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VENDREDI 5 JANVIER 2001 L’ENFER DE TAZMAMART NIETZSCHE, Côté fiction HÉROS SOLUBLE avec Tahar Ben Jelloun La chronique dans le feuilleton de Roger-Pol Droit de Pierre Lepape page V côté document avec le témoignage d’Ahmed Marzouki page II PASCAL PIA YIRMIYAHU YOVEL LE MONDE DES POCHES page III page VI Un supplément de 16pages Symphonie astrale mer comme l’un des écrivains les d’armes en intempéries, les hommes morphoses de son style, il emboîte tous les chemins sur lesquels peut se plus importants de son époque. Et se retrouvent au Cap, puis sur l’île de Contée par le Révérend vingt romans dans un seul ensemble lancer son imagination ? « Comme l’un des plus secrets, par la même Sainte-Hélène, avant de retourner en baroque, au gré des illusions d’opti- s’il n’y avait pas un seul Destin, sup- occasion : toujours aucune photo du Amérique du Nord. Là, ils mèneront Cherrycoke, l’histoire des que, des fantasmes et des rêves de pute Mason, mais bien plutôt une pro- personnage, en dehors d’un unique à bien la besogne qui les fit, ironique- ses protagonistes. « Si un acteur ou fuse quantité de Destins possibles. » Le cliché datant de 1959 (un jeune hom- ment, entrer dans l’Histoire. A la astronomes Mason et un portrait peint peut représenter un vertige des possibles est l’apanage de me aux oreilles vaguement décol- demande du sieur Penn et de Lord personnage qui n’est plus vivant, ne cette « extrémité particulière du mon- e toutes les quali- lées), pas d’interviews, pas de rencon- Baltimore, Mason et Dixon dessine- Dixon, qui dessinèrent pourrait-il exister aussi bien d’autres de » où se déroule le roman. Sur la tés qui signalent un grand écrivain, la tres. Où vit-il, à quoi ressemble-t-il ront l’immense ligne qui séparera les au XVIIIe siècle la modalités de l’Apparence ?, s’interro- terre ? Oui, Pynchon n’a jamais cessé Dplus frappante est sans doute son aujourd’hui ? Mystère. Lisez-moi, Etats du Maryland et de la Pennsyl- ge Mason, à qui sa défunte femme d’écrire l’histoire sombre et tumul- aptitude à faire entendre une musi- semble dire Pynchon à travers ses vanie – ce tracé destiné à devenir, vient régulièrement rendre visite. tueuse des pérégrinations humaines que absolument singulière. D’autres, silences, écoutez-moi, laissez-vous moins de cent ans plus tard, la fron- frontière entre Maryland Non, la Raison est étrangère à tout et celle de son pays, dont Mason moins doués, maîtrisent l’art d’arran- prendre par la mélodie si particulière tière entre les tenants de l’esclavage cela. » A la réfraction, aux lentilles et & Dixon offre une nouvelle interpré- ger les mots, celui de raconter une de mon écriture, voilà tout ce qui et les abolitionnistes. et Pennsylvanie, devient, aux télescopes, répondent les facé- tation. La Terre, donc, mais sous l’in- histoire et même, à l’occasion, la compte. Car cette musique est sem- Or c’est une histoire de frontière ties d’un texte qui tire le lecteur à hue fluence des astres, et tout particuliè- manière de façonner quelques jolies blable au fameux « bruit de fond » (et, donc, de transgression) que con- sous la plume de et à dia, qui fait intervenir un chien rement de la Lune. Dans un univers phrases, mais leurs textes ne produi- perçu par les scientifiques à l’écoute te Pynchon, par la bouche de son nar- parlant dès la page 21, des horloges nocturne, peuplé d’insomniaques sent aucun son véritable. Leurs de l’univers. Une insistante et puis- rateur – et des multiples convives qui Thomas Pynchon, philosophes et une oreille vivante, (« le mal de l’astronome »), où les livres ? Etouffés, monocordes, pres- lui coupent fréquem- avide de confidences, au fond d’un deux bouts du temps se rejoignent, que sans voix. Thomas Pynchon, lui, ment la parole. Le Révé- une épopée tourmentée bocal de formol. Cet organe, du res- où l’Eden touche la fin du monde. Là ne se soucie visiblement pas d’engen- Raphaëlle Rérolle rend Cherrycoke, te, constitue le clou d’une scène sûre- où, finalement, le temps n’existe pas drer un texte bien tenu, reposant, ni « grand voyageur » et baroque. ment inspirée de Lewis Caroll et de et les frontières non plus. Ce monde rien de léché comme un parterre sante rumeur, qui veut dire les contra- devant l’Eternel et soucieux de s’atti- son Alice, où l’on passe magnifique- obscur de la mort, dont la raison n’a débarrassé de ses mauvaises herbes. dictions de l’homme dans sa conquê- rer les bonnes grâces d’un riche beau- Une confrontation ment de la science à la science-fic- jamais réussi à se rendre la maîtresse. La joliesse, pourrait-on dire, n’est te de la modernité. frère, relate les faits et gestes de tion. pas son genre de beauté. Mais alors, Des scientifiques, justement, sont Mason et Dixon à ses neveux, pour vertigineuse Enchaîné à ses histoires pour MASON & DIXON quelle vigueur dans l’acoustique ! les héros de cet énorme roman que les occuper. En plein siècle des Lumiè- gagner le gîte et le couvert (comme de Thomas Pynchon. Plus qu’un récit, Mason & Dixon est l’on pourrait dire d’aventures – à pre- res, son récit renvoie, dos à dos, l’aspi- entre raison et passion Schéhérazade l’était aux siennes Traduit de l’anglais (Etats-Unis) une symphonie, le brassage extraor- mière vue, du moins. Charles Mason ration nouvelle à la raison et les pour sauver sa vie), le narrateur par Christophe Claro dinaire d’un bouquet de sonorités et Jeremiah Dixon, astronomes vieilles passions de toujours. Entre Mason. A nos yeux, les jours se doivent donne le ton en insinuant que le récit et Brice Matthieussent, étranges, orchestrées par un chef anglais au service de la Royal les deux, une impalpable frontière, d’être identiques, et de comporter le lui-même n’est qu’illusion. Où passe Seuil, « Fiction & Cie », 768 p., hors du commun. Society, sont chargés d’aller observer sans cesse franchie. « Nous sommes même nombre de secondes, chacune la frontière entre vérité, mensonge et 180 F (27,44 ¤). Avec ce roman, son cinquième, le passage de Vénus, le 6 juin 1761, des hommes de science, tente bien n’avançant que dans une unique fiction ? A quelles délices, à quels l’auteur américain continue de s’affir- depuis l’île de Sumatra. Las ! De faits d’affirmer Dixon au mélancolique Direction, irréversible. » Mais il a tourments n’est pas livré le narra- e Lire également page IV l’article de beau faire, Dixon, et l’auteur a beau teur, lorsqu’il se tient au carrefour de Serge Chauvin sur l’œuvre de Pynchon parsemer son roman de données physiques (« Les Astronomes vont s’ef- forcer de déterminer quatre moments de tangence parfaite entre le disque de Vénus et celui du Soleil »), les pas- sions finissent toujours par l’empor- ter. L’art de Pynchon consiste à présen- ter ces deux composantes de la na- ture humaine comme si, vraiment, raison et passion s’affrontaient en toute liberté dans le roman, presque indépendamment de la volonté de l’auteur. Ou, plus exactement, com- me si la superstition, la sensualité, l’orgueil et la luxure, la violence, le chagrin, l’ivresse et la démesure ruaient sans cesse entre les bran- cards de la science et du sérieux. Sain- te-Hélène n’est-elle pas « l’île dont la malédiction ancienne et le nom secret sont Désobéissance » ? Le roman, très tôt, se fait le miroir vibrant de cette insoumission, dans sa forme même. Partant d’une coquetterie dont la lan- gue anglaise faisait usage au XVIIIe siècle, Pynchon gratifie les noms communs de majuscules en milieu de phrase (surtout les noms abstraits, mais pas uniquement). Les personnages s’interrompent dans le cours d’un développement logique, pour exprimer une sensation subite ou une impression fugitive – lesquel- les peuvent être accompagnées de bruits variés : « Ahrrh ! », laissent échapper ces savants lorsqu’ils sont contrariés, « Aahckk ! », « Yaach ! ». On chante aussi beaucoup, dans Mason & Dixon, façon comédie musi- cale, pour illustrer un propos par quelques refrains. Et l’on se parle in petto, parfois, comme au théâtre. Pynchon, en somme, refuse de confi- ner son roman dans l’enclos du roman classique. Jouant des méta- Carte astrologique tirée de « Sea Atlas or Waterworld » de Johannes ROYAL GEOGRAPHICAL SOCIETYVan LONDON/THE BRIDGEMAN ART LIBRARY Keulen (vers 1800) II / LE MONDE / VENDREDI 5 JANVIER 2001 le feuilleton de Pierre Lepape b mine de l’intérieur et attaque le système immunitaire. CETTE AVEUGLANTE Quand on porte en soi la haine, elle finit toujours par vous ABSENCE DE LUMIÈRE broyer. » Dans l’extrême fragilité physique et psycholo- de Tahar Ben Jelloun. gique où demeurent les enterrés, la moindre conces- Seuil, 232 p., 110 F (16,77 ¤). sion à l’univers des sentiments peut être fatale. Il faut aussi écarter de soi, oublier, faire disparaître tout ce e sujet de ce roman appartient à l’histoire. Dix-huit ans qui n’est pas strictement indispensable à la survie, l’es- Dans l’état actuel de notre information, il poir comme le désespoir, l’amour de soi comme sa peut se résumer en quelques lignes. Le détestation, le besoin de vivre comme l’envie de mou- 10 juillet 1971, des troupes marocaines ont rir. Même le corps, cette masse informe et crasseuse de Lparticipé à un coup de force dont le but était de tuer le souffrance et de dérèglements, doit être maintenu à la roi Hassan II.