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Annales historiques de la Révolution française

371 | janvier-mars 2013 Robespierre

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ahrf/12668 DOI : 10.4000/ahrf.12668 ISSN : 1952-403X

Éditeur : Armand Colin, Société des études robespierristes

Édition imprimée Date de publication : 1 mars 2013 ISBN : 978-2-200-92824-7 ISSN : 0003-4436

Référence électronique Annales historiques de la Révolution française, 371 | janvier-mars 2013, « Robespierre » [En ligne], mis en ligne le 01 mars 2016, consulté le 01 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ahrf/12668 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ahrf.12668

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SOMMAIRE

Introduction

« Je vous laisse ma mémoire […] » Michel Biard

Articles

La souscription nationale pour sauvegarder les manuscrits de Robespierre : introspection historique d’une initiative citoyenne et militante Serge Aberdam et Cyril Triolaire

Les manuscrits de Robespierre Annie Geffroy

Les factums de l’avocat Robespierre. Les choix d’une défense par l’imprimé Hervé Leuwers

Robespierre dans les publications françaises et anglophones depuis l’an 2000 Marc Belissa et Julien Louvrier

Robespierre libéral Yannick Bosc

Robespierre et la guerre, une question posée dès 1789 ? Thibaut Poirot

« Mes forces et ma santé ne peuvent suffire ». crises politiques, crises médicales dans la vie de , 1790-1794 Peter McPhee

Robespierre et l’authenticité révolutionnaire Marisa Linton

Sources

Maximilien de Robespierre, élève à Louis-le-Grand (1769-1781). Les apports de la comptabilité du « collège d’ » Hervé Leuwers

Nouvelles pièces sur Robespierre et les colonies en 1791 Jean-Daniel Piquet

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Comptes rendus

Lia van der HEIJDEN et Jan SANDERS (éds.), De Levensloop van Adriaan van der Willingen (1766-1841). Een autobiografie uit een tijdperk van overgang Hilversum, Verloren, 2010, 732 p., ISBN 978-9-0870-4179-3 Annie Jourdan

Emmanuel TRONCO, Les Carlistes espagnols dans l’Ouest de la , 1833-1883 Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, 346 p., ISBN 978-2-7535-1119-4, 20 €. Jean-Clément Martin

Stéfanie PREZIOSO et David CHEVROLET (dir.), L’Heure des brasiers. Violence et Révolution au XXe siècle Lausanne, Éditions d’En Bas, 2011, 326 p., ISBN 978-2-8290-0383-7, 22 €. Jean-Clément Martin

Michel BIARD, Bernard GAINOT, Paul PASTEUR et Pierre SERNA (dir.), Extrême ? Identités partisanes et stigmatisation des gauches en Europe (XVIIIe-XXe siècle) Rennes, PUR, 2012, 371 p., ISBN 978-2-7535-1799-8, 18 €. Marc Belissa

Carolina ARMENTEROS, The French Idea of History. Joseph de Maistre and his Heirs, 1794-1854 | Joseph de Maistre and the Legacy of Enlightenment | Joseph de Maistre and his European Readers from Friedrich von Gentz to Isaiah Berlin Jean-Clément Martin

Jean-Clément MARTIN (dir.), Dictionnaire de la Contre-Révolution , Perrin, 2011, 552 p., ISBN 978-2-262-03370-5, 27 €. Michel Biard

Antoine DE BAECQUE, La France de la Révolution. Dictionnaire de curiosités Paris, Tallandier, 2011, 272 p., ISBN 978-2-84734-691-6, 17,90 €. Michel Biard

Éric HAZAN, Une histoire de la Révolution française Éditions La Fabrique, Paris, 2012, 405 p., ISBN 978-2-35872-038-0, 22 €. Serge Bianchi

Yves PIERRONNE, Vivre en banlieue sous la Révolution Aix-en-Provence, Éditions Persée, vol. 1, (1787-1791), 2011, 180 p., ISBN 978-2-35216-843-0, 15 € ; vol. 2, (1792-96), 2012, 360 p., ISBN 978-2-8231-0172-0, 22,30 €. Serge Bianchi

Monique COTTRET et Caroline GALLAND (dir.), Les damnés du ciel et de la terre Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2010, 272 p., ISBN 978-2-84287-513-8, 20 €. Caroline Chopelin-Blanc

Jean-Michel MINOVEZ, L’industrie invisible. Les draperies du Midi XVIIe-XXe siècles Paris, CNRS-éditions, 2012, 594 p., ISBN 978-2-271-073000-1, 39 €. Guy Lemarchand

Jean-Paul ROTHIOT et Jean-Pierre HUSSON (dir.), La vallée du Coney, métallurgie et thermalisme, Bains-le-Château et Fontenoy-le Château Nancy, Fédération des Sociétés savantes des Vosges – Amis du Vieux-Fontenoy, 2011, ISBN 2-9522166-1-4, 35 €. Guy Lemarchand

Natacha COQUERY, Le marché ou le lien social ? Une lecture de Tenir boutique à Paris au XVIIIe siècle, luxe et demi-luxe Paris, CTHS, 2011, 408 p., ISBN 978-2-7355-0733-7, 28 €. Richard Flamein

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Marion F. GODFROY, Kourou, 1763 : le dernier rêve de l’Amérique française Paris, Vendémiaire, 2011, 280 p., ISBN 978-2-36358-013-9, 20 €. Bernard Gainot

Jacques CHARPY (éd.), avec la collaboration de Marc FARDET, préface par Denis WORONOFF, Un ingénieur de la Marine au temps des Lumières. Les carnets de Pierre Toufaire (1777-1792) Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, 630 p., ISBN 978-2-7535-1724-0, 24 €. Annie Duprat

Dan EDELSTEIN, The Enlightenment. A Genealogy Chicago and London, The University of Chicago Press, 2010, 209 p., ISBN 978-0-226-18449-4, 17,80 €. Raymonde Monnier

Sylvain MENANT et Robert MORISSEY (dir.) avec la collaboration de Julie MEYERS, Héroïsme et Lumières Paris, Champion, 2010, 284 p., ISBN 978-2-7453-2000-1, 61 €. Annie Duprat

Christine G. KRUGER & Sonja LEVSEN (ed.), War volunteering in Modern times from the to the Second World War Houndmills-Basingstoke-New-York, Palgrave Macmilllan, 2011, XII-297 p., ISBN 978-0-230-22805-4, prix non indiqué. Annie Crépin

Jean-Joël BRÉGEON, 1812 : la paix et la guerre Paris, Perrin, 2012, 426 p., ISBN 978-2-262-03239-5, 24,50 €. Alan Forrest

Katia VISCONTI, L’ultimo Direttorio ; la lotta politica nella Repubblica cisalpina tra guerra rivoluzionaria e ascesa di Bonaparte (1799 – 1800) Milan, Guerini e associati, 2011, 271 p. + index, ISBN 978-88-6250-086-9, 21 €. Bernard Gainot

Gilles BERTRAND, Catherine BRICE et Gilles MONTÈGRE (dir.), Fraternité. Pour une histoire du concept Les cahiers du CHRIPA n° 20, Grenoble, 2012, 238 p., prix non indiqué. Marc Belissa

Francine MAIER-SCHAEFFER, Christiane PAGE et Cécile VAISSIÉ (dir.), La Révolution mise en scène Rennes, PUR, 2012, 348 p., ISBN 978-2-7535-1981-7, 19 €. Michel Biard

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Introduction

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« Je vous laisse ma mémoire […] »

Michel Biard

1 Deux cent vingt ans après cette année 1793 chère à Victor Hugo, avec le recul de deux siècles d’une historiographie aux facettes on ne peut plus diverses, peut-on encore considérer Maximilien Robespierre comme un objet d’étude ? Et la Société des études robespierristes a-t-elle vocation à défendre la mémoire de celui dont elle porte le nom, sachant que ses statuts initiaux prévoyaient la publication de ses écrits et non cette défense ? Lors du centenaire de cette société, Michel Vovelle avait interpellé les participants du colloque alors réuni en Sorbonne avec cette question volontiers provocatrice : « Êtes-vous encore robespierristes ? » Lui-même auteur d’une conférence donnée à Arras, en juin 1988, sous un titre explicite (« Pourquoi nous sommes encore robespierristes »1), avait apporté d’emblée sa réponse en transformant la question en une affirmation. En 2013, la Société des études robespierristes nous semble toujours pouvoir répondre aux objectifs qui lui furent assignés en 1907 par son fondateur, Albert Mathiez, qui soulignait d’ailleurs lui-même que tous les membres de la Société n’étaient pas « robespierristes ». Elle ne brûle pas davantage de cierges devant un portrait ou un buste de Robespierre, pour autant elle désire toujours tout à la fois promouvoir une histoire réellement scientifique de la Révolution française et, en société de pensée qu’elle entend rester, défendre nombre des idéaux et héritages de ces années décisives pour la formation de notre démocratie. Or les travaux des historien-ne-s et cette défense passent encore et toujours par des efforts soutenus pour battre en brèche idées reçues et légendes noires. En la matière, ses membres ont fatalement à faire avec Maximilien Robespierre, le protagoniste révolutionnaire, mais aussi sa pensée et ses actes, tous recouverts depuis plus de deux siècles d’un épais mélange d’idées erronées, de parti pris, de mépris, de qualifications injurieuses, de simplifications outrancières, etc. Un rapide coup d’œil aux récentes années suffirait à s’en convaincre, d’un ensemble d’articles rassemblés par un magazine destiné au « grand public » sous le titre « Enquête sur les crimes de la Révolution » (L’Histoire, mai 2012) au numéro spécial d’un autre doté d’un titre supposé encore plus accrocheur « Robespierre. Le psychopathe légaliste » (Historia, septembre 2011), d’une émission d’une chaîne du service public présentant Robespierre - en dépit du bon sens le plus élémentaire - comme « le bourreau de la Vendée » (France 3, mars 2012) à un énième refus de la

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municipalité de Paris de voir une artère de la capitale baptisée de son nom sous prétexte de ce que le personnage ne se prêterait décidément pas à un consensus2. D’évidence, Maximilien Robespierre dérange encore et toujours, son nom paraissant irrémédiablement accolé aux violences de « la Terreur ». Surtout, à mélanger ainsi Histoire et « mémoire », les différents auteurs des textes et interventions ci-dessus cités oublient trop facilement les règles les plus élémentaires du « métier d’historien ». À l’heure de l’Internet et du « village planétaire », il suffit d’une petite heure passée à « surfer sur la toile » pour réaliser l’immensité des inepties répandues de sites en blogs. Les possibilités presque infinies de ce merveilleux outil informatique n’empêchent hélas pas la pauvreté parfois insigne des contenus, a fortiori leur diffusion à une allure vertigineuse et à une échelle désormais mondiale. Toutefois, plusieurs ouvrages récents ou encore à paraître ont osé, osent, aborder le personnage pour en proposer une image plus nuancée : Fatal Purity de Ruth Scurr 3, le Robespierre de Peter McPhee 4 et celui de Cécile Obligi5, en attendant la publication annoncée chez Fayard de la biographie rédigée par Hervé Leuwers. De son côté, la Société des études robespierristes a voulu apporter sa contribution aux nouveaux regards ainsi portés sur l’individu et son œuvre. Outre la réédition de ses Œuvres complètes, dont le succès ne se dément pas, bientôt complété d’un douzième volume à paraître6, la Société des études robespierristes propose, d’une part, un ouvrage destiné à un large public, d’autre part, le présent numéro spécial des Annales historiques de la Révolution française. Le premier, sorti des presses au début de l’automne 20127, se compose de quinze textes qui centrent le regard du lecteur sur des thèmes choisis par les auteurs, sans toutefois prétendre proposer une nouvelle biographie du personnage. Le second répond à d’autres objectifs : d’une part, faire le point sur la souscription ouverte en 2011 pour aider l’État à préempter des manuscrits de Robespierre et Lebas mis en vente publique chez Sotheby’s, mais aussi évoquer d’autres découvertes récentes de textes de Maximilien Robespierre et livrer une vision synthétique de l’historiographie des décennies 2000 et 2010 ; d’autre part, donner la parole à plusieurs chercheurs sur des thèmes non évoqués dans le Robespierre. Portraits croisés. Dès lors, avec ce numéro des Annales historiques de la Révolution française, nous ne visons naturellement pas le même public qu’avec notre ouvrage collectif, même si nombre de lecteurs de l’un seront attirés par l’autre. Ici, il s’agit moins de proposer des synthèses que d’interroger des documents, de suivre des pistes nouvelles, bref d’apporter de nouvelles contributions à un débat qui est loin d’être clos.

2 Dans leur article, Serge Aberdam et Cyril Triolaire, qui furent tous deux étroitement liés à l’organisation de la souscription en 2011, nous livrent une très précieuse analyse et de tout aussi précieux témoignages. Au-delà de l’intérêt de leur texte, chacun-e pourra ressentir l’émotion contenue dans tous ces petits mots et autres courriers qui ont accompagné l’arrivée des dons. À coup sûr, nous sommes là face à une France qui, pour reprendre le mot du poète et chanteur Jean Ferrat, « répond toujours du nom de Robespierre », même si l’esquisse de répartition par âges des souscripteurs n’incite guère à l’optimisme, ni sur la place réservée à la Révolution française dans l’enseignement secondaire, ni sur le lien entre la militance et le souci des héritages révolutionnaires. Avec les textes d’Annie Geffroy et Hervé Leuwers, une autre approche s’impose. Ici, il s’agit des documents attribués à la plume de Maximilien Robespierre, que ce soit l’ensemble acquis par les Archives nationales ou le corpus nouveau rassemblé grâce aux patientes recherches d’Hervé Leuwers. Ce dernier nous donne à voir sous un jour nouveau les usages juridiques mais aussi la sensibilité de l’avocat

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Robespierre, grâce à un corpus de douze mémoires imprimés (ou « factums »), rédigés entre 1784 et 1789. Quant à Annie Geffroy, chargée par la Société des études robespierristes de la prochaine publication d’un douzième volume des Œuvres complètes, elle nous livre « en avant-première » les premiers résultats de son étude sur les documents vendus chez Sotheby’s. Aux interrogations que les deux articles suscitent, notamment sur l’identification des manuscrits, mais aussi sur les omissions (volontaires ou non) dans les onze volumes publiés des Œuvres complètes, s’ajoute une question lancinante : combien de documents dorment encore enfouis dans des fonds d’archives, tout spécialement dans des fonds familiaux ? À n’en point douter, d’autres resurgiront tôt ou tard, et c’est tant mieux. Tant mieux également en raison des enjeux historiographiques, comme en témoigne l’article de Marc Belissa et Julien Louvrier sur la place de Robespierre dans les publications françaises et anglophones des premières années du XXIe siècle.

3 François Furet avait en son temps pourfendu une « vulgate »… il serait étonné de voir ce que certains auteurs lui prêtent aujourd’hui, tout à leur volonté de pourfendre un Robespierre « aigri », un Robespierre « psychopathe », un Robespierre « dictateur » et précurseur de tous les « totalitarismes », un homme au mieux porté à la chimère, au pire dément. Le vieux fond de boutique né des lendemains mêmes de Thermidor8 approvisionne toujours des auteurs qui ont soin d’agrémenter leur prose du vernis d’une prétendue nouveauté et de se référer à l’historien dont le nom suffit à leurs yeux à balayer toute une historiographie réputée « fossilisée ». S’y référer, quitte à lui faire dire ce qu’il n’a jamais écrit, tout comme certaines interventions à l’Assemblée nationale au cours des dernières décennies, illustrent le fait que le nom même de François Furet sert de caution à certains députés sans se donner la peine de lire tous ses écrits et à plus forte raison ceux d’autres historiens9. Dans un autre registre, mais somme toute avec des objectifs proches de ceux de Marc Belissa et Julien Louvrier, Yannick Bosc déconstruit à son tour une partie de l’historiographie. « Partageux » ou à tout le moins favorable aux « partageux » pour les uns, « bourgeois » partisan du « libéralisme économique » pour les autres, Maximilien Robespierre serait en tout état de cause une démonstration vivante de l’incompatibilité entre liberté et égalité. Reprenant notamment les écrits d’Albert Mathiez, Yannick Bosc entend démontrer ici que Robespierre fut partisan d’un « libéralisme égalitaire » par conviction et non par une simple adaptation de ses principes aux circonstances extraordinaires de 1792 et plus encore de 1793 puis de l’an II. Le débat n’est pas nouveau, gageons que cet article le relancera et, là encore, c’est tant mieux, les Annales historiques de la Révolution française se voulant aussi un lieu d’échanges et de confrontations des idées. De débat il sera également question avec l’article de Thibaut Poirot. Là où toute une tradition se concentre sur l’hiver 1791 et les premiers mois de 1792 pour analyser les positions de Maximilien Robespierre sur la guerre, Thibaut Poirot expose les nombreuses occasions où, dès 1789, le député à l’Assemblée constituante a eu à intervenir sur des questions militaires ainsi que sur le lien entre des affaires politiques intérieures et la situation diplomatique européenne. Plus que la guerre elle-même, ce sont les conséquences de l’état de guerre qu’il redoutait, la guerre devenant un obstacle des plus redoutable sur les chemins de la liberté. Naturellement, on ne pourra pas conclure pour autant que Robespierre s’opposait à la guerre non en 1791-1792, mais dès 1789, toutefois ses prises de position attestent que, pour lui, la question se posait bel et bien dès 1789.

4 Avec l’article de Peter McPhee, nul besoin de placer l’ombre de Maximilien Robespierre sur le divan du psychanalyste à deux siècles de distance pour tenter d’appréhender

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comment ses problèmes de santé, avérés, ont pu peser sur son engagement plein et entier au service de la Révolution. Certes, on pourra toujours objecter que, à défaut de bulletins médicaux aussi précis et réguliers que ceux aujourd’hui délivrés par des médecins, il est délicat d’interpréter, avec les seuls textes, les faiblesses visibles et les absences ostensibles. De même, Maximilien Robespierre ne fut pas le seul révolutionnaire physiquement affaibli par une activité de tous les instants. S’il fallait encore le prouver, certains congés délivrés par la Convention nationale viendraient en apporter des exemples, à plus forte raison le décès de plusieurs représentants du peuple en mission affaiblis par les dures réalités de leur expérience missionnaire. Pour autant, à suivre Peter McPhee, force est de constater cet épuisement progressif et de se poser la question de sa part de responsabilité dans le dénouement final. Ce dénouement pose aussi toute la question brûlante de ce qui a conduit aux 9 et 10 thermidor, objet déjà d’un stimulant petit livre de Françoise Brunel10. Marisa Linton nous propose ici indirectement d’y revenir avec ce thème de « l’authenticité révolutionnaire ». On le sait, la Vertu et la Terreur ont été, de longue date, au cœur de nombreux débats historiographiques. De la même manière, il n’est pas nouveau de constater l’échec de Robespierre à prouver, les 8 et 9 thermidor, qu’il possédait ce qui, par nature, ne saurait être transparent : la Vertu. En retraçant les attaques successives qui ont tenté de prouver que Robespierre n’était pas un homme « vertueux », mais finalement un « homme politique » comme un autre, avec ses ambitions, avec son insertion dans des jeux de pouvoir et d’influence, avec ses réseaux, Marisa Linton achève sa démonstration au-delà de Thermidor. Au temps de la damnatio memoriae, puis du portait-charge vite diffusé par toute une historiographie, enfin d’une légende noire des plus durable, la même obsession revient : démontrer que Robespierre n’était en rien un homme fondant ses principes et son action politique sur la Vertu, mais un banal « politicien », voire un apprenti dictateur… et ainsi justifier l’action de ceux qui l’ont abattu tout en pratiquant ensuite une auto-amnistie fort commode.

5 Cela va sans dire, le présent numéro des Annales historiques de la Révolution française n’a absolument pas été conçu comme un nouveau chapitre ajouté à une quelconque « vulgate ». L’équipe de rédaction et les auteurs ici rassemblés, dans leur diversité, ont simplement voulu apporter, outre des connaissances et des éléments de réflexion, une contribution collective qui appelle au débat et donc qui donne à penser. Tant pis pour celles et ceux qui campent avec obstination sur leurs certitudes à propos de Maximilien Robespierre, aussi éculées soient-elles. Tant mieux pour celles et ceux qui, pour détourner un message bien connu, sont persuadés que « penser ne tue pas » !

NOTES

1. Ce texte a été publié dans les AHRF, n°4, 1988, p. 498-506. 2. Sur la demande d’une rue Robespierre à Paris, voir le petit livre d’Alexis CORBIÈRE et Laurent MAFFEÏS, Robespierre, reviens !, Paris, Éditions Bruno Leprince, 2012. 3. Ruth SCURR, Fatal Purity : Robespierre and the French Revolution, Londres, Chatto & Windus, 2006. 4. Peter MCPHEE, Robespierre. A Revolutionary Life, Yale, Press, 2012.

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5. Cécile OBLIGI, Robespierre. La probité révoltante, Paris, Belin, 2012. 6. Ce volume comprendra les documents récemment acquis par les Archives nationales. 7. Michel BIARD et Philippe BOURDIN (dir.), Robespierre. Portraits croisés, Paris, A. Colin, 2012. 8. Pour quelques exemples : Michel BIARD, « La double mort de Robespierre », dans Michel BIARD et Philippe BOURDIN (dir.), Robespierre (…), op. cit., p. 193-207 ; Bronislaw BACZKO, Comment sortir de la Terreur, Thermidor et la Révolution, Paris, NRF-Gallimard, 1989 ; Sergio LUZZATTO, L’automne de la Révolution française. Luttes et cultures politiques dans la France thermidorienne, Paris, H. Champion, 2001 (éd. en italien, 1994). 9. Michel BIARD, « Vous ressemblez à Saint-Just ! Vous êtes prêt à faire marcher la ? », communication présentée au colloque Révolution française et cultures populaires dans : mythologies contemporaines (Martial POIRSON [dir.], Vizille, mars 2012), à paraître. 10. Françoise BRUNEL, Thermidor. La chute de Robespierre, Bruxelles, Éditions Complexe, 1989.

AUTEUR

MICHEL BIARD GRHis-Université de Rouen 61 rue Lord Kitchener 76600 – Le Havre [email protected]

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Articles

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La souscription nationale pour sauvegarder les manuscrits de Robespierre : introspection historique d’une initiative citoyenne et militante The national subscription to protect Robespierre’s manuscripts : historical introspection of an militant and civic initiative

Serge Aberdam et Cyril Triolaire

1 La souscription pour sauver les manuscrits de Robespierre et de Lebas, mis en vente chez Sotheby’s à Paris, a été lancée en mai 2011 par la Société des études robespierristes puis, de fait, s’est prolongée dans l’été. Le 5 novembre suivant, lorsque les donateurs et amis se réunissent à Ivry-sur-Seine pour célébrer l’entrée des manuscrits sauvegardés dans les collections publiques françaises, ils sont encore étonnés de leur propre succès. Aujourd’hui, il est certainement trop tôt pour entrer dans tous les détails de cette histoire, qui supposerait de s’appuyer sur la masse de messages alors échangés en tous sens. Il est déjà néanmoins possible de s’intéresser à cette initiative originale et à la mobilisation qu'elle a enclenchée, la première même dans son genre.

2 Dans les derniers jours d’avril 2011, lorsque la nouvelle de la mise en vente des papiers est délibérément répandue par l’organisme vendeur, le premier réflexe est de considérer que les Archives nationales vont au minimum faire connaître leur opposition à la sortie du territoire de ces documents exceptionnels, imposer leur autorité et aboutir à un compromis avant la vente. Si les indications contraires ne sont d’abord pas prises au sérieux, les fins de non recevoir, adressées poliment par les Archives nationales puis la Bibliothèque nationale de France à une première demande formulée par Philippe Bourdin, alertent rapidement les membres du bureau de la SER. Au moment où toute l’étendue du problème apparaît, le 4 mai, Pierre Serna, directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française, publie dans Le Monde une tribune

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appelant littéralement à « sauver Robespierre »1. Moins de deux jours plus tard, les membres du bureau de la SER et son nouveau président Michel Biard décident de lancer un appel à souscription publique nationale, discuté déjà depuis près d’une semaine. Un premier temps fort s’inscrit alors dans les tâches quotidiennes du secrétariat de la SER. Ce secrétariat qu’on dit « général » est, plus modestement, derrière le président, un exécutif du conseil d’administration chargé au fond de garder en mémoire et d’essayer de mettre en musique les orientations votées. Dans ce cadre, la réalité de la mise en vente des papiers en question, la présence d’opérateurs décidés à faire monter les prix et l’implication initialement faible des pouvoirs publics provoquent notre indignation, le sentiment d’avoir un rôle à jouer, une mission d’intérêt public à remplir.

La Société des études robespierristes face à son avenir

3 Immédiatement, le bureau est confronté à deux difficultés internes à la SER : son rapport au public et son rapport à l’argent. Côté public, quoi de plus banal qu’une association, une société savante bien vivante qui est également, selon la formule chère à Claude Mazauric, une société de pensée, mais qui a évolué au fil du temps ? Depuis plusieurs décennies, on voit s’affirmer le caractère académique de la Société avec son organe, les Annales historiques de la Révolution française, devenue la seule revue universitaire internationale qui soit consacrée à la Révolution française. Pareillement, on ne peut que constater l’usure insensible du collectif que forment les membres de la Société, évidemment accentuée par l’inévitable vieillissement. Les exposés et débats lors du colloque consacré en 2008 à son centième anniversaire étaient sans brutalité, mais sans indulgence. La SER est de composition de plus en plus universitaire, non seulement dans son recrutement mais aussi par les articles que publie sa revue. Les critères « d’excellence » imposés au monde de l’enseignement et de la recherche font qu’il est certainement plus difficile de nos jours de publier dans les Annales historiques de la Révolution française pour un historien exerçant dans l’enseignement secondaire ou primaire que cela ne l’était jadis pour, disons, un Maurice Dommanget, instituteur et (ô combien !) grand historien. L’équation peut être encore pire s’il s’agit d’un amateur, même très qualifié, ce qui n’est pas sans poser problème à notre époque de retraités très actifs. Le recrutement de la Société s’en ressent, et ce d’autant plus que les revues régionales et l’érudition dite locale ont de leur côté repris de la vigueur : la séparation qui s’aggrave ainsi est dommageable à tous points de vue, en particulier parce qu’elle diminue les nécessaires échanges, le nécessaire brassage. Depuis une dizaine d’années, ces questions sont débattues ouvertement et librement, avec des conséquences réelles quoiqu’encore limitées. La SER a ainsi pu mettre en place un prix de thèse, le prix Albert Mathiez, mais aussi organiser des chantiers mobilisateurs, comme le réseau qui travaille sur les comités de surveillance, les rencontres de juin 2010 sur les chantiers actuels de la recherche, ou encore celles de mars 2011 sur l’enseignement de la Révolution française en collège et lycée ; initiatives qui, toutes, visaient à élargir le public concerné.

4 Côté argent, quoi de plus banal à ce qu’une association comme la nôtre se débatte depuis des décennies dans ses comptes annuels et leur vérification, dans l’équilibrage des finances de sa revue et la pérennité de ses ressources ? Les membres de nos conseils d’administration successifs ont dû faire face aux problèmes de révision, de fabrication,

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de tirage, de prix, de stockage, de gestion des droits. Une véritable saga en mode mineur qui ne trouvait son vrai cadre, justement, que dans notre qualité de bénévoles, dans le réel rayonnement de notre société et dans son solide bilan sur plus d’un siècle. On discerne cependant ici un rapport un peu difficile aux valeurs monétaires qui ne serait qu’un détail mineur s’il ne s’y ajoutait une autre caractéristique. En 1935, notre fondateur Albert Mathiez avait remporté de façon posthume une victoire d’importance en faisant reconnaître par décret notre société comme d’Utilité publique. Malheureusement, décédé en 1932, il n’était plus présent pour utiliser l’outil dont il avait demandé à disposer et qui permettait, cas rare à l’époque, d’importantes facilités en matière de dons, de legs et de fiscalité. Nul évidemment ne sait comment Mathiez aurait utilisé notre statut d’Utilité publique dans la préparation du cent-cinquantenaire prévu pour 1939, lui qui, quelques décennies plus tôt, avait si vertement critiqué chez Alphonse Aulard ce qu’il ressentait comme de l’affairisme. Reste que, au moins depuis 1945, les utilisations de notre statut d’Utilité publique pour recueillir des ressources, avec les déductions fiscales correspondantes pour les donateurs, sont restées très marginales au sein de la SER. De fait, celle-ci n’a-t-elle guère utilisé ce statut longtemps exceptionnel et avec lequel la masse des associations « loi de 1901 » n’a eu de cesse d’obtenir des rapprochements, encore en cours.

5 L’attitude de notre société était peut-être vertueuse mais aussi, certainement, paralysante. Il n’est que de suivre ce qu’ont pu faire du même outil associatif quelques sociétés sœurs ou amies pour évaluer ce que nous n’avons jamais pu rassembler comme moyens et donc ce qui n’a pu exister en matière de financement des recherches, d’aide à la publication, de réédition, de traduction, de conservation de nos réalisations ou même de respect des droits des auteurs. Depuis une dizaine d’années, la réflexion est engagée. La SER a ainsi pu faire passer la gestion de la revue, des abonnements à la fabrication et à la diffusion, chez un éditeur privé, ce qui a permis de recentrer le travail bénévole sur le contenu lui-même, tout en dégageant des ressources plus régulières. Parallèlement, s’agissant de nos propres éditions, la Société a pu reconsidérer la gestion des stocks existant et surtout les possibilités techniques de réimpression ou de mise à disposition informatique de nos titres épuisés, et en dégager également des ressources supplémentaires, sitôt elles aussi réinvesties. Elle a également initié une politique d’écriture collective d’ouvrages destinés à un public large, confiés à des éditeurs privés, en créant là aussi de minces ressources2. Les dons ou legs de sociétaires ou d’amis sont pourtant jusqu’à présent restés limités, au fond parce que personne ne voyait clairement à quoi d’utile serviraient de tels dons, même fiscalement déductibles à 66, 66 %, et encore moins des legs.

Les temps forts de la souscription

6 L’annonce de la mise en vente des papiers Robespierre-Lebas confronte brutalement la SER aux conséquences du passé et à ses propres retards : faiblesse de ses réserves, manque de fonds propres, manque de ressources prévisibles. Il apparaît de suite que notre Société ne pourra peser, au-delà de pieuses protestations contre la mise en vente de ce qui est évidemment un patrimoine national, qu’en initiant une souscription publique à une échelle bien plus large que celle de ses sociétaires, destinée à faire pression sur les autorités ministérielles. Mais il est tout aussi évident qu’en lançant une telle souscription, les prix monteraient de fait au détriment des maigres budgets du

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Patrimoine. Qui plus est, la SER semblerait justifier les surenchères les plus folles et, peut-être plus grave encore, inviterait les citoyennes et citoyens à contribuer directement à des dépenses qui auraient dû incomber au Trésor public, auquel chacun est déjà censé contribuer « selon ses capacités ». C’est dire si le débat a immédiatement commencé au sein du Bureau de la SER aussi bien que parmi ses administrateurs et membres. La même chose se produisait simultanément à l’Institut d’histoire de la Révolution française, autour de son directeur Pierre Serna, et dans les instances de la douzaine de sociétés amies qui se lançaient elles-aussi dans l’aventure de la souscription. Le courrier des souscripteurs confirmait rapidement que beaucoup d’entre eux se posaient les mêmes problèmes, quitte à accepter de financer en fonction de leurs moyens, sous réserve d’inventaire, et en demandant si les sommes collectées seraient alors restituées.

7 Ce moment-là a donc été un premier temps fort, en particulier lorsqu’il est apparu que, malgré notre regrettable manque d’expérience, nous étions les seuls à la fois en légitimité et en capacité de gérer une grande quantité de versements, de chèques et parfois de virements, avec retours. Il fallait en effet que les certificats fiscaux correspondants aient une chance raisonnable d’être en possession des souscripteurs au moment de leur future déclaration d’impôt, un an plus tard. Il allait falloir le faire avec les moyens du bord. Cette inquiétude, qui s’ajoutait aux soucis de fond sur la réussite de la collecte et sur la réalité de la préemption, allait se doubler d’une autre encore, au fur et à mesure que les plafonds envisagés pour la collecte étaient régulièrement dépassés : que se passerait-il en cas d’échec global, lorsqu’il faudrait retourner ou rembourser de multiples chèques ou virements aux souscripteurs ? Nous nous trouvions donc mis d’un coup en contact avec un public bien plus large que ce que nous avions jamais rêvé et ce au travers d’une procédure financière bien plus ample que tout ce que nous avions ambitionné de gérer jusque là… mais dans une certaine improvisation, largement due au retard avec lequel nous avions « fait nos gammes » en matière de communication et de collecte. Pas mal de sueurs froides devaient suivre et bien des procédures de détail… mais il est vrai qu’entretemps, l’obstacle principal avait sauté.

8 Le moment de la préemption par les services de l’État est un second temps fort. La salle de vente Sotheby’s se situe au cœur du dispositif du pouvoir, juste en face du Palais de l’Élysée. Même si ce n’est pas loin de la boutique où ont longtemps été maintenues les marques de l’ancien domicile de Robespierre, chez les Duplay, un premier choc est ressenti le jour de la vente. La salle est bien pleine et la SER représentée par son secrétaire général Serge Aberdam. Des amis sont là – notamment du monde associatif et de la politique – comme Jack Ralite – ainsi qu'Hervé Lemoine, directeur du Patrimoine auquel les réorganisations successives de la RGPP donnent les responsabilités d'un quasi « vice-ministre ». Ces deux dernières présences font espérer que l’effondrement des résistances n’est pas certain, mais devient possible. Les ventes commencent ; viennent bientôt les deux lots qui nous intéressent et que les enchères anonymes des commissaires font rapidement grimper très au-delà de tout ce qu’il était habituel de considérer comme un prix « normal » pour ce type de documents. Lorsque le directeur du Patrimoine prononce pourtant la formule consacrée qui fait valoir les droits de l’État à se substituer à l’acheteur, donc au prix de la dernière enchère, il se produit une sorte de rugissement, qui se répète à l’envie à sa seconde intervention.

9 Les sommes à trouver dans le délai théorique de quelques semaines imparti par la loi pour gagner réellement sont astronomiques. Hervé Lemoine fait alors un geste qui

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marque la colère que lui inspire la façon dont les services de l’État viennent de se « faire tondre ». Il se lève sans autre discrétion et gagne le hall d’entrée mais, dans ce mouvement, il est suivi par les deux-tiers de la salle. Votant ainsi avec leurs pieds, les frères, sœurs et amis se découvrent plus nombreux qu’ils n’espéraient et marquent la méfiance, pour ne pas dire plus, que leur inspirent cette vente et ses animateurs. Le sentiment semble partagé et c’est dans une cordiale hostilité réciproque que s’organisent parallèlement, dans la salle, l’interminable suite de la vente et, dans le hall, une sorte de longue conférence de presse à plusieurs voix qui aura une grande importance pour la suite. En effet, c’est là, dans un joyeux désordre, que nous rencontrons pour la première fois non plus seulement des représentants isolés de la presse écrite, mais ceux de l’audiovisuel et singulièrement des radios qui profitent de l’occasion pour enregistrer du matériel ; celui-ci sera diffusé et rediffusé dans les jours suivants, intensifiant l’appel à la souscription que tous les intervenants répètent désormais à l’envi.

10 Dès lors, il devient nécessaire de passer chaque jour ou presque à notre casier postal en Sorbonne. Aucune liasse n’est énorme mais le casier n’est pas grand et, surtout, il faut suivre les remontées pour leur donner écho et si besoin réponse. Nouveau temps fort. Le soir, le secrétaire général, son épouse et ses deux filles ouvrent le courrier, repèrent les discordances d’adresses et font les comptes. Surtout, c’est le moment où se mesure l’intensité, l’implication profonde qui ressort de beaucoup de courriers. C’est une découverte mais aussi une interpellation. Il y a des lettres dont le ton, ou bien l’âge et la conviction du donateur, semblent appeler une réponse immédiate. Certaines de ces réponses sont rédigées sur le moment même, aux petites heures de la nuit, pour atteindre au plus vite une institutrice depuis longtemps retraitée ou le pensionnaire d’un lointain hôpital rural qui ont répondu à notre appel et envers qui nous éprouvons subitement un vif sentiment de fraternité.

11 Plus de dix jours se sont écoulés depuis la préemption de l’État chez Sotheby’s lorsque Serge Aberdam est invité à venir porter la parole de la SER dans une célèbre émission d’histoire du matin sur France Culture. À sa propre grande surprise, il est confronté à Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, et à la présence, peut-être plus impressionnante encore mais tout aussi surprenante, de Pierre Nora. On débat : le ministère a-t-il fait tout ce qu’il pouvait ? Les papiers auraient-ils pu faire l’objet d’une démarche plus hardie, d’une véritable intervention, au final bien moins coûteuse ? C’est aux auditeurs du service public de se faire leur opinion, et la suite des courriers en témoignera : mais le débat change désormais de niveau, comme la définition des papiers dont il est désormais admis qu’ils doivent devenir patrimoine public. Dans ce nouveau contexte, une remarque malicieuse de Pierre Nora sur l’absence de toute rue Robespierre à Paris entraîne une brève discussion qui aura elle- même ses prolongements : peut-être l’historien des lieux de mémoire en serait-il surpris, mais c’est de là que découlera finalement l’idée de commémorer l’anniversaire des 220 ans de la République et de la Convention, le 21 septembre 2012, devant le groupe monumental de Sicard, au centre de la nef du Panthéon ; là où figurent entre autres, et plus grands que nature, Robespierre, Danton et Marat.

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Kaléidoscope sociologique d’une action militante

12 L’estimation des deux lots de manuscrits inédits de Le Bas et de Robespierre avancée par Sotheby’s et l’imminence de leur vente impliquent une levée de fonds quasi immédiate. Le 18 mai, lorsque l’État préempte l’ensemble au prix du marteau, à 979 400 €, commission d’achat incluse, ce sont déjà plusieurs dizaines de milliers d’euros qui ont été adressés à la SER. Le compte n’y est évidemment pas et la somme, quoique jugée « très raisonnable » par le commissaire de la vente, Alain Renner, au vu de l’intérêt historique de ces documents rarissimes, atteint près de trois fois l'estimation initiale. Avant le lancement de cette souscription, jamais les « brouillons » de Robespierre n'ont bénéficié de la part d’aucune institution publique d’un programme de levée de fonds, analogue à celui lancé par Le Louvre en faveur des Trois Grâces de Lucas Cranach. Or, si quelque 7 200 particuliers et entreprises ont déboursé près du quart du million3 nécessaire à l’acquisition du Trésor national de Cranach l’Ancien, ce ne sont pas moins de 1 065 particuliers et associations qui réunissent 118 490 € pour préserver les papiers de l’Incorruptible, soit près de la moitié de la somme initialement évaluée par Sotheby’s. Une gageure, un tour de force citoyen, tant l’unanimisme est moins partagé qu’autour de l’œuvre du maître de la Renaissance ; le climat polémique et parfois historiquement intenable rappelant combien la figure de Robespierre, et au-delà même, la Révolution française, n’ont jamais été véritablement reléguées « au rang des mémoires mortes ou des dossiers clos »4.

13 Quelque 1 084 dons sont ainsi enregistrés, dix-sept souscripteurs ressortant sans hésiter leur carnet de chèque à deux ou trois reprises, comme pour mieux doper une souscription dont l’issue ne devait qu’être heureuse. Immédiatement sensibles à l’appel lancé en faveur de la sauvegarde de ces papiers, treize associations adressent leur don à la SER. Motivés par des liens anciens ou plus actifs avec la société fondée par Mathiez – l’association pour la Sauvegarde de la maison de Saint-Just, les Amis de Robespierre pour le Bicentenaire de la Révolution, la Société d’histoire locale de Compiègne et Nantes Histoire –, par le souvenir de la mobilisation de 1989 – les Amis de la Liberté, Villejuif – Vive 89 ! – ou encore par une même appétence historique scolaire – avec l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie –, ces dons viennent très rapidement alimenter la souscription5. L’ambition du rachat est d’ailleurs très clairement annoncée par les trois dons majeurs – de 3 à 10 000 € chacun – consentis par la SER – en vertu de « son attachement à Robespierre », selon le mot d’Albert Soboul6, et de son travail permanent de publication critique de ses écrits7 –, le Comité de Vigilance sur les Usages Publics de l’Histoire – protestant ainsi vigoureusement contre les usages privés des sources d’une Histoire appartenant à tous8 – et la Fondation Gabriel Péri – fidèle à son souci de compréhension de l’Histoire en dehors de toute instrumentalisation9. Ces sommes conséquentes seraient pourtant sans efficacité si elles n'étaient complétées par un flot continu de dons, fonction des moyens des souscripteurs et, témoins, parfois, de la conscience d’un intérêt général placé au-dessus de modesties sociales particulières évidentes : cette dame de quatre-vingts ans, cette autre, nouvellement retraitée, « trop pauvre pour payer des impôts », ou bien encore cette jeune étudiante, chacune s’excusant de son « petit don ». Selon un rapport de 1 à 400, les dons des particuliers10 oscillent de 5 € à 2 000 €. 53 sont compris entre 5 € et 15 €, 257 entre 20 € et 35 €, 292 entre 40 € et 55 €, 51 entre 60 € et 85 €, 308 entre 100 € et 150 €, 66 entre 200 € et 250 €, 43 entre 300 € et 500 € ; seuls onze dépassent les 1 000 €. Finalement, 32 % sont

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inférieurs ou égaux à 40 €, 60 % à 85 €, et au-delà encore, 88 % à 150 € ; une répartition par tranche largement conforme à la pratique du don caritatif en France où un don sur quatre ne dépasse pas 40 € et la moitié n’excède pas 85 €11. Encouragés par le statut d’utilité publique de la SER, les donateurs n’évoquent cependant que rarement l’avantage fiscal accompagnant leur geste ; si les mots joints à leurs chèques trahissent, par le papier sur lequel ils sont écrits12, une pratique déjà éprouvée du don, certains souscripteurs revendiquent au contraire leur droit à ne pas recevoir leur reçu.

14 Car cette générosité est avant tout militante, comme en témoignent ces chèques investissant sciemment l’imaginaire collectif révolutionnaire. Ainsi, tandis que ces dons de 179,20 € et 93 € honorent clairement la fondation de la République et la politique patriotique de l’an II, ces deux autres de 36 € ou celui-ci de 68 € rendent hommage à ces moments où le pouvoir populaire se cherche. Par-delà les symboles chiffrés, le geste est aussi l’occasion d’affirmer, par l’envoi de son chèque, une culture populaire révolutionnaire contemporaine. Apparaissent, parmi les lots de courriers reçus, ces enveloppes frappées du sceau du bicentenaire, que seule l’exceptionnalité de la situation justifie d’utiliser à nouveau ; ou ces cartes estampillées, pêle-mêle, comme tout droit sortis de la cave ou du grenier révolutionnaire familial, du visage de et de l’Incorruptible, du bonnet phrygien et des faisceaux républicains, ou bien de cette affiche Série 1789 d’Alain Snyers associant rubans et drapeaux tricolores, patriotes et déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

15 Aussi signifiant soit-il, ce soin, somme toute finalement ponctuel, n’efface en rien l’urgence générale du don, imposée par l’« immédiateté » de la vente aux enchères ; une urgence et une forme de mobilisation relativement inédite dont rend compte une majorité de dons. Aucun bulletin type n’ayant été diffusé avec l’appel à souscription, chacun se sent d’autant plus libre de la forme de son envoi. L’urgence de la vente pousse près de 70 % des souscripteurs à simplement glisser leur chèque dans une enveloppe, sans aucun commentaire ; l’important étant alors que leur don « ne parvienne pas trop tard » à la SER, comme l’écrit volontiers une donatrice. Les 329 mots accompagnant les envois témoignent eux aussi de ce caractère d’urgence. 109 sont notés sur un simple post-it, 94 autres sur une simple carte de visite ; un mot sur trois seulement – soit 101 – sont consignés sur une feuille classique ou une page de papier à lettres13. Tandis qu’une trentaine de donateurs se contentent d’indiquer leur adresse, 209 y vont de leurs encouragements, francs mais généralement brefs ; ils sont toutefois 89 à prendre le temps de justifier leur geste, 77 sur une quinzaine de lignes et une douzaine au-delà, de manière beaucoup plus nourrie encore. Autant de « mots » dévoilant alors les motivations, les parcours, les identités de celles et ceux qui se sont immédiatement sentis concernés par la sauvegarde de ces manuscrits.

16 « Dévoilant » seulement. Car l’immense majorité des donateurs reste cantonnée aux adresses, noms et prénoms figurant sur le chèque envoyé. Le ton humble ou militant, le trait ferme ou l’écriture tremblante, l’en-tête de la carte de visite professionnelle ou le papier à lettres choisi sont pourtant autant d’indices pour dresser un portrait collectif, aussi fin que possible, de ce millier de donateurs. Une « poignée » livre son âge, comme pour mieux inscrire son geste dans le temps d’une vie engagée – une seule le fait pour nourrir « [les] statistiques », se projetant déjà dans l’analyse quasi immédiate d’un mouvement sans précédent. Quel âge a-t-on lorsque l’on dit avoir découvert la Révolution en lisant Mathiez, enfant ? 68 et 70 ans, comme ce couple seine-et-marnais ? Ou davantage, comme cette Parisienne de 83 ans se revendiquant, haut et fort,

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« toujours révolutionnaire ». André, Madeleine, Fernand, Martine, Renée, Jacques, Monique, Guy, Thérèse. Qui a réceptionné toutes les enveloppes sait combien les prénoms des donateurs journellement égrenés paraissent esquisser un tableau de groupe. Celui d’une ou plusieurs générations qui mesureraient mieux que les plus jeunes le poids de l’histoire et l’impérieuse nécessité de préserver les précieux brouillons de l’Incorruptible. Il serait tout aussi imprudent d’en faire une règle que de refuser aux autres cette conscience historique finalement aiguë. Derrière l’intemporalité supposée des prénoms pointent pourtant de fortes modes susceptibles d’éclairer – avec toute la prudence méthodologique14 et la réserve analytique nécessaires – ce « portrait générationnel »15. Ainsi, quatre souscripteurs seraient susceptibles d’avoir moins de 20 ans, 45 de 20 à 29 ans, 57 de 30 à 39 ans, 201 de 40 à 49 ans, 121 de 50 à 59 ans, 359 de 60 à 69 ans, 37 de 70 à 79 ans et enfin 166 auraient plus de 80 ans. Un peu moins d’un donateur sur trois seulement aurait moins de 49 ans et donc 70 % plus de 50 ans ; une projection finalement « réaliste » tant la part des 50-65 ans – 47 % des souscripteurs – voisine avec celle des donateurs des œuvres caritatives – un peu plus de 50 % –, comme celle des plus de 55 ans – 63 % pour les souscripteurs contre 60 % habituellement. La mise en perspective des profils de ces donateurs, largement fonction de l’originalité de la souscription, peut se poursuivre sans doute plus justement avec la pyramide des âges des sociétaires de la SER. Car ils sont en effet 102, membres de la Société des études robespierristes, – sur 249 – à avoir mis la main au portefeuille. Avec 44 % de sociétaires âgés de plus de 60 ans – dont plus de un sur deux a même plus de 70 ans –, 31 % de 50 à 59 ans, 17 % de 40 à 49 ans et seulement 8 % de moins de 39 ans en 200516, la structure d’âges de la SER, toujours valable en 2011 malgré l’inévitable mais légère mobilité des lignes et des classes, valide justement celle, projetée, des souscripteurs. Sans jamais retirer pour autant aux plus jeunes, moins représentés, leur capacité à s’investir et se mobiliser ; en témoignent ces étudiants et nouveaux enseignants dénombrés parmi les donateurs.

17 Seuls 52 indiquent leur situation/profession ; et parmi eux, pas moins de 34 enseignants, du secondaire ou de l’université, non membres de la SER, actifs ou retraités. Rien ne dit au final, du reste, que les professeurs forment le plus gros des souscripteurs, et ce, même si parmi la centaine de ces sociétaires-donateurs, ils sont, avec les chercheurs, omniprésents17. Sans doute sont-ils même minoritaires tant l’écho de cette souscription dépasse alors les seuls cercles universitaires et scolaires et touchent celles et ceux qui partagent cet intérêt pour la chose publique. Aussi aux côtés d’une ex-principale et d’un ancien élève des collèges Robespierre d’Arras et de Saint- Étienne-du-Ry apparaissent trois hauts fonctionnaires, autant de responsables, en vue, de l’édition et des médias, de conservateurs et de directeurs de services publics d’archives, d’avocats et de médecins, un historien bankable, un libraire, un graphiste, un chômeur et quatre élus nationaux – qui ont joint le geste à la parole, prise publiquement dans les hémicycles ou relayée dans leur circonscription18. Derrière l’« impossible » tableau socioprofessionnel de ce millier de donateurs apparaissent néanmoins, en filigrane, les réseaux associatifs, militants, d’amitiés qui se sont alors activés.

18 Signe d’une sensibilité commune, au moins 39 souscripteurs partagent des liens familiaux19 ; père/fils (le), frère/sœur, mari/épouse, le mot s’est donc parfois donné en famille, chacun y allant, jusque dans le même ménage parfois, de son propre don. En association, le don collectif a été, de temps à autre, redoublé de gestes personnels, comme aiment à le rappeler ces divers adhérents de l’ARBR, de Nantes Histoire, des amis

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de la Maison de Saint-Just ou, évidemment, de la SER ; pour amplifier le mouvement et mieux signifier encore la somme des volontés mobilisées. Vu les liens étroits tissés et entretenus entre les milieux de la gauche, principalement communiste, et certains des membres de la SER au fil des décennies20 – sans que, par ailleurs, ne puisse être remise en cause sa véritable ouverture politique, comme à ses origines21 –, il n’est finalement pas surprenant de voir combien certains réseaux se sont efficacement activés à cette occasion. Vingt-deux souscripteurs sur trente-quatre signalent ainsi avoir pris connaissance de cette vente dans les colonnes de l’Humanité, à travers les tribunes successives de Pierre Serna puis Philippe Bourdin. Plusieurs donateurs revendiquent leur appartenance au Parti de Gauche et au Parti Communiste Français – dont l’un d’eux, à ce dernier, depuis 1947 – ; certains militants joignent à leur courrier le montant des sommes rassemblées lors d’une réunion de section – du Sud parisien notamment –, relayant de la meilleure façon les prises de position quasi immédiates des états-majors ou secrétariats nationaux communiste et socialiste. Anciens adhérents (re)connus et simples militants actifs des partis de la gauche (alors) d’opposition – « extrême »22 ou plus modérée – adressent leur don avec enthousiasme et diffusent l’information. Nombreux sont aussi les sympathisants de cette « gauche sociale » à saluer, pour l’un, « une initiative de salut public » [sic], ou à accompagner leur don, pour les autres, de leur « amical salut public », de leurs « amitiés républicaine et laïque », de leurs « sentiments fraternels », ou bien du plus simple et républicain « salut et fraternité ». Car derrière les mots des uns et des autres se dessine un discours citoyen engagé, naturellement pluriel, reflet tout à la fois d’une préoccupation patrimoniale au-dessus des partis, d’un respect, souvent admiratif, de l’Incorruptible, et d’une réelle indignation, culturelle, sociale et politique.

L’éventail des motivations, entre indignation et devoir d’Histoire

19 La singularité de cette souscription appelle inévitablement des motivations personnelles très variées et que les « mots » joints aux dons dévoilent, dès lors qu’ils dépassent les plus sommaires encouragements. Plus d’un sur deux exprime le vif désir de voir les manuscrits sauvés entrer dans les collections publiques. En affirmant qu'il s'agit d'un vrai « patrimoine national » dont la France ne doit en aucune manière être privée, les donateurs reprennent aussi les vœux formulés dans les tribunes publiques de Pierre Serna et Philippe Bourdin, l’appel à souscription diffusé par la SER, les communiqués du PCF et du PS ou encore les mots du directeur du Patrimoine Hervé Lemoine évoquant un « trésor patrimonial »23. Le phénomène reflète l’ascendance du processus de patrimonialisation des politiques culturelles actuelles24 et sa large assimilation par l’opinion. Pour beaucoup, le plus incompréhensible demeure l’inertie de l’État, son immobilisme initial ou sa « [regrettable] carence ou défaillance »25 ; sa mobilisation à retardement pour la préservation des papiers de l’un des acteurs majeurs de la Révolution française. Nombre d'intervenants condamnent sa mise à l’index – déjà clairement ressentie dans la synthèse historique globalisante du Président d’alors, vantant une République mue par une continuité de principes, décontextualisée et niveleuse, la République des Lamartine, Gambetta, Clémenceau et de Gaulle, qui ne serait pas celle de Danton et Robespierre26. L’émoi et la mobilisation, la

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pression d’historiens, d’associations et d’élus vigilants ainsi que la prise de conscience des plus hautes instances culturelles évitent alors la perte des manuscrits.

20 Le faisceau des motivations des souscripteurs reflète ainsi autant qu’il nourrit un discours d’« indignation » – un argument sur sept recensé, soit 34 des 230 recensés. Le motif du don est alors l’indignation, en parfait écho au cri lancé à l’octobre 2010 par Stéphane Hessel. Si le retentissant petit livre de l’ancien Résistant est bien « cet objet dont se saisit le présent », selon le mot de Nicolas Offenstadt27, alors nombre de citoyens s’indignent bien du sort réservé aux manuscrits de Robespierre. « Indignée » comme cette chômeuse ne pouvant donner plus de 10 €, cette militante encartée mue par des « principes de progrès » ou cette autre révulsée par cette spéculation patrimoniale : « Que l’on apprécie ou que l’on déteste tel aspect, tel moment, tel personnage de la Révolution française, ne saurait avoir d’influence sur le sort et l’étude de tous documents historiques. Que des documents de [cette] importance […] se retrouvent dans des mains privées alors qu’ils devraient depuis fort longtemps avoir été confiés à la Bibliothèque Nationale, cela me bouleverse. Et que le pire outrage qui leur soit fait devienne un enjeu de propriété privée, c’est indigne ! Donc je m’indigne ! »28.

21 Cette indignation, plurielle, se cristallise alors autour de la propriété résolument nationale des manuscrits29 ; au nom de la place incontestable que Robespierre occupe au Panthéon républicain historique français, ces papiers appartiennent et reviennent moralement au peuple selon certains30. Assimilant tout à la fois la république, le peuple, la démocratie et/ou l’État, les donateurs élèvent la patrimonialité et l’inaliénabilité des documents privés d’une figure publique majeure de l’Histoire nationale au rang de principes inviolables31. L’argumentaire est développé par d’autres qui condamnent « leur soumission aux lois du marché »32, selon une rhétorique (re)connue commune aux forces de la gauche, révolutionnaire et/ou républicaine, extrême ou contestataire – dont l’intérêt va alors grandissant dans une partie de l’opinion, à un an d’un nouveau scrutin présidentiel, et dont le succès, palpable, galvanise33 les futurs candidats déjà déclarés et influe bientôt sur leurs prises de paroles publiques34. Car cet appel à souscription, réaction à l’apathie publique initiale, apparaît alors à quelques-uns telle une défiance ; comme si, cette république qui a favorisé les nantis – bouclier fiscal, abattements et exonérations en tout genre, dépénalisation du droit des affaires, régulation promise mais enterrée des bonus et autres stock-options35 – se montrait incapable d’user des deniers publics pour préserver le bien commun. Les spéculations promises par les enchères sur des documents patrimoniaux concentrent ainsi les rancœurs contre « les fripons »36, « les cupides »37, les « riches [accapareurs] »38, les « possédants »39, « les forces de l’argent »40 ou « les tenants du capital » 41. Cette dénonciation rejoint la crainte formulée par le directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française, dans Le Monde, de voir les lots Lebas et Robespierre « terminer dans des fonds privés à l’étranger, ou plus humiliant, [être] acquis par une bibliothèque hors de France »42, peur explicitement partagée par une douzaine de donateurs. Pour eux, et dans l’esprit de la prise de position du Comité de Vigilance des Usages de l’Histoire, « le savoir n’est pas une marchandise ». Pas davantage que la culture ou bien l’école de plus en plus contraintes à « la norme sociale du capitalisme »43, comme l’écrit cette Arlésienne44 ou le crie cette Toulonnaise : « […] Notre Nation, ses services publics, son domaine public partent en lambeaux, vendus par les uns, achetés par les autres, au nom du fric roi ! Cette « royauté » n’a pas été abolie… J’hésite à peine à affirmer que de la spéculation à la corruption, il

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n’y a guère que quelques pas de côté à faire. Qu’écrirait aujourd’hui l’Incorruptible ? Qu’avait-il pu relater qu’il dénoncerait prophétiquement les pratiques actuelles de ventes aux enchères, donc au plus offrant ? […] »45.

22 Aussi le don de quelques-uns est-il bien à mettre au rang d’une résistance citoyenne, d’une forme d’insurrection civique contre le règne supposé/avéré de l’argent – bientôt érigée en modèle républicain, de la Bastille à la plage du Prado. L’incorruptibilité de Robespierre force à l’évidence l’admiration de certains, alors même que la SER – conformément au souhait de Mathiez46 – n’a jamais engagé cette souscription publique pour entretenir la flamme en l’honneur d’aucune idole, et que ses membres ne se revendiquent pas tous robespierristes – certains se préférant « jacques-rouxtins », d’autres cultivant la figure de Saint-Just, voire aucune, très simplement. Ils sont au moins vingt-et-un souscripteurs à écrire tout le bien qu’ils pensent de Robespierre et motiver ainsi leur geste. « Droit », « vertueux », « exceptionnel », « le plus grand révolutionnaire français » est loué comme le « serviteur du peuple »47, apprécié comme celui qui « voulut abolir l’esclavage, accorder le droit de vote à tous y compris aux femmes, limiter l’enrichissement des bourgeois et imposer la loi sur le maximum »48 ; il est de fait « l’idole de l’adolescence » ou « l’amour « constituant » » de ces deux donatrices, telle autre retraitée de la Poste avouant qu’elle « a un grand faible » pour lui49. Faudrait-il donc aimer Robespierre pour vouloir sauvegarder les brouillons de ses discours ? Son souvenir ne saurait évidemment être accaparé, pas davantage que l’accès à ses papiers réservé à quelques-uns. Plusieurs, vingt-six exactement – soit près d’un donateur sur trois qui se justifie plus longuement –, souhaitent ainsi entretenir la mémoire de l’Incorruptible ou promeuvent le devoir d’Histoire. Si celles et ceux qui, par leur geste, effectué en souvenir des historiens majeurs qui leur ont fait (re)découvrir et comprendre la Révolution française – Albert Soboul (7), Michel Vovelle (3) ou Claude Mazauric (3)50 –, dans les livres ou sur les bancs des universités, ou, qui en appellent à une nouvelle historiographie de « combat », répondant aux assauts menés, hier, contre une lecture « classique » de la période par François Furet et Mona Ozouf 51, pourraient être rangés derrière les robespierristes, nombre ne le sont pas ; mais participent volontiers à la souscription, afin que l’Histoire s’écrive objectivement et de façon dépassionnée, afin qu’il s’en dégage une certaine vérité qui ne puisse être manipulée, détournée ou simplifiée52. « Il n’est pas nécessaire d’être robespierriste pour faire avancer l’histoire de la Révolution française, et même pour beaucoup est-il préférable de ne pas l’être » expliquait, il y a peu, Vovelle53. Ainsi en va-t-il de cette figure reconnue de l’« école critique » de l’histoire de la Révolution, de cet autre rappelant combien « Dieu sait qu’[il n’est] pas robespierriste »54 ou bien de celui-ci, soucieux de voir « [conservés] en France et [mis] à la disposition des historiens les écrits de Robespierre menacés », précisant que « son geste ne doit pas être interprété comme un geste de sympathie à l’égard du personnage, au contraire »55. Certains espèrent les manuscrits pour le musée d’histoire de la Révolution de Vizille, d’autres pour le futur musée d’Histoire de France, la plupart pour les Archives Nationales ou la Bibliothèque Nationale de France. Quelques-uns y voient l’occasion de réactiver la mémoire de Robespierre dans l’espace public, regrettant vertement ici, à Fontenay-le- Fleury, que la rue au nom de l’Incorruptible ait été débaptisée au profit de Pompidou, à l’occasion d’un changement de majorité56, ou soutenant ailleurs, à Paris notamment, l’attribution d’une place à Robespierre57.

23 Cette quête de l’Histoire ou cette perpétuation de la mémoire de l’Incorruptible témoignent également de rapports personnels à l’objet – les manuscrits –, à la figure

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historique – en général, et à Robespierre en particulier, ici – et à l’Histoire. Plusieurs (5) souscrivent aux noms de leurs enfants ou de leurs petits enfants, suggérant en retour un « certificat » authentifiant leur geste, et ce, pour que Thibault, Anaïs et Aël « aient chacun un “morceau” de [l’] histoire de France »58 ou encore que Clotilde et Axel « puissent comprendre [le] passé »59. Souscrire revient pour certains à valider un parcours de vie qui croisa ou se devait finalement de croiser celui de Robespierre. Cette souscription s’impose alors comme l’occasion unique d’une rencontre personnelle ou familiale ; à l’image de ce Palois, heureux de voir sa « famille de petits paysans béarnais » rejoindre le cours de la « Grande Histoire »60. Une dizaine agit en mémoire d’un instituteur, d’un professeur de collège, d’un père, d’une mère61, d’un mari qui affectionnait l’Incorruptible, et à qui l’occasion est offerte de rendre hommage, tout en affichant le désir de manifester un attachement individuel renouvelé au grand homme. Au révolutionnaire pour certains ; en vertu d’une histoire familiale engagée, pour ce couple dont les aïeux furent guillotinés en thermidor an II, déporté en nivôse an IX ou tombé en 1819 sous les ordres de Bolivar pour la liberté de l’Amérique du Sud62. Au républicain, pour cet autre, fier de sa trajectoire et soucieux d’une forme certaine de réhabilitation de Robespierre. « Je suis né en 1973 de parents immigrés portugais et mon passage par l’école républicaine m’a permis d’apprécier les valeurs de la République et le rôle de Robespierre pour les installer et les défendre. Je tiens à vous remercier pour ce que vous faites en espérant qu’un jour notre héros commun ne soit plus réduit au cruel dictateur sanguinaire comme il est couramment décrit »63.

24 Histoires, parcours, profils et motivations varient mais d’aucun ne s’écarte de la sauvegarde de ces manuscrits inédits dans les collections publiques ; chaque don nourrissant une mobilisation d’ampleur nationale, observée sur tous les points du territoire de la République.

Un mouvement d’ampleur nationale

25 La couverture médiatique quasi immédiate permet à l’appel à souscription de rencontrer un important écho dans tout le pays. Les chaînes et radios d’information nationales (reportages, interviews de Pierre Serna et Philippe Bourdin, sur TF1 et dès les 12 et 13 mai ; focus de France 3 Régions-Arras le lendemain ; enquête des équipes d’Europe 1 le 24 mai ; passage de Serge Aberdam sur France Culture le 27 mai, dans l’émission d’Emmanuel Laurentin, La Fabrique de l’Histoire), la presse nationale (L’Humanité, France Soir, Le Monde, Libération, ) et les quotidiens régionaux ( et Matin le 18 mai) amplifient le mouvement en relayant l’information. Celle-ci est encore très largement diffusée sur la toile, par mails, auprès des sociétaires de la SER qui la relaient à leur tour à la « vitesse du fluide électronique » ; vecteurs privilégiés d’une information désormais instantanée, les réseaux sociaux sont au même moment investis pour la première fois par la SER qui ouvre coup sur coup, avec Julien Louvrier, des comptes Facebook et Twitter (34 posts effectués sur la page du premier entre les 11 mai et 3 juin et auxquels ont accès immédiatement et directement plus de 150 personnes, davantage encore par capillarité informatique).

26 Si le mouvement des dons est bien réellement d’ampleur nationale64, ceux-ci se répartissent très inégalement sur le territoire. Si Paris (243) et la région parisienne (227) représentent presque la moitié des donateurs (44 %) et plus de la moitié des dons

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cumulés (58,5 %, soit un peu plus de 65 974 €), les souscripteurs parisiens donnent davantage, entendu que le montant total de leurs dons est presque le double de celui des autres Franciliens (43 903 € pour les premiers contre quelque 22 071 € pour les seconds)65. Cette surreprésentation du don des habitants de la capitale, et au-delà de l’Île-de-France, n’est pas surprenant tant il est particulier à la pratique du don, de manière générale, dans le pays66, et tant les premiers réseaux militants activés furent parisiens. Les autres régions comptent moins de cinquante donateurs chacune à l’exception des régions Rhône-Alpes (67) et Provence Alpes Côte d’Azur (87), où la tribune publiée dans Nice Matin, et à laquelle plusieurs souscripteurs font référence, a eu un réel effet mobilisateur. Aucune région n’échappe au mouvement et ce, même si, en Corse (1) comme aux Antilles (3), les donateurs ne se comptent que sur les doigts d’une seule main. Douze régions comptent entre 9 et 20 souscripteurs, quatre entre 21 et 30, quatre également entre 31 et 40 ; le Midi-Pyrénées, le Nord-Pas-de-Calais, le Centre et l’Aquitaine arrivant ainsi derrière le quatuor de tête des régions les « plus généreuses ».

27 Le poids démographique de chaque région ne semble pas être un facteur déterminant pour expliquer la répartition des dons. Le Limousin compte ainsi autant de donateurs que la Lorraine alors même que sa population est trois fois moins nombreuse. La ville de Paris offre un ratio de 114 donateurs pour un million d’habitants, là où la région parisienne, quatre fois plus peuplée, en a, elle, 27 pour un million. Ce facteur population n’est toutefois pas à exclure puisque, à ratio égal, le Limousin a 15 donateurs et la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur 87. Le décompte par département met en évidence le contraste entre certains où plusieurs dizaines d’individus se sont manifestés (22 en Haute-Garonne, 23 en Loire-Atlantique, 32 dans le Rhône ou encore dans les Bouches-du-Rhône) et ceux où l’on a très isolément répondu à l’appel (un seul dans le Lot-et-Garonne et en Corrèze, deux en Indre-et-Loire et en Haute-Marne). Les premiers correspondent aux plus grandes métropoles régionales (même si Nancy, ou Caen sont nettement en retrait), aux grandes villes où des centres de recherches universitaires sur la Révolution française sont actifs (Lille, Rouen, Clermont-Ferrand, Lyon, Toulouse et Aix-Marseille) ; ce sont aussi des départements où vivent des associations qui cultivent la mémoire de la Révolution française et concourent à renouveler et faire connaître son histoire. La répartition de ce millier de donateurs sur autant de territoires locaux et sa forte concentration dans certains pôles urbains (un sur deux à Lyon pour le Rhône ou à Marseille pour les Bouches-du-Rhône) ne doit pas empêcher de pousser plus loin encore l’analyse de ces cartes des donateurs. Les disparités régionales pointées révèlent finalement une géographie originale du mouvement, validant ici ou infirmant là, celle, largement admise, des mentalités et des cultures sociopolitiques françaises, nationales et/ou locales.

28 Le faisceau des motivations exprimées par les souscripteurs renvoie essentiellement – mais non pas exclusivement – à une France indignée, militante, partageant une sensibilité politique et sociale de gauche – dans son acception la plus plurielle. Aussi, la représentation cartographique des dons valide-t-elle une projection finalement très politique ? Le décompte départemental doit être évidemment manié avec prudence (tant les écarts entre les départements où l’on donne le plus et le moins se chiffrent à quelques dizaines d’unités près) ; sans pour autant interdire la possibilité de le confronter avec les nouvelles données électorales enregistrées depuis le rachat, et notamment au printemps 2012. L’espace régional le plus rétif au don pour sauvegarder les manuscrits de l’Incorruptible renvoie incontestablement aux franges bleues

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traditionnellement à droite du Massif Central et historiquement réticentes à l’acculturation révolutionnaire (le Cantal, la Haute-Loire et la Lozère sont les seuls départements contigus où aucun don n’est recensé). Les dons en nombre très limité enregistrés en Basse-Normandie (9), en Champagne-Ardenne (10), en Alsace (10) ou encore en Lorraine (16) paraissent confirmer que l’on se mobilise moins autour de cette sauvegarde dans les départements à forte tradition politique conservatrice, renvoyant alors Robespierre à une figure dont seules les « terres de gauche » devraient pouvoir cultiver l’histoire. Paraissent seulement, car certains des départements du Sud-ouest, fortement ancrés à gauche, n’ont pas donné davantage que les précédents (cinq donateurs pour les trois départements du Gers, du Tarn-et-Garonne et du Tarn), alors que la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, bien plus à droite, enregistre un nombre de dons largement supérieur (32 dans les Bouches-du-Rhône, 22 dans les Alpes-Maritimes, 18 dans le Var). Si des tendances régionales cohérentes apparaissent, les contre- exemples observés encouragent un changement de focus.

29 L’espace francilien s’impose comme un observatoire privilégié de cette souscription, et ce, même si une première cartographie simplement régionale n’est pas particulièrement révélatrice (16 donateurs en Seine-et-Marne, 18 dans le Val-d’Oise, 27 dans les Yvelines et 28 en Essonne). La projection communale des dons à l’échelle de la première couronne parisienne confirme, elle, en revanche, la marque toute politique du geste des souscripteurs et témoigne de la persistance – « survivance » – du tissu associatif et des réseaux constitutifs du système politico-territorial de la « banlieue rouge »67. Si des donateurs sont recensés dans 20 communes différentes dans le Val-de- Marne, 21 de la Seine-Saint-Denis et 26 des Hauts-de-Seine, onze d’entre elles concentrent 45 % des dons. Ces onze communes en vue courent sur un arc, au nord de la capitale, de Nanterre à l’Ouest à Montreuil à l’est, de manière discontinue, en passant par Colombes et , et au sud de Malakoff et Montrouge à Champigny-sur- Marne, en passant par Gentilly, Villejuif, Vitry-sur-Seine et Ivry-sur-Seine. Au moins 15 personnes souscrivent à Montreuil, 9 à Ivry-sur-Seine, 8 à Nanterre, 7 à Villejuif, dans des villes constitutives de l’ancien phénomène, politique, culturel, urbain, du « communisme municipal » ; une dizaine dans les villes perdues seulement tardivement par le PCF (comme Colombes et Argenteuil en 2001). Largement en déshérence de 1988 et à 2004 de manière progressive – ce qui s’explique notamment par le déclin électoral du PCF 68 –, ce système de la banlieue rouge transparaît pourtant clairement, en filigrane, de cette géographie des dons. Une manifestation évidente validée par les courriers de certains des souscripteurs et révélant le sursaut, ou la nouvelle dynamique durable, d’une gauche non-socialiste ; et attesté depuis par les résultats obtenus par le candidat du Front de Gauche lors du premier tour des élections présidentielles de 2012 (Jean-Luc Mélenchon obtient 24,3 % sur la circonscription de Montreuil, 21,7 % sur celle d’Ivry-sur-Seine et du Kremlin Bicêtre, doublant ainsi son score national, mais sur une ligne politique en rupture avec celles d’André Lajoinie, de Robert Hue et Marie-Georges Buffet, et aux côtés d’un candidat socialiste bien plus fortement plébiscité encore). Cette tendance générale d’un don davantage marqué à gauche se confirme elle aussi à l’échelle strictement parisienne. La répartition des dons montre très clairement que davantage de souscripteurs se mobilisent dans les arrondissements du nord, de l’est et du sud de la capitale – et jusque dans le XVe – que dans ceux du centre et de l’ouest. Les Ie, IIe, III e et XVIe arrondissements comptent respectivement deux, un, quatre et six donateurs quand ceux des XIXe, XXe et XIIIe en dénombrent, eux, dix-huit, vingt-quatre et trente-six ; et la carte des dons de se calquer alors quasi parfaitement sur celles des

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résultats électoraux enregistrés au printemps 2012 (au premier tour des élections présidentielles, le candidat du Front de Gauche fait ses meilleurs scores, de 15,8 % à 16,8 %, sur les 6ème, 15ème, 16ème et 17ème circonscriptions recouvrant assez largement les XIXe et XX e arrondissements, et François Hollande obtient, lui, ensuite de 67,7 % à 72,1 % dans les mêmes et dépasse les 60 % dans le XIIIe, au second tour). Faute de dons en très grand nombre, une territorialisation socio-politique aussi nette est impossible à envisager dans d’autres métropoles régionales ; et ce, même si les donateurs de Lyon et de sa proche agglomération (28 sur les 30 Rhodaniens recensés) sont davantage issus des arrondissements (IIIe, IVe, VIe et IXe) ou des communes voisines du Centre-nord et de l’Est (Villeurbanne), où les candidats de Gauche ont réalisé leurs meilleurs scores lors du scrutin présidentiel (sur les 2ème, 3ème et 6ème circonscriptions) que de ceux de l’arc Ouest. Au-delà des sensibilités évidentes révélées par cette spatialisation des dons et les motivations exprimées des donateurs, leur dissémination aux quatre coins du pays montre combien en quelques semaines seulement, l’appel prend bien une véritable ampleur nationale.

Épilogue

30 Beaucoup de préparation et d’improvisation, beaucoup de coopération et d’assemblage de compétences ont été nécessaires pour offrir à ceux des souscripteurs qui voulaient et pouvaient se déplacer une fête qui soit à la hauteur de nos remerciements. Le 5 novembre 2011 à Ivry-sur-Seine, dans une belle salle de l’Espace Robespierre prêtée par la municipalité et Pierre Gosnat, député maire, décorée d’expositions patiemment conservées depuis l’époque du Bicentenaire et d’une sélection des mots des souscripteurs, nous avons pu recevoir quelques quatre cents personnes, rendre hommage aux société sœurs et amies, présenter les manuscrits tels que les ateliers des Archives nationales avaient su les photographier en détail, projeter le beau film d’Hervé Pernot sur Robespierre, en débattre fraternellement et finalement remettre le chèque de la souscription à Bruno Galland, directeur scientifique du site de Paris des Archives nationales. Tous les amis, dont notre active porte-parole à l’Assemblée nationale, Catherine Lemorton, et son pendant au Sénat, Jack Ralite, étaient présents. Après toutes ces présentations, vœux et discours, un pot fraternel a ouvert des échanges amicaux, permettant de revenir sur cette occasion exceptionnelle, sur cette première fois où une souscription publique a été organisée pour sauver des archives69 et tenter de mettre en échec ceux qui en font désormais un objet de spéculation financière. Quelques semaines plus tard, à l’Hôtel de Soubise et sur l’invitation des Archives nationales et du ministère de la Culture et de la Communication, ce sont en ces termes que Serge Aberdam et Pierre Serna se félicitent une nouvelle fois de la préservation des manuscrits de Robespierre, dont quelques lettres choisies sont présentées au public.

31 Au fond, dans tous ces moments, il a autant été question de biens communs, de patrimoine commun que de la mémoire de la Révolution française ou de celle de Robespierre. Mais dans un autre sens, sur un mode plus discret, l’argument le plus fort peut-être dans les discussions était l’existence, avec les deux lots de papiers mis en vente, d’un véritable monument de mémoire, celui d’une militance, celle de la famille Lebas, cachant dès 1794 à ses risques et périls les manuscrits et les conservant dans le

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plus profond secret tout au long des XIXe et XXe siècles. Et c’est bien peut-être aussi cette continuité-là qui a tant ému ceux qui savent ce que résister veut dire.

Figure 1. Valeurs des dons enregistrés pour la souscription.

Sources. Archives SER, lettres des souscripteurs.

Figure 2. Part des dons enregistrés dans la souscription.

Sources. Archives SER, lettres des souscripteurs.

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Figure 3. Pyramide des âges des souscripteurs (essai de projection graphique).

Sources. Archives SER, lettres des souscripteurs.

Figure 4. Répartition des donateurs par région.

Sources. Archives SER, adresses postales des souscripteurs.

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Figure 5. Nombre de donateurs, hors région parisienne.

Sources. Archives SER, adresses postales des souscripteurs.

Figure 6. Nombre de donateurs de la région parisienne.

Sources. Archives SER, adresses postales des souscripteurs.

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Figure 7. Nombre de donateurs à Paris.

Sources. Archives SER, adresses postales des souscripteurs.

Figure 8. Salle des ventes, manuscrits de Robespierre.

Paris, Sotheby’s, le 19 mai 2011.

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Figure 9. Réception et vérification des chèques de souscription.

Paris, Bibliothèque de l’Institut d’histoire de la Révolution française, le 14 juin 2011. De gauche à droite : Serge Aberdam (secrétaire général), Cyril Triolaire (trésorier), Michel Biard (président) et Jean-Paul Rothiot (responsable des publications).

Figure 10. Remise du chèque de souscription (1).

Ivry-sur-Seine, le 5 novembre 2011. Cyril Triolaire et Bruno Galland (directeur scientifique du site de Paris des Archives nationales).

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Figure 11. Remise du chèque de souscription (2).

Ivry-sur-Seine, le 5 novembre 2011. De gauche à droite : Serge Aberdam, Jack Ralite (sénateur), Pierre Gosnat (député-maire d’Ivry-sur-Seine), Catherine Lemorton (députée), Philippe Bourdin (ancien président de la SER) et Bruno Galland.

Figure 12. Souscripteurs présents à l’occasion de la fête fraternelle en l’honneur de la sauvegarde des manuscrits de Robespierre.

Ivry-sur-Seine, le 5 novembre 2011.

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NOTES

1. Pierre SERNA, « Il faut sauver Robespierre ! », Le Monde, le 4 mai 2011. 2. Michel BIARD (dir.), La Révolution française. Une histoire toujours vivante, Paris, Tallandier, 2010 ; Michel BIARD et Philippe BOURDIN (dir.), Robespierre. Portraits croisés, Paris, Armand Colin, 2012 ; Philippe BOURDIN et Cyril TRIOLAIRE (dir.), Enseigner la Révolution française et l’Empire au collège et au lycée, Paris, Armand Colin, en cours de préparation. 3. http://www.louvre.fr/acquisition-des-trois-graces-de-lucas-cranach 4. Michel VOVELLE, « À la résurrection des piques ! », Michel BIARD (dir.), La Révolution française. Une histoire toujours vivante, Paris, Tallandier, 2009, p. 18. 5. Sans oublier également ceux adressés par la Société d’Études et de Recherches Historiques en Psychiatrie, le Groupe d’étude du matérialisme relationnel et l’association Maximilien Robespierre pour l’idéal démocratique. 6. Julien LOUVRIER, « Albert Soboul et la Société des études robespierristes », AHRF, juillet- septembre 2008, « Un siècle d’études révolutionnaires 1907-2007 » n°353, p. 229. 7. Voir les onze tomes des Œuvres complètes de Robespierre publiés par la SER. 8. http://cvuh.blogspot.fr/2011/05/il-faut-sauver-robespierre-appel.html. 9. Fondation Gabriel Péri. Lettre de M. Robert Hue, Président et Sénateur du Val d’Oise, à M. le ministre de la Culture et de la Communication, Pantin, le 12 mai 2011. 10. Voir documents n°1 et n°2. 11. http://insee.fr. INSEE. « Donner aux organismes caritatifs. Est-ce seulement une question de niveau de vie ? », enquête réalisée par Élise Amar et Solveig Vanovermeir, 2005. 12. Au moins onze souscripteurs font le choix d’adresser leur chèque avec quelques lignes écrites sur un papier à lettres estampillé Handicap international, Fondation de France, Fondation recherche médicale ou UNICEF. 13. Ajoutons à ce décompte 25 autres « mots » inscrits sur des cartes diverses. 14. Le choix d’analyse des prénoms des souscripteurs s’est avéré comme le seul moyen d’esquisser un tableau générationnel des donateurs. Pas inutile en soit, ce portrait de groupe n’en est pas moins « faux », tant, malgré les modes d’attribution, un prénom a généralement une durée de vie plus que variable, s’étendant d’une ou deux décennies au siècle, et davantage encore. L’année attribuée à chaque prénom de souscripteur recensé correspond à celle de son pic d’attribution, entre 1920 – année de naissance du plus âgé donateur repéré – et 1992 – cap de la majorité révolue du souscripteur supposé le plus jeune, et en âge de responsabilité bancaire. Voisinant souvent avec l’année médiane d’attribution du prénom au cours d’une période moyenne de 15 à 20 ans marquant une véritable mode, le pic d’attribution a été privilégié. 323 prénoms ont été enregistrés. Une projection mathématique proposant un modèle de répartition de chaque prénom sur le siècle dernier, fonction des périodes de flux et de reflux de chacun, eût évidemment été préférable ; il aurait néanmoins dû être corrigé par les indispensables paramètres socioprofessionnels ou culturels, dont nous ne disposions pas. Nous avons donc compté sur un rééquilibrage partiel des prénoms finalement « non ventilés », entendu que le pic de chacun d’entre eux a été réuni à une bande chronologique de dix ans (2011-1992, 1991-1982, 1981-1972, etc.). Voir Jacques DUPÂQUIER, Jean-Pierre PÉLISSIER et Danièle RÉBAUDO, Le Temps des Jules. Les prénoms en France au XIXe siècle, Paris, Éditions Christian, 1987. 15. Voir document n°3. 16. Enquête menée sur un échantillon de 133 sociétaires en 2005 en perspective de la célébration du centenaire (en 2007) de la SER. Michel BIARD, « La composition actuelle de la Société des études robespierristes », AHRF, op. cit., n°353, p. 19-27. 17. Ibid., p.21.

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18. En particulier Mme Catherine Lemorton, députée PS de Haute-Garonne, et M. Jack Ralite, alors sénateur PCF de la Seine-Saint-Denis (rassemblement CRC, « Communiste, Républicain, Citoyen » au Sénat). 19. Au moins 19 « paires » ou « trio » connus ou présentés explicitement ont été formellement identifiés comme étant des mêmes familles. 20. Voir le numéro spécial des AHRF, op. cit., n°353. 21. Philippe BOURDIN, « Introduction » op. cit., n°353, p. 9. 22. Michel BIARD, Bernard GAINOT, Paul PASTEUR et Pierre SERNA (dir.), « Extrême » ? Identités partisanes et stigmatisation des gauches en Europe (XVIIIe-XXe siècle), Rennes, PUR, 2012. 23. Audrey PELÉ, « La France va garder les manuscrits de Robespierre », Le Figaro, édition du 18 mai 2012. 24. François HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003, p. 137 et sq. 25. Archives SER, lettre du Groupe d’Étude du Matérialisme Rationnel à la Société des études robespierristes, le 15 mai 2011. 26. Marc BELISSA, « Révolution française et “ses grands hommes”, Laurence DE COCK, Fanny MADELINE, Nicolas OFFENSTADT et Sophie WAHNICH (dir.), Comment écrit l’histoire de France, Marseille, Agone, 2008, p. 171-174. 27. Stéphane HESSEL, Indignez-vous !, Paris, Indigène éditions, 2011 (édition revue et augmentée). 28. Archives SER, lettre d’une donatrice, le 13 mai 2011. 29. Ibidem, lettre d’une donatrice, [non datée]. « Bien que j’ai beaucoup de mal à comprendre pourquoi les Archives Nationales doivent acheter un bien qui est « national », voici notre contribution (modeste). […] ». 30. Ibid., lettre d’un donateur, le 14 mai 2011. « […] Je joins une contribution de 300 € qui, j’espère, contribuera à conserver les manuscrits qui appartiennent moralement à notre démocratie et à son peuple ». 31. Archives SER, lettre d’une donatrice, le 9 mai 2011. « […] Il faut qu’il y ait un relais politique pour une éventuelle préemption, au moins en soutien de la part du gouvernement, une prise de position sur ce patrimoine qui devrait être inaliénable puisque appartenant à la Nation ». 32. Ibid., lettre d’une donatrice, [non datée]. 33. Raphaëlle BESSE DESMOULIÈRES, « Jean-Luc Mélenchon avec cocarde et bonnet phrygien », Le Monde, le 19 mai 2012. 34. Voir Discours du Bourget de François Hollande, le 22 janvier 2012. 35. Michel PINÇON et Monique PINÇON-CHARLOT, Le Président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Paris, Zones, 2010. 36. Archives SER, lettre d’un donateur, [non datée]. 37. Ibid., lettre d’une donatrice, [non datée]. 38. Ibid., lettre d’une donatrice, le 16 mai 2011. 39. Ibid., lettre d’une donatrice, le 17 mai 2011. 40. Ibid., lettre d’une donatrice, le 13 mai 2011. 41. Ibid., lettre d’un donateur, le 17 mai 2011. 42. Pierre SERNA, « Il faut sauver le soldat Robespierre ! », art. cit. 43. Christian LAVAL, Francis VERGNE, Pierre CLÉMENT et Guy DREUX, La nouvelle école capitaliste, Paris, La Découverte, 2011. 44. Archives SER, lettre d’une donatrice [1], le 13 mai 2011. 45. Ibid., lettre d’une donatrice [2], le 13 mai 2011. 46. Philippe BOURDIN, « Introduction », AHRF, op. cit., n° 253 p. 7. 47. Archives de la SER, lettres de donateurs, du 14 au 28 mai 2011. 48. Ibid., lettre d’une donatrice, le 17 mai 2011.

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49. Ibid., lettres de donatrices, [non datées]. 50. Notons que d’autres anciens élèves « repérés » parmi les donateurs n’invoquent pas ces figures au moment de glisser un mot, ou simplement leur chèque, dans l’enveloppe. 51. Ibid., lettre d’une donatrice, le 28 mai 2011. 52. Sophie WAHNICH, « Révolution française, révolution », dans Laurence DE COCK, Fanny MADELINE, Nicolas OFFENSTADT et Sophie WAHNICH (dir.), Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, op. cit., p. 167-170. 53. Michel VOVELLE, « À la résurrection des piques ! », Michel BIARD (dir.), La Révolution…, op. cit., p. 25. 54. Archives SER, lettre d’un donateur, le 27 mai 2011. 55. Ibid, lettre d’un donateur, le 15 mai 2011. 56. Ibid., lettre d’un donateur, le 30 mai 2011. 57. Ibid., lettre d’un donateur, [non datée]. 58. Ibid., lettre d’un couple de donateurs, le 19 mai 2011. 59. Ibid., lettre d’un couple de donateurs [1], le 26 mai 2011. 60. Ibid., lettre d’un couple de donateurs, le 27 mai 2011. 61. Ibid., lettre d’une donatrice, le 26 mai 2011. « Ci-jointe la participation de ma mère […] à la souscription pour les manuscrits de ROBESPIERRE. Ma mère est décédée l’été dernier mais je sais combien il aurait été important pour elle de contribuer – même modestement – à cet élan national envers un des grands hommes de notre histoire. Je vous remercie de faire apparaître son nom sur la liste des donateurs, le mien y étant déjà ». 62. Ibid., lettre d’un couple de donateurs [2], le 26 mai 2011. 63. Ibid., lettre d’un donateur, le 27 mai 2011. 64. Seize dons sont enregistrés depuis l’étranger et apparaissent le plus souvent comme autant de gestes de soutien d’enseignants-chercheurs spécialistes de la Révolution française, adhérents ou proches de la Société des études robespierristes ; ils se répartissent ainsi : États-Unis (4), Royaume-Uni (2), Japon (2), Canada (1), Liban (1), Suisse (1), Espagne (1), Finlande (1), Australie (1), République Tchèque (1), (1). 65. Que Jean-Paul Rothiot soit ici chaleureusement remercié pour les nombreuses statistiques régionales qu’il a bien voulu nous proposer et pour les projections graphiques et cartographiques qu’il a réalisées, à partir du fichier postal des souscripteurs. 66. http://insee.fr. INSEE. « Donner aux organismes caritatifs… », op. cit. 67. Philippe SUBRA, « Île-de-France : la fin de la banlieue rouge », Hérodote, Paris, Édition la Découverte, 2004/2, n°113, p.14-27. 68. Ibidem. 69. Cette initiative de la Société des études robespierristes, avec le soutien de l’Institut d’histoire de la Révolution française et de multiples associations amies, a déjà fait date. Nombreux sont les articles, dans la presse écrite notamment, à faire référence à cette démarche citoyenne et à cette conjugaison des forces pour sauvegarder un patrimoine commun de première valeur. Début septembre 2012, des manuscrits inédits d’Émile du Châtelet et de refont surface dans des conditions voisines de celles des papiers Robespierre et Lebas. Ils étaient conservés depuis 1892 dans une maison près de Rosnay-L’Hôpital, dans l’Aube, et le restèrent jusqu’en 2010 ; ils sont promis aux enchères chez Christie’s à Paris, le 29 octobre suivant. Preuve que les sommes atteintes en mai 2011 ont malheureusement fait jurisprudence, les lots sont estimés à 1 million d’€. Andrew Brown lance alors un appel en faveur de leur sauvegarde et initie une souscription nationale sur le modèle de celle lancée par la Société des études robespierristes. À la date du 19 septembre, quelque 938 personnes avaient déjà répondu à l’appel aux dons.

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RÉSUMÉS

Fin avril 2011, la Société des études robespierristes apprend la mise aux enchères, chez Sotheby’s, à Paris, de manuscrits inédits de Robespierre et de Le Bas. À l’émotion, partagée aussi à l’Institut d’histoire de la Révolution française et par de nombreuses associations amies, succède bientôt la réaction. Début mai, la Société des études robespierristes lance une souscription nationale inédite visant à récolter un maximum de fonds pour préserver dans les collections publiques les précieux brouillons de l’Incorruptible, ou au moins essayer de peser sur les institutions de conservation pour les inciter à agir. La souscription est un succès, appuyée à l’Assemblée nationale et au Sénat, largement relayée par les médias ; bientôt l’État préempte puis rachète les deux lots mis en vente. Durant plusieurs semaines, des courriers, accompagnés de dons, affluent de tout le pays ; émus et indignés, ils sont plus de mille à participer à cette souscription et à ainsi participer directement à cette opération citoyenne de sauvegarde de ce patrimoine national. Deux ans après, il est temps de revenir sur ce mouvement sans précédent, d’en saisir la dynamique, de dresser un portait de groupe de ces donateurs, de mesurer et de comprendre leur geste, sans lequel il va sans dire que ces manuscrits n’auraient très vraisemblablement pas été préservés dans les collections des Archives nationales.

At the end of April 2012, the Société des études robespierristes learned about the auction at Sotheby’s in Paris of unpublished manuscripts of Robespierre and Le Bas. The sentiment of emotion, shared by the l’Institut d’histoire de la Révolution française together with numerous associations of friends, was soon followed by a reaction. At the beginning of May, the Société des études robespierristes launched a national subscription aiming to collect enough money to keep in public collections the precious writings of the Incorruptible or at least to incite public institutions devoted to the conservation of documents to act. The subscription was a success, supported by the National Assembly and the Senate, and widely broadcast by the media. Soon the State took the lead, and purchased the two bundles on sale. During several weeks, letters accompanied by contributions flowed in, coming from many places; at once moved and indignant, more than a thousand contributors participated in this subscription, and thus directly participated in this civic operation to protect a national heritage. Two years later, it is time to reconsider this unprecedented movement, to grasp its dynamic, and to draw a portrait of the group of donors, to measure and to understand their gesture. Without their action, it goes without saying, these manuscripts would most probably not have been conserved ; with their aid, these documents could enter the collections in the National Archives.

INDEX

Mots-clés : Société des études robespierristes, Révolution française, Robespierre, patrimoine national, manuscrits, vente aux enchères, souscription publique

AUTEURS

SERGE ABERDAM INRA 63 Boulevard de Brandebourg

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94205 Ivry cedex [email protected]

CYRIL TRIOLAIRE CHEC, Université Blaise Pascal (Clermont 2) CHEC, MSH, 4 rue Ledru, 63000 Clermont-Ferrand [email protected]

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Les manuscrits de Robespierre Robespierre’s manuscripts

Annie Geffroy

1 L’événement de mars-juin 2011 marque l’entrée, dans le patrimoine scientifique public, de 126 pages « de » Maximilien Robespierre (mais pas forcément de sa « main »). Il nous permettra bien sûr d’ajouter un volume (ou plus) aux onze déjà existants de ses Œuvres1 publiés entre 1910 et 2007 par la Société des études robespierristes. Mais il nous incite aussi à réexaminer ce monument dans son ensemble, en prenant pour fil conducteur les traces manuscrites. Ce fil ne me semble pas avoir été suivi assez scrupuleusement par les éditeurs des O1-11 : cela peut s’expliquer par la rareté des manuscrits de Robespierre à l’époque mais ne se justifie plus.

2 Présentons d’abord le fonds Robespierre 683 AP/1 des Archives nationales, un ensemble mis en vente chez Sotheby’s France le 18 mai 2011, préempté par les Archives nationales, puis acheté en juin, en partie grâce à une souscription militante, et dont la Société des études robespierristes possède une copie numérisée depuis octobre 2011. C’est sur ce seul ensemble, virtuel, que j’ai travaillé jusqu’ici, pour faire les premières transcriptions et les mettre en rapport avec des textes déjà édités dans O1-11, en réservant les recherches historiques sur les manuscrits (chronologie et authentification, entre autres) pour le temps où sera constituée la base de données qui me semble nécessaire. Les 126 pages étaient accompagnées d’un « tableau de concordance de numérisation », que j’ai utilisé pour constituer la présentation qui suit.

Tableau 1 : le fonds Robespierre des AN, 683 AP/1

analyse nb de pages et dimensions pages vue JPEG dossier édition datation de feuillets HxL cm AN NumD003

« finances » inédit /fin de la 8 p. 1 28x19 1-8 163-170 inédit Constituante, septembre sur X f. in-folio 1791/

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« le Bonheur, Emané de la liberté » 2 p. 2 22x17,5 1-2 171-172 inédit /lettre à un destinataire sur 1 f. in-8 inconnu, non datée ,1792 /

Discours sur la guerre, 8 p. O8, p. 3 , 25 janvier 1792 22x17 1-8 173-180 145-148 fragment sur 4 f. in-8

Discours sur les circonstances actuelles

Jacobins, 26 mars 1792 + 14 p. O4, p. 4 autres fragments 21x17 1-13 181-193 sur 7 f. in-8 244-253 >Le défenseur de la Constitution, n°8 / juillet 1792/

« suite de la note » 1p. 5 > Le défenseur de la 11x17 1 194 O4, p.94 sur 1 f Constitution, n°3 /mai 1792

3 fragments de discours : 5 p. O9, p. - Jacobins 28 octobre 1792 48-49 sur 3 f. 7,5x16,5 1-2 195-196 6 - Convention 7 mai O10, p.449 23x18 3-4 197-198 1794/18 floréal an 2 de tailles 17,5x11,5 199 - inédit? différentes 5 inédit ?

« Réponse .... à Jérôme Pétion » 54 p. O5, p. 7 21,5x17 1-54 200-253 >Lettre à ses commettants, I sur 28 f. in-8 97-115 , 7/ 30 novembre 1792/

Sur la proposition faite de bannir tous les Capet O5, p. 22 p. 1-18 254-271 164-171 8 suivi de « suite du tableau 22x17 ... Convention nationale » sur 11 f. in-8 18-22 271-275 O5, p. > Lettre à ses commettants, I, 171-174 11/ 28 décembre 1792/

Lettre à MM … appel du jugement de Louis Capet 8 p O5, p. 9 22,5x18,5 1-8 276-283 > Lettre à ses commettants, sur X f in-8 196-198 II, 1/5 janvier 1793/

Réponse… rois ligués contre la république 1 p. 10 20x15,5 1 284 O10, p.232 Convention, 5 décembre sur 1 f. in-8 1793/ 15 frimaire an 2

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Rapport ... fêtes nationales 1 p. 11 Convention, 7 mai 1794/18 sur un double f. 22,5x18,5 1 285 O10, p.446 floréal an 2 in-8

Convention, discours du 26 juillet 1794/8 2 p. Thermidor O10, p. 12 25,5x19,5 1-2 286-287 copie du début : sur 1 f. grand 543-546 « citoyens… la tyrannie in-8 règne »

• colonne 1 : les douze dossiers. Ils sont homogènes, à la notable exception du dossier 6, composé de trois feuillets de formats différents. Les Archives nationales avaient identifié le premier (fragment d’un discours aux Jacobins, 28 octobre 1792) ; j’ai identifié le second (fragment du rapport à la Convention, 7 mai 1794). Mais pourquoi est-il séparé du dossier 11, autre fragment du même rapport ? Quand, et par qui, a été fait ce dégroupement- regroupement ? • colonne 2 : analyse et datation. Le terme « analyse » vient des Archives nationales et pourrait faire croire à l’existence d’un métalangage descriptif univoque et objectif ; je n’y crois guère. Je donne, entre guillemets, le titre du fragment, quand il figure sur le manuscrit. Puis un lieu et une date (tribune, ou journal). Aucun dossier n’est complet, même le plus long (dossier 7, environ 100 000 signes), qui est, de loin, le plus raturé et corrigé du fonds. Tous donc sont des fragments, et leurs graphismes (écritures) sont assez dissemblables. La foliotation des manuscrits, quand elle existe, est parfois discontinue, et/ou d’une encre qui me semble différente. • colonnes 3-4 : nombre de pages, nombre et format des feuillets. Pour les dossiers 1 et 9, le nombre de feuillets est noté X, la photo seule ne suffisant pas à le déterminer (feuillet ou bifeuillet ?). • colonnes 5-6 : pagination des Archives nationales (elle figure au crayon au bas de chaque page), puis numéro de la page numérisée (NUMD003/163 à 287), seule retenue pour les descriptions ultérieures. • colonne 7 : j’ai fait la première transcription sans me référer à quelque imprimé que ce soit, pour éviter l’influence des lectures antérieures. Après plusieurs relectures, j’ai noté les pages de l’édition de la Société des études robespierristes (O4-10) qui donnent une version imprimée de ces fragments.

3 Premières constatations : 11 pages seulement sont vraiment inédites. La datation suggérée par les Archives nationales, notée entre //, pour les dossiers 1 et 2, est un terminus a quo, mais pas ad quem. C’est l’inverse pour les autres dossiers. En effet, la grande majorité des pages (99) est constituée de manuscrits préparatoires à l’édition des deux journaux de Robespierre, le Défenseur de la Constitution et les Lettres de Maximilien Robespierre à ses commettants2. Elles sont donc passées par l’atelier de leur imprimeur, Nicolas, guillotiné le 12 thermidor (O4, p. XI). Le reste (16 pages) consiste en fragments de cinq discours : deux prononcés au Club des jacobins (25 janvier 1792 ; 28 octobre 1792) et trois à la Convention nationale (5 décembre 1793 ; 7 mai 1794 ; 26 juillet 1794). Pour ces textes, l’itinéraire du manuscrit à l’impression sera bien sûr plus difficile à reconstituer.

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4 Je donne, en fin d’article, la transcription du dossier 2, vrai inédit et de lecture relativement facile. Alors, publication rapide possible de l’ensemble ? Peut-être, mais… • Les autres dossiers sont plus difficiles à lire, et comportent encore un bon nombre de séquences douteuses. Ils devront donc passer sous les yeux de plusieurs lecteurs. Il faudra aussi trouver une présentation éditoriale qui permette de suivre l’évolution diachronique de l’écriture. • Indépendamment de ces textes, il en reste d’autres, assez nombreux, manuscrits ou imprimés, qui ne figurent pas dans O1-11. • Enfin, et surtout, le simple survol de O1-11, au vu des connaissances et exigences actuelles en codico- et texto-logie, fait apparaître nombre de problèmes, dont certains pourraient être résolus si l’on disposait d’une base de données fiable sur les « manuscrits de Robespierre ». Je vais donner quelques exemples de ces tourments éditoriaux.

Le « tourment du juste » et celui des éditeurs

5 L’histoire des tomes I à X des Œuvres de Robespierre s’étale sur plus d’un demi-siècle. Elle a été faite par Claude Mazauric dans sa « Présentation » du reprint de Phenix Éditions (2000, O1, p. 2-16). Il évoque le sac de nœuds qui présida aux débuts de la Société des études robespierristes, et décrit les avatars éditoriaux de la sortie des volumes. James Friguglietti, dans « La querelle Mathiez-Aulard et les origines de la Société des études robespierristes » (AHRF, n° 353, 2007, p. 63-94), apporte certaines précisions supplémentaires. Mais aucun des deux auteurs n’insiste assez, à mon avis, sur les potentiellement tristes conséquences scientifiques des compétitions initiales.

6 La rivalité de Mathiez-Robespierre fondant en 1907 la Société des études robespierristes contre Aulard-Danton, rivalité canonique dont certains se revendiquent encore, est bien connue. Mais ce n’est pas, et de loin, la seule. Je pense que certains problèmes (silences, attributions douteuses, etc.) viennent de conflits entre les premiers membres de la Société des études robespierristes, dont un des buts, rappelons-le, est la publication des Œuvres complètes de Robespierre, qui commence dès 1910.

7 - O1, Robespierre à Arras. Les Œuvres littéraires en prose et en vers, publiées par Eugène Déprez et Émile Lesueur, 1912. Le volume est bien de 1912, mais il a d’abord été publié en fascicules, à partir de 19103, et il est donc en compétition directe avec l’entreprise rivale de CharlesVellay.

8 Parmi les fondateurs de la Société des études robespierristes figure Stefane-Pol (pseudonyme de Paul Coutant, descendant par alliance de la famille Duplay-Lebas). Il a publié en 1901 un ouvrage, Autour de Robespierre, qui contient un « Chant funèbre pour l’anniversaire des martyrs du 9 Thermidor », signé « Gabriel, 16 messidor an 5 », dans lequel Robespierre et Lebas s’expriment en alexandrins. On y trouve une suite de cinq vers, « Le seul tourment du juste… abhorré »4, qui posent un problème de sources. En effet, Charlotte Robespierre attribuait ces vers à son frère, et ce « tourment du juste », imprimé depuis 18345, figure dans O1 (p. 246), mais sans mention de l’hypothèse Gabriel ! Pourquoi ? Les silences étant difficiles à interpréter, on peut penser que la confiance ne règne pas entre Stefane-Pol, potentiel détenteur (et rétenteur ?) d’archives privées, et la Société des études robespierristes. La défiance devient explicite à propos d’une autre source manuscrite. Stefane-Pol, dans un autre ouvrage (De Robespierre à Fouché, Flammarion, 1906) a cru prouver, grâce à « quelques notes tracées par Robespierre », que celui-ci est bien l’auteur de l’Éloge de Dupaty, publié

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anonymement en 1789. Mais, dit Déprez (O1, p. 159), il « n’a pu fournir aucun renseignement sur les notes qu’il a eues entre les mains ». Après un « Avertissement » embarrassé, Déprez reproduit tout de même ledit Éloge6.

9 Autre tourment du juste éditeur : en 1830 paraissent les Mémoires authentiques de Maximilien Robespierre, ornés de son portrait et de fac simile de son écriture extraits de ses mémoires (Moreau-Rosier, 2 vols, 1830)7. L’Avis de l’éditeur raconte l’histoire d’un « rouleau », caché le 10 thermidor à Créteil, chez un frère de Françoise Vaugeois, l’épouse de Duplay. Les fac simile authentificateurs consistent en deux manuscrits. Pour le premier, deux strophes de « La coupe vide » (O1, p. 235-240), l’histoire est à peu près claire : Charlotte l’a donné, via Jean-François Laignelot, au conventionnel Agricol Moureau. Pour le second, la (trop ?) fameuse « Dédicace à Jean-Jacques Rousseau », c’est une autre affaire ! O1 la donne (p. 211-212) : elle est « bien de la main de Robespierre. Quant au reste de l’ouvrage chacun sait qu’il est apocryphe ». Curieux patchwork… et qu’est-ce, sous la plume de Robespierre, que « cet écrit » qu’il dédie à son idole ? Gérard Walter l’accepte, mais avec des pincettes (Robespierre, 1961, t.1 p. 24-26). Les fac simile ont disparu des deux exemplaires que j’ai pu consulter. Et, au vu de manuscrits « réels », le graphisme, l’écriture, bref ladite « main » de Robespierre est assez changeante. Une expertise graphologique serait plus que bienvenue. Je ne sais pas si la comparaison de tous les manuscrits pourra trancher ; jusque-là je penche plutôt pour l’hypothèse d’un « trafic de reliques »8.

10 La nature des problèmes éditoriaux change, mais pas leur existence, avec le volume suivant, celui des Œuvres judiciaires.

11 - O2, Œuvres judiciaires, 1914, publiées par Émile Lesueur.

12 Charles Vellay, autre membre fondateur de la Société des études robespierristes, a publié en 1908 des Discours et rapports de Robespierre (Fasquelle, collection « L’élite de la révolution »). Il rompt avec Mathiez en 1909, et fonde la Revue historique de la Révolution française (concurrente donc des Annales révolutionnaires, mais aussi de la revue d’Aulard), qui donne, en suppléments (13 fascicules, 1910-1913) les Œuvres judiciaires, 1782-1789, publiées par Victor Barbier et Charles Vellay. Cette édition rivale des Œuvres du héros commun s’arrête au tome I, mais comporte nombre de textes absents de l’édition concurrente en gestation ; d’où un fâcheux doublon. Nous n’en sommes pas encore sortis, puisque l’édition de la Société des études robespierristes, devenue « du Centenaire » en 2007, n’a pas repris nombre de textes qui figuraient dans Barbier- Vellay, mais pas dans les O2 de la Société des études robespierristes. En 1924, le « schisme » se termine par une « réunion » qui donne naissance aux AHRF, mais qui ne va pas jusqu’à réintégrer au pot scientifique commun l’édition de Vellay, et les articles parus dans sa revue9. L’entreprise de la Société des études robespierristes n’a plus de rivale, mais les problèmes éditoriaux n’en disparaissent pas pour autant.

13 - O3, Correspondance de Maximilien et Augustin Robespierre, publiée par Georges Michon, 1926 (+ Supplément, 1941). Le premier volume compte 471 items, et les sources manuscrites, quand elles existent, sont indiquées. Mais il ne donne que des résumés de la correspondance passive. De plus, l’importance du Supplément (1941, 115 items) obscurcit l’appréhension chronologique… et les 60 compléments figurant dans O11 n’arrangent pas les choses ! On arrive à un ensemble de 650 documents. Parmi eux, combien de possibles autographes de Robespierre ? Au moins une centaine, qui pourront fournir le point de départ d’une base de données. Je crois qu’une refonte de O3

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s’impose, et qu’il faut la préparer par un Inventaire qui intégrera les inédits et respectera les exigences actuelles d’une édition de correspondance10.

14 - Passons à celle des deux journaux de Robespierre. O4 (Le Défenseur de la constitution, 1939, Gustave Laurent) est suivi, tardivement, par O5 (Lettres à ses commettants, 1961). L’édition, préparée par Laurent (mort en 1949) a dû être remaniée. Elle a été amputée des discours. Ils figurent dans O9, mais était-ce la meilleure solution ? En tout cas, nous avons maintenant cinq dossiers d’avant-textes de presse (je préfère ce terme à celui de brouillon, d’autant plus que ces textes ne sont pas forcément de « premier jet », mais déjà peut-être des copies). Reste à examiner le dernier ensemble, celui des discours.

15 - O6-O10, Discours, publiés en 1950, 1952, 1954, 1958 et 1967.

16 Comme l’indique Marc Bouloiseau dans son introduction à O6, ces cinq volumes sont le fruit d’un dépouillement systématique de la presse11. Les éditeurs ont traqué toutes les mentions d’une intervention orale de Robespierre (environ 800). Pour chacune, ils donnent d’abord le texte le plus complet, puis les extraits plus courts et les mentions (les versions diffèrent aussi, assez souvent, par le vocabulaire lui-même). Ce travail considérable nous donne une grille chronologique fine des interventions de Robespierre « à la tribune » (Constituante, Convention, Jacobins). Mais cette grille est parfois trop fine, car les fragments manuscrits existants (notes préparatoires, ébauches) ne se rapportent pas forcément très bien à une intervention unique. D’où peut-être des oublis (un manuscrit publié dès la fin de 1794, avant le rapport Courtois), et des erreurs éditoriales, dont une au moins est indéfendable. Marc Bouloiseau (O10, p. 6 n. 3) estime que « le projet rédigé par Robespierre du rapport fait à la Convention par Saint-Just avait sa place dans les discours de Saint-Just et non dans ceux de Robespierre » : la priorité donnée à « la tribune » opère ici une transsubstantiation, qui prend le pas sur une source manuscrite ! L’erreur est rattrapée dans O11, mais sous le titre consacré par Mathiez depuis 1918 de « Notes contre les dantonistes » (p. 419-449), ce qui est déjà toute une interprétation. Dans ce dernier volume (O11, Compléments, 2007), Florence Gauthier a intégré nombre d’inédits, ou d’éditions faites depuis 1910, mais en privilégiant les éditions, donc les interprétations mathiéziennes, au détriment d’autres. Moyennant quoi, osons cet oxymore, l’édition de la Société des études robespierristes répète (épaissit ?) certains silences, et/ou certaines interprétations12.

17 Pour que ces tourments archivistiques soient réexaminés, sinon résolus, je propose un changement de perspective, formulé à dessein de façon provocante, pour « tordre le bâton dans l’autre sens ». Cette démarche ne se confond pas avec la « table rase », qui présumerait qu’on ne sait… rien : c’est un préalable élémentaire, nécessaire je crois, mais non suffisant, pour pouvoir tracer des perspectives de travail. Abandonnons donc la perspective martyrologique, l’antienne « manuscrits rarissimes parce que détruits par Courtois »13, et renversons la vapeur.

18 Les pages récemment acquises par les AN viennent s’ajouter à celles, déjà nombreuses (plusieurs centaines de feuillets) répertoriées dans des archives publiques (AN F7 et F17, BNF Manuscrits, AD Pas de Calais, etc., inventaires partiels à réunir), ou passés en vente depuis disons 1800. On peut penser qu’en émergeront encore - de moins en moins, mais allez savoir ?-, puisque Robespierre a écrit, depuis le collège jusqu’au jour de sa mort. Ces manuscrits ont, comme tous les manuscrits, subi divers avatars. Le plus important fut celui qui, les 27 et 28 juillet 1794, accompagna son arrestation, sa mise hors la loi et son exécution. La Convention nationale, auteur collectif de ces mesures, fit procéder à la saisie des papiers de « tous les conjurés » à leur domicile, et nomma parmi

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ses membres une commission chargée de les examiner, commission dont faisait partie Edme Bonaventure Courtois, qui n’était a priori ni meilleur ni pire qu’un autre député. Certains manuscrits furent imprimés dès 1794, d’autres furent cités et utilisés, partiellement et partialement bien sûr, d’autres encore (mais combien ? comment chiffrer le néant ?) furent volés, détruits peut-être ? par Courtois, ou par d’autres députés, ou par des secrétaires/copistes de la commission14. Mais nombre de ces papiers furent remis aux ayants droit : à preuve les papiers de la famille Duplay-Lebas.

19 Il existe donc, en pointillés, avec des blocs largement connus, édités et commentés, un corpus des manuscrits de Robespierre. Et il est possible aujourd’hui de l’établir, d’en faire l’expertise et d’en reconstituer l’histoire.

Robespierre comme (n’importe quel) auteur

20 Il me semble qu’il se passe, dans le domaine de l’étude des textes, ce qui s’est passé dans celui de l’archéologie depuis disons un demi-siècle. Elle était vue comme une discipline auxiliaire de l’histoire. Elle est maintenant une science autonome, capable de poser et/ ou résoudre ses propres questions. Elle a montré la validité d’un travail systématique sur les traces matérielles non scripturales : fragments de poteries, objets (pour nous ce seront les feuillets de papier), à condition qu’ils soient pris et vus en séries. Ils ont leur vie propre, et peuvent induire des hypothèses différentes,- ou non ! -, de celles tirées des textes15. S’agissant de manuscrits, les travaux de l’ITEM (Institut des Textes Et Manuscrits, CNRS-ENS) prouvent aussi que l’étude des manuscrits n’est pas, ou plus, une discipline auxiliaire de l’histoire (tout court, ou littéraire). Ils ont systématisé, renouvelé, sorti du champ des seuls archivistes la codicologie, et permis l’avancée des recherches en génétique des textes.

21 On peut choisir de traverser les traces manuscrites comme moyen pour aboutir à un texte et un « sens ». Mais on peut aussi voir les feuillets comme des objets matériels, et s’attacher à toutes les opérations qui vont d’un feuillet vierge à un manuscrit. Commencer par désinvestir les affects (texte « important » ou pas), et partir du degré zéro : l’objet initial, le papier. Puis décrire les traces qui s’y inscrivent, dans leur microchronologie (premier jet, ratures, corrections, rajouts, corrections des corrections, etc.), par une ou plusieurs « mains » (auteur et/ou copiste), avant d’envisager ce que l’histoire a fait de ces traces. En bref, décrire la « manu-facture », au sens strict du terme, comme objet historique, inscrit dans le temps. Dans cette perspective, l’autorité revient de plein droit à tout manuscrit préparatoire à une édition ; et il ne suffit pas de les juxtaposer, il faut décrire le passage de l’un à l’autre.

22 Prenons en exemple l’Éloge de Gresset. Robespierre participe au concours ouvert par l’Académie d’Amiens en 1781. Elle reçoit son manuscrit le 20 juin 1785 (O1, p. 88-115) mais ne décerne pas le prix. À la fin de cette même année, Robespierre fait imprimer son texte, dans une brochure datée 1786. O1 le donne à la suite (p. 119-147) : on aurait aimé que les « retouches » (p. 83) soient mises en évidence. Même cas pour la « Réponse à Jérôme Pétion » : avant le texte imprimé (O5, p. 97-115), il y a eu au moins un état antérieur (dossier 7), et il faudra trouver les moyens de faire voir et lire la transition de l’un à l’autre.

23 L’ITEM a fondé en 1992 une revue semestrielle, Genesis, dont le dernier numéro (34, 2012, PUPS) est consacré aux « Brouillons des Lumières ». Dans ce numéro, Claire Bustarret souligne l’ampleur des fonds de manuscrits d’auteurs des Lumières, montre

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que l’histoire du papier au XVIIIe siècle commence à être bien connue, et évoque la base de données MUSE (Manuscrits et Usages des Supports et de l’Écriture)16. Elle avait déjà montré l’intérêt de cette base en contribuant à l’édition du Tableau historique des progrès de l’esprit humain, de Condorcet17. Dans un fort utile lexique, elle situait la codicologie « au carrefour entre l’histoire du papier, l’histoire des pratiques d’écriture et la génétique textuelle » (p. 1237). Autre réussite de cet ouvrage, le choix de l’option diachronique (vs diplomatique) dans la transcription des manuscrits (p. 84).

24 MUSE nous offre donc la possibilité d’intégrer les manuscrits de Robespierre dans une base de données déjà bien fournie et structurée. Chaque unité sera décrite en six rubriques : • localisation actuelle (si elle existe, et/ou si on la connaît), sinon histoire des allusions au manuscrit, de la 1re édition, des suivantes. • support matériel : le papier. Sorti des formes, il est utilisé après des pliures auxquelles peuvent s’en ajouter d’autres (avant ou après écriture). Avatars ultérieurs (déchirures, taches, découpages, reliure) • outils de l’écriture : encre, plume, crayon. • graphisme : identification du scripteur ; ratures, retours, rajouts, aboutis ou non, constituant un ou plusieurs avant-textes (d’un texte éventuellement inconnu !). Le manuscrit est-il autographe « de la main de Robespierre » et de premier jet, ou recopié par lui et retravaillé, ou copié (par un copiste, un secrétaire) et relu (ou non) par Robespierre ? Inutile de souligner l’importance des corrections. On doit pouvoir lire ce qui a été écrit avant d’être modifié : les procédures de police scientifique sont faites pour cela. • foliotation : d’origine, ou pas. Remaniements. • graphie : la transcription respectera scrupuleusement la graphie du manuscrit : celle-ci est, par essence, « ortho-graphie », et les normalisations ne sont plus de mise ; car toutes les variations peuvent être signifiantes et aider à des datations et regroupements.

25 Les manuscrits de Robespierre couvrent à peu près tous les cas de figure évoqués dans le n° 34 de Genesis : des annotations sur un texte imprimé (la constitution de 1791, O11, p. 377-380) aux textes proprement dits, qui vont de quelques notes sur des pages de carnet au long texte travaillé par de nombreuses couches de modifications. L’histoire de ces pièces, avec toutes les péripéties de leur « épiphanie », couvrira plus de deux siècles, puisqu’elle commence avant même le rapport Courtois. Dès novembre 1794 en effet paraît un premier recueil de Pièces trouvées dans les papiers de Robespierre et complices ; imprimées en exécution du décret du 3 Vendémiaire18. La première partie « Affaire Chabot » contient 19 pièces, dont un « Rapport écrit de la main de Robespierre », sans surtitre éditorial (« Citoyens représentants du peuple… bien public », O10 p. 397-407). La seconde « Faction Proli, Hébert, etc. » en contient cinq, dont un « Rapport écrit de la main de Robespierre, sur la faction de l’étranger » (p. 90-99), qui a été oublié jusqu’à O11 inclus.

26 Dates et auteurs phares (1795, 1828, 1830, Laponneraye, Hamel, Aulard, Mathiez) jalonnent cette histoire éminemment politique, mais qu’il faudra aussi insérer dans une histoire juridique et notariale (les héritages), sans oublier celle du commerce des autographes, vrais ou faux.

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« Le bonheur émané de la liberté »

27 Je donne ci-après la transcription proposée pour un des manuscrits du fonds 683/AP1 : NUMD003/171 et 172, 2 pages sur 1 feuillet in-8, « lettre inédite à un destinataire inconnu sur le bonheur et la vertu, non datée/1792/» disent les Archives nationales. /171/ (1) lettre de provinceX à X di Le Bonheur, Émané de la liberté. lettre que à dX tu croyois, cher ami, qu’il suffisoit à l’homme, pour être heureux, de vivre solitaire, occupé seulX le sein de la nature, mépriser ces vains noms, enfans de l’orgeuil et de la tyrannie, et fouler aux pieds le vain éclat de l’or. qu’il est heureux, me disais tu, celui, qui, éloigné du fracas turbulent de la ville, goutant une paix eternelle dans sa cabanne, adorant une epouse qui fait son bonheur, voit autour de lui ses enfans, lui tendre les mains et l’appeller leur père. tu te croyois heureux, et tu ne goutais que l’ombre du bonheur. à coté de ta chaumiere était un laboureur languissant sous le poids des impots ; ici c’était un homme vertueux victime du despotisme et du crime. tu ausais te dire heureux, lorsque tes semblables étaient abreuvés d’amertumes ; tu ausais te dire heureux lorsque ta patrie gemissait sous la tyrannie d’un despote et de ses courtisans. insensé tu te croyois donc seul sur la terre ; et parceque leur fureur n’avoit point encore pénétré dans ton azile, ton ame se fermait aux cris de la vertu opprimée. mais moi, temoin de tant de scenes deX horribles, moins occupé de moi même que des meaux qui affligeaient et degradaient l’espece humaine, le coeur déchiré, quoique goutant le même bonheur que toi, j’accusais et la Nature entiere, et et ton insensibilité et la nature entiere. je voyois autour de moi croitre mes enfans, mais je me disais : peut-être un jour ils seront les victimes de la vioX lence et du crime. peut être un jour ils seront jettés dans ces gouffres X où gemissent tant de malheureux, parcequ’ils auront aimé la vertu et leur patrie. plein de ces idées funestes, je me croyois le plus malheureux des hommes, parceque je sentais que mes semblables étaient oprimés. le crimeX, un despote insolent et barbare, dictant, lui seul, des lois à un grand peuple qu’il ausait appeller ses sujets ; des prêtres ambitieux qui se faisant une echelle, des au nom d’un être bienfaisant, qu’ils rendaient féroce et barbare, la justice exilée, le crime toujours plus fort que la vertu, toutes ces horreurs se rappellant à mX tou sans cesse presentes à ma mémoire, X m’epouvantaient m’effrayent encore /172/ quel homme, à l’aspect de cet horrible tableau pouvait se croire heureux ? quel être, excepté le tyran et ses satellites, n’avoit l’ame navrée ? mais laissons cet epoutableX horrib les tyrans ; mon but n’est pas de faire leur procès, la nature, l’humanité les a jugés. etX celui qui tenait ma patrie dans les fers, a vu fraper son trone, et tomber avec ses crimes, sa puissance usurpée est disparue. seul la majeste d’un grand peuple a dissipé fait disparaitre ce colosse comme les rayons de l’astre du jour dissipe un brouillaX d’automne . il ne reste de sa memoire que l’horreur de ses forfaits et l’attrocité de ses crimes. un jour nouveau nous luit X notre ma patrie a pris un nouvel être. ce peuple que l’on tenait do l’ignorance pour qu’il ne connut point toujours ses droits et sa force, éclairé par la nature, a vu que les rois étaient l’ouvrage des prètres ; il a vu que ceux ci etaient moins les apotres de l’être supreme, mais les apuis d’un tyran avequi ils partageaient la puissance ; se indigné il se leve, et sentaX et entrantX dans ses droits, toute espece de tyrannie rentre dans le néan. sous les hospices de la liberté il est permis à l’homme d’être vertueux ; et comme le

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crime est incompatible avec cette divinité, chaque être et que la vertu est la base du vrai bonheur, chaque être doit être heureux : cetteX maxime est inconstestable. si le crime veut soulever encore sune tete de l’idre, la severité des loix garantit la vertu de ses atteintes. au lieu de ministres insensibles feroces nous avons un senat auguste, sans cesse occupé du bonheur de l’hommeX qui lui a confié son autorité. il fouille dans les reinsX le crime, il lui livre une guerre éternelle, et si quelqu’un de ses membres, veut trahir ses interets de la patrie opprimer la vertu et favoriser le crime, si ils le rejette de son sein, et la loi le prappe. comméeX quelle harmonie ! et quand ne pas être heureux avec une telle armonie ? plus de courtisans, plus de favoris ; la loi est la même pour tous, et le legislateur est celui qui l’observe le plus fidellement. le laboureur peut compter sur le fruit de ses peines sans craindre que de nouveaux impots viennent lui enlever sa subsistance. chacun jouit paisiblement de son revenuX, et dans une cité étrangère il se trouve

Observations

• Le feuillet porte la trace d’une pliure en quatre, qui a laissé un trou au centre. Le texte est divisé en cinq paragraphes. À part le graphisme et le lignage, la transcription respecte tout le reste, d’abord et surtout les graphies avec leurs variations. • L’écriture est assez différente de celle d’autres dossiers. « Main » il y eut, mais quelle ? Est-ce l’écriture de Robespierre, disons plutôt une de ses écritures ? Je ne sais pas. • Les graphies varient : ausait est corrigé en osait mais seulement à sa troisième occurrence, pourquoi ? Et pourquoi le « lapsus calami » prappe, qui ne saurait se confondre avec le « frappe » suggéré par le sens ? • La marge, à gauche, est très petite : copie d’un texte précédent, remis au net, et deuxième vague de corrections ? Elles sont peu nombreuses, par rapport à celles des autres dossiers. Les séquences raturées sont assez lisibles sur les photos, mais il en reste seize douteuses. Je les ai signalées par un X (lecture améliorable quand la feuille sera vue en transparence). Elles sont faites d’un trait horizontal sauf, au début du quatrième paragraphe, un insensible X rayé aussi par de petits traits verticaux fins, pas retrouvés ailleurs dans le corpus. Les séquences remplaçantes, s’il y en a, sont de la même main, et écrites au-dessus des rayées. Je les ai transcrites à la suite, en les encadrant par des < >. Les corrections sont faites au fil de la plume, sont de la même main que le texte initial, et portent sur des éléments stylistiques (ce qui exclut l’hypothèse d’une relecture par un copiste). Admettons, pour le moment, que cet auteur est bien Robespierre. Copie, mais copie de quoi ? D’une lettre réelle, relue et pourvue d’un titre en vue d’une publication ? À mon avis non : le je auteur de la lettre est, comme le tu, marié et père de famille, ce que Robespierre ne fut point. On a donc affaire à des personnes de fiction, et il serait, je crois, inutile de chercher à identifier le « destinataire inconnu » suggéré par les AN. Le je ne s’inclut pas dans le sénat auguste, et la fiction n’est pas que politique ; pourquoi l’auteur se présente-t-il en père de famille19 ? • contenu et date du texte : absence de noms propres ; on a des noms communs fort conventionnels (tyran, sénat) qui atemporalisent le texte. Rhétorique d’époque, hélas…

28 Date d’écriture ? Les AN suggèrent 1792, pourquoi ? Le 10 août 1792 est passé, c’est sûr. Mais peut-être aussi le 21 janvier 1793. Si le sénat auguste est bien la Convention, l’auteur évoque clairement la possibilité de son épuration. Alors, texte écrit après la levée de l’immunité parlementaire (votée contre Marat, elle a échoué le 13 avril 1793, mais réussi après). Allusion à la première épuration de la Convention (2 juin 1793), ou à une autre, passée… ou future ?

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29 Le mouvement du fragment est assez clair : le premier paragraphe retrace l’horreur du passé monarchique, la vie d’un ami solitaire - mais doté d’une épouse et d’enfants ! - et dont l’apolitisme, dirions-nous aujourd’hui, contraste avec le pessimisme de l’auteur. Le second évoque la révolution du 10 août 1792 (avec une hésitation sur la métaphore adéquate), le troisième promet un avenir radieux. Le quatrième décrit une assemblée toute puissante mais soupçonnable, donc épurable. Le dernier paragraphe revient au laboureur du début, désormais à l’abri de nouveaux impots. Nous ne saurons pas ce qui peut arriver au chacun évoqué ensuite, ni si le dernier il est personnel ou impersonnel, ni ce que signifie la cité étrangère, puisque le fragment se termine… Mais la fin du manuscrit n’est pas celle du texte, malgré un point (tache, éclaboussure d’encre ?) Y a- t-il eu une suite ? Si elle existe et refait surface, le feuillet devrait être de même format, et paginé (2). S’agit-il d’un brouillon abandonné par l’auteur ? Peut-on trouver des séquences semblables dans des textes déjà publiés20?

Conclusion

30 En suivant le fil rouge des manuscrits, j’ai croisé sans cesse un autre fil, celui de la rivalité entre frères. Celle-ci, bien sûr, s’accompagne toujours d’exhortations iréniques et intégratives : à l’union politique pendant la Révolution, à l’objectivité scientifique chez les éditeurs de Robespierre. Cette grille de lecture, celle de la rivalité fraternelle/ fratricide est-elle une obsession de ma part ? Peut-être… en tout cas, elle ne m’est pas personnelle21.

31 L’ironie sur les erreurs des prédécesseurs est facile, et c’est ce qui, dans les éditions critiques de manuscrits par Mathiez, est le plus pénible à relire aujourd’hui. Faisons donc le serment de ne pas remettre nos pas dans les leurs, et de faire l’édition de ce qui reste à éditer en évacuant autant que possible les affects22. Tout en sachant que le sujet humain ne peut guère que déplacer, et non supprimer, ses contradictions, et que la science peut modifier, mais pas résoudre, les questions de croyance et de foi.

32 Mon point final sera interrogatif et lexicologique : qu’avons-nous donc « racheté » en 2011 ?

NOTES

1. Ensuite identifiées dans le présent article sous la forme suivante : O1 à O11. 2. Certains fragments, bien sûr, ont été « oralisés » avant leur parution dans le journal. Il faudrait aussi réexaminer une éventuelle activité journalistique antérieure de Robespierre, voir 04, p. I-V. 3. Voir le Catalogue général des imprimés de la BN, tome CLIII, 1941 (les notices concernant Robespierre sont dues à Gérard Walter, précise le tiré à part). La page de titre de mon exemplaire de 01 porte bien 1910 : optimisme de l’éditeur ? 4. Autour de Robespierre. Le conventionnel Le Bas, d’après des documents inédits et les mémoires de sa veuve, 1901, p. 308. L’ouvrage, numérisé à Nancy 2, figure dans l’article de Wikipedia sur Lebas (merci Wiki !). J’ignore qui est le Gabriel auteur du « Chant funèbre ». Est-ce lui, ou son éditeur

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Stéfane-Pol, qui a marqué d’italiques les « paroles » de Robespierre et Lebas ? Source « réelle », commune à Charlotte et Gabriel ? Il faudrait admettre que Lebas, le 9 Thermidor à la Convention, s’est lui aussi exprimé en alexandrins. Je crois plutôt à des vers de Gabriel, retenus par Charlotte. 5. Par Albert LAPONNERAYE, premier éditeur des Mémoires de Charlotte. Voir Hector FLEISCHMANN, Charlotte Robespierre et ses mémoires, Paris, Albin Michel, 1909 ; Gérard WALTER, Robespierre, Gallimard, 1961, t. 2 p. 171-176 ; Jacques GODECHOT, AHRF, n° 251, 1983, p. 154-156. 6. Cette affaire est peut-être une des causes du remplacement de Déprez par Lesueur comme éditeur scientifique, après l’Eloge de Dupaty justement ! Le fait est signalé p. 248, à la fin de la Table des matières de O1, mais ne figure pas sur la page de titre. En tous cas, piste d’éventuels manuscrits, à reprendre bien sûr. 7. Plusieurs contributeurs : Charles Reybaud, Jean François Laignelot, et d’autres, mais lesquels ? (Voir Gérard WALTER, Robespierre, t. 2, p. 167-171) 8. Trafic fructueux, littérairement au moins, si on se fie aux flots d’encre qu’elle a fait couler. La révérence de Robespierre envers Rousseau est attestée par moult documents authentiquement authentiques. Alors pourquoi tant de biographes ont-ils utilisé avec prédilection cette dédicace ? 9. Les termes sont de Philippe Bourdin (Introduction aux Tables du Centenaire, Société des études robespierristes, 2007, p. 9). 10. Voir Irène PASSERON, Inventaire analytique de la correspondance (1741-1873), vol. V-1 des Œuvres complètes de D’Alembert, CNRS Éditions, 2009. 11. Un tel chantier était inenvisageable avant les années 1950, car les collections de la Bibliothèque nationale n’ont été bien répertoriées que depuis 1943 (André MARTIN, Gérard WALTER, Catalogue de l’histoire de la Révolution française, t. V, Journaux et almanachs, Paris, Bibliothèque nationale, 1943). 12. Ainsi, pour la nuit du 9 au 10 Thermidor à la Commune, O10 renvoie à Mathiez (AHRF, 1924). Mais cet article, maintes fois réédité, fait l’impasse sur un brouillon d’arrêté de la Commune (pièce 49 du rapport Courtois, qui dit « écrit de sa main sur un papier tout raturé », p. 189, et en publie 14 lignes). Le manuscrit (intégral ?, 45 lignes, de Robespierre ?) a été publié par P. Robinet, avec ce commentaire peu flatteur : « voici à quoi s’occupait le chef du mouvement » (« Robespierre aux Archives », La Révolution française, 1888, p. 255-258). Le point est important, car on tiendrait là le dernier manuscrit de Robespierre. 13. Vulgate encore reprise dans Le Monde (R. Azimi, 9 avril 2011). Si elle se maintient, elle risque de jouer le rôle de l’explication biblique de la création du monde pour l’archéologie ! 14. Voir Fabienne RATINEAU, « Les livres de Robespierre au 9 Thermidor », AHRF, n° 287, 1992, p. 131-137 (elle évoque une Bible annotée de la main de Robespierre, encore présente dans un inventaire de 1816) et l’entrée « Courtois » de Jean-René SURATTEAU dans le Dictionnaire historique de la Révolution française, PUF 1989. 15. Voir Jean-Paul DEMOULE, On a retrouvé l’histoire de France, Robert Laffont, 2012, notamment pour les discordances entre indices matériels et témoignages (expérience du « déjeuner sous l’herbe », p. 164-166), l’usage des faux et « l’impossible réfutation des croyances » (p. 187-193). 16. « Usage des supports d’écriture au XVIIIe siècle : une esquisse codicologique », p. 37-65. 17. Édité par Jean-Pierre SCHANDELER et Pierre CRÉPEL, INED, 2004. 18. Paris, Imprimerie nationale, brumaire an III. 19. Solution imaginaire à un problème de « filiation impossible » ? C’était le sous-titre, à mon avis fort bon, d’une des dernières biographies de Robespierre (par Jean ARTARIT, La Table ronde, 2003). Le sous-titre, comme la date de 2003, ont disparu de la réédition (CNRS Éditions, 2009), et c’est fort dommage. 20. Une recherche de séquences est possible, à condition de disposer d’un ensemble de textes sûrs, et numérisés en mode-texte. Je dispose, pour le moment, d’un corpus de 26 discours (13 6000 occurrences) : ce n’est pas rien, mais cela ne suffit pas.

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21. Voir Jacques ANDRÉ, La révolution fratricide, Paris, PUF, 1993. 22. Sur la mise à distance des affects, et/mais leur rôle dans toute enquête, voir Ali MAGOUDI, Un sujet français, Paris, Albin Michel, 2012.

RÉSUMÉS

L’entrée aux AN de 126 pages manuscrites de Robespierre est l’occasion de reprendre un examen critique de l’édition de ses Œuvres par la Société des études robespierristes. Une description codicologique préalable à l’étude des manuscrits, dans une perspective de génétique textuelle (avant-textes, corrections, reprises et remaniements avant publication- ou non ! -, examen des éditions successives) pourra servir à une réévaluation rigoureuse de Robespierre en tant qu’auteur, de ses débuts à son dernier manuscrit, de le voir autrement, et d’éclairer peut-être certaines questions non résolues.

The 126 pages of Robespierre’s manuscripts recebtly bought by the National Archives allow us to reexamine the edition of his writings by the Société des études robespierristes.A codicologic description should be done with a genetic history of the manuscripts : drafts, corrections, changes before an eventual publication, successive editions. This could lead to a new appreciation of Robespierre as an author and could shed light on some still unresolved questions.

INDEX

Mots-clés : Robespierre, manuscrits, édition

AUTEUR

ANNIE GEFFROY Directrice de recherches honoraire au CNRS 18 rue Clandeyer Port-Blanc 22710 Penvenan [email protected]

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Les factums de l’avocat Robespierre. Les choix d’une défense par l’imprimé The Factums of the lawyer Robespierre. The choice of defense by publication

Hervé Leuwers

1 L’avocat Robespierre demeure mal connu. Certes, nous sommes bien mieux renseignés sur ses années arrageoises que Joseph Auguste Paris (1870)1, notamment grâce aux études de l’abbé Berthe, qui ont mis au jour l’importance de son parcours académique2. Mais le travail de l’avocat reste encore dans l’ombre et, dans son analyse, continuent à s’affronter les images forgées par l’abbé Proyart et Charlotte Robespierre : d’un côté, l’avocat scandaleux et sans cause honnête3, de l’autre, le désintéressé défenseur des malheureux4. L’historien doit-il se contenter de choisir entre deux interprétations, sans espérer aller plus loin ? Faut-il renoncer à approfondir l’analyse de cette expérience, essentielle pour un homme de la parole et un futur législateur ? Certes, les sources manquent. Robespierre, comme la plupart de ses confrères, a laissé peu de documents qui révèlent sa pratique du barreau. De ses plaidoiries, on conserve quelques mentions dans des registres de juridictions et ses deux plaidoyers dans l’affaire du paratonnerre (1783) ; de ses requêtes ne subsistent que des bribes, de son activité de consultant, de rares textes imprimés, de sa correspondance professionnelle, quelques lettres seulement… Une catégorie de ses écrits judiciaires est cependant exceptionnellement conservée. Il s’agit de ses factums. Les douze mémoires imprimés de Robespierre que nous avons pu identifier et consulter offrent à l’historien une entrée unique sur l’une des dimensions les plus médiatiques de son métier d’avocat.

2 Dans la France du XVIIIe siècle, le factum porte des noms divers ; on l’appelle le plus souvent « mémoire », mais il peut également s’intituler « factum », « précis », « notes », « observations », « éclaircissements », etc. Produit dans le cours du procès, son objet est de présenter les faits d’une cause au civil, au petit criminel, voire au grand criminel, offrant, dans ce dernier cas, un moyen de contourner l’interdiction de l’assistance de l’accusé par un conseil. Par ce texte, l’avocat présente les faits de la cause et les moyens

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par lesquels il entend défendre et faire valoir les droits de son client. Remis au juge avant le jugement définitif, l’écrit peut se suffire à lui-même ou venir à l’appui d’une plaidoirie. Il n’est pas, pour autant, une plaidoirie mise par écrit ; le factum est un genre judiciaire spécifique, particulièrement lorsqu’il est imprimé. D’ampleur variable, allant de quelques pages à plusieurs centaines, il offre une tribune publique et permet à l’avocat de solliciter simultanément le soutien de l’opinion et un jugement favorable.

3 Les mémoires judiciaires imprimés ont été abondamment étudiés par les historiens des Lumières et, depuis quelques années, suscitent un intérêt renouvelé en histoire contemporaine5. Par leur examen, on a cherché à saisir la complexité de la société moderne6 ; on a cherché, surtout, à mettre au jour les effets des factums de causes célèbres dans l’espace public, tantôt par l’analyse des affrontements entre la monarchie et les jansénistes ou les parlementaires7, tantôt par l’interrogation sur les effets politiques et culturels des mises en scène de vies privées, de stéréotypes sociaux ou d’affaires scandaleuses8. Une perspective biographique invite, bien sûr, à une réorientation de ces problématiques ; ainsi, notre regard se déplacera de l’espace public au cabinet de l’avocat, pour davantage s’intéresser à l’élaboration des mémoires qu’à leurs effets ; en s’intéressant au processus incertain de la construction des causes célèbres, étant entendu qu’aucune des affaires défendues à l’écrit par Robespierre n’a obtenu les honneurs de La Gazette des tribunaux ou du recueil de causes célèbres de Le Moyne des Essarts9, nous nous intéresserons également à la manière dont un avocat cherche à médiatiser les affaires dont il s’occupe, sans nécessairement parvenir au résultat souhaité. À partir des mémoires d’un Robespierre séduit par la carrière des lettres et l’éloquence judiciaire, il s’agira d’approcher le travail de l’avocat, de décrypter ses techniques de défense, d’isoler sa perception et sa pratique de la rhétorique au service de la justice10.

Douze mémoires imprimés

4 Dans les années 1780, Robespierre ne fait pas partie des avocats les plus occupés du barreau du Conseil d’. Parmi les quelque 90 inscrits, il en est qui suivent beaucoup plus d’affaires et plaident plus fréquemment, tels Liborel, Dauchez ou Desmazières. Dès les mois qui suivent sa prestation de serment, le 8 novembre 1781, Robespierre est pourtant loin d’être désœuvré. Il plaide régulièrement devant le Conseil d’Artois11 et les autres juridictions de sa ville, il donne des consultations et il publie des mémoires judiciaires. Sans évoquer ici le mémoire imprimé dans l’affaire Beugny (1782), qu’on ne peut lui attribuer avec certitude, ni les plaidoyers imprimés pour de Vissery (1783), parus après l’arrêt de la cour, il s’agit de s’intéresser à un ensemble de douze mémoires, publiés dans le cadre de dix procès distincts. Aux cinq mémoires très connus, car disponibles dans les Œuvres de Maximilien Robespierre éditées par la Société des études robespierristes12, s’ajoutent des mémoires moins cités ou totalement ignorés : cinq d’entre eux sont absents des Œuvres (SER) mais sont reproduits dans le recueil de Barbier et Vellay, quant aux deux derniers, jamais mentionnés ni réédités jusqu’ici, nous avons pu les découvrir à la Bibliothèque de la Sorbonne13 et dans une collection privée14.

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Tableau n°1 : Douze mémoires judiciaires publiés par Robespierre

Affaire Ed. Pages Juridiction Signéa Rup.b Rééd.c

Justice échevinale de Dinet de Vareilles, OMR, XI, 17-52 Gosse 1784 49 Lille avt Inédit dans BV

OMR, II, Deteuf 1784 21 Conseil d’Artois Robespierre, avt 234-254 BV, I, 124-146

OMR, II, Berbizotte 1784 26 Conseil d’Artois Robespierre, avt 286-313 BV, I, 167-199

OMR, II, Mercer 1786 59 Conseil d’Artois Robespierre, avt X 337-402 BV, I, 202-273

Inédit dans Duquenoi 12/1786 48 Conseil d’Artois Partie / CS Rob. OMR 1 BV, I, 356-403

Inédit dans Partie / Consult. Page 12/1786 79 Conseil d’Artois X OMRd Rob. BV, I, 275-352

Inédit dans Duquenoi 1787 30 Conseil d’Artois Partie / CS Rob. OMR 2 BV, I, p. 409-442

Pepin 1787 20 Conseil d’Artois Partie / CS Rob. Inédit

Inédit dans Partie / Consult. Boutroue 6/1787 31 Douai OMR Rob. BV, I, 444-475

Inédit dans Rocard 1 6/1788 65 Conseil d’Artois Partie / CS Rob. OMR BV, I, 503-572

Rocard 2 1788 7 Conseil d’Artois Non Inédit

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OMR, XI, 53-126 Dupond 1789 93 Conseil d’Artois Partie / CS Rob. X BV, I, 579-682

a. Signé de l’avocat seul (avt), signé de la partie et contresigné par Robespierre (CS Rob.), signé de la partie et suivi d’une consultation signée de Robespierre (Consult. Rob.). b Mise en œuvre d’une défense de rupture ; voir infra. c Nous précisons ici les mémoires qui sont disponibles dans les OMR ou dans Victor Barbier, Charles Vellay, Œuvres complètes de Maximilien Robespierre, tome I, Œuvres judiciaires (1782-1789), Paris, Bureaux de la Revue historique de la Révolution française, t. 1, 1910-1913. d Seule la consultation a été éditée dans les OMR, XI, p. 49-50.

Mémoire de Robespierre pour les époux Page (AD Pas-de-Calais)15

5 Publiés entre 1784 et 1789, ces mémoires sont pour la plupart produits dans des affaires jugées par le Conseil d’Artois, et seuls deux s’inscrivent dans une procédure étrangère à cette juridiction : l’un, signé d’un confrère lillois, Dinet de Vareilles16, a été préparé pour un avocat arrageois en procès devant l’échevinage de Lille (Gosse, 1784), tandis que l’autre défend un professeur du collège d’Anchin qui demande justice au parlement de Flandre (Boutroue, 1787). Techniquement, ces textes sont proches ; loin des formelles et savantes dissertations qui composent la plupart des factums, ils usent de riches effets rhétoriques, jouent sur le pathos et exaltent l’innocence et la vérité. Ils répondent ainsi, nous le verrons, aux codes des mémoires de causes célèbres, même si la technique de l’avocat évolue au fil des ans, de même que ses choix de défense. Précisons, pour le moment, qu’à partir de 1786, Robespierre prend l’habitude de signer ses mémoires du nom de ses clients, comme s’il leur laissait la parole ; le nom de l’avocat apparaît alors, ou sous forme de contresignature, ou à la suite d’une consultation qui suit le mémoire. Par ce procédé, que l’on retrouve chez nombre

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d’avocats de la fin du XVIIIe siècle, le défenseur se libère de certaines contraintes stylistiques et parvient à rendre son travail plus vivant.

6 Pour Robespierre, ces factums ne sont pas de simples écrits judiciaires ; par le style ou les idées, ils se rapprochent de ses travaux académiques, tel son Discours couronné par la Société royale des arts et des sciences de Metz (1785) ou sa dissertation sur « cette partie de la législation qui règle les droits et l’état des bâtards » (1786). Rien d’étonnant, ainsi, à ce qu’il offre ses mémoires au secrétaire de l’Académie d’Arras, Dubois de Fosseux, qui se réjouit de la multitude de sentiments que leur lecture lui procure17. Il les offre à l’avocat général du Conseil d’Artois, Foacier de Ruzé, notamment lorsque les affaires dans lesquelles il écrit dépendent de juridictions de la province voisine18. Il en fait également don à certaines de ses correspondantes : en décembre 1786, il adresse à une dame son mémoire pour les époux Page, accusés d’usure ; et en juin de l’année suivante, il accompagne une de ses lettres à une jeune femme d’un exemplaire de son important mémoire pour le professeur Boutroue en butte au « recteur magnifique » de l’Université de Douai19. Ces travaux ne sont pas de simples dissertations juridiques ; ils relèvent aussi d’une ambition littéraire qui n’est pas à négliger même si, Robespierre l’assure, les « faiseurs de mémoires » n’occupent qu’une bien modeste place dans la République des lettres20.

7 Est-ce à dire que tous ces textes peuvent se rapprocher, par leur technique, des écrits de causes célèbres ? Sans doute pas. Quelques rares mémoires, publiés à la demande du client (Pepin, 1787) ou pour des proches, comme l’avocat Gosse (1784) ou les oratoriens qu’il fréquente régulièrement au collège d’Arras (Berbizotte, 1784), paraissent échapper au genre. Il leur manque en effet deux choses, qui se retrouvent dans tous les mémoires se rattachant aux codes d’écriture des causes qui peuvent devenir célèbres. La première est une mise en évidence de l’exceptionnalité de la cause, qui la rend digne d’intérêt : l’affaire Boutroue est ainsi « digne de devenir célèbre par sa singularité » ; celle de l’oculiste Rocard, poursuivi par une ancienne maîtresse qui réclame réparation à un homme qu’elle présente comme son mari secret, le père de son enfant et son débiteur, est quant à elle « étrange » et « inconcevable »21. Mais la cause potentiellement célèbre, et c’est un deuxième élément de sa définition pour l’avocat, s’identifie également par des enjeux qui dépassent de loin ceux de l’affaire elle-même ; elle permet d’aborder des thèmes comme la liberté des citoyens ou la réparation de l’erreur judiciaire.

8 La sensibilité de Robespierre à ces thématiques s’explique par sa culture académique et son attention aux évolutions politiques de son temps. Il aime à dénoncer les « préjugés » de son époque : l’indignité qui retombe sur les parents d’un condamné à des peines infamantes dans son discours primé par l’Académie de Metz (1784-1785), l’indignité des bâtards devant l’Académie d’Arras (1786), la pénalisation de l’usure dans son mémoire judiciaire pour les époux Page (1786)… Robespierre est convaincu que la société change, et s’en réjouit ; sensible aux échos des révolutions d’Amérique et des Provinces-Unies, il parle d’ailleurs constamment de liberté, de bonheur et de droits de l’homme. Sa sensibilité a sans doute été en partie forgée à Paris, où il a suivi ses études de droit ; entre 1778 et 1781, il a également lu des mémoires judiciaires, suivi des audiences du parlement de la capitale et s’est familiarisé aux techniques de défense des grands noms du barreau22. Connaît-il De l’éloquence du barreau de Lacretelle (1779) ? A-t-il été sensible, dans Un indépendant à l’ordre des avocats attribué à Brissot (1781), à ces passages qui invitent le défenseur à abandonner les formules « gothiques » pour parler le langage de la vérité et de l’émotion ? Il est difficile de l’affirmer ; mais ce qui est

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certain, c’est qu’il connaît et maîtrise une technique propre à la défense des causes célèbres, jusque-là peu pratiquée à Arras.

Le droit, les faits et les sentiments

9 Comment écrire pour médiatiser une affaire, et convaincre les juges et le public ? Pour Robespierre, la démonstration passe d’abord par le développement d’arguments qui relèvent des faits et du droit. En rhétorique, cet argumentaire forme le cœur du propos (logos), et c’est lui qui doit emporter la conviction. La plupart des mémoires judiciaires de la fin du XVIIIe siècle, d’ailleurs, se concentrent sur cet aspect du discours. Chez Robespierre, comme chez les auteurs de factums de causes célèbres, ces arguments sont cependant renforcés par un usage du pathos qui, à certains moments, paraît prendre une place majeure dans l’œuvre de conviction.

10 Pour autant, Robespierre est juriste, et bon juriste. Il sait, lorsque cela s’impose, mobiliser des arguments de droit et élaborer une démonstration juridique forte. Dans l’affaire de la veuve Mercer (1786), il prend la défense d’une Anglaise un moment incarcérée pour dettes à Saint-Omer en vertu d’un privilège urbain d’Artois et de Flandre, dit des villes d’arrêt, qui permet aux créanciers de faire saisir les biens meubles de débiteurs étrangers dont on craint la fuite, voire de les faire incarcérer. Pour démontrer l’illégalité du traitement subi par sa cliente et en demander réparation, l’avocat doit développer une discussion serrée de ce privilège, de sa légalité et des conditions de son application. L’avocat bâtit alors sa démonstration autour de la coutume et de l’ordonnance civile (1667), mais aussi de la jurisprudence des arrêts, de la doctrine et de principes de droit romain. Il est conscient que cette cause se gagnera sur le terrain du droit, et il accepte de se plier à ce fait. La même remarque vaut pour l’affaire Gosse (1784), dans laquelle il entend démontrer que les dettes des associés d’une société en commandite sont solidaires ; le code marchand (1673), la jurisprudence des arrêts et la doctrine sont alors sollicités.

11 Dans bien des causes, cependant, la démonstration juridique paraît moins nécessaire. Elle est parfois bien présente, mais secondaire, comme dans l’affaire Pepin où, pour nier à un agresseur toute prétention à dommages et intérêts s’il est blessé par sa victime, Robespierre s’appuie sur l’ordonnance criminelle (1670), un édit de février 1692 et un principe romain. Mais, même dans cette affaire, ce qui compte avant tout, ce sont les faits, qui permettent d’identifier l’agresseur, de prendre la mesure des blessures subies et de percer à jour les motivations du plaignant… De la même manière, lorsqu’il s’agit de prouver que la défense d’une prétention en justice n’est pas une injure faite à la partie adverse (Duquenoi) ; lorsqu’il s’agit de démontrer que l’envoi de sergents pour faire arrêter un professeur de collège, coupable d’avoir tardé à rendre visite au recteur de l’Université de Douai, est une insulte qui exige réparation (Boutroue) ; ou encore, lorsqu’il faut convaincre que son client n’est pas le mari, le père de l’enfant et le débiteur d’une femme qui l’attaque en justice (Rocard), l’essentiel n’est pas dans le droit mais dans les faits. Il s’agit alors de démontrer une « vérité ».

12 Formé à l’art de la rhétorique, l’avocat sait également qu’il importe de s’adresser à la sensibilité des lecteurs, particulièrement en cette fin du XVIIIe siècle. Les sentiments peuvent contribuer à convaincre, même les magistrats. Ces derniers ne sont pas seulement envisagés comme appliquant le droit aux faits, mais aussi comme des êtres sensibles, capables d’émotions, qui jugent autant par le cœur que par la raison23. En

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1787, accueillant l’avocat général du Conseil d’Artois Foacier de Ruzé dans l’association anacréontique des Rosati, Robespierre peut ainsi lui adresser ces vers : Je vous aime, lorsque vos larmes Coulent pour les maux des humains, Et quand de la veuve en alarmes Les pleurs sont séchés par vos mains24.

13 Dans ses différents mémoires, et particulièrement dans l’affaire des époux Page, Robespierre use ainsi abondamment de pathos, cherchant à susciter l’indignation, la colère ou la compassion. En décembre 1786, devant le Conseil d’Artois, son objectif est d’obtenir la révision d’une sentence de la justice échevinale de Béthune qui a condamné la dame Page, convaincue d’usure, à l’amende honorable, au carcan et à trois années de bannissement ; il l’attaque sur le fond (il n’y a pas eu usure), sur la forme (nullités) et dénonce également le sort réservé au mari sénile, sur lequel la justice laisse planer une sorte de « plus amplement informé indéfini », qui est une menace de reprise de l’instruction. Aux arguments de fait et de droit s’ajoute une mise en scène des souffrances du couple frappé par la justice de Béthune : que les faits présentés par l’avocat soient exacts ou non, le lecteur s’indigne de l’ingratitude de ces accusatrices qui, pour ne pas rendre l’argent gracieusement prêté par la dame Page, accusent leur bienfaitrice d’être usurière ; il prend en pitié le vieux mari, enfermé dans une prison- tombeau où il risque de perdre la vie ; il partage la joie populaire qui s’exprime à sa sortie du cachot : « Le moment où l’on vit paroître le prisonnier, offrit un spectacle peut-être sans exemple, écrit l’avocat : mille embrassemens arrachés par la force de la sensibilité, se mêlans aux acclamations redoublées, & le père & la fille, portés & serrés tour-à-tour dans les bras des spectateurs attendris, qui les reconduisirent en triomphe dans leur maisons »25. Le sieur Page est innocent, comme sa femme ; la ferveur publique n’en est-elle pas la meilleure preuve ?

Insuffler la vie au récit

14 Pour servir les causes qu’il entend défendre par l’imprimé, pour rendre les arguments développés plus forts, Robespierre se repose sur une exceptionnelle maîtrise de l’écrit. C’est elle, qui lui permet de s’adresser à la sensibilité de ses lecteurs, mais aussi de jouer sur l’humour et l’ironie, pour mettre les rieurs de son côté, notamment dans cette affaire Duquenoi que nous avons déjà évoquée. Ici, pour discréditer la position de la partie adverse, il met en évidence ses contradictions multiples présentées avec ironie comme autant de « distractions »… L’adversaire n’a guère apprécié ; dans sa réplique, il s’emporte ainsi sur le « ton railleur, toujours frivole, rarement délicat, plus rarement ingénieux » de l’avocat26. Pour comprendre l’art de Robespierre, il faut également s’arrêter un instant sur la complexe structure narrative qu’il entend donner à ses mémoires.

15 Qu’il signe le factum, comme c’est le cas jusqu’en 1786, ou qu’il choisisse de le faire signer par son client, Robespierre ne se contente pas de donner la parole à un seul locuteur ; dans tous les cas, l’avocat et le client la prennent alternativement. Les démonstrations juridiques se font par le premier, qui peut alors parler de son ou de ses « clients » ; mais lorsqu’il s’agit de faits, et notamment lorsqu’il s’agit de décrire une scène pénible, d’exprimer la souffrance des acteurs, la parole est souvent cédée à la

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partie. L’écrit en prend plus de force ; il s’enrichit également d’appels solennels aux juges, à la nation ou à des personnages de l’histoire.

16 La richesse de ces procédés apparaît nettement dans le mémoire pour la dame Mercer qui, parce qu’elle est femme, veuve et de nationalité étrangère (anglaise), mérite selon l’avocat une attention particulière de la cour ; la liberté des citoyens, mais aussi l’honneur de la monarchie sont selon lui en jeu. Dans ce mémoire signé de la partie, la parole passe sans cesse de l’avocat à sa cliente, par des transitions le plus souvent discrètes et insensibles. L’un et l’autre des deux locuteurs s’adressent généralement à l’ensemble des lecteurs, sans distinguer les juges qui devront trancher du public garant de l’estime de la veuve. Afin d’insuffler plus de vie au mémoire, de rompre la monotonie du propos et de donner plus de force aux arguments développés, les locuteurs s’adressent cependant à bien d’autres personnes.

17 Dans ce mémoire, comme dans ses autres factums, Robespierre – ou le client qu’il fait parler – n’interpelle guère spécifiquement le public ; lorsque l’auteur ne s’adresse pas à l’ensemble de ses lecteurs, c’est d’abord aux juges qu’il parle27. Comme lors d’une plaidoirie, l’avocat les interpelle à de multiples reprises, tantôt comme avocat (« [...] je n’ai pas besoin de dire, MM. que mon infortunée cliente [...] »), tantôt par la bouche de sa cliente (« Mes malheurs, MM. vous ont appellés à cette illustre destinée [...] »). Ils sont bien ses premiers interlocuteurs, et Robespierre n’oublie pas que c’est eux, bien sûr, qui vont rendre l’arrêt attendu.

18 D’autres allocuteurs sont mis en scène. Lorsque Robespierre discute du privilège des villes d’arrêt à la lueur de l’ordonnance civile, il s’adresse un moment à la partie adverse (« vous n’avez jamais eu le droit [...] ») et au défunt Louis XIV (« Etoit-ce donc là votre esprit, souverain magnanime d’une nation généreuse, [...] »). Il revient encore sur l’ordonnance civile et son application en fin de mémoire, s’adressant cette fois aux « superbes bourgeois de Saint-Omer », à qui il reproche d’avoir oublié qu’ils étaient des « hommes ». La dame Mercer, à qui l’avocat donne maintes fois la parole, lance quant à elle un appel aux Français (« O François, me serois-je trompée, ou la ville que j’habitois seroit elle étrangère à la France ? ») et un autre aux Anglais (« Que penserez-vous de mon exemple ? »), destinés à souligner l’enjeu international de la cause.

Tableau n° 2 : Locuteurs et allocutaires dans le mémoire pour la veuve Mercer (1786)

Locuteurs Allocutaires

Au lecteur (juges et public) À MM. du Conseil d’Artois L’avocat À la partie adverse À Louis XIV Aux « bourgeois de Saint-Omer »

Au lecteur (juges et public) À MM. du Conseil d’Artois La veuve Mercer Aux Français Aux Anglais

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19 Par ces appels aux jugements des Français et des Anglais, on retrouve un procédé dont Robespierre a usé à plusieurs reprises et qui consiste à doter sa cause d’un enjeu qui la dépasse ; n’est-ce pas l’un des caractères qui font la cause célèbre ? Dans l’affaire du paratonnerre (1783), déjà, il a invité la cour à se prononcer pour le rétablissement du paratonnerre de l’Audomarois de Vissery au nom de la magistrature humiliée, de la science outragée et de l’honneur de l’Artois blessé par la sentence des juges ignorants de Saint-Omer. Dans l’affaire Page, il reproduit la même technique, en invitant les juges à rappeler, « aux yeux de l’Europe entière », que la France respecte et protège les citoyens étrangers qui vivent sur son sol. Il la reprendra dans l’affaire Dupond (1789) lorsque, pour obtenir l’indemnisation d’un homme injustement incarcéré par lettres de cachet, il tentera de lier sa cause à une nécessaire et attendue réforme de la justice. À chaque fois, au travers d’une cause judiciaire, il s’agit d’inviter les magistrats à se prononcer sur une question d’intérêt public. En certaines occasions, le procédé se renforce d’une véritable défense de rupture.

Une défense de rupture

20 Dans plusieurs des affaires défendues par mémoire judiciaire, Robespierre met en œuvre une défense qui repose en partie sur la remise en cause de la légitimité de la justice inférieure ou de certaines normes ; par référence aux techniques illustrées par Jacques Vergès, c’est ce que l’on pourrait appeler une défense de rupture, même s’il faut souligner qu’elle ne conduit jamais l’avocat arrageois à une opposition avec les juges de la cour, et moins encore à une remise en cause de leur légitimité. On peut en apercevoir les prémices dès le premier des deux plaidoyers prononcés dans l’affaire du paratonnerre, dans lequel Robespierre n’hésite pas à se moquer de l’ignorance des juges de l’échevinage de Saint-Omer ; reproduire leurs a priori scientifiques dans un ouvrage, assure-t-il, serait pour un auteur « le moyen le plus sur peut-être d’imprimer à son nom un ridicule ineffaçable »28. La défense de rupture que l’on retrouve dans des mémoires de Robespierre produits en 1786 et 1789, cependant, ne se contente pas de rire aux dépens des juges inférieurs ou subalternes.

21 Par deux de ses factums de l’année 1786, dans l’affaire de l’incarcération pour dettes de la veuve Mercer et dans le procès pour usure de la dame Page, Robespierre entre dans la maturité de son art. Dans la cause de l’Anglaise Mercer, la défense de rupture est bien présente mais demeure mesurée. Elle réside dans la mise en cause de la justice des Vierschaires de Saint-Omer, chargée de prononcer sur les affaires de dettes ; par la bouche de sa cliente, l’avocat s’y étonne que ses membres soient, pour la plupart, de simples artisans et boutiquiers sans formation juridique : « Voilà les juges que l’on veut choisir pour prononcer sur les droits de tout mon sexe & sur la cause auguste de la liberté ». Dans le même mémoire, il remet également en cause le privilège des villes d’arrêt, au nom duquel la dame Mercer a pu être incarcérée pour dettes… Étrangement, et sans que l’affaire Mercer y soit pour quelque chose, la monarchie modifie profondément ce privilège dès le mois même où Robespierre édite son mémoire29 !

22 Le choix d’une défense de rupture est plus franc dans l’affaire des époux Page. Comme dans l’affaire Mercer, l’avocat s’en prend d’abord à l’incompétence des juges inférieurs ; il va cependant bien plus loin, et remet en cause la procédure pénale et les lois contre l’usure. Portant une thématique académique dans l’arène judiciaire, il dénonce avec détermination les imperfections de l’ordonnance de 1670, qui laisse l’accusé criminel

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sans assistance face à ses juges. Il fait dire à un magistrat idéal, qui souhaite par sa pratique corriger les imperfections de la procédure : « Je vois cette foule de malheureux, se brisans tous par mille causes semblables que l’on ne devine pas, contre les écueils sanglans de notre jurisprudence criminelle ! [...] ah ! puisque tu as [sic] condamné à errer dans ce dédale affreux de la procédure criminelle sans consolateur, sans conseil, sans guide & sans appui, je dois, je veux être au moins ton guide & ton appui. Je lis ce devoir sublime écrit dans les vices mêmes de notre code, en oubliant trop le soin de ta défense, la loi s’en est déchargé sur moi ».

23 Vers la fin du mémoire, se reposant sur l’autorité de Turgot, l’avocat dénonce cette fois l’absurdité des lois contre le prêt à intérêt, qu’il juge contraires à l’intérêt public et au commerce30.

24 L’avocat n’est-il pas allé trop loin ? Robespierre en a vaguement conscience lorsque, dans une note de son mémoire pour les époux Page, il indique : « J’ignore si je trouverai des censeurs disposés à m’en faire un crime ; & même à regarder tout cet écrit comme une production audacieuse & condamnable en elle-même. Ce qu’il y a de certain c’est que je ne compte que sur l’approbation des magistrats & de tous les hommes, qui sçavent penser & sentir ». Dans leur arrêt, les magistrats du Conseil d’Artois se rangent en grande partie aux arguments de Robespierre : ils réduisent la peine de la dame Page à une admonestation et à trois livres d’aumône, et abandonnent toutes les charges contre son mari. La cour, cependant, exige la suppression des « termes attentatoires à l’autorité de la loi et de la jurisprudence et injurieux aux juges, répandus dans le mémoire imprimé »31. Les deux années suivantes, l’avocat se le tient pour dit et ne recourt plus aussi nettement à ces procédés, sans toutefois y renoncer définitivement.

25 Le mémoire pour Dupond, qui paraît dans les premières semaines de 1789, conduit l’avocat à renouer clairement avec la défense de rupture. Le contexte politique et la cause s’y prêtent ! Alors que se prépare la réunion des États généraux, le Conseil d’Artois doit se prononcer sur la demande d’indemnisation d’Hyacinthe Dupond, incarcéré pendant douze ans par lettre de cachet ; l’illégitimité de son emprisonnement, obtenue par des parents qui ne souhaitaient pas lui rendre la part d’héritages partagés alors qu’il menait une carrière militaire à l’étranger, a été reconnue ; mais l’avocat veut davantage. Il demande une indemnisation à la hauteur du préjudice subi. Afin d’y parvenir, il fustige l’inculture des juges d’ (« étrangers à la jurisprudence ») et, surtout, reprenant un thème brièvement développé dans son discours couronné par l’Académie de Metz, dénonce « [l’]horrible système » des lettres de cachet. Il profite du mémoire pour en demander l’abrogation pure et simple et, plus largement, pour solliciter une profonde réforme judiciaire32. Cette fois, aucune censure ne frappe l’avocat ; nous sommes en 1789.

Convaincre par l’ethos : l’avocat des malheureux

26 Pour comprendre l’avocat Robespierre, pour percer la force de ses défenses écrites, une dernière dimension de ses factums doit être relevée. Elle correspond à cette troisième composante de l’art rhétorique, tel qu’il a été défini par Aristote, tel que Robespierre l’a étudié à Louis le Grand. L’avocat a compris que la force d’un discours repose dans les arguments qu’il met en œuvre (logos) et le jeu sur les émotions du lecteur ou de l’auditoire (pathos) ; elle repose aussi, et il en a une conscience vive, sur le caractère de l’auteur ou de l’orateur, dans l’image qu’il parvient à donner de lui-même. Par le choix

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des affaires qu’il défend dans l’espace public, par le discours qu’il développe, Robespierre va ainsi se construire un ethos qu’il parvient à faire reconnaître aux contemporains ; à leurs yeux, il devient l’avocat des malheureux. Plus un ethos qu’une posture, cette image patiemment forgée contribue à l’exceptionnelle puissance d’éloquence de ses factums.

27 Dans ses mémoires judiciaires, l’avocat Robespierre désigne fréquemment ses clients par deux mots : innocents et malheureux. Pour renforcer sa démonstration et donner à sa cause plus d’audience, il évoque l’innocence outragée (Rocard), malheureuse (Dupond), opprimée (Duquenoi, Dupond) ou en danger (Page), et use parfois de références aux débats académiques sur l’arbitraire pénal. Dans l’affaire Mercer, il présente sa cliente enfermée dans un « cachot » qui, comme la Bastille, « ensevelit » ses prisonniers ; dans les années qui suivent les affaires Calas ou Monbailli, l’affaire Deteuf lui permet cette fois de demander la juste indemnisation d’une erreur judiciaire, son client ayant été innocenté d’une accusation de vol portée contre lui par un moine corrompu de l’abbaye d’Anchin… Cette innocence revendiquée est nécessaire, sans doute, pour susciter l’empathie du lecteur et pour emporter la cause. Dans sa revendication, on reconnaît également l’image que l’avocat veut donner de son engagement. S’adressant aux juges du Conseil d’Artois, dans son mémoire en faveur des époux Page, Robespierre affirme ainsi être « un homme qui [...] si vous le voulez, consacrera sa vie & ses forces à seconder votre zèle pour le soulagement des malheureux, de ces malheureux qu’il est si facile d’écraser, mais qu’il est si difficile de secourir »33. Il est le défenseur de l’innocence opprimée.

28 Certes, Robespierre n’a pas défendu que des « malheureux », dans les différentes acceptions du terme ! Il lui est arrivé d’assister des seigneurs ou de gros fermiers ; il lui est arrivé, aussi, de s’engager dans des causes aux enjeux mineurs, qui ne mettent aucunement en scène d’innocentes victimes. L’avocat ne choisit pas totalement sa clientèle… Cependant, sauf exception, le passage à une défense imprimée s’opère par un véritable choix. La plupart de ses factums concernent ainsi un type précis de cause, auquel il accorde une grande importance et qui contribue à construire son image. Robespierre devient alors le défenseur de malheureux. Selon un témoignage de l’avocat Desmazières, en juin 1786, « aucun de [ses] confrères, [...] ne pouvait à plus juste titre se qualifier de défenseur de la veuve et de l’orphelin »34 ; au début de cette même année, Dubois de Fosseux appelle Robespierre : « Appui des malheureux, vengeur de l’innocence »35. Une fois encore, rappelons qu’il s’agit d’isoler un ethos, qui ne correspond qu’à une partie de la réalité ; mais cette manière d’être, cette perception que l’on donne de soi, est essentielle pour comprendre la force de l’éloquence de l’avocat Robespierre.

29 Aucun des douze factums de Robespierre n’a pu rendre une cause célèbre au-delà des ressorts judiciaires de la France septentrionale. Les causes du cordier Deteuf, des époux Page, de la veuve Mercer ou d’Hyacinthe Dupond, victime des lettres de cachet, n’ont pas rejoint la liste des grandes affaires des années 1780. Leur nature, leur médiatisation par le mémoire judiciaire, les procédés mis en œuvre par Robespierre pour en assurer la défense rattachent pourtant la plupart d’entre elles aux causes célèbres. Pour l’avocat qui s’engage dans ces affaires, leur audience locale ou provinciale n’en change pas la nature ; par les thèmes qu’elles permettent de développer (erreur judiciaire, arbitraire de la justice, etc.), par leurs enjeux (liberté), par les stratégies discursives et argumentatives mises en œuvre, et notamment par cette possible défense de rupture,

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elles participent d’un combat judiciaire qui rencontre les grands enjeux académiques du temps. Elles révèlent aussi la force de l’éloquence et l’exceptionnelle maîtrise rhétorique d’un avocat formé à l’école des causes célèbres de Paris.

NOTES

1. Joseph Auguste PARIS, La jeunesse de Robespierre et la convocation des États généraux en Artois, Arras, Veuve Rousseau-Leroy, 1870. Pour une synthèse récente de ces années arrageoises : Peter MCPHEE, Robespierre. A Revolutionary Life, New Haven & London, Yale University Press, p. 1-61. 2. Voir notamment : Léon-Noël BERTHE, Dubois de Fosseux, secrétaire de l’Académie d’Arras, 1785-1792, Arras, 1969 ; Maximilien de Robespierre, Les droits et l’état des bâtards. , Le pouvoir de l’habitude. Discours inédits prononcés devant l’Académie d’Arras les 27 avril 1786 et 25 mai 1787, publiés par L.N. Berthe et M. de Langre, Arras, Académie des sciences, lettres et arts, 1971. 3. M. LE BLOND DE NEUVÉGLISE [Liévin Bonaventure, abbé PROYART], La vie et les crimes de Robespierre, surnommé le tyran, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, Augsbourg, 1795, p. 53. 4. Mémoires de Charlotte Robespierre sur ses deux frères ; précédés d’une introduction par Laponneraye, et suivis de pièces justificatives, 2e édition, Paris, Dépôt central, 1835, p. 52-53. 5. Geoffrey FLEURIAUD , « Le factum et la recherche historique contemporaine. La fin d’un malentendu ? », Revue de la BNF, 2011-1, p. 49-53 ; Hervé LEUWERS, « Les avocats défenseurs des Lumières et de la liberté ? Problèmes d’analyse autour des factums », dans Olivier CHALINE (éd.), Les et les Lumières, Pessac, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 2012, p. 213-224. Voir également les récentes rencontres : « Le factum, mémoire judiciaire. Un regard nouveau sur la France contemporaine » (Paris, BNF, 26 novembre 2010) ; « Découverte et valorisation d’une source juridique méconnue : le factum ou mémoire judiciaire » (Clermont- Ferrand, 7 juin 2012). 6. Lise LAVOIR, Factums et mémoires d’avocats aux XVIIe et XVIII e siècles. Un regard sur une société (environ 1620-1760), thèse, Université Paris IV, 1987. 7. Monique COTTRET, Jansénismes et Lumières. Pour un autre XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, p. 282-290. Peter R. CAMPBELL, Power and Politics in Old Regime France, 1720-1745, London & New York, Routledge, 1996, p. 210-213. David A. BELL, Lawyers & Citizens. The Making of a Political Elite in Old Regime France, New York & Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 148-155. 8. Sarah MAZA, Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France prérévolutionnaire, Paris, Fayard, 1997. 9. Précisons qu’une cause défendue par Robespierre, celle du paratonnerre, a intégré le recueil de Le Moyne des Essarts (Causes célèbres, curieuses et intéressantes, de toutes les cours souveraines du royaume, avec les jugemens qui les ont décidées, t. 117, Paris, 1784, p. 145-188) ; elle n’est cependant pas prise en compte dans cet article, car le mémoire publié dans cette affaire a été rédigé par Buissart, Robespierre s’occupant des plaidoiries 10. Une première version de ce texte a été présentée à l’Université Lille 2 le 26 octobre 2012, à l’occasion de la journée d’étude : « L’argumentation au cœur du processus judiciaire, du Moyen Âge à nos jours », organisée par la MESHS, le CHJ (Lille 2) et l’IRHIS (Lille 3). 11. Robespierre plaide 13 affaires en 1782 (qui représentent 23 audiences), 18 en 1783 (28 aud.), 13 en 1784 (23 aud.), 12 en 1785 (14 aud.), 22 en 1786 (26 aud.), 24 en 1787 (24 aud.), 17 en 1788 (20

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aud.) et 16 en 1789 (18 aud.). Chiffres extraits de Émile LESUEUR, dans Œuvres de Maximilien Robespierre, Paris, SER, rééd. 2011, t. II, p. 25-26 (ouvrage désormais mentionné OMR). 12. Précisons que l'on trouve également dans les OMR le mémoire pour Beugny (II, p. 111-121) et les plaidoyers pour de Vissery (II, p. 136-202). 13. BIU centrale Paris-Sorbonne, HLFA 4= 241, pièce 1 (salle de réserve) : Mémoire pour les sieurs Antoine Pepin, fermier au village de Baillœul-lez-Pernes, lieutenant dudit lieu ; François-Marie Pepin, fermier de la ferme de La Fertée ; & Amand d'Herlin, fermier au village d'Heuchin. Contre le nommé Jacques Dubois, maquignon, demeurant au village de St. Hilaire, [Arras] imp. Vve de Michel Nicolas, s.d. [1787], 20 p. in-4°. Une étude de ce mémoire paraîtra dans le numéro d’hommage de la Revue du Nord à Philippe Guignet (2013). 14. Collection Marzet. Je remercie Mme Marzet de m'avoir permis de consulter cet inédit Eclaircissement nécessaire, dans la cause du sieur Rocard ; contre Agathe Alexandre, slnd, 7 p. in-4°. 15. AD Pas-de-Calais, Barbier C 1695. Image reproduite avec l'aimable autorisation des Archives départementales du Pas-de-Calais et de leur directeur, M. Lionel Gallois, que je remercie. 16. Mais explicitement authentifié par des annotations autographes de Robespierre sur l’exemplaire conservé aux Archives départementales du Pas-de-Calais : 18 J 302. 17. OMR, XI, p. 131-135. 18. AD Pas-de-Calais, 18 J 302 (Gosse, 1784) et 18 J 218 (Boutroue, 1787). 19. OMR, III, t. 1, p. 30-31 (21 décembre 1786) et p. 33-34 (26 juin 1787). 20. Ibid., p. 34-35 (6 juin 1788). 21. AD Pas-de-Calais, 18 J 218 : Mémoire et consultation pour Me Augustin-Grégoire Boutroue, professeur d’humanités, au collège d’Anchin, à Douai. Contre Me Simon, professeur en droit, & ancien recteur de l’Université de Douai, Arras, Imp. Vve de M. Nicolas, s.d. [1787], p. 29 ; AD Pas-de-Calais, Barbier C 1695 : Mémoire pour le sieur Rocard, chirurgien-oculiste, pensionné des États d’Artois & de Cambrésis. Contre Agathe Alexandre, Arras, imp. Vve M. Nicolas, 1788, p. 1, 3. 22. Selon le témoignage de l’abbé Proyart : LE BLOND DE NEUVÉGLISE [abbé PROYART], op. cit., p. 50-51. 23. Sur le sentiment comme qualité humaine chez Robespierre, voir Jacques GUILHAUMOU, « Robespierre et la formation de l’esprit politique au cours des années 1780. Pour une ontologie historique du discours robespierriste », Mots. Les langages du politique, n° 89, 2009, p. 128. 24. Les neuf strophes sont reproduites dans OMR, I, p. 232-234. 25. AD Pas-de-Calais, Barbier C 1695 : Mémoire justificatif pour François Page, orfèvre à Béthune, et Marie Angélique Pruvost, sa femme, Arras, Imp. veuve M. Nicolas, 1786, 79 p. in-4° ; p. 12 et 7 pour les citations. 26. Ibid., Barbier C 1695 : Réponse au mémoire du sieur Duquesnoy, Arras, Delasablonnière, 1787, p. 1. 27. Les citations qui suivent sont extraites de AD Pas-de-Calais, Barbier C 1695 : Réplique pour dame Marie Sommerville, veuve de M. George Mercer, colonel au service de la Grande-Bretagne, & lieutenant-gouverneur de la Caroline-Sud. Contre Louis Buffin, George Panot, marchands, Thomas Boursier, cordonnier, Claire Herbert, veuve Goëmaert, & Laurence Wallet, marchandes de modes, demeurans à Saint- Omer, Arras, imp. de la vve Michel Nicolas, 1786, passim. 28. AD Pas-de-Calais, Barbier B 1698, Plaidoyers pour le sieur de Vissery de Bois-Valé, appellant d’un jugement des échevins de Saint-Omer, qui avoit ordonné la destruction d’un Par-à-Tonnerre élevé sur sa maison, Paris, [s.n.], 1783, p. 36. 29. Réplique pour dame Marie Sommerville..., op. cit., p. 37 (citation) et p. 28. Par son édit d’août 1786, le roi a confirmé et réglementé le droit de retenir les biens meubles des débiteurs « forains » indélicats, et a abrogé le privilège de ville d’arrêt personnel, interdisant « qu’aucun débiteur forain ni étranger, ne puisse être arrêté en vertu de ce privilège ». Sur cette distinction entre privilège d’arrêt réel (droit « d’arrêter les biens meubles ») et personnel (arrestation des individus), voir : Edit du roi portant révocation du privilège de ville d’arrêt personnel. Donné à Versailles au mois d’août 1786. Registré en parlement le 22 août 1786, Paris, Simon et Nyon, 1786, 7 p. in-4°. 30. Mémoire justificatif pour François Page..., op. cit., passim.

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31. Joseph Auguste PARIS, op. cit., p. 94. 32. AD Pas-de-Calais, Barbier C 1695 : Mémoire pour le sieur Louis-Marie-Hyacinte Dupond, détenu pendant 12 ans dans une prison, en vertu de lettres de cachet, interdit durant sa captivité, spolié par une suite de vexations qui embrasse le cours de plus de 20 ans..., Arras, imp. Veuve M. Nicolas, 1789, passim. 33. Mémoire justificatif pour François Page..., op. cit.,p. 57-58. 34. Propos rapportés dans une lettre de Babeuf à Dubois de Fosseux. Victor DALINE, « Robespierre et Danton vus par Babeuf », AHRF, 1960, p 389-390. 35. Louis JACOB, Robespierre vu par ses contemporains, Paris, Armand Colin, 1938, p. 31 pour la citation. Voir aussi p. 24-27.

RÉSUMÉS

Bien peu de documents permettent à l’historien d’approcher l’avocat Robespierre au travail. Sa correspondance professionnelle, ses requêtes, ses consultations, ses plaidoyers et les autres actes de sa profession ont presque tous disparu, à l’exception de ses factums (ou mémoires), dont la quasi-totalité est préservée. Cet exceptionnel corpus de douze imprimés permet d’approcher une facette de son activité de défenseur, celle d’auteur de factums, qui constituent un véritable genre judiciaire. Par leur étude, il est possible d’analyser les techniques mises en œuvre par Robespierre pour tenter de rendre une cause célèbre et pour convaincre les deux destinataires de ces écrits, que sont les juges et le public. Quel langage leur parler ? Comment les convaincre ? Comment garantir au client un jugement favorable et l’estime publique ? La réponse tient dans le développement d’arguments de droit et de fait, certes, mais aussi dans la manière dont ceux-ci sont développés. Les stratégies narratives, l’usage du pathos, le possible choix d’une défense de rupture qui remet en cause la légitimité des juges inférieurs et la pertinence du droit en vigueur, renforcés par l’ethos de l’avocat « des malheureux », donnent aux écrits de Robespierre toute leur force.

Very few documents enable the historian to understand Robespierre as a lawyer in his work. His professional correspondence, his legal queries, his consultations, his legal defense and other acts of his profession have virtually all disappeared, except for his factums of which nearly all have survived. This last exceptional corpus of twelve printed documents enables us to investigate a facet of his activity as a lawyer, that of the author of factums, which constitute in themselves a veritable legal genre. By studying these documents, it is possible to analyze the techniques Robespierre used to promote a particular case or cause, and to persuade the two chief recipients of his writings : the judges and the public. What language did he use ? How did he convince them ? How did he garantee his client a favorable judgement as well as public estime ? The answer depends not only on the development of arguments legal and factual, but also on the way in which these arguments are developed. The narrative strategies, the use of pathos, the possible choice of a rupture defense that challenged the legitimacy of « inferior » judges and the relevancy of a given law, reinforced by a lawyer’s ethos of the «unfortunate» gives to the writings of Robespierre their particular force.

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INDEX

Mots-clés : factum, mémoire judiciaire, causes célèbres, rhétorique judiciaire, pathos, ethos

AUTEUR

HERVÉ LEUWERS Université Lille 3, UMR-CNRS 8529 IRHiS 4 Grande Voie, 62173 Rivière [email protected]

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Robespierre dans les publications françaises et anglophones depuis l’an 2000 Robespierre in French and English publications since the year 2000

Marc Belissa et Julien Louvrier

1 Figure à la fois largement occultée dans les célébrations commémoratives, et pourtant toujours présente en creux dans les discours officiels, Robespierre a été le grand absent du Bicentenaire de la Révolution française. Les deux ouvrages de référence qui se sont intéressés au Bicentenaire comme objet d’histoire1 ont, chacun avec leur propre démarche, analysé les enjeux de cette absence/présence virtuelle selon les acteurs des commémorations. Volontairement ignoré dans les célébrations officielles parce qu’il était censé représenter la face sanglante de la Révolution dont François Mitterrand ne voulait à aucun prix qu’elle soit associée aux festivités de la commémoration, Robespierre a également été escamoté (à quelques exceptions individuelles près) par la gauche socialiste. Dans leur volonté de diaboliser et de flétrir l’ensemble de la Révolution française comme un processus inutile, destructeur et anti-français, l’extrême-droite, les « anti-89 » et la fraction « vendéenne » des anti-révolutionnaires n’ont, quant à eux, pas particulièrement porté leur effort polémique sur la figure de Robespierre, préférant insister sur la Terreur comme phénomène globalisant (censé être présent dès 1789). La droite parlementaire ne s’est pas plus concentrée sur Maximilien, occupée qu’elle était à dénoncer la commémoration comme une manœuvre mitterrandienne et à dépolitiser les fêtes prévues dans le cadre de la ville de Paris, alors dirigée par . L’école de François Furet et ses prolongements à l’EHESS et dans les médias n’ont accordé qu’un intérêt tout à fait secondaire à la figure de Robespierre, considéré finalement plus comme une incarnation du discours que comme un acteur doté d’une pensée propre.

2 Finalement, seuls les historiens communistes comme Claude Mazauric et Michel Vovelle, des associations locales comme les Amis de Robespierre pour le Bicentenaire de la Révolution ou nationales comme la Société des études robespierristes, mais aussi

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des chercheurs comme Françoise Brunel, Florence Gauthier, Jacques Guilhaumou2, ou le philosophe Georges Labica3 pour n’en citer que quelques-uns, se sont emparés dans les commémorations ou dans leurs travaux — avec des approches historiographiques diverses — de la figure de Robespierre dans une volonté de réhabilitation de la part radicale et sociale de la Révolution française. Défendre la mémoire de Robespierre et/ ou étudier son action dans une démarche contextuelle contre les falsifications était une manière d’affirmation des potentialités contemporaines de l’idée même de Révolution et des droits de l’homme et du citoyen.

3 Absent des commémorations, Robespierre se rattrape en quelque sorte dans la « queue du Bicentenaire » pour paraphraser l’expression thermidorienne. Ce sont essentiellement dans les colloques conçus dans la période du Bicentenaire, mais qui, pour des raisons diverses, ne se sont tenus qu’au début des années 1990 (et qui pour certains n’ont été publiés qu’en 1997) que la figure de Robespierre a suscité une série de contributions historiographiques universitaires. Ainsi, les colloques d’Arras, de Naples, d’Amsterdam et de Winchester ont cherché à combler le vide béant créé par l’occultation de Robespierre dans les commémorations4. En simplifiant quelque peu, les deux colloques d’Arras et de Naples se situaient plutôt dans le cadre de l’école dite « jacobine » ou « jauressienne », celui d’Amsterdam (à un degré moindre) et surtout celui de Winchester plutôt dans celui de l’école d’inspiration furétienne.

4 Le « moment » du Bicentenaire s’étend donc, en ce qui concerne Robespierre, bien au- delà de 1989, il se termine en réalité en 1997 ou 1998. Cet article s’intéresse à la production dans la période qui suit le « moment » du Bicentenaire jusqu’à 2012. Elle commence grosso modo en l’an 2000 et s’achève (provisoirement ?) avec les suites de l’affaire de l’achat par l’État des manuscrits de Robespierre et de Lebas chez Sotheby’s qui a suscité un débat public intéressant dont la contribution de Serge Aberdam, Jean- Paul Rothiot et Cyril Triolaire rend compte dans ce même numéro de la revue. Cette courte période est-elle marquée par un « retour » à Robespierre ? Le contexte intellectuel peut sembler l’indiquer. La pièce Notre Terreur donnée au Théâtre de la Colline en 2009, l’initiative du groupe du Front de Gauche au conseil municipal de Paris demandant une rue Robespierre dans la capitale, les apostrophes de Laurence Parisot et du philosophe médiatique contre les références à l’Incorruptible dans le discours du candidat à la présidentielle Jean-Luc Mélenchon, une émission intitulée Robespierre, bourreau de la Vendée ? sur les antennes de la télévision publique : autant d’éléments qui montrent que la figure de Maximilien fait toujours clivage, au moins dans le paysage politique français. Qu’en est-il du côté des publications ?

5 Nous avons choisi de limiter notre corpus aux travaux qui traitent explicitement de Robespierre, excluant les histoires générales de la Révolution dans lesquelles il n’apparaît que comme un acteur parmi d’autres (avec une place souvent assez réduite d’ailleurs). Ce corpus — pour lequel nous nous sommes limités aux textes en français et en anglais (mais une recherche rapide a montré qu’il y en a très peu dans d’autres langues) et dont nous avons exclu les rééditions d’ouvrages antérieurs et les thèses non-publiées — se compose d’un peu moins d’une trentaine d’articles, d’ouvrages ou de chapitres d’ouvrages. Nous avons clos cette bibliographie avec l’ouvrage de Cécile Obligi paru en 20125.

6 On peut diviser cette production en deux grandes catégories très subjectives. Tout d’abord, les ouvrages d’écrivains plus ou moins spécialisés dans le domaine historique, mais qui se situent, pour des raisons diverses, en dehors de l’histoire universitaire

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proprement dite. Il s’agit le plus souvent de livres qui présentent une vision négative de l’homme Robespierre et de son action — et presque toujours marquée par les présupposés de la pensée contre-révolutionnaire modernisée sous la forme de « l’anti- totalitarisme »6. Une deuxième catégorie regroupe les travaux authentiquement universitaires dans différents domaines (histoire, sciences politiques, psychanalyse), nous y avons adjoint les anthologies de textes de Robespierre édités et présentés par des universitaires7.

7 Ces textes sont évidemment marqués par des approches différentes en fonction des objectifs de leurs auteurs, mais aussi en raison des conditions éditoriales de leur production, néanmoins, nous avons pu déceler des points communs dans les ouvrages de la première catégorie. Premièrement, ces publications partent du postulat qu’il n’y a rien de nouveau à apporter à la connaissance érudite de la vie et de l’action de Robespierre, mais qu’il s’agit d’apporter une interprétation de la figure de Robespierre en tant qu’incarnation de la Révolution. Ces travaux utilisent largement des sources thermidoriennes et post-révolutionnaires sans prendre en compte les effets de construction de la légende noire, de la légende « dorée » des robespierristes de la génération romantique, et surtout sans effectuer le travail minutieux de décryptage du cheminement des lieux communs et de la sédimentation des interprétations depuis deux siècles. Pour ne prendre qu’un exemple, nombreux sont les auteurs qui se contentent de répéter les anecdotes sur Robespierre présentes chez l’abbé Proyart ou Charlotte Robespierre sans les analyser dans le contexte de leur production. Or ces anecdotes ne peuvent être sérieusement utilisées en faisant l’économie d’une réflexion méthodologique sur les objectifs de leur construction. Par ailleurs, en interprétant Robespierre, ces publications tendent à le décontextualiser. Enfin, une des constantes des travaux sur Robespierre publiés depuis une quinzaine d’années est le retour d’une vision psychologique, voire pathologique, du phénomène révolutionnaire qui se réduit à une analyse de l’action de Robespierre par des interprétations qui relèvent de la caractérologie du XIXe siècle, relookées par une certaine forme de discours psychanalytique.

8 C’est, dans un premier temps, autour de ces quelques thèmes que nous souhaitons analyser ici cette production, avant de nous consacrer aux apports des travaux historiographiques universitaires proprement dits.

Robespierre dans les ouvrages non-universitaires

9 Ce qui caractérise la plupart des ouvrages « grand public » consacrés à Robespierre dans la période considérée est qu’ils sont le fait de non-spécialistes (Dingli, Schmidt) ou de non-historiens (Artarit). Nous avons à faire à des auteurs qui s’affranchissent volontiers des méthodes de lecture de sources et des problématiques actuelles présentes dans le champ académique. Recourant fréquemment à la téléologie, donnant volontiers dans l’illusion biographique, utilisant abondamment les anecdotes les plus controuvées, mais aussi les Œuvres de Robespierre comme un corpus décontextualisé, ils n’hésitent pas à spéculer, à broder, pour asseoir leurs Robespierre. L’historien moderniste est souvent effaré par des erreurs factuelles et des interprétations qui montrent assez qu’une partie de ces auteurs n’a qu’une connaissance superficielle de la période dont ils parlent. Inutile de dresser ici un catalogue, mais la palme en ce domaine revient peut-être à la biographie de Joël Schmidt remplie d’erreurs et de

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confusions inquiétantes8. Même quand l’érudition semble présente via une copieuse bibliographie et des notes de bas de page, comme chez Dingli, il s’agit plus d’une érudition-alibi que d’un véritable travail sur les sources9. Il est vrai qu’Artarit, Dingli ou Schmidt vouent un solide mépris aux historiens de l’école dite classique ou « jacobine » de la Révolution (histoire « cadenassée », « fossilisée » chez Artarit10, « formules doctes et froides dispensée sur des bancs d’école » chez Dingli) et ne semblent jurer que par les travaux de François Furet, même si celui-ci aurait été sans doute fort étonné de ce qu’on lui fait dire, s’il était encore en vie. Rappelons que, malgré bien des contradictions, Furet a toujours refusé de voir dans Robespierre le père des totalitarismes du XXe siècle et n’a jamais accepté les comparaisons entre Robespierre et Staline (et encore moins avec Hitler). Pour Furet, Robespierre « incarne » la Terreur, il ne l’invente pas, ni ne la dirige11. La référence à Furet dans les travaux anti- robespierristes récents est donc tout sauf précise…

10 Nous reviendrons plus loin sur le thème du « pathologique », dominant dans les ouvrages d’Artarit, Dingli ou Schmidt, mais ces biographies ont en commun un biais interprétatif qui n’a rien de nouveau et qui se contente de reprendre les lieux communs de la littérature contre-révolutionnaire depuis deux siècles : Robespierre est un personnage inquiétant ou du moins peu équilibré, un raté aigri de la société d’Ancien Régime, un homme plutôt médiocre, mais suffisamment tenace, rigide et rancunier pour suivre la vague révolutionnaire et l’utiliser à son profit pour éliminer ses adversaires politiques et parvenir au « pouvoir suprême » (?), un utopiste prêt à tout pour réaliser un idéal de vertu par l’élimination physique de tous ceux qui s’y opposent… Il est surtout l’homme de la « Terreur », présentée sous la forme simpliste d’une violence d’État et de masse.

11 Ces ouvrages partagent également l’idée qu’il n’y a rien de neuf à apprendre sur Robespierre. Sa vie, et sa pensée politique, lorsqu’on suppose qu’il en a une, ont déjà été examinées sous tous les angles possibles (c’est un « disciple de Rousseau »). La tâche du biographe donc réside essentiellement dans le dosage, c’est-à-dire l’importance qu’il décide d’accorder à tel ou tel facteur ou moment dans la vie de Robespierre. Domine alors une « méthode » à la fois régressive et téléologique : Robespierre est condamné d’avance au regard du résultat connu de la « Terreur ». Chaque événement de son existence, chacune de ses prises de position est analysée non comme une adaptation à une situation ou à un problème politique ou social donnés, mais en fonction d’une vision d’ensemble aboutissant à la « Terreur », au « pouvoir » et à la mort. Inutile de préciser qu’une telle approche est rigoureusement opposée à toute démarche épistémologique qui implique à la fois une réflexion sur la biographie et surtout sur le statut des sources. Les ragots les plus éculés de la légende noire thermidorienne et postérieure sont utilisés, certes, avec parfois quelques précautions oratoires, mais sans aucune analyse. Ces ouvrages effectuent tout de même un tri parmi les éléments de la légende. Les outrances les plus voyantes sont éliminées (la tannerie de peau humaine pour fournir des souliers aux sans-culottes de l’abbé Proyart par exemple), mais combien d’autres sont présentées comme des faits certains ou possibles (le « témoignage » de Villiers, le prétendu secrétaire de Robespierre en 1790 par exemple) … Ce tri résulte du fait que ce n’est pas tant la figure du « monstre sanguinaire » thermidorien qu’il s’agit de mettre en valeur que celle de l’idéologue froid, utopiste et mortifère. C’est à partir de ce présupposé que l’on admet ou non la « validité » de tel ou tel témoignage.

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12 Ces approches purement idéologiques aboutissent paradoxalement à une dépolitisation des enjeux et à une décontextualisation des étapes de la vie de Robespierre, avec ses errements, ses revirements, ses surprises, ses circonstances, la reconfiguration permanente de l’horizon des possibles dans la dynamique révolutionnaire, etc., au profit d’un discours figé qui n’évolue que dans une logique d’ambition et de pouvoir. Ces travaux s’apparentent donc davantage à un discours idéologique désincarné (sur Robespierre, sur la Révolution en général, sur le changement social, sur le stalinisme, le communisme parfois) qu’à une histoire de la Révolution. Ils ne font pas l’histoire de Robespierre, ils élaborent un discours idéologique à partir de la « biographie » de Robespierre.

13 Entendons-nous bien, le fait que des non-spécialistes écrivent sur la Révolution et Robespierre n’est évidemment pas un problème en soi. La Révolution est un sujet de recherche, mais aussi un objet civique qu’il n’est pas question de « réserver » au monopole universitaire historique. Qu’un psychiatre, un romancier ou tout citoyen écrivent ce qui leur plaît sur Robespierre ne nous choque en rien, mais ils doivent le faire avec les méthodes historiques s’ils veulent être lus en historiens et non en pamphlétaires ou en essayistes. Or ces ouvrages tournent le dos à toute réflexion méthodologique et historiographique. D’où notre distinction stricte entre les travaux des historiens universitaires, qui se soumettent à la critique de leurs pairs et aux règles de la profession, et les ouvrages qui se situent en dehors du champ académique et qui échappent par définition au débat critique et à la confrontation avec les spécialistes.

Le retour du pathologique : Robespierre psychopathe

14 Les interprétations qui font de Robespierre un malade mental et qui expliquent son parcours politique par des considérations psychologiques ou pathologiques n’ont rien de nouveau. Elles ont fait un retour spectaculaire dans le moment du Bicentenaire après une éclipse — relative — entre la fin des années 1930 et les années 1970. Mais il semble qu’à la suite des diatribes anti-robespierristes du Bicentenaire, elles se maintiennent aujourd’hui, surtout, bien entendu, dans les publications ouvertement antirévolutionnaires, mais aussi, parfois à un degré moindre, dans nombre d’ouvrages de vulgarisation.

15 On retrouve ainsi abondamment le thème de la personnalité pathologique et asexuelle de Robespierre dans les ouvrages récents d’Eli Sagan, de Jean Artarit, de Laurent Dingli ou de Joël Schmidt, thèmes souvent associés à un « anti-totalitarisme » simpliste qui fait des grands dictateurs du XXe siècle des malades mentaux. Ces ouvrages ont en commun une vision de Robespierre comme un fanatique paranoïaque porté au pouvoir par l’événement révolutionnaire, et maître d’œuvre d’une politique totalitaire, de terreur et de mort au nom d’idéaux absurdes et chimériques.

16 Il est inutile de multiplier à l’excès les citations de ces ouvrages qui disent souvent la même chose, quelques exemples suffiront…

17 En 2011, le psychanalyste et sociologue Eli Sagan consacre un chapitre de son Citizens and Cannibals à Robespierre12. Ce chapitre — intitulé sobrement « Robespierre, virtuous, paranoid, narcissist, dictator, genius of moral critique, terrorist » — explique que l’aspiration à la vertu chez Robespierre est un comportement fondamentalement pathologique et narcissique qui « à un stade complexe » assume une dimension

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paranoïaque. Robespierre souffre donc de deux perversions premières : « the narcissism of virtue and the paranoid grandiosity of moral critique »13. De là découlent une « psyché clivée » et une obsession du sacrifice qui explique sa défaite. Celle-ci n’est donc pas due à ses adversaires ou à ses contradictions politiques, mais a été provoquée par sa propre psychopathologie14.

18 Simple mise en bouche… car avec Jean Artarit, le psychanalyste et historien autoproclamé des guerres de Vendée, on passe à un stade supérieur dans l’analyse psychopathologique de Robespierre. Dans un ouvrage de plus de 500 pages (publié en 2003 et réédité par le CNRS), Artarit entend suivre la trajectoire de Robespierre « dans une démarche historique classique mais avec le regard du psychiatre et psychanalyste »15. On cherchera vainement une critique historienne des sources thermidoriennes et postérieures de la légende noire, puisque les témoignages des adversaires de Robespierre ne sont pas des « injures » sous forme d’accusation de folie, « mais bien la plupart du temps [des] observations souvent fines, sur la psychologie inquiétante de l’homme et son évidente dimension pathologique »16. À ce niveau « d’évidence », la critique historique est bien obligée de se tenir coite… L’ensemble de l’ouvrage n’est qu’une longue suite d’interprétations psychanalytiques des thèmes de la légende noire, sans autre recul critique qu’une série d’atténuations des topoi empruntés à l’abbé Proyart, Montjoie, et autres écrivains contre-révolutionnaires, assaisonnés de pseudo-emprunts à François Furet : Proyart est « plus crédible qu’on a bien voulu l’accepter »17, Montjoie aussi, mais quand même…, etc.

19 À la base de cette interprétation, l’idée de « l’impossible filiation ». Le père de Robespierre ayant abandonné ses enfants, il en découle une série de dysfonctionnements mentaux qui aboutissent à une personnalité « évidemment » pathologique, expliquant dans un bel exemple de téléologie l’action de Robespierre dans la Révolution. Jean Artarit décèle chez Maximilien « l’existence d’un état passionnel de persécution, associé à des idées de toute-puissance qui a rapidement fait l’unanimité chez les observateurs ». Cette « autodestruction narcissique, projetée dans le politique, est, à l’évidence [sic] » à l’origine de la Terreur.

20 « Tout le ressort » de la vie de Maximilien est l’absence de son père18. La tristesse du jeune Robespierre évoquée dans les mémoires de Charlotte « n’est ni plus ni moins qu’une fuite quasi-permanente dans une rêverie de compensation, sorte d’hallucination du désir, où il n’est pas difficile de deviner (sic) que l’enfant s’imaginait aux côtés de sa mère vivante, et où il se campait aussi dans le rôle d’un personnage tout-puissant et sans faille, annulant ou au contraire avalisant la faiblesse et la trahison de son père19 ».

21 L’anecdote cent fois répétée des pigeons du petit Maximilien devient également un grave symptôme, car l’amour des oiseaux est lié à la capacité d’avoir des activités sexuées20. Ce qui fascine en fait Robespierre, c’est la vie en cage et la capacité de faire du mal aux oiseaux : « il n’est pas absolument [sic] certain que le petit Maximilien ait exercé des violences sur les oiseaux, mais il ne fut certainement [re-sic] pas l’innocent que décrit sa sœur ».

22 Arrivé à ce point de « l’analyse », l’oiseau-pénis pose problème. Pour lutter contre le « désespoir engendré par cette impasse dans sa maturation psychologique », « on » conçoit que l’enfant se soit révolté et ait pu retourner ses fantasmes. Ce « renversement dans le contraire », c’est-à-dire ce « passage d’une souffrance passive à une activité sadique » est évidemment ce qui explique la cruauté du futur révolutionnaire.

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Robespierre vit donc dans un état de fantasmatisation permanente. L’essentiel de ses fantasmes sont masochistes, mais aussi mégalomaniaques, tentant de compenser la terrible blessure narcissique infligée par son père. C’est pourquoi il écrit le mémoire sur les bâtards destiné à l’académie de Metz, car Maximilien se voulait le fruit d’une conception asexuée. Pour « survivre », l’enfant se construit des pères de substitution comme Rousseau. Le deuxième prénom de Robespierre est « d’ailleurs » [sic] Marie, vierge et mère…

23 Pour Robespierre, « la représentation de l’acte sexuel » est « insupportable ». Pour éviter la castration, il se réfugie dans l’indifférenciation des sexes. Il se représente lui- même « comme un être asexué et unique ». Artarit n’hésite pas à affirmer sans nuances : « Maximilien de Robespierre, malgré les madrigaux et les compliments compassés adressés aux femmes de son entourage, malgré le culte que lui vouèrent ses dévotes, n’eut à l’évidence [sic] aucune liaison, ni aucun commerce sexuel »21. La problématique sexuelle de Robespierre comporte trois aspects : « l’impuissance psychique, la misogynie, et la défense contre l’homosexualité latente ». Or « la reconnaissance de ces dispositions affective de base est indispensable pour la compréhension de l’activité politique de Robespierre »22. Arrêtons-nous là…

24 Critiquant pourtant explicitement la « méthode » psychanalytique d’Artarit en la qualifiant de « fatras théorique » et d’exemple « à ne pas suivre »23, Laurent Dingli ne manque pas d’utiliser abondamment le ressort psychopathologique. Il note lui aussi que les « défaillances » de François Robespierre « déjà antérieures à son départ effectif », ont favorisé « chez son fils aîné la mise en place d’un idéal rigide, seule protection que le jeune Maximilien était en mesure d’opposer au vide affectif ».

25 La fameuse lettre à Buissart du 12 juin 1783 dans laquelle Robespierre raconte de manière ironique un de ses voyages à Carvin est l’occasion pour Dingli de se surpasser dans l’analyse de la psychologie de Robespierre. Cette lettre — que tous les spécialistes s’accordent à considérer comme une pochade dans laquelle Robespierre se moque des récits de voyage de son temps — est pour Dingli un document psychologique capital qu’il s’agit de prendre au premier degré. En effet, Robespierre étant « complètement hermétique à toute forme d’autodérision »24, il n’est pas possible qu’il s’agisse d’une plaisanterie. CQFD. C’est pourquoi : « à travers sa prose indigente, il se montre tel qu’en lui-même, blessé, orgueilleux, toujours en quête d’une reconnaissance impossible. Il avoue ses obsessions, relate ses craintes et ses ambitions ». À propos du passage où Robespierre parle de manière (faussement admirative) de la statue du mayeur de Lens, justicier et médecin, Dingli écrit que « si Robespierre manifeste une telle vénération pour l’ancien mayeur de Lens, c’est que ce dernier cumulait deux fonctions particulièrement importantes aux yeux du jeune avocat : la faculté de juger et celle de guérir. […] Combattre le crime, c’est maintenir le corps sain de la nation et inversement. […] Le moindre manquement à ces principes, la plus petite défaillance à ce dogme de pureté originelle seront alors considérés comme des tumeurs cancéreuses que le bistouri national se chargera de couper ».

26 On remarquera le brusque passage au temps futur, caractéristique de la « méthode » téléologique… Texte « d’une prétention stupéfiante », selon Dingli, la lettre à Buissart est « une véritable divagation » mégalomaniaque. Robespierre raconte son arrivée triomphale à Carvin « pour compenser la blessure intolérable causée par les commis d’Arras » qui ne l’ont pas reconnu à la barrière de la ville ! Dans un des derniers paragraphes où Robespierre brode sur le plaisir de manger de la tarte arrageoise en

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bonne compagnie, Dingli voit l’ambition de Robespierre et le plaisir intense que lui procure la compagnie des petits notables locaux25. Une belle leçon de méthode de lecture des sources…

27 Dingli reprend également le thème du Robespierre asexué. C’est un ascète qui considère « l’expression des sens comme une véritable monstruosité, une souillure, une corruption ». Les femmes sont avant tout un moyen de parvenir et le support d’une reconnaissance toujours inassouvie. C’est pourquoi « Robespierre n’a, semble-t-il [sic], jamais eu de relation physique au cours de sa courte existence » et qu’il n’a jamais montré qu’un « désintérêt total pour cet acte vicieux et corrupteur » qu’est la relation sexuelle.

28 Robespierre est bien évidemment un paranoïaque manichéen qui voit le monde séparé entre les bons et les méchants, ce qui lui tient lieu de pensée politique26. Les méchants « n’apparaissent pas comme par magie, ils sont présents depuis l’enfance ». La condamnation de l’aristocratie et du clergé en 1789 relève déjà chez Robespierre d’une mentalité paranoïaque pathologique et d’essence totalitaire : « Tout en se gardant des anachronismes [sic], on ne peut s’empêcher de penser aux métaphores antisémites employées en France et en Allemagne à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. Le noble pour Sieyès ou Robespierre, le Juif pour les nazis, le patron ou le koulak pour les Soviétiques, l’intellectuel pour Pol Pot et Mao, tous les grands idéalistes ont eu leur repoussoir collectif, les éléments impurs à éliminer… »

29 Dans sa conclusion, Dingli insiste encore sur la dimension pathologique de la paranoïa chez Robespierre27. Le discours robespierriste « appartenait à une personnalité de type paranoïde dont le discours était d’autant plus redoutable qu’il se fondait dans le réel. Une comparaison avec la personnalité d’Adolf Hitler ne semble pas incongrue sur ce point [sic], même si les conséquences ou les modalités du pouvoir détenu par ces deux hommes sont sans commune mesure. Toutefois, Hitler dont l’organisation mentale évoque étrangement et dans bien des domaines celle de l’Incorruptible, a su lui aussi adapter son discours à la réalité de l’Allemagne de 1933 ».

30 Le thème pathologique « anti-totalitaire » se retrouve également chez Jean-François Fayard et ses 100 jours de Robespierre. Selon Fayard, la « réduction binaire du genre humain » est un « dispositif mental » particulier qui se trouve tout entier chez Robespierre dès avant 1789. La paranoïa s’accentue après la fuite du roi pour atteindre à un « dogmatisme schizophrène du totalitarisme d’État ». En l’an II, les mesures sociales sont le fruit d’une « volonté délirante du contrôle intégral de l’économie ». La Convention fait preuve d’un « acharnement pathologique » pour maîtriser les consciences. Dans ce cadre, Robespierre est le modèle de l’individu « psychorigide » doté d’une structure mentale utilisant la « dialectique » du complot « pour crédibiliser un mode de fonctionnement paranoïaque, une personnalité narcissique sachant habilement draper d’un discours tout en « prêt à penser » un délire du culte de la personnalité »28. Même l’incorruptibilité de Robespierre n’est due qu’à une « rigidité pathologique l’abstrayant de toute réalité29 ». (Et également au fait qu’il était aux frais de la riche famille Duplay30 !)

31 Enfin, dernier en date, Joël Schmidt (un écrivain ayant surtout produit des biographies de personnages du monde antique) s’illustre, lui aussi, dans le discours psychopathologique et « anti-totalitaire ». Certes, la logique de Maximilien n’est pas « démente » mais « chimérique », ce n’est pas par goût du sang que Robespierre agit

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mais par « la simple vénération de la vertu républicaine à l’ancienne ». Cette nouvelle version du conflit entre liberté des Anciens et des Modernes prend un tour franchement caricatural chez Schmidt, persuadé que Robespierre se prend vraiment pour Caton et Brutus réunis… Ainsi, en mai 1789, Robespierre « hanté par la gloire antique se voit davantage comme un sénateur romain habillé de sa toge et membre d’une assemblée qui ressemble au Sénat que comme un député ». Bien entendu, Schmidt ne doute pas que la sexualité de Robespierre n’ait été nulle, voire déviante. Pourtant, « on prétend » que Maximilien a vécu maritalement avec Éléonore Duplay, mais c’est impossible, car il n’a pas été « un homme couvert de femmes, ce qui aurait pu fort bien se produire, étant donné son extrême popularité ». Il est sûr qu’il a dû « recevoir des propositions amoureuses et qu’il les a toujours repoussées ». « On » lui a attribué aussi des maîtresses mais « cet homme exècre le sexe, cela se sent [sic], cela se voit [re-sic], il l’a même certainement en horreur31 ». C’est pourquoi l’accuser d’avoir eu des relations homosexuelles avec Saint-Just est absurde… La morale hétérosexuelle est sauve…

32 L’utilisation du thème anti-totalitaire devient franchement étrange sous la plume de Schmidt. À propos des hommages rendus à Robespierre et à Pétion par les Parisiens à la fin de la Constituante, il a ce passage étonnant : « Les enfants qu’on présente à Robespierre, c’est un geste courant dans les régimes dictatoriaux, il n’est que de voir Hitler et Staline accomplissant les mêmes gestes en caressant les visages des enfants que les foules fanatiques leur tendent. Sans vouloir comparer les deux dictateurs à Robespierre [sic], notamment à cette date de sa carrière [re-sic] on éprouve tout de même un malaise devant tant de popularité32 ».

33 C’est bien pire après la mort de Louis XVI qui inaugure la Terreur [sic]. Robespierre perd alors la tête, il donne l’impression de ne plus « être maître de ce qu’il dit », il est en pleine « aliénation au sens psychiatrique du terme »33. Conséquence : « submergé par une cécité politique qui frise le pathétique ou la folie, il se refuse à comprendre qu’il vit dans une autre époque que celle de la République romaine34 ». Robespierre est donc « autiste », il dérive lentement mais sûrement vers le « crime contre l’humanité » qu’il aurait sûrement commis si les moyens techniques du XVIIIe siècle avaient permis les exterminations de masse35, pourtant, quelques pages plus tard, Schmidt admet qu’il n’est quand même pas paranoïaque, car le « mot serait trop fort »… Donc Robespierre pas complètement fou, mais quand même pas très loin…

34 En septembre 2011 le magazine Historia vulgarise cette vulgate en publiant un numéro spécial intitulé « Robespierre. Le psychopathe légaliste »36. Sous la plume du directeur de la rédaction Pierre Baron, on y apprend que Robespierre est un forcené, « enfermé dans une profonde solitude psychologique ». On notera le spectaculaire décalage entre les articles des historiens sérieux comme Bernard Gainot et Olivier Coquard avec le ton donné par les chapeaux de la rédaction, même Max Gallo (celui de 2011, pas celui de la Lettre aux nouveaux Muscadins), interrogé par le journal, refuse l’expression de « maniaque de la guillotine » utilisé par Pierre Baron.

35 Il est évidemment impossible d’analyser (c’est le cas de le dire) ici les rapports problématiques entre psychanalyse, psychiatrie et histoire. Cette question est en dehors de notre domaine d’expertise. Mais rappelons quelques évidences (puisque le terme plaît aux psychopathologues) : on ne peut rien savoir des soubassements enfantins de la psyché de Robespierre en dehors des sources directes et indirectes et ses discours nous renseignent davantage sur la culture politique de son temps que sur sa psychologie. Or les sources directes (les Œuvres) n’en parlent jamais. Robespierre n’a

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jamais fait mention de ses parents, de son enfance, il évoque très rapidement ses années de collège dans un de ces discours… Il est vrai qu’il n’y a là rien d’étonnant, puisque nous n’avons pas plus de renseignements personnels sur la quasi-totalité des acteurs révolutionnaires. Les sources indirectes sont évidemment délicates à utiliser, il faut les contextualiser finement, voir à quels objectifs politiques elles correspondent, faire la part entre les discours des contemporains, ceux des Thermidoriens et ceux qui forment la trame de la biographie mythique de Robespierre. Peut-on se contenter de distribuer bons et mauvais points à l’abbé Proyart, à Montjoie, à Courtois, à Charlotte Robespierre en piochant telle ou telle anecdote dans leurs textes sans se demander si l’ensemble de la légende noire thermidorienne et de la légende dorée des robespierristes romantiques n’est tout simplement pas inutilisable pour élaborer une biographie ou une psychobiographie de Robespierre ?

36 Nous n’avons aucune compétence sur les concepts, les spéculations psychanalytiques de Jean Artarit ou d’autres, en revanche, la méthode et le contenu historique des psychopathologues de Robespierre sont confondants de médiocrité. Toutes ces constructions ne reposent en dernière analyse que sur les préjugés et les impressions de leurs auteurs, et sur absolument rien d’autre.

37 Le but n’est pas de progresser dans la connaissance de Robespierre. Comme depuis deux siècles, il s’agit donc avant tout d’agiter le spectre Robespierre, de promener sa figure sur la scène, de la faire se mouvoir dans un décor de carton-pâte pour développer un discours de haine de la Révolution française. Le cas Robespierre est évidemment un observatoire particulièrement intéressant : Robespierre est un psychopathe, comme tous les révolutionnaires, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui… Le discours pathologique n’est finalement qu’une manière à la mode de recycler le discours thermidorien. On ne dit plus que Robespierre inventait des complots imaginaires pour s’emparer du pouvoir suprême et devenir roi comme en l’an III, mais qu’il était paranoïaque, on ne dit plus que c’était un « monstre » mais qu’il était un « infirme affectif », etc. Sous la différence dans la rhétorique, c’est le même sempiternel discours réactionnaire qui vise à pathologiser les idées et les pratiques révolutionnaires…

Biographies et travaux universitaires

38 Dans la période considérée, seules trois biographies de Robespierre ont été publiées par des universitaires, historiens (Peter McPhee, Cécile Obligi) ou spécialiste des idées politiques (Ruth Scurr). Les objectifs des trois auteurs sont fort différents.

39 La récente synthèse grand public due à Cécile Obligi se situe clairement dans le camp de ceux qui entendent réhabiliter Robespierre et remettre en cause sa légende noire. L’auteur, conservatrice à la BNF, et qui a travaillé sur Bailly, se livre notamment à une critique serrée et salutaire des topoi négatifs sur le jeune Robespierre en relativisant les traits biographiques censés expliquer le parcours du révolutionnaire. Elle rappelle par exemple avec bon sens que la perte des parents est loin d’être un événement extraordinaire à la fin du XVIIIe siècle, que la carrière arrageoise de Robespierre n’en fait pas un raté de l’Ancien Régime, que la prétendue paranoïa de Robespierre tient compte de l’existence de complots bien réels de la Contre-Révolution, etc. Par son format, (150 pages) ce petit livre se situe à la frontière de l’ouvrage très grand public et de l’ouvrage scientifique. Bien entendu, ce « portrait » ne saurait constituer une

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biographie érudite et complète de Robespierre, mais le parti pris de l’auteur qui laisse souvent la parole à Robespierre lui-même en fait une bonne introduction destinée au plus grand nombre.

40 Le propos de Ruth Scurr, enseignante en histoire des idées politiques à Cambridge, est plus ambitieux. Dans son Fatal Purity de 2006, elle a tenté de reprendre le chantier de la biographie de Robespierre en adoptant une approche « empathique » à l’égard de son sujet d’étude, mais malgré cette démarche a priori de bon aloi, l’auteur part du postulat que l’essentiel de la vie et de l’action de Robespierre est grosso modo connu, et surtout, elle reste dépendante des sources thermidoriennes et postérieures qu’elle ne livre pas à une critique contextualisée, mais à un tri en fonction de critères de vraisemblance qui mériteraient d’être explicités. Ruth Scurr reste, selon nous, d’une certaine manière prisonnière du piège biographique qui implique de combler les vides. Les citations apocryphes (Le « il ira loin, il croit tout ce qu’il dit » de Mirabeau), les témoignages thermidoriens (le portrait physique de Robespierre par Merlin de Thionville par exemple) sont utilisés avec la même valeur que les témoignages et les sources contemporaines pré-thermidoriennes.

41 Par ailleurs, le propos central de l’auteur est en phase avec le récit standard de la place de Robespierre dans la Révolution : Ruth Scurr cherche à situer le moment à partir duquel Robespierre a commencé à croire à l’image que renvoyait de lui la Révolution, à s’identifier à elle jusqu’à faire corps avec le cours des événements et finir par les incarner aux yeux de ses admirateurs et de ses contempteurs. Certes… mais les idées de « l’incarnation » de la Révolution — centrale chez Furet entre autres — et le fait que Robespierre se serait « identifié » à la Révolution, sont en elles-mêmes fort discutables et nécessiteraient des développements. En partant d’un tel présupposé, Ruth Scurr s’aventure parfois sur des terres interprétatives bien connues : Robespierre « incarnant » la Révolution devient le « grand-prêtre » du culte de l’Être Suprême, il est à l’origine de la « loi infâme du 22 prairial », à la suite de laquelle Robespierre et la République s’identifièrent dans la « même tyrannie ». Robespierre croyait, « jusqu’à la folie », qu’il était « l’instrument de la providence », qu’il ne se trompait jamais, que tous ceux qui étaient en désaccord avec lui étaient des traîtres, etc. La pureté robespierriste, la vertu sont donc bien « fatales »37…

42 L’intérêt du livre de Ruth Scurr ne se limite pas à ces quelques remarques, mais malgré la tonalité empathique du récit, on est loin de la nouveauté dans l’approche de la figure de Robespierre…

43 L’ouvrage de l’historien australien Peter McPhee est d’une autre facture. Il s’agit cette fois du travail d’un spécialiste reconnu de l’histoire révolutionnaire. Deux éléments caractérisent cette nouvelle biographie : d’une part, l’auteur y fait la part belle aux années de formation38. D’autre part, il refuse la tyrannie du sens commun et s’attelle à déconstruire les mythes montés de toutes pièces par les adversaires de Robespierre dans la Révolution et au cours des périodes ultérieures.

44 La méthode choisie est celle de l’historien. Aux travaux psychologisants évoqués plus haut, McPhee oppose la rigueur historienne, la mesure et la circonspection face aux sources dont un grand nombre sont sujettes à caution. À ceux qui prétendent expliquer la trajectoire de Robespierre dans la Révolution par les effets traumatiques d’une enfance misérable et malheureuse, il répond simplement qu’« il n’existe pas de preuve pour corroborer de telles conclusions »39. À ceux qui voient dans le leader jacobin un malade mental atteint de paranoïa narcissique obnubilé par l’existence de complots,

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l’historien répond que toutes les parties prenantes de la Révolution n’ont cessé de crier au complot à tour de rôle et démontre, preuves à l’appui, que les craintes de ce dernier n’étaient pas infondées40.

45 Maîtrisant mieux que d’autres auteurs la chronologie de la Révolution française, McPhee montre combien Robespierre, dans sa vie de révolutionnaire, est confronté à des problèmes de tous ordres qui surviennent sans discontinuer, qui redistribuent chaque jour les cartes du jeu politique et auxquels il faut apporter des réponses et s’adapter. Plus important encore, Mc Phee restitue à Robespierre l’humanité à laquelle il a droit, tout acteur historique incontournable soit-il. On comprendra mieux Robespierre, souligne-t-il dans sa conclusion, en le regardant d’abord comme un enfant et un jeune homme façonné autant par sa vie familiale que par le contexte social de l’Artois puis de Paris, et comme un jeune révolutionnaire embarqué, avec d’autres, par gros temps, dans la transformation radicale du monde41.

46 Si l’on excepte les trois ouvrages que nous venons d’évoquer, les travaux universitaires consacrés à Robespierre ces douze dernières années sont remarquablement peu nombreux : trois articles dans les AHRF (Piquet, Rosso, Jacouty), trois dans d’autres revues (Guilhaumou, Seppinwall, Andress). Il faut y ajouter un chapitre du livre d’Antoine de Baecque. Les approches et les objets de ces contributions sont fort différents, mais la plupart (à l’exception de Jacques Guilhaumou) ont en commun de s’intéresser à Robespierre par le biais de thématiques plus générales que l’étude de son parcours politique proprement dit. Celle de Jean-Daniel Piquet s’insère dans le débat initié par Yves Benot au moment du Bicentenaire et auquel ont participé notamment Florence Gauthier, Marcel Dorigny et Bernard Gainot sur les positions de Robespierre dans la question coloniale, l’article d’Alyssa Sepinwall se penche sur la nature du « féminisme » à travers le cas de Maximilien, celui de David Andress s’intéresse à la question du rapport entre sensibilité et engagement politique. Enfin, l’article de Jean- François Jacouty et le chapitre du livre d’Antoine de Baecque relèvent de l’historiographie (Louis Blanc et la construction du duel Danton-Robespierre aux XIXe et XXe siècles) et non de l’étude du Robespierre historique. Finalement, seuls les articles de Maxime Rosso et surtout celui de Jacques Guilhaumou se focalisent sur le discours politique de Robespierre.

47 Prenant appui sur la parution du tome XI des Œuvres, l’article de Jacques Guilhaumou est consacré à la formation du discours robespierriste dans les années 1780. D’une certaine manière, il rejoint le souci de Peter McPhee de cerner la construction de la position de Robespierre comme commentateur et acteur politique, c’est-à-dire « sur la manière dont Robespierre se constitue lui-même comme sujet observant, participant et agissant dans les années 178042 ». Jacques Guilhaumou apporte ainsi une contribution importante à la compréhension de la formation du révolutionnaire comme sujet politique et comme « politique philosophe », mais aussi comme sujet sensible dans le cadre du débat sur l’état social. C’est par ce travail que Robespierre élabore sa vision d’une société juste fondée sur la liberté et les droits naturels des hommes, mais aussi sa conception du « peuple », compris comme la « dernière classe de la société ». C’est par la demande de réforme des « mœurs » que le « politique philosophe » prend position et se constitue plus tard comme « porte-parole » et « représentant ».

48 La production éditoriale sur Robespierre est également marquée par la publication continue d’anthologies et d’éditions de ses discours. L’édition critique de A la nation artésienne par Marie-Laure Legay est un travail important qui montre la manière dont

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Robespierre articule revendications locales et universelles. Nous sommes ici encore dans ce que Jacques Guilhaumou a appelé « l’ontologie du discours robespierriste ». La publication des Œuvres s’est poursuivie en 2007 avec le tome XI présenté par Florence Gauthier, également éditrice d’une anthologie avec Yannick Bosc et Sophie Wahnich en 2000. Dans la continuité de leurs travaux antérieurs, les trois historiens — également animateurs du site Révolution-française.net qui accorde une large place à des études sur Robespierre — insistent sur « l’actualité d’un homme politique irrécupérable » et sur la centralité du droit naturel dans les conceptions et l’action de Robespierre.

49 Ce très rapide tour d’horizon fait apparaître une autre caractéristique de la production éditoriale depuis le Bicentenaire : on peut presque parler « d’évitement » de la part des historiens de l’école dite jacobine (à l’exception de Claude Mazauric43, Florence Gauthier, Françoise Brunel ou de Jacques Guilhaumou et de leurs élèves) qui ont délaissé le personnage de Robespierre pour se consacrer à d’autres champs de l’historiographie de la Révolution : histoire culturelle, des formes de participation politique, des institutions locales, de la Contre-Révolution, etc. Alors que la biographie a opéré un retour avec les travaux de Pierre Serna sur Antonelle, de Michel Biard sur Collot d’Herbois ou de Christine Le Bozec sur Boissy d’Anglas, la dernière biographie consacrée à Robespierre est pourtant due à un historien australien et pas à un historien « robespierriste » français…

50 Pourquoi cet « évitement » de la part d’historiens, pour la plupart membres de la Société des études robespierristes ? La première raison est peut-être qu’Albert Mathiez n’a pas réellement eu d’héritier historiographique et que la tradition jauressienne d’histoire sociale, pourtant très présente jusqu’à aujourd’hui, a en partie tourné le dos à l’histoire mathiezienne des idées politiques. Une deuxième raison est peut-être qu’ils ont abandonné un terrain sur lequel il était difficile d’intervenir scientifiquement tant les ouvrages médiocres pullulent. Passer son temps à la réfutation des erreurs innombrables des pamphlets haineux sur Robespierre est une activité ingrate. Par ailleurs, dans la dynamique des commémorations suivant le Bicentenaire, de nombreux travaux et colloques ont été consacrés à la période autrefois délaissée du Directoire et le nombre de travaux sur la période 1789-1794 a décru. Mais le contexte semble avoir changé tout récemment. L’affaire des manuscrits et la publication d’un ouvrage collectif grand public, intitulé Robespierre, portraits croisés regroupant une série de synthèses thématiques44 en est peut-être l’indice, et l’on annonce une nouvelle biographie de Robespierre chez Fayard confiée à Hervé Leuwers.

Conclusion

51 En 1965, Jacques Godechot estimait qu’une forme de consensus s’était réalisée sur Robespierre dans l’historiographie républicaine et que les discours haineux de la Contre-Révolution n’étaient plus qu’un épiphénomène45. Excellent historien, Godechot s’est, hélas, montré très mauvais prophète ! Dans les années 1970, le livre d’Alice Gérard sur l’historiographie de la Révolution montrait pourtant encore que la figure de Robespierre faisait toujours clivage et qu’elle restait un enjeu fondamental de l’historiographie de la Révolution46. L’actualité récente de Robespierre prouve — parfois en creux — que la connaissance de l’action et de la pensée de l’Incorruptible est loin d’avoir épuisé son potentiel. Les travaux universitaires de la dernière décennie ont insisté sur la formation de Robespierre, mais il reste encore beaucoup à faire : le

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républicanisme de Robespierre, sa conception de l’état social, sa position de législateur- philosophe, sa place dans toute une série de débats relativement peu étudiés ces derniers temps (par exemple ses projets de réforme de la justice), autant de thèmes et bien d’autres encore pourraient faire l’objet d’études nouvelles.

NOTES

1. Steven KAPLAN, Adieu 89, Paris, Fayard, 1993 ; Patrick GARCIA, Le Bicentenaire de la Révolution française : pratiques sociales d'une commémoration, Paris, CNRS, 2000. 2. Françoise BRUNEL, Thermidor, Bruxelles, Complexe, 1989 ; Jacques GUILHAUMOU, La langue politique de la Révolution française, Paris, Klincksieck, 1989 ; Florence GAUTHIER, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution, Paris, PUF, 1992. 3. Georges LABICA, Robespierre, une politique de la philosophie, Paris, PUF, 1990. 4. Jean-Pierre JESSENE et al. Robespierre de la Nation artésienne à la République et aux Nations, Villeneuve d'Ascq, 1993 ; Jean EHRARD (dir.) Images de Robespierre, Napoli, Vivarium, 1996 ; Annie JOURDAN (dir.), Robespierre : figure-réputation, Amsterdam, Rodopi, 1996 ; Colin HAYDON, William DOYLE (dir.), Robespierre, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. 5. Nous n’avons pas pu prendre en compte ici l’ouvrage collectif réalisé sous l’égide de la SER parue en octobre 2012 sous le titre Robespierre, portraits croisés, Paris, A. Colin, 2012. 6. Jean ARTARIT, Robespierre ou L’impossible filiation, Paris, la Table ronde, 2003 ; Laurent DINGLI, Robespierre, Paris, Flammarion, 2004, Jean-François FAYARD , Les 100 jours de Robespierre, Paris, Grancher, 2005, Joël SCHMIDT, Robespierre, Paris, Gallimard, 2011. On peut y ajouter le numéro 777 de la revue Historia publié en septembre 2011 dont le titre indique assez la ligne éditoriale : « Robespierre : un psychopathe légaliste » (bien que certains articles de ce numéro contredisent totalement cette formule). Précisons que Jean-François Fayard et Laurent Dingli sont bien docteurs en histoire mais n'enseignent pas dans les universités. 7. Biographies; Ruth SCURR, Fatal purity : Robespierre and the French Revolution, London, Chatto & Windus, 2006; Peter MCPHEE, Robespierre. A Revolutionary Life, Yale University Press, 2012; Cécile OBLIGI, Robespierre. La probité révoltante, Paris, Belin, 2012. Éditions de textes : Pour le bonheur et pour la liberté : discours, choix et présentation par Yannick BOSC, Florence GAUTHIER et Sophie WAHNICH, Paris, Éd. la Fabrique, 2000, Marie-Laure LEGAY, Robespierre et le pouvoir provincial : dénonciation & émancipation politique. A la nation artésienne : sur la nécessité de réformer les Etats d'Artois, édition critique, Arras, 2001 ; Discours sur la religion, la république, l’esclavage, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2006, Œuvres de Maximilien Robespierre. Tome XI, Compléments (1784-1794), éd. présentée et annotée par Florence GAUTHIER, Paris, Société des études robespierristes, 2007 ; Robespierre, entre vertu et terreur, introduction et présentation de Slavoj ŽIŽEK, Paris, Stock, 2008. Articles de revues ou chapitres d'ouvrages universitaires : Jean-Daniel PIQUET, « Robespierre et la liberté des Noirs en l'an II d'après les archives des comités et les papiers de la commission Courtois », AHRF, n° 323, 2001, p. 66-91 ; Jean-François JACOUTY, « Robespierre selon Louis Blanc », AHRF, n° 331, 2003, p. 105-127 ; Antoine de BAECQUE, Les duels politiques : de Danton-Robespierre à Royal-Sarkozy, Paris, Hachette, 2007 ; Maxime ROSSO, « Les réminiscences spartiates dans les discours et la politique de Robespierre de 1789 à thermidor »,

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AHRF n°349, 2007, p. 51-78 ; Jacques GUILHAUMOU, « Robespierre et la formation de l'esprit politique au cours des années 1780. Pour une ontologie historique du discours robespierriste », Mots, les langages du politique, n° 89, 2009 ; Alyssa SEPINWALL, « Robespierre, Old Regime Feminist ? Gender, the Late Eighteenth Century, and the French Revolution Revisited », The Journal of Modern History, 82, 1, mars 2010, p. 1-29 ; David ANDRESS; « Living the Revolutionary Melodrama: Robespierre's Sensibility and the Construction of Political Commitment in the French Revolution », Representations, Berkeley, Spring 2011, p. 103-128. 8. La Guerre de Sept Ans met aux prises la France contre une coalition austro-prussienne, Robespierre ne connaît pas le droit français, car on ne lui a enseigné que le droit romain, les Oratoriens enseignent Rousseau et Mably dans leurs collèges, etc. 9. Voir Claude MAZAURIC, « Robespierre ou l’impossible filiation », AHRF n°339, janvier-mars 2005, p. 155-159. 10. Jean ARTARIT, op. cit., p. IX. 11. François FURET, Penser la Révolution française, Paris, Folio histoire, 1978, p. 94-102. 12. Eli SAGAN, Citizens and Cannibals, The French Revolution, The Struggle for Modernity and The Origins of Ideological Terror, Lanham, Rowan and Littlefield, 2001. 13. Ibid, p. 485. 14. Ibid., p. 491. 15. Jean ARTARIT, op. cit., p. IX. 16. Ibid, p. X. 17. Ibid., p. 43. 18. Ibid., p. 18. 19. Ibid., p. 25. 20. Ibid., p. 26. 21. Ibid., p. 66. 22. Ibid., p. 68. 23. Laurent DINGLI, op. cit., p. 601. 24. Ibid, p. 28. 25. Ibid., p. 33. 26. Ibid., p. 83. 27. Ibid., p. 505-508. 28. Jean-François FAYARD, op. cit., p. 43. 29. Ibid, p. 114-115. 30. Ibid., p. 160. 31. Joël SCHMIDT, op. cit., p. 304. 32. Ibid., p. 89. 33. Ibid., p. 165. 34. Ibid., p. 233. 35. Ibid., p. 229-230. 36. Historia, septembre 2011, n° 777. 37. Ruth SCURR, op. cit., p. 7, 10. 38. Elles occupent 61 pages sur un texte total de 234 pages, soit un quart de l’ouvrage. 39. Peter MCPHEE, op. cit., p.5. 40. Ibid., p.110. 41. Ibid., p.231. 42. Jacques GUILHAUMOU, op. cit., p. 2. 43. Voir notamment son introduction à l'édition du Centenaire de la SER des Œuvres complètes de Robespierre, ainsi que sa participation au numéro de la revue Commune, numéro 45, avril 2007, qui contient également un article de Georges Labica.

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44. Michel BIARD, Philippe BOURDIN (dir.), Robespierre, portraits croisés, Paris, Armand Colin, 2012. 45. Actes du Colloque Robespierre, Paris, Société des études robespierristes, 1967. 46. Alice GÉRARD, La Révolution française. Mythes et interprétations, Paris, Flammarion, 1970.

RÉSUMÉS

En ce qui concerne Robespierre, le « moment » du Bicentenaire s’étend bien au-delà de 1989. Il se termine en réalité en 1997 ou 1998 quand paraissent les derniers colloques conçus dans les années qui ont suivi les commémorations. Cet article s’intéresse aux publications sur Robespierre dans la période qui suit le « moment » du Bicentenaire jusqu’à 2012. Elle commence grosso modo en l’an 2000 et s’achève (provisoirement) avec les suites de l’affaire de l’achat par l’État des manuscrits de Robespierre et de Lebas chez Sotheby’s. Cette courte période est-elle marquée par un « retour » à Robespierre ? Quelles sont les grandes caractéristiques des publications francophones et anglophones, universitaires et académiques sur Maximilien Robespierre ?

For Robespierre, the « moment » of the bicentennial extended well beyond 1989. In fact, it ended in 1997 or 1998 with the last conferences of the years following the commemorations of 1989. This article addresses the subject of the publications about Robespierre in the period after the « moment » of the bicentennial until 2012. It begins roughly in the year 2000 and ends, temporarily, with the aftermath of the French State’s acquisition from Southeby’s auction house of the manuscripts of Robespierre and Lebas. Was this brief period characterized by a « return » to the personnage of Robespierre ? What are the major traits of the French and English publications, University as well as academic, about Robespierre ?

INDEX

Mots-clés : Robespierre, historiographie

AUTEURS

MARC BELISSA Université Paris Ouest Nanterre – CHISCO UFR SSA, Département d’histoire 200 Avenue de la République 92000 Nanterre [email protected]

JULIEN LOUVRIER University of Helsinki Department of Philosophy, History, Culture and Art Studies [email protected]

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Robespierre libéral Robespierre: liberal

Yannick Bosc

« L’homme est né pour le bonheur et pour la liberté, et partout il est esclave et malheureux ! La société a pour but la conservation de ses droits et la perfection de son être, et partout la société le dégrade et l’opprime ! Le temps est arrivé de le rappeler à ses véritables destinées. » Robespierre, 10 mai 1793

1 Lorsqu’on parcourt la littérature consacrée à « l’incorruptible », du pamphlet thermidorien aux études savantes, en passant par les biographies plus ou moins romancées, on est frappé par la continuité pendant deux siècles des jugements les plus contradictoires. La pensée politique de Robespierre, au sens large, incluant l’économique et le social, son « système » dit-on après thermidor, semble en effet couvrir un très large spectre. Ainsi quand certains le caractérisent comme un partisan du libéralisme économique, d’autres dénoncent son communisme.

2 L’historiographie traite généralement de la question de la liberté chez Robespierre selon deux schémas dominants et apparemment antagonistes. Le modèle « libéral » exclut Robespierre du camp des « libéraux » parce qu’il aurait été l’artisan d’une politique liberticide ; le modèle marxiste de la « révolution bourgeoise », conduit à faire de Robespierre un libéral, en particulier en ce qui concerne ses conceptions économiques.

3 Un des objets de cette étude sera de montrer que ces deux interprétations sont en définitive les variantes d’un même récit, en particulier parce qu’elles reposent sur une prémisse identique selon laquelle la liberté est incompatible avec l’égalité : les uns voient en Robespierre un politique qui contraint la liberté au nom de l’égalité ; les autres estiment à l’inverse qu’il entrave l’égalité au nom de la liberté ; les premiers en déduisent qu’il est un « partageux », les seconds un « bourgeois ». Cette incompatibilité supposée renvoie au modèle de la modernité qui distingue la liberté des anciens de celle des modernes.

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4 Je rappellerai tout d’abord les grands traits des deux archétypes, celui qui exclut Robespierre du camp libéral et celui qui l’y associe, en m’attachant principalement à la dimension économique. J’évoquerai ensuite une autre lecture possible du projet politique de Robespierre qui n’oppose pas la liberté et l’égalité mais s’efforce de les tenir ensemble.

Robespierre faux libéral et vrai niveleur ?

5 Avec son élimination, Robespierre devient la figure emblématique du tyran sanguinaire et l’antithèse de la liberté que l’on retrouve jusqu’à nos jours sous diverses versions. Le 9 Thermidor, il est dépeint en « coquin plus dangereux pour la liberté que tous les despotes coalisés »1.

6 Robespierre est un ennemi de la liberté d’autant plus pernicieux qu’il en porte le masque. Avant Thermidor il est en effet étroitement associé à la liberté, même pour ses adversaires les plus opiniâtres. En mars 1791, l’abbé Royou, son contempteur de l’Ami du roi, reconnaît ainsi en lui « un des plus ardents apôtres de la liberté qui en pousse, il est vrai, les suites beaucoup trop loin mais qui, du moins, est conséquent dans ses principes »2. La production thermidorienne, à l’image de L’Hymne dithyrambique sur la conjuration de Robespierre et la révolution du 9 thermidor de Rouget de Lisle, décrit donc Robespierre, Saint-Just et Couthon comme des triumvirs qui ont trompé le peuple en feignant d’être les défenseurs de la liberté alors qu’ils travaillaient dans l’ombre à sa perte : « Chantons la liberté, couronnons sa statue Comme un nouveau Titan le crime est foudroyé Relève ta tête abattue, O France ! À tes destins, Dieu lui même a veillé » « Longtemps leur audace impunie Trompa notre crédulité : En invoquant la liberté, Ils préparoient la Tyrannie. Le jour ils maudissoient les rois, Leurs entreprises sacrilèges ; Et la nuit ils creusoient les pièges, Tombeau du Peuple et de ses droits !... »3

7 Cette argumentation nourrit les thèmes de l’hypocrisie de « Robespierre » au service de son ambition démesurée, lieux communs des thermidoriens qui dénoncent « les intrigants hypocritement patriotes, comme cet homme si petit, qui voulait être si grand, et qui, s’il eût pu, aurait déplacé l’Éternel pour se mettre à sa place (On rit et on applaudit) »4.

8 L’accent mis sur son incohérence politique permet également d’ôter aux propos de Robespierre toute crédibilité et donc de disqualifier son discours sur la liberté. S’il parle de liberté ou des principes, c’est par opportunisme, sachant quoi dire au moment propice pour satisfaire son goût du pouvoir. Merlin de Thionville, dans un des premiers portraits diffusés après Thermidor, le décrit comme un tyran médiocre et inculte, au « cerveau sec », aux « idées vagues et confuses »5.

9 À partir du 9 Thermidor, la Convention reconstruit sa légitimité et engage donc un travail politique qui consiste en particulier à dissocier Robespierre et la liberté, une liberté dont elle se proclame la seule garante contre les périls royalistes et terroristes.

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Afin de garder cela en mémoire, le 3 brumaire an IV, les conventionnels à la veille de leur séparation votent une loi qui institue une fête de la liberté pour célébrer les 9 et 10 Thermidor. Pour celle qui est organisée à Toulouse en l’an V, les autorités ont dressé une estrade « auprès de l’arbre de la liberté » où a été disposé « un simulacre de trône couvert d’un manteau tricolore, sur lequel on avoit placé des poignards, des torches, des masques et un livre, qui portoit en tête, constitution de 1793 ». Le président de l’administration municipale prononce un discours à la suite duquel il ôte « le manteau tricolore qui couvroit en partie les emblèmes de la tyrannie » et livre aux flammes le trône, les poignards des « décemvirs » et « la Constitution anarchique de 1793 ». Après la destruction des « signes caractéristiques du triumvirat », la foule entonne « l’hymne à la liberté pour la fête du 9 thermidor »6.

10 Germaine de Staël et Benjamin Constant, ralliés à la République directoriale, partagent les objectifs de ce dispositif. En 1799, à la veille du coup d’État de Bonaparte, la fille de Necker constate la défiance persistante vis-à-vis de la liberté qu’a engendrée la Terreur et la nécessité de sortir de la « confusion d’idées » si l’on veut terminer la Révolution et fonder durablement la République : « Il est arrivé un grand mal à la République, c’est la prévention que les Républicains ont pris contre tous les mots, contre toutes les idées dont les ennemis de la République ont fait usage. Des hommes sensibles, frémissant des excès de l’infâme règne de la Terreur, ont détesté la liberté comme prétexte de tant de crimes, et les républicains ont pris une aversion singulière pour les expressions humaines et douces comme un des moyens dont l’aristocratie se sert pour dénigrer la République. Ces deux sentiments sont dépourvus de toute réflexion. C’est une confusion d’idées qui s’oppose à tout projet raisonnable »7.

11 Afin de ne pas confondre « l’apologie de la liberté et l’éloge de la Terreur » 8 et au lieu de séparer Robespierre et la liberté, Madame de Staël distingue deux types de libertés : d’une part, celle des Anciens, « prétexte de tant de crimes » sous « le règne de la Terreur », c’est-à-dire la liberté de Robespierre, et d’autre part, celle des Modernes qui à la différence de la première ne sacrifie pas « l’intérêt personnel à l’intérêt général » : « L’intérêt de Rome renfermait tous ceux des citoyens romains et créait toujours l’enthousiasme en proposant le sacrifice de l’intérêt personnel à l’intérêt général — non que les Romains fussent plus généreux que nous-mêmes — parce que la part individuelle de chacun était moindre pour lui que ce qu’il retirait de la chose publique. Mais en France, où c’est le contraire, c’est le respect de l’existence particulière de la fortune privée qui seul peut faire aimer la République. La liberté des temps actuels, c’est tout ce qui garantit l’indépendance des citoyens contre le pouvoir du gouvernement. La liberté des temps anciens, c’est tout ce qui assurait aux citoyens la plus grande part dans l’exercice du pouvoir »9.

12 Inscrivant son raisonnement dans l’histoire, Madame de Staël postule que l’intérêt chez les Romains n’est pas de même nature que celui de la France du XVIIIe siècle. Le profit personnel retiré de l’activité privée l’emporte désormais sur celui qui résulte d’un investissement dans la vie publique. La liberté des modernes qui « garantit l’indépendance des citoyens contre le pouvoir du gouvernement » concerne donc, tout particulièrement, « le respect de l’existence particulière de la fortune privée ». Elle repose sur la propriété puisque « la propriété est l’origine, la base et le lien du pacte social […] la propriété ou la société, c’est une seule et même chose »10. C’est cette liberté donnée au propriétaire qui serait garantie par les principes de la Révolution française et de la République, non pas celle, anachronique, de la Terreur robespierriste.

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13 Benjamin Constant, au livre XVI Des Principes de politique, rédigé entre 1803 et 1806 et publié en 1815, puis avec De l’esprit de conquête (1814) et De la liberté (1819), amplifie et systématise l’analyse Des circonstances actuelles qu’il connaît pour en avoir corrigé le manuscrit, resté inédit jusqu’au début du XXe siècle. Dans les sociétés commerciales où « la propriété s’est identifiée plus intimement à l’existence de l’homme, explique Constant, toutes les secousses qu’on lui fait éprouver sont plus douloureuses »11. Le législateur doit donc s’effacer car « les hommes n’ont besoin, pour être heureux, que d’être laissés dans une indépendance parfaite »12 : « Le peuple le plus attaché à sa liberté, dans les temps modernes, est aussi le peuple le plus attaché à ses jouissances : et il tient à sa liberté, surtout, parce qu’il est assez éclairé, pour y apercevoir la garantie de ses jouissances »13. La liberté des Modernes, c’est-à-dire l’absence d’entrave ou la non-interférence, s’est heurtée aux révolutionnaires « qui avoient adopté la philosophie comme un préjugé, et la démocratie comme un fanatisme »14. Ils ont été tout particulièrement saisis d’admiration pour Rousseau et Mably, défenseurs de la liberté des Anciens, dont les idées conduisent à l’aliénation de la liberté individuelle et de la propriété parce qu’ils prennent l’autorité pour la liberté15. Mably, « moins éloquent, mais non moins austère que Rousseau dans ses principes, et plus exagéré encore dans leur explication »16 est principalement dénoncé par Constant pour avoir anticipé Robespierre : « L’ouvrage de Mably, sur la législation ou principe des loix, est le code de despotisme le plus complet que l’on puisse imaginer. Combinez ses trois principes, 1. L’autorité législative est illimitée, il faut l’étendre à tout et tout courber devant elle 2. La liberté individuelle est un fléau, si vous ne pouvez l’anéantir, restreignez la du moins autant qu’il est possible 3. La propriété est un mal : si vous ne pouvez la détruire, affoiblissez son influence de toute manière : vous aurez par cette combinaison la constitution réunie de Constantinople et de Robespierre »17.

14 Aux lendemains de la Terreur, Germaine de Staël et Benjamin Constant théorisent le « libéralisme », tel que le récit standard de la modernité le fixera, à partir des lieux communs antirobespierristes diffusés après Thermidor. Le « génie borné de Robespierre », écrit par exemple Galart de Montjoie, ne pouvait concevoir que le monde avait changé depuis la république romaine, aussi plaque-t-il les « puérilités du collège » sur la France de la fin du XVIIIe siècle et « s’étonnoit de ce que le peuple françois ne se hâtoit pas de ressembler à ce peuple qui dévora toutes les nations. »18 Le thème de l’anéantissement des propriétés, qui constituerait le principal objectif de la « tyrannie sanguinaire », est également un des stéréotypes de la littérature thermidorienne. Courtois, dans son rapport du 16 nivôse an III, souligne que la politique du Comité de salut public visait à réaliser cette « chimère, qui était le nivellement, la sans-culottisation générale, par l’extinction des richesses et la ruine du commerce »19. Dans ses libelles, Vilate dénonce le mythe de l’« âge d’or » auquel voulaient retourner les tyrans et « le terrorisme » qui est l’instrument des « agrariens » : « Cette idée agrarienne n’étoit-elle pas elle-même une chimère de novateurs aveugles, épris des idées de perfection et de régularité, impossible dans ce monde, plein de la vanité des choses humaines, ou la charlatanerie de jongleurs, qui tendoient enfin à devenir les tyrans de leurs compatriotes, et les oppresseurs de leurs pays ? »20

15 Au sein du projet républicain thermidorien et directorial, Germaine de Staël et Benjamin Constant redéfinissent la liberté contre Robespierre, l’excluant ainsi du camp des libéraux, afin de ne conserver du moment révolutionnaire que ce qui permettrait de légitimer la fondation de l’ordre social sur la propriété. Il s’agit donc de construire la

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Révolution comme émergence d’un ordre bourgeois et la République directoriale comme le moment de sa normalisation. C’est là le socle historique du récit libéral standard, bâti sur la garantie des « droits individuels » – Benjamin Constant « évite soigneusement de parler des droits naturels »21 – la liberté de l’individu étant justifiée par celle du propriétaire. Sur le plan historiographique, la défense de cet ordre social s’accompagne souvent, surtout lorsqu’il est en péril en 1848 et en 1871, d’une dénonciation de la « chasse à mort au bourgeois »22 menée par Robespierre « niveleur maniaque »23. Ce discours connaît un regain pendant la guerre froide, le « jacobinisme » engendré par Mably et Rousseau étant alors désigné comme le prototype du bolchevisme et du totalitarisme stalinien.

16 Or d’autres récits tendent à ramener Robespierre à cet ordre bourgeois dont il aurait été au contraire l’un des principaux gardiens, le faisant donc finalement basculer du côté de la liberté des Modernes dont il a été initialement exclu.

Robespierre : faux socialiste ou vrai bourgeois ?

17 Si certains désignent Robespierre comme un faux libéral et un vrai tyran qui a porté atteinte aux droits du propriétaire, d’autres, en particulier à partir des années 1860, considèrent que son apparent « socialisme » est exclusivement tactique. Le projet social de « l’Incorruptible », dénoncé par les libéraux, ne serait en fait qu’une illusion.

18 Quinet, républicain emblématique, installe dans l’historiographie le thème de Robespierre tacticien en matière sociale, une variation autour de Robespierre l’ambitieux opportuniste du moment thermidorien. Sur les questions économiques et sociales, la seule cohérence des idées du conventionnel résiderait dans les nécessités stratégiques du moment. « Robespierre, comme les Montagnards, n’incline en aucune sorte vers le système communiste ni vers l’égalité des biens ». Le 24 avril 1793, il se déclare ainsi hostile à la loi agraire (« un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles ») et estime que « l’égalité des biens est une chimère ». Robespierre, poursuit Quinet, utilise le débat sur la Déclaration comme une arme dans le combat qui l’oppose aux . « Ses idées sur l’économie sociale n’étaient que des ébauches irréfléchies, sans suite. Il en sortait comme d’une citadelle, où il entrait au hasard, selon qu’elles paraissaient utiles ou défavorables à sa politique du moment. Après cette excursion dans un ordre de choses qu’il ne connaissait pas, il les quitte pour se jeter dans le vague de la morale politique, son vrai domaine »24.

19 Ni Robespierre ni Saint-Just, affirme Quinet, oubliant au passage les décrets de ventôse, « n’ont jamais imaginé de distribuer les terres des riches, pas même celles des émigrés »25. Quinet conclut : « Qui ne voit pas là que Robespierre ne conduit pas à Babeuf, qu’il y a entre eux un manque de continuité, qu’on a eu tort de les identifier souvent dans le même jugement ? S’ils s’étaient rencontrés, ils auraient été ennemis. Ne confondons pas les types historiques, pas plus que les naturalistes ne confondent les espèces. Laissons la Convention ce qu’elle est ; n’en faisons pas un babouvisme héroïque »26.

20 Comme Quinet, Alphonse Aulard est de ces républicains très hostiles à Robespierre, ce qu’il exprime en des termes virulents. En 1885 dans La Justice, le journal de Clemenceau, il qualifie « Robespierre, avec sa religion d’État », de « champion du passé » et de « réactionnaire » qui, avec Marat, fut plus « funeste à notre cause que les talons rouges de Coblentz et les hussards de Mirabeau-Tonneau. » Ce « pontife de l’Être suprême lia

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lui-même Danton sur la planche de la guillotine » : il est un « pieux calomniateur » et « un mystique assassin »27. Dans son Histoire politique de la Révolution française publiée en 1901, Aulard, républicain radical et maître d’œuvre du Centenaire, reprend l’interprétation du débat constitutionnel du printemps 1793 et du projet de Déclaration de Robespierre proposée par Quinet. Le 24 avril 1793, « après avoir fait les déclarations les plus conservatrices », écrit Aulard, dénonçant la loi agraire et la chimère de l’égalité des biens, Robespierre, dans la Déclaration des droits qu’il présente à la suite, « se montra nettement « socialiste », ne tendant « à rien moins qu’à une nouvelle révolution sociale, et même à cette loi agraire, dont il venait de désavouer l’idée », allant jusqu’à proposer « nettement le droit au travail »28. Comme Quinet, Aulard résout cette contradiction en mettant en avant la stratégie politique de Robespierre qui consiste à « dépopulariser » le projet girondin « et le faire paraître modéré » : « C’est donc, je le répète, en apparence que, dans le débat sur la constitution, les Montagnards et les Girondins parurent divisés sur la question de la propriété : les deux partis, sauf quelques exceptions individuelles, étaient d’accord pour ajourner tout supplément de révolution sociale. Robespierre avait fait semblant d’être socialiste pour paraître plus démocrate que les Girondins »29.

21 À la différence d’Aulard, non seulement Jaurès n’est pas opposé à Robespierre, mais il est de ceux qui vont remettre en cause le discours négatif qui était devenu la norme sous la IIIe République. En 1923, Gustave Rouanet, député socialiste et membre de la Société des études Robespierristes, rappelle le rôle déterminant joué par Jaurès alors que « depuis 1880 environ, l’enseignement officiel, prétendu démocratique, de la Révolution a empoisonné les écoles supérieures et secondaires de la troisième République, d’où il a pénétré dans l’enseignement primaire, d’un esprit de dénigrement systématique contre Robespierre »30.

22 Pourtant, si Jaurès choisit son camp et s’assoit à côté de Robespierre31, il reprend dans ses grandes lignes l’interprétation d’Aulard, élargissant les démarches tacticiennes aux Girondins : « […] entre les conceptions sociales de la Gironde et celles de la Montagne il n’y avait pas antagonisme profond. Les Montagnards, dans l’ensemble, n’étaient ni des communistes ni des niveleurs. C’est par tactique politique que la Gironde affectait d’être contre eux la gardienne de la propriété. […] Les luttes politiques de la Gironde et de la Montagne conduisirent les deux partis à s’appuyer l’un sur les intérêts bourgeois, l’autre sur la force du peuple. Mais c’étaient en effet des luttes de partis plutôt que d’essentielles luttes de classes »32.

23 Cependant, analysant la manière dont Robespierre définit la propriété dans son projet de Déclaration, Jaurès note qu’il fait « du droit de propriété une sorte de suspect », et qu’il « fonde en droit les vastes expropriations que la vie économique peuvent rendre nécessaires plus tard »33. Mais, telle n’est pas la perspective de Robespierre qui n’a « ni vu aussi loin, ni même regardé ». Il n’a tenu ce discours sur la propriété que parce qu’ « il savait que politiquement, il avait besoin des prolétaires pour éliminer la Gironde dont l’inertie traîtresse perdait la Révolution »34. « Ainsi, tout en animant les sans- culottes contre les culottes dorées, Robespierre prend bien garde que la lutte sociale n’aboutisse pas à une lutte des classes systématiquement fondée sur l’opposition de la pauvreté et de la richesse »35, « tout en excitant les sans-culottes, [il] voulait les empêcher de déclarer une guerre fondamentale à la bourgeoisie et à la propriété »36.

24 Aussi, Robespierre « n’était en aucune façon socialiste ou communiste »37 ne serait-ce que parce que « sa pauvre pensée » ne l’amène guère au-delà « d’une démocratie

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politiquement souveraine, mais économiquement stationnaire, faite de petits propriétaires paysans et de petite bourgeoisie artisane », ignorant « la merveilleuse sève de vie du socialisme, créateur de richesse, de beauté et de joie »38. En définitive, Robespierre est exclu du socialisme car en stigmatisant la richesse il tourne le dos au sens de l’histoire, c’est-à-dire au progrès, cette quasi-religion du siècle de Jaurès.

25 Jaurès distingue donc Robespierre et Babeuf mais simultanément rappelle avec force leur filiation : « quinze mois après la mort de Robespierre, quand Babeuf cherche à étayer son entreprise socialiste, c’est la politique de Robespierre qui lui apparaît comme le seul point d’appui »39. Ainsi, tout en laissant ouvertes d’autres possibilités d’interprétations qui sont en particulier travaillées par Albert Mathiez, Jaurès inscrit Robespierre dans le schéma de la « révolution bourgeoise » qui va devenir un paradigme dominant. Cette voie est suivie par Georges Lefebvre et ses élèves, dont Albert Soboul. Elle croise la variation blanquiste qui oppose le Robespierre bourgeois aux enragés et aux hébertistes, véritables représentants des intérêts du prolétariat.

26 Après Jaurès, la lecture marxiste de la Révolution française se rigidifie avec l’élaboration, dans l’URSS de la fin des années 1920, d’une « science prolétarienne » de l’histoire40. Cette évolution durcit et fixe la notion jusqu’alors débattue de « révolution bourgeoise » appliquée à la Révolution française41 en l’inscrivant dans un strict déterminisme historique. Stade nécessaire de l’histoire, la Révolution française ne peut qu’engendrer une société bourgeoise dont les contradictions généreront à leur tour une « Révolution prolétarienne » (celle d’octobre 1917), voie ouverte à la constitution du socialisme puis du communisme. Les historiens de la Révolution française, lorsqu’ils sont sensibles à la lecture marxiste, soit parce qu’elle privilégie l’histoire économique et sociale qui s’installe alors dans le champ universitaire, soit par choix politique – et souvent pour ces deux raisons – adhèrent à cette contrainte interprétative42 qui va dominer jusqu’à la fin des années 1970.

27 En 1977, au cours de la conférence qu’il prononce devant l’assemblée générale de la Société des études Robespierristes, Albert Soboul « laisse parler son cœur » lorsqu’il conclut que le bref épisode robespierriste « a marqué à jamais l’histoire » parce que « l’égalité sainte parut enfin descendre parmi les hommes pour répondre à leur attente millénaire ». La conclusion vient tempérer les « froides analyses » qui l’ont précédée, dans lesquelles il précise « les limites » que Robespierre assignait à la démocratie politique, des limites qui consistent essentiellement dans les nécessités – un terme qui sature le texte de Soboul – de l’histoire, celle de la révolution bourgeoise : « S’il sut en affirmer les principes dans toute leur force et toute leur ampleur, il ne manqua pas cependant de les infléchir selon les intérêts de la bourgeoisie. Et comment eût-il pu en être autrement »43 ? Sur les questions sociales et les « pratiques populaires de la démocratie », Robespierre affirme les « principes » les plus radicaux par « souci tactique », « sous la pression des événements et des revendications populaires ». Dans les faits il se rallie à la « démocratie libérale telle que la concevait la bourgeoisie ». « Chef d’une révolution à soutien populaire, mais à direction bourgeoise, il était exclu que Robespierre se prononçât pour une pratique populaire de la démocratie politique. Apôtre, mais dans les limites d’une révolution bourgeoise, de la démocratie politique, Robespierre a fini par s’inscrire, avec Saint-Just, parmi les protagonistes de la Révolution sociale. Il n’y vint cependant que lentement, et avec quelque timidité : sa formation purement littéraire et juridique, son incapacité d’une analyse économique et sociale précise le portaient vers une conception purement politique des rapports de force »44.

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28 Robespierre est emblématique des contradictions de la bourgeoisie montagnarde. Il est partisan d’une « république égalitaire » – mais que la « nécessaire » concentration du pouvoir et de la richesse rend impossible – et simultanément « adepte de l’économie libérale », le maximum n’étant qu’un expédient accepté pour mener à bien « une grande guerre nationale » mais qui ne correspond pas aux convictions des robespierristes : « pour démocratique et populaire qu’elle fut devenue en l’an II, la Révolution n’en demeurait pas moins bourgeoise »45. « Ainsi se mesure l’antagonisme irréductible qu’il peut y avoir entre les aspirations d’un homme ou d’un groupe social et l’état objectif des nécessités historiques »46. À la fin de sa démonstration, Soboul s’appuie sur un passage de La Sainte famille de Marx qui synthétise les contradictions de Robespierre. Cette citation rejoint le récit de Benjamin Constant qui oppose les valeurs censément « bourgeoises » et libérales de la Déclaration aux contraintes que la république égalitaire « à l’antique » exerce sur les individus : « Quelle erreur colossale que d’être forcé de reconnaître et de sanctionner dans les droits de l’homme, la société bourgeoise moderne, la société de l’industrie, de la concurrence générale, des intérêts privés poursuivant librement leurs buts, de l’anarchie, de l’individualité naturelle et spirituelle devenue étrangère à elle-même, et de vouloir après coup annuler dans certains individus les manifestations de cette société, et façonner en même temps à l’antique la tête de cette société »47.

29 Si l’on suit Soboul, la conclusion de Constant qui exclut Robespierre de la modernité doit être cependant inversée. En effet, s’il est partisan « d’une démocratie libérale telle que la concevait la bourgeoisie » et « adepte de l’économie libérale », Robespierre, ainsi écarté du socialisme en dépit de son rêve de « république égalitaire », est finalement un moderne.

Le libéralisme égalitaire de Robespierre

30 Buonarroti met également en avant la modernité de Robespierre mais dans une acception qui bouscule les catégories de Benjamin Constant. En 1828, avec la Conspiration pour l’égalité dite de Babeuf, il repousse en effet l’interprétation de la Révolution française bâtie sur l’opposition des Anciens et des Modernes et qualifie Rousseau et Mably de « sages modernes »48. Selon lui, la Révolution française doit être avant tout considérée comme un conflit enraciné dans les débats économiques et politiques du XVIIIe siècle. Ce conflit résulte des « connaissances en droit naturel » et oppose les « partisans de l’opulence et des distinctions » aux « amis de l’égalité ou de la nombreuse classe de travailleurs »49, c’est-à-dire, sous la Convention, les girondins, pour les premiers, et pour les seconds les montagnards. Les girondins sont renversés le 31 mai 1793 parce qu’ils forment « une branche de la vaste conspiration contre les droits naturels des hommes »50.

31 Selon Buonarroti, les mesures sociales de l’an II et les principes politiques de Robespierre, fondés sur les droits naturels des hommes, forment un tout cohérent. Cette politique combat une idée de la liberté principalement réduite à « la faculté illimitée d’acquérir »51. Cette dernière correspond à « l’ordre d’égoïsme ou d’aristocratie » des économistes52, c’est-à-dire celui des physiocrates et de leurs épigones qui forgent les premières justifications du libéralisme économique. Les « droits naturels des hommes » n’engendrent donc pas un ordre social fondé sur la liberté illimitée du propriétaire mais au contraire le combattent. En d’autres termes, les

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principes qui établissent la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne sont pas considérés comme des valeurs légitimant l’individualisme bourgeois. À la fin de la Restauration et sous la monarchie de Juillet, ce projet politique de Robespierre transmis par Buonarroti est débattu par les premiers socialistes et les démocrates53 qui adoptent et discutent sa Déclaration des droits. En 1831, un républicain avancé comme Godefroy Cavaignac utilise son procès comme une tribune et expose les principes de la République en s’appuyant sur les quatre articles critiques de la propriété présentés par Robespierre le 24 avril 179354. L’année suivante, dans son Discours aux politiques, Pierre Leroux examine les projets de réforme sociale du conventionnel, les met en perspective avec les travaux des Saint-Simoniens et rappelle les « efforts de Babeuf » pour « reprendre l’œuvre de Robespierre »55. En 1839, Auguste Albert, sous le pseudonyme de Vallouise, publie un ouvrage intitulé L’esprit de la Montagne, regroupant des portraits de révolutionnaires, dont celui de Robespierre. Il résume le discours sur les subsistances du 2 décembre 1792 et indique que l’explication de la pensée politique de Robespierre est à chercher dans les opinions qu’il avait déjà émises sur la souveraineté du peuple et le droit naturel56.

32 Mathiez cherche à renouer avec cette tradition robespierriste tombée en déshérence au début du XXe siècle puisque les socialistes, écrit-il, « ont cessé de comprendre Robespierre » et donc perdu le sens de sa politique sociale. En conclusion de son étude de 1917 sur « Babeuf et Robespierre » qui vise à démontrer que « les Babouvistes ont professé pour Robespierre un véritable culte », Mathiez indique que la désaffection des socialistes pour « l’Incorruptible » et pour la tradition révolutionnaire qu’il représente, s’explique par la domination des thèses marxistes après 1870 : « Nous avons publié les remarquables notes inédites que l’historien des Égaux, Buonarroti, rédigeait encore dans sa vieillesse pour venger Robespierre et flétrir les thermidoriens. Babeuf et Buonarroti eurent gain de cause auprès des démocrates et des socialistes de leur génération. Ce n’est qu’à notre époque, quand la tradition de la révolution s’est perdue, surtout après 1870 avec l’invasion marxiste, que les démocrates et les socialistes français, ou du moins certains d’entre eux, se sont laissés abuser par des thèses tendancieuses, plus politiques qu’historiques, et qu’ils ont cessé de comprendre Robespierre, que leurs devanciers avaient admiré »57.

33 Albert Soboul et Georges Lefebvre ont toujours rendu des hommages appuyés et chaleureux à Mathiez. Il existe cependant des divergences fondamentales entre ces trois historiens qui se sont succédés à la présidence de la Société des Études Robespierristes, en particulier sur les perspectives de la politique sociale de Robespierre.

34 Mathiez revendique l’héritage jaurésien mais critique l’idée selon laquelle la Révolution française serait « une petite chose bourgeoise », ce qu’il qualifie de « sottise énorme » répétée par de « dociles écoliers »58. Cette interprétation qui conduit à faire de Robespierre un partisan du libéralisme économique empêche de comprendre la « révolution sociale » qui était engagée en l’an II : « Robespierre, écrit Mathiez, avait dépassé la politique démocratique. Il était sur le chemin d’une révolution sociale, et ce fut une des raisons de sa chute »59. Les décrets de ventôse, qui organisent la redistribution des biens des suspects aux pauvres et visent « à créer une classe nouvelle qui devrait tout à la Révolution »60, constituent, selon Mathiez, la pièce maîtresse de cette politique et non une mesure de circonstance à la portée très limitée, comme le pensent Georges Lefebvre et à sa suite Albert Soboul61. Plus généralement, Mathiez reproche à Lefebvre d’éluder systématiquement la portée des positions de Robespierre

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en matière économique et sociale. Georges Lefebvre semble ignorer, écrit Mathiez, que le discours sur les subsistances du 2 décembre 1792 « est une critique très serrée du libéralisme économique et une justification de la réglementation, dont Robespierre réclamait le rétablissement. Il demandait entre autres le recensement des grains, l’obligation de garnir les marchés, des punitions sévères contre les spéculateurs »62.

35 Mathiez critique par ailleurs les « historiens conciliateurs » qui, à l’exemple de Quinet, pensent que seule « une simple différence tactique » séparait les Girondins et les Montagnards63 : « Il suffit de parcourir la littérature montagnarde et girondine, aussi bien les lettres privées que les écrits publics, pour se rendre compte que dès octobre 1792, les deux partis s’opposaient sur le terrain social autant et plus que sur le terrain politique »64. Cependant Mathiez juge « que les Montagnards n’étaient pas plus socialistes que les Girondins, bien que certains Montagnards, comme Robespierre, aient donné de la propriété une définition très hardie qui ouvrait les plus vastes horizons de justice sociale ; il est bien vrai que les Montagnards ont été unanimes à jurer comme les Girondins le respect des propriétés individuelles et à condamner les partisans de la loi agraire »65. Il note également le poids des circonstances dans l’œuvre sociale de l’an II mais insiste sur la profonde différence des politiques montagnardes et girondines. « La plupart des Montagnards étaient en effet d’origine bourgeoise comme les Girondins. Ils ne firent une politique de classe que par procuration. Ils s’érigèrent en fondés de pouvoir de la classe populaire. Leur politique sociale, œuvre des circonstances, ne fut, comme l’a très bien dit Karl Marx, qu’une manière plébéienne d’en finir avec les rois, les nobles, les prêtres, avec tous les ennemis de la Révolution. Mais, cela seul suffit à la différencier profondément de la politique girondine »66.

36 Le fait d’être « d’origine bourgeoise » n’implique pas nécessairement que l’on mette en œuvre une politique au service des intérêts bourgeois, et quoique menée par « procuration », cette politique est bien, pour Mathiez, « une politique de classe » en faveur des plus faibles. Par ailleurs, si l’expérience révolutionnaire et les circonstances ont modelé l’œuvre sociale montagnarde, elle repose avant tout sur la conception d’un ordre social fondamentalement hostile à celui de la Gironde. Les girondins, écrit Mathiez, « profondément attachés au dogme de la liberté économique que Turgot et son école venaient de proclamer ne surent opposer aux souffrances des travailleurs que la répression à outrance, la loi martiale »67. Quant à Robespierre, « critique du libéralisme économique », il a selon Mathiez « devancé la théorie de la lutte des classes » en affirmant la primauté du droit à l’existence sur celui du propriétaire68. Après une longue énumération des prises de position de Robespierre sous la Constituante qui « dénonça les violations répétées que commettait l’Assemblée, de la Déclaration des droits », Mathiez conclut : « À maintes reprises, [Robespierre] prit encore la défense des comédiens, des juifs, des hommes de couleur. Dans toutes les occasions il se rangea toujours résolument du côté du plus faible. Il opposa sans cesse au droit bourgeois le droit humain, aux intérêts d’une classe les intérêts d’un peuple et de l’humanité. Par sa prédication ardente et rectiligne, il se fit l’instigateur de la démocratie, il éveilla en son âme encore trouble la conscience de ses droits, il lui donna l’audace de regarder en face la bourgeoisie, il lui inspira de désir et la volonté de s’égaler à elle. Les quelques communistes qui existaient alors regardaient Robespierre comme un allié et comme un chef »69.

37 En réaffirmant les principes de la Déclaration des droits, c’est-à-dire les principes du droit naturel, en opposant le « droit humain » au « droit bourgeois », Robespierre lutte,

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au nom de la liberté, contre les intérêts de classe des propriétaires et « regarde vers l’idéal communiste »70.

38 L’interprétation de Mathiez a été approfondie par les travaux de Florence Gauthier. Celle-ci met l’accent sur un « Robespierre théoricien du droit naturel à l’existence » qui fonde sa politique sur la « liberté comme réciprocité »71. La garantie du droit à l’existence, dont Lefebvre et Soboul ont montré le caractère central dans les revendications populaires, est pour Robespierre ce qui constitue le pacte social : il n’y a pas état de société lorsque la liberté du propriétaire est garantie mais lorsque tous les citoyens ne peuvent vivre dignement. Robespierre formule cette idée de manière synthétique dans le discours sur les subsistances du 2 décembre 1792 puis le reprend dans son projet de Déclaration des droits : « Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’existence ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord qu’on a des propriétés »72.

39 Le droit de propriété n’est pas un droit naturel de l’homme, c’est-à-dire universel, mais un droit particulier à chaque société. Pour cette raison il est soumis aux droits naturels dont « le premier » est « celui d’exister ». Puisque l’existence dépend des moyens qui la conservent, ces derniers sont une propriété commune à la société entière. Comme Mably, à la suite d’un travail critique des politiques qui livrent les biens nécessaires à la vie à la violence du marché, Robespierre introduit donc le principe d’une communauté des biens fondée sur les principes du droit naturel à l’existence73 : « Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune de la société entière, il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle, et qui soit abandonné à l’industrie des commerçants. Toute spéculation mercantile que je fais aux dépens de la vie de mon semblable n’est point un trafic, c’est un brigandage et un fratricide »74.

40 Cette « économie politique populaire », selon l’expression de Robespierre mise en avant par Florence Gauthier, c’est-à-dire cette manière de gouverner en fonction des contraintes du droit naturel à l’existence, constitue la République. Robespierre n’est pas hostile à la propriété et ne cherche pas à l’éradiquer. En revanche il dénonce une conception de la liberté selon laquelle le propriétaire peut jouir sans entrave, c’est-à- dire au détriment de l’existence d’autrui et donc de sa liberté. Florence Gauthier inscrit Robespierre dans la tradition du droit naturel qui, à partir du XIIe siècle, définit la liberté humaine comme réciprocité, ce qui signifie qu’elle se fonde sur l’idée selon laquelle la liberté n’existe que parce qu’elle est réciproque75. La liberté implique donc l’égalité en droit. Pour Robespierre, les principes de la Déclaration ne sont pas, comme chez Benjamin Constant, l’affirmation de droits individuels, mais l’affirmation de la réciprocité des droits personnels : ils existent parce que les êtres humains les possèdent à égalité. C’est en cela que le libéralisme de Robespierre peut être qualifié, tant sur plan politique que sur le plan économique, de « libéralisme-égalitaire » suivant la notion proposée par Simone Meyssonnier76. La problématique de la liberté comme réciprocité rejoint celle de la liberté comme non-domination que Quentin Skinner et Philip Pettit77 mettent au centre de leurs travaux sur le républicanisme. Cette conjonction relie ainsi deux traditions politiques que le récit standard de la modernité a dissociées. Comme la républicaine, « la philosophie du droit naturel a pour caractéristique de penser un

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monde libre à construire dans la lutte pour le droit, et où il n’y aura plus ni opprimés, ni oppresseurs, l’humaine condition se situant en dehors du rapport dominant- dominé »78.

41 Les contradictions entre la garantie des droits personnels et la protection sociale que Robespierre incarnerait, résultent donc des modèles politiques dominants qui se sont constitués au XIXe siècle. Sortir des différentes versions de ce récit standard permet ainsi de mettre à jour une modernité critique de l’individualisme capitaliste. Cette critique qui est établie sur les principes du droit naturel n’oppose pas la liberté et l’égalité mais les pense ensemble. Selon ces principes, la liberté n’est donc pas définie comme une absence d’entrave (celle des Modernes) ou comme la soumission au groupe (celle des Anciens) mais comme réciproque (je ne suis pas dominé et je ne domine personne). Ces principes n’opposent pas la vertu et le droit, le citoyen et l’homme, ils ne réduisent pas la liberté à l’affirmation de la citoyenneté, mais considèrent que la citoyenneté est une garantie de la liberté. Ils permettent de lier la liberté et la communauté des biens. Dans cette configuration, Robespierre est un libéral au sens lockien, dans la mesure où il estime que l’état social est le garant de la liberté. Il est un des représentants du « libéralisme humaniste » avec lequel rompt Benjamin Constant lorsqu’il constitue au sein de la tradition libérale, et en réaction à la Terreur, un « libéralisme individualiste »79 qui devient au XIXe siècle le paradigme libéral dont nous avons hérité.

NOTES

1. DUBOIS-CRANCÉ, Convention nationale, séance du 9 thermidor an II, Le Moniteur, réimpr. t. 21, p. 342. 2. Cité par Gérard WALTER, Robespierre, Paris, Gallimard, 1946, p. 99. 3. ROUGET DE LISLE, Hymne dithyrambique sur la conjuration de Robespierre et la révolution du 9 thermidor, , impr. de Moreau, (s. d.), in-8° [6 fructidor an II]. 4. THURIOT, Convention nationale, séance du 10 thermidor, Le Moniteur, op.cit ., p. 354. 5. MERLIN DE THIONVILLE, Portrait de Robespierre, Paris, rue de la Loi, n° 1232, s.d. (1794). 6. DESBARREAUX et al., Procès-verbal de la fête de la liberté, célébrée les 9 et 10 thermidor an 5, Toulouse, chez Besian & Tislet, 1797. 7. Madame DE STAËL, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la République en France, (édition Viénot), Paris, Librairie Fischbacher, 1906, p. 117. 8. Philippe RAYNAUD, « Le libéralisme français à l'épreuve du pouvoir », dans Pascal ORY (dir.), Nouvelle histoire des idées politiques, Paris, Hachette, 1987, coll. pluriel, p. 203. 9. Madame DE STAËL, op.cit., p. 94-95. 10. Ibidem, p. 47. 11. Benjamin CONSTANT, De l'esprit de conquête et de l'usurpation, (1814), Slatkine Reprints, Genève, 1980, p.113. 12. Ibidem, p. 112. 13. Ibid., p. 115. 14. Ibid. p. 122.

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15. Ibid., p. 118-119. 16. Ibid., p. 117 17. Ibid. note p.119-121. 18. GALART DE MONTJOIE, Histoire de la conjuration de Maximilien Robespierre. Nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée par l'auteur, A Paris, chez Maret, libraire, Maison Égalité, cour des Fontaines, n.°1081, An IV. 1796, p. 21. 19. Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payan, etc., supprimés ou omis par Courtois : précédés du rapport de ce député à la Convention nationale : avec un grand nombre de fac-similés et les signatures des principaux personnages de la révolution, Paris, Baudouin frères, 1828, p.13. Souligné dans le texte. 20. Joachim (Sempronius-Gracchus) VILATE, Causes secrètes de la révolution du 9 au 10 thermidor, Paris, an III.p. 41-42. 21. Bertrand BINOCHE, Critiques des droits de l'homme, Paris, PUF, 1989, p. 58. 22. Henri WELSCHINGER, Le livret de Robespierre, Paris, J. Gervais, 1883, p. 15. 23. Ibidem, p. 11. 24. Edgard QUINET, La Révolution, Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven et cie, 1865, t. II, p. 97. 25. Ibidem, p. 103. 26. Ibid., p. 98-99. 27. Alphonse AULARD (sous le pseudonyme de Santhonax) « Aux apologistes de Robespierre », La Justice du 28 septembre 1885. 28. Alphonse AULARD, Histoire politique de la Révolution française. Origine et développement de la démocratie et de la république (1789-1904), Paris, A. Colin, 1901, p. 290. 29. Ibidem, p. 291. 30. Discours de Gustave ROUANET au cours de « L'hommage d'Arras à Robespierre », Annales révolutionnaires, 1923, p. 444. 31. « Ici, sous ce soleil de juin 1793 qui échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre, et c'est à côté de lui que je vais m'asseoir aux Jacobins », Jean JAURÈS, Histoire socialiste de la Révolution française, Paris, Rouff, 1901-1908, vol. 4, p. 1619. 32. Ibidem, p. 1448 33. Jaurès se réfère aux quatre articles qui encadrent la propriété dans le projet de Déclaration de Robespierre : « VI- La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi. VII- Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui. VIII- Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables. IX- Tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral ». 34. Ibid., p. 1567. 35. Ibid., p. 1216. 36. Ibid., p. 1217. 37. Ibid., vol.1, p. 374. 38. Ibid., p. 4. 39. Ibid., vol.3, p.1620. 40. Tamara KONDRATIEVA, Bolcheviks et Jacobins, Paris, Payot, 1989, p. 197 et sq. 41. L'historiographie soviétique de la Révolution française s'appuie principalement sur la lecture élaborée par Kautsky, voir Tamara KONDRATIEVA, op.cit., p. 185 et Jean-Numa DUCANGE, La Révolution française et la social-démocratie. Transmissions et usages politiques de l'histoire en Allemagne et Autriche, 1889-1934, Rennes, PUR, 2012, p. 277. Dans ce dernier ouvrage, voir également le débat qui oppose Mathiez et Wendel sur Robespierre, p. 312 et sq.

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42. Florence GAUTHIER, « Critique du concept de "révolution bourgeoise" appliqué aux Révolutions des droits de l'homme et du citoyen du XVIIIe siècle », Raison Présente, n°123, 1997, p. 59-72, en ligne sur Révolution Française.net, mai 2006, http://revolution-francaise.net/2006/05/13/38- critique-revolution-bourgeoise-droits-homme-citoyen 43. Albert SOBOUL, « Robespierre ou les contradictions du jacobinisme », Portraits de révolutionnaires, Paris, Messidor, Éditions sociales, 1986, p. 228. Conférence prononcée le 11 décembre 1977 et publiée dans les AHRF, n° 231, 1978. 44. Ibidem, p. 229. 45. Ibid., p. 233 46. Ibid., p. 239 47. Karl MARX, La sainte famille , Œuvres philosophiques, Édition Costes, t.II, p. 218 (note d'Albert Soboul). 48. Philippe BUONARROTI, Conspiration pour l'égalité dite de Babeuf, Paris, Éditions sociales, 1957, édition préfacée par Georges Lefebvre et préparée par Albert Soboul. 49. Ibidem, p. 25-26. 50. Ibid., p. 33-34. 51. Ibid., p. 26 note 2. 52. Ibid., p. 28. 53. Madame DE STAËL qui n'apprécie guère les babouvistes les désigne comme des démocrates, dans Des circonstances actuelles, op.cit., p. 44. 54. Discours de Georges LEFEBVRE pour la remise du buste de Robespierre à la municipalité d'Arras, AHRF, 1933, p. 486. 55. Pierre LEROUX, Oeuvres, Paris, Société typographique, 1850, t. 1, p. 146 et sq. 56. VALLOUISE (Auguste ALBERT), De l’Esprit de la Montagne, ou les Grands hommes de la Révolution française, Paris, Tamisey, 1840, p. 24. L'ouvrage a d'abord été édité en fascicules en 1839. 57. Albert MATHIEZ, « Babeuf et Robespierre », Autour de Robespierre, Payot, 1926, p. 258. Ce texte a d'abord été publié en mai 1917 dans les Annales révolutionnaires. 58. L'Heure, 3 janvier 1917. Voir Florence GAUTHIER, « Albert Mathiez, historien de la Révolution française », AHRF, n°353, 2008, p. 95-112 ; Yannick BOSC et Florence GAUTHIER « Introduction à la réédition » d'Albert MATHIEZ, La réaction thermidorienne, (1929), Paris, La Fabrique, 2010, p. 7-52. 59. Albert MATHIEZ, La réaction thermidorienne, op.cit, p. 58-59. 60. Ibidem, p. 58. 61. Françoise BRUNEL, « Décrets de ventôse », dans Albert SOBOUL (dir.), Dictionnaire historique de la Révolution française, p. 1081-1083. 62. Albert MATHIEZ, « Bibliographie », AHFR, 1930, p. 378-379. 63. Id., « Girondins et Montagnards », communication de 1923, reprise dans Girondins et Montagnards, Paris, Firmin-Didot, 1930, p. 2. 64. Ibidem, p. 10 65. Ibid., p. 9 66. Ibid., p. 11. 67. Albert MATHIEZ, « La politique sociale de Robespierre », Annales révolutionnaires, 1913, repris dans Études sur Robespierre, Paris, Éditions sociales, 1973, p. 114. 68. Ibidem, p. 119. 69. Ibid., p. 112. Souligné par moi. 70. Ibid. 71. Florence GAUTHIER, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution, 1789-1795-1802, Paris, PUF, 1992. 72. ROBESPIERRE, Discours du 2 décembre 1792, Œuvres de Maximilien Robespierre, Paris, SER, 1958, t. 9, p. 112.

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73. Florence GAUTHIER, « De Mably à Robespierre. De la critique de l'économique à la critique du politique », Edward P. THOMPSON, Valérie BERTRAND, Cynthia A. BOUTON, Florence GAUTHIER et Guy IKNI (dir.), La guerre du blé au XVIIIe siècle. La critique populaire contre le libéralisme économique au XVIIIe siècle, Montreuil, Éditions de la Passion, 1988, p.111-144. 74. Œuvres de Maximilien Robespierre, op.cit, p. 112-113. 75. Brian TIERNEY, The Idea of Natural Rights. Studies on Natural Rights, Natural Law and Church Law, 1150-1625, Michigan/Cambridge UK, Eerdmans, 1997 ; pour une synthèse en français voir Brian TIERNEY, « Origine et persistance de l'idée des droits naturels », Révolution Française.net, novembre 2009, http://revolution-francaise.net/2009/11/17/352-origines-et-persistance-de-lidee-des- droits-naturels 76. Simone MEYSSONNIER, La balance et l'horloge. La genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe siècle, Montreuil, Les Éditions de la Passion, 1989. 77. Philip PETTIT, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, (1997), trad., Paris, Gallimard, 2004 ; Quentin SKINNER, La liberté avant le libéralisme, (1998), trad., Paris, Seuil, 2000 ; « Un troisième concept de liberté au-delà d'Isaiah Berlin et du libéralisme anglais », (2001), trad. Actuel Marx, 2002/2, n°32, p. 15-49. 78. Florence GAUTHIER, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution, op.cit, p. 28. 79. Bertrand BINOCHE, op.cit., p. 61.

RÉSUMÉS

Benjamin Constant fixe la tradition libérale en la construisant contre Robespierre dont la politique niveleuse porterait atteinte aux droits de l’individu propriétaire. Le discours de Robespierre sur la liberté serait donc un leurre : il raisonnerait en Romain et confondrait la liberté des Anciens, où l’individu et sa propriété sont soumis à la collectivité, avec celle des Modernes grâce à laquelle l’individu propriétaire peut s’épanouir. Des récits concurrents, en particulier dans la tradition marxiste, soulignent au contraire la dimension essentiellement opportuniste du socialisme de Robespierre. Il devrait d’abord être considéré comme un partisan du libéralisme économique, un défenseur de la propriété et de la révolution bourgeoise. Face à ces interprétations dominantes dans lesquelles la liberté et l’égalité s’opposent, d’autres lectures mettent en avant le libéralisme égalitaire de Robespierre.

Benjamin Constant established the liberal tradition by constructing it in opposition to Robespierre whose fiercely egalitarian politics constituted a violation of the rights of individual property. The discourse of Robespierre on liberty, therefore, is misleading: it constitutes a specious reasoning, confusing the liberty of the Ancients where the individual and his property are subordinate to the collectivity, with that of the Moderns where the individual property owner can flourish. Simultaneous interprétations, particularly in the Marxist tradition, underscore the essentially opportunistic dimension of the socialism of Robespierre. He should first be considered as a partisan of liberal economics, a defender of property and the bourgeois révolution. In addition to these dominant interpretations opposing liberty and equality, other readings emphasize the liberal egalitarianism of Robespierre.

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INDEX

Mots-clés : liberté, égalité, propriété, droit naturel, libéralisme, socialisme

AUTEUR

YANNICK BOSC GRHIS EA 3831- Université de Rouen (IUFM) 2, rue du Tronquet BP 18 76 131 Mont-Saint-Aignan Cedex [email protected]

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Robespierre et la guerre, une question posée dès 1789 ? Robespierre and War : Already a question in 1789 ?

Thibaut Poirot

1 « La résistance opposée par Robespierre, en 1791-1792, à la politique de guerre n’a pas encore été mise en lumière comme elle le mérite » écrivait Georges Michon en 1937, dans son étude restée célèbre, Robespierre et la guerre révolutionnaire1. Depuis, de nombreux travaux ont largement relu les événements entourant le débat sur la guerre commencé en novembre 1791, au Club des jacobins2. Les événements en sont connus, symbolisés par la querelle entre Brissot et Robespierre. Gérard Walter, dans sa biographie de l’Incorruptible, a largement détaillé ce qu’il décrit comme ses multiples revirements, face à un conflit armé, perçu comme imminent en Europe3. Or le moment 1791-1792 n’est pas une poussée d’humeur guerrière aussi subite qu’inexplicable. Plus qu’une « guerre machinée » dénoncée par Jaurès ou une manœuvre d’une partie de la classe dirigeante, brissotins pour certains, le roi et la cour pour d’autres, le débat sur la guerre de 1791-1792 trouve ses racines dans une confrontation politique qui remonte aux débuts de la Révolution. Comme l’ont montré Thomas Kaiser et Timothy Tackett, les craintes plus ou moins réelles d’une invasion autrichienne sont perceptibles dès les débuts de la Révolution4. Aussi Robespierre participe-t-il à ce mouvement, comme député de l’Assemblée constituante, avec les premiers débats évoquant la guerre, sous tous ses aspects.

2 Cependant, rares sont les travaux qui examinent cette question, dans l’action politique de Robespierre, dès 1789. Le fondateur des études robespierristes, Albert Mathiez, a consacré un petit article polémique à la défense de l’Incorruptible et à sa vision de l’armée en 1791-17925. La récente biographie de Peter McPhee ne fait pas exception et analyse le problème à partir de novembre 17916. Permanence depuis Michelet, un grand nombre d’historiens ont vu dans cette période l’ascension laborieuse d’un avocat de province devenu député, orateur ennuyeux et maladroit. Michelet décrivait déjà un Robespierre à qui il manquait, « la connaissance variée des hommes et des choses, il connaissait peu l’histoire, peu le monde européen »7.

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3 Or c’est précisément ce qui occupe Robespierre durant ces années 1789-1791. L’histoire d’abord, qui offre tant d’exemples récents de soulèvements avortés contre le despotisme, réprimés par les armes, dans des affrontements tournant en guerres d’indépendance, en guerres civiles, voire en guerres extérieures. C’est dans cette optique qu’il s’intéresse à l’Europe, qu’il n’a jamais parcourue, mais qui représente à la fois une menace et un espoir pour la Révolution.

4 La guerre occupe d’ailleurs Robespierre avant même la convocation des États généraux. Dans un mémoire, édité récemment par Florence Gauthier, il prend la défense d’Hyacinthe Dupond, soldat déserteur, dépossédé de son héritage par sa propre famille. Cette pièce, dans la carrière judiciaire de Robespierre, est surtout connue pour sa dénonciation des lettres de cachet. Elle est publiée avant son départ pour Paris, mais est un vibrant appel à la réforme, en vue des États généraux, à destination du roi et des « citoyens, que le choix de la nation appellera à seconder ses glorieux desseins »8.

5 Mais la fin du mémoire est en partie consacrée à une critique en règle de la guerre, contre les « monarques absolus, passant presque tous, sur le trône […] pour désoler l’univers, par le fatal délire des conquêtes »9. Robespierre se place ici dans une critique assez classique de la guerre, propre aux Lumières10. Cette critique s’appuie aussi sur l’histoire récente, montrant des « souverains puissans, en dépit de toutes les réclamations de la raison publique, traînant encore leurs peuples épuisés à des expéditions meurtrières », y subissant des « revers humiliants »11. L’exemple de la guerre d’indépendance américaine semble ici en ligne de mire. Il mentionne plus clairement la Hollande, « nos malheureux alliés, ces Bataves, jadis la gloire et l’étonnement de l’Europe […] livrés à toutes les fureurs des proscriptions, qui rendirent à jamais exécrables les noms d’Antoine et de Fulvie ». Référence directe au soulèvement et à la répression de 1787, avec l’intervention militaire du roi de Prusse, lié au stadhouder Guillaume V (Antoine) et son épouse Wilhelmine de Prusse (Fulvie), l’exemple hollandais inspire à Robespierre une forme de doute.

6 Dès lors, la question posée par ce mémoire se formule en une difficile équation : comment affirmer la souveraineté française, face au monde, sans déclencher aucune hostilité contre elle ? Comment éviter la dissolution du corps politique en cours de constitution, face à un risque de guerre ? Car déjà, le motif d’un complot affleure dans le discours robespierriste, dénonçant « une des plus formidables conjurations qui aient été formées contre le salut d’un grand peuple, venant se briser contre une puissance pacifique »12. Robespierre envisage donc la paix comme le moteur et le but des changements à venir.

7 Ce constat inquiet est mis à rude épreuve dès la réunion des États généraux. Aussi cet article tentera-t-il d’analyser la guerre chez Robespierre comme une question d’abord politique, qui motive un certain nombre d’actions et de projets législatifs, sous la Constituante. Paradoxalement, nous verrons comment, chez Robespierre, la participation accrue des citoyens à la défense de la « patrie » constitue un moyen d’éloigner le spectre d’une guerre fatale à la Révolution. Partisan d’une démocratie en armes dès le 14 juillet, Robespierre inscrit résolument son programme au-delà d’un simple refus de la guerre. Il s’engage alors dans une course de vitesse contre les événements, afin de prévenir les conséquences d’un conflit, qu’il envisage déjà comme la réunion des ennemis intérieurs et extérieurs de la Révolution.

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La crainte d’un coup de force contre la Révolution

8 Robespierre écrit dès le 23 juillet 1789, à son ami Buissart à Arras, un récit détaillé des événements ayant conduit à la prise de la Bastille. Robespierre n’y cache pas sa crainte d’un recours à l’armée. Deux forces semblent s’opposer dans cette lettre. Du côté du parti aristocratique, le député décrit une « multitude inombrable de troupes rassemblées autour de Paris » et ces « régimens allemans […] régalés par le Comte d’Artois […] un train d’artillerie considérable déposé dans les écuries de la reine »13. De l’autre, « une armée patriotique de trois cent mille hommes, composée de citoiens de toutes les classes, à laquelle s’étoient joints les gardes françoises, des Suisses et d’autres soldats sembloit être sortie de terre par une espèce de prodige »14. Robespierre conclut alors : « la terreur qu’inspire cette armée nationale prête à se rendre à Versailles décida la Révolution. ». Cette description d’une bataille rangée en plein Paris, à travers des chiffres grossis à l’extrême et un soulèvement amplifié par les effets rhétoriques, témoigne de l’intérêt porté par Robespierre à la régénération de l’armée, qui doit devenir l’instrument de défense de la Révolution, et non plus une menace. Comme l’écrit Pierre Serna, l’armée occupe « une place centrale dans la radicalisation du processus révolutionnaire », et les soldats « constituent un élément de tension politique perceptible, parce que chaque question concernant l’armée, débattue en assemblée, provoque son flot d’émotions »15. C’est cette première émotion, partagée par Robespierre, qui va constituer le fil de ses premières interventions.

Les mutineries et le spectre de la guerre civile

9 Le vote de la loi martiale, suite aux journées d’octobre, donne l’occasion à Robespierre de défendre les soldats, afin qu’ils ne soient pas enfermés dans une fonction répressive. « On demande des soldats ! […] Sera-ce des soldats-citoyens ? Vont-ils tremper leurs mains dans le sang des malheureux dont ils partages (sic) les maux ? Non ! »16.

10 Le risque d’employer ainsi des soldats comme forces de l’ordre est susceptible selon Robespierre d’attiser les tensions entre les populations et la troupe, ce qui serait jouer contre les premiers élans de l’armée en faveur du mouvement révolutionnaire.

11 C’est dans ce contexte explosif que l’affaire de éclate, deux mois plus tard, opposant la Commune et la Garde nationale à la Marine royale. Le 14 décembre, le député Malouet fait le récit de cette affaire à ses collègues, incriminant une rumeur sur une descente anglo-hollandaise contre Toulon, suscitant l’émotion dans le port17. Robespierre critique le récit du député, et montre une version quelque peu différente, grâce à un mémoire qu’on lui a envoyé. Le commandant d’escadre, le comte d’Albert de Rioms, est accusé d’avoir voulu réprimer, avec ses marins, les ouvriers de l’Arsenal, à propos du port de la cocarde tricolore18. La discussion se poursuit à l’Assemblée, en janvier 1790. Le 16, Robespierre poursuit ses attaques contre les officiers de Marine. Plus grave que de marquer leur hostilité à la Révolution, les officiers et leur commandant ont « fait dans le port et dans l’arsenal des préparatifs hostiles, qui n’ont jamais lieu en temps de paix »19. Cette dénonciation cible donc bien le risque d’une guerre, à l’intérieur des frontières, que fait peser une partie de l’armée. Robespierre attaque ainsi directement une partie de l’aristocratie militaire à l’Assemblée, voire d’anciens administrateurs royaux, élus du Tiers, comme Malouet, ancien intendant de l’arsenal de Toulon20.

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12 Robespierre se fait ainsi l’avocat des mutins. Tout comme la répression militaire est la marque d’une guerre tramée en France même, les accusations d’indiscipline sont pour lui des troubles créés par les mêmes agents, les nobles hostiles à la Révolution. Robespierre se fait ainsi le défenseur de l’armée, mais du côté des soldats, inversant toute l’organisation militaire traditionnelle de l’Ancien Régime. Selon Alan Forrest, « Robespierre représentait les soldats comme des innocents, des trahis, des patriotes traînés vers l’humiliation et la destruction par les défauts des autres. Bref, il les représentait comme des victimes, victimes en premier lieu de leurs chefs, contre lesquels ils étaient impuissants dans une armée réglée par une discipline imposée »21.

13 Face à la multiplication des mutineries, l’Assemblée constituante, via son comité militaire, voit s’engager en avril 1790 un âpre débat autour de la réforme des conseils de guerre. Robespierre attaque ainsi directement les conclusions du rapporteur, Beaumetz : « Ne craignez-vous pas que le patriotisme et l’attachement à la cause populaire ne soient punis sous le prétexte de venger la sévérité de la discipline militaire ? […] Je supplie l’Assemblée de ne pas oublier ce principe, que les soldats sont des citoyens »22.

14 Robespierre s’inscrit dans une vision proche des réformateurs, comme Dubois-Crancé, affirmant la nécessité d’une armée composée de soldats-citoyens. Comme l’écrit John Lynn, « Même si la Révolution n’a pas souvent lu Rousseau en le comprenant, ici elle le fit. Cette exigence forçait le citoyen à s’identifier au soldat et garantissait au soldat les responsabilités et les droits d’un citoyen »23. Du soldat-citoyen au citoyen-soldat, l’image d’une France en armes, où chaque membre du corps politique est « défenseur de la patrie », apparaît peu à peu dans les discours de Robespierre.

15 Mais rapidement, les partisans du retour à la discipline triomphent sur les tenants d’une réforme de l’armée. Le 6 août, le député Emmery propose un nouveau décret sur l’insubordination24. Le 20 août, c’est Mirabeau qui réclame la dissolution de l’armée royale, face aux mutineries, cette « maladie contagieuse », et le retour à la discipline comme un préalable, avant toute réforme25. À chaque fois, Robespierre tente de s’y opposer. Entre-temps, les débats autour de la mutinerie de Nancy, déclarée « crime de lèse-nation », engagent Robespierre dans une lutte de plus en plus violente. Il avertit ses collègues, le 27 août : « Il ne faut pas seulement fixer votre attention sur la garnison de Nancy, il faut d’un seul coup d’œil envisager la totalité de l’Armée. On ne sauroit se le dissimuler, les ennemis de l’État ont voulu la dissoudre, c’est leur but »26.

16 La mutinerie de Nancy accrédite ainsi la thèse d’un complot ourdi par l’aristocratie militaire. Pour Robespierre, c’est une véritable guerre civile, le soulèvement de l’armée contre la Constituante, qui est préparé par l’aristocratie hostile à la Révolution. Rapidement rejoint par Marat, qui dénonce violemment l’attitude de La Fayette, Robespierre n’est pas le seul à décrire une véritable guerre intérieure allumée par l’aristocratie27. Cependant, l’Assemblée finit par durcir la discipline, plutôt que de suivre un projet de réforme. Comme l’a noté Albert Soboul, la Constituante est prise entre ses propres contradictions : entre le danger de l’aristocratie et la peur d’une armée engagée dans la Révolution, elle souhaite sauvegarder le statu quo28. À défaut d’une clarification sur le statut juridique des soldats, l’ancien avocat d’Arras obtient un succès d’estime auprès de l’armée. Robespierre évolue alors vers une position plus radicale.

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Défendre la Révolution contre ses ennemis intérieurs

17 Robespierre prend position, à la toute fin de la Constituante, en faveur de mesures extrêmement sévères à l’égard des officiers aristocrates. Ses tentatives d’obstruction, face à une reprise en main violente de l’armée durant l’année 1790, ont produit peu de succès. A la suite d’une nouvelle mutinerie à Bordeaux, il change son approche, interpellant ainsi ses collègues : « dans les affaires particulières, laissez tout au pouvoir exécutif et judiciaire »29. Pour Robespierre, il valait mieux désormais que toute la responsabilité incombât au gouvernement, et l’éventuel discrédit résultant d’une répression aveugle, comme dans l’affaire de Nancy.

18 Pour exprimer sa position, il change alors de tribune, confirmant ainsi sa préférence pour la Société des Amis de la Constitution, comme lieu d’une nouvelle célébrité politique. Gérard Walter a décrit ce coup politique, souvent répété, qui pousse Robespierre à prononcer d’abord son discours aux jacobins, comme une répétition avant d’entrer dans l’arène parlementaire30. Le contexte est alors tendu, la réforme de l’armée se poursuit, avec difficulté. Les rumeurs de guerre, les débats autour de la Garde nationale ont ajouté à l’état d’anxiété des députés.

19 La présentation d’un rapport permet ainsi à Robespierre de dénoncer les menées aristocratiques, au sein de l’armée, aux jacobins. Un comité, au sein du club, réfléchissait à la réforme de l’armée, et Rœderer en expose les principales conclusions le 8 juin 1791. Rœderer dénonce « les projets de contre-révolution médités par M. de Condé et les princes étrangers », tout en reprenant les positions de Mirabeau sur le retour la discipline. Le rapport propose le licenciement des officiers31. Robespierre prend la parole ensuite. « Vous avez détruit la noblesse, et la noblesse subsiste au centre de votre armée. […] C’est par les armées que par-tout, les gouvernements ont assujetti les hommes, et vous soumettez votre armée à des chefs aristocratiques »32.

20 Robespierre cultive une position originale, par rapport au plan exposé aux jacobins. Il critique de manière vive le culte de la discipline propre à l’Ancien Régime, en balayant les propositions du comité jacobin. Selon lui, l’outil militaire ne doit pas seulement être purgé. Robespierre se place davantage sur le plan de la culture militaire : en finir avec l’esprit aristocratique est une nécessité, non pas pour assurer un retour à l’ordre parmi les troupes, mais pour révolutionner le sens même de la force armée. Robespierre agite la trahison possible des aristocrates, comme le prélude à une contre-révolution, à l’intérieur des frontières. Mais, il va plus loin dans ses conclusions : « Vous voulez, dites-vous, prendre des mesures pour assurer le maintien de votre constitution. N’est-il pas trop ridicule de mettre au nombre de ces mesures, celle de confier vos troupes aux ennemis de la constitution. Les despotes en agissent-ils ainsi ? Confient-ils à des personnes dont ils ne sont pas sûrs, la garde de leurs places, la défense de leurs frontières ? […] Je le dis avec franchise, peut-être même avec rudesse : quiconque ne veut pas, ne conseille pas, le licenciement, est un traître »33.

21 Le renversement est alors complet, par rapport aux habitudes militaires de l’Ancien Régime. Non seulement, Robespierre délégitime la noblesse dans son rôle traditionnel d’élite guerrière, mais il la rend suspecte de trahison, et tous ceux qui pourraient la défendre. C’est la première fois que Robespierre mobilise, aussi clairement, dans un discours le couple ennemis intérieurs/ennemis extérieurs. Les officiers deviennent

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ainsi les agents des despotes européens. Ce que Robespierre craint, au fond, c’est une guerre d’indépendance, où la France aurait à défendre sa souveraineté contre son ancienne noblesse, alliée aux éléments étrangers représentant la même « hydre » : le despotisme dont la force ne repose que sur la guerre permanente contre le peuple.

22 Acclamées par les jacobins, les propositions de Robespierre ne reçoivent pas le même accueil, le 10 juin, à l’Assemblée. Après avoir relu un discours du même ton, les attaques se déchaînent contre lui. Le député Cazalès prend la parole pour dénoncer des « perfidies calomnieuses », déclenchant la fureur de la gauche et le soulèvement de la droite contre le parti du licenciement34. L’intervention de Robespierre suscite une réaction violente de la presse royaliste, malgré le rejet total par l’Assemblée des propositions robespierristes, préférant une simple prestation de serment pour les officiers, et un tiers de solde pour les récalcitrants. L’Ami du Roi décrit l’Incorruptible dans son édition du 13 juin comme un « avocat des brigands, des séditieux, des assassins », tandis que le Journal de la Noblesse parle de « maximes républicaines »35. La réputation d’un Robespierre républicain n’est pas nouvelle. Si la réforme de l’armée le conduit à s’intéresser à la guerre, bien avant 1791, Robespierre s’attaque aussi à la figure du roi de guerre. Une armée renouvelée et patriote n’était pas un but en soi, mais posait plus largement la nouvelle signification que la guerre prenait – ou devait prendre dans l’idée de Robespierre, dans un contexte révolutionnaire.

Un avocat de la paix prêt à combattre : changer la nature de la guerre

23 Comme l’écrit Marc Belissa : « L’organisation constitutionnelle de l’armée est évidemment liée à la nature des relations que l’on entend mettre en place avec les peuples et à la conception de la puissance. Le dilemme est connu : comment construire une force publique qui protège sans qu’elle devienne un fléau pour sa propre liberté et celle des autres peuples ? »36. Robespierre va également lier la structuration institutionnelle de la force publique, à la question de la guerre, en étant un des acteurs majeurs de la déclaration de paix au monde, mais son attitude n’est pas sans ambiguïté.

Une fausse victoire de Robespierre : la déclaration de paix au monde

24 Le rôle de Robespierre, dans la discussion qui s’ouvre en mai 1790, reste un sujet de débats pour les historiens. Gérard Walter n’y accorde quasiment aucune importance, Timothy Tackett y voit davantage le rôle prépondérant de Mirabeau37. David Bell, dans son récent ouvrage La première guerre totale, reste tout à fait schématique sur le rôle de l’Incorruptible, qui exprimerait simplement une « véritable renonciation à la guerre »38. Edna Lemay a surtout décrit un Robespierre en soutien de Pétion, suivant une stratégie de groupe39. L’analyse de Marc Belissa a davantage complexifié les données du problème40. Pourtant, Peter McPhee présente encore la déclaration de paix au monde comme « un triomphe pour Robespierre et son proche allié Pétion. »41. Succès d’estime du côté de l’opinion « patriote » sans doute, triomphe tout relatif pourtant.

25 L’incident, à l’origine de la discussion à l’Assemblée, est resté célèbre. Suite à un incident dans la baie de Nootka entre l’Angleterre et l’Espagne en 1789, connu en Europe en début d’année 1790, Louis XVI décide de mesures préventives d’armements pour se prémunir de « l’ennemi héréditaire », malgré une tentative de médiation

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personnelle entre les deux cours. Lié par le « pacte de famille » aux Bourbons d’Espagne, le souverain français affirme ainsi par son attitude une des pierres angulaires de la diplomatie d’Ancien Régime. Le ministre des Affaires étrangères Montmorin demande l’accord de l’Assemblée, le 14 mai 1790, pour le vote de « secours » à la Marine, afin d’assurer une mobilisation rapide de la flotte42.

26 La discussion, ajournée au lendemain, prend alors une autre configuration, après l’intervention d’Alexandre de Lameth, qui soulève un argument constitutionnel : « Il faut savoir si l’Assemblée est compétente, et si la nation souveraine doit déléguer au roi le droit de faire la paix ou la guerre : voilà la question […] Il est impossible qu’il y ait des raisons pour déclarer une guerre ; il est possible qu’il y existe des arrangements entre différentes cours, car c’est ici la cause des rois contre la cause des peuples »43.

27 En pointant directement le risque d’une guerre entreprise contre la Révolution, le plus jeune des frères Lameth rallie à lui toute la gauche « patriote » de l’Assemblée. C’est peu après la prise de parole de Lameth que se situe l’intervention de Robespierre. Plusieurs versions en subsistent, et celle des Archives parlementaires demeure comme l’une des plus courtes. Point commun à ces différentes versions, Robespierre soutient la proposition de Lameth, tout en dénonçant l’hypocrisie du pouvoir exécutif qui met l’Assemblée devant le fait accompli.

28 Robespierre signale lui aussi le danger d’une guerre déclenchée contre la Révolution : « Pouvez-vous ne pas croire, comme on vous l’a dit, que la guerre est un moyen de défendre le pouvoir arbitraire contre les nations ? »44. Mais, si l’on suit la version la plus complète de son intervention, celle du journal Le Point du Jour, ce n’est pas seulement une vue générale qu’il adopte, mais bien une dénonciation en règle d’un complot. Cette montée en puissance rhétorique s’appuie sur un ton dramatisant, mais qui permet à Robespierre d’aller plus loin, d’appeler ses collègues à faire une déclaration solennelle aux nations, afin de signifier la renonciation de la France « à tout esprit de conquête et d’ambition ». Mais son projet s’adresse à d’autres, pour ainsi : « voir les nations averties par cette noble et éclatante démarche de leurs droits et de leurs intérêts […] qu’il leur importe de ne plus entreprendre d’autres guerres que celles qui seront fondées sur leur véritable avantage et sur la nécessité, de ne plus être les victimes et les jouets de leurs maîtres, qu’il leur importe de laisser en paix et de protéger la nation françoise qui défend la cause de l’humanité, et à qui elles devront leur bonheur et leur liberté […] »45.

29 Curieuse déclaration de paix au monde, car si Robespierre partage bien une détestation de la guerre, il agite là une menace. Dans son esprit, ce projet « généreux » est à double sens : la Révolution a besoin de la paix pour prospérer, mais la renonciation aux conquêtes est un avertissement, contre tous ceux qui seraient tentés d’entrer en guerre contre la France révolutionnaire. Là réside toute l’ambiguïté, en promettant une extension de la liberté même pacifique, Robespierre n’annonce-t-il pas une Révolution conquérante, malgré tout ?

30 Mais, par cet appel aux nations, Robespierre souhaite avant tout désarmer la menace en Europe et rendre la France inattaquable. La position est avant tout une position de politique intérieure, où la guerre est posée, non plus comme une question constitutionnelle, mais comme l’expérience limite d’un projet politique. Quel est le but de la Révolution : une expansion violente ou une défense acharnée de la liberté « française » ? L’Incorruptible propose une réponse originale à ses collègues : la guerre n’est pas le moteur de la dynamique révolutionnaire. Au contraire la guerre reste un

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risque à conjurer par l’adoption d’une politique de prudence : une nation prête à se défendre, et qui doit dans le même temps éviter une aventure militaire, qui mettrait en danger l’existence même du nouveau régime. Robespierre ne s’y trompe pas, en avertissant les députés, car selon lui si ce projet de guerre est sérieux, « il faut frémir à la seule idée de voir des dangers de toute espèce dont il menace la constitution encore imparfaite et chancelante, au milieu des ennemis domestiques »46.

31 La discussion est cependant rapidement cadenassée par Mirabeau. L’Hercule de la liberté ayant mis désormais tout son talent au service du pouvoir royal, non sans susciter le scandale, il rappelle à l’ordre les plus radicaux des députés. Selon lui, « Le droit d’armer, de se mettre subitement en mesure, sera toujours dans les mains de l’exécuteur suprême des volontés nationales »47. Il bataille ferme, les jours suivants, pour faire adopter son point de vue. Un projet de déclaration, pour renoncer aux conquêtes, est bien repris par Pétion le 17 mai 1790, selon la proposition de Robespierre48. Le décret final du 22 mai énonce également une renonciation aux conquêtes49. Mais, sur le fond, le pouvoir exécutif l’emporte largement, grâce à Mirabeau qui obtient un compromis sur un exercice conjoint du droit de paix et de guerre, qui laisse largement l’initiative au roi50.

32 Dans une dernière tentative, Robespierre avait essayé désespérément de faire triompher le camp du pouvoir législatif, le 18 mai 1790, comme seul apte à user du droit de déclarer la guerre, ou de faire la paix : « Le Roi sera toujours tenté de déclarer la guerre pour augmenter sa prérogative : les Représentants de la Nation auront toujours un intérêt direct et personnel à empêcher la guerre. Dans un instant, ils vont rentrer dans la classe des Citoyens, et la guerre frappe sur tous les Citoyens »51.

33 Robespierre emploie des mots extrêmement forts, pour toucher l’auditoire. Le roi n’est selon lui que le « commis de la nation », il pourrait bénéficier d’une « puissante dictature » en cas de guerre. Encore une fois, la discussion achoppe sur la nature de la force armée, et son usage politique. Mais l’audace de Robespierre contre le pouvoir royal n’a jamais été aussi grande : il soutient non seulement la légitimité de l’Assemblée dans les affaires de guerre, mais il en fait le principal défenseur de la souveraineté, tandis que le roi n’en est que l’instrument. Changer la nature de la guerre, c’est pour Robespierre l’occasion de déplacer le centre de gravité du pouvoir, vider la monarchie de toute consistance, en lui ôtant son principal moyen d’action. Le qualificatif de « républicain », appliqué par certains journaux, prend dès lors tout son sens.

34 Il faut ici signaler la très grande proximité entre les positions de Robespierre et celles de Jacques de Guibert, mort quelques jours avant la discussion. Le célèbre théoricien militaire a lui aussi, dans son traité De la Force publique paru en 1790, souhaité un renoncement aux conquêtes par une « noble déclaration » : « Il faut que la France apprenne à l’Europe entière qu’elle épure sa politique de toute vue d’ambition ; qu’elle ne veut ni acquérir ni perdre »52. Les mots employés par Robespierre sont quasiment ceux de Guibert. L’Incorruptible a-t-il eu connaissance de ce traité ? La chose est impossible à déterminer.

35 Mais la proximité ne s’arrête pas là. Guibert a aussi pointé l’intérêt du roi à déclarer la guerre : « Les seuls ennemis dangereux que peuvent avoir la liberté publique, c’est le trône et l’armée »53. Le danger d’un roi conquérant, supposait comme pour Robespierre des « barrières constitutionnelles ». Or, ce que préconise Guibert, c’est la mise sur pied d’une milice nationale permanente, comme « force du dedans », composée par tous les

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citoyens sans distinction de richesse, et sous contrôle du pouvoir législatif. C’est précisément sur ce terrain, les débats autour de la Garde nationale, que Robespierre va tenter de conjurer l’échec de mai 1790.

La Garde nationale : démocratie en armes et dernier rempart face à la guerre ?

36 Le 5 décembre 1790, Rabaut-Saint-Étienne, rapporteur du projet d’organisation de la Garde nationale, présente un projet de décret au nom du comité de constitution54. Ce dernier déclenche la fronde d’une partie des députés, dont Robespierre. Mais ce dernier est rapidement sommé de se taire. Défendant non seulement le droit mais la nécessité d’armer tous les citoyens, face au risque d’une force particulière contre la majorité des citoyens, Robespierre est présenté comme un défenseur du peuple qu’on a empêché de parler, selon la presse, tant par Le Courrier de Provence de Mirabeau, que par L’Ami du Peuple de Marat. Perfidie ou complot, Robespierre ne s’arrête pas à ces petits obstacles.

37 Le soir même, il se tourne vers les jacobins pour exposer ses vues, sans doute très proches du discours qu’il avait prévu pour ses collègues parlementaires. Ses propos sont rapidement rapportés dans différents journaux, durant le mois de décembre, avant qu’une version remaniée ne soit imprimée et distribuée dans les différentes sociétés provinciales affiliées aux jacobins de Paris. Dans ce discours, Robespierre rappelle les événements récents, en particulier la déclaration de paix au monde, et entend montrer la Garde nationale comme le puissant remède face aux dérives potentielles d’un roi dépositaire de la force armée55. Il saisit alors l’occasion pour appeler à une force ouverte à tous, balayant les distinctions entre citoyens, s’appuyant sur ses nombreux discours précédents contre le marc d’argent.

38 Mais ce que Robespierre combat par-dessus tout, c’est la militarisation de la Garde nationale, et sa constitution en armée auxiliaire. « Il est bien question de nous constituer ici, comme si nous voulions conquérir l’Europe ! C’est de nos ennemis domestiques, sans lesquels les autres ne peuvent rien contre nous ; c’est des conspirateurs qui méditent notre ruine et notre servitude, qu’il faut nous occuper »56.

39 Cette idée avait été exprimée dès les premières discussions sur la Garde nationale, fin novembre 1790, par Rabaut-Saint-Étienne, afin de prélever parmi les compagnies un contingent propre à renforcer l’armée royale57. Dubois-Crancé souhaitait quant à lui dans un discours, non prononcé mais imprimé le 21 novembre, l’incorporation de compagnies entières en un corps d’armée indépendant58. Emmery avait également proposé la mise sur pied d’une armée auxiliaire, dès le 22 juillet 179059. Robespierre dénonce ainsi, comme en mai 1790, des préparatifs dissimulés de guerre, qui font risquer un renversement total des forces en faveur de la Révolution. Plus que sa composition, c’est la militarisation de la Garde nationale qui pose problème.

40 Dès lors, Robespierre souhaite voir le peuple tout armé pour combattre le despotisme, et sous une forme nouvelle. Selon lui, le déploiement de la Garde nationale ne peut qu’intervenir dans des circonstances exceptionnelles : « Le soin de combattre nos ennemis étrangers ne peut donc regarder les gardes nationales que dans le cas où nous serions obligés de défendre notre propre F0 F0 territoire. 5B …5D il est permis de croire que la plus extravagante et la plus chimérique des entreprises seroit celle d’attaquer un empire immense, peuplée de

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citoyens armés pour défendre leurs foyers, leurs femmes, leurs enfans et leur F0 F0 60 liberté 5B …5D » .

41 Des soldats-citoyens, Robespierre passe ainsi aux citoyens-soldats, mais des soldats d’un type nouveau, gardiens de l’ordre civil et du corps politique né de la Révolution. Ces nouveaux défenseurs de la nation sont ainsi le moyen, après l’échec de la déclaration de paix au monde, d’avertir l’Europe contre toute tentative armée contre la France. À une mise en état de guerre, Robespierre répond par un mythe fédérateur, celui d’une France inattaquable, parce que nation libre, où chacun est responsable de la sauvegarde de la patrie. Renversement complet là encore, à l’image déjà présente d’une forteresse assiégée en pleins préparatifs, Robespierre substitue celle d’une citadelle imprenable. En réclamant la démocratisation de la Garde nationale, placée sous administration civile, Robespierre se place autant en politique qu’en stratège : l’équilibre des forces repose sur cette défense citoyenne, une forme de compromis entre la conscription et l’armée professionnelle.

42 Ces mesures ne sont pas évoquées dans le vague, et Robespierre n’a de cesse d’attaquer les manœuvres des comités et des ministres. La situation qu’il décrit est dramatique. Il dénonce les propos rassurants tenus à l’Assemblée : « Leur systême, si on les croit, est excellent, soit qu’il faille ou non ajouter foi à ces bruits de guerre dont on nous menace. »61. L’ambiance générale trahit ainsi pour Robespierre un vaste complot contre la Révolution, qu’il faut arrêter non pas en se préparant à la guerre, mais bien à travers des remparts constitutionnels plus solides. Il s’exclame encore : « vous pourriez remarquer que tout annonce une intelligence parfaite de ce despote dont je vous parle avec un autre despote, naguère son ennemi, qui, lui-même, pour la querelle de sa sœur, se fit, il y a peu d’années, un jeu de soumettre un peuple libre au joug de son beau-frère »62.

43 La discussion sur la Garde nationale se fait ainsi plus « brûlante », à mesure que Robespierre défend son projet démocratique, contre une mise en état de guerre du royaume, aux allures de contre-révolution. N’abandonnant pas l’exemple hollandais, qu’il n’a cessé de cultiver depuis 1789 et son mémoire sur Hyacinthe Dupond, c’est ici l’entente de l’empereur Léopold II et de Frédéric-Guillaume II de Prusse qui est visée, bien avant la déclaration de Pilnitz. Au-delà, cette dénonciation des conciliabules entre familles couronnées reprend les accusations contre les menées autrichiennes en France. Louis XVI n’est-il pas dans la même position que le stadhouder naguère, beau- frère de l’empereur, par son mariage avec Marie-Antoinette ?

44 L’actualité permet à Robespierre, encore une fois, de dramatiser les enjeux du débat. Il faut ici rappeler que la discussion sur la Garde nationale se déroule en parallèle à un autre débat, dans lequel Robespierre joue aussi un rôle important : la question du rattachement d’Avignon. Si Robespierre mène les deux batailles de front, c’est parce qu’elles sont liées dans son esprit. Partisan de l’annexion, il réfute toute idée de « conquête ». Au contraire, comme une milice bourgeoise signalerait des préparatifs de guerre, le non-rattachement d’Avignon et du Comtat provoquerait pour Robespierre les débuts d’une invasion, aidée par les contre-révolutionnaires. Déjà, le 18 novembre, dans un discours sur la pétition du peuple d’Avignon, il avait dressé un parallèle intéressant : « D’un autre côté, ce rassemblement de Piémontois, des Savoyards, des contre- révolutionnaires de Nîmes, d’Avignon […] tout cela ajoute encore aux alarmes des citoyens des contrées méridionales de la France, sur-tout lorsqu’ils rapprochent tous ces faits du rassemblement des ennemis aux frontières […] »63.

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45 Dès la fin de l’année 1790, les rumeurs d’une guerre prochaine se font plus précises. Si Robespierre utilise ces rumeurs, elles tournent rapidement à son désavantage. Ses deux discours du 18 novembre et du 5 décembre 1790, en apparence si éloignés, Robespierre va les répéter constamment, au mot près durant toute l’année 1791. Il reprend son discours imprimé sur la Garde nationale en avril 179164. Quelques jours avant ce grand discours, il avait encore prévenu ses collègues de l’inaction suspecte des comités et des ministres : « Je dirois au comité diplomatique, ou plutôt à l’assemblée nationale, qu’il existe depuis très longtems des rassemblemens sur plusieurs de nos frontières qui ont fait passer au comité des adresses, contenant les alarmes universelles, sans que le comité ait rien fait […] »65.

46 Le 28 avril, malgré l’intense campagne de Robespierre, le principe d’une milice bourgeoise militarisée est définitivement adopté à l’Assemblée. Comme le note Annie Crépin, « L’ombre de la guerre qui se profile va infléchir considérablement les conceptions qui étaient celles d’une très grande majorité de Français et de la plupart de leurs représentants »66. Cette précipitation signale à quel point la guerre est passée d’une discussion théorique et constitutionnelle à une réalité de plus en plus tangible. Mais le constat n’est pas unanime, et le risque de guerre est perçu différemment par les députés. Si Robespierre ne cesse d’alerter sur cette situation, il a pris constamment le contre-pied de l’opinion dominante en faisant de l’armement général du peuple une mesure pour prévenir la guerre, et non pour la préparer.

47 Sa proposition de décret, dès le 5 décembre 1790, liait d’ailleurs l’organisation de la Garde nationale à une véritable révolution au sein des pouvoirs, les municipalités devenant responsables des mesures d’armement, et le pouvoir exécutif se voyait sommer de rappeler ses ambassadeurs, tout en donnant un rapport détaillé sur les mouvements aux frontières67. C’est selon lui par des mesures politiques, non par des moyens militaires, que la guerre peut être évitée. En somme, seule la réalisation du projet politique révolutionnaire peut à ses yeux garantir une défense efficace, écartant l’idée que la Révolution française repose sur la force, mais bien sur l’émergence d’une nouvelle organisation politique et militaire garante de l’intégrité du corps politique.

48 Le 21 juin 1791, quand la nouvelle de la fuite du roi se répand dans Paris, Robespierre déclare ne pas en être étonné. Selon lui, la course éperdue de la famille royale n’est pas un événement inattendu, mais le dernier acte d’une marche vers la guerre, orchestrée depuis longtemps : « Il a attendu le moment où l’empereur et le roi de Suède seraient arrivés à Bruxelles pour le recevoir, et où la France serait couverte de moisson, de sorte qu’avec une bande très peu considérable de brigands on pût, la torche à la main, affamer la nation. Mais ce ne sont point ces circonstances qui m’effraient. Que toute l’Europe se ligue contre nous et l’Europe sera vaincue »68.

49 Déjà soucieux d’adopter un discours mobilisateur, où le salut de la patrie apparaît comme certain, Robespierre souhaite relire toute l’histoire de la Révolution à travers les signes annonciateurs d’une guerre qui, plus qu’un affrontement entre nations, apparaît comme l’ultime développement d’une lutte à mort entre la tyrannie et la liberté. Derrière les principes, ce sont des aspirations contradictoires que Robespierre oppose, entre la poursuite d’un modèle monarchique autoritaire et guerrier contre l’émancipation d’un peuple libre et responsable de sa défense. Comme l’a écrit Edna Lemay de Robespierre, « tout au long de l’Assemblée constituante, ce propagandiste ne cessa de dénoncer les conspirateurs et les opposants à la Révolution en train de se faire,

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pour se prononcer en faveur du peuple dans ses moindres mouvements contre les pouvoirs en place, c’est-à-dire contre la tyrannie »69. Cela fait-il de lui un idéaliste ? Peut-on repérer chez Robespierre, dans la période constituante, les premiers signes d’une idéologie pacifiste, que le socialiste Georges Michon encensait déjà durant l’entre-deux-guerres ?70 Au contraire, ni pacifiste, ni belliciste, encore moins prophète, Robespierre entrevoit la question de la guerre comme une réalité palpable, où la politique intérieure rejoint la situation diplomatique européenne. Longtemps repoussée comme la catastrophe ultime, la guerre n’est pas pour autant rejetée à tout prix par Robespierre, mais bien une certaine forme de guerre : la guerre du roi contre la guerre du peuple.

50 Comme un geste ultime de défi à l’autorité du roi, à ses généraux et aux tenants d’un pouvoir exécutif fort, Robespierre précise, après l’affaire du Champ de Mars, quelles menaces pèsent sur la nation, dans une adresse aux Français publiée en juillet 1791 : « La cause de nos maux n’est pas dans le mouvement des puissances étrangères qui nous menacent ; elle est dans leur concert avec nos ennemis intérieurs ; elle est dans cette bizarre situation qui remet notre défense et notre destinée dans les mains de ceux qui les arment contre nous ; elle est dans la ligue de tous les factieux, réunis aujourd’hui pour nous donner la guerre ou la paix, pour graduer nos alarmes et nos calamités […] Elle est encore dans l’occasion que leur fournissent ces menaces de guerre, de nous placer dans cette alternative, ou de négliger la défense de l’état, ou de compromettre la constitution et la liberté […] »71.

51 Robespierre craint donc l’alliance de tous les ennemis de la Révolution. Soucieux du droit, c’est selon lui dans la confusion qu’entretient la guerre, au sein du pouvoir, que résident les causes éventuelles d’une défaite pour les citoyens. Cette adresse résume tout le « programme » de Robespierre : une armée patriote, des officiers fidèles, une Garde nationale démocratique, un roi dépossédé de ses prérogatives, voilà ce qui se lit en filigrane comme le remède à la guerre qui s’annonce. Mais, plus que la guerre elle- même, c’est bien l’état de guerre, comme situation exceptionnelle entraînant une suspension de l’ordre légal, que craint Robespierre. Voyant dans la Révolution l’insurrection du droit contre la force, la guerre signifierait pour lui un recul inacceptable.

52 Confiant envers la ressource incarnée par le peuple en armes, défiant à l’égard d’une guerre synonyme d’accaparement du pouvoir par la monarchie, Robespierre adoptera la même attitude paradoxale, souvent mal comprise, à l’hiver 1791, parfois contre son propre camp. Cette première confrontation à la réalité de la guerre, malgré l’absence de batailles rangées, rejouera puissamment chez Robespierre jusqu’au 10 thermidor, animant chez lui une conviction constante : la guerre est le principal écueil pour un peuple libre, ou qui souhaite l’être.

NOTES

1. Georges MICHON, Robespierre et la guerre révolutionnaire. 1791-1792, Paris, Librairie des sciences politiques et sociales Marcel Rivière & cie, 1937, p. 7.

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2. En particulier, Marc BELISSA, Fraternité universelle et intérêt national (1713-1795). Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, Éditions Kimé, 1998, p. 257-302. 3. Gérard WALTER, Maximilien de Robespierre, Paris, NRF Gallimard, 1989, p. 235-253. 4. Thomas E. KAISER, « From the Austrian Committee to the Foreign Plot : Marie-Antoinette, Austrophobia and the Terror », French Historical Studies, numéro 26-4, 2003, p. 579-617 ; Timothy TACKETT, « Conspiracy Obsession in a Time of Revolution : French Elites and the Origins of the Terror », The American Historical Review, numéro 3, juin 2000, p. 691-713. 5. Albert MATHIEZ, Études sur Robespierre (1758-1794), Paris, Société des études robespierristes, Messidor/Editions sociales, 1988, p. 86-98. 6. Peter MCPHEE, Robespierre, A Revolutionary Life, New Haven/Londres, Yale University Press, 2012, p. 112. 7. , Histoire de la Révolution française, Tome I, Paris, Gallimard, 1952, p. 489. 8. Maximilien ROBESPIERRE, Œuvres, Tome XI, Plaidoirie pour Hyacinthe Dupont, 1789, Florence GAUTHIER (éd.), Société des études robespierristes, 2007, p. 124. (Désormais abrégé OC). 9. Ibidem, p. 120. 10. Jean-Paul BERTAUD, « Le guerrier », dans Michel VOVELLE (dir.), L'homme des Lumières, Paris, Seuil, 1996. p. 95-134. 11. OC, tome XI, Plaidoirie pour Hyacinthe Dupond, 1789, p. 120-121. 12. Ibid., p. 125. 13. OC, tome III, Lettre de Robespierre à Buissart, Paris, 23 juillet 1789, p. 43. 14. Ibid., p. 44. 15. Pierre SERNA, « Comment meurt une monarchie ? (1774-1792) », dans Joël CORNETTE (dir.), Histoire de la France politique. La monarchie entre Renaissance et Révolution. 1515-1792. Paris, Le Seuil, 2000, p. 474. 16. OC, tome VI, Discours à l’Assemblée nationale sur la loi martiale, 21 octobre 1789, p. 125. 17. Jules MAVIDAL et Émile LAURENT (dir.), Archives parlementaires, Tome X, Paris, Librairie administrative Paul Dupont, p. 572. (Désormais abrégé AP). 18. OC, tome VI, Discours à l’Assemblée nationale sur l’affaire de Toulon, 14 décembre 1789, p. 157. 19. Ibidem, Discours à l’Assemblée nationale sur l’affaire de Toulon, 16 janvier 1790, p. 185. 20. Timothy TACKETT, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, 1997, p. 38-40 et 42. 21. Alan FORREST, « Robespierre : la guerre et les soldats », dans Jean-Pierre JESSENNE et alii (dir.), Robespierre. De la Nation artésienne à la République et aux Nations, Arras, Centre d'Histoire de la Région du Nord et de l'Europe de l'Ouest, 1994, p. 363. 22. OC, tome VI, Discours à l’Assemblée nationale sur les conseils de guerre, 28 avril 1790, p. 335. 23. John A. LYNN, The Bayonets of the Republic. Motivation and Tactics in the Army of Revolutionary France, 1791-94, Oxford, Westview Press, 1996, p. 64. 24. AP, tome XVII, Rapport du comité militaire sur les troubles dans l’armée, 6 août 1790, p. 641-643. 25. Ibidem, tome XVIII, Projet de décret sur le licenciement de l’armée par Mirabeau, 20 août 1790, p. 179-181. 26. OC, tome VI, Discours à l’Assemblée nationale sur l’affaire de Nancy, 27 août 1790, p. 532. 27. Olivier COQUARD, Jean-Paul Marat, Paris, Fayard, 1993, p. 280. 28. Albert SOBOUL, La Révolution française, Paris, Gallimard, 1982, p. 180.

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29. OC, tome VII, Amendement sur le décret contre les actes d’indisciplines des matelots, 3 février 1791, p. 63. 30. Gérard WALTER, op. cit., p. 172-176. 31. Alphonse AULARD (dir.), Recueil de documents pour l'histoire du club des Jacobins de Paris, Tome II, Paris, Jouaust-Noblet-Quantin, 1891, p. 488-489. 32. OC, tome VII, Discours à la Société des Amis de la Constitution sur le licenciement des officiers de l’armée, 8 juin 1791, p. 461. 33. Ibid., p. 462. 34. AP, tome XXVII, Discussion sur l’état actuel de l’armée, 10 juin 1791, p. 112. 35. OC, tome VII, p. 489 et 495. 36. Marc BELISSA, Fraternité universelle et intérêt national (1713-1795). Les cosmopolitiques du droit des gens, op. cit., p. 209. 37. Gérard WALTER ne cite pas l’épisode ; Timothy TACKETT, Par la volonté du peuple, op. cit., p. 263-265. 38. David A. BELL, La première guerre totale. L'Europe de Napoléon et la naissance de la guerre totale, Seyssel, Champ Vallon, 2010, p. 116-117. 39. Edna LEMAY, « Poursuivre la Révolution : Robespierre et ses amis à la Constituante », dans Jean-Pierre JESSENNE et alii (dir.), Robespierre. De la Nation artésienne à la République et aux Nations op. cit., p. 152. 40. Marc BELISSA, Fraternité universelle et intérêt national (1713-1795)… op. cit., p. 179-197. 41. Peter MCPHEE, Robespierre, op. cit., p. 81. 42. AP, tome XV, Discussion sur une lettre du ministre des affaires étrangères, 14 mai 1790, p. 510-511. 43. Ibid., Seconde discussion sur la lettre du ministre des affaires étrangères, 15 mai 1790, p. 516. 44. Ibid., p. 517. 45. OC, tome VI, Discours à l’Assemblée nationale sur le droit de paix et de guerre, 15 mai 1790, p. 358. 46. Ibid., p. 359 47. AP, tome XV, Seconde discussion sur la lettre du ministre des affaires étrangères, 15 mai 1790, p. 517-518. 48. Ibidem, Projet de décret sur le droit de paix et de guerre de Jérôme Pétion, 17 mai 1790, p. 544. 49. Ibid., Décret constitutionnel sur le droit de paix et de guerre, 22 mai 1790, p. 662. 50. Ibid., Projet de décret sur le droit de paix et de guerre de Mirabeau, 20 mai 1790, p. 626. 51. OC, tome VI, Deuxième discours à l’Assemblée nationale sur l’attribution au roi du droit de paix et de guerre, 18 mai 1790, p. 365. 52. Jacques de GUIBERT, De la Force publique, Jean-Pierre BOIS (éd.), Paris, Economica, 2005, p. 81-82. 53. Ibidem, p. 33-34. 54. AP, tome XXI, Rapport du comité de constitution sur l’organisation de la force publique, 5 décembre 1790, p. 235. 55. OC, tome VI, Discours imprimé sur l’organisation de la Garde nationale, 5 décembre 1790, p. 616-617. 56. Ibidem, p. 634. 57. AP, tome XX, Rapport du comité militaire sur l’organisation de la force publique, 21 novembre 1790, p. 596-597. 58. Ibidem, Discours imprimé et non prononcé sur l’organisation de la force publique de Dubois- Crancé, 21 novembre 1790, p. 609. 59. Ibid., tome XVII, Discours sur un projet d’armée auxiliaire par Emmery, 22 juillet 1790, p. 266-267.

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60. OC, tome VI, Discours imprimé sur l’organisation de la Garde nationale, 5 décembre 1790, p. 628. 61. Ibidem, p. 639. 62. Ibid., p. 640. 63. Ibid., Discours imprimé et prononcé à l’Assemblée nationale sur la pétition du peuple avignonnais, 18 novembre 1790, p. 595. 64. Ibid., tome VII, Discours à l’Assemblée nationale sur l’organisation des Gardes nationales, 27 et 28 avril 1791, p. 258-318. 65. Ibid., Intervention à l’Assemblée nationale sur l’incapacité du comité diplomatique, 19 avril 1791, p. 241. 66. Annie CRÉPIN, Défendre la France. Les Français, la guerre et le service militaire, de la guerre de Sept Ans à Verdun, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 98. 67. OC, tome VI, Discours imprimé sur l’organisation de la Garde nationale, 5 décembre 1790, p. 644-647. 68. Ibid., tome VII, Discours aux Jacobins sur la fuite du roi, 21 juin 1791, p. 519. 69. Edna LEMAY, « Une voix dissonante à l'Assemblée constituante : le prosélytisme de Robespierre », AHRF, n°53, 1981, p. 394. 70. Cf. Sergio LUZZATTO, L'impôt du sang. La gauche française à l'épreuve de la guerre mondiale (1900-1945), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1996, p. 123. 71. OC, tome XI, Appel aux Français, fin juillet 1791, p, 375.

RÉSUMÉS

Bien avant le 20 avril 1792, la période constituante a ancré Robespierre dans un présent angoissant, où la guerre mobilise les esprits dans des débats violents. Dès 1789, la menace d’un affrontement pose la question du devenir de la Révolution. Évoquer la guerre, qu’elle soit souhaitée ou crainte par les députés, devient ainsi une occasion pour Robespierre de faire entendre sa voix sur l’horizon politique qu’il souhaite, pour la Révolution. La guerre menaçante n’est pas une fatalité, mais une occasion pour Robespierre, afin de changer une vieille monarchie absolue et guerrière en un nouveau régime démocratique et pacifique, demeurant vigilant et en état de défense.

Well before April 20, 1792, the period of the Constituent Assembly served to link Robespierre to agonizing contemporary concerns, at a time when the question of war generated violent debates. From 1789 onwards, the threat of an armed confrontation raised a question about the future of the Revolution. To evoke the war, whether desired or feared by the deputies, became an occasion for Robespierre to make his voice heard in the political arena that he wished, for the cause of the Revolution. An impending war was not inevitable ; rather it was an opportunity for Robespierre to change an old absolute and warring monarchy into a new democratic and pacific regime, always vigilant and in a state of defense.

INDEX

Mots-clés : Robespierre, Constituante, Garde nationale, guerre, paix

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AUTEUR

THIBAUT POIROT Institut d’histoire de la Révolution française (Paris I) École Normale Supérieure de Lyon 13 rue 51 000 Châlons en Champagne [email protected]

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« Mes forces et ma santé ne peuvent suffire ». crises politiques, crises médicales dans la vie de Maximilien Robespierre, 1790-17941 « My strength and my health are not enough. » Political crises, medical crises in the life of Maximilien Robespierre, 1790-1794

Peter McPhee

1 Maximilien Robespierre n’était d’apparence ni robuste ni imposante. Il était petit, même pour son temps (environ 1m 60), maigre, le visage pâle et légèrement marqué par la vérole. Il voyait mal et devait se munir de lunettes, se servant parfois de deux paires en même temps. Il souffrait aussi d’un tic irrépressible des yeux et parfois de la bouche2. Néanmoins, cet homme frêle travaillait avec une énergie et un acharnement exceptionnels. Sa sœur Charlotte, qui habita pendant huit ans à Arras avec le jeune avocat dans les années 1780, se souvint plus tard qu’il se levait entre six et sept heures, puis travaillait jusqu’à huit heures, quand le perruquier venait le raser et poudrer. Après un petit-déjeuner léger – un bol de lait – il se remettait au travail jusqu’à dix heures, quand il partait pour le tribunal. Il mangeait et buvait peu, préférant les fruits et le café. Le soir, il se promenait ou voyait des amis avant de reprendre son travail3.

2 Parmi les élus aux États généraux de 1789, beaucoup étaient plus imposants à la fois par la parole et l’apparence. Robespierre prononça son premier discours le 6 juin, s’attaquant à la hiérarchie ecclésiastique après la parution de l’évêque de Nîmes devant le tiers état – qui refusait de délibérer sans les représentants des ordres privilégiés – pour le supplier de commencer ses débats et réformes afin d’en faire bénéficier les pauvres. Robespierre répliqua qu’il vaudrait mieux engager « les évêques à renoncer à ce luxe qui offense la modestie chrétienne, à renoncer aux carrosses, aux chevaux, à vendre enfin, s’il le faut, un quart des biens ecclésiastiques ». Étienne Dumont, pasteur de Genève et collaborateur de Mirabeau, qui observa la séance, se souvint qu’« on demandait partout quel était l’orateur ; il n’était pas connu ». Il rencontra deux fois

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Robespierre : « il avait un aspect sinistre ; il ne regardait point en face, il avait dans les yeux un clignotement continuel et pénible […] il me dit qu’il avait une timidité d’enfant, qu’il tremblait toujours en s’approchant de la tribune, et qu’il ne se sentait plus au moment où il commençait à parler »4.

3 Néanmoins, la substance et la fréquence des interventions de Robespierre le faisaient de plus en plus remarquer parmi les députés. Dès le début de la Révolution, il fit allusion à l’ampleur de la tâche réformatrice. En mars 1790, il écrivit à son meilleur ami, Antoine Buissart, à Arras, en lui demandant pardon d’un long silence et en faisant allusion à la tâche d’Hercule : « vous ne pourriez vous former une idée de la multitude et de la difficulté des affaires, qui justifient mon silence ; […] les députés patriotes de l’Assemblée nationale, en osant tenter de nettoyer les écuries d’Augias, ont formé une entreprise peut-être au-dessus des forces humaines »5.

4 La position de partisan intransigeant des principes de 1789 que prit Robespierre et son habitude de prononcer de longs discours avec son accent artésien le rendirent vulnérable aux attaques railleuses. Les journaux satiriques – dont plusieurs se révélaient maintenant ouvertement contre-révolutionnaires – le prenaient de plus en plus souvent pour cible. Son ancien camarade du collège Louis-le-Grand, François Suleau, en 1790 un des principaux collaborateurs des Actes des apôtres, reproduit, pour se moquer de son train de vie ascétique, un poème sentimental du jeune Robespierre adressé à une femme qu’il avait rencontrée quand il était étudiant à Paris. Des accusations provenant d’Arras l’avaient poursuivi, et d’autres notèrent que sa bâtardise était connue de « l’opinion publique », alors qu’en réalité il est né quatre mois après le mariage de ses parents. Selon d’autres, il serait le neveu de l’homme qui avait tenté d’assassiner Louis XV, Robert Damiens, qui venait des environs d’Arras. Robespierre devient un « forcené » qui parle « de faire pendre beaucoup de monde » et qui participe « aux orgies du duc d’Orléans »6.

5 Au début de 1790, la critique réitérée de Robespierre contre la nécessité de payer l’impôt direct pour être nommé « citoyen actif » fit de lui une cible de mécontentement dans son pays d’Artois et l’impliqua dans une bataille acrimonieuse avec le député noble Briois de Beaumez. Celui-ci, ancien président du Conseil d’Artois, connaissait bien Robespierre dans le milieu des cercles légaux d’Arras ; de plus, il était le cousin de Charlotte Buissart, femme d’Antoine et amie de Maximilien. Beaumez et Robespierre s’étaient affrontés pendant les débats de l’hiver 1788-1789 sur les privilèges des États d’Artois, et ils continuèrent leur combat à Versailles et Paris. Pendant les débats sur le droit de vote, Robespierre termina son discours du 25 janvier 1790 en insistant sur le fait que « tous les Français […] continueront d’être habilités à exercer la plénitude des droits politiques et d’être admissibles à tous les emplois publics, sans autre distinction que celle des vertus et des talens […] »7. Il argua de ce que, si la distinction entre les citoyens « actifs » et « passifs », basée sur leur contribution en impôts directs, était adoptée, l’effet en serait particulièrement injuste en Artois, où les impôts directs rapportaient relativement peu en comparaison avec les lourds impôts indirects. Ceci fournit à Beaumez une occasion opportune. Il écrivit à son père (ancien président comme lui-même du Conseil d’Artois) que le discours de Robespierre supposait que les Artésiens ne payaient pas assez en impôts directs. Un ancien adversaire au tribunal, le magistrat Foacier de Ruzé, publia l’accusation dans une Adresse d’un Artésien à ses compatriotes qui, selon Augustin, frère de Maximilien, eut un effet dramatique en juin à Arras et dans les campagnes avoisinantes. Il communiqua à Maximilien sa crainte : « tu

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scelleras de ton sang la cause du peuple » ; il y a parmi tes ennemis des hommes « assez malheureux pour te frapper »8.

6 Ces attaques réitérées eurent un effet. En mai et juin 1790, Robespierre parla peu au Club des jacobins, et il est possible que l’effort de prendre souvent et franchement la parole pour défendre les principes qu’il considérait essentiels à la Révolution de 1789 l’épuisait. Certes, les rigueurs du travail et de ses soucis le touchaient au point de le rendre irascible. Dans le numéro du 7 juin 1790 des Révolutions de France et de Brabant, l’éditeur et vieux camarade d’école de Robespierre, , avait écrit, à tort, que Robespierre avait censuré devant une foule de citoyens au jardin des Tuileries, la proposition acceptée de Mirabeau concernant la guerre et la paix. Robespierre s’offusqua de l’erreur et pria Desmoulins de publier une correction formelle. Celui-ci s’étonna d’entendre qu’une erreur de si peu d’importance devait être redressée ; qui plus est, il fut confus devant le ton irrité de Robespierre : « tu devais saluer au moins un ancien camarade d’une légère inclination de tête. Je ne t’en aime pas moins, parce que tu es fidèle aux principes, si tu ne l’es pas autant à l’amitié »9. Mais ils semblent ensuite s’être réconciliés, puisque, quelque mois plus tard, Robespierre, ainsi que Jérôme Pétion et Jacques-Pierre Brissot, fut témoin au mariage de Camille avec Lucile Duplessis10.

7 Maximilien Robespierre n’était ni le premier, ni bien sûr le dernier, homme politique d’un pays en crise révolutionnaire à souffrir de fatigue sévère et finalement de troubles de santé. Mais que pouvons-nous découvrir au sujet de ses maladies, qu’est-ce que cela pourrait révéler sur sa conduite et sur le cours de la Révolution française ? Alors que les historiens – aussi bien que les contemporains de Robespierre – ont bien eu conscience de ses périodes de maladie, notamment en 1794, une analyse plus approfondie de celles-ci, en particulier quand elles se sont ouvertement manifestées, s’avère riche en enseignements. En effet, dès son premier grand affrontement, avec Beaumez en 1790, il était de plus en plus sujet à des périodes de faiblesse physique en corrélation avec des crises politiques.

8 Au début de juin 1791, Robespierre donna aux jacobins de Toulon sa raison pour ne pas leur avoir écrit plus tôt : « une indisposition, produite par les excès de nos travaux, me retenait chez moi depuis quelques jours […] ». Il accepta néanmoins, le 11 juin, le poste de procureur à la Cour criminelle du département de Paris auquel il avait été, à son insu, élu par une majorité écrasante. La presse de droite l’accusait alors d’être un criminel, de dépenser son salaire chez des prostituées, et de bien d’autres travers encore11. Le lendemain, Robespierre envoya à son ami Buissart une lettre brève et émouvante, avec une nouvelle allusion à sa faiblesse : « je n’envisage qu’avec frayeur, les travaux pénibles auxquels cette place importante va me condamner, dans un tems où le repos m’étoit nécessaire, après de si longues agitations. […] Mais je suis appelé à une destinée orageuse. Il faut en suivre le cours, jusqu’à ce que j’aie fait le dernier sacrifice que je pourrai offrir à ma patrie ». La décision de Robespierre d’accepter le poste de procureur l’obligeait à démissionner de celui de juge au tribunal de Versailles. Il écrivit à des amis de cette ville qu’il se sentait obligé d’accepter le poste à Paris, bien que Versailles lui aurait fourni « une retraite paisible » où « je pusse quelque fois jouir de moi-même, et me livrer à l’étude et au développement de grandes vérités […] »12. Le 20 juin, il expliqua en personne sa décision au club des jacobins de Versailles. Le lendemain matin, il apprit – avec tout Paris – que Louis avait fui et avait ainsi déchaîné une polarisation au sein des jacobins et dans la population parisienne, avec son dénouement au Champ de Mars le 17 juillet. La grande majorité des anciens collègues

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de Robespierre abandonna ensuite le Club des jacobins pour les feuillants, laissant Robespierre isolé et vulnérable, malgré sa popularité dans le menu peuple de Paris13. Il jouissait désormais au moins du dévouement et de l’amitié de toute la famille Duplay chez laquelle il logeait, notamment de la part d’Éléonore (âgée de vingt ans) et sa mère Françoise. La famille à peut-être doté Robespierre de l’affection familiale qu’il n’avait pas connue depuis la mort de sa mère et le départ de son père quand il avait six ans.

9 Il est probable que Maximilien cherchait vraiment une vie tranquille à la fin de ses labeurs. Il n’avait que trente-trois ans, mais il se sentait à bout de forces. Pendant un séjour à Arras et dans la province d’Artois en octobre et novembre 1791, il passa trois jours dans la petite ville de Béthune. Sa réception officielle fut bien froide, mais le peuple l’accueillit avec enthousiasme. Plus tard, Robespierre écrivit à un ami, peut-être encore une fois Buissart : « si je retourne en Artois, Béthune serait le lieu où j’habiterais avec le plus de plaisir ». Il proposa même l’idée de chercher un poste comme magistrat au tribunal local14. Il prit finalement la décision fatidique de retourner à Paris et à sa vie politique. Député de l’Assemblée constituante, il fut donc inéligible pour l’Assemblée législative ; cependant, il continuait à vivre sobrement et à travailler de très longues heures. Entre mai et août 1792, par exemple, il écrivit presque la totalité des 594 pages des douze numéros du Défenseur de la constitution15.

10 Si pendant l’hiver 1791-1792 Robespierre avait été une voix presque solitaire critiquant la guerre proposée par les Brissotins, dominants dans l’Assemblée législative, les défaites militaires répétées du printemps et de l’été 1792 allaient justifier ses avertissements. Son prestige remonta. En septembre 1792, Maximilien fut le premier élu des députés de Paris à la Convention nationale après la chute de la monarchie. Son frère Augustin fut élu aussi, plusieurs jours plus tard. Mais Maximilien se trouvait toujours vulnérable, défendant les représailles violentes des sans-culottes pendant et après la chute de la monarchie. Le 29 octobre, la Convention entendit des plaintes contre Robespierre de la part des chefs des girondins, qui le tenaient responsable des massacres de septembre et l’accusaient d’aspirer à la dictature. Louvet réclamait un décret de l’Assemblée pour bannir Robespierre16. Dans une atmosphère très tendue, on accorda à Robespierre huit jours pour donner sa réponse ; lorsqu’il le prononça, son discours et son thème – « Citoyens, vouliez-vous une révolution sans révolution ? » – furent un triomphe, mais l’enjeu meurtrier l’avait physiquement désemparé17.

11 Augustin, et Charlotte qui avait accompagné son frère d’Arras, vécurent d’abord en novembre 1792 avec Maximilien chez les Duplay, où Charlotte ne pouvait pas tolérer le dévouement suffoquant des femmes pour Maximilien. « Je cherchais à lui faire comprendre que, dans sa position, et occupant un rang assez élevé dans la politique, il devait avoir un chez-lui ». Il consentit enfin et loua avec Charlotte un appartement tout près dans la rue Saint-Florentin. C’est ici que Maximilien tomba malade après son discours du 5 novembre : il n’intervint point à la Convention jusqu’au 30. Charlotte ne retint aucun détail de sa maladie, sauf qu’elle « n’avait rien de dangereux ». Quarante ans plus tard, elle se souvenait encore de la scène qui éclata lorsque Françoise Duplay leur rendit visite et le trouva souffrant18.

12 Robespierre avait déjà avoué à maintes reprises qu’il était épuisé ; le 15 février 1792, par exemple, pendant les débats sur la guerre, il avait avoué ses craintes au Club des jacobins : « mes forces et ma santé ne peuvent suffire »19. Il était particulièrement susceptible après des périodes prolongées de grande tension politique. Au début de mai 1793, Robespierre ressentait de nouveau du surmenage en raison de son état

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physique et moral. Dans une lettre à son ami François-Victor Aigoin à Montpellier, il avoua : « j’ai été à la fois indisposé et extrêmement occupé. […] Comtés sur mon tendre dévouement, mais aiés quelqu’indulgence pour l’état de lassitude et d’accablement où mes pénibles occupations me mettent quelques fois »20.

13 Ce fut de nouveau le cas le 2 juin, après l’expulsion des principaux girondins par les sans-culottes, qu’il a clairement éprouvée tant comme crise physique que politique et intellectuelle. Il avoua au Club des jacobins, le 12 juin : « je n’ai plus la vigueur nécessaire pour combattre les intrigues de l’aristocratie. Épuisé par quatre années de travaux pénibles et infructueux, je sens que mes facultés physiques et morales ne sont point au niveau d’une grande révolution, et je déclare que je donnerai ma démission ». Il parvint tant bien que mal à reprendre ses forces et esquissa pour lui-même ses principes généraux dans ce qui serait appelé plus tard son « catéchisme »21.

14 Vers la fin de juillet 1793 Robespierre participe au gouvernement pour la première fois, nommé par la Convention au Comité de salut public, un exécutif d’urgence chargé d’employer tous les moyens qu’il jugerait nécessaires pour gagner la guerre et sauver la Révolution. Bien qu’il ne fût qu’un membre parmi une douzaine d’autres, la réputation de Robespierre – alors à son zénith – fit de lui une cible de la fureur autant que de l’adulation. Elle le rendait aussi encore plus sujet à la tension et à l’épuisement.

15 Robespierre présidait la Convention les 4 et 5 septembre lorsqu’elle fut de nouveau envahie par des délégations de sans-culottes qui réclamaient cette fois-ci le contrôle des prix et des épurations renouvelées22. Le 9 septembre, la Convention accepta la proposition de Danton et du Comité de salut public de réduire le nombre de réunions des sections à deux par semaine : les citoyens nécessiteux qui y assistaient seraient payés deux jours pour les rembourser du temps de travail ainsi perdu. La mesure mit fin à la permanence des sections qui avait été décrétée le 25 juillet 1792. Ce décret suscita l’opposition vigoureuse des membres les plus militants des sections parisiennes, pour lesquels il s’agissait d’une attaque contre la souveraineté populaire. Prétendant qu’il parlait pour elles, Jean Varlet s’exclama à la Convention le 17 septembre : « voulez-vous voir fermer l’œil du peuple, attiédir sa surveillance ? » Robespierre fut parmi ceux qui se trouvèrent obligés de se défendre23. La Convention se sentit obligée de voter une loi de détention de suspects et d’imposer le 29 septembre un « maximum général » qui stabilisait le prix de trente-neuf denrées. Ce dernier défi porté contre l’autorité de la Convention l’incita à réimposer l’autorité de l’État sur l’espace public24.

16 Parallèlement, le 25 septembre, le député Philippe Briez, qui s’était trouvé à Valenciennes en juillet lorsque la ville s’était rendue aux Autrichiens, accusa la Convention de ne pas avoir pris les précautions nécessaires. Briez ne fut pas inquiété pour cette accusation et Robespierre fut obligé de mobiliser toute sa force de persuasion pour convaincre la Convention que le mandat du comité méritait d’être renouvelé. Le stress de la direction d’une situation politique très tendue en plus d’un surcroît de travail accablant eut, une fois encore, des conséquences physiques. Robespierre paraît avoir été de nouveau brièvement malade du 19 au 23 septembre puis du 26 septembre au 3 octobre25.

17 Malgré son physique frêle, Robespierre s’était abandonné avec une énergie extraordinaire à l’articulation de la signification et du destin des révolutions de 1789 et 1792. En 1793, il avait prononcé presque quatre discours par semaine – 101 à la Convention et 96 au Club des jacobins – sur le thème du patriotisme, du sacrifice et des vertus et de leurs ennemis mortels, la cupidité, les complots et l’égotisme26. Devenir

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membre du Comité de salut public impliqua une augmentation sans mesure de la pression de la force des circonstances.

18 Au cours de l’hiver 1793-1794, la confrontation de deux des hommes qu’il admirait et aimait fut encore, et plus sérieusement, nuisible à sa santé. En décembre 1793, Camille Desmoulins et Georges Danton se servirent du journal du premier, Le Vieux Cordelier, pour lancer une campagne qui avait pour but la réduction progressive des contraintes imposées par le Comité de salut public sur les libertés civiles, dans le cadre de la politique d’intimidation qui devait durer jusqu’à la fin victorieuse de la guerre. Les succès militaires – à Wattignies, Peyrestortes, Toulon et ailleurs – ne signifièrent-ils pas que la crise était résolue ? Ils s’adressèrent directement à Robespierre, puis l’attaquèrent. Sa réponse du 5 février – « Quel est le but où nous tendons ? La jouissance paisible de la liberté et de l’égalité » – fut son adresse la plus importante de la Révolution. Robespierre y insista « qu’il y auroit de la légèreté à regarder quelques victoires remportées par le patriotisme, comme la fin de tous nos dangers ». Les victoires militaires vers la fin de 1793 ne signifiaient pas donc la fin de la crise. Les dangers les plus graves étaient maintenant domestiques, mais « les ennemis du dedans ne sont-ils pas les alliés des ennemis du dehors ? »27.

19 Peu après ce discours monumental, Robespierre tomba de nouveau malade. Il put paraître de nouveau mi-février devant le Club des jacobins et à la Convention, mais il s’écroula encore le 17 et ne reparut pas avant le 12 mars. Son allié aussi était malade. Le 29 pluviôse (17 février), le compte rendu du jour de la police nota « l’impression douloureuse » produite au Club par cette nouvelle. Au cours des jours suivants, les sections parisiennes envoyèrent des délégations pour avoir des nouvelles de leur santé. Le 1er ventôse (19 février), un compte rendu de la police nota que « la médisance débitait déjà que peut-être ils ont été empoisonnés. D’autres disent que c’est la suite d’un travail que le feu est passé dans leurs sangs ». Pour la police, « il est incroyable combien l’on s’intéresse à leurs personnes »28. Quand Robespierre et Couthon purent retourner à la Convention le 23 ventôse (13 mars) après une absence de cinq semaines, « tous les membres et les citoyens des tribunes témoign[èr]ent par leurs applaudissements la satisfaction de revoir ces deux patriotes ». Le lendemain, Robespierre avoua sa fragilité devant les jacobins et se concentra sur le « complot » hébertiste. « Plût à Dieu que mes forces physiques fussent égales à mes forces morales », dit-il avec regret, et il fit appel aux autres pour les inciter à s’engager dans la lutte contre le « complot affreux » qui visait la Convention et les jacobins29.

20 Nous ne pouvons pas connaître avec certitude la nature des maladies qui affligeaient de plus en plus souvent Robespierre30. Certains historiens et psychanalystes ont offert des spéculations plus ou moins invraisemblables sur leurs causes. S’emparant de l’affirmation de son secrétaire temporaire de 1790, Pierre Villiers selon qui, presque toutes les nuits, Robespierre « baignait de sang son oreiller », Jean Artarit, par exemple, a conclu que le sang implique « des épistaxis de caractère psychosomatique, à forte connotation sexuelle féminine ». Jacques André a préféré une combinaison d’homosexualité et de narcissisme31. De son côté, Stanislas Fréron s’attaqua avec férocité à son ancien associé en affirmant que « Robespierre étouffait de bile. Ses yeux et son teint jaunes l’annonçaient. Aussi avait-on l’attention, chez Duplay, de servir devant lui au dessert (dans toutes les saisons de l’année) une pyramide d’oranges, que Robespierre mangeait avec avidité. […] Il était aisé de distinguer la place que Robespierre avait occupée à table, par des morceaux d’écorces d’oranges qui couvraient

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son assiette ». Se fondant sur ceci, le biographe britannique John Laurence Carr affirme que le goût de Robespierre pour les oranges était le résultat d’une constipation, qui lui causait une irritabilité constante !32

21 La cause probable des périodes d’invalidité de Robespierre est beaucoup plus importante que ces spéculations infondées. Joseph Souberbielle, le médecin des Duplay, visitait souvent la maison ; il se chargea de soigner un ulcère variqueux à la jambe de Robespierre mais, malheureusement, il ne s’est pas interrogé sur la nature de ses maux plus graves. Mais il est probable qu’à cause de sa décision de sacrifier sa santé pour la Révolution en travaillant sans relâche, les périodes de très haute tension l’avaient laissé vulnérable à des accès d’anémie et de troubles nerveux. Son régime sobre l’aurait rendu d’autant plus vulnérable à un épuisement nerveux et explique pourquoi Robespierre avoua à maintes reprises qu’il se trouvait à bout de force. Un Allemand qui avait cherché des renseignements avant de publier son récit en mai 1794 a ainsi décrit un régime spartiate : « Il se lève de très bonne heure […] Il travaille ensuite quelques heures sans prendre autre chose qu’un verre d’eau […] il lit, pendant ce temps la gazette ou les brochures du jour, et prend son déjeuner, qui se compose d’un peu de vin, du pain et de quelques fruits. […] Après le repas, il se fait servir le café, reste une heure à la maison en attendant les visites, puis, d’ordinaire, il sort. […] Il rentre extraordinairement tard ; il travaille souvent jusqu’après minuit au comité de Salut public »33.

22 Sa confrontation avec deux hommes pour lesquels il éprouvait de l’affection personnelle aussi bien que du respect fut lourde de conséquences sur ses ressources émotionnelles et physiques au cours de l’hiver de 1793-1794. Il ne s’en est jamais complètement remis. Il y avait aussi des mois pendants lesquels le Comité de salut public opérait tous les jours sous une pression sans relâche. Quand il eut enfin résolu ce problème par le constat que Danton, Desmoulins et les « Indulgents » menaçaient autant le succès de la Révolution que l’ennemi externe, il fut de nouveau dans un état d’épuisement mental et physique. Le 30 germinal (19 avril), il ne pouvait plus paraître en public et ne se montra plus jusqu’au 18 floréal (7 mai). À partir de la mi-février, il était exténué, fréquemment malade, et s’absentait la plupart du temps. Au cours de cinq années, il avait fait plus de six cent trente fois la morale à l’Assemblée ou au Club jacobin, mais pendant les sept premiers mois de 1794 il ne prononça que 16 discours à la Convention nationale, contre 101 en 1793.

23 Dès mars 1794, son épuisement nerveux sévère avait rendu Robespierre incapable de prendre les décisions stratégiques effectives afin, comme il l’avait exprimé six mois plus tôt, de « terminer bientôt la Révolution au profit du peuple »34. Ses discours étaient de plus en plus agités et apocalyptiques ; son bon sens personnel et tactique, jadis si fin, paraît l’avoir abandonné. Après mars, sa qualité de dirigeant ne s’accordait plus avec sa renommée. Il avait ses confidents intimes – Saint-Just, Le Bas, les Duplay, Augustin, et probablement plusieurs agents de police – et leurs comptes rendus, qu’il recevait chaque jour pendant qu’il récupérait, lui auraient fourni une version personnalisée et déformée de ce qui se passait pendant son absence du comité et de la Convention. Une fois qu’il pouvait de nouveau se remettre à la corvée de tous les jours pour considérer les rapports, formuler les décrets et écrire ses lettres et discours, il avait internalisé une vision manichéenne de l’état où se trouvait la Révolution et ce qui restait à accomplir.

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24 Robespierre venait tout juste d’avoir trente-six ans la veille de reprendre ses devoirs le 18 floréal (7 mai), mais ses contemporains l’auraient cru plus âgé : il était au bout de ses forces physiques, émotionnelles et intellectuelles. Plusieurs années plus tard, décrivit une visite qu’il avait rendue à Robespierre à cette époque avec Stanislas Fréron, chez les Duplay. Barras avait des raisons pour exagérer, voire dénaturer, son récit, mais son souvenir de l’apparence de Robespierre peut être assez juste pour indiquer l’effet corporel de son épuisement mental : « Les besicles qu’il portait ordinairement n’étaient point sur son visage, et à travers la poudre qui couvrait cette figure déjà si blanche à force d’être blême, nous apercevions deux yeux troublés que nous n’avions jamais vus sans le voile des verres. Ces yeux se portèrent vers nous d’un air fixe […] Je n’ai rien vu d’aussi impassible dans le marbre glacé des statues ou dans le visage des morts ensevelis […] »35. Puis, les 4 et 5 prairial (23 au 24 mai), deux attentats contre la vie de Robespierre se produisirent. Ces tentatives d’assassinat le rendirent méfiant au point d’en être obsédé : selon un collègue proche, « il ne parlait que d’assassinat, encore d’assassinat, toujours d’assassinat. Il avait peur que son ombre ne l’assassinât »36.

25 Robespierre était maintenant accablé sans cesse d’accusations et contre-accusations de perfidie et de complots. Il était submergé par des lettres de particuliers qui cherchaient un emploi ou un service, se plaignaient de traitements injustes, ou qui flattaient « l’Incorruptible ». Il y avait aussi des lettres anonymes qui menaçaient sa personne. L’une d’elle était sensée venir d’un membre de la Convention et lui reprochait la mort de Danton et des chefs girondins : « mais sauras-tu prévoir, sauras-tu éviter le coup de ma main ou celui des 22 autres, comme moi, Brutus et Scévola déterminés ? ». Une lettre anonyme, remplie de détails, le prévenait que « je ne vous repeterai jamais assé combien les conspirateurs sont en grand nombre et le plus malheureux de tout est qu’ils ont des gens à eux dans vos deux comités de salut public et de sûreté générale […] »37. Le mal minait son énergie. Fin mai, il avoua au Club : « je ne tiens plus à une vie passagère, que par l’amour de la patrie et par la soif de la justice […] j’ai assez vécu »38.

26 La carrière révolutionnaire de Robespierre avait été caractérisée par la capacité d’articuler les buts principaux de la Révolution et un pragmatisme adroit : il soutint la guerre seulement après qu’elle ait été déclarée, prôna la république après la chute de la monarchie, accepta la protestation de la rue jusqu’au moment où il fit partie du gouvernement. Mais, au commencement de l’été 1794 il perdit son sens tactique. Sa décision de célébrer la Fête de l’Être Suprême le 20 prairial (8 juin) au moment où il présidait à la Convention – et le jour de la Pentecôte, date de la « naissance » de l’Église – l’avait exposé à des murmures concernant son omnipotence. Lorsqu’il fit accepter la loi du 22 prairial (10 juin), deux jours plus tard, les murmures avaient tourné en agitation terrifiée. La coïncidence des attentats et son épuisement l’empêchaient de percevoir dans la grande victoire de Fleurus le 26 juin le signe qu’on pourrait déclarer catégoriquement que la crise militaire était passée. La décision de Robespierre et de ses proches au gouvernement de ne pas indiquer le moment où la vision articulée le 5 février – d’une république de citoyens vertueux – pourrait être atteinte par l’encouragement plutôt que par l’intimidation, fut fatale.

27 Quand sa quinzaine à la présidence s’acheva le 30 prairial (18 juin) Robespierre disparût presque entièrement de la vie publique. Il signa ce jour-là six des arrêtés du Comité, douze le 19 juin et onze le 20, mais seulement trente, qui lui furent vraisemblablement portés chez lui à domicile, dans les cinq semaines suivantes. Il ne signa que quelques

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arrêtés au Comité après le 25 juin. Il dirigea le nouveau bureau de police jusqu’au 29, quand une nouvelle confrontation – cette fois-ci avec Carnot, Lindet, Jeanbon Saint- André et les Prieur pendant une réunion des deux comités – provoqua un affaissement final. Il n’assista au Comité que deux ou trois fois de plus. Il ne fit aucune intervention à la Convention avant le 26 juillet, presqu’un mois plus tard, et peu de grande importance au Club des jacobins39.

28 Nous savons très peu sur la manière dont il passa son temps après le 18 juin. Il est probable que sa santé avait de nouveau fléchi, exacerbée par ses craintes d’assassinat et son amertume à cause des rumeurs et calomnies dont il était inondé. Il ne serait pas, bien sûr, le dernier des gouvernants pendant un temps de guerre à succomber sous la pression intolérable. Une fois de plus, c’était le stress d’un conflit sévère qui était la cause de son effondrement physique, à l’instar des affrontements avec Beaumez en mi-1790, avec les feuillants suite à la crise de juin 1791, avec Louvet et les girondins en novembre 1792, avec les militants parisiens en mai-juin et septembre 1793, avec Danton et Desmoulins de janvier à avril 1794, et finalement avec Carnot et les « modérés » du Comité en juin 1794.

29 La retraite de Maximilien de la vie publique était bien connue, et un ancien camarade de classe de Louis-le-Grand le prévenait en ces termes, d’Amiens, au début juillet : « tes efforts pour le bien public dont tu es le vif ami, et dont les ennemis ne voient en toi qu’un zèle persécuteur de leurs vices, ont fait craindre pour les jours et tu deviens, dit- on, peu accessible dans ce moment où tu cours des dangers ». D’autres lettres étaient anonymes et pleines de menaces. Une d’elles prétendait : « tu tends à la dictature [...] est-il un tyran dans l’histoire, plus tyran que toi ? […] et nous ne délivrerions pas notre patrie d’un tel monstre ! » Une autre l’accusait d’être un « tigre imprégné du plus pur sang de la France […] bourreau de [son] pays ». Il aurait ainsi résumé cela au début thermidor à sa tabatière, Madame Carvin : « nous n’en sortirons jamais ; je suis bourrelé ; j’en ai la tête perdue »40.

30 Il passa ces semaines dans un état d’épuisement tendu et la peur d’être assassiné, et reçut des rapports frénétiques de ses alliés intimes sur ce qui se passait à la Convention, dans les comités et au Tribunal révolutionnaire. En juillet, cependant, à mesure qu’il reprenait ses forces, il se mit à préparer un discours décisif qu’il devrait prononcer à la Convention le 8 thermidor41. L’incertitude prolongée au sujet du relâchement des mesures d’urgence paraissait sur le point d’être résolue. Il fit de nouveau allusion à son épuisement et son absence : « voilà au moins six semaines que ma dictature est expirée, et que je n’ai aucune espèce d’influence sur le gouvernement […] La patrie [a-t-elle été] plus heureuse ? ». Il se décida à supprimer une confession de désespoir de ce discours : « ôtez-moi ma conscience, je suis le plus malheureux de tous les hommes »42.

31 À la suite de son effondrement physique au moment du procès des Indulgents au commencement d’avril, Robespierre avait commis une série d’erreurs de jugement, à commencer par son consentement à la décision d’inscrire le nom de Desmoulins dans la liste de ceux qui devaient être arrêtés et accusés de graves délits financiers aux dépens de la République. Il s’était trouvé incapable de se servir du changement de la fortune militaire de la République au cours des semaines suivantes afin de définir un plan stratégique pour rétablir l’ordre constitutionnel. Finalement, ne pas nommer le 8 thermidor les députés qui seraient sujets d’un procès constitua une erreur cruciale. Il ne pensait peut-être qu’à cinq ou six personnes, mais il y en avait bien plus qui avaient des raisons d’être inquiets43. À une époque où les têtes tombaient comme les ardoises

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des toits, la Convention en avait assez. Le 9 Thermidor, une attaque organisée et soutenue contre lui à la Convention mit fin au programme politique – et la vie – de Robespierre et ses alliés les plus proches.

32 Quand il apprit la nouvelle, l’administrateur Régis Deshorties (frère d’Anaïs, un amour de Robespierre d’avant la Révolution) offrit une analyse, de sa ville d’Arras. Selon lui, la grandeur et la tragédie de Robespierre provenaient de son dévouement héroïque à ses principes fondamentaux, une constance personnelle reconnue et célébrée en 1791-1792 et fatale en 1794. Deshorties lui-même, une quinzaine de jours plus tôt, le 30 messidor (18 juillet), avait écrit à Augustin son regret que les « obligations infinies » de Maximilien « à la patrie et aux grands intérêts de l’humanité entière » ne lui aient pas laissé de temps pour ses amis ou une vie privée44. Personne d’autre ne voulait réfléchir sur les raisons de cette situation, ni au prix extraordinaire que le sacrifice de sa santé mentale et physique aurait exigé de ce jeune homme. La tragédie de Maximilien Robespierre est que ni lui ni ses plus intimes ne s’étaient rendu compte combien son effondrement physique avait affaibli son jugement, a fortiori ne savaient le guérir.

NOTES

1. L’auteur remercie Juliet Flesch de l’Université de Melbourne et Marisa Linton de Kingston University, London. 2. Quelques portraits seulement montrent ses lunettes teintes en vert. Il avait aussi peut-être besoin de surimposer une paire plus grande pour voir loin. Pour l’apparence physique de Robespierre, beaucoup discutée, voir Henri GUILLEMIN, Robespierre : politique et mystique, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 21-28 ; Peter MCPHEE, Robespierre : a Revolutionary Life, New Haven et London, 2012, p. 48-49, 62-63. 3. Œuvres de Maximilien Robespierre (ci-après OC), 11 tomes, Ivry, Société des études Robespierristes, 2000-2007, II-24-25 ; Charlotte ROBESPIERRE, Mémoires de Charlotte Robespierre sur ses deux frères, précédés d’une introduction de Laponneraye, Paris, Présence de la Révolution, 1987, ch. 2. 4. OC, VI-31 ; Étienne DUMONT, Souvenirs sur Mirabeau et sur les deux premières assemblées législatives, Paris, Librairie de Charles Gosselin, et chez Hector Bossange, 1832, p. 61, 250-251. 5. OC, III-66. 6. Ibid., 1-222 ; Marc BOULOISEAU, « Aux origines des légendes contre-révolutionnaires. Robespierre vu par les journaux satiriques (1789–1791) », Bulletin de la Société d'histoire moderne, n°57, 1958, p. 7–8 ; Abbé François-Xavier DE MONTESQUIOU-FEZENSAC, Adresse aux provinces, ou examen des opérations de l'Assemblée Nationale, s.l., 1790. 7. OC, VI-203. 8. Ibidem, III-82 ; XI-317-338. Voir Bruno DECRIEM, « 1790 : l’affaire des impôts d’Artois », dans Amis de Robespierre pour le Bicentenaire de la Révolution, Bulletin, n°8, 1990. 9. OC, III-84-85 ; Jules CLARETIE, Camille Desmoulins, Lucile Desmoulins : étude sur les dantonistes, Paris, Plon, 1875 ; Jean-Paul BERTAUD, Camille et Lucile Desmoulins. Un couple dans la tourmente, Paris, Presses de la Renaissance, 1986, p. 101-102. Desmoulins avait en fait été cadet de trois ans de Robespierre au Collège Louis-le-Grand.

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10. OC, III-100. En ce qui concerne le mariage, voir Jean-Paul BERTAUD, Camille et Lucile Desmoulins (…), op. cit., ch. 4. 11. OC, III-108 ; Étienne CHARAVAY (dir.), Assemblée électorale de Paris, t. 1, Paris, D. Jouaust, Charles Noblet, Maison Quantin, p. 589-590, 601 ; Marc BOULOISEAU, « Aux origines des légendes contre- révolutionnaires », p. 7-8 ; Louis JACOB, Robespierre vu par ses contemporains, Paris, A. Colin, 1938, p. 59-60. 12. OC, III-110-111 ; t. VII, p. 514. 13. Michael KENNEDY, The Jacobin Clubs in the French Revolution. The First Years, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1982, ch. 15 ; David ANDRESS, Massacre at the Champ de Mars. Popular Dissent and Political Culture in the French Revolution, Woodbridge, Royal Historical Society, 2000. 14. Amis de Robespierre pour le Bicentenaire de la Révolution, Bulletin, n°7, 1989 ; n°56, 2006. 15. Michel EUDE, « La politique de Robespierre en 1792, d'après le Défenseur de la constitution », AHRF, t. 28, 1956, p. 1-28. 16. OC, IX-62-65 ; Jean-Baptiste LOUVET DE COUVRAY, Accusation contre M. Robespierre, Paris, Imprimerie nationale, 1792. Des relations contrastées de ces jours se trouvent dans : Laurent DINGLI, Robespierre, Paris, Flammarion, 2004, p. 279-293 ; Ruth SCURR, Fatal Purity. Robespierre and the French Revolution, London, Chatto et Windus, 2006, p. 211-217 ; Peter MCPHEE, Robespierre…, op. cit., p. 135-139. 17. OC, IX-89. Le 10 avril 1793 les massacres de septembre étaient qualifiés par Robespierre de « salutaires et actes de bienfaisance » (Œuvres, t. V, p. 322). 18. Charlotte ROBESPIERRE, Mémoires, op. cit., p. 54 ; Hector FLEISCHMANN, Robespierre et les femmes, Paris, Albin Michel, 1909. 19. OC, VIII-198. 20. Ibid., III-167-168. Aigoin avait donné à son fils les prénoms Maximilien Robespierre. 21. Ibid., IX-553 ; Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payan, etc. supprimés ou omis par Courtois, précédés du rapport de ce député à la Convention nationale, 3 tomes, Mégariotis Reprints, Genève, 1978, t. 2, p. 13-16. 22. Diane LADJOUZI, « Les journées des 4 et 5 septembre à Paris. Un mouvement d’union entre le peuple, la Commune de Paris et la Convention pour un exécutif révolutionnaire », AHRF, n°321, 2000, p. 27-44. 23. OC, X-109-113. 24. La volonté politique de contrôler la vengeance populaire et collective est discutée par Jean- Clément MARTIN, Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Paris, Éditions du Seuil, 2006 ; Haim BURSTIN, « Pour une phénoménologie de la violence révolutionnaire », Historical Reflections/Réfexions historiques, no. 29, 2003, p. 389-407; Sophie WAHNICH, La liberté ou la mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme, Paris, La Fabrique, 2003. 25. OC, X-116-121 ; Ernest HAMEL, Histoire de Robespierre, d'après des papiers de famille, les sources originales et des documents entièrement inédits, 3 tomes, Paris, Lacroix, 1865-1867, t. 3, p. 139. 26. Voir la liste de ces discours dans Gérard WALTER, Robespierre, 2 tomes, Paris, Gallimard, 1961, t. 2, p. 191-322. 27. OC, X-357, 359. 28. Hector FLEISCHMANN, Robespierre et les femmes, op. cit., p. 133-134 ; Louis JACOB, Robespierre vu par ses contemporains, op. cit., p. 132-133. 29. OC, X-373-374 ; Morris SLAVIN, The Hébertistes to the Guillotine. Anatomy of a "Conspiracy" in Revolutionary France, Baton Rouge et London, Louisiana State University Press, 1994, p. 46-47, 132. 30. Nous discutons les évidences ambigües dans notre Robespierre, p. 186-188, 194-195, 207-208, 230-231. 31. Pierre VILLIERS, Souvenirs d’un déporté, Paris : chez l’Auteur, an X, p. 1-2 ; Jean ARTARIT, Robespierre, ou l'impossible filiation, Paris, Table Ronde, 2003, p. 66 ; Jacques ANDRE,

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« L’Incorruptible. Considérations psychanalytiques », dans Annie JOURDAN (dir.), Robespierre— figure-réputation, Amsterdam et Atlanta, Ga., Rodopi, 1996, p. 143-152 ; Max GALLO, L’homme Robespierre. Histoire d’une solitude, Paris, Perrin, 1968, p. 30-31. Villiers fut blessé en se battant pour la monarchie le 10 août 1792. Il est douteux qu’il ait été domicilié chez Robespierre : voir Charlotte ROBESPIERRE, Mémoires, op. cit., p. 48 ; René GARMY, « Aux origines de la légende anti- robespierriste : Pierre Villiers et Robespierre », dans Actes du Colloque Robespierre. XIIe Congrès international des Sciences historiques, Paris, Société des études Robespierristes, 1967, p. 19-33. 32. Edme-Bonaventure COURTOIS, Rapport fait au nom de la commission chargée de l'examen des papiers trouvés chez Robespierre et ses complices (...) dans la séance du 16 nivôse, an IIIe de la République française, une et indivisible. Imprimé par ordre de la Convention nationale, Paris, Imprimerie nationale des lois, an III, p. 154-157 ; Papiers inédits trouvés chez Robespierre, t. 1, p. 157 ; John Laurence CARR, Robespierre. The Force of Circumstance, London, Constable, 1972, p. 72. 33. Louis JACOB, Robespierre vu par ses contemporains, op. cit., p. 146-147. Sur Souberbielle, voir André CADET DE GASSICOURT, Une curieuse figure du passé. Joseph Souberbielle, neveu du Frère Côme, Paris, Les Presses Modernes, 1934, p. 95 ; Bibliothèque de l’Institut national de médecine, Paris, Non-classés – dossier Joseph Souberbielle ; Bernard NABONNE, La vie privée de Robespierre, Paris, Hachette, 1943, p. 124, 186-188. Victorien Sardou, qui avait rencontré Élisabeth Lebas dans les années 1840, raconte aussi que Robespierre souffrait d'ulcères variqueux : SARDOU, Préface à STÉFANE-POL [Paul COUTANT], Autour de Robespierre. Le conventionnel Le Bas, d’après des documents inédits et les mémoires de sa veuve, Paris, E. Flammarion, 1901, p. XII ; HAMEL, Histoire de Robespierre, op. cit., t. 3, p. 286, 374-375, 412-414. 34. OC, XI-410. 35. Louis JACOB, Robespierre vu par ses contemporains, op. cit., p. 159-160. Les souvenirs de Barras furent publiés dans les années 1820. 36. Joachim VILATE, Causes secrètes de la révolution du 9 au 10 thermidor, Paris, an III, p. 38. Pour les attentats, voir Archives Parlementaires, t. 91, p. 41-43 ; Archives nationales, W 37. Pour des exemples des rapports des agents de police concernant les menaces contre Robespierre, voir Archives nationales, F7 4437. 37. OC, III-297 ; III, 2ème partie-115-117 : note sans date (mais floréal-prairial) trouvée dans les papiers de Robespierre ; James Matthew THOMPSON, Robespierre, Oxford, Blackwell, 1935, p. 531-537. 38. OC, X-475, 477. 39. Voir Archives nationales, F7 4436/1, plaque 1 ; Arne ORDING, Le Bureau de police du Comité de salut public. Étude sur la Terreur, Skrifter utgitt av det Norske Videnskaps, Academi i Oslo, n°6, 1931, p. 37-43 ; Albert MATHIEZ, Robespierre, terroriste, Paris, Renaissance du livre, 1921, p. 88-89 ; James Matthew THOMPSON, Robespierre, op. cit. p. 540-544 ; Henri GUILLEMIN, Robespierre: politique et mystique, op. cit., p. 10-11. 40. Papiers inédits trouvés chez Robespierre, t. 2, p. 133-134, 151-155 ; Alphonse ESQUIROS, Histoire des Montagnards, Paris, Librairie rue Visconti, 1851, p. 111 ; Albert MATHIEZ, Autour de Robespierre, Paris, Payot, 1925, ch. 2. 41. OC, X-543-576. Trois relations très documentées se trouvent dans : Gérard WALTER, La conjuration du Neuf Thermidor, 27 Juillet 1794, Paris, Gallimard, 1974 ; Françoise BRUNEL, 1794. Thermidor. La chute de Robespierre, Bruxelles, Complexe, 1989 ; Richard BIENVENU, The Ninth of Thermidor. The Fall of Robespierre, New York, Oxford University Press, 1968. Publiée l’année de sa mort, l’analyse de Walter est beaucoup plus critique envers Robespierre que sa biographie publiée quarante ans plus tôt, mais elle regroupe des documents précieux, comme ceux concernant les réponses des sections (3e partie). 42. OC, X-555, 565.

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43. Albert MATHIEZ, Robespierre terroriste, op. cit., p. 84-87. Par exemple, Jullien rapporta à Robespierre qu’il avait trouvé « révoltant » le comportement de Carrier : Œuvres, t. III, p. 239. La réponse de Robespierre à ces atrocités ne le protégea pas, plus tard, de l’accusation selon laquelle Carrier aurait agi sous ses ordres : voir Jean-Clément MARTIN, « Vendée: les criminels de guerre en procès », L’Histoire, n°25, 2004, p. 82-87. 44. Louis JACOB, Robespierre vu par ses contemporains, op. cit., p. 179-180.

RÉSUMÉS

À maintes reprises pendant les années révolutionnaires Maximilien Robespierre a fait référence à ses souffrances, de fatigue et de santé. Est-il possible d’identifier plus précisément ces maux et leur fréquence ? Une analyse de ses périodes de maladie et d’absence de la vie publique, en particulier quand elles se sont manifestées, est révélatrice. Dès son premier grand affrontement avec un grand noble artésien en 1790, Robespierre était de plus en plus sujet à des périodes de faiblesse physique, toujours en corrélation avec des crises politiques.

Several times during the Revolution Maximilien Robespierre made reference to his physical frailty, of exhaustion and ill-health. Is it possible to identify more precisely the nature of his illnesses, and just when they occurred ? An analysis of his periods of illness and of absences from public life, in particular precisely when they occurred, is revealing. From his first great clash with a prominent Artésien noble in 1790, Robespierre was increasingly susceptible to periods of physical weakness, always correlated with political crisis.

INDEX

Mots-clés : Robespierre, famille, santé, amitié, apparence physique, Terreur, tribunaux révolutionnaires

AUTEUR

PETER MCPHEE Université de Melbourne [email protected]

Annales historiques de la Révolution française, 371 | janvier-mars 2013 126

Robespierre et l’authenticité révolutionnaire Robespierre and Revolutionary authenticity

Marisa Linton Traduction : Lucie Perrier

1 Bien que Maximilien Robespierre ait fait l’objet de nombreuses études, il n’en demeure pas moins une figure énigmatique. Le problème de l’« authenticité de son identité » a été matière à de nombreuses spéculations et a mené à des conclusions contradictoires1. Une question clé est de savoir ce qui l’a motivé à s’engager dans la politique révolutionnaire, et les historiens ne furent pas les premiers à la poser. L’authenticité du personnage politique fut largement débattue au cours même de sa vie. Robespierre se dépeignait comme étant mû par son amour de la vertu. De nombreux commentateurs, à l’époque et depuis lors, ont considéré l’identification émotionnelle de Robespierre avec la vertu comme un signe soit de son déséquilibre psychologique, soit de son hypocrisie. Ainsi, il est tentant d’interpréter l’obsession pour la vertu chez Robespierre comme un trait singulier de sa psychologie en tant qu’individu. Cependant Robespierre fut loin d’être le seul à choisir le langage de l’intégrité dans la vie publique : ceci faisait partie d’une culture politique commune adoptée par la plupart des chefs de file de la Révolution et presque tous ceux qui, à différentes étapes des ces événements, furent à la tête du Club des jacobins. Lorsque Robespierre parlait de « vertu », il prononçait un vocable bien connu de son auditoire, et utilisait un langage qui pouvait conforter l’autorité de l’orateur, mais qui, aussi, dans le contexte instable de la politique révolutionnaire, pouvait le rendre vulnérable aux attaques de ses adversaires politiques. Pour un chef révolutionnaire, endosser l’identité d’homme vertueux comportait le risque d’être démasqué pour inauthenticité et de passer pour un imposteur qui se serait investi dans les affaires de l’État à la recherche de son seul intérêt privé. Dans cet article, nous traiterons du problème essentiel quant à la manière dont les figures de proue révolutionnaires cherchèrent à établir l’authenticité de leur identité en tant qu’hommes dont l’engagement dans la vie publique se fondait sur la vertu. Nous verrons d’abord d’où vient cette expression de vertu en politique et examinerons comment elle est devenue un élément au centre du discours public à

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l’époque de la Révolution. Puis nous aborderons l’exemple particulier de Robespierre et étudierons comment il entreprit de construire son identité en tant qu’homme vertueux, et comment son authenticité fut contestée par des vagues successives d’opposants politiques2.

La vertu dans le discours public sous la Révolution

2 À la fin du XVIIIe siècle, la vertu politique se définissait comme le dévouement désintéressé au bien public3. Ce sens politique de la vertu devait beaucoup à deux courants majeurs de pensée : la tradition républicaine classique et le concept de vertu naturelle. En dépit des divergences considérables entre ces deux héritages intellectuels, la conclusion pour les deux était la même : l’homme vertueux se consacrait à autrui, et par extension, à sa patrie. Les deux courants de pensée traditionnels mettaient l’accent sur la nécessaire authenticité de la vertu, c’est-à-dire, sur l’émotion sincère venant du cœur. La thématique de l’individu véritablement pétri de qualités morales était bien connue. On pouvait la trouver dans les pages des Confessions de Rousseau, dans la prolifération des romans, pièces de théâtre et œuvres d’art qui s’inspiraient du culte de la sensibilité, et même dans la rhétorique des gens d’Église et des hommes de loi. Pourtant, certains commentateurs soulignaient que l’amour de la vertu pouvait être feint par quiconque recherchait son intérêt personnel, ce qui rendait difficilement perceptible la distinction entre vertu authentique et vice déguisé. Le moraliste La Rochefoucauld et les théologiens jansénistes Nicole et Esprit partageaient ce scepticisme à l’égard de la vertu, y voyant là une manifestation d’amour-propre4.

3 En dépit de cette incertitude sous-jacente concernant l’authenticité de la vertu, cette notion prit une place centrale dans la politique révolutionnaire. Ceci était dû en partie au fait qu’elle fournissait un outil efficace pour exprimer le mécontentement vis-à-vis des pratiques concrètes de l’Ancien Régime. La vénalité, le népotisme, le clientélisme étaient à la base de l’organisation de l’élite sociale de cet Ancien Régime.5 Des observateurs très critiques décrivaient la politique de la Cour en termes sévères : elle aurait reposé sur l’avidité, la tromperie, et la recherche des intérêts particuliers. La vertu en politique présentait un contraste frappant avec cette image négative de la conduite des affaires par la Cour. Dans les dernières années de l’Ancien Régime, la vertu politique était devenue un élément du discours d’opposition qui pouvait être utilisé pour stigmatiser les pratiques de la politique royale.

4 Avec le déclenchement de la Révolution, la France se dota d’hommes politiques au sens moderne : ils avaient désormais des comptes à rendre non pas à un seul homme, mais à l’opinion publique et au peuple6. Les hommes politiques révolutionnaires devaient cultiver l’opinion publique, jouer pour la galerie et se poser en hommes intègres devant leurs auditoires. Leurs discours, leurs actions et leur comportement faisaient l’objet d’un examen général minutieux, sans précédent, surtout de la part de la presse révolutionnaire. Par principe, les chefs révolutionnaires devaient être prêts à placer le bien public avant toute autre chose, avant leurs propres intérêts, et avant leur loyauté personnelle à l’égard d’amis ou de leur famille. Ils devaient être dépourvus d’ambition individuelle, d’égoïsme ou de désir de gloire. Les hommes qui devinrent députés étaient, pour la plupart, travailleurs, patriotes, enthousiastes et idéalistes. Néanmoins, leur engagement sincère vis-à-vis des idéaux de la Révolution ne fut pas un obstacle à ce que, pour bon nombre d’entre eux, les événements leur offrent la chance inouïe

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d’emprunter une voie qui leur aurait été inaccessible sous l’Ancien Régime, à savoir atteindre leurs visées grâce à une carrière politique. Pourtant nourrir de telles aspirations était contraire à l’idéologie de la vertu. Un ambitieux était un homme aux motivations suspectes. Puisque les hommes politiques de la Révolution ne pouvaient avouer avoir des ambitions, on ne peut qu’émettre des hypothèses sur ce que leurs désirs non exprimés ont pu être. Il est vraisemblable que les desseins des nouveaux hommes politiques de la Révolution aient été complexes : certains convoitaient la fortune et les succès matériels, la plupart briguaient le pouvoir ; mais il y avait aussi quelque chose de plus : le désir ardent de se faire un nom qui importait, de ne pas compter pour quantité négligeable, et de se trouver au centre d’événements sans précédent7. Les hommes nouveaux qui prirent une place au premier plan de la vie publique furent obligés de louvoyer dans ce paysage politique modifié, dans lequel leurs ambitions personnelles étaient en elles-mêmes considérées comme équivoques, et leur véritable identité soumise à un examen public minutieux.

5 L’idéologie de la vertu en politique n’était pas une exclusivité des chefs de file jacobins, mais ils y étaient fortement attachés, et bon nombre d’entre eux eurent à lui payer un lourd tribut. Se montrer à la hauteur de cette doctrine était d’une difficulté exceptionnelle. Les jacobins, en tentant de s’y soumettre, furent amenés à vivre dans une contradiction où les réalités contingentes à l’action politique ne correspondaient quasiment jamais à l’identité à laquelle ils prétendaient. De nombreux jacobins étaient probablement motivés tant par l’ambition que par une sincère ferveur patriotique. Cependant, il leur était impossible de l’admettre publiquement – cela était même périlleux. Ils vivaient avec ce risque permanent que l’on perçoive un décalage entre leurs discours et leurs actes, écart qui porterait atteinte à leur crédibilité aux yeux du public. Comment pourraient-ils jamais prouver qu’ils étaient authentiquement vertueux, et non d’habiles simulateurs ?

Robespierre et l’amour de la vertu

6 La question est alors de savoir comment Robespierre parvint à se distinguer parmi tant de ses contemporains qui, eux aussi, affirmaient être motivés par leur amour de la vertu ? La réussite de Robespierre découlait en grande partie de sa crédibilité. Dans un environnement politique où s’amplifiaient les soupçons et les doutes sur les motivations réelles des dirigeants de la Révolution, il réussit, dans une large mesure, à convaincre son auditoire révolutionnaire de l’authenticité de son engagement et de ses convictions politiques. Il y parvint en dépit d’un feu nourri d’attaques de la part de ses détracteurs à propos de son intégrité. Alors que lui-même et ses partisans défendaient son authenticité, ses opposants politiques la mettaient en doute, soutenant que Robespierre était un imposteur qui ambitionnait le pouvoir personnel. Les motivations profondes de Robespierre commencèrent à jouer un rôle dans la lutte sur le type de politique à mener à des stades successifs de la Révolution. Nous nous intéresserons maintenant aux moments cruciaux de ce conflit concernant l’authenticité de l’identité de Robespierre, et nous en étudierons l’évolution dans le climat tendu des événements révolutionnaires.

7 Avant la Révolution, Robespierre pouvait librement reconnaître que, dans sa vie, il convoitait la réussite professionnelle. Lorsqu’il commença ses études de droit, il écrivit à un juriste pour lui demander de le conseiller sur un programme d’études. Robespierre

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évoquait la profession qu’il avait choisie en ces termes : « De toutes les qualités nécessaires pour se distinguer dans cette profession, j’y apporte du moins une vive émulation et une extrême envie de réussir »8. Il ambitionnait de parvenir à la célébrité et à la reconnaissance – la possession d’une grande fortune ne semble jamais l’avoir intéressé. Avant la Révolution, peu de choses l’avaient distingué parmi un grand nombre d’autres avocats de province, si ce n’est qu’il avait toujours montré une grande compassion vis-à-vis des pauvres, des opprimés et des victimes d’injustices. Au cours des années, sa conscience croissante relativement à l’injustice sociale le mena à s’éloigner de plus en plus des personnages hauts placés parmi les hommes de loi à Arras. À une époque où de nombreux avocats auraient profité des fruits matériels de leur succès, il semble que Robespierre se voyait plus rarement confier ces sortes de dossiers qui se seraient avérés lucratifs. Bien qu’il ait été, par certains aspects, bien intégré dans la société d’Arras, il fut de plus en plus marginalisé par les mieux établis de ses collègues dans la profession, à cause de sa franchise au sujet de l’injustice et de la corruption locale. Lorsque, en 1788, à en croire une interprétation traditionnelle, Robespierre protesta, dans une lettre ouverte, contre le fait qu’il était exclu d’une coterie d’avocats d’Arras invités à débattre de réformes de la loi, Liborel, qui l’avait par le passé parrainé et présenté au barreau du Conseil d’Arras pour amorcer sa carrière juridique, le réprimanda publiquement, l’accusant d’être motivé par : « L’intérêt sordide, l’avidité basse […] et la jalousie rampante »9. De telles accusations, sans nul doute, le piquèrent au vif, et il eut à cœur de les réfuter.

8 Dès le début de la Révolution, avec les élections aux États généraux, il y eut un rejet délibéré de ce qui était considéré comme un modèle « anglais » de campagne électorale. Les commentateurs français avaient plus particulièrement des soupçons sur la méthode anglaise consistant à organiser des élections grâce à des candidatures officielles, qui étaient exposées à la corruption. Les Français procéderaient différemment. En France, la conception de la représentation politique provenait en partie des traditions électorales propres au pays, pour les États généraux, pour les États provinciaux, et des précédents concernant les institutions religieuses10. Il existait également des raisons intellectuelles pour s’opposer au dépôt d’une candidature et à la conduite d’une campagne publique. D’après l’idéologie de la vertu, le simple fait qu’un homme se présente ouvertement à une élection indiquait qu’il abritait une arrière-pensée et avait l’intention de mettre à profit sa situation officielle pour promouvoir sa propre carrière ; il était par conséquent indigne d’exercer une fonction publique. Comme Cincinnatus, un homme politique révolutionnaire ne méritait une charge que s’il ne la recherchait pas activement. Dès le départ, on avait admis qu’il ne devrait y avoir ni candidats officiels, ni programmes, ni manifestes, et pas de partis. Bien que cette convention ait été négligée par beaucoup de membres du deuxième ordre, la plupart des candidats éventuels du tiers état la prirent davantage au sérieux.

9 Robespierre aspirait à obtenir un siège aux États généraux, mais pour cela, il devait nécessairement faire impression sur le public dans sa province natale, ce qu’entravait son manque de notoriété. Il résolut ce dilemme, en partie, en devenant actif dans la politique locale. Il se fit connaître dans sa région en tant que fervent défenseur des pauvres et des opprimés, comme en témoigne le fait que la corporation des savetiers mineurs d’Arras lui demanda de rédiger son cahier de doléances11.

10 La pratique normale qui consistait à écrire des pamphlets anonymes dans lesquels les habitants de la région pouvaient deviner l’identité de l’auteur permettait une forme

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discrète de propagande électorale sans enfreindre l’interdiction de faire campagne ouvertement. Robespierre écrivit un mémoire, À la Nation artésienne, dans lequel il mettait en garde contre des complots fomentés par le « parti de l’aristocratie » en Artois pour l’emporter aux élections. Lui-même, laissait-il entendre, serait incorruptible : « […] Cette heureuse révolution, et la fin de tous les maux qui nous accablent, dépend de la vertu, du courage et des sentiments de ceux à qui nous confierons le redoutable honneur de défendre nos intérêts dans l’Assemblée de la Nation ; nous éviterons avec soin, dans ce choix important, tous les écueils que l’intrigue et l’ambition vont semer sous nos pas ; nous n’irons pas surtout nous reposer de la réforme des abus, sur le zèle de ceux qui sont intéressés à les conserver par les plus puissants de tous les mobiles, l’intérêt personnel, l’esprit de corps, l’amour et l’habitude de la domination. Songez à ce que vous pouvez attendre de ceux qui n’ont pu cacher leurs vues ambitieuses, même sous le masque du patriotisme et du désintéressement dont l’opinion publique les forçait à imiter quelquefois le langage…»12

11 Le succès de la Révolution dépendrait de la vertu de ses représentants, et de leur capacité à tenir bon contre la conspiration des aristocrates. Il y avait le choix entre des députés véritablement intègres, et ceux qui manipulaient le discours de la vertu afin de promouvoir leurs intérêts personnels. Déjà Robespierre voyait que le problème du langage de la vertu était ce décalage entre ce que disaient les hommes et ce qu’ils faisaient.

12 Robespierre alla plus loin dans un deuxième écrit en avril 1789, Les ennemis de la Patrie démasqués. Il se servit ici de la rhétorique de la conspiration pour affirmer qu’il existait un complot mis en place par « les hommes ambitieux qui tiennent à notre Administration municipale et provinciale, pour perpétuer le régime oppressif sur lequel ils fondent à la fois leur autorité, leur fortune, et leurs espérances ». Lui-même était au contraire motivé par la vertu. Cette probité n’était pas la version républicaine classique ; c’était plutôt une valeur naturelle, « cette sensibilité généreuse », une qualité universelle « que les hommes de tous les Pays et de tous les temps sont faits pour déployer… »13.

Les attaques contre la vertu de Robespierre

13 Les ennemis de Robespierre se jetèrent sur tous les indices montrant qu’il contrevenait à l’interdit concernant la propagande électorale. L’abbé Proyart, biographe très tôt hostile à Robespierre, reprit des rumeurs qui s’étaient répandues au moment des élections et accusa plus tard Robespierre d’avoir joué un rôle, et tenu un langage qu’il pensait être susceptible de lui acquérir des partisans. D’après Proyart, Robespierre envoya son frère, Augustin, lancer sa campagne pour les élections dans les villages autour d’Arras, et exerça des pressions sur des parents éloignés14. La tactique de Robespierre semble avoir été d’un usage assez courant dans la période précédant les élections aux États généraux15. Mais ses détracteurs s’étaient saisis de ce qui allait devenir à la fois sa force politique et sa faiblesse : le fait qu’il s’identifiait, sans réserve aucune, à la vertu. Robespierre était particulièrement sensible à l’accusation d’avoir mené une campagne électorale (même si tous autour de lui étaient occupés à faire quasiment la même chose) précisément parce qu’il insistait tant sur le fait que lui, était le candidat de la probité authentique, et par conséquent opposé à des pratiques de corruption, de népotisme et de mise en place de réseaux. Robespierre passerait

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beaucoup de temps, au cours de sa carrière politique ultérieure, à repousser de telles allégations.

14 Deux initiatives essentielles de Robespierre fournissent la preuve tangible qu’il était homme à placer son engagement vis-à-vis de la patrie avant son ambition personnelle. La première d’entre elles fut sa proposition d’un décret, par lequel il se sacrifiait lui- même et qui devait interdire aux membres de l’Assemblée constituante de se présenter à l’Assemblée législative. Son but était en partie de faire barrage aux ambitions des triumvirs, mais ce faisant, il renonçait également au rôle qu’il aurait pu jouer dans la politique nationale – c’était sa conviction au moment où il fit ce choix. La deuxième – plus importante encore – fut sa prise de position contre la guerre. À long terme, lorsque le conflit tourna mal et que des trahisons s’ensuivirent (comme Robespierre l’avait prédit), l’opinion se souvint de son opposition, et il y gagna en stature, mais pendant les nombreux mois de tension qui précédèrent la guerre, il avait été marginalisé au club des jacobins, alors qu’il continuait, seul et déterminé, à désapprouver le militarisme patriotique des brissotins16.

15 Les opposants politiques de Robespierre du parti aristocrate ne furent pas les seuls à contester son intégrité ; des remises en questions émanèrent aussi du sein du parti patriote. La division en factions entre les brissotins et Robespierre et le groupe qui allait devenir les montagnards trouve son origine dans les camps adverses choisis par Brissot et Robespierre dans le débat sur la déclaration de guerre. Au début, ce différend fut empreint de sage courtoisie des deux côtés. Brissot et Robespierre avaient eu des relations d’amitié et partageaient de nombreuses convictions idéologiques, et tous deux étaient des piliers du Club des jacobins. Mais, au cours des semaines précédant la déclaration de guerre, on vit se dérouler une nouvelle étape dans le déploiement tactique de l’idéologie de la vertu en politique. Au Club des jacobins les groupes antagonistes se mirent à s’accuser mutuellement, au grand jour, de corruption et à mettre en doute la sincérité des motivations des uns et des autres. Ce furent Brissot et son groupe qui prirent l’initiative d’attaquer Robespierre en personne, mettant en doute sa bonne foi. Le 30 mars, Brissot laissa entendre, dans les colonnes du Patriote français, que la véritable raison pour laquelle Robespierre s’opposait à la guerre était qu’il agissait en tant qu’agent secret du comité autrichien (terme utilisé pour nommer le groupe de prétendus conspirateurs contre-révolutionnaires, dirigé, disait-on, par Marie-Antoinette). Dans des numéros ultérieurs, Le Patriote français intensifia ses attaques : « Pourquoi la conduite de M. Robespierre est-elle toujours telle qu’elle ne pourroit être autrement si elle étoit tracée par le comité autrichien ? nous n’en savons rien ; mais nous avouons que si ce n’est qu’un hasard, ce hasard est bien étrange »17. Plusieurs des journaux brissotins accusèrent carrément Robespierre d’être rémunéré par la liste civile. L’« Incorruptible », d’après eux, avait été corrompu par le comité autrichien18.

16 Cette accusation était devenue encore plus dommageable – et potentiellement dangereuse – dans le contexte de l’escalade vers la guerre. En janvier 1792, l’apparition du crime de lèse-nation rendit la situation des opposants politiques au groupe dirigeant encore plus précaire19. On établit un lien entre les ennemis « naturels » de la France, ceux de l’extérieur (l’Autriche et les émigrés), et « les ennemis de l’intérieur », les « faux patriotes », dont les atteintes à la patrie étaient désormais transformées en crime de lèse-nation, ce qui faisait d’eux des traîtres, et, de ce fait, passibles d’exécution20. Les hommes politiques qui se drapaient dans un manteau de vertu pour

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couvrir leurs intérêts particuliers et leur ambition étaient devenus des conspirateurs cachés, de mèche avec les ennemis de l’étranger21. Caractériser les adversaires politiques d’« ennemis de l’intérieur » plaçait les hommes politiques eux-mêmes dans une situation éventuellement périlleuse et augmentait leurs appréhensions à propos de la nécessité où ils se trouvaient d’affirmer leur crédibilité d’hommes authentiquement vertueux. Une partie peu examinée de l’épisode de la rupture entre brissotins et jacobins concerne la manière dont des amis d’autrefois devinrent des ennemis et s’affrontèrent avec ce sentiment amer de trahison personnelle que seule peut susciter une amitié brisée 22.

17 Il y eut une recrudescence sensible des attaques individuelles portant sur la crédibilité des antagonistes, menées non seulement dans les journaux, mais face à face dans l’enceinte de la Convention. Le 28 octobre, Robespierre s’exprima au Club des jacobins « sur l’influence de la calomnie sur la Révolution ». La calomnie était, selon lui, responsable de tous « les événements malheureux »23 depuis les origines de la Révolution. Elle ébranlait la Révolution elle-même par ses attaques contre la réputation d’hommes véritablement vertueux. C’était, disait-il, le langage des aristocrates d’Ancien Régime utilisé, pour leur propre compte, par des groupes révolutionnaires factieux. La véritable colère de Robespierre visait la presse financée par Roland24. Selon lui, cette faction servait les intérêts des forces opposées à la Révolution : « Les riches, les fonctionnaires publics, les égoïstes, les intrigants ambitieux, les hommes constitués en autorité, se rangèrent en foule sous la bannière de cette faction hypocrite, connue sous le nom de modérés, qui seule a mis la révolution en péril ». La calomnie était la nouvelle arme de ce groupe factieux, mise en œuvre pour « peindre chaque vertu sous les couleurs du vice opposé, en l’exagérant jusqu’au dernier excès ». D’après les partisans de cette faction, « ils sont les honnêtes gens, les gens comme il faut de la république ; nous sommes les sans-culottes et la canaille […]. Ils nous accusent de marcher à la dictature, nous, qui n’avons ni armée, ni trésor, ni places, ni parti ». En réalité, dit-il, les situations étaient inversées ; c’était cette faction qui détenait « tout le pouvoir et toutes les richesses ». En dépit de ce fait, de nombreux observateurs croyaient aux mensonges des factieux, « car on connoît l’empire des mots sur l’esprit des hommes »25.

18 Pourtant, les conclusions de Robespierre étaient modérées : il conseillait seulement la vigilance, la patience. Tôt ou tard, ceux qui publiaient ces écrits diffamatoires seraient confondus. Longtemps Robespierre avait été convaincu que la liberté de la presse était le meilleur moyen pour obliger les principales figures politiques à examiner ce qu’elles devaient au public en termes d’intégrité. Cependant, ce discours signalait les prémices d’un changement inquiétant dans l’attitude des dirigeants jacobins vis-à-vis de la liberté de la presse. En 1791, Robespierre était d’avis que la probité et la vertu étaient bien plus fortes que l’aptitude de la presse à les dénaturer. Il avait depuis lors appris à craindre la puissance des journaux26.

19 Le lendemain, à la Convention, Louvet fit une dénonciation spectaculaire de Robespierre. C’était une attaque directe du personnage en tant qu’homme vertueux. Louvet l’avait préparée depuis plusieurs semaines, avec les encouragements de ; il déclara qu’il était venu pour dénoncer « les complots […] les projets de subversion, d’anarchie, d’envahissement, de destruction de la Représentation Nationale ». Robespierre était à la tête de cette conspiration ; il utilisait son image auprès du public pour raffermir son pouvoir politique : « Je t’accuse de t’être

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continuellement produit comme un objet d’idolâtrie ; d’avoir souffert que devant toi l’on dit que tu étais le seul homme vertueux de la France ». Louvet revenait sur le passé de Robespierre en tant que chef de file politique. D’après son récit, l’engagement de Robespierre dans l’action révolutionnaire, ses actes et ses paroles, tout ceci sous le couvert de son prétendu dévouement au bien du peuple, n’avaient en réalité servi qu’à masquer son objectif véritable : favoriser sa propre ascension au pouvoir. La dénonciation de Louvet se terminait sur l’accusation selon laquelle Robespierre était coupable du crime suprême en termes d’ambition personnelle : en secret, il projetait de se proclamer dictateur, « tu marchais à grands pas, Robespierre, vers ce pouvoir dictatorial dont la soif te dévorait »27.

20 La diatribe de Louvet dépassait largement les limites du témoignage. La très longue réponse de Robespierre à ces accusations, prononcée une semaine plus tard devant un Club des jacobins bondé, en fournit une preuve, et les attaques téméraires de Louvet se retournèrent contre les Girondins. La défense de Robespierre concernant sa sincérité consolida sa renommée et sa base politique parmi les jacobins. Pourtant l’affirmation de Louvet selon laquelle Robespierre voulait se transformer en dictateur fut reprise, de façon régulière, dans les journaux girondins. Au-delà du cercle des partisans de Robespierre chez les jacobins et au sein des militants parisiens, nombreux furent les lecteurs qui ajoutèrent foi à ces allégations. Devant ces attaques, la confiance que Robespierre portait à la liberté de la presse commença à subir un changement incontestable28.

La vertu, arme de la « terreur contre les hommes politiques »

21 Le problème de l’authenticité des chefs révolutionnaires fut un élément central dans ce que j’ai appelé « la terreur contre les hommes politiques »29. Ce fut cette terreur qui se retourna contre elle-même : ses principales victimes furent précisément les figures de proue de la Révolution ; ce fut cette répression que les révolutionnaires menèrent les uns contre les autres. La plupart des individus pris dans cette forme de terreur, soit comme exécutants, soit comme victimes (dans de nombreux cas les deux), étaient membres du Club des jacobins de Paris, ou bien l’avaient été dans le passé. Ils étaient peu nombreux, mais cette terreur interne fut au cœur du projet révolutionnaire. À Paris même, lieu principal de la Révolution, elle eut en grande partie pour cibles les autorités publiques, y compris les hommes politiques qui, ironie du sort, avaient davantage à redouter la terreur que la plus grande partie de la population parisienne. À l’exception des députés brissotins engagés dans la révolte fédéraliste, en fuite, peu nombreuses furent les victimes de cette terreur dont on put clairement établir la culpabilité. Dans la plupart des cas, leur « crime » contre la Révolution était bien plus ambigu : il dépendait de ce qu’ils étaient véritablement. La majorité d’entre eux étaient accusés de s’être lancés dans une conspiration secrète contre la Révolution. Ces soupçons à propos de leur sincérité devaient atteindre leur paroxysme pendant les procès de factions politiques au cours de l’an II, lorsque, en l’absence de preuves concrètes de conjuration, l’essentiel du débat tourna autour de la démonstration selon laquelle les suspects en jugement n’avaient pas été motivés par la vertu, mais par la recherche de leur intérêt, par l’ambition, l’égoïsme et la convoitise. Le manque de scrupules dans leur attitude à l’égard des affaires publiques les rendait vulnérables à la

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corruption des puissances étrangères, et par conséquent les englobait dans une conspiration qui, au cours de l’an II, fut connue sous le nom de Complot de l’Étranger.

22 Certains des assauts contre leurs camarades révolutionnaires furent menés avec cynisme : c’était une manière d’éliminer des ennemis politiques. Mais il y eut davantage que cela dans cette terreur qui touchait les hommes politiques. Elle dévoilait une angoisse profonde concernant les motivations des autres, sur la difficulté à lire ce qui était vraiment dans le cœur d’autrui. C’est par conséquent un point révélateur de l’aspect tant émotionnel qu’idéologique de l’histoire de la Terreur. Les jacobins dispensaient l’effroi, mais ils étaient eux-mêmes exposés à la terreur, et craignaient qu’à tout moment elle ne se retourne contre eux. Ainsi que le formulait Levasseur : « La terreur que nous inspirions se glissait sur les bancs de la Montagne comme dans les hôtels du faubourg Saint-Germain. Elle s’asseyait sur les bancs du tribunal et apprenait à ses membres qu’ils pouvaient incessamment passer de la mission de juge au rôle d’accusé »30.

23 Ce passage entre opposition et groupe dirigeant fut un moment crucial pour les chefs jacobins, en particulier pour Robespierre lui-même qui avait toujours été plus à son aise pour critiquer les défauts des autres que pour tenir la barre. Après que Robespierre fut devenu membre du Comité de salut public le 27 juillet 1793, sa position se transforma. Être au pouvoir offrait de nouvelles possibilités pour se tracer un parcours couronné de succès dans les affaires politiques révolutionnaires. De nombreux jacobins s’attendaient à voir leur dévouement récompensé par des gains matériels ou par un avancement dans leur carrière. Comme les triumvirs et les dirigeants brissotins avant eux, les jacobins les plus en vue en l’an II se trouvaient face à des tensions insurmontables entre l’idéologie de la vertu politique et les réalités du pouvoir. Avec le destin des brissotins présent à l’esprit, la situation des guides révolutionnaires était précaire. Les chefs de file jacobins redoutaient les militants parisiens qui les avaient placés en position d’autorité, et ils craignaient peut-être davantage encore leurs rivaux politiques au sein de la Convention, au Club des jacobins et à la Commune. Robespierre, comme les autres figures de proue jacobines, faisait l’objet d’une surveillance publique constante, surtout de la part des militants parisiens, mais aussi des autres jacobins. Robespierre et les autres chefs de file jacobins succomberaient-ils aux tentations de leurs fonctions, et se laisseraient-ils corrompre ? Si la réponse était négative, comment pourraient-ils apporter la preuve à leurs partisans, et peut-être encore plus essentiellement à eux- mêmes, de l’authenticité de leur vertu et de leur engagement pour le bien public ? Les jacobins de premier plan accusaient régulièrement leurs adversaires politiques d’être des « tartuffes de patriotisme » qui portaient un masque d’intégrité cachant leurs véritables motivations31. La peur traquait les jacobins les plus en vue ; elle était d’autant plus intense qu’ils ne pouvaient l’avouer ouvertement, car admettre qu’ils étaient au courant du danger devant lequel ils se trouvaient aurait laissé entendre qu’ils étaient conscients de ne pas être vertueux. Ainsi la terreur visant les hommes politiques s’intensifia de manière implacable du fait que ceux qui l’exerçaient redoutaient pour eux-mêmes d’en devenir des victimes. C’est devant ce gouffre béant à leurs pieds que tous les dirigeants politiques s’exprimèrent en l’an II32.

24 Dès le début de la Révolution, les nouvelles pratiques officielles avaient été marquées du sceau du soupçon quant à l’intégrité des principaux chefs de file qui avaient nommé leurs amis à des fonctions officielles. Maintenant que Robespierre, lui-même, était en situation de pouvoir, il était lui aussi face à ces dilemmes qui consistaient à être un

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homme intègre dans une situation intrinsèquement corrompue. Les robespierristes étaient constamment sollicités par des hommes qui voulaient des postes. La correspondance de Robespierre comprend nombre de ces courriers formulés en termes de vertu. Les patriotes autoproclamés ne manquaient pas. La question était de savoir si l’on pouvait croire en l’intégrité d’un homme simplement parce qu’il utilisait le langage de la vertu et du patriotisme à une époque où il était devenu politiquement opportun de le faire. D’après l’idéologie de la vertu, tous les hommes avaient la même valeur, et aucun dirigeant ne pouvait favoriser ses propres amis, du seul fait de cette amitié. Pourtant, dans la pratique, les hommes au pouvoir accordèrent plus de crédit à ceux qu’ils connaissaient et en qui ils avaient confiance, et sur l’engagement desquels ils pensaient pouvoir compter. Le problème pour les robespierristes peut se résumer dans une observation réaliste de Saint-Just : « On ne peut gouverner sans amis » 33. Le réseau des amis robespierristes provoqua évidemment du ressentiment parmi les autres jacobins qui se sentirent écartés du pouvoir, car eux ne faisaient pas partie de ce réseau34.

25 Ce qui en vérité semblait prouver une authenticité indéniable consistait à être prêt à faire le sacrifice ultime pour le bien public : renoncer à sa propre vie35. C’était le pouvoir politique par le biais de l’abnégation plutôt que par la promotion personnelle. Ce fut évident quand les jacobins de premier plan furent confrontés à des tentatives d’assassinat36. Afin que les députés n’oublient pas les dangers menaçant leur vie, ils pouvaient par ailleurs contempler les tableaux emblématiques de David représentant la mort de Marat et de Lepeletier, accrochés en permanence devant leurs yeux, à la Convention. Le message était limpide : les lames des meurtriers pouvaient s’avérer proches, et les politiciens intègres devaient se préparer à sacrifier leur vie pour la patrie37. Ces toiles étaient destinées à inspirer des pensées de vertu héroïque aux députés. Les contempler chaque jour aurait pu aussi contribuer à angoisser ces hommes et à les mettre mal à l’aise, bien que ceci n’ait pas été avéré. Elles pouvaient encore être sublimées dans l’éloquence des discours sur le dévouement à la patrie. Ces représentations servaient de surcroît à rappeler aux députés que le martyre n’était pas qu’une figure de rhétorique : la mort au service de la Révolution était une possibilité bien réelle.

26 Étant donné l’impopularité du gouvernement jacobin dans de nombreux quartiers en l’an II, il est remarquable que ses membres aient été relativement peu protégés, en particulier si on compare avec les rois de l’Ancien Régime, ou avec Napoléon. Ils n’habitaient pas dans des palais ; ils n’avaient pas de gardes armés. En ce qui concerne Robespierre, le fait d’être locataire dans la maison d’un autre lui permettait de démontrer que son personnage public et sa vie privée étaient conciliables. Son train de vie modeste eut donc un effet notable sur la manière dont le public envisagea sa réputation. Il y eut deux tentatives d’assassinat contre Robespierre en mai 1794. Dans les deux cas, l’assassin en puissance se rendit d’abord à son logement à la maison Duplay où, pour veiller sur Robespierre - comme pour Marat - il n’y avait guère plus que ses dévouées servantes. Lorsque Robespierre se rendait à la Convention, il était probablement accompagné d’un ou deux amis, et c’était tout.

27 Le 6 prairial les tentatives d’assassinat firent l’objet de débats, au cours de scènes dramatiques, au Club des jacobins38. On avait suggéré que les jacobins de premier plan, et surtout Robespierre, soient sous la protection de gardes. Legendre engagea « les patriotes à redoubler de surveillance et d’activité, et à ne point laisser aller seuls les

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représentants du peuple, dont l’existence est très utile à la République »39. Il proposa de se placer lui-même entre les chefs révolutionnaires et les lames de leurs assassins potentiels. L’offre de Legendre rencontra l’opposition d’abord de Dumas, qui dit que jamais les représentants du peuple n’approuveraient « la proposition faite de donner une garde aux représentants », même si elle portait le nom de « garde d’amitié ». Les représentants, ajoutait-il, savaient qu’ils étaient déjà protégés : par le peuple.40 Couthon s’exprima également pour rejeter ce projet, mais alla plus loin en attaquant les motivations de ceux qui en étaient à l’origine : « On a parlé de nous donner des gardes. J’aime à croire que cette proposition est partie d’une intention pure ; mais je dirai qu’il n’y a que les despotes qui veulent avoir des gardes, et que nous ne sommes pas faits pour leur être assimilés. Nous n’avons pas besoin de gardes pour nous défendre ; c’est la vertu, c’est la confiance du peuple et la Providence qui veillent sur nos jours »41.

28 Couthon affirma que les plus grands périls venaient de ceux qui étaient tout proches, « la plupart des hommes qui nous environnent, et qui veulent paraître les plus ardents patriotes, sont souvent nos plus cruels ennemis », c'est-à-dire « les ennemis de l’intérieur », parmi lesquels Couthon englobait probablement Legendre lui-même42. Pourquoi les dirigeants jacobins étaient-ils si résolus à ne pas avoir de gardes du corps alors qu’ils savaient pertinemment que nombreux étaient ceux qui les haïssaient (qu’ils fussent des agents de Pitt, ou agissent de leur propre initiative) ? La réponse réside, pour partie du moins, dans l’importance qu’ils accordaient à démontrer l’authenticité de leur caractère d’individus vertueux. S’ils devaient entretenir leur crédibilité en tant qu’hommes de vertu, alors ils devaient être accessibles au public.

La vertu, la chute et la légende noire de Robespierre

29 Robespierre craignait que ses ennemis parmi les jacobins n’essaient d’utiliser les tentatives d’assassinat contre sa personne pour ternir son image publique, le représentant en roi virtuel, ce qui, sur un plan personnel, était vindicatif à l’encontre de ses ennemis43. Dès l’été 1794, Robespierre avait tout lieu de soupçonner que ses adversaires les plus dangereux n’étaient pas des royalistes ni des contre- révolutionnaires, mais certains de ses camarades jacobins, ces hommes qui, sous l’apparence de l’amitié, conspiraient à sa perte. Ce fut une crainte qui, comme les événements de Thermidor devaient le montrer, était amplement fondée.

30 Les opinions contraires sur la véritable personnalité de Robespierre continuèrent de se propager au cours des années suivant sa mort. Il était de l’intérêt des thermidoriens de justifier leurs propres actions en sapant son image en tant qu’homme vertueux. Ce processus débuta dès les premières heures après son arrestation par une affabulation selon laquelle Robespierre avait projeté d’épouser la fille de Louis XVI44. Fréron, qui avait fréquenté l’école avec l’Incorruptible, fournit un récit de la vie privée de ce dernier pour Courtois : il dépeignait un Robespierre qui, entre autres allégations, abusait de la boisson, mais y avait renoncé pendant les derniers mois de sa vie, de « crainte de laisser échapper son secret ». Fréron affirmait que chaque fois que Robespierre quittait son domicile, il « ne marchait qu’armé d’une paire de pistolets, et ses gardes du corps affidés l’accompagnaient partout », alors que des gardes du corps se mettaient en place, prêts à intervenir, dans les rues où il passerait, afin de lui porter rapidement secours s’il devait être attaqué45. Ces histoires étaient peu plausibles, mais elles montrent que les thermidoriens se rendaient parfaitement compte de la nécessité

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de détruire l’image de Robespierre en tant qu’homme de vertu authentique. L’exposé de Fréron joua un rôle dans la construction du mythe que fut la réputation posthume de Robespierre. Les thermidoriens fabriquèrent un ensemble de récits fantaisistes, destinés à montrer que la vie privée des robespierristes était marquée par le vice, et non par la vertu. L’hypocrisie concernant leur vie sexuelle y était largement évoquée. Ainsi Barras affirmait que Robespierre avait entretenu de nombreuses concubines ; en outre, Robespierre, Saint-Just et Couthon s’étaient, en secret, réservés des palais dans la campagne autour de Paris où ils se livraient sans retenue à la débauche et à l’orgie46.

31 Cette représentation peu reluisante des robespierristes créée par les thermidoriens fut reprise et amplifiée par une succession d’écrivains royalistes désireux de révéler le côté factice de la vertu des jacobins. Le plus détaillé de ces récits est celui de Montjoie, Histoire de la Conjuration de Maximilien Robespierre de 1795. Entre autres accusations, Montjoie soutenait que Robespierre avait un penchant « pour le libertinage ». Outre qu’il entretenait une liaison avec la fille de son propriétaire, il avait recours à des prostituées dont il s’assurait les services par « la terreur ou l’argent »47. Montjoie niait que Robespierre fût capable d’un sentiment sincère pour autrui : « il avoit des complices, et pas un seul ami »48. Le marquis de Ferrières ne reprit pas à son compte l’image peu probable d’un Robespierre libertin. Il indiquait à l’inverse qu’il était « sobre, laborieux, austère dans ses mœurs », mais il était en revanche d’accord pour dépeindre Robespierre sous les traits d’« un fourbe dévoré d’une sourde ambition qu’il cachait avec art sous un faux-semblant de popularité », retenu par « son défaut de naissance » et son « peu de fortune », et jaloux de ceux qui lui étaient supérieurs dans l’échelle sociale. D’après le marquis, Robespierre avait vu, dans la Révolution, l’ouverture d’« un vaste champ à l’intrigue et à l’ambition », dans lequel il pourrait favoriser son propre intérêt49.

32 En représentant les robespierristes en individus dépourvus d’authentique vertu, Montjoie et les détracteurs ultérieurs tentèrent d’amoindrir les chances que des générations futures voient, dans ces hommes, des modèles politiques à égaler. Dépeindre Robespierre en hypocrite, motivé par sa soif de pouvoir et sa jalousie vis-à- vis des autres, avait pour dessein d’ébranler la légitimité du projet révolutionnaire en le présentant comme le fruit de la convoitise et de la duplicité d’esprits mesquins plutôt que comme celui de la magnanimité et du souci d’autrui.

33 En opposition totale avec cette tendance, les partisans de Robespierre évoquaient ses qualités personnelles et défendaient son intégrité dans la vie publique. Deux parmi les voix les plus marquantes, et qui s’élevèrent parmi les toutes premières, furent celles de femmes. Pour Charlotte, sa sœur, c’était un parangon de vertu, alors que pour Élisabeth Le Bas (née Duplay), l’intégrité de Robespierre, de ses amis et camarades politiques morts avec lui, était attestée par le fait qu’aucun d’entre eux n’avait, à titre personnel, tiré profit de la période où ils avaient été au pouvoir, « ces hommes si vertueux, sous tous les rapports ; ils sont tous morts pauvres »50.

34 La force politique de Robespierre dut beaucoup à la conviction avec laquelle il se présentait lui-même sous les traits d’un homme vertueux et à son succès relatif pour convaincre ses auditeurs que son dévouement à la vertu était authentique. Pourtant cette sincérité fut sans cesse remise en cause par ses adversaires pour qui cette affectation de probité cachait une vaste ambition. L’expérience de Robespierre illustre bien les problèmes insolubles rencontrés par un homme politique qui endosse une identité fondée sur l’intégrité. Alors que cette identité pouvait asseoir son autorité, elle

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prêtait aussi le flanc à la manipulation. Robespierre montra qu’il avait parfaitement conscience de ces questions. Il avait compris que les mots seuls, dans la bouche d’un homme politique, n’avaient pas de sens, s’ils n’étaient pas étayés par ses actions, par sa conduite personnelle, et, finalement, par son propre corps qu’il devait tenir prêt au sacrifice pour prouver son authenticité. Comme ses camarades jacobins, Robespierre était contraint par la nécessité de mener une vie à la hauteur de l’idéologie qu’il professait. Dès le début de 1792, l’inquiétude au sujet des motivations véritables des révolutionnaires fut exacerbée du fait du crime de lèse-nation par lequel les hommes politiques de la Révolution accusés de corruption et d’ambition se voyaient attribuer le rôle de conspirateurs, de mèche avec les ennemis de la France, et par conséquent passibles de mort. Les doutes à propos de cette authenticité sous-tendirent l’une des formes de terreur les plus impitoyables – la terreur contre les hommes politiques – qui se nourrissait des soupçons sur les motivations profondes de révolutionnaires rivaux. Les arguments des adversaires de Robespierre, y compris les royalistes, les brissotins et les thermidoriens, tournèrent autour de ce même point essentiel : le caractère authentique de l’identité de Robespierre en tant que symbole d’intégrité. La nature de sa personnalité véritable fut un sujet de désaccord entre lui-même et ses détracteurs ; ce fut là une partie intégrante de l’affrontement sur la légitimité de la Révolution, et même sur le caractère moral du recours à la terreur. C’est un conflit qui, encore aujourd’hui, continue à être âprement discuté.

NOTES

1. Les études les plus détaillées sur Robespierre en français et en anglais restent, en français : Gérard WALTER, Maximilien de Robespierre, 1961, réédité, Paris, Gallimard, 1989 ; et en anglais : James Matthew THOMPSON, Robespierre, 1935, réédité, Oxford, Basil Blackwell, 1988. Il y a beaucoup à recommander dans Peter MCPHEE, Robespierre – a Revolutionary Life, New Haven, Yale University Press, 2012. 2. Cet article s’inspire de mes recherches sur la culture politique des dirigeants jacobins, qui est aussi le sujet de l’ouvrage de Marisa LINTON, Choosing Terror : Virtue, Friendship and Authenticity in the French Revolution, à paraître, Oxford, Oxford University Press, 2013. 3. L’origine de la vertu en politique est le sujet de l’ouvrage de Marisa LINTON, The Politics of Virtue in Enlightenment France, Houndmills, Palgrave, 2001. À propos des idées politiques de Robespierre, voir également Marisa LINTON, « Robespierre’s Political Principles, dans Colin HAYDON et William DOYLE (dir.), Robespierre, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. 4. Pierre NICOLE, Essais de Morale, contenus en divers Traités sur plusieurs Devoirs importants, 14 vols., Paris, G. Desprez, 1781 ; Jacques ESPRIT, La Fausseté des vertus humaines. Par M. Esprit de l’Académie Françoise, Paris, André Pralard, 1693 ; François, duc de LA ROCHEFOUCAULD, Maximes, suivies des Réflexions diverses, 1678, réédité, Paris, Garnier Frères, 1967. 5. Sur les pratiques politiques dans l’ancien régime, voir Peter R. CAMPBELL, Power and Politics in the Old Régime France, 1720-1745, Londres, Routledge, 1996. 6. Sur l’opinion publique, voir Keith Michael BAKER, « Public opinion as political invention », dans Keith Michael BAKER , Inventing the French Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 1990

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; Mona OZOUF, « L’opinion publique », dans Keith Michael BAKER (dir.), The French Revolution and the Creation of Modern Culture, t. 1, The Political Culture of the Old Regime, Oxford, Pergamon, 1987. Sur les relations entre l’opinion publique et la Révolution, voir Roger CHARTIER, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990, chap. 2. 7. A propos des motivations des révolutionnaires à s’impliquer en politique, voir l’analyse subtile d’Haim BURSTIN, L’invention du sans-culotte : regard sur le Paris révolutionnaire, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 114-7. 8. Maximilien ROBESPIERRE, Correspondance de Maximilien et Augustin Robespierre Georges MICHON (dir.) , Paris, Librairie Félix Alcan, 1926, p. 22-3. 9. Cité par Bernard NABONNE, La Vie privée de Robespierre, Paris, Hachette, 1938, p. 97-8. 10. Voir Malcolm CROOK, Elections in the French Revolution: an Apprenticeship in Democracy, 1789-1799, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; Patrice GUENIFFEY, Le Nombre et la raison: la Révolution française et les élections, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1993. Sur les traditions religieuses, voir Léo MOULIN, « Les Origines religieuses des techniques électorales et délibératives modernes », Revue Internationale d’histoire politique et constitutionnelle, 1953, p. 106-48. 11. Maximilien ROBESPIERRE, « Doléances du Corps des Cordonniers Mineurs de la Ville d’Arras » (mars 1789), dans Maximilien ROBESPIERRE, Œuvres de Maximilien Robespierre, Marc BOULOISEAU, Albert SOBOUL et al. (dir.), 11 vol., Paris, Société des études robespierristes, 1910-2007, t. 11, Compléments (1784-1794), p. 275-7. 12. Maximilien ROBESPIERRE, À la Nation artésienne, (1789) dans Maximilien ROBESPIERRE, Œuvres, t. 11, Compléments, p. 244-5. 13. Maximilien ROBESPIERRE, Les ennemis de la Patrie démasqués (1789), dans Ibidem, p. 248, 273-4. Sur ce dont Robespierre est redevable à Rousseau, voir Peter MCPHEE, Robespierre, op. cit., p. 108. Sur la sensibilité de Robespierre, voir David ANDRESS, « Living the Revolutionary Melodrama : Robespierre’s Sensibility and the Construction of Political Commitment in the French Revolution », Representations, t. 114, 2011, p.103-28. 14. LE BLOND DE NEUVÉGLISE [pseudonyme de Liévin-Bonaventure PROYART (abbé)], La Vie et les crimes de Robespierre, surnommé le tyran, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, Augsbourg, 1795, p. 69-72. 15. À propos des accusations de Proyart, voir James Matthew THOMPSON, Robespierre, p. 201 ; également Peter MCPHEE, Robespierre, p. 59-60, et Bruno DECRIEM, « 1788/1789 en Artois : un candidat en campagne électorale, Maximilien de Robespierre », dans Jean-Pierre JESSENNE, et al. (dir.), Robespierre : De la Nation artésienne à la république et aux nations, Lille, Centre d’histoire de la région du nord, 1993. 16. Barry M. SHAPIRO, « Self-Sacrifice, Self-Interest, or Self-Defence ? The Constituent Assembly and the Self-Denying Ordinance’ of May 1791 », French Historical Studies, 25, 2002, p. 625-56. À propos de la guerre, l’ouvrage qui fait autorité reste celui de Georges MICHON, Robespierre et la guerre révolutionnaire 1791-1792, Paris, Marcel Rivière, 1937. Voir également Marisa LINTON, Choosing Terror, op.cit., chap. 3 et 4. 17. Maximilien ROBESPIERRE, Œuvres t. 8, p. 338-40, note 7. 18. Georges MICHON, Robespierre et la guerre, Ibidem, p. 96-7 ; 105-14. 19. 14 janvier 1792, Archives parlementaires, t. 37, p. 413-6. 20. Anne Simonin attire l’attention sur la manière dont le nouveau crime de lèse-nation fut utilisé pour reclasser parmi les traîtres les officiels en disgrâce : Anne SIMONIN, Le Déshonneur dans la République : une histoire de l’indignité 1791-1958, Paris, Grasset, 2008, p. 232-40. 21. À propos du rôle considérable joué par la crainte d’une conspiration dans la politique au temps de la Révolution, voir Peter R. CAMPBELL, Thomas E. KAISER et Marisa LINTON (dir.), Conspiracy in the French Revolution, Manchester, Manchester University Press, 2007 ; et Timothy TACKETT, « Conspiracy Obsession in a Time of Revolution : French Elites and the Origins of the Terror, 1789-1792 », American Historical Review, 2000, p. 691-713.

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22. À ce sujet, voir Marisa LINTON, « Fatal Friendships : The Politics of Jacobin Friendship », French Historical Studies, 31, 2008, p. 51-76. Sur les désaccords entre girondins et jacobins pendant la Convention, voir Marisa LINTON, Choosing Terror, op. cit., chap. 5. 23. Maximilien ROBESPIERRE, « Sur l’influence de la calomnie sur la Révolution », 28 octobre 1792, dans Maximilien ROBESPIERRE, Œuvres, t. 9, p. 45. 24. Marc BOULOISEAU, « Robespierre d’après les journaux Girondins », dans Albert SOBOUL, (dir.), Actes du colloque Robespierre, Paris, Société des études robespierristes, 1967 ; Siân REYNOLDS, Marriage and Revolution : Monsieur and Madame Roland, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 234-41. 25. Maximilien ROBESPIERRE, « Sur l’influence de la calomnie », p. 44-7, 59. À ce sujet, voir Annie JOURDAN, « Les discours de Robespierre. La parole au pouvoir », dans Annie JOURDAN (dir.), Robespierre – Figure-Réputation, Yearbook of European Studies, 9, Amsterdam, 1996 ; Thomas E. KAISER, « From the Austrian Committee to the Foreign Plot: Marie-Antoinette, Austrophobia and the Terror », French Historical Studies, 26, 2003, p. 579-617. 26. Voir Charles WALTON, Policing Public Opinion : The Culture of Calumny and the Problem of Free Speech, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 129. 27. 29 octobre 1792, Archives parlementaires, t. 53, p. 52, 57. 28. Marc BOULOISEAU, « Robespierre d’après les journaux Girondins » op.cit. 29. Voir Marisa LINTON, Choosing Terror, op. cit. 30. René LEVASSEUR, Mémoires de R. Levasseur (de la Sarthe) Ex-Conventionnel, 1829-31, réédité, Paris, Messidor/Editions Sociales, 1989, p. 347. 31. Camille DESMOULINS, « Jean-Pierre Brissot démasqué », dans Camille DESMOULINS, Œuvres de Camille Desmoulins, J. Claretie, (dir.), 2 vol. Paris, Charpentier & Cie, 1874, t. 1, p. 266, 268, 272-3 ; Louis-Antoine de SAINT-JUST, « Discours sur les factions de l’étranger » prononcé devant la Convention, 23 ventôse (13 mars 1794), dans Louis-Antoine SAINT-JUST, Œuvres complètes, Michèle Duval, (éd.), Paris, Éditions Ivrea, 1989, p. 725. 32. Sur la question voisine de la crainte ressentie par les sans-culottes, voir Sophie WAHNICH, La liberté ou la mort : essai sur la Terreur et le terrorisme, Paris, La Fabrique Éditions, 2003. 33. Louis-Antoine de SAINT-JUST, « Fragments divers » dans Louis-Antoine de SAINT-JUST, Œuvres complètes, op. cit., p. 960. 34. Sur les réseaux des amitiés robespierristes, voir Marisa LINTON, « Fatal Friendships », art. cit. ; Idem, Choosing Terror, op. cit., chap. 9. 35. Sur le sacrifice de soi révolutionnaire, voir Marisa LINTON, Ibidem, chap. 11. 36. À propos de la façon dont les dirigeants jacobins réagirent aux risques d’assassinats et de ses effets sur leurs choix politiques, voir Marisa LINTON, « The Stuff of Nightmares : Plots, Assassinations, and Duplicity in the Mental World of the Jacobin Leaders, 1793-1794 », dans David ANDRESS (dir.), Experiencing the French Revolution, à paraître, Oxford, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 2013. 37. Sur la représentation des héros révolutionnaires morts, voir Annie JOURDAN, Les Monuments de la Révolution 1770-1804 : une histoire de la représentation, Paris, Honoré Champion, 1997, chap. 3 ; Antoine de BAECQUE, La gloire et l’effroi : Sept morts sous la Terreur, Paris, Grasset, 1997. 38. 8 prairial (27 mai 1794), dans Alphonse AULARD, Société des Jacobins, t. 6, p. 146-8. 39. Ibidem, p. 150. 40. Ibid., p. 151. 41. Ibid., p. 152. 42. Ibid., p. 153. 43. Pour une discussion pertinente sur la façon dont les ennemis de Robespierre parmi les jacobins utilisèrent les tentatives d’assassinat contre lui, voir Jean-Clément MARTIN, Violence et révolution : essais sur la naissance d’un mythe national, Paris, Seuil, 2006, p. 219-36.

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44. Bronislaw BACZKO, Ending the Terror : The French Revolution After Robespierre, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 12-3 ; Françoise BRUNEL, Thermidor: La chute de Robespierre, Paris, Éditions Complexe, 1989, p. 117-20. 45. Stanislas FRERON, « Notes sur Robespierre », dans Papiers inédits, t. 1, p. 154-9. ; sur le manque fiabilité de Fréron, voir James Matthew THOMPSON, Robespierre, p. 9-10, et Peter MCPHEE, Robespierre, p. 225. 46. Voir les allégations de Barras, Le Moniteur, réimpr., 29 thermidor, t. 21, p. 497. Le récit plein d’imagination de Barras sur Robespierre au centre d’un « scandale de sexe et de vice », fut à l’origine de nombreuses affirmations similaires, comme par exemple : J. LEBLANC, Vies secrètes et politiques de Couthon, Saint-Just, Robespierre jeune, complices du tyran Robespierre, et assassins de la république, Paris, Prévost, l’an II de la république française, p. 29-30., 47. MONTJOIE (F. L. C. VENTRE DE LA TOULOUBRE, connu sous le nom de Galart de Montjoie), Histoire de la Conjuration de Maximilien Robespierre, Paris, Chez les marchands de nouveautés, 1795, p. 216. 48. Ibidem. 49. Charles-Élie FERRIERES, Mémoires du marquis de Ferrières, avec une notice sur sa vie, des notes et des éclaircissements historiques, Berville et Barrière (dir.), 3 vol. Paris, Badouin Frères, (1822), t. 1, p. 342-5. 50. Élisabeth LE BAS, « Manuscrit de Mme Le Bas », dans STEFANE-POL [pseudonyme de Paul Coutant], (dir.), Autour de Robespierre : le Conventionnel Le Bas, d’après des documents inédits et les mémoires de sa veuve, Paris, Ernest Flammarion, 1901, p. 147. Ce fut Élisabeth Le Bas qui cacha certains des papiers de Robespierre, parmi lesquels des brouillons de son discours du 8 thermidor ; ces documents restèrent entre les mains de ses descendants pendant plus de 200 ans, et n’apparurent au grand jour qu’en 2011.

RÉSUMÉS

Les dirigeants révolutionnaires ont régulièrement affirmé qu’ils étaient mus par la vertu (dévouement au bien public plutôt qu’intérêt personnel et ambition). Il existe cependant un abîme entre ce discours et leurs actions qui, inévitablement, avaient souvent pour motif l’intérêt personnel. C’était là un dilemme insoluble pour Robespierre, comme pour tous les révolutionnaires : pour établir leur crédibilité politique ils devaient prouver qu’ils agissaient conformément à la vertu véritable, mais leur motivation intérieure était difficilement vérifiable. Le pouvoir politique de Robespierre devait beaucoup à sa capacité à convaincre son auditoire que sa dévotion à la vertu était authentique ; mais ses affirmations étaient contestées par ses opposants, qui ne voyaient dans sa vertu qu’un masque cachant ses ambitions. La question de l’authenticité de Robespierre fit l’objet d’un affrontement sur la légitimité de la Révolution, et même sur l’usage de la Terreur. Cet article explore ce problème en se concentrant sur des cas précis où l’authenticité de Robespierre a été contestée durant sa carrière politique et après sa mort.

Revolutionary leaders regularly claimed that they were motivated by virtue (dedication to the public good, rather than to self-interest and ambition). Yet there was a gap between this ideology and their actions which were – naturally - often self-interested. This presented an insoluble dilemma for Robespierre, as for all the revolutionaries: in order to have political credibility they needed to demonstrate that they were motivated by authentic virtue, yet inner motivation was

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not something that could be subject to conclusive proof. Robespierre’s political power owed much to his relative success in convincing his audience that his devotion to virtue was genuine; yet his claims were challenged by opponents who said his assumption of virtue was a mask to hide his ambition. The question of Robespierre’s authentic self became part of a battlefield over the legitimacy of the Revolution, and even the use of terror. The article explores this problem by focusing on specific instances when Robespierre’s authenticity was contested during his political career and continuing after his death.

INDEX

Mots-clés : vertu, Robespierre, Terreur

AUTEURS

MARISA LINTON Kingston University, Penrhyn Road, Kingston Upon Thames, KT1 2EE, GB [email protected]

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Sources

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Maximilien de Robespierre, élève à Louis-le-Grand (1769-1781). Les apports de la comptabilité du « collège d’Arras »

Hervé Leuwers

1 Dans la description de l’expérience de Maximilien de Robespierre à Louis-le-Grand et, plus précisément, de son parcours de boursier au « collège d’Arras », rattaché à cet établissement1, la part des témoignages reste majeure ; même si certaines sources directes sont parfois sollicitées, qu’il s’agisse de délibérations du collège Louis-le-Grand ou des listes de lauréats aux prix annuels de l’Université de Paris, les récits reposent principalement sur les écrits de l’abbé Proyart, de Charlotte Robespierre, voire de Camille Desmoulins ou Beffroy de Reigny. Les contradictions multiples entre ces textes, jointes à la pauvreté des éléments factuels recueillis en archives, ne permettent guère de dresser un tableau précis et certain de son parcours. On n’a finalement guère progressé depuis Gérard Walter qui remarquait, en abordant cette période, être confronté à des « lacunes plus fâcheuses les unes que les autres. Les renseignements qui nous sont parvenus, ajoutait-il, sont extrêmement précaires, et encore la plupart d’entre eux se révèlent plus que suspects et méritent d’être sinon écartés, du moins sérieusement épurés »2.

2 Pour la période où Robespierre a disposé du statut de boursier du collège d’Arras (Louis-le-Grand), entre 1769 et 17813, c’est-à-dire jusqu’à l’issue de ses études de droit, les Archives nationales conservent cependant divers documents qui permettent de préciser son cheminement scolaire et universitaire. Sans évoquer ici les registres de délibération de l’établissement, fréquemment exploités à partir de leur édition partielle4, la documentation se compose notamment de nombreuses pièces comptables, dont les registres de comptes du collège Louis-le-Grand proprement dit, ainsi que ceux des petits collèges qui y ont été réunis après l’expulsion des jésuites ; le collège d’Arras est l’un d’eux. Les pages qui lui sont consacrées annuellement présentent la liste des huit boursiers, précisent leur année d’inscription et mentionnent les dépenses

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occasionnées par leurs études, et notamment les gratifications et secours qui leurs sont accordés5. La documentation peut être complétée par le dossier H 2491, qui rassemble diverses pièces comptables ayant trait à la gestion du collège d’Arras entre 1764 et 1787. On y trouve plusieurs documents qui concernent Maximilien de Robespierre, et notamment les sept textes reproduits ci-dessous, qui tous contiennent des mentions autographes du collégien ou de l’étudiant en droit. Loin de simplement confirmer les connaissances que l’on peut avoir du parcours de Robespierre, ces lettres, délibérations et quittances écrites à plusieurs mains (docs 1 à 7), tout comme les autres sources comptables du collège, les précisent ou les corrigent sur cinq principaux points.

3 1. Le cursus. En permettant de reconstituer le parcours complet du jeune Robespierre, de la classe de cinquième à la troisième année de droit, la comptabilité du collège met d’abord en évidence les spécificités d’un cursus scolaire et universitaire, qui aboutit à l’obtention tardive de la licence en droit. Robespierre a en effet vingt-trois ans lorsqu’il achève ses études et prête le serment d’avocat. Si l’on fait abstraction des étudiants dits en « faveur d’âge », qui commencent leurs études à vingt-quatre ans accomplis et bénéficient d’un régime d’étude particulier6, la plupart des jeunes juristes entrent dans la carrière du barreau vers vingt-et-un ou vingt-deux ans…

Le parcours du boursier Maximilien de Robespierre (1769-1781)

Années Classesa Examens Prixb

1769-70 Cinquième

1770-71 Quatrième 6e accessit de version latine

1771-72 Quatrième 2e prix de thème latin, 6e accessit de version latine

1772-73 Troisième

4e accessit de vers latins, 4e accessit de version 1773-74 Seconde latine

2e prix de vers latins, 2e prix de version latine, 5e 1774-75 Rhétorique accessit de version grecque

1775-76 Rhétorique 3e accessit de version latine

1776-77 Logique

1777-78 Physique Maîtrise ès arts

1ère année de 1778-79 droit

2e année de Baccalauréat en 1779-80 droit droit

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3e année de 1780-81 Licence en droit 1ère place à l’examen public des étudiants en droit droit

a. Voir AN, H 2491, comptabilité du collège d’Arras, 1764-1787. b. Liste établie à partir du bordereau du 9e compte du collège d’Arras (AN, H 2491), pour ce qui concerne les études de droit, et par une note de Rouault de la Vigne (AHRF, 1959, p. 270-271), revue et corrigée à partir du recueil d’imprimés et de manuscrits de la BHV Paris, 10452, pour ce qui concerne le parcours au collège.

4 L’un des éléments explicatifs est connu, grâce à Proyart, qui rapporte dans La vie et les crimes de Robespierre (1795) que l’élève a suivi à deux reprises l’enseignement de rhétorique du professeur Hérivaux. « N’ayant eu que de médiocres succès en rhétorique, dans les compositions de l’Université, explique-t-il, il n’hésita pas, pour venger son orgueil humilié, de recommencer cette classe »7. On a trop souvent pris l’affirmation pour argent comptant. Certes, Robespierre a bien suivi deux classes de rhétorique, et sa proximité avec le professeur Hérivaux, que regrette Proyart, explique sans doute en partie son choix. On peut cependant douter d’une interprétation par « l’orgueil humilié »… La simple consultation de la liste des élèves primés lors des concours de l’Université, en 1775, suffit d’ailleurs à l’invalider ; jamais, en effet, l’élève n’a obtenu autant de récompenses qu’à l’issue de sa première année de rhétorique : le 2e prix de vers latins, le 2 e prix de version latine, le 5 e accessit de version grecque ! Alors, pourquoi recommencer cette classe ?

5 L’explication ressort en partie de l’observation de l’ensemble du cursus du collégien, qui met également au jour le suivi de deux classes de quatrième. Il ne s’agit pas alors pour l’élève (ni ici, ni en rhétorique) de réparer une année manquée, ou de rattraper un retard, mais bien d’approfondir un aspect de la formation délivrée au collège. Élève exigeant, Robespierre opte pour une scolarité longue et n’est aucunement seul dans ce cas. On peut d’ailleurs préciser qu’en rhétorique, les concours de l’Université réservent des prix spéciaux aux étudiants dits « vétérans », car suivant une seconde fois la classe8.

6 2. Les prix. L’excellence de l’élève Robespierre est connue, ici encore depuis Proyart, qui a souligné que le jeune avocat ne manquait pas, à Arras, de mentionner souvent les prix qu’il avait obtenus au cours de ses études9. Leur liste a été établie dans une note de Rouault de la Vigne, parue dans les AHRF en 1959, que la consultation des sources confirme presque totalement10. Les résultats des concours généraux, cependant, ne disent rien du succès emporté par Robespierre pendant ses études de droit. Sur ce point, les archives comptables du collège Louis-le-Grand nous apprennent qu’en mai 1781, il obtint « la première place dans l’examen public des étudiants en droit », ce qui lui valut une gratification de 96 livres du collège Louis-le-Grand (doc. 6). Celle-ci précède de quelques mois une autre gratification, d’un montant de 600 livres, qui est cette fois bien connue et a récompensé la « bonne conduite » et les succès de l’élève pendant l’ensemble de ses études (doc. 7)11.

7 3. Les examens. Il était de tradition, à Louis-le-Grand, d’accorder un soutien financier aux boursiers se présentant aux examens de philosophie, et plus encore aux différents grades universitaires. Les sources de la série H nous apprennent ainsi le montant des sommes versées pour l’impression des thèses de philosophie soutenues par Robespierre en mars et en juillet 1777 (deux fois 12 livres), pour les frais de sa maîtrise ès arts (40 livres. Doc. 1), de son baccalauréat en droit (60 livres. Doc. 3), de sa licence (60 livres.

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Doc. 5) et de son examen de droit français (60 livres. Doc. 6), indispensable pour s’inscrire à un barreau.

8 De ces éléments du parcours, plusieurs sont connus et évoqués dans les biographies de Robespierre. L’un d’eux, cependant, mérite de retenir l’attention ; il s’agit du premier des grades universitaires : la maîtrise ès arts. Le diplôme, qui se passe à l’issue des années de philosophie, n’est d’aucune utilité à un futur juriste, car il introduit à une carrière d’enseignant ou à des études de médecine ou de théologie ; ainsi, à Louis-le- Grand, seuls quatre élèves de philosophie sur dix s’y présentent12. Robespierre n’est cependant pas une exception et, quelques années après lui, son camarade Camille Desmoulins passera l’examen (1781), tout comme Augustin Robespierre (1784). C’est que, même inutile, le diplôme de maître ès arts peut apparaître comme l’achèvement solennel d’un cursus, mais aussi inscrire l’étudiant dans une quête de grades qui se poursuit dans les facultés supérieures de l’Université13.

9 4. Les secours. La modestie, voire la pauvreté de l’élève Robespierre, a souvent fait débat. L’opinion ne repose-t-elle pas, une fois encore, sur le témoignage critique de l’abbé Proyart qui, en soulignant que le collégien ne pouvait subvenir à ses besoins qu’avec les « aumônes » que lui faisaient « l’évêque et quelques chanoines d’Arras »14, dénonçait l’ingratitude du futur révolutionnaire envers ses bienfaiteurs. Les sources du collège semblent pourtant confirmer la faiblesse des ressources de l’élève. Il ne s’agit pas de revenir ici sur ses demandes de soutien à l’occasion des différents examens passés ; bien d’autres boursiers du collège d’Arras font de même. Mais aucun autre, pendant ses années d’étude, n’obtient comme lui des « secours extraordinaires » de l’institution (doc. 2) ; d’un montant de 60 livres, ils sont attribués à Robespierre au début d’août 1778, sans doute avant son départ pour les vacances d’été à Arras. Les registres de compte lèvent, s’il en était besoin, toute ambiguïté sur la nature de cette aide financière, en précisant qu’il s’agit de permettre à l’élève de « subvenir à ses besoins »15. Robespierre vient de terminer brillamment sa classe de physique et s’apprête à commencer son cursus universitaire ; mais la mort de son grand-père Carraut, intervenue en mars précédent, a sans doute fragilisé sa situation financière.

10 5. La signature. Un dernier apport des documents publiés concerne l’évolution de la signature de Robespierre pendant ses années de collège et, au-delà, son usage de la particule. Une fois encore, tout part d’un témoignage de Proyart, qui ironise sur le choix de l’élève, à un moment indéterminé, d’isoler la particule de son nom et de signer : « de Robespierre »16 ; à partir de là, les auteurs se sont partagés et, aujourd’hui encore, l’incertitude demeure… Il est vrai que, pour le moment, la plus ancienne lettre de Robespierre identifiée dans les collections publiques date de 1782 ; il s’agit de la lettre dite « aux serins », récemment entrée aux Archives municipales d’Arras17 ; quant aux trois lettres antérieures publiées dans les Œuvres de Maximilien Robespierre, la première, adressée à Target, est en fait de son frère Augustin18, et les deux autres ne sont connues que par leur édition dans l’ouvrage de Proyart, pour la lettre du 11 avril 177819, et dans le journal Le Temps, pour celle du 26 octobre 177920… En ce qui les concerne, rien n’atteste de l’exactitude de la transcription !

11 En nous fournissant sept pièces ou lettres signées par Robespierre entre 1778 et 1781, le dossier H 2491 permet de trancher le débat. Il apparaît ainsi clairement qu’en 1778 (docs 1 et 2), l’élève de physique signe « Derobespierre », en un mot ; en 1780 et 1781, cette fois, l’étudiant en droit signe « de Robespierre », isolant la particule du reste de son nom, qu’il fait désormais précéder d’un R majuscule (docs 3 à 7). Sur le fait, Proyart

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a raison ; mais sur l’interprétation, il faut évidemment se montrer plus prudent. Deux remarques s’imposent, qui aident à comprendre un choix dont il faut se garder de surévaluer l’importance. La première est que, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’usage orthographique de son nom varie au sein même de la famille de Robespierre. Ainsi, si le père de Maximilien de Robespierre signe toujours « Derobespierre », sa grand-mère paternelle signe « Poiteau de Robespierre »21 ! Les scripteurs étrangers à la famille, d’ailleurs - c’est une seconde remarque -, et notamment les responsables du collège Louis-Le-Grand, adoptent différentes orthographes du nom, dans lesquelles ils isolent le plus souvent la particule (voir documents infra). Comment s’étonner, ainsi, que le jeune Maximilien de Robespierre, plongé dans un monde où le port de la particule est commun, ait opté pour l’usage de la plupart de ses maîtres et de certains de ses parents ?

12 Dans la transcription des lettres, délibérations et quittances ci-dessous, les passages de la main de Robespierre sont mis en évidence par l’usage d’italiques.

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13 Document 1 2-6 août 1778. Versement de 40 livres à Robespierre, pour les frais de sa maîtrise ès arts (AN, H 2491) Il sera payé des deniers du college d’Arras au Sr de Robespierres [sic] la somme de quarante livres pour les frais de sa maîtrise èz arts, laquelle sera allouée à M. le grand maitre, en rapportant le present quittancé. Fait au bureau d’administration le 6 aout 1778 [sic]. Bon pour quarante livres. [Signé] Rolland. Roussel de la Tour. Lempereur. Tandeau de Marsac. Sainfray. Devilliers. Estienne. Chuppin.

14 Registré au 3e registre des ordonnances f° 47e r°, n° 6232e. [Signé] Reboul Je reconnois avoir recu de monsieur Fourneau grand maitre du college de Louis le Grand la somme de quarante livres pour les frais du maitresariat. Ce 2 août 1778 [Signé] Derobespierre

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15 Document 2 6-10 août 1778. Versement de 60 livres de « secours extraordinaires » à Robespierre (AN, H 2491) Il sera par M. le grand maitre du collège de Louis le Grand, paié des deniers du collège d’Arras la somme de soixante livres au S. de Robespierre boursier d’Arras par forme de secours extraordinaires laquelle somme sera allouée à mondit sieur grand maitre en rapportant le présent quittancé. Fait au bureau d’administration le 6 aout 1778. Bon pour soixante livres.

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[Signé] Rolland. Roussel de la Tour. Lempereur. Tandeau de Marsay. Sainfray. Devilliers. Estienne. Chuppin. Registré au 8e registre des ordonnances f° 47e r°, n° 6233e [Signé] Reboul Je soussigné reconnois avoir reçu de monsieur Fourneau grand maitre du college de Louis le Grand la somme de soixante livres pour les causes énoncées en l’ordonnance de l’autre part dont quittance à Paris le 10 aout 1778. [Signé] Derobespierre

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16 Document 3 3 août 1780. Robespierre reçoit 60 livres pour les frais de sa thèse de bachelier en droit (AN, H 2491) De Robespierre, boursier du college d’arras, étudiant en droit supplie messieurs les administrateurs de vouloir bien lui accorder la rétribution ordinaire pour les frais d’une these de bachelier, qu’il vient de soutenir. Bon pour soixante livres à payer des deniers du college d’Arras au Sr de Robespierres [sic] boursier dud. college. Fait au bureau d’adminis[trati]on. Le trois aoust mil sept cent quatre vingt. Bon pour soixante livres. [Signé] Rolland. Sainfray. Devilliers. Estienne. Chuppin. Rat de Mondon. Registré au 3e registre des ordonnances f° 100 r°, n° 7486e [Signé] Reboul Reçu la somme de soixante livres portées en l’ordonnance ci-dessus. A Paris ce 5 août 1780 [Signé] De Robespierre

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17 Document 4 3-4 mai 1781. Robespierre reçoit une gratification de 96 livres pour sa première place à l’examen public des étudiants en droit (AN, H 2491) Il sera par M. le grand maitre du collège de Louis le Grand paié des deniers du collège d’Arras au S. Robespierre boursier de ce college la somme de quatre vingt seize livres par forme de gratification pour avoir obtenu la premiere place dans l’examen public des etudians en droit ; laquelle somme sera allouée à mondit sieur le grand maitre en rapportant la présente ordonnance quittancée. Fait au bureau d’administration le 3 may 1781. Bon pr quatre vingt seize livres. [Signé] Rolland. Sainfray. Estienne. Rat de Mondon. Berardier. Devilliers. Registré au 3e registre des ordces f° 121 v°, n° 7829e [Signé] Reboul Reçu la somme de quatre vingt seize livres pour le montant de l’ordonnance ci-dessus. A Paris ce 4 mai 1781 [Signé] De Robespierre

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18 Document 5 12-18 mai 1781. Robespierre reçoit 60 livres pour les frais de sa thèse de licence en droit (AN, H 2491) A Messieurs les administrateurs du college de Louis le Grand Supplie de Robespierre boursier du college d’arras, étudiant en droit au college de Louis le Grand, de vouloir bien lui accorder la somme que le bureau est dans l’usage de donner aux étudians en droit, pour les aider à supporter les frais de leurs theses, et qu’il a avancée pour ceux de sa these de licence, qu’il vient de soutenir. A Paris, ce 12 mai 1781 [Signé] De Robespierre [Signé] Bérardier, p[rinci]pal Bon pour la somme de soixante livres qui sera payée par les deniers du collège d’arras. Fait au bureau d’administration le dix sept may 1781. [Signé] Rolland. Devilliers. Sainfray. Estienne. Chuppin. Rat de Mondon. Registré au 3e registre des Ordces f° 121 v°, n° 7835 [Signé] Reboul Recu la somme de soixante livres portée en l’ordonnance ci-dessus. A Paris ce 18 mai 1781 [Signé] De Robespierre

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19 Document 6 5-7 juillet 1781. Robespierre obtient 60 livres pour les frais de sa thèse de droit français (AN, H 2491) A Messieurs les administrateurs Supplie de Robespierre boursier du college d’arras, étudiant en droit au college de Louis le grand, de vouloir bien lui accorder la rétribution accoutumée pour la these de droit françois, qu’il vient de soutenir. Bon pour la somme de soixante livres a paier des derniers du collège d’arras au S. de Robespierre. Fait au bureau le cinq juillet mil sept cent quatre vingt un. [Signé] Sainfray. Rolland. Estienne. Registré au 3e registre des ordces f° 137 v°, n° 8106e [Signé] Reboul Reçu la somme de soixante livres portée en l’ordonnance de l’autre part. Dont quittance à Paris ce 7 juillet 1781 [Signé] De Robespierre

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20 Document 7 19 juillet-6 août 1781. Robespierre reçoit une gratification de 600 livres à l’issue de ses études (AN, H 2491) Par délibération prise au bureau d’administration du college de Louis-le-Grand, le dix neuf juillet mil sept cent quatre vingt un, étant au 11me registre des délibérations dudit

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bureau d’administration, folio 71me r°22. Appert le bureau, sur le compte rendu par M. le principal des talents éminents du S. de Robespieres [sic] boursier du college d’Arras, lequel est sur le point de terminer son cours d’études, de sa bonne conduite pendant douze années et de ses succès dans le cours de ses classes, tant aux distributions des prix de l’université, qu’aux examens de philosophie et de droit, avoir unanimement accordé aud. Sr de Robespieres une gratification de la somme de six cent livres, laquelle lui sera payée par M. le grand maitre des deniers du college d’Arras ; et lade somme sera allouée à M. le grand maitre dans son compte, en rapportant expedition de la présente délibération et la quittance dudit Sr de Robespieres. Délivré par moi, secrétaire du bureau d’administration soussigné, lesdits jours & an. [Signé] Reboul Reçu la somme de six cens livres pour les causes enoncées en la déliberation dont extrait est de l’autre part, à Paris ce 6 août 1781. [Signé] De Robespierre Vu [Signé] Delonchamps

NOTES

1. Depuis 1766, le collège d’Arras rassemble huit boursiers, quatre à la nomination de l’abbaye Saint-Vaast, originaires d’Arras ou de son diocèse, et quatre à la nomination libre du bureau d’administration du collège Louis-le-Grand (AN, H 2524, f° 1 r°) ; Maximilien de Robespierre est l’un des boursiers à la nomination de l’abbé de Saint-Vaast. Voir aussi Marie-Madeleine COMPÈRE, Les collèges français. 16e-18e siècles. Répertoire 3 - Paris, Paris, INRP, 2002, p. 75-76, 225-237. 2. Gérard WALTER, Maximilien de Robespierre, Paris, Gallimard, 1989, p. 20. 3. Maximilien de Robespierre entre à Louis-le-Grand le 13 octobre 1769, exactement un mois après la signature de ses lettres de provision de boursier par l’abbé de Saint-Vaast ; il en sort le 30 septembre 1781, quelques mois après l’obtention de sa licence en droit. Sa bourse est ensuite attribuée à son frère Augustin, le 13 octobre 1781. Celui-ci entre au collège d’Arras de Louis-le- Grand le 3 novembre 1781, et en sort le 30 septembre 1787 (voir AN, H 2524, état des boursiers de Louis-le-Grand, 1764-1792, f° 2 r° et H 2555, provisions des bourses de Maximilien de Robespierre et de son frère Augustin). 4. Bib. historique de la ville de Paris (désormais BHV Paris), 125138 : Recueil de toutes les délibérations importantes prises depuis 1763 par le bureau d’administration du collège de Louis-le-Grand et des collèges y réunis, Paris, Pierre-Guillaume Simon, 1781. 5. AN, H 2395 (oct. 1770 - oct. 1777), H 2396 (oct. 1777 – oct. 1778), H 2397 (oct. 1778 – oct. 1779), H 2398 (oct. 1779 – oct. 1780), H 2399 (oct. 1780 – oct. 1781). 6. Au XVIIIe siècle, ce régime leur permet de valider une licence en deux trimestres de cours seulement. Hervé LEUWERS, L’invention du barreau français, 1660-1830. La construction nationale d’un groupe professionnel, Paris, Éd. EHESS, 2006, p. 20. 7. LE BLOND DE NEUVÉGLISE [abbé PROYART], La vie et les crimes de Robespierre, surnommé le tyran, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, Augsbourg, 1795, p. 25-26.

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8. BHV Paris, 10452, par exemple année 1776 9. LE BLOND DE NEUVÉGLISE [abbé PROYART], op. cit., p. 58. 10. Nous en donnons une version corrigée dans le tableau ci-dessus. 11. Précisons que les fonds comptables de Louis-le-Grand nous apprennent qu’à l’issue de sa licence en droit, le boursier Augustin Robespierre fut également récompensé d’une gratification, cette fois de 300 livres, « pour la fin des études qu’il a faites d’une manière distinguée ». La décision du bureau d’administration du collège Louis-le-Grand est datée du 20 décembre 1787. Voir AN, H 2491, bordereau du 15e compte du collège d’Arras et H 1555, Notes sur le 15e compte du collège d’Arras. 12. En 1780-1781, 41 % des élèves qui terminent leur classe de physique de Louis-le-Grand obtiennent à la fin de l’année la maîtrise ès arts (Boris NOGUÈS, « La maîtrise ès arts en France aux XVIIe et XVIII e siècles. Rites universitaires, épreuves scolaires et usages sociaux d’un grade », Histoire de l’éducation, n° 124, 2009, p. 128). 13. Boris NOGUÈS, op. cit., p. 129-132. 14. Abbé PROYART, Louis XVI et ses vertus aux prises avec la perversité de son siècle, Paris, Société typographique, 1808, p. 460. 15. AN, H 2396, sixième compte du collège d’Arras (1777-1778). 16. LE BLOND DE NEUVÉGLISE [abbé PROYART], op. cit., 1795, p. 44. 17. AM Arras, Ms 1953, pièce 3, l.a.s. de Robespierre à une demoiselle, dite aux serins, 22 janvier 1782 (Œuvres de Maximilien Robespierre, éditées par la SER, en 11 volumes – désormais OMR -, t. III-1, p. 23-24). 18. Gérard WALTER, op. cit., 1989, p. 22-23. La lettre est en fait de 1786, et non de 1776 (reproduite dans OMR, III-1, p. 21). 19. LE BLOND DE NEUVÉGLISE [abbé PROYART], op. cit., 1795, p. 42-43 (reproduite dans OMR, t. III-1, p. 22). 20. Lettre publiée dans Le Temps du 17 avril 1889 (p. 2-3), à l’occasion de sa mise en vente à l’hôtel Drouot ; elle est reproduite dans les OMR, t. III-1, p. 22-23. Dans la transcription du Temps, elle est datée du 26 octobre 1779, ce qui semble en contradiction avec l’affirmation de Robespierre qui, dans la lettre, précise qu’il sort de sa philosophie. La lettre daterait-elle de 1778 ? 21. Les deux signatures se retrouvent à la suite de l’acte de baptême de la sœur de Robespierre, Henriette Eulalie Françoise. Voir Arch. dép. du Pas-de-Calais, 5 Mi 41, R 16, naissance et baptême le 28 décembre 1761, Arras, paroisse Saint-Étienne. 22. La délibération originale est conservée aux AN, MM 315, f° 71 r°-v°. Elle a été publiée dans le Recueil de toutes les délibérations importantes..., op. cit., p. 211 (page numérotée par erreur 213).

AUTEUR

HERVÉ LEUWERS Université Lille 3, UMR-CNRS 8529 IRHiS 4 Grande Voie, 62173 Rivière [email protected]

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Nouvelles pièces sur Robespierre et les colonies en 1791

Jean-Daniel Piquet

1 Les tomes VI et VII des Œuvres de Robespierre contiennent de très nombreux comptes- rendus de journaux relatifs à ses interventions comme député à l’assemblée Constituante ou comme membre du club des Jacobins. Toutefois, certains articles de presse ne figurent dans ces volumes que sous la forme de mention, faisant l’impasse sur l’intégralité des articles. Les éditeurs des Œuvres n'estimaient pas alors leur apport indispensable à la connaissance du personnage. Pourtant toutes ces sources, exploitées dans leur totalité, se révèlent importantes pour notre compréhension de ses combats et afin d’apprécier sa trajectoire idéologique. Nous proposons, ici, quelques mises à jour à partir d’un appareil documentaire varié sur ses rapports au monde colonial. D’autant que sa célèbre apostrophe : « périssent les colonies », qui lui est attribuée le 13 mai 1791 lors du grand débat sur les colonies, et qui nous intéresse tout particulièrement, doit être recontextualisée afin d’en comprendre tout le sens et la portée. Concernant cette intervention, les éditeurs des Œuvres de Robespierre ont relevé six journaux l’ayant commentée. Il s’agit du Journal du Soir des frères Chaignaud, Le courrier des LXXXIII départements, Le point du Jour, La Gazette nationale, ou extrait… [sic], l’Ami des patriotes, d’Adrien Duquesnoy et La Bouche de fer de l’abbé Claude Fauchet1.

2 Nous limiterons notre attention à l’analyse des deux derniers en raison de leur important apport interprétatif. Nous commenterons trois extraits de presse tirés de ces deux journaux qui, sans apporter d’informations radicalement nouvelles, permettent cependant de mettre en avant les opinions opposées des contemporains sur cette fameuse phrase. Pour certains, il s’agit d’une simple réaction indignée de Robespierre à la suite du remplacement du mot « esclave » par « non-libres ». D’autres l’expliquent comme relevant d’une dénonciation isolée, mais résolue, de l’esclavage, dont la constitutionnalisation fut réclamée et obtenue le 13 mai 17912. Mais la première interprétation serait arrivée jusqu’à nous par l’intermédiaire de l’historiographie du XXe siècle, tout particulièrement Jean Jaurès, qui aurait feint d’y percevoir une attitude « un peu pharisienne »3, afin de jeter le discrédit sur « l’infâme décret du 13 mai ». Aucun journal, en mai 1791, toujours selon des croyances répandues, n’aurait perçu le

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subtil distinguo sémantique entre esclaves et non-libres. Au contraire, tout le monde aurait vu dans la protestation de Robespierre une volonté de pourfendre l’esclavage. Ces deux opinions contradictoires cohabitent pourtant dans les deux journaux mentionnés par les éditeurs des Œuvres de Maximilien Robespierre que nous nous proposons ici de commenter.

3 Enfin, la consultation d’un troisième journal nous permet également de relever l’existence de la présence de Robespierre dans une séance du club des jacobins du 25 septembre 1791. Proche de l’interprétation qu’en donnait Claude Mazauric dans sa nouvelle introduction aux Œuvres de Robespierre, son rédacteur, Antoine Gorsas, pourtant antiesclavagiste, présente le député d’Arras comme ponctuellement modéré4.

Adrien Duquesnoy et Augustin Cochin et « la sensibilité factice » de Robespierre

4 Adrien Duquesnoy, rédacteur de l’Ami des Patriotes, député lorrain et patriote de l’assemblée Constituante, est considéré, en mars 1791 par les monarchiens, comme un appartenant au « côté gauche »5 de l’Assemblée ; un peu plus tard, le 12 mai 1791, les lobbies coloniaux le dénoncent en compagnie de 297 autres constituants comme ayant voté « pour l’Angleterre et pour le sacrifice des colonies »6. Mais Duquesnoy ne participa à ces débats que par écrit dans deux numéros successifs de son hebdomadaire : L’Ami des Patriotes. « Quoi qu’il en soit, je ne sais si la question est insuffisamment éclaircie ; mais je n’ai vu personne prouver que la perte de nos colonies soit une suite nécessaire du rejet du décret proposé. J’ai ouï répéter souvent cette assertion, mais la preuve me paraît lui avoir manquée ; et je ne dissimulerais pas que si cette preuve était acquise, je serais loin de dire avec M. Robespierre : Périssent nos colonies ! Car je ne serais pas sans crainte qu’avec elles, ne périssent nos richesses & les forces nécessaires pour maintenir notre liberté. Ces idées exagérées ne sont jamais vraies ; elles sont rarement présentées de bonne foi ; elles viennent toujours à des hommes qui n’ont qu’une sensibilité factice, dont le cœur est froid & la tête ardente. Déjà l’assemblée s’est crue forcée de faire un grand sacrifice à l’intérêt national ; elle a décidé qu’elle ne se prononcerait sur l’état des esclaves (1) que sur la demande formelle et spontanée des assemblées coloniales (sic) […] Le décret est porté ; et je couvre la loi du manteau de la prudence. » (N° XXV 14 mai 1791, l’Ami des patriotes, p. 268-269)

5 Note 1 : « M. Robespierre a fait beaucoup de déclamations pour empêcher qu’on n’employât le mot esclave, et pour qu’on lui substitua les mots non libres. Quelle ridicule petitesse ! Comme s’il y avait la plus légère différence dans les choses, ou comme si celle qui est dans les mots méritait qu’on fit perdre à l’assemblée une seconde de son temps. »

6 Une semaine plus tard, il revient de nouveau sur le sujet : « Si les députés des colonies veulent sincèrement, comme je le crois, maintenir la paix et la constitution dans leur pays, ils doivent exposer franchement l’état de la question, faire connaître la disposition des esprits. Se dire que si quelques insensés sans talent, sans expérience, sans moyens mêmes de le dire, d’en acquérir s’écrient avec une ridicule emphase : Périssent nos colonies ! Les hommes éclairés, les vrais citoyens, les vrais amis de la société française sont loin d’adopter une telle doctrine qu’ils mettent à la conservation de cette partie de la propriété française, le prix que l’on doit mettre à conserver son héritage et les moyens d’existence ». (XXVI 21 mai 1791, l’Ami des patriotes, p. 280)

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7 Ces deux extraits d’articles montrent qu’au final le distinguo sémantique esclaves - non libres n’est pas une invention unique ou une interprétation ultérieure de Jean Jaurès et que le côté gauche du temps, favorable à la cause des hommes de couleur libres, était loin de se ranger derrière l’apostrophe de Robespierre ; au moins l’un d’entre eux entendit le faire savoir ! Mais, même avant les travaux de Jean Jaurès, les deux articles de l’Ami des Patriotes ont peut-être connu un écho auprès d’autres historiens. Ainsi, la distinction entre esclaves/non libres est déjà observée en 1861 dans L’abolition de l’esclavage d’Augustin Cochin. On remarque également que le décret du 13 mai 1791 n’y a pas été davantage oublié par son auteur, tout comme il l’avait été également relevé soixante-dix ans plus tôt par Duquesnoy. Cochin (1823-1872), prêtre libéral opposant au Second empire, s’était engagé dans le second mouvement abolitionniste, qui aboutit au décret d’avril 1848. Dans le premier chapitre de son livre, il commente la première abolition et son insertion dans les projets constitutionnels français qu’il confronte aux projets constitutionnels des États-Unis. Sa lecture est intéressante pour notre propos : « […] L’assemblée décréta l’article suivant : « L’assemblée décrète, comme article constitutionnel, qu’aucune loi sur l’état des personnes non-libres7 ne pourra être faite pour les colonies que sur la demande formelle et spontanée des assemblées coloniales. Moreau de Saint-Mery, député de la , avait proposé de dire nettement : l’état des esclaves ; Robespierre s’y opposa ; on hésita entre cultivateurs, hommes chargés de la culture, ceux dont les bras sont employés à la culture 8, on revient au mot personnes non libres. Pareil silence avait désarmé quatre années avant, sur un autre continent les scrupules des rédacteurs de la constitution des États-Unis. On n’osa pas dire qu’il y avait des esclaves et on n’osa pas dire qu’il n’y en aurait plus. On abolit le mot, on n’abolit pas la chose. Rassurée, l’assemblée Constituante reprit la discussion sur les droits des hommes de couleur libres […] »9.

8 Le succès de l’ouvrage traduit deux ans plus tard aux États-Unis10, laisse supposer que Jean Jaurès en avait connaissance lorsqu’il décida d’insérer une partie sur les débats autour de la question coloniale à l’Assemblée constituante dans son Histoire socialiste de la Révolution française. Toutefois, la cause n’est évidemment pas pour autant entendue. Le caractère unique des commentaires de l’Ami des Patriotes, - du moins à notre connaissance - ne doit pas pour autant obscurcir notre jugement. Et a fortiori, Robespierre n’avait pas forcément eu connaissance des projets de rédaction américains. Toutefois cette gêne signalée par Jaurès correspond bien à une réalité historique qui prend naissance à la fin du XVIIIe siècle.

La bouche de fer : Robespierre résolument anti esclavagiste

9 Mais nous disposons aussi d’un commentaire absolument opposé à celui de l’Ami des Patriotes : celui tiré de la Bouche de Fer, qui fut en 1867 signalé par Ernest Hamel, mais paradoxalement absent des Œuvres de Maximilien Robespierre.

10 Commençons par le citer : « C’est avec joie que l’on a entendu des députés menacés de perdre les colonies dire soyons pauvres mais vertueux ; si c’était la maxime individuelle de tous, la France serait sauvée. Le grand J.M a voulu prouver que la liberté est un droit de nature et celui de cité fait partie des droits d’un homme. Quelle puissance peut la lui ôter ? Quelle liberté lorsque quelques quelques-uns peuvent dire à plusieurs, nous ne voulons pas que nous soyons membres actifs dans le corps social ; soyez passifs,

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c’est une liberté à la JF Maury, Robespierre dans cette séance a développé l’âme d’un Français, combien il était grand au milieu de ces préjugistes (sic) et de ces vendeurs d’hommes qui sont partis avant et après lui (sic). » (La Bouche de Fer, n° 56, p. 292-293).

11 Ce texte à la forme classique correspond à l’image que la majorité des patriotes se faisaient de l’Incorruptible en 1791. Si le texte n’est pas signé, nous connaissons grâce à Ernest Hamel son auteur : l’abbé Claude Fauchet11. Conformément à ses convictions religieuses, Fauchet donne à la formule une philosophie ascétique ; Robespierre lui apparaît comme l’adversaire de tous les oppresseurs des Noirs, qu’ils soient ségrégationnistes, négriers ou planteurs. Aucune transaction avec eux ne lui paraît envisageable.

Une vision médiane : le Courrier des 83 départements (septembre 1791) : un Robespierre prudent mais résolu

12 Nous savons par le recueil d’Alphonse Aulard, que deux journaux rendirent compte des débats au Club des jacobins de la séance du 25 septembre 1791 (Le Journal des débats de la Société des Amis de la constitution et Le Journal de la Révolution12) au terme desquels les députés Barnave, Charles et Alexandre Lameth, Adrien Duport et Goupil de Prefeln furent radiés pour avoir fait révoquer la veille le décret du 15 mai 1791. Quatre individus y sont mentionnés comme ayant pris part à ces débats : le sociétaire Étienne Polverel ainsi que les députés Anthoine, Gauthier de Biauzat et Régnier.

13 Mais un quatrième journal, le Courrier des 83 départements, adopte une méthode inverse d’ailleurs non dénuée de sens politique. Le journal indique, en effet, des informations tout à fait différentes. Société des Amis de la Constitution « La société de Versailles avait rayé M. C. Lameth de la liste de ses membres. Nous le jugeons bien moins, disent-ils, sur ses discours & ses opinions que sur les faits. Avant-hier la société de Paris, qui s’est rappelé sans doute des principes d’égalité dont Charles et Alexandre s’étaient montrés les défenseurs du temps où ils se couvraient de patriotisme & surtout du serment fait à la tribune par l’un des deux, de défendre à leur détriment la cause des gens de couleur opprimés ; par cette considération et mille autres à l’appui, la société a arrêté de rayer pour toujours de leurs registres, les noms de ces 2 hommes amphibies. M.M. Bureau [sic], Duport & Goupil ont reçu le même affront. Il a été arrêté en outre que l’expédition de cet acte de justice serait adressée d’office à toutes les sociétés affiliées. « MM. les analystes aux gages de la liste civile, ne manqueront pas d’éclater contre cette délibération, & d’en attribuer le résultat aux FACTIEUX, Pétion, Robespierre, Roederer etc... (N.B. Ces députés n’ont aucune part à la délibération & n’étaient pas présents aux séances) ».

14 Situation exceptionnelle, sinon unique, puisque nous nous trouvons ici devant un texte soulignant l’absence de Robespierre lui-même et non plus sa présence active ! Les éditeurs des Œuvres furent-ils troublés par cette découverte ? Ils consultaient méticuleusement le recueil d’Aulard et pour cette séance n’ont pas dû manquer d’étendre leurs recherches au reste de la presse comme ils le firent pour la séance du 13 mai 1791 au cours de laquelle Robespierre, président de séance, refusa la parole à Charles de Lameth au profit de Julien Raimond. Le Courrier des LXXXIII départements ne

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leur est pas non plus inconnu, comme le montre la liste de journaux dépouillés utilisés pour l’édition des Œuvres.

15 Les Œuvres nous présentent toujours Robespierre, selon l’expression d’Adrien Duport, comme une « chaire de droit naturel »13. Selon Gorsas, l’Incorruptible adopta dans ces circonstances un profil bas, tout comme Pétion, Roederer et quelques autres (etc…)14. Dans d’autres circonstances, le silence de Robespierre, en février 1794, à propos du décret d’abolition de l’esclavage, a été interprété par Claude Mazauric comme une volonté d’éviter des polémiques inutiles15. Pourtant, en septembre 1791 déjà, sur la question de la violation des droits des hommes de couleur libres (il s’agissait alors de retirer à un certain nombre d’entre eux le bénéfice des droits politiques que leur avait concédé le décret du 15 mai), un contemporain classé alors à gauche comme Gorsas avait jugé utile de fournir cette information sur l’absence du député d’Arras. Cette attitude refléterait-elle l’existence d’une gêne au sein du Club des jacobins, consécutive à des propos radicaux tenus par les députés nommés ?

16 On pourrait aussi l’interpréter comme un signal adressé à quelques feuillants que le décret du 24 septembre 1791 (qui révoquait celui du 15 mai) révulsait, afin de les inviter à les rejoindre. Quoi qu’il en soit, les remarques de Gorsas dénotent une approche politique parfois complexe des droits de l’homme dans les colonies pour de nombreux Jacobins.

NOTES

1. Maximilien ROBESPIERRE, Œuvres, Paris, Phoenix, (réédition) 2000, tome 7, p. 365. 2. Florence GAUTHIER, « Périssent les colonies plutôt qu’un principe, de Jaucourt à Marx ! en passant par Robespierre et Desmoulins », dans Florence GAUTHIER (dir.), Périssent les colonies plutôt qu’un principe Contributions à l’histoire de l’abolition de l’esclavage, 1789-1804, Paris, Société des études robespierristes, 2002. Collection études révolutionnaires n°2, 117, p. 91-103. 3. Jean JAURÈS, Histoire socialiste de la Révolution française La Constituante tome 1 Paris, Éditions sociales, 1968, p. 862. 4. Maximilien ROBESPIERRE, op. cit ; tome 1, Présentation par Claude MAZAURIC, p. 9-10. Voir aussi Jean-Daniel PIQUET, « Robespierre et la liberté des Noirs en l’an II, d’après les archives des comités et les papiers de la commission Courtois », AHRF, n° 323 ; janvier–mars 2001. 5. «Liste par ordre alphabétique de baillage et sénéchaussée de M.M. les députés de la majorité de l’Assemblée nationale vulgairement appelés le côté gauche ou les enragés se disant patriotes » 30 mars 1791 ; on y recense 624 députés signataires du serment du Jeu de paume. Voir Edna LEMAY, Dictionnaire des constituants, Paris, 1991. L’auteur donne cette information dans chacune des notices des députés mentionnés dans la liste. Plusieurs individus, hostiles en mai 1791 à la cause des hommes de couleur libres, en font partie : Barnave, les Lameth, Goupil de Prefeln, le duc d’Aiguillon, Moreau de Saint-Mery, Gouy d’Arcy, Jean Baptiste Gérard. 6. Archives Parlementaires, annexe à la séance du 12 mai 1791, tome 26, p. 25-26 ; lettre de Boissy d’Anglas datée du 13 mai 1791 et publiée dans le Patriote Français du 15 mai 1791. Boissy y indique l’existence de 298 votants dont lui-même ; mais la liste reproduite aux AP contient 274 noms. Citons-en une vingtaine de sensibilités diverses : Robespierre, Pétion, Grégoire, Buzot, Lafayette,

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Sieyes, Talleyrand, Barère, Duport, Roederer, Lanjuinais, Gauthier de Biauzat, Tracy, le Père Michel Gérard, Durand-de-Maillanne, Rabaut de Saint-Étienne, Camus, Anthoine, Régnier, Dupont de Nemours, Jean- Louis Monneron. Seuls les deux derniers députés entrés tardivement à l’assemblée sont absents de la liste de mars 1791. 7. Les italiques ont tous été insérés par Cochin. 8. Il s‘agit en fait des projets de rédaction définitifs de la loi, proposés par Dupont de Nemours entre le 15 et le 29 mai 1791. 9. Augustin COCHIN, L’abolition de l’esclavage, Guillaumin, 1861 p. 8-9 ; Desormeaux, Fort-De-France, 1979, p. 9-10. La première édition du livre a été numérisée sur Internet. 10. Idem, The Results of Emancipation, traduit par Mary L. Booth, Boston, 1863. 11. Ernest HAMEL, Histoire de Robespierre, 2 vol tome 1, p. ,344. Claude Fauchet sera député girondin du Calvados, mais ne fut jamais membre de la Société des Amis des Noirs. 12. Alphonse AULARD, Recueil des actes de la société des jacobins, tome 3, p. 149. 13. Duport employa l’expression dans un discours prononcé le 18 mai 1791 où le député se montrait favorable, contre l’avis de Robespierre, à la réélection des députés. Dans ses mots, il ne s’agit pas d’un compliment. Robespierre était selon lui coupé des réalités. 14. Le « etc » vise probablement l’abbé Grégoire, ainsi que les députés de l’Île de France, Jean- Louis et Antoine Monneron engagés depuis mai 1791 dans ce combat. 15. Maximilien ROBESPIERRE, op cit. Voir note 4

AUTEUR

JEAN-DANIEL PIQUET Courriel : [email protected]

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Comptes rendus

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Lia van der HEIJDEN et Jan SANDERS (éds.), De Levensloop van Adriaan van der Willingen (1766-1841). Een autobiografie uit een tijdperk van overgang Hilversum, Verloren, 2010, 732 p., ISBN 978-9-0870-4179-3

Annie Jourdan

RÉFÉRENCE

Lia van der HEIJDEN et Jan SANDERS (éds.), De Levensloop van Adriaan van der Willingen (1766-1841). Een autobiografie uit een tijdperk van overgang, Hilversum, Verloren, 2010, 732 p., ISBN 978-9-0870-4179-3

1 Cet ouvrage fait partie d’une série d’Ego-documents publiés par Rudolf Dekker, Arianne Baggerman, G. J. Johannes et Pieter Stokvis. Entreprise dans les années 1990, cette série publie des journaux intimes, des mémoires, des lettres ou des récits de voyages rédigés entre le XVIe siècle et 1814. Une seconde série se concentre sur 1814-1914. La plus ancienne est particulièrement intéressante pour les historiens modernistes, et notamment pour l’histoire des révolutions du XVIIIe. Récemment, Arianne Baggerman constatait toutefois que ces récits avaient souvent subi des corrections et des altérations, comme si leurs auteurs avaient voulu modifier leurs convictions, leurs perceptions et leurs engagements du passé. Parfois, il est possible de lire au travers des ratures et de reconstituer ce qui était écrit à l’origine. Souvent, ce ne l’est pas. Cela vaut évidemment plus encore pour la période révolutionnaire, où les acteurs vieillissants ne tenaient pas à ce que la postérité apprenne ce qu’ils avaient pensé, désiré, accompli et vécu durant leur jeunesse. Certains, trop compromis, ont même brûlé leurs papiers. L’ouvrage recensé ici n’a pas subi ce sort. Il ressort quasiment indemne du grenier où il

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avait été déposé. L’auteur, Adriaan van der Willingen, est désormais connu comme l’auteur incontournable d’une Histoire de la peinture néerlandaise depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle, dont le premier tome parut en 1816. Cela ferait presque oublier ses frasques de jeunesse.

2 Adriaan van der Willingen en effet n’a pas toujours été l’historien d’art respectable, décrit par les dictionnaires biographiques du XIXe siècle. Dans sa jeunesse, il refuse tout d’abord l’emploi d’agent de commerce auquel le destine son père. Il hésite entre plusieurs métiers avant de s’engager dans l’armée où il peut du moins voyager et faire son apprentissage du monde. Plus attiré par les idées nouvelles des patriotes que par le conservatisme du corps où il se trouve, il devient franc-maçon et démissionne afin de se consacrer à ce qu’il affectionne vraiment : la littérature, les sciences et les arts. Né protestant à Rotterdam, il choisit pourtant de résider dans le très catholique Brabant, où il fréquente notamment Pieter Vreede – qui deviendra le chef des radicaux hollandais et un des directeurs influents de la République batave. En 1792, il voyage en Belgique dans l’espoir d’en savoir plus long sur la Révolution française. À Bruxelles, il danse autour de l’arbre de la liberté et rencontre le général Dumouriez. Une jeune Belge le séduit. Elle est francophile et l’entraîne au club des jacobins de la ville. Sa ferveur est si contagieuse que le jeune Hollandais se prend à rêver de principes vraiment républicains. Il lui faudra attendre trois années encore avant de les voir se réaliser en Hollande et avant que sa ville de Tilbourg ait son propre club jacobin. Bientôt il est lui-même élu bailli et traverse sans encombre la révolution batave, à laquelle il participe donc au second plan, mais non sans enthousiasme. Durant le Consulat, il se rend à Paris et constate avec regret les changements opérés dans les beaux principes de 1789. Il n’en demeure pas moins curieux de voir ce qui s’y passe. Il décrit ainsi un Paris réconcilié et paisible, tout à la fois luxueux et misérable selon les quartiers. Il est sensible en effet non seulement aux chefs-d’œuvre exposés au Louvre ou aux curiosités du Jardin des Plantes et du Musée d’histoire naturelle, mais encore aux conditions de vie des Parisiens. Il n’oublie pas par ailleurs de croquer les sorties et cortèges où se produit Bonaparte, dont il aime décrire le physique et l’entourage. Notamment les mamelucks qui décidément l’impressionnent. De là l’importance de ce récit qui touche à l’histoire tant politique, culturelle, scientifique, artistique, que sociale. Le voyage de Paris de 1802-1805 donnera du reste matière à une publication en trois volumes sous le titre de Paris au début du dix-neuvième siècle (Parijs in den aanvang van de negentiende eeuw, Haarlem, 1806-1807). Un ouvrage qui sert encore de référence aux historiens qui souhaitent en savoir plus long sur la capitale du Premier Empire.

3 Ces mémoires, tout comme ceux de Donker Curtius édités par Maarten van Boven sous le titre Afscheid van de Wereld. De autobiogragie van Boudewijn Donker Curtius (1746-1832) (Hilversum, Verloren, 2010) illustrent à merveille ce que fut la vie des hommes durant ces temps mouvementés. Pour les Hollandais, ils recouvrent plus d’années encore, puisqu’ils s’amorcent vers 1780 et ne s’achèvent qu’avec Waterloo. Entre-temps, ils auront vécu les milices et les cérémonies patriotiques, les pillages prussiens, une restauration orangiste vengeresse, l’invasion des troupes françaises, la révolution batave, sans oublier la création d’une monarchie bonapartiste, avant d’assister à l’annexion à la France qui allait de pair avec la banqueroute des deux tiers, la conscription, la censure et la police. Donker Curtius faillit même devenir une des victimes du préfet Stassart quand il s’avéra refuser d’envoyer son fils à Paris pour jouer le garde d’honneur. Tous ces hommes n’étaient évidemment pas patriotes. Van der

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Willingen partageait les idéaux de la Révolution française, mais Donker Curtius, bien que patriote modéré, exécrait la souveraineté populaire et se méfiait de la démocratie représentative. Il préférait discuter avec Louis, roi de Hollande, dont il devint un familier après 1806.

4 Pour en savoir plus long sur cette série et sur les mémoires retrouvés et recensés par Arianne Baggerman, Rudolf Dekker et leur équipe, voir le site accessible aussi en anglais : www.egodocument.net/repertorium.html

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Emmanuel TRONCO, Les Carlistes espagnols dans l’Ouest de la France, 1833-1883 Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, 346 p., ISBN 978-2-7535-1119-4, 20 €.

Jean-Clément Martin

RÉFÉRENCE

Emmanuel TRONCO, Les Carlistes espagnols dans l’Ouest de la France, 1833-1883, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, 346 p., ISBN 978-2-7535-1119-4, 20 €.

1 Les guerres conduites en Espagne par les partisans carlistes pendant tout le XIXe siècle ont eu pour conséquence l’exil de milliers de vaincus dans les pays européens et notamment en France au moment où les légitimistes nationaux étaient eux-mêmes en butte à l’hostilité des gouvernements successifs. L’épisode est cependant l’occasion d’échanges continuels entre populations politiquement engagées dans un contexte de guerre civile et de mobilisation européenne. Il demeure mal connu en France, malgré quelques travaux anciens, ce qui donne un intérêt à ce livre, au-delà des imperfections qui l’entachent. L’auteur mène en définitive deux enquêtes qui demeurent mal articulées entre elles : d’une part, le récit des rapports entre les gouvernements français et les carlistes en guerre, d’autre part, l’étude du refuge carliste dans l’Ouest, terre sensible dans laquelle les réfugiés sont interdits et pourtant présents. Le livre se clôt sur un portrait global d’une société des réfugiés.

2 Cette imbrication d’approches peut se justifier, mais outre le fait que seule la deuxième partie du livre correspond au titre, elle mêle les sources et les points de vue, introduit des rappels historiographiques sur la Contre-Révolution, la ou la Vendée, entre des analyses fondées sur des sources diplomatiques et sur des coupures de presse et des recueils de faits glanés dans les fonds d’archives départementaux. Entre ces

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niveaux disparates, l’auteur n’adopte pas une méthode claire. S’il donne, dans la première partie, un résumé documenté des rapports entre les gouvernements français successifs et les nébuleuses carlistes, il le fait via des extraits de presse dont on peut douter de l’intérêt et de la validité (quelle est la place du journal Le Charentais en France ?). La complexité de la situation est ainsi renforcée par une indécision venue des sources, traduite dans le livre par l’insistance sur les « bruits ». Le décalage entre le niveau d’explication, celui des gouvernements, et celui des sources utilisées, crée un malaise, renforcé par la rapidité des discussions historiographiques, souvent incomplètes et aux conclusions péremptoires et peu claires (par exemple, p. 150-151). On trouvera pourtant dans ce travail beaucoup d’éléments intéressants, de renseignements sur les effectifs, sur les attitudes des populations et des administrations, qui obligent à voir qu’au-delà des positions tranchées, les transactions ont été la règle et que les enquêtes précises et érudites gardent toute leur pertinence.

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Stéfanie PREZIOSO et David CHEVROLET (dir.), L’Heure des brasiers. Violence et Révolution au XXe siècle Lausanne, Éditions d’En Bas, 2011, 326 p., ISBN 978-2-8290-0383-7, 22 €.

Jean-Clément Martin

RÉFÉRENCE

Stéfanie PREZIOSO et David CHEVROLET (dir.), L’Heure des brasiers. Violence et Révolution au XXe siècle, Lausanne, Éditions d’En Bas, 2011, 326 p., ISBN 978-2-8290-0383-7, 22 €.

1 Ce recueil de dix-neuf articles précédés d’une introduction qui les présente et les résume est pour partie, comme une note le signale, tiré d’un colloque sur le thème cité par le sous-titre. L’initiative est tout à fait bienvenue. Comme l’écrivent les maîtres d’œuvre, le besoin est réel de faire face aux « hémorragies sémantiques » qui affectent les mots « révolution » et « violence ». Comment voir « en oblique » « le lien tragique » entre politique révolutionnaire et violence pourrait être le fil rouge de ce livre qui remet en cause les habitudes de pensée. Il est nécessaire, en effet, de ne pas être instrumentalisé par des approches privilégiant systématiquement le point de vue des victimes, comme c’est souvent le cas actuellement lorsque le décompte des morts tend à être la pierre de touche des jugements, et de ne pas perdre de vue la nécessité de donner du sens au processus révolutionnaire lui-même. Les « horizons de légitimité » sont donc ainsi en cause et l’objet des communications qui suivent.

2 Celles-ci sont très disparates, allant de la période révolutionnaire du XVIIIe siècle aux manuels scolaires actuels en Suisse, en passant par une réflexion sur Hannah Arendt, sur Frantz Fanon et Amilcar Cabral, ou l’historien Franco Venturi, les violences de l’extrême gauche des années 1970, les expériences coloniales et cubaines, la théologie de la libération, la guerre civile espagnole de 1936 et les expériences des résistants allemands anti-nazis… Entre étude de cas et analyse méthodologique, l’écart est

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considérable, minimisé dans l’introduction qui, en annonçant notamment les articles consacrés à l’Espagne, commet pratiquement un contre-sens sur les conclusions nuancées de ces textes. L’indécision n’est évidemment pas levée au sortir du livre, mais ce n’était pas un objectif raisonnable tant la question est complexe. Des indications subtiles et fécondes sont proposées cependant par plusieurs auteurs insistant sur la complexité des « révolutionnaires » comme les partisans de la théologie de la libération ou Frantz Fanon intégrant la violence dans un processus plus large qui veut rompre tout enchaînement inéluctable ; comme par les lectures de la guerre civile espagnole ou des années de plomb italiennes montrant les mécanismes de radicalisation à l’œuvre. Le souci de la contextualisation donne à ces articles, comme à l’approche de la violence à Cuba, un intérêt que ne possèdent pas, disons le, les articles qui ouvrent le recueil sur la Révolution française. En réifiant la violence et en ne retenant que des principes, Philippe Braud met en scène une mécanique ami/ennemi qui ne correspond pas à la politique utilisant les revendications de violence et les limitant pour tomber dans un schéma réducteur où la Terreur détruit logiquement des ennemis ; ce que les faits démentent. L’approche de Sophie Wahnich amalgame le massacre du 17 juillet 1791, la manifestation du 20 juin 1792 et l’insurrection du 10 août suivant pour tout ramener au besoin de vengeance inassouvi. Gommer les attentes et les calculs le 20 juin et surtout la stratégie du 10 août sans tenir compte des équilibres politiques ne permet pas de rendre compte des articulations entre des pratiques violentes, des usages politiques et des justifications théoriques. Reste l’interrogation centrale du livre, qui est essentielle et qui doit être au cœur de nos préoccupations pour envisager de rendre compte des événements de la Révolution française, sans gommer les nombreuses difficultés interprétatives qui se posent dans l’appréhension des faits, dans leur présentation, comme dans les significations ultimes que nous voulons leur donner.

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Michel BIARD, Bernard GAINOT, Paul PASTEUR et Pierre SERNA (dir.), Extrême ? Identités partisanes et stigmatisation des gauches en Europe (XVIIIe-XXe siècle) Rennes, PUR, 2012, 371 p., ISBN 978-2-7535-1799-8, 18 €.

Marc Belissa

RÉFÉRENCE

Michel BIARD, Bernard GAINOT, Paul PASTEUR et Pierre SERNA (dir.), Extrême ? Identités partisanes et stigmatisation des gauches en Europe (XVIIIe-XXe siècle), Rennes, PUR, 2012, 371 p., ISBN 978-2-7535-1799-8, 18 €.

1 Ce volume reprend les actes d’un colloque organisé par le GRHIS de l’Université de Rouen et l’IHRF-Paris I qui s’est tenu à Mont-Saint-Aignan et Rouen en mai 2010. Sur les vingt-cinq contributions, douze concernent la période révolutionnaire ou son historiographie.

2 La première partie — « Mots et Concepts » — regroupe les contributions de Philippe Georges sur l’idée « d’extrême inégalité » chez Rousseau, celle de Deborah Cohen (« Des excès du peuple aux excès des partis du peuple : continuité et transferts des représentations ») qui montrent ensuite que l’association entre la gauche et « l’extrême » chez ses adversaires résulte d’un transfert des manières antérieures de parler du peuple comme d’un « groupe social lié à excès », celle d’Alan Forrest (« Extrémisme et modération : réactions anglaises à la France révolutionnaire ») qui s’intéresse surtout au mythe de la « modération » anglaise plus qu’à « l’extrémisme » supposé des Français, enfin, la contribution de Jean-Numa Ducange qui analyse la

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manière dont les sociaux-démocrates allemands, et Kautsky en particulier, stigmatisent les bolcheviks par le détour à la référence à la violence révolutionnaire en France.

3 Dans la deuxième partie intitulée « Groupes et mouvance », Serge Aberdam pose la question de la critique de la Constitution de 1793 par les « enragés » et celle de la stigmatisation de leur discours comme « extrémiste » par les jacobins, mais aussi celle des interprétations historiographiques postérieures. Serge Aberdam conclut en expliquant que la pétition de « semble constituer un point de division originelle des identités partisanes de gauche », surtout par l’ampleur des interprétations historiographiques divergentes au sein du mouvement socialiste au XXe siècle. Françoise Brunel et Jacques Guilhaumou s’intéressent ensuite à la manière dont Marx caractérise le côté gauche de la Convention. « L’extrême » s’identifie ici « au pouvoir législatif défini et revendiqué en termes de "centralité" ».

4 Dans la troisième partie — « Pratiques » — Haim Burstin s’intéresse au moment 1789 par le biais de l’expérience de la radicalité qui débouche sur l’entrée en « extrémisme ». « Comment se radicalise-t-on ? Quel est le ressort qui déclenche ce mécanisme ? ». Burstin étudie le processus par lequel un certain nombre d’acteurs font l’expérience de la radicalité dès les premiers jours de la Révolution qui est elle-même un événement « extrême » (et en particulier lors des journées d’octobre), tout en insistant sur la relativité du concept d’extrémisme et sur ses évolutions liées au contexte révolutionnaire. Enfin Lluis Roura pose la question du rapport entre « radicalisme » et « extrémisme » dans le premier libéralisme espagnol. À l’image de Pierre Serna, Lluis Roura assimile l’apologie de la « modération extrême » dans ce libéralisme comme une forme de « radicalité du centre », servant de stratégie politique contre les supposés « extrêmes » de gauche et de droite.

5 Enfin dans la troisième partie — « Représentations et discours de rejet » — quatre contributions s’intéressent surtout à la stigmatisation de la gauche comme « extrême » pendant la Révolution française. Pascal Dupuy et Rolf Reichardt tentent de faire une histoire iconographique des types politiques extrêmes jusqu’à la Commune de Paris, et en particulier de celui du sans-culotte « buveur de sang » dans la caricature et la gravure française et anglaise. Yannick Bosc pose la question de la place de dans un certain nombre de récits historiographiques qui le situent comme emblématique d’un « radicalisme girondin ». Yannick Bosc montre que pendant la Révolution, Thomas Paine apparaît plutôt comme un représentant de la radicalité du droit à l’existence. En l’an III, il est accusé de défendre les positions « terroristes » et non celles des restes de la Gironde. Yannick Bosc montre que la radicalité de Thomas Paine — si cette notion historiographique est pertinente en l’espèce — réside donc « comme celle de Robespierre, dans la radicalité du droit naturel considéré comme norme sociale ». La contribution de Philippe Bourdin est consacrée à la dénonciation des extrêmes en l’an III dans le journal Le décadaire du Cantal. Cette dénonciation est liée à la chasse aux jacobins et à l’épuration des autorités de leurs « terroristes ». Elle justifie l’assassinat des militants et l’appel à la vengeance des girondins rentrés dans la Convention. L’appel à la lutte contre les « extrêmes » n’est pas une apologie de la « modération » dans la conduite de l’épuration, mais au contraire un appel à liquider physiquement ceux qui sont stigmatisés comme « extrémistes ». Marc Deleplace s’intéresse à un épisode méconnu de l’histoire du Directoire : le serment de haine à la royauté et à l’anarchie exigé des fonctionnaires publics en l’an V. Il montre que l’apparente symétrie des haines pose problème en l’an V, alors qu’elle relève d’une

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configuration politique qui est celle de l’an III. Finalement, le serment adopté le 23 thermidor de l’an VII en pleine poussée néojacobine fait disparaître l’anarchie dont les néojacobins montrent que la stigmatisation vise la République et non le gouvernement révolutionnaire.

6 Toutes ces contributions se heurtent au même problème méthodologique, à savoir la pertinence analytique des concepts d’extrême et de radicalité. Cette difficulté n’a pas échappé aux quatre directeurs de la publication, Michel Biard, Bernard Gainot, Paul Pasteur et Pierre Serna qui, dès l’introduction, se posent la question de la difficile définition des termes « extrême » ou « extrémisme ». Les deux termes ont-ils un sens politique en dehors des contextes très précis de leur utilisation ? Avant même la Révolution, le terme « extrême » est associé selon les auteurs à trois idées : une connotation dépréciative, une référence antithétique à un « centre » ou à un « milieu », et enfin le lien avec la violence. Pourtant, comme on le sait, les termes « d’extrême- gauche » ou « d’extrême-droite » n’ont pas cours pendant la Révolution. Faut-il alors remplacer « l’extrémisme » par le « radicalisme » ? Mais pas plus que le premier, le second terme n’est très présent dans le lexique des discours révolutionnaires (en France du moins). Les directeurs de la publication tentent néanmoins de définir le « radicalisme » comme un rapport particulier à l’histoire : « La négation de la tradition, l’abolition du délai entre la décision et le passage à l’acte, mais aussi le rejet de toute médiation, et notamment de la médiation parlementaire, ce qui fonde une tradition durable d’action "directe" qui n’est pas particulièrement reliée à un camp ou un autre ». Le radical « aurait ainsi tendance à "brûler les étapes" et le trait dominant de son comportement, qui le fait basculer dans l’extrémisme, serait alors son"'impatience", la violence n’étant qu’une sorte de dommage collatéral du changement de régime dans l’action » (p. 10).

7 Cet essai de définition pose sans doute plus de questions qu’il n’en résout. À qui peut- elle s’appliquer dans la Révolution ? Le rejet de la « tradition » (mais laquelle ?) n’est pas forcément un trait « d’extrémisme ». Il est même, selon les contre-révolutionnaires comme Burke, partagé par tous les révolutionnaires. « L’abolition du délai entre la décision et le passage à l’acte » renverrait-elle à la catégorie de « l’enthousiasme », utilisée notamment en l’an III pour dénigrer l’action politique du peuple en l’an II ? Le « radicalisme » serait-il alors seulement tout ce à quoi s’opposent les fondateurs du « règne des propriétaires » de Boissy d’Anglas ? Quant au « refus de la médiation, et notamment de la médiation parlementaire », il est aussi problématique. Quelles sont les forces politiques qui, dans la Révolution, refusent l’idée de médiation par le gouvernement représentatif ou celle du pouvoir législatif comme représentation de la souveraineté ? Pas ceux que l’on a coutume de désigner comme des « radicaux » ou des « extrémistes » (selon les moments : les « patriotes avancés », le « mouvement populaire », les « enragés », etc.) qui veulent au contraire une véritable médiation législative quand ils exigent que les assemblées élues fassent entrer dans la loi leurs revendications « légitimes ». L’expression « action directe » fait-elle référence au concept de « démocratie directe » dont on sait qu’il n’est guère pertinent, du moins en référence au mouvement populaire sous la Révolution ou renvoie-t-il à l’idée que l’exercice de la souveraineté ne se limite pas à l’élection des représentants ? Si c’est le cas, le « radicalisme » renvoie alors à la quasi-totalité des révolutionnaires du côté gauche et par la suite à tous ceux qui estiment légitime l’exercice de la souveraineté populaire par le peuple…

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8 Ces difficultés de définition se retrouvent, on l’a vu, dans la plupart des communications qui hésitent parfois à utiliser les termes « d’extrême » ou « d’extrémisme » comme catégorie analytique ou qui passent parfois de la catégorie de « l’extrémisme » à celle de « radicalisme » sans transition. Et si finalement la stigmatisation de la radicalité ou de l’extrémisme de gauche n’était qu’une stratégie discursive de ceux qui se revendiquent comme les tenants d’une modération ou d’un « centre » ? En effet, le seul point commun à toutes les caractérisations d’extrémisme semble être celui du stigmate et du rejet mis en avant par une grande partie des contributions présentées dans ce volume dont les choix posent nombre de questions historiques et méthodologiques.

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Carolina ARMENTEROS, The French Idea of History. Joseph de Maistre and his Heirs, 1794-1854 | Joseph de Maistre and the Legacy of Enlightenment | Joseph de Maistre and his European Readers from Friedrich von Gentz to Isaiah Berlin

Jean-Clément Martin

RÉFÉRENCE

Carolina ARMENTEROS, The French Idea of History. Joseph de Maistre and his Heirs, 1794-1854, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2011, 362 p., ISBN 978-0801449437, 47,13 €. Carolina ARMENTEROS et Richard LEBRUN (dir.), Joseph de Maistre and the Legacy of Enlightenment, Oxford, Université d’Oxford, Voltaire Foundation, 2011, 254 p., ISBN 978-0-7294-1008-3, 80,08 €. Carolina ARMENTEROS et Richard LEBRUN (dir.), Joseph de Maistre and his European Readers from Friedrich von Gentz to Isaiah Berlin, Leyde et Boston, Brill, 2011, 303 p., ISBN 978-90-04-19394-9, 94,05 €.

1 Jeune historienne des idées se partageant entre les universités de Groningue et de Cambridge, liée à Richard Lebrun, Professeur émérite de l’Université du Manitoba, Carolina Armenteros est à la tête d’une récente production intellectuelle qui participe du renouvellement des approches de l’œuvre et de la vie de Joseph de Maistre, effectué en France notamment par Pierre Glaudes, mais dans une autre perspective. Carolina Armenteros, seule ou avec Richard Lebrun, se garde bien de présenter Maistre comme le contre-révolutionnaire radical ou comme le précurseur du fascisme que l’historiographie retient le plus souvent. Au contraire, cet ensemble de livres cohérent

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dans la problématique et la démarche permet de penser l’originalité de Maistre hors des jugements polémiques, de comprendre comment celui-ci s’est situé vis-à-vis des Lumières et de la Révolution en s’appuyant sur de longues traditions intellectuelles et théologiques et enfin, et surtout, comment il se range parmi les fondateurs de la pensée politique et historique du XIXe siècle européen.

2 Dans son travail personnel Carolina Armenteros démontre comment, paradoxalement, Maistre est un élément majeur de la création de l'historiographie française du XIXe siècle, répondant par sa démarche empreinte d’un rationalisme, d’un empirisme et d’un attachement à la liberté humaine à l’aporie provoquée par le hiatus entre Lumière et Révolution. En étudiant finement les textes de Maistre, Carolina Armenteros, ainsi que les autres contributeurs, décalent l’appréhension générale de la réflexion maistrienne régulièrement arrêtée par la fascination devant le mysticisme revendiqué. Car, pour Maistre, face à la volonté divine, inconnaissable, les activités humaines doivent être comprises pour ce qu’elles se donnent. Renversant les perspectives de Rousseau instituant une métaphysique de la Nature et cherchant à moraliser la politique, Maistre jette ainsi les bases d’une compréhension anthropologique de l’humanité, qui fait de l’irrationalité – et donc de la statistique, approche rationnelle – un élément essentiel de l’activité humaine. En comprenant pourquoi les actes humains relèvent du symbolisme jusqu’au sacrifice, Maistre peut expliquer l’apparition des hommes de « génie » et de « pouvoir », sans les récuser au nom d’une égalité postulée mais sans leur accorder d’autres révérences, puisque les dignités sont par nature fragiles et incertaines.

3 En mettant en évidence les faits sociaux apparaissant malgré la subjectivité des individus, Maistre préfigure Durkheim et Mauss ; en cherchant à comprendre la configuration d’« époques », dont la Révolution française est l’une des principales, il déchiffre le sens de l’Histoire, hors de Hegel, mais comme Comte et les fondateurs de la IIIe République le feront ; en refusant de se contenter de la compréhension matérialiste du monde, il illustre le courant européen du début du XIXe siècle attendant du pape l’instauration d’un autre ordre que celui des souverains et il éclaire les positions utopistes d’un Lamennais.

4 Plutôt que de figer les camps Révolution/Contre-Révolution dans des oppositions simplistes inefficaces, les ouvrages de Carolina Armenteros, dégagés de tout prosélytisme partisan, exposent la complexité des courants intellectuels nés en réaction à la Révolution française et facilitent la compréhension des échanges, parfois inattendus, qu’il y eut entre des courants opposés.

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Jean-Clément MARTIN (dir.), Dictionnaire de la Contre-Révolution Paris, Perrin, 2011, 552 p., ISBN 978-2-262-03370-5, 27 €.

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Jean-Clément MARTIN (dir.), Dictionnaire de la Contre-Révolution, Paris, Perrin, 2011, 552 p., ISBN 978-2-262-03370-5, 27 €.

1 Les principaux dictionnaires de la Révolution française publiés au moment du Bicentenaire n’avaient pas fait l’impasse sur la Contre-Révolution, et nombre de leurs entrées sont toujours très utiles aux chercheurs. Pour autant, la Contre-Révolution n’avait pas encore « eu droit » à son dictionnaire, l’oubli est désormais réparé, grâce à Jean-Clément Martin, spécialiste de la question, et à l’équipe rassemblée autour de lui (au total quarante-sept auteurs, dont un grand nombre de chercheurs étrangers).

2 L’ouvrage se divise en quelque deux cent quatre-vingt entrées et comprend naturellement un index des noms de personnes. La moitié de ces entrées est consacrée à des notices biographiques. On y retrouvera aussi bien des hommes de plume royalistes (Royou, du Rozoy, Peltier, Rivarol, etc.), des « théoriciens » de la Contre- Révolution (Burke, Barruel, de Maistre, Montlosier, etc.), des acteurs du « camp » contre-révolutionnaire (Condé, Maury, Antraigues, etc.), des protagonistes majeurs de la période (à commencer par Louis XVI, Marie-Antoinette, Louis XVIII, ou encore le pape), des hommes de lettres (Baudelaire, Chateaubriand, Dickens, etc.), enfin des historiens qui ont marqué l’historiographie la plus hostile à la Révolution française (Gaxotte, Lenôtre, Madelin, etc.). Les notices oscillent entre une demi-page et un peu plus de deux pages, aussi nombre d’entre elles sont malheureusement un peu frustrantes par leur brièveté, mais il semble aller de soi que la règle du jeu était imposée par l’éditeur soucieux des contraintes liées à un ouvrage d’environ 550 pages. N’en reste pas moins que, par exemple, moins de vingt lignes sur Lenôtre ne

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permettent guère à la notice d’être une mine d’informations, a fortiori de comprendre comment une maison d’édition peut depuis quelques années rééditer la série de ses Paris révolutionnaire. Vieilles maisons, vieux papiers, sans se donner la peine de présenter l’auteur afin de mieux déguiser ces ouvrages sous l’aspect de « nouveautés »… qu’un lecteur non averti prendra pour un travail digne d’intérêt et pas forcément partisan. L’immense majorité des notices rendra de grands services aux chercheurs, même si quelques choix sont étonnants. Bien sûr, j’entends par avance qu’il fallait en faire, mais pourquoi l’absence de Taine qui a tout de même marqué de son empreinte l’historiographie hostile à la Révolution française ? Pourquoi, dans le cas de la rébellion lyonnaise, l’absence de Précy alors que Linsolas a droit à une notice ? Pourquoi encore une notice sur Charrette de la Contrie, là où le chef vendéen n’en a point et n’est évoqué qu’en quelques mots dans l’entrée « Généraux vendéens » ?

3 S’agissant des entrées thématiques, là aussi, on s’en doute, des choix ont dû être opérés. Si l’on trouve sans surprise de belles synthèses sur les « Insurrections antifrançaises en Italie », « Paysans (Guerre des) », « Quiberon (Expédition de) » et bien sûr la « Vendée (Guerre de) », quelques rares absences peuvent être notées (ainsi, la rébellion de Lyon est traitée, mais pas celle de Toulon). Enfin, le directeur de l’ouvrage a souhaité un élargissement qui puisse autoriser une réflexion bien au-delà des bornes chronologiques et géographiques habituellement retenues dans les travaux sur la Révolution française. Dès lors, il ne s’agit pas ici d’un dictionnaire de la Contre- Révolution dans l’acception en général donnée à celle-ci par les historiens de la période, mais d’un dictionnaire largement étendu vers les XIXe et XXe siècles. Le pari était assurément stimulant et audacieux. Est-il tenu ? La réponse se doit d’être affirmative, et il convient donc de féliciter les auteurs pour la mise en perspective sur le long terme ici des idées, là des mouvances politiques, etc. En revanche, on pourra être dubitatif sur la présence de certaines entrées : « Cimetières russes » (ceux de la répression stalinienne) ; « Communisme et contre-révolution dans l’espace soviétique » (avec la bagatelle de six pages) ; « Corps-francs » (les Freikorps pendant la République de Weimar) et « Salomon (Ernst von) » (qui en fut membre) ; « Dictatures militaires sud- américaines » et « Populisme en Amérique latine » ; sans oublier « Vichy (Régime de – 1940-1944) » ou encore « Soljenitsyne, Alexandre Issaïevitch ». Jean-Clément Martin ayant lui-même à de nombreuses reprises, et encore tout récemment, dénoncé les rapprochements abusifs et simplificateurs entre des révolutions et/ou des contre- révolutions à travers les siècles, on ne mettra bien sûr pas en doute ce qui a pu l’amener à de pareils choix. Il écrit d’ailleurs, dans son introduction, que « la Contre- Révolution a été une sorte d’auberge espagnole […] ». On veut bien le croire. De la même façon, le choix d’une couverture noire pour le présent ouvrage ne le fera pas pour autant assimiler au pitoyable Livre noir de la Révolution française publié il y a quelques années par quelques idéologues viscéralement hostiles à toute idée de révolution et qui avaient réuni autour de leurs obsessions quelques auteurs abusés et surtout de pseudo-historiens méconnaissant les règles les plus élémentaires de la recherche historique. Le Dictionnaire de la Contre-Révolution est un tout autre ouvrage, de fort bon niveau scientifique, et sa couleur noire ne doit donc pas induire en erreur. On aimerait simplement qu’avec certaines de ses entrées, comme celles citées ci-dessus, il ne puisse apporter de l’eau au moulin de ceux qui s’obstinent à mêler Robespierre et Staline, Pol-Pot et Saint-Just, et autres inepties du même genre. Ce n’est en tout cas pas le but recherché ni par Jean-Clément Martin, ni par l’équipe rassemblée autour de lui

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pour ce beau travail qui rendra – répétons-le - bien des services aux chercheurs et dont la lecture est par conséquent ici vivement conseillée.

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Antoine DE BAECQUE, La France de la Révolution. Dictionnaire de curiosités Paris, Tallandier, 2011, 272 p., ISBN 978-2-84734-691-6, 17,90 €.

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Antoine DE BAECQUE, La France de la Révolution. Dictionnaire de curiosités, Paris, Tallandier, 2011, 272 p., ISBN 978-2-84734-691-6, 17,90 €.

1 Le présent ouvrage s’inscrit dans une collection de « dictionnaires de curiosités » créée sous la direction de Didier Le Fur. Celui-ci avait montré l’exemple en 2011 avec des « curiosités » sélectionnées dans La France de la Renaissance. Le volume consacré à la Révolution française a été confié à Antoine de Baecque qui est défini en IVe de couverture comme un « historien curieux autant que curieux historien ». Curieux ? Ou auteur aux deux visages ? Je retiendrai plutôt la seconde proposition, dès lors que ses travaux ont de longue date fait surtout alterner ici des ouvrages sur la Révolution française (à commencer par La caricature révolutionnaire en 1988), là des livres consacrés au septième art (biographies de Truffaut puis de Godard, écrits sur la Nouvelle vague et la cinéphilie, ou encore le passionnant L’Histoire-caméra de 2008).

2 En l’absence (plutôt désagréable) d’une table des matières qui puisse présenter l’ensemble des entrées de ce dictionnaire, le lecteur doit tout d’abord feuilleter l’ouvrage pour tenter d’avoir une vision globale du projet. Un peu moins de quatre- vingt dix entrées ont été retenues et on imagine sans peine que l’auteur s’est retrouvé face à des choix délicats au moment d’en retenir certaines et fatalement d’en écarter d’autres. Sans surprise, le dictionnaire comprend des entrées liées aux divers centres d’intérêt de son auteur, les images bien sûr (« Caricatures », « Iscariotte », « Roi cochon »), la prose pamphlétaire (« Bordel », « Queue de Robespierre »), le rire et la dérision (« Hilarité parlementaire », « Pitre de la Constituante »), etc. Naturellement, une place est réservée aux symboles (« Bonnet », « Calendrier », « Cocarde »,

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« Tricolore »), au vocabulaire politique (« Droite-Gauche », « Coup d’État », « Faction », « Sans-culotte »), à des événements marquants (« Bastille », « Octobre », « Noyades »). Si le Père Duchesne figure dans la sélection, tout comme le Père Gérard et le fictif Père Oquet, son vocabulaire et celui de son compère Jean Bart auraient sans doute mérité quelques entrées supplémentaires, au-delà du seul « Foutre ». Mille millions d’un tuyau de pipe, de braves bougres y auraient trouvé matière à rire à gorge déboutonnée tout en étouffant un enfant de chœur. De même, si Guillotin trouve sa place dans le dictionnaire (et il s’agit là d’une des rares notices « biographiques »), des entrées comme « Rasoir national » et « Tricoteuse » n’auraient pas nui à l’ensemble, loin s’en faut. Cela étant, il est certes très facile d’en demander toujours davantage… En revanche, on aurait aimé que diverses approximations dans la chronologie et plusieurs erreurs dans la bibliographie (les AHRF revue semestrielle…) ne soient pas présentes. Qu’il me soit aussi permis de m’étonner de retrouver là une énième reprise de l’anecdote du « Sauveur des Comédiens-Français », laquelle ne repose sur aucun document d’archives et fait partie de la légende noire attachée à Collot d’Herbois (qui aurait voulu, par vengeance, envoyer à la guillotine plusieurs acteurs du ci-devant Théâtre-Français, lesquels auraient été sauvés par un modeste personnage suffisamment habile pour voler leurs « dossiers » - au nez et à la barbe de membres dès lors bien stupides des Comités de salut public et de sûreté générale - et soustraire ainsi ces malheureux à la fatale liste d’attente menant tout droit au « rasoir national »).

3 Écrit avec humour et d’une plume alerte, ce petit dictionnaire pourra être lu d’un bout à l’autre ou consulté à doses homéopathiques. C’est selon, mais gageons que chacun(e) y trouvera son plaisir.

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Éric HAZAN, Une histoire de la Révolution française Éditions La Fabrique, Paris, 2012, 405 p., ISBN 978-2-35872-038-0, 22 €.

Serge Bianchi

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Éric HAZAN, Une histoire de la Révolution française, Éditions La Fabrique, Paris, 2012, 405 p., ISBN 978-2-35872-038-0, 22 €.

1 Éric Hazan propose de revisiter l’histoire de la Révolution française, en « autodidacte », sur les traces de Michelet, Jaurès, Mathiez, dans un ouvrage parfois irritant, souvent intéressant, qu’il qualifie lui-même de plus enthousiaste qu’« objectif ». Il consacre plus de 400 pages à cinq années de la Révolution française, entre la crise de l’Ancien Régime (1788) et la chute de Robespierre, le 9 Thermidor (27 juillet 1794), qui met fin à une expérience décisive, à ses yeux, dans l’histoire universelle. Il choisit le récit, quatorze chapitres chronologiques, plutôt que de donner la priorité aux controverses historiographiques, pour faire prendre conscience, citations à l’appui, de la beauté et des significations de la langue, de l’éloquence de l’époque. À ce récit, souvent classique, des journées révolutionnaires, il ajoute les interprétations d’un auteur passionné, militant de causes contemporaines. Il publie dans la maison d’édition qu’il a fondée en 1998, La Fabrique, et entend garder une totale indépendance par rapport aux grands ancêtres. Il entend se placer entre deux pôles de l’histoire révolutionnaire, celui des assemblées et celui du peuple acteur. Au terme de l’ouvrage, il est légitime de s’interroger sur les apports d’un livre ambitieux, sur ses limites et ses paradoxes.

2 À vrai dire, la lecture des premiers chapitres peut laisser le lecteur perplexe. Les références aux historiens de la Révolution, à de notables réserves près, semblent s’arrêter aux années 1970, celles des controverses entre Albert Soboul et François Furet, faire l’impasse sur près d’un demi-siècle de travaux novateurs, essais et colloques. Éric Hazan cite Robert Darnton et Mornet pour les origines intellectuelles de la Révolution,

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Michelet et Tocqueville sur les États généraux, Arthur Young et Lefebvre pour la Grande Peur et la France de 1789, Jacques Godechot pour la presse, Kropotkine pour les jacqueries, Mathiez pour le 10 Août. Certes, il ne s’agit pas de rejeter ces analyses « classiques », parfois décisives, mais bien des compléments seraient utiles, à l’image des travaux d’Anatoli Ado sur la « révolution paysanne », pour ne citer qu’un auteur, parmi tant d’autres. Des spécialistes contemporains ont balisé des chantiers essentiels, peu présents dans l’ouvrage : élections, culture politique, théâtre, religion, sociétés populaires, presse… Sans contester l’écriture alerte et la présentation pédagogique de l’ouvrage, on pourrait attendre des compléments sur des sujets nécessaires à la compréhension de la période révolutionnaire tels que les représentants en mission, l’égalitarisme jacobin, les politiques familiales, la justice, les finances, la garde nationale, le républicanisme… Pour réactualiser l’historiographie, on pourrait conseiller La Révolution française, une histoire toujours vivante (Tallandier, 2009), La Révolution au miroir des recherches actuelles (SER, 2011) pour les chantiers nouveaux, ou l’un des nombreux manuels destinés aux concours des années 2003-2004, pour des approches européennes des révolutions. Entre un récit, qui se lit sans déplaisir, et une interprétation dont la pertinence nous échappe parfois, il est parfois difficile de trouver un équilibre. Parler d’une « armée républicaine » en avril 1792 (p. 148) relève d’un simple anachronisme. Dire des pouvoirs municipaux mis en place par la Constituante qu’ils se trouvent « concentrés entre les mains d’une minorité de possédants élus au suffrage censitaire » (p. 100) est plus problématique. On peut aussi lire dans des chapitres différents que Louis XIV aurait (déjà) pratiquement détruit la féodalité (III, p. 77), mais que le régime féodal est « bien vivant » en 1791 (VI, p. 139) et qu’il a été enfin entièrement aboli par la Convention montagnarde (X, p. 247). Ces réserves de fond ne doivent pourtant pas masquer de nombreux développements intéressants, des intuitions et des problématiques originales, qui peuvent susciter réflexions et débats.

3 Éric Hazan donne en priorité la parole aux acteurs majeurs de la Révolution, en multipliant les citations (exactes) figurant dans les Archives parlementaires ou dans les journaux de l’époque. Cette restitution de l’éloquence révolutionnaire se fait dans le respect de ces acteurs, de tous les acteurs, sans volonté affichée d’encenser ou de dénigrer. L’auteur possède cette qualité rare de rendre un hommage égal à des adversaires d’un moment, Robespierre et Danton, Marat et Jacques Roux, La Fayette et Hébert en se réfugiant dans un récit distancié, en limitant les jugements de valeur. Il sait, à l’évidence, dégager les péripéties et le sens des grandes journées révolutionnaires, des campagnes militaires. Il donne une place importante aux mouvements régionaux, aux nuances des engagements politiques, dans l’épisode du fédéralisme comme dans la lutte des factions. Éric Hazan ne se situe pas dans les grands courants d’interprétation de la Révolution, critiquant tour à tour les écoles « marxiste » et « libérale », conservant dans son ouvrage cette liberté de jugement qu’il revendique haut et fort. Même si l’on n’adhère pas à toutes ses analyses, on peut être sensible aux pauses (excursus) dans lesquelles il présente « librement une interprétation personnelle ». On lira ainsi avec intérêt les variations sur les politiques de Le Chapelier (pétition, grève, sociétés populaires, colonies, chapitre V) ; sur les sans-culottes, « êtres de chair et de sang » (VII) ; sur l’écho de la Révolution en Angleterre (IX) ; mais aussi sur des sujets particulièrement contestés comme les troubles du sucre et du savon de février 1793, ainsi que les éléments relatifs aux enragés et aux Citoyennes Républicaines Révolutionnaires, à la suite des travaux de Claude Guillon et de Dominique Godineau (IX). Dans un chapitre thématique centré sur la déchristianisation

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et la révolution culturelle de l’an II, l’auteur pèse soigneusement les arguments des déchristianisateurs et la position de Robespierre contre l’athéisme et pour l’Être suprême. Le chapitre XIII sur « la lutte des factions », nourri des débats de la Convention, mesuré dans ses attendus, complexe sur les décrets de ventôse, est sans doute l’un des plus aboutis. Éric Hazan conclut sur le drame de Thermidor à propos des dirigeants montagnards : « Leur échec et leur fin tragique n’eurent pas pour cause la coalition des fripons mais bien plutôt la peur sociale suscitée par leur programme, et les contradictions entre le réalisme du gouvernement révolutionnaire et les exigences du mouvement populaire. Les héritiers des thermidoriens qui nous gouvernent et nous enseignent sans discontinuer depuis s’efforcent de travestir cette histoire ». Ce livre engagé ne dispense aucunement des ouvrages « classiques » et universitaires sur la Révolution française. Mais il affirme avec force l’idée de la rupture de 1789-1794, restituant en priorité, avant l’idéologie et l’interprétation, les discours et les pratiques de ceux qui ont tenté « dans la phase incandescente de la Révolution » de « changer les relations, les répartitions et les formes de vie ». Pour avoir tenté ce pari délicat aujourd’hui, et malgré les réserves exprimées plus haut, cet ouvrage mérite attention et considération.

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Yves PIERRONNE, Vivre en banlieue sous la Révolution Aix-en-Provence, Éditions Persée, vol. 1, (1787-1791), 2011, 180 p., ISBN 978-2-35216-843-0, 15 € ; vol. 2, (1792-96), 2012, 360 p., ISBN 978-2-8231-0172-0, 22,30 €.

Serge Bianchi

RÉFÉRENCE

Yves PIERRONNE, Vivre en banlieue sous la Révolution, Aix-en-Provence, Éditions Persée, vol. 1, (1787-1791), 2011, 180 p., ISBN 978-2-35216-843-0, 15 € ; vol. 2, (1792-96), 2012, 360 p., ISBN 978-2-8231-0172-0, 22,30 €.

1 Le 30 frimaire an IV (11 décembre 1795), la municipalité de Montrouge remet aux autorités de tutelle ce que Yves Pierronne qualifie de « lieux de mémoire du pouvoir municipal » : un portrait de Rousseau, une pierre de la Bastille, les registres de la municipalité, de la société populaire, les papiers de la garde nationale, du comité de surveillance, les archives de la fabrique, la comptabilité de la commune… Pour l’auteur, la longue parenthèse du pouvoir local, ouverte par la réforme de Brienne de 1787 auparavant initiée par Laverdy, Turgot et Calonne, se termine lorsque les municipalités de canton du Directoire remplacent les conseils élus par les citoyens actifs de chaque commune. Pendant huit années, on a pu assister dans la banlieue parisienne à la naissance et l’affirmation d’une « appropriation citoyenne de la vie locale », au passage de la « paroisse à la commune », un moment intense dans la décennie révolutionnaire que Yves Pierronne tente de faire revivre. Il le fait au moyen de quatre-vingt deux textes commentés, extraits de dépôts d’archives municipales d’une trentaine de communes de la « petite couronne » de Paris, situés dans les départements actuels des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de Marne. Enseignant-chercheur sur la période révolutionnaire depuis la fin des années 1980, l’auteur de ces deux volumes est particulièrement qualifié pour tenter ce pari ambitieux, à la suite de travaux universitaires relatifs à la commune d’Ivry-sur-Seine (maîtrise 1991), aux sociétés

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populaires du Val-de-Marne (DEA 1993), et de recherches originales sur les questions de la santé et de l’enseignement dans la banlieue parisienne. La fréquentation assidue des archives locales le conduit à proposer un florilège de textes de nature hétérogène en apparence, de simples faits de la vie quotidienne (un doigt coupé, un abus de boisson, deux noyades) à des « élans révolutionnaires » politiques, en passant par les problèmes des subsistances, de l’école, ou de la déchristianisation. Chaque texte, soigneusement retranscrit, daté et titré, est accompagné d’un commentaire précisant le contexte, les enjeux et (parfois) une interprétation. De Neuilly-sur-Seine à Montreuil, de Saint-Denis à Charenton, des municipalités mettent en scène leurs compétences et leurs pratiques, au fil de procès-verbaux de délibérations rédigés par des greffiers, souvent maîtres d’école ou instituteurs. La paroisse, aux pouvoirs partagés entre le seigneur, le subdélégué, le prévôt, le curé, le syndic, la fabrique, devient progressivement la commune, où le seul conseil municipal, élu au suffrage direct par les citoyens, se charge de l’ensemble des questions administratives, fiscales, de justice et de police locales, d’armement des civils… La fréquence des séances augmente entre 1790 et l’an II, avec les attributions de la commune, dans l’épisode de décentralisation le plus poussé de l’histoire du pays, avant les années 1980. Maire illettré, femmes victimes de violences conjugales, couple d’instituteurs rémunérés et intégrés au village, conflits sur les prix et les salaires, révoltes de la faim, épurations politiques, citoyenne « maître de poste »… Les tranches de vie locale se succèdent, dans le style de l’époque, mêlant l’anecdote aux règlements de comptes politiques et sociaux.

2 Le lecteur peut être dérouté par la succession des quatre-vingt deux textes, classés par ordre chronologique, mais sans rapport logique apparent, faisant voyager le lecteur de (dix textes) à Saint-Denis (huit textes), de Suresnes (cinq textes) à Vincennes (six textes). Un tel recueil de documents, aussi élaboré soit-il, appelle des compléments indispensables, dont la lecture des monographies locales qui se sont multipliées au moment du bicentenaire de la Révolution. Il mériterait également des fiches biographiques du personnel politique, à l’image du maire d’Ivry-sur-Seine, Renoult, dont le parcours politique, du « coq de village » d’Ancien Régime au « notable » du Consulat, est sans doute exemplaire à plus d’un titre. Le télescopage de textes, voulu par l’auteur, ne permet pas d’approfondir les questions de la politisation au village, ni des thèmes majeurs, telles la garde nationale ou les nuances de la déchristianisation. Yves Pierronne reste parfois proche du texte brut, n’en donne pas certaines clefs dont il dispose pourtant. Les spécialistes ne manqueront pas de discuter certains concepts (« sans-culottes montagnards »), certaines approches que des ouvrages récents ont éclairées. Mais l’essentiel n’est pas là.

3 Yves Pierronne centre ces deux volumes sur un domaine resté trop marginal des recherches en Révolution française, après l’élan du bicentenaire : celui de l’histoire du pouvoir local et de ses acteurs. Le sillon a été amorcé par des ouvrages pionniers, dont le Guide de l’histoire locale (Alain Croix, Didier Guivarch, 1990), La Révolution française et le monde rural (CTHS/INRA, 1989), Pouvoir local et Révolution (PUR, 1995), Les politiques de la Terreur (PUR, 2008). Il a été creusé par de nombreux travaux universitaires inédits, et des publications sur les Villages dans l’histoire (Francis Arzalier, 1996), Liberty and Locality in revolutionary France (Peter Jones, 2003), La conduite communale des affaires villageoises en Europe (Septentrion, 2012). Ces études montrent des villages évoluant au rythme de la séquence révolutionnaire, très éloignés du « village immobile » au XVIIIe siècle (Sennely en Sologne, 1972), comme d’un « éternel paysan » qui résisterait de manière

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univoque aux impulsions de la Révolution. L’élection d’un personnel politique et d’une garde nationale pléthoriques, la mise en place de sociétés populaires et de comités de surveillance en 1793-an II, la gestion municipale des affaires quotidiennes, des litiges de voisinages, des contestations familiales, des tensions communautaires : autant d’éléments qui éclairent l’entrée des villageois dans le régime républicain, leurs conquêtes, leurs contradictions et leurs résistances. Pour avoir tenté de préciser l’importance de La Première République au village (CTHS, 2003) dans deux cent-quarante villages et bourgs du sud de l’Île-de-France et avoir souvent croisé les problèmes soulevés par les ouvrages d’Yves Pierronne, nous voudrions ici saluer leur utilité et leur originalité. Lors d’une gestion municipale à son (éphémère) apogée, la vie des villages devient un moment l’affaire du plus grand nombre, les luttes pour le pouvoir local croisent la grande histoire, avant que les municipalités de canton ne mettent fin en 1796 « à la période de démocratie locale commencée en 1789 ». Le recueil de documents proposé par Yves Pierronne, en apparence modeste, ouvre une voie dont pourraient s’inspirer les enseignants, par un ancrage local et quotidien susceptible d’intéresser les élèves des établissements secondaires et un lectorat citoyen. Dans une conjoncture où une certaine amnésie risque d’occulter la « révolution paysanne » mise en valeur par Georges Lefebvre et Anatoli Ado, entre autres auteurs, Vivre en banlieue sous la Révolution rappelle avec pédagogie et éclat que des villages et des bourgs proches de Paris ont connu, entre 1790 et 1795, un niveau de participation, d’élections, de décentralisation, de politisation (et de résistances) exceptionnel, archives à l’appui, dans l’histoire de la France contemporaine.

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Monique COTTRET et Caroline GALLAND (dir.), Les damnés du ciel et de la terre Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2010, 272 p., ISBN 978-2-84287-513-8, 20 €.

Caroline Chopelin-Blanc

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Monique COTTRET et Caroline GALLAND (dir.), Les damnés du ciel et de la terre, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2010, 272 p., ISBN 978-2-84287-513-8, 20 €.

1 Cet ouvrage est un recueil de douze articles issus de contributions présentées dans le cadre du séminaire d’histoire religieuse moderne animé par Monique Cottret à l’Université Paris X. Il défriche un champ encore peu connu, à savoir l’histoire de la damnation, à la croisée de l’histoire religieuse et de l’histoire des sensibilités. Monique Cottret et Caroline Galland inscrivent bien sûr ce travail dans la filiation des travaux de Jean Delumeau sur l’histoire de la peur, du péché et de la culpabilisation. Les contributions, en s’appuyant sur des sources à la fois écrites (des lettres, des sermons) et iconographiques (des gravures et tableaux), balaient les représentations de l’enfer du XVe au XVIII e siècle, à travers cinq thèmes : le premier, intitulé « L’enfer, c’est les autres », concerne la représentation de l’enfer à l’époque des guerres de religion ; le deuxième, « La damnation en actes », montre qu’au XVIIIe siècle la damnation est surtout un instrument d’exclusion à disposition de l’institution ecclésiale ; le troisième thème, « De l’éternité des peines », interroge dans une perspective philosophique l’utilité de la souffrance ; le quatrième, « L’anathème », montre qu’au sein même de l’Église, et non seulement de la part des philosophes des Lumières, la damnation est l’objet de remises en cause ou du moins d’interrogations, ainsi de la part du théologien et apologiste Nicolas-Sylvestre Bergier qui élargit l’accès du salut aux enfants morts sans baptême et aux infidèles ; enfin, « Une lecture de théologien » propose un nouveau regard, théologique, sur le retable du jugement dernier de Van der Weyden.

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2 Les trois articles regroupés dans le quatrième thème concernent plus particulièrement la période révolutionnaire. D’abord, Monique Cottret détaille les différentes étapes qui amènent le pape Pie VI à condamner la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. En s’appuyant en partie sur la thèse de Gérard Pelletier, elle montre que Pie VI et son entourage ont très tôt, au nom de la tradition, amalgamé les oppositions (jansénistes, gallicanes, joséphistes, philosophiques) et les ont assimilées aux forces du mal, à des objets infernaux. La diabolisation des droits de l’homme montre finalement qu’au début de la Révolution, la damnation reste un édifice central dans le système de pensée et d’action pontifical. Sophie Wahnich et Marc Belissa étudient quant à eux les débats qui divisent les jacobins au sujet de la distinction entre le gouvernement et le peuple anglais, dans le contexte de la dénonciation des « crimes anglais » en l’an II. Tandis qu’une partie des jacobins appelle les citoyens anglais à se ressaisir et à se révolter contre leur gouvernement, les autres assimilent l’un à l’autre. Le rapport du 7 prairial an II consacre cette dernière position : de peuple trompé par son gouvernement, le peuple anglais devient le peuple tyran, parce qu’il ne se conforme pas à son devoir universel d’insurrection, et en conséquence doit être puni. La damnation, qui puise dans une anglophobie historique et circonstancielle, est ici surtout théorique : elle n’est suivie d’aucun passage à l’acte et passe uniquement par la condamnation symbolique. Enfin, en s’appuyant sur les estampes et les écrits publiés après Thermidor, Annie Duprat met en lumière une véritable diabolisation de Robespierre : celui-ci connaît une damnatio memoriae et, au sens propre, une « descente aux Enfers ». Elle analyse précisément quatre estampes qui illustrent la monstration de la tête de Robespierre et de ses compagnons, ainsi que leur descente aux Enfers, puis une gravure qui présente l’exécution du 9 Thermidor, qui se déroule aux Enfers, comme un acte de justice. Elle souligne très utilement que la tradition, héritée de l’Antiquité, des descriptions satiriques ou parodiques des arrivées aux enfers revient à la mode en 1793, et qu’elle participe à la construction des représentations politiques de l’époque.

3 Le mérite de cet ouvrage est finalement d’entrouvrir des pistes de recherche sur un objet historique original, la damnation, qui recoupe d’autres objets plus difficiles à appréhender comme la peur et l’espérance. Il met en lumière les principales articulations entre le XVIe siècle et l’époque révolutionnaire. D’abord, que les XVIe et XVIIe siècles sont marqués par l’affirmation d’une religion de la douleur et de la souffrance, fondée sur une théologie de la damnation. Ensuite, que cette théologie restrictive du salut est remise en cause au XVIIIe siècle : comment en effet concilier Enfer et droits de l’homme dont le droit au bonheur ? La damnation connaît un sursaut sous la Révolution, mais elle change de signification. Elle concerne l’ici-bas et, contrecoup des influences antiquisantes, tend même à se laïciser : à la fin du XVIIIe siècle, elle n’est plus seulement cantonnée à la sphère religieuse, mais entre aussi en politique.

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Jean-Michel MINOVEZ, L’industrie invisible. Les draperies du Midi XVIIe- XXe siècles Paris, CNRS-éditions, 2012, 594 p., ISBN 978-2-271-073000-1, 39 €.

Guy Lemarchand

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Jean-Michel MINOVEZ, L’industrie invisible. Les draperies du Midi XVIIe-XXe siècles., Paris, CNRS-éditions, 2012, 594 p., ISBN 978-2-271-073000-1, 39 €.

1 L’histoire des industries textiles est un des classiques de l’histoire économique en France parce que ces activités ont tenu une place essentielle dans la vie et le rayonnement de la nation du Moyen Âge au XXe siècle. Ayant déjà publié sur les industries dans le Midi, particulièrement avant 1789, et annonçant une nouvelle contribution à paraître sur le thème, Jean-Michel Minovez avec cet ouvrage n’a pas voulu présenter une étude complète de la principale industrie du Midi, mais retracer une « trajectoire », le dessin d’une montée et d’un déclin. Aussi serait-il vain de lui reprocher de ne pas traiter dans son livre certains aspects qu’on attendrait, par exemple sur le grand négoce du drap et les circuits de paiement internationaux, lettres de change témoignant de la surface de leurs affaires, ou sur la situation de fortune des tisserands d’après les inventaires après décès. Le « Midi » dont il s’agit est le Sud-Ouest et le Languedoc-Roussillon et l’étude est poussée jusqu’aux années 2000 qui voient disparaître les derniers artisans-façonniers qui avaient été nombreux dans ces provinces. Les sources et la bibliographie utilisées sont impressionnantes. En manuscrit, les habituelles séries C et F 12 des Archives nationales et quelques documents de la Bibliothèque nationale, mais aussi les séries M des archives de quatorze départements, à quoi s’ajoutent de nombreux imprimés depuis l’indispensable dictionnaire de Savary des Bruslons jusqu’aux enquêtes parlementaires et d’organismes professionnels des XIXe et XXe siècle et les catalogues des expositions industrielles, sans

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oublier les statistiques des préfets. La bibliographie, elle, compte plus de 900 titres. De plus, des cartes nationales et régionales précisent utilement l’exposé, en particulier pour évaluer la place du Midi dans l’ensemble français, et un précieux glossaire des types de tissus et des termes techniques aide le lecteur.

2 Du même coup ce travail considérable renverse certaines idées anciennes et en confirme d’autres. L’industrie lainière apparaît dans le Midi à partir de la fin du XVe siècle mais elle demeure peu connue faute de sources jusqu’aux enquêtes des intendants de la fin du XVIIe siècle qui révèlent une draperie déjà importante. Le XVIIIe siècle est une époque de belle croissance fondée sur la matière première locale abondante assez médiocre, cardée, fournissant surtout aux produits de petite draperie ordinaire qui constituent l’essentiel des tissus de ces régions. Le schéma d’organisation est celui de la proto-industrie largement rurale trouvant ses débouchés dans le pays et à l’exportation vers les états proches, l’Espagne d’abord, l’Italie, la Suisse, le Sud-Ouest de l’Allemagne, ainsi que le Levant où la production expédiée passe de façon spectaculaire de 20 000 pièces par an autour de 1720 à plus de 80 000 dans les années 1760. Au milieu du XVIIIe siècle, contrairement à l’idée d’un incurable désert industriel, le Midi tend à rattraper pour le lainage, principale industrie du royaume, la France du nord aux draps prestigieux dès les XIIIe-XVIe siècle. Alors entre le Rhône et l’Atlantique l’auteur recense vingt-trois sites drapant d’inégale étendue et de production diverse en quantité et en qualité, depuis le Vivarais jusqu’au Labour d’Est en Ouest et du Gévaudan au Pays de Foix du Nord au Sud. La généralité de Montpellier est la plus dotée avec Alès, Sommières, Lodève, Bédarieux ou Carcassonne, et elle devance pour le drap la généralité d’Amiens. Elle est suivie par la généralité de Pau, puis celles de Montauban et Toulouse. Les produits sont de plus en plus diversifiés, cadi et serges traditionnels et, plus récents, draps larges, flanelles. La grande draperie est active également à Carcassonne, Saint-Pons, Clermont en Lodève, Lodève. Une forte importation de laine d’Espagne vient élever la qualité de certaines étoffes.

3 Ici comme ailleurs la crise économique de la Révolution commence avant 1789. À partir de 1770, en de nombreux lieux la production plafonne ou diminue. Les causes de ce changement sont diverses. L’exportation se restreint à cause, au Levant, de la remontée du drap britannique et du développement de nouveaux fournisseurs européens, sans doute aussi parce que la guerre de 1768-75 a laissé des traces profondes dans l’empire Ottoman, et, fait plus grave, du côté de l’Espagne avec la politique protectionniste de Charles III et la constitution d’une industrie nationale soutenue par le gouvernement de Madrid, le Midi n’arrive pas non plus à s’insérer en compensation dans le marché des Caraïbes ni des Mascareignes. Mais à juste titre Jean-Michel Minovez attire l’attention sur l’expansion aussi de la concurrence franco-française : avec l’amélioration des communications intérieures, la croissance démographique, l’augmentation du pouvoir d’achat d’une partie de la population et à l’inverse la baisse des débouchés extérieurs, les étoffes de Picardie, Flandre, Champagne ou Normandie pénètrent de plus en plus dans le Midi qui s’en tient toujours aux produits ras et secs et aux tissus combinés, alors que la clientèle se fait plus exigeante. Là-dessus survient l’effondrement de la Révolution attesté par la comparaison des enquêtes de l’an III et de 1810 que reprend l’auteur et qui, sur le plan national suivant M. Markovitch (1965) et Serge Chassagne (1978), avait montré une perte de 45 %. La catastrophe est particulièrement aiguë dans les départements pyrénéens et à Carcassonne. Toutefois il ne s’agit pas d’un désastre continu de 1793 à 1815 : certaines régions résistent comme Montauban ou le

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Languedoc, l’exportation vers l’Espagne s’anime à nouveau en 1796-1808 du fait de l’alliance avec Charles IV, la guerre suscite également un besoin incessant de petite draperie pour l’armée et la marine qui profite à La Canourge en Gévaudan comme à Castres. Une relative prospérité des campagnes facilite une reprise de la filature et du tissage dans les foyers paysans. Quelques machines Cokerill à filer sont même installées à Carcassonne ou Saint Affrique et de nouveaux tissus sont proposés ici ou là, draps noirs ou cuirs-laines, tandis que les difficultés du tissage traditionnel conduisent en Béarn, Bigorre ou Comminges à se replier sur la bonneterie. L’innovation n’est donc pas absente de la période révolutionnaire. Néanmoins après 1795 l’annexion de la Belgique peut permettre – dans une mesure que l’auteur ne précise pas – l’arrivée de draps de Liège. En outre 1814 est un désastre effectif.

4 La Restauration n’apporte qu’une modeste amélioration. L’exportation ne reprend pas et la commande militaire s’effondre. Malgré le retour de la barrière douanière contre les fabrications de Belgique, la concurrence franco-française s’est même exacerbée, la baisse du prix des draps de Sedan, Reims, Elbeuf affecte les sites du Midi, donnant des étoffes de qualité moyenne et supérieure. On essaie surtout d’augmenter les fabrications anciennes pour le marché intérieur, mais tout de même à partir de 1819 à Castres et Mazamet, puis à Limoux, les cuirs-laines progressent. Cependant, dépression de type Ancien Régime, agricole et industrielle, la crise de 1828-32 secoue fortement l’ensemble des régions et pousse encore une partie d’entre elles à abandonner un peu plus le tissage pour la bonneterie, tandis que Castres et Mazamet réussissent à offrir de nouveaux produits, satins et draps imités d’Elbeuf. Dans les années 1860 le peigné l’emporte enfin sur le cardé et la draperie lourde aux couleurs unies, qu’on produisait traditionnellement, périclite. Par conséquent le passage du domestic-system ou factory system se fait difficilement et la grande dépression de 1874-1905 provoque une nouvelle série de ruines.

5 Ce résumé ne rend guère compte de la richesse du livre, richesse parfois presque excessive en ce sens qu’à cause du souci primordial de l’auteur de montrer l’extrême variété des sites productifs et de leurs évolutions fréquemment divergentes, le lecteur se perd un peu pour saisir l’ensemble. Il y aurait eu intérêt à regrouper davantage les notations sur les grandes questions par période, telles l’exportation ou le financement. Néanmoins de façon très convaincante l’auteur pose et résout des questions essentielles dont les leçons ne valent pas que pour le Midi. Avec raison, Jean-Michel Minovez se rallie à la notion de territoire industriel plutôt qu’à celle de district ou canton industriel présentée par Jean-Claude Daumas (Histoire de l’industrie lainière en France au XIXe siècle, 2004), car l’expression choisie insiste sur l’ancrage géographique et social de l’activité : de la fileuse et du tisserand mi-cultivateurs et mi-artisans et de plus en plus artisans à plein temps sans terre quoiqu’encore ruraux, voire ici montagnards, jusqu’au négociant de foire internationale en France, il y a un système de division du travail complet fondé sur l’exploitation des ressources locales en matière première et en main- d’œuvre, et sur des pratiques habituelles de proximité commerciale avec des réseaux de marchands inscrits dans l’espace, foires et ports, pour assurer les débouchés et des approvisionnements complémentaires en laines ou apprêts. Seule la longue durée permet d’appréhender un tel processus de production qui tend à être pérenne parce qu’il fait vivre discrètement, quoique souvent pauvrement pour les producteurs, de nombreux ruraux répartis sur de vastes étendues. Tous ces acteurs sont interdépendants et, si le pilotage de l’ensemble paraît revenir au consommateur et à l’évolution de ses goûts et besoins, en fait c’est le grand négoce qui dirige, installé dans

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les bourgs et villes, parce que, à la différence du marchand local qui sur une petite échelle centralise les produits finis, il dispose de la masse de capitaux et de l’information nécessaires pour opérer dans la dimension nationale et internationale. Dans l’Ancien Régime, le Midi à cet égard se caractérise par la prépondérance jusqu’au milieu du XIXe siècle du Kaufman-System sur le Verlagssystem : le processus est peu intégré et les marchands commercialisant les étoffes sont généralement modestes, loin des grandes fortunes dynastiques de négociants qui fleurissent tôt dans la France du Nord. En outre l’ensemble régional est sensible malgré son enracinement aux décisions du pouvoir d’État, guerres, conquêtes, arsenal douanier, fiscalité, et on ne peut séparer totalement l’économique du politique.

6 Pour autant est-on frileux et routinier en Languedoc et Aquitaine alors qu’on serait hardi et novateur vers Lille ou Louviers ? L’ouvrage montre qu’en réalité il s’agit moins de psychologie que de déterminations liées aux circonstances matérielles, locales, durables, géographiques, qui ne sont pas toutes favorables au travail lainier. Les ports et places d’exportation du drap, Marseille, Bordeaux, Bayonne, et même Montpellier ou Lyon, sont souvent éloignés des sites de production, en dépit de la construction du Canal des Deux-Mers. La matière première de qualité venant d'Espagne est soumise aux aléas politiques et chère parce qu’elle doit être transportée sur de longs parcours alors que les moutons du cru peuvent donner leurs toisons. Par contre, aux XVIIIe- XIXe siècle, les bras se multiplient, à la recherche d’emplois dans des campagnes aux possibilités agricoles pour une partie assez maigres. Mais sur les places de foires, à Beaucaire ou à Bayonne, on se heurte à des marchands extérieurs de plus en plus puissants. Donc, après 1770 et davantage après 1815, on se réfugie sur le modèle d’activité qui dans le passé avait fait vivre ces régions, d’autant que le système entretient une population nombreuse et provoque une causalité circulaire avec l’interdépendance des pratiques et des acteurs. Cependant il en résulte, semble-t-il, un manque de capitaux quand survient l’innovation technique, la mécanisation, l’hydraulique, la vapeur, qui requièrent des mises en plus en plus élevées. En témoignent ce que relève l’auteur pour l’après 1830 : la suprématie chez les entrepreneurs industriels et dans le négoce de la société en nom collectif, familiale et locale, et le refus de la commandite et de la société anonyme, avec un crédit limité au recours aux marchands, aux notaires et à de petites banques d’arrondissement. D’ailleurs, de plus en plus étendu dans l’espace, comme le suggère Jean-Michel Minovez mais sans développer assez ce point, le système n’est-il pas en train de perdre son efficacité avec la multiplication des tisserands, l’allongement des distances pour les donneurs d’ordres qui génère l’alourdissement des frais de livraison de la matière première et le ramassage des tissus, et l’accroissement des fraudes sur la laine et malfaçons dans la réalisation du produit, ce qui atteint la rentabilité financière ? Il est vrai que la consommation intérieure est en expansion, néanmoins elle n’est pas encore « de masse » où chacun ne produit rien de son quotidien, et le marché n’est encore qu’en augmentation lente, surtout avec une augmentation démographique limitée comme celle de la France. Dans l’économie générale issue du féodalisme, marquée par la pénurie, la faible productivité, la capacité réduite en dépit de leurs progrès des moyens de transport, un travail encore surtout à main, par conséquent sans besoin de capitaux volumineux, le système du lainage méridional pouvait s’épanouir. Mais, dès 1800, les conditions commencent à changer avec la révolution industrielle et la concentration capitaliste, le déclin à terme est inéluctable pour une organisation qui devient dépassée. La main invisible du marché et l’accumulation capitaliste ne

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connaissent ni les bons sentiments, ni les pensées mauvaises ou inappropriées, ni ce que dans les années 1960 on criait dans le Midi : l’exigence du « vivre au pays ». Voilà un ouvrage qui pose de grandes questions.

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Jean-Paul ROTHIOT et Jean-Pierre HUSSON (dir.), La vallée du Coney, métallurgie et thermalisme, Bains-le- Château et Fontenoy-le Château Nancy, Fédération des Sociétés savantes des Vosges – Amis du Vieux- Fontenoy, 2011, ISBN 2-9522166-1-4, 35 €.

Guy Lemarchand

RÉFÉRENCE

Jean-Paul ROTHIOT et Jean-Pierre HUSSON (dir.), La vallée du Coney, métallurgie et thermalisme, Bains-le-Château et Fontenoy-le Château, Nancy, Fédération des Sociétés savantes des Vosges – Amis du Vieux-Fontenoy, 2011, ISBN 2-9522166-1-4, 35 €.

1 Cette publication s’inscrit dans la lignée des journées d’études vosgiennes qui se tiennent depuis 1982 dans une ville de Lorraine. Il s’agit ici des actes de la réunion de 2010 avec vingt-neuf communications dont une dizaine entre en partie dans le champ chronologique des AHRF

2 Dans le livre l’histoire économique est largement représentée. Déjà dans la région, vers 1630, trente-neuf établissements métallurgiques existaient sur la surface de l’actuel département des Vosges. Après les désastres de la guerre de Trente Ans et avec des créations nouvelles au XVIIIe siècle, on trouve vingt-huit établissements dans le même périmètre en 1789, grâce au minerai de fer près de Neufchâteau, aux forêts proches et aux cours d’eaux abondants des vallées, en particulier la Semouse et le Coney (Pierre Heili). En 1733 est fondée la manufacture royale de Bains orientée vers le fer-blanc, malgré la concurrence anglaise, qui prospère et se dote de laminoirs en 1807 (T. Cornevaux), mais, restant à la fonte au bois dont le combustible se raréfie, une partie des entreprises au milieu du XIXe siècle disparaît ou doit se reconvertir. Le canton de

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Bains connaît cependant une croissance de la métallurgie secondaire de la Restauration au Second Empire, forges et tréfileries achetant de la fonte aux régions proches et donnant outre le fer-blanc, du fil de fer, des barres et tôles, des clous, et après 1820 des couverts de table (Jean-Paul Rothiot). Mais vers 1850 deux facteurs de déclin vont agir : la concurrence des producteurs non vosgiens facilitée par le progrès des transports et proches des grandes villes, la multiplicité des établissements locaux qui excite la compétition et fait baisser dangereusement les prix de vente des produits.

3 Au XVIIIe siècle avec la participation financière du négoce de Lyon dans la vallée du Coney, le développement est notable et, malgré l’abolition des privilèges des manufactures, l’activité se maintient sous la Révolution et l’Empire et des équipements sont modernisés (Jean-Paul Rothiot). Propriétaire de la manufacture de Bains, Joseph Falatieu, très classiquement, se hisse dans les notabilités révolutionnaires, chef de la garde nationale du canton en 1792, élu au conseil général des Vosges de 1792 à 1838. Livrant des barres pour les fabrications d’armes, Fatalieu se rallie à Brumaire, achète des biens nationaux, devient maire en 1812 et est premier ou dans les premiers contribuables du département sous Napoléon, puis est créé baron en 1827. Il emmène sa famille dans l’aisance et à proximité du pouvoir : son fils Joseph Louis est conseiller général en 1828, son petit-fils Joseph-Jules élu à la Constituante en 1848 (G. Grivel). Dans leur enrichissement, les maîtres de forges ont su veiller à l’approvisionnement en bois, comme en témoigne l’intérêt porté par Joseph Falatieu à la préparation de la loi de 1817 sur la vente des forêts domaniales et au code forestier de 1827 (Jean-Pierre Husson). En ce qui concerne la main-d’œuvre, les salaires élevés, le logement gratuit à la manufacture et l’exemption d’impôts ont permis dès les années 1730 un recrutement localement large et incité à l’immigration des Alsaciens et des Allemands du Wurtemberg (Pierre Heili), malgré le travail de nuit mais avec repos le dimanche. La seule manufacture de Bains et ses dépendances arrivent à employer plus de 500 personnes en 1849.

4 Dans la Voge, la Révolution a vu se développer une autre activité, la brasserie (J.-A. Marizot) qui a été stimulée par les passages de soldats et la présence d’ouvriers de la métallurgie, les uns et les autres consommateurs de bière, la vigne étant absente dans certains cantons. Mais le grand essor est surtout après 1815 et après 1830 la féculerie fondée sur la pomme de terre, apparaît. Née vers 1820 grâce à une initiative à but charitable, donner de l’emploi aux jeunes filles de Fontenoy et aussi trouver une main- d’œuvre à bas prix, la broderie fait travailler 50 000 personnes dans le département des Vosges vers 1850, particulièrement à Fontenoy, Bains, Plombières, mais également à la campagne (Cl. Prévot). On note que certaines dames entrepreneuses de ce secteur viennent des familles de maîtres de forges. Par conséquent, dans cette région, 1789-1815 une fois de plus n’apparaît pas comme une catastrophe économique.

5 Par ailleurs, trois communications portent sur l’histoire religieuse dans la Contre- Réforme. En 1626 est installé par le gouverneur noble de la ville, à Fontenoy, un couvent de capucins qui, au XVIIIe siècle, prêchent et dispensent leurs sacrements chez les travailleurs de la manufacture de plus en plus nombreux, obtenant la conversion de quelques sujets allemands luthériens. Hostiles au serment, les religieux sont dispersés sans retour en 1792-93 (J.-F. Michel). Même pauvres, les moines sont rarement révolutionnaires. D’autres maisons franciscaines se sont établies en Lorraine à partir du XIIIe siècle et en 1769, douze couvents cordeliers constituent la province de Lorraine, tandis que trente-six maisons de capucins existent à la fin du XVIIIe siècle. À partir de

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1750 survient la baisse connue, sensible ici, des vocations. Le recrutement est surtout artisanal et dans les milieux de petits juristes. La bourgeoisie déserte le noviciat, sauf à Fontenoy, place marchande assez active (J.-M. Lepeste). Situé dans une région de féodalité forte et encore vivace au XVIIIe siècle, Bains relève de la seigneurie des chanoinesses de l’abbaye de Remiremont qui entrent dans l’institution sur la base de 8 puis 16 quartiers de noblesse (Françoise Bocquillon). Sous la protection intéressée de deux à cinq seigneurs laïcs qui reçoivent une partie de leur revenu, les religieuses sont propriétaires de la haute justice, de moulins, forges et forêts et exigent encore vers 1750 la taille seigneuriale (Françoise Bocquillon).

6 Enfin la démographie sanitaire est abordée dans une communication. Bains est lieu aussi de sources thermales appartenant à deux des co-seigneurs du lieu dans la mouvance du chapitre de Remiremont, exploitées au milieu du XVIIIe siècle. Devenus bien nationaux les bâtiments en sont vendus en 1795 et tombent dans l’escarcelle de notre Joseph Falatieu en 1799 (Jean-Paul Rothiot). L’eau alimente des douches et baignoires, et une piscine est établie après 1838. Les soins et les cures, généralement 21 jours, sont réglementés et tarifés par les propriétaires, la déclaration d’utilité publique étant décernée en 1864. Dès 1803 un médecin contrôle bains et baigneurs. Peu à peu, la clientèle croît : 142 baigneurs en 1798, 969 en 1845, mais on n’atteint pas la renommée de Plombière ou Contrexeville.

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Natacha COQUERY, Le marché ou le lien social ? Une lecture de Tenir boutique à Paris au XVIIIe siècle, luxe et demi-luxe Paris, CTHS, 2011, 408 p., ISBN 978-2-7355-0733-7, 28 €.

Richard Flamein

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Natacha COQUERY, Le marché ou le lien social ? Une lecture de Tenir boutique à Paris au XVIIIe siècle, luxe et demi-luxe, Paris, CTHS, 2011, 408 p., ISBN 978-2-7355-0733-7, 28 €.

1 Après des recherches concernant les consommations aristocratiques (L’hôtel aristocratique. Le marché du luxe à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998), Natacha Coquery déplace la focale de son analyse, prenant cette fois pour belvédère la boutique parisienne à la croisée d'une histoire économique, sociale et urbaine.

2 La toile de fond de l'ouvrage est tendue par une préface de Daniel Roche : elle interroge la lente transition du besoin au désir, au XVIIIe siècle, vers une société de consommateurs, plutôt que d'une révolution de la consommation, dont le terme est jugé excessif. Elle appelle une meilleure compréhension d'une démocratisation de la consommation par les formes déclinées imitatives (populuxe de Cissie Fairschild) ou inventives (semyluxury de Maxine Berg) qui introduisent, dans le jeu de la culture des apparences, des classes intermédiaires de plus en plus larges, dotées d'une compétence de jugement progressivement affinée.

3 Le point fort de la démarche de Natacha Coquery relève à la fois de la grande diversité des sources employées (Almanachs de commerce, guides de Paris, livres de comptes, bilans de faillites, inventaires après décès…) et d'un changement d'échelle constant du niveau d'analyse, embrassant tour à tour l'ensemble du monde boutiquier parisien, soit plusieurs milliers d'acteurs (l'Almanach du Dauphin de Roze de Chantoiseau dans son

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édition de 1769), ou usant de la monographie pour en préciser les contours (le bijoutier Aubourg, installé au cœur du faubourg Saint-Germain ou Mathurin Law, marchand tapissier, rue Saint-Honoré). Ce balancement a pour vertu de restituer la boutique dans la consistance de ses réseaux, mais aussi dans le renouvellement fluide des liens sociaux et des appartenances, accéléré après 1750. Ce tableau saisi au vif l'empirisme des pratiques boutiquières et les décompose dans un ternaire, les mots, les cartes et les chiffres, qui en constitue le plan.

4 La difficile réhabilitation de l'image du commerce de détail passe, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, par la promotion de l'édition commerciale, véritable « sphère publique de l'économie marchande ». La dérogeance et les monopoles corporatifs ne peuvent résister durablement à l'attrait de la nouveauté, des modes et des luxes : une culture européenne du shopping fait de Paris la capitale des plaisirs, dont les cicerones se veulent les chantres (on citera le vivifiant Séjour de Paris de l’Allemand Nemeitz, à partir de 1718, ou l’Almanach de Thiéry, adressé à l’aristocratie et aux personnes de distinction). L'information commerciale s'adresse plus largement à l'ensemble des acteurs du monde marchand, à la fin du siècle, offrant un tableau de la production manufacturière d’exception en Europe et en province, certes teinté de nationalisme économique, dans le contexte de la rivalité commerciale franco-anglaise des années 1780 (Tableau général du commerce de Gournay).

5 Dans sa seconde partie, intitulée « la boutique en cartes », l'ouvrage inscrit de manière convaincante le commerce dans les dynamiques urbaines du XVIIIe siècle. Par un jeu détaillé de cartes, dont on peut toutefois déplorer, parfois, la faible lisibilité, Natacha Coquery nourrit l'hypothèse que « l’activité commerciale est l’élément qui structure le plus fortement la pratique de la ville » (p. 111). Par une géographie sûre, elle dégage les principes directeurs d'une organisation ségrégée de l'espace boutiquier parisien, conjuguant la polarisation pérenne de certains quartiers (les bijoutiers de l'île de la Cité), avec l'affirmation progressive des nouveaux axes (le luxe dans la rue Saint- Honoré), pour mettre en évidence une croisée parisienne, courant des rues Saint-Denis et Saint-Martin vers la rue Saint Jacques, au sud, et du faubourg Saint-Honoré à celui de Saint-Antoine, vers l'est. Elle perçoit finement la relation étroite entre densité marchande et niveau de spécialisation : les concentrations les plus fortes concernant, sans surprise, les orfèvres, la mercerie de luxe avec les bijoutiers, au plus près de la croisée. Une géographie des territoires de la boutique en découle sur le substrat des réseaux commerciaux de deux marchands parisiens, Aubourg et Law. Le réseau toujours recherché de la clientèle aisée et aristocratique se superpose au tissu dense des relations professionnelles des confrères, fournisseurs, sous-traitants et commis. Prestige et concentration géographique des boutiques de luxe étendent l'aire de chalandise bien au-delà du Paris intra-muros de la seconde moitié du siècle.

6 L'approche comptable vient compléter, par une troisième partie, ce panorama du commerce de détail parisien (« La boutique en chiffres »). L'hétérogénéité des situations et des pratiques de gestion est mise en lumière par un travail courageux de dépouillement des livres de comptes. Il en ressort une économie du temps scandée par le flux tendu du crédit qui devient l'élément central de l'analyse. Pour ce faire, Natacha Coquery se livre à l'autopsie de la faillite du bijoutier Aubourg, en 1783, articulant la macro-économie des conjonctures décennales, avec la micro-analyse de la désynchronisation de la circulation des crédits : Aubourg chute d'avoir vendu « à condition » (un prêt de marchandises sans contrepartie de paiement) des bijoux avec

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l’Amérique, pour un montant de 47 000 livres, fin 1782. Au-delà du cas d'espèce, c'est la volatilité accrue des pratiques commerciales de la seconde moitié du XVIIIe siècle qui se donne à voir : le paiement comptant se révèle rare, la clientèle peu fidèle, voire peu solvable, l'ensemble tenant par le liant fragile du crédit. La précarité d'un petit commerce, « encastré dans ses réseaux » (embededness) devient visible, entre concessions marchandes et entretien du lien social (avance aux aristocrates, prêts d'argent aux confrères), la faillite ne se trouvant jamais loin. Le tour de force de l'ouvrage est de montrer que l'échec économique n'emporte pas le lien social : le collège des créanciers jouant de souplesse pour recouvrer les sommes dues, par des compromis infra-judiciaires entre des acteurs pragmatiques impliqués dans les mêmes réseaux marchands, plutôt que par des procédures coûteuses, longues et aléatoires ; le failli honorant au mieux ses engagements, afin de ne pas être confondu avec le banqueroutier frauduleux et de revenir en grâce auprès de ses confrères.

7 L'empirisme des pratiques marchandes rencontre la souplesse d'une culture de la consommation naissante dont les codes ne recoupent plus nécessairement les hiérarchies sociales. Au titre de la nouveauté, le marché du demi-luxe diffuse les nouveaux modèles d'une consommation où le faux peut-être plus prisé que l'authentique (le strass et le diamant, le plaqué pour le métal massif) pour peu qu'il soit à la mode. Tandis que parallèlement se propage le second marché des produits d'occasion redistribuant dans les couches sociales élargies les habitudes du luxe et du raffinement, accélérant la circulation des objets, le brouillage des codes et la recomposition des privilèges corporatifs.

8 L'ouvrage, voulu comme un chantier ouvert de la boutique, dépasse de loin son objet pour mettre en évidence l'utile complémentarité d'un marché en expansion avec la fluidité accrue du lien social dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

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Marion F. GODFROY, Kourou, 1763 : le dernier rêve de l’Amérique française Paris, Vendémiaire, 2011, 280 p., ISBN 978-2-36358-013-9, 20 €.

Bernard Gainot

RÉFÉRENCE

Marion F. GODFROY, Kourou, 1763 : le dernier rêve de l’Amérique française, Paris, Vendémiaire, 2011, 280 p., ISBN 978-2-36358-013-9, 20 €.

1 Ce livre est le prolongement de la thèse de Marion Godfroy, récemment soutenue à l’EHESS. Il retrace en onze chapitres, d’une plume alerte qui en rend la lecture fluide et agréable, l’histoire d’un désastre, celui de la France équinoxiale. Quelques quarante années plus tard, la France rejoue, à quelques variantes près, la tragédie de la Louisiane. Le cadre est étatique là où l’acteur principal était la Compagnie des Indes. Mais, déjà, on avait puisé dans le réservoir démographique rhénan pour ne pas contrevenir aux théories populationnistes toujours bien ancrées. On avait déployé toute une publicité qui vantait les charmes d’un pays de cocagne ; comme si la latitude n’avait aucun effet pour nuancer la palette colorée qui décrit un paradis où tout pousse en abondance, où le climat est enchanteur, où la mise de fonds rapporte au centuple. Et jusqu’à la recherche des boucs émissaires lorsque la réalité de la catastrophe humanitaire a dissipé l’illusion de l’eldorado.

2 La Guyane a attiré l’attention des compagnies très tôt, combinant recherche de l’or, visées stratégiques sur le flanc de l’Empire portugais, et mise en exploitation des franges littorales par les habitations qui cultivent le sucre, ou des productions locales, comme le roucou. La colonie de Cayenne vivote aux alentours du bourg : quelques plantations survivent dans des conditions difficiles, avant la Guerre de Sept ans, menacées par les maladies et les ruptures d’approvisionnement.

3 C’est alors que l’intérêt pour ces terres équinoxiales se réveille, dans l’espoir fort peu réaliste de remplacer les espaces glacés du Canada, par les littoraux chauds et humides,

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entre Oyapock et Maroni. Choiseul se fait concéder à titre héréditaire, à la fin de l’année 1763, tout le territoire situé à l’embouchure du fleuve Kourou, quelques dizaines de kilomètres au nord-ouest de Cayenne. Son projet est de créer en ces lieux un établissement de paysans soldats, une colonie blanche au lieu d’une colonie à esclaves, apte à assurer une base arrière pour les établissements antillais, tout en approvisionnant ces derniers en bois, bétail et salaisons, tous produits qui venaient antérieurement du Canada. Le parti philosophique, dont Choiseul se veut le protecteur, a quelque peu orienté ce projet : le travail libre remplace le travail servile, l’exclusif commercial est levé, le ministère se passe de l’intermédiaire des compagnies à privilèges. Une direction bicéphale est mise en place, sur le modèle des autres colonies royales ; un gouverneur, Turgot, le frère du futur contrôleur général, pour la défense, un intendant, Chanvalon, pour la gestion. Puis le ministère s’associe à un groupe financier allemand pour recruter des colons, sur des terres allemandes de préférence, afin de ne pas dépeupler le royaume. D’étape en étape, Marion Godfroy nous fait revivre le périple de ces familles, du Rhin à l’île d’Aix. La fatigue, l’insuffisance de nourriture, épuisent les organismes, la traversée fait le reste. Ce sont des malades qui sont débarqués aux îles du Salut, car, sur le continent, les infrastructures ne sont pas prêtes à les accueillir ; on comptait sur les premiers arrivants pour aménager les infrastructures pour la masse des futurs arrivants. Mais, grisés par les promesses des concessions de terrains, ou affaiblis par le typhus et la dysenterie, donc peu enclins à se mettre au travail, ils sont par ailleurs laissés sans ressources par l’intendance. Et le rythme des convois continue à déverser les colons en une noria infernale. L’expédition tourne au désastre sanitaire, constaté par le gouverneur Turgot lorsqu’il arrive enfin, à la fin de l’année 1764. Son principal souci est de faire porter toute la responsabilité sur Chanvalon. Sur 10 446 colons qui ont effectué la mortelle traversée, il n’en reste plus que 1 784 en 1765 ; 60 % sont décédés, 918 sont rapatriés en catastrophe.

4 L’auteur nous fait revivre toute cette expédition, avec un souci du détail qui rend la lecture captivante, promenant le lecteur des cabinets ministériels aux villages traversés par les colonnes de migrants jusqu’aux hôpitaux surpeuplés du bourg de Cayenne. Elle exploite avec bonheur les nombreuses sources d’archives, les mémoires des protagonistes, les journaux d’époque, et jusqu’aux rares documents iconographiques qui renvoient l’image des littoraux guyanais.

5 Comme pour une défaite militaire, on cherche les responsables du désastre. Turgot a fait arrêter Chanvalon, qui est traduit au Conseil supérieur de Cayenne, dès 1765. Il est ensuite emprisonné au château de Ham. Puis c’est au tour de Turgot de répondre de ses négligences, mais il s’autorise de la position de son frère pour en partager les aléas de carrière. On découvre enfin que la Guyane est une terre malsaine pour l’organisme européen, et la colonie se voit durablement affligée de la désastreuse image de « tombeau de l’homme blanc », ce qui ravive dans l’imaginaire métropolitain le détestable souvenir de la Louisiane.

6 L’auteur a le souci d’inscrire cette épopée du Nouveau Monde dans des perspectives plus larges. Ses conclusions suscitent toutefois quelques interrogations. La perspective de l’histoire atlantique, posée d’emblée et appuyée encore avec force dans la postface de Patrice Higonnet est convaincante lorsqu’il s’agit de replacer cette expérience dans les grands mouvements migratoires de longue durée vers l’Amérique, ou dans la recherche de voies nouvelles pour la colonisation qui se font jour dans les métropoles européennes à partir de 1750. Certes, mais il faut veiller à ce que cette perspective

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globalisante ne masque pas la dimension proprement impériale de l’entreprise. L’empire colonial français qui se dessine après la Guerre de Sept ans n’a pas que l’Amérique pour seul pilier, cela se vérifiera encore pour les années 1778-1783, où une part des enjeux se déplaça vers l’Océan Indien. Rien n’est encore vraiment joué avant la série des échecs retentissants de la période napoléonienne, et la colonie guyanaise connut entre-temps un timide essor, et occupa même une position stratégique à l’époque révolutionnaire, et sous le gouvernement de Victor Hugues. L’expédition de Kourou est l’indice très évocateur, parmi d’autres (le Canada, la Louisiane) d’une faiblesse structurelle de cet empire colonial ; son peuplement européen comme socle durable d’une colonisation qui ne soit pas uniquement vouée à n’être qu’une juxtaposition imparfaite d’ateliers d’esclaves.

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Jacques CHARPY (éd.), avec la collaboration de Marc FARDET, préface par Denis WORONOFF, Un ingénieur de la Marine au temps des Lumières. Les carnets de Pierre Toufaire (1777-1792) Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, 630 p., ISBN 978-2-7535-1724-0, 24 €.

Annie Duprat

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Jacques CHARPY (éd.), avec la collaboration de Marc FARDET, préface par Denis WORONOFF, Un ingénieur de la Marine au temps des Lumières. Les carnets de Pierre Toufaire (1777-1792), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, 630 p., ISBN 978-2-7535-1724-0, 24 €.

1 Conservateur général du Patrimoine (Archives), Jacques Charpy, au terme d’une longue carrière commencée en 1951, s’est attaché à transcrire et annoter les carnets patiemment écrits durant dix-sept années par Pierre Toufaire, ingénieur à Rochefort. Le texte original est une sorte de journal comportant de nombreuses annotations sur les techniques maritimes. L’ouvrage est accompagné d’illustrations et de cartes destinées à la fois à préciser au lecteur la géographie des lieux mais aussi à agrémenter cet ouvrage épais et quelque peu austère. Livre scientifique, il comporte des annexes (des correspondances entre Pierre Toufaire et d’autres ingénieurs, de nombreux mémoires techniques), un index, une généalogie, une série de définitions des noms donnés aux bateaux et leur liste exhaustive ainsi que des repères biographiques. Le

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présent ouvrage rendra d’aussi grands services aux amoureux de l’histoire maritime du XVIIIe siècle que le livre d’Alain Lottin sur Chavatte avait pu en apporter aux amoureux de l’histoire de Lille au XVIIe siècle (Chronique mémoriale des choses mémorables par moi, Pierre-Ignace Chavatte -1657-1693-, Bruxelles, 2010).

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Dan EDELSTEIN, The Enlightenment. A Genealogy Chicago and London, The University of Chicago Press, 2010, 209 p., ISBN 978-0-226-18449-4, 17,80 €.

Raymonde Monnier

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Dan EDELSTEIN, The Enlightenment. A Genealogy, Chicago and London, The University of Chicago Press, 2010, 209 p., ISBN 978-0-226-18449-4, 17,80 €.

1 Qu’est-ce que les Lumières ? L’essai de Dan Edelstein s’inscrit non sans provocation dans un débat récurrent en philosophie et en histoire des idées, sur la définition, l’origine intellectuelle et la diffusion des Lumières. Son argumentation entend réviser un certain nombre de points théoriques et historiques soulevés par l’historiographie et en ce sens est une introduction relativement claire aux grandes orientations du débat. Le livre aborde nombre d’interprétations qui vont de Peter Gay à Jonathan Israel et d’Habermas à Foucault, avec une attention particulière aux différents courants de l’histoire des idées (chap. 1). Ce faisant, l’auteur prend le contre-pied des travaux de ces dernières décades, qui tendaient à décentrer et à pluraliser les Lumières ou à les penser comme une ère aux contours fluctuants. Partant de l’idée que le concept des Lumières (the Enlightenment) est issu d’un récit historique (historical narrative), il situe l’émergence de la notion en France, ou plutôt dans le milieu intellectuel parisien, au tournant du XVIIIe siècle et au sein d’une polémique précise, la Querelle des Anciens et des Modernes. Pour lui la question de l’origine n’est pas à rechercher dans tel auteur ou dans tel mouvement philosophique, mais dans la généalogie de la métaphore des Lumières, ce qui lui permet de réunifier le concept autour des expressions structurantes – esprit philosophique, siècle éclairé – du récit historique qui lui a donné naissance. Les Lumières seraient moins le fait d’une crise de conscience, comme l’avait écrit Paul Hazard, que celui d’une prise de conscience (p. 13) – effet de la réflexivité de la

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société sur elle-même et de sa conscience des temps historiques – des promesses de la science moderne et de ce que cela signifie de vivre dans un siècle éclairé.

2 Reprenant significativement la thèse de l’importance de la culture et de la pensée antique chez les philosophes des Lumières, définies par Peter Gay comme « paganisme moderne », Edelstein montre à quel point l’Antiquité est au cœur du débat académique entre deux partis qui ne rejettent pas la « science nouvelle » et célèbrent l’esprit du siècle. En France, les Réflexions critiques sur la poésie et la peinture de l’abbé Dubos (1719) épuisent la polémique littéraire et donnent le ton du récit des Lumières dont la Querelle a été le catalyseur. C’est à partir de cette matrice que se tisse, au sein des élites intellectuelles françaises, la trame d’un récit historique cohérent qui se diffuse chez les philosophes avant de gagner l’espace européen. La société est « le sujet du récit moderne » (chap. 4). En fournissant l’outil conceptuel (Ancien/Moderne) qui ouvre à la réflexion sur les progrès du siècle à la lumière du passé lointain en matière de connaissance, de religion et de politique, il permet la prise de conscience du rôle nouveau assigné à la « société », au public éclairé, dans le développement de la philosophie des Lumières. Celles-ci devraient peut-être plus à ceux qui ont initié le récit, ainsi qu’aux Académies et aux institutions qui ont rendu possible leur diffusion, qu’aux grands auteurs du (Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot…), dont la pensée d’ailleurs n’a jamais vraiment quitté les Anciens. Avec l’Encyclopédie, « le plus grand livre qu’ait produit le XVIIe siècle », le Télémaque de Fénelon, et l’œuvre de Montesquieu sont mises en avant pour attester de l’influence des sources antiques et de la médiation humaniste sur la pensée politique des Lumières. L’esprit philosophique est d’abord classique.

3 Le titre comme l’articulation des temps historiques rappelle les analyses de Michel Foucault et de Reinhart Koselleck, avec qui l’argumentation de Dan Edelstein entretient pour le moins une réelle ambivalence. Pour preuve, une dévalorisation un peu rapide de la méthode de la Begriffsgeschichte (p. 15, 71) et la critique conclusive en direction de Foucault : quel est l’intérêt de reconstruire le mythe des Lumières en termes de modernité ? On comprend assez vite au fil des chapitres que l’ouvrage entend questionner les rapports entre Lumières et Révolution, à partir de la généalogie des Lumières et de la transmission du républicanisme et du droit naturel. Le chapitre 7 reprend l’idée, déjà développée dans son livre sur la Révolution française (The Terror of Natural Right, 2009), des aléas de la médiation de la loi naturelle chez les philosophes à travers les représentations classiques et le mythe de l’âge d’or. Jean-Clément Martin a fait un compte rendu de cet ouvrage, qui analyse l’expression complexe de la rhétorique du « républicanisme naturel » à l’œuvre sous la Terreur, dans le n° 360 des AHRF. La cible principale de la généalogie d’Edelstein est l’interprétation des Lumières centrée par Jonathan Israel sur la notion de Lumières radicales. The radical Enlightenment (2001) proposait une vision résolument européenne et radicale des Lumières – à partir d’un décentrage philosophique (le rôle moteur du spinozisme) et chronologique (1650-1750) – qui prend naissance dans le siècle d’or hollandais. Cette contribution majeure à l’histoire et à la philosophie des Lumières a suscité un large débat et est devenue un classique de l’historiographie dans le monde anglo-saxon (voir le compte rendu de Marc Belissa dans le n° 345 des AHRF). Les derniers livres de Jonathan Israel ont approfondi le caractère progressiste des Lumières et le lien entre Lumières radicales et Révolution française en matière de démocratie et de droits de l’homme, une thèse que ne peut partager Dan Edelstein.

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4 Il s’en prend à l’idée de Lumières à deux vitesses, avec d’un côté le courant radical inspiré par le spinozisme comme moteur du changement social et de l’autre un courant modéré, enclin au compromis avec les forces conservatrices, celui des philosophes de la veine de Voltaire et Montesquieu. Sa manière de concevoir les Lumières françaises comme essentiellement modérées est assez bien résumée par le titre du chapitre 13 (Worldliness, politeness, and the importance of not beingtoo radical). Avec le rôle joué par les institutions, c’est l’alliance entre gens de lettres et gens du monde dans une société policée, respectueuse des codes mondains de la politesse et de l’allégeance aux puissants qui a permis malgré la censure l’émergence et la diffusion de l’esprit des Lumières. Il s’agit de déconstruire le lien entre the Enlightenment et une Révolution dont le tumulte aurait en fait entravé et retardé pour plusieurs décades les réformes en Europe (p. 96). La controverse n’est pas nouvelle, mais on peut remarquer que ce parti pris idéologique pousse l’auteur à minimiser l’évolution et la portée subversive de la philosophie des Lumières, que ce soit par le biais de l’influence souterraine du spinozisme et de la littérature clandestine ou à travers la critique de l’orthodoxie religieuse, de la monarchie absolue, de l’aristocratie et des privilèges. Une critique d’ensemble où on ne saurait oublier la satire morale de l’esprit courtisan et des codes sociaux de la reconnaissance du mérite qui débouche sur la revendication d’une forme d’autonomie qui finira par avoir raison, avec la Révolution et la République, du mode d’intégration des élites sur la distinction héréditaire et la relation clientélaire.

5 Force est de remarquer que si l’approche narrative de Dan Edelstein parvient avec brio à souligner l’importance critique de la Querelle des Anciens et des Modernes sur l’émergence de la métaphore des Lumières et de l’esprit philosophique, les arguments qui visent à établir l’autorité prédominante des Anciens sur les philosophes sont moins convaincants. Certes la foi dans les progrès de la science moderne peut s’accompagner d’une admiration pour la pensée antique, encore faudrait-il analyser la nature et les limites de cette influence sur la philosophie des Lumières conjointement à d’autres relations interculturelles. Pour les Encyclopédistes, citer les auteurs classiques témoigne d’une culture largement partagée (chap. 6), sans être pour autant un signe d’adhésion aux théories de tel écrivain de l’Antiquité. D’autre part, si l’Esprit des Lois est cité souvent dans le corpus de l’Encyclopédie avec l’Essai sur les mœurs de Voltaire (p. 95), peut-on en tirer argument de l’importance du courant politique modéré dans la pensée des Lumières ? D’éminents spécialistes ont montré combien l’écart est patent, dans les articles qui font explicitement ou non référence à Montesquieu, entre sa pensée politique et le sens des emprunts faits par Jaucourt à son œuvre. Enfin pourquoi affirmer contre l’interprétation généralement admise qu’il regretterait « l’économie morale des Anciens », ou que la doctrine de la séparation des pouvoirs serait une reformulation de l’idéal classique du « gouvernement mixte » (p. 56-57). Dans son projet sans précédent de transposer la méthode des sciences de la nature dans la « science nouvelle » des sociétés, « le corps entier de l’histoire » – y compris les lois et les mœurs des sociétés modernes – sert de laboratoire d’arguments. Une parfaite connaissance des classiques n’induit pas un retour à l’idéal de la Cité.

6 Enfin quel est l’intérêt de définir les Lumières sur le mode d’un repli sur l’exception française ? En focalisant sur le Paris des philosophes les effets de la réflexivité de la société sur elle-même, l’auteur laisse dans l’ombre d’autres perceptions de l’évolution de la société, d’autres négociations avec la pensée classique qui sont au cœur de la pensée morale des Lumières – qu’on pense aux Lumières anglo-écossaises. Les savoirs

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et les représentations croisées sur les Anciens et sur les peuples lointains étaient complémentaires dans la prise de conscience du siècle initiée par la Querelle. On ne peut séparer ces réflexions entremêlées qui sont constitutives de la conscience de soi de l’Europe des Lumières et de la notion de progrès. Une chose est de saisir l’origine de l’esprit des Lumières – et sur ce point la thèse d’Edelstein remplit parfaitement son objectif – une autre serait de suivre à partir de l’étincelle qui lui a donné naissance les développements et la généalogie complète d’un concept qui n’est pas exclusivement tourné vers le passé mais aussi en phase avec le changement de la société. Dans l’interprétation optimiste et résolument non théologique de l’évolution des sociétés, la relativisation du passé européen bouleverse la perception des époques du monde dans un mouvement orienté vers l’avenir. Il n’est pas question de contester le rôle de la culture classique dans la France des Lumières, mais l’importance attribuée à la construction et à la diffusion du récit national empêche de comprendre le caractère progressiste et universaliste des Lumières.

7 La prise de conscience de vivre dans un siècle qui fait époque passe aussi par les sources philosophiques et les circulations dues aux révolutions d’Angleterre en matière religieuse et juridico-politique. Dans la dynamique européenne de recomposition intellectuelle et sociale, la fascination pour la langue et une certaine culture française existe bien, mais la France des philosophes est aussi dans la deuxième moitié du siècle le relais fécond de Lumières venues d’ailleurs, en matière de philosophie morale et d’économie politique, qui informent les projets de modernisation des États. Les études d’histoire culturelle et d’histoire des idées ont décrit les réseaux de communication et les phénomènes de circulation des hommes, les processus de transferts réciproques des idées politiques et des théories sociales, les résonnances et la diversité des appropriations à travers publications et traductions dans un espace critique interactif. Le phénomène majeur des sociabilités, la complexité des pratiques et des relations sociales témoignent de la créativité d’une époque dans un espace public en voie d’autonomie où s’affirme le règne de l’opinion publique. L’importance continue des échanges, les circulations atlantiques des Lumières européennes, orientent la pensée du progrès en diffusant un ensemble de valeurs autres que celles des salons parisiens. Plus que les catégories difficiles à cerner de Lumières modérées ou de Lumières radicales, celles de secondes Lumières ou de Lumières tardives rendent compte de l’évolution de l’espace public et de l’écho exceptionnel de l’expérience de la Révolution américaine sur la dynamique critique du dernier quart du XVIIIe siècle, entre utopie et réforme, pour remodeler la Cité. Pourquoi faudrait-il négliger tout ce que la Begriffsgeschichte, l’analyse discursive de l’usage des concepts de base, peut apporter à l’histoire des processus de transformation des catégories juridico-politiques modernes et de l’émergence d’un nouveau langage propre à la législation et aux constitutions écrites de la fin du siècle ? Cela n’est-il pas aussi important, du point de vue de la généalogie des Lumières, que de définir l’origine de leur émergence ? Si le propre d’un livre réussi est de susciter autant de questions qu’il apporte d’éclairage sur l’esprit d’une époque, c’est le cas de l’essai novateur de Dan Edelstein, qui revisite la Querelle des Anciens et des Modernes pour définir le phénomène complexe des Lumières à partir d’une première prise de conscience du public d’un siècle éclairé.

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Sylvain MENANT et Robert MORISSEY (dir.) avec la collaboration de Julie MEYERS, Héroïsme et Lumières Paris, Champion, 2010, 284 p., ISBN 978-2-7453-2000-1, 61 €.

Annie Duprat

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Sylvain MENANT et Robert MORISSEY (dir.) avec la collaboration de Julie MEYERS, Héroïsme et Lumières, Paris, Champion, 2010, 284 p., ISBN 978-2-7453-2000-1, 61 €.

1 Durant plusieurs années, un programme interdisciplinaire de recherches en littérature sur les valeurs du XVIIIe siècle a associé les universités de Chicago, de Paris-Sorbonne et le CNRS. Ce livre recueille une partie du fruit de leurs travaux. Quatorze contributions sont réparties en trois grandes séquences : 1/ Héritages et traditions 2/ Figures historiques 3/ Le tournant révolutionnaire. On trouvera dans cette dernière partie un article très intéressant de Philippe Roger, « Avatars de l’héroïsme au siècle des Lumières » (p. 179-202), où il démontre comment le culte des héros, une invention du XVIIIe siècle, a fait place à celui des Grands Hommes, qui culminera avec la transformation de l’église sainte Geneviève à Paris en Panthéon. Il termine sa contribution en ouvrant une réflexion sur une éventuelle « collectivisation de l’héroïsme ».

2 Dans un bref article « Fraternité héroïque dans le théâtre républicain de la Révolution » (P. 203-214), Pierre Frantz montre comment le théâtre de la Révolution est une représentation de l’Histoire et une modification des conceptions des valeurs morales et politiques. À travers l’analyse de quelques pièces écrites sous l’Ancien Régime (Guillaume Tell de Lemière, 1767 et Brutus de Voltaire), l’auteur examine particulièrement la déclinaison de la notion de « Concorde universelle » et celle de « Fraternité », notions si difficile à comprendre bien que très présentes durant la

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Révolution française. Destinées à renforcer le thème égalitaire dans la société, elles sont en déclin durant la période de la Terreur et des figures historiques exaltant la Fraternité sont expressément rejetées. La démonstration, fondée à partir d’exemples peu nombreux, n’est cependant pas totalement convaincante, si l’on se place du point de vue de l’histoire culturelle ; en effet, on sait que ce sont des pièces de seconde zone, le plus souvent oubliées aujourd’hui, qui constituent les grands succès populaires. Le dernier article auquel nous consacrerons quelques lignes, « L’héroïsation des femmes dans les poèmes épiques de la Révolution » (P. 215-233), est tout à fait intéressant. Son auteur, Jean-Marie Roulin, après avoir décliné les principales vertus accordées aux femmes (tendresse, fidélité, constance, mais aussi la force de l’amoureuse qui protège le héros), examine quelques figures présentes soit dans La France républicaine ou le miroir de la Révolution française (1793) soit dans le Recueil des actions héroïques et civiques des républicains français (1794). Il ne s’interdit pas non plus d’examiner le sort réservé à , dont la légende de femme virile, associant les vertus et les forces des deux sexes, s’est construite rapidement après l’attentat contre Marat. Du recueil de Léonard Bourdon, il isole les figures de deux femmes, Rose Bouillon et surtout Liberté Barrau qui combat, sous un travestissement, avec son mari au sein du 2e bataillon du Tarn. Guerrière, elle est aussi une femme aimante qui soigne son mari lorsqu’il est blessé. On peut rajouter ici une autre figure féminine, cette héroïne qui défend son logis et ses enfants en menaçant de faire sauter un baril de poudre dans sa ferme en Vendée. Cependant, suivant les réflexions de Chantal Thomas sur le "double bind", la double contrainte qui pèse sur les femmes devant assumer deux natures contraires, la force et la tendresse. Avec l'exemple d', Jean-Marie Roulin décrit toutes les nuances de l'héroïsme féminin et de l’héroïsme masculin. Il se défend de terminer son article par une conclusion trop sèche, les différentes approches du sujet étant très complexes. Les citoyennes ayant offert le 18 septembre 1789, des dons patriotiques à l’Assemblée nationale, ces « modernes Cornélies », comme les nommait Léonard Bourdon, assument la double fonction de mères protectrices et de combattantes au service de la Cité. Ces citoyennes patriotes sont devenues un modèle pour les femmes durant la Révolution française.

3 Le livre s’achève sur un essai de Jean-Claude Bonnet, « En guise de conclusion : le débat sur l’héroïsme au XVIIIe siècle » (p. 251-255). On notera la présence d’une imposante bibliographie ainsi que d’un index des noms propres.

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Christine G. KRUGER & Sonja LEVSEN (ed.), War volunteering in Modern times from the French Revolution to the Second World War Houndmills-Basingstoke-New-York, Palgrave Macmilllan, 2011, XII-297 p., ISBN 978-0-230-22805-4, prix non indiqué.

Annie Crépin

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Christine G. KRUGER & Sonja LEVSEN (ed.), War volunteering in Modern times from the French Revolution to the Second World War, Houndmills-Basingstoke-New-York, Palgrave Macmilllan, 2011, XII-297 p., ISBN 978-0-230-22805-4, prix non indiqué.

1 Cet ouvrage est le fruit d’un séminaire tenu à l’université de Tubingen en 2007, et des échanges auxquels il donna lieu ultérieurement, dans le cadre du Centre de recherche de cette université dénommé Les expériences de guerre, la guerre et la société à l’époque moderne. Dans l’introduction de ce volume de près de trois cents pages, qui rassemble quatorze communications, les auteures explicitent ses principales lignes de force. Elles estiment que cet ouvrage comble une sorte de carence historiographique envers le phénomène du volontariat en période de guerre tandis que l’attention des chercheurs et chercheuses s’est bien davantage portée sur la conscription, la désertion, voire l’objection de conscience. Or ce phénomène a pourtant donné naissance aux XIXe et XXe siècles à un mythe fondateur, essentiel pour la construction des nations et le roman national que certaines élaborèrent. En effet, le combattant volontaire devient l’incarnation par excellence de l’identification entre l’individu et la nation. Ce relatif désintérêt des historiens, sauf à propos des volontaires de la Révolution française et de leurs homologues britanniques de la première guerre mondiale, laisse donc dans

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l’ombre tout un aspect de la relation étroite qui s’est nouée depuis le XIXe siècle entre l’individu, le fait militaire et le fait national.

2 Les buts que se sont assignés les auteur/e/s des communications, qui appartiennent pour la plupart à l’historiographie anglo-saxonne et allemande, est de déconstruire ce mythe mais de voir pour quelles raisons il s’est formé, d’analyser dans une perspective comparatiste, à travers des études de cas, ce que représenta vraiment le volontariat – d’abord pour les volontaires eux-mêmes –, enfin son inscription dans un contexte historique précis. Les communications sont uniquement consacrées aux groupes qui se définissaient eux-mêmes comme constitués de volontaires ou que leurs contemporains jugeaient tels. Christine Kruger et Sonja Levsen font état des questions qui se posent encore et représentent des pistes de recherche ouvertes par ces communications : dans quelle mesure le volontariat est-il un signe de construction du nationalisme, quelles sont les motivations des volontaires et quelle est la place de l’idéologie parmi elles, en particulier du patriotisme ? Le rôle de celui-ci dans les raisons qui poussèrent des individus à s’engager n’a-t-il pas été surestimé pour les volontaires de la Révolution française ? Ce phénomène contribuant puissamment au mythe que tendent à réévaluer les historiens du XXe siècle (parmi lesquels on regrettera que Jean-Paul Bertaud et Sam Scott ne soient pas mentionnés, si John Lynn, Alan Forrest et l’auteure de ces lignes le sont, et même si Jean-Paul Bertaud et Sam Scott sont ensuite largement cités dans la première communication, celle de Thomas Hippler). D’autres thèmes émergent, entre autres les liens avec la citoyenneté, le volontariat pouvant apparaître comme le summum de l’engagement civique et comme une voie d’intégration privilégiée, en particulier pour les minorités religieuses ou ethniques ; y compris pour les femmes, bien que le fait militaire apparaisse comme le fait masculin par excellence et l’engagement volontaire du combattant comme une manifestation de virilité. Quelle est par ailleurs la part de l’idéologie quand des hommes se portent volontaires pour combattre pour une nation étrangère ?

3 L’histoire du volontariat, celle de son idéalisation et de la formation consécutive du mythe, se reflète dans le vocabulaire. Ainsi, les auteures procèdent à une très fine analyse linguistique à partir de sa définition et celle des termes de mercenaire, conscrit, soldat de métier, données par les dictionnaires et les encyclopédies françaises, allemandes, espagnoles, anglaises et américaines depuis le XVIIIe jusqu’au XXIe siècle. Or ces définitions sont éminemment variables et influencées par les changements du contexte historique ; cette analyse démontre que la connotation positive du volontariat militaire émerge à l’aube des temps contemporains, au moment des guerres de la Révolution, et ne cesse de se renforcer tout au long du XIXe siècle, même quand la formation des armées repose sur la conscription. Ce n’est qu’après 1945 que le nom de combattant volontaire disparaît des discours politiques occidentaux, volontariat signifiant désormais engagement, certes toujours civique, mais dorénavant civil. Il est vrai que les armées professionnelles préférées partout maintenant aux armées de conscription reposent sur des engagements volontaires. Mais ceux-ci sont dictés, non plus par la volonté de combattre au cours d’une guerre particulière, mais par le choix de faire carrière dans une armée de métier.

4 Ce sont les combats de la seconde moitié du XIXe et du XXe siècles qui font l’objet de la majorité des communications. L’une d’entre elles est consacrée aux volontaires irlandais dans la guerre de Sécession (Michael Hochgeschwender), une autre aux Noirs américains dans la guerre de Cuba (Matthias Speidel), deux à ceux qui s’engagèrent lors

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de la guerre des Boers, que ce soit aux côtés de ceux-ci (Fransjohan Pretorius) ou que ce soit dans l’armée britannique (Stephen Miller), deux aux volontaires de la Grande Guerre, l’une due à Alexander Watson, l’autre à Axel Jansen qui étudie les Américains, particulièrement les étudiants, qui se portèrent volontaires quand leur pays était encore neutre. Deux communications sont réservées aux Allemands, d’abord à ceux qui entrèrent dans les forces paramilitaires de la République de Weimar (Rüdiger Bergien), ensuite aux Waffen-SS pendant la seconde guerre mondiale (Jean-Luc Leleu), une aux volontaires européens qui combattirent pour la cause de Franco (Judith Keene) puis aux Espagnols de la Division Azul (Xosé-Manoel Nunez Seixas). Enfin le volume se clôt sur les femmes qui s’engagèrent dans les batteries anti-aériennes en Angleterre au cours de la seconde guerre (Jutta Schwarzkopf). Les auteures n’ont pas prétendu à l’exhaustivité. On regrettera cependant le silence autour des Minutemen de la guerre d’Indépendance américaine et qu’aucune mention ne soit faite des volontaires de la guerre de 1870 (qui n’apparaissent que très allusivement dans l’introduction) ; non plus que des volontaires des guerres d’Espagne et de Grèce des années vingt du XIXe siècle, même si la seconde est brièvement évoquée dans cette introduction. De même, celle-ci aurait pu davantage établir un lien avec l’ouvrage de Daniel Moran et Arthur Waldron, The People in arms Military and National Mobilization since the French Revolution, paru en 2003, voisin de la problématique du présent ouvrage.

5 Le lecteur des AHRF sera surtout intéressé par les trois premières communications. Celle de Thomas Hippler, dont les travaux sont bien connus de ce même lecteur, s’appelle « Les volontaires de la Révolution française : mythes et réinterprétations ». L’auteur s’attache d’abord à montrer pour quelles raisons et selon quelles étapes ils sont devenus une figure mythique, pierre angulaire du nationalisme républicain français, parfois construite par les historiens eux-mêmes, immergés dans le contexte historique de leur temps. Ensuite il se livre à une analyse de la démythification opérée par les chercheurs, l’approche sociale de Bertaud, qui laisse toute sa place à la complexité du phénomène du volontariat, étant considérée comme un tournant majeur et novateur au sein même de la classique historiographie jacobine. Enfin il poursuit son étude à la lumière des développements récents de l’histoire culturelle du fait militaire. Les travaux de Forrest sur la désertion sont longuement étudiés. Certaines assertions méritent cependant d’être nuancées. Par exemple, Aulard n’était pas socialiste (p. 29) mais radical-socialiste ! Par ailleurs, que bien des volontaires appartiennent à des couches sociales modestes, comme l’auteure de ces lignes l’a montré, ne signifie pas pour autant qu’ils soient issus du lumpenproletariat (p. 33) ni qu’ils soient des marginaux. Enfin le fait d’avancer (comme Frédéric Rousseau) que la décroissance de l’insoumission tout au long du XIXe siècle est la résultante d’une progressive prise de conscience chez le peuple français de son appartenance nationale ne signifie pas non plus que les historiens français hésiteraient davantage que leurs homologues allemands à briser des mythes et qu’ils auraient des orientations plus nationalistes (p. 34). Cette diminution est un fait qui peut s’expliquer par la prégnance du mythe, assez efficace pour parer le service obligatoire de l’aura du volontariat, et devenu à son tour un fait transformant la réalité.

6 La communication de Leighton James s’intitule « Pour la Mère-patrie ? Les motivations des volontaires autrichiens et prussiens lors des guerres révolutionnaires et napoléoniennes ». Elle a le grand mérite de ne pas se borner à l’épisode de la guerre de libération de 1813, ni à l’élite qui savait s’exprimer, même si une relecture des

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mémoires tient ici une large place, ni, en dépit du titre, aux Prussiens et aux Autrichiens, des hommes de la « Troisième Allemagne » étant évoqués.

7 Les volontaires auraient été les plus purs représentants d’un idéal patriotique joint à un idéal de virilité : cette idée joua un rôle majeur dans l’histoire des pays de langue germanique, en particulier au cours de l’unité allemande. L’auteur montre que les choses furent plus complexes et les motivations moins monocolores : le patriotisme – réel surtout dans l’élite qui s’exprime – n’est pas exclusif du goût de l’aventure ni du désir de faire carrière ni même tout simplement du besoin de trouver une place et des moyens de subsistance. Au demeurant, de quel patriotisme s’agit-il, de celui, régional, éprouvé envers la petite patrie, puissamment conforté par les croyances religieuses et la loyauté envers la dynastie régnante, ou de l’attachement – culturel – envers l’Allemagne, même si ces deux patriotismes ne sont pas exclusifs l’un de l’autre ? Même dans les écrits personnels de ces hommes transparaît cette complexité, pas toujours en parfaite adéquation avec les mythes fondateurs.

8 Cette même complexité se retrouve dans l’analyse pertinente que développe Ruth Leiserowitz dans sa communication : « Les volontaires polonais dans les guerres napoléoniennes ». Elle consacre essentiellement celle-ci à la littérature du souvenir, modelée par les écrits des volontaires eux-mêmes, et qui devint elle-même partie prenante du récit national, en dépit de la censure, même au-delà de 1918, voire de 1945. Elle s’attache à l’étude des romans historiques, surtout à celle de deux œuvres littéraires, particulièrement représentatives : Pan Tadeusz de Adam Mickiewicz, qui date de 1834, et Cendres de Stefan Zeromski, de 1903). Elle montre comment la multiplicité des raisons qui poussèrent des Polonais à s’enrôler volontairement fut occultée et « uniformisée » par la formation d’un modèle mythique destiné à exercer une influence durable dans l’histoire de la Pologne. Preuve supplémentaire de cette influence : en 1965, Wajda tira un film de Cendres et de Pan Tadeusz en 1999.

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Jean-Joël BRÉGEON, 1812 : la paix et la guerre Paris, Perrin, 2012, 426 p., ISBN 978-2-262-03239-5, 24,50 €.

Alan Forrest

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Jean-Joël BRÉGEON, 1812 : la paix et la guerre, Paris, Perrin, 2012, 426 p., ISBN 978-2-262-03239-5, 24,50 €.

1 Pour les contemporains comme pour les historiens 1812 est l’année de la campagne de Russie, celle qui a présidé à la plus grande défaite de Napoléon et qui a alerté l’Europe sur la possibilité de la fin du Grand Empire. La vulnérabilité impériale avait déjà été démontrée à l’Ouest par les échecs que ses maréchaux avaient subis en Espagne, mais c’est l’audace de son avance sur Moscou et la destruction d’une Grande Armée forte de 600 000 hommes qui précipitent la formation d’une nouvelle coalition anti- napoléonienne et sa victoire à Leipzig en 1813. Si l’année 1812 ne marque pas le zénith du pouvoir impérial – on peut discuter si cet honneur devrait être accordé à 1808 ou 1809 – elle est quand même essentielle pour comprendre la chute de Napoléon et l’écroulement de son empire. Car c’est surtout l’année où la guerre fut gagnée et perdue, et où Alexandre Ier, l’armée russe et ses généraux, Barclay de Tolly et Koutousov, démontrent leurs capacités considérables face à la Grande Armée, qui est contrainte, avec la prise de Moscou, de se contenter de ce que l’auteur appelle « une campagne à la Pyrrhus ». Jean-Joël Brégeon se sert de sources russes autant que françaises et accorde à l’armée russe de vraies qualités, dont la capacité de nuire aux Français en les harcelant avec des troupes légères, souvent fragmentées en petits groupes. Il ne cache pas la qualité des cavaliers des steppes, plus particulièrement des tirailleurs cosaques, ou les dommages qu’ils infligent aux unités françaises. Le résultat à long terme n’est pas en doute : « Il condamnait le Grand Empire à une fin proche, et mettait en avant la puissance continentale devenue dominante, la Russie. Quant au vrai

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vainqueur, intact, le Royaume-Uni, il ne lui restait plus qu’à tirer les marrons du feu » (p. 296).

2 Le nouveau livre de Jean-Joël Brégeon s’annonce ambitieux et hétéroclite, car s’il offre un récit assez serré de la campagne de Russie, rédigé avec éclat et avec des images vivantes mais racontant une histoire qui est largement connue, il veut aussi présenter une vision beaucoup plus large de l’Europe d’il y a deux cents ans, vision pesée et équilibrée d’un continent qui n’est pas dans un état de guerre perpétuel et où les arts, les lettres et la philosophie continuent à fleurir, au moins dans la haute société et parmi les élites. Dans ce but il nous invite à un tour de l’Europe pour présenter l’état des peuples en 1812 – des conditions matérielles, du contexte diplomatique, mais aussi des idéologies qui les inspirent – tout en appréciant les chefs-d’œuvre des artistes, écrivains et autres grands hommes de l’époque. On gagne vite l’impression que Brégeon est passionné par la haute culture - l’histoire de l’art, des belles-lettres, de la vie des cours royales et impériales – car c’est surtout sur ces questions qu’il est tenté de s’attarder. Le lecteur peut ainsi approcher toute une foule d’artistes, de poètes et de philosophes, de Goethe et Herder à Turner, Géricault et Canova. Brégeon offre une appréciation de leur œuvre et du rôle qu’y jouent la politique et l’idéologie, surtout celle, toujours naissante à l’époque, des nationalismes, en Allemagne et en Pologne, bien évidemment, mais aussi en Espagne, au Portugal et en Russie. Et il distingue clairement entre ce qu’il prend pour le réel et ce qu’il relègue au rang de mythologie. L’auteur est un historien accoutumé à écrire pour un grand public, et il n’hésite pas à lui offrir des opinions claires, des jugements tranchants.

3 Il n’hésite pas, non plus, à nous révéler ses enthousiasmes et à se livrer sur des digressions à son thème principal - peut-être un peu trop, car il y a des moments où le livre risque de devenir une série d’essais apparemment indépendants les uns des autres, très vaguement liés au sujet de 1812. Il explique dans l’introduction son approche et cherche à justifier les choix qu’il se trouve contraint de faire. Car « traiter d’une seule année », reconnaît-il, « fût-elle mémorable, relève plus d’une démarche mémorialiste qu’historienne ». Comment donc peut-il réussir une telle entreprise ? Il analyse sa méthodologie : offrir une combinaison du thématique et du diachronique en présentant « douze chapitres pour parler de l’essentiel, douze gros plans pour aborder des points peut-être mineurs mais tout à fait caractéristiques de l’époque » (p. 8). C’est une approche intéressante, sans doute, mais elle ne convaincra pas tout le monde.

4 Le livre qui en résulte est parfois moins une histoire de 1812 que des réflexions sur l’Europe au début du XIXe siècle - une série d’esquisses de la campagne de Moscou, certes, mais aussi d’un monde plus large. Trop souvent, me semble-t-il, il dévie de son sujet pour traiter des questions de second plan, avec des chapitres consacrés – pour ne prendre que des exemples au hasard - aux Juifs de l’Europe centrale, à l’histoire de la Pologne, ou à Beethoven et Goethe. Ce sont des sujets que l’auteur connaît bien, et il les traite avec autorité. Mais les liens avec 1812 sont parfois assez flous : un chapitre sur les relations entre la Russie et l’Europe fait référence aux événements de 1380, et l’auteur ne peut pas résister à des railleries contre le régime soviétique ; tandis que l’arrivée de la Grande Armée à Smolensk l’incite à tracer une référence à la ville dans la Chronique de Nestor en 865 ! Il ne peut résister non plus à démontrer son érudition classique, même si l’histoire de l’Antiquité n’a pas un rapport évident avec l’essentiel du livre. Mais on le lit avec plaisir, et le grand public auquel l’ouvrage est principalement destiné appréciera sans doute le style clair et fluide de son récit, chargé d’incidents vifs

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et dramatiques. Par contre, il ressemble trop à un tour d’horizon pour satisfaire le spécialiste de la période napoléonienne en Europe, qui aura toujours intérêt, pour la campagne de Russie surtout, à revenir aux ouvrages magistraux de Dominic Lieven et de Marie-Pierre Rey.

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Katia VISCONTI, L’ultimo Direttorio ; la lotta politica nella Repubblica cisalpina tra guerra rivoluzionaria e ascesa di Bonaparte (1799 – 1800) Milan, Guerini e associati, 2011, 271 p. + index, ISBN 978-88-6250-086-9, 21 €.

Bernard Gainot

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Katia VISCONTI, L’ultimo Direttorio ; la lotta politica nella Repubblica cisalpina tra guerra rivoluzionaria e ascesa di Bonaparte (1799 – 1800), Milan, Guerini e associati, 2011, 271 p. + index, ISBN 978-88-6250-086-9, 21 €.

1 L’ouvrage de Katia Visconti s’ajoute aux récentes publications parues dans la collection « Storiografica », dirigée par Angela De Benedictis, Antonino De Francesco, et Aurelio Musi, chez l’éditeur milanais Angelo Guerini, qui renouvellent profondément l’approche de la période révolutionnaire et impériale vue d’Italie.

2 C’est donc tout naturellement par une mise au point historiographique que s’ouvre cette présentation du dernier exécutif de la République cisalpine, les vicissitudes de sa laborieuse mise en place après le coup de force du commissaire politique français Rivaud du Vignaud, puis les longs mois d’exil à Chambéry lors de l’éphémère restauration des pouvoirs d’ancien régime (les tredicimesi), avant le retour de Bonaparte à Milan, en juin 1800.

3 La République cisalpine, la première des « républiques sœurs » installées dans la péninsule dans le sillage des armées françaises, souffre d’un déficit de considération chez les historiens italiens de toutes nuances idéologiques ; ceux qui furent marqués par le nationalisme cherchaient à enraciner les origines du Risorgimento dans la période

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antérieure à la Révolution française ; ceux qui furent marqués par le fascisme ne voyaient dans le triennio jacobin qu’une ère de démocratisme brouillon et débilitant ; ceux qui furent imprégnés de marxisme après la deuxième guerre mondiale reprochaient à la bourgeoisie nationale sa servilité, et son inconsistance, en regard de la période héroïque de l’an II. Mais tous s’accordaient sur deux raisons fondamentales, qui se recoupent par ailleurs ; la République cisalpine ne soutient pas la comparaison avec la République napolitaine, et elle ne se donne pas les moyens d’exister indépendamment de sa soumission aux proconsuls français, militaires comme civils. De ce déficit, persistent les images majoritairement négatives qui ternissent la mémoire de cette première expérience de fonctionnement des institutions représentatives modernes ; la fuite honteuse des principaux responsables de la Cisalpine, à laquelle on oppose la conduite héroïque des martyrs de la Napolitaine restés à leur poste ; et la succession de coups de force qui dévitalise entièrement l’esprit public à Milan, tandis que les méridionaux surent demeurer autonomes à l’égard de la Grande Nation.

4 L’année 1798 fut particulièrement fertile en « corrections » suivies d’épurations politiques et de rectifications des orientations générales ; en avril 1798, le général Brune avait contraint à la démission trois directeurs « modérés » ; en août, c’est l’envoyé du Directoire parisien, Trouvé, qui impose une révision constitutionnelle hostile aux avancées démocratiques des mois précédents ; en octobre, Brune, appuyé par le remplaçant de Trouvé, l’ancien conventionnel « terroriste » Fouché, épure le Corps législatif de ses éléments les plus « modérés » pour les remplacer par des « patriotes anarchistes ». Enfin, le directeur Reubell envoie à Milan Rivaud pour rectifier les choix opérés par Brune, et rétablir les orientations « modérées » de Trouvé, tout en restreignant l’activité de la presse et des sociétés politiques. Cette quatrième intervention se produit le 10 décembre 1798, et constitue le point de départ de l’analyse factuelle de Katia Visconti. Elle retrace, avec une très grande précision, les débats politiques qui suivent la « rectification », s’appuyant particulièrement sur l’Archivio di Stato de Milan, et notamment les très riches « fonds Marescalchi » et « fonds Testi », déjà exploités par l’historien Carlo Zaghi, mais dont elle corrige, avec beaucoup de finesse, les interprétations, qui allaient dans le sens de l’assoupissement de l’esprit public, et de la progressive dissolution de la décision politique. Or, l’épuration du Corps législatif ne fut pas la fin de toute opposition. Les débats au sein du Conseil des Jeunes montrent que les députés n’ont pas renoncé à tout esprit d’initiative. Les nombreux rebondissements, qui ponctuent les choix des nouveaux directeurs (Adelasio, Sopransi, Vertemate Franchi, Luosi, et surtout Marescalchi, la plus forte personnalité du groupe), soulignent la permanence d’une forme de résistance, et les subtils équilibres internes qui s’établissent au sein du projet voulu par Rivaud ; un compromis qui assure à la République une stabilité face à la montée des tensions internationales, et d’une guerre devenue inévitable.

5 Le nouveau directoire garde une marge de manœuvre conséquente, entre les pressions venues de Paris, et la relance du mouvement unitaire italien, qui fait de la Cisalpine le noyau d’une future république italienne unifiée. L’écroulement de la monarchie sarde fait du Piémont l’enjeu de cette relance ; contre les velléités annexionnistes du Piémont par la France, se développe un mouvement irrédentiste cisalpin, qui prône le rattachement des territoires de la Maison de Savoie à une République Italique, dont l’exécutif aura été réformé. La France impose finalement l’annexion, mais la Cisalpine

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aura obtenu quelques concessions ; l’élargissement de ses frontières, et le financement de l’effort de guerre par l’indexation d’une partie des biens nationalisés au Piémont.

6 La guerre avec l’Autriche, déclarée en mars 1799, déplace les enjeux vers les opérations militaires ; face à Schérer, le nouveau commandant en chef français, étroitement soutenu par Rivaud, les généraux Joubert et Championnet sont favorables à un renforcement des capacités militaires autonomes de la Cisalpine. Sous la pression des radicaux, des mesures d’exception sont prises : levées des gardes nationales, loi des otages. Mais les revers français, imputés à l’inertie de Schérer, s’accumulent face aux Austro-Russes ; le 27 avril 1799, la défaite de Cassano d’Adda ouvre la voie de Milan, abandonnée par le Directoire cisalpin, qui gagne Turin, puis Chambéry.

7 S’ouvre alors la deuxième partie de l’étude, qui est celle du double exil ; les radicaux à Grenoble, le Directoire à Chambéry. Les quatre directeurs - Adelasio a finalement regagné Milan sous occupation autrichienne – et une partie du Corps législatif se trouvent dans une situation délicate, en butte aux accusations des réfugiés italiens regroupés à Grenoble qui voient dans la servilité des autorités de la Cisalpine envers les envoyés français la cause majeure des revers militaires, et qui pensent que la proclamation d’une République Italienne unifiée et indépendante est le seul moyen de redresser la situation. Ces griefs sont relayés à Paris dans les cercles néo-jacobins devenus très influents après les journées de prairial et le renversement du Second Directoire. Les directeurs cisalpins essaient de conserver une marge d’initiative, mais ils se retrouvent vite isolés et privés de moyens. L’ambassadeur cisalpin à Paris, Serbelloni, tente de jouer une carte personnelle, la distribution des secours aux réfugiés leur est contestée, et les patriotes les plus radicaux rejoignent l’armée des Alpes de Championnet. Les nouvelles autorités parisiennes leur enjoignent de se réunir au plus vite à Grenoble, sapant le peu de légitimité qui leur reste.

8 Le coup d’État de brumaire redonne espoir aux hommes de Chambéry. Les réfugiés italiens accueillent dans l’ensemble très favorablement le tournant politique. Mais le doute et les divisions réapparaissent très vite. Luosi, en s’installant à Paris, cherche à affirmer sa proximité avec le Premier Consul, mais il est désavoué par les autres directeurs. Les rumeurs d’une prochaine paix générale font naître des doutes sur la possibilité qu’au moins une partie de l’ancienne Cisalpine puisse servir de monnaie d’échange dans les pourparlers avec les Autrichiens. Lorsque se dessine l’option d’une reprise de l’offensive militaire en Italie du Nord avec la constitution d’une Légion Italique, l’intégration de tous les réfugiés italiens au sein de ce corps militaire, quelle que soit leur origine, détruit le dernier espoir de conserver une marge de manœuvre avec l’existence d’une force cisalpine autonome. D’ailleurs, le pouvoir consulaire ne pouvait s’accommoder du maintien d’un Directoire cisalpin qui puisait sa légitimité dans la Constitution de l’an III, et Brumaire se révéla être une journée des dupes.

9 Quand les Français reviennent à Milan en juin 1800, et rétablissent une commission exécutive de neuf membres placés sous le contrôle de Claude Petiet, aucun des anciens directeurs de Chambéry n’en fait partie.

10 Dans une dernière partie, Katia Visconti rappelle les destins ultérieurs de ces hommes, très diversifiés puisque certains vont sortir du champ politique, comme Vertemate Franchi, retiré sur ses domaines, ou Sopransi, juge au Tribunal de cassation ; d’autres vont retrouver des fonctions officielles, comme Luosi, rédacteur du premier Code pénal, mais surtout Marescalchi, grand négociateur de la Consulte lyonnaise, et futur ministre des Relations extérieures.

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11 En retraçant avec une très grande minutie l’existence du dernier Directoire Cisalpin, l’auteur s’inscrit dans un courant historiographique tout à fait novateur qui, à la suite d’Annie Jourdan pour la République batave, de Maria-Pia Donato, David Armando et Massimo Cattaneo pour la République romaine, d’Antonino De Francesco pour la République napolitaine, notamment, nous invite à réexaminer autrement les relations entre la République française et les républiques sœurs, alors même que la lecture dominante persiste malheureusement dans son refus d’accorder à ces dernières le statut d’actrices à part entière des profondes transformations que connut l’Europe en cette période charnière.

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Gilles BERTRAND, Catherine BRICE et Gilles MONTÈGRE (dir.), Fraternité. Pour une histoire du concept Les cahiers du CHRIPA n° 20, Grenoble, 2012, 238 p., prix non indiqué.

Marc Belissa

RÉFÉRENCE

Gilles BERTRAND, Catherine BRICE et Gilles MONTÈGRE (dir.), Fraternité. Pour une histoire du concept, Les cahiers du CHRIPA n° 20, Grenoble, 2012, 238 p., prix non indiqué.

1 Cet ouvrage collectif conçu dans le cadre d’une ANR sur « La fraternité comme catégorie de l’engagement politique en Europe, 1820-1920 » comprend onze contributions en français et en italien. Après les trois premières contributions qui entendent constituer une approche théorique de la fraternité sous l’angle de l’histoire des concepts, de celle du républicanisme et du concept de « génération », les périodes révolutionnaire et impériale proprement dites sont au centre de quatre textes : ceux de Gilles Montègre (« La fraternité révolutionnaire : discours et pratiques entre France et Italie »), Marco Meriggi (« Fraternité/Brüderlichkeit : le ambivalenze della ricezione tedesca, 1789-1815 »), Pedro Rùjula « Fraternité catholique et fraternité révolutionnaire en Espagne, fin XVIIIe- 1848 ») et de Fulvio Conti (« I fratelli et i profani. La massoneria et l’idea di fratellenza fra Sette e Ottocento »).

2 Gilles Montègre envisage la richesse des apports révolutionnaires au concept de fraternité sous l’angle des discours et des pratiques et dans le cadre des transferts culturels entre France et Italie. Selon l’auteur, si elle n’apparaît que sous une forme évanescente dans les textes constitutionnels, la fraternité se décline dans les premiers temps de la Révolution sous une forme universelle avant de revêtir « une dimension restrictive au temps de la Terreur ». Les références à la fraternité sont liées à une série de pratiques qui lui sont associées (serments fédératifs, « fraternisation coercitive »

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menée par les sans-culottes au sein des sections, « fraternité exportée par les armes »). Gilles Montègre pose ensuite la question du transfert de la fraternité révolutionnaire dans le cadre de la ville de Rome. L’auteur entend montrer les moyens et les limites par lesquels la fraternité s’immisce dans le cadre de la fraternité chrétienne dans le cas romain.

3 Marco Meriggi s’intéresse au néologisme de Brüderlichkeit que Campe dit avoir forgé après avoir assisté à la suppression des privilèges en France pour distinguer la nouvelle fraternité révolutionnaire de l’ancienne fraternité corporative de l’Ancien Régime. L’auteur montre que si le terme se répand en Allemagne bien au-delà de 1815, c’est sous d’autres formes et avec d’autres contenus. En 1815, la Brüderlichkeit est récupérée par la Sainte-Alliance pour justifier le lien entre puissances européennes anti- révolutionnaires.

4 Pedro Rùjula tente de retracer le parcours du concept de fraternité dans l’Espagne de la seconde moitié du XVIIIe siècle jusqu’aux lendemains de 1848. Comme Meriggi, Rùjula voit la transformation de la fraternité sécularisée des Lumières s’effectuer dans le moment historique de l’opposition au despotisme napoléonien et aboutir à une forme « loyaliste » de fraternité, instrumentalisée dans la guerre contre l’envahisseur. En 1815, la fraternité conserve son sens religieux et contre-révolutionnaire, mais les libéraux l’interprètent en tant que vertu civique dans la lutte pour une monarchie constitutionnelle, puis, une fois arrivés au pouvoir, ils la rejettent avec les catholiques au moment de la vague révolutionnaire de 1848.

5 Enfin, Fulvio Conti aborde la période du premier Risorgimento en continuité avec la fin du XVIIIe siècle au prisme des concepts maçonniques. Il insiste sur l’ambiguïté et la confusion constitutive de la fraternité maçonnique : fraternité entre égaux mais fraternité élitiste, cosmopolite mais réservée aux initiés. La particularité de l’Italie est le caractère « politique » et conspirateur de la maçonnerie provoqué par la répression à partir de 1821.

6 Indépendamment de leur apport historique spécifique aux espaces et aux périodes considérées, le point commun à ces quatre textes semble être l’idée de plasticité du concept de fraternité, utilisé de manière différente et par des forces politiques diverses selon les moments politiques. Les quatre textes mettent également en avant l’idée d’un glissement chronologique d’une conception chrétienne ou ancienne de la fraternité (frère en Christ ou dans le cadre de la famille) à celle d’une fraternité révolutionnaire ou sécularisée, « ambiguë » puis enfin à une acception réactionnaire ou à une instrumentalisation contre-révolutionnaire de la fraternité dans le cadre du rejet de l’Empire napoléonien et au-delà sous la Restauration.

7 On a souvent remarqué dans l’historiographie révolutionnaire que le concept de fraternité avait suscité moins de développements que les autres éléments de la devise républicaine. Cette apparente faible place du dernier terme de la trinité « Liberté, Égalité, Fraternité » dans les discours révolutionnaires a souvent intrigué les commentateurs, historiens ou non. Le constat n’est peut-être pas si pertinent que cela. La fraternité en tant que « communauté d’affection des égaux et semblables politiques » (Sophie Wahnich) n’est pas un principe de même « niveau » que les deux premiers. La fraternité n’est pas un « droit naturel », elle est un sentiment à construire, à conquérir ou à actualiser dans des pratiques. Elle découle de la mise en œuvre des deux principes du droit naturel déclaré. C’est la raison pour laquelle on aurait tort de placer la fraternité sur le même plan théorique que la liberté et l’égalité et qu’il ne faut

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peut-être pas s’étonner que la fraternité n’apparaisse comme un principe constitutionnel ni en 1791, ni en 1793, ni en l’an III. Comme le remarque d’ailleurs Gilles Montègre, la fraternité ne se donne pas forcément à voir dans les discours révolutionnaires là où on l’attend. En revanche, elle irrigue tout le discours pédagogique et civique, mais aussi toutes les pratiques révolutionnaires.

8 À propos de l’idée du passage d’une fraternité « ouverte » entre 1789 et 1791 à une fraternité « exclusive » ou « coercitive » de 1792 à 1795, Gilles Montègre récuse à juste titre — mais sans le dire expressément — l’interprétation anti-révolutionnaire d’un Jacques André qui voit dans le mot d’ordre « La Fraternité ou la mort » une injonction signifiant « Sois mon frère ou je te tue », mais il laisse supposer que ce qu’il appelle la « fraternité coercitive » des sans-culottes en 1793 serait d’une autre nature que la fraternité universelle des débuts de la Révolution. L’idée me semble peu convaincante et mériterait d’être abondamment discutée : faut-il rappeler que c’est en l’an II que la Convention prend l’une des mesures qui manifeste de manière la plus éclatante le sens de la fraternité révolutionnaire : l’abolition de l’esclavage ? Certes, la « fraternité » ou la « sororité » (pour reprendre l’idée évoquée par Bernard Gainot dans « Révolution, Liberté = Europe des nations ? La sororité conflictuelle », dans Mélanges Michel Vovelle. Volume de l'Institut d'Histoire de la Révolution Française, Paris 1997) envers les Républiques- sœurs de l’époque directoriale est fortement marquée par la tension entre libération et occupation, mais ce qui est vrai de l’an VI ne l’est pas forcément de l’an II.

9 De même, que faut-il déduire de l’idée qu’un même concept puisse servir d’abord comme une référence révolutionnaire, puis comme une justification contre- révolutionnaire ? Une identité ambiguë de la fraternité révolutionnaire ou la résurgence de formes anciennes de fraternité chrétienne ou corporative sous les habits neufs du discours anti-impérial ou encore l’invention d’un nouveau concept, celui de fraternité loyaliste, fondé sur une séparation entre la fraternité des corps et celle des droits ?

10 Ces quelques questions montrent l’importance du travail engagé dans le cadre de ce groupe de recherche et dans cet ouvrage, mais aussi l’ampleur des interrogations et de ce qu’il reste à faire pour creuser un peu plus l’histoire du ou des concepts de fraternité dans l’ère des Révolutions…

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Francine MAIER-SCHAEFFER, Christiane PAGE et Cécile VAISSIÉ (dir.), La Révolution mise en scène Rennes, PUR, 2012, 348 p., ISBN 978-2-7535-1981-7, 19 €.

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Francine MAIER-SCHAEFFER, Christiane PAGE et Cécile VAISSIÉ (dir.), La Révolution mise en scène, Rennes, PUR, 2012, 348 p., ISBN 978-2-7535-1981-7, 19 €.

1 Le présent ouvrage rassemble les actes d’un colloque organisé à l’Université Rennes 2, en 2010, où la grande majorité des participants étaient des spécialistes de littérature, notamment des études théâtrales. Trois grandes parties le structurent : « Réécritures de la Révolution française » ; « Réécritures de la Révolution d’Octobre » ; « Révolution et théâtre : théories et pratiques ». Une centaine de pages est consacrée au premier thème, avec huit communications, mais la Révolution française apparaît également au fil d’autres textes, ainsi dans les pages souvent passionnantes consacrées à Bertold Brecht et à tous ceux qui ont participé aux expériences destinées à promouvoir un « théâtre ouvrier » entre les deux Guerres mondiales. Dans l’absolu, on pourra regretter que les deux révolutions ainsi une nouvelle fois rapprochées amènent, comme trop souvent en pareil cas, à quelques considérations abruptes. Ainsi, dans l’introduction, on évoque, à propos de la Révolution française et sans plus d’analyse, « les espoirs qu’elle noya dans le sang »… raccourci (pour oser ici le mot) pour le moins saisissant. Néanmoins, l’ensemble des communications apporte de précieux éclairages sur l’écho de la Révolution française dans le théâtre.

2 Si l’on excepte un texte de Klaus Gerlach consacré aux œuvres théâtrales d’August Wilhelm Iffland (Figaro en Allemagne [1790], Les Cocardes [1791], La Part d’héritage du père [1800]), qui évoque l’impact des nouvelles venues de France et notamment l’idée d’une

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révolution à éviter pour ne pas provoquer les violences voulues par tel ou tel « démagogue », les communications oscillent entre deux thèmes, parfois liés : l’évocation du Bicentenaire de la Révolution ; la classique opposition entre deux portraits, celui de Danton et celui de Robespierre. Dans le premier cas, on lira avec un grand intérêt l’étude de Catherine Brun consacrée à la commande passée à Armand Gatti en 1989 d’une création à la prison de Fleury-Mérogis, où il travailla sur la Révolution française avec douze détenus de droit commun. Le Bourgeois sans culotte, ou le Spectre du Parc Monceau, de Kateb Yacine (1988), s’inscrit dans ce même moment et on pourra y découvrir (p. 25) un savoureux échange entre un « barman » et un « reporter » sur l’absence à Paris d’une statue de Robespierre… (communication d’Inès Horchani). Enfin, en RDA, alors que l’année 1989 allait être marquée par des événements autrement plus lourds de conséquences que la seule célébration du 200e anniversaire de la Révolution française, la radio DDR II commandait Les Ossements de Danton, opéra de Friedrich Schenker, sur un livret de Karl Mickel d’après La Mort de Danton de Georg Büchner (communication de Laetitia Devos). Comme le « spectre du Parc Monceau » - et bien sûr le bourgeois dépourvu de culotte - n’est autre que Maximilien Robespierre, nous voici d’emblée au cœur des deux portraits affrontés. Ceux-ci se retrouvent sous la plume de Romain Rolland, à travers ses différences œuvres théâtrales sur la Révolution française, à commencer par son Danton (1898-1899) et son Robespierre (1938), ce dernier témoignant en creux non seulement des événements survenus au cours des quatre décennies écoulées entre les deux pièces, mais aussi et surtout de la désillusion de Romain Rolland vis-à-vis de l’évolution politique toute récente en URSS. Exalter la patrie, la nation, la République, comme il le faisait également dans son Quatorze Juillet (1900), laisse, en partie, la place aux doutes sur une autre révolution, comme l’écrit Marion Denizot reprenant à son compte un développement sur « le proche et le lointain » (« rapporter le présent au passé et le passé au présent »). À Berlin, en 1916 avec La Mort de Danton de Büchner, puis en 1920 avec ce même Danton de Romain Rolland, Max Reinhardt faisait évidemment plus que mettre en scène deux pièces sur une révolution vieille de plus d’un siècle (Marielle Silhouette. Plusieurs photos d’archives des représentations valent le détour, placées de façon amusante aux pages… 93 et 94). Enfin, signalons une autre communication (Camille Jenn) qui rapproche de façon stimulante la pièce de Büchner et le Napoléon, ou les Cent-Jours de Christian Dietrich Grabbe (1831), en vertu de leur commune déconstruction du « mythe révolutionnaire » et de leur tendance à ne rien épargner au spectateur (« une dramaturgie nouvelle, faite de chocs et de violence »). Somme toute, seul le texte de Klaas Tindemans déçoit fortement. Non que le thème soit inintéressant, très loin s’en faut (revenir sur théâtralité et souveraineté populaire, en s’inspirant du livre de Paul Friedland, Political Actors […]), mais il comporte un tel nombre d’erreurs et de jugements outranciers… Qu’on en juge : c’est « la cour de Louis XVI » qui aurait « organisé » les États généraux ; une « émeute des fédérés » aurait contesté la comédie La Chaste Suzanne en janvier 1793 ; la « soviétisation » de la Révolution française « par les Jacobins défierait [… l’idée] d’une démocratie représentative » ; « l’œil de la surveillance » serait « l’œil de Robespierre » ; « les sans-culottes fonctionnaient comme des bourreaux effectifs »… et on mentionnera encore volontiers la prétendue existence d’une « tendance antithéâtrale du jacobinisme », sans oublier celle de « dogmes politiques robespierristes » (dont on serait au demeurant fort curieux de connaître la définition). Brisons-là. Un seul texte ne peut certes gâcher tout un volume, néanmoins il aurait été tellement simple aux organisatrices du colloque, voire au comité éditorial

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des PUR, de suggérer à l’auteur sinon de se plonger dans l’immense historiographie de la Révolution française, à tout le moins de nuancer fortement son propos.

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