Sommaire | décembre 2016-janvier 2017

Éditorial 4 | Tocqueville ou la critique de la démocratie › Valérie Toranian

Grand entretien 8 | François Bayrou. « Le saccage de l’école est un crime social » › Franz-Olivier Giesbert et Valérie Toranian

Dossier | Tocqueville, la démocratie face à ses démons 24 | Tocqueville, homme de gauche › Michel Onfray 37 | Tocqueville, les Français et les passions démocratiques › Ran Halévi 48 | Un passeur entre deux mondes › Brigitte Krulic 55 | Quelque chose en nous de Tocqueville › Jacques de Saint Victor 67 | Alexis, reviens ! Ils sont devenus fous ! › Laurent Gayard 74 | Tocqueville, le Coran, l’islam et la colonisation › Jean-Louis Benoît 87 | Quelques règles inspirées de Tocqueville confiées à la réflexion de nos chers leaders › Brice Couturier 92 | Rousseau, Chateaubriand, Tocqueville, l’État et la religion › Jean-Paul Clément 101 | Culture et démocratie › Robert Kopp 108 | Le dilemme de Tocqueville › Frédéric Verger

Études, reportages, réflexions 114 | Gardes, emmenez-la ! › Marin de Viry 119 | Comment la contrefaçon gangrène l’économie mondiale › Annick Steta 126 | La novlangue dans la pensée militaire › Gilles Malvaux

2 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 Littérature 134 | Sometimes a start is all we ever get › Lila Azam Zanganeh 142 | Après nos batailles › Sébastien Lapaque 147 | Le Luxembourg, nid de fâcheux › Marin de Viry 155 | Journal › Richard Millet

Critiques 162 | Livres – Les sortilèges de la love doll › Lucien d’Azay 165 | Livres – Le futur proche d’un nouvel Holocauste ? › Eryck de Rubercy 168 | Livres – Qu’est-ce qu’un sigisbée ? › Michel Delon 171 | Livres – Un « national-socialisme en gélules » ? L’Allemagne sous speed › Olivier Cariguel 174 | Livres – Camus et Malraux › Stéphane Ratti 177 | Expositions – Oscar Wilde, impertinent ou subversif ? › Jean-Pierre Naugrette 181 | Expositions – L’effet Caravage › Stéphane Guégan 184 | Expositions – L’œil de Baudelaire › Stéphane Guégan 187 | Expositions – Les images pensives de Magritte › Bertrand Raison 190 | Disques – Opéras : « maîtres en scène » › Jean-Luc Macia

Notes de lecture

DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 3 Éditorial Tocqueville ou la critique de la démocratie

Oserais-je le dire au milieu des ruines qui nous environnent ? Si les citoyens continuent à se renfermer de plus en plus étroitement dans le cercle des «petits intérêts domestiques [...] je tremble, je le confesse, qu’ils ne se laissent enfin si bien posséder par un lâche amour des jouissances présentes, que l’intérêt de leur propre avenir et de celui de leurs descendans disparaisse, et qu’ils aiment mieux suivre mollement le cours de leur destinée, que de faire au besoin un soudain et énergique effort pour le redresser. »

C’est par ces lignes qu’Alexis de Tocqueville concluait en 1840, dans la Revue des Deux Mondes, son article « Des révolutions dans les sociétés nouvelles », un extrait en avant-première du second tome de De la démocratie en Amérique. Au moment où la démocratie est en crise, où le populisme triomphe, où les valeurs républicaines sont attaquées et où beaucoup interrogent la capacité de l’État à préserver à la fois nos libertés et notre sécurité, la parole de Tocqueville, philosophe prophétique des dangers de la démocratie moderne, est plus que jamais d’actualité.

4 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 L’auteur de l’Ancien Régime et la Révolution avait (presque) tout pré- dit : l’émergence de la « tyrannie douce », l’abnégation de la volonté au profit d’une tutelle étatique qui « fixe le citoyen dans l’enfance », la pro- fessionnalisation de la politique, l’irruption de l’individualisme, du maté- rialisme, de la passion égalitariste qui s’accommode du renoncement aux libertés, la haine des privilèges dévoyée en haine de l’excellence… Difficile de classer cet aristocrate normand, arrière-petit-fils de Malesherbes, héritier de la classe des « vaincus » de la Révolution mais convaincu que rien n’arrêtera la marche démocratique. Tocqueville n’a cessé de prendre ses contemporains à contre-pied, dit l’historien Ran Halévi : « trop démocrate aux yeux des royalistes, trop prompt à accepter l’égalité suivant les dévots de l’Ancien Régime, bien trop aristocrate pour les gardiens du temple républicain »... Ce qui explique peut-être qu’il a subi un long purgatoire dans l’en- seignement secondaire, avant d’être sorti de l’oubli dans la seconde moitié du XXe siècle par Raymond Aron et François Furet. Un refou- lement, expliquait le philosophe Jean-François Revel, qui venait du désir de défendre le mythe selon lequel le libéralisme, c’est la droite et le socialisme, c’est la gauche (1) ! Pour Michel Onfray, « cet homme de gauche récupéré par la droite ne fut d’aucun parti. [...] Sa lecture démythologisante de la révolution française, son refus des filtres idéologiques, sa critique de la centrali- sation parisienne, son analyse chirurgicale du rôle néfaste des intellec- tuels déconnectés de la réalité, son éloge des pouvoirs communalistes des provinces comme résistance à la domination issue de la tradition jacobite » en fait le défenseur d’un programme libertaire cher au cœur du philosophe. L’historien Jacques de Saint Victor souligne, lui aussi, la complexité du personnage, qui se définissait comme un « libéral d’un genre nouveau » et non comme le gourou du capitalisme qu’ont voulu en faire certains. La déresponsabilisation du citoyen, redoutée par Tocqueville, est actuellement à son apogée, constate François Bayrou. Mais c’est contre le dogme égalitariste qui a conduit au saccage de l’école que l’ancien ministre de l’Éducation a les mots les plus violents : « si j’avais su ce que son gouvernement [celui de François Hollande] ferait de l’Éduca-

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tion nationale, je ne lui aurais jamais donné ma voix. [...] C’est un crime social ». « Quand je pense que c’est un gouvernement dit de gauche qui a supprimé les humanités classiques [...], un gouverne- ment qui ose se réclamer de Léon Blum, de Jean Jaurès, de Victor Hugo, de Voltaire [...] C’est un sujet qui me donne envie de monter sur des barricades… » Tocqueville avait-il prévu l’émergence du fait religieux ? Au XIXe siècle, lorsque légitimistes et républicains cherchaient à protéger ou à contenir l’influence prépondérante de l’Église catholique, Tocque- ville, sollicité sur la question coloniale en Algérie, étudie le Coran et l’islam. Dans les Notes sur l’islam, rappelle l’historien Jean-Louis Benoît, « il explique comment et pourquoi les origines historiques, géogra- phiques et sociales de cette religion de pasteurs ont imposé un culte et des pratiques aussi simples que possible et une absence de corps sacerdo- tal. Elle est étroitement liée à une pratique belliciste aussi bien des tribus les unes par rapport aux autres qu’à l’égard des infidèles ; elle a surtout pour faiblesse principale de lier ensemble et de confondre des “ordres” différents, ce qui a pour conséquence de figer la société musulmane, de lui interdire l’accès à la modernité et de l’entraîner vers une décadence inéluctable. » Ce refus de la modernité n’a pas abouti à la décadence que prévoyait Tocqueville. Ou plutôt cette « décadence » a accouché d’une phase de renouveau islamiste avec à son extrême une frange belliciste, anti-occidentale, qui ensanglante aujourd’hui les démocraties. Tocqueville avait vu juste sur l’explosion des droits individuels et l’avènement du communautarisme qui, après l’Amérique, a gagné l’Europe et la . Sur le populisme également. Le trumpisme, comme le rappelle Laurent Gayard, n’en est-il pas l’ultime illustra- tion ? La désinhibition des passions d’un peuple galvanisé par la colère prêt à étouffer les institutions démocratiques censées le protéger. Notre démocratie trouvera-t-elle en son sein les personnes capables de lui réinsuffler le sens et le courage qui lui manquent ?

Valérie Toranian

1. Jean-François Revel, Fin du siècle des ombres, cité dans Henri Astier, Jacques Faule et Pierre Boncenne, l’Abécédaire de Jean-François Revel, Allary Éditions, 2016.

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8 | François Bayrou : « Le saccage de l’école est un crime social » › Franz-Olivier Giesbert et Valérie Toranian « LE SACCAGE DE L’ÉCOLE EST UN CRIME SOCIAL »

› Entretien avec François Bayrou réalisé par Valérie Toranian

Déresponsabilisation du citoyen, prolifération administrative, blocages, trahison du projet éducatif républicain… Le président du MoDem et ancien ministre de l’Éducation nationale dresse le portrait d’une démocratie à bout de souffle et redit son amour des livres, qui sont « sa drogue et sa substance ».

Revue des Deux Mondes – Vous êtes un lecteur pas- sionné. Comment les livres vous aident-ils dans la vie politique ?

François Bayrou Envisager de faire de la politique «sans être immergé dans les grands textes, les grandes pensées qui ont façonné notre pays et le monde qui nous entoure m’est inimaginable. Je lis et je relis les auteurs de ma vie, Péguy, par exemple, que je n’ai jamais quitté depuis mon adolescence… Je reste toujours émerveillé par cette intelligence au laser qui voit tout du monde qui va naître. Au tournant de l’année 1900, Péguy comprend tout : le parti intellectuel, la sociologie qui remplace l’histoire, la dévaluation de la mystique républicaine… Les livres m’ont fabriqué, m’ont constitué ; ils sont ma drogue et ma substance.

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Revue des Deux Mondes – Comment faites-vous pour lire un livre par jour ?

François Bayrou Je lis le matin très tôt, le soir très tard, et au déjeuner quand je suis seul. J’ai beaucoup diminué la lecture des journaux, je préfère garder du temps pour les livres. Quand j’observe mes enfants – de très bons lecteurs – et leurs amis, je m’aperçois

que la presse écrite les captive peu. C’est François Bayrou est président du dommage, et c’est aussi la preuve qu’il y MoDem, qu’il a fondé. Il a été ministre a une forme à réinventer. C’est un pro- de l’Éducation nationale (1993-1997), et député européen (1999-2002). Il blème du temps. Pour l’information, il y est maire de Pau depuis 2014. Dernier a Internet et la radio le matin. Pour les ouvrage publié : De la vérité en voyages, une liseuse est un outil précieux ; politique (Plon, 2013). j’ai téléchargé des dizaines d’ouvrages : Montaigne, Pascal, La Fon- taine, la Bible, de la poésie, des romans policiers, des romans euro- péens. Mais je n’abandonne pas les volumes imprimés. J’ai tant de livres fétiches, certains peu connus, comme celui du romancier alle- mand Ernst Wiechert, les Enfants Jéromine. Mais aussi de la poésie (Apollinaire, Aragon, Cadou).

Revue des Deux Mondes – À quand remonte votre passion pour la littérature ?

François Bayrou À l’enfance. À la maison, tout le monde lisait à table. Il m’a fallu très longtemps pour comprendre que ça ne se fai- sait pas ! Et aujourd’hui encore, quand je rentre tard chez moi, j’aime prendre du fromage des Pyrénées, du vin et un livre. Je ne connais rien de plus serein que cette heure silencieuse, sous la protection de ce triptyque ! Dans mon enfance et ma jeunesse, je passais mon temps à lire. Au détriment de mes devoirs scolaires – j’ai honte de l’avouer – et de mes cours à la fac… Mais le fait d’avoir lu et relu, d’avoir su com- prendre les textes et leurs nuances et d’avoir une bonne mémoire m’a permis de réussir les examens et les concours.

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Revue des Deux Mondes – Comment expliquez-vous cette addiction à la lecture ?

François Bayrou Par la chance. Et par l’exemple de mes parents. Il n’y avait aucune autre distraction possible à la maison. J’avais une pas- sion que je mariais avec la lecture : je réparais d’antiques postes de radio, je me branchais sur les ondes courtes, ces voix du bout du monde me faisaient rêver – radio Moscou, radio Pékin… J’écoutais les émissions avec un casque sur les oreilles et je lisais en même temps. Aujourd’hui, j’en serais incapable : je suis obligé d’entrer dans la profondeur du texte.

Revue des Deux Mondes – Venons-en à Tocqueville. Dans l’Ancien Régime et la Révolution, il analyse l’état de la France au moment de la Révolution : il évoque la centralisation du pouvoir, la domination de , la disparition des contre-pouvoirs qu’exerçaient localement les parlements régionaux, l’avènement de la bureaucratie et de l’admi- nistration. D’après lui, tout cela préexiste à la Révolution et sera ren- forcé avec la naissance de la République. Sa description s’applique- t-elle à la France du XXIe siècle ?

François Bayrou Oui. Certainement, même si le livre de Tocque- ville que je préfère, ce sont les Souvenirs. Incroyablement vivant ! Mais le constat de l’Ancien Régime et la Révolution est profondément juste : regardez la démocratie aujourd’hui, l’hypercentralisation efface le civisme et l’initiative de la société. La démocratie, écrit Marc Sangnier (1873-1950), c’est le choix de porter à son plus haut la conscience et la responsabilité du citoyen. Actuellement nous avons une conscience très faible, à laquelle répond une responsabilité très faible. Pourquoi ? Parce qu’un paysage médiatique fondé sur les pulsions de l’instant, marié à une centralisation excessive, nourrit les passions et fait rêver d’un Père Noël qui résoudra tous les problèmes sans effort. Je crois à la puis- sance des hommes d’État, mais ils sont rares. L’homme d’État est celui qui peut reconstruire la maison dans un moment critique. Charles de Gaulle en est un exemple. La déresponsabilisation de la société est un

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phénomène massif. Elle s’accompagne d’un autre fait, la prolifération bureaucratique. Non seulement le centralisme laisse croire que tout se règle « là-haut », mais « là-haut » impose une mainmise étouffante sur les organismes vivants, les entreprises, les associations et les familles. « Là-haut » produit des normes et des règlements toujours plus nom- breux. Robert Laffont a publié en 1983 un livre génial, extrêmement drôle, de Cyril Northcote Parkinson : les Lois de Parkinson. Dans une administration, explique l’auteur, moins vous avez de travail, plus vous en faites naître et plus vous demandez des collaborateurs pour vous aider à faire face à la surcharge de travail que vous avez créée vous- même. Une administration, dit-il, ne se comporte ni comme un solide ni comme un liquide mais comme un corps à l’état gazeux. Elle occupe tout l’espace qu’on lui offre et exige toujours de l’élargir. Moins il y a de marins, plus il y a de personnel au ministère de la Marine et c’est la même chose pour les anciens combattants… Ce sont les lois de Parkin- son. Cela explique sociologiquement et physiquement la prolifération administrative. Tout est lié à l’organisation hypercentralisée de la démo- cratie française. Tout concourt à la déresponsabilisation du citoyen, au blocage de la société. Cela se vérifie au quotidien. Prenons par exemple la manière dont ont été réorganisées les collectivités locales : Pau a été placée dans la même région que Bressuire et Limoges. Or il faut cinq heures de voiture pour aller de Pau à Bressuire et presque autant pour aller à Limoges. En revanche, Tarbes qui se trouve à moins d’une heure de Pau, est dans la même région que Montpellier… Le pouvoir central a décidé sans la moindre consultation du citoyen, du géographe, du sociologue, de l’historien… Résultat, on multiplie l’administratif : plus le pouvoir est loin, plus il faut d’administration pour assurer la transmission. Le mal français est en grande partie lié à l’hypercentrali- sation érigée en idéologie jacobine.

Revue des Deux Mondes – Nous sommes dans la tyrannie douce, décrite par Tocqueville, un système qui nous prend en charge du début à la fin : « [le pouvoir démocratique] crée un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles

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les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse. »

François Bayrou On assiste aujourd’hui à une annihilation des ini- tiatives, à des blocages perpétuels. Je peux citer des exemples absurdes. J’ai visité à deux ou trois reprises des terrains magnifiques entourés de maisons dans des villes qui cherchaient désespérément des lieux pour des logements sociaux. Ces terrains étaient exclus de toute construc- tion parce que, disait-on, ils appartenaient à la zone de bruit de l’aéro- port. Mais il n’y avait pas de bruit ! Faire constater au préfet qu’il n’y avait pas de bruit était inutile : on ne peut pas toucher à la zone de bruit. La norme a pris le pas non seulement sur les initiatives indivi- duelles, mais aussi sur le réel.

Revue des Deux Mondes – Tocqueville écrivait que l’égalitarisme serait la passion ardente des peuples démocratiques, au détriment de leur liberté. Parlons d’un domaine qui vous passionne, l’école. Sous la IIIe République, on cherchait à élever le niveau d’éducation d’une nation ; on ne songeait pas à limiter l’élévation des meilleurs. Aujourd’hui, ne préfère-t-on pas, au nom de l’égalitarisme, niveler vers le bas ? Ne pénalise-t-on pas les plus pauvres, ceux qui ne peuvent pas aller dans le privé, ou s’offrir des cours particuliers ? N’est-ce pas le contraire même du projet républicain et démocratique ?

François Bayrou Vous avez parfaitement raison. Je vais vous faire une confidence : j’ai voté pour François Hollande en 2012 ; si j’avais su ce que son gouvernement ferait de l’Éducation nationale, je ne lui aurais jamais donné ma voix – même si je ne l’aurais pas donnée non plus à . C’est le seul sujet sur lequel j’éprouve ce senti- ment. Sur le reste, François Hollande s’est trompé et a profondément déçu. Mais avec l’école, ce qu’il a fait est criminel. C’est un crime social ; mes amis d’enfance, et moi-même au premier chef, avons été

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tirés de l’univers qu’on n’écoute pas, qu’on ne peut pas faire évoluer, sur lequel on n’a aucun pouvoir, par l’école. Dans ma classe, on trou- vait des fils d’ouvriers, de paysans, de petits commerçants ou d’em- ployés du commerce, de cheminots, quelques fils de professeurs, très peu… C’était ça, l’école : construire un esprit critique, s’affirmer… L’école offrait cela à tout le monde.

Revue des Deux Mondes – Dans quel lycée étiez-vous ?

François Bayrou Dans le petit chef-lieu de canton de Nay, dans les Pyrénées-Atlantiques. Nous étions cinq cents élèves, de la sixième à la terminale. J’ai fait toutes mes études secondaires entouré d’élèves remarquables, qui ont embrassé des carrières brillantes – médecins, enseignants… Par le plus grand des hasards, on m’a offert la possibilité d’apprendre le latin et le grec ; sans cet enseignement, je n’aurais pas pu découvrir ce que j’ai découvert de la langue et de la pensée. Quand je pense que c’est un gouvernement dit de gauche qui a supprimé les humanités classiques en France, un gouvernement qui ose se réclamer de Léon Blum, de Jean Jaurès, de Victor Hugo, de Voltaire, des lettrés, des humanistes… Les professeurs sont révulsés mais n’osent rien dire ; on les bâillonne idéologiquement, on les écrase sous les obligations administratives, pédagogiques, les réunions, on les oblige à devenir les défenseurs de la réforme qu’ils rejettent, sous peine de sanctions, une première dans l’histoire ! On les menace d’être punis s’ils ne se font pas les défenseurs de ce que déclare la ministre. C’est profondément choquant. Je suis scandalisé par ce qui a été fait. C’est un sujet qui me donne envie de monter sur des barricades.

Revue des Deux Mondes – La culture était terriblement élitiste à la fin du XIXe siècle, mais ce n’est plus le cas…

François Bayrou L’égalitarisme prive les individus de l’égalité des chances. Quand s’est ouverte la polémique sur les humanités, sur le latin et le grec, Claude Lelièvre, qui se présente comme l’inspirateur

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du programme socialiste en matière d’éducation, a déclaré : « Il y a deux grands criminels : l’un s’appelle Georges Pompidou et l’autre François Bayrou. Tous les deux agrégés des lettres, ils ont introduit ou réintroduit le latin en cinquième ; c’est un crime contre l’égalité. » Et il poursuit en citant Henri Wallon (du plan Langevin-Wallon) : c’est criminel car cela favorise les destins individuels. Or, dit-il, notre thèse à gauche, c’est que les réussites individuelles sont nuisibles à la réussite collective. La gauche, dit-il, pense que si vous enlevez les meilleurs de chaque génération d’ouvriers et de pauvres, en réalité vous justifiez les inégalités ultérieures. Je n’avais jamais vu exposer aussi clairement des principes aussi attentatoires à l’égalité des chances.

Revue des Deux Mondes – La culture est-elle élitiste par essence ?

François Bayrou Sûrement pas. Mais la transmission de la culture répond à une faim, un appétit, qu’il s’agit d’aiguiser et qu’il est criminel de freiner ou d’empêcher. C’est un projet social : il s’agit d’offrir par l’école des découvertes, des chemins à défri- cher, spécialement à l’intention de ceux qui ne peuvent recevoir ces richesses dans leur famille. Plus on nivèle au nom de l’égalitarisme absolu et moins les défavorisés ont de chance de s’envoler vers des cieux nouveaux…

Revue des Deux Mondes – « La démocratie est un risque et un enjeu », dit Tocqueville. On pourrait reprendre les mêmes termes et les appli- quer à la République : la République est un risque et un enjeu. Les valeurs de la République sont aujourd’hui bafouées : la laïcité, par exemple, caricaturée en laïcisme, en idéologie laïque, liberticide… L’islam politique (salafistes, Frères musulmans) s’attaque à la Répu- blique en proposant une vision de la société, de la place de la femme étrangères à nos valeurs. Qu’apporte-t-on comme réponse à ceux qui veulent transformer ou déstabiliser la République au nom de la liberté ?

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François Bayrou On apporte peu de réponses : d’abord parce que la parole politique est devenue uniquement technique. Les respon- sables politiques en France ont désappris à parler, à articuler une pen- sée avec des mots qui perforent et qui entraînent, des mots de combat, d’élan. Ils parlent chiffres. Évidemment les chiffres comptent, mais sur les grands sujets qui font notre raison de vivre, ils comptent moins que les mots justes. Quand j’écoute la plupart des locuteurs politiques, j’ai l’impression d’entendre toujours les mêmes phrases ; c’est de la fausse monnaie. C’est la culture des conseillers en communication, des élé- ments de langage qui se ressemblent tous. Sans leadership, personne ne peut proposer au peuple une vision. Sur la défense de nos valeurs, de la laïcité, hélas, les responsables politiques ne trouvent pas les mots, personne ne peut les écrire à leur place. On m’a demandé un jour, dans une émission philosophique, de définir le charisme. Le charisme, ai-je répondu, c’est quand quelqu’un se lève pour parler et que les autres tout à coup se taisent pour l’écouter. Certains ont beau se lever, s’installer avec un manteau doré sur les épaules, les projecteurs braqués sur eux, personne ne les écoute. Pourtant la parole politique est une arme : le jour où François Mitterrand a dit « le pacifisme est à l’Ouest et les Euromissiles à l’Est », il a créé un basculement.

Revue des Deux Mondes – Voyez-vous des similitudes entre le XVIe siècle et aujourd’hui ?

François Bayrou Pas des similitudes mais d’incroyables ressem- blances. La question du pluralisme religieux a été traitée par Henri IV avec l’édit de Nantes, et, à rebours, effacée par Louis XIV avec la révo- cation de l’édit de Nantes, qui fut acclamée par le peuple. Pourtant, ce fut l’entrée dans la crise terminale de la monarchie française. Elle ne s’en est pas relevée. Aujourd’hui, les mêmes causes reviennent à pro- duire, quatre siècles plus tard, les mêmes effets. Je trouve cela très trou- blant. Je sais pourtant que ce sentiment d’être contestés dans notre mode de vie est un ressort très puissant. Mais cela ne peut se traiter qu’en expliquant, qu’en convainquant. On ne peut se battre que s’il

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y a des responsables publics ressentis comme crédibles, qui disent des choses à la fois offensives, entraînantes et rassurantes. On n’a plus cela aujourd’hui, y compris dans les médias ou chez les intellectuels. La catégorie des « intellectuels », inventée en France au moment de l’affaire Dreyfus, a disparu. On peine à la retrouver ; en tout cas, moi, j’ai du mal.

Revue des Deux Mondes – L’islam politique et la montée du commu- nautarisme sont-ils une menace pour la République ?

François Bayrou Il y a une confrontation de valeurs. Car dans l’idéologie religieuse originelle de l’islam, la séparation entre la foi et la loi n’existe pas. Pas de « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » en islam. Heureusement, les musulmans français sont très largement entrés dans la laïcisation. Ils ne vivent pas avec l’idée de trouver la loi civile dans les préceptes fondamentalistes coraniques. En fait, l’immense majorité d’entre eux vit comme les autres Français avec la distinction entre la loi religieuse et la loi civile. Comme citoyens, ils acceptent parfaitement le pluralisme religieux et ils s’en prévalent. Ils n’ont même pas idée qu’on puisse dans notre société n’avoir plus qu’une seule religion, fût-elle la leur. Et il ne s’agit pas seulement de ce qu’on appelle les principes de la République. L’ensemble du monde occidental vit selon les préceptes de Pascal sur la distinction des ordres : il y a l’État, l’univers scientifique, le religieux, le pouvoir, la science, la foi… aucun de ces ordres n’interfère sur l’autre ; c’est en pensant cette séparation de l’autorité dans chacun de ces univers qu’on a émancipé l’être humain, que la conscience et l’esprit critique ont pu se former, que la liberté individuelle a pu s’affirmer. Pascal est un bienfaiteur de l’humanité : en nous libérant de l’autorité unique, il nous a fait entrer dans le monde moderne.

Revue des Deux Mondes – La démocratie se définit par le suffrage uni- versel. Or, pour obtenir des voix, beaucoup sont prêts à soutenir des associations clairement communautaristes… Le personnel politique,

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les élus locaux ont une part de responsabilité dans la montée de cet islam politique. Le clientélisme n’est-il pas une des plaies qui ravage la démocratie aujourd’hui ?

François Bayrou Le suffrage aux élections locales consacre trop souvent le communautarisme. Je connais des élus – je me suis souvent disputé avec eux – qui fragmentent leur électorat en groupes diffé- rents, notamment d’origine et de religion, pour donner à chacun des satisfactions. C’est un dévoiement, une perversion de la démocratie. Le phénomène a toujours existé mais il s’accélère en raison des ten- sions extrêmes qui traversent la société. Au fond, il y a un affrontement séculaire entre deux lignes de conduite politiques et civiques ; l’une est l’héritage abâtardi de Machiavel – « la fin justifie les moyens » –, l’autre, dans la lignée de Gandhi, dit : « la fin est dans les moyens, comme l’arbre est dans la graine ». Il y a donc deux cultures, l’une politicienne, l’autre civique. Les premiers pratiquent allègrement le mensonge adapté à leur public : à chaque communauté sa satisfaction. Mais le mensonge a du plomb dans l’aile : Internet rend l’abus de confiance impossible, ou en tout cas beaucoup plus difficile.

Revue des Deux Mondes – Nous venons de vivre deux années particu- lières. Face au terrorisme, de nombreux débats se sont engagés sur nos institutions : sont-elles garantes de notre liberté et notre sécu- rité ? Notre réponse actuelle est-elle la bonne ?

François Bayrou Notre organisation de sécurité doit être amélio- rée, car il s’agit d’une course sans fin entre l’agression et la défense. Quand l’agression change de forme, la défense doit le faire tout autant. Un petit exemple : j’étais opposé à l’armement de la police municipale, les Flash-Ball me semblaient suffisants. J’ai vu l’attentat de Nice, avec d’autant plus de terreur que le boulevard des Pyrénées à Pau ressemble à la promenade des Anglais et que nous avions un feu d’artifice à la même heure devant un public de 30 000 personnes. J’ai été saisi d’ef- froi et je me suis demandé : qu’aurait pu faire la police municipale avec

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des Flash-Ball devant une voiture ou un camion ? Rien, évidemment. J’en ai donc conclu qu’il fallait équiper la police municipale d’armes à feu. La réalité de la menace a fait évoluer ma réflexion. La question principale touche à l’organisation du renseignement et à la police de proximité, que Nicolas Sarkozy a supprimée, à mon avis, avec légèreté ; il en résulte de graves conséquences. Si l’on dispose d’une police de proximité, on peut l’améliorer ; si on la supprime, il faudra bien des efforts pour la remettre en place. L’organisation doit être améliorée en permanence avec des gens suffisamment souples, qui sachent ne pas examiner les choses par le biais de leur intérêt corpora- tiste ou politique. Un principe à respecter simplement : chaque fois qu’une déci- sion portant atteinte à une liberté doit être prise, il faut un juge. Ce peut être un juge spécialisé, un juge antiterroriste, un juge au fait des réseaux et des risques. C’est d’ailleurs ce que l’on fait pour les inter- nements d’office en établissement psychiatrique. Vous pouvez décider d’un internement mais le juge des libertés doit se prononcer dans les douze jours. Du point de vue institutionnel, il y a un énorme travail interna- tional à faire ; ce qui a le plus aidé les terroristes ces dernières années, ce sont les frontières. D’un côté de la frontière, si vous êtes repéré, vous êtes traqué. De l’autre côté de la frontière, vous êtes tranquille. Si vous avez une force de police transfrontière, vous êtes bien moins à l’abri. L’échange de renseignements est une arme précieuse contre les réseaux.

Revue des Deux Mondes – Quel est votre point de vue sur la déchéance de nationalité ?

François Bayrou J’avoue que je n’avais pas vu la gravité du pro- blème, ni le choc symbolique que cela allait créer auprès d’un certain nombre de personnes. Retirer la nationalité française à des individus titulaires d’une double nationalité qui venaient de tuer ne me déran- geait pas. La proposition a pourtant produit un choc sur deux publics :

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le public éclairé, qui a eu le sentiment de revenir aux « années noires » de 1940 et de la France de Vichy, et les binationaux. Or nous avons en France beaucoup de binationaux. Ils n’ont pas retenu qu’ils n’étaient en rien concernés, ils ont entendu que leur situation était ciblée. Rien n’est plus fort que les symboles.

Revue des Deux Mondes – Le repli identitaire constitue-t-il une menace pour la démocratie ?

François Bayrou Le phénomène n’est ni français ni européen, mais universel. Il touche le monde entier. Le Moyen-Orient, bien sûr, menacé par une radicalité fondamentaliste, les États-Unis avec le « trumpisme ». C’est en partie vrai aussi en Inde avec la campagne préalable à la victoire du Bharatiya Janata Party, le parti des « vrais Indiens ». Cela se joue aussi dans tous les États européens, de l’Est, du Nord et chez nous. De quoi s’agit-il ? D’une réaction universelle face à la mondialisa- tion. Personne ne veut être pareil ; on veut être « chez soi et de chez soi ». Le « back to the roots » (le retour aux racines). On ne peut pas ignorer cette vague, mais on peut l’équilibrer avec des personnes qui savent parler de mémoire, d’avenir, qui savent créer de l’émotion. Il est criminel de couper les racines culturelles, d’empêcher les plus jeunes esprits de se rendre compte qu’au fond tout cela a existé, qu’on peut trouver des références dans le passé.

Revue des Deux Mondes – L’Europe est-elle en panne ?

François Bayrou L’Europe est devenue, pour les Français, le four- rier de la mondialisation, alors qu’elle était la résistance contre des puissances lointaines et impitoyables.

Revue des Deux Mondes – Elle l’est toujours un peu à travers la monnaie…

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François Bayrou Heureusement qu’elle existe pour ça ! L’essentiel de la crise européenne s’explique par l’absence de démocratie réelle. L’Europe s’est construite avec des spécialistes, non avec le peuple : cela vient de la méthode de Jean Monnet, faire l’Europe avec des respon- sables éclairés, sans trop s’attacher aux désirs des peuples. On com- prend bien qu’au lendemain de la guerre, les peuples n’avaient évidem- ment pas envie de fraterniser avec le voisin responsable de millions de morts. Il a fallu des gens incroyablement généreux pour surmonter ce ressentiment. Seulement la méthode de Monnet ne peut plus mar- cher : au fur et à mesure que le temps a passé, l’exigence démocratique a grandi. Cette exigence est simple : je suis un citoyen et je ne reconnais à personne le droit de décider à ma place sans me le dire. Or, quelle est la légitimité des institutions européennes, y compris la plus démocra- tique d’entre elles, le Parlement ? Comment le système fonctionne- t-il ? Que font-ils ces initiés ? Personne ne le sait. Comme les chefs d’État et de gouvernement gardent leurs débats secrets, personne n’est capable de dire ce que l’on prépare ou décide. Tout ceci est insuppor- table au sens propre du terme. Ces institutions, avec exclusion d’infor- mation à destination du peuple, des citoyens, sont ressenties comme inacceptables. Le second problème est celui des compétences : il n’est pas possible que l’Europe soit tatillonne sur les normes de toute nature et ne se saisisse pas des inquiétudes principales des peuples. Elle commence à comprendre les préoccupations de sécurité, mais elle ne considère pas celles du chômage par exemple. La banque centrale américaine (Fed) elle, a le plein-emploi dans sa mission, et le chômage outre-Atlantique n’atteint pas les 5 %.

Revue des Deux Mondes – L’un des effets de la culture égalitariste, c’est aussi la reconnaissance des droits des communautés, des mino- rités, des identités. C’est le contraire du projet universel républicain où chaque individu pouvait avoir sa chance, quelle que soit sa com- munauté d’origine...

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François Bayrou On pourrait dire que c’est aussi l’inverse du pro- jet national. Quand Voltaire lance à l’un des plus grands seigneurs de la cour « la différence entre nous c’est que vous finissez votre nom, je commence le mien », il y avait l’idée que l’on pouvait, en France, faire son chemin même de naissance roturière, sous une monarchie absolue. Aujourd’hui, la réussite est trop souvent liée à la naissance, au patrimoine hérité. De fait, c’est une société de castes. Et c’est une atteinte grave à l’espérance française.

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dossier TOCQUEVILLE, LA DÉMOCRATIE FACE À SES DÉMONS

24 | Tocqueville, homme de 74 | Tocqueville, le Coran, gauche l’islam et la colonisation › Michel Onfray › Jean-Louis Benoît

37 | Tocqueville, les Français et 87 | Quelques règles inspirées les passions démocratiques de Tocqueville confiées à › Ran Halévi la réflexion de nos chers leaders › Brice Couturier 48 | Un passeur entre deux mondes › Brigitte Krulic 92 | Rousseau, Chateaubriand, Tocqueville, l’État et 55 | Quelque chose en nous la religion › Jean-Paul Clément de Tocqueville › Jacques de Saint Victor 101 | Culture et démocratie › Robert Kopp 67 | Alexis, reviens ! Ils sont devenus fous ! › Laurent Gayard 108 | Le dilemme de Tocqueville › Frédéric Verger TOCQUEVILLE, HOMME DE GAUCHE

› Michel Onfray

La lecture de Tocqueville par Michel Onfray n’est pas nécessairement celle de Raymond Aron et François Furet. Pour le philosophe, l’auteur de l’Ancien Régime et la Révolution est un homme de gauche. Une gauche ni communiste, ni socialiste, ni libérale, une gauche « inassignable », celle d’un Normand attaché plus que tout autre à la liberté.

lexis de Tocqueville fit quelques belles prophéties sur le XXe siècle, qui a bien vu s’opposer, comme il l’avait prévu, la Russie et les États-Unis, mais aussi sur le XXIe, qui est effectivement devenu celui de l’individu roi et du « despotisme démocratique ». CeA régime de tyrannie douce racornit, rabougrit, abêtit, bêtifie, décer- velle, uniformise, déresponsabilise et infantilise les citoyens, préten- dument pour leur bien. Pour sa lucidité, une vertu rare chez les philo- sophes, Tocqueville mérite qu’on le lise. Cet homme de gauche récupéré par la droite ne fut d’aucun parti ; il eut en revanche la liberté chevillée au corps. Il constatait en son temps qu’elle était mal aimée ; remarquons qu’elle ne l’est guère plus dans le nôtre. Sa lecture démythologisante de la révolution française, son refus des filtres idéologiques, sa critique de la centralisation parisienne, son analyse chirurgicale du rôle néfaste des intellectuels déconnectés de la réalité, son éloge des pouvoirs communalistes des provinces comme

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résistance à cette domination issue de la tradition jacobite pour utili- ser son mot, voilà qui constitue un programme politique intempestif et libertaire – au sens étymologique : amoureux de la liberté. Comme il n’a cessé de le dire, la Révolution n’est pas terminée : nous vivons encore dans l’électricité de cet orage vieux de plus de deux siècles. La foudre pourrait bien revenir à l’ordre du jour.

La toute-puissance de l’idéologie : la politique abstraite et littéraire

Chez Tocqueville, les idées ne tombent pas du ciel, elles montent de la matière du monde. Le désir d’égalité pour tous naît du spectacle de l’inégalité généralisée. La multiplicité des institutions dont on ne comprend plus d’où elles viennent, pourquoi elles existent, mais dont on voit bien qu’elles agissent en courroie de transmission de ces Michel Onfray est docteur en fameuses inégalités, donne aux philosophes philosophie. Il a créé l’Université envie d’en finir avec la tradition. De sorte populaire à Caen en 2002, puis qu’« ils étaient naturellement conduits à vou- l’Université populaire du goût en loir rebâtir la société de leur temps d’après 2014. Derniers ouvrages parus : Penser l’islam (Grasset, 2016) et le Miroir un plan entièrement nouveau, que chacun aux alouettes. Principes d’athéisme d’eux traçait à la seule lumière de sa raison » social (Plon, 2016) et la Force du sexe (1). L’ancien avait failli, il reposait sur les faible. Contre-histoire de la révolution française (Autrement, 2016). coutumes ; le nouveau doit surgir, il reposera › [email protected] sur la raison. D’une part le passé générateur d’inégalités ; d’autre part le futur, producteur d’égalité et régénérateur de l’humanité. Tocqueville écrit une page magnifique et définitive sur les philosophes :

« La condition même de ces écrivains les préparait à goûter les théories générales et abstraites en matière de gouver- nement et à s’y confier aveuglément. Dans l’éloignement presque infini où ils vivaient de la pratique, aucune expé-

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rience ne venait tempérer les ardeurs de leur naturel ; rien ne les avertissait des obstacles que les faits existants pou- vaient apporter aux réformes même les plus désirables ; ils n’avaient nulle idée des périls qui accompagnent toujours les révolutions les plus nécessaires. Ils ne les pressentaient même point ; car l’absence complète de toute liberté poli- tique faisait que le monde des affaires ne leur était pas seulement mal connu, mais invisible. Ils n’y faisaient rien et ne pouvaient même voir ce que d’autres y faisaient. Ils manquaient donc de cette instruction superficielle que la vue d’une société libre, et le bruit de tout ce qui s’y dit, donnent à ceux mêmes qui s’y mêlent le moins du gou- vernement. Ils devinrent ainsi beaucoup plus hardis dans leurs nouveautés, plus amoureux d’idées générales et de systèmes, plus contempteurs de sagesse antique et plus encore confiants dans leur raison individuelle que cela ne se voit communément chez les auteurs qui écrivent des livres spéculatifs sur la politique. (2) »

Cette page intempestive échappe aux catégories de l’histoire pour entrer dans celle de l’universel. Les philosophes ne sont que des hommes d’idées, de concepts, d’abstractions, de théories, de systèmes, de généralités ; Tocqueville, quant à lui, croit aux vertus de l’expé- rience, de la pratique, il réfléchit à partir de cas concrets, de faits, de la réalité, dont il sait qu’elle résiste à l’intellectualité pure – du moins qu’elle n’obéit pas aux injonctions de la raison. Parce qu’il est un penseur empirique, ce qui paraît une anti­ nomie sur le continent européen, Tocqueville sait que, quand les faits donnent tort à une idée, c’est l’idée qui est fausse et qu’il est vain de vouloir changer les faits pour donner raison à ce qui a tort… La rai- son pure accouche de gros monstres alors que la pensée expérimentale obtient de petits résultats patents. Certes, les monstres ont la beauté de la laideur qui fascine tant les amateurs de chimères, mais il vaut mieux des créations moins monstrueuses qui ne mettent pas le monde à feu et à sang.

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La foule adhère aux idées des philosophes. Elle a été tenue à l’écart des affaires du pays pendant trop longtemps. Son désir de participer au gouvernement des choses qui le concerne est grand. Si les Français avaient été concernés par l’exercice du pouvoir, par exemple « dans les assemblées des provinces, on peut affirmer qu’ils ne se seraient jamais laissés enflammer, comme ils le firent alors, par les idées des écrivains ; ils eussent retenu un certain usage des affaires qui les eût prévenus contre la théorie pure » (3). Nostalgie des assemblées provinciales et du pouvoir direct du peuple sur lui-même. Ceux que l’administration, étatique, monarchique, centralisée écarte, ceux qui sont ruinés par la fiscalité royale souscrivent avec jubi- lation à cette « politique littéraire » (4). Les philosophes prennent le pouvoir là où les hommes politiques l’ont laissé avant de l’avoir perdu. Jadis les nobles donnaient le ton quant aux idées ; avant 1789, les écri- vains les supplantent dans le magistère idéologique, d’autant plus que les aristocrates font désormais cause commune avec eux. Les nobles, gens de loisir, considèrent que la philosophie est un jeu d’enfant, un divertissement sans conséquences, un passe-temps agréable. Ils croient que la raison suffira à tout changer et à installer un ordre nouveau. Mais ils ignorent le péril qui s’annonce : on ne change pas tout sans détruire tout, et on ne détruit pas tout sans violence. Personne n’a rien vu venir, ni les magistrats, ni les ministres, ni les intendants, aussi aveugles que les philosophes, les nobles et le peuple. Tous ont fui le réel, l’histoire et les faits pour se réfugier dans l’imagi- naire des philosophes. Quelque temps plus tard, des têtes sont portées au bout des piques. On mange de la chair humaine à Caen en 1789.

Célébration de la commune : contre le despotisme démocratique

Tocqueville ne cesse de penser que la saine gestion politique d’une nation passe par la pratique effective du pouvoir par les gens concer- nés. À cet effet, il pense non pas dans le cadre centralisateur et jacobin de Paris, mais dans celui, décentré et girondin, des provinces.

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Voilà pourquoi il défend ce noyau dur de l’Ancien Régime : la décentralisation du pays, la prise en compte des provinces et de leur diversité, le souci concret des gens contre la dévotion à la figure conceptuelle du citoyen. Contre le despotisme libéral de l’argent et contre le despotisme étatique du communisme, il aspire à la démocra- tie que je dirais libertaire – en prenant soin de préciser que le libertaire fait de la liberté le souverain bien en politique. Tocqueville écrit contre Guillaume-François Le Trosne, avocat du roi, auteur d’un livre intitulé « De l’administration provinciale et de la réforme de l’impôt » « qui déplore si amèrement l’abandon dans lequel le gouvernement laisse les campagnes, qui nous les montre sans che- mins, sans industries, sans lumières, n’imagine point que leurs affaires pourraient bien être mieux faites si on chargeait les habitants eux- mêmes de les faire » (5) – « si on chargeait les habitants eux-mêmes de les faire » se révèle une remarquable définition de l’autogestion… L’Ancien Régime et la Révolution fait l’éloge du communalisme. Ainsi :

« En France, la liberté municipale a survécu à la féo- dalité. Lorsque déjà les seigneurs n’administraient plus les campagnes, les villes conservaient encore le droit de se gouverner. On en rencontre, jusque vers la fin du XVIIe siècle, qui continuent à former comme de petites républiques démocratiques, où les magistrats sont libre- ment élus par tout le peuple et responsables envers lui, où la vie municipale est publique et active, où la cité se montre encore fière de ses droits et très jalouse de son indépendance. (6) »

Avec le temps, le pouvoir des communes ou des villes à s’adminis- trer elles-mêmes disparaît au profit d’un représentant du roi qui gou- verne en son nom. La mise en office des fonctions publiques détruit la liberté. Les rois restreignent les libertés municipales par crainte de la démocratie véritable. En marchandant pour les villes la possi- bilité d’élire leurs magistrats, donc de retrouver leur autonomie, la

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monarchie en fait une affaire d’argent. « Je n’aperçois pas de trait plus honteux dans toute la physionomie de l’Ancien Régime » (7), écrit Tocqueville. Les différents rois ont défait ce que le Moyen Âge avait fait :

« Au XVe siècle, l’assemblée générale se composait sou- vent de tout le peuple ; cet usage [...] était d’accord avec le génie populaire de nos anciens. C’est le peuple tout entier qui élisait alors ses officiers municipaux ; c’est lui qu’on consultait quelquefois ; c’est à lui qu’on rendait compte. À la fin du XVIIe, cela se rencontre encore par- fois. Au XVIIIe siècle, ce n’est plus le peuple lui-même agissant en corps qui forme l’assemblée générale. Celle- ci est presque toujours représentative. Mais ce qu’il faut bien considérer, c’est que nulle part elle n’est plus élue par la masse du public et n’en reçoit l’esprit. Par- tout elle est composée de notables, dont quelques-uns y paraissent en vertu d’un droit qui leur est propre ; les autres y sont envoyés par des corporations ou des com- pagnies, et chacun y remplit un mandat impératif que lui a donné cette petite société particulière. (8) »

Le peuple élit ses chefs et s’administre démocratiquement. Le temps passe, le peuple disparaît, les notables prennent toute la place. Dans les instances de gestion provinciale, on voit de plus en plus de bourgeois et de moins en moins d’artisans, jusqu’à ce qu’ils dispa- raissent. Faut-il préciser que notre philosophe n’aime pas les notables ni les bourgeois et que son affection se porte plutôt vers le peuple ? Il écrit :

« Le peuple, qui ne se laisse pas prendre aussi aisément qu’on se l’imagine aux vains semblants de la liberté, cesse alors partout de s’intéresser aux affaires de la commune et vit dans l’intérieur de ses propres murs comme un étran- ger. Inutilement ses magistrats essayent de temps en temps de réveiller en lui ce patriotisme municipal qui a fait tant

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de merveilles dans le Moyen Âge : il reste sourd. Les plus grands intérêts de la ville ne semblent plus le toucher. On voudrait qu’il allât voter, là où on a cru devoir conserver la vaine image d’une élection libre : il s’entête à s’abstenir. Rien de plus commun qu’un pareil spectacle dans l’his- toire. Presque tous les princes qui ont détruit la liberté ont tenté d’abord d’en maintenir les formes. »

Puis il conclut :

« Presque tous ont échoué dans cette entreprise, et ont bientôt découvert qu’il était impossible de faire durer longtemps ces menteuses apparences là où la réalité n’était plus. (9) »

Avec le temps, l’authentique démocratie locale médiévale laisse place à une oligarchie tenue de main de maître par une poignée de familles qui agissent loin du regard du peuple sans avoir jamais à lui rendre de comptes. L’administration prend le pouvoir, avec ses fonc- tionnaires, ses intendants, ses subdélégués, ses ingénieurs, ses collec- teurs, ses syndics, ses collecteurs qui travaillent de conserve avec des oligarques pour que le gouvernement central puisse imposer sa loi. La bourgeoisie gouverne ; elle a évincé le peuple : ruse de la raison, dirait probablement Hegel… Ce populicide est un produit de 1789 la plu- part du temps oublié dans les mythologies de la révolution française. Tocqueville rapporte une anecdote illustrant le fonctionnement de la démocratie communale de l’Ancien Régime :

« Jusqu’à la Révolution, la paroisse rurale de France conserve dans son gouvernement quelque chose de cet aspect démo- cratique qu’on lui avait vu dans le Moyen Âge. S’agit-il d’élire des officiers municipaux ou de discuter quelque affaire commune : la cloche du village appelle les paysans devant le porche de l’église ; là, pauvres comme riches ont le droit de se présenter. L’assemblée réunie, il n’y a point, il

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est vrai, de délibération proprement dite ni de vote ; mais chacun peut exprimer son avis, et un notaire requis à cet effet et instrumentant en plein vent recueille les différents dires et les consignes dans un procès-verbal. (10) »

La démocratie athénienne, qui écartait les femmes, les métèques et les esclaves, fut en deçà de cette démocratie communale pratiquée dans les paroisses qui, pour peu que le décideur ait le sens de l’intérêt général et du bien public, permet à chacun de donner son avis et de prendre part à la vie de la communauté. Lucide, Tocqueville déplore toutefois qu’il n’y ait là que « vaines apparences de la liberté avec l’impuissance qui y était jointe » (11). Ce qu’il regrette n’est pas la délibération populaire, mais le fait qu’elle n’ait pas force de loi. À l’heure où il écrit, le philosophe constate que les paysans chérissent encore la liberté paroissiale comme l’une des modalités de la liberté publique.

Une gauche inassignable : par-delà la gauche de ressentiment

La chose est rarement dite mais Alexis-Henri-Charles Clérel, comte de Tocqueville, était un homme de gauche. Depuis Raymond Aron, les libéraux de droite ont tellement réussi à inféoder son œuvre à leur cause qu’on oublie qu’il a revendiqué cette épithète. Certes, ça n’est pas la gauche socialiste, ça n’est pas non plus la gauche communiste, ça n’est pas non plus la gauche libérale, c’est une gauche, disons, inas- signable – la gauche d’un Normand plus que tout autre attaché à la liberté. Une gauche qui se nourrirait moins de ressentiment, comme celle des « jacobites » (12), que du désir de tarir ce fameux ressenti- ment à sa source pour éviter qu’il ne renverse ensuite tout sur son passage sous forme révolutionnaire. Précisons en passant que les Normands n’ont jamais connu la ser- vitude. Tocqueville a tort, à un moment donné, d’écrire qu’elle a été abolie au XIIIe siècle : leur province ne l’a jamais connue. Ce qui a

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laissé des traces dans cette région qui tient farouchement à la liberté et à ses vertus – l’autonomie, l’indépendance, la souveraineté. Sur cette terre, on revendique clairement le pouvoir d’être sire de soi. Lucien Musset, professeur à l’université de Caen, écrivait : « Le statut nor- mal des hommes en Normandie a toujours été la liberté. » Dès qu’on franchissait les frontières du duché, la liberté cessait et le régime du servage faisait la loi. La Charte aux Normands octroyée par Louis X en 1315 et confirmée jusqu’à Louis XIV reconnaît aux Normands leur indépendance. C’est dans cet esprit qu’il faut inscrire la pensée et l’action d’Alexis de Tocqueville. Dans une lettre à son cousin Louis de Kergolay, il écrit :

« Je n’ai pas de traditions, je n’ai point de parti, je n’ai point de cause si ce n’est celle de la liberté et de la dignité humaine. (13) »

Dans une lettre à Gustave de Beaumont, il ajoute :

« Que la liberté soit la condition nécessaire sans laquelle il n’y a jamais eu de nation véritablement grande et virile, cela pour moi, c’est l’évidence même. »

Puis, plus loin :

« J’ai toujours cru que l’entreprise de faire de la France une nation libre (dans le vrai sens du terme), cette entre- prise à laquelle, pour notre petite part, nous avons consa- cré notre vie, j’ai toujours cru, dis-je, que cette entreprise était belle et téméraire. (14) »

Tocqueville de gauche ? Quand il est élu député de la Manche le 2 mars 1839, il écrit à son collègue de l’Orne Francisque de Corcelle :

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« [...] dans nos campagnes [...] on ne juge et [...] l’on ne peut juger que sur les faits extérieurs. Aux yeux de ces gens-là, l’endroit où on place son derrière a donc une importance de premier ordre. (15) »

Par conséquent, il lui demande de trouver pour eux deux une place au centre gauche. Il ajoute :

« Si je n’étais pas un débutant, je me moquerais de cela ; mais, dans ma position, cela est grave. Est-ce que sur la dernière cime du centre gauche ou sur les limites de la gauche de ce côté-là, il ne reste pas quelque trou propre à nous y nicher ? »

Il n’est pas légitimiste, pas royaliste, pas monarchiste, pas libéral, pas socialiste, pas communiste, mais juste pour la défense de la liberté. Bien qu’aristocrate, il est de gauche : où peut-il donc bien prendre place dans l’hémicycle qui décide de qui est de droite et qui est de gauche ? Le 12 mars 1839, parlant de la gauche, il écrit ceci à Corcelle : « C’est ce mot-là que je voulais accoler à mon nom et qui y serait ensuite resté attaché jusqu’à la vie éternelle. (16) » Difficile de faire comme si ces choses n’avaient jamais été écrites. Difficile également de faire comme s’il n’avait jamais agi ou pensé à gauche. Ainsi, dans les pages de ses travaux sur la prison, sur l’abandon des enfants, sur la paupérisation, sur l’esclavagisme, il développe une pensée de gauche, autrement dit fraternelle et généreuse, humaniste et solidaire avec les exclus de la société, les marges, les petits et les sans- grade, les paysans – le peuple. Pour les prisonniers : il refuse que le capitalisme fasse la loi dans les prisons et donc que les prisonniers travaillent pour des entreprises privées – il demande qu’un salaire leur soit versé – ; il souhaite que l’incarcération se fasse de façon plus digne, un prisonnier par cellule, afin d’éviter toute forme de promiscuité, physique, morale et sexuelle ; il désire que la prison ait en vue la prévention de la récidive, l’amendement et la réintégration sociale, il demande pour ce faire qu’on scolarise les détenus.

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Pour les enfants : il promeut une aide sociale d’État afin de lutter contre leur abandon ; il veut leur scolarisation dans des écoles gra- tuites, financées par l’État donc, jusqu’à l’âge de 12 ans. Pour les pauvres : il propose la création d’un crédit populaire avec des caisses d’épargne garanties par l’État ; il envisage ce que l’on nommerait aujourd’hui la participation, autrement dit l’intéressement du travail- leur au produit de son travail ; il veut créer des associations communales chargées de collecter l’argent à redistribuer aux nécessiteux ou de leur trouver du travail dans la commune afin d’en finir avec la mendicité. Pour les esclaves : il est membre actif de la Société pour l’abolition de l’esclavage ; il en fait un crime contre l’humanité ; il souhaite sa disparition dans les Antilles ; il aspire à l’émancipation des esclaves ; il veut que l’État soutienne ce processus par des décisions économiques ad hoc, notamment des taxations de produits. Pour les peuples de couleur : à plusieurs reprises dans sa corres- pondance au sujet d’Arthur de Gobineau, Tocqueville combat avec véhémence les positions racistes de l’auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853) – « ce sont des pensées dangereuses exprimées dans un style de journaliste », écrit-il à son ami Gustave de Beaumont (17), « un système de maquignon plus que de chef d’État », ajoute-t-il dans une autre lettre au même (18). Pour les Indiens d’Amérique : dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville dénonce la sujétion des Indiens par les colons venus d’Eu- rope, sujétion qui va jusqu’à l’extermination ; il constate qu’ils ont un sang noble et pur, qu’ils ont le sens de la fierté et de la dignité, qu’ils constituent une aristocratie qui méprise le travail et la douleur, qu’ils sont doux et honnêtes. Concrètement, il participe à la création de la Jeune Gauche en 1846. Il rédige la partie économique et sociale du programme. Alors qu’il vient d’être élu député et qu’il a demandé à son homo- logue de l’Orne de lui réserver une place à gauche, il a la désa- gréable surprise de découvrir, en arrivant dans l’hémicycle, que Corcelle n’a pu lui trouver qu’une place à droite pendant qu’il était dans sa circonscription à remercier ses électeurs… Il dit son énervement : dans sa circonscription, on va le croire de droite, on

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l’associera donc à la Restauration et ça n’est bien sûr pas son camp. Adolphe Thiers incarne une gauche, mais il déteste cet homme, auquel il reproche son goût de l’intrigue et de la manigance, il ne saurait rejoindre son camp. Tocqueville sait que les révolutions se font dans le sang et que la seule façon de les empêcher est de sectionner à la racine ce qui les rend possibles. L’inégalité, la misère, l’humiliation, la pauvreté sont des maladies évolutives qui génèrent un jour la mort du corps social si elles ne sont pas soignées en amont. La réforme radicale, voilà qui interdit la révolution sanglante. Dans cet esprit, la Jeune Gauche propose d’intéresser les classes inférieures aux affaires publiques ; d’abolir les inégalités fiscales qui pénalisent ces classes ; de réaliser l’égalité et le bien-être par la loi dans le cadre du respect de la propriété ; de décharger le peuple d’une partie des charges publiques ; de créer des institutions qui puissent l’assister et l’aider directement dans ses besoins ; de baisser les taxes sur les produits de première nécessité ; d’indexer l’impôt sur les revenus et la fortune ; d’augmenter les impôts directs tout en diminuant les impôts indirects ; d’activer une politique sociale d’as- sistance généralisée. Il s’agit donc d’établir à destination du peuple « des institutions qui soient particulièrement à son usage, dont il puisse se servir pour s’éclairer, s’enrichir, telles que caisses d’épargne, institutions de crédit, écoles gratuites, lois restrictives de la durée du travail, salles d’asile, ouvroirs, caisses de secours mutuel » (19). Nombre de ces propositions se retrouveront dans les revendications de tel ou tel communard en 1871… Jean-Louis Benoît a écrit dans son incontournable Tocqueville. Un destin paradoxal :

« C’est à ce moment précis de sa vie que Tocqueville envisage le programme le plus social, le plus marqué à gauche de toute sa carrière, qui est également le pro- gramme le plus avancé de toute la gauche réformiste sous la monarchie de Juillet. (20) »

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Mais rien n’est fait. La Jeune Gauche ne parviendra pas à rallier assez de députés pour exister. Hier comme aujourd’hui, se vouloir librement d’une gauche libre se révèle une gageure dans le camp de la gauche. Tocqueville écrit en janvier 1848 qu’au vu et au su de ce qu’il constate, de ce qu’il voit, de ce qu’il entend, la situation s’est considé- rablement dégradée : « Nous nous endormons à l’heure qu’il est sur un volcan, j’en suis profondément convaincu. (21) » Quelques jours plus tard, entre le 22 et le 25 février, éclatait la révolution de 1848 – dite troisième révolution française après celles de 1789 et de 1830. Elle fit plusieurs centaines de morts. Là aussi, là encore, Tocqueville avait prévu ce qui allait se passer ; là aussi, là encore, les autres n’avaient rien vu. Éternel retour du même…

1. Alexis de Tocqueville, Œuvres, tome III, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 171. 2. Idem, p. 171-172. 3. Idem. 4. Idem. 5. Idem, p. 188. 6. Idem, p. 88. 7. Idem, p. 89. 8. Ibidem. 9. Idem, p. 90-91. 10. Idem, p. 94-95. 11. Ibidem. 12. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome XIV, Gallimard, 1998, p. 383. 13. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome XIII, volume 2, Gallimard, 1977, p. 233. 14. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome VIII, volume 3, Gallimard, 1967, p. 543. 15. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome XV, volume 1, Gallimard, 1983, p. 125. 16. Idem, p. 128. 17. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome VIII, volume 3, Gallimard, 1967, p. 185. 18. Idem, p. 164. 19. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome III, volume 2, Gallimard, 1985, p. 131. 20. Jean-Louis Benoît, Tocqueville. Un destin paradoxal, Bayard, 2005, p. 290. 21. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome III, op. cit., p. 751.

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› Ran Halévi

e son vivant déjà, et plus encore depuis sa mort, Tocqueville était entouré d’une aura incertaine. Il existe un franc décalage entre le prestige de son œuvre et l’empreinte réelle, ou l’attrait, de sa pen- sée. À la différence de Montesquieu, son illustre Daîné, qui avait profondément marqué, pour un temps, les lecteurs de son époque (« il a tourné la tête à tous les Français », écrit un contemporain), Tocqueville n’a jamais vraiment « fait école ». De la démocratie en Amérique et l’Ancien Régime et la Révolution, ses deux chefs-d’œuvre, connurent un vif succès. Leur vogue a d’emblée traversé les frontières et valut à leur auteur une grande renommée, une notoriété politique et des honneurs académiques. Pourtant, au moment où Tocqueville meurt, en 1859, ses idées ne sont plus, si je puis dire, dans la circulation des esprits : l’interrogation qui comman- dait toute son œuvre – le déploiement du processus démocratique dans les sociétés modernes – se trouve depuis quelque temps déjà éclipsée par la « question sociale » attisée par Karl Marx, ­enflammée

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en 1848, avant d’être exacerbée à l’épreuve de la ­Commune, et qui ne cessera d’aviver les passions idéologiques des Français pour plus d’un siècle. Ce sont la faillite de l’idéologie communiste et le renouveau de la réflexion sur la démocratie qui allaient tirer Tocqueville d’un long oubli. On le réédite, on le cite, on s’en réclame, prudemment… Mais cette réhabilitation – qui est loin d’être unanime – reste péri- phérique aux débats de la Cité : quelques références décoratives, des louanges protocolaires, des invocations d’opportunité… À dire vrai, ce ­libéralisme-là ne résonne guère, apparemment du moins, avec les termes et les enjeux de nos guerres d’opinion.

Une pensée à contre-jour

Présence lointaine, éminence solitaire. Elles renvoient autant à la singularité de l’itinéraire personnel de Tocqueville qu’à son portrait moral, à sa position d’homme public et, surtout, à l’originalité ini- mitable de sa manière de penser et d’écrire. C’est une figure singulière, et pour certains Ran Halévi est historien, directeur de recherches au CNRS, professeur passablement déconcertante, que ce rejeton au Centre de recherches politiques de l’ancienne noblesse attaché à découvrir Raymond-Aron et directeur de les caractères originaux de la démocratie ; et collections aux Éditions Gallimard. qui entend pour ce faire, autre incongruité, interroger l’expérience aristocratique de la liberté, en faisant valoir de surcroît les bienfaits qu’elle aurait pu prodiguer à l’éducation démocratique des Français. Ses incursions répétées dans l’histoire et les tribulations de l’aristocratie n’ont rien d’un pèlerinage ; elles devaient toutefois susciter des malenten- dus et des mésinterprétations sur l’homme autant que sur l’œuvre : on y soupçonnait une apologie plus ou moins déguisée de l’Ancien Régime en général et de la noblesse – voire de la « féodalité » – en particulier. François Guizot, lui, de sa manière revêche, a vu juste pourtant : Tocqueville consi- dère la démocratie moderne « en aristocrate vaincu et convaincu que son vainqueur a raison » (1). Son œuvre, en effet, d’un bout à l’autre, comme ses écrits intimes en témoignent abondamment et sans ambiguïté.

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Tocqueville est un aristocrate par la naissance, le tempérament, la manière d’être, les habitudes du cœur. Et il est un démocrate de raison conseillé par la clairvoyance politique. Ce dualisme suffit à le rendre inclassable dans le chaudron de nos querelles nationales : trop démocrate aux yeux des royalistes, trop prompt à accepter l’égalité suivant les dévots de l’Ancien Régime, bien trop aristocrate pour les gardiens du temple républicain, et tout simplement contre-révolu- tionnaire au gré des bonapartistes, dépités par le portrait peu amène que Tocqueville a croqué de leur héros. Napoléon eut beau « créer beaucoup de ce à quoi la France doit en partie sa puissance et sa gloire […], il l’a dépouillée non seulement de la liberté mais du désir de liberté » ; et les Français, entraînés par sa férule, « se trouvèrent bientôt plus loin de la liberté qu’ils ne l’avaient été à aucune époque de l’histoire » (2). Les impulsions bonapartistes, à l’époque comme de nos jours, offrent un étalon approprié pour sonder les rapports des Français à la liberté. Pour Tocqueville, l’histoire moderne est le théâtre d’une lente tran- sition des temps aristocratiques au monde démocratique, le ressort du progrès de « l’égalité des conditions » (c’est-à-dire l’égalité des statuts individuels), cette machine ingouvernable qui dissout les particulari- tés, aplatit les différences, unifie les mœurs, les usages et les goûts. Or désigner l’égalité comme le « fait générateur » de nos sociétés, et la démocratie comme leur ultime horizon, tout en avertissant des risques que l’une et l’autre peuvent faire courir à la liberté, c’était heurter les certitudes, ou les espérances, de toutes les familles politiques de l’époque : Tocqueville n’aura cessé de prendre ses contemporains à contre-pied.

Les mœurs et les lois

Cet auteur politique par excellence privilégie, pour commencer, un principe d’interprétation qui est resté étranger à nos traditions : Tocqueville, après Montesquieu, reconnaît aux mœurs une préémi- nence sur les lois et les institutions dans la formation de l’esprit

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général des nations. Mœurs et lois, écrivit Montesquieu, appar- tiennent à deux royaumes distincts : les lois intéressent le législateur et visent les actions du citoyen ; les mœurs et les manières regardent la conduite intérieure de l’homme et, au-delà, le caractère de la nation. Aussi – et l’avertissement vaut aujourd’hui comme hier, il est même d’une grande actualité – ce serait une erreur, « une très mauvaise politique », avertit Montesquieu, que de vouloir réformer les mœurs ou remodeler les manières par la force des lois ; surtout en France, où l’influence des mœurs et l’autorité des manières gou- vernent à l’unisson la société (3). Tocqueville se montre plus catégorique encore. Il ne reconnaît aux institutions qu’une « influence secondaire » sur le cours des des- tinées humaines : ce sont les mœurs, plus que les causes physiques et le travail législatif, qui contribuent à façonner la République américaine, qui révèlent la complexion de cette nation et l’esprit de ses lois ; c’est en étudiant les usages et la manière d’être des Améri- cains qu’on saisit le mieux la nature de cette jeune démocratie (4). Et ce que Tocqueville tient pour une « vérité établie » ne s’arrête ni à la démocratie ni à l’Amérique : « je suis bien convaincu, confie- t-il au moment où il travaille à ce qui deviendra l’Ancien Régime et la Révolution, que les sociétés politiques sont non ce que les font leurs lois, mais ce que les préparent d’avance à être les senti- ments, les croyances, les idées, les habitudes de cœur et d’esprit des hommes qui les composent ». Il l’exprimera encore, presque dans les mêmes termes, en commentant son enquête sur les origines de la révolution française. Explorer la nature de l’Ancien Régime requiert moins l’examen de ses lois – Tocqueville ne s’y attarde guère – que l’interrogation des « idées », des « passions », des « préjugés », des « sentiments », des « habitudes politiques » ayant formé les « vrais instincts du temps » (5). Et il va plus loin encore dans ses réflexions intimes : « La plus grande maladie qui menace un peuple comme le nôtre, écrit-il à John Stuart Mill en 1841 en visant justement la France de Guizot, c’est l’amollissement graduel des mœurs, l’abaissement de l’esprit, la médiocrité des goûts. (6) »

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Le désaveu des certitudes établies

Ce parti pris explicatif congédie tout à la fois les trois grandes tra- ditions politiques qui ont gouverné successivement notre tradition politique, l’idéologie absolutiste, le volontarisme des Lumières, le légicentrisme révolutionnaire : l’idée qu’on puisse remodeler la nature humaine par l’empire de la raison et l’autorité des principes lui semble aussi effrontée que chimérique. Mais il ne réconforte pas pour autant les fidèles de l’Église. À peine rassurés de l’entendre déclarer que la religion est « naturelle au cœur humain » et que c’est par une espèce d’aberration qu’on puisse s’en éloigner, ils découvrent le rôle essentiellement instrumental que Tocqueville reconnaît à la pratique religieuse dans la société améri- caine : auxiliaire morale de la démocratie, la religion – quel qu’en soit le dogme, explique-t-il dans un passage célèbre – a pour principale fonction de brider la volonté impétueuse des individus en leur défen- dant de faire un usage immodéré du pouvoir que leur confère la liberté (7). Ces lecteurs devaient être plus étonnés encore, en ouvrant l’Ancien Régime et la Révolution, d’apprendre que la passion irréligieuse des révolutionnaires n’était qu’une parenthèse accidentelle dont les pro- grès de la démocratie allaient vite estomper les injures. Là-dessus, tou- tefois, l’optimisme de Tocqueville sera démenti par le cours de l’his- toire de France : sous la IIIe République, démocratie et anticléricalisme feraient, et pour longtemps, bon ménage. Mais même à l’époque de Tocqueville, une telle proposition dut paraître passablement saugre- nue à qui se souvenait de la féroce persécution des prêtres sous la Révolution, de la destruction de nombreuses églises, des extravagances de la politique de déchristianisation et des séquelles durables qu’elles allaient laisser dans la mémoire divisée des Français. Dans De la démocratie en Amérique comme dans l’Ancien Régime et la Révolution, la pensée de Tocqueville paraît en effet malaisément accordée aux lectures inconciliables que font ses contemporains du passé récent : elle ne cesse de heurter leurs illusions. Les légitimistes sont instruits sans fard que l’ancien état social « est tombé et qu’il a entraîné confusément dans sa chute tous les biens et tous les maux

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qu’il portait avec lui » (8) ; il leur faut, autrement dit, reconnaître la vanité de tout espoir de restaurer la monarchie absolue. La Révolu- tion eut beau échouer à fonder des institutions durables, ses prin- cipes ont définitivement triomphé de l’ancienne légitimité politique. De ce monde en décombres, rien ne peut être préservé. Comme l’écrit Charles de Rémusat, c’est un voyage dans les ruines, « dessi- nées d’après nature », que propose à ses lecteurs l’Ancien Régime et la Révolution (9). Les républicains ne sont guère mieux lotis. Abreuvés de la péda- gogie de la table rase, qui ne reconnaît à l’Ancien Régime nul ascen- dant, pas la moindre empreinte, sur la société élevée de ses débris, ils se voient notifier que la révolution française est autant fille de la monarchie absolue que l’ouvrage de ses propres auteurs ; qu’elle ne fait qu’achever dans la convulsion une autre révolution, lente, graduelle, celle-là l’œuvre des rois : la construction de l’État centralisé, la dépos- session politique de la noblesse et la déconstitution de la société des corps en une nation d’individus dont 1789 va consacrer l’avènement. Idée que François-Dominique de Montlosier, un authentique roya- liste, a formulé dès 1814 : le peuple souverain « n’a fait que consom- mer l’œuvre des souverains ses prédécesseurs » (10). Les républicains apprennent également, en lisant Tocqueville, que si la liberté était la fin suprême de la Révolution elle en fut égale- ment la principale victime, qu’en déracinant l’esprit d’indépendance, cette forme de liberté léguée des siècles aristocratiques, « réduite et déformée » mais toujours féconde, la Révolution porta les Français à entretenir cette fâcheuse disposition à s’accommoder du despotisme (11). Voilà qui ne pouvait que déplaire également aux thuriféraires du second Bonaparte… Quant à ceux qui rêvent depuis 1815 d’une « synthèse » entre aristocratie et démocratie, ils sont renvoyés incontinent à leurs chimères. Le régime de la Restauration, explique Tocqueville, était condamné avant même d’entamer son éphémère carrière parce qu’il tentait une impossible « transaction » entre l’Ancien Régime et la Révolution : les Bourbons voulurent, avec la Charte, recréer des ins- titutions aristocratiques dans la sphère politique et conserver dans

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les lois civiles un principe démocratique déjà si enraciné qu’il devait bientôt ébranler l’ensemble de l’édifice ; or « au lieu de chercher à renforcer ostensiblement un principe aristocratique qui meurt chez nous, [ils] auraient dû travailler de tout leur pouvoir à donner des intérêts d’ordre et de stabilité à la démocratie » (12). Quant à la monarchie de Juillet, avec Guizot son grand prêtre, elle allait faire pire encore en cherchant à fabriquer, au nom de la stabilité poli- tique et au bénéfice de la classe moyenne, une aristocratie artificielle, « censitaire », une aristocratie bourgeoise en quelque sorte. Guizot se représentait de même la révolution américaine comme l’œuvre de « l’aristocratie naturelle et nationale du pays », élevée à ce magistère par son autorité irrécusable, son « indépendance tranquille », son éducation, ses lumières et épaulée comme de juste par un peuple à l’unisson : il ne fait ici que recycler la même logique de classe – qui fit couler le sang en France – en la dépaysant sur le théâtre plus hos- pitalier de l’Amérique des Fondateurs. Tocqueville, lui, ne voit d’aristocratie ni en Amérique ni en France. D’où la répulsion que lui inspire le régime de Juillet, irrespirable, sans vertu, sans grandeur, gouverné par une oligarchie autoproclamée, « égoïste, corrompue et vulgaire », qui met la nation sous tutelle et ouvre ainsi la porte à la résurgence du spectre révolutionnaire (13). La leçon n’a rien perdu de sa résonance : les dérives oligarchiques sont devenues de nos jours le plus redoutable combustible des exaspéra- tions populaires.

« À la suite de personne »

Si Tocqueville se tient à part dans notre panthéon intellectuel, c’est que son œuvre traverse les disciplines sans se laisser attacher à aucune : il entend fonder une science politique nouvelle qui n’ap- partient qu’à lui. « Des idées sans mère », inscrivit Montesquieu au frontispice de De l’esprit des lois. « Ce livre ne se met précisé- ment à la suite de personne », avertit Tocqueville dans l’introduc- tion de De la démocratie en Amérique. Ce grand esprit ne prise

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guère la métaphysique et les abstractions (« Il n’y a rien de plus improductif pour l’esprit humain qu’une idée abstraite » (14)). Il aborde les choses de la Cité non à partir des principes premiers mais des réalités tangibles que l’on doit s’efforcer de cerner, de gouverner, éventuellement de corriger. Son enquête sur la démo- cratie ne se prétend pas une étude sur le meilleur gouvernement ou une glose sur la typologie des régimes politiques modernes. Le génie de Montesquieu s’appuyait sur un savoir immense, histo- rique, philosophique, littéraire, théologique. Celui de Tocqueville est constamment tisonné des questions que lui renvoie l’œuvre du temps. Son mode de pensée est moins attentif à la causalité histo- rique qu’aux rouages latents de la longue durée, ses inflexions, ses empreintes, ses effets ; plus à l’expérience du passé qu’aux postulats théoriques sur l’homme, la société, les théories du pouvoir légi- time. Il se défie autant de l’idée de progrès que de la notion d’une « fixité » de la nature humaine, pour ne rien dire de « l’état de nature » qu’il n’évoque pour ainsi dire jamais (15). S’il ne procède pas en philosophe politique, en philosophe tout court, c’est sans doute que, pour lui, nulle philosophie de l’histoire n’est en mesure de rendre intelligibles les ressorts du long avènement démocratique. À l’évidence, Tocqueville ne partage pas la vision hégé- lienne de l’histoire, celle d’un progrès continu de la souveraine rai- son humaine ; et pas davantage l’interprétation de Karl Marx et de ­Friedrich Engels faisant de l’expansion économique le moteur d’une histoire « globalisée » qui dissout les nations politiques et forme les classes sociales avant de les mettre aux prises dans une lutte finale consacrée par la dictature du prolétariat. Lui soutient, au contraire, que l’égalité des conditions tend inexorablement à éroder les diffé- rences de classes et que ce sont précisément les singularités nationales qui se dressent en ultime rempart devant l’universalisation et l’indiffé- renciation produites par les conquêtes de l’égalité (16). Oui, les singularités nationales. Tocqueville, on l’ignore trop souvent, n’envisage jamais en effet le processus démocratique hors des réalités nationales. Son œuvre interroge les modalités différentes que prit la dynamique de l’égalité, en France, en Amérique, en

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­Angleterre (accessoirement en Allemagne) et qu’il ne cesse de mettre « en miroir ». Le déploiement de la démocratie a beau participer d’un mouvement universel, il ne prend pleinement sens et révèle ses reliefs, ses nuances, ses disparités que rapporté à l’histoire particu- lière de chaque nation.

La tyrannie de l’opinion

Tocqueville avait tôt acquis la conviction que les sociétés contem- poraines sont portées par le cours invincible d’une « démocratie sans borne ». On peut tenter de la régler, par les mœurs, les manières, des « idées légales » qui lui tiennent lieu de contrepoids, mais point l’arrêter et encore moins l’inverser (17). Autant dire que, depuis la Révolution, l’alternative ne met plus aux prises aristocratie et démo- cratie mais la « liberté démocratique » et la « tyrannie démocratique », comme il le dit sans ambages (18). Le second tome de De la démo- cratie en Amérique abonde en exemples des menaces que la démo- cratie engendre contre elle-même. Tocqueville les retrouve encore, en travaillant au second volume, inachevé, de l’Ancien Régime et la Révolution : il y découvre les haines inexpugnables que peut nourrir la passion de l’égalité chez une nation qui n’en aura jamais fini avec la question orageuse des privilèges. Je voudrais, pour conclure, évoquer un constituant essentiel de nos démocraties, que Tocqueville sut peindre, comme par anticipation, avec une acuité très remarquable : la tyrannie de l’opinion, l’arme par excel- lence de ce que nous appelons aujourd’hui le « politiquement correct ». Le jugement que les hommes portent sur l’action de leurs sem- blables, explique Tocqueville, obéit à deux systèmes d’appréciation bien distincts : les simples normes du juste et de l’injuste ; ou des notions particulières, des « valeurs » dirions-nous, propres à un pays ou à une époque. À côté des principes intangibles relevant de la morale commune, les sociétés démocratiques fabriquent ainsi, arbitrairement, des critères qui désignent telle action – ou telle opinion – comme honorable et telle autre comme blâmable (19).

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La démocratie américaine, tout en consacrant les libertés politiques, aura été le berceau de ce pouvoir d’opinion exercé sur les individus, non de l’extérieur, comme autrefois le pouvoir absolu des rois, mais de son propre sein : il trace « un cercle formidable » autour de la pensée, et celui qui ose le franchir s’expose à de grands hasards. « Ce n’est pas qu’il ait à craindre un autodafé, mais il est en butte à des dégoûts de tous genres et à des persécutions de tous les jours. » Ce pouvoir tient tout à la fois d’une police de la pensée et d’un tribunal qui prononce sans audience ni preuves ni défense ni plaidoiries : il se contente de juger. Un pouvoir despotique mais immatériel puisqu’il n’use d’au- cune violence physique ; il « laisse le corps et va droit à l’âme ». Son arme capitale est l’intimidation morale, l’opprobre et la proscription que Tocqueville assimile à une mise à mort civile. Ici, le juge « ne dit plus : Vous penserez comme moi ou vous mourrez ; il dit : Vous êtes libre de ne point penser ainsi que moi ; votre vie, vos biens, tout vous reste ; mais de ce jour vous êtes un étranger parmi nous. Vous garderez vos privilèges à la cité, mais ils vous deviendront inutiles […]. Vous resterez parmi les hommes, mais vous perdrez vos droits à l’humanité. Quand vous vous rapprocherez de vos semblables, ils vous fuiront comme un être impur ; et ceux qui croient à votre innocence, ceux-là mêmes vous abandonneront, car on les fuirait à leur tour. Allez en paix, je vous laisse la vie, mais je vous la laisse pire que la mort (20) ». Le « politiquement correct » est un avatar adultéré de cette tyran- nie. Il fabrique des certitudes morales en relativisant à son gré la notion du juste et de l’injuste et en assimilant, partant, toute diver- gence à une atteinte inexpiable aux principes, justiciable d’une « épu- ration sociale », dont Tocqueville a perçu les force à l’œuvre et dessiné de loin les traits glaçants.

1. Lettre de François Guizot à Alexis de Tocqueville, 30 juin 1856, citée in Alexis de Tocqueville, Œuvres, tome II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. ix. 2. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome VI, chapitre ii, Gallimard, 2003, p. 286 ; tome XVI, 1989, p. 263 (discours de réception à l’Académie française). 3. Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XIX, chapitre v, 14, 15. 4. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, in Œuvres complètes, tome I, Gallimard, 1951, p. 319 et suiv. 5. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome XV, Gallimard, 1983, chapitre ii, p. 81 (lettre à Francisque de Corcelle, 17 septembre 1853) et l’Ancien Régime et la Révolution, in Œuvres complètes, tome I, Galli- mard, 1952, introduction, p. 70-71. 6. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome VI, volume 1, Gallimard, 2003, p. 335 (18 mars 1841). 7. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit., p. 301-315.

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8. Idem, tome II, p. 338. 9. Compte rendu de l’Ancien Régime et la Révolution, Revue des Deux Mondes, n° 4, 1856, p. 655. 10. Cité par Marcel Gauchet, « Les lettres sur l’histoire de France d’Augustin Thierry », in Pierre Nora (dir.), les Lieux de mémoire, tome II, la Nation, Gallimard, 1986, p. 269. 11. Alexis de Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution, op. cit., p. 176. 12. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome XIII, volume 1, Gallimard, 1977, p. 233-234 (lettre à Louis de Kergorlay, 29 juin 1831). 13. François Guizot, De la démocratie en France, Victor Masson, 1849, p. 36-38 (et Lucien Jaume, Tocque- ville, Fayard, 2008, p. 359-366) ; Alexis de Tocqueville, Souvenirs, in Œuvres complètes, tome XII, Galli- mard, 1964, p. 30 et suiv. 14. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, op. cit., p. 239. 15. Harvey C. Mansfield et Delba Winthrop, « Introduction ,» Democracy in America, University of Chicago Press, 2000, p. xxvi-xxvii. 16. Ewa Atanassow, « Nationhood: Democracy’s Final Frontier? », in Ewa Atanassow et Richard Boyd (dir.), Tocqueville and the Frontiers of Democracy, Cambridge University Press, 2013, p. 178-201. 17. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome XIII, volume 1, op. cit, p. 233-234. 18. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome I, op. cit., p. xliv (avertissement à l’édition de 1848). 19. Idem, tome II, 3e partie, chapitre viii. 20. Idem, tome I, p. 267.

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› Brigitte Krulic

L’aristocratie était déjà morte quand j’ai commencé à vivre et la démocratie n’existait point encore ; mon instinct ne pouvait donc m’entraîner aveuglément ni vers l’une ni vers l’autre [...] j’étais si bien en équilibre entre le passé et l’avenir que je ne me sentais natu- «rellement et instinctivement attiré ni vers l’un ni vers l’autre, et je n’ai pas eu besoin de grands efforts pour jeter des regards tranquilles des deux côtés. (1) » L’autoportrait ainsi esquissé porte témoignage des circonstances qui, de son propre aveu, ont prédisposé Alexis de Tocqueville (1805-1859) à se faire le passeur entre une aristocratie condamnée par la marche de l’histoire et une démocratie encore à venir. Mais il suggère aussi les principes-clés d’un « discours de la méthode » : soumettre à une analyse dépassionnée ce qui, sponta- nément, éveille inquiétude ou rejet, pour se faire le penseur de ce qu’il faut accepter comme un fait inéluctable : la démocratie, c’est-à- dire l’égalité civile et juridique des individus, qui exerce son emprise sur toutes choses humaines. De cette perspective intellectuelle qui irrigue l’ensemble de son œuvre, nul mieux que lui n’a su déceler les arrière-plans tout personnels.

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Alexis, fils cadet du comte Hervé de Tocqueville et de Louise Le Peletier de Rosambo, a en effet porté, dès l’enfance, le poids d’une mémoire familiale endeuillée par les « héritages d’échafaud » (2). Le lignage paternel, enraciné dans le Cotentin, entre Cherbourg et Bar- fleur, est ancien et prestigieux : Tocqueville rappelait volontiers qu’un de ses ancêtres avait combattu aux côtés de Guillaume le Conqué- rant. Sa mère est la petite-fille de Malesherbes, éminent magistrat, célèbre pour sa défense des libertés et des Encyclopédistes, ministre, puis avocat de Louis XVI pendant son procès devant la Convention. En avril 1794, Malesherbes et plusieurs Brigitte Krulic est professeure à membres de sa famille proche sont guil- l’université Paris-Ouest-Nanterre. lotinés ; Hervé de Tocqueville et sa jeune Elle est l’auteure de Tocqueville épouse, qui ont partagé leur captivité, (Gallimard, 2016). sont libérés après le 9 Thermidor. Louise de Tocqueville a perdu ses parents et son grand-père, sa sœur et son beau-frère – frère aîné de Chateaubriand –, elle ne se remettra jamais entièrement de cette tra- gédie. La correspondance de Tocqueville ainsi que ses Souvenirs sont traversés par la mémoire obsédante de la Terreur, que réactive chaque épisode révolutionnaire dont il est le témoin direct, en juillet 1830 et en février 1848 tout particulièrement. L’idée même de révolution fait surgir le spectre des proscriptions, des massacres, de la guerre civile qui à intervalles réguliers ensanglantent la France, ce pays, déplore-t-il, où l’on n’est jamais sûr de ne pas voir survenir une révolution entre le moment où l’on commande son dîner et celui où on le mange (3)… Comment expliquer pourquoi cet aristocrate, profondément atta- ché à sa famille, s’est démarqué, très jeune encore, des convictions légi- timistes ancrées dans son milieu ? Le point de départ de sa réflexion, c’est la conviction, très tôt forgée, qu’il est illusoire de prétendre res- susciter l’Ancien Régime et que toutes les politiques visant à restaurer la suprématie du trône et de l’autel sont vouées à l’échec. Plusieurs facteurs ont pu se conjuguer : la découverte, dès l’adolescence, de la philosophie des Lumières qui a ébranlé sa foi catholique, ainsi que les certitudes inculquées par son éducation ; son expérience de magistrat, nommé, à 22 ans à peine, au tribunal de Versailles, ce qui lui a offert un terrain d’observation privilégié des bouleversements sociaux et des

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tensions politiques à l’œuvre dans la société française ; sa culture histo- rique approfondie, acquise par ses lectures et la fréquentation assidue des cours de François Guizot en Sorbonne, de 1828 à 1830 ; enfin, une sensibilité à la démarche comparatiste qui s’affine au gré de ses voyages. Le Grand Tour en Italie qu’il effectue à l’issue de ses études (hiver 1826-1827) préfigure la découverte de l’Amérique (1831-1832), de l’Algérie (1841 et 1846), de l’Angleterre (1833, 1835, 1857) et de l’Allemagne (1849 et 1854). Le voyage lui permet de prendre un recul bienvenu par rapport à ses conflits intérieurs ou aux incertitudes de la situation politique et, surtout, répond à son souci d’observer sur le ter- rain les structures politiques et sociales, bien plus qu’au désir d’accu- muler une variété d’expériences visuelles et esthétiques : loin des fan- taisies orientalistes qui enchantent les visiteurs romantiques Théophile Gautier ou Eugène Delacroix, l’impression dominante qu’il retire de son premier séjour à Alger, c’est la prospérité et surtout le dynamisme de la ville, qui lui rappellent irrésistiblement l’Amérique des pionniers, « Cincinnati sur le sol de l’Afrique » (4). Bref, Tocqueville ne voyage pas en amateur de pittoresque, mais en observateur méthodique qui cherche en l’autre les contours de son identité et soumet ses lectures à l’épreuve de la réalité vécue. C’est précisément parce qu’il se sait et se reconnaît l’héritier d’un lignage et d’une tradition que Tocqueville s’applique à tracer la voie qui le singularise : regarder en face l’avènement de la modernité démocratique, dont il est convaincu que rien ne pourra l’arrêter, et qu’il importe donc d’apprivoiser en l’appuyant sur un socle solide de contre-pouvoirs et d’instances normatives. Il veut se montrer digne de l’aïeul qui n’a pas hésité à mettre en jeu sa vie pour défendre son idéal de liberté et de respect du droit – « c’est parce que je suis le petit-fils de M. de Malesherbes que j’ai écrit ces choses », confiera-t-il. Il sait aussi tout ce qu’il doit au monde disparu qui l’a façonné ; à la fin du premier tome de De la démocratie (1835), il laisse deviner les sen- timents intimes de l’aristocrate que l’uniformité et la médiocrité de la société démocratique attristent, sans que sa lucidité et sa capacité d’analyse n’en soient toutefois obscurcies. Son ambition intellectuelle, inséparable de son désir précoce d’entrer en politique, se nourrit de la

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conviction que c’est par le suffrage de ses concitoyens qu’il maintien- dra l’influence de sa famille sur la vie locale, en transformant le fief féodal en fief électoral : pour le député de Valognes (de 1839 à 1851), conseiller général (1842-1852), puis président du conseil général de la Manche (1849-1851), l’idée d’une continuité est précieuse qui, par- delà les ruptures de l’histoire, assure la solidité du tissu social au sein d’une communauté. S’engager en politique, dans le cadre défini par un régime parlementaire, sous la monarchie de Juillet puis la IIe Répu- blique – où il fut, brièvement, ministre des Affaires étrangères (5) –, ne signifie rien d’autre, à ses yeux, qu’assumer son lignage, comme il le revendique non sans fierté : pour servir avec honneur son pays, il faut accepter l’idée que les temps ont changé.

Une personnalité difficile à classer

La découverte du Nouveau Monde (mai 1831-février 1832), en compagnie de son collègue et ami Gustave de Beaumont, consti- tue une expérience fondatrice à plusieurs égards. Les voyageurs séjournent sur la côte Est et s’aventurent dans la région des Grands Lacs, par-delà la frontière avec le Canada, puis atteignent La Nouvelle-­ Orléans au terme d’un périple mouvementé. L’objectif officiel de la mission – étudier le système pénitentiaire américain – constitue, de fait, une préoccupation secondaire : il s’agit plutôt d’aller juger sur pièces le fonctionnement de la jeune République et l’impact du principe d’égalité sur les modes de vie, la culture, les relations fami- liales, etc. Le renversement de perspectives que Tocqueville opère est saisissant : l’Amérique, loin de figurer le berceau de l’humanité que la civilisation n’a pas encore atteint, offre à l’Europe un miroir où celle-ci lira son avenir. La mission a été soigneusement préparée ; sur place, les deux amis s’astreignent à un emploi du temps réglé, entre lecture d’ouvrages spécialisés, rédaction de notes, discussions, entre- tiens avec les acteurs majeurs de la vie politique et intellectuelle, et enfin, visites dans la bonne société. Dans les lettres envoyées à sa famille et ses amis, Tocqueville consigne ses observations et analyses,

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en demandant à ses correspondants de les conserver soigneusement : elles constitueront un fond documentaire précieux pour l’ouvrage en projet. Il n’hésite pas non plus à les solliciter pour vérifier des hypothèses et nourrir sa réflexion : frappé par le système fédéral amé- ricain, si surprenant pour un Français, il demande à son père, que sa carrière de préfet sous la Restauration a instruit sur le sujet, des explications détaillées sur la centralisation administrative. Son séjour en Amérique le familiarise aussi avec des sujets qui occuperont une place importante dans son activité parlementaire, discours, rapports, participation à diverses commissions : le système pénitentiaire et l’esclavage, bien sûr – il adhère à la Société française pour l’abolition de l’esclavage dès sa création en 1834 –, mais aussi le sort des minorités linguistiques (au Canada français), la discrimi- nation raciale aux États-Unis, dont il perçoit, avec une remarquable préscience, qu’elle perdurera bien longtemps après l’abolition de l’esclavage, enfin le sort tragique des Indiens promis à une extinction lente par les politiques de déportation, qui lui arrachent des accents indignés. Les voyages en Algérie le consacreront par ailleurs comme expert des problèmes liés à la colonisation. Enfin, son périple améri- cain lui a donné maintes occasions de constater la force de l’amitié, personnelle et intellectuelle, qui l’attache de manière indéfectible à Gustave de Beaumont. Bien des années après, Tocqueville, faisant un retour sur sa vie dont il pressent la fin prochaine, s’attendrira au souvenir des bois enneigés du Tennessee où ils chassaient le perro- quet en compagnie des Indiens. Cette méthode qu’il a mise au point pour la rédaction des deux tomes de De la démocratie (1835 et 1840), il l’applique à son ouvrage de la maturité, l’Ancien Régime et la Révolution (1856). Il en a puisé la substance dans un faisceau d’expériences et de savoirs : l’action politique, source d’amères désillusions, le constat que l’histoire de la France, pays attaché à l’égalité bien plus qu’à la liberté, est fatale- ment marquée par un engrenage d’épisodes révolutionnaires suivis de périodes de répression, la conviction que seuls des contre-pouvoirs locaux peuvent assurer des institutions politiques stables garantes d’ordre et de tranquillité.

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Sa carrière parlementaire lui a fait éprouver durement les limites et contraintes de l’action politique ; dès ses débuts à la Chambre, il a com- pris que sa personnalité réservée, volontiers taxée de froideur orgueil- leuse, son peu de talent à improviser, sa propension à une réflexion nuan- cée et distanciée ne le prédisposaient pas à jouer les chefs de parti. Tout à la fois jaloux de son indépendance et déçu de se voir isolé, Tocqueville a toujours fait figure de personnalité difficile à classer, peinant à entrer dans des alliances et des combinaisons politiques. L’admirateur des idéaux de 1789, profondément légaliste, soucieux de modération et de limitation du pouvoir – le socle du libéralisme politique – se méfie des élans d’enthousiasme et des proclamations enflammées. « Républicain du lendemain » sous la IIe République, il défend la légalité constitution- nelle et l’ordre social contre la gauche révolutionnaire, puis contre les bonapartistes. Le coup d’État du 2 décembre 1851 met fin à sa carrière politique : refusant de se soumettre à « l’empire du sabre », il s’impose une retraite studieuse qui le rend tout entier à ce qu’il a toujours perçu comme sa vocation première : « Il me semble que […] je vaux mieux dans la pensée que dans l’action et que s’il reste jamais quelque chose de moi dans ce monde, ce sera bien plus la trace de ce que j’ai écrit que le souvenir de ce que j’aurai fait. (6) » Tocqueville a toujours été sujet à des accès de tristesse vague et de découragement ; sa santé, qui n’a jamais été excellente, se dété- riore après 1850 et assombrit encore les années d’« exil intérieur », de 1852 à sa mort en 1859. Le meilleur antidote à l’isolement moral qu’il ressent dans un pays qui oublie sa servitude dans l’ivresse des flonflons de la « fête impériale », reste encore et toujours le travail, ainsi que la présence d’amis proches par les convictions et les habitudes, Gus- tave de Beaumont, son cousin Louis de Kergorlay ou Jean-Jacques Ampère : les échanges intellectuels jouent un rôle considérable dans la correspondance – passionnante – de cet infatigable épistolier. Autre appui très précieux, qu’il sait apprécier à sa vraie valeur : sa femme Marie, une Anglaise d’ascendance bourgeoise qu’il a épousée en 1835 malgré les vives réticences de ses proches ; mariage « moderne » qui a consacré les sentiments de deux individus et fait glisser au second plan les conventions familiales et sociales.

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Le premier tome de l’Ancien Régime et la Révolution – Tocqueville n’aura pas le temps de mener son projet à terme – porte témoignage de ces circonstances. L’ouvrage, dont il note qu’il l’a écrit « sans pré- jugé » mais non « sans passion » (7), appréhende la Révolution sous l’angle d’une confrontation avec un passé dont il vérifie, au fil des recherches minutieuses menées dans les archives, qu’il agit encore puissamment sur le présent. L’inversion des perspectives marque une rupture historio­graphique dont François Furet et ses successeurs mon- treront l’importance plus d’un siècle après : la Révolution française ne constitue pas tant une rupture absolue que l’aboutissement d’un pro- cessus multiséculaire ; en démantelant les contre-pouvoirs féodaux, la monarchie absolue centralisatrice a préparé son propre effondrement. En d’autres termes, la Révolution accomplit l’œuvre de l’Ancien Régime que parachèvera l’administration napoléonienne. Cette « passion », qui a guidé son inspiration, c’est celle de la liberté, qu’il revendique comme la cause qu’il s’est efforcé de servir : une liberté soucieuse des droits fondamentaux de l’individu, mais aussi de la pré- servation de l’ordre social. Lorsque le présent inquiète, que l’avenir est opaque, il n’est pas d’autre choix que d’esquisser les accommodements possibles avec ce qu’on ne pourra pas détourner, mais dont on peut anticiper les dérives afin de les prévenir : « [...] embarqué sur un vais- seau que je n’ai pas construit, je cherche au moins à m’en servir pour gagner le port le plus proche (8) ».

1. Lettre à Henry Reeve, traducteur anglais de De la démocratie en Amérique, 22 mars 1837, in Fran- çoise Mélonio et Laurence Guellec, Tocqueville. Lettres choisies, Souvenirs, 1814-1859, Gallimard, coll. « Quarto », 2003, p. 377. 2. Selon l’expression de Chateaubriand (Mémoires d’outre-tombe) ; son frère aîné avait épousé la sœur de Louise de Tocqueville. 3. Françoise Mélonio et Laurence Guellec, op. cit., p. 769. 4. « Notes du voyage en Algérie », 7 mai 1841, in Alexis de Tocqueville, Sur l’Algérie, édition établie par Seloua Luste Boulbina, Flammarion, 2003, p. 62. 5. Du 2 juin au 31 octobre 1849. 6. Lettre à Louis de Kergorlay, 15 décembre 1850, in Françoise Mélonio et Laurence Guellec, op. cit. p. 701. 7. Alexis de Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution, édition établie par Françoise Mélonio, Flamma- rion, 1988, p. 92. 8. Lettre à Camille d’Orglandes, 29 août 1834, à propos de la conception de De la démocratie en Amérique, in Françoise Mélonio et Laurence Guellec, op. cit., p. 311.

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› Jacques de Saint Victor

est le (seul ?) privilège d’être né au milieu des années soixante et d’arriver à la conscience politique au tournant des années soixante-dix et quatre-vingt, avec le déclin du marxisme et du structuralisme. J’ai pu lire Alexis de C’Tocqueville sans effort, comme tout le monde, si l’on peut dire, grâce aux travaux de Raymond Aron, qui contribua tant à la réha- bilitation en France de l’écrivain libéral. Avant lui, Tocqueville était largement tombé dans l’oubli (1). Ainsi, en 1935, la Revue des Deux Mondes était bien l’une des dernières à fêter le centenaire du pre- mier tome de De la démocratie en Amérique (2). Pourtant, dès les années soixante-dix et quatre-vingt, des études aussi lumineuses que celles de Claude Lefort, de François Furet, de Marcel Gauchet, etc. contribuèrent amplement, à la suite d’Aron, à revisiter l’œuvre de Tocqueville. Comment aurais-je jugé bon de m’aventurer dans une réinterprétation d’une pensée déjà très étudiée ? Autant le dire d’emblée, je ne fais partie ni des dix experts de l’auteur de De la

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démocratie en Amérique ni des dix mille qui prétendent l’être. Mais, comme Tocqueville parle de la condition de l’homme en démocra- tie, il continue à hanter son lecteur tout au long de sa carrière et dans les diverses situations de la vie. Ainsi, partout où je me suis trouvé, j’ai toujours essayé de comprendre si les évolutions que je constatais infirmaient ou confirmaient ses dires sur la société démocratique. C’est ce que je voudrais brièvement évoquer ici. Tocqueville était convaincu que la démocratie – qu’il entendait d’abord comme l’égalité des conditions – devait s’analyser comme un « fait providentiel » (c’est l’expression qu’il Jacques de Saint Victor, historien utilise dans l’introduction de De la démo- du droit et des idées politiques, est cratie). Il voulait dire par là que l’égalisation professeur des universités (Paris-XIII- des conditions serait le trait marquant de la Cnam). Parmi ses derniers livres parus, Blasphème. Brève histoire d’un crime modernité. Il refusait de réduire cette der- imaginaire (prix du Livre d’histoire du nière au simple avènement de la « société Sénat, Gallimard, 2016) et Via Appia industrielle », comme Auguste Comte, ou (Équateurs, 2016). Il va publier avec Thomas Branthôme une Histoire de au dépassement du capitalisme par le socia- la République en France (Economica, lisme, comme Marx. L’interrogation essen- 2017). tielle de son œuvre était dès lors unique : puisque toutes les sociétés étaient en train de devenir démocratiques, il fallait veiller à ce qu’elles ne sombrent pas dans le despotisme. Car, c’était le point le plus bizarre pour ceux qui, comme moi, assistaient au triomphe apparent de la démocratie, Tocqueville voyait un lien étroit – mais pas inéluctable – entre démocratie et despotisme.

« Je crois qu’il est plus facile d’établir un gouvernement absolu et despotique chez un peuple ou les conditions sont égales que chez un autre. (3) »

Chacun connaît les lignes fameuses où Tocqueville osait même se projeter dans un futur angoissant :

« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le des- potisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et

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égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, qui emplissent leur âme… »

Inutile de continuer. Ce passage célèbre décrit l’hypothétique triomphe d’un « pouvoir immense et tutélaire » grâce à l’indifférence de citoyens médiocres réduits au rang de consommateurs abrutis. Les néolibéraux, comme Friedrich Hayek, ont voulu y voir une anti- cipation des dérives « liberticides » de l’État-providence, quand les démocrates, plus en phase avec les idées de Tocqueville, y ont sur- tout décelé les dangers de l’ultra-individualisme d’une société où l’homme aurait troqué ses devoirs de citoyen pour la seule jouis- sance de l’Homo œconomicus. En réalité, ce texte est loin, j’y revien- drai, d’être le plus profond de Tocqueville (Raymond Aron le jugeait même « banal » (4)). Mais, en ce début des années quatre-vingt, ce pessimisme avait quelque chose de stimulant pour un lycéen. Toute l’œuvre de Tocqueville semblait une tentative généreuse et inquiète de retourner la démocratie contre ses travers en cherchant à en extraire ce qu’elle avait de mieux à ses yeux. Il était un viatique contre toutes les utopies et toutes les réactions. Probablement est-ce le style de Tocqueville qui me séduisit de prime abord. C’est un écrivain triste, son style a le spleen des Nocturnes de Chopin, ce qui pourrait en faire, d’un point de vue romanesque, une figure tragique du Guépard, le cynisme en moins. François Guizot, que Tocqueville dédaignait pour sa théorie fumeuse de la « nouvelle aristocratie », l’accusera d’écrire en « aristocrate vaincu ». Si Tocque- ville est triste, c’est parce qu’il a dû abandonner son camp, sans vouloir totalement le renier. Sa famille avait quelques raisons de détester la Révolution. Elle y avait perdu beaucoup de parents, en particulier l’un des esprits les plus estimables du siècle, M. de Malesherbes, protec- teur des philosophes sous Louis XV, mais qui s’était courageusement proposé de défendre Louis XVI en 1792, quand tout le monde l’avait abandonné. Le courage de Malesherbes ne fut pas payé en retour puisqu’il fut à son tour guillotiné. Dans les années 1830, une famille noble ne pouvait pas facilement oublier de tels drames mais, dans le

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même temps, Tocqueville était trop intelligent pour se complaire dans la nostalgie de ce qui n’était plus. Il était au fond de lui tiraillé entre ses goûts aristocratiques et sa raison démocratique. Il en fit d’ailleurs l’aveu dans un billet retrouvé par Antoine Redier, un écrivain d’Action française qui voulait absolument convaincre les disciples de Maurras que Tocqueville n’était pas le « criminel » décrit par Léon de Montes- quiou (5). Pour séduire ces néoroyalistes intransigeants, Redier tentait de faire de Tocqueville un ami de la réaction, excipant d’un chiffon de papier sur lequel ce dernier avait griffonné un jour :

« J’ai pour les institutions démocratiques un goût de tête, mais je suis aristocratique par l’instinct, c’est-à-dire que je méprise et crains la foule. J’aime avec passion la liberté, la légalité, le respect des droits mais non la démocratie. Voilà le fond de mon âme. (6) »

On perçoit bien que c’est un démocrate de raison. Mais c’est en réalité un vrai démocrate. Il a donné, avant Churchill, la meilleure définition de la démocratie, contre toutes les idéologies élitistes et technocratiques :

« La démocratie ne donne pas au peuple le gouverne- ment le plus habile mais elle fait ce que le gouvernement le plus habile est impuissant à créer : elle répand dans tout le corps social une inquiète activité [...], une éner- gie qui n’existent jamais sans elle et qui, pour peu que les circonstances soient favorables, peuvent enfanter des merveilles. (7) »

Ainsi ne s’agit-il point, selon lui, « de reconstruire une société aristocratique mais de faire sortir la liberté du sein de la société démocratique ou Dieu nous fait vivre » (8). D’où son voyage en Amérique pour examiner in concreto comment une société démo- cratique peut éviter d’opprimer la liberté, à l’inverse de l’expérience française de 1793.

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Cet état d’esprit ne pouvait en faire un homme parfaitement épa- noui dans la France d’après 1815, où les uns exaltaient la démocratie quand les autres la haïssaient profondément. Il suffit de lire ses Sou- venirs pour se convaincre que Tocqueville a passé l’essentiel de sa vie dans une sorte d’exil intérieur, discret mais profond, qui l’a empêché de donner la pleine mesure de son génie. Il fut d’ailleurs un éphémère et médiocre ministre des Affaires étrangères en 1849 et n’eut aucun mal à le reconnaître. Il n’arrivait pas à épouser l’esprit des foules. « Je n’ai jamais pu avoir de dextérité que dans le tête-à-tête, et me suis tou- jours trouvé gêné et muet dans la foule », écrit-il dans ses Souvenirs. Et il ajoutait, à propos de ses insuccès parlementaires :

« Je n’y possédais pas ce qu’il fallait pour jouer là le rôle brillant que j’avais rêvé ; mes qualités et mes défauts y faisaient obstacle. Je n’étais point assez vertueux pour imposer le respect, et j’étais trop honnête pour me plier à toutes les petites pratiques qui étaient alors nécessaires au prompt succès. »

Tocqueville héritier de Montesquieu

Par quel mystère l’exil intérieur d’un homme du XIXe siècle pouvait- il toucher une petite fraction de la jeune génération des années quatre- vingt marquée par les reniements de la gauche « tendance Reagan », selon le mot d’Yves Montand, et ceux des gaullistes, tendance balladu- rienne ? C’était l’époque où commençaient à prospérer des officines (on ne parlait pas encore de think tanks à l’époque) qui réussirent à orienter les médias français en faveur d’un libéralisme « whig », comme disait Aron (parlant aussi de critique « libérale-individualiste­ » (9)), en laissant penser qu’il résumait toutes les autres traditions libérales, notamment le libéralisme républicain (10). Ainsi le libéralisme fut associé à cette doctrine que diffusaient de nouveaux gourous, dont certains étaient d’anciens trotskistes métamorphosés en ultralibéraux. Ils défendaient au fond toujours la révolution mais cette fois-ci au service des marchés !

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Leur forma mentis était restée la même que celle des années soixante mais, depuis Reagan, ces révolutionnaires ne se réclamaient plus de Karl Marx ou de Mao Zedong mais de Tocqueville et de Hayek. Je recon- naissais bien dans leurs propos le ton abrupt de l’auteur de la Route de la servitude mais je ne retrouvais rien de l’esprit de Tocqueville. Ces apologues des recettes antiétatistes évoquaient en boucle son discours de 1848 sur le droit au travail et les quelques pages de De la démocratie sur les dangers du « despotisme doux » – les pages jugées par Raymond Aron les plus « banales » – pour essayer de convaincre de privatiser des pans entiers d’entreprises publiques mais aussi de services publics, voire la Sécurité sociale ou… même les rues ! Leur insistance à se réclamer de Tocqueville pour justifier cette poli- tique me poussa à approfondir l’examen de la pensée de ce dernier. Pou- vait-on le ranger parmi les inspirateurs de ceux que les Moscovites appel- leront, dans les années quatre-vingt-dix, les « bolcheviks de marché », ces idéologues de la dérégulation qui n’avaient qu’une vision utilitaire de la liberté ? L’aurais-je mal compris lors de mes premières lectures ? Les pages que Tocqueville avait consacrées aux désastres du laisser-­faire lors de son voyage en Angleterre, en particulier à Manchester, son Mémoire sur le paupérisme (1835), sa sincère révolte devant les comportements prédateurs et honteux de l’aristocratie anglaise en Irlande, etc. confor- taient pourtant les propos des républicains de la IIIe République, comme Henri Michel, qui le regardaient comme une figure du « courant démo- crate ». En outre, le chapitre xx de la deuxième partie du second tome de De la démocratie, intitulé « Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie », et dont il faudrait méditer aujourd’hui chaque ligne, m’avait fasciné, au moment où, justement, dans ces années du reaganisme triom- phant, on commençait à constater en Amérique l’explosion des inégali- tés. On ne pouvait, me semblait-il, faire de Tocqueville un gourou du « nouveau capitalisme ». Il méprisait l’utilitarisme de l’école de Manches- ter, lointain ancêtre du néolibéralisme contemporain. S’il ne s’est jamais défini autrement que comme « libéral » (11), il percevait fort bien le dan- ger chez ceux qui faisaient de la liberté un usage purement instrumental. Tocqueville tenait à préciser qu’il était un « libéral d’un genre nouveau » ; il aurait mieux fait de dire d’un « genre ancien » car, comme Jean de

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Sismondi, c’est par une forme d’attachement à la liberté ancienne, celle de la polis, qu’il se détachait des libéraux économistes de son temps, les Dunoyer, les Bastiat ou les Cobden, en saisissant les apories sociales d’un laisser-faire individualiste et ravageur. La confusion entre Tocqueville et l’école néolibérale, qui lui assura paradoxalement un certain succès dans les milieux de la droite améri- caine dans les années quatre-vingt-dix, venait de Friedrich von Hayek, le plus brillant des théoriciens du néolibéralisme (12). Par désir de recycler Tocqueville au service de la révolution néolibérale, Hayek avait bâti une généalogie tortueuse qui contribua beaucoup à confondre les esprits. Il opposait ce qu’il appelait la tradition « anti-constructiviste », y fourrant pêle-mêle John Locke, Bernard Mandeville, Montesquieu, David Hume, Adam Smith, Lord Acton, aux héritiers du rationalisme cartésien, en gros les Lumières continentales (13). Comme Tocque- ville ne pouvait se rattacher à cet héritage rationaliste, Hayek le rac- crocha à son « école », alors même que Tocqueville juge le pur indivi- dualisme dans un sens très négatif. On sait bien aujourd’hui que cette généalogie d’Hayek est assez fantaisiste. Le renouveau des études sur le républicanisme mené dans le sillage de l’école de Cambridge (John Pocock) permet d’affirmer que Tocqueville n’est pas l’héritier de Locke mais de Montesquieu (14). Ce dernier se rattache (Aron l’avait déjà souligné dans les Étapes de la pensée sociologique) non au jusnaturalisme mais à la tradition du républicanisme classique machiavélien, centré sur la « participation politique » du citoyen concret (et non sur un dis- cours abstrait autour des « droits naturels » de l’individu-propriétaire). Bref, la grande césure passe entre libéraux républicains (Montesquieu, Tocqueville, Charles Dupont-White jusqu’à Aron) et libéraux jusna- turalistes (de Locke à Hayek, en passant par Frédéric Bastiat ou Gus- tave de Molinari pour finir dans l’anarcho-capitalisme). La dimension « républicaine » de Tocqueville n’est pas seulement notée par Pocock et l’école de Cambridge mais aussi par des libéraux et des communau- tariens aussi différents que John Rawls ou Charles Taylor (15). Il faut avouer que certains idéologues libéristes, comme Guy ­Sorman, ont eux aussi pressenti cette divergence entre Tocqueville et les recettes reagano-thatchériennes qu’ils prônaient. Dans la ­Solution

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­libérale, Sorman invitait par exemple son lecteur à se détacher d’Aron et de Tocqueville « pour rejoindre, par nécessité politique, un anti­ étatisme de combat » (16). Mais il était assez isolé ; car la plupart confondaient Tocqueville et Hayek.

Un libéralisme politique d’une autre essence que le libéralisme économique

Le malheur de la mondialisation a voulu que ce soit ces lockiens qui aient triomphé des machiavéliens. En me consacrant à l’étude de la grande criminalité organisée depuis la « première mondialisation » (selon Suzanne Berger) de la fin du XIXe siècle, je croisai incidemment la question de la criminalité d’affaires. Ce qui me ramena à nouveau à Tocqueville sans le vouloir. J’avais notamment été frappé par l’extrême facilité avec laquelle certaines multinationales, notamment de l’agro- alimentaire (mais pas seulement), parvenaient à déposséder de leurs terres les paysans indiens ou africains, et bientôt européens (17). La « mondialisation heureuse » avait débouché sur une sorte de seconde phase du processus des enclosures entamé au XVIIe siècle par l’élite anglaise avec la violence que l’on sait (18). Mais, désormais, tout se faisait à l’échelle globale en respectant les formes, grâce au simple bre- vetage du vivant, bref au droit de propriété. C’est alors que j’ai repensé à l’interprétation que proposait un chapitre de De la démocratie un peu oublié sur le sort des Indiens d’Amérique. Tocqueville n’était pas seulement choqué par l’esclavage des Noirs (19) ; comme homme, mais aussi comme aristocrate, il avait de la compassion pour les tribus de l’ancienne Amérique. Ces popu- lations sauvages lui faisaient penser à ces guerriers francs dont la vieille noblesse européenne pensait descendre. Comme Montesquieu, Tocqueville était nourri de la Germanie de Tacite. D’ailleurs, il ne s’en cachait pas, notant « la ressemblance qui existe entre les institutions politiques de nos pères, les Germains, et celles des tribus errantes de l’Amérique du Nord, entre les coutumes retracées par Tacite et celles dont j’ai pu quelquefois être le témoin » (20). Les pages lumineuses

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que Tocqueville consacre à la « merveilleuse facilité » (sic) avec laquelle les Américains du Nord – et non, ce qui aurait simplifié les choses, les esclavagistes du Sud – se sont débarrassés des Indiens sont annoncia- trices, me semble-t-il, de bon nombre des pratiques d’un certain capi- talisme. Le processus qu’il décrit avec finesse témoigne de sa capacité à saisir comment, par un droit contourné, voire une morale abstraite (les droits de l’homme sont parfaits en ce cas), il est possible d’imposer un résultat hautement indigne mais dont son auteur peut s’exonérer facilement, en soulignant n’en avoir pas voulu les effets délétères ; il lui suffit de rappeler qu’il a respecté les formes. Tocqueville opposait ainsi la brutalité des Espagnols (qui « lâchent leurs chiens sur les Indiens comme sur des bêtes farouches » mais, au fond, ont fini par se fondre avec les populations indigènes), à la conduite fort habile des pionniers américains qui ont, mutatis mutandis, inventé le communautarisme pour ne jamais avoir à se mêler à ceux qu’ils anéantissaient en douceur.

« [Leur manière de faire respirait] le plus pur amour des formes et de la légalité. Pourvu que les Indiens demeurent dans l’état sauvage, les Américains ne se mêlent nulle- ment de leurs affaires et les traitent en peuples indépen- dants ; ils ne se permettent point d’occuper leurs terres sans les avoir dûment acquises au moyen d’un contrat ; et si par hasard une nation indienne ne peut plus vivre sur son territoire, ils la prennent fraternellement par la main et la conduisent eux-mêmes mourir hors du pays de ses pères. Les Espagnols, à l’aide de monstruosités sans exemples, en se couvrant d’une honte ineffaçable, n’ont pu parvenir à exterminer la race indienne, ni même à l’empêcher de partager leurs droits ; les Améri- cains des États-Unis ont atteint ce double résultat avec une merveilleuse facilité, tranquillement, légalement, philanthropiquement, sans répandre de sang, sans violer un seul des grands principes de la morale aux yeux du monde. On ne saurait détruire les hommes en respectant mieux les lois de l’humanité. (21) »

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Guy Sorman avait bien raison de se méfier de Tocqueville. On ne trouve aucune page de cette nature chez Hayek et les autres néolibé- raux puisque tout se résout, pour ces derniers, par la naturalité de cet « empire despotique » dont parle avec emphase William Blackstone à propos de la propriété privée (le seul « despotisme », du reste, qui ne choque pas ces prétendus libéraux). La clé de l’opposition entre Tocqueville et cette doxa économiste qui domine aujourd’hui le monde se trouve peut-être, comme l’a fort bien souligné Claude Lefort, dans le chapitre iii du livre III de l’Ancien Régime et la Révolution, souvent délaissé (on lit plutôt le célèbre chapitre premier sur les « hommes de lettres »), où Tocqueville s’en prend directement aux « économistes » (on désignait ainsi au XVIIIe siècle, non tous les spécialistes d’écono- mie, mais les physiocrates, fondateurs du laisser-faire). Dans un cha- pitre intitulé « Comment les Français ont voulu des réformes avant de vouloir des libertés » (ce qui résume au passage fort bien la boulimie réformiste actuelle), Tocqueville rappelle que les physiocrates « sont [...] très favorables au libre échange des denrées, au laisser-faire ou au laissez-passer dans le commerce et l’industrie ; mais quant aux libertés politiques proprement dites, ils n’y songent point et quand elles se présentent à leur imagination, ils les repoussent. (22) » Cette description de l’état d’esprit dogmatique des « économistes » correspond bien, y compris jusqu’au style, aux idéologues de marché qui commencent à trôner dans les médias à partir des années quatre- vingt-dix : même rejet des nuances, même obsession de la liberté éco- nomique mêlée à une indifférence satisfaite, voire une cynique hosti- lité aux libertés politiques, ou tout simplement humaines, qui confine parfois à l’éloge de l’égoïsme (comme le disait ironiquement Jacques Ellul, la devise des économistes serait plutôt « laissez-moi faire »), même sectarisme (on parlait d’ailleurs au XVIIIe siècle de la « secte des économistes »), même ton apocalyptique (« suivez mes conseils, sinon c’est le chaos… »), etc. Il suffit d’écouter chaque jour certains édito- riaux à la radio ou à la télévision pour s’en convaincre. Mais laissons à Claude Lefort le dernier mot car, selon lui, ce chapitre négligé de l’An- cien Régime sur les « économistes » permet bien de saisir que le « libé- ralisme politique, tel qu’il se formule (chez Tocqueville), est d’une

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autre essence que le libéralisme économique ». Et Lefort va plus loin, n’hésitant pas à écrire que, pour Tocqueville, ce libéralisme écono- mique apparaît déjà comme « un allié éventuel du despotisme » (23). Je crains qu’il ne faille désormais lire avec la plus grande atten- tion cette fraction négligée de l’œuvre de Tocqueville. Il y aurait évi- demment bien d’autres choses à dire sur ce théoricien incomparable de la démocratie, mais ce lien secret qu’il a perçu entre libéralisme économique et éventuel despotisme, comme dit Lefort, est redevenu d’une grande actualité. Le libéral moyen aura du mal à l’envisager car, pour lui, il y a comme une identité entre capitalisme et libéra- lisme. Or, si le succès du modèle capitaliste autoritaire à la chinoise se précise, il est fort à craindre que le futur pourrait bien se dessiner sous les dehors hideux d’une économie de marché combinée à « une entière indifférence aux libertés politiques », comme chez les physio- crates. Croire que nous serions immunisés contre cette perspective peu réjouissante paraît hautement illusoire. Rappelons, pour l’anec- dote, que François Quesnay, l’un des inventeurs du laisser-faire, faisait déjà au XVIIIe siècle l’éloge du « despotisme de la Chine » (1767) ! Par ce petit passage sur les physiocrates, Tocqueville se révélera-t-il à nouveau le « prophète de notre temps », comme disait justement de lui Raymond Aron ?

1. Selon certains historiens, cette marginalisation aurait commencé dès les années 1870 (Françoise Mélo- nio, Tocqueville et les Français, Aubier, 1993, p. 215 et suiv.). Mais Tocqueville est encore présent dans le débat intellectuel jusqu’à la Première Guerre mondiale. 2. « Cent ans après : A. de Tocqueville et “la démocratie en Amérique” », Revue des Deux Mondes, 1er juil- let 1935. 3. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, 4e partie, chapitre vii. 4. Raymond Aron ne partageait en rien « l’anticipation angoissée » de Tocqueville qui sera plus tard exploitée par Hayek. Dans la Route de la servitude, ce dernier pensait que l’État-providence conduirait à la dictature. Raymond Aron considérait, au contraire, que c’est l’existence même de l’Etat-providence qui empêcha les Européens de céder aux sirènes du populisme et de la dictature communiste. Il faut lire les pages de l’Essai sur les libertés (1965, Hachette, coll. « Pluriel », 1976, ), où Aron prend la peine d’analyser et de critiquer Hayek (chapitre ii, « Libertés formelles et réelles », p. 117 et suiv.). 5. Pour un aperçu des discours de Maurras et de Montesquiou contre Tocqueville, voir Pierre Gouirand, Tocqueville et l’Action française, Apopsix, 2013. 6. Antoine Redier, Comme disait M. de Tocqueville..., Perrin, 1925, p. 48. L’autographe a été attesté et publié dans les Œuvres complètes de Tocqueville chez Gallimard (tome III). 7. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome I, 2e partie, chapitre vi. 8. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, 4e partie, chapitre vii. 9. Raymond Aron, Essai sur les libertés, op. cit., p. 117. 10. C’est la raison pour laquelle je ne discute pas ici la tentative de Régis Debray d’établir, en 1992, une opposition radicale entre « républicains » et « démocrates » ; elle est à la mesure de l’œuvre brillante et approximative de cet auteur ; bon nombre de démocrates sont aussi des « républicains ». 11. Et il était un très sincère libéral. Sur la question de la liberté d’expression, par exemple, qui est revenue à l’ordre du jour avec le blasphème, Tocqueville a été d’une aide décisive lors des débats de 1881 sur la liberté de la presse (voir De la démocratie en Amérique, tome I, partie II, chapitre iii ; voir aussi notre livre Blasphème. Histoire d’un crime imaginaire, Gallimard, 2016).

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12. Sa grande supériorité sur les autres « néolibéraux » tenait au fait que Hayek n’était pas seulement un économiste comme Milton Friedman, mais aussi un philosophe et un juriste, ce qui lui permettait de maîtriser des concepts que les autres méconnaissaient hardiment. 13. Sur tous ces points, Serge Audier, Tocqueville retrouvé. Genèse et enjeux du renouveau tocquevillien français, Vrin-École des hautes études en sciences sociales, 2004, p. 287 et suiv. 14. Il semblait y avoir comme un lien, par-dessus le siècle, entre les deux œuvres, De la démocratie répon- dait à l’Esprit des lois, l’Ancien Régime aux Considérations et les Souvenirs aux Pensées. 15. Sur tous ces points, voir Serge Audier, op. cit., p. 286 et suiv. 16. Guy Sorman, la Solution libérale, Fayard, 1984, p. 84. 17. J’ai évoqué cette question dans l’étude dirigée avec ma collègue Béatrice Parance, Repenser les biens communs, CRNS Éditions, 2014. 18. Voir Barrington Moore, les Origines sociales de la dictature et de la démocratie (1968), Maspéro, 1969. 19. Tocqueville dénonce l’esclavage des Noirs et annonce prophétiquement son abolition : « L’esclavage, au milieu de la liberté démocratique et des lumières de notre âge, n’est point une institution qui puisse durer » (De la démocratie en Amérique, tome I, partie II, chapitre x, « Condition de la race noire aux États-Unis… »). 20. De la démocratie en Amérique, tome I, partie II, chapitre x, « État actuel et avenir probable des tribus indiennes qui habitent le territoire possédé par l’Union ». 21. Idem, souligné par nous. 22. Alexis de Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution, livre III, chapitre iii. 23. Claude Lefort, Essai sur le politique, XIXe-XXe siècles, Le Seuil, 1986, p. 198 (souligné par nous).

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› Laurent Gayard

Je crois que nous nous endormons à l’heure qu’il est sur un volcan ! », lance à la Chambre des députés Alexis de Tocqueville, conseiller général de la Manche, le 27 jan- vier 1848. Plaidant à la fois pour la mise en place de véritables institutions libérales et en faveur d’une mora- «lisation de la vie politique, l’auteur de De la démocratie en Amérique anticipe non seulement le soulèvement parisien qui renversera le pou- voir de Louis-Philippe, presque un mois plus tard, mais également la poussée révolutionnaire du « printemps des peuples » qui va ébranler toute l’Europe durant cette même année 1848.

« Messieurs, je ne sais si je me trompe, mais il me semble que l’état actuel des choses, l’état actuel de l’opinion, l’état des esprits en France, est de nature à alarmer et à affliger. (1) »

Témoin direct des transformations radicales entraînées par la révolution de 1789 dans la société française, Tocqueville s’est lon- guement interrogé sur l’impossibilité propre à la France de traduire

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les ­aspirations démocratiques en une forme politique satisfaisante et stable. Le philosophe, qui s’est embarqué à l’âge de 26 ans en avril 1831, avec son ami Gustave de Beaumont, pour un voyage de près de dix mois en Amérique du Nord, observe aux États-Unis le « développement graduel de l’égalité » (2) qui « échappe chaque jour à la puissance humaine ». Dans un célèbre passage de De la démocratie en Amérique, Tocqueville envisage les conséquences de cet irrésistible mouvement sur les sociétés modernes :

« Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. (3) »

Isolés les uns des autres, repliés sur eux-mêmes et sur la petite société de leur entourage, les individus qui composent les sociétés modernes peuvent être disposés à accepter une forme nouvelle de des- potisme, « détaillé, régulier, prévoyant et Laurent Gayard est docteur en histoire doux » (4), celui de l’État, doté d’une admi- et professeur d’histoire-géographie nistration dont la puissance absolue dépasse en lycée, prépa et dans largement celle de tous les absolutismes et l’enseignement supérieur. › [email protected] de tous les despotismes qui l’ont précédé dans l’histoire, puisqu’il s’agit d’un « pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort » (5). Huit ans après la parution du second tome de De la démocratie en Amérique, Tocqueville dénonce face à la Chambre des députés le péril dont l’observation de la société américaine lui a donné la prescience et dont le gouvernement de Louis-Philippe lui offre l’exemple. L’histoire des révolutions a ses chapitres baroques. Celle de 1789 avait été précédée de la descente aux Catacombes des ossements du cimetière des Saints-Innocents, comme le narre Philippe Murray dans le XIXe siècle à travers les âges (6), après que l’effondrement d’une cloison avait empli la cave d’un restaurateur du quartier d’ossements et de cadavres à demi putréfiés. Les cortèges quotidiens de charrettes précédées de prêtres emmenant, au milieu des champs et des prières, les restes mortuaires

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vers les catacombes de Paris, ­semblaient mettre en terre l’Ancien Régime aux côtés des dépouilles des Saints-Innocents. Le XIXe siècle roman- tique se chargea de sceller le tombeau du vieux monde en apposant à l’entrée des Catacombes les vers de Virgile traduits par l’abbé Delille : « Arrête ! C’est ici l’empire de la mort ! » Une autre procession ouvre la révolution de 1848, mais ce sont les victimes d’un massacre que l’on promène cette fois dans la nuit du 23 au 24 février. C’est la liesse plutôt que la colère de la population parisienne qui fut la cause du massacre et a entraîné la chute du régime quand, à l’annonce du renvoi de François Guizot, la foule des manifestants décide de se rendre sous les fenêtres de l’appartement du chef du gouvernement pour le huer et qu’un officier, réagissant trop fébrilement aux provocations bruyantes d’un porteur de torche, fait tirer sur la foule, tuant plus de cinquante personnes et entraînant la chute de la monarchie de Juillet, qui ne survécut pas une journée à l’émeute qui s’ensuivit. Tocqueville, en dépit de ses origines aristocratiques, adhère pour- tant au projet démocratique d’un État politique et social caractérisé par l’égalité des droits, l’uniformisation des modes de vie et l’augmen- tation de la mobilité sociale. Il a bien compris et observé, notamment aux États-Unis, que les sociétés démocratiques étaient des sociétés du mouvement, contrairement aux sociétés d’Ancien Régime, sociétés d’ordres, de corporations et de pouvoirs locaux :

« L’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; le démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part. (7) »

La réalisation des conditions de la démocratie tient cependant, pour Tocqueville, de manière plus essentielle, à l’établissement d’un véri- table « état d’esprit démocratique », par lequel les hommes se sentent et se savent égaux tout autant que libres, dégagés de la contrainte de l’arbitraire, capables de se gouverner et, surtout, aptes à contribuer à leur propre bonheur et à leur propre réussite dans cette société qui les met tous sur un pied d’égalité, chacun ne tirant « sa force que de lui-même ».

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À son retour des États-Unis, Tocqueville a tenté de faire passer ses idées en politique. Élu sous la bannière conservatrice du Parti de l’ordre à l’Assemblée constituante en 1848, puis vice-président de l’Assemblée législative et même ministre des Affaires étran- gères en 1849, ses fonctions lui permettent d’assister de très près à l’ascension de Louis-Napoléon Bonaparte. Comme le rappelle Lucien Jaume (8), Tocqueville joue même indirectement un rôle capital dans ce nouvel épisode politique puisqu’il avait réussi à faire inclure dans la Constitution la clause de non-rééligibilité du président, que Louis-Napoléon contournera par le coup d’État du 2 décembre 1851. Si la carrière politique de Tocqueville s’arrête là, elle confirme cependant les intuitions dont il fait part à ses lecteurs :

« J’ai pensé que beaucoup se chargeraient d’annoncer les biens nouveaux que l’égalité promet aux hommes, mais que peu oseraient signaler de loin les périls dont elle les menace. C’est donc principalement vers ces périls que j’ai dirigé mes regards, et, ayant cru les découvrir claire- ment, je n’ai pas eu la lâcheté de les taire. (9) »

Le péril entrevu par Tocqueville est lié directement au nivelle- ment des conditions et à la passion de l’égalité qui peut amener ses concitoyens à consentir à la toute-puissance de l’État prêt à res- treindre dangereusement leurs libertés, jusqu’à intervenir dans tous les domaines de leur existence. Prophétisant donc une victoire com- plète en son siècle du principe démocratique fondé sur la reconnais- sance des libertés individuelles, Tocqueville observe dans le même temps que l’aspiration égalitaire peut à terme menacer la liberté elle-même en donnant naissance à un monstre, celui que Friedrich Nietzsche nommera par la suite dans Ainsi parlait Zarathoustra « le plus froid des monstres froids » : l’État, qui « ment froidement », écrit Nietzsche, « et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : “Moi l’État, je suis le peuple”. (10) » On a pu dire à raison, à l’ins- tar de Raymond Aron relisant Tocqueville en 1960, que l’auteur de

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De la démocratie avait prophétisé l’avènement des totalitarismes. Les prédictions tocquevilliennes, pour avoir été confirmées, n’ont cepen- dant en rien été épuisées.

Le « trumpisme », une illustration des avertissement de ­Tocqueville

Tocqueville, lecteur de Blaise Pascal, n’a pas oublié la leçon de l’au- teur des Pensées :

« Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer cer- tains états et y attacher certains respects. [...] La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établisse- ment elle devient juste, parce qu’il est injuste de la trou- bler. (11) »

Les auteurs du XVIIIe et du XIXe siècle n’ont pas oublié non plus cette leçon encore très augustinienne que le pouvoir établi tient en quelque sorte à la fragile illusion entretenue par les gouvernants et par les formes attachées à l’exercice du pouvoir. Le sacre populaire a cependant remplacé le sacre religieux dans le système représentatif qui consacre la « dignité présidentielle » dont parlaient beaucoup les candidats à la primaire de droite au cours de leur premier débat, le 13 octobre dernier. Les ors et les pompes de la République ne sont pas seulement en cause mais aussi ce que Pascal nommait déjà « la reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre ». En cela, notre « monarchie républicaine » ne se différencie pas des monarchies anté- rieures : elle a toujours besoin d’un sacre. Mais tandis que François Hollande semble décidé, avec la publication de son livre d’entretiens avec les journalistes Fabrice Lhomme et Gérard Davet, très justement intitulé « Un président ne devrait pas dire ça » (12), à faire voler en éclats les dernières illusions du pouvoir, les candidats de droite, qui doivent se demander si le président en exercice a vraiment l’intention

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de se représenter, tentent par tous les moyens d’attirer sur eux la béné- diction populaire, allant jusqu’à affirmer, à l’instar de Jean-François Copé, que l’élection présidentielle n’est rien de moins qu’une sorte de référendum donnant toute licence au président nouvellement élu pour gouverner par ordonnance avec l’assentiment du peuple. Peut- être Jean-François Copé gagnerait-il à apprendre que ce qu’il propose avec autant d’enthousiasme se nommait, du temps de Napoléon III, un plébiscite. Il n’est toutefois pas certain que la nuance lui importe vraiment… Des primaires françaises aux présidentielles américaines, il est utile de regarder, comme Tocqueville le fit en son temps, des deux côtés de l’Atlantique. « Les hommes sont toutefois les mêmes » dans les deux nations, écrivait-il, guidés de même par « l’impatience de leur sort, l’inquiétude de la promotion, l’envie de ce qui est au-dessus ». Dans un lumineux petit essai (13), deux journalistes suisses, Stéphane Bus- sard et Philippe Mottaz, ont analysé le phénomène, qui illustre à mer- veille les avertissements de Tocqueville :

« Le trumpisme [citant le journaliste du Washington Post Robert Kagan] est un mouvement qui dépasse déjà son géniteur et qui annonce ce que les Pères fondateurs de l’Amérique ont toujours redouté : la désinhibition des passions du peuple, ce qu’il appelle la mobocracy. Devenu omnipotent, galvanisé par une colère aussi dif- fuse qu’incontrôlable, le peuple, tel qu’on le comprend dans le cadre démocratique, est sur le point d’étouffer les institutions démocratiques censées précisément protéger la liberté dont il s’estime en partie privé. »

La responsabilité de cette situation retombe lourdement sur les épaules des caciques du Parti républicain qui ont miné consciencieu- sement la crédibilité de leur parti en jouant, jusqu’à l’absurde, le rôle d’une instance de blocage au Congrès. Ainsi Ted Cruz, utilisant une manœuvre parlementaire permettant à un membre du Congrès de parler tant qu’il peut tenir debout, enchanta ses confrères congressmen

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en leur infligeant plus de vingt heures de lecture de livres pour enfants, cela dans le seul but de bloquer les débats sur l’Affordable Care Act de Barack Obama. La manœuvre, vouée à l’échec, a surtout contribué à miner la crédibilité du Grand Old Party…

Individualisme, atomisation des sociétés, nihilisme matérialiste, puissance excessive de l’État, népotisme, professionnalisation de la vie politique, tentation oligarchique et risque d’un « despotisme de type nouveau », Tocqueville a presque tout envisagé. La seule chose qu’il nous laisse le soin de déduire, ce sont les solutions adaptées à notre état présent. Sans quoi, nous avertit Tocqueville :

« Les vices des gouvernants et l’imbécillité des gouvernés ne tarderaient pas à en amener la ruine ; et le peuple, fatigué de ses représentants et de lui-même, créerait des institutions plus libres, ou retournerait bientôt s’étendre aux pieds d’un seul maître. (14) »

1. Alexis de Tocqueville, discours du 27 janvier 1848. http://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir- l-assemblee/histoire/grands-moments-d-eloquence/alexis-de-tocqueville-je-crois-que-nous-nous- endormons-sur-un-volcan-27-janvier-1848. 2. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome I, « Introduction », Flammarion, 1981, p. 60. 3. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, « Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre », Flammarion, 1981, p. 385. 4. Ibidem. 5. Ibidem. 6. Philippe Murray, le XIXe siècle à travers les âges, Gallimard, 1999. 7. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, deuxième partie, chapitre ii, Gallimard, coll. « Folio histoire », 1999, p. 143-145. 8. Lucien Jaume, « Tocqueville et le problème du pouvoir exécutif en 1848 », Revue française de sciences politiques, Fondation nationale des sciences politiques, 1991, 41 (6), p.739-755. 9. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, « Avertissement », Flammarion, 1981, p. 6. 10. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1885), partie I, « De la nouvelle idole », traduit par Geneviève Bianquis, Flammarion, 1969, p. 87. 11. Blaise Pascal. Œuvres complètes, tome IV, édition de Jean Mesnard, Desclée de Brouwer, 1992, p. 1032. 12. Fabrice Lhomme et Gérard Davet, « Un président ne devrait pas dire ça... » Les secrets d’un quinquen- nat, Stock, 2016. 13. Stéphane Bussard et Philippe Mottaz, #Trump. De la démagogie en Amérique, Slatkine & Cie, 2016. 14. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, « Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre », op. cit., p. 388.

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› Jean-Louis Benoît

e 21 mars 1838, Tocqueville écrit à son cousin Louis de Kergorlay : « Je lis la vie de Mahomet et le Coran ». Quelques années plus tard, il explique à Arthur de Gobi- neau : « J’ai beaucoup étudié le Coran à cause surtout de notre position vis-à-vis des populations musulmanes en LAlgérie et dans tout l’Orient. (1) » Il est vrai que dès 1830, mais surtout à partir de 1837 et pendant une dizaine d’années, Tocqueville va être l’un des principaux interve- nants sur la question de la colonisation en Algérie, ce qui le conduit à lire attentivement le Coran, à étudier la nature de l’islam et, partielle- ment, la civilisation musulmane. Il considère en effet que la religion est essentielle dans la vie des individus comme dans celle des nations et des sociétés : « Je considère le doute comme une des plus grandes misères de notre nature ; je le place immédiatement après les maladies et la mort », affirme-t-il. Le doute, il le connaît trop bien, lui le pascalien sans la foi, sans la « nuit du Mémorial », qui a connu des périodes d’abattement et de prostration, il sait que l’homme a besoin de croire ; les assurances que lui donnent la foi le délivrent du doute et, l’esprit libre, il peut vaquer à ses occupations, entreprendre des actions petites ou grandes : « S’il n’a pas de foi, il faut qu’il serve, et, s’il est libre, qu’il croie. »

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À ce stade, c’est la foi qui sauve, et, en ce sens, toutes les religions sont utiles ; c’est là leur vérité, la seule effective ; car de leur vérité abso- lue on ne peut rien savoir :

« Il n’y a presque point d’action humaine, quelque parti- culière qu’on la suppose, qui ne prenne naissance dans une idée très générale que les hommes ont conçue de Dieu. Les hommes ont donc un intérêt immense à se faire des idées bien arrêtées sur Dieu, leur âme, leurs devoirs généraux envers leur Créateur et leurs semblables ; car le doute sur ces premiers points livrerait toutes leurs actions au hasard et les condamnerait en quelque sorte au désordre et à l’impuissance. [...] Quand la religion est détruite chez un peuple, le doute s’empare des portions les plus hautes de l’intelligence et il paralyse à moitié toutes les autres. (2) »

Tocqueville estime donc absolument nécessaire, au moment où la France s’engage dans la voie de la colonisation de l’Algérie, ­d’apprendre à connaître l’histoire de ce peuple et les principes de sa religion. Le 23 juin et le 22 août 1837, il publie deux « Lettres sur l’Algérie » dans Jean-Louis Benoît est professeur agrégé, docteur ès lettres. Il a été professeur la Presse de Seine-et-Oise. Il y expose le de lycée, chargé de cours à l’université double peuplement kabyle et arabe du de Caen, et enseignant dans les classes pays, d’après des renseignements qu’il préparatoires. Dernier ouvrage publié : Tocqueville (Perrin, 2013). tenait sans doute d’Antoine Silvestre de Sacy, critique vivement l’accord de la Tafna et souligne l’importance géopolitique et géostratégique de l’implantation française en Algérie. En mars 1838, il lit, la plume à la main, le Coran, traduit de l’arabe, accompagné de notes et précédé d’un abrégé de la vie de Mahomet tiré des écrivains orientaux les plus estimés (3). Bien qu’agnostique, il reste lié au catholicisme (« la religion que je professe ») ; il est surtout très attaché au christianisme originel des Béatitudes, et de l’Épître aux Galates (4) ; mais il y a autour de lui un courant de pensée qui considère l’islam avec sympathie : Alphonse de

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Lamartine, Louis Juchault de Lamoricière, qui estime, en 1840, que le Coran marque un progrès sur l’Évangile, Richard Monckton Milnes (5), nombre de saint-simoniens, et Arthur de Gobineau, qui confesse « [avoir] été autrefois amoureux [de l’islam] et très bon musulman » (6). On peut penser qu’il entreprend cette lecture sans a priori et de façon objective ; il veut savoir et comprendre.

Le Coran

Tocqueville commence son approche de l’islam par la lecture du Coran et prend 13 pages de notes (7). Il est attentif aux liens existants avec le judaïsme et le christianisme, aux préceptes et interdictions concernant les actes de la vie, les femmes, la sexualité, la nourriture, et surtout aux préceptes de Mahomet concernant le traitement à réserver aux juifs et aux chrétiens ; il souligne également les marques de vio- lence qui traversent le texte :

« Tous les infidèles seront réunis dans l’enfer [184] (8) [...] Si le sort des armes fait tomber entre tes mains ceux qui violent le pacte qu’ils ont contracté avec toi, effraye par leur supplice ceux qui les suivent [187]. [...] Aucun prophète n’a jamais fait de prisonniers qu’après avoir versé le sang d’un grand nombre d’ennemis. [...] Il ne faut point intercéder pour les idolâtres, fussent-ils vos parents, parce qu’ils sont ensevelis dans 1’enfer. Craignez le Seigneur et exercez la justice [207]. Ô Croyants ! Combattez vos voisins infi- dèles. Qu’ils trouvent des ennemis implacables [208]. »

Mais le texte comporte également des principes de « tolérance » envers les infidèles, les idolâtres, les juifs et les chrétiens : « S’ils se convertissent, accomplissent les prières, paient le tribut sacré, laissez- les en paix. Le Seigneur est miséricordieux [191] » ; cependant, pour l’essentiel, Mahomet, qui a beaucoup emprunté à l’Ancien Testament, « emploie la terreur plus que tout autre mobile ».

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Dans une lettre qu’il adresse à Francisque de Corcelle, ce même mois de mars 1838, il écrit :

« [Le Coran] est une lecture très fatigante mais très ins- tructive. […] Ce prophète-là ne me séduit pas et pourtant je vous réponds que c’est un habile homme au milieu de toutes ses divagations. Il est difficile de faire une transac- tion plus habile entre le spiritualisme et le matérialisme, l’ange et la bête. Le Coran n’est que cela. (9) »

De la lecture du Coran, il retient que l’islam multiplie les appels à la guerre sainte et au meurtre des infidèles, qu’il laisse peu de place réelle à la liberté et aux libertés, notamment dans la mesure où il refuse l’existence d’« ordres » différents en régissant simultanément les domaines de l’éthique, du politique, du juridique et du sociétal :

« Mahomet a fait descendre du ciel, et a placé dans le Coran, non seulement des doctrines religieuses, mais des maximes politiques, des lois civiles, et criminelles, des théories scientifiques. (10) »

Il définit ainsi, de façon synthétique, l’esprit du Coran :

« Le Coran ne me paraît être qu’un compromis assez habile entre le matérialisme et le spiritualisme. Mahomet a fait la part du feu, comme on dit, aux plus grossières passions humaines pour pouvoir faire pénétrer avec elles un certain nombre de notions fort épurées afin que, les premières maintenant les secondes, l’humanité marchât passablement, suspendue entre le ciel et la terre. […] La doctrine que la foi sauve, que le premier de tous les devoirs religieux est d’obéir aveuglément au prophète ; que la guerre sainte est la première de toutes les bonnes œuvres..., toutes ces doctrines dont le résultat pratique est évident se retrouvent à chaque page et presque à chaque

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mot du Coran. Les tendances violentes et sensuelles du Coran frappent tellement les yeux que je ne conçois pas qu’elles échappent à un homme de bon sens. »

Il ajoute alors :

« Le Coran est un progrès sur le polythéisme en ce qu’il contient des notions plus nettes et plus vraies de la divi- nité et qu’il embrasse d’une vue plus étendue et plus claire certains devoirs généraux de l’humanité. »

Mais la conclusion est sans appel : « je ne sais [si l’islam] n’a pas fait plus de mal aux hommes que le polythéisme, qui […] ne serrait jamais les âmes de fort près et leur laissait prendre assez librement leur essor… » ; une évolution n’est guère envisageable puisque, pour les musulmans, le Coran est la parole même d’Allah, transmise par l’archange Gabriel à Mahomet, le dernier et le plus grand des pro- phètes, ce qui interdit de facto toute approche qui relèverait de l’exé- gèse critique (11).

L’islam

En ce qui concerne l’approche de l’islam, la quasi-totalité des sources de Tocqueville provient des trois premiers volumes du Tableau de la situation de nos établissements en Afrique, parus entre 1838 et 1840, et du Bulletin officiel des actes du gouvernement(Algérie), qui paraissait depuis octobre 1834. C’est là l’essentiel de sa documenta- tion, dont il tire le meilleur parti. Dans les Notes sur l’islam (1839-1840), il explique comment et pourquoi les origines historiques, géographiques et sociales de cette religion de pasteurs ont imposé un culte et des pratiques aussi simples que possible et une absence de corps sacerdotal. Elle est étroitement liée à une pratique belliciste aussi bien des tribus les unes par rap- port aux autres qu’à l’égard des infidèles ; elle a surtout pour faiblesse

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­principale de lier ensemble et de confondre des « ordres » différents, ce qui a pour conséquence de figer la société musulmane, de lui interdire l’accès à la modernité et de l’entraîner vers une décadence inéluctable :

« Cette concentration et cette confusion établies par Mahomet a été la cause première du despotisme et sur- tout de l’immobilité sociale qui a, presque toujours, fait le caractère des nations musulmanes et qui les fait enfin succomber toutes devant les nations qui ont embrassé le système contraire. »

Tocqueville précise le sens de son jugement dans le second tome de De la démocratie (1840) ; il estime que l’islam, allant à contre- courant du développement historique et scientifique, est de ce fait condamné à régresser parce qu’incompatible avec la démocratie qui, elle, représente l’avenir inéluctable des sociétés modernes. En 1844, il écrit à Milnes :

« À mesure que j’ai mieux connu cette religion, j’ai mieux compris que c’est surtout d’elle que sort la décadence qui atteint de plus en plus sous nos yeux le monde musulman. Quand Mahomet n’aurait commis que la faute de joindre intimement un corps d’institu- tions civiles et politiques à une croyance religieuse, de façon à imposer au premier l’immobilité qui est dans la nature des secondes, c’en eût été assez pour vouer dans un temps donné ses sectateurs à une infériorité d’abord et ensuite à une ruine inévitable. »

La connaissance que Tocqueville avait de l’islam était sans doute imparfaite, son attitude ambivalente et son jugement très sévère, mais il estimait qu’historiquement, et de par sa nature profonde, cette religion tournait le dos à l’avenir, au progrès et à la démocratie, ce qui devait conduire la civilisation musulmane à être dominée, pour longtemps sans doute, par les civilisations chrétiennes occidentales

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d’autant plus ouvertes aux sciences et aux techniques qu’elles consi- déraient, depuis la Renaissance, que la religion et le politique, mais également la science et le droit appartenaient à des ordres différents. Cette analyse le conduit à juger avec une relative bienveillance les Turcs, qui font la part des choses et distinguent, au moins en partie et quand c’est nécessaire, le religieux et le politique. L’Empire ottoman, en déclin progressif depuis la bataille de Lépante, avait connu une nouvelle défaite maritime en 1827, à Navarin, et la Turquie allait être considérée pendant tout le XIXe siècle comme « l’homme malade de l’Europe », elle n’en demeurait pas moins le modèle de la grande et brillante civilisation musulmane. Mais l’islam n’y revêtait pas la même forme qu’en Algérie, où la majeure partie de la population était composée de tribus nomades alors qu’à Istanbul il s’agissait d’une civilisation urbaine où on respectait les religieux mais en se gardant bien de leur laisser un pouvoir politique :

« La population musulmane ressemble [d’autant] plus aux Arabes du Prophète qu’elle est plus nomade et plus divi- sée en tribus. […] [En Algérie] les Turcs avaient éloigné l’aristocratie religieuse des Arabes de l’usage des armes et de la direction des affaires publiques. […] Ils honoraient donc fort les marabouts, baisaient le bas de la tunique de chacun d’eux et allaient dévotement prier au tombeau de ses ancêtres. Mais ils ne souffraient pas qu’aucun d’eux se mêlât ostensiblement aux affaires publiques. Ils ne les employaient jamais eux-mêmes et ne permettaient qu’ils reprissent les armes qu’ils avaient quittées lorsqu’on avait cessé de faire la guerre aux chrétiens. […] Les Turcs étaient cependant mahométans comme les Arabes, ils avaient des habitudes analogues aux leurs et ils étaient parvenus à écarter des affaires l’aristocratie religieuse.[…] [Mais] l’effet le plus rapide et le plus certain de notre conquête fut de rendre aux marabouts 1’existence politique qu’ils avaient perdue. Ils reprirent le cimeterre de Mahomet pour combattre les infidèles et ils ne tardèrent pas à s’en servir pour gouverner leurs concitoyens. »

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Leur civilisation, leur pratique de l’islam les rend plus modérés ; ainsi, Tocqueville rapporte la réponse courageuse de Moustafa Rachid Pacha refusant de se soumettre à l’ultimatum russo-autrichien exi- geant l’expulsion des révolutionnaires de 1848, Lajos Kossuth et Henry Dembiński, qui s’étaient réfugiés en Turquie ; Rachid Pacha demanda alors le soutien de la France et de l’Angleterre, et dit à notre ambassadeur : « Si je perds le pouvoir pour ceci, j’en serai fier », et il ajoutait d’un air pénétré : « Dans notre religion tout homme qui demande merci doit l’obtenir. » Et Tocqueville d’ajouter, non sans iro- nie : « C’était parler comme des gens civilisés et des chrétiens. (12) »

La colonisation

Pour comprendre le sens de l’approche que Tocqueville fait du Coran et de l’islam, il faut se placer dans la perspective qui était la sienne ; il ne se met pas dans l’optique du spécialiste ou du théologien qu’il n’est pas, mais dans celle du politique qui envisage la colonisa- tion et la possibilité de faire vivre ensemble deux sociétés d’origine, de religion et de civilisation différentes. En 1837, il écrit : « Il n’y a donc point de raisons de croire que le temps ne puisse parvenir à amalgamer les deux races. Dieu ne l’em- pêche point ; les fautes seules des hommes pourraient y mettre obs- tacle. […] mais ce n’est pas assez pour les Français de se placer à côté des Arabes, s’ils ne parviennent pas à établir avec eux un lien durable et à former enfin des deux races un seul peuple (13) » ; mais, à ce moment, il n’est pas encore allé en Algérie et reste marqué par l’épi- sode de son voyage, des Grands Lacs au Québec, où il avait rencontré, vivant ensemble, des Indiens et des Canadiens – entendons par là des Français – qui s’étaient mélangés, pour donner une population métis- sée, les Bois-Brûlés, que Gustave de Beaumont et lui avaient trouvée remarquable. Mais après son premier voyage en Algérie il affirme, au contraire, en octobre 1841 : « La fusion de ces deux populations est une chimère qu’on ne rêve que quand on n’a pas été sur les lieux. (14) »

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Les Européens et les Algériens (arabes et kabyles) constituent deux populations, deux sociétés appartenant à deux civilisations différentes qu’il n’est ni possible ni souhaitable d’assimiler. Il faut donc mettre en place une forme de colonisation qui permette aux deux sociétés, euro- péenne et algérienne, de se développer ensemble sur le même territoire. Tocqueville considérait qu’après la prise d’Alger, la France ne pouvait plus, pour des raisons géopolitiques et géostratégiques, quitter le pays ; il s’agissait de faire pièce à l’Angleterre pour le contrôle de la Méditerra- née occidentale. Il jugeait qu’il eût été préférable de ne s’implanter que dans deux places maritimes stratégiques : Alger et Mers el-Kébir, tout en commerçant avec le pays ; mais l’accord de la Tafna, signé par le géné- ral Bugeaud avec Abd el-Kader le 30 mai 1837, allait nécessairement conduire à la conquête totale et à une colonisation globale. La recon- naissance de l’émir comme interlocuteur politique et religieux confortait celui-ci dans son bon droit. Des deux côtés, cet accord, dont les textes français et arabes étaient différents, était fait pour ne pas être respecté. Il était porteur de tout ce qu’il allait advenir. Il fallait donc vaincre militai- rement Abd el-Kader, même si le coût humain devait être très élevé. Mais ensuite, il fallait établir un accord de fait, un modus vivendi respectant les Algériens et mettant fin aux opérations militaires qui leur avaient infligé de si grandes misères. Le leitmotiv de Tocqueville est alors :

« Ne recommençons pas, en plein XIXe siècle, l’histoire de la conquête de l’Amérique. N’imitons pas de sanglants exemples que l’opinion du genre humain a flétris. (15) »

Il intervient, le 9 juillet 1847, lors de la discussion du budget général de l’Algérie pour 1848, pour dénoncer, avec virulence, la spoliation des fondations pieuses musulmanes par l’administration coloniale. Il juge que le colonisateur doit, pour des raisons aussi bien morales que pour des considérations d’intelligence politique, aider les musulmans à relever leurs écoles et veiller à ce qu’ils puissent pratiquer leur culte dans les meil- leures conditions et en permettant le recrutement et la formation de reli- gieux de qualité ; c’était là le moyen d’éviter le développement du fana- tisme. Il fallait donc respecter la population dans sa civilisation même :

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« La société musulmane, en Afrique, n’était pas inci- vilisée ; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. Il existait dans son sein un grand nombre de fondations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l’instruction publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en partie de leurs anciens usages ; nous avons réduit les établissements charitables, laissé tom- ber les écoles, dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé ; c’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître. […] Ce que nous leur devons en tout temps, c’est un bon gouvernement. Nous entendons, par ces mots, un pou- voir qui les dirige, non seulement dans le sens de notre intérêt, mais dans le sens du leur ; qui se montre réelle- ment attentif à leurs besoins ; qui cherche avec sincérité les moyens d’y pourvoir ; qui se préoccupe de leur bien- être ; qui songe à leurs droits ; qui travaille avec ardeur au développement continu de leurs sociétés imparfaites ; qui ne croit pas avoir rempli sa tâche quand il en a obtenu la soumission et l’impôt ; qui les gouverne, enfin, et ne se borne pas à les exploiter. Sans doute, il serait aussi dangereux qu’inutile de vouloir leur suggérer nos mœurs, nos idées, nos usages. Ce n’est pas dans la voie de notre civilisation européenne qu’il faut, quant à présent, les pousser, mais dans le sens de celle qui leur est propre ; il faut leur demander ce qui lui agrée et non ce qui lui répugne. »

Il donne à ce sujet un exemple hautement significatif des violences aveugles et stupides du colonisateur :

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« Deux fois la visite du médecin a été imposée aux musul- mans… […] Enfin, dit avec une joie fort imbécile le compte rendu, “les maisons murées des Maures s’ouvrent devant le médecin”. Voilà un beau triomphe (16) ! »

Il faut également organiser le pays d’un point de vue territorial. Le projet de Tocqueville, tel qu’il apparaît ici, revenait à une division en quatre parties du territoire algérien. Les Algériens devaient conserver la totalité du territoire et du pouvoir sur la Kabylie et le Sud algérien à partir des Aurès. La Mitidja était déjà aux mains des colons, il n’était pas question de revenir là-dessus mais simplement de régulariser les titres de propriété et le cadastre. Pour le reste de l’Algérie « utile », il s’agit d’organiser la cohabitation de deux populations par l’achat, à des condi- tions considérées comme justes, de la partie nécessaire à l’installation des colons. Cette cohabitation devant être, affirme Tocqueville, bénéfique aux deux populations, les Arabes trouvant à s’employer temporairement pour des travaux agricoles sur la terre des colons et recevant un salaire normal et convenable, chacun aurait eu à y gagner. En outre la coha- bitation devait permettre les échanges commerciaux, et à terme une vie en commun pacifiée et harmonieuse, mais il s’agit véritablement d’une spoliation vécue comme telle et Tocqueville se place dans une perspec- tive coloniale, notamment en changeant, pour partie, la nature de la propriété, par exemple en donnant des titres de propriété individuelle sur des terres qui étaient collectives, afin de se créer des obligés. Dans son rapport à la Chambre, en avril 1847, il estime que l’affaire est encore jouable, qu’elle mérite au moins d’être tentée. La France peut, dit-il, réussir la colonisation à la condition expresse de changer d’attitude envers la population musulmane, mais il donne cet avertissement solennel :

« si, au contraire, [...] nous agissions de manière à mon- trer qu’à nos yeux les anciens habitants de l’Algérie ne sont qu’un obstacle qu’il faut écarter ou fouler aux pieds ; si nous enveloppions leurs populations, non pour les élever dans nos bras vers le bien-être et la lumière,

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mais pour les y étreindre et les y étouffer, la question de vie ou de mort se poserait entre les deux races. L’Algérie deviendrait, tôt ou tard, croyez-le, un champ clos, une arène murée, où, les deux peuples devraient combattre sans merci, et où l’un des deux devrait mourir. Dieu écarte de nous, Messieurs, une telle destinée ! (17) »

Ce texte de 1847 est l’un des derniers, et le plus important, de Tocqueville concernant la question de la colonisation de l’Algérie ; il constitue véritablement son testament politique sur cette question. L’Algérie est conquise et momentanément pacifiée, la France est à la croisée des chemins : ou bien elle s’engage dans une voie nouvelle per- mettant la cohabitation des deux peuples, protégeant les intérêts et la civilisation de chacun, au bénéfice de l’un et de l’autre, ou bien la fin de l’histoire sera sanglante. Aujourd’hui, cent quatre-vingt-six ans après la prise d’Alger, nous pouvons estimer que celle-ci marquait le début d’une histoire tragique (18) :

« Et voilà. Maintenant, le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre. [...] C’est tout. Après, on n’a plus qu’à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul. C’est minutieux, bien huilé depuis toujours. La mort, la tra- hison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences. [...] Et le vain- queur, déjà vaincu, seul au milieu de son silence... C’est propre, la tragédie. C’est reposant, c’est sûr... » (Jean Anouilh, Antigone.)

1. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome IX, Gallimard, 1959, p. 69, lettre de Tocqueville à Gobi- neau, 22 octobre 1843. Arthur de Gobineau (1816-1882) avait collaboré avec Tocqueville en 1843 avant d’être son chef de cabinet au ministère des Affaires étrangères en 1849. Il est curieux et amusant de constater qu’en tous points, quand il s’agit de morale, de politique, de religion ou de considérations sur les races, leurs choix idéologiques furent toujours diamétralement opposés. 2. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835), livre I, chapitre v. 3. Claude Savary, le Coran traduit de l’arabe, accompagné de notes, et précédé d’un abrégé de la vie de Mahomet, tiré des écrivains orientaux les plus estimés, Knapen et Onfroy, 1783. L’ouvrage, en deux

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volumes, figure encore aujourd’hui dans la bibliothèque du château de Tocqueville, qui fut celui d’Alexis, et qui appartient désormais à Jean-Guillaume de Tocqueville, son arrière-arrière petit-neveu. 4. « Il n’y a plus ni juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. » (Épître aux Galates, 3, 28.) 5. Politicien et homme de lettres anglais, dont il a fait la connaissance à Paris en 1840. 6. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome IX, op. cit., p. 71. 7. Ces notes, qui sont accessibles aux Archives départementales de la Manche sous la cote AT 2752, ont été reproduites dans l’édition Gallimard des Œuvres complètes, tome III, 1990, p. 154-162. 8. Dans ses notes, Tocqueville indique les pages correspondant à son texte, je les ai mises ici entre crochets. 9. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome XV, vol. 1, Gallimard, 1983, p. 98. 10. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, volume 2, Vrin, 1990, p. 34. 11. Une partie des théologiens chrétiens se sont lancés, depuis des siècles, dans une exégèse critique de la Bible ; voir par exemple, à ce sujet, Pierre Gibert, l’Invention critique de la Bible, XVe-XVIIIe siècle, Gallimard, 2010. Lors de l’émission « Culture d’islam » sur France Culture, le 12 octobre 2008, Abdelwahab Meddeb a souligné avec justesse qu’une partie des problèmes actuels de l’islam venait de la difficulté, voire de l’impossibilité, d’une telle approche et de faire son aggiornamento. 12. Le lecteur trouvera de plus amples développements dans Alexis de Tocqueville, Notes sur le Coran et autres textes sur les religions, Bayard, 2007 ; le texte est téléchargeable en ligne sur le site des univer- sités québécoises : http://classiques.uqac.ca/classiques/De_tocqueville_alexis/notes_sur_le_coran/ notes_sur_le_coran.html 13. Seconde lettre sur l’Algérie. 14. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome III, vol. 1, Gallimard, 1962, p. 275. 15. Idem, p. 322-330 ; Alexis de Tocqueville, Œuvres, tome I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 812-821 ; De la colonie en Algérie, Complexe, 1988, p. 169-180. 16. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome III, op. cit., p. 175 ; Notes sur l’Algérie, 1840. 17. Idem, p. 329. 18. Cette analyse est, par la force des choses, trop restreinte. Le lecteur pourra trouver de plus amples développements sur la question de la colonisation et de l’Algérie dans mon Tocqueville, Perrin, 2013, p. 422-447 et p. 601-614.

86 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 QUELQUES RÈGLES INSPIRÉES DE TOCQUEVILLE CONFIÉES À LA RÉFLEXION DE NOS CHERS LEADERS

› Brice Couturier

ègle 1 Au pouvoir, le bluff est plus dangereux qu’au poker. Ne faites étalage de puissance que lorsque vous disposez réellement de la force qui en est garante. R« Lorsqu’on a abandonné la réalité du pouvoir, c’est jouer un jeu dangereux que de vouloir en retenir les apparences. […] On semble encore assez grand pour être haï, et l’on n’est plus assez fort pour se défendre des atteintes de la haine. (1) »

Règle 2 Des corps privilégiés peuvent être acceptés par un peuple à condition que la grande masse, qui n’en fait pas partie, imagine conserver une chance, aussi ténue soit-elle, d’y accéder un jour ou d’y faire admettre ses enfants.

« Si chacun croit pouvoir un jour entrer dans un corps d’élite, l’étendue des droits de ce corps sera ce qui le ren- dra cher à ceux mêmes qui n’en font pas encore par-

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tie. De cette manière, les vices mêmes de l’institution feront sa force. […] Augmentez la grandeur de l’objet à atteindre, et vous pourrez sans crainte diminuer les chances de l’obtenir. »

Le peuple aime « l’aristocratie comme la loterie ». Ainsi s’explique peut-être l’étrange « solidarité » dont bénéficient les grands privilégiés du secteur public de la part de la masse des contribuables.

Règle 3 Méfiez-vous des intellectuels qui prétendent légitimer vos abus de pouvoir. L’étape suivante risque fort d’être votre renver- sement. En effet, avant de se débarrasser d’un prince, la tendance naturelle de la « portion démocratique » Brice Couturier est journaliste, il d’un peuple la pousse paradoxalement présente chaque matin sur France à en renforcer les pouvoirs. Ainsi des Culture une chronique intitulée « Le « légistes » français du XVIIe, attachés à tour du monde des idées ». légitimer la montée en puissance de la monarchie absolue par le droit et la science administrative. Le peuple commence par renforcer la souveraineté de l’État avant de le soustraire aux influences étran- gères. Ensuite, il réclame l’établissement de sa propre souveraineté.

« Ainsi donc les peuples, dont l’état social devient démo- cratique, commencent presque toujours par centraliser le pouvoir dans le prince seul ; quand plus tard ils se trouvent l’énergie et la force nécessaires, ils brisent l’ins- trument, et transportent les mêmes prérogatives dans les mains d’une autorité qui dépend d’eux-mêmes. »

Règle 4 Les systèmes aristocratiques sont favorables au développe- ment d’un pouvoir local distinct du pouvoir d’État central et savent lui opposer résistance.

« Il n’y a rien de plus propice à l’établissement et à la durée d’un système d’administration locale qu’une aristocratie. »

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À rebours, les démocraties, où nulle élite sociale vigoureuse ne se distingue, s’en remettent volontiers au pouvoir central – jusques et y compris pour leur gestion régionale. Car l’État est crédité – bien à tort – de favoriser l’égalité.

Règle 5 La secousse révolutionnaire vient généralement parache- ver une mutation sociale déjà en grande partie effectuée. Mais c’est précisément son inachèvement qui rend insupportables les résidus de l’ordre ancien. Ainsi, si c’est la France qui a connu la première cette secousse, c’est paradoxalement parce que l’ordre féodal y était plus miné qu’ailleurs. En Allemagne, où le servage a persisté jusqu’au XIXe siècle, pas de 1789. En France, « depuis longtemps, le paysan allait, venait, achetait, vendait, traitait, travaillait à sa guise ».

Règle 6 Les despotes qui abolissent les procédures démocratiques de gestion des affaires publiques ont tendance à en conserver un certain temps les apparences, afin de bénéficier des effets mobilisateurs du patrio- tisme qui les sous-tendaient. Ainsi du « sénat » romain sous l’Empire ou des « partis » et des « parlements » dans les démocraties populaires… Mais attention ! Les peuples ne s’y laissent pas prendre longtemps.

Règle 7 La modernisation même de la société, en suscitant de nou- veaux besoins, crée de nouvelles opportunités d’intervention pour un pouvoir désireux de ne rien laisser au hasard.

« La société, qui est en grand progrès, fait naître à chaque instant des besoins nouveaux, et chacun d’eux est pour [le gouvernement central] une source nouvelle de pou- voir ; car lui seul est en état de les satisfaire. »

De là à imaginer que l’État crée ces besoins, afin de mieux les satisfaire…

Règle 8 Une révolution politique parvient d’autant mieux à remo- deler à sa fantaisie le corps social que celui-ci a été préalablement affai- bli et que se sont émoussées les solidarités collectives.

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« Je comprends que, nulle part les citoyens n’étant moins préparés à agir en commun et à se prêter un mutuel appui en temps de crise, une grande révolution a pu bouleverser de fond en comble une pareille société en un moment. »

Règle 9 Le rapprochement des modes de vie et des cultures qu’en- traîne la modernité n’est nullement facteur de rapprochement entre les couches sociales. Au contraire, cette homogénéité croissante favo- rise le développement de narcissismes identitaires.

« Tous sont séparés les uns des autres par quelques petits privilèges. Entre eux, ce sont des luttes éter- nelles de préséance. [...] La vanité naturelle aux Fran- çais se fortifie et s’aiguise dans le frottement incessant de l’amour-propre de ces petits corps, et le légitime orgueil du citoyen s’y oublie. [...] Nos pères n’avaient pas le mot d’individualisme, que nous avons forgé pour notre usage, parce que, de leur temps, il n’y avait pas en effet d’individu qui n’appartînt à un groupe et qui pût se considérer absolument seul ; mais chacun des mille petits groupes dont la société française se composait ne songeait qu’à lui-même. C’était, si je puis m’exprimer ainsi, une sorte d’individualisme collectif, qui préparait les âmes au véritable individualisme que nous connais- sons. Et ce qu’il a de plus étrange, c’est que tous les hommes qui se tenaient si à l’écart les uns des autres étaient devenus tellement semblables entre eux qu’il eût suffi de les faire changer de place pour ne pouvoir plus les reconnaître. »

Et, dans le contexte d’une société écrasée par un État qui se mêle de tout et empêche les regroupements en vue de la gestion des affaires locales, elle se traduit par le développement de séparatismes hostiles les uns aux autres.

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Règle 10 Si le pouvoir a intérêt à diviser la société en autant de classes, de corporations et de communautés que possible, afin de paraître arbitrer entre elles, ce morcellement du corps social lui devien- dra funeste en cas de poussée révolutionnaire. « L’édifice entier » risque alors de « s’écrouler tout ensemble et en un moment ». Dépourvu de cohésion interne, le corps social, miné, n’opposera aucune résistance aux ferments d’anarchie introduits par les émeutiers.

Règle 11 À l’issue d’un conflit civil épuisant, il est loisible au vain- queur de se faire acclamer par une pseudo-assemblée à sa botte. Car le public n’aspire plus qu’à la paix et à la tranquillité.

« Une nation fatiguée de longs débats consent volontiers qu’on la dupe, pourvu qu’on la repose [Tocqueville pense sans doute à Napoléon Ier]. »

En revanche, convoquer la réunion d’une assemblée représenta- tive lorsqu’on sent monter une crise, c’est ouvrir toutes les vannes à l’expression du mécontentement populaire. À éviter !

Règle 12 « Ce n’est pas toujours en allant de mal en pis que l’on tombe en révolution. Il arrive le plus souvent qu’un peuple qui avait supporté sans se plaindre, et comme s’il ne les sentait pas, les lois les plus accablantes, les rejette violemment dès que le poids s’en allège. »

Aussi, « l’expérience apprend que le moment le plus dangereux pour un mauvais gouvernement est d’ordinaire celui où il commence à se réformer ».

1. Toutes les citations sont extraites de Alexis de Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution, in Œuvres complètes, tome II, Gallimard, 1952.

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› Jean-Paul Clément

il est une chose que ces trois penseurs partagent, c’est la nécessité d’une religion sans laquelle une société ne peut survivre. Mais alors que Jean- Jacques Rousseau part du droit naturel et de l’abstraction du contrat social, Chateaubriand et S’Tocqueville – à la lumière de leur expérience aux États-Unis, notam- ment – réintroduisent l’histoire, que les révolutionnaires avaient bannie – le pasteur Rabaut Saint-Étienne ne s’exclamait-il pas à la tribune de la Constituante : « L’histoire n’est pas notre code » ? Jean-Jacques Rousseau fonde la démocratie tout entière sur la volonté générale, volonté absolue, infaillible, qui anéantit tous les contre-pouvoirs, préconisés par Montesquieu. Quel sera le lien social entre tous ces citoyens égaux en droits, exprimant dans leur majorité la vérité, la justice et une vision éthérée de l’avenir ? Eh bien, la religion ! Mais laquelle ? Une « religion civile ».

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Pour Rousseau, il n’y a pas d’autre souverain que démocra- tique – « l’État du peuple ». Même si l’exécutif peut revêtir des formes diverses (monarchique, aristocratique ou autre), il n’est que l’exécutif du souverain. Mais comment faire tenir ensemble une démocratie composée de citoyens qui, selon la formule de Napo- léon, ne sont que des « grains de sable » que rien ne relie ? Il leur faut, estime Rousseau dès 1756, un code moral. L’État du peuple a des chances raisonnables de durée, mais non d’éternité. « L’esprit social », fruit du contrat et ciment de l’union politique, doit être garanti et fortifié. Comment ? par une religion. Nous y revenons. Non celle des Grecs, qu’il juge barbare, mais une religion toute simple, sans liturgie, sans hiérarchie, sans temple, sans rites ; une

religion bordée au culte purement inté- Jean-Paul Clément est écrivain rieur du Dieu suprême et aux devoirs et historien, il a été directeur de éternels – en somme le vrai « théisme » de la Maison de Chateaubriand et a enseigné à l’Institut d’études « droit divin naturel ». politiques de Paris. Rousseau balaye le christianisme. Les Il a édité les Mémoires d’outre-tombe rapports du spirituel et du temporel tels (Gallimard, coll. « Quarto », 1997), et a notamment publié Chateaubriand. que le christianisme – surtout le christia- Biographie morale et intellectuelle nisme romain et la papauté – les a conçus (Flammarion, 1998) ; Charles X. Le depuis que Jésus vint établir sur la Terre un dernier Bourbon (Perrin, 2015). « royaume spirituel » nourrissent le réquisitoire de Rousseau. L’État cessa d’être un : rien de plus grave à ses yeux. De là les divisions intestines, les conflits de juridictions, les états endémiques chez les peuples chrétiens, l’impossibilité de toute bonne politie, faute de jamais venir à bout de savoir « auquel, du maître ou du prêtre, on était obligé d’obéir ». Dans une lettre à Voltaire du 18 août 1756, Rousseau écrit : « je ne voudrais pas qu’on eût dans chaque État un code moral, une espèce de profession de foi civile ». Et l’auteur a ajouté à son ouvrage le chapitre « De la religion civile », non prévu dans son plan primitif et dont – détail symbolique – il a écrit le brouillon au verso des feuillets où il avait rédigé son chapitre « Le législateur ». On peut s’étonner qu’une âme religieuse, en même temps que critique, comme la sienne n’ait pas éprouvé jusque-là le besoin de

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faire appel à un lien à la fois moral et social si puissant, capable de nouer le plus intérieur et le plus extérieur. La religion du citoyen antique n’avait-elle pas été singulièrement fortifiée et renforcée à la cité-État ? Celle-ci, ayant son culte propre aussi bien que son gouver- nement, « ne distinguait point ses dieux de ses lois ». Le culte divin et l’amour des lois étaient réunis. Alors violer les lois, c’était « être impie » ; mourir pour son pays, c’était « aller au martyre ». Depuis que la révolution chrétienne avait distingué radicalement César et Dieu, Rousseau, dans le Contrat social, cherchait une formule qui possédât tous les avantages de la religion antique sans attenter à la liberté intérieure de l’homme, ni à la vérité, sans imposer de contenu proprement dogmatique : « jamais État ne fut fondé, que la religion ne lui servît de base ». Et s’il est vrai que :

« [...] le droit que le pacte social donne au souverain sur ses sujets ne passe point, comme je l’ai dit, les bornes de l’utilité publique [...], il importe bien à l’État que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs ; mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’État, ni ses membres, qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir au surplus telles opinions qu’il lui plaît, sans qu’il appartienne au souverain d’en connaître : [...] il n’a point de compétence dans l’autre monde [...]. Il y a donc une profession de foi purement civile, dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle. (1) »

Rousseau entend instituer une religion civile qui mettra en harmo- nie volonté générale et volonté particulière, où le citoyen admette, en obéissant à la volonté générale, d’obéir d’un même coup à sa volonté propre.

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Il expose enfin ce qu’il entend par son « théisme civique ». Ce sont des dogmes positifs :

« L’existence de la divinité puissante, intelligente, bien- faisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sain- teté du contrat social et des lois. »

Le souverain ne peut obliger personne à les croire, concède Rous- seau, mais « il peut bannir de l’État quiconque ne les croit pas ». Il est vrai que s’il le bannit, ce n’est pas comme impie, « mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir ». Mince est la conces- sion. Toutefois, ce n’est rien encore. Un « que si » oratoire et vengeur amorce un verdict implacable : « que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois ». On perçoit vite les dérives totalitaristes d’un tel système, lorsqu’aux XIXe et XXe siècles le matérialisme athée se sera substitué au théisme de Jean-Jacques Rousseau. Féroce doctrine de l’homme nouveau. Gaston Bachelard écrit :

« Quelle religion proprement dite exigerait davantage ? Faut-il répondre qu’au fond le lien social en lui-même et par lui-même est aux yeux de Rousseau sacré, ce qui justifie les plus dures exigences ? Comment ne pas déce- ler ici, et dénoncer dûment, une explosion de fanatisme civique ? (2) »

L’auteur conclut à une thématique très homogène à l’intérieur de laquelle les rapports politiques sont constamment traduits en termes de mécanique et d’algèbre, ou encore d’arithmétique, de géométrie et d’architecture.

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Tout autres – on le pense – furent les conceptions de Chateaubriand et de Tocqueville. Issu d’une souche aristocratique très ancienne, gardant la nostalgie de l’ancienne France – que les capétiens avaient, certes, laminée avant que la Révolution ne l’achève dès juin 1789 –, Chateaubriand le pre- mier en est conscient (3). Sous la Révolution, les conventionnels puis les « directoriens » se livrèrent à une politique de déchristianisation ardente, soutenue par les préceptes de Jean-Jacques. On supprima le culte des saints, qui dis- parurent des noms de rues de France. On abandonna le calendrier gré- gorien au profit du calendrier de Fabre d’Églantine. On organisa des cérémonies : la Fête de la déesse Raison, puis celle de l’Être suprême, inspirée par Robespierre et qui précipita sa chute. En 1795, François-Antoine de Boissy d’Anglas et Louis-Marie de La Révellière-Lépeaux reprirent ces rites et tentèrent de les mettre en pratique, de façon quelque peu burlesque : ainsi la théophilantropie, avec sa liturgie, version parodique et dérisoire de l’Église. Rappelons-nous que dès 1790, une Église schismatique avait surgi : la Constitution civile du clergé, condamnée par Rome. Elle intimait au clergé de régénérer l’ordre nouveau et de répandre les grands prin- cipes de 1789. Demeurait, à l’issue de la Révolution – sanctionnée avec quelle vigueur par le coup d’État de Brumaire –, la religion catholique. Le Concordat, négocié âprement avec la papauté, rétablit un clergé salarié mais propriétaire de ses biens, prêt à reconquérir des hommes égarés. Parut alors le Génie du christianisme de Chateaubriand, qui connut un succès considérable. On écouta les homélies de l’abbé Frayssinous, des missions furent envoyées en province, etc. Dans le Génie du christianisme (1802), Chateaubriand souli- gnait le rôle modérateur joué par l’Église : aux états généraux, les représentants du clergé, ordre privilégié, surent tenir la balance égale entre les exigences contradictoires du peuple, des seigneurs et du monarque. Mais les temps ont changé ; si l’Église n’est plus un « corps politique », elle doit demeurer une « corporation » puis- sante, respectée.

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Chateaubriand y reviendra dans De la monarchie selon la Charte (octobre 1816) :

« Quelle singulière chose de prétendre donner à un peuple des institutions généreuses [...] et [...] de croire qu’on peut former un présent sans un passé, planter un arbre sans racines, une société sans religion ! (4) »

Et dans un langage somptueusement métaphorique, il évoque comment le clergé devrait être employé dans la Restauration ; c’est en renforçant son autorité et ses moyens qu’on le réconciliera avec son temps pour en faire l’indispensable auxiliaire des institutions libérales :

« Voulez-vous faire aimer et respecter les institutions nouvelles ? [...] Conduisez-les à l’antique autel de Clovis avec le roi ; qu’elles y soient marquées de l’huile sainte ; que le peuple assiste à leur sacre, si j’ose m’exprimer ainsi, et leur règne commencera. Jusqu’à ce moment la Charte manquera de sanction aux yeux de la foule : la liberté, qui ne nous viendra pas du ciel, nous semblera toujours l’ouvrage de la Révolution, et nous ne nous attache- rons point à la fille de nos crimes et de nos malheurs. Que serait-ce, en effet, qu’une Charte que l’on croirait en péril toutes les fois que l’on parlerait de Dieu et de ses prêtres ; une liberté dont les alliés naturels seraient l’impiété, l’immoralité et l’injustice ? (5) »

À la suite de Chateaubriand, « épicurien » converti (selon Sainte- Beuve), Alexis de Tocqueville, son parent, entretint quelques idées simples et fortes ; sa vie politique et intellectuelle s’est organisée autour de deux convictions : liberté et religion, valeurs héritées de son enfance et solidement formées dès sa jeunesse. Amour de la liberté d’un côté, haine de la Révolution de l’autre. Jamais il n’a douté de la liberté et de l’immortalité de l’âme humaine. Et dans

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son dernier discours publié, il rappelle que la liberté a toujours été « la première des grandes valeurs » : « Je vois toujours en elle, écrit- il, l’une des sources les plus fécondes des vertus mâles et des actions grandes. (6) » Chateaubriand et Tocqueville se rejoignent sur un point : persua- dés que l’Europe marche à la démocratie sous l’influence puissante du modèle américain, ils estiment, en s’inspirant de l’Amérique, qu’il n’y a ni liberté ni société durable sans religion. Chateaubriand écrit dans le Génie du christianisme : « Il n’y a point de gouvernement libre car le christianisme a fondé la liberté politique. (7) » Tous deux reconnaissent également l’utilité sociale de la religion. Dès lors, les différences dogmatiques entre les religions, quand elles sont autorisées, ne nuisent pas à la bienfaisance sociale, lorsque par exemple elles prêchent la même morale. « La société [aux États-Unis], écrit Tocqueville, n’a rien à craindre ni à espérer de l’autre vie. Ce qui importe le plus, ce n’est pas tant que les citoyens professent la vraie religion, mais qu’ils professent une religion. (8) » N’est-ce pas en se fondant sur une religion d’inspiration piétiste que les petites colonies américaines se sont gouvernées par elles-mêmes et ont maintenu leur lien social indestructible ? Pour nos deux auteurs, l’athéisme, l’indifférentisme et le relati- visme religieux sont contraires à la nature de l’homme. Il est « néces- saire » et « désirable », écrit Tocqueville, que les hommes aient des croyances dogmatiques. Or « parmi les croyances dogmatiques, les plus désirables me semblent être les croyances dogmatiques en matière de religion » (9). Mais quelques divergences existent. Chateaubriand veut redonner au clergé l’importance et l’influence qu’il a perdues, tout en recon- naissant que les ordres et privilèges ont été définitivement abolis, dans l’ordre de la pensée, de l’enseignement, et même de la puissance tem- porelle. Il regrette que la Révolution ait eu « l’idée funeste » de séparer entièrement l’ordre religieux de l’ordre politique. Pour lui, l’Église ne peut subsister dépouillée de toute prérogative et de tout bien, réduite par Napoléon à n’avoir plus sous son autorité qu’un clergé salarié par l’État.

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Pour Tocqueville, les prêtres doivent non pas soutenir un régime, mais enseigner aux chrétiens qu’ils appartiennent à l’une des grandes associations humaines que Dieu a établies sans doute pour rendre plus sensibles et plus visibles les liens qui doivent attacher les individus les uns aux autres, associations qui se nomment les peuples et dont le ter- ritoire s’appelle la patrie. La démocratie religieuse apparaît à Tocque- ville aussi funeste que la démocratie des socialistes. Tocqueville veut rétablir la religion (chrétienne) dans toute la société – y compris dans les prisons pour rédimer les criminels. Mais, sous la pression de l’opinion, l’homme démocratique est le moins dis- posé à l’accueil des « prescripteurs de conduite » dont parlait Cha- teaubriand. Il est tout préoccupé à étendre son moi aux dimensions des deux mondes, naturel et surnaturel, et à ramener les deux mondes dans les limites et sous la direction de son moi.

Toutefois, la France a cultivé une singularité qui a fait sa grandeur – contrairement à toutes les autres Républiques d’Europe, pour les- quelles la république n’est qu’une forme de régime politique. La religion « civique » de Rousseau n’avait pas dit son dernier mot. De décennie en décennie, depuis la fin du XIXe siècle et la démission de Patrice de Mac Mahon, une « religion » républicaine s’est chargée d’un fort contenu, fruit de l’histoire et de l’idéologie, « corpus » cohé- rent intégrant tous les aspects de la vie sociale : éducation (Jules Ferry), liberté de la presse, séparation de l’Église avec l’État, morale, droit (Maurice Hauriou), croyance indéfectible dans le progrès inspirée de Condorcet et d’Auguste Comte. Cette religion est fondée sur la « divi- nisation » ; la Révolution dans son ensemble – la Terreur comprise – est considérée comme la pierre angulaire de la République : un « bloc » (Georges Clemenceau). On invoque les « valeurs de la République » dans les cours d’Al- phonse Aulard et d’Albert Mathiez à la Sorbonne. Depuis, que sont devenues ces « valeurs » ? Battue en brèche par l’extrême gauche, marquée au fer d’un marxisme toujours récidivant, la religion des républicains s’étiole aujourd’hui et revêt de plus en plus une valeur symbolique, vidée d’une partie de sa substance. Dans

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l’éducation, le « pédagogisme » inspiré des analyses de Pierre Bour- dieu sur la « reproduction sociale », un hédonisme ravageur (annoncé par Tocqueville), l’indifférentisme religieux et la relativité des valeurs, remettent en cause le « nœud social », dans une société fragile, bous- culée par la mondialisation et confrontée à la montée de religions à laquelle la République n’était pas préparée. Avec Alain Finkielkraut, il est temps de s’interroger sur notre « identité malheureuse ».

1. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, tome III, chapitre vi, « Sur la religion antique ». 2. Collectif, Histoire des idées et idées sur l’histoire : études offertes à Jean-Jacques Chevallier, Cujas, 1977, p. 209. 3. Dans les Réflexions politiques, après avoir défini ce qu’était l’Ancien Régime, il écrit : « Malheureuse- ment ce bel édifice est écroulé. Il ne s’agit pas de savoir s’il était plus solide et plus parfait que celui qu’on vient d’élever ; si l’ancien gouvernement, fondé sur la religion comme les gouvernements antiques, pro- duit lentement par nos mœurs, notre caractère, notre sol, notre climat, éprouvé par les siècles, n’était pas plus en harmonie avec le génie de la nation, plus propre à faire naître de grands hommes et des vertus, que le gouvernement qui le remplace aujourd’hui » (Chateaubriand, Réflexions politiques, chapitre xix, in Grands écrits politiques, tome I, édition de Jean-Paul Clément, Imprimerie nationale, 1993, p. 215). 4. François-René de Chateaubriand, De la monarchie selon la Charte, chapitre lxxxix, in Grands écrits poli- tiques, tome II, Imprimerie nationale, 1993, p. 446. 5. Idem, chapitre xc, p. 447-448. 6. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome VI, Michel Lévy, 1867, p. 307-308, discours prononcé le 2 avril 1853. 7. François-René de Chateaubriand, Génie du christianisme, tome I, livre I, chapitre x, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 505. 8. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, op. cit., p. 309. 9. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome I, Charles Gosselin, 1840, p. 13 et 35.

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› Robert Kopp

Quand il n’y avait que les riches qui eussent des montres, elles étaient presque toutes excellentes. On n’en fait plus guère que de médiocres, mais tout le monde en a. (1) » C’est ainsi qu’Alexis de Tocqueville, dans le second tome de De la démocratie en Amérique (1840), résume le «problème de la culture démocratique, écartelée entre quantité et qualité. Car ce qui vaut pour l’artisanat d’art vaut également pour la peinture, l’architecture, la littérature, la musique. Tocqueville y insiste : aucun domaine n’échappe à ce dilemme ou à cette aporie. En effet, « dans les aristocraties on fait quelques grands tableaux, et, dans les pays démocratiques, une multitude de petites peintures », dans les premières, on élève « des statues de bronze », dans les secondes, « des statues de plâtre », au lieu de construire des palais en marbre blanc, on se contente de blanchir des murs de briques (2). Quant aux ouvrages de l’esprit, il en est peu qui soient signés par « des auteurs connus », en revanche, « une multitude de traités élémentaires » rem- plissent les rayons des libraires. Or cette évolution tient essentielle- ment à trois choses, d’ailleurs liées entre elles : la multiplication des publics, toujours plus hétérogènes, la perte des savoir-faire, des techni­ ques et des règles qui président à l’élaboration des chefs-d’œuvre, la disparition des loisirs indispensables à une culture d’élite par le nivel- lement des fortunes.

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« Lorsqu’un petit nombre d’hommes, toujours les mêmes, s’occupent en même temps des mêmes objets, ils s’en- tendent aisément et arrêtent en commun certaines règles principales qui doivent diriger chacun d’eux. Si l’objet qui attire l’attention de ces hommes est la littérature, les tra- vaux de l’esprit seront bientôt soumis par eux à quelques lois précises dont il ne sera plus permis de s’écarter. (3) »

C’est ainsi que les littératures européennes – et la littérature fran- çaise tout particulièrement – se sont dotées de poétiques normatives que la Renaissance a empruntées à Aristote et à Horace et que les auteurs italiens d’abord, français ensuite, ont constituées en un corps de doctrines qui s’est imposé peu ou prou dans toutes les littératures, et ceci d’autant plus qu’en matière de goût, l’Europe, de Louis XIV à Napoléon, était française (4). Désireux de dessiner l’évolution générale et d’en dégager quelques grands principes, Tocqueville ne donne aucun exemple précis, mais tout lec- Robert Kopp est professeur à teur reconnaît à l’arrière-plan de ses analyses l’université de Bâle. Dernières l’histoire même de la tragédie classique, entre publications : Album André Breton autres, qui a fini par s’incarner dans une pièce (Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008), Un siècle de en cinq actes et en vers, respectant stricte- Goncourt (Gallimard, 2012), l’Œil de ment les unités de lieu, de temps et d’action, Baudelaire (avec Jérôme Farigoule et et où un nombre restreint de personnages alii, Paris-Musées, 2016). › [email protected] interviennent le moins possible, l’essentiel étant constitué par l’analyse d’un point de bascule qui précipite la catastrophe. Sous cet angle, c’est évidemment Britannicus de Racine qui incarne le mieux le modèle classique et Voltaire avait raison de le considérer comme « la pièce des connaisseurs ». Or cette tradition se mourait, sous les yeux même de Tocqueville. Moins d’épuisement intrinsèque que du repli sur elle-même et de son inadéquation aux nouveaux publics issus de la Révolution. Celle-ci n’a pas seulement vu les salles de spectacles se multiplier, elle a aussi donné naissance à de nouveaux genres dramatiques, comme le mélodrame, dont René-Charles Guilbert de Pixerécourt (1773-1844), aujourd’hui bien oublié (5), a été le plus fécond et le plus fêté des représentants,

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avec plus de cent vingt-cinq pièces totalisant quelque trente mille représentations. Ces bouleversements du champ littéraire n’avaient pas échappé aux contemporains. Il n’empêche que la tradition clas- sique s’est maintenue, qu’elle avait même été favorisée par l’Empire, si bien que Stendhal, dans Racine et Shakespeare (1823), déplorait qu’en dépit des changements historiques qui n’avaient jamais été plus pro- fonds que durant les quarante années écoulées on voulût « toujours nous donner la même littérature ». Tocqueville lui fait écho, mais au niveau des lois générales :

« Il arrivera quelquefois que les membres de la classe ­lettrée, ne vivant jamais qu’entre eux et n’écrivant que pour eux, perdront entièrement de vue le reste du monde, ce qui les jettera dans le recherché et le faux ; ils s’imposeront de petites règles littéraires à leur seul usage, qui les écarteront insensiblement du bon sens et les conduiront enfin hors de la nature. À force de vou- loir parler autrement que le vulgaire, ils en viendront à une sorte de jargon aristocratique qui n’est guère moins éloigné du beau langage que le patois du peuple. (6) »

Tocqueville distingue donc trois niveaux : le jargon aristocratique, le beau langage, le patois du peuple. Il rejette les extrêmes, le jargon aristocratique parce qu’il appartient au passé, le patois du peuple parce qu’il pourrait servir l’esprit révolutionnaire qui est à l’opposé du libé- ralisme qui est le sien, pour ne retenir que le beau langage, qu’il sent toutefois menacé. Le second tome de De la démocratie en Amérique est contempo- rain d’amples et profonds bouleversements en matière de culture. Les années 1830 ne sont pas seulement celles de la loi Guizot sur l’en- seignement, mais aussi de l’invention de la presse à quarante francs, vivant du roman-feuilleton et des petites annonces, de l’émergence d’une presse provinciale, de la multiplication des cabinets la lecture, de la prolifération des revues consacrées essentiellement à la littérature, aux arts, à la mode – sujets moins surveillés que ceux que ­traitaient

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les journaux politiques –, de la caricature comme nouvelle arme poli- tique (Daumier l’apprend à ses dépens, puisqu’il fait de la prison pour sa fameuse tête piriforme), de l’apparition du daguerréotype et de la photographie, de la transformation du Salon en une gigantesque exposition d’art, annuelle et gratuite, réunissant plusieurs centaines de milliers de visiteurs pour plus de deux mille tableaux exposés (dont une partie non négligeable est acquise par l’État – jouant le rôle des directions régionales des affaires culturelles (Drac) et des fonds régio- naux d’art contemporain (Frac) d’aujourd’hui – et envoyée dans les préfectures et sous-préfectures, les musées de province et les églises à travers tout le pays –, de la grande mode de l’opéra (le directeur de l’Opéra de Paris, le célèbre Louis-Désiré Véron, prétendait en faire un « Versailles bourgeois » (7)).

Vers un inéluctable abaissement

Au public relativement homogène de l’Ancien Régime a succédé une multitude de publics hétérogènes.

« Ces nouveaux amateurs des plaisirs de l’esprit – observe Tocqueville – n’ont point reçu la même éducation ; ils ne possèdent pas les mêmes lumières, ils ne ressemblent point à leurs pères, et à chaque instant ils diffèrent d’eux- mêmes ; car ils changent sans cesse de place, de sentiments et de fortune. L’esprit de chacun d’eux n’est donc point lié à celui de tous les autres par des traditions et des habi- tudes communes, et ils n’ont jamais eu ni le pouvoir, ni la volonté, ni le temps de s’entendre entre eux. (8) »

C’est pourtant au sein de cette « multitude incohérente et agitée » que des auteurs font leur apparition, mais la plupart d’entre eux n’ont reçu aucune « éducation littéraire » ; ils ignorent donc « les conven- tions rigoureuses que reconnaissent dans les siècles aristocratiques les lecteurs et les écrivains ». Beaucoup d’entre eux poursuivent d’ailleurs

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parallèlement une autre carrière, car il est difficile, voire impossible, de vivre de son art, à moins de le transformer, à force de concessions envers le public, en une industrie. C’est en août 1839 que Charles-Augustin Sainte-Beuve publia dans la Revue des Deux Mondes son article retentissant sur la « littéra- ture industrielle » :

« C’est un fait que la détresse et le désastre de la librairie en France depuis quelques années ; depuis quelques mois le mal a encore empiré : on peut y voir surtout un grave symptôme. [...] Si l’on compte çà et là des exceptions, elles vont comme s’éloignant, s’évanouissant dans un vaste naufrage : rari nantes. La physionomie de l’ensemble domine, le niveau du mauvais genre gagne et monte. »

Et d’attribuer la déchéance des lettres essentiellement à la presse à quarante francs et au roman-feuilleton, à l’invasion de la littérature par le journalisme et ses mœurs, fustigées par Balzac dans un grand roman qui n’a rien perdu de son actualité, Illusions perdues. Tocqueville, une fois encore, tire de ces observations une loi générale :

« La démocratie ne fait pas seulement pénétrer le goût des lettres dans les classes industrielles, elle introduit l’esprit industriel au sein de la littérature. (9) »

D’abord par la multiplication des publications et par les incessantes concessions faites au goût des différents publics, à ces nouveaux lec- teurs, peu instruits, peu exigeants, si ce n’est de divertissements faciles ou de conseils pratiques. Les sociétés démocratiques demandent à l’artiste de les amuser à moindres frais ou de se rendre utile. Consé- quence : « Les auteurs y viseront à la rapidité de l’exécution plus qu’à la perfection des détails. » Corollaire : le style sera souvent « bizarre, incorrect, surchargé et mou », « on tâchera d’étonner plutôt que de plaire » (10).

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Existe-t-il un remède à cette situation ? Tocqueville, sans hésiter, donne une réponse. Elle se trouve dans le chapitre qui suit immédiatement celui qu’il a consacré à la « littérature industrielle » et qui s’intitule « Pourquoi l’étude de la littérature grecque et latine est particulièrement utile dans les sociétés démocratiques ». Pour trois raisons au moins. D’abord, parce que les Grecs et les Romains donnent l’exemple d’une société où les lettres n’ont « jamais été traitées comme une industrie », car les livres étaient rares et chers. Ensuite, même si les auteurs anciens ont « quel- quefois manqué de variété et de fécondité dans les sujets, de hardiesse, de mouvement et de généralisation dans la pensée, ils ont toujours fait voir un art et un soin admirables dans les détails ». Ils donnent l’exemple du travail bien fait, où rien n’est laissé au hasard ou à la hâte. Enfin, ils ne s’adressent qu’à une minorité. « Tout y est écrit pour les connaisseurs, et la recherche de la beauté idéale s’y montre sans cesse. (11) » La littérature des Anciens est ainsi le meilleur antidote contre les défauts de la littérature présente. Encore ne faut-il pas généraliser cet enseignement, car les besoins de la majorité étant avant tout matériels, il ne faudrait pas lui donner une éducation qui ne saurait la satis- faire, sinon elle troublerait l’État « au nom des Grecs et des Romains ». Dans les sociétés démocratiques, l’éducation du plus grand nombre sera « scientifique, commerciale et industrielle plutôt que littéraire ». Mais il faudrait au moins donner à ceux « que leur nature ou leur for- tune destine à cultiver les lettres » la possibilité de les étudier et de se rendre « parfaitement maîtres de la littérature antique ». Faible consolation. Tocqueville sait que l’amour désintéressé du beau et « le goût de l’idéal » sont d’essence aristocratique et que dans les sociétés démocratiques, si l’imagination n’est pas éteinte, « elle s’adonne presque exclusivement à concevoir l’utile et à représenter le réel ». Les sujets de poésie seront donc moins nombreux et différents, alors qu’au théâtre les peuples démocratiques, tout en se moquant de ce qui se passait à Rome et à Athènes, aiment à ce « qu’on leur parle d’eux-mêmes » (12). La passion de l’égalité et l’individualisme ne les empêchent pas de rechercher les satisfactions de la vanité. Aussi, le nombre des salles de théâtre et des auteurs dramatiques ira-t-il en augmentant, sauf aux États-Unis, puritanisme des pères fondateurs

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oblige. Or, à force de montrer sur scène ce « mélange confus de condi- tions, de sentiments et d’idées » de tous les jours, « le théâtre devient plus frappant, plus vulgaire et plus vrai ». Davantage liées à l’actualité, les pièces tomberont plus rapidement dans l’oubli. Ainsi, les sociétés démocratiques auront beau cultiver les lettres, les sciences et les arts, elles ne sauront guère dépasser le stade de l’utili- taire ou celui du divertissement. Et la passion de l’égalité les pousse nécessairement vers le conformisme. Certes, l’homme est double : s’il penche, par un bout « vers le borné, le matériel et l’utile », par l’autre il s’élève « naturellement vers l’infini, l’immatériel et le beau » (13). Et le nombre de ceux qui pourront s’intéresser aux œuvres de l’esprit grandira et, les privilèges ayant disparu, c’est « l’intelligence » qui fera la princi- pale différence entre la fortune des hommes. Toutefois, les hommes qui vivent dans des sociétés démocratiques sont constamment poussés par la nécessité d’agir, ils n’ont pas le loisir nécessaire à la vie de l’esprit. Celui qui agit n’a pas de conscience, disait Goethe, et Tocqueville ajoute : il ne peut « consumer son temps à établir la vérité de tous ses principes » (14). Il est pressé et doit se contenter d’approximations. L’art, au contraire, a besoin de temps, de loisir, de désintéressement, qualités aristocratiques par excellence. Même s’il lui arrive de s’en défendre, Tocqueville sait que l’excellence, fondamentalement, n’est pas une valeur démocratique. Seule l’aristocratie, qui « se tient immobile au point de grandeur où elle est placée », a « le goût de ce qui est très bien fait et très durable » (15). 1. Alexis de Tocqueville, Œuvres, tome II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 561. 2. Idem, p. 563. 3. Idem, p. 568. 4. Voir l’indispensable ouvrage de René Bray, la Formation de la doctrine classique en France, Hachette, 1927, réimprimé maintes fois. Pour l’Europe française, on se reportera à l’étude devenue un classique de Louis Réau, l’Europe française au siècle des Lumières, Albin Michel, 1938, également réédité, ainsi qu’à celle de Marc Fuma- roli, Quand l’Europe parlait français, Editions de Fallois, 2001, rééd. Le Livre de poche, 2003. 5. Malgré une méritoire réédition des Mélodrames sous la direction de Roxane Martin, Classiques Garnier, 2013-2016, trois volumes parus. 6. Alexis de Tocqueville, Œuvres, tome II, op. cit., p. 569. 7. Comme Louis Véron l’explique lui-même dans ses rocambolesques Mémoires d’un bourgeois de Paris, comprenant la fin de l’Empire, la Restauration, la monarchie de Juillet, la République jusqu’au rétablisse- ment de l’Empire, Librairie nouvelle, 1856-1857, 6 volumes, consultable sur Gallica. Directeur (en 1838), puis propriétaire (en 1844) du Constitutionnel, c’est lui qui signa, moyennant 100 000 francs, avec Eugène Sue pour le Juif errant, multipliant ainsi par sept le nombre des abonnés (3 600) de son journal. 8. Alexis de Tocqueville, Œuvres, tome II, op. cit., p. 570. 9. Idem, p. 572. 10. Idem, p. 571. 11. Idem, p. 574. 12. Idem, p. 593. 13. Idem, p. 549. 14. Idem, p. 553. 15. Idem, p. 560.

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› Frédéric Verger

œuvre d’Alexis de Tocqueville est une tragédie calme. Version savante, apparemment objective, détachée des passions, du drame mis en scène par François-René de Chateaubriand. En cela, ils sont tous deux les héritiers des deux grands penseurs politiques du XVIIIe siècle français, Montesquieu et Rousseau. Car le point commun de ces œuvres si diverses, c’est la L’constatation que la vie des sociétés humaines est une tragédie souter- raine, dont les épisodes se mesurent en décennies, en siècles, qui fait s’affronter dans le champ politique, et parfois dans le cœur de l’indi- vidu lui-même, des contradictions qui ne peuvent être résolues. Des passions différentes, comme celle de la liberté ou de l’égalité, peuvent se partager un cœur, peuvent l’enflammer du même mouvement dans une lutte où elles trouveront toutes deux à s’assouvir, mais jamais elles ne donneront naissance à une troisième passion qui les unirait. La biographie de Tocqueville par Brigitte Krulic (1) révèle à quel point ces tendances irréconciliables furent celles de l’homme même : l’auteure montre comment toute sa vie il refusa de se plier aux conven- tions de classe, surtout quand elles procédaient d’une affirmation de

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principe d’inégalité, et en même temps resta animé d’un certain tem- pérament aristocratique, de certains affects dont il se demandait si, procédant d’un état antérieur, inégalitaire, des sociétés, ils n’étaient pas appelés à disparaître. Il fut à sa façon un marginal, un homme que, jusque dans sa famille, on trouvait étrange. Son style, sa langue même reflètent cette ambivalence : d’un côté, le ton somptueusement détaché de De la démocratie en Amérique et de l’Ancien Régime et la Révolution, où le raisonnement, dans son élégance, satisfait l’esprit d’un mélange envoûtant dont on ne sait s’il naît de l’harmonie du raisonnement ou de la précision abstraite du phrasé ; de l’autre, le ton ironique et cruel du théâtre des Souvenirs, où les hommes et les faits qui paraissent sur la scène sont impitoyablement jugés. Cette opposition des styles, des tons, avait sans doute pour lui un sens, et s’il avait vécu, l’opposition des deux dimensions de l’œuvre, l’objective et la subjective, aurait signifié quelque chose que ni l’une ni l’autre ne pouvait dire seule. La part objective de sa pensée, qui constitue l’essentiel de son œuvre, où tout est examiné à l’aune d’une neutralité anthropo- logique, affirme que la démocratie propose un système de justice universel, éliminant les jugements de valeur indémontrables et extérieurs à la valeur universelle d’égalité. Que ce règne de l’égalité

soit le triomphe d’une vérité naturelle ou Frédéric Verger, professeur agrégé une construction historique importe peu de lettres, est l’auteur d’un roman, puisque l’important, c’est que l’avenir lui Arden (Galimard, 2013). appartient. Mais cette logique démocratique de la justice suppose qu’on refuse la distinction du « noble » et du « vil », qu’on admette que certaines idées sont plus « hautes » que d’autres, puisque ces jugements de valeur introduisent des critères subjectifs, conven- tionnels, échappant au code moral réglant la condition naturelle de l’égalité. Une telle idée est insupportable à Tocqueville, mais il sait bien que ce rejet ne peut être justifié dans la perspective de neutralité anthropologique qu’il a adoptée. Une part importante de sa réflexion est dès lors consacrée à une tentative pour concilier de façon rationnelle le règne de l’égalité et la distinction du « noble » et du « vil », pour échapper à la tragédie de l’opposition irréconciliable de ces deux passions.

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La première tentative, la plus célèbre, consiste à considérer que l’égalité épanouit la liberté puisque la subordination et la domination des consciences sont appelées à disparaître. C’est aussi la raison pour laquelle le meilleur régime politique égalitaire est celui qui préserve le plus l’autonomie des individus à l’égard de l’État, qui les préserve du fameux « despotisme doux ». Mais on voit quel problème théorique pose ce texte fameux : ces intérêts purement matériels, ces occupa- tions mesquines et basses qui menacent la liberté sont méprisés au nom de jugements de valeur qui poussent à se demander quel sens il donne au mot. Le lecteur attentif comprend qu’il lui en donne deux : l’un, rationnel, philosophique, correspond à la conséquence simple et claire du régime égalitaire, la liberté ainsi entendue étant proche du sens que lui donne John Stuart Mill ; l’autre, jamais explicite, mais toujours présent et palpitant, correspond à la possibilité pour l’indi- vidu d’avoir des pensées nobles, élevées, d’échapper à la médiocrité du conformisme au nom de sentiments ou d’attitudes supérieures. Mais cette signification introduit des jugements de valeur sur la vie qui échappent à la logique purement objective de la justice démocratique. Ce dilemme qui a hanté son œuvre et sa vie est encore actuel : une discussion récente entre deux philosophes, Ruwen Ogien et Michael Sandel (2), semble indiquer que la pensée politique se débat toujours dans les apories qu’a fait apparaître Tocqueville : est-il dans une démo- cratie possible de penser une forme de justice universelle qui ne fasse pas appel à des jugements de valeur sur la vie mais obéisse seulement au code du respect de l’égalité et de la liberté de chacun ? Ou bien une telle position n’est-elle qu’une abstraction illusoire, et les lois et les choix politiques ne dépendent-ils pas forcément de jugements de valeur sur la bonne façon de vivre ? Dans les Souvenirs apparaît une autre façon de traiter la question. En ce sens, ils représentent peut-être une réponse à ce dilemme. Des portraits, des récits où il livre sa vision du drame et de la comédie de la révolution de 1848 et des premières années de la IIe République, se dégage l’idée que les pensées, les actions, les manières qu’il juge basses, communes, viles, ne sont pas seulement méprisées pour des motifs qui relèvent d’une esthétique de la vie. On voit qu’il veut nous faire

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­sentir qu’elles sont aussi condamnables au nom de la vérité. La bêtise, la grossièreté, le manque de finesse rendent aveugles à la vérité des choses. Les pensées communes, mesquines et basses mènent au men- songe, aux illusions qui précipitent les sociétés à leur perte. En cela, la distinction esthétique du haut et du bas, du noble et du vil, prend une réalité qui lui donne un fondement rationnel. Et ce que l’on prenait pour un résidu des âges anciens, les jugements de valeur d’un monde disparu, devient la lucidité même de la raison portée à son plus haut point de finesse et d’exactitude.

1. Brigitte Krulic, Tocqueville, Gallimard, 2016. 2. Émission « La Grande Table », France Culture, le 14 avril 2016 au sujet du livre de Michael Sandel, Justice, Fayard, 2016.

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119 | Comment la contrefaçon gangrène l’économie mondiale › Annick Steta

126 | Approche militaire d’une question de bon sens › Gilles Malvaux GARDES, EMMENEZ-LA !

› Marin de Viry

un côté de l’équation la situation globale de la presse : de moins en moins de lecteurs, mais pourquoi ? Parce qu’elle n’est plus guère inté- ressante, vivante, curieuse, qu’elle n’est plus là pour introduire, avec l’actualité, des idées éven- D’tuellement nouvelles dans la tête des lecteurs, mais pour relayer la doxa de ses propriétaires, lesquels sont en affaires avec l’État, lequel est dirigé par des hommes politiques issus des partis. L’État, les respon- sables politiques et les hommes d’affaires produisent ensemble une sorte de corpus d’idées qui se résume à trouver formidable, sympa- thique, moderne (et donc autojustifiée) l’espèce de tristesse hallucinée qui est la conséquence psychique générale du pacte entre l’individu atomisé et le système. Lequel système tourne si tout le monde se met à genoux devant l’argent, surtout ceux qui n’en ont pas. Dans la définition contemporaine de la presse, un bon journal tend à fabriquer des aliénés qui ne s’intéressent qu’au moyen de gagner de l’argent et qui admirent ceux qui les ont précédés avec succès dans cette carrière. Le manager est leur héros. Il a une Audi Q7 et une

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femme cool, un loft atypique dans « l’hypercentre » et une serviette à son chiffre au spa du Marriott. Sa seule culture est celle du « profit and loss » (ne pas dire « compte d’exploitation », ça fait vieux). Certes, il aime l’art contemporain, mais parce que son patron y a investi ; par peur d’avoir l’air plouc, pas parce qu’il a lu Taine. Ce portrait d’un mec calme, secrètement couard, vidé, qui pratique la glisse comme sport et comme rhétorique, qui a pigé la loi, bien intériorisé qu’il était une merde par rapport à l’actionnaire au point Marin de Viry est critique littéraire, qu’il en oublie la notion même de courage, enseignant en littérature à Sciences suffit à décrire le projet eschatologique des Po, directeur du développement de hommes d’affaires. Pour un propriétaire de PlaNet Finance. Il a publié Pour en finir presse, la Jérusalem céleste ressemble à un avec les hebdomadaires (Gallimard, 1996), le Matin des abrutis (Lattès, espace hiérarchiquement divisé en trois : 2008), Tous touristes (Flammarion, un hall d’Ibis, où le prolétariat méritant 2010) et Mémoires d’un snobé (Pierre- des « contenus » grignote des biscuits à Guillaume de Roux, 2012). › [email protected] l’huile de palme ; le lounge de Roissy, où le petit peuple des managers récompensés pour leur action violente sur la structure de coûts s’envoient un whisky correct ; et, beaucoup plus haut, dans les nuages, les petits salons des aéroports d’affaires, où les vrais mecs se gobergent en grand. Dans ce contexte gravement dégradé, où la nouvelle liturgie sacrée s’apparente à une célébration païenne des cadors du business, nouveaux guerriers gothiques qui s’enivrent d’holocaustes économiques à la tête d’armées de gnomes, la mission nouvelle des médias de gauche consiste à rendre l’esclavage sympa, et à le décrire comme la forme même sous laquelle le combat progressiste se régénère. On aura noté que « ça ne le fait pas » vraiment. Au bout, il y a des emplois qui sont supprimés ; ça ne passe pas bien. Votre serviteur ne lit plus l’Obs : il sait d’avance que ça ressemblera à une interminable réunion nulle avec des consultants médiocres, payés pour mettre tout le monde dans un entonnoir à parois lisses. Il y a vingt ans, me faisait rire et m’intéressait, j’ai même écrit un livre pour cerner la personnalité morale du Nouvel Obs et d’autres organes de presse, mais la Weltanschauung de MM. Niel, Pigasse et Bergé, comme celle de M. Dassault d’ailleurs, ne m’apprend rien que je ne sache, ne réprouve, et ne néglige déjà.

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De l’autre côté de l’équation, nous avons Aude Lancelin, qui fut numéro deux de l’Obs et qui s’en est fait sèchement licencier pour dérive gauchiste, enrobée de problèmes managériaux, au printemps dernier. Bien au-delà de son cas personnel, elle analyse l’évolution de la presse qu’elle a aimée, et conclut qu’elle se trouve heureuse d’être dispensée de l’accompagner dans sa chute, tout en étant bien sûr épouvantablement triste de l’avoir quittée dans les conditions qu’elle décrit. Livre remarquablement fait : pointe sèche, femme de tête, pugnacité, drôlerie, un sens rare de la relation entre le détail et l’esprit général des choses, des portraits effrayants de justesse qui montrent la relation de cause à effet entre l’absence de principes et la destruction de la vie intérieure des mous, des ambitieux sans grandeur et des cyniques, un côté balade maudite dans une forêt maléfique hantée par des âmes damnées. Et une grille de lecture de l’évolution de la gauche intellectuelle qui me donnerait envie de voler à son secours, si je n’étais occupé par ailleurs. Bon. J’ai connu Aude Lancelin au dîner qui célébrait le Goncourt de Michel Houel- lebecq, il y a six ans. Je me suis poliment enquis de son métier, puisqu’elle était à ma gauche (et elle l’est toujours). Elle m’a répondu qu’elle était journaliste, sans l’habituel gonflement de la cage tho- racique qui caractérise le journaliste qui se présente, ni le rengorge- ment outré du même qui s’aperçoit qu’on ne le connaissait pas, ce qui m’a paru de bon augure. J’ai appris qu’elle avait une agrégation de philosophie. J’ai tout de suite pensé à une plaisanterie, car dans mon cerveau enfantin une agrégée de philosophie ne saurait incli- ner sa fierté à faire le métier d’Étienne Lousteau, dont Balzac nous a appris qu’il tend toujours à agenouiller devant les puissances celui qui le pratique. La force d’âme et le goût de la vérité que donne la philosophie me paraissent destiner ses adeptes, surtout ceux qui en poussent l’amour jusqu’à l’agrégation, au martyre, à la misère, à l’exil, à la grâce, à la calomnie, bref à la sainteté, mais pas à servir le plus fort. Je l’ai interrogée sur ce paradoxe apparent. Elle n’a pas eu l’air de trouver que ma question avait beaucoup de sens, ou elle l’a feint, mais elle m’a engagé comme critique littéraire à Marianne quelque temps après.

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C’est pourquoi je tiens à l’accabler en apportant mon témoignage à ceux qui l’accusent d’être un mauvais manager : en effet, elle orga- nisait des comités de rédaction intéressants marqués par une discus- sion intelligente et ouverte, l’examen attentif des propositions éma- nant des journalistes, une haute exigence sur la qualité des textes, un débat collectif où l’humour était convoqué au profit de la qualité de la rubrique, et quelque chose comme une sympathie ouverte : c’est très grave ! Certes, elle a du caractère, un quant-à-soi, elle est un brin hiératique (moi, j’adore), ce qui doit être une insulte aux canons faus- sement cool et réellement gluants du management contemporain, et il n’était pas impossible qu’elle répliquât fermement mais poliment aux arguments qu’on lui opposait, bien campée sur des positions philosophico-­politiques auxquelles elle tenait vraiment, ce qui là aussi doit être très grave, tout en les laissant ouvertes à la discussion. Ça doit faire peur aux ectoplasmes. Et alors ? Comme impression de lecture, vous préférez le chewing-gum ou la pierre de taille ? Le Gervita ou une réflexion construite ? Des textes dégoulinants de poncifs écrits au kilomètre, ou travaillés ? Des renvois d’ascenseur poussifs écrits par des obligés mélancoliques et surmenés, ou des articles pleins d’alacrité et de liberté ? Je tiens aussi à dénoncer son gauchisme exterminateur à la barre du tribunal de la social-démocratie de gouvernement : elle aime Pasolini, Chesterton, son père est vendéen, et son enfance est catholique. Voilà des preuves surabondantes de sa haine viscérale de la social-démo- cratie ! Trempées dans la meilleure culture et développées par l’esprit d’examen critique dès un âge tendre, ses noires pensées comme ses fré- quentations louches ne peuvent durablement tromper la vigilance des managers, ni échapper au juste courroux des adorateurs du cash flow ; dans son cas, l’indulgence, voire l’élégance à l’égard de sa personne reviendraient, pour le tribunal, à trahir la confiance des actionnaires. Non possumus ! Gardes, emmenez-la ! L’origine de l’éviction brutale d’Aude Lancelin des entrailles du cadavre moral de la gauche est son désir que celle-ci ait des idées nou- velles, qu’elle cesse de trahir tous les jours son inspiration originelle tout en essayant de faire croire qu’elle la renouvelle. Cette tartuferie

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la révolte. Elle est virée. C’est ainsi que l’équation se résout. Le seul défaut d’analyse que je trouve à cet essai aussi énergique qu’intelligent et glaçant, c’est que son auteure raisonne comme si la gauche avait été dévorée par la droite qui, elle, serait bien vivante. À mon humble avis, elles sont mortes toutes les deux. Le vrai clivage n’est pas gauche ou droite, c’est : vivant à la périphérie ou mort au centre du système.

1. Aude Lancelin, le Monde libre, Les Liens qui libèrent, 2016.

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› Annick Steta

ans l’esprit du grand public, la contrefaçon reste étroi- tement associée à l’industrie du luxe. L’image com- munément répandue du produit contrefait est celle de l’accessoire de mode reproduisant les codes d’une maison prestigieuse et vendu à une fraction du prix de Dl’original. Si les entreprises concernées ont, de longue date, cherché à se prémunir contre ce fléau, les acquéreurs de ces contrefaçons peinaient souvent à comprendre en quoi leur acte pouvait être répréhensible : ils n’avaient pas le sentiment de porter atteinte aux intérêts des sociétés commercialisant les originaux, puisqu’ils ne faisaient généralement pas partie de leur clientèle. Acheter un accessoire contrefaisant un produit de luxe relevait plutôt du jeu : on dépensait une somme modique pour se procurer un sac, une montre, des chaussures ou des lunettes ressem- blant à des objets que l’on n’avait pas les moyens de s’offrir. La professionnalisation et l’expansion de l’industrie de la contre­ façon ont totalement changé la donne. En l’espace de quelques décen- nies, la production de biens contrefaits a gangrené un nombre important de secteurs d’activité, fragilisant de la sorte de larges pans de l’économie mondiale. L’Organisation de coopération et de développement écono-

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miques (OCDE) a publié, en avril 2016, un rapport soulignant la rapi- dité de l’essor de cette industrie. Alors que le commerce international des produits contrefaits et des produits piratés (1) représentait 1,8 % du commerce international en 2007, soit 250 milliards de dollars, sa part s’élevait à 2,5 % en 2013, soit 461 milliards de dollars (2). Les don- nées agrégées par l’OCDE ne permettent toutefois pas d’appréhender l’ensemble du phénomène : elles ne tiennent en effet pas compte des échanges de produits contrefaits et de produits piratés réalisés au sein d’un même pays. Il est de surcroît très difficile d’estimer la taille d’un marché fonctionnant dans l’illégalité : les seules données solides dont

on dispose sont celles des saisies réalisées par Annick Steta est docteur en sciences les autorités, qui constituent la partie émer- économiques. gée de ce trafic. Selon des projections réali- › [email protected] sées en 2011 à l’initiative de la Chambre de commerce internationale (International Chamber of Commerce, ICC), le marché mondial des produits contrefaits et des produits piratés pourrait représenter actuelle- ment près de 1 770 milliards de dollars (3). Tant que la contrefaçon visait principalement l’industrie du luxe ou le secteur des biens culturels, à travers notamment la vente de copies pirates de CD ou de DVD, les entreprises concernées étaient les prin- cipales victimes de cette pratique : elle portait atteinte à leur image de marque et exerçait un impact négatif sur leurs ventes. Certaines des sociétés les plus touchées ont tenté de compliquer la tâche des contre- facteurs en faisant évoluer leur gamme de façon à limiter le nombre des modèles les plus faciles à copier. Louis Vuitton et Prada proposent ainsi depuis quelques années moins de sacs en toile et davantage de modèles plus complexes à réaliser. Mais la qualité des produits mis sur le mar- ché tend à s’améliorer à mesure que la contrefaçon se professionnalise et s’industrialise. Fondateur du site Alibaba, un des principaux acteurs mondiaux du commerce électronique, l’homme d’affaires chinois Jack Ma est allé jusqu’à déclarer, en juin 2016, que les produits de contrefa- çon sont actuellement de meilleure qualité et sont proposés à des prix plus justes que les produits de marque. Dans un discours prononcé à Hangzhou, la ville du sud-est de la Chine où se trouve le siège d’Ali- baba, il a précisé que ces articles étaient produits par les mêmes usines et

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issus des mêmes matières premières que les originaux, mais qu’ils étaient vendus moins cher. Les propos de Jack Ma ont suscité un tollé. Ils n’en reflètent pas moins l’évolution contemporaine des modes de fabrication et de distribution des produits manufacturés. Grâce à des plates-formes d’échange comme Taobao, que détient le groupe Alibaba, les sous-trai- tants chinois peuvent commercialiser des produits similaires à ceux qu’ils fournissent aux grandes marques nationales ou internationales : les clients de NetNames, le leader mondial des solutions de protection des marques sur Internet, estiment que 20 à 80 % des produits portant leur griffe et mis en vente sur Taobao sont des contrefaçons (4). D’où la confusion du consommateur, qui peut désormais ignorer qu’il achète un produit contrefait et ne pas percevoir de différence de qualité intrin- sèque entre l’original et la contrefaçon – ce qui peut contribuer à le détourner des produits de marque. Selon Jack Ma, ce basculement vers un nouveau modèle économique « détruit » les marques traditionnelles et « révolutionne le monde entier ». Depuis que l’industrie de la contrefaçon a engagé sa diversification, elle menace non seulement les entreprises fabriquant les produits origi- naux, mais aussi, de plus en plus souvent, les sociétés ou les individus qui les acquièrent. La liste des biens susceptibles d’être contrefaits inclut désormais des produits dont l’utilisation pose des problèmes de sécurité ou de santé publique. Les risques liés à l’usage de tels produits sont d’autant plus grands que ces derniers sont disponibles non seulement sur des sites Internet peu contrôlés mais aussi dans les circuits de distri- bution traditionnels, où ils se mêlent aux produits originaux. Dans bien des cas, il est donc impossible de savoir si le produit acheté est sûr ou potentiellement dangereux. Le doute plane ainsi sur de nombreux biens de grande consommation, qui sont actuellement massivement copiés. Les jouets contrefaits, majoritairement fabriqués en Chine, sont par exemple fréquemment mélangés à des produits originaux avant d’être exportés vers leur pays de destination. Ils peuvent contenir des doses de produits chimiques ou d’éléments-traces métalliques largement supérieures à celles autorisées par la réglementation, ce qui fait peser un risque d’intoxication sur les enfants qui les utilisent. La commer- cialisation de jouets contrefaits coûte par ailleurs très cher aux marques

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visées par ce procédé et aux collectivités concernées. Dans un rapport publié en décembre 2015, l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur (OHMI) a estimé que les fabricants de jeux et de jouets de l’Union européenne perdent chaque année 12,3 % des ventes du fait de la présence de produits contrefaits, ce qui représente un manque à gagner de 1,4 milliard d’euros. La substitution de ventes de produits contrefaits à celles de produits originaux a par ailleurs pour conséquence l’évaporation de plus de 6 000 emplois et de 370 millions d’euros de recettes publiques annuelles (5) dans l’ensemble de l’Union. L’OHMI avait consacré un précédent rapport à l’impact de la contrefaçon d’ar- ticles de sport – n’incluant pas les vêtements de sport – sur l’économie européenne. Parue en septembre 2015, cette étude a montré que 6,5 % des ventes de ce type d’article sont perdues chaque année au profit d’ar- ticles contrefaits, ce qui représente un manque à gagner de 500 millions d’euros pour les professionnels de ce secteur. En l’absence de produits contrefaits, 2 800 emplois seraient créés dans l’industrie des articles de sport et 150 millions d’euros supplémentaires de taxes et de cotisations sociales seraient perçus chaque année par les pouvoirs publics.

Une menace pour la santé des consommateurs

Les produits alimentaires ne sont pas épargnés par la contrefaçon. Particulièrement rentable, cette pratique est en pleine expansion. Si elle a d’abord concerné les pays en développement, elle s’étend à présent aux économies avancées. Principalement fabriqués en Asie, au Proche- Orient, en Amérique latine et dans certains pays d’Europe de l’Est, les produits alimentaires contrefaits présentent de réels dangers pour la santé des consommateurs : ajout de produits chimiques nocifs, présence de résidus d’antibiotiques ou d’éléments-traces métalliques, apparition de moisissures produisant des mycotoxines susceptibles de s’accumuler dans l’organisme, etc. Le tabac contrefait peut, lui aussi, porter grave- ment atteinte à la santé humaine. Alors que les cigarettiers doivent se plier à des normes strictes pour être autorisés à commercialiser leurs produits, les contrefacteurs ne soumettent pas le tabac aux traitements

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destinés à limiter le passage de produits toxiques dans la fumée. Les cigarettes de contrefaçon sont donc beaucoup plus dangereuses pour les fumeurs, actifs comme passifs, que ne le sont les cigarettes de marque (6). Mais il y a pire encore. La contrefaçon de médicaments, qui a elle aussi frappé les pays en développement avant de s’étendre aux pays avancés, fait peser un risque létal sur les usagers de préparations phar- maceutiques. Une étude réalisée en 2011 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a montré que 64 % des médicaments antipaludéens vendus au Nigeria étaient des contrefaçons. Plus de 70 % des médica- ments consommés dans ce pays provenaient à cette époque de Chine ou d’Inde, les deux principaux producteurs de médicaments contrefaits (7). Nul ne sait exactement quelle est la proportion de faux dans l’ensemble des préparations pharmaceutiques mises sur le marché. Elle semble être particulièrement élevée dans l’offre des sites Internet commercialisant des médicaments en dehors des circuits de distribution officiels. Mais les contrefacteurs parviennent aussi à introduire leurs produits dans la chaîne d’approvisionnement des pharmacies, dont la complexité joue en leur faveur. Les patients peuvent ainsi se voir administrer des subs- tances intrinsèquement dangereuses ou totalement inefficaces en lieu et place des principes actifs dont ils ont besoin. Plusieurs facteurs expliquent l’essor actuel de l’industrie de la contre- façon. Le développement du commerce électronique est le premier d’entre eux : il permet aux consommateurs de se procurer des produits meilleur marché que ceux qui leur sont proposés sur le marché physique dont ils sont géographiquement proches. Dans de nombreux cas, les clients peuvent soupçonner que les articles offerts sur ces sites sont des contrefaçons. Mais la confusion peut aussi être savamment entretenue. Les risques encourus par les contrefacteurs sont d’autant plus faibles qu’ils distribuent leurs produits par le biais d’une grande variété de sites : imitations de sites marchands officiels, plates-formes d’échanges entre particuliers, sites d’enchères en ligne ou de petites annonces, compa- rateurs de prix mettant en avant des produits contrefaits… Il est par ailleurs nettement plus difficile pour les pouvoirs publics d’intercepter des paquets contenant des produits contrefaits que de repérer un conte- neur à la provenance douteuse – ce qui n’est déjà pas une mince affaire.

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Réussir à réunir des preuves suffisantes pour mettre en cause les contre- facteurs et les faire condamner par la justice relève donc de la gageure. L’extension et la sophistication des chaînes d’approvisionnement consti- tuent d’autres éléments favorables à la propagation de la contrefaçon : les différentes parties d’un produit contrefait peuvent être fabriquées dans un pays, assemblées dans un deuxième et emballées dans un troi- sième sans que chacune de ces étapes, prise séparément, tombe sous le coup de la loi. Il en va de même de la migration d’une part significative de l’industrie mondiale vers des pays où la propriété intellectuelle ne bénéficie que d’une faible protection. Les autorités locales sont souvent prêtes à fermer les yeux pour préserver les emplois créés par l’activité des contrefacteurs. Dans de nombreux pays pauvres, la notion même de propriété intellectuelle est contestée : elle est considérée comme une arme utilisée par les pays avancés pour enrayer leur développement. L’existence de zones de libre-échange et de zones de non-droit, dont font partie les pays caractérisés par une faible gouvernance et les pays en guerre, constitue également un atout pour les contrefacteurs : ils utilisent ces régions du monde comme points de transit (8). La crise économique qui a débuté en 2008 dans les économies avancées a donné un coup de pouce supplémentaire aux contrefacteurs. Certains consommateurs ont répondu à la diminution de leur pouvoir d’achat en se tournant vers des produits contrefaits. Les réductions de coûts mises en œuvre par beau- coup d’entreprises ont pu par ailleurs faciliter l’introduction d’éléments contrefaits dans leur chaîne de production (9). L’ensemble de la population mondiale est, à des degrés divers, menacée par la contrefaçon. La Chine, qui est à l’origine de 80 % des biens contrefaits, commence elle aussi à subir ce fléau. Au printemps 2016, un réseau de contrefaçon de lait infantile en poudre a ainsi été démantelé dans la région de Shanghai : 17 000 boîtes contrefaisant des marques connues avaient été écoulées dans l’ensemble du pays. La prise de conscience des risques associés à de tels produits rend les consom- mateurs plus anxieux et plus exigeants : dès que leur pouvoir d’achat le leur permet, ils se tournent vers des produits jugés plus sûrs. Cette évolution est très nette dans les secteurs industriels touchant à la santé et à l’enfance. Il n’en demeure pas moins que les moyens dont disposent

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les pouvoirs publics pour lutter contre la contrefaçon sont notoirement insuffisants. Les différences de législation contribuent à compliquer la tâche des autorités : les sanctions susceptibles de frapper les contre- facteurs sont lourdes dans certains pays et presque inexistantes dans d’autres. Les entreprises qui pâtissent de la contrefaçon s’emploient à traquer les copies grâce à des méthodes de plus en plus sophistiquées. Elles n’hésitent pas à incorporer dans leurs produits des systèmes d’iden- tification, de traçabilité et d’authentification reposant sur les innovations les plus récentes. Elles s’efforcent également de faire retirer les offres de produits contrefaisant leur marque disponibles sur des sites Internet, de récupérer des noms de domaine pouvant faire croire aux consomma- teurs qu’ils sont sur le site officiel de la marque, et de faire fermer des sites portant atteinte à leur copyright (10). Ces actions ont un coût, que seules peuvent absorber des entreprises disposant de marges suffisantes. Les produits les plus luxueux sont donc a priori mieux protégés que les produits de première nécessité, dont font partie les aliments et les médicaments. D’où la nécessité d’un renforcement de la répression de la fraude dans les régions du monde dont les populations sont les plus vul- nérables à ce type de contrefaçon. S’il semble actuellement illusoire de lancer une vaste initiative internationale en la matière, la mise en œuvre de coopérations entre pays avancés et pays en développement pourrait constituer une première étape dans le long processus destiné à éradiquer ce qui est non seulement une atteinte à la propriété intellectuelle, mais aussi, très souvent, à la santé et à la sécurité des individus.

1. La contrefaçon peut être définie comme l’atteinte à un produit protégé par une marque, un design, une indication de provenance ou un brevet, qui a pour but de copier l’apparence du produit original. La piraterie ou le piratage désigne la copie illicite d’œuvres et de prestations protégées par un droit d’auteur ou un droit voisin. 2. OCDE, « Trade in counterfeit and pirated goods. Mapping the economic impact », 18 avril 2016. 3. Frontier Economics et BASCAP (Business Action to Stop Counterfeiting and Piracy), « Estimating the global economic and social impacts of counterfeiting and piracy », février 2011. 4. Kathy Chu, « Alibaba faces backlash over promises on counterfeits », The Wall Street Journal, 16 juin 2016. 5. Si des produits originaux étaient vendus en lieu et place des produits contrefaits, ils donneraient lieu au paiement d’un surcroît d’impôts et de cotisations sociales. 6. Pierre Delval, le Faux. Un marché mondial, CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2015, p. 180-181. 7. « Bad medecine », The Economist, 13 octobre 2012. 8. « Stamping it out », The Economist, 23 avril 2016, p. 47-48. 9. « Knock-offs catch on », The Economist, 4 mars 2010. 10. « Stamping it out », art. cit.

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› Gilles Malvaux

La langue française donne l’avantage à […] l’abstrac- tion sur le mouvement des faits » : en ces termes, le chancelier de l’Institut Gabriel de Broglie expliquait il y a peu de temps à des étudiants chinois les qualités du français (1). «Mais ces qualités ne suffisent pas : il en faut l’économie (2), sans quoi l’abstraction génère inévitablement un décalage entre la réalité et les mots qui l’expriment. En cela, la continuité française semble établie : dès le XIIe siècle, Pierre de Blois explique « qu’il est du plus bel usage de parler avec affectation » (3) puis Montaigne se moque de cette pro- pension française à « la recherche de phrases nouvelles et de mots peu connus » et enfin Ernest Renan déplore « ce mal français, qui est le besoin de pérorer ». Aujourd’hui ce qu’on appelle la novlangue a pris le relais. Véritable particularisme français, cette vieille coquetterie verbale présente un avantage : mieux comprendre le système de pensée de l’époque considérée et en souligner les dérives par l’abus qui en est fait. Cette emprise sur les esprits est particulièrement marquée quand il s’agit d’exprimer une doctrine militaire, dont les finesses s’appré- cient bien à la lumière des termes employés mais avec le risque qu’un vocabulaire trop convenu appauvrisse la pensée.

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Il convient donc de présenter cette actuelle séduction du verbe dont la modernité caractérise les armées en particulier et l’administra- tion en général. Pour justement reprendre des termes en vogue, cette mode est une clé de compréhension pour déchiffrer la grille de lecture d’une pensée militaire. Mais ce sont surtout les conditions particu- lières dans lesquelles l’uniforme français est peu sensible à la mode qu’il faudra garder à l’esprit.

Continuité française des modes de vocabulaire

« Cette manie de gréciser et de latiniser notre langue n’est pas nouvelle », écrivait Chateaubriand, en écho au Diafoirus de Molière et à l’écolier limousin de Rabelais. Deux personnages rendus ridi- cules par un absurde verbiage latinisé servant de caution verbale. C’est ainsi que s’exprimait la pédanterie quand l’humanisme et le classicisme étaient un modèle indépassable dont la France se voulait le noble achèvement. Quelques siècles plus tard, la manie est à l’anglicisme. Elle n’a pas vocation à être traitée ici, mais son principe doit être rappelé : l’emprise actuelle de l’anglais n’illustre pas seulement la puis- sance d’un modèle anglo-saxon qui s’est Gilles Malvaux est officier de marine, imposé au monde. Car utiliser l’anglais instructeur au sein de l’École permet surtout de colorer son discours d’application des officiers de marine. avec les indispensables messages d’effi- › [email protected] cacité et de modernité que porte ce modèle quand il faut justifier son action, c’est-à-dire son existence. Voilà pourquoi « efficace » disparaît au profit de l’anglicisme « effi- cient » : l’un a la notion de rendement que n’a pas l’autre. Voilà surtout pourquoi tout un vocable scientifique a envahi le langage de l’administration et des armées. On ne catégorise plus, on cartographie. Le spectre a remplacé l’éventail. La matrice a effacé le tableau. L’adversaire est polymorphe. L’expertise fonde le métier des armes.

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Révélateur à lui seul de cette mode est le mot « vecteur » : d’abord utilisé dans le cadre restreint de la force de frappe (4), il s’est intégrale- ment fondu dans les notions de cause ou de moyen. Exemple typique : la loi de programmation militaire 2014-2019 évoque aussi bien les vecteurs d’armes de destruction massive que le lien armée-nation, vec- teur de cohésion nationale. C’est ainsi que la documentation militaire abonde en vecteurs d’in- fluence, de diplomatie, de notoriété, de rayonnement, de communica- tion, de transformation, d’intégration, etc. (5). Bref, aujourd’hui, on ne grécise ni ne latinise plus, on vectoria- lise. Un peu de recul sur deux siècles de pensée militaire permettra de mieux comprendre le succès de toutes ces modes lexicales.

La doctrine à la lumière du vocabulaire

Déclinaison immédiate du Livre blanc sur la défense et de la sécurité nationale, le concept d’emploi des forces fonde la doctrine militaire. Il s’appuie aujourd’hui sur le principe de combinaison dynamique des efforts et explique la notion de différentiation des forces. Formulation significative : « différentier » et non « différencier », c’est-à-dire cal- culer une différentielle et non marquer une différence (6). Coquille ou lapsus révélateur ? Le lexique actuel s’inspirant du technicisme, on comprend mieux la tournure plutôt newtonienne du concept. Pendant l’entre-deux-guerres, la ligne Maginot était l’illustration concrète de la défensive. L’emploi des blindés tel que prôné par de Gaulle était trop offensif ; on sait que le général Guderian sut le mettre à profit. Un mot résume cet état d’esprit : la « position », que l’ordre fameux du général Weygand le 26 mai 1940 a consacrée : « La bataille d’où dépend le sort du pays sera livrée sans esprit de recul, sur la position que nous occupons actuellement. » Cet état d’esprit, Marc Bloch l’observe amèrement quand il regrette, en juin 1940, qu’on persiste « à s’enivrer encore beaucoup, comme d’un philtre, du beau mot “position” » (7), sentiment partagé par le général Beaufre lors d’une occasion manquée en Norvège :

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« On constate déjà la timidité que nous a inculquée notre trop longue défensive : à la nouvelle d’un combat mené par un bataillon allemand qui tourne quelques Anglais à 70 kilomètres de Namsos, la division française organise… une position, crie au secours et restera inerte jusqu’au rembarquement. (8) »

Formulation ramassée où trois petits points bien placés en disent autant que ce « beau mot position » ! Le général Gamelin était sur- nommé « Baudelaire » car on disait que sa doctrine se résumait dans le vers du poète « Je hais le mouvement qui déplace les lignes ». Ce mou- vement s’appelle la manœuvre, que Napoléon consacra et qui eut aussi sa mode de vocabulaire. Parce qu’elles démontrèrent parfaitement le principe de la bataille décisive obtenue par la manœuvre, les campagnes napoléoniennes furent toutes étudiées, commentées mais aussi théorisées, ce qui faisait dire au général Lamarque en 1826 :

« Nous ne partageons pas l’opinion de ceux qui croient qu’avec quelques mots nouveaux on peut créer une science nouvelle. Combien n’a-t-on pas abusé, dans ces derniers temps, des mots “ligne d’opération” [...] ? On a fait des premières des lignes excentriques, des lignes concentriques, des lignes centrales, des lignes extérieures, des lignes doubles, triples, des lignes principales, des lignes secondaires, etc. […] Villars nommait “ligne de convoi” ce que nous nom- mons “ligne d’opération” : c’est de cette ligne que parle Brantôme quand il recommande de ne pas se laisser cou- per les derrières. (9) »

« Ligne d’opération », « position », « vecteur » : dès qu’un beau mot se trouve paré de toutes les vertus, l’usage en devient abusif. Et quand ces beaux mots deviennent une fin en soi, la vigueur de la pensée s’affaiblit inévitablement.

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Avant-garde contre arrière-garde…

Être à la mode en vocabulaire, c’est finalement vouloir être à l’avant-garde, à la recherche de phrases nouvelles, comme disait Mon- taigne. Et quand cette avant-garde s’égaille sans boussole et sans frein, la perte de sens est inéluctable. Comme Lamarque et Bloch ont raison ! Car n’est-ce pas abuser du mot « vecteur » quand on réduit le Mont-Valérien à un vecteur de mémoire (10) ? Et ne s’enivre-t-on pas de ce beau mot quand on rebaptise les rangers « vecteurs de mobilité » ou quand on élève de simples mules de bât au rang et appellation d’« équidés vecteurs d’approvisionnement » (11) ? En cette époque d’effi(s)cience, un véritable lexique technique s’est abattu sur le langage commun. Est-ce une spécificité française ? Probablement. Il fallait un Français pour inventer les notions d’esprit de géométrie et d’esprit de finesse. On devine lequel des deux a le vent en poupe aujourd’hui : en l’un les principes sont palpables mais éloignés de l’usage commun… Analogie piquante avec une pièce de Molière où les tabourets, trop communs, avaient été promus « commodités de conversation ». Mais toute avant-garde précède nécessairement une arrière-garde. Et heureusement, la boussole de cette dernière est infaillible puisqu’elle indique le bon sens. Bon sens qui faisait écrire à Bloch de se méfier de « cet arsenal de schémas verbaux » (12) et qui faisait conclure à Lamarque que « ce ne sont pas nos lignes d’opération qui ont décidé nos victoires de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna, […] mais les dispositions géné- rales, l’enthousiasme que savait inspirer le chef » (13). Le bon sens relève donc plutôt de cet esprit de finesse où les principes sont dans l’usage commun et devant les yeux de tout le monde… Usage commun vanté par Henri Bergson, pour qui il n’y a pas d’idée philosophique qui ne puisse être exprimée dans la langue de tout le monde (14) !

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Cette langue de tout le monde faisait justement dire à Nicolas Boi- leau « j’appelle un chat un chat », et non pas une mule un vecteur d’approvisionnement.

Moralité : l’arrière-garde demeure une valeur sûre

La forme, c’est le fond qui remonte à la surface, disait Hugo. Aujourd’hui, « vecteur » surnage en permanence et s’accroche à tous les fils de la pensée, irriguant le champ lexical des administrations. Chaque moisson devient plus abondante, mais il faut dire que le ter- rain est fertile : « l’esprit national est naturellement attiré par ce que l’emploi de l’arme compte de géométrique », remarquait le colonel de Gaulle (15). C’était à propos de l’artillerie, mais le rapprochement est tentant… On pourra aussi noter que ces excès témoignent d’un attrait pour un conceptualisme qui mériterait d’être étudié. Finalement, toutes ces inflations lexicales illustrent bien ce pen- chant français où la mode agit comme cette mauvaise monnaie qui chasse la bonne. Rappelons Jules Renard : les mots sont la menue monnaie de la pensée. Il y a des bavards qui nous paient en pièces de dix sous. D’autres, au contraire, ne donnent que des louis d’or. Gageons que le bon sens reste en France une valeur refuge. Comme pour l’or, il est bon d’en avoir chez soi et chacun sait que le Français préfère épargner que spéculer. 1. « La beauté de la langue française », conférence de Gabriel de Broglie, chancelier de l’Institut de France, université de Pékin, 2014. www.academie-francaise.fr 2. François de La Rochefoucauld, Maximes er réflexions morales, Lecointe, 1829. 3. François-René de Chateaubriand, Analyse raisonnée de l’histoire de France, la Table ronde, 1998. 4. Conformément à son étymologie : vehere, « transporter ». 5. Les sites Internet de l’État sont éloquents : le patrimoine est un vecteur de conscience citoyenne, la musique un vecteur éducatif, l’école un vecteur de promotion, l’open data un vecteur de renouvellement démocratique, et le réseau informatique étatique un vecteur de transition numérique ! 6. http://www.cicde.defense.gouv.fr/spip.php?article202. 7. Marc Bloch, l’Étrange Défaite, Gallimard, 1990. 8. Général Beaufre, le Drame de 1940, Plon, 1965. Capitaine pendant la guerre, il sera un des grands pen- seurs militaires de l’après-guerre, notamment de la dissuasion nucléaire. 9. Jean-Maximilien Lamarque, le Spectateur militaire, Anselin et Pochard, 1826. Général d’Empire dont Hugo romança les funérailles dans les Misérables. 10. Defense.gouv.fr. 11. Terre Information Magazine, mars 2008 et janvier 2016. 12. Marc Bloch, op. cit. 13. Idem. 14. Extrait d’un discours prononcé le 2 mars 1919. Cité dans Célestin Bouglé, Qu’est-ce que l’esprit fran- çais ? Vingt définitions choisies et annotées, Garnier, 1920. 15. Charles de Gaulle, la France et son armée, Plon, 1938.

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LITTÉRATURE

134 | Sometimes a start is all we ever get › Lila Azam Zanganeh

142 | Après nos batailles › Sébastien Lapaque

147 | Le Luxembourg, nid de fâcheux › Marin de Viry

155 | Journal › Richard Millet SOMETIMES A START IS ALL WE EVER GET › Lila Azam Zanganeh

La romancière franco-iranienne, qui vit aujourd’hui entre New York et Paris, revient sur ses rencontres avec des textes, des pays, des animaux, des astres et des hommes, et sur la passion de sa vie : partir.

Littératures

Achille lui avait fait une drôle d’impression. Elle le savait furieux et austère. Elle le trouvait ennuyeux, à vrai dire. Elle l’avait suivi un temps, mais jamais tout à fait jusqu’à la mort d’Hector. Elle le préfé- rait du vivant de Patrocle. Ulysse, c’est lui qu’elle a aimé. Lui qu’elle a longtemps écouté, qu’elle écoute encore. Mais elle n’est jamais arrivée à Ithaque à ses côtés. De sa descente aux Enfers, elle savait qu’une fois rentré il repar- tirait à nouveau. Elle a rêvé de cela à ses côtés. De partir par-delà les portes du monde. Simplement de cela : partir. Orlando, elle l’a supporté pendant près de mille ans. Elle a com- pulsé son roman baroque. Elle a fait plus que le compulser, elle l’a lu longtemps lentement. Elle a essayé de tenir en mémoire ses trois cents personnages. Elle a écouté tous ses opéras. Mais avant qu’Astolfo ne monte sur la Lune, elle l’a abandonné. Elle le préférait fou.

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Kinbote, aujourd’hui elle peut s’aventurer à le lui dire. Elle déteste et Kinbote et Feu pâle. Tant de fois elle a essayé en vain d’en venir à bout. Elle ne connaîtra jamais la fin de son histoire, ni d’ailleurs tout à fait le milieu. De Ferdinand, elle a toujours aimé la luisante noirceur. Mais une force vive l’a empêchée d’aller de l’avant et de terminer son histoire. Peut-être lui reviendra-t-elle un jour, après avoir long- temps erré. Alors elle entendra à nouveau la chanson dans l’hiver et dans la nuit. Yudhishthira, elle l’a rencontré adolescente. Le Mahabharata racontait son histoire. C’est le grand livre du monde et le poème le plus long. Une forêt d’histoires et de signes, la plus magique des cos- mogonies. Souvent, elle s’est elle-même rêvée en Yudhishthira.

Histoires

Le début de l’histoire, pour ainsi dire, c’est quand elle est entrée dans une école qu’elle aimait. Mais aussitôt entrée, elle est partie. Par- tir, voilà toute l’idée. Elle a été reporter radio. Mais cette rencontre aura été brève. Elle aimait trop les adjectifs. Elle était là le jour où les tours se sont écroulées, à quelques enca- blures de son point de rendez-vous. Elle a senti dans son corps une mutilation. Elle a rencontré la terreur d’être mutilée de ce qu’on aime.

De ce qu’on aime presque sans le savoir. Lila Azam Zanganeh est l’auteure de Elle a enseigné à l’université. Là aussi l’Enchanteur : Nabokov et le bonheur elle rêvait de fuir. Elle lisait en secret le (L’Olivier, 2011). Cahier d’un retour au pays natal : « Au › www.lazanganeh.com bout du petit matin, le vent de jadis qui s’élève, des fidélités trahies, du devoir incertain qui se dérobe et cet autre petit matin… Partir. Comme il y a des hommes hyènes et des hommes panthères, je serai un homme juif. » À cette époque elle a été un peu à son insu femme-enfant, femme fatale, femme mariée.

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Pendant des années elle a été idéaliste, de loin ; elle préfère aujourd’hui les rencontres de près. Elle aime à offrir en partage la beauté du monde. Une femme lui a fait entendre que l’écriture était comme la pein- ture, et cette femme a changé sa vie.

Géographies

Elle a connu Téhéran quand elle n’avait que quelques mois. De cette rencontre il ne lui reste aucun souvenir. Elle voudrait traverser la frontière comme on passerait un mur invisible. En passe-murailles, elle se rêve souvent de l’autre côté. « Partir. Mon cœur bruissait de générosités emphatiques. Partir… j’arriverais lisse et jeune dans ce pays mien et je dirais à ce pays dont le limon entre dans la compo- sition de ma chair : “J’ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies.” Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : “Embrassez-moi sans crainte… Et si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerais.” » Elle a vu Jaffa une nuit comme dans un rêve, elle ne pense pas avoir dormi à Tel-Aviv mais elle a entrevu Jaffa. Elle a posé le pied à Séoul, mais c’était visiblement une drôle d’idée. Et elle n’a jamais rien vu de la Corée du Sud que cet aéroport étrange et électrique. Kuala Lumpur a été une brève rencontre faite de tentures orange et pourpres, rien qu’un début. Elle n’a rien vu à Kuala Lumpur non plus. À Bamako, elle est arrivée en bus en pleine nuit, elle a aperçu quelques immeubles à l’orée de la ville. Elle n’aura de cette ville aucun autre souve- nir que ces immeubles, et la chaussée calcinée de lumière blanche. Elle a souvent rêvé à Salvador de Bahia. Quelquefois elle n’en était pas très loin. Mais cette rencontre-là, comme tant d’autres, restera au seuil de son imaginaire. Elle devait atterrir à Orlando, le nom lui plaisait, il avait du sens. Elle souhaitait le saluer en personne. Mais elle a changé de vol et il n’y avait plus d’escale.

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Elle aime les écrans de vol dans les aéroports, elle compulse toutes les destinations comme des rencontres déjà advenues ou encore à accomplir.

Gastronomies

La première fois qu’elle a vu des tripes, à la cantine, elle a failli crever. Elle a cru voir des poils partout sur les tubes digestifs. Limite animale d’une certaine intégration ? Le pédiatre avait prescrit quant à lui de la cervelle d’agneau frite. Une première rencontre aura suffi pour toute la vie. La première fois qu’elle a goûté ika, elle a mâché cette blanche seiche pour une terrifiante minute d’éternité. Elle a aimé sinon une rencontre singulière avec un fruit inconnu et jamais retrouvé, la cajamanga, aux saveurs acidulées et psychédéliques.

Botaniques

Elle a connu la Mata atlantica et elle a rêvé de l’Amazonie. Sur l’Ilha Bela elle a cru s’en approcher, mais elle ne l’a jamais vue. Sous la mer elle a vu les algues dansantes, surtout elle a eu très froid, elle s’est sentie comme un animal en danger. Les courants étaient trop forts, et les pierres tranchantes trop près. Dans l’étendue de soleil elle a vu les baobabs. Elle ne les connaissait que dans le Petit Prince. Elle a été étonnée de les trouver sur son che- min. Mais ceux de son imaginaire étaient plus beaux encore. Elle a trouvé un figuier au bord de la Méditerranée et elle a goûté à ses figues. Cet été-là elle a mangé beaucoup de figues sauvages. Mais l’été suivant l’arbre n’avait plus de figues. On lui a dit qu’elle avait des yeux de jabuticaba. Petites prunes noires et surettes issues de contrées où la terre est presque rouge. Elle les a beaucoup aimées. Elle sait qu’elle n’y goûtera plus.

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Elle a senti les gole-yas, petites fleurs blanches persanes, dans les jardins d’Europe du Sud. Et chaque fois elle a imaginé ce pays qu’elle ne connaît pas encore. Cette rencontre qui se fait attendre depuis tant d’années. Elle a longtemps humé les grands cerisiers transpercés de lumière. C’était le début de la vie.

Zoologies

Elle t’a serrée trop fort dans ses bras et tu as hurlé. À ses passions trop ardentes tu préférais le calme de son père. Tu étais une siamoise avec un nom à particule. Mais tu étais plus belle que les siamois aux oreilles trop longues et tu as vite fait de disparaître. Elle t’a vu entrer par la fenêtre. Elle n’avait jamais rien vu comme toi. Elle a regardé des images pour découvrir ton nom. Parmi les papil- lons de ton espèce elle a trouvé : Aglais io. Tu avais des yeux de paon et des ailes pourpres. Tu as dormi près d’elle et tu es reparti le lendemain. Une nuit dans une forêt d’Afrique de l’Est, elle est tombée sur toi. Porc-épic géant parmi les arbres ensommeillés. Aussi imposant qu’un rhinocéros. Elle n’avait jamais vu cela. Elle ne savait pas que tu exis- tais. Elle t’a vu nimbé de lune, par-delà les arbres silencieux. Tu étais si grand qu’elle n’a presque pas eu peur. Elle était sidérée, il lui semblait avoir vu en toi une créature d’outre-monde. Elle vous a longtemps regardées, belles méduses translucides, dans la lumière artificielle. Elle vous a même goutées sous forme de nouilles croquantes. Puis elle vous a aperçues en pleine mer, tout près de ses mains étendues. Cette rencontre, la dernière, a été très brève. Elle a vu un matin d’août sept baleines, depuis un bateau si petit qu’elle aurait pu presque les toucher. Elle n’avait jamais été si triste. Et cette rencontre a rédimé sa tristesse. Elle avait vu les entrailles de la terre, un autre nous-mêmes. Elle a campé dans le désert à même le sable. Elle ne savait pas que les sables du Sahel sont plein de scarabées. En citadine invétérée, elle a cru y reconnaître des cafards géants. Elle n’a pas bien dormi et les scarabées chantaient dans le sable.

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Elle a vu en Méditerranée sur les rochers des boules visqueuses et pourpres. Elle a posé son doigt sur l’une d’entre elles. Elle a eu un peu peur d’être mordue. Mais il ne s’agissait que d’une algue. Et elle n’était pas carnivore. Un matin béni dans une contrée du Nord, au cœur d’une petite forêt de conifères elle a aperçu un pic noir et rouge. Elle l’a entendu d’abord, puis elle a l’a vu battant des ailes. Vêtu d’une crête rouge, il lui portait la promesse d’une vie nouvelle.

Échecs

La première fois qu’elle a essayé de conduire une voiture, on lui a dit qu’elle rêvait trop et que son incapacité à être dans l’espace la ren- dait dangereuse sur la voie publique. En cours de danse africaine elle sautait à gauche quand tout le monde sautait à droite. C’est arrivé plus d’une fois. Son corps se refu- sait à entendre le sens et la direction du mouvement. Au piano, qu’elle a joué quelques années, elle faisait mine de tou- jours recommencer. La défaite était moins cinglante et son rythme moins délétère. Au dessin, elle s’est essayée, et on lui a dit en des termes incom- préhensibles que jamais, jamais, elle ne dessinerait quoi que ce soit. Même pas un mouton. Elle a été fervente catholique, mais son parcours ecclésiastique a été bref. On lui a fait comprendre qu’elle n’était pas baptisée. Il fallait avoir l’âge de raison et on l’a mise à la porte. Elle n’a plus envie d’être baptisée, elle aime être un transfuge, pour la loi et la foi, nulle part en son pays. Elle s’est essayée à la gymnastique. Elle a honni cette religion. Longtemps en Amérique elle a simplement monté et descendu les escaliers. On trouvait cela très français.

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Astronomies

Elle a vu pour la première fois les Pléiades un soir de presque pleine lune au début de l’automne. Elle ne savait pas que la ren- contre serait évanescente. Que les Pléiades sont autant de lucioles célestes. Elle a appris aussi que Cassiopée était un W du côté de l’est. Elle l’a entrevue pour la première fois en toute conscience. Elle connaissait la constellation du chasseur Orion, puis on lui a montré qu’elle portait Orion sur son ventre elle aussi. Une nuit d’été elle a vu la grande pluie d’étoiles filantes et de météorites. De ces rencontres si brèves elle ne se lassait pas. Elle a vu tant d’étoiles, qu’il y avait au ciel plus d’étoiles que de vœux dans son cœur. Elle a appris qu’il existait de très possibles et fort probables multi- vers. Elle a repensé au premier verset du Coran : « Seigneur, maître des univers. » Elle a relu le Mahabharata et sous un arbuste, dans le ventre de Krishna enfant, elle a observé elle aussi les titubantes constellations. Elle aime vivre avec une étoile au-dessus de sa tête. Et avec Aimé Césaire elle sait désormais « que le soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu’a fixée notre volonté seule et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite ». Elle ne sait dessiner, au fond, que les étoiles. Là seulement se trouve la rencontre entre la page et l’imaginaire.

Amours

Tu saignais du visage et ce jour-là elle ne t’a pas embrassé. Quand elle t’a embrassé, bien des années plus tard, elle ne t’aimait déjà plus. Tu l’as suivie dans un méandre de canaux mais elle était ivre de rêveries. Elle préférait à toi qu’elle ne connaissait pas d’autres qu’elle imaginait réels.

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Tu l’as invitée au voyage sur un ticket de RER. Elle t’a inventé loin sur la ligne. Vous avez voyagé des taudis du Nord aux confins de la terre, dans les villes amènes vous avez dormi sur les bancs. Et quand elle t’a quittée tu t’es mis à la haïr de t’avoir inventé. Tu lui as dit que tu avais peur de l’aimer et tu l’as aimée quand même. Lorsqu’elle s’est mise à t’aimer tu l’as aimée encore. Alors tu t’es rempli de craintes et tu t’es dit que tu ne l’aimais plus. Tu as posé ta tête sur son ventre et elle était heureuse. Tu lui as parlé du mouvement des planètes et tu t’es dit que tu l’aimais peut-être. Longtemps après tu es parti et elle a commencé de t’aimer. Quand tu as voulu la retrouver elle en avait déjà aimé beau- coup d’autres. Tu t’es laissé embrasser un soir d’été sous les tilleuls. Quinze ans, tu as dit : quinze ans. Tu étais d’or et de soleil. Et le jour mourant te don- nait raison. Elle était déjà une femme mais elle venait d’avoir 15 ans. Tu as dansé avec elle, grimée et ridicule, mais tu l’as trouvée belle. Tu l’as étonnée par ton désir. Tu lui as donné ce que tu n’étais pas en mesure de donner. Tu étais le Nouveau Monde à toi tout seul. Tu étais neuf comme un cours d’eau. Tu avais la peau luisante des baleines. Tu lui as appris des mots qu’elle sait encore. Tu la pensais folle et tu l’as aimée quand elle a cessé de l’être et qu’elle ne t’aimait plus.

Le titre est extrait d’un article du New Yorker de 2012, « The Cheater’s Guide to Love », de Junot Diaz, auteur du Guide du loser amoureux, Plon, 2013.

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› Sébastien Lapaque

ans la Mort de l’élite progressiste (1), publié à New York en 2010, traduit en français à Montréal par les éditions Lux en 2012, l’écrivain et reporter de guerre Chris Hedges constatait avec effroi à quel point le goût du sang avait empli le monde. De la Première DGuerre mondiale à l’invasion de l’Irak en 2003, son essai mettait au jour une effroyable généalogie. La guerre, cet argument ultime des rois dans l’ancien temps, semblait être devenue une chose belle et bonne, partant, souhaitable. Une accoucheuse de l’Histoire, en quelque sorte, pour quelques hégéliens passés de gauche à droite sans avoir renoncé aux plus dangereuses de leurs chimères. Jadis envisagée comme un mal nécessaire, une « horreur de la politique » à contraindre dans des bornes étroites, la guerre semble désormais envisagée comme une épi- phanie nécessaire pour hâter l’avènement d’un monde meilleur. Tou- jours la dernière, évidemment. Mais toujours plus cruelle et toujours plus meurtrière. Parmi les cibles de Chris Hedges, l’homme politique canadien Michael Ignatieff, lui aussi passé de gauche à droite, réputé expert sur les questions du Moyen-Orient et en matière de droits de l’homme,

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dont un retentissant article du New York Times Magazine intitulé « Le fardeau » (2), avait chargé les États-Unis d’imposer par le fer et le feu leur vision de la démocratie au reste du monde.

« En mars 2003, invité à l’émission “Fresh Air with Terry Gross”, diffusée sur les ondes de National Public Radio, Ignatieff a défendu la guerre en reprenant les arguments habituels de l’élite progressiste. La guerre est un geste humanitaire, a-t-il insisté en précisant qu’il la soutenait à contrecœur, mais qu’il n’existait pas d’autres options. Sa volonté d’enduire la guerre d’un vernis humanitaire et moral et de souligner les prétendues intentions ver- tueuses des fauteurs de guerre est la principale fonction de l’élite progressiste, la raison même pour laquelle l’élite au pouvoir la tolère. (3) »

Homme d’action nourri de rêve, humaniste pétri de culture clas- sique, fils d’un pasteur presbytérien, lui-même devenu pasteur, ancien reporter de guerre du New York Times, rédacteur régulier à The Nation, Foreign Affairs, Harper’s Magazine, The New York Review of Books,

Granta ou au New Humanist, co-lauréat Sébastien Lapaque est romancier, du prix Pulitzer en 2002, Chris Hedges, né essayiste et critique au Figaro en 1956, est un intellectuel inclassable. Sa littéraire. Il collabore également au Monde diplomatique. Son recueil pensée est enracinée dans un corpus person- Mythologie française (Actes Sud, nel où se mêlent George Orwell et Hannah 2002) a été récompensé du prix Arendt, Vassili Grossmann et Simone Weil, Goncourt de la nouvelle. Christopher Lasch et Theodor Adorno, Karl › [email protected] Barth et Paul Tillich. Je lève les yeux vers les étagères de ma biblio- thèque : ils sont tous là, leurs livres m’accompagnent depuis l’adoles- cence. Autant dire que je me suis retrouvé en pays de connaissance chez Chris Hedges. En 2012, c’est Lux, vaillante maison d’édition québécoise aux des- tinées de laquelle veille Alexandre Sánchez, qui a fait connaître son travail aux plus curieux des lecteurs français avec l’Empire de l’illusion, la mort de la culture et le triomphe du spectacle (4). La vie intellectuelle,

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de ce côté-ci de l’Atlantique, est malheureusement ce qu’on sait : le provincialisme fait des ravages à Paris. Comment un livre traduit en français sur les bords du Saint-Laurent aurait-il une chance d’être entendu sur les bords de la Seine, où nos maîtres-penseurs trempent leurs lignes en regardant passer les péniches ? On l’avait compris à pro- pos des polémiques sur la forme et le fond de Meursault, contre-enquête de , édité à Alger en 2013 avant de l’être en France : au- delà du périphérique, point de salut. Grâce à Nancy Houston, qui a traduit La guerre est une force qui nous octroie du sens, un de ses essais plus anciens, Chris Hedges s’en rapproche. Publié aux éditions Actes Sud, l’Américain campe désormais sur les bords du Rhône (5). L’entendrons-nous ? Il le faudrait. Car, ainsi que l’ont rappelé Hubert Védrines, Renaud Girard et le général Vincent Desportes dans un récent numéro de la revue le Débat (6), chaque jour passé à oublier la nature de la guerre nous éloigne un peu plus des délices que procure la paix. Ce qui est puissant, dans la réflexion de Chris Hedges, c’est qu’il n’a rien d’un Munichois, ainsi que le diront facilement ceux qui ne vou- dront pas l’entendre. À la différence d’anciens pacifistes devenus va- t-en-guerre comme un puritain émancipé entre au bordel – entre 1999 et 2003, le spectacle que nous ont donné ces gens tandis que l’aviation américaine bombardait Belgrade et Bagdad a été dégoûtant –, il a connu l’épreuve du feu et même l’ivresse de la riflette, ainsi qu’il le confesse dans le premier chapitre de son livre : « La ruée vers la bataille crée une addiction puissante et souvent létale. Oui, la guerre est une drogue, je le sais pour en avoir consommé pendant des années. » Reporter de guerre au Salvador de 1983 à 1988, puis au Moyen- Orient, en Afrique et dans les Balkans, Chris Hedges a vu « la mort de près » (7). Son expérience de la guerre le rapproche de George Orwell, immortel auteur de Hommage à la Catalogne, blessé au cours de la guerre civile espagnole dont il est revenu déniaisé sur « les ravages de l’hystérie guerrière » (8). Grecque et chrétienne à la fois, boulever- sante d’humanité, sa méditation lucide et désolée sur les misères de la guerre le rapproche également de Maurice Genevoix, l’auteur de Ceux de 14 (9), chef-d’œuvre trop peu lu, qui est pourtant le monu- ment d’encre et de papier le plus admirable qu’ait suscité le premier

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conflit mondial – cette « guerr’ de quatorz’ dix-huit » qui ne peut pas être notre préférée comme le fredonnait Georges Brassens dans une chanson au ton évidemment contre-performatif. Avec la révolu- tion bolchevique de 1917, cette boucherie aux 18 millions de morts a imposé une relation proprement dévastatrice à la violence et à la guerre dont nous continuons d’être les otages. De même que le général Vincent Desportes, dans son étude publiée dans le Débat, Chris Hedges s’effraie d’assister au triomphe d’une guerre permanente, qui n’a plus pour but de remporter des batailles ou d’imposer une cause : elle est sa propre fin. « War is peace », comme l’écrit Orwell avec une ironie atroce dans 1984. Dans ce roman, « on voit l’Océania en guerre contre l’Eurasia et allié avec l’Estasia. Puis les alliances s’inversent soudain. L’Eurasia s’allie à l’Océania et c’est l’Eu- rasia qui devient l’ennemi. L’important n’est pas de savoir qui combat qui. L’important est d’entretenir un état de peur, et la mobilisation massive du peuple » (10). Pour sortir de l’impasse où nous nous enfonçons, Chris Hedges sug- gère de lire Homère, ce poète qui sut regarder et la guerre et la mort en face, et d’écouter les plaintes des héros de l’Iliade de la même manière que les lamentations de Job. Pour rompre le sortilège de la guerre per- manente, laissons-nous gagner par la tristesse enfantine d’Achille, la douleur de Thétis face à son fils agonisant, l’humilité et le silence de Priam. Mesurons la douleur des héros. Simone Weil avait raison d’en- tendre chez Homère un puissant message sur l’inutilité de la vengeance : « La mort d’Hector devait donner une courte joie à Achille, et la mort d’Achille une courte joie aux Troyens, et l’anéantissement de Troie une courte joie aux Achéens. » Longtemps avant la parution de la Violence et le sacré, et avec d’autres mots que ceux de René Girard, cette nouvelle Antigone avait trouvé chez Homère un désaveu de la rivalité mimétique :

« La violence écrase ceux qu’elle touche. Elle finit par apparaître extérieure à celui qui la manie comme à celui qui la souffre ; alors naît l’idée d’un destin sous lequel les bourreaux et les victimes sont pareillement innocents, les vainqueurs et les vaincus frères dans la même misère. (11) »

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Par là, on découvre que l’Iliade est mieux qu’un « poème de la force » : sa mise à nue des rigueurs du destin en fait le poème de l’an- goisse et de la pitié, la délicatesse de ses héros écrasés un chant d’uni- verselle compassion. Ses vingt-quatre chants nous éclairent sur ce que nous ne voulons pas savoir :

« La guerre, c’est la culture de la mort. Elle commence par l’annihilation de l’autre. Elle finit par l’annihilation de soi. (12) »

Il faut parfois la faire. Mais toujours avec beaucoup d’humilité.

1. Chris Hedges, la Mort de l’élite progressiste, traduit de l’anglais par Nicolas Calvé, Lux, 2012. 2. Michael Ignatieff, « The Burden », The New York Times Magazine, 5 janvier 2003. 3. Chris Hedges, op. cit., p. 59. 4. Chris Hedges, l’Empire de l’illusion. La mort de la culture et le triomphe du spectacle, traduit par Nicolas Calvé, Lux, 2012. 5. Chris Hedges, La guerre est une force qui nous octroie du sens, traduit par Nancy Houston, Actes Sud, 2016. 6. Le Débat, n° 190, Gallimard, mai-août 2016. 7. Cf. Maurice Genevoix, la Mort de près, La Table ronde, 2011. 8. Maurice Genevoix, Ceux de 14, préface de Michel Bernard, Flammarion, 2013. 9. « Vers 1937, la totalité de l’intelligentsia était mentalement en guerre. La pensée de gauche se limitait à l’“antifascisme” – concept purement négatif – et un torrent de haine dirigée contre l’Allemagne et les hommes politiques que l’on pensait favorables à l’Allemagne jaillissait de la presse en un flot ininter- rompu. Ce qui, au moment de la guerre d’Espagne, m’avait vraiment fait froid dans le dos, ce n’était pas tant les scènes de violence dont j’avais été témoin, ni même les règlements de comptes partisans à l’arrière, que la soudaine réapparition dans les milieux de gauche du climat psychologique de la Grande Guerre. Ceux-là mêmes qui, vingt ans durant avaient raillé du haut de leur supériorité les ravages de l’hystérie guerrière venaient à présent, comme un seul homme, se replonger dans la fange intellectuelle de 1915. » George Orwell, Essais, articles et lettres, tome I, 1920-1940, traduit par Anne Krief, Michel Pétris et Jaime Semprun, Ivrea/Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 1995, p. 645. 10. Chris Hedges, La guerre est une force qui nous octroie du sens, op. cit., p. 15. Sur « l’état de peur » entretenu par les images de la guerre diffusées en temps réel, lire également le très beau texte de l’écri- vain mozambicain Mia Couto : Murer la peur, traduit par Élisabeth Monteiro Rodrigues, Chandeigne, 2016. 11. Simone Weil, Œuvres, édition de Florence de Lussy, Gallimard, coll. « Quarto », 1999, p. 540-541. 12. Chris Hedges, La guerre est une force qui nous octroie du sens, op. cit., p. 26.

146 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 LE LUXEMBOURG, NID DE FÂCHEUX

› Marin de Viry

17 h 15. Dialogue de Marius et Margarita sur WhatsApp

« Margarita attends-moi ce soir à 18 h 45 dans les jardins du Luxembourg, sous Louise de Savoie. C’est à droite du bassin quand tu regardes le palais avec l’Observatoire dans le dos. C’est calculé pour que l’angle des rayons du soleil dans tes cheveux, à cette heure précise, produise une lumière séraphique qui devrait m’amener au bord de l’extase. – D’accord mais je n’ai pas de Wi-Fi là-bas et ça m’angoisse. Ne sois pas en retard. – Margarita tu m’imagines en retard ? – Sans Wi-Fi ça peut arriver. – Pourquoi ça peut plus arriver sans Wi-Fi qu’avec ? – Parce qu’avec le Wi-Fi tu n’es jamais en retard puisque tu peux toujours prévenir. – Je ne comprends pas. L’heure, c’est l’heure, ou quelque chose m’aurait échappé ? – Ben la possibilité de joindre qui tu veux quand tu veux fait que tu es à l’heure quand tu arrives.

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– Ah. Bon. Voilà autre chose. Ça me casse un peu les jambes dans l’ascension vers le bord de l’extase, ce que tu dis, mais ça va aller, j’ai le désir d’extase qui repart facilement. – À tout à pas à l’heure quand même, Marius. – Ah ah ah ah. »

17 h 35. SMS de Marius à l’ensemble de son carnet d’adresses

« Altesses variées plus ou moins régnantes, mesdames et mes- sieurs les ministres, Excellences, mesdames, mesdemoiselles, mes- sieurs, rivaux divers, chefs dotés d’un surmoi tyrannique, étudiants, publicitaires, faquins, fournisseurs, clients, enfants, merci de ne pas m’appeler entre Marin de Viry est critique littéraire, enseignant en littérature à Sciences 18 h 45 aujourd’hui et 7 heures du matin Po, directeur du développement de demain, j’ai des rendez-vous importants, PlaNet Finance. Il a publié Pour en finir de nature professionnelle, où la question avec les hebdomadaires (Gallimard, 1996), le Matin des abrutis (Lattès, suprême de mon salut social est engagé. 2008), Tous touristes (Flammarion, Bref, lâchez-moi la grappe. Pardon pour ce 2010) et Mémoires d’un snobé (Pierre- que ce SMS a d’étrange, mais je ne sais pas Guillaume de Roux, 2012). › [email protected] éteindre mon téléphone ni régler sa sonne- rie. “Ceux qui me connaissent comprendront”, comme a dit François Mitterrand sur son lit de mort quand il a décidé de tirer les rideaux. Foutez-moi la PAIX, quoi. » 18 heures. SMS de l’écrivain Friedrich à Marius. « Ah ah ah ah des rendez-vous professionnels la nuit ! C’est Margarita ? » 18 h 01. Marius prend la décision de ne pas répondre à Friedrich. 18 h 02. Marius répond à Friedrich, car il a fait l’analyse que Frie- drich serait au milieu de dix-sept amis communs ce soir, et qu’il fallait tenter de contrôler les dégâts. « Oui OK c’est Margarita mais il ne s’agit que d’une amitié intellec- tuelle, tout autre présentation de la situation serait une allégation sans fondement à laquelle j’opposerais un démenti catégorique et formel. – Ah ah ah oui oui. Bonne nuit Marius. »

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La tentative de Marius se solde par une aggravation de la crise plu- tôt que par un début de contrôle des dégâts. 18 h 03. Marius pédale en direction du Luxembourg. Il a des Ray- Ban et un casque en Kevlar pour assurer son anonymat. 18 h 05. Raté. Carlotta l’arrête à un feu rouge. Carlotta est la femme de Marius, ce qui lui donne une espèce d’autorisation de l’arrêter à un feu rouge, comme elle aura le droit dans un futur que Marius espère le plus lointain possible de s’intéresser à l’état de sa prostate et qu’elle a d’ores et déjà le droit de connaître le montant de son épargne. C’est dans la loi. « Marius ! – Oui, ma chérie. – J’ai cherché à l’aide d’un logiciel chinois une intersection vide dans nos agendas professionnels, familiaux et mondains respectifs, et le résultat est tombé : on a un créneau pas trop menacé pour partir un demi-week-end en juillet. En grattant sournoisement au début et à la fin, ça peut faire une journée complète aller-retour compris, tu te rends compte ! ? Je viens de t’envoyer dix fiches pour les destinations possibles, ainsi qu’une grille multicritère pour que tu fasses ton choix. Si ton choix n’est pas le même que le mien, ce qui a 90 % de chances d’être le cas, on se fait une petite engueulade homérique à la maison ce soir ? Tu rentres à quelle heure ? – Si on allait où tu décidais d’aller, ça pourrait nous éviter de nous battre ce soir, non ? – Il n’en est pas question. La séquence conjugalement correcte, c’est : a) je t’ai préparé avec amour une série de destinations possibles pour un demi-week-end en tête à tête, b) je te fournis la chance de pouvoir trouver le séjour que je préférerais, car l’amour doit te gui- der d’instinct vers ce qui me ferait plaisir, mais c) mais tu te trompes car au fond tu ne m’aimes pas assez, donc d) cette marque évidente de désamour me crucifie, e) ce qui m’autorise à te coller une dégelée d’anthologie dans laquelle de proche en proche je couvrirai l’ensemble de tes défauts et de mes désillusions, plutôt que d’aller au bistrot s’en- voyer des huîtres. – Ah oui, c’est vrai, j’avais oublié l’enchaînement. – Ne sois pas en retard, mon chéri.

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– Non non, ma chérie, bien sûr. Je reviens dîner vers 2 heures du matin. » Avec tout ça il est 18 h 20. Marius repédale et il n’est arrêté par personne pendant les trois cents mètres qui le séparent de la grille du jardin du Luxembourg, rue Guynemer, au coin de la rue de Vaugirard. Pendant ces trois cents mètres, il visualise la lumière dans les cheveux de Margarita lorsqu’il les verra à 18 h 45 sous la statue de Louise de Savoie, et la vie est belle. Cela dure un peu moins d’une minute.

18 h 22. Marius et son conseiller de fiscalité personnelle

Marius descend de son vélo vert bouteille toutes options et franchit la grille du jardin. Son conseiller de fiscalité personnelle, avec lequel il a eu six mois de cela un dialogue franc et direct débouchant sur un quitus d’honorabilité assorti d’un redressement modéré, le croise : « Ah, monsieur Marius, je suis content de vous voir, je pensais justement à vous. – L’affaire est terminée, vos délais d’appel sont forclos, et vous n’êtes pas saisi par votre hiérarchie d’une nouvelle enquête. Au revoir, monsieur. – Ah oui, mais non, vous savez, je pensais à vous car hier soir j’ai animé pour la première fois une séance collective d’un genre nouveau… ça s’appelle “les sous-déclarants anonymes”… c’est sur le modèle des alcooliques anonymes… c’est merveilleux car tout le traumatisme du contrôle sur place et sur pièces disparaît… C’est l’Actors Studio qui a monté ça pour la direction générale des finances publiques. – On m’attend. – … et en sortant de cette très belle séance, où une vieille marquise a pleuré de soulagement en décousant les revers de sa jupe où elle avait planqué sa collection d’émeraudes dont je suspectais l’existence depuis quinze ans, je repensais à ce que pouvait avoir de dur notre dialogue au cours du petit contrôle inopiné de vos déclarations de revenus que j’ai eu l’honneur d’effectuer... Je comprends fort bien vos réactions sur le vif, dans cette procédure moyenâgeuse… réactions que vous avez pris soin, par délicatesse, de présenter de façon philosophique,

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pour ne pas m’incommoder… L’État, disiez-vous sans explicitement me désigner comme son serviteur, est un terzo incommodo institution- nalisé – c’est joli, terzo incommodo, ça vient d’où ? – D’Italie. Stendhal. Les gens qui contrarient les amours. Je dois… – Ah ! C’est vraiment joli… vous disiez aussi que l’État était une coalition de fâcheux qui s’organisent pour détruire le système nerveux des hommes sensibles, une phalange de frustrés payés pour abolir les chemins de l’émancipation et les aspirations à la beauté, qu’il s’institue en un combat féroce et permanent contre les grandeurs naturelles, qu’il est une masse qui ne prend forme signifiante que pour se consti- tuer en interdiction de jouir, un grand nombre qui assèche le singulier, une foule de flics qui surveillent et répriment le bonheur individuel, une immense machine à inventer des prétextes à pourrir les vies, en commençant par la racine : la tranquillité, la discrétion… – Ce que j’en disais, c’était pour meubler. Je… – Vous ajoutiez, de mémoire, que le bourreau était sa réalité suprême, le roi son point de fuite vers un autre monde que celui, épou- vantable, qu’il domine, et qu’il demande à chacun de ses membres de dévorer compulsivement les hommes heureux… Voyez, je me sou- viens bien… Vous avez suivi par une définition que j’ai prise pour moi, forcément… Ses membres, continuiez-vous, il les choisit parmi les descendants de ceux que Bernanos appelait « les clercs crottés de la Renaissance », des fonctionnaires (c’est à ce moment-là que je me suis vraiment reconnu) qui fonctionnent en effet, et dont les critères de recrutement sont la vocation répressive, la peur panique du len- demain, la capacité à transformer le service qu’ils doivent rendre en contrôle de leurs bénéficiaires, l’obéissance aveugle, l’attirance pour une espèce de métaphysique mortifère qui transforme l’État en déité païenne méchante et revancharde et qui, naturellement, contractent à peine recrutés une forme de dignité outrée que leur appartenance au service public prétend justifier, et à laquelle, pour les pires d’entre eux, l’ordre national du Mérite ajoute une touche de ridicule, et la Légion d’honneur une pointe d’odieux. Il y a aussi cette phrase qui m’a frappée par le contraste avec ma personnalité si pacifique : “Dans tout agent de l’État sommeille un étrangleur ottoman.”

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– Je me souviens, mais il faut vraiment… – Je vais justement avoir le Mérite. – C’est inespéré. Vous permettez que je pleure ? – Je serais heureux que vous veniez à la petite réception que je fais à cette occasion dans la salle des archives du contentieux de la percep- tion du 7e. – Vous pouvez compter sur moi si vous n’avez plus rien à me dire immédiatement. – Au revoir, monsieur Marius. » 18 h 34. C’est encore jouable pour Marius.

18 h 35. Auguste, Marius

Auguste, bistre, fend la file de coureurs pour arrêter Marius. « Ah ! Marius, j’allais t’appeler. C’est clair, le complot se déploie, déjà les sicaires sont en ville, il semblerait qu’on veuille me virer de mon job d’éditorialiste. Les préparatifs d’un tel meurtre sur un homme aussi considérable que moi ont nécessairement produit des bruits qui n’ont pas pu t’échapper. Qu’en est-il, selon toi ? – Je ne sais rien, mais je n’ai rien de plus pressé que de porter ami- calement à ta connaissance les éléments qui pourraient me parvenir. Si tu me fous la paix tout de suite, je me renseigne ce soir et je t’appelle demain. Matin. Vers 11 h 30. – Oui mais tu as bien remarqué qu’Aronet était fuyant à mon endroit… – … mûh. – … qu’Édith avait – comment dire ? – une sorte de réserve inac- coutumée dont je n’ai qu’un seul souvenir, et c’est ce qui m’inquiète : c’était la veille du jour où Marcel est passé à la trappe. Marius, Marius, Marius, je sens que c’est imminent. Dois-je appeler l’actionnaire pour me rouler à ses pieds ou penses-tu que je n’ai plus qu’à attendre les coups et relever ma toge quand ils tomberont ? – En même temps c’est toi qui a précipité Marcel dans la trappe avec le concours d’Édith. Je dois…

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– Marcel déshonorait le journal avec sa syntaxe approximative, ses préjugés abjects, son cou raide, ses quinze ans de moins que moi, sa femme que j’aurais dû épouser, le salaud… – Et puis surtout il avait le poste que tu visais. Je… – Marius, la moindre information est un trésor. La démocratie doit écouter hebdomadairement une grande voix libérale. – Merde, Margarita n’a pas le Wi-Fi et il est 18 h 44. – Pardon ? – Je viens de me souvenir d’un détail qui me contrarie hautement. Au revoir, Auguste. – Marius, cette Margarita… – … est une grande alliée de ta carrière par amour pour ta pen- sée libérale qui perce les mystères de la société et de l’économie, ne t’inquiète pas. » 18 h 45. Margarita, Marius, par Skype. « Yooo Marius finalement le Wi-Fi marche sous Éloïse de Savoie ! – Quelle merveilleuse nouvelle ! J’en profite pour te préciser que la mère de François Ier se prénommait Louise et non Éloïse, légère erreur que tes origines valaisannes rendent excusable. – Tu viens quand ? – J’aurais deux minutes de retard, je n’ai que deux cents mètres à faire. – Dépêche-toi, un compatriote suisse me drague. Il est musculeux, intelligent, il a des yeux verts et des Berluti et il veut que nous pre- nions le petit déjeuner en face de la douane de mer à Venise, demain matin. C’est gentil. – Ce salaud est inconnu ici, c’est un avantage compétitif décisif. J’arrive. »

18 h 46. Marius, Éva

« Marius, que fais-tu ici à cette heure ? Si c’est pour une poule, tu vas avoir de mes nouvelles ! – Éva, tu ne serais pas mon éditrice bien-aimée que je serais en droit de te répondre que ta petite question, tu peux…

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– Marius, tais-toi quand je parle et évoquons les délais. Les délais, Marius. Le taquet dans le temps qui marque un avant et un après. Le moment où tu dois avoir fait quelque chose. En l’occurrence, remis ton manuscrit. Marius, il y a une ligne jaune. Il s’agit d’un avertisse- ment lancé par une éditrice bienveillante à son auteur en retard pour lui signaler qu’il vient de dépasser le délai normal de remise de son manuscrit. Il y a une ligne rouge. Il s’agit du dernier délai à partir duquel tout part en nouille, tout tourne en problème, l’imprimeur stressé fait des bêtises, la logistique déraille, le livre est immanquable- ment mauvais car écrit la veille au soir, les critiques déçus, le bouche- à-oreille désastreux. Et puis il y a une ligne noire : celle où c’est trop, trop, trop, trop TARD ! – Calme-toi, Éva. Tu me fais peur avec ton côté responsable. – Marius, c’était il y a quinze jours, la ligne jaune. La rouge, c’est demain midi. Inutile de me dire que tu n’as rien foutu : ton air cha- fouin, coupable, ta voix blanche, tes bras ballants me le disent assez. Sache que la ligne noire, c’est vendredi prochain. Alors si tu veux, drague tant que tu veux sous les frondaisons, hein, fous en l’air ma programmation et planifie ta mort sociale, non mais je m’en occupe, de ta mort sociale, pas de problème, un vide intersidéral, tu hurle- ras dans les ténèbres pour appeler un semblable à se manifester, telle- ment plus personne ne s’intéressera à toi. Mais va, va, va… Comment ­s’appelle-t-elle ? » 18 h 49. Message n’attendant pas de réponse de Margarita à Marius. « Marius, je vais peut-être t’attendre quelque part jusqu’à une cer- taine heure mais je n’en suis pas sûre, j’ai froid et tu n’es pas là, mais Herbert, lui, il est là, il est nouveau, et il est marrant. Je te dis peut-être ce que je fais à un moment quelconque. Ou pas. » 18 h 50. Message de Marius n’attendant pas de réponse de Margarita. « Margarita, épanouis-toi dans un monde sans fâcheux. »

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› Richard Millet

est le visage de Donna Tartt qui m’a incité à lire un de ses livres. Non que je veuille faire preuve de sexisme et réduire la femme à son apparence – fût-elle une artiste et jouât-elle de cette appa- rence –, cette façon de voir n’est pas dans mes C’manières ; mais enfin, les incitations à la lecture sont parfois tortueuses ou inattendues, et l’énigmatique beauté de cette Américaine m’intri- guait, me confirmant le fait qu’on peut être amené à lire un écrivain pour sa beauté, et le corps de l’écrivain, dans un monde qui menace d’être débordé par l’image ou réduit à celle-ci, n’étant pas négligeable, narcissisme mis à part. Il faut néanmoins remarquer que ma propo- sition suppose son contraire et que, si je la suis jusqu’au bout, je ne lirais sans doute pas un auteur à la laideur insigne, même si celle-ci peut entretenir avec l’œuvre une relation d’étrangeté telle que le visage reçoit de la beauté du texte une forme de beauté inattendue, comme c’est le cas avec Virginia Woolf, Simone Weil, Marina Tsvetaeva ou Carson McCullers. Que Donna Tartt soit belle lui donnait à mes yeux un surcroît de fragilité, tout en me la rendant un peu suspecte : n’y a-t-il pas dans l’ostentation de cette élégante beauté, comme dans le fait de publier

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un livre tous les dix ans, une stratégie éditoriale, comme pour l’appa- rence trash d’un Michel Houellebecq ou l’invisibilité d’un Blanchot ? J’ai cependant lu le Chardonneret (1). En vérité, c’est moins le désir de le lire qui m’y a décidé que l’entretien que l’écrivaine a donné,

l’hiver dernier, à la Nouvelle revue française. Richard Millet est écrivain et éditeur. J’avais bien tenté de lire certains de ses Derniers ouvrages publiés : Jours contemporains américains de la génération de lenteur (Fata Morgana, 2016) et Province (Léo Scheer, 2016). qui suit celle de Philip Roth et de Cormac McCarthy : Jonathan Franzen, Jeffrey Eugenides, Nicole Krauss, par exemple ; leurs romans me sont tombés des mains : je n’y trouvais pas de style – et c’est là un défaut qui me rend illisibles la plupart de mes contemporains, et me conduit à préférer, en toutes langues, les auteurs de romans policiers, dont certains valent bien les romanciers préten- dus littéraires, sauf en France où, à l’exception des premiers romans du regretté Maurice Dantec et du non moins regretté Thierry Jonquet, la littérature policière est à peu près nulle, ou idéologique, ce qui est la même chose. Les mille pages du Chardonneret, je les ai lues parallèlement aux mille et cent pages de la Cité de Dieu, saint Augustin étant décidément non seulement un Père, le plus puissant de l’Église, mais aussi un écri- vain hors pair qui me console de bien des choses, bien que l’édition de la « Pléiade » propose une traduction à plusieurs voix, qui manque d’unité… Pour le roman de Donna Tartt, mon intérêt a été quasi constant, peut-être encouragé par les références de la critique à Dic- kens, encore que le fait de se référer à un écrivain du XIXe siècle soit à mes yeux un aveu de faiblesse : nous vivons après tout au XXIe siècle ; et il semble que le roman n’ait, pour beaucoup d’écrivains, pas évo- lué formellement, sauf chez des écrivains de la post-postmodernité, comme le contemporain et compatriote de Donna Tartt Mark Danie- lewski, dont la très étrange et inclassable Maison des feuilles (2) est une expérience littéraire des plus inventives de ces dernières années. « J’ai été influencée par les écrivains du XIXe siècle », reconnaît Mme Tartt, notamment Robert Louis Stevenson et Edgar Poe – ce der- nier allant moins de soi, aux États-Unis, où il est considéré comme un auteur mineur, sans doute parce que, comme Herman Melville

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ou William Faulkner, il montre l’envers de l’innocence américaine et la noirceur de l’homme, celle dont les psychologues n’ont plus rien à dire. Le rejet de Poe est d’ailleurs significatif d’un refus de ce que le style contient : constitutif du littéraire en même temps que rempart contre notre part maudite due à la Chute et, aujourd’hui, à la déchris- tianisation de l’Occident. Mme Tartt dit aussi qu’en écrivant le Char- donneret elle n’était pas loin de Proust et de la littérature française : c’est moins évident, pour Proust ; mais son roman contient, allusions ou épigraphes, des références à Albert Camus, François de La Roche- foucauld, Gustave Flaubert, ce qui, en des temps de déculturation générale, est loin d’être négligeable. On se gardera cependant de lire le Chardonneret comme un roman dix-neuviémiste. Comme tout livre long, il a des tunnels, des moments où l’on pense à autre chose, des endroits où les incorrections et les partis pris de la traductrice, Édith Soonckindt, véhiculent, sans doute pour faire « jeune » ou « ado », les fautes du français courant qui, grâce à elle et à certains de ses confrères, finiront par être lexica- lisées, notamment la formulation fautive « nous… on », ou encore le constant remplacement du « nous » par le « on », qui s’ajoute au non- respect des temps passés du subjonctif dans un contexte de narration au passé, comme on en verra un exemple plus bas. Il est vrai que le langage des jeunes gens est souvent de la langue en haillons, tel celui de Theo Decker, le narrateur, qui a 13 ans lorsque nous le découvrons visitant avec sa mère, à New York, une exposition consacrée à la peinture hollandaise de l’âge d’or. Le musée est soufflé par un attentat terroriste. Theo en réchappe, en compagnie d’une fillette blessée, à qui il vouera un amour éternel, donc malheureux. Il réussit à dérober une petite toile d’un maître hollandais, Carel Fabritius : le Chardonneret. La mort de sa mère, le vol de la toile, le vain amour pour Pippa, la vie à Las Vegas avec un père absent, irresponsable et sa maîtresse qui répond au nom impossible de Xandra détermineront une adolescence chaotique puis une singulière jeunesse qui font l’objet du roman, et ce tableau-là est des plus précieux. Le plus intéressant dans ce livre n’est donc pas tant dans les rebondissements, nombreux et qui le tirent en effet vers le feuilleton du XIXe, que le fait que l’enfer

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vécu par Theo semble avoir déjà été filmé : Theo est un enfant du divorce, de la société de consommation, du post-humanisme,­ de la drogue, du narcissisme, du post-humanisme revisité par le politique- ment correct. Ce qui est particulièrement réussi, là, c’est la peinture d’un monde en décomposition, où la désarticulation du langage, le faux, la pornographie, la mafia sont souverains, à Las Vegas comme à New York ou à Amsterdam. Un monde abandonné de Dieu. Donna Tartt le suggère dans des passages comme celui-ci :

« Mon père s’est appuyé contre le dossier de sa chaise et a ri : “Joyeux Noël !”, a-t-il hurlé en sortant de sa poche une boîte qu’il a fait glisser vers Xandra, ainsi que deux liasses de billets de vingt (cinq cents dollars chacune !) qu’il a jetées en travers de la table vers Boris et moi. Et bien que dans la nuit intemporelle et climatisée du casino, des mots comme “jour” et “Noël” soient (sic) des constructions mentales plutôt dénuées de sens, au milieu des verres avec lesquels on trinquait bruyam- ment, le bonheur ne semblait pas une idée si maudite ni si funeste que cela. »

Dans un monde aussi bien régi par le nihilisme petit-bourgeois, ces mots sont des illusions, bien sûr : à la fin du roman, dix ans plus tard, Theo reste un drogué qui aimerait « croire à une vérité au-delà de l’illusion », mais qui est obligé d’admettre qu’il n’y en a pas, ni pour lui ni pour ses semblables. Ce monde sans Dieu est celui où les hommes et les femmes se manquent éternellement ; il ne leur reste que le sexe et un décor comme celui de Las Vegas, de New York ou celui, muséifié, d’Amsterdam : des éléments de la grande doublure filmique du monde. À cette lecture j’ai voulu opposer, un peu plus tard, un roman amé- ricain du XIXe siècle : les Européens. Il appartient à la première manière de Henry James et met en scène, dans le Boston des années 1850, un couple d’Américains nés en Europe : un frère et une sœur, Eugénie et Félix Young, respectivement âgés de 33 et de 28 ans, qui découvrent

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une Amérique d’autant plus provinciale que l’action se déroule dans la grande banlieue de Boston, à la campagne, donc, et dans une nature dont la sauvagerie n’est pas loin. Félix est un dessinateur pour jour- naux, Eugénie l’épouse morganatique d’un prince allemand. Ces deux « Européens » bouleversent le monde des Wentworth, leurs cousins, notamment Gertrude et Clifford… Les uns sont fascinés par les manières de l’Europe, dont le ton se donne en français, y compris ce qui a trait à la bohème ; les autres par les « manières démocratiques » des Américains, dans un monde travaillé par la Bible (les Wentworth sont unitariens) et par les apparences – on a envie de dire par le jeu des apparences et de la vérité biblique : le roman est brillant, comme une comédie sociale dans laquelle les uns cherchent à se caser pour échap- per aux revers de fortune, les autres à limiter « l’extension du champ des possibles erreurs ». Cette rencontre de la vieille Europe et de l’in- nocente et puritaine Amérique, ou de ce que chaque continent suscite de clichés, ici plus ou moins déconstruits, nous permet de considérer autrement le roman de Donna Tartt et ce qui s’est passé en un siècle et demi – en littérature comme dans le monde, et particulièrement la perte de cette innocence dont l’enfance n’est même plus, en Amérique ni en Europe, le refuge.

1. Donna Tartt, le Chardonneret, traduit par Édith Soonckindt, Plon, 2014. 2. Mark Z. Danielewski, la Maison des feuilles, traduit par Claro, Denoël, 2002.

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CRITIQUES

LIVRES EXPOSITIONS 162 | Les sortilèges de la love doll 177 | Oscar Wilde, impertinent › Lucien d’Azay ou subversif ? › Jean-Pierre Naugrette 165 | Le futur proche d’un nouvel Holocauste ? 181 | L’effet Caravage › Eryck de Rubercy › Stéphane Guégan

168 | Qu’est-ce qu’un sigisbée ? 184 | L’œil de Baudelaire › Michel Delon › Stéphane Guégan

171 | « Un national-socialisme en 187 | Les images pensives de gélules » ? L’Allemagne sous Magritte speed › Bertrand Raison › Olivier Cariguel DISQUES 174 | Camus et Malraux 190 | Opéras : « maîtres en scène » › Stéphane Ratti › Jean-Luc Macia LIVRES Les sortilèges de la love doll › Lucien d’Azay

eux siècles après Frankenstein ou le Prométhée moderne, le Japon est à l’avant-garde d’un nou- D veau genre d’humanoïde, beaucoup moins terri- fiant, mais tout aussi inquiétant, la love doll. Cet ersatz de femme en silicone, aux formes sensuelles parfaitement mou- lées sur de vrais corps de jeunes filles, et au doux visage doté d’un ultra-regard vaporeux, s’apparente moins à la poupée gonflable qu’au Tamagotchi, animal de compagnie virtuel dont il s’agit de prolonger la vie le plus longtemps possible. Ce n’est pas un sextoy, ou du moins pas seulement. Dans Un désir d’humain (1), fruit de quinze ans d’en- quête sur le terrain, Agnès Giard, anthropologue spécialiste de l’imaginaire érotique au Japon, nous livre une analyse minutieuse et passionnante d’un avatar amoureux dont elle décrypte le phénomène culturel. Mais cette remarquable étude dépasse son champ d’application ; c’est un essai magistral, superbement illustré, sur l’animisme et le féti- chisme au début du XXIe siècle. L’idéal d’un rapport compulsivement sexuel est de par- venir à réifier l’autre, à le transformer en une chose en fai- sant abstraction de toute forme d’empathie pour lui infliger ou lui faire faire ce que l’on désire. Tout se passe comme si le contraire se produisait avec une de ces « poupées d’amour » puisqu’il s’agit dès lors d’animer un être inerte, destiné à assouvir un rapport non seulement sexuel, mais sentimen- tal. C’est à cette humanisation de l’objet, dont rêvait Mary Shelley, que fait allusion le titre du livre d’Agnès Giard. La love doll s’offre comme un « champ de projection » que son usager – ou doller – investit de désir et auquel il insuffle

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une âme. Cette gageure, qui relève du syndrome de Pygma- lion, n’est possible que si l’inanimé a l’apparence (idéalisée) de l’animé. Fétiche en creux, la poupée tient lieu de récep- tacle à la fantasmagorie de l’usager, dont elle véhicule les émotions. Elle est le « support d’une présence qui s’incarne en elle ». Agnès Giard souligne à juste titre le lien entre la frustration et l’idéalisme. Veufs ou frustrés à l’origine, les dollers se sont peu à peu désinhibés, et la symbiose qu’ils recherchent avec leur poupée évoque la relation viscérale que certains soldats établissent avec leur arme ou certains automobilistes avec leur voiture. Il émane de la love doll une aura infantile propice à la cristallisation amoureuse. Le doller maintient cet objet transitionnel dans une chrysalide onirique, semblable à des limbes, qui stimule son désir ; la contradiction et l’ina- chevé sont les principaux ressorts de l’érotisme japonais. Cette régression nostalgique par réfraction (la nymphette artificielle fonctionne comme une caisse de résonance ou une chambre noire) fait penser aux marionnettes du théâtre bunraku. À la faveur d’un processus d’autosuggestion, le désir se réfléchit dans la love doll à peu près comme dans la boule de cristal d’une voyante, pour peu qu’on y ajoute foi. La ques- tion de la foi est essentielle en l’occurrence ; c’est la pierre d’achoppement de l’Occidental matérialiste et désenchanté, pourtant tout aussi obnubilé par les objets de consomma- tion qu’il convoite. Vacantes et hermétiques, mais conçues sur mesure et d’une grande plasticité, les poupées n’at- tendent que d’être imprégnées de souvenirs et de rêves pour les renvoyer en miroir comme des personnages de roman. En invoquant une effigie, on convoque un fantôme : c’est une forme de métempsycose par induction. Animée par le désir, la poupée se prête à toute une activité narrative. Et cette narration, qui lui donne vie, se traduit par des photo­ graphies que le doller partage sur un blog où il confie sa

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relation quotidienne avec sa partenaire (l’indiscrétion de ses confidences est aussi excitante qu’une transgression). De grands romanciers japonais comme Jun’ichirō Tanizaki (la Clef) et Yasunari Kawabata (les Belles endormies) avaient déjà tiré parti d’un même procédé littéraire. Un des aspects fon- damentaux de ce rapport consiste à donner une expression à la love doll, à la paramétrer, à la vêtir, à la maquiller, à la personnaliser, jusqu’à la ventriloquie. L’opération ne vise pas uniquement et parfois aucunement à la pénétration (la bouche de la poupée est close et son vagin extractible), mais à une « anthropomorphisation ». Car c’est en définitive la quête de lui-même que le doller exauce à travers cette « pro- videntielle forme d’exutoire ». La poupée est soumise à un cérémonial qui confine à l’ido- lâtrie. Elle bénéficie de funérailles bouddhiques si son usager n’arrive plus à tomber en adoration devant elle. Sa valeur et son unicité semblent procéder d’une grâce efficace comme les reliques de la mystique chrétienne. D’où les facultés thé- rapeutiques, voire thaumaturgiques, de ce simulacre. Il est soigneusement présenté et préservé dans l’écrin capitonné de sa boîte comme dans une châsse, et la pièce où on le conserve se transforme naturellement en sanctuaire. Le doller exerce son sacerdoce onaniste dans ce lieu clos où règne un silence religieux. De fait, aux yeux des Japonais, la jeune fille idéale (shôjo) doit être « scellée ». On l’astreint à une mise en scène en guise de liturgie. À l’instar de la narration, la sacralisation permet de la recharger, de la « réamorcer ». Une question d’état d’esprit, sans doute. Ou de point de vue. Au demeurant, les langues européennes témoignent aussi de la versatilité de la perception. Ainsi « nature morte » se dit still life en anglais, à savoir « vie immobile ».

1. Agnès Giard, Un désir d’humain. Les love doll au Japon, Les Belles Lettres, 2016.

164 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 LIVRES Le futur proche d’un nouvel Holocauste ? › Eryck de Rubercy

orsqu’on a lu Terres de sang (1), livre consacré au sort des territoires pris en étau entre le IIIe Reich et L la Russie soviétique et jetant une passerelle entre les crimes nazis et communistes, on sait que Timothy Snyder, professeur à l’université Yale, est un historien hors pair bien que controversé. Avec son remarquable dernier ouvrage, il revient à cette région martyre – plus particulièrement aux terres fertiles d’Ukraine, d’où son titre, « Terre noire » (2). Se fondant sur le second tome de Mein Kampf, publié en 1928, Snyder y souligne la fascination pour l’Amérique d’Adolf Hitler, lequel, obsédé par ce qu’il pensait être un risque de pénurie alimentaire, se voyait faire avec les autoch- tones d’Europe orientale ce que les Américains avaient fait des populations indiennes pour s’emparer de leurs terres. Sa solution était l’idée d’espace vital puisque « ni l’espace actuel ni celui que donnerait la reconquête des frontières de 1914 ne pourraient suffire à nous assurer [...] une vie qui soit analogue à celle du peuple américain ». Ainsi la guerre aurait-elle été entreprise parce que Hitler croyait que l’Allemagne avait besoin de plus de vivres et que les juifs constituaient une menace ; cette « contre-race » étant pour lui « responsable des idées censées avoir étouffé les races plus fortes », celle des « Allemands » représentant la « race la plus haute ». Reprenant l’idée que la conquête à l’Est avait permis à l’Allemagne de devenir cette puissance coloniale qu’elle n’avait pu être en Afrique – « le Lebensraum était un appel

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à l’empire, non une stratégie militaire » –, Snyder remonte aux origines de l’extermination en montrant comment les nazis développèrent un imaginaire de « colonisation » pour conquérir les peuples slaves et de « décolonisation » pour se débarrasser de la présence juive. Le livre comporte ainsi un passionnant chapitre sur les vaines tentatives de Hitler pour se rapprocher de la Pologne avant 1939 afin de mieux pré- parer sa guerre contre l’URSS puisque « la Pologne n’était pas seulement le principal foyer des juifs, mais aussi le pays qui séparait l’Allemagne de l’Union soviétique ». Pour autant, une fois enclenchée, « la politique du plus grand mal fut une création commune en un temps de chaos », ce qui signifie que l’Holocauste ne fut rendu pos- sible que grâce à de nombreuses complicités ne pouvant se comprendre uniquement par l’antisémitisme. Car, même si « l’antisémitisme avait bien plus de résonance en Pologne qu’en Allemagne, du moins avant 1933 », la participation de Polonais à la Shoah s’explique par leur double occupation nazie et soviétique. Les terribles pogroms de Jedwabne et de Białystok, dans le nord-est de la Pologne, en juin et juillet 1941, menés par les populations locales, ont été en réalité suscités par les nazis qui, « pour égaler les résultats obtenus en Lituanie et en Lettonie », ont pu convaincre « dans les localités où des non-juifs collaborèrent avec le régime sovié- tique » qu’éliminer les juifs, car « les juifs étaient commu- nistes et les communistes juifs », était une occasion de se nettoyer de son passé. Snyder signale que « nous associons l’Holocauste à l’idéologie nazie, mais oublions que nombre des tueurs n’étaient ni nazis ni même allemands », polarisés que nous sommes sur Auschwitz, « métonyme de l’Holo- causte », alors qu’il s’agit d’« un des rares épisodes auquel des citoyens soviétiques n’ont pas participé ». Et pour expli- quer le bilan différencié des victimes de l’Holocauste, Sny- der pense que, si « la destruction des États européens », dont la théorie juridique avait été élaborée par Carl Schmitt, a

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été une condition préalable des crimes nazis, partout où les structures étatiques purent subsister comme en France, en Bulgarie et en Roumanie, les pertes furent bien moindres. Enfin, reprenant en conclusion ce qu’il considère comme les deux termes essentiels de l’hitlérisme : lutte pour la sur- vie et destruction de l’État, Snyder se focalise sur l’insécurité alimentaire liée au changement climatique comme facteur de causalité d’un prochain génocide, ce qui motive le sous- titre de son livre : « l’Holocauste, et pourquoi il peut se répé- ter ». Et cela en établissant un parallèle entre l’obsession de Hitler de sécuriser les ressources de l’Europe pour le peuple allemand et la tuerie de masse au Rwanda en 1994 qui a suivi « un déclin absolu du rendement des cultures ». Ou bien, en rappelant que « du fait de l’effondrement de l’État, des sécheresses peuvent produire des milliers de morts liées à la famine, comme en Somalie, en 2010 ». De même qu’au Soudan des sécheresses ont participé au génocide au Dar- four. Tout cela est fort juste, d’autant que si on retranche de la révolution française la philosophie, il reste la révolte de la faim. Mais qui donc nierait que de cette manière, on serait fort injuste envers la révolution française ? Ainsi l’historien Richard Evans (3) ne s’est-il pas privé d’écrire en réaction à Snyder : « Il existe aussi peu de signes d’une panique éco- logique dans le monde actuel qu’il n’y en avait dans l’Alle- magne hitlérienne. » Et de conclure sur ce que, lui, tient pour la menace de notre temps, « les islamistes radicaux », qui se moquent bien de s’assurer « un grand petit déjeuner, un grand déjeuner et un grand dîner » (4) pour reprendre la formule de Joseph Goebbels, cité par Snyder dans son livre. Quoi qu’il en soit, on aurait décidément grand tort de croire aujourd’hui tout savoir sur l’Holocauste.

1. Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, Gallimard, 2012. 2. Timothy Snyder, Terre noire. L’Holocauste, et pourquoi il peut se répéter, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Gallimard, 2016. 3. Richard J. Evans, le Troisième Reich, tome I, l’Avènement ; tome II, 1933-1939 ; tome III, 1939-1945, Flammarion, 2009. 4. Richard J. Evans, « L’impérialisme écologique n’explique pas la Shoah », le Monde, 16 octobre 2015.

DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 167 LIVRES Qu’est-ce qu’un sigisbée ? › Michel Delon

la Ca’Rezzonico, le palais vénitien consacré au Set- tecento, une fresque de Giandomenico Tiepolo À montre une femme à la promenade. On la voit de dos entre deux hommes auxquels elle donne symétriquement le bras. Il y a fort à parier qu’elle se trouve entre son mari et son sigisbée, qui est une figure familière dans l’Italie citadine de l’époque. À bien observer les catogans des deux hommes, le gros ruban noir suggère un mari plus âgé et les cheveux noués sous un bicorne désigneraient un chevalier servant plus jeune. Les voyageurs qui se pressent alors dans la Péninsule se divisent pour définir les sigisbées : ces amis fidèles du couple seraient-ils d’éternels soupirants qui surveillent les épouses avec plus de scrupule encore que les maris ou bien sont-ils des amants qui débarrassent les époux de tous leurs devoirs ? des petits-maîtres efféminés à trop fréquenter le gynécée ou bien des galants installés dans la place ? Pour y voir plus clair, un historien italien, Roberto Bizzocchi, est revenu aux archives (1). Son enquête est un mélange savoureux d’érudition et d’anecdotes romanesques. Et d’abord d’où vient ce mot « sigisbée » (cicisbeo) qui appa- raît dans le lexique italien vers 1700 ? Les étymologies les plus fantaisistes ont circulé, de l’onomatopée mimant le bavardage, jusqu’à l’association des termes français « chiche » et « beau » ! Ce flou n’est pas différent de celui qui entoure l’apparition en français du mot « persiflage », rappelé par Élisabeth Bour- guinat (2). Persifler, ironiser, tourner en dérision, est-ce siffler comme un oiseau ou parler comme dans Persiflès, tragédie burlesque jouée à la foire en 1740 ? Le rôle mondain du sigis- bée est en tout cas précisé par un voyageur français, Jérôme de Lalande, qui visite l’Italie en 1765 et 1766 et publie son récit

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trois ans plus tard : « À Rome, une dame ne paraît guère en compagnie sans un écuyer ou cavalier servente qui lui donne la main. Chacune a le sien et on les voit presque toujours arriver ensemble dans les assemblées… Le cavalier est obligé d’aller, dès le matin, entretenir sa dame : il reste dans le salon jusqu’à ce qu’elle soit visible ; il sert à sa toilette ; il la mène à la messe, et l’entretient, ou fait sa partie jusqu’au dîner. Il revient aus- sitôt après, assiste à sa toilette, la mène aux quarante heures [adoration du Saint-Sacrement], et ensuite à la conversation, et la ramène chez elle à l’heure du souper. » Ce sont les travaux forcés de la galanterie. Certains moralistes du temps se réjouissent de cette culture de la conversation ou plutôt de la conversazione, qui désigne la réunion, l’échange, le commerce d’idées. Les épouses ne sont plus recluses chez elles, elles participent pleinement à la vie sociale, peuvent aller au bal ou au théâtre. Mais d’autres s’inquiètent d’une perversion des rapports familiaux. Au nom d’un idéal religieux ou de la tradition, ils dénoncent l’irruption des mœurs françaises en Italie et la contagion des Lumières qui éloigneraient de leurs devoirs les épouses et sur- tout les mères. Au début du XIXe siècle, au nom d’un idéal de grandeur républicaine de l’ancienne Italie, Jean de Sismondi s’en prend à la crise morale de son pays : « Ce ne fut pas parce que quelques femmes eurent des amants, mais parce qu’au- cune femme ne put paraître en public sans son amant que les Italiens cessèrent d’être des hommes. » Il assimile sans nuance le sigisbée à un amant, au sens actuel du terme. Robert Bizzocchi montre que la réalité est plus com- plexe. L’institution de ces accompagnateurs est de notoriété publique, elle permet aux familles de l’aristocratie de gérer la masse des célibataires. Les couvents ne peuvent pas absorber tous les cadets qui doivent attendre le décès d’un aîné pour voir s’ouvrir une perspective matrimoniale. Les sigisbées sont de bonne famille et participent aux réseaux d’alliance tout comme les mariages. Les précautions sont prises pour que

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le premier-né d’un couple soit bien du père officiel, les sui- vants peuvent être du père officieux, ils sont alors admis aussi bien que ces neveux qu’on adopte lorsque manque un héritier mâle. La fin de l’Ancien Régime et de la primogéniture change ­complètement la donne et accélère le discrédit du sigisbéat. Avec son foisonnement de cas concrets, illustrés par les cor- respondances et les journaux intimes, l’enquête est un modèle de prudence et de nuance. Les liens entre les femmes de l’élite et leurs soupirants peuvent être platoniques ou bien sexuels, la casuistique se raffine lorsque les confesseurs admettent qu’une dame peut honnêtement livrer le haut de son corps au sigisbée. Les femmes se dégagent ainsi parfois un espace de liberté. Les étrangers s’y perdent, les maris italiens sont-ils jaloux comme des Mores ou bien sont-ils ouverts d’esprit et compréhensifs ? Les exemples ne sont pas rares d’époux qui, absents ou bien occupés par d’autres amours, admettent un remplaçant. Mais une crise de jalousie peut aussi se déchaîner entre un sigisbée remercié et son successeur. Les Français ont été accusés d’avoir été à l’origine de cette coutume typiquement italienne. Ils sont non moins tenus pour responsables de sa disparition. Les guerres de la Révolution et de l’Empire coïncident avec une nouvelle définition, qu’on peut dire romantique, du mariage. Le lien de convenance cède la place à l’engagement sentimental. Notables italiens et envahisseurs français peuvent se ren- voyer l’accusation de libertinage. Le sous-titre italien de l’essai de Roberto Bizzocchi est « Morale privata e identità nazionale in Italia ». La renaissance de la Péninsule est pas- sée par un culte romantique et religieux de la famille, mais l’étonnante parenthèse du sigisbéat durant le XVIIIe siècle nous offre une salutaire leçon de tolérance, au milieu des débats actuels sur le mariage et la procréation assistée.

1. Roberto Bizzocchi, les Sigisbées. Comment l’Italie inventa le mariage à trois, traduit par Jacques Dalarun, Alma Éditeur, 2016. 2. Élisabeth Bourguinat, Persifler au siècle des Lumières. Histoire du mot «persiflage» 1734-1789, préface d’Arlette Farge, Créaphis, 2016.

170 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 LIVRES « Un national-socialisme en gélules » ? L’Allemagne sous speed › Olivier Cariguel

idéologie du national-socialisme a-t-elle été diffu- sée au peuple allemand avec le concours de gélules L’ psychoactives ? L’enquête historique du journaliste et réalisateur de documentaires allemand Norman Ohler (1) jette une lumière crue sur l’usage des drogues pendant le IIIe Reich et plus particulièrement de la Pervitine, dont la principale composante est la méthamphétamine. Psychotrope breveté par les usines Temmler en 1937, la Pervitine était la première méthylamphétamine allemande qui surclassait en puissance la Benzédrine américaine. Le patient parfaitement éveillé éprouvait un regain d’énergie pendant douze bonnes heures. Une vaste campagne publicitaire sur le modèle du lan- cement de Coca-Cola fit sa promotion. Une affiche vantait les pralines à la Pervitine… Ce nouveau remède à la dépres- sion (tant humaine qu’économique) assurait un retour à la joie de vivre à l’Allemagne de 1938 handicapée par six mil- lions de chômeurs et une armée de cent mille hommes mal équipés. Trouver une substance qui permettrait d’accroître la productivité répondait à l’idéologie de l’époque. Sans dériver vers la tentation de considérer l’irrationnel comme la clé exclusive de compréhension d’événements his- toriques, Norman Ohler a analysé le recours massif aux dro- gues et leur expérimentation par les nazis. Il s’est intéressé à deux questions principales. Quelle est la part de respon- sabilité des drogues dans les décisions des hiérarques nazis et de Hitler lui-même, grand consommateur de cocktails de médicaments et de substances diverses ? (Jusqu’à son suicide,­

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­Hitler a consommé les produits obsurs prescrits par son médecin personnel, le docteur Morell, puisés dans les der- nières pharmacies ouvertes de Berlin et mélangés, faute de mieux, à de l’extrait de foie pour obtenir un effet stimulant.) Et comment la nation allemande fut-elle livrée à l’emprise de produits chimiques altérant le comportement ? Le morphino- mane Hermann Göring est un cas célèbre. Lors de son arres- tation par les Alliés, il portait un bagage contenant 24 000 comprimés d’opioïdes. Il prenait tous les jours vingt fois la dose normale. L’homme de la rue était la cible d’une intoxi- cation de grande ampleur quand l’idéologie ne suffisait plus à innerver les consciences. Le « national-socialisme en gélules » est une face méconnue du totalitarisme psychique exercée par les nazis. Des manipulations chimiques les y aidèrent. À l’origine, « les nationaux-socialistes avaient les stupé- fiants en horreur car ils voulaient faire eux-mêmes l’effet d’une drogue », rappelle l’auteur. Sous la République de Weimar décadente, la vie nocturne à Berlin, surnommée « Babylone la putain », battait son plein. Les cabarets ne désemplissaient pas. Des Chinois venus d’un ancien comp- toir allemand tenaient des fumeries d’opium. Le roman d’Alfred Döblin Berlin Alexanderplatz, paru en 1929, qui raconte les errances d’un souteneur dans les bas-fonds de la ville, a symbolisé ces années folles et d’inflation galopante. Les drogues se vendaient au coin de la rue. La Pervitine a été disponible en pharmacie sans ordonnance jusqu’en 1939. L’industrie chimique allemande s’était puissamment déve- loppée. En 1926, le pays était l’un des plus gros producteurs de morphine et le plus gros exportateur mondial d’héroïne avec 98 % de sa production d’héroïne vendue à l’étranger… Sur ce terreau propice, les nouveaux maîtres nazis jugèrent les drogues taboues car elles procuraient d’autres illusions que le national-socialisme. En effet, ils séduisaient par les discours populistes, les manifestations flamboyantes, les harangues propices à une extase collective. Il n’était donc

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pas question d’en détourner le peuple. Mais une fois au pouvoir, ils ont appliqué des méthodes radicales pour conti- nuer de gagner les esprits et les dynamiser. Durant la Seconde Guerre mondiale, des expériences médico-chimiques furent menées sur des déportés et des prisonniers. À Sachsenhausen, ces « commandos piétons » durent mâcher à intervalles réguliers des chewing-gums dosés à 20 mg de Pervitine, soit sept fois la dose du com- primé standard commercialisé par Temmler. Pendant quatre jours et quatre nuits, ces cobayes soumis à des marches for- cées ne dormirent pas. Leurs réactions scrupuleusement notées allaient servir. Après eux, ce furent les derniers sol- dats du IIIe Reich qui prirent ce produit énergisant et des- tructeur. Fin 1944, l’amiral Helmuth Heye, commandant des unités de combat miniatures, supervisait des comman- dos de jeunes aspirants qui mastiquaient des chewing-gums à la cocaïne dans des sous-marins de poche conçus pour un ou deux combattants. Ils étaient censés atteindre l’estuaire de la Tamise et porter le fer lors d’un ultime sursaut excep- tionnel, selon la logique qui prévalait pour les V1 et les V2. Beaucoup de pilotes ne survécurent pas aux hallucinations. Aujourd’hui les appareils Seehund (« phoque ») gisent au fond de l’eau, tels des cercueils de métal. Ainsi que le souligne l’historien Hans Mommsen en postface, « il est extrêmement dérangeant de voir comment des bagatelles médicales ont pu infléchir le cours de l’his- toire mondiale ». Conçu à partir de nombreuses sources, l’essai de Norman Ohler a le double mérite d’éviter le sen- sationnalisme et d’expliquer, sous un jour nouveau, la fuite en avant de responsables politiques, militaires et industriels qui avaient littéralement perdu le sens des réalités avant les prémices de l’effondrement du IIIe Reich.

1. Norman Ohler, l’Extase totale. Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue, traduit par Vincent Platini, postface de Hans Mommsen, La Découverte, 2016.

DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 173 LIVRES Camus et Malraux › Stéphane Ratti

a correspondance entre Albert Camus et André Malraux (1) n’a pas la complicité émouvante de celle L que Camus entretint intensément entre 1944 et 1958 avec le Prix Nobel Roger Martin du Gard ni la densité affective de celle qu’échangèrent l’auteur du Premier Homme et Louis Guilloux, l’auteur du Sang noir, parue elle aussi chez Galli- mard en 2013. Une amitié profonde liait ces deux-là, scellée à Saint-Brieuc, sur la tombe du père de Camus, une scène que l’on retrouve dans son roman inachevé. Les trente-six lettres ici réunies, de 1941 à 1959, sont relativement maigrelettes et souvent très factuelles : questions de Camus à Malraux autour de la publication de l’Étranger (contrat et aspects financiers ; refus par Camus de la proposition de Malraux d’obtenir pour lui une avance pour la Peste, en cours d’écriture), demandes de Malraux à Camus sur la meilleure façon de se procurer du papier d’imprimerie pendant la guerre, lettres de recomman- dation après 1946… C’est donc à juste titre que l’éditeur a encadré ce corpus réduit de lettres par une riche et éclairante introduction de Sophie Doudet d’une part, par une chrono- logie détaillée et très précieuse qui fait l’histoire des relations entre Camus et Malraux et, surtout, par un dossier documen- taire particulièrement pertinent d’autre part : on y relira, à la lumière de l’actualité récente, les réponses visionnaires de Malraux à Jean Daniel dans le fameux entretien de mars 1958 qui figure déjà dans le tome VI des Œuvres complètes de Malraux en « Bibliothèque de la Pléiade » et qui débute par cette question : « Que pensez-vous du terrorisme ? » Au départ, une différence d’âge entre les deux hommes (Malraux est né en 1901 et Camus en 1913) et surtout de notoriété qui ne s’effacera jamais, Malraux considérant

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­toujours Camus un peu comme son débiteur. Il est vrai que la dette était de prix : c’est Malraux, à qui le manuscrit de l’Étranger était parvenu par l’intermédiaire de Pascal Pia en 1941, qui appuiera avec chaleur et constance auprès de Gaston Gallimard la publication d’un roman dont il juge d’emblée qu’il « est évidemment une chose importante ». Malraux défendra l’idée d’une parution simultanée avec le Mythe de Sisyphe (elle aura lieu en octobre 1942, après la parution du roman en mai), le rapprochement entre les deux textes ayant, à ses yeux, « beaucoup plus de conséquences » qu’il ne le supposait, car « l’essai donne au livre son sens plein ». Figure dans le dossier documentaire la retranscrip- tion par Pascal Pia des recommandations de Malraux sur l’Étranger et dont Camus tiendra, de son aveu même, le plus grand compte : éviter « la phrase un peu trop systéma- tiquement sujet, verbe, complément, point » ; retravailler la scène avec l’aumônier ou celle du meurtre ; « serrer » ce qui concerne la mère. On sait combien en cette première moitié du XXe siècle, les écrivains s’échangeaient leurs manuscrits, se relisaient et se corrigeaient, André Gide et Roger Martin du Gard n’étant pas les moins sévères des relecteurs (et par- fois des auditeurs lors de lectures privées). Camus et Malraux s’étaient rencontrés à Paris en mars 1940 à l’occasion d’une projection du film Espoir et ils se retrouveront épisodiquement par la suite. Le moment le plus fraternel dans leur relation est sans conteste cette une de Combat du 9 septembre 1944 qui dément la mort de Malraux fait prisonnier par les Allemands du côté de Tou- louse : « Nous avons dit “Veillez sur vous” et Malraux riait » et qui précède de peu la fameuse photo des deux hommes prise par René Saint-Paul dans les locaux du journal. Mais l’impression laissée par cette correspondance est davantage celle d’occasions manquées. Le tournant pourrait avoir été cette funeste soirée du 26 octobre 1946 à l’occasion de laquelle Malraux avait réuni chez lui Camus, ­Jean-Paul

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Sartre, Manès Sperber et Arthur Koestler. À l’issue de cette rencontre, Camus écrit à Malraux : « Vous n’avez pas parlé de tout votre cœur l’autre jour, je suis assez près de vous pour le savoir et aussi, si vous ne le jugez pas inutile, pour désirer connaître ce que vous pensez. » Malraux ne répon- dra pas. Que s’était-il passé ? Le différend était politique et portait sur l’attitude à adopter en face de l’URSS. Malraux avait-il tenté de rallier ses hôtes au gaullisme ? En tout cas le fossé se creuse entre lui et Camus et si l’estime entre les deux hommes ne faiblit pas, leur intimité décroît et leur corres- pondance, dès lors, s’affadit. La distance entre le ministre de l’Information et le romancier ne semble jamais avoir été aussi grande qu’au moment de l’annonce du prix Nobel de Camus, en octobre 1957. Ce dernier avait perçu le pro- blème et affirma publiquement que s’il avait pris part au vote il aurait choisi Malraux… L’Algérie sera aussi un sujet délicat et l’occasion de divergences d’analyses. Malraux avait souhaité, en juillet 1958, organiser un voyage com- mun avec les trois Nobel de littérature Camus, Mauriac et Martin du Gard, afin d’obtenir d’eux la constatation que la torture avait cessé depuis l’arrivée du Général au pouvoir : tous trois refusèrent. Mais il n’y eut jamais de rupture entre les deux hommes et, au moment même de l’accident fatal de Camus, Malraux préparait la nomination officielle de ce dernier à la tête d’un théâtre parisien.

1. Albert Camus et André Malraux, Correspondance 1941-1959 et autres textes, édition établie, présentée et annotée par Sophie Doudet, Gallimard, 2016.

176 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 EXPOSITIONS Oscar Wilde, impertinent ou subversif ? › Jean-Pierre Naugrette

h, il est là, à l’entrée de l’exposition, le fameux Saint Sébastien de Guido Reni (v. 1616), tout O droit venu du Palazzo Rosso de Gênes (Musei di Strada Nuova), ce jeune garçon alangui, levant les yeux au ciel, levant les bras liés à un tronc d’arbre, lèvres char- nues, dénudé jusqu’aux reins, accessoirement criblé de deux flèches, celui-là même sur lequel Oscar Wilde, le voyant en 1877, s’était extasié, vantant la force érotique se dégageant de cette figure (1) – et plus tard, en des termes encore plus explicites, Yukio Mishima. L’exposition « Oscar Wilde, l’impertinent absolu » du Petit Palais (2) a bien fait les choses, en replaçant le phé- nomène Wilde dans son contexte biographique, littéraire, théâtral et pictural, pour mieux le faire apparaître dans toutes ses contradictions, dans toute sa singularité : un météore dans le ciel victorien. Tout destinait le jeune homme né à Dublin en 1854 à une carrière classique et sans histoires : rejeton d’un chirurgien célèbre, spécialiste de l’œil et de l’oreille, et d’une poétesse engagée, Jane Francesca Algee, ayant défendu la cause du mouvement Jeune Irlande sous le pseudonyme de Speranza. Déjà, un premier clivage ? Études au Trinity College de Dublin, où il se révèle excellent hel- léniste, où il lit Algernon Swinburne, puis au Magdalene College d’Oxford : c’est là qu’il suit l’enseignement de John Ruskin et de Walter Pater, dont le livre-culte, la Renaissance (1873), aura une profonde influence sur lui. Une photo- graphie le représente étudiant à Oxford : il arbore un com- plet à carreaux et un chapeau melon (1875). Déjà, il s’est construit un personnage de dandy, remplissant sa chambre

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de porcelaines bleues et de gravures de peintres préraphaé- lites. En réalité, sous l’apparente superficialité, Wilde a déjà entamé une lutte à mort avec ses futurs démons, comme le suggère une série de tableaux préraphaélites : ainsi Love and Death (1885) ou Orpheus & Eurydice (1869-1872) de George Frederic Watts, dans lesquels les principes mascu- lins et féminins se livrent un combat sans merci. Le fameux voyage de Wilde en Amérique (3) est repré- senté par la série complète des vingt portraits photogra- phiques par Napoléon Sarony : celui qui est devenu un jeune écrivain à la mode est en bas de soie, culotte courte, veste de velours ou manteau de fourrure, autant de poses ou d’affiches qui vont servir à promouvoir sa tournée de conférences sur un continent où les grands débats esthé- tiques qui agitent Londres sont encore inconnus. Une caricature de Max Beerbohm montre le conférencier pro- nonçant le nom de Dante Gabriel Rossetti auprès d’un auditoire de l’Ouest américain tout ébaubi d’entendre ce nom pour la première fois. Celui qui affirme que « Dire des choses belles et fausses est le véritable but de l’art » devient vite introduit, à la fin des années 1880, et au début des années 1890, dans les salons littéraires de Paris. Il y ren- contre le vieux Victor Hugo, Henri de Régnier (peint par Jacques-Émile Blanche) ou Stéphane Mallarmé : une lettre à Régnier (lequel dira de lui : « C’est le premier Anglais intelligent que je rencontre ») évoque un dîner suivi d’une visite à « notre cher maître Mallarmé ». L’auteur de la pièce Salomé, d’abord écrite en français, et montée pour la première fois par Lugné-Poë le 11 février 1896, ne pouvait qu’être attiré par les symbolistes. L’exposition tisse remar- quablement ces liens étroits de Wilde avec la France – avec André Gide, notamment, qui lui consacra des essais, Jacques-Émile Blanche, lui aussi figure de dandy, ou bien Henri de -­Lautrec, qui le représente assistant à un spectacle de la Goulue (1895). Wilde mourra à Paris, le

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30 novembre 1900, à l’Hôtel des Beaux-Arts : fin somme toute logique, si on a en tête sa déclaration « La France, mère de tous les artistes, m’a donné la vie. » Ce lien perdure jusque dans l’évocation par Robert Badinter, dans un entretien filmé, du procès et de la condamnation d’Oscar Wilde pour homosexualité, qui lui valut deux ans de travaux forcés, mais lui permit aussi d’écrire ce chef-d’œuvre qu’est De profundis (1897), des- tiné à son jeune amant, Lord Alfred Douglas, dont le père, le marquis de Queensberry, avait pourchassé l’écrivain en l’accusant de sodomie (4). Que l’ancien garde des Sceaux évoque l’incarcération de Wilde comme « une barbarie dans un tombeau » est certes juste et beau. Mais que dire des contradictions funestes d’un Wilde ayant traduit lui- même Queensberry en justice contre l’avis de ses plus proches amis ? Toujours les flèches de saint Sébastien, le masochiste plaisir de se faire mal ? Et si son séjour en pri- son, sourdement recherché, n’avait pas été le moyen d’ac- céder à une autre écriture, de transmuer le brio brillant des pièces faciles en expérience littéraire de la douleur ? Ce fut l’hypothèse d’Albert Camus dans un essai de 1952, « L’artiste en prison » (5). À moins qu’il ne faille lire le fatal procès en homosexua- lité comme prétexte à plus vaste accusation. « Impertinent absolu », Wilde ? Même ses pièces, qui eurent beaucoup de succès à l’époque, lardées qu’elles étaient de ces fameux aphorismes destinés à déclencher le rire, sont plus subver- sives qu’il n’y paraît. « Je déteste les paradoxes », déclare le comte de Caversham à son dandy de fils, Lord Goring, dans la pièce Un mari idéal (1895). Il y a comme un parfum de haine dans cette déclaration. Wilde n’a pas défié la société de son temps par son homosexualité – pratique au demeu- rant fort courante. Il l’a attaquée à chaque détour de phrase, la corrodant de paradoxes, la taraudant de bons mots hardis, ourdis aux fins de renverser les barrières commodes du sens

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commun : c’est en cela que son impertinence était « abso- lue ». S’attaquer systématiquement à la doxa de son temps, affirmer une aristocratie des sens et du goût, un appétit de vivre hors du commun, il n’en fallait pas plus pour se faire condamner : « Vivre est la chose la plus rare au monde. La plupart des gens se contentent d’exister. »

1. Guido Reni (1575-1642) est l’auteur de sept tableaux représentant saint Sébastien, dont six furent réunis pour la première fois par la Dulwich Picture Gallery dans une expo- sition intitulée « The Agony and the Ecstasy : Guido Reni’s Saint Sebastians » en 2008. 2. 28 septembre 2016-15 janvier 2017. 3. Sur ce voyage, on lira Oscar Wilde en Amérique : les interviews, traduit par François Dupuigrenet Desroussilles, Bartillat, 2016. Dans certaines caricatures, Wilde apparaît comme une vedette à l’instar de l’éléphant du cirque Barnum. 4. Ou plutôt, sur une célèbre carte de visite laissée par le marquis au club de Wilde, le fustigeant comme « posant au somdomite (sic) ». On ne sait si Wilde lut ce billet comme outrancier parce qu’il le dénonçait comme « sodomite » — malgré la faute d’orthographe qui en disait long sur l’inculture du marquis —, ou parce qu’il dénonçait la « pose », ce qui pouvait suggérer que Wilde « jouait » au sodomite sans en être un… Le dandy s’est-il fait prendre à son propre piège ? Le marquis de Queensberry, inventeur des règles de la boxe, s’était signalé quelques mois plus tôt en faisant scandale lors de la première de l’Importance d’être constant lorsqu’il avait déposé un bouquet de légumes à la loge du dramaturge. 5. Reproduit in Pascal Aquien, préface à Oscar Wilde, la Ballade de la geôle de Reading, De profundis, Le Livre de poche, coll. « Classiques », 2000.

180 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 EXPOSITIONS L’effet Caravage › Stéphane Guégan

aravaggio superstar ! Le constat n’aura échappé à personne ces derniers temps. Sûrs du succès qu’ils en C tireront, les musées se disputent son mince corpus, une petite cinquantaine de tableaux unanimement acceptés, pour multiplier les expositions, souvent sans intérêt. Et les scrupules ne brident pas tous les appétits… À Rome même, où le Caravage l’emporte sur Raphaël et Michel-Ange parmi les attractions touristiques, certains lieux fort visités font passer de viles copies pour des originaux. D’aussi fâcheuses turpitudes seraient impensables au pays qui a fait du connois- seurship une religion, le Royaume-Uni. Et nul Brexit ne paraît avoir refroidi la passion de Londres pour le plus grand peintre italien du Seicento. Non contente d’abriter trois chefs-d’œuvre du maître, le très pervers Garçon mordu par un lézard, l’explosif Souper à Emmaüs et la grave Salomé qui détourne son visage inoubliable de la tête de Jean-Baptiste, la National Gallery s’offre régulièrement le luxe d’une expo- sition de haute volée. En 2010, elle rassemblait seize des der- niers tableaux, où la nuit des corps et des consciences absorbe notre regard plus qu’elle ne le percute. Aujourd’hui, elle pose la question de l’après, la question du caravagisme. Il y a une mode Caravage, y eut-il un mode caravagesque ? La réponse, contre l’évidence, n’est pas si simple. L’évidence, pour nous autres Français, se confond avec Georges de La Tour, Valentin de Boulogne, Nicolas Tournier ou le mystérieux Trophime Bigot, si mystérieux qu’il fut longtemps désigné comme le « maître à la Chandelle »… Ils sont tous présents à Londres avec des œuvres de première main, de même que la plupart des acteurs d’une mouvance plastique qui, à l’image de la Rome des années

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1620-1630, ignorait nos frontières géographiques et men- tales. Le grand musée londonien avait provoqué une jolie polémique, voilà vingt-cinq ans, en raccrochant sa collec- tion de primitifs et de peintures Renaissance au mépris du compartimentage national issu du XIXe siècle… « Beyond Caravaggio » (Au-delà du Caravage), dans le même esprit, répartit sa cinquantaine de tableaux en fonction de thèmes, et non du lieu de naissance des artistes (1). Le droit du sol prime le droit du sang. Vers 1600, la ville de saint Pierre n’est pas sans annoncer le Montparnasse des années vingt. La bohème romaine cultive alors ses habitudes et ses débauches, dont la peinture s’empare avec gourmandise et dont les collectionneurs les plus huppés raffolent. Tavernes, diseuses de bonne aventure, joueurs un peu louches forment l’ordinaire des suiveurs de Caravage, que la force d’empathie du réalisme électrise, mais rend parfois un peu paresseux. Là se situe, évidemment, le vrai partage des eaux. Le principe d’accrochage de Londres, fait d’échos de forme ou de sujet, ne peut éviter de souligner le déficit d’imagination chez ceux qui s’en tiennent au code, personnages cadrés à mi- corps, visages ciselés, gestes et expressions outrés, lumière dramatisante. Avec un rien de perfidie, le Flamand Carel Van Mander écrivait, dès 1603, que la manière du Cara- vage « est merveilleusement adaptée pour être suivie par de jeunes peintres » (2). Comprenons que cette peinture nécessiterait moins de génie que d’huile de coude, et qu’elle aspirerait à saisir les sens indépendamment de l’esprit et de la mémoire culturelle. Ces « naturalistes », dira Giovanni Pietro Bellori en 1672, nous captivent par l’effet, rien de plus… Si un Barto- lomeo Manfredi, qui domina pourtant le marché du carava- gisme de son vivant, donne souvent raison aux ennemis du Caravage, l’exposition abonde en contre-preuves. Le Christ montrant ses plaies de Giovanni Antonio Galli fait plus que nous interpeller par la magie paradoxale de l’horrible,­

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il nous confronte à notre incrédulité sans échappatoire. Autre exemple de cette peinture religieuse réincarnée, en tous sens, l’Extase de saint François de Giovanni Baglione remplace le morbide par la morbidezza, cette sensualité pénétrante pour laquelle notre langue n’a pas de mot aussi suggestif. De fait, la radicalité du Caravage, qui éclate dans la sublime Arrestation du Christ exhumée dans les années quatre-vingt-dix d’un couvent jésuite, où elle attendait son heure sous une fausse attribution, possède sa composante sexuée. Qu’on pense aux figures triomphales de l’Amour profane, à ces cupidons endormis, devenus l’objet du désir charnel dont leurs flèches sont porteuses, qu’on pense à ses Jean-Baptiste où l’adolescence indomptée du modèle perce sous la pose avantageuse, qu’on pense tout simplement à l’énergie physique qui entraîne la toile et son spectateur dans une expérience où émotions, pulsions et intellection se nouent de manière chaque fois singulière. À l’évidence, cer- tains tableaux de Londres n’effleurent que superficiellement l’alchimie du maître… Deux des tableaux les plus forts, et les moins connus, de la sélection sont de Cecco del Cara- vaggio, qui fut probablement plus que l’ami du Caravage… Le caravagisme, Cecco l’a vécu avant de faire vivre sa pein- ture. Son Musicien de 1615, sifflet en bouche et pièce de monnaie en main, fait évidemment allusion au commerce des amours tarifées. On se prend à rêver d’une section entiè- rement consacrée aux mœurs de cette peinture rose et noire.

1. Exposition « Beyond Caravaggio » (Au-delà du Caravage), Londres, National Gallery, jusqu’au 15 janvier 2017. Catalogue sous la direction de Letizia Treves. 2. Voir Olivier Bonfait, Après Caravage. Une peinture caravagesque ?, Hazan, 2012.

DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 183 EXPOSITIONS L’œil de Baudelaire › Stéphane Guégan

ous les cinquante ans, la France fête Baudelaire. Mais couronne-t-on le même homme ? En 1917, T alors que les Fleurs du mal rejoignent le domaine public, le poète de la dualité malheureuse précédait encore le critique d’art dans la conscience contemporaine. Apolli- naire fait bien entendre quelques réserves, mais la noirceur et l’abattement systématiques qu’il reproche à Baudelaire sont compensés par le sens du moderne qu’il lui reconnaît, soit l’impératif stendhalien d’être de son temps et de faire sonner l’art à ce diapason. Le poète d’Alcools, à son insu, esquisse une salutaire alternative à la désaffection croissante pour ce que les Fleurs devaient offrir de trop « classique » ou de trop « catholique » aux avant-gardes des années vingt à soixante. Certes, l’embarras des surréalistes à reconnaître leur dette envers Baudelaire reste préférable au rejet global d’un Ionesco, athée et antiacadémique, en 1968 ! Cette année-là, le Petit Palais rendait un vaste hommage parisien au poète. Le demi-siècle qui s’était écoulé depuis 1917 avait changé la donne. Pour les adeptes de la sociologie littéraire marxisante, un certain Baudelaire avait vécu. Fi de sa reli- gion travestie et de son romantisme obsolète, place au pour- fendeur des hypocrisies du XIXe siècle, à l’enragé de 1848, au prophète surtout du moderne, désormais confondu avec le culte du neuf ! L’exposition du Petit Palais consacrait la voix par laquelle la modernité du XXe siècle s’était énoncée et même inventée par avance… Il en va tout autrement au musée de la Vie romantique, où « L’œil de Baudelaire » explore la critique d’art de l’écri- vain et en souligne moins l’homogénéité progressiste que les tensions durables (1). Elles inspirent éloquemment les

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deux textes qui encadrent son catalogue, l’avant-propos d’Antoine Compagnon et la coda de Jean Clair. Parce que son propre rapport au moderne ne peut plus être que duel et sceptique, notre époque cherche et trouve en Baudelaire maints échos à ses interrogations. L’idée qu’il fut le fossoyeur du romantisme, l’apôtre de Gustave Courbet et d’Édouard Manet, voire l’agent actif d’une désacralisation de l’art, ne convainc plus. Et nous comprenons mieux aujourd’hui son hostilité à la photographie qu’il en dénonça moins l’inven- tion que les usages, présents et futurs, l’alliance pornogra- phique du tout-montrer à la banalisation de l’image. En esthète chrétien, le futur thuriféraire du « style jésuite » associait la peinture à de tout autres exigences poétiques et existentielles. « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion) » : la fusée de « Mon cœur mis à nu » doit être prise et comprise à la lettre. « Les phares », l’un des poèmes liminaires des Fleurs du mal, y inscrit d’emblée la symbolique de la lumière salvatrice et la présence de l’inspiration plastique. Cette manière de musée imaginaire où Michel-Ange efface Raphaël, et où Goya annonce Eugène Delacroix, sert précisément d’enseigne au parcours du musée de la Vie romantique, qui met sous nos yeux des œuvres que l’écrivain a vues avant de les tourner en mots. Grandi à une époque où le premier romantisme a déjà réfuté les codes davidiens, au nom de la diversité du réel et de la liberté du créateur, le tout jeune Baudelaire s’est fait les dents sur la « froide peinture » des années révolutionnaires et napoléoniennes (il saura, à l’occasion, en dire la gran- deur). En 1845, à 25 ans, il est prêt à forcer le trait lorsqu’il inaugure ses recensions du Salon. Delacroix, Corot et Ingres domineraient seuls la scène artistique, une scène encombrée de rabâcheurs et d’apostats. L’accrochage du musée de la Vie romantique évoque la tapisserie serrée des milliers de toiles auxquelles Baudelaire se confronta. L’aspect général du

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Salon souffrait d’un éclectisme navrant, mais riche en sur- prises. Comme Baudelaire n’écoute déjà que ses marottes, l’attrait du bizarre, la sensation de l’authentique, la morsure du charnel et la vérité de l’observation dès qu’elle sert la puissance suggestive du tableau ou de la gravure, le nouveau Diderot ne réserve pas ses éloges aux seuls lions. L’exposi- tion actuelle montre également son souci précoce d’élire les « peintres de la vie moderne », qui brillèrent d’abord par leur absence. À défaut, la caricature, une de ses passions, l’aida à formuler ce qu’il attendait des chroniqueurs du temps présent. Mais le dieu Daumier menait-il à Courbet et Manet ? La question touche à l’un des points aveugles de l’esthétique baudelairienne, son rapport tendu, voire conflictuel, au réalisme (l’un des chefs d’accusation retenus contre les Fleurs du mal). Dès le Salon de 1846, Baudelaire signale le double écueil dont l’art doit se garder : ni « trop particulariser », ni « trop généraliser ». Entre le mimétisme sans choix et l’idéal sans chair, il y a place pour un régime à la fois objectif et subjectif de l’image (2). De ses préventions envers le « trivial », il ne pouvait découler aucune exclusive, plutôt un flottement irrésolu entre l’enthousiasme et le rejet, qu’il faut moins rapporter aux limites de son « œil » qu’aux contradictions de son moi.

1. « L’œil de Baudelaire », exposition au musée de la Vie romantique, à Paris jusqu’au 29 janvier 2017, catalogue Paris-Musées. 2. Sur ce point, voir la remarquable contribution au catalogue de Claire Chagniot. On ne saurait trop recommander, de plus, sa récente somme, Baudelaire et l’estampe (Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2016), qui rend toute sa place à la gravure dans la pensée critique du poète et, plus précisément, sa conception du ­moderne. La route qui l’a mené à Édouard Manet, Alphonse Legros et James Whistler est passée par la renaissance­ de l’eau-forte…

186 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 EXPOSITIONS Les images pensives de Magritte › Bertrand Raison

ort heureusement le Centre Pompidou en exposant René Magritte n’a pas reconduit la énième rétrospec- F tive consacrée à la figure emblématique du surréalisme belge après celle du MoMA de New York et de l’Art Institute de Chicago. Didier Ottinger, le commissaire de l’exposition, préférant l’interprétation à une vision linéaire, a plutôt choisi de montrer l’œuvre du peintre à travers cinq motifs-clés. Soit : les mots-images, les ombres, le feu, les rideaux et les corps fragmentés, autant d’éléments qui reviennent avec insistance dans bon nombre de tableaux. Outre le fait de se libérer d’une chronologie toujours envahissante, ce choix permet également de revenir sur quelques-uns des récits fondateurs de l’invention de la peinture interrogeant sa capacité à repré- senter le réel. Ces rapprochements n’ont rien de gratuit dans le sens où Magritte n’a cessé de tourner autour du statut des images, de creuser leur relation à la vérité. Ajoutons aussi que ces mythes faisaient partie du bagage culturel transmis par les écoles d’art du début du XXe siècle. Par exemple, si l’on s’en tient au début du parcours, la salle consacrée aux mots- images renvoie au récit biblique qui condamne l’adoration des images parce qu’elle nous détourne du texte de la Loi. Cela dit, rien de dogmatique dans la proposition. On peut fort bien se passer de la référence, en l’occurrence ici une toile du XVIIe siècle représentant l’adoration du veau d’or d’ail- leurs accrochée à l’écart de l’espace réservé au tableaux-mots. Précisons, tout de même, que si le visiteur peut délibérément ignorer « la grille de lecture », chaque espace est néanmoins construit autour de la répétition d’un ­vocabulaire commun et c’est alors la qualité de l’accrochage qui, associant les tableaux

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entre eux, se charge de transmettre le programme de la présen- tation. Mais ne quittons pas les mots et, à tout seigneur tout honneur, approchons-nous de la célébrissime Trahison des images, une œuvre de 1929, plus connue sous le titre « Ceci n’est pas une pipe » inscrit en cursive au bas d’une représen- tation magnifiée de l’objet lui-même. Bien sûr, l’image pas plus que le mot ne peuvent passer pour la chose elle-même. Depuis des lustres le concept du chien n’aboie pas plus que celui de la pipe ne fume. Le moindre pékin n’a aucune objec- tion à formuler contre pareille assertion, pourtant le procédé, sous sa simplicité apparente, dissimule un enjeu nettement plus attrayant. La cible visée concerne la branche hexagonale des surréalistes, André Breton et Paul Éluard en tête qui, dans un numéro de la Révolution surréaliste consacré à la poésie, proposent cette définition : « La poésie est une pipe » (1). La réponse de Magritte comporte plusieurs volets. En une sorte de retour à l’envoyeur, il confirme que le tableau n’est pas de la poésie mais de la peinture, qu’il n’est pas davantage une pipe et qu’il a son mot à dire sans oublier au passage les allusions sexuelles du brûle-gueule transformé en phallus, allusions dont la correspondance et les dessins de Magritte témoignent abondamment. Deuxième temps, la fameuse bouffarde s’oppose au discrédit des images fort en vogue chez les surréalistes, qui n’aiment rien tant que de placer la poésie au pinacle de leur esthétique. Enfin, conséquence collatérale, l’image n’a pas à être assujettie en permanence au discours. D’où la critique de la cohorte philosophique qui, avec Platon comme porte-étendard et Heidegger en serre-file, considère l’image au mieux comme une servante de la vérité ou au pire comme une tromperie. Ce parti pris répété à satiété mérite qu’on s’y attarde parce qu’il permet de relativiser la relation de Magritte au surréalisme. Effectivement, le peintre belge, loin de rêver à la « rencontre fortuite­ sur une table de dis- section d’une machine à coudre et d’un parapluie », selon la formule célèbre de Lautréamont reprise en chœur par les

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thuriféraires du mouvement, requiert au contraire l’examen rigoureux des correspondances. Ainsi la pipe ne renvoie-t-elle pas à une référence arbitraire pas plus que la cage des Affinités électives (1932) ne contient une paire de ciseaux mais bien un œuf. Dans un texte qu’il consacre à ce tableau, Magritte insiste tout particulièrement sur ce « nouveau secret poétique étonnant » qui passe du choc provoqué par la rencontre de deux objets étrangers entre eux au choc des éléments entrete- nant des liens de connivence entre eux. Le train de la Durée poignardée (1938) sort à toute vapeur de la cheminée d’un appartement bourgeois tandis que le jockey de la Colère des dieux (1960) galope à bride abattue sur le toit d’une voiture de maître. Dans les deux cas, nul doute, le rendez-vous acro- batique de la scène surprend. Mais le combustible explosif de cette situation invraisemblable reste bien l’analogie. Elle suscite dans les deux exemples des courts-circuits saisissants entre la fumée s’échappant de la locomotive et l’âtre éteint du foyer domestique comme entre le cheval de course et les chevaux de la grosse cylindrée. On laisse au visiteur le soin de prendre bonne note des titres qui favorisent et, c’est peu de le dire, la combustion permanente de cette formidable machine à peindre. Enfin, impossible de résister au gros plan du parapluie ouvert des Vacances de Hegel (1958) sur lequel tient en équilibre précaire un verre rempli d’eau. C’est à se demander si le parapluie sert encore à quelque chose... À part l’inévitable pointe adressée aux surréalistes français ne jurant plus que par le philosophe allemand, le peintre belge, insen- sible aux appâts de la dialectique, démontre une fois de plus son habileté à produire et non pas à reproduire des images pensives.

1. La Révolution surréaliste, n° 12, 15 décembre 1929, cf. l’article de Didier Ottinger, « Ut pictura philosophia », p. 21 du catalogue de l’exposition : Magritte. La trahison des images, Centre Pompidou, 2016. L’exposition se tient au Centre Pompidou jusqu’au 23 janvier 2017 puis à la Kunsthalle de Francfort du 10 février au 5 juin 2017.

DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 DÉCEMBRE 2016-JANVIER 2017 189 DISQUES Opéras : « maîtres en scène » › Jean-Luc Macia

ieu merci, il existe des opéras qui résistent aux diktats des metteurs en scène provocateurs. Le D Regietheater à l’allemande, cela va un peu mais pas trop. Difficile, par exemple, de faire intervenir des SS ou des kalachnikovs dans Andrea Chénier, l’opéra d’Umberto Giordano (1867-1948), créé en 1896. Le livret montre le poète révolutionnaire, horrifié par l’évolution des jacobins et guillotiné sous la Terreur, connaître avant de mourir une romance avec la fille d’aristocrates victimes de la Révolu- tion. Impossible d’actualiser une œuvre où l’on entend la Carmagnole et où apparaissent Robespierre et Fouquier- Tinville. L’excellent David McVicar n’est d’ailleurs pas adepte de ces audaces et sa mise en scène pour Covent Gar- den à Londres, où elle a été filmée (1), trouve sa cohérence dans la beauté des décors et des costumes respectueux de l’époque et dans une direction d’acteurs efficace. Mais si l’on est ravi par cet Andrea Chénier, c’est avant tout parce que le rôle-titre est incarné par Jonas Kaufmann, sans doute le meilleur ténor en activité pour ce répertoire et dont le physique de jeune premier colle parfaitement au person- nage. Son panache, son sens des nuances les plus subtiles, le soleil de son timbre, le naturel de son attitude nous valent des moments de grande beauté lyrique où la musique de Giordano, facile à rendre triviale, atteint des sommets. Si l’on est un peu moins convaincu par Eva Maria Westbroek, éminente wagnérienne, à la voix un peu lourde pour le rôle de Magdalena, la prestation du baryton Željko Lučić, impressionnant dans le rôle du méchant qui s’apitoie, le dynamisme des chœurs et surtout la direction vivante d’An- tonio Pappano, au zénith de sa forme, donnent ses lettres

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de noblesse à cet ouvrage qui décrit avec une étonnante objectivité les errements révolutionnaires. Une magnifique et émouvante production. Gianni Schicchi est le troisième volet du Triptyque de Puccini créé à New York en 1918. Si les deux autres volets (Il Tabarro et Suor Angelica) sont de larmoyants mélos, celui- là est une bouffonnerie délectable. Inspiré d’un épisode de l’Enfer de Dante, il décrit les manigances d’une famille florentine qui, pour ne pas perdre son héritage à la mort du patriarche, fait appel au roublard Schicchi. Ce dernier prend la place du défunt et dicte un nouveau testament à un notaire mais en se réservant les meilleurs lots. Le metteur en scène de ce spectacle capté à Los Angeles (2) n’est autre que Woody Allen pour sa première (et sans doute dernière) incursion à l’opéra. Le cinéaste a conservé Florence comme lieu de l’action mais l’a située dans les années cinquante. Et, servi il est vrai par un livret qui accumule les cocasse- ries, le réalisateur de Manhattan multiplie les gags, anime toute une cohorte de personnages pittoresques ou cocasses, inventant des détails amusants sans pour autant délirer comme on l’espérait. Mais on ne s’ennuie pas une seconde, d’autant que Schicchi est interprété par Plácido Domingo. À 74 ans, le ténor espagnol, devenu baryton, oscille trop souvent entre l’aigu et le grave, mais il a conservé une émis- sion puissante et s’amuse comme un fou dans ce chaos orga- nisé par Allen. Tous ses partenaires ne sont pas au top mais aucun ne dépare cette joyeuse farce menée avec ivresse par Grant Gershon. Seul défaut de ce DVD : une durée de 58 minutes. Mais le plaisir y est constant. Pour l’opéra baroque français, de Lully à Rameau, cer- tains imaginent des transpositions improbables ; d’autres préfèrent retrouver le style théâtral de l’époque. C’est ce qu’a choisi Michel Fau pour ce Dardanus de Rameau monté à Bordeaux l’an dernier (3). Il est surprenant que ce metteur en scène adepte de la cocasserie et excellent acteur

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(il ­interprète l’extravagant professeur de chant de Cathe- rine Frot dans le film Marguerite) ait choisi la sagesse de la reconstitution versaillaise. D’où beaucoup de manières, d’attitudes compassées mais aussi un esprit épique et de superbes décors. La caméra traque joliment les passions des héros alors que l’oreille est plus que comblée. Outre la direction savoureuse de Raphaël Pichon et le jeu éblouis- sant des instrumentistes de son ensemble Pygmalion, on y entend de brillants jeunes adeptes de ce répertoire qui enchantent la musique de Rameau : le ténor solaire Rei- noud Van Mechelen, le baryton Florian Sempey et surtout la divine Gaëlle Arquez, voix pure, diction idéale, physique avantageux, sans doute l’une des futures divas françaises. Diva, Anna Netrebko l’est déjà. Découverte par Valery Gergiev à Saint-Pétersbourg il y a vingt ans, révélée par une mémorable Traviata en 2005 à Salzbourg, la soprano russe devenue autrichienne brille sur toutes les grandes scènes mondiales. Elle nous offre un extraordinaire CD-récital intitulé « Verismo » (4) regroupant des airs d’ouvrages dits véristes, autrement dit naturalistes, de la fin du XIXe siècle italien. Pas d’images ici (dommage car elle est fort belle) mais la jouissance d’une voix opulente, lumineuse, admira- blement conduite avec un sens exceptionnel de l’expression. Le choix des arias est judicieux (Puccini, Boito, Cilea, Gior- dano, etc.) mais ce disque est réussi parce qu’elle s’implique dans la psychologie de tous les personnages, parce qu’elle est divinement accompagnée par Antonio Pappano (encore lui !) et parce qu’après la succession de onze airs, elle nous offre in fine l’intégrale de l’acte IV de Manon Lescaut de ­Puccini. Un triomphe.

1. Umberto Giordano, Andrea Chénier par Antonio Pappano, DVD ou Blu-ray Warner 0190295937799. 2. Giacomo Puccini, Gianni Schicchi par Grant Gershon, DVD ou Blu-ray Sony 88985315099. 3. Jean-Philippe Rameau, Dardanus par Raphaêl Pichon. DVD/Blu-ray Harmonia Mundi HMD 9859051 52. 4. Verismo par Anna Netrebko, CD Deutsche Grammophon 479 5015.

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Mes regrets sont des remords Ashley & Gilda. Autopsie d’un Frédéric Mitterrand couple › Marie-Laure Delorme Lucien d’Azay › Jean-Pierre Naugrette Le Pouvoir au féminin. Marie-Thérèse d’Autriche. Journal particulier. 1936 1717-1780 Paul Léautaud Élisabeth Badinter › Charles Ficat › Marie-Laure Delorme Solstice L’Année sans été. José Carlos Llop Tambora, 1816. Le volcan qui a › Charles Ficat changé le cours de l’histoire Gillen D’Arcy Wood La Compagnie des ombres. › Jean-Pierre Naugrette À quoi sert l’histoire ? Michel De Jaeghere Romanesque › Stéphane Ratti Tonino Benacquista › Sébastien Lapaque La Cheffe, roman d’une cuisinière Le Dernier Voyage de Soutine Marie NDiaye Ralph Dutli › Marie-Laure Delorme › Bertrand Raison

Le Crépuscule de la France d’en haut Christophe Guilluy › Sébastien Lapaque notes de lecture

MÉMOIRES ports. Frédéric Mitterrand dit regretter Mes regrets sont des remords de l’avoir déçue. Mais il a été heureux Frédéric Mitterrand d’être pris, un court moment, pour Robert Laffont | 360 p. | 20 e celui qu’il n’est pas par une dame qu’il estimait. Aujourd’hui, la maison où elle De quelle matière est faite une vie ? Fré- habitait a été détruite, mais ce texte où déric Mitterrand continue, à la suite de elle vit si fortement demeure. ses plus beaux récits, comme la Mau- Des gens nous confient des bouts de leur vaise vie (2005) ou la Récréation (2013), vie, un espoir qui prend la forme d’une la recherche sans complaisance du lettre ou d’une supplique, et nous, qu’en temps éperdu. Il choisit le clair-obscur faisons-nous ? « Ce n’est pas la première pour revisiter son parcours à l’aune des fois que je disparais quand on a besoin regrets, des remords : « Mais au fond, je de moi. » Frédéric Mitterrand regrette me connais bien maintenant, de tous ainsi de ne pas avoir écrit à la femme de mes défauts, c’est la faiblesse qui est le Dominique Baudis après la mort de son pire, il contient tous les autres et lâche la mari. « Qu’avais-je donc de plus urgent bride à toutes les erreurs. » La connais- à faire ? » Mes regrets sont des remords sance de soi passe par la rigueur métho- n’est pas un récit larmoyant. C’est le dique. Frédéric Mitterrand raconte contraire. Un récit sec, sans excuses, son enfance, sa famille, ses amis, son violent. C’est un solde de tout compte. aventure à la tête de la salle de cinéma Frédéric Mitterrand écrit ce qu’il a à L’Olympic, ses amours, ses rencontres écrire. Il se confie à nous et, nous, qu’en de hasard. Les paragraphes commencent ­faisons-nous ? › Marie-Laure Delorme par « je regrette » tant l’ancien ministre de la Culture a choisi de faire un bilan

moral d’une vie où il a aimé fuir. ESSAI L’un des plus beaux textes concerne Le Pouvoir au féminin. Mme Lemaire, une dame âgée et seule Marie-Thérèse d’Autriche. qui gagne mal sa vie en vendant des 1717-1780 Encyclopaedia universalis en Tunisie et Élisabeth Badinter en Algérie. Frédéric Mitterrand sym- Flammarion | 370 p. | 21,90 e pathise avec elle en lui achetant une encyclopédie. Il dîne de temps en temps Elle semble avoir vécu tous les déchi- chez elle, lors de ses séjours en Tunisie. rements de la vie des femmes d’au- Mme Lemaire est courageuse, intègre, jourd’hui mais de manière démultipliée. traditionnelle. Ses qualités se retournent Marie-Thérèse d’Autriche a été épouse contre Frédéric Mitterrand, lorsqu’il lui (d’un mari inconstant), mère (de seize offre l’un de ses récits, où il met à nu sa enfants) et impératrice-reine (d’un vie. Elle lui écrit une lettre indignée et gigantesque empire). Elle a su concilier coupe les ponts avec lui. Elle le prenait « féminité, maternité et souveraineté ». pour un bon garçon, bien sous tous rap- La philosophe Élisabeth Badinter a eu

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accès à des archives inédites, en Autriche pas sous silence ses aspects sombres, et en France, pour dresser le portrait comme son despotisme puritain, mais d’un des plus grands monarques de raconte un destin de femme éclairant l’histoire. La mère de Marie-Antoinette pour aujourd’hui. Sans arrêt, la mère, fut une femme d’envergure qui a su la souveraine et l’épouse luttèrent en trouver, dès l’enfance, des modèles de elle. Elle sut choisir maintes fois l’inté- femmes fortes. rêt supérieur de ses États. › Marie-Laure Son mari, François-Étienne de Lorraine Delorme (l’empereur François Ier), fut le grand et seul amour de sa vie. Elle n’aura de cesse de vouloir réparer les nombreuses ESSAI L’Année sans été. humiliations qu’il subira tout au long Tambora, 1816. Le volcan qui a de son parcours. L’héritière des Habs- changé le cours de l’histoire bourg gouverne en tentant de suivre Gillen D’Arcy Wood les trois principes qu’elle s’est donnés : Traduit par Philippe Pignarre assiduité, humilité, fermeté. Son auto- La Découverte | 304 p. | 22 e ritarisme ne cesse de grandir durant les années de la guerre de Succession Quel rapport existe-il entre l’éruption d’Autriche. Marie-Thérèse d’Autriche d’un volcan près de Java en 1815 et la comprend le danger que représente genèse de Frankenstein, roman conçu Frédéric II de Prusse à ses frontières par Mary Shelley durant l’été 1816 sur et se livre avec lui à un véritable bras les bords du lac Léman ? En 2016, on de fer. De son arrivée au pouvoir, en a fêté un peu partout, notamment en 1740, à la fin de la guerre de Sept Suisse, le bicentenaire de cette célèbre Ans, en 1763, elle tente de récupérer création romanesque : on sait qu’un la Silésie volée. Sa vie : elle combat et quatuor composé de Lord Byron, de elle accouche. Marie-Thérèse connaît Percy Shelley et de son épouse Mary, et les défaites politiques et les chagrins du médecin personnel de Byron, John maternels. Entre 1741 et 1756, elle Polidori, s’était lancé dans une compéti- met au monde treize enfants. tion littéraire visant à imiter des contes Ses dilemmes moraux furent nom- d’horreur germaniques. Le temps, cet breux et incessants. Elle est une épouse été-là, était exécrable, et donc propice aimante, une mère meurtrie avec le vin- aux jeux d’intérieur. Une « météo à la dicatif Joseph II, une reine autocrate. La Frankenstein » ? disparition de son mari, en 1765, fut un Un an plus tôt, le soir du 5 avril 1815, immense chagrin. Elle se retrouve fra- une immense déflagration s’était pro- gilisée psychologiquement. Son goût du duite sur l’île de Sumbawa : « Des pouvoir n’a rien à envier à celui de Fré- colonnes de flammes jaillissaient dans déric II de Prusse, mais elle a une morale le ciel éclairant les ténèbres et le sol religieuse. Élisabeth Badinter ne passe tremblait sous les pieds des habitants.

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Le bruit était effroyable, terrifiant. » ROMAN Le mont Tambora avait explosé. Vil- Romanesque lages rayés de la carte (cent mille morts Tonino Benacquista Gallimard | 240 p. | 19 € au total), nuages de cendres et d’acide sulfurique qui couvrent bientôt non Pourquoi la certitude nous apparaît- seulement la région, mais le monde elle saison après saison que, si quelques entier, avec des répercussions du Yun- romanciers – la plupart du temps des nan à l’Irlande. En Suisse, l’été suivant, écrivains accomplis – explorent des le couple Shelley voit la progression formes nouvelles et réchauffent l’au- inquiétante d’un nouvel âge glaciaire. tomne avec des livres audacieux jetés Dans la nuit du 13 juin 1816, Lord comme des torches dans la nuit, une Byron contemple une tempête sur le lac paresse foncière, qui s’apparente à de Léman dont on trouvera un écho dans la corruption morale, empêche la plus son poème « Le Pèlerinage de Childe grande partie des critiques et des jurés Harold » : « L’aspect du ciel est changé ! de prix littéraires de prêter attention à Et quel changement ! Ô nuit, / Orages, leur effort créateur ? La mise sous tutelle ténèbres ! » Avec ce lac qui « étincelle de la presse littéraire et de la librairie comme une mer phosphorique », et par quelques puissants éditeurs entrés ce « tsunami de glace » qui envahit les dans l’âge de l’industrie n’est pas seule Alpes, comment ne pas voir « un climat en cause. Voyez Romanesque de Tonino de fin du monde » ? Benacquista. Ce roman a paru chez Situé à la confluence de l’histoire du Gallimard le 18 août 2016 et c’est chez climat, de l’éco-critique et de l’histoire Gallimard qu’il est passé inaperçu ou littéraire, le livre de Gillen D’Arcy presque depuis cette date. Les ama- Wood, professeur à l’université de teurs connaissent la petite musique de l’Illinois, pose admirablement, cartes l’auteur. Jacques Audiard l’a souvent et relevés à l’appui, la question obsé- embauché comme scénariste pour l’ai- dante des changements climatiques en der à raconter des histoires impeccables ce qu’ils peuvent influer sur nos vies : dans ses films. Dans Romanesque, qui période de glaciation contre période s’ouvre sur la vision d’un couple de de réchauffement, les problèmes sont Français en cavale dans les profondeurs les mêmes. Il en va même de notre de la nuit américaine, Benacquista joue création artistique : certains ciels de sa partition sur une théorie d’instru- Turner attestent la trace des cendres, ments, du luth médiéval de Guillaume et le monstre de Mary Shelley fuyant de Machaut à la boîte à rythme de Daft le tonnerre dans les montagnes suisses Punk. Prêtant son bras à l’imagination, ne doit-il pas un peu de sa vie tumul- folle du logis dont il accepte l’empire, tueuse à l’éruption d’un lointain vol- il raconte une seule et même histoire, can ? › Jean-Pierre Naugrette dispersée sous tous les cieux et dans tous les siècles. Un homme et une femme

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s’aiment contre tous, prêts à affronter des biographies raisonnées. Impossible les périls pour imposer la souveraineté catalogue car le trajet lui-même res- de leur passion. Le cœur hanté par les semble à une errance et à une folie. Le romances de l’âge des dieux, l’écrivain malade ne peut se passer d’une ambu- est le greffier des amours contrariées lance et ce n’est pas rien dans la France de l’âge de l’homme. « Bien loin est le de l’époque que de transporter Chaïm, le temps où les amants veillaient à trans- juif, même s’il refuse de porter l’insigne mettre leur histoire. Aujourd’hui ils infamant. Alors, on fait appel au service donneraient tout pour que leurs traces d’un corbillard Citroën qui zigzaguera s’effacent comme par enchantement, sur les routes pour déjouer les contrôles dans les mémoires et dans les écrits. » Il des hommes en noir. C’est bien la pre- y a des rois et des sortilèges, dans cette mière fois que les deux chauffeurs trans- célébration lyrique des « amants mau- bahutent un cadavre vivant. Marie- dits ». Des flics, des voitures qui roulent Berthe, sa compagne, veille à ses côtés tous feux éteints. Étonnant. › Sébastien et fournit les doses de morphine pour Lapaque éteindre la douleur. La drogue rythme le parcours dans l’ombre hallucinée de sa mémoire, qui par à-coups désordon- ROMAN nés, l’envahit à la mesure des crises et Le Dernier Voyage de Soutine Ralph Dutli des rémissions, toujours temporaires. Traduit par Laure Bernardi Dans l’obscurité de la voiture, l’enfance Le Bruit du temps | 272 p. | 24 € impossible près de Minsk, le ghetto, les pogroms, tout ce qu’il a fui revient Quel livre et quelle traduction ! Des l’assaillir. Chagall, son voisin d’atelier vies comme celle que nous conte Ralph parisien, a beau avoir ramené tout son Dutli, on n’en revient pas. On sort du shtetl dans sa peinture, il ne veut plus roman ébloui, sidéré par le voyage, par en entendre parler. Reviennent aussi, ces trois jours pendant lesquels Chaïm par vagues, les collines de Céret, les Soutine, à partir du 6 août 1943, tente maisons vacillantes sur la route blanche, de relier Chinon à Paris. Tentative de les carcasses de bœuf achetées aux abat- la dernière chance aussi, car le peintre toirs pour peindre la chair écarlate. La russe, souffrant d’un ulcère à l’estomac, Citroën avance avec ses souvenirs. Ça doit être opéré d’urgence. La France est s’agite auprès du malade, les amis de occupée, la France est malade de son Montparnasse, Modigliani, les person- occupation tout comme Chaïm Sou- nages de ses toiles, le petit pâtissier, le tine, le fugitif colonisé par l’ulcère qui le garçon d’étage, la femme en rouge et ronge et le tue à petit feu depuis de lon- le miraculeux Albert Barnes, qui lui a gues années. Au fil des pages, nulle men- acheté plus de cinquante tableaux d’un tion d’une progression datée qui assure coup. Ils apparaissent pour bientôt s’éva- normalement le confort et la cohérence nouir dans les éclairs de la souffrance.­

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Pourtant on ne trouve pas une once de empaillée par Éric Conan – voudront mélancolie dans ce portrait car Dutli, voir le cadavre enfermé dans le placard. grâce lui soit rendue, sait parfaitement Évoquer « la France des invisibles », accorder l’euphorie à la détresse de ces mesurer la « précarisation des classes trois jours enfiévrés. › Bertrand Raison populaires » et oser poser « la question sociale » ne sont pas des choses qui se font quand la « fanfare républicaine » ESSAI accompagne l’adoption de « toutes les Le Crépuscule de la France d’en normes économiques et sociétales de la haut mondialisation » en jouant en boucle Christophe Guilluy Tout va très bien, Madame la marquise. Flammarion | 256 p. | 16 € Un standard de l’année 1935, qu’on fredonnait à Paris tandis qu’une étrange Un spectre hante les démocraties libé- défaite se préparait aux frontières. À rales avancées : les classes populaires. À l’heure où une autre défaite aux moda- l’heure d’une mondialisation réputée lités et aux manifestations nouvelles se heureuse, le peuple – en France comme prépare, il faut lire Christophe Guilluy dans la plupart des pays occidentaux –, pour redécouvrir à quel point la géo- est le cadavre caché dans le placard. graphie est une science majeure. « Son Auteur remarqué de Fractures françaises tableau de la France correspond très (2010), le géographe Christophe Guil- précisément à l’expérience quotidienne luy a ouvert la porte de l’armoire aux d’un représentant de l’État dans les relégués. Revenu d’un long voyage à villes moyennes de moins de 100 000 Tarbes, Niort, Albi, Nevers, Moulins et habitants », nous confiait récemment Calais, il édifie ses contemporains médu- un sous-préfet. Cela brûle, mais cela sés avec une nouvelle encombrante : le éclaire. › Sébastien Lapaque cadavre respire encore. Dans ses compo- santes variées – habitants des territoires ruraux, des petites villes et des villes ROMAN moyennes –, le peuple français n’est Ashley & Gilda. Autopsie d’un pas mort. Mais il vit dans des territoires couple abandonnés par la République à un Lucien d’Azay rythme de plus en plus distinct de celui Les Belles Lettres | 192 p. | 19 € des catégories supérieures et de l’élite qui cohabitent dans les grandes métro- « C’est un terrible constat, mais chacun poles avec des immigrés primo-arrivants d’entre nous l’a fait un jour ou l’autre : employés à bas salaire. On sent poindre les personnes qui ont vraiment compté le jour où c’est de Christophe Guilluy dans notre vie – et, à plus forte rai- en personne que les maîtres-penseurs son, nos véritables amis – ne sont pas de la gauche médiatique et universitaire légion », déclare le narrateur de Ashley – cette « gauche sans le peuple » naguère & Gilda. La posture ressemble à celle de

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Nick Carraway dans Gatsby le Magni- italiens et anglais. D’Azay le Vénitien fique, face au couple formé par Gatsby anglophile signe ici un roman à clefs et Daisy. Une amitié à la lisière, liaison dont il possède visiblement le trousseau, dangereuse aux marges de l’intimité et ouvrant quelques portes – pas toutes, du voyeurisme. heureusement. › Jean-Pierre Naugrette Lucien d’Azay, ou son narrateur, semble avoir bien connu le couple en ques- tion. Lui anglais, ancien directeur d’un JOURNAL Journal particulier. 1936 cabinet de conseil littéraire, « oisif Paul Léautaud privilégié », et grand joueur d’échecs. Édition établie et annotée par Édith Silve Elle italienne, sculptrice, possédant Mercure de France | 224 p. | 17 € un atelier à Florence. Tous deux s’ins- tallent à Venise dans le Dorsoduro, et En comparant les volumes déjà parus deviennent le point focal de la bonne du Journal particulier au fleuve duJour - société vénitienne, celle des idle rich ou nal littéraire, on mesure à quel point des jet-setteurs qui se demande d’où ce il s’agit de deux œuvres distinctes. Ici « ménage » tient ses ressources. D’autres ou là, quelques correspondances appa- personnages informent le narrateur des raissent, mais le ton et les préoccupa- effets produits sur eux par le couple : tions diffèrent grandement. Sans doute, il y a là Samantha Silverthorne, sortie un observateur aussi attentif aux sou- d’un roman de Henry James, réfractant bresauts du cœur que Paul Léautaud, ses impressions pour mieux les ampli- auteur dans sa jeunesse d’Essais de sen- fier, ou bien Totò Lo Greco, venu d’un timentalisme, ne pouvait se contenter grotesque de Tiepolo. Plus le regard du du cadre limité du Journal littéraire, narrateur suit le couple, plus ce dernier aussi long qu’il fût, afin d’exprimer semble s’échapper, s’esquivant dans les tous les penchants qui le traversaient. calli du labyrinthe vénitien, espace qui Voici donc que paraît l’année 1936 de resserre les rencontres, et les dérobe. Le ce journal parallèle. Autant dire que ce narrateur est-il un ami, un complice, volume était attendu, car depuis une un tiers exclu ? Comme chez Fitzgerald, trentaine d’années les parutions se font Ashley et Gilda cherchent à « vous pri- au compte-gouttes. vilégier en tant que spectateur en vous Moins de descriptions scabreuses, faisant partager tout ce qui les émerveil- de récits physiques, mais davantage lait et en veillant à ce que rien ne vous d’intro­spection et d’analyse : l’auteur échappât qui eût pu laisser croire votre du Petit Ami ne conçoit pas l’amour présence superflue ». sans la jalousie. C’en est même un Dans la pure tradition jamesienne, des ressorts principaux. Depuis qu’il a ­Ashley & Gilda est un roman européen, quitté Anne Cayssac, alias « le Fléau », il qui promène le lecteur entre Venise et fréquente Marie Dormoy, avec laquelle Wimbledon, tissant une langue aux fils il est aussi en relation professionnelle,

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puisqu’elle travaille à la bibliothèque mais on quitte la grande ville pour Jacques-­Doucet et qu’elle envisage explorer un coin moins fréquenté de de mettre à l’abri le manuscrit de son l’île, Betlem, où chaque été la famille Journal littéraire. Ils se donnent rendez- Llop se rend en vacances dans une mai- vous, s’attendent, sortent ensemble, son insolite puisqu’il s’agit du pavillon s’auscultent, s’aiment. Elle lui raconte de commandement d’une caserne – le ses anciennes liaisons et provoque aus- père étant militaire. Dans un décor sitôt sa rage… austère et frugal, Llop se crée le para- Une écriture élégante et rapide irrigue le dis de son enfance, son Arcadie secrète, courant de ces jours où pas une allusion qu’il dévoile aujourd’hui. politique ne transpire alors que le Front La Majorque de Llop est aux antipodes populaire introduisait de profonds bou- de l’île livrée au tourisme de masse. Il leversements dans la société française. décrit au contraire un paysage déser- Ces considérations ne l’intéressent pas tique face à la Méditerranée, cette mer le moins du monde. Léautaud a tou- de l’Odyssée et de la Bible, sans cesse jours placé le style au plus haut. Même présentes dans le récit. Il est d’ailleurs dans des pages les plus intimes, comme fort intéressant de remarquer comme celles-ci, il ne saurait être question de un enfant projette sur les sites des rémi- sacrifier à ce principe. niscences mythologiques qui façonnent Une dose de Léautaud nous rappelle son regard. Dans le cas de Llop, ces der- les exigences de l’art d’écrire, lui qui, nières confèrent une puissance singu- à rebours de tous les embrigadements, lière à ses souvenirs qui renouent avec aimait à dire : « La patrie, c’est la une littérature immémoriale, expres- › Charles Ficat langue. » sion d’une vie authentique : « Le temps de Betlem fut le temps de la vérité. Le temps où il n’y avait pas de faux pas ROMAN Solstice et où tout était vérité, où tout était José Carlos Llop essentiel. » Traduit par Edmond Raillard Le regard de l’enfant se cristallise devant Actes Sud | 128 p. | 15 € nous en même temps que l’œuvre à venir, nourrie d’influences extérieures. Au fil de ses livres, José Carlos Llop La force poétique d’un soleil divin illu- s’impose comme l’une des voix mine cette terre aride. Llop rend hom- majeures de la littérature espagnole mage aux poètes majorquins Bartomeu contemporaine. Ce n’est pas Solstice Rosselló-Pòrcel et Damià Huguet, et qui viendra démentir cette appré- bien sûr à Robert Graves, l’écrivain ciation. Dans la cité engloutie (2013, anglais qui avait trouvé refuge sur l’île même éditeur) évoquait le Palma de sa à Deià. On se demande en quoi Sols- jeunesse. Solstice se situe également à tice est un roman, comme il est indiqué Majorque pendant les années soixante, sur la couverture, mais cela n’a aucune

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importance, car le souffle lyrique qui Kessel explique qu’un magazine lui avait le traverse prime toute autre considéra- demandé un reportage sur « les Français tion. › Charles Ficat de Londres » et ajoute : « J’allais rendre visite à leurs ombres » (les Instants de vérité, Tallandier, « Texto », 2010, ESSAI p. 111). Ce sont des visites de ce type La Compagnie des ombres. À quoi sert l’histoire ? dont nous lisons ici, pour notre plus Michel De Jaeghere grand plaisir, le compte rendu souvent Les Belles Lettres | 400 p. | 14,90 € indiscret. Le point commun à tous ces récits est la qualité d’écriture. Comme Michel De Jaeghere, fondateur et direc- Kessel encore, Michel De Jaeghere sait teur de la rédaction du Figaro Histoire, a donner à ses chroniques une tension donné à son nouveau livre un titre évo- continue. Partant souvent d’un point cateur. Il nous rappelle bien sûr l’Armée de vue extérieur, il s’approche peu à peu des ombres de Joseph Kessel et ce n’est de son personnage, le cerne et l’éclaire. pas un rapprochement fortuit. Le mot Parfois, à l’inverse, la clef est donnée evocatio en latin désigne l’appel adressé d’emblée, par exemple celle qui permet de comprendre l’action du roi Hérode : aux morts ou aux dieux de l’ennemi (il « Il avait voulu être tout à la fois David n’y a pas que des héros dans la galerie et Salomon. » Toujours on ira à la ren- visitée par l’auteur), ou encore une levée contre d’un homme et ces chroniques en masse. C’est bien ici ce dont il s’agit : offrent ainsi des modèles en faveur de ce Michel De Jaeghere en appelle aux que peut l’histoire incarnée : redonner mânes des grands hommes du passé et vie à des ombres. › Stéphane Ratti les réunit en une armée formidable qui traverse les siècles. Ces chroniques – près de soixante-dix – couvrent en effet l’his- ROMAN toire de l’humanité, des Sumériens à nos La Cheffe, roman d’une jours en passant par les Romains, les rois cuisinière de France, les crises du XIXe siècle ou les Marie NDiaye horreurs du XXe. C’est un pari risqué Gallimard | 288 p. | 17, 90 e et une entreprise audacieuse. Mais pas plus que d’écrire l’histoire immédiate. Je Elle ne parle pas : sa cuisine le fait pour résumerais volontiers le projet littéraire elle. La romancière Marie NDiaye, prix et historique, mais aussi historiogra- Femina 2001 pour Rosie Carpe et prix phique (il faut lire l’excellent chapitre Goncourt 2009 pour Trois femmes puis- « Napoléon a-t-il existé ? »), de Michel santes, retrace la vie d’une cuisinière. La De Jaeghere sous ce titre que Joseph future cheffe a grandi à Sainte-Bazeille Kessel donna en 1960 à l’une de ses dans le Lot-et-Garonne, au début des chroniques consacrées aux anciens résis- années cinquante, dans une famille tants de 1940 : « Retour aux ombres ». pauvre d’ouvriers agricoles. Elle est

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envoyée comme employée de maison, pureté de son art, comme les récom- à 14 ans, chez un couple de bourgeois. penses, la maternité, l’amour. La vie, en Durant les vacances, dans une maison fait. La cheffe a un rapport mystique au de campagne des Landes, son goût monde de la cuisine. Elle lui doit tout : pour un art culinaire ascétique éclôt. sa liberté, son ascension sociale, son Elle a 16 ans. Elle devient une adepte identité. Dans une langue somptueuse, du sobre, de l’austère, du pur. Elle part la romancière raconte les grandeurs et pour Bordeaux, où elle ouvre, en 1973, les limites d’une vie entièrement vouée un petit restaurant. La réussite de La à l’art. La cheffe est cuisinière mais elle Bonne Heure est immédiate. Le res- aurait pu être religieuse. Sa vie est une taurant gagne une étoile. Seule sa fille quête. › Marie-Laure Delorme unique, qui prône des méthodes com- merciales agressives, va ébranler le suc- cès de la cheffe. La vie de la cheffe nous parvient à tra- vers le récit d’un ancien commis, devenu cuisinier à la retraite en Espagne. Il lui a voué un amour sans retour. À sa mort, il a enquêté, visité, rencontré. Il cherche à percer l’énigme humaine de la cheffe. Son attachement à des parents froids, sa recherche culinaire de l’association idéale, sa relation ambiguë avec sa fille, le peu de cas qu’elle fait de la notoriété, sa hantise de se confier aux autres. Le cuisinier apparaît comme un narra- teur possessif. Car ce qu’on lit, c’est un double culte aveugle : lui pour la per- sonne de la cheffe et la cheffe pour l’art culinaire. Les ponts entre la cuisine et l’écriture, entre la cheffe et l’auteure sont évi- dents : la création, la méfiance pour le commercial, le retrait. Mais Marie NDiaye, à travers la carrière de la cheffe, s’interroge sur ce moment où une pas- sion devient une obsession, où la folie guette. Car, en dehors de l’art culinaire, la cheffe ne s’intéresse à rien. Elle rejette tout ce qui pourrait la détourner de la

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