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Le Métier d'écrire

Jean-Luc Delblat

LE MÉTIER D'ÉCRIRE

Entretiens avec , Alphonse Boudard, , Pierre Daninos, Michel Déon, , Françoise Giroud, , Françoise Mallet-Joris, Félicien Marceau, Gabriel Matzneff, , François Nourissier, Henri Queffélec, Robert Sabatier, Françoise Sagan, et Vercors.

COLLECTION DOCUMENTS / LITTÉRATURE

le cherche midi éditeur 23, rue du Cherche-Midi 75006 Édition originale

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© le cherche midi éditeur, 1994. En hommage à Vercors et Henri Queffélec Aux Bruller et Patricia Mesplié

Le métier d'écrire

Il n'existe aucune loi qui régisse le métier de romancier. Ce recueil, qui regroupe les impressions de dix-huit écrivains, ne peut être exhaustif sur ce vaste sujet. Si certains collectionnent les best-sellers, la méthode idéale qui permettrait à tout écrivain débutant d'écrire un chef-d'œuvre n'existe pas. En rencontrant ces auteurs reconnus, j'ai cherché, à travers un questionnaire simple, direct, favorable au dialogue, à brosser un instantané sur les métho- des de travail de chacun donnant le choix au lecteur de comparer à loisir leurs réponses à chacune de ces questions, voire d'en éluder. A ma plus grande surprise, les auteurs ayant refusé de se prêter au jeu ont été assez peu nombreux, une dizaine. Vercors m'a reçu dans son appartement de l'île de la Cité, me montrant avec passion les objets miniatures chinois qu'il collectionnait. Pierre Daninos a déclenché un fou rire en me montrant un appareil des plus surprenants, reproduisant les bruits de la mer et du vent pour couvrir les bruits insolents... Michel Tournier m'a accueilli dans l'am- biance monacale du presbytère où il vit en banlieue parisienne, ce qui n'a pas empêché de nombreux moments d'hilarité. Humour, d'ailleurs, que j'ai re- trouvé chez tous les écrivains, même si la plupart ne le font pas ressentir for- cément dans leurs livres. Jacques Laurent m'a aussi reçu chez « Lipp », en digne locataire, à la meilleure table pour écrire, sous l'escalier... Quant à , il m'a donné rendez-vous à une ancienne adresse, me transformant en un person- nage de ses romans à la recherche de son passé... Après moult péripéties, alors que j'avais réussi à retrouver sa nouvelle adresse, le maître n'était plus là. Dommage... Profession de foi Tous les chemins mènent à l'écriture, que l'on soit retraité, rédigeant ses mémoires à l'ombre de ses souvenirs dans un grenier, écorché vif en marge de la société ou universitaire accompli. « Écrire, c'est mettre en œuvre ses obsessions » expliquait ainsi Albert Camus. Le métier d'écrivain ne s'apprend pas, c'est un antimétier. Alphonse Boudard a été pris par le démon de la plume en prison, écrivant clandestinement, chaque soir, dans sa cellule, à l'ombre d'une bougie qu'il se confectionnait avec une boîte d'allumettes, Pierre Daninos a imaginé son Major Thompson alors qu'il était journaliste sportif à Wimbledon, Vercors est devenu écrivain à quarante ans, en pleine Occupation, fondant par la suite les premières éditions clandestines, « Les Éditions de Minuit ». Georges Perec s'est mis à écrire à trente ans car c'était « le seul moyen de me réconcilier avec moi et avec »... Bref, que ce soit la journaliste Françoise Giroud, l'ancien dessinateur Vercors, l'ancien typographe Robert Sabatier ou les professeurs agrégés Dominique Fernandez ou Henri Queffélec, tous ont un point commun : ils n'ont jamais douté de leur avenir d'écrivain! Non pas de leur carrière, qui ne peut se prévoir, mais de leur besoin impérieux d'écrire, de prendre des notes, de raconter ce qu'ils ont vu, ce qu'ils ont ressenti. Nonobstant, ceux qui réussissent à assouvir leur désir ne sont pas légion. On compte ainsi dans le pays de Molière pas moins de soixante mille écri- vains dont les neuf dixièmes sont inconnus. Les éditions Gallimard reçoivent chaque jour une dizaine de manuscrits par la poste, soit au total plus de soixante mille pages par an... Dans cet univers de papier, les nouveaux sélec- tionnés sont rares : une cinquantaine environ chaque année, moins d'un sur mille... Dans cette aventure picaresque, chacun a dû croire en sa bonne étoile et ne pas désespérer : « Rien n'aurait pu m'empêcher d'écrire, c'est un besoin qu'on ne peut pas supprimer de ma vie », avoue Félicien Marceau. « Pas de compromis, pas de dispersion. Il faut avoir le courage de déplaire, d'être celui que l'on est [...] il faut avoir confiance en son destin, en sa bonne étoile, et foncer, sans regarder ni à droite, ni à gauche », déclare Gabriel Matzneff. Quelle profession de foi! Les débuts dans cette profession sont laborieux, incertains, mais au fil de la plume, l'œuvre se crée, le style apparaît, les mots se cherchent, les mots se trouvent, timidement. « Chaque page qu'écrit un écrivain est une nouvelle leçon dans l'art d'écrire », déclarait ainsi Marcel Jouhandeau... Exigence Un écrivain est toujours à la recherche du livre idéal, de la méthode idéale qui lui permettrait d'exprimer avec précision ses pensées, ses obsessions, même s'il s'avoue, inconsciemment, que seul le temps se chargera de désigner son chef-d'œuvre, s'il y a lieu d'en parler. Rien n'est plus déprimant pour un romancier ou pour un essayiste que de devoir fixer définitivement par écrit ses idées. « Les vrais écrivains sont ceux dont la pensée occupe tous les recoins de leur style », disait Victor Hugo. Il est aussi facile de rêver un livre qu'il est difficile de le faire. « La pen- sée vole et les mots vont à pied. Voilà tout le drame de l'écrivain », dit Julien Green. Pour éviter cette perdition, il y a les acharnés du travail au quotidien, qui se forcent à écrire tous les matins, comme Françoise Mallet-Joris ou Henri Queffélec. Il y a ceux qui s'isolent dans une tour d'ivoire, le temps d'écrire leur livre, comme Françoise Sagan, qui se cloître dans sa chambre, la nuit, ou Dominique Fernandez, qui se réfugie en Sicile. Michel Déon, lui, écrit dans son île, en Irlande, entouré de chevaux, d'où il s'échappe de temps à autre. Quant à Félicien Marceau, il ne s'habille pas le matin, pour s'empê- cher de sortir... Pour dérouiller leur plume, certains font un plan, « le but étant de suivre un chemin préétabli » (Vercors). Dominique Fernandez, comme un grand nombre, fait un plan provisoire : « Je connais les moments forts du roman, les scènes principales », explique-t-il. Mais cette loi est loin d'être universelle : « Je laisse aller mes personnages où ils veulent dans une première version. Il y a une sorte de destin qu'ils portent en eux, qui s'impose avec l'écriture », déclare Françoise Mallet-Joris. D'autres comme Jacques Laurent, Michel Déon ou Félicien Marceau se lancent à corps perdu sur le paquet de feuilles blanches qui les nargue sur leur table, corrigeant par la suite leurs erreurs de parcours : « Je ne pense que lorsque j'écris. Mes livres partent d'une phrase, ou, au maximum, d'une situa- tion (Félicien Marceau »), « d'une image, d'un son de voix, d'un paysage » (Michel Déon). « Je n'écris bien que si j'écris à la diable, si je veux m'appli- quer, je ne fais rien de bon. » (Françoise Sagan.) Montagne de documents Bernard Clavel, quant à lui, est un véritable archiviste. Avant de rédiger un nouveau livre, il consulte une « montagne de documents ». Robert Merle prépare ses livres « comme une thèse », mais il se garde une certaine liberté : « Je veux que mon livre se développe comme un arbre : qu'il y ait un tronc et quelques branches, qui font pousser par la suite d'autres branches impré- vues. » « Quand on écrit, chaque phrase peut être modifiée, chaque mot peut vous entraîner ailleurs. C'est très mystérieux... » explique Dominique Fer- nandez. Alphonse Boudard est aussi organisé. Il conserve chez lui avec ferveur des carnets de notes, qu'il indexe et classe en fonction de ses sources d'inspi- ration. « Quand je veux situer une histoire dans un monde réel, il faut que je le connaisse bien. Si celui-ci est comme un décor de cinéma, ça ne tient pas. » « On ne situe pas un roman dans un décor en carton » déclare Bernard Clavel pour lequel l'écriture automatique n'existe pas : « Il y a des confrères qui n'ont jamais fait un plan pour leur roman. Je veux bien les croire, mais s'il n'est pas sur le papier, il est dans leur tête », dit-il. Michel Tournier procède quant à lui à un long travail d'enquête avant d'aborder la rédaction d'un livre, en représentant de la tradition naturaliste des Goncourt: « Être romancier, c'est chercher matière loin de soi. Je n'ai pas d'imagination ou de puissance créatrice : il faut que tout me soit donné dans le sujet. Pour Les Météores, j'ai fait le tour du monde car l'un des jumeaux était à la poursuite de l'autre. J'ai ainsi des caisses entières de notes et de livres annotés. Quand j'écris un livre, il y a deux ans d'enquête et deux ans de rédaction. » Impressionnant... Même si la préparation d'un livre est capitale pour tous ces auteurs, la part d'imagination joue évidemment un grand rôle. Lucien Bodard élimine ainsi le maximum de notes qu'il a accumulées quand il commence à rédiger : « Écrire un roman, c'est surtout inventer, le plus possible. Tout est dans la déformation et la recréation de l'histoire, bien que j'essaie d'atteindre la vérité dans mes livres historiques. Mais, pour l'atteindre, il faut une certaine subjec- tivité. Je ne crois pas en la vérité absolue » explique-t-il. François Nourissier ajoute : « Il peut se passer des mois entre les pre- mières impulsions et le déclenchement du travail. Des scènes se constituent, des personnages apparaissent. A partir de ce moment, je note les choses essentielles et je déchire le reste. Quand il ne me reste que cinq ou six pages de notes bien denses, je peux enfin commencer à écrire un livre. » L'écriture, c'est un muscle Être écrivain nécessite a priori un caractère opiniâtre : « Il faut s'obstiner devant sa feuille, sinon cela deviendrait une formidable méthode de pa- resse », dit François Nourissier. « Quand vous vous mettez sur la feuille blanche, vous êtes assailli par tellement d'idées que vous ne pouvez pas commencer. Il faut tout simplement attendre, c'est-à-dire commencer par écrire n'importe quoi. Au bout d'un instant, vous raturez, vous écrivez de nouveau, et puis, petit à petit, ça vient... » explique Robert Merle. « Si ma plume se comporte mal, j'écris quand même, quitte à déchirer la page le len- demain, ou bien à la corriger, si elle n'est pas trop mauvaise », dit Vercors, citant Raymond Queneau : « C'est en écrivant qu'on devient écriveron. » Moral d'acier... Chacun a aussi ses petites habitudes pour se mettre à ses crayons. Il y a les matinaux comme Bernard Clavel, Robert Sabatier, Dominique Fernandez, Alphonse Boudard, Françoise Mallet-Joris, Henri Queffélec, Pierre Daninos, qui se lève à cinq heures du matin, ou Robert Merle, qui s'isole quotidiennement dans sa tour aux larges baies vitrées, de sept heures à midi. « J'aime bien cette tiédeur fraîche de l'air, à l'aurore » explique Gabriel Matzneff. Il y a aussi les noctambules comme Françoise Sagan, qui travaille de minuit à six heures du matin, précisant avec placidité : « C'est le seul moment où je suis tranquille! » Et puis il y a les inclassables, comme Michel Tournier, Jacques Laurent, Michel Déon, Françoise Giroud ou Lucien Bodard, qui écrivent à toute heure. Vercors s'installait quant à lui chaque matin dans son lit. Il s'était confec- tionné un petit pupitre, sur lequel il travaillait dans des conditions monacales : « J'écris tous les matins, à partir de huit heures, dimanches et jours fériés compris. » Il prenait le moins de vacances possible, pour ne pas perdre ses habitudes : « Si je m'arrêtais d'écrire trop longtemps, je ne sais pas si je recommencerais » disait-il. « L'écriture, c'est comme la culture phy- sique. Lorsque je m'arrête plus d'une semaine, j'ai du mal à me remettre en route, comme si l'encre s'était épaissie », complète François Nourissier. « L'écriture, c'est un muscle. C'est exactement comme les danseurs qui ont besoin de s'exercer à la barre tous les jours » (Françoise Giroud). « Il y a beaucoup de rapport entre le sport et la littérature : discipline, concentration, entraînement », précise Pierre Daninos. La majorité ne peuvent ainsi laisser passer quinze jours sans écrire quel- ques lignes. « Je n'ai pas bon moral si je n'ai pas au moins écrit quelque chose dans la journée. Je ne pourrais pas vivre si je n'avais pas un livre en chantier. Un romancier ne connaît pas de repos », dit Jacques Laurent. « Si je reste quelques jours sans écrire, j'ai une sorte de mauvaise conscience, ça ne va pas : j'ai l'impression qu'on m'a volé du temps. Et je me remets à écrire beaucoup », ajoute Robert Sabatier. Citadelle de papier Paradoxalement, les écrivains, qui puisent la majorité de leurs essences à l'extérieur, éprouvent le besoin de s'enfermer, au silence, quand ils créent leurs univers. Pour François Nourissier, c'est dans un bureau-bibliothèque, à la campagne. « J'éprouve le besoin d'être entouré de ma citadelle de papier », dit-il. Quand il sèche, il se promène avec ses chiens, en partisan de l'effort physique pour faire circuler les idées, à l'instar de Françoise Mallet-Joris : « Quand je sens un grand besoin de mouvement, je vais marcher dans Paris. Ce sont mes jours de folie, je ne travaille pas de la journée! » « La première chose que j'ai faite dans toutes les maisons où je suis arrivé, c'était de faire installer des doubles fenêtres à mon bureau! », précise Bernard Clavel. Il se lève à six heures et s'installe à son bureau jusqu'à l'heure du déjeuner. « C'est la seule période où je ne suis pas dérangé : pas de coup de téléphone, pas de visite! » « Je travaille un peu partout mais j'ai observé qu'une chambre close aide à la concentration. Si je travaille en plein air, ma pensée tend à s'envo- ler », ajoute Gabriel Matzneff. Écrire, c'est avant tout un plaisir irrésistible de se plonger dans une his- toire, une autre vie, marqué par une recherche permanente du mot juste et par l'angoisse de ne pouvoir arriver au bout du manuscrit... ou de ne pas être pu- blié. Paul Morand résumait ce combat de l'écrivain face à sa conscience en disant : « Je n'aime pas écrire, j'aime avoir écrit »... Le mot « fin » est syno- nyme de soulagement chez tous les écrivains, voire de plaisir pour François Nourissier. « Je jouis au moins de cette merveille : avoir un manuscrit! Je relis, je corrige, c'est ce que j'aime faire. La rédaction n'est pas trop difficile, mais c'est très long, décourageant! L'écriture est un pensum; la correction est un plaisir », déclare-t-il. Quand il termine un livre, il s'accorde une période de repos de trois mois, comme la majorité de ses confrères, pour respirer un air nouveau. « Quand je reprends mon manuscrit, je le lis comme un texte étranger à moi, il y a des passages que j'ai oubliés complètement, ce qui donne la fraîcheur nécessaire pour corriger. » Robert Sabatier est un des correcteurs les plus perfectionnistes : il écrit d'abord sur des petits papiers puis reporte ses notes sur les pages droites de petits cahiers d'écoliers. Ensuite, il porte ses corrections en page de gauche. Enfin, il retape ses épreuves à la machine sur des feuilles volantes, qu'il recorrige « parfois »! « J'adore réduire ma page à petit feu! », dit-il... Gabriel Matzneff se dit « adepte du gueuloir flaubertien : se lire à haute voix, écouter la musique des mots. La langue française, comme toute grande langue, est avant tout musicale ». Cette correction orale de l'écriture est signalée par beaucoup d'écrivains, Robert Merle, Félicien Marceau, Dominique Fernandez : « L'écriture a beaucoup de ressemblance avec la musique. Une phrase est une véritable succession de notes »... (Dominique Fernandez). D'ailleurs, chaque interview composant ce recueil devait durer trente minutes, selon un questionnaire préétabli. Elles ont en réalité dépassé à chaque fois les deux heures, m'obli- geant à manier avec célérité les microcassettes et à restreindre le nombre d'intervenants. Il n'y a pas plus prolixe qu'un écrivain!

J.-L. D. Lucien Bodard

Né en Chine en 1914, Lucien Bodard voulait suivre la même voie que son père, diplomate en Chine, au Sichuan puis au Yunnan. Les aléas de la guerre lui ont forgé un autre destin. Journaliste pour le Soir de Lazareff à la Libération, il embrasse la carrière de grand reporter. En Indochine de 1947 à 1955, puis à Hong-Kong jusqu'en 1960. C'est de cette expérience riche en émotions qu'il tire la majeure partie de son œuvre, bercé par les eaux du Mékong et du Yang-Tsé-Kiang. Soutenu par Kessel et , il acquiert ses lettres de noblesse avec La Chine de la douceur en 1958 et les trois tomes qu'il consacre à la guerre d'Indochine. Au début des années soixante-dix, il pose définitivement ses ba- gages à Paris et se consacre à une œuvre plus romanesque. Monsieur le consul obtient le prix Interallié en 1973 et Anne-Marie le Goncourt en 1981. Lucien Bodard, la Chine et l'ex-Indochine jouent un rôle capital dans votre œuvre. Qu'est-ce qui vous attire dans ces pays? L'atmosphère. C'est un monde, un raisonnement particuliers, des mœurs différentes... C'est un autre univers, complexe, riche. C'est une excellente matière romanesque, qui n'a cessé de nourrir mon inspiration... Dès vos premiers livres, comme La Chine de la douceur et La Chine du cauchemar, parus en 1958 et 1961, on vous a reproché d'avoir un regard froid et cruel sur ces pays. Expliquez-vous... (Silence). C'est vrai... mais c'est ainsi que j'ai vu les choses. Et je ne crois pas qu'il faille voir les choses avec ingénuité. Quand j'étais reporter en Chine, au moment où j'ai vu s'établir le maoïsme, j'ai vu passer des masses de délégations et de littérateurs français qui étaient immédiatement subjugués. C'était une époque terrible, où Mao voulait enlever à l'homme son ego et exigeait des Russes qu'ils menacent d'employer la bombe atomique pour écarter la flotte américaine du détroit de Formose. J'ai ainsi écrit ces deux li- vres pour montrer qu'il suffisait qu'en Chine l'on resserrât les boulons pour que la douceur devînt un cauchemar. Et puis les années 60, mai 68 ont en- censé le maoïsme. Face à cet engouement, je donnais en effet une version beaucoup plus dure des choses. Mais, maintenant, cela ne pose plus de pro- blèmes, tout le monde étant devenu de mon avis... Roger Vailland vous a beaucoup aidé à cette époque... Oui... (émotion). Je l'ai rencontré au bar « Le Pont royal ». Le soir, il y réunissait toute sa bande, et un jour il m'a abordé pour me parler de mes li- vres sur la Chine qui venaient de sortir : « J'ai aimé vos livres, m'a-t-il dit, je vous soutiendrai. » J'étais très critiqué par la gauche à cette époque-là. Ces deux livres avaient provoqué un tollé. J'étais l'infâme... (sourire). Roger Vailland, qui avait été communiste, en était revenu. Il m'a alors promis qu'il écrirait un article pour me défendre. Nous avons ainsi été très amis pendant plusieurs mois... Cet article, il n'a jamais pu l'écrire... Oui... Malheureusement, notre amitié n'a pas duré longtemps : il est mort alors que j'étais au Brésil, pour un reportage sur le massacre des Indiens d'Amazonie. En dépit de sa longue maladie, un cancer, il a essayé d'écrire cet article, avec un acharnement exemplaire. C'était pour lui une question d'hon- neur. Mais il est mort avant d'avoir pu le terminer, et je ne l'ai jamais revu... Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire? L'envie d'écrire m'est venue relativement jeune, vers vingt-cinq ans. Mon premier livre raconte mon évasion de France en 1943, vers l'Espagne, le Ma- roc, puis l'Algérie et Londres, pour rejoindre les Forces françaises libres. J'étais un farouche anti-collabo et je ne tenais pas à me trouver en Alle-- magne, au STO... Ce récit, intitulé La Mésaventure espagnole, est paru en 1946. Et puis je suis devenu grand reporter pour le France Soir de Lazareff, je suis resté presque quinze ans en Extrême-Orient, j'ai oublié les livres. Entre La Mésaventure espagnole et La Chine de la douceur, il s'est écoulé près de douze ans. L'écriture ne vous a-t-elle pas manqué? Non, car j'étais alors en plein journalisme. C'était à ce moment-là un métier important, l'influence des journaux n'avait pas encore été volée par la radio et la télévision. C'était passionnant de partir, de plonger dans les évé- nements, à chaud, d'en tirer des dépêches, d'arriver à les transmettre à dix mille kilomètres. A cette époque, les titres de France Soir faisaient les nou- velles. C'était amusant. Il s'agissait d'avoir un titre, de trouver une matière, un style, bref, faire ce qu'on appelait une « story »... Doutiez-vous alors de votre avenir littéraire? Je n'y pensais pas. J'étais complètement pris par le journalisme. Ce n'est qu'au bout de douze ans, à la suite de mes reportages en Chine, que j'ai éprouvé le besoin d'en tirer des livres. C'était assez fréquent à cette époque, c'est ce qu'avaient fait Albert Londres et Kessel. J'ai alors repris mes articles et j'en ai fait un livre, je suis passé de la « story » journalistique à la « story » littéraire, en publiant à la suite La Chine de la douceur et La Chine du cau- chemar... Quels sont les auteurs qui vous ont marqué dans votre jeunesse? (Silence.) Les grands reporters comme Londres et plus tard Kessel. Kessel m'a d'ailleurs beaucoup poussé. Il a fait de grands éloges de moi dans France Soir, il m'a aidé, mais je ne l'imitais pas. Chacun avait son style, son imagination, sa vision des événements. Et puis je lisais beaucoup de « classiques » : Maupassant, Tolstoï, Dostoïevski, les Américains... Comment voyiez-vous votre avenir étant jeune? Je voulais être diplomate, comme mon père. La guerre m'a fait journa- liste. Quand je suis arrivé à Londres, aux Forces françaises libres, on m'a vite jugé fort incapable d'action guerrière et l'on m'a chargé d'appliquer les ordonnances sur la presse édictées à Alger : supprimer les journaux collabos, créer des journaux résistants, etc. Après le débarquement en France, j'ai fait ce travail puis je suis entré à l'Agence France-Presse. Dans la foulée, j'ai en- suite travaillé pour France-Illustration et puis j'ai été engagé par Lazareff... La suite, vous la connaissez... Vous dites avoir toujours voulu être diplomate. Pourtant, vous avez été bercé durant toute votre jeunesse par des écrivains comme Saint-John Perse, Claudel, Giraudoux ou Morand, que fréquentaient vos parents dans le salon des Berthelot... Je fréquentais ce salon sous la houlette de ma mère, Anne-Marie, et j'en- trevoyais ces écrivains prestigieux. Mais j'étais tout jeune : j'avais douze, treize ans, je faisais tapisserie, je jouais au mah-jong... et ils ne m'ont pas donné envie d'écrire. Je pensais plutôt entrer au Quai [d'Orsay]. Je n'ai ja- mais été influencé par rien, ni œuvre ni modèle, dans ma recherche de l'écriture. Accordez-vous toujours une part importante à l'actualité dans votre vie? Non. Je ne décris pas le présent, l'immédiat, et l'actualité n'intervient dans mes livres qu'avec du recul. Je fais ainsi une consommation très mesurée des journaux et de la télévision. Et puis l'actualité en Extrême-Orient ne m'inté- resse plus beaucoup... Pourquoi ne suivez-vous plus l'actualité de ces pays que vous avez pour- tant bien connus? Tout simplement parce qu'à un certain moment j'en ai eu assez... J'ai été en Indochine de 1948 à 1955, j'en ai d'ailleurs été expulsé, et puis j'ai été à Hong-Kong de 1955 à 1960. Et alors, là, je me suis mis dans un autre bain, le bain chinois. Et j'ai laissé tomber le Viêt-nam, après avoir écrit tout de même trois livres (cinq tomes en Folio)... Mais j'ai oublié tout cela... Votre expérience personnelle intervient tout de même dans votre œuvre. Un certain nombre de vos livres sont autobiographiques... (Silence.) Oui... encore que j'y aie une vision personnelle du monde. Et puis la mémoire est pleine de trous, on ne garde que les choses fortes... Tout est dans la déformation et la recréation de l'Histoire, bien que j'essaie d'atteindre la vérité dans mes livres historiques. Mais, pour atteindre la vérité, il faut une certaine subjectivité. Il faut une subjectivité intelligente, qui tombe juste, et je ne crois pas en la vérité absolue. Les choses sont contradictoires, difficiles. Il faut un instinct de la vérité des choses, tout en sachant très bien qu'elle n'existe pas. Cela ne m'intéresse pas de reconstituer le passé tel qu'il était. Mais il existe, et ce sont les parfums de ce passé que je décris dans mes romans. Faites-vous un long travail préliminaire avant d'écrire vos livres? Non. Surtout pas pour un roman. Je procède de façon vague : quand un de mes livres est publié, je me repose un temps, je regarde comment il marche, et puis, à un moment donné, j'en ai marre, je passe à autre chose. Et alors, peu à peu, plusieurs idées me viennent à l'esprit, et il faut choisir. A partir de ce moment, je me consacre totalement à mon livre, il n'y a pas d'autres sujets qui me passent par la tête... J'ai une sorte de trame générale, imprécise, non écrite, que je transforme au fur et à mesure que j'écris, selon mon inspiration... Parfois je fais deux versions, deux jets... A ce stade, prenez-vous beaucoup de notes? Comme journaliste, oui. Comme romancier, non. Je n'ai pas de carnet sur moi, tout est dans ma tête! Vous avez tout de même besoin d'une certaine documentation, ne serait- ce que pour la trame historique de vos livres... Oui, mais j'en élimine le plus possible. Si mon livre a une tonalité histori- que, je tiens à avoir une infrastructure exacte; pour l'histoire de la guerre d'Indochine, j'ai consulté beaucoup de documents, je suis allé revoir beau- coup de ses acteurs, que j'avais déjà rencontrés en étant l'envoyé spécial de France Soir. Mais écrire un roman, c'est surtout inventer, le plus possible. Là, j'élimine... Ne vous arrive-t-il pas de voyager, pour retrouver une atmosphère pré- cise, des détails qui vous manquent? Oui, mais je ne voyage plus autant qu'avant. Le dernier voyage que j'ai fait, c'était en Chine il y a quatre ans, alors que j'écrivais Les Grandes Mu- railles... D'ailleurs, je me suis rendu compte sur place qu'ils avaient publié une « version » chinoise d'Anne-Marie. Mais je n'ai pas pu vérifier s'ils avaient modifié beaucoup de choses, car je ne parle pas le chinois! (Rires.) Écrivez-vous tous les jours? Non. Il y a des moments où j'éprouve vraiment le besoin de me reposer, après la sortie d'un livre et aussi pendant l'écriture. Le week-end, générale- ment, je fais autre chose. Et puis, quand je suis aux deux tiers ou à la moitié d'un livre, je m'accorde un repos de quinze jours, trois semaines... C'est en quelque sorte le repos du combattant... Tout à fait. Je me repose avant le sprint final ! Je suis à ce moment fatigué, las, j'ai envie de sortir un moment de cette permanence, de cette obsession qui dure un à deux ans... Êtes-vous sensible aux critiques et au succès d'un de vos romans lorsqu'il est publié? Oui! J'avoue cette humaine faiblesse! (Rires.) Tous les auteurs l'ont. Mais je ne téléphone pas, je ne fais pas de cuisine... Certaines critiques vous ont-elles fait évoluer? Les critiques écrites, non. Mais les avis de mes proches, concernant les longueurs de certains passages, peuvent me faire évoluer. Et puis je trouve que les critiques littéraires n'ont actuellement plus rien à voir avec ce qu'elles étaient autrefois. C'est une question de temps, de place dans les journaux. Les critiques n'expriment plus ce que les auteurs ont voulu dire, ils ne trouvent plus les mots... Êtes-vous très critique avec vous-même? Je le suis, mais, comme je suis paresseux, je demande à mon épouse de m'aider! Jugez-vous vos personnages ou les faites-vous évoluer à leur guise? Quand il s'agit de personnages de ma famille, bien sûr, je porte un juge- ment sur eux. Mais en dehors de ça, je me fais une idée de mes personnages et je les regarde, je m'amuse. Dans Les Dix Mille Marches, je fais un portrait de la femme de Mao. Évidemment, je la juge, mais je la laisse évoluer selon ce que je pressens d'elle... et ce que l'histoire m'en dit. Quant à savoir si ce portrait correspond à la réalité, je n'en ai pas la moindre idée. Mais il me semble avoir perçu une vérité de ce personnage monstrueux. Est-ce que le roman est pour vous une forme de liberté? Y réalisez-vous vos rêves? Écoutez... (long silence...) comme je m'ennuie un peu dans ma vie, le ro- man est pour moi un moyen de me désennuyer; j'aime écrire. De là à y réali- ser mes rêves... A ce sujet, vous avez dit : « Dans le journalisme, on est guidé par les évé- nements, dans le roman, la liberté est immense »... Ah oui! Je suis guidé par des instincts, des pulsions, des lambeaux de souvenirs. Et par des impressions, une certaine façon d'écrire. La difficulté, c'est de se repérer au milieu de tout cela. Tout l'art, c'est d'arriver à faire quelque chose de concis avec cette liberté, qui est abondante, plantureuse, et qu'il y ait une histoire et un style. Faire un livre, c'est un peu comme faire cuire un gâteau! Quel est votre endroit favori pour écrire? Mon bureau, tout simplement! J'aime bien travailler au calme, entouré d'objets, de photos, que la vie a laissés là. Avez-vous une plume fétiche? Pas du tout! J'écris avec un Bic, sur du papier volant, puis je tape mon texte, le jour même, ou je le dicte à une dactylo et je me corrige... Avez-vous des moments préférés pour écrire? Je ne suis pas un matinal... J'écris généralement entre onze et cinq heures de l'après-midi, après avoir déjeuné rapidement. C'est en quelque sorte un travail presque continu. Connaissez-vous le syndrome de la feuille blanche? Pas beaucoup. Il y a certes des moments où je ne travaille pas, où je suis fatigué, mais ce n'est pas la feuille blanche qui me bloque. A partir du mo- ment où, dans ma tête, j'ai des mots à peu près rassemblés, j'y vais! Et je n'ai pas peur de la feuille blanche... Arrivez-vous à conclure facilement vos chapitres? C'est variable. Mais, en général, je trouve assez facilement de bonnes chutes. Le journalisme m'a très bien entraîné à cet exercice de style. Dans une « story », il faut aussi une attaque, une chute... Que vous inspire le mot « Fin »? Un soulagement, un contentement... et une inquiétude. Même si je suis habitué à avoir un certain succès avec mes livres, sans l'exagérer - je ne me prends pas pour un grand écrivain - je me demande à chaque fois si ce suc- cès va revenir. Je ne suis jamais sûr du prochain livre que je vais faire, y compris quand je l'écris. On ne sait jamais. Je peux être fatigué, trop vieux, ou avoir la cervelle détraquée! (Rires.) J'attache ainsi toujours une grande importance à la rencontre entre l'œuvre et le public... Quand vous parlez d'inquiétude, vous voulez dire que cela vous gêne de perdre vos personnages? Non. Je les oublie! Si vous me demandiez même ce que contiennent mes livres, comment je les ai finis, je vous répondrais que je l'ai oublié! Une fois que vous avez terminé la première version d'un de vos manus- crits, le laissez-vous reposer un certain temps? Non. A ce moment, je suis pressé de le terminer. Donc de le relire, de ré- écrire la deuxième, parfois la troisième version. Avez-vous tendance à laisser tomber des manuscrits? Ah oui! Beaucoup! Je les garde, je les réutilise parfois. Et puis il m'est arrivé souvent de réécrire totalement certains de mes livres, mais cela va plus vite, heureusement! Le livre que j'ai mis le moins de temps à écrire, c'est Le Fils du consul : je l'ai fait en trois mois... Prenez-vous autant de plaisir à vous corriger qu'à écrire? Ça dépend quel genre de correction. J'aime bien les grandes corrections, mais le pinaillage, qui est pourtant très nécessaire, me casse les pieds! Et je le fais faire par ma femme. Lisez-vous beaucoup vos contemporains ? Y prenez-vous du plaisir ? Je ne lis pas beaucoup, car la lecture fatigue mes yeux. Et puis, mainte- nant, il y a tellement de livres médiocres qui paraissent... Vous qui avez connu une époque littéraire glorieuse, comment jugez-vous le milieu littéraire actuel? Y voyez-vous de grands écrivains? C'est très difficile à dire, car je pense que les contemporains de ces épo- ques ne savaient pas qu'elles étaient glorieuses. Ils ne savaient pas quels au- teurs, quels livres, resteraient. Regardez le pauvre Flaubert... Mais il y a bien eu une époque où coexistaient Gide, Morand, Mauriac, Montherlant. Ils étaient déjà reconnus de leur vivant... Oui. C'est vrai... Je n'en trouve pas d'immenses actuellement. Mais j'aime bien Sagan, Nourissier, Grainville, Gracq... Mais attendons. Autant je pense que le grand reportage, pour des raisons techniques, a en grande partie dis- paru, autant je ne perds pas espoir pour la littérature. Regrettez-vous la disparition des écoles littéraires? Écoutez, je m'en fous ! Chacun écrit comme il veut. Je n'appartiens à au- cune école, j'ai un certain genre, c'est tout. Le Nouveau Roman m'a gêné. Je ne le lis pas, je préfère des livres plus charnus. Mais les gens sont libres de faire ce qu'ils veulent! (Rires.) Avez-vous des entrevues fréquentes avec vos confrères? Je n'aime pas trop fréquenter le milieu littéraire. Depuis vingt ans, je ne vois plus grand monde, excepté certaines personnes de chez Grasset, comme Jean-Claude Fasquelle, qui est mon ami. Mais les signatures m'ennuient. J'en fais très peu. Et puis je n'aime pas les débats d'idées. J'ai très peu d'idées po- litiques, les rares idées que j'ai, je les exprime dans mes livres... Vous sentez-vous isolé par les exigences de votre métier? Vous avez dit auparavant que vous vous ennuyiez... Oui... vous savez, je ne suis plus tout jeune! Voyager, partir en voiture, vivre, courir les aventures de toutes sortes, étant donné mon âge, je suis obligé à un léger reflux... Je ne me sens pas isolé. J'ai le soutien de mon en- tourage, je vois de temps en temps Bernard -Henri Lévy, Yves Berger, François Nourissier... mais il est vrai que c'est beaucoup plus rare. A défaut de voir des gens, avez-vous des relations épistolaires? Non. Le téléphone a tout détruit. Et puis je n'aime pas écrire pour écrire... On ne trouvera pas de correspondance de moi! Quels conseils donneriez-vous à un jeune écrivain débutant? Vous savez, j'ai été amené au journalisme et à la littérature par des cir- constances très particulières, très noires : la guerre à l'horizon, Hitler, Musso- lini. Maintenant, on a du mal à imaginer tout cela. Et puis il y avait l'air du temps, des gens comme Lazareff, Jean-Claude Fasquelle... Ce sont les rai- sons pour lesquelles je pense qu'il n'y a pas de conseils absolus... N'y a-t-il pas un message que vous voudriez lui transmettre? Il faut voir ce qu'il peut faire, son talent, son caractère... (Silence.) Le plus difficile pour un écrivain, c'est de se juger à sa propre valeur... Lequel de vos romans voudriez-vous qu'il lise en premier? La Duchesse. C'est celui où il y a le plus d'invention, que j'ai situé en In- dochine, un siècle en arrière. Ce récit tourne autour de la duchesse, qui est une femme indigène. Il y a la nature, la jungle, les Chinois, bref, tout le monde! Et puis mes livres historiques, comme L'Enlisement et L'Aventure. Ce sont des livres qui sont pleins d'atmosphère, ce sont des reportages que j'ai vécus, que j'ai retranscrits avec mon imagination et qui ont marqué ma vie... Avez-vous des regrets? Non. J'ai eu des coups de chance : en 1940, alors que j'étais sur le front, sur la Meuse, je n'ai pas été fait prisonnier par les Allemands, je n'ai pas été tué. J'ai survécu à la guerre d'Indochine. Ma vie a eu ses pépins, ses ennuis, ses drames. C'est tout. Ce qui est ennuyeux, c'est que j'arrive vers la fin, et que, pour ça, il n'y a rien à faire... Mais je ne changerai rien. Les livres que j'ai faits sont là, je n'y retoucherai pas. Vous savez, l'idée de gloire, de noto- riété, tant que l'on vit, c'est très bien. Mais la gloire outre-tombe, cela ne m'intéresse pas, c'est inutile. Alphonse Boudard

Il est difficile de rester impassible face au monde burlesque et cocasse d'Alphonse Boudard. Héritier d'une littérature rabelai- sienne, ses personnages sont hauts en couleur. Né en 1925, cet homme sensible et généreux n'a pas connu des débuts faciles: certificat d'études en poche, il devient apprenti en 1941, avant de prendre le ma- quis. Après la Libération, plongé dans un trafic de fausse monnaie, il connaît l'univers carcéral où l'ennui et le désœuvrement le mènent à l'écriture. Il y écrit alors Les Combattants du petit bonheur, dépeignant la Résistance avec un humour décapant. Ce livre, publié en 1977, obtiendra le Renaudot. Il est édité pour la première fois en 1962 avec La Métamorphose des cloportes, qui deviendra un film dialogué par Michel Audiard. Depuis, il a publié une quinzaine de livres et écrit une vingtaine de scénarios. Alphonse Boudard, en lisant vos livres, on ne peut pas dire que l'on s'ennuie. Vous aimez bien l'humour à froid... Quand j'écris un livre, je veux avant tout que le lecteur se marre. J'ai une lettre de qui me dit : « J'ai ri tout seul en lisant votre livre! » Ça, ça me fait plaisir ! Mon genre de littérature est mal vu, parce que la litté- rature, « ça doit être grave ». Eh bien, tant pis. La gaieté, c'est ce qu'il y a de plus important dans la vie. Vous pouvez raconter les pires histoires de cette façon... Y compris les histoires de voyous malchanceux... Oui. J'ai ainsi transposé, dans La Cerise, un casse dans des pompes funè- bres! Je trouve ça plus marrant que ça se passe dans une maison « roblot » que dans une quincaillerie! Il y a plus d'images qui me viennent à l'esprit... Quand vous avez commencé à écrire en prison, ça ne devait pas être fa- cile... Oh non! Quand j'étais en cellule, le soir, il y avait le couvre-feu. A six heures du soir il y a la soupe, et après fini ! Il y a ce qui s'appelle la « fermeture ». L'électricité est coupée. Plus de lumière. En été, je pouvais travailler jusqu'au coucher du soleil, vers neuf, dix heures. Mais en hiver, c'était plus difficile. On se fabriquait des petites lampes, avec un fond de boîte de conserve ou de boîte de cirage. On y mettait de l'huile qu'on avait achetée à la cantine, puis une mèche en coton et on l'allumait... C'était comme la vieille lampe à huile de nos grand-mères. Ça présentait tout de même quelques difficultés, parce que si le maton était un sale con, il pouvait vous aligner et vous foutre un rapport. La sanction, c'était la privation de courrier, ou le mitard, éventuellement. Les matons vous ont quand même laissé le temps d'écrire votre premier roman... En général, ils nous laissaient tranquilles, à partir du moment où on ne les emmerdait pas. Ils hurlaient à travers la porte : « Éteiiignez cette lumière! » On l'éteignait, on la rallumait, et puis voilà! Ils ne revenaient pas pour ça : ils cherchaient des choses plus sérieuses. J'ai écrit avec beaucoup de difficultés matérielles à ce moment-là, parce qu'il fallait aussi avoir du papier... J'écri- vais sur des petits cahiers d'écolier, en bouffant le moins de marge possible. A ce moment, pensiez-vous déjà devenir écrivain? Il m'est difficile de répondre. J'avais quelque chose en moi qui me pous- sait, qui me disait : « Ça va marcher! », d'une façon très obscure. Je voulais gagner ma vie en écrivant. Au coup par coup, bien sûr, j'avais des doutes. J'ai tout d'abord écrit un livre (que j'ai réécrit par la suite) qui a été refusé. C'est ce qui est devenu Les Combattants du petit bonheur. J'en avais fait une première version en 57-58 quand j'étais à Fresnes et j'avais réussi à le faire sortir de prison. Il avait été se balader chez des éditeurs, et puis il avait été refusé. Ils n'avaient pas tort, il était mal écrit... Comment voyiez-vous votre avenir étant jeune, à la fin de la guerre? Vraiment, j'étais quelqu'un de tout à fait incertain. J'avais mon certificat d'études, j'avais déjà une expérience puisque je venais de faire la guerre (dans la Résistance). Mais au point de vue culturel, zéro! J'étais au niveau culturel de ce qu'on appelait dans les années soixante un blouson noir! Et puis je voyais les copains qui allaient aux commémorations, qui fabriquaient petit à petit une mythologie autour de ce qu'ils avaient fait pendant la guerre, qui s'autofélicitaient, ils se trouvaient des héros... Moi, j'avais une perception plus réaliste des choses, que j'ai essayé de transposer dans mes livres... Uranus, de Marcel Aymé, a dû vous plaire... C'est un livre phénoménal! Je l'ai lu plusieurs fois. C'est moi qui l'ai fait lire à Claude Berri, que je connais depuis vingt-cinq ans. Quand il l'a lu, il a tout de suite accroché, et il a réussi à réaliser son rêve en faisant ce film, qui est devenu un succès. Qu'est-ce qui se passe, au fond, maintenant, avec les jeunes, trente ans plus tard? Ils se rendent bien compte que leur père ou grand-père leur ont raconté des salades, avec leur mythologie! Eux, ils veu- lent voir ce qu'il y a de vrai là-dedans. Alors, là, on découvre les dessous de la mariée qui ne sont pas toujours très propres. Un peu après la guerre, vous faites des bêtises... L'horizon de la légalité était bouché pour moi, alors j'étais décidé à me défendre, quitte à faire des choses illicites pour m'en sortir. Je croyais pou- voir me creuser une petite place au soleil. Par mes relations, j'ai marché dans ce qu'on appelle le « Milieu », avec toute sa mythologie, jusqu'au jour où j'ai fait machine arrière à l'âge de trente-cinq ans, pour prendre une plume... Mes copains de l'époque ont été très étonnés de ma métamorphose, qui est venue de ma maladie (la tuberculose) et de la taule... J'ai alors essayé de récupérer un temps qui devait être désagréable, inutile, en lisant. Comment et pourquoi devient-on écrivain ? Dix-huit écrivains ré- pondent : autant de portraits à vif tracés dans la vie d'écrivain de cha- cun, avec ses manies d'écriture, ses problèmes techniques, sa posi- tion par rapport à ses confrères ou les écoles littéraires, ou même ses regrets éventuels... Une analyse vivante de la littérature d'aujourd'hui.

Jean-Luc Delblat, vingt-neuf ans, est collaborateur à Lire et à Télérama, repor- ter indépendant pour plusieurs magazines. Il a enquêté durant trois ans sur le métier d'écrire. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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