présentés au lecteur comme des faits accomplis. Aucune source qui pourrait confirmer le portrait de cette personne, n’est nommée. A partir de ce point, il devient clair que Gascar traitera cette personne plutôt comme un personnage romancé qu’un simple auxiliaire dans son propre témoignage. Le même procédé est appliqué aux personnages de Marie et Isaac. Ceci dit, nous n’avons toutefois pas l’intention d’accuser Le temps des morts d’être une falsification du réel. Le témoignage de guerre de Gascar reste présent à travers toute l’histoire, bien que les belles-lettres viennent y marquer leur empreinte. Dans de telles descriptions, nous sommes toutefois plutôt confrontés à Gascar le narrateur qu’à Gascar le témoin. C’est une des raisons qui pourrait expliquer la confusion des lecteurs vis-à-vis de la véracité de ce témoignage221 et la motivation de Gascar de changer de cap dans Le rêve russe. La présence marquante d’anecdotes dans cette citation est exactement ce dont l’auteur souhaite s’éloigner au fur et à mesure de sa carrière.

En deuxième lieu, ce paragraphe souligne l’importance que le narrateur – qui déplore la gloire médiocre de l’auteur de l’Erklärung allemande, Lessing – accorde à la littérature. Il en est de même pour Ernst, qui affirme que la littérature a été « le grand refuge lorsqu’il y a deux ans [il a] passé quelques mois dans un camp de concentration » 222. Une citation de propagande pour la littérature, qui semble garder la morale saine, même dans les temps les plus barbares. Dans le personnage d’Ernst, nous retrouvons nommément l’opposition du typique bourreau allemand. Socialiste, il est doté d’une moralité imperturbable, même après

220 Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 228. 221 Rappelons-nous la citation donnée dans l’introduction : « Bien que venant s’ajouter aux ouvrages inspirés par la guerre, […] il [Le temps des morts] péchait par son style souvent trop recherché et perdait ainsi, aux yeux des lecteurs, sa valeur de témoignage. 222 Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 232. 40

être envoyé dans ce camp de concentration comme avertissement. Il n’est pas une exception, comme le confirme Yves Durand dans son chapitre dédié à l’amitié entre l’homme de confiance et son équipe : « En dehors des prêtres, les chrétiens militants de mouvements catholiques semblent en effet avoir constitué une cohorte importante des hommes de confiance et de leurs équipes »223. C’est exactement cette image subtile de rebelle catholique contre le système nazi qui rend Ernst à première vue héroïque, malgré son statut officiel de bourreau. Les risques qu’il prend en avouant être dégouté par les pratiques exercées sur les Juifs par les nazis, font que le narrateur éprouve pour lui « un sentiment fait de sympathie, de curiosité et de joie [qui deviendrait peut-être] de l’amitié » 224.

Selon Obuchowski, Ernst symbolise ainsi la voix de la conscience de l’histoire225. Il le distingue des Nazis pur sang par sa capacité de préserver d’une manière intacte ses propres règles de conduite et de [moralement] dépasser de loin les circonstances226. Par sa façon de représenter Ernst, Gascar fait une distinction entre le bourreau et la personne cachée derrière celui-ci. Par conséquent, le destin d’Ernst s’assimile à celui des victimes, puisqu’il n’arrive plus à s’abriter derrière son masque de tourmenteur. Dans le cas d’Ernst, la hiérarchie établie entre la victime et le bourreau est complètement annulée. De plus, sa détérioration complète est symbolisée par son histoire d’amour fataliste avec la jeune Juive Lidia, une victime par excellence. Cette intrigue amoureuse entre le bourreau allemand et la fillette juive constitue sans aucun doute le paroxysme romanesque du Temps des morts. Si Gascar affirme que « dans les livres où la part romanesque était la plus importante, parfois [sa] plume [l’]a trahi » 227, nous ne sommes guère étonnés qu’aucune mention ne soit faite de cette liaison vouée à l’échec dans Le rêve russe. Crédible ou pas, cette trame romantique démontre le dernier effort vain de la part d’Ernst afin de sauver ce qui subsiste de son espoir dans l’humanité :

Nous sommes tous perdus. Il ne reste, il ne restera plus rien derrière nous. La terre déjà nous manque. Dans ces conditions qui peut m’interdire d’aimer, de quelque façon que ce soit, qui peut me l’interdire ? C’est la dernière forme de sacerdoce, le seul pouvoir que je conserve, Peter. Il est insuffisant, malhabile, il a besoin de s’exercer sur une image, une seule image…228

223 Yves Durand, Prisonniers de guerre dans les Stalags, les Oflags et les Kommandos, 1939-1945, op. cit., p. 165. 224 Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit.., p. 230. 225 Chester W. Obuchowski, op. cit., p. 334. 226 Ibid., p. 334. 227 Hubert Nyssen, op. cit., p. 90. 228 Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 255. 41

L’idée de pouvoir sauver cette fille juive de son destin cruel, est le seul point lumineux dans les ténèbres du génocide. Récalcitrant de vouloir accepter que les Juifs ne soient plus des objets vivants dans le sens signifiant du terme, le gardien allemand exprime son dernier espoir dans le principe moribond de l’amour229. La réponse silencieuse du narrateur à cette exclamation pleine de pitié, affirme l’irréversibilité du sort de Lidia. L’image de l’amour n’est toutefois pas ridiculisée à cause de son état désespéré. Le narrateur retrouve lui-même un écho rassurant de la vie au milieu des morts dans l’attrait qu’il éprouve envers la Polonaise Maria.

Finalement, Lidia est déportée et Ernst disparaît du tableau. Cependant, avant son déplacement vers un camp de discipline, il exprime le triste destin de ceux qui sont témoins de cette cruauté : « Dans cette guerre, chacun compte ses chances. Nous devrions pourtant nous dire qu’il n’y aura plus de véritable vie pour nous qui aurons supporté ces images230 ». Il formule le problème majeur que Gascar a subi en écrivant Le temps des morts et qu’il a revécu en rédigeant Le rêve russe. L’atrocité concentrationnaire change les perspectives de la vie à jamais et détruit toute confiance dans l’humanité, en première place pour les survivants et les témoins directs. L’affaiblissement des mœurs d’Ernst compte comme une première preuve symbolique de la conscience somnolente. L’accumulation de la disparition des trois personnages que nous étudions dans cette analyse thématique en demeurera l’ultime preuve.

La première rencontre avec Isaac Lebovitch a lieu à travers Lidia, quoique son identité ne soit pas encore révélée à cet instant précis. En outre, Lebovitch refuse de montrer son visage blessé, un acte qu’Ernst interprète comme une tentative de cacher son impuissance : « Montrer leur sang […] ce n’est pas seulement avouer leur faiblesse, […] c’est aussi révéler la marque du troupeau, de ce troupeau sanglant, dispersé dont, en ce moment, on cherche avidement les têtes231 ». L’homme au visage coupé représente cette espèce menacée de ces « troupeaux de morts ». Il incorpore d’une manière symbolique le dernier espoir d’une possible issue au destin tragique des Juifs. Par conséquent, le défi de le garder en vie, devient obsessionnel pour les fossoyeurs.

La deuxième rencontre entre le narrateur et Lebovitch forme la base de la complicité qui les unira lors de l’évasion de ce dernier. Premièrement, Lebovitch adresse la parole au narrateur en anglais : « C’était une phrase banale comme "la vie n’est pas bonne ici"232 ».

229 Lawrence Langer, op. cit., p. 63-64. 230 Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 265. 231 Ibid., p. 244. 232 Ibid., p. 252. 42

Cette affirmation sert comme point de référence lorsque Cordonat et le narrateur découvrent le remerciement en anglais après avoir laissé de la nourriture dans la tombe habitée. L’identité du réfugié, bien que réduite aux deux initiales I.L., ne surprend par conséquent ni le lecteur, ni le narrateur. A part cela, Lebovitch s’interroge pendant cette rencontre sur ses chances de survie : « Je serai peut-être mort demain mais je crois quand-même qu’il vaut mieux que j’économise mes chances. C’est bien ce que vous pensez, vous aussi, en ce qui vous concerne ?233 ». Le silence qui marque la réponse du narrateur, rend la disparité entre les prisonniers juifs et français péniblement visible : « Il eût été cruel de lui répondre que les menaces qui pesaient sur nous étaient apparemment moins grandes et je l’abandonnai à sa patience234 ». Cette esquive de la question n’est qu’un cas particulier d’une passivité générale.

La figure marquante de Lebovitch est vue par les fossoyeurs comme une plausible échappatoire au destin qui attend les Juifs. Son caractère de demi-survivant donne au narrateur l’impression « qu’à force de nous cogner contre elle, nous commencions à ouvrir dans la mort une sorte de guichet » 235. Lebovitch représente l’exception, la dernière issue de la mort. Cependant, la symbolique de son mode de survie – trouvant refuge dans des tombes creusées pour les futurs morts – porte déjà en elle un présage négatif et un paradoxe pénible. En effet, sa situation empire de jour en jour. Au début, Lebovitch essaie encore de se réconforter en croyant qu’il pourrait s’avérer être une exemption du génocide juif, qui est alors en plein essor. Il espère même que les sentinelles auront pitié de lui et le laisseront indemne, quoiqu’il s’interroge déjà si une telle attitude soit « humainement » possible236. Le fait de mettre humainement entre guillemets, donne un goût amer au mot et met à nouveau les caractéristiques de ce qui est humainement acceptable au défi. Avoir pitié de quelqu’un ou dans ce contexte-ci, gracier un condamné, s’appuie sur des valeurs humaines fondamentales. Or, les délires du nazisme ont complètement écrasé ces vertus. Le cas individuel n’existe plus pour les Juifs, ils meurent en masse, comme du bétail. Le dépérissement inévitable d’Isaac Lebovitch, qui finit par se réconcilier avec son destin de damné, en forme la preuve : « Dans le nouveau message que je trouvai dans la fosse, Lebovitch écrivait : "Je tape de plus en plus fort, Peter. Il n’y que cela : taper ! taper ! taper !" Il ne me parlait plus d’exemptions237 ».

233 Ibid., p. 253. 234 Ibid., p. 253. 235 Ibid., p. 252. 236 Ibid., p. 284. 237 Ibid., p. 286. 43

La description de l’effacement de Lebovitch – que nous pouvons interpréter comme l’individu qui représente l’extinction de tous les travailleurs juifs – prend un élan symbolique en se reliant au passage des trains d’extermination :

Quelques trains de condamnés passaient encore dans la plaine. Lorsque leur bruit s’était évanoui, il me semblait parfois entendre derrière moi la sourde cadence des coups assenés à la terre, à un tronc, rythme obstiné que la pulsation de mes tempes, le travail du dernier pic-vert de l’été, le bûcheron lointain, la charrette qui roule incorporaient dans une confusion de paix238.

Le son des coups que Lebovitch produit dans sa tombe afin de se rassurer qu’il vive encore, semble imiter la cadence des trains de déportation. Le bruit des coups s’incorpore à tel point dans l’univers mental du narrateur, qu’il n’arrive plus à distinguer ce son des palpitations dans ses tempes, des tapotements du pivert ou encore de l’abattement des arbres. La cadence des trains et des coups du fugitif fusionnent avec l’environnement naturel tranquille, ce qui ridiculise le faux sentiment de paix que la nature fait résonner.

Dans l’univers de guerre de Gascar, la mort est devenue la force dominante qui suce toute vitalité qui puisse encore s’opposer à elle. Le personnage Isaac Lebovitch, qui symbolise une sorte d’espoir d’exemption, bien qu’il se trouve déjà dans un enfer personnel, ayant perdu tous ses compagnons, démontre exactement l’impossibilité d’échapper à l’horrible sort que la mort formule en temps de guerre, surtout en tant que Juif. Lorsqu’il disparaît, l’espoir du narrateur disparaît avec lui : « Lebovitch ne tarda pas à rejoindre Lidia sur ce sombre versant où jamais, de tout éternité jamais, je ne pourrais les atteindre239 ». En même temps, le narrateur distingue son sort de celui des Juifs, attristé qu’il ne sera jamais capable de donner la reddition parfaite de leurs témoignages, de leurs vies dans les ombres.

Finalement, vers la fin du Temps des morts, une autre intrigue romantique est introduite dans le récit. Maria, la fille polonaise qui visite parfois le cimetière et à laquelle notre narrateur prend un intérêt particulier, s’avère être selon Claudia Hoffer-Gosselin une dernière tentative pour réaffirmer la domination de la vie par rapport à la mort240. Le narrateur s’attache en premier lieu à l’image qu’elle reflète, une image qui symbolise le dernier espoir de pouvoir ressentir des émotions « normales », « humaines ». Bien qu’à ce point, tenant le dénouement fatal de la liaison entre Ernst et Lidia en arrière-plan, nous restons sceptiques à

238 Ibid., p. 286-287, nous soulignons.. 239 Ibid., p. 288 240 Claudia Hoffer-Gosselin, op. cit., p. 405. 44 l’égard des ces développements romantiques, Langer estime que sa symbolique joue un rôle crucial pour l’état d’âme du narrateur :

L’image de Maria fait résonner un faible écho d’une humanité prometteuse au milieu des crescendos retentissants des dénégations de la mort. […] Dans ce paysage austère, elle réinstaure la possibilité du désir romantique et sa représentation comme une image impulsive, qui suscite inconsciemment une volonté de survie chez le narrateur dans ce terrible chaos de peur et de souffrance, semble justifier sa présence à ce moment crucial dans l’existence émotionnelle du narrateur241.

L’image harmonieuse de Maria forme en effet une sorte d’échappatoire aux cruautés qui l’entourent. Les trains de déportation continuent de défiler, mais le narrateur se réfugie dans « son image ». L’avenir devient à nouveau un but réalisable, un avenir où il avoue qu’il reste encore « beaucoup de choses dont témoigner […] , beaucoup de maux à partager, beaucoup d’espoirs à nourrir, beaucoup de pas à faire qui, un jour, compteraient » 242. Nous pouvons suggérer que Maria forme un point de rencontre symbolique entre deux mondes : le monde en pleine guerre où toute sentimentalité ne bute à rien et le monde pré-guerrier, où de telles sensations se justifient. Néanmoins, cette confrontation finit par confirmer l’aboutissement prévu : l’amour et la mort resteront à jamais irréconciliables. L’attitude méfiante que Maria adopte un certain jour au cimetière vis-à-vis du narrateur, s’annonce comme un mauvais présage : « J’avais pâli de dépit et, au fond de moi, ce dépit portait un nom inavouable243 ». En effet, la situation du demi-vivant Lebovitch empire drastiquement à cet instant précis.

L’apogée dramatique de cette histoire d’amour – ou dirons-nous plutôt de cet attrait imagé ? – a lieu à a fin du livre, lors de leurs adieux. Il l’embrasse dans le décor sinistre que l’automne jette sur le paysage qui les entoure. De nouveau, nous remarquons cette forte symbolique naturelle qui encapsule cette scène et qui annonce la séparation définitive des deux personnages. Le refuge que le narrateur trouve dans les bras de Maria, « le seul refuge au creux duquel pouvaient se briser ces ailes ébarbées et pesantes que la pensée fait pousser autour de vos tempes, le seul endroit où, après s’être approché des grandes lumières de la mort, ce bombyx mental aux soies lourdes pouvait assouvir un instant sa nostalgie de la chrysalide, de la tiède nuit originelle, du retour à la mère et du ver replié… » 244, comporte des comparaisons qui par leur métaphorique abondante donnent un sens pieux à cet « ultime

241 Lawrence Langer, op. cit., p. 69. 242 Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 280. 243 Ibid., p. 286. 244 Ibid., p. 289-290. 45 salut » 245 de l’image de Maria. En effet, la métaphore du retour aux origines, induit par le réconfort de ses bras « maternels », nous rapproche d’une interprétation religieuse de la fille. Les implications du nom Maria sont inévitables, ainsi que la force divine que son image semble émettre. Le cocon qu’elle symbolise dans un temps envahi par les répercussions de la guerre et la nostalgie qu’elle incite lui donne un air de surréel, d’onirique. Son image s’inscrit donc parfaitement dans le matérialisme imaginaire typiquement gascarien, tel que nous l’avons repéré dans Les bêtes. Dans un monde consacré à la mort et où la rhétorique traditionnelle de l’amour et de la religion est embrouillée avec un vocabulaire nihiliste246, son image semble néanmoins s’effacer à tout jamais. Le retour aux désillusions est complet, Maria étant la dernière personnification d’espoir qui ait été ôtée au narrateur : « Un grand silence s’était fait en moi et autour de moi. Au bout d’un moment, j’essuyai mes larmes et je retournai à mes morts247 ».

2.1.3. L’approche journalistique de Rawa-Ruska dans L’histoire de la captivité des Français en Allemagne La publication en 1967 de L’histoire de la captivité des Français en Allemagne change de cap et tente de rédiger l’histoire et les témoignages de prisonniers français de Rawa-Ruska à partir d’une perspective plus impersonnelle. Elle remplace la première personne dans Le temps des morts par un narrateur omniscient à la troisième personne, qui élabore sur les conditions de vie des captivés, ainsi que sur leurs observations directes du génocide juif. Publié quatorze ans après Le temps des morts et trente ans avant le texte définitif Le rêve russe, La captivité peut-elle être vu comme le précurseur d’une écriture plus soucieuse de la véracité historique ? Son style plutôt journalistique la classifie-t-il du côté des récits « respectueux du témoignage juif » de la Seconde Guerre mondiale ?

La captivité se rapproche du style manié dans Le rêve russe en insistant sur une certaine exactitude historique, entre autres en suivant la même démarche introductrice. Le camp de Rawa-Ruska est décrit géographiquement et historiquement, rappelant ainsi son passé socialiste avant d’être transformé dans une caserne de cavalerie russe. Le génocide juif y est, également, explicitement mentionné : « On ne doit pas perdre de vue que la vie des prisonniers français à Rawa-Ruska a pour toile de fond une des plus horribles tragédies de

245 Ibid., p. 289. 246 Lawrence Langer, op. cit., p. 69. 247 Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 290. 46 l’histoire : le massacre systématique des populations juives248 ». Il est souligné combien les prisonniers vivent ce massacre comme un cauchemar, y perdant des compagnons de travail auxquels ils s’étaient attachés au bout d’un certain temps. En même temps, le narrateur insiste sur l’esprit de résistance qui règne parmi les prisonniers et qui « ne cessera de témoigner d’une volonté unanime de survie dans la dignité et le combat » 249, même si tous les captifs ne possèdent pas un casier judiciaire vierge. Nous y ressentons déjà une légère critique au pseudo-gouvernement de Vichy, bien que le vrai discours anti-gouvernemental ne se manifestera que trente ans plus tard, sur un arrière-plan de sympathies communistes de la part de l’auteur. En outre, le mot allemand « Entlausung » 250, qui signifie littéralement épouillage, s’avère être une transition parfaite entre sa traduction française dans Le temps des morts et l’usage élevé du vocabulaire allemand dans Le rêve russe.

Ceci dit, nous serions tentés en effet de dénommer ce livre de 1967 le précurseur du Rêve russe et d’y repérer une écriture qui dépeint le génocide juif d’une manière minutieuse. Cependant, ce récit est balloté entre le roman et le récit historique, ne s’approchant ni de l’un ni de l’autre. Le romanesque tel que nous le retrouvons dans Le temps des morts est clairement évité en appliquant un style plutôt impersonnel, complètement allégé de symbolique. Toutefois, cette voix éloignée du narrateur omniscient ne s’intègre pas idéalement dans un récit qui est tout de même basé sur les expériences personnelles de l’auteur. Par conséquent, malgré cette tentative d’entreprise journalistique, le statut de récit historique est tout aussi peu atteint. Une certaine nonchalance de précision statistique en est aussi une cause. Ainsi, le point d’interrogation après le pourcentage de « décès de prisonniers qui sont dus, en Allemagne, aux bombardements »251, crée l’impression que l’auteur n’a pas mené ses recherches à fond et questionne de cette façon l’exactitude de ce compte rendu guerrier.

En même temps, bien qu’indirectement, le narrateur met au défi le caractère superficiel que certains faits historiques renferment, par exemple ceux sur la mort des prisonniers français en captivité : « Leur histoire tient tout entière dans deux constatations laconiques : ils ont quitté leur camp ou leur commando et ne sont jamais arrivés en France252 ». Le narrateur s’indigne du statut d’anonymat de ces cadavres inidentifiables et sur l’absence de clarté dans les

248 Pierre Gascar, Histoire de la captivité des Français en Allemagne, p. 234-235. 249 Ibid., p. 232. 250 Ibid., p. 241. 251 Ibid., p. 239. 252 Ibid., p. 209. 47 registres des morts : « la formule "mort en captivité" ne s’accompagne d’une mention précise que lorsque la maladie ou un accident "avouable", du point de vue allemand, est la cause du décès253 ». Nous comprenons ainsi que l’œuvre concentrationnaire de Gascar à en première place voulu redonner une identité aux morts inconnus, juifs ou non, de la Seconde Guerre mondiale. Là où les statistiques s’arrêtent, la littérature a le pouvoir de scruter la surface et de faire résonner les silences que ces morts ont laissés derrière eux.

Un humour subtil, mais tout aussi tranchant, se manifeste dans la partie du livre concernant les tactiques d’évasion. « L’évasion à pied […] garde un caractère un peu romanesque et c’est ce qui explique qu’elle échoue aussi souvent254 ». En outre « le plan d’évasion comporte toujours quelques lacunes sur lesquelles on a volontairement fermé les yeux pour se fortifier d’optimisme» 255, un fait qui se manifeste dans l’expérience d’évasion personnelle narrée dans La forêt, la pénultième nouvelle dans Le règne végétal. Le fait que le « romanesque » représente quelque chose qui est difficile sinon impossible à atteindre, place la fuite dans l’atmosphère de la rêverie, dans un optimisme de la désillusion. Pour Gascar, le romanesque est donc irrévocablement lié à l’imagination, à l’irréel. La capacité de la littérature à remplir les lacunes sur lesquelles l’Histoire a – volontairement ? – fermé les yeux, est une de ses plus grandes forces qui la rend en même temps susceptible de falsification historique.

L’histoire de la captivité des Français en Allemagne met en œuvre un style de vulgarisation historique qui ne la rapproche ni du récit historique, ni du roman à proprement parler. Elle manifeste la difficulté de Gascar de trouver la forme scrupuleuse de son témoignage de la Shoah. L’auteur avoue se trouver dans un dilemme lors de l’écriture de ses témoignages : « La dualité est constante : monde des secrets, monde extérieur. […] D’une part, percer les secrets et tenter de les communiquer en se découvrant soi-même, et d’autre part, avec d’honnêtes témoignages, montrer la projection extérieure de l’homme toujours porté à la solitude256 ». Nous retrouvons cette dualité dans Le temps des morts. D’une part, le narrateur tente de saisir mentalement les atrocités qui se déroulent devant lui en perçant le silence des victimes et en se mettant psychologiquement à leur place. D’autre part, il essaie de refléter les faits tels qu’ils se sont passés, mais les enrobe en même temps d’une atmosphère sinistre qui rejette l’existence d’une certaine humanité. Une des causes qui ôte au Temps des morts son sceau de témoignage sincère, se retrouve incontestablement dans la dominance de la métaphore

253 Ibid., p. 209. 254 Ibid., p. 204, nous soulignons. 255 Ibid., p. 205. 256 Hubert Nyssen, op. cit., p. 94. 48 obscure sur un encadrement plus objectif du récit. En outre, le manque significatif de dates ou de lieux éloigne encore plus l’histoire du monde réel. La pratique de vulgarisation historique que La captivité propose, s’avère être un bon premier élan vers une nouvelle écriture du témoignage. Or, son intention livresque étant imprécise, il n’est pas étonnant que cet ouvrage se trouvât rapidement « relégué aux oubliettes de l’histoire littéraire »257.

257 Pierre Schoentjes, op. cit., p. 1. 49

2.2. Le fortin : « les principales étapes de ce voyage à travers l’Europe en guerre258 » L’avertissement qui prélude Le fortin s’inscrit dans le souci accroissant de la part de Gascar à propos d’une littérature de témoignage fidèle à la véracité historique. Il commence par argumenter pourquoi les cinq récits, quoiqu’ils ne paraissent à première vue pas tant se relier l’un à l’autre, narrent bel et bien les expériences personnelles de l’auteur. Le fait que chaque histoire est écrite autour d’une sorte d’intrigue aventureuse est consacré au hasard : « un simple soldat peut avoir constamment rendez-vous avec l’histoire, même sans y mettre beaucoup du sien259 ». Dans ce recueil, nous repérons une contrebalance entre désespoir et espoir, entre la réalité physique de la guerre et l’échappe mentale dans l’imaginaire : « les longues phrases de Pierre Gascar, épousant toutes les courbes de la rêverie, disent l’éblouissement […] à une conscience qui sait voir et dure autre chose que les mornes plaines de la grisaille260 ». La drôle de guerre dans la nouvelle Le fortin, rappelle l’ « atmosphère à la fois mystérieuse, miraculeuse, lourde de symboles »261 à l’instar de celle vécue par l’aspirant Grange dans Un balcon en forêt de Julien Gracq, où « la forêt du roman, vit, respire, a sa propre personnalité, et semble protéger le héros »262. Dans Le chemin creux, récit qui narre « la débâcle dans la campagne normande »263, Gascar semble se perdre dans un monde imaginaire qui sert comme échappatoire pour la violence guerrière qui l’entoure. Convaincu de retrouver dans ce pays normand inconnu des reflets des paysages dans Madame Bovary, le jeune Gascar se laisse guider par ses instincts les plus littéraires : « Il y avait dans ces lieux […] une forme de civilisation particulière avec laquelle mes lectures m’avaient familiarisé264 ». Finalement, le moment ultime de la libération, anticipée et espérée depuis les tous débuts de la guerre, semble se situer dans une atmosphère surréelle où l’euphorie soudaine est à fur et à mesure substituée par un remords rongeant. La confusion que pouvait emporter cette liberté enfin regagnée, est phrasée d’une manière très honnête par l’ancien déporté français, Georges Petit :

Heureux, mais encore meurtri, étonné d’être là, je me sentais un rescapé, un simple rescapé. Et je me demandais quelle était la valeur des épreuves que

258 Pierre Gascar, Le fortin, op.cit., p. 11. 259 Ibid., p. 9. 260 Claude Dis, Le fortin, op. cit., p. 124. 261 Willem McLendon, « Thèmes wagnériens dans les romans de Julien Gracq », The French Review, t. XLI, n°4, février 1968, p.539-548, disponible sur , p. 546. 262 Ibid., p. 547. 263 Pierre Schoentjes, op. cit., p. 6. 264 Pierre Gascar, Le fortin, op. cit., p. 97. 50

j’avais subies, ce qu’elles pouvaient signifier pour les gens qui m’acclamaient. Moi, je venais d’une étrange contrée où la qualité d’être humain m’avait été contestée, où l’on avait tenté de m’avilir pour justifier le mépris avec lequel on me traitait265.

Dans ce chapitre, nous voulons exposer à travers les nouvelles qui créent Le fortin, cette tendance gascarienne vers un réalisme onirique subtil. Nous observerons de quelle manière l’auteur met de nouveau en question ces « atrocités qui se produisent chaque fois que les hommes se laissent saisir par la folie de la guerre »266 et surtout de quelle façon il y formule des alternatives dignes d’humanité.

2.2.1. Le fortin : drôle de guerre gracquienne Le fortin, situé dans « une des étroites vallées qui, au milieu du relief boisé de cette partie nord de l’Alsace, constituent des voies d’accès naturelles entre la France et l’Allemagne »267, se manifeste comme un lieu d’isolement complet, où « une parfaite image de la paix »268 reflète encore. La drôle de guerre laisse ses soldats dans un état de calme illusoire, renforcé par les réverbérations atténuantes de la nature. Bien que certains éléments, comme la truite vigilante et immobile, puissent subtilement rappeler les raisons de la présence des cinq hommes et du caporal, ceux ci mènent « une espèce de vie de vacances, un peu monotone, un peu vide»269. Or, Gascar procède à spécifier que cette semi-illusion de paix ne surgit que pendant la journée. Une fois la nuit venue, « le fortin se refermait sur ses occupants et semblait […] se hérisser de toutes ses défenses jusque-là […] estompées dans la lumière du soleil, l’ombre mouvante des feuillages, le bonheur de l’été »270. Le monde extérieur de la forêt s’oppose à l’univers intérieur du fortin, de la même manière que le jour s’oppose à la nuit et de la même façon que la liberté illusoire du début de guerre s’oppose à sa présence réelle et menaçante. L’obscurité de la nuit venue, la petite vallée se transforme en un « lieu hanté » où « d’éventuelles incursions ennemies »271 deviennent plausibles.

En effet, pendant la nuit, les soldats vivent l’enfermement dans le fortin, qui par sa carapace épaisse de béton se désoxygène graduellement, comme en un confinement extrême,

265 George Petit, « Commémoration. Témoignage d’un ancien déporté », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, avril-juin 1997, n°54, disponible sur , p. 90. 266 Ibid., p. 91. 267 Pierre Gascar, Le fortin, op. cit., p. 15. 268 Ibid., p. 16. 269 Ibid., p. 17. 270 Ibid., p. 17. 271 Ibid., p. 18. 51

« physiquement et mentalement »272. Verrouillés dans leur « bathyscaphe »273, les soldats observent les paysages autour d’eux prendre des formes surréelles, voire irréelles. Les images bucoliques du jour, « avec ses buissons d’oiseaux, près de l’eau vive […] avec les grands arbres de la lisière derrière les frondaisons desquelles montaient lentement des nuages blancs »274 se métamorphosent en décors obscurs qui annoncent plus directement les menaces irréfragables. Le monde extérieur devient un monde fantomatique, où chaque son audible peut aussi bien surgir du réel qu’être suscité par « un prolongement imaginaire dans l’agitation d’esprit »275 des soldats de garde. Lorsqu’un bruit répétitif résonne des barbelés au milieu de la nuit, une hésitation peureuse s’empare du blockhaus. Convaincu qu’il s’agit d’un homme emberlificoté, un des soldats exhume de vieux souvenirs de guerre, plus spécifiquement ceux de son père pendant la Première Guerre :

D’après son père, le plus surprenant, c’était que, presque toujours, le blessé demandait à boire, avant même de demander qu’on vint le chercher. […] Et puis, se sentant sur le point de mourir et jugeant tous les secours vains, le blessé n’aspirait probablement plus qu’à une gorgée d’eau fraîche, bonheur suprême de la vie – suprême dans les deux sens du terme276.

Ainsi est introduite la première notion de la mort dans l’univers clos du fortin qui paraissait pourtant exempt de toute horreur guerrière. Les réminiscences des cruautés de la Première Guerre rendent plus tangibles la réalité d’une nouvelle guerre, qui s’annonce au moins aussi impitoyable pour la vie humaine : « Bien que les faits de guerre proprement dits fussent encore absents, […] le conflit prochain […] y trouvait sa préfiguration, avec l’espèce de combat d’agonie qui se déroulait dans notre réseau de barbelés277 ». La fatalité de la mort s’impose si obstinément, que le protagoniste prend conscience de sa propre vulnérabilité. Dans un paragraphe écrit au conditionnel, il envisage sa propre mort : « J’aurais été blessé au ventre, ce que je redoutais le plus. Ma tête reposerait forcément sur une des fils de fer barbelés278 ». Le crépuscule du matin arrivé, l’éclusier révèle qu’il s’agit d’une biche : « Elle a l’air d’être morte. Je vois son ventre clair279 ». L’animal, blessé mortellement à l’endroit que l’auteur redoutait le plus, paraît une métaphore prémonitoire pour les dangers auxquels il se trouvera confronté au long de son expérience de guerre.

272 Ibid., p. 21. 273 Ibid., p. 22. 274 Ibid., p. 27. 275 Ibid., p. 30. 276 Ibid., p 39. 277 Ibid., p. 41. 278 Ibid., p. 42. 279 Ibid., p. 42. 52

La ligne générale du récit Le fortin « n’est pas sans rappeler le Balcon en forêt de Julien Gracq »280. Un Balcon en forêt raconte les péripéties de l’aspirant Grange et ses trois collègues, stationnés pendant cette « drôle de guerre » de septembre 1939 à mai 1940 dans le village fictif de Moriarmé, situé à la frontière franco-belge. Comme le protagoniste dans la nouvelle de Gascar, Grange « s’installe dans cette guerre d’attente », où « les préoccupations militaires sont réduites à un minimum »281. D’une même manière, le fortin représente un espace clos qui s’oppose à l’espace ouvert, voire merveilleux de la futaie qui l’environne. La forêt qui entoure son fortin, se métamorphose en « une forêt de contes »282, « une forêt magique »283 dès la tombée de la nuit. Lorsqu’il rencontre Mona, avec qui il commence une liaison passionnée, elle semble presque irréelle, comme tirée d’un conte de fées. Sa « silhouette […] de […] petite fille enfouie dans une longue pèlerine à capuchon et chaussée de bottes de caoutchouc »284 se transforme en une sorte de « petite sorcière de la forêt »285 avant de rejoindre Grange, qui n’ose l’approcher par « peur de rompre le charme »286. Quand finalement, au printemps de 1940, le fortin est attaqué par la milice allemande et deux soldats français y trouvent la mort, Grange, grièvement blessé et envahi d’une « somnolence lourde », se traîne jusqu’à la maisonnette désertée de sa chère Mona. Aspiré par un « vide fantomatique, béant, fade »287, restant encore un moment « les yeux grands ouverts dans le noir vers le plafond, tout à fait immobile, écoutant le bourdonnement de la mouche bleue »288, Grange finit par s’endormir sur le lit de son ancienne amante.

Cependant, hors de la thématique de la drôle de guerre, Gascar et Gracq semblent partager une stylistique comparable. Dans son analyse de Les bêtes, Didier Garcia avait déjà tracé les ressemblances entre l’écriture des deux auteurs :

Une phrase faite de méandres, rigoureuse à la perfection dans sa syntaxe, affichant un respect scrupuleux pour le subjonctif imparfait, et dont la précision du lexique, dont l'éclat lunaire, un je-ne-sais-quoi de minéral, rappellent la phrase de Julien Gracq, et en tout premier lieu celle d'Un Balcon en forêt289.

280 Claude Dis, « Le fortin, par Pierre Gascar », op. cit., p. 122. 281 L.S.R., « Critique : Un Balcon en forêt, par Julien Gracq », The French Review, t. XXXII, n°4, février 1959, disponible sur , p. 385. 282 Ibid., p. 19. 283 Ibid., p. 116. 284 Ibid., p. 52. 285 Ibid., p. 53. 286 Ibid., p. 56. 287 Ibid., p. 250. 288 Ibid., p. 253. 289Didier Garcia, « Les Bêtes », Le Matricule des anges, n°91, mars 2008, disponible sur . 53

En effet, bien que la thématique dans Le fortin se relie incontestablement à celui d’Un Balcon en forêt, et que cette œuvre de Gascar fait aussi preuve d’un lexique soigneusement travaillé, l’écriture incantatrice de Gracq rappelle plutôt le mystique matérialiste très présent dans le recueil Les bêtes. Le « récit enchanteur de Gracq » exprime et recrée « un état de pensée qu’il faut sans doute qualifier de surréel »290. Son « réalisme apparent […] n’est qu’illusoire »291, comme le prouve l’état de l’histoire au moment le plus « drôle » de la guerre. Selon Carol J. Murphy, Gracq invite ses lecteurs à réfléchir aux liaisons magiques et surnaturelles entre les éléments les plus banales292. De la même façon dont Gascar s’interroge sur les relations fondamentales entre l’homme et la bête et de la même manière dont les phénomènes naturels semblent présager du destin de la condition humaine, Gracq désire « réaccorder l’homme aux forces de la nature »293. Dans Un Balcon en forêt, Gracq imprègne son écriture du « rythme même des saisons sylvestres », de « notations précises sur la vie naturelle, [des] arbres, [des] journées en forêt »294, tout en y ajoutant une touche surnaturelle.

L’écriture de la métaphore telle que nous la découvrons dans l’œuvre de Gascar, se manifeste également à travers l’œuvre de Gracq, où elle représente l’ « agent majeur de duplication spéculaire et de structuration »295. Chez Gracq, la métaphore détient la capacité de décentraliser un récit et de continuellement déplacer sa signification, afin de créer un sentiment d’indétermination ou d’ambigüité296. Dans Les bêtes, Gascar infère de la métaphore zoomorphe afin de dénoncer la bestialité intrinsèque de l’homme qui annonce un message apocalyptique pour l’humanité. De pareille manière, Gracq a recours à la métaphore naturelle pour décrire le péril imminent de la guerre :

De chaque côté de la haie, entre les branches nues, maintenant un ciel d’un bleu plus pâle transparaissait partout à travers la forêt amaigrie. Très loin, sur la surface rugueuse des taillis, un fin serpent de poussière s’élevait lentement au-dessus des branches : la cavalerie manœuvrait aussi dans la laie des

290 L.S.R., op. cit., p. 386. 291 Ibid., p. 386. 292 Carol J. Murphy, The Allegorical Impulse in the Works of Julien Gracq: History as Rhetorical Enactment in Le Rivage des Syrtes and Un Balcon en Forêt, Chapel Hill, University of South Carolina Press, 1996, p. 14. 293 Simone Grossmann, « Critique : Julien Gracq : Critique d’un certain usage de la littérature by Philippe Bertier », The French Review, t. LXIX, n° 4, mars 1996, disponible sur , p. 651. 294 Claude Roy, [Critique de presse sur Un Balcon en forêt], Libération, 26 novembre 1958, disponible sur : < http://www.jose-corti.fr/titresfrancais/un-balcon-en-foret.html>, consulté le 23/06/2012. 295 Elisabeth Cardonne-Arlyck, La métaphore raconte : pratique de Julien Gracq, Paris, Klincksieck, 1984, p. 248. 296 Constantin TOLOUDIS, « Critique : La métaphore raconte : pratique de Julien Gracq by Elisabeth Cardonne- Arlyck », The French Review, t. LIX, n°6, mai 1986, disponible sur , p. 990. 54

Houches. La guerre ne s’installait pas vite, mais par des petites touches, insensiblement, elle prenait possession de la terre à la manière d’une saison grise : quand ils se taisaient, on n’entendait plus que le grondement des moteurs et, du côté de la vallée, le ronron lointain d’un avion de l’école de pilotage qui se balançait mollement au-dessus des fumées de la Meuse. La journée était claire, mais déjà froide : les bruits portaient très loin297.

« Les branches nues » de la « forêt amaigrie », qui ne ressemble plus qu’à du « taillis rugueux » sans valeur, représentent une détérioration qui s’empare lentement mais sûrement de l’humanité. La situation ambigüe que la drôle de guerre a implémentée, permet à la guerre de s’installer subtilement dans le quotidien de l’homme avant de le frapper fort, comme un soudain hiver rigoureux. Quoique l’azur persiste encore à travers le feuillage dénudé, sa clarté froide annonce un univers de damnation, de la même façon dont les hennissements désespérés des chevaux, les miaulements démoniaques du chat ou les rugissements affamés des fauves dénotent la cruauté bestiale de l’homme sombré dans la folie.

2.2.2. Le chemin creux : le pouvoir de l’imaginaire Lorsque la compagnie militaire de Gascar est « isolée du reste du bataillon », les « sauve qui peut ! » retentissent à travers les champs et l’élan des fugitifs se métamorphose dans « une image d’envol » 298 qui rappelle l’évasion définitive de Peer dans Les chevaux. L’évasion physique rend chacun des soldats à son « destin individuel », laissant derrière lui, « comme la marque d’une désertion » 299, les résidus de leur fraternité militaire. Cependant, le protagoniste ne semble pas pouvoir se débarrasser d’un sentiment de dépaysement écrasant : « La soudaineté de notre défaite, […] la débâcle militaire, l’exode des habitants, m’amenaient à me sentir, pour la première fois de la vie, dépaysé dans l’histoire et, du même coup, dépaysé dans cette région de France […] sur laquelle maintenant [ …] le sentiment de l’irrémédiable pesait300». Le fait de se retrouver physiquement dans un paysage inconnu, sans repères, le fait sombrer dans un état de désespoir total :

Je n’avais jamais éprouvé une pareille détresse. Le monde dans lequel j’avais vécu jusqu’alors et que la guerre même n’était pas parvenue à défigurer tout à fait, tant qu’elle avait semblé nous garder quelques chances, avait perdu les derniers de ses aspects familiers. Le sentiment de totale dépossession qui me gagnait, comme si la faculté même de saisir le sens de la vie m’était retirée, ne

297 Julien Gracq, op. cit., p. 76, nous soulignons. 298 Pierre Gascar, Le fortin, op. cit., p. 75. 299 Ibid., p. 76. 300 Ibid. p. 78 55

pouvait être que celui, prémonitoire, qui, dans certaines circonstances, pensais- je, précède la mort301.

La liberté dans laquelle il a soudainement été propulsé, évoque contre toute attente une vision d’homme perdu, incapable de saisir le sens de la vie. Son destin individuel semble condamné à une route douloureuse vers la mort. Il ne trouve aucun réconfort dans ce « lieu où s’écoulait désormais un autre temps que celui auquel [il avait] jusque-là appartenu »302. Par conséquent, cette absence d’un message apaisant au niveau du réel fait s’égarer l’auteur vers son imaginaire, qui, comme une surimpression, « prolongera [le texte du récit] au moyen de signes particuliers »303. Selon Fabre-Luce, l’imaginaire possède l’aptitude de « souligner […] les lacunes inhérentes au réel »304. Lorsque Gascar remarque le chemin creux et y reconnaît les descriptions flaubertiennes, son désespoir se réduit instantanément : « une sorte d’illumination me tira d’un seul coup de la détresse que j’éprouvais, un peu plus tôt »305. Le pouvoir du souvenir littéraire, « cette flambée de mémoire qui [l’]éclairait intérieurement »306, démontre l’importance qu’une certaine notion de l’onirisme a représentée à travers l’œuvre de guerre de Gascar :

Au moment où tout se dérobait autour de moi, je rentrais dans un monde intact, dans un temps refermé sur lui-même, dans une histoire recommencée sans fin et qui, bien que limitée à quelques faits et ne comportant que quelques personnages, prenait un caractère d’universalité et donnait comme un éclairage d’éternité aux lieux où l’auteur l’avait située307.

Ce passage définit la force de la littérature, apte à transposer « une portion de monde réel » dans le domaine intact des « mondes possibles »308, où le fait divers et ses protagonistes se voient attribués un « caractère d’universalité », éclairant ainsi éternellement les lieux qui ont inspiré la plume de l’auteur. L’imaginaire « dégage l’essence de la réalité et la hausse jusqu’au symbole » et l’intensité de l’univers dans Madame Bovary se situe dans le fait qu’ « il était partout et nulle part, divisible et homogène » et qu’il « parvenait à se maintenir au milieu du déferlement de la guerre »309. Gascar place le réalisme incantatoire de Flaubert sur un piédestal. Grâce à sa « vertu incantatoire » et sa « perception hallucinée de la réalité », l’auteur-maître du réalisme met en œuvre « une forme de voyance qui apparaissait d’autant

301 Ibid., p. 79. 302 Ibid., p. 78. 303 Anne Fabre-Luce, op. cit., p. 840. 304 Ibid., p. 840. 305 Pierre Gascar, Le fortin, op. cit., p. 80. 306 Ibid., p. 81. 307 Ibid., p. 81, nous soulignons. 308 Umberto Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1979, p. 226. 309 Pierre Gascar, Le fortin, op. cit., p. 86. 56 plus surnaturelle qu’elle s’exerçait ici sur le banal, le quotidien, et donnait ainsi un air de miracle aux aspects les plus ordinaires de la vie »310. En outre, ces caractéristiques de la littérature flaubertienne s’appliquent parfaitement à « l’idéal stylistique de Gascar »311, dont l’écriture en premier lieu réaliste s’aventure à plusieurs reprises dans le domaine d’un symbolisme onirique. Dans Les bêtes, son matérialisme imaginaire qui relie le monde de la rêverie à celui d’un état de guerre, donne lieu à une atmosphère de damné. Dans cette perspective, les récits dans Le fortin permettent des escapades dans l’imaginaire sans que celles-ci se voient métamorphosées en cauchemar. La « transmutation romanesque »312 que symbolise le monde d’Emma Bovary, permet de tirer l’auteur des réalités cruelles de la guerre. Cependant, cela n’ôte pas au Chemin creux son message accusatoire contre la guerre, car, même si le souvenir littéraire flaubertien profite d’ « une totale inviolabilité », les paysages qui ont servi de modèle au romancier se trouvent « déjà trop défigurés par les destructions pour qu’on pût les reconnaître et les apparenter aux premiers »313.

Par conséquent, l’image du chemin creux, le seul objet pour lequel Gascar ne parvient pas à trouver la citation exacte dans le roman, devient son dernier point d’appui. Sa recherche obstinée de l’extrait approprié, de ce « monde où se dégageaient le visage caché des choses, le sens secret des faits, l’harmonie des destins », se rapproche d’un « exercice spirituel »314, voire d’une prière. Or, les passages à travers les chemins creux ne semblent pas annoncer un dénouement dans lequel l’auteur regagnerait un fois pour toutes la liberté. Au contraire, les chemins contiennent « une fraîcheur déjà souterraine », dans laquelle les soldats fugitifs s’enterrent de plus en plus profondément afin de s’ « isoler tout à fait dans le monde des bêtes nocturnes et des sources… »315. Le fossé se manifeste donc comme une allégorie d’un cimetière, voire de la mort. En effet, à peine installé dans les vallons du chemin, qui rappellent les tranchées de la Première Guerre mondiale, les explosions d’obus s’accumulent, et les premiers morts tombent impitoyablement. Pour Gascar, le chemin creux reste toutefois un refuge imaginaire dans lequel ses pensées peuvent s’égarer vers Madame Bovary : « [L’image du chemin creux] se superposait à la réalité de tous les chemins de la terre, la transcendait, me replaçait dans ma patrie secrète, tendait à m’affranchir du présent316 ». Le sentiment de sécurité qui se pose comme un palimpseste sur la situation réelle, souligne de

310 Ibid., p. 81. 311 Pierre Schoentjes, op. cit., p. 6. 312 Pierre Gascar, Le fortin, op. cit., p. 91. 313 Ibid., p. 98. 314 Ibid., p. 99. 315 Ibid., p. 100-101. 316 Ibid., p. 106. 57 nouveau la force de l’imaginaire. L’image littéraire, « irréelle, mais vivante, appartenant à un monde abstrait, mais hospitalier », peut survivre les pires conditions dans lesquelles l’auteur voyait sa « jeunesse irrévocablement bornée par la mort ou par la captivité »317.

Cependant, Gascar va découvrir plus tard que contrairement à sa conviction pendant la guerre, « à aucun endroit, dans Madame Bovary, il n’est question d’un chemin creux »318. Ceci prouve que « la littérature suscite des images qui, pour devoir beaucoup à une œuvre particulière, n’en sont pas moins absentes »319. Ces images « fictives » occupent néanmoins une place primordiale dans la mémoire de l’auteur et démontrent combien la littérature fait partie intégrale de sa vie. La manière dont il articule ses expériences de guerre à sa connaissance littéraire, explique partiellement l’élan romanesque que son témoignage dans Le temps des morts a pris. De la même façon dont la nature et ses paysages reflètent l’univers mental de Gascar, une sorte d’intertextualité littéraire s’implémente dans ses observations de la vie.

La forêt, l’avant-dernière nouvelle dans Le règne végétal, raconte l’évasion de Gascar et deux compatriotes à travers un bois en Bavière. Dans ce récit, la forêt reflète matériellement l’évolution de la mentalité des fugitifs, en particulier de Gascar. Dès qu’ils franchissent la lisière du bois, Gascar ressent qu’il est un élément indésirable dans ce lieu naturel qui « non seulement s’obscurcissait, mais se refermait sur soi-même »320. De la même manière dont les phénomènes naturels se traduisent en augures pessimistes dans Les bêtes et Le temps des morts, la forêt annonce une déchéance graduelle du dessein des fugitifs. Bien qu’elle paraît échapper aux horreurs du « monde de la guerre » 321 et que « le temps semblait s’[y] être immobilisé »322, la forêt crée un « sentiment de non-admission »323 vis-à-vis de ses visiteurs. Etant donné que l’auteur assimile les arbres à ses dominateurs allemands, la hauteur de la futaie prend un air écrasant. Le désespoir qui se glisse dans le cœur de Gascar ôte toute croyance en la réussite de leur entreprise : « la poche de Schaffhouse, notre but, perdait dans mon esprit toute réalité, rentrait dans la géographie abstraite d’où notre projet d’évasion l’avait un instant tirée324 ».

317 Ibid., p. 106. 318 Ibid., p. 107. 319 Pierre Schoentjes, op. cit., p. 7. 320 Pierre Gascar, Le règne végétal, Paris, Gallimard, 1981, p. 131. 321 Ibid., p. 132. 322 Ibid., p. 133. 323 Ibid., p. 135. 324 Ibid., p. 138. 58

En effet, la forêt commence à se métamorphoser en une espèce de bois enchanté après la rencontre avec le garde forestier, qui semblait appartenir « à un temps très éloigné du nôtre, comme s’il sortait d’une de ces images allemandes du siècle dernier où […] il aurait fumé sa pipe de porcelaine, en parlant à une jeune fille aux tresses blondes »325. Sa description stéréotypée, ainsi que le placement de sa personne dans l’Allemagne du 19ème siècle, évoquent une image qui cadrerait parfaitement dans un conte de Grimm. Leur œuvre féérique, considérée la « proto-poésie » de la culture allemande, se distinguait par une nostalgie d’une société encore non corrompue par la modernité326. La forêt représentait un de ces éléments naturels par excellence qui ne cédait pas aux dangers de la civilisation. C’est pourquoi l’intrusion de la forêt se tourne au fur et à mesure au désavantage des fugitifs : « la forêt devenait un piège dans lequel, à peine évadés du camps, nous étions tombés, piège qui tenait de l’ensorcellement et où l’on s’enfonçait toujours d’avantage, en croyant s’en dégager327 ». La violence de la guerre, qui semblait temporairement si éloignée dans les enclos de la futaie, les rattrape et est substituée par « les châtiments des contes »328.

Au contraire du soulagement ressenti dans Le chemin creux grâce aux évasions dans l’imaginaire, le féérique envahissant qui se manifeste dans La forêt incite l’auteur à abandonner sa tentative de fuite. Bien qu’ils soient arrivés à la lisière du bois, Gascar se sent « mystérieusement enrichi de [sa] misère, de [sa] défaite » et décide de se livrer aux forces de la forêt et de son destin individuel. « Jamais la forêt n’avait respiré autant la paix, invité autant au repos » : ce n’est que lorsqu’il s’adonne aux pouvoirs incantatoires de la forêt, qu’elle redevient un lieu de trêve. Quoiqu’il sache qu’il sera de nouveau voué à une vie en captivité, Gascar attend ce moment avec confiance, s’accordant une « journée de liberté »329 avant de se rendre à l’ennemi. De plus, sa réconciliation paisible avec la nature forestière donne lieu à une contemplation philosophique qui se retrouve, en filigrane, dans toute son œuvre de guerre et d’atrocité :

Il me venait l’idée que, resté seul, je découvrirais dans la forêt ce qu’elle nous tenait caché et dont, depuis la veille, je devinais, sinon la nature, du moins l’existence. La souffrance physique ou morale nous fait nous rejeter mentalement vers un monde second, un monde à demi irréel qui tient un peu de

325 Ibid., p. 141-142. 326 «Urpoesie der Deutschen? » in: J.B. METZLER, Deutsche Literaturgeschichte : Von den Anfängen bis zur Gegenwart, septième édition sous la collaboration de e.a. Wolfgang Beutlin, Klaus Ehlert et Christine Kanz, Stuttgart, Metzler Verlag, 2008, p. 208. 327 Pierre Gascar, Le règne végétal, op. cit., p. 148. 328 Ibid., p. 152. 329 Ibid., p. 155. 59

celui de l’enfance. Chacun de nous porte en soi l’image imprécise d’un paradis antérieur dans lequel il rêve de se réfugier, quand sa souffrance devient insoutenable ou quand il sent qu’il va mourir. A un degré de désarroi extrême, ce n’est pas seulement le répit qu’on appelle, mais aussi une consolation, quelque chose de plus que la cessation du tourment qu’on endure, comme si celui-ci donnait droit à un bonheur au-dessus de tous les autres et qui n’est plus, depuis longtemps, de ce monde-ci330.

Dans Les bêtes, nous avons observé comment la souffrance physique et mentale infligée à l’homme dans des situations extrêmes, le font graduellement sombrer dans la folie. Le temps des morts, comme témoignage direct d’une des pages les plus noires de l’Histoire, poursuit la narration du dépérissement de l’humanité. Notre retour vers un état atavique, où nous redécouvrons notre animalité et notre instinct de survie sous-jacents, est une conséquence directe de notre inaptitude à saisir la face tourmentée du monde en guerre. Le refuge que la rêverie et l’imagination nous offre dans ces cas, est clairement élaboré dans Le chemin creux et dans le dénouement de La forêt. Dans des situations de « désarroi extrême », le souvenir, qu’il soit enfantin ou littéraire, parvient à nous ouvrir les portes vers ce « paradis antérieur » de consolation. Le bonheur qu’une telle échappatoire mentale suscite s’oppose tellement au quotidien cruel, qu’il semble en effet issu d’ « un monde second, un monde à demi irréel ».

2.2.3. L’expérience double de la libération dans La petite ville Lors de la « capitulation allemande sans condition »331, le contact entre les prisonniers de guerre et les libérateurs ne s’avérait pas toujours aussi cordial. Par exemple, les soldats soviétiques « semblent n’avoir pas fait toujours, dans le feu du combat, une distinction immédiate entre P.G. libérés et Allemands en proie à leur compréhensible vengeance »332. Dans La petite ville, Gascar raconte sa propre expérience lors de la libération, où, en plein milieu de l’euphorie, il se trouve contraint à aider une villageoise allemande qui fuit les forces soviétiques. Sa peur d’être identifié comme un collaborateur, l’oppose à un dilemme moral : assister une semblable, qui s’est brusquement vu attribuer le rôle de victime persécutée ou laisser libre cours à son sentiment de vengeance et infliger à cet ennemi un résidu de sa propre peine vécue pendant cinq ans ? Gascar, qui se manifeste dans son œuvre d’après-guerre comme un grand accusateur du dépérissement de la condition humaine, est lui-même mis dans une situation où la lisière entre le moralement juste et l’instinct de survie se trouble.

330 Ibid., p. 155. 331 Yves Durand, Le nouvel ordre européen nazi. La collaboration dans l’Europe allemande (1938-1945), Paris, Editions Complexe, 1990, p. 320. 332 Yves Durand, Prisonniers de guerre dans les Stalags, les Oflags et les Kommandos, 1939-1945, op. cit., p. 276. 60

Les derniers mois de guerre que l’auteur passe dans le village de Malchin, dans le Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, se déroulent d’une manière paisible : « Depuis le débarquement des Alliés en France […] les Allemands, ne craignant plus nos évasions et, au surplus, manquant de soldats pour nous garder, nous laissaient circuler librement dans la ville et la campagne environnante333 ». En se promenant seul dans les rues et en contemplant le sentiment de liberté en grande partie regagnée, « la plénitude de l’existence, et le bonheur qu’[il] en éprouvai[t] » font trouver Gascar à la petite ville « plus de charmes qu’elle n’en possédait réellement » 334. Il parvient à s’infiltrer dans le quotidien des villageois, convaincu que sa « condition de prisonnier de guerre » le « dépersonnalisait parfaitement »335, le rendant par conséquent invisible pour le reste du village : « J’avais l’impression d’être transparent, […] j’avançais sur le trottoir, ce qui me dispensait d’avoir à m’effacer devant les gens venant en sens inverse et même de rencontrer leur regard336 ». De plus, sa nationalité française, qui l’attache involontairement au gouvernement collaborateur du maréchal Pétain, fait de lui un de ses « vainqueurs inoffensifs »337. Or, en même temps, le fait que les villageois ne le remarquent pas, démontre l’effacement graduel des citoyens en attendant la suite des événements qui annonceront définitivement la fin de la guerre: « La petite ville appartenait déjà au passé, à un monde défunt, et, si ses habitants semblaient ne pas être conscients de ma présence, c’était parce que, comme on le sait, les vivants sont invisibles pour les fantômes338 ». Gascar, qui a vécu en captivité pendant la plus grande partie de la guerre, possède à nouveau une vitalité longtemps corrompue par les atrocités bellicistes. Les Allemands, les principaux oppresseurs pendant six ans, se trouvent par contre relégués à un destin fantomatique de pénitence. La fin de la guerre et la victoire des Alliés renversent la hiérarchie entre les persécuteurs et les persécutés qui a si longtemps terrorisé l’Europe entière.

Par conséquent, lorsque la femme allemande l’accoste pour pousser la civière sur laquelle sa mère paralysée est étendue, Gascar l’aide « d’assez mauvaise grâce » et perturbe son camarade qui « avait l’air de désapprouver de [son] acte d’assistance »339. Le fait que l’Allemande se fie entièrement à l’auteur, l’étonne, « car les Allemands ne savaient pas, après tout, ce qu’ils devaient attendre d’hommes qu’ils avaient gardés, comme nous, prisonniers si

333 Pierre Gascar, Le fortin, op. cit., p. 142. 334 Ibid., p. 143. 335 Ibid., p. 143. 336 Ibid., p. 144. 337 Ibid., p. 144. 338 Ibid., p. 148. 339 Ibid., p. 151. 61 longtemps, maintenant que la possibilité leur était donnée de prendre leur revanche »340. La rencontre avec les trois soldats soviétiques, ces hommes qui « étaient [ses] libérateurs, [qui leur] restituaient un monde délivré de l’oppression nazie »341, renforcent le mauvais gré de Gascar vis-à-vis des citoyennes allemandes, dont la présence gâche complètement son euphorie de libération :

[L’] indifférence [des soldats soviétiques] m’associait aux deux femmes aux côtés desquelles je me trouvais, m’incluait dans cette population ennemie qu’eux et leurs semblables s’apprêtaient à traiter, au mieux, avec la froideur et la mansuétude méprisante des vainqueurs. J’en éprouvais du dépit et presque de la honte ; j’aurais voulu aller vers ces soldats, leur dire que j’étais un Français […], un allié, un camarade, un récidiviste malchanceux de l’évasion, que je ne connaissais pas ces femmes, que, seul, le hasard, la pitié, … […] J’en voulais mortellement à ces deux femmes […] de m’avoir entraîné de leur côté […] l’instant où, avec l’arrivée de l’Armée soviétique, ma libération devenait effective […]. A cause de ces deux femmes, tout se passait, en un mot, comme si, en perdant la guerre, l’Allemagne trouvait encore le moyen de me faire prisonnier une seconde fois342.

L’enchevêtrement paradoxal du moment de la libération avec l’image d’une seconde incarcération, relève de l’absurde. Pensant dominer mentalement la petite ville pendant ses promenades, Gascar s’est livrée à un faux « sentiment de supériorité », croyant bénéficier « d’une sorte d’immunité » grâce à son appartenance aux « vainqueurs de demain »343. Or, c’était le village qui « jour, après jour, insidieusement [le] possédait, [le] liait à son destin »344. La contenance invincible que l’auteur avait précocement adoptée, semble se tourner contre lui lorsqu’il se consacre à cet acte de « sauvetage »345 d’un des ses ennemis et s’assimile ainsi à l’identité allemande, vu que « les libérateurs avaient en outre pour mission, non seulement de mener le combat jusqu’à la victoire, mais d’éliminer définitivement le nazisme et le militarisme allemand »346. Cependant, au moment où Gascar veut révéler sa vraie identité aux soldats russes, ils s’éloignent, honorant son entreprise d’évacuation des « habitants impotents », car « les Russes respectent les vieillards, même s’ils appartiennent à

340 Ibid., p. 152. 341 Ibid., p. 153. 342 Ibid., p. 156. 343 Ibid., p. 163. 344 Ibid., p. 163. 345 Ibid., p. 151. 346 Yves Durand, Prisonniers de guerre dans les Stalags, les Oflags et les Kommandos, 1939-1945,op. cit., p. 279. 62 un pays ennemi »347. Son acte fondamentalement humanitaire accrédité par ses libérateurs, Gascar, « soudain apaisé »348, se livre finalement à l’euphorie de la libération :

Je n’en voulais plus à cette femme d’avoir gâché les premiers moments de ma libération, en exerçant sur moi un chantage à la pitié, de s’être introduite, avec cette civière branlante, dans les images d’une journée de victoire dont j’étais appelé à me souvenir toute ma vie. En promenant le corps de la vieille, au milieu d’une ville en flammes, je représentais après tout une vérité de l’histoire qui, par ce qu’elle avait d’humble et même de dérisoire, contrebalançait utilement celle qui un peu plus loin, trouvait son éclat dans le défilé des armées triomphantes349.

De la drôle de guerre à la libération, le ton général qui parcourt le recueil Le fortin en est un de l’atteinte d’une sérénité intérieure. Au contraire du message d’une déchéance humanitaire que contiennent Les bêtes ainsi que Le temps des morts, Gascar semble s’être réconcilié avec ses souvenirs de guerre et retrouve de l’espoir en une reconstruction de la condition humaine. Ses souvenirs donnent lieu à une imagerie abondante, qui se traduit par des phrases « gracquiennes » longues et parfois rêveuses, mais moins métaphoriques et par conséquent plus réalistes. Les images possèdent des forces particulières : elles enchantent, calment, horrifient et surprennent avec un impact caractéristique350. L’imaginaire que les expériences personnelles de l’auteur incitent, n’ôte toutefois rien à leur valeur de « vérité historique ». Comme Gascar le spécifie dans son entretien radiophonique avec Jacques Chancel, la force de la littérature se trouve en grande partie dans le développement et la personnalisation de faits divers, afin de les éloigner d’un journalisme mécanique. La littérature possède l’aptitude d’extérioriser un cri de sensibilité351 et d’inciter l’homme à ralentir devant l’évolution précipitée de notre terre. En mettant en scène ces brèves nouvelles de témoignage, Gascar parvient à « contrebalancer utilement » les informations « en vrac »352 qui envahissent notre société contemporaine.

347 Ibid., p. 164. 348 Ibid., p. 166. 349 Ibid., p. 167, nous soulignons. 350 Anne Katherine Isaacs, Pascal Dupuy, Histoire, Images, Imaginaire, Pisa, Edizioni plus – Università di Pisa, 2002, p. VII. 351 Jacques Chancel, op. cit. 352 Ibid. 63

3. La réécriture dans Le temps des morts: Le rêve russe

Auto, un livre publié pour Citroën en 1968, dépeint une démarche à peu près similaire à la réédition de Le temps des morts en ce qui concerne la réécriture d’un texte qui se base sur les observations personnelles de Gascar. Dans l’entretien avec Hubert Nyssen intitulé Le pouvoir incantatoire, l’auteur élabore à ce propos :

Tout était fondé sur une observation d’une minutie extrême. C’était un exemple révélateur de précision symbolique. Or, depuis, le livre a reparu après avoir été récrit. Sans que rien ne soit démenti du texte primitif, on trouve, dans l’édition définitive, de nouveaux passages vers ces vérités secondes qui, si dissimulées qu’elles soient, irriguent les vérités d’évidence et les justifient353.

Cet extrait met en exergue deux points importants dans cette étude comparative entre les deux versions du Le temps des morts : la disparition d’une certaine symbolique « envahissante » dans Le rêve russe et le souci de véracité que ce dépouillement stylistique reflète. Par conséquent, nous tentons dans ce chapitre d’observer comment les métaphores et comparaisons abondantes dans Les bêtes suivi de Le temps de morts font place à une approche et un langage plus directs dans Le rêve russe. L’analyse thématique et en particulier celle de la mise en scène des déportations juives, sert à relever les décalages les plus frappants dans l’intrigue qui est essentiellement la même dans les deux versions : les expériences personnelles de Gascar comme prisonnier de guerre à Rawa-Ruska.

3.1. L’évolution stylistique du roman à l’essai Le rêve russe met en œuvre un mélange de différents styles d’écriture. Dans le dialogue avec Hubert Nyssen, Gascar déplore « que l’attachement du public pour le roman est en régression et que les gens ne vont plus qu’aux romans archi-romancés»354 . « Les formes intermédiaires ou les formes avancées du roman découragent. […] Il ne faut donc pas avoir peur de rejeter l’étiquette et de substituer au roman des formes littéraires qui tiendraient de l’essai, du poème en prose… » 355, continue-t-il à ce propos. Gascar se pose ensuite la question de savoir s’il n’existe aucune forme intermédiaire entre « l’archi-roman » et l’autobiographie « typique ». Le rêve russe semble formuler la réponse : nous y retrouvons des éléments autobiographiques

353 Hubert Nyssen, op. cit., p. 83. 354 Ibid., p. 86. 355 Ibid., p. 86-87. 64 assimilés dans une œuvre littéraire contemporaine qui est reliée à l’histoire concentrationnaire de la Seconde Guerre mondiale. A ceci s’ajoutent l’insertion de la correspondance avec la Cosaque, Galina T., ainsi que des formulations plutôt philosophiques qui se manifestent sous forme d’essai. Gascar exprime dans cette interview qui date de 1969 son désir d’avancer progressivement vers une forme de littérature qui s’éloigne de plus en plus de l’anecdote et du romanesque, bien qu’ils restent des supports fondamentaux pour son écriture356. « Son œuvre, d’abord construite à partir de données romanesques traditionnelles, s’est avec la maturité peu à peu affranchie de l’intrigue et des personnages »357, note à juste titre Guy Rohou. La comparaison stylistique des deux livres a l’intention de décrire et donc prouver cette évolution vers un langage allégé.

L’image que nous nous formons de Rawa-Ruska dans Le rêve russe s’appuie beaucoup plus sur des détails historiquement fondés. La révocation du cimetière se fait à l’aide de photographies récentes qui lui ont été envoyées. A travers la correspondance entre Gascar et Galina T., nous sommes également introduits aux contextes politiques et sociaux qui ont décidé du sort de la Seconde Guerre mondiale et qui ont induit ses répercussions affreuses. Le rêve russe recourt à une méthode qui alterne les souvenirs de l’auteur avec de fortes élaborations historiques, qui parviennent à se renforcer mutuellement afin d’obtenir un solide effet du réel.

La description minutieuse de Rawa-Ruska au début du texte définitif en forme une preuve frappante. Premièrement, le camp y est nommé littéralement, ce qui l’oppose à la dénomination vague de Brodno dans Le temps des morts. L’approche plus détaillée, reconstituant l’histoire de ce stalag, bâti afin de commémorer la cavalerie russe qui s’était emparée de la région vingt ans plus tôt, trahit déjà les intentions réalistes de Gascar. L’évocation du cimetière laisse derrière elle tout embellissement lyrique: « Il [le commandant autrichien] le choisit dans la partie la plus attirante de la campagne environnante358 ». Au contraire du Temps des morts, où la beauté du cimetière sert comme échappatoire et symbolise ainsi d’une manière contrastante un univers de paix au milieu des massacres de guerre, l’auteur ironise cette volonté d’euphémisme : « même en temps de guerre, on ne pouvait assez entourer la mort, même violente, d’images d’harmonie naturelle et de paix359 ». Le rejet d’ornements descriptifs et l’absence d’images où les métaphores naturelles débordent

356 Ibid., p. 87. 357 Guy Rohou, « Pierre Gascar et les vérités de la nuit », La Nouvelle revue française, n°221, mai 1971, p. 89. 358 Pierre Gascar, Le temps des morts: Le rêve russe. Texte définitif, op.cit., p. 27. 359 Ibid., p. 27. 65 des pages semblent complets. Cependant, l’influence d’une écriture organique n’a pas totalement disparue, si nous étudions la réinterprétation libre du symbole de la branche cassée :

Plus que les vies animales du sous-sol, plus que les mouvements des bêtes fouisseuses, les racines des arbres, tâtonnantes, animées par leur croissance, allaient peu à peu envelopper ces morts dans le réseau d’une vie silencieuse à laquelle, par chacune des cellules de leurs dépouilles, même lorsque celles-ci se seraient intégrées à la terre, ils participeraient360.

Que ce soit une coïncidence ou pas que ce fragment se situe précisément avant la découverte du cimetière juif, l’idée de la continuation de la vie des morts à travers la nature se rapproche incontestablement de la signification de la branche cassée dans Le temps des morts. L’interprétation philosophique du narrateur, qui mettait les limites de la vie et de la mort au défi et qui questionnait l’idée qu’ « il n’y a peut-être pas plus d’identité dans la mort que dans la vie » 361, trouve une formulation cernée dans Le rêve russe. Si l’homme continue à dépérir physiquement après la mort et est réduit à sa dépouille, son identité continue à se transmettre aux prochaines générations à travers la nature, à travers les racines de ses fondations. La volonté de préserver une certaine individualité pour les morts, se manifeste au moins aussi fort dans le texte définitif. L’ostracisme dont la minorité juive de Galicie avait été l’objet et l’emplacement de leur cimetière dans des coins inconnus de la population locale, sont ressentis par l’auteur comme des injustices et des actes de vol d’identité. Le langage dans Le rêve russe se manifeste d’une manière plus directe, condamnant clairement les actes inhumains, là où Le temps des morts tend à se perdre dans son labyrinthe d’allégories.

Un des critères de l’évolution stylistique de Gascar se cache selon Guy Rohou dans la diminution considérable de personnages. En effet, à part le personnage de Maria qui réapparaît, le garde allemand Ernst et le « mort vivant » juif Lebovitch disparaissent de la circulation. La fin du Temps des morts nous fait soupçonner que la séparation du narrateur et « son image » Maria entraîne la mort de cette dernière. Gascar semble en être conscient et la Maria dans le texte définitif est décrite d’une manière qui la distingue des Juifs et donc de leur destin fatal: « Elles [Maria et sa copine] n’étaient pas juives : la liberté de mouvement qui les amenait ici et l’aisance de leur attitude en témoignaient » 362. Dans Le rêve russe, le personnage de Maria n’est pas utilisé dans un contexte spécifiquement romantique, mais

360 Ibid., p. 47. 361 Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 234. 362 Pierre Gascar, Le temps des morts. Le rêve russe. Texte définitif, op. cit., p. 52. 66 plutôt amical. Ils se saluent de la main lorsqu’elle passe par le cimetière ou quand elle se trouve « à la porte de la cantine, à côté d’hommes muets, l’air accablé, chacun d’eux tenant une gamelle vide » 363. Cette dernière citation produit un effet du réel, vu que nous avons à faire à une vraie personne qui se meut dans ce triste univers que constitue le camp de travail de Rawa-Ruska avec ses employés mornes. Son statut d’image réconfortante qu’elle représente pour le narrateur dans Le temps des morts s’est complètement évanouie. Elle appartient à cette masse d’hommes qui gémit sous l’oppression des nazis, bien qu’elle puisse y échapper partiellement grâce à sa nationalité polonaise. Toute allusion surréelle qui pourrait relier le personnage de Maria à l’image pieuse de la Vierge Marie est minutieusement évitée.

Une autre preuve de la quête de Gascar vers un témoignage plus réaliste, se retrouve dans la scène d’adieux entre le narrateur et Maria. Là où nous avons repéré dans Le temps des morts une scène riche en symbolisme pieux, le même extrait dans le texte définitif coupe court aux sentimentalités avec un langage plus direct et donc plus clair :

Maria s’était avancée de deux pas et me faisait signe de m’approcher d’elle : Piotr ! Elle avait un air sérieux. Je m’empressai de la rejoindre. Quand je fus près d’elle, elle avança son visage vers le mien et, sans un mot, m’embrassa sur les lèvres, bouche close, à la russe. […] C’était donc un baiser d’adieu que Marie m’avait donné. Je ne m’inquiétais pas du sort de cette fille. Polonaise, elle appartenait à un peuple certes opprimé, mais non martyrisé et exterminé, comme l’autre. J’allais garder le souvenir de son baiser, ce baiser à la fois sensuel et scellé364.

Trois réflexions s’imposent en comparant ce paragraphe à celui de l’édition qui date de 1953. Premièrement, l’état mental dans lequel Maria se trouve est quasiment à l’opposé dans les deux récits. La description antérieure où « elle marchait sans hâte, le visage levé, avec une résolution tranquille et ses cheveux blonds [qui] volaient sur son front365 », la fait apparaître comme dans un rêve, comme dans une sorte de transe. L’effet fantomatique qu’elle déclenche s’inscrit parfaitement dans sa symbolique d’image pieuse qui se dissoudra mystérieusement par après. La détermination nerveuse qu’elle manifeste dans l’autre version, démontre qu’elle est bel et bien consciente de la séparation qui s’approche. Son baiser scellé, quoique dépeint comme sensuel, ôte de leurs adieux toute sentimentalité romanesque possible.

Deuxièmement, l’insertion de ce fragment au milieu du récit plutôt qu’à la fin, fait diminuer fortement le niveau de dramatisation. Le vague de la fin du premier récit, où le narrateur

363 Ibid., p. 54. 364 Ibid., p. 81-82. 365 Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 289. 67 semble retourner à ses morts pour une durée indéterminée, est brisé dans Le rêve russe par un compte rendu des péripéties ultérieures, qui inclut son propre déplacement vers l’est de l’Allemagne. Le destin de Maria même, notre troisième remarque conclusive, est aussi élaboré d’une façon plus circonscrite. Le dénouement dans Le temps des morts laisse ses lecteurs demeurer dans l’incertitude : Maria s’enfuit-elle dans les bras de la mort ? De la même façon dont la fille se différencie des Juifs dans son introduction, la continuation de sa vie est assurée par ses origines polonaises dans la réécriture publiée en 1998.

Ces remarquables tournures dans le récit de ce personnage ménagent une transition intéressante vers une de nos questions essentielles, nommément l’influence que la fictionalisation prend sur les faits historiques, dans ce cas sur les témoignages directs de l’auteur. Si Le rêve russe atteste en effet « la mémoire meurtrie de l’écrivain [et] son obsession de l’Histoire366 », l’évolution de Maria incarne à merveille le souci d’authenticité qui troublait tant Gascar. Sa réécriture, bien que beaucoup plus minutieuse au niveau de la véracité, laisse moins de place à l’onirique, à l’imaginaire. La définition de roman ne paraît plus applicable au dernier livre, ce qui explique l’absence totale d’une telle dénomination sur sa couverture. Le fait que Les bêtes suivi du Temps des morts ne portent pas non plus le sceau du roman prouve que les intentions fondamentales de Gascar ne se sont pas modifiées. Cependant, la prédilection de Gascar pour la méticulosité historique – et donc sa négligence préméditée de tout qui se relie à l’onirique – prend le dessus et s’exprime surtout sur le plan stylistique. La question de savoir « quelle écriture est acceptable pour retracer la Shoah ? » se retrouve à nouveau au premier plan.

3.2. La mise en scène du témoignage du génocide : quel langage approprié ? Dans Le rêve russe, « la déportation et l’extermination des Juifs se trouve évoquée cette fois de manière explicite et sur le mode du dévoilement puisque l’entreprise relevait à l’époque du secret militaire »367. Le lecteur découvre avec l’auteur au fur et à mesure le massacre qui a lieu sous les yeux des prisonniers français, agrandissant ainsi le sentiment de lire un témoignage direct. La première mention des trains est dépourvue de détails décoratifs :

A cette distance, nous ne pouvions pas apercevoir les visages qui se pressaient dans l’étroite lucarne d’aération ménagé dans la paroi des wagons. Mais nos camarades, vivant dans le camp, situé à quelque trois cents mètres derrière la gare, ne manquaient pas, le soir, de nous dire avoir entendu, par moments, des

366 Pierre Gascar, Le temps des morts. Le rêve russe. Texte définitif, op. cit, quatrième de couverture. 367 Pierre Schoentjes, op. cit., p. 4. 68

lamentations ou des appels qui, affaiblis par la distance, s’élevaient des convois stationnant sur une voie de garage pour laisser passer les trains militaires368.

En outre, ce passage trahit les tactiques romanesques de Gascar dans Le temps des morts, où les cris et les hurlements sont tous intégrés dans le compte-rendu soi-disant direct du narrateur. En réalité, les fossoyeurs n’arrivaient pas à observer les visages des captifs à travers les minimes embrasures. Un même sentiment d’inconvenance nous vient donc lors de la description très précise d’enfants morts jetés sur le toit des trains. L’image accompagnante d’ « une bouche qui remuait faiblement, des yeux qui ne remuaient pas, le visage d’une femme, son enfant mort au-dessus de sa tête, et, près de l’ouverture, le petit pot d’émail bleu, inutile désormais, que secouait chaque cahot »369 relève-t-elle dès lors de l’imaginaire qui sert à choquer ou fait-elle partie d’un témoignage sincère ? Sans avoir l’intention de scruter chaque détail du livre afin de révéler s’il est vrai ou faux, ou au moins plausible, la domination du romanesque l’emporte à nouveau sur la véracité du témoignage. Le fait d’avoir clarifié ses sources d’inspiration dans Le rêve russe, démontre à nouveau le souci historique que Gascar a tant voulu transmettre. Il y avoue aussi que le destin qui attend les Juifs surpasse l’imagination. Un langage de l’imaginaire tel qu’il se manifeste dans la version de 1953 ne paraît donc pas le style le plus approprié.

Au sujet d’un langage approprié, la présence du vocabulaire allemand est remarquable dans Le rêve russe, vu que nous n’en trouvons aucune mention dans Le temps des morts. Dans l’édition de 1953, la définition de la langue allemande est envahie par les connotations cruelles que les actes de sa nation représentative lui infligent : « A cette époque, on se promenait dans la langue allemande comme dans un paysage raviné. De tragiques échos montaient de ses profondeurs370 ». Le langage allemand ne parvient plus à se distinguer des idéologies qu’il formule et devient par conséquent aussi meurtrier et aussi haineux que ses orateurs infâmes. Le nazisme a massacré son propre porte-voix, tant pour les victimes de guerre que pour sa propre postérité.

Dans sa critique sur les œuvres concentrationnaires, Obuchowski dénonce entre autres le roman La mort est mon métier371 de , qu’il accuse d’être mutilé par l’envahissement de la fantaisie sur la réalité et par l’artifice littéraire gratuit, exemplifié par l’interjection constante de mots allemands synthétiques comme ja, nein, jawohl et

368 Pierre Gascar, Le temps des morts. Le rêve russe. Texte définitif., op. cit., p. 68. 369 Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 264. 370 Ibid., p. 253. 371 Publié en 1952 chez Gallimard. Nouveau préface publié en 1972. 69

Herrgott 372. Cependant, la présence de courts idiomes allemands n’ôte rien à la véracité du témoignage dans Le rêve russe. Au contraire, leur insertion a probablement eu lieu afin d’augmenter l’authenticité du récit, comme de petits mots qui sont restés coller dans la mémoire de l’auteur. Chaque usage de vocabulaire allemand dans le livre est aussi directement lié aux souvenirs de Rawa-Ruska. A part le jargon militaire, qui désigne les soldats allemands comme des verts kaki (Feldgrau) ou les prisonniers comme des croque- morts (Grüneisen), les exclamations sont toujours placées à des endroits stratégiques dans la narration. L’articulation soudaine de l’allemand résonne bruyamment au milieu du flux de paroles françaises et attire ainsi toute l’attention du lecteur sur le message qui l’ensuit. De cette façon, le Juden ! exclamé par le soldat allemand contient en effet en soi « une condamnation sans recours » 373. Le « Komme ! Komme ! Schnell !» 374 qui oblige le narrateur à quitter Maria pendant leur conversation s’avérera être le dernier souvenir qu’il gardera de la fille polonaise. La fuite du regard si remarquable chez les citoyens juifs se relie au verboten qui « semblait écrit en lettres transparentes […] sur presque tout ce qui s’offrait à [la vue des prisonniers] » 375. Dans cette perspective, il s’avère intéressant de comparer les deux versions du livre, afin de repérer la modification d’accent dans l’énoncé du soldat allemand lorsqu’il voit défiler les trains vers Belzec :

Le temps des morts : Epouillage, me répondit-il calmement. Il faut bien en finir avec cette vermine juive. C’est très vite fait. Cela se passe à une trentaine de kilomètres d’ici. A l’électricité ou au gaz, paraît-il. Oh ! Ils ne souffrent pas. En une seconde ils sont au ciel. […] Oh ! Ils ne souffrent pas, ils ne souffrent pas376 !

Le rêve russe : Abtransport ! disaient laconiquement les soldats allemands. Le mot, dans leur langue, signifie simplement « évacuation ». Mais il se trouve que la particule ab, en allemand, semblait tomber comme un couperet377.

La révélation des événements est beaucoup moins directe dans la deuxième citation. Le soldat n’explique pas immédiatement ce qui se passe, mais la concision avec laquelle ce mot est exprimé et l’arrière-goût amer que cette parole dure provoque chez les prisonniers, souligne une utilisation symbolique de l’allemand à travers le récit. L’effet causé par le mot épouillage, qui se trouve néanmoins aussi écarté du reste du paragraphe, n’est pas aussi écœurant. De plus, la triple répétition de la phrase « ils ne souffrent pas » ressemble un mantra qui a le but

372 Chester W. Obuchowski, op. cit., p. 332. 373 Pierre Gascar, Le temps des morts. Le rêve russe. Texte définitif., op. cit., p. 69. 374 Ibid., p. 81. 375 Ibid., p. 35. 376 Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, op. cit., p. 263-264. 377 Pierre Gascar, Le temps des morts. Le rêve russe. Texte définitif., op. cit.,, p. 35-36. 70 d’apaiser la conscience du gardien allemand en même temps que celle des prisonniers. Ce fragment était pour le narrateur une tantième preuve du dépérissement de la conscience humaine. L’analyse de la connotation tranchante de cette monosyllabe ab faite par l’auteur, relie d’une manière allégorique la pensée de décapitation –et donc de mort –au destin des Juifs enfermés dans ces wagons de bétail. Le symbolique est clairement encore toujours présent dans le langage du Rêve russe, bien que ses images se manifestent plus dépouillées d’effets excessifs. Les chocs que certains de ses fragments suscitent se font d’une manière plus subtile – comparons le passage dans la version de 1953 où les trains « brûlaient » - mais au moins aussi frappante. L’attention est attirée sur l’essentiel de l’expérience concentrationnaire de Gascar : son rôle de témoin de la solution finale juive pendant la Seconde Guerre mondiale.

Or, le génocide par déportation n’est regrettablement pas la seule forme génocidaire dont Gascar a été le témoin. Le génocide par balle a coûté la vie à un grand nombre de soldats soviétiques, dont Gascar et son équipe de fossoyeurs retrouvent les dépouilles mortelles dans une fosse commune située à côté du cimetière. Le style manié dans Le rêve russe lorsque les travailleurs dégagent cette fosse, suit de nouveau un élan de dévoilement graduel. Le bruit de la pelle qui se cogne contre un objet inconnu résonne, avant que l’on découvre le reste humain. La plus grande différence avec la description dans Le temps des morts se trouve toutefois dans l’identité du corps : « Ce corps était vraisemblablement celui d’un soldat soviétique tué, un an plus tôt, lors de l’offensive allemande. En témoignait un fusil qui restait à demi enfoncé dans la vase » 378. De plus, Gascar ne décrit plus le reste du déterrage, tandis que dans Le temps des morts, les fossoyeurs finissent par mettre au jour cinq cadavres. Un léger effet de dramatisation se manifeste à nouveau dans la première version : il est beaucoup plus catastrophique de découvrir des corps juifs, surtout au moment narratif qui annonce les scènes de déportation. L’extrême macabre dans cette scène, que même Obuchowski trouvait exagéré, n’est à percevoir nulle part dans la réécriture de 1998. Le cadavre y donne également une image à la mort, mais sans retomber dans un vocabulaire du lugubre, bien au contraire. Le mort inconnu avait « rendu à [leurs] morts leurs traits, un semblant de figure », grâce à la terre siliceuse qui « avait assuré la conservation des corps, maintenu les lignes et le relief des visages. Elle arrachait à la mort le peu de lumière que le profil des momies lui arrache » 379.

378 Pierre Gascar, Le temps des morts. Le rêve russe. Texte définitif., op. cit., p. 56. 379 Ibid., p. 57. 71

Cependant, dans son essai By words alone380, la critique Sidra DeKoven Ezrahi vante la capacité de Gascar dans Le temps des morts d’établir une omniprésence de la mort à partir de confrontations cruciales entre le narrateur et la barbarie guerrière. Elle défend son saut dans l’imaginaire qui représente selon elle un véritable acte de témoignage du génocide pendant la Deuxième Guerre mondiale. En lisant Le rêve russe, nous constatons que certains aspects de la déportation, par exemple l’entassement dans les wagons lors du déplacement vers Rawa- Ruska ou le fait de pendre des gamelles par les fenêtres pour récolter de l’eau de pluie381, se sont vu recyclés dans les attestations du Temps des morts. L’auteur retombe donc sur ses propres expériences afin de tenter de formuler l’angoisse de la population juive, une thématique qu’il a pu traduire en 1953 par les personnages de Lebovitch et de Lidia. Le fait de romancer la souffrance des autres s’est avéré être un des principaux remords de Gascar par après. Vers la fin de sa vie, « Gascar se montrera mal à l’aise avec la manière que ses lecteurs ont eu de mettre systématiquement en avant la réussite stylistique que représente son travail »382. Ainsi le prouve ce passage dans Portraits et souvenirs, où il revient à ses débuts en littérature qui ont tant marqué l’interprétation de son œuvre ultérieur:

Bien qu’éprouvant, comme tout jeune auteur, une grande joie de voir, pour la première fois, un de mes écrits imprimés, je commençai, dès ce moment, à mesurer la distance qui tendait à s’établir entre le rêve dans lequel j’avais tenté de résumer symboliquement la guerre, et la réalité d’un monde rendu aux tâches, mais aussi aux jeux de la paix. Relevant en partie de ces derniers, la littérature, dont mon récit venait de recevoir une sorte d’estampille de garantie, plaçait mon expérience dans l’éclairage d’une esthétique apte à transfigurer la souffrance, à sublimer l’enfer. Les chevaux en étaient, en grande partie, la cause. Par ce qu’ils ont de sculptural et par l’effet des références mythologiques qu’ils appelaient, ils favorisaient cette subtile métamorphose, dans laquelle on aurait presque pu voir une béatification383.

Le langage chargé de comparaisons et de symboles mythiques qui prédomine l’écriture dans Les bêtes, appose définitivement son sceau sur les péripéties et les personnages dans Le temps des morts. A l’instar de l’imagerie pieuse que Maria évoque, l’espace clos que représente le cimetière français semble des fois se baigner dans une nuée irréelle, semblant par son côté pittoresque ne pas appartenir aux réalités de la guerre. L’enchevêtrement de séquences de rêveries – qui peuvent néanmoins, comme dans Les bêtes, facilement se transformer en cauchemars – aux horreurs humaines qu’exige la guerre, fait en effet recours à « une

380 Sidra DeKoven Ezrahi, By Words Alone, Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 1980. 381 Rawa-Ruska était connu comme « le camp d’une goutte d’eau », parce qu’il y avait qu’un robinet pour tous les prisonniers. (Claudia Hoffer-Gosselin, op. cit., p. 404). 382 Pierre Schoentjes, op. cit., p. 8. 383 Pierre Gascar, Portraits et souvenirs, Paris, Gallimard, 1991, nous soulignons. 72 esthétique apte à transfigurer la souffrance ». Par conséquent, la description d’une des pages les plus noires de l’Histoire, à savoir la solution finale implémentée par les nazis, se trouve sublimée partiellement par l’abondance d’imagerie macabre qui se manifeste à travers tout le livre. Les regrets formulés par Gascar dans cet extrait s’articulent parfaitement à ceux reflétés dans l’avant-propos du Rêve russe, rédigé un an plus tard. A cause de la prédominance d’un imaginaire macabre dans Le temps des morts, Gascar avoue avoir rédigé un récit « exagérément elliptique » des « faits dont [il a] été, là-bas, le témoin »384. Le rêve russe vise donc à complémenter les hiatus dans la première version du Temps des morts, tout en l’allégeant de ses références symboliques, voire mythiques. « Dans l’espace du roman, réinscrire de l’histoire, c’est la réaliser dans et par le langage385 » : l’évolution stylistique de Gascar du roman vers l’essai, présuppose qu’il refuse de laisser la véracité historique de son témoignage se faire dominer à nouveau par un langage métaphorique. Toutefois, sa prédilection pour l’essai ne signifie pas que Le rêve russe rejette une stylistique raffinée, qui se distingue par un français travaillé rigoureusement. L’essai posthume parvient simplement à dépouiller son langage de ses extravagances symboliques, afin de témoigner d’une manière sobre et respectueuse des victimes, du génocide juif.

384 Pierre Gascar, Le temps des morts. Le rêve russe. Texte définitif, op. cit., p. 122. 385 Luc Lang, Délit de fiction. La littérature, pourquoi ?, Paris, Gallimard, 2011, p. 57. 73

Conclusion

En guise de conclusion, nous pouvons constater que les expériences personnelles de Gascar ont influencé toute son œuvre qui concerne la Deuxième Guerre mondiale. Sympathisant socialiste, prisonnier de guerre, fugitif, témoin du génocide juif, mais d’abord auteur, Gascar démontre une capacité remarquable à transformer ces histoires autobiographiques en récits dignes du sceau de la Littérature. En même temps, l’écrivain humanitaire par excellence manie cette littérature de guerre comme une accusation contre le dépérissement général de la condition humaine, qui est apte à s’automutiler lorsqu’elle est placée dans des situations limites ou lorsqu’elle est confrontée à l’inimaginable atrocité de l’extermination juive. Gascar s’insurge contre l’idée que, le monde entier averti du bilan mortel du génocide juif, une telle déchéance humanitaire ne pourra plus jamais avoir lieu. A l’aide d’un symbolisme bestial, voire mythique dans Les bêtes, il formule sa première accusation contre le manque de conscience inhérent au nouvel homme d’après-guerre.

Le hennissement des chevaux qui déchire l’air annonce un univers de damnation qui se propage à travers les six récits. L’abattage acharné dans La vie écarlate rappelle la souffrance injustifiée des martyrs. L’instinct de survie des prisonniers affamés dans Les bêtes les fait sombrer dans une folie cannibalesque. La chasse intense du rat Gaston prend les allures d’une persécution nazie. Le chat démoniaque semble susciter des pensées suicidaires chez le couple qui tente de s’en rapprocher. Finalement, Entre chiens et loups renverse d’une manière définitive la hiérarchie établie entre l’homme et l’animal. Le matérialisme imaginaire ou mystique matérialiste que Gascar manie à travers Les bêtes, transforme l’œuvre en une réelle métaphore de la perturbation humaine dans des situations limites. Le réalisme onirique de Gascar, un style à la fois visuel et irréel, relie la réalité tangible qui entoure ses protagonistes humains à un univers de rêverie, voire de damnation, qui est incarné par la présence quasi mythologique des animaux. Ainsi confronté à ses peurs les plus profondes, l’homme se trouve rapidement relégué à ses instincts les plus primitifs de survie. Sa métamorphose atavique le fait graduellement sombrer dans la folie, laissant derrière lui tout ce qui constituait un jour sa conscience humaine. Dans cette perspective, nous pouvons repérer dans Les bêtes un message apocalyptique qui projette une image noire de l’avenir de l’humanité. Rédigé pendant l’après-

74 choc de la Seconde Guerre mondiale, le recueil fait preuve d’un certain sadisme humain qui prépare le lecteur au témoignage cruel du génocide juif élaboré dans Le temps des morts.

Toutefois, l’écriture de l’extermination de la population juive connaît des limites et par- dessus tout des règles. La fiction ne peut pas exagérer la dramatisation et doit se retenir de vouloir cataloguer toutes les horreurs possibles. L’œuvre ne peut donc pas être sur-travaillée au point où elle veut inclure toute l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale dans son récit. Le vocabulaire manié est à l’avenant : un jargon lourd à digérer n’y a aucune place. De ce point de vue, nous avons contesté l’abondance de métaphores et de comparaisons dans Le temps des morts, ainsi que ses élans romanesques qui contribuent à reléguer l’ouvrage à la catégorie de la fiction. L’atmosphère de damnation qui règne au-dessus du stalag 325 à Rawa- Ruska, annonciatrice des atrocités historiques qui se déroulent à l’horizon du cimetière, rappelle la démarche symbolique dans Les bêtes. Or, même si Le temps des morts perd en partie son cachet d’ « histoire vraie », il se distingue par sa faculté d’élever les protagonistes au-dessus d’une simple statistique superficielle, qui ne tient aucun compte de la psychologie de l’individu. La force de la littérature et ce qui la distingue de l’Histoire est exactement son aptitude de scruter la surface et de donner une personnalité aux victimes.

Les cinq récits autobiographiques qui forment Le fortin, publié trente ans après Les bêtes suivi du Temps des morts, manifestent un style d’écriture déjà plus dépouillé, moins symboliquement chargé. Certes, les longues phrases travaillées restent présentes, ainsi qu’une certaine notion d’onirisme, mais l’imaginaire est exprimé d’une manière plus réaliste. Les récits narrent les expériences de guerre de Gascar en une perspective très introvertie, revendiquant la place cruciale des témoignages individuels pour l’Histoire. Ainsi, le séjour dans le fortin pendant la drôle de guerre amène l’auteur à contempler sa propre vulnérabilité, voire sa mort. Le souvenir littéraire induit par la découverte d’un chemin creux « flaubertien » dans la campagne normande, aide l’auteur à échapper temporairement à la situation de guerre qui l’envahit. Finalement, le récit à propos de la libération se focalise non sur l’euphorie du moment, mais plutôt sur le dilemme moral qui s’empare du prisonnier de guerre. L’onirime subtil qui se mêle aux récits historiques démontre l’évolution de l’auteur d’un symbolisme lourd à un langage plus transparent, plus accessible, tel que nous le retrouvons dans l’œuvre posthume Le rêve russe.

75

Finalement, la réécriture du Temps des morts démontre d’une manière concluante l’importance de Gascar comme auteur-témoin de la Deuxième Guerre mondiale. Nous devons néanmoins tenir en compte que Le rêve russe n’est pas un reniement du Temps des morts, mais plutôt une réécriture complémentaire, qui souhaite rendre le premier témoignage de guerre plus réaliste. Gascar considère l’écriture comme un instrument de connaissance et essaie par conséquent d’y apporter le plus grand soin afin qu’elle devienne une réalité et non seulement un moyen de transmission. Dans l’essai Le rêve russe, Gascar retourne finalement aux sources de ses souvenirs en adoptant un style et un langage encore travaillé, mais dépouillé de tout embellissement romancé, respectant ainsi l’authenticité historique de son témoignage.

Avec Le rêve russe, Gascar semble finalement faire la paix avec ses expériences de guerre et l’imagerie cruelle que ses souvenirs incitent. Le ton accusateur vis-à-vis de la conscience détruite de l’homme que nous retrouvons dans Les bêtes ainsi que dans la première version du Temps des morts, semble disparaître à la fin de la carrière littéraire de l’auteur. La colère froide de Gascar envers le dépérissement humain semble anéantie, comme le reflètent déjà les histoires légèrement plus optimistes et stylistiquement plus allégées dans Le fortin. Cependant, l’auteur se penche vers une approche plus historique et donc plus réaliste afin de rassurer que cet épisode noir que représente la Seconde Guerre mondiale ne soit jamais effacé des mémoires des générations à venir, car « les délires du nazisme constituent dans l’histoire de l’humanité un blanc, un vide, une soustraction. Tant d’excès et tant de constance dans la cruauté, tant de minutie quotidienne et tant d’esprit de système dans le meurtre, dans le massacre, ne peut faire figure d’événements et trouver normalement place dans l’aventure millénaire de notre espèce »386.

386 Pierre Gascar, « Préface » in : Joseph Weinberg, Les morts ne versent pas de larmes, op. cit., p. 8. 76

Bibliographie

1. Œuvres de Pierre Gascar

Les bêtes suivi de Le temps des morts, Paris, Gallimard, 1953.

Histoire de la captivité des Français en Allemagne, Paris, Gallimard, 1967.

Le règne végétal, Paris, Gallimard, 1981.

Le fortin, Paris, Gallimard, 1983.

Portraits et souvenirs, Paris, Gallimard, 1991.

Le temps des morts. Le rêve russe. Texte définitif, Paris, Gallimard, 1998.

2. Ouvrages consultés 2.1. Préfaces de Pierre Gascar

DOSTOÏEVSKI, L’éternel mari, Paris, Gallimard, 1963 (« Préface par Pierre Gascar », p. 5- 12).

TOLSTOÏ, Les Cosaques, Paris, Gallimard, 1976 (« Préface par Pierre Gascar », p. 7-14).

Joseph WEINBERG, Les morts ne versent pas de larmes, Paris, Sedimo, 1964 (« Préface par Pierre Gascar », p. 7-18).

2.2. Sur Pierre Gascar

Laszlo BORBAS, « Les Bêtes suivi de Le Temps des morts by Pierre Gascar », The French Review, t. XXVII, n°5, avril 1954, p. 379-380, disponible sur .

Claude DIS, « Le fortin, par Pierre Gascar », La Nouvelle Revue française, n°372, janvier 1984, p. 122-124.

Anne FABRE-LUCE, « Incidences de l’imaginaire dans les nouvelles de Pierre Gascar », The French Review, t. XLI, n°6, mai 1968, p. 839-848, disponible sur < http://www.jstor.org/stabl e/386171>.

77

Didier GARCIA, « Les Bêtes », Le Matricule des anges, n°91, mars 2008, disponible sur .

Claudia HOFFER GOSSELIN, « Pierre Gascar », in : S. Lilian Kremer, Holocaust Literature : Agosín to Lentin, London/New York, Routledge, 2003, p. 404-407.

Sidra DeKoven EZRAHI, « By Words Alone », Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 1980.

Hubert NYSSEN, Les voies de l’écriture. Entretiens avec François Nourissier, José Cabanis, Pierre Gascar, Yves Berger,... [etc.] et commentaires, Paris, Mercure de France, 1969 (« Pierre Gascar : Le pouvoir incantatoire », p. 75-95).

François NOURISSIER, « Quel est le prix de la probité ? », La Nouvelle Revue française, n°539, décembre 1997, p. 31-34.

Chester OBUCHOWSKI, « The Concentrationary World of Pierre Gascar », The French Review, t. XXXIV, n°4, février 1961, p. 327-335, disponible sur .

Judith RADKE, « The Metamorphoses of Animals and Men in Gascar’s Les Bêtes », The French Review, t. XXXIX, n°1, octobre 1965, p. 85-91, disponible sur < http://www.jstor.org/ stable/385284>.

Alain ROBBE-GRILLET, « Les bêtes, par Pierre Gascar », La Nouvelle Revue française, n°7, juillet 1953, p. 141-144.

Alain ROBBE-GRILLET, « Le temps des morts, par Pierre Gascar », La Nouvelle Revue française, n°13, janvier 1954, p. 137-138.

Guy ROHOU, « Pierre Gascar et les vérités de la nuit », La Nouvelle revue française, n°221, mai 1971, p. 88-93.

Guy ROHOU, « Solitaire et fraternel », La Nouvelle Revue française, n°539, décembre 1997, p. 35-41.

Pierre SCHOENTJES, « Pierre Gascar : retour sur Le Temps des morts », texte inédit, 2012.

78

2.3. Entretien avec Gascar

Jacques Chancel, Pierre Gascar, écrivain, entretien radiophonique, Radioscopie, 17 septembre 1974, disponible sur .

2.4. Autres œuvres littéraires

Julien GRACQ, Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958.

Raymond QUENEAU, Exercices de style, Paris, Gallimard, 1947.

David ROUSSET, L’univers concentrationnaire, Paris, Fayard/Pluriel, 1998.

2.5. Sur Julien Gracq

Katherine CONLEY, « Critique : The Allegorical Impulse in the Works of Julien Gracq : History as Rhetorical Enactment in ‘Le ravage des Syrtes’ and ‘Un balcon en forêt by Carol J. Murphy », The French Review, t. LXIII, n°4, automne 1998, p. 77-79, disponible sur .

Simone GROSSMAN, « Critique : Julien Gracq : Critique d’un certain usage de la littérature by Philippe Bertier », The French Review, t. LXIX, n° 4, mars 1996, p. 650-651, disponible sur .

L.S.R., « Critique : Un Balcon en forêt, par Julien Gracq », The French Review, t. XXXII, n°4, février 1959, p. 384-386, disponible sur .

Willem McLENDON, « Thèmes wagnériens dans les romans de Julien Gracq », The French Review, t. XLI, n°4, février 1968, p.539-548, disponible sur .

Carol J. MURPHY, The Allegorical Impulse in the Works of Julien Gracq: History as Rhetorical Enactment in Le Rivage des Syrtes and Un Balcon en Forêt, Chapel Hill, University of South Carolina Press, 1996.

Constantin TOLOUDIS, « Critique : La métaphore raconte : pratique de Julien Gracq by Elisabeth Cardonne-Arlyck », The French Review, t. LIX, n°6, mai 1986, p. 989-990, disponible sur .

79

Elisabeth CARDONNE-ARLYCK, La métaphore raconte : pratique de Julien Gracq, Paris, Klincksieck, 1984.

2.6. Au sujet de la Shoah

François BEDARIDA, Laurent GERVEREAU, La déportation : le système concentrationnaire nazi, Nanterre, BDIC (Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine), 1995.

Marie BORNAND, Témoignage et fiction : Les récits de rescapés dans la littérature de langue française (1945-2000), Genève, Droz, 2004.

Gertrude KOCH, « The Aesthetic Transformation of the Image of the Unimaginable : Notes on Claude Lanzmann’s Shoah », October, t. XLVIII, été 1989, p. 15-24, disponible sur .

Lawrence L. LANGER, The Holocaust and the Literary Imagination, Londres, Yale University Press, 1975.

Fransiska LOUWAGIE, « Comment dire l’expérience des camps : fonctions transmissives et réparatrices du récit testimonial », Etudes littéraires, t. XXXVIII, n°1, 2006, p. 57-68, disponible sur .

George PETIT, « Commémoration. Témoignage d’un ancien déporté », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, avril-juin 1997, n°54, p. 89-102, disponible sur .

Eli PFEFFERKORN, « Fractured Reality and Conventional Forms in Holocaust Literature », Modern Language Studies, t. XVI, 1, hiver 1986, p. 88-99, disponible sur .

Danièle VOLDMAN, « L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, par Michael Pollak », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°30, avril-juin 1991, p. 119-120, disponible sur : .

Annette WIEVIORKA, « Camp de concentration au 20ème siècle », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 54, avril-juin 1997, p. 4-12, disponible sur : .

80

2.7. Ouvrages historiques et philosophiques, essais, …

R.-M. ALBERES, Histoire du roman moderne, Paris, Éditions Albin Michel, 1962.

Gaston BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, Paris, P.U.F., 1953.

Marc BERTRAND, « Roman contemporain et histoire », The French Review, t. LVI, n°1, octobre 1982, p. 77-86, disponible sur .

Edmundo Morim de CARVALHO, Poésie et science chez Bachelard : Liens et ruptures épistémologiques, Paris, L’Harmattan, 2010.

Dorrit COHN, The distinction of fiction, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1999.

Varlam CHALAMOV, Récits de la Kolyma, Paris, Editions Verdier, 1978.

Yves DURAND, Prisonniers de guerre dans les Stalags, les Oflags et les Kommandos, 1939- 1945, Paris, Hachette, 1987.

Yves DURAND, Le nouvel ordre européen nazi. La collaboration dans l’Europe allemande (1938-1945), Paris, Editions Complexe, 1990.

Umberto ECO, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1979.

Anne Katherine ISAACS, Pascal DUPUY, Histoire, Images, Imaginaire, Pisa, Edizioni plus – Università di Pisa, 2002.

Anna JAUBERT, « Des styles au style : genres littéraires et création de valeur », In : De la langue au style, Lyon, Presses universitaires, 2005, p. 37-49.

Luc LANG, Délit de fiction. La littérature, pourquoi ?, Paris, Gallimard, 2011.

Paul RICOEUR, Histoire et vérité, Paris, Editions du Seuil, 3ème édition 1964.

Paul RICOEUR, La métaphore vive, Paris, Editions du Seuil, 1975.

Russel SAMOLSKY, Apocalyptic figures – Marked bodies and the violence of the text in Kafka, Conrad and Coetzee. New York, Fordham University Press, 2011.

81

2.8. Manuels et dictionnaires

Jérôme BIMBENET, Film et histoire, Paris, A. Colin, coll. U. Histoire contemporaine, 2007.

Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, e.a., Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Editions Robert Laffont, 1982.

David A. COOK, A history of narrative film. Fourth edition, New York, W.W. Norton & Company, 2004.

J.B. METZLER, Deutsche Literaturgeschichte : Von den Anfängen bis zur Gegenwart, septième édition sous la collaboration de e.a. Wolfgang Beutlin, Klaus Ehlert et Christine Kanz, Stuttgart, Metzler Verlag, 2008.

Paul ROBERT, Le Nouveau Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, texte remanié et amplifié sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey, Paris, Le Robert, 2009.

2.9. Articles de presse

Jean MONTENOT, « La littérature concentrationnaire 1975-2005 », Lexpress.fr, 1 novembre 2005, consulté le 16/06/2012, disponible sur .

2.10. Internet

« Julien Gracq, Un Balcon en forêt : Résumé, extraits, presse », disponible sur : , consulté le 23 juin 2012.

82

Annexe

Jérome Bosch, Le jardin des délices, entre 1480 et 1505, source de l’image : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/f/f7/Hieronymus_Bosch_- _The_Garden_of_Earthly_Delights_-_The_Earthly_Paradise_%28Garden_of_Eden%29.jpg

83

Table

Remerciements ………………………………………………………………….. 3

Introduction ……………………………………………………………………... 4

1. Les bêtes et l’écriture de la métaphore ……………………………………… 9

1.1. Le matérialisme imaginaire : l’expérience onirique de la rêverie poétique ………... 10

1.2. La folie bestiale de l’homme métamorphosé ………………………………………. 18

1.3. Annonce apocalyptique de la guerre dans Le temps des morts …………………….. 23

2. La Deuxième Guerre mondiale à travers les yeux de Pierre Gascar ……... 32

2.1. Le temps des morts : témoignage du génocide juif ………………………………. 32

2.1.1. L’écriture de la mort : du cimetière à la déportation …………………………….. 33

2.1.2. Le rôle des personnages dans une approche littéraire du génocide ……………… 39

2.1.3. L’approche journalistique de Rawa-Ruska dans L’histoire de la captivité des Français en Allemagne …………………………………………………… 46

2.2. Le fortin : « les principales étapes de ce voyage à travers l’Europe en guerre ».. 50

2.2.1. Le fortin : drôle de guerre gracquienne …………………………………………… 51

2.2.2. Le chemin creux : le pouvoir de l’imaginaire ……………………………………... 55

2.2.3. L’expérience double de la libération dans La petite ville …………………………. 60

3. La réécriture dans Le temps des morts : Le rêve russe ……………………… 64

3.1. L’évolution stylistique du roman à l’essai ………………………………………….. 64

3.2. La mise en scène du témoignage du génocide juif : le langage approprié ………….. 68

Conclusion ……………………………………………………………………….. 74

Bibliographie ……………………………………………………………………. 77

Annexe …………………………………………………………………………… 82

84