Université Lyon 2 Institut d'Etudes Politiques de Lyon

La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

Curtet Pauline Séminaire : Violence et médias Mémoire soutenu le 06/09/10

Sous la direction d'Isabelle Garcin Marrou

Table des matières

Remerciements . . 5 Introduction . . 6 Rappel des faits . . 6 La première affaire Alègre . . 6 Apparition de « la nouvelle affaire Alègre » . . 7 Des accusations de plus en plus lourdes . . 8 L’effondrement du soupçon . . 8 Considérations théoriques . . 8 Choix du corpus et grille d’analyse . . 11 Chapitre I : Baudis-Baylet, un conflit aux graves conséquences ? . . 13 I.1. Le milieu politique toulousain : des « clans » bouleversés par la communication moderne. . . 14 I.1. 1 . Définition du clan toulousain. . . 14 I.1. 2 . Implications du système médiatique toulousain. . . 16 I.2. Des articles inquisiteurs ont attiré l’attention de la presse « de référence ». . . 17 I.2.1. L’accusation . . 17 I.2.2. La victimisation . . 22 Conclusion du chapitre : la Dépêche du Midi , première alliée des accusatrices . . 25 Chapitre II : Le scandale établit un clivage entre élites et victimes . . 27 II.1. Elites vs. Victimes : la mécanique du « notable, donc coupable ». . . 28 II.1. 1 . L’affaire Allègre comme affaire « scandaleuse ». . . 28 II.1. 2 . Notables donc coupables : l’ordre social comme preuve. . . 30 II.2. « Patricia » et « Fanny », des victimes désignées d’office. . . 34 II.2. 1 . Une victimisation favorisée par l’empathie. . . 34 II.2. 2 . Le retournement de situation : les victimes deviennent coupables. . . 36 Conclusion du chapitre : le scandale, source d’erreurs pour le journaliste. . . 38 Chapitre III : La nécessité de faire vite, obstacle à l’investigation . . 40 III.1. « L’ère du soupçon » s’installe : la presse écrite désarmée face à des rebondissements quotidiens. . . 40 III.1. 1 . Libération dans le doute . . 42 III.1. 2 . Le Monde dans l’erreur . . 44 III.2. La contre-enquête, un moyen de rétablir la vérité. . . 47 III.1. 1 . Mise en forme et en mots de la contre enquête. . . 48 III.2. 2. Un retour sur l’affaire avec plus d’objectivité. . . 49 Conclusion du chapitre : l’objectivité et l’investigation au secours de l’erreur . . 53 Conclusion générale . . 55 Retour sur l’hypothèse de départ . . 55 Soyons subjectifs : les journalistes ne sont pas si méchants . . 56 Affaire Alègre, Affaire oubliée ? . . 56 Bibliographie . . 58 Ouvrages . . 58 Travaux universitaires . . 58 Articles de presse . . 59 Articles ayant fait l’objet d’une analyse . . 59 Articles dont nous avons utilisé les informations . . 60 Sites internet . . 60 Annexes . . 61 Résumé . . 61 Mots clefs . . 61 Remerciements

Remerciements Réaliser un mémoire demande avant tout de trouver un thème intéressant, voire passionnant. Et je veux donc d’abord remercier Tania Charles, étudiante à l’IEP de Lyon et adepte de l’émission « Faites entrer l’accusé », qui a eu la bonne idée de me parler de « l’affaire Alègre ». Je remercie ensuite Isabelle Garcin-Marrou et Isabelle Hare, mes deux professeurs de séminaire « violence et médias », qui ont toujours été disponibles pour m’aider dans la réalisation de ce mémoire. Leur esprit critique et les cours qu’elles ont dispensés durant ce séminaire m’ont été très utiles. Je dois également remercier Olli Polo, professeur de médecine à l’université de Tampere (Finlande), qui a mis à ma disposition son bureau de professeur pour que je puisse travailler dans les meilleures conditions durant mon séjour en Finlande. Enfin, je remercie tous mes proches, qui ont su m’accompagner et m’encourager lorsque ma motivation se faisait timide. Mais ces remerciements ne concernent évidemment pas que le mémoire...

5 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

Introduction

Au milieu du XVIIe siècle, la ville de est secouée par l’une des premières « affaires » judiciaires de son Histoire, « l’affaire Calas ». Jean Calas est en effet accusé d’avoir assassiné son fils Marc Antoine, alors que celui-ci a été retrouvé pendu en 1761. Jean Calas est condamné au supplice de la roue, et ne sera réhabilité que lorsque le 1 philosophe Voltaire s’emparera de l’affaire, en 1765 . Au XVIIIe siècle, les médias tels que nous les connaissons aujourd’hui n’existaient pas. Seules les discussions de la rue permettaient la propagation des rumeurs. Pourtant, l’affaire Calas et l’affaire Alègre, que nous allons étudier, ont des éléments en commun : les victimes et les coupables étaient désignés dès le départ. L’affaire Alègre commence véritablement le 18 mai 2003, lorsque la journaliste Claire Chazal reçoit sur son plateau du 20 heures un homme politique dont les tourments médiatiques et judiciaires ne font que commencer. Dominique Baudis, alors Président du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, révèle à la journaliste et aux millions de téléspectateurs du journal télévisé sa mise en cause dans une sordide affaire de mœurs. Transpirant, les mots se bousculant à ses lèvres, Dominique Baudis veut se justifier et tente de dénoncer l’énormité des faits qui lui sont reprochés : viols, actes de barbarie, meurtre, participation à des soirées sado masochistes. Suite à cette intervention, la surenchère sera quotidienne, avec des témoignages de plus en plus choquants et considérés comme 2 crédibles incriminant de nombreux « notables toulousains » .

Rappel des faits

Avant de rentrer dans des observations théoriques, nous devons faire un rappel des faits nécessaire à la suite de notre travail.

La première affaire Alègre « L’affaire Baudis » ou « nouvelle affaire Alègre » prend ses racines dans une autre affaire, qui a connu bien moins de retentissements. Il s’agit de la première « l’affaire Alègre ». Patrice Alègre est un tueur en série, il a été arrêté à en septembre 1997 et a été condamné le 21 février 2002 à la réclusion criminelle à perpétuité pour le meurtre de cinq femmes. Le premier des meurtres remonte au 30 novembre 1987, il a donc fallu plus de vingt ans pour arrêter et condamner Patrice Alègre. Cependant, malgré les meurtres sordides et la violence exceptionnelle dont a fait preuve cet homme, cette affaire ne fait pas les gros titres et ne reste pas longtemps sur l’agenda médiatique. L’affaire à proprement parler débutera

1 Pour un récit en détail de l’affaire, se plonger dans : L’affaire Calas : hérésie, persécution, tolérance à Toulouse au XVIIIe siècle, Bien David D., Toulouse : Eché, 1987. 2 L’intégralité de l’intervention télévisuelle de Dominique Baudis est disponible en annexe 14. 6 Introduction

en mai 2003, lorsque des gendarmes toulousains, regroupés dans la cellule « Homicide 31 » et placés sous la direction du gendarme Michel Roussel, enquêteront sur des cas non élucidés de meurtres qui pourraient être liés aux agissements de Patrice Alègre.

Apparition de « la nouvelle affaire Alègre » La première véritable incursion médiatique nationale dans l’affaire a lieu le 12 mai 2003. L’hebdomadaire national Marianne présente les premiers résultats des investigations de la cellule d’enquêteurs de la gendarmerie « Homicide 31 », qui s’appuient notamment sur les révélations troublantes d’anciennes prostituées toulousaines, « Fanny » et « Patricia » : elles mettent en cause des policiers, des magistrats et des notables toulousains dans l’organisation de soirée sadomasochistes, auxquelles aurait également participé Patrice Alègre. Ces premières révélations connaissent un écho national par l’intermédiaire de l’hebdomadaire Marianne, mais aussi dans les colonnes du quotidien régional La Dépêche du Midi. C’est alors toute une machine médiatique qui se met en place et s’intéresse de près à l’affaire. 3 Lorsque Dominique Baudis rentre dans le jeu, la machine s’emballe . Le président du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, ancien maire centre droit de Toulouse et homme politique d’ampleur nationale, vient sur le plateau du journal télévisé de TF1, le 18 mai 2003. Il révèle que son nom est cité dans le dossier par les prostituées et dénonce une « effarante machination ». Il affirme : Je ne connais ni de près ni de loin Patrice Alègre, je n’ai jamais approché ni de près ni de loin les milieux du proxénétisme et de la drogue, je n’ai jamais participé ni de près ni de loin à des soirées sadomasochistes (...) Face à une calomnie comme celle-ci, il ne faut pas faire le gros dos, faire la sourde oreille, faire semblant de ne pas entendre. Au contraire, la calomnie, je vais l’affronter face-à-face, les yeux dans les yeux, et je vais la prendre à la gorge. (Face à la calomnie, Baudis Dominique, XO Editions, 2005, ISBN : 2-266-15639-X, p 48-p 51) L’ancien maire de Toulouse avance l’idée d’un complot de l’industrie pornographique à son égard, car il dit vouloir prendre des mesures contre celle-ci en tant que président du CSA (Comité Supérieur de l’Audiovisuel). Puis il dit : Il n’y a pas une once de vérité autour de laquelle elles (les ex prostituées, NDLR) auraient pu broder. Non, c’est faux, et l’on s’en apercevra vite. Mais je ne voulais pas que la rumeur se propage partout et c’est la raison pour laquelle je vous ai demandé de bien vouloir, je vous en remercie (Claire Chazal, NDLR), me recevoir dans votre journal pour pouvoir m’expliquer devant les téléspectateurs. (Face à la calomnie, Baudis Dominique, XO Editions, 2005, ISBN : 2-266-15639-X, p 48-p 51) L’air plus fatigué, il se rassoit dans son siège avant de lancer : Croyez-moi, je ne baisserai pas les bras tant que je ne saurai pas qui est à l’origine de cette saloperie, excusez moi du mot. Cette intervention dans le journal de 20 heures, sorte d’institution médiatique française s’il en est une, marque le début d’un déchainement médiatique qui va durer plusieurs mois.

3 Voir Besset Jean-Paul, Broussard Philippe, Affaire Alègre : Toulouse Doute, Baudis accuse , in Le Monde, dimanche 15 juin 2003, p. 1 et p. 6-7. 7 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

Celui ci se nourrit de nouveaux scoops, de nouvelles exclusivités surgissant à un rythme presque quotidien.

Des accusations de plus en plus lourdes Le 27 mai 2003, Jean Volff, procureur général de Toulouse, révèle dans l’Est Républicain avoir été mis en cause par « Fanny », ancienne prostituée toulousaine. Elle prétend que le procureur l’a violée dans une chambre d’un hôtel toulousain, l’Hôtel de l’Opéra, par ailleurs lieu du meurtre de plusieurs jeunes femmes par Patrice Alègre. Volff dénonce des « accusations totalement invraisemblables » mais ajoute, et c’est ici que la croyance de l’opinion et des médias en l’innocence des « notables toulousains » s’érode : « peut-être y a- t-il, à la base, une parcelle de vérité, mais l’ensemble décrit par ces dames est certainement beaucoup exagéré ». Un jour plus tard, Jean Volff est relevé de ses fonctions et remplacé par le procureur de Créteil, Michel Barrau. Un autre événement laissant croire à la culpabilité des notables est cet aveu, fait le 13 mai 2003 par Marc Bourragué, qui est vice procureur de Montauban et ancien substitut du parquet de Toulouse. Il reconnaît avoir « fortuitement » pris un apéritif avec Patrice Alègre en 1991. Accusé par Patrice Alègre d’avoir commandité l’assassinat d’un travesti, Claude Martinez, Bourragué nie « toute implication dans l’une ou l’autre des affaires Alègre ». Il dit ne pas connaître les prostituées « Fanny » ou « Patricia », et déclare n’avoir jamais eu de rapports sexuels avec une prostituée. Le dernier notable à être mis en cause dans l’affaire est Jean Jacques Ignacio, substitut général. Le 28 mai 2003, dans le quotidien national Libération, il dit n’avoir « jamais eu la moindre relation que ce soit avec la prostitution, avec des soirées de partouze ou des parties fines, de quelque manière que ce soit ». Le contenu des déclarations de ces magistrats et hommes politiques a, pour la plupart du temps, trait à leur vie privée : ils doivent se justifier sur leur vie sexuelle.

L’effondrement du soupçon C’est donc en deux mois, mai et juin 2003, que l’affaire Alègre éclate. Elle va être suivie de révélations tendant à la surenchère, et celles-ci dureront tout un été. Le 17 septembre 2003, « Fanny » est confrontée à Dominique Baudis et lui dit : « M. Baudis, excusez moi, je vous ai accusé à tort ». Le procureur de Toulouse déclare alors que Dominique Baudis est mis hors de cause, sauf que le 9 octobre, « Fanny » l’accuse de nouveau. Mais les éléments constituant cette accusation s’effondrent, entrainant la déclaration d’un non lieu pour les inculpations de Dominique Baudis et Marc Bourragué, le 25 mars 2005. A la fin de cette affaire, rien ou presque ne subsiste des accusations des prostituées. Il semble bien que les autorités judiciaires et policières toulousaines aient fait preuve de manquements dans certains de leurs actes, notamment dans les années 1990. Mais ces manquements ne sont rien comparés à la taille des accusations proférées par les prostituées et par Patrice Alègre. Le volet judiciaire de l’affaire se referme, non sans des plaintes de la part de Dominique Baudis et Marc Bourragué pour dénonciations calomnieuses.

Considérations théoriques

8 Introduction

La première question qui se pose, aussi futile paraît-elle, est la suivante : comment allons nous appeler cette affaire ? Dans la presse, elle est tour à tour appelée « affaire Alègre », « affaire Baudis » ou « nouvelle affaire Alègre ». Nous l’appellerons « affaire Alègre » car c’est bien du tueur en série que tout a démarré. Dominique Baudis, aussi important soit-il, n’a été qu’un protagoniste parmi d’autres d’une affaire qui a impliqué beaucoup d’acteurs. Nous ne reprenons pas par ailleurs le terme de « nouvelle affaire Alègre » car nous considérons que « l’affaire » Alègre a démarré avec les accusations à l’encontre des notables, et non pas lors des meurtres du tueur en série. Ces derniers ne relevaient finalement « que » du fait divers sordide. Ceci étant posé, nous pouvons continuer dans notre réflexion. Celle-ci porte surtout sur les médias, et sur les rapports qu’ils entretiennent avec l’extérieur. L’affaire Alègre nous a d’abord intéressés car elle constitue un point de rencontre entre trois différents secteurs de notre société : le secteur médiatique, le secteur judiciaire et le secteur politique. Ces trois secteurs sont censés être indépendants les uns des autres, mais le scandale montre que ce n’est pas le cas. Le secteur judiciaire a été concerné par l’affaire Alègre pour des raisons évidentes, celles de la mise en accusation de civils par d’autres civils. Cette affaire judiciaire a pris une tournure médiatique car les civils accusés étaient des notables, des magistrats et des hommes politiques. Les médias ne pouvaient que s’emparer d’une telle affaire, et la tournure politique que celle-ci a prise a rendu les choses encore plus attrayantes. Les médias ne pouvaient passer sous silence les accusations à l’encontre de notables, quel qu’en soit le prix au niveau de leur image. Ces trois secteurs sont entrés dans le jeu dans des temps différents : le judiciaire en premier, avec d’abord la condamnation de Patrice Alègre puis les accusations proférées par les ex prostituées à partir de février 2003. Le secteur médiatique s’est ensuite emparé de l’affaire, avec des accusations voilées paraissant dans les colonnes de La Dépêche du Midi dès avril 2003, puis une montée en puissance de l’affaire sur la scène médiatique nationale. L’un des exemples les plus frappants est la lecture en direct d’une lettre d’aveux de Patrice Alègre par Karl Zéro sur son plateau du Vrai Journal, en juin 2003. Dans cette lettre, le tueur en série avoue le meurtre de Line Garibaldi, ex prostituée, et il accuse à son tour Dominique Baudis et d’autres « notables ». Le secteur politique est entré fin mai 2003 dans l’affaire, avec Dominique Baudis qui se rend sur le plateau de TF1 et qui, quelques semaines plus tard, accuse Philippe Douste-Blazy de ne pas l’avoir suffisamment soutenu. L’implication mêlée de la justice, des médias et du politique apporte un élément majeur à notre réflexion. Elle suppose que des acteurs, des personnages, soient mis en valeur alors que d’autres seront oubliés. Par exemple, le nom de l’accusé Jean-Jacques Ignacio ne paraitra pratiquement jamais dans la presse, alors que celui de Dominique Baudis sera omniprésent. Dans notre travail, nous allons donc nous intéresser à ces protagonistes qui verront leur portrait plus ou moins bien dessiné par les médias. Nous avons par ailleurs avancé à plusieurs reprises que l’affaire Alègre implique des « notables » toulousains. Il convient d’expliquer ce que l’on entend par ce terme. D’après le « Petit Robert 2010 », un notable est une personne « qui occupe une situation sociale importante ». Ceux que l’on va appeler les « notables toulousains » sont donc des personnages ancrés dans la vie de Toulouse, des personnes qui ont de l’influence sur les affaires de la ville. Ils peuvent être des politiciens, des juges ou des hommes d’affaire. Le notable le plus célèbre de cette affaire est Dominique Baudis, ancien maire de Toulouse et actuel président du CSA. Du fait de son importance, nous allons insister sur le traitement médiatique dont cet homme a fait l’objet. Dominique Baudis est le protagoniste qui a le plus

9 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

fait parler les médias, et l’affaire n’aurait surement pas pris une telle ampleur s’il n’y avait pas été impliqué aussi spectaculairement. Nous voulons enfin, avant de passer à la définition de nos hypothèses, définir un autre terme. En effet, nous allons bientôt parler de presse «de référence ». Cette notion renvoie, selon notre conception, à la presse d’information générale nationale de type Libération, Le Monde ou Le Figaro. Elle est considérée comme « sérieuse » et la plus à même d’appliquer une certaine déontologie et les règles de bases du métier : vérification des sources, recoupement des informations, etc. Et si nous nous intéressons plus longuement à ce type de presse dans notre travail, c’est que dans l’affaire Alègre, elle a failli à plusieurs reprises à ses obligations. Aussi, après avoir analysé le déroulement de l’affaire Alègre et observé quelles en étaient ses implications, nous avons dégagé une hypothèse qui traversera tout notre travail. Elle consiste à déterminer comment l’affrontement entre un journal régional ( La Dépêche du Midi ) et un homme politique d’importance majeure (Dominique Baudis) conduit à une affaire médiatique d’ampleur nationale, difficile à manipuler pour ce que l’on appelle la presse «de référence ». Notre analyse tentera de démontrer ou d’infirmer cette problématique à l’aide de trois thèmes différents, que nous avons pu dégager après avoir lu les articles portant sur l’affaire Alègre. Nous voulons, dans ces trois thèmes, souligner les déséquilibres du traitement de l’affaire Alègre, notamment dans la description des différents protagonistes. Ceci se retrouve au sein de chacun de nos chapitres. Le premier thème est celui du local. Autrement dit, notre premier chapitre fera un rapide historique de la vie politique toulousaine ainsi que du conflit entre Dominique Baudis et Jean Michel Baylet, propriétaire de La Dépêche du Midi, puis se focalisera sur l’analyse des articles du quotidien régional concernant l’affaire Alègre. Nous partirons en effet de l’hypothèse que l’affaire Alègre n’aurait pas connu de tels retentissements si elle n’avait pas démarré dans le climat particulier qui est celui de la ville rose. Le second thème démarrera de l’idée que La Dépêche du Midi, par des procédés d’accusation et de victimisation, a donné une tournure « scandaleuse » à l’affaire Alègre. Nous allons alors, dans ce chapitre, tenter de définir l’affaire Alègre comme une affaire scandaleuse, et de déterminer ce que cela implique dans le traitement de l’information par les journalistes. Nous verrons que le scandale, par un mécanisme inhérent à sa nature, a poussé les journalistes de presse « de référence » à prendre position en faveur des accusatrices, contre les « notables ». Ce chapitre sera donc l’occasion de nous intéresser de plus près aux portraits médiatiques des ex prostituées d’une part, et de Dominique Baudis de l’autre. Notre troisième thème restera critique à l’égard du traitement médiatique de l’affaire Alègre. Il s’intéressera à un autre aspect de l’erreur journalistique, l’erreur non plus émotionnelle ou inconsciente, mais l’erreur que nous appellerons « mécanique ». Pourquoi et par quels procédés d’écriture certains journalistes issus de la « presse de référence » ont-ils apporté de fausses informations? Nous tenterons de préciser l’hypothèse selon laquelle le manque d’investigation, du lui même à des contraintes nouvelles imposées à la profession, a poussé les journalistes à écrire des articles inexacts voire, dans certains cas, faux. Dans la même optique, nous essaierons de comprendre comment les médias « de référence » sont-ils parvenus à restaurer leur légitimité.

10 Introduction

Choix du corpus et grille d’analyse

Nous avons voulu répondre aux hypothèses que nous venons de formuler par l’analyse d’articles de presse tirés à la fois de La Dépêche du Midi et de la presse d’information générale. Pour des raisons techniques et méthodologiques, nous n’avons pas analysé de contenu télévisuel ni radiophonique. Il y aurait en effet toute une réflexion à tirer quant aux agissements du monde télévisuel durant l’affaire Alègre, mais celle-ci est trop éloignée de notre hypothèse pour que nous puissions en traiter dans ce travail. Nous avons choisi de limiter notre corpus dans le temps. Après avoir étudié les évènements de l’affaire Alègre, nous avons en effet pu voir qu’elle a connu deux périodes. La première s’étend de mai à juillet 2003, avec des accusations contre les notables considérées comme véridiques par la presse. La seconde commence en septembre 2003 avec les premières rétractations des ex prostituées, et se termine vers la mi novembre 2003, lorsqu’il ne reste plus rien des accusations. Ces deux périodes ont impliqué la production de discours différents au sein de la presse écrite. Nos articles sont tirés de ces deux périodes. La première permet de comprendre pourquoi les journalistes ont-ils cru les ex prostituées, tandis que la seconde laisse entrevoir quelles « leçons » le milieu médiatique a-t-il tiré de ses propres erreurs. Il faut aussi noter qu’en dehors de ces deux périodes, l’affaire Alègre n’est pas apparue dans les journaux. En d’autres mots, cette affaire était située entre deux extrêmes : soit elle apparaissait en « une », soit elle n’apparaissait pas. Mise à part La Dépêche du Midi, que nous avons choisie du fait du conflit entre son propriétaire Jean-Michel Baylet et Dominique Baudis, mais aussi car c’est le seul quotidien régional publié à Toulouse, nous avons sélectionné des articles dans deux journaux « de référence » : Le Monde et Libération. Le but n’est pas de désigner ces deux supports comme les fautifs dans l’affaire Alègre. Cependant, il semble que ce soit eux qui aient fait les plus grosses erreurs de traitement, notamment dans la retranscription des accusations. Nous avions aussi, dans un premier temps, choisi Le Figaro, mais du fait très certainement de raisons politiques (l’accusé Dominique Baudis était de centre droit), il a traité l’affaire Alègre de manière beaucoup plus modérée. Ceci aurait pu faire l’objet d’un nouveau questionnement, mais nous avons décidé de nous concentrer uniquement sur la diffusion d’accusations non prouvées à l’encontre des notables. Les articles du Monde et de Libération sont issus des archives de l’IEP de Lyon, nous avons donc eu accès au contenu complet de ceux ci : pagination, rubrique, place dans le journal, etc. Cependant, il nous a été impossible d’accéder aux archives papier de La Dépêche du Midi. Il a fallu utiliser les articles publiés sur le site internet du quotidien, ce qui a forcément constitué une limite dans notre travail. Le contenu des articles n’a néanmoins pas été changé. Nous avons sélectionné quatre articles de La Dépêche du Midi, cinq articles du Monde et trois articles de Libération. Nous aurions bien sur pu analyser plus d’articles. Mais nous avons préféré sélectionner ceux qui étaient les plus représentatifs des hypothèses que nous souhaitions démontrer. Pour ce qui est de l’analyse des articles, nous avons adopté une démarche systématique. Nous avons d’abord observé la place de l’article dans le journal, le choix de la rubrique, afin de voir quelle importance la rédaction apporte aux informations contenues dans l’article. Nous avons ensuite vérifié quelle était la longueur de l’article, toujours dans la même optique de l’importance accordée par le journal à l’affaire. Puis, nous nous

11 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

sommes tournés vers la dynamique de la titraille, qui donnait les premiers éléments de compréhension de l’article. Nous avons ensuite observé la présence ou l’absence d’illustration, ainsi que, dans les cas où l’illustration était présente, le rapport qu’entretient l’illustration avec le texte de l’article. Enfin, nous nous sommes intéressés au contenu de l’article, en insistant notamment sur les procédés d’énonciation : champs lexicaux, verbes citant et utilisation des pronoms personnels. Cette méthode se résume dans le schéma suivant : Il faut préciser bien sur qu’aucun des articles que nous avons analysés n’a été analysé de manière complète. Nos moyens ne nous permettaient pas d’agir de la sorte. Nous avons à chaque fois sélectionné un angle, celui de notre hypothèse, que nous nous sommes efforcé d’appliquer à l’article. Maintenant que la base de notre travail est posée, nous pouvons passer à notre premier chapitre.

12 Chapitre I : Baudis-Baylet, un conflit aux graves conséquences ?

Chapitre I : Baudis-Baylet, un conflit aux graves conséquences ?

Dans l’Histoire laborieuse de la construction de la contemporaine, la ville de Toulouse a souvent eu un destin à part. Nous ne pouvons revenir sur toute cette histoire, mais quelques anecdotes peuvent illustrer ce destin. En 1147, Toulouse crée sa propre administration municipale, unique en son genre 4 . C’est le Capitoulat. Les Capitouls , membres de cette administration, s’affranchissent peu à peu de la domination du pouvoir comtal. Ils ont des droits de police, de commerce, d’imposition. Leur autorité et l’attachement du peuple toulousain à ce type d’administration feront de la ville de Toulouse une ville indépendante jusqu’à la Révolution Française. Dès le début de son Histoire, la ville a donc su se montrer détachée du pouvoir central. Ceci est important à noter lorsque l’on connaît les répercussions qu’a eu l’affaire Alègre sur le plan national. En effet, la tradition politique faisait plutôt que ces affaires débutaient et restaient à Toulouse. L’affaire Alègre a donc du avoir une importance particulière pour connaître un tel échos. Mais la ville rose est plus connue pour une autre caractéristique historique, celle du 5 catharisme . Venue de Bulgarie, la doctrine professe la séparation du spirituel et du matériel. Elle s’étend dans le sud ouest de la France aux alentours du XIIe siècle. En 1167, Toulouse devient l’une des cinq cités cathares indépendantes qui rejettent l’autorité de l’Eglise catholique. Les adeptes du catharisme deviennent hérétiques aux yeux de l’Eglise romaine. Des croisades sanglantes sont lancées par l’Eglise catholique contre les hérétiques cathares. Ces derniers résistent et parviennent même à obtenir des victoires. Cependant, sous les coups répétés du pouvoir central, le mouvement s’effondre peu à peu à partir de 1309. Mais « l’hérésie cathare » est, encore aujourd’hui, connue de nombreux toulousains. Elle fait partie de l’identité de la ville de Toulouse, et elle est souvent commémorée comme un épisode sanglant et violent pour la ville. Ce destin particulier a inévitablement eu des conséquences sur la vie politique actuelle de la ville rose, dont les caractéristiques diffèrent des autres grandes villes françaises. Ici en effet, point de « partis ». Ce sont les « clans » qui dominent. Alors, lorsque le « clan Baudis », de centre droit, se mesure au « clan Baylet », radical de gauche, les coups portés atteignent plus que les personnalités politiques. Ils atteignent aussi leur intimité, qu’elle soit réelle ou fantasmée. C’est en reconnaissant la particularité de ce climat politique toulousain que nous devons commencer notre travail. Il n’y aurait sans doute pas eu d’affaire Alègre aux caractéristiques si particulières si celle ci n’avait pas démarré à Toulouse. Le quotidien régional La Dépêche du Midi est souvent pointé du doigt comme étant grandement responsable du scandale politico-médiatique ayant touché Dominique Baudis et plusieurs autres notables toulousains. Nous ne ferons pas figure d’exception dans cette

4 Toutes les références historiques sur la ville de Toulouse ont été tirées de l’ouvrage de Michel Taillefer, La nouvelle histoire de Toulouse. 5 Voir Hérésie et inquisition dans le Midi de la France, Jean-Louis Biget, Paris, Picard (Les médiévistes français, 8), 2007. 13 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

partie, puisque nous avançons l’hypothèse que le quotidien régional, par ses articles et par son pouvoir, a pu imposer sa vision de l’affaire Alègre sur la scène médiatique nationale. Cependant, notre réflexion ne serait pas complète si nous ne remarquions pas des éléments incitant à la précaution. En effet, à aucun moment dans ce travail avancerons-nous l’idée que La Dépêche du Midi est responsable de tous les maux de Dominique Baudis. Sept années ont passé depuis le scandale et la lumière n’a toujours pas été faite sur le rôle de plusieurs personnalités dans l’éclatement de l’affaire. Aussi, si nous désignons dans cette partie La Dépêche du Midi comme partiellement responsable de la médiatisation de l’affaire, c’est uniquement dans le but d’analyser les articles incriminés. Nous ne dépasserons pas les limites de ce qui a été auparavant démontré par la justice. Ces remarques gardées en mémoire, nous allons décrire dans une première partie le conflit presque historique existant entre Dominique Baudis et le propriétaire de La Dépêche du Midi Jean-Michel Baylet, puis, dans une seconde partie, nous analyserons plusieurs articles de la Dépêche du Midi dans lesquels l’animosité envers les « notables toulousains » est prégnante.

I.1. Le milieu politique toulousain : des « clans » bouleversés par la communication moderne.

Nous l’avons dit, la ville de Toulouse est politiquement très particulière. La politique est une affaire de clan et les électeurs sont souvent très fidèles à l’un de ces clans. Mais il convient surement de définir en premier ce que nous entendons par « clan ».

I.1. 1 . Définition du clan toulousain. D’après le « Petit Robert 2010 », le clan doit son étymologie au gaélique. Dans cette langue, « clann » signifie « famille ». La première définition qui vient donc est la suivante : Tribu écossaise ou irlandaise, formée d’un certain nombre de familles ayant un ancêtre commun. L’idée de famille est donc prégnante. Mais nous retiendrons la troisième définition que donne le « Petit Robert », selon laquelle le clan est : Petit groupe de personnes qui ont des idées, des goûts communs. Nos clans toulousains sont le point de rencontre entre ces deux définitions. Dans notre cas en effet, le clan pourrait être considéré comme un groupe de personnes partageant des convictions politiques assez proches, mais qui sont aussi liées du fait de leur histoire personnelle. Le « clan Baudis » ou le « clan Baylet » comportent un noyau dur composé des membres d’une famille, unis par les liens du sang. Mais on peut aussi parler de famille au sens large du terme : les amis proches, des réseaux de connaissances étendus. Ils ont souvent une personne les représentant sans que cela soit officiellement décidé : Pierre puis Dominique Baudis pour « le clan Baudis », Jean-Michel Baylet pour le « clan Baylet ». Ces personnes sont charismatiques, elles suscitent tout sauf l’indifférence. Par ailleurs, le « clan » possède d’une manière générale des ressources financières assez importantes, lui permettant de prendre part aux évènements politiques tels que les élections. Le « clan Baylet » a traduit ce capital économique, au sens où Pierre Bourdieu

14 Chapitre I : Baudis-Baylet, un conflit aux graves conséquences ?

l’entend, en influence, grâce à la propriété de la Dépêche du Midi. Sur ce plan, il faut remarquer que le « clan Baudis » est un peu particulier : il est pauvrement doté en capital économique. Il va donc utiliser un capital symbolique, acquis dès l’accession de Pierre Baudis à la mairie de Toulouse en 1971, et valorisé par son fils en 1983. C’est justement cette histoire électorale qu’il faut évoquer. Comme le souligne Pierre Lacassage dans son article intitulé « le pouvoir politique et médiatique à Toulouse de la 6 7 Libération au face-à-face Dépêche-Baudis » , le « Capitole » est resté à gauche de 1878 à 1971. C’est donc après presque un siècle de défaites que la droite gagne la mairie, et ce avec le candidat Pierre Baudis, père de Dominique Baudis. Pierre Lacassagne évoque un « coup de tonnerre » pour qualifier cette élection. C’est aussi une première défaite pour la Dépêche du Midi, historiquement « radicale de gauche », qui s’était vigoureusement engagée dans la campagne municipale contre Pierre Baudis. En 1983, la victoire de Dominique Baudis fait l’effet d’une petite bombe. La succession de père en fils montre qu’une nouvelle dynastie, un nouveau clan, de centre-droit cette fois- ci, a pris le Capitole, et est décidé à le garder. L’élection de Pierre Baudis n’est plus un accident de parcours pour les radicaux de gauche, c’est une blessure qui va rester vive durant de nombreuses années. Mais, comme le souligne Pierre Lacassagne, l’élection de 1983 est aussi remarquable pour d’autres raisons. Pour la première fois, un candidat à la mairie de Toulouse sortait de la seule logique du clan pour se tourner vers une campagne électorale laissant une plus grande place aux techniques de communication moderne. Il faut dire que Dominique Baudis connaissait déjà les ressorts des médias contemporains. Né à Paris en 1947, il passe par Paris avant de devenir journaliste. Il présente le journal télévisé sur TF1 de 1976 à 1977, puis passe sur FR 3 jusqu’en 1982, date à laquelle il se lance dans 8 la campagne municipale toulousaine. Dominique Baudis est donc un homme de communication. Pour Lacassagne, c’est en partie pour cela que sa conception de la politique détonne de celle des clans toulousains. Il faut dire que la « dynastie Baudis » n’est pas très riche, contrairement par exemple, au « clan Baylet ». Elle doit donc asseoir son succès électoral sur d’autres éléments. C’est ici que la communication devient importante. D’après Lacassagne, Baudis a voulu donner une dimension « mythique » aux douze ans que son père a passés au Capitole. Dans une tradition politique de centre-droit, Baudis sait parler d’union, il cherche le compromis et parvient à se faire aimer des toulousains. Il a même un surnom : « le petiot ». Dans un article du Monde du 23 septembre 2003, intitulé « M. Baudis et le syndrome du “ tous pourris” », Raphaëlle Bacqué définit Dominique Baudis de la sorte : Dominique Baudis avait pourtant été, avant d’être nommé président du CSA, un homme politique d’un genre peu courant. Ancien présentateur vedette du journal télévisé, il était devenu l’un des maires les plus populaires de France. L’un des rares, aussi, à avoir préféré sa ville de Toulouse à un ministère et à une carrière nationale. En somme, un de ces grands élus locaux échappant à l’image

6 Lacassagne P., Le pouvoir politique et médiatique à Toulouse de la Libération au face à face Dépêche-Baudis, Temps des Médias 2006/2, N° 7, p. 87-101. 7 Nom de l’édifice abritant la mairie de Toulouse, symbolise également le mandat des maires toulousains. 8 Ces informations sont tirées du livre Face à la calomnie, dont les références sont indiquées précédemment ainsi qu’en bibliographie. 15 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ». répandue du responsable politique sans convictions et peu regardant sur les moyens d’assouvir son ambition. Baudis aurait ainsi réussi à créer un « mythe » entourant son clan. Toujours selon notre Petit Robert, le « mythe » correspond à une : Image simplifiée, souvent illusoire, que des groupes humains élaborent ou acceptent au sujet d'un individu ou d'un fait et qui joue un rôle déterminant dans leur comportement ou leur appréciation. Ceci s’applique-t-il à Dominique Baudis ? En partie seulement. Les Toulousains ont en effet, surement, une image simplifiée de cet homme politique. Mais il est loin d’être sur que leurs comportements soient influencés par l’image qu’ils se font de Baudis. On peut dire en tout cas que le clan Baudis est entouré d’une certaine légende, au sens moderne du terme. Cette dimension « irréelle » de l’image de Dominique Baudis est importante à relever, car lorsque celui-ci est accusé des pires atrocités, sa notoriété et son image en seront fortement bouleversées. Plus une personnalité est connue, plus il est difficile de faire face aux scandales qui viennent la toucher.

I.1. 2 . Implications du système médiatique toulousain. Mais tournons nous maintenant vers le système médiatique qui prévaut à Toulouse et dans toute la région Midi-Pyrénées. Comme le note Pierre Lacassage, celui-ci repose sur le monopole de la Dépêche du Midi, détenue par la famille Baylet, historiquement radicale de gauche. Lacassage remarque que toutes les tentatives d’installation de la concurrence se sont révélées infructueuses, et ce depuis 1956. Le quotidien régional est diffusé à 200 000 exemplaires (chiffres de l’OJD, 2007). Difficile donc pour un homme politique de se passer du soutien du principal quotidien régional d’information. Il faut à ce propos remarquer qu’en Midi-Pyrénées, et plus particulièrement dans la région toulousaine, la lecture de la Dépêche du Midi ne laisse jamais indifférent. Certains lecteurs lisent ce journal depuis des décennies, et ne passent pourtant pas un jour sans en critiquer le contenu. Les critiques qui reviennent le plus souvent sont le virage qu’elle a pris en faveur du sensationnalisme et d’articles souvent légers tels que « Bronzer seins nus : les topless se confessent », datant de l’édition du 14 août 2009. On se souvient également du « scoop » que la rédaction de la Dépêche du Midi avait dévoilé lorsque le journal avait été le seul à évoquer les pseudo attaques terroristes par le groupe AZF sur des voies ferrées. Le journal laisse aussi une grande place aux faits divers spectaculaires, avec en exemple ces derniers articles en date : « Il attaque son rival à la hache et au couteau », dans l’édition du 13 juillet 2010. « Une femme violemment tabassée », dans l’édition du 12 juillet 2010. « Un homme de 88 ans agressé pendant son sommeil », dans l’édition du 23 juin 2010. Un autre axe de critique à l’encontre de La Dépêche du Midi se dégage aussi. Celui- ci concerne les fautes d’orthographes ou les fautes de frappe, et parfois des tournures de phrases inadéquates. Bien sur, la majorité des articles du quotidien est écrite sans bavures, mais les seules fautes sont relevées avec sévérité par les lecteurs. Mais, dans tous les cas, La Dépêche du Midi est encore un quotidien régional largement lu en Midi Pyrénées, tout simplement car c’est le seul.

16 Chapitre I : Baudis-Baylet, un conflit aux graves conséquences ?

Dans un tel contexte, Dominique Baudis avait compris le besoin de se ménager le soutien du journal lors des municipales de 1983. La Dépêche du Midi a dans un premier temps soutenu le nouveau maire, en lui accordant une large couverture et une publicité importante des actions qu’il entreprenait au sein de la municipalité. Pierre Lacassagne relève même que des élus socialistes s’inquiétaient de voir le quotidien régional passer au centre-droit. Cependant, cette lune de miel entre la mairie toulousaine et La Dépêche du Midi n’a pas duré, du fait d’un conflit concernant l’attribution du marché de Télé Toulouse (TLT). En effet, Dominique Baudis n’apparaitra plus dans les pages de La Dépêche du Midi après avoir refusé de laisser l’exclusivité de la régie publicitaire de TLT à la famille Baylet. Ou, s’il y apparaît, c’est pour que son action soit critiquée. Lacassage écrit ainsi : Dès lors La Dépêche du Midi ne cesse de stigmatiser l’action de Dominique Baudis en particulier en faveur de la « petite télévision toulousaine » qualifiée de « gâchis financier et de sinistre industriel public ». (Lacassagne P., Le pouvoir politique et médiatique à Toulouse de la Libération au face à face Dépêche- Baudis, Temps des Médias 2006/2, N° 7, p. 87-101.) Depuis ce conflit, les relations entre Dominique Baudis, qui restera maire jusqu’en 2001, et Jean Michel Baylet, qui est, encore aujourd’hui, propriétaire de la Dépêche du Midi, iront de mal en pis. Baylet n’aura de cesse de critiquer le « gouffre financier » qu’est devenue Télé Toulouse, tandis que Baudis devra réfuter toute tentative de mainmise sur la chaine de la part de la municipalité. Ces disputes au sujet d’une chaine locale pourraient sembler insignifiantes, mais elles augurent beaucoup lorsque l’on connaît l’étape suivante, celle des accusations des ex prostituées de l’affaire Alègre. Elles montrent aussi combien la politique est une affaire difficile à gérer à Toulouse. En se faisant élire au Capitole en 1983, Dominique Baudis a secoué le milieu politique toulousain. Sa communication très personnelle, à l’américaine, mettant en relief ses qualités personnelles, son humanisme et sa volonté d’union, lui a beaucoup servi. Elle l’a aussi peut- être desservi lorsqu’il a été confronté à des accusations de pédophilie, actes de barbarie, de torture. En tout cas, nous allons voir que les articles de la Dépêche du Midi ne lui ont rien épargné.

I.2. Des articles inquisiteurs ont attiré l’attention de la presse « de référence ».

« L’affaire Alègre » a connu une ampleur nationale, à la résonnance médiatique très forte. Celle-ci a débuté dans les articles de la Dépêche du Midi. Dès février 2003, le journal faisait référence aux témoignages des prostituées, à mots couverts. Mais les événements s’accélèrent lorsque Dominique Baudis intervient sur TF1, le 18 mai 2003. A partir de là, le discours du quotidien régional d’information sera ancré dans plusieurs rhétoriques. Les journalistes vont d’abord accuser et faire des accusatrices les victimes de l’affaire. Ils vont aussi se protéger, invoquer la déontologie et la liberté de la presse. Ces rhétoriques ont entrainé une dramatisation rapide de l’affaire Alègre, ce qui l’a propulsée sur la scène nationale, avec un angle de compréhension déjà bien défini.

I.2.1. L’accusation

17 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

Dans un article du 19 mai 2003, le journaliste Gilles Souillès, qui couvre l’affaire Alègre et qui a été le premier à parler des témoignages des ex prostituées, commente l’intervention 9 sur TF1 de Dominique Baudis. L’article intitulé « Affaire Alègre, affaire d’Etat » est situé dans les pages « France » du journal, et non pas dans les pages toulousaines. Ceci montre bien que l’affaire prend une tournure plus importante, qui ne se limite plus au seul champ de la guerre des clans toulousains. Le titre est d’ailleurs là pour rappeler cette ampleur : on parle d’une « affaire d’Etat ». Le sous-titre classe l’article dans la catégorie de la « justice », et indique que « Baudis dénonce un complot de l’industrie pornographique ». Cette titraille donne un ton très grave à l’affaire. Le journaliste veut médiatiser l’affaire. L’illustration de l’article est un zoom sur le visage de Baudis alors qu’il est en train de s’exprimer sur TF1. Il a le fond bleu caractéristique du 20 heures de Claire Chazal derrière lui, le logo de la chaine en bas à gauche de la photo. Baudis est montré transpirant, un doigt posé sur le front, comme s’il évoquait la folie. Il a l’air affolé et tendu. L’article en lui même est long. Il comprend deux intertitres : « “ J’apporterai mon concours à la justice” » et « Tous les protagonistes entendus ». L’utilisation du mot « protagoniste » montre bien que nous sommes rentrés dans une histoire qui aura, comme toute histoire digne de ce nom, des rebondissements. Elle comprendra des personnages, dont on tentera de dresser le portrait. Comme pour la titraille, le contenu de l’article donne un ton grave à l’affaire. Le champ 10 lexical est celui de la déflagration: Gilles Souillès parle de « bombe » , d’un dossier 11 « brûlant » . Par ce vocabulaire, le journaliste veut encore donner une ampleur très large à l’affaire. Le temps le plus utilisé est le présent. Le conditionnel est seulement utilisé au début de l’article, pour parler de « protections dont aurait pu bénéficier le tueur en série 12 Patrice Alègre» . L’utilisation du passé composé n’est là que pour qualifier la décision prise par Dominique Baudis de passer à la télévision : En choisissant de s’exprimer publiquement et à sa demande dans le journal de Claire Chazal, le président du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a décidé 13 de prendre les devants. Cette phrase débutant le second paragraphe de l’article est intéressante car Souillès y inclut l’information que Baudis a voulu passer à la télévision, et qu’il en a pris l’initiative. Il n’a pas été invité. Dans la même phrase, il est dit que Baudis est président du CSA. Il n’est plus « l’ancien maire de Toulouse », comme il est indiqué dans le paragraphe précédent, lorsqu’il s’agit d’évoquer les liens entre des personnalités toulousaines et le tueur en série Patrice Alègre. Clairement, le journaliste accuse. Il pense d’une part, que Baudis a joué de son importance pour pouvoir se défendre à la télévision et que d’autre part, il est sans aucun doute lié à l’affaire Alègre. Cela se retrouve à plusieurs reprises au fil de l’article. Une phrase est particulièrement dure : « Tendu et solennel, Dominique Baudis a réfuté des

9 Voir Annexe 1. 10 Ligne 16 Annexe 1. 11 Ligne 17 Annexe 1. 12 Lignes 1et 2 Annexe 1. 13 Lignes 4 et 5 Annexe 1. 18 Chapitre I : Baudis-Baylet, un conflit aux graves conséquences ?

14 accusations qu’il était le seul à connaître jusqu’à présent. » Souillès, dans cette phrase, décrit d’abord Baudis comme étant « tendu, solennel ». En d’autres mots, il est mal à l’aise, comme s’il avait attendu ce moment depuis longtemps. Mais la seconde partie de la phrase vient à accuser l’ancien maire de Toulouse, car s’il est le seul à connaître des accusations, c’est qu’elles sont vraies. Dans le second paragraphe, Souillès continue à accuser : « Mais en sortant subitement du silence, Dominique Baudis, qui n’avait jamais été mis en cause, 15 trahit aussi un certain embarras » . Cette phrase décrit un Baudis affolé, qui a quelque chose à se reprocher et qui doit donc s’en débarrasser. Cependant, après l’accusation vient la défense. Gilles Souillès cite Baudis : « “ J’ai pris l’initiative de révéler moi-même que mon nom figure dans ces documents, théoriquement couverts par le secret de l’instruction, car c’est le seul moyen de lutter contre le poison de 16 la rumeur ” ». Tout de suite après cette citation, le rédacteur de l’article s’empresse de défendre La Dépêche du Midi. Il sait que Baudis, s’exprimant de la sorte, vise le quotidien régional, qui est le premier à avoir évoqué les témoignages d’ex prostituées accusant des notables toulousains. Il est assez rare de voir un journaliste défendre son journal dans un article autre que l’éditorial. C’est pourtant le cas ici, avec Gilles Souillès qui écrit : Pour notre part, dès le moment où « La Dépêche du Midi » a dévoilé début avril les nouvelles orientations de l’affaire Alègre, nous nous sommes toujours interdits d’écrire les noms de notabilités, policiers, magistrats, élus, qui apparaissent dans le dossier. Même si les témoignages des anciennes prostituées (cinq d’entre elles ont déposé aujourd’hui) sont pris très au sérieux par la justice, ce sera au bout du compte aux enquêteurs et aux juges de faire la 17 part des choses et de définir les responsabilités. Encore une fois, cette prise de position inattendue donne de l’importance à l’affaire, puisqu’elle pousse un journal et un journaliste à sortir des règles conventionnelles de l’écriture d’éditoriaux. Le journaliste Souillès ressent dans cet article, le besoin de défendre non seulement son journal, mais aussi sa propre personne. Il est en effet le rédacteur de la majorité des articles sur l’affaire Alègre et était le premier à faire référence aux accusations des ex prostituées. Cependant, si le journaliste accuse et cherche à se défendre, il accorde aussi une large part à la parole de Dominique Baudis. Ce dernier est cité à six reprises au cours de l’article. Mais ces citations ne viennent pas infirmer l’idée sous-tendant l’article, qui est que Baudis est coupable, ou que, du moins, il n’est pas innocent. Pour démontrer cette culpabilité, Souillès cherche à donner du crédit aux paroles des ex prostituées : « Mais il apparaît déjà que les ex prostituées n’ont pas menti en dévoilant les connexions existantes 18 entre un ex-substitut du procureur de la République de Toulouse et Patrice Alègre ». L’utilisation de « déjà » sous-tend que ces révélations ne sont qu’un début, et qu’elles

14 Ligne 10 Annexe 1. 15 Lignes 18-19 Annexe 1. 16 Lignes 20-21 Annexe 1. 17 Lignes 22 à 26 Annexe 1. 18 Ligne 31-32 Annexe 1. 19 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

éclabousseront bientôt d’autres personnalités. Le même procédé de dramatisation apparaît dans ce passage. Nous pouvons donc observer que cet article, censé relater seulement les propos de Dominique Baudis sur TF1, cherche à donner une toute autre dimension à l’affaire. Le journaliste Gilles Souillès veut faire croire à la culpabilité des notables toulousains. Pour ce faire, il accuse, avec des commentaires suivant les citations de Baudis, des phrases tranchantes et rythmées. Il faut aussi relever l’élément interpersonnel de cet article. Souillès s’exprime personnellement, il veut se défendre même s’il ne peut évidemment pas citer sa propre personne. Un autre article accusateur a été publié dans La Dépêche du Midi du 20 mai 2005, soit deux jours après l’intervention télévisuelle de Dominique Baudis. Il est signé Françoise Cariès, et est paru dans les pages « Grand Sud », qui lui assurent une bonne visibilité. Il mesure une moitié de page du journal, ce qui est assez important pour un article de La Dépêche du Midi. L’article est intitulé « L’intervention de Dominique Baudis n’a pas dissipé le malaise » 19 . Il contient un sous titre, qui est suivi du mot clef « Affaire Alègre ». Le sous-titre indique que « les ex prostituées restent sur leurs accusations après l’initiative du patron du CSA ». 20 Les intertitres de l’article sont: « l’improbable lobby pornographique » , et « confrontations 21 à venir » . Cette titraille apporte déjà beaucoup d’éléments d’information. D’abord, le lecteur sait dès le titre que l’on parle de l’affaire Alègre et, surtout, que l’on parle de l’implication de Dominique Baudis. L’utilisation des termes « malaise », « accusations » et « confrontations », exprime la gravité de l’affaire. L’intertitre vient décrédibiliser les propos de Dominique Baudis, des propos connus par un lecteur ayant suivi l’actualité des jours précédents. Avant même d’entrer dans l’article, la journaliste fait part de son doute sur les dires de Baudis, et insiste aussi, une nouvelle fois, sur le sérieux de l’affaire. Il faut enfin noter, avant de rentrer dans l’analyse du contenu de l’article, qu’il ne contient pas d’illustration, contrairement au précédent. La journaliste ne fait que revenir sur la déclaration de Dominique Baudis, une déclaration déjà couverte la veille. La journaliste commence son article avec une phrase averbale : « surprise et 22 circonspection » . Celle-ci qualifie un sentiment, celui des avocats des ex prostituées Fanny et Patricia, face à l’intervention télévisuelle de Dominique Baudis. La surprise et l’interrogation reviennent plusieurs fois dans les deux premiers paragraphes de l’article, c’est d’ailleurs par des questions que Françoise Cariès termine son second paragraphe : Pourquoi le président du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel a-t-il décidé de prendre les devants face à la « calomnie » alors que son nom n’avait jamais été

19 Annexe 2. 20 Ligne 15 Annexe 2. 21 Ligne 36 Annexe 2. 22 Ligne 1 Annexe 2. 20 Chapitre I : Baudis-Baylet, un conflit aux graves conséquences ?

cité ailleurs que dans les procès verbaux de l’instruction judiciaire ? Pourquoi 23 cette précipitation ? Ces questions n’appellent pas vraiment de réponses détaillées. Elles sont rhétoriques. Elles interpellent le lecteur sur l’étrange initiative de Dominique Baudis, et cherchent aussi à susciter le doute sur son attitude. La critique continue dans le paragraphe suivant, la journaliste faisant remarquer que Dominique Baudis a utilisé de son pouvoir sur les médias pour se défendre. Cette idée revient d’ailleurs plusieurs fois dans l’article, d’abord avec une nouvelle question, toujours 24 rhétorique : « l’ouverture du 20 heures devant l’actualité internationale et nationale ? » . Puis c’est une citation de l’avocat Georges Catala qui rajoute à la critique : « “Pour le président du CSA, c’est un privilège de fonction ”, note Me Georges Catala ». Françoise Cariès insiste de nouveau sur les interventions médiatiques de Baudis dans le paragraphe suivant : « En s’expliquant à nouveau aujourd’hui dans les pages de notre confrère Le 25 Monde » . L’utilisation du terme « à nouveau » laisse penser à un certain agacement face aux justifications répétées de Dominique Baudis. Un autre aspect à remarquer dans cet article est le choix des verbes citant. En effet, les avocats de Fanny et Patricia sont cités plusieurs fois, et la journaliste les positionne en 26 observateurs sages, qui ne font que commenter les inepties de Baudis : « remarque » , 27 28 « note » , « observe » . Mais ce qui est le plus remarquable dans cet article, c’est le jugement porté par la journaliste Françoise Cariès envers Dominique Baudis. Elle affirme des éléments apparaissant comme des faits qui seront pourtant démontrés comme étant faux plusieurs semaines après. Il y a des sous entendus, des expressions au sens difficile à déterminer, qui cherchent à montrer le trouble de Dominique Baudis. C’est dans l’idée de ce jugement 29 que l’on retrouve l’utilisation de termes tels que : « Mais il est clair que » , « il convient 30 31 de préciser » , « c’est là le seul élément tangible » , « si l’enquête suit son cours 32 normalement » . C’est aussi l’occasion pour la journaliste de donner son avis, ce qu’elle fait dans la phrase de conclusion : « Aujourd’hui, tout le monde attend de la justice qu’elle 33 fasse son travail. Et toute la lumière sur ces années sombres. » L’utilisation de « tout le 23 Lignes 5, 6 et 7 Annexe 2. 24 Ligne 10 Annexe 2. 25 Ligne 16 Annexe 2. 26 Ligne 11 Annexe 2. 27 Ligne 13 Annexe 2. 28 Ligne 38 Annexe 2. 29 Ligne 19 Annexe 2. 30 Ligne 25 Annexe 2. 31 Ligne 40 Annexe 2. 32 Ligne 50 Annexe 2. 33 Lignes 53 et 54 Annexe 2. 21 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

monde » est vague. Françoise Cariès désigne-t-elle ainsi tous les protagonistes de l’affaire, ou les journalistes de La Dépêche du Midi ? Nous pourrions aller bien plus loin dans l’analyse de cet article. Mais nous avons dégagé les caractéristiques que nous recherchions afin de progresser dans notre travail. Dans leurs articles, Gilles Souillès et François Cariès accusent, ils ont une intime conviction : Dominique Baudis, homme de pouvoir, cache des choses et doit être démasqué. D’où des questions qui interpellent l’ancien maire de Toulouse, mais aussi le lecteur. D’où aussi, l’utilisation de procédés lexicaux qui permettent de poser comme vrais des faits qui n’ont pas été vérifiés. Il y aussi une disproportion dans le traitement des protagonistes, et ceci se remarque surtout au niveau des citations : Dominique Baudis, Marc Bourragué, sont dans l’indignation, et parfois dans la menace. Les avocats de Fanny et Patricia sont plus vertueux, ils observent, notent et remarquent, tout cela patiemment. Nous verrons plus loin que cette disproportion n’est pas innocente : elle traduit une certaine posture journalistique face aux rapports de domination prégnants dans cette affaire. Il a été avancé par certains détracteurs de La Dépêche du Midi qu’elle aurait, par ses accusations et ses appels à la justice, poussé la justice à agir. Et que, si ce quotidien ne s’était pas acharné de la sorte, il n’y aurait peut-être pas eu d’affaire Alègre d’une telle ampleur. Nous ne pouvons répondre à cela, car nous n’analysons pas les liens entre justice et médias dans ce travail. Cependant, la véhémence des articles de La Dépêche du Midi a attiré l’attention des médias de « référence », dont la portée est beaucoup plus large. Nous allons maintenant nous intéresser à un autre registre, celui de la victimisation, que l’on retrouve dans un article de la Dépêche du Midi daté du 22 mai 2003.

I.2.2. La victimisation C’est au tour de Jean Cohadon de signer l’article de ce 22 mai 2003, intitulé « Témoins clés, 34 les deux jeunes femmes vont devoir convaincre les juges » . Celui-ci n’est pas situé dans les pages « France ». Il est situé en page « Grand Sud », ce qui lui assure tout de même une très bonne visibilité. Il faut néanmoins remarquer que l’article est plus court que les deux articles que nous avons précédemment analysé, ce qui force le journaliste à prendre un angle plus « serré » dans son traitement de l’affaire. Nous allons voir qu’il choisit de mettre en valeur le courage des ex prostituées. La titraille ne parle plus de « justice » en mot-clé. Elle parle « d’affaire Alègre ». Le registre a donc changé, nous rentrons véritablement dans « l’affaire », et non pas dans un simple fait divers concernant la justice dans son ensemble. Dans le titre, l’utilisation du terme de « jeune femme » renvoie à la faiblesse des ex prostituées, peut-être aussi à leur naïveté. Elles vont pourtant devoir faire face aux « juges », qui ne sont pas nommés et sont de la sorte érigés en personnages impressionnants. Elles doivent parvenir à convaincre ces juges. L’article ne comprend qu’un seul sous titre, plutôt évocateur : « le scandale ». Nous voyons donc ici que nous ne sommes plus dans un simple fait divers, nous sommes dans le scandale et dans une « affaire ». Le premier paragraphe de l’article exalte le courage des ex prostituées Patricia et Fanny : La vérité, Patricia et Fanny, deux anciennes du trottoir toulousain, la veulent également. Toute la vérité. Quoi qu’il en coute. Quitte à mettre leur nouvelle vie 34 Annexe 3. 22 Chapitre I : Baudis-Baylet, un conflit aux graves conséquences ?

et leur vie tout court en jeu. « Faut du courage, énormément de courage pour 35 accepter ainsi de témoigner », prévient Me Georges Catala, l’avocat de Fanny . Ces « jeunes femmes » sont donc, pour Jean Cohadon, des êtres fragiles mais courageux et sont prêtes à tout pour que surgisse la vérité. Cette affirmation est confirmée par la citation de Me Georges Catala, investi d’une autorité particulière grâce à l’emploi de son titre. Cohadon donne cette apparence courageuse à « Fanny » et « Patricia » sur un ton très dramatique, avec des phrases averbales, courtes : « Puis en début d’année, elles ont 36 lâché. Pas ensemble. Pas de concert. Leurs paroles se recoupent pourtant.» Après une telle affirmation, il n’y a rien à ajouter. Le courage de ces femmes fait d’elles des héroïnes. Ainsi, à aucun moment dans l’article, la parole de « Fanny » et « Patricia » n’est remise en question. Au contraire, le journaliste fait souvent référence à leur mémoire et à leurs 37 38 souvenirs : « vision d’horreur » , « inscrites de façon indélébiles » . Le journaliste vient alors à faussement s’interroger, afin de démontrer que les ex prostituées disent la vérité : 39 « comment peut-il en être autrement ? » . L’analyse de l’utilisation des pronoms personnels dans cet article se révèle aussi intéressante. Jean Cohadon utilise très souvent le pronom « elles » pour qualifier les deux femmes. En les désignant de cette manière, il semble un 40 peu plus désigner l’exploit qu’est leur témoignage : « Longtemps (...), elles se sont tues » . Il les fait rentrer de la sorte dans un groupe, celui des battantes, des courageuses femmes qui veulent la vérité envers et contre tout. Enfin, ces deux femmes sont aussi en souffrance, d’après le journaliste. Le champ 41 lexical de la douleur revient à plusieurs reprises : « trop de douleur » , « les premières à 42 43 en souffrir » , « jetées en pâture » . Comment ne pas dire la vérité lorsque l’on souffre de la sorte ? La victimisation et la « mise en douleur » des ex prostituées se retrouve dans un autre article de la Dépêche du Midi, daté du 23 mai 2003 et qui, celui-ci, n’est pas signé. Il est aussi situé dans les pages « Grand Sud » et est intitulé « Elles maintiennent leurs accusations » 44 . L’utilisation du « elles » revient. Il n’y a plus besoin d’expliquer de qui est-il question. L’affaire a pris une telle ampleur que les protagonistes sont déjà connus du lecteur. L’article met l’accent sur la longueur des auditions des ex prostituées : « Quatre heures d’audition

35 Lignes 2,3 et 4 Annexe 3. 36 Lignes 8 et 9 Annexe 3. 37 Lignes 22 et 23 Annexe 3. 38 Ligne 28 Annexe 3. 39 Lignes 28 et 29 Annexe 3. 40 Ligne 5 Annexe 3. 41 Ligne 7 Annexe 3. 42 Ligne 16 Annexe 3. 43 Ligne 16 Annexe 3. 44 Annexe 4. 23 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

45 46 pour Patricia. Six heures pour Fanny » . Elles ont été « passées à la question » , comme une torture. Mais la phrase illustrant le mieux cette victimisation est celle-ci : « Arrivée seule et sans protection ( ! ) tôt hier matin, Patricia a vécu cette audition comme un combat. Sans flancher malgré l’imparable douleur qu’imposent ces flash-blacks dans son passé. Son témoignage a été rythmé de lourds sanglots. » 47

L’utilisation du point d’exclamation est peut-être le signe le plus fort d’implication du journaliste dans son article. Il donne clairement son avis : il est très étonné et désapprouve le fait que « Patricia » soit arrivée « seule et sans protection ». On retrouve ici ce détour subjectif qui figurait dans le tout premier article que nous avons analysé (Affaire Alègre, Affaire d’Etat par Gilles Souillès). Puis vient le champ lexical du courage et du combat. « Patricia » ne flanche pas malgré sa douleur. Encore une fois dans cet article, la parole des deux ex prostituées n’est pas remise en cause. Le ou les journalistes mettent en exergue l’attitude des deux femmes, et non pas le contenu et les contradictions possibles de leurs propos. Le fait que la vraie identité de « Patricia » et « Fanny » ne soit pas connue ne les dérange pas. Au contraire, il semble que cela les rapproche de ces « héroïnes », qui doivent se cacher et se voiler le visage pour témoigner. Il faut également noter que, même si « Patricia » et « Fanny » ne sont que des surnoms, les journalistes de La Dépêche du Midi omettent d’utiliser les guillemets pour les désigner. C’est un élément important, sur lequel nous reviendrons dans notre second chapitre. Nous pouvons aussi revenir sur les articles « accusateurs » étudiés précédemment pour évoquer cette victimisation. Celle-ci n’est pas apparente, au contraire : les ex prostituées n’y sont jamais citées. Ce sont leurs avocats qui s’expriment. Mais par la disproportion du traitement des protagonistes, les journalistes font des ex prostituées des victimes, puisque leurs accusations ne sont même pas questionnées.

45 Ligne 1 Annexe 4. 46 Ligne 2 Annexe 4. 47 Lignes 24, 25 et 26 Annexe 4. 24 Conclusion du chapitre : la Dépêche du Midi , première alliée des accusatrices

Conclusion du chapitre : la Dépêche du Midi , première alliée des accusatrices

Nous reviendrons un peu plus loin dans ce travail sur cette tendance à la victimisation des ex prostituées, qui a été reprise par la presse « de référence », au détriment parfois de la véracité des faits. Mais nous pouvons déjà retenir plusieurs éléments de compréhension de l’affaire Alègre et de sa médiatisation après avoir traité la question de la Dépêche du Midi. D’abord, l’Affaire Alègre a surgi dans une ville particulière, la ville de Toulouse. Lorsque des politiciens ont été impliqués, les accusations n’ont pu être cachées, car les rumeurs circulent vite. Il faut remarquer en effet que les milieux politiques, judiciaires et économiques toulousains sont assez perméables. Comme disent les Toulousains, « ça t’chappe », les gens discutent et font circuler les histoires. Aussi, lorsque ces accusations atterrissent dans l’oreille du propriétaire de la Dépêche du Midi, et qu’elles sont ensuite transmises à des journalistes, elles ne peuvent qu’être publiées. Cependant, il faut remarquer que le quotidien n’a jamais donné de noms avant que ceux-ci ne soient dévoilés par les personnes concernées par l’affaire. La Dépêche du Midi n’a jamais dépassé les limites de la présomption d’innocence. La justice a reconnu cela puisqu’elle a débouté Dominique Baudis de toutes ses attaques en diffamation contre le quotidien régional. Il n’en reste pas moins que par un récit presque romanesque, avec la description de personnages bien distincts et aux caractéristiques particulières, La Dépêche du Midi a donné à l’affaire ce que l’on appelle « le parfum du scandale ». Les procédés d’écriture et l’utilisation de l’émotion ont permis de rendre l’affaire intéressante aux yeux des lecteurs et aux yeux des médias « de référence ». Il convient maintenant de se demander quel procédé a été le plus efficace : la victimisation ou l’accusation ? Ceci est assez difficile à déterminer. Les deux procédés n’ont certainement pas eu le même type d’effet. L’accusation a pu influencer la justice, qui ne pouvait faire la sourde oreille aux atrocités décrites par La Dépêche du Midi. La victimisation a surement été le procédé le plus efficace pour permettre le transfert de l’affaire Alègre sur un plan national. « Patricia » et « Fanny » étaient des personnages qui auraient pu figurer dans un roman. Les faits qu’elles rapportaient faisaient d’elles des victimes courageuses, figures médiatiques attrayantes pour les médias. L’affaire Alègre révèle aussi une caractéristique inhérente à la presse quotidienne d’information régionale. Souvent considérée comme moins prestigieuse et moins sérieuse que la presse nationale, celle-ci est en recherche de reconnaissance. Laisser passer une affaire telle que l’affaire Alègre avec comme motif que les accusations ne sont pas toutes prouvées n’était pas acceptable. Il fallait, pour La Dépêche du Midi, sortir l’affaire avant qu’elle ne tombe dans les mains d’autres journalistes. Et il fallait que l’affaire « fasse du bruit ». D’où peut-être, les accusations et les sous entendus selon lesquels le quotidien en sait plus que ce qu’il écrit.

25 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

Dominique Baudis, dans son livre Face à la calomnie, explique l’acharnement de La Dépêche du Midi à son égard et à l’égard des autres accusés comme un « complot ». Il écrit : Certains journalistes de La Dépêche du Midi bénéficient d’un accès privilégié au secret de l’instruction, propagent les mensonges et enjoignent au procureur Bréard d’ouvrir une instruction judiciaire. Celui-ci s’exécute et engage une procédure sous pression médiatique, ainsi qu’il l’admet lui même. (...) Et c’est l’explosion. Les articles de La Dépêche du Midi redoublent d’acharnement. D’autres médias s’emparent à leur tour de l’affaire. (Face à la calomnie, Baudis Dominique, XO Editions, 2005, ISBN : 2-266-15639-X, p 354) Ce complot aurait été ourdi par Jean Michel Baylet, qui en voulait historiquement à Baudis, nous l’avons dit. Mais alors, pourquoi des magistrats ? Baudis avance de nouveau l’hypothèse de la vengeance. La famille Baylet avait en effet été condamnée pour abus de biens sociaux par la justice toulousaine en mars 2003. Dévoiler l’affaire Alègre serait alors aussi un moyen de rendre la monnaie de sa pièce à cette justice. Nous ne croyons pas à l’hypothèse du « complot » de Baylet. Pour nous, les choses sont finalement moins machiavéliques. Des motivations économiques, celles de vendre du papier pour La Dépêche du Midi, celles de publier un livre écrit avec « Fanny » et « Patricia » pour Gilles Souillès, des motivations symboliques, le besoin de reconnaissance pour les journalistes et pour le journal, se sont enchainées pour déboucher au résultat que l’on connaît. Dans tous les cas, La Dépêche du Midi a dévoilé l’affaire en premier, et il a fallu seulement quelques semaines pour que l’affaire soit reprise dans les médias nationaux. Il est assez courant que, lorsque la presse nationale reprend des informations de la presse régionale, celles-ci soient remises en question. Il y a en effet un déficit de confiance entre les deux types de presse. Pourtant ici, les mêmes procédés ont été repris, notamment celui de victimisation. Ce dernier serait-il donc universel, au sens où il s’applique à n’importe quel type de presse ? C’est ce que nous allons étudier dans notre second chapitre.

26 Chapitre II : Le scandale établit un clivage entre élites et victimes

Chapitre II : Le scandale établit un clivage entre élites et victimes

La Dépêche du Midi a donc eu recours à l’accusation et à la victimisation durant l’affaire Alègre. Dans les deux cas, il s’agit de désigner des personnes et de leur donner une image : soit, celle de victime, soit, celle de coupable. Cette remarque en emmène une autre : l’affaire Alègre a été l’objet d’une personnalisation très poussée. L’histoire, comme toute histoire réelle ou de fiction, a ses protagonistes. Patrice Alègre est le tueur en série, avec le titre de proxénète qui se rajoute à sa casquette. Dominique Baudis est l’ancien homme mythique de Toulouse, censé être à l’abri de tous soupçons, qui est accusé des pires atrocités. Les ex prostituées accusatrices sont, elles, vues comme des victimes, dont la parole ne pouvait être remise en cause parce qu’empreinte de trop de courage. A l’inverse, les « notables » visés par leurs accusations ont été traités beaucoup plus durement, comme des « présumés coupables ». La justice toulousaine enfin, est considérée comme faible, peuplée d’hommes corrompus. Cette tendance à la personnalisation n’est pas le seul fait de La Dépêche du Midi. C’est bien pour cela que nous nous y intéressons plus longuement. L’observation de notre corpus de presse de « référence » montre aussi que plusieurs journalistes, dès le début de l’affaire, peut-être convaincus par les articles de La Dépêche du Midi, avaient choisi leur camp. Nous voulons nous intéresser aux ressorts de ce traitement particulier. En nous faisant pardonner la provocation, qui n’est pas là notre intention, nous pouvons nous demander pourquoi les médias, par exemple, n’ont pas traité les deux ex prostituées comme des anciennes criminelles du sexe, qui ont côtoyé un tueur en série pendant plusieurs années sans le freiner dans ses actes. Il ne faut pas oublier que « Fanny » et « Patricia » disent avoir assisté au meurtre de la prostituée Line Garibaldi par Patrice Alègre, sans avoir rien fait pour l’aider. « Patricia » a par ailleurs avoué son rôle de « rabatteuse », elle attirait les « filles » sur le trottoir. Bref, il y avait possibilité pour les journalistes de choisir un angle autre que celui de « victime d’office » dans leur traitement des ex prostituées. Le but ici n’est évidemment pas de les juger, mais simplement de se demander : pourquoi les médias, et notamment la « presse de référence » d’information nationale, a-t- elle choisi de traiter les ex prostituées comme des victimes, alors qu’aucune preuve fiable ne venait étayer leurs propos ? Pourquoi les journalistes n’ont-ils pas été plus incisifs avec ces témoins ? Pourquoi ont-ils repris le point de vue de La Dépêche du Midi ? En d’autres mots, il semble que certains journalistes aient oublié la règle phare de leur métier : l’objectivité. Il est possible que ce type de traitement soit lié à la nature même du scandale. C’est ce que nous allons voir dans une première partie, qui sera complétée par l’analyse d’articles concernant les « notables ». Dans une seconde partie, nous nous intéresserons au cas de « Fanny » et « Patricia », et vérifierons quels sont les ressorts de cette victimisation.

27 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

II.1. Elites vs. Victimes : la mécanique du « notable, donc coupable ».

II.1. 1 . L’affaire Allègre comme affaire « scandaleuse ». Avant de rentrer dans une discussion plus poussée sur le rôle qu’a joué le scandale dans l’affaire Alègre, il convient de définir ce que l’on entend par « scandale ». Pour le « Petit Robert », il s’agit d’un : Effet fâcheux, choquant, produit dans le public par des faits, des actes ou des propos considérés comme contraires à la morale, aux usages. La définition est d’autant plus frappante lorsqu’on l’accompagne de ces quelques mots : « Émotion indignée qui accompagne cet effet ». « L’émotion indignée », voilà qui est intéressant. Car dans notre affaire, l’émotion a bien souvent dominé la raison, et ce chez tous les protagonistes. Dominique Baudis lui- même avoue avoir voulu se rendre sur le plateau du JT de TF1 sur un coup de tête. Les ex prostituées « Fanny » et « Patricia », après être revenues sur leurs accusations, ont dit avoir agi « dans l’émotion ». Quant à l’indignation, elle transparait dans beaucoup d’articles, bien qu’elle évolue : les journalistes s’indignent au départ des actes terribles des notables, puis, ces faits n’étant pas avérés, ils s’indignent des errements de la justice. Cyril Lemieux et Damien De blic, dans « Le scandale comme épreuve. Eléments de 48 sociologie pragmatique » , apportent encore une autre vision du scandale. Celui-ci serait, dans une certaine perspective : Un fait public, troublant et contradictoire, qui met un obstacle à la croyance collective, et sème par là même la dissension. (De blic D. et Lemieux C., Le scandale comme épreuve. Éléments de sociologie pragmatique, Politix 2005/3, n° 71 , p. 14.) Cette définition correspond à l’affaire que nous sommes en train d’étudier. Nous retenons notamment l’élément de contradiction, présent dans tous les aspects de l’affaire Alègre. La contradiction première, c’est l’idée qu’un tueur en série a pu jouer le proxénète au service de notables, reconnus et adulés au sein de la société toulousaine. La seconde contradiction est médiatique : elle survient à plusieurs reprises. Il y a, d’abord, Dominique Baudis qui se rend sur le plateau de TF1 pour parler de ses propres tourments judiciaires, et d’accusations qui ne sont pas encore rendues publiques. Il transpire, il parle de « saloperie », ce qui n’arrive jamais sur un plateau de télévision, surtout de la part d’un homme politique. Il y a ensuite l’animateur Karl Zéro qui va, dans son émission Le Vrai Journal, lire une lettre d’aveu écrite par Patrice Alègre. Ces événements surprennent car ils sortent de l’ordinaire, et vont à l’encontre de la pratique communément admise. Une lettre d’aveu écrite par un tueur en série devrait être lue lors d’un procès en assises, et non pas en direct, sur un plateau de télévision. Lemieux et De blic finissent leur définition par la « dissension ». Encore une fois, les exemples de dissension dans l’affaire Alègre sont nombreux. Dominique Baudis, à plusieurs reprises, fait entendre son mécontentement envers Philippe Douste-Blazy, maire de Toulouse, qui ne soutenait son prédécesseur que timidement. Mais la dissension se fait aussi dans le champ médiatique. Les journalistes, par l’intermédiaire d’éditoriaux ou 48 De blic D. et Lemieux C., Le scandale comme épreuve. Éléments de sociologie pragmatique, Politix 2005/3, n° 71, p. 9-38. 28 Chapitre II : Le scandale établit un clivage entre élites et victimes

de commentaires glissés dans des articles, ont exprimé leur désaccord avec d’autres. La victime la plus connue est surement Karl Zéro, dont l’initiative a été unanimement condamnée par le milieu journalistique. Ainsi, l’affaire Alègre relève du scandale. Celui-ci peut être abordé sous plusieurs perspectives, mais nous nous intéresserons à seulement l’une d’entre elles. Celle-ci considère que le scandale bouleverse nos repères et notre attachement aux normes de la société. Il change un « ordre des choses » qui était jusque là établi et accepté comme tel. Les deux auteurs Lemieux et De blic rajoutent que le scandale permet d’éclairer, de souligner la prégnance de rapports de domination. Ils écrivent : Dans cette perspective, le scandale a souvent été utilisé comme un révélateur, au sens quasi photographique du terme, des rapports de force, des structures, des espaces positionnels ou des normes qui lui préexistaient. Il lui fut ainsi reconnu la capacité de rendre spectaculairement manifestes à l’observateur les lignes de clivage et les rapports de domination qui traversent de façon ordinairement plus opaque une société, ou certaines fractions de ses élites. (De blic D. et Lemieux C., Le scandale comme épreuve. Éléments de sociologie pragmatique, Politix 2005/3, n° 71 , p. 11.) Le scandale provoqué par la « nouvelle affaire Alègre » serait donc du aux protagonistes qui sont impliqués. Il y a à la fois des « notables » et des ex prostituées, qui viennent de deux milieux sociaux différents. Les notables sont rapidement considérés comme plus puissants que les ex prostituées. D’où la tendance des journalistes à vouloir rééquilibrer la balance de l’ordre social, en donnant plus de poids aux propos des faibles. Point de « machination » donc, point de complot, mais simplement un réflexe de protection de la veuve et de l’orphelin qui après tout, fait partie du métier de journaliste. Néanmoins, un autre aspect du scandale peut aussi nous intéresser. Celui-ci est abordé 49 dans l’article « l’information médicale sous contrainte » , écrit par Patrick Champagne et Dominique Marchetti. Les deux auteurs observent dans ce travail la couverture médiatique du scandale du « sang contaminé ». La définition qu’ils donnent du scandale est la suivante : Le sentiment de scandale est une réaction de nature complexe par laquelle un individu ou les membres d’un groupe social veulent exprimer publiquement et faire partager une réprobation et/ou une émotion à propos de faits perçus comme particulièrement immoraux ou révoltants. (Champagne Patrick, Marchetti Dominique. L'information médicale sous contrainte. In: Actes de la recherche ensciences sociales. Vol. 101-102, mars 1994. L’emprise du journalisme. pp. 40-62) Cette définition ajoute l’élément « sentimental » au scandale. L’humain réagit de façon épidermique au scandale, celui-ci ne fait pas appel à sa rationalité mais à son émotion. Face aux faits reprochés aux notables toulousains, les journalistes, qui sont aussi des humains, éprouvent des sentiments de révolte et de dégoût qui sont venus influencer l’écriture de leurs articles. C’est alors qu’ils ont naturellement pris position en faveur des accusatrices, contre les notables, ces derniers étant jugés trop puissants pour avoir besoin d’être défendus.

49 Champagne Patrick, Marchetti Dominique. L'information médicale sous contrainte. In: Actes de la recherche ensciences sociales. Vol. 101-102, mars 1994. L’emprise du journalisme. pp. 40-62. 29 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

Champagne et Marchetti soulignent par ailleurs que la presse « parisienne », « de référence », joue un rôle moteur dans la survenance du scandale. C’est ce que nous sommes en train de vérifier dans ce travail. Nous allons maintenant vérifier l’hypothèse du scandale comme révélateur de rapports de domination en analysant des articles de la presse d’information nationale traitant des « notables » toulousains.

II.1. 2 . Notables donc coupables : l’ordre social comme preuve. Le premier article que nous allons analyser s’intitule « Dominique Baudis nie toute 50 implication dans l’affaire Patrice Alègre » . Dans l’édition du Monde du 20 mai 2003, c’est-à-dire l’édition publiée le lendemain de l’intervention de Dominique Baudis, Jean-Paul Besset écrit un article de la longueur d’une page. Il n’a pas de sous titres, ni d’intertitres. Seule une phrase est mise en valeur, au centre du texte : La justice a ouvert une instruction pour « viols, actes de torture et barbarie sur mineurs par personnes dépositaires d’une autorité ». Ainsi, même sans rentrer dans le texte, le lecteur sait d’ores et déjà que Dominique Baudis est accusé de viols et autres atrocités. L’article est illustré par une photographie de Dominique Baudis, prise durant son intervention télévisuelle sur TF1. Il semble s’expliquer, et est plus calme et posé que sur la photographie utilisée dans La Dépêche du Midi (Affaire Alègre, Affaire d’Etat, par Gilles Souillès). Une légende accompagne cette illustration, elle est étonnamment longue : Le président du CSA et ancien maire de Toulouse, Dominique Baudis, dimanche 18 mai au journal de 20 heures de TF1 : « la vraie question est par qui et comment ces jeunes femmes ont-elles été poussées ou contraintes à formuler contre moi de telles ignominies ». Cette légende apporte beaucoup à la photographie. Le fait qu’une citation de Baudis soit présente permet d’imaginer l’homme représenté par l’illustration, cet homme étant en train de se justifier. La légende met aussi sur les épaules de Baudis tout son poids d’homme public : président du CSA et ancien maire de Toulouse. Dans le contenu de l’article, Jean-Paul Besset met de nouveau en valeur la fonction d’homme politique de Baudis. Celle-ci est rappelée dès les premières lignes : « L’ancien maire (UDF) de Toulouse, Dominique Baudis, président du conseil supérieur de l’audiovisuel 51 (...) » . Et il semble que son ancienne fonction de maire soit plus importante que celle de Président du CSA, puisqu’elle est rappelée à quatre reprises dans l’article. A chaque fois, cette mention se trouve dans les passages décrivant les accusations qui pèsent sur Dominique Baudis. Par l’utilisation et le choix du placement de ces mots, « l’ancien maire de Toulouse » est ainsi catégorisé comme un homme appartenant à une élite. Par ailleurs, Jean-Paul Besset, en utilisant le discours indirect et certains types de verbes citant, prête l’initiative de la réflexion à Baudis : il « nie » dans le titre, « a décidé » 52 53 54 55 , « estime » , « il exclut » , « il s’interroge » . En revanche, le journaliste utilise des 50 Annexe 5. 51 Lignes 1, 2 et 3 Annexe 5. 52 Ligne 4 Annexe 5. 30 Chapitre II : Le scandale établit un clivage entre élites et victimes

verbes qui ne renvoient pas à la réflexion mais à la spontanéité pour les ex prostituées : «la 56 57 jeune femme affirme » , «évoque » , «elles disent». Nous avons donc d’un côté, un homme politique calculateur, qui réfléchit sur la stratégie, et de l’autre, des jeunes femmes qui accusent de manière assez désordonnée. Il faut noter néanmoins que le journaliste prend beaucoup de précautions et écrit toutes les accusations au conditionnel. Il n’utilise le présent que pour qualifier les actions et les mots de Baudis, ce qui ne sera pas toujours le cas dans la suite des événements. Cet article du Monde offre finalement un traitement assez équitable de l’affaire. Il expose avec prudence les accusations et laisse Baudis se défendre. Cependant, un déséquilibre au niveau des fonctions est prégnant : tandis que Besset utilise les fonctions de Baudis de manière courante, il préfère parler des ex prostituées comme de « jeunes femmes ». C’est maintenant à un article plus incisif que nous allons nous intéresser. Il est tiré de 58 l’édition du 27 juin 2003 de Libération, il s’intitule « Baudis en victime chez le juge » . Avant d’entrer dans l’analyse de cet article, nous devons préciser que la une de Libération était, ce 59 jour-là : « Baudis s’invite chez le juge » . L’illustration de la une est une photographie en pleine page de Dominique Baudis, dont on aperçoit seulement le crâne car il est vu d’en haut. Il tient à la main les agendas qu’il vient de remettre à la justice. A côté de la photographie et de cette une, se trouve l’éditorial d’Antoine de Gaudemar, qui s’intitule « Faits têtus ». Cet ensemble est peu flatteur pour Dominique Baudis, puisqu’il paraît avoir tous les pouvoirs, même celui de « s’inviter » chez le juge. Le rapport de domination se discerne donc, dans ce cas, dès la une. L’article se trouve en page 2 du journal, juste après la « une ». Le lecteur peut donc vite établir un rapport entre les deux. Il est catégorisé en « Evénement », dont la mention se trouve au dessous de la date du jour. Ce type de catégorisation donne à l’action de Baudis un caractère très ponctuel. L’article est signé Patricia Tourancheau. La titraille est chargée : outre la mention « Evénement », un complément d’information se trouve au dessus du titre. Celui-ci indique : « Patrice Alègre se rétracte sur deux meurtres ». Un autre sous titre se situe juste avant le début de l’article : « Reçu avec célérité, l’ex maire de Toulouse a été confronté à son accusatrice, “en homme libre” ». Enfin, pour compléter cette titraille figurent deux intertitres, 60 61 « agendas » et « manipulateur » , et une citation de l’article est mise en valeur au centre du texte : Nouvel avocat de Patrice Alègre, Me Gilbert Collard a demandé le dépaysement du dossier et estimé que son client était un « bouc - émissaire ». 53 Ligne 73 Annexe 5. 54 Ligne 75 Annexe 5. 55 Ligne 77 Annexe 5. 56 Ligne 54 Annexe 5. 57 Ligne 59 Annexe 5. 58 Annexe 6. 59 Annexe 7. 60 Ligne 42 Annexe 6. 61 Ligne 118 Annexe 6. 31 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

Ainsi, le lecteur, sans avoir lu le contenu l’article, apprend déjà beaucoup d’éléments quant à la visite de Baudis chez le juge. Mais deux éléments sont troublants. Le premier concerne le sous titre, qui indique la « célérité » avec laquelle a été reçu « l’ex maire de Toulouse ». Est aussi mentionnée sa qualité « d’homme libre », à laquelle la journaliste attribue des guillemets. Ceux-ci indiquent que le mot vient d’une citation, cependant, elle laisse aussi peser un doute sur la capacité de Baudis à se présenter en « homme libre ». Enfin, le fait que le mot « manipulateur » se trouve dans un intertitre produit un effet particulier. Toute la titraille est axée sur Baudis, alors l’utilisation de ce mot pourrait faire penser qu’il est le « manipulateur ». Ce n’est qu’en lisant l’article que l’on comprend que le manipulateur n’est pas Dominique Baudis, mais qu’il s’agit de Patrice Alègre. Mais revenons à notre hypothèse première, celle des rapports de domination. Ceux ci sont présents dans la titraille. Son statut « d’ex maire de Toulouse » est rappelé dès le sous titre. Il est présenté comme une « victime » dans le titre mais, au vu de la « Une » du journal, cela semble se prêter à de l’ironie. Le premier paragraphe attribue également un pouvoir énorme à Dominique Baudis: La contre-attaque de Dominique Baudis, qui pèse de tout son poids médiatique et 62 politique sur l’affaire de Toulouse, a fini par payer. Ainsi, Baudis a du « poids ». Il est présenté, tout comme dans l’article du Monde, comme un stratège. La conséquence est que le juge le reçoit « en victime ». Un certain vocabulaire 63 utilisé par Patricia Tourancheau renvoie aussi à la puissance de Baudis : «qui pèse » , 64 65 66 67 « a trouvé » , « fort » , « a aussitôt décroché » , « a pu voir en face » , « avec 68 dureté » . La journaliste laisse aussi entendre de manière claire son désaccord avec la manière dont est menée l’enquête, et tend à l’expliquer par cette puissance, ce pouvoir, de Dominique Baudis. Ceci se retrouve par exemple dans la description des avocats de Baudis, et de ceux de Patricia. Me Francis Spizner semble agir et savoir que faire : « s’est 69 70 71 constitué partie civile » . Celui de Patricia est « commis d’office » et « jeune » . Cet article mériterait une analyse plus approfondie avec des angles différents. Il y a là, par exemple, une description intéressante de Patrice Alègre. Mais nous resterons fixés à notre objectif de départ, qui est de discerner les rapports de domination établis par les journalistes au travers de ce scandale. De manière claire, la journaliste Patricia Tourancheau oppose Baudis, l’homme puissant et médiatique qui arrive à se faire inviter « en victime » chez le juge, et l’ex prostituée Patricia, qui, peut-être, ne dit pas toute la vérité, mais qui a des circonstances atténuantes. Ces rapports de domination sont d’autant plus faciles à 62 Lignes 1 à 6 Annexe 6. 63 Ligne 3 Annexe 6. 64 Ligne 30 Annexe 6. 65 Ligne 42 Annexe 6. 66 Ligne 50 Annexe 6. 67 Lignes 55 et 56 Annexe 6. 68 Ligne 68 Annexe 6. 69 Ligne 44 Annexe 6. 70 Ligne 99 Annexe 6. 71 Ligne 98 Annexe 6. 32 Chapitre II : Le scandale établit un clivage entre élites et victimes

mettre en valeur que l’article traite d’une confrontation, qui implique par sa nature même une personne dominante et une personne dominée. Avant de passer au traitement de « Fanny » et « Patricia », nous allons encore nous intéresser à un autre article de Libération. Il date du lundi 16 juin 2003, il est signé Gilbert Laval. Il est, tout comme l’article précédent, placé dans la catégorie « Evénement » du journal. Il est long puisqu’il prend une page entière du journal, à l’exception d’une colonne de droite qui évoque un « malaise au CSA ». De nouveau, tout comme dans La Dépêche du Midi, l’idée de « malaise » revient. 72 L’article s’intitule « Baudis part en guerre contre la “ rumeur ” » . L’utilisation des guillemets pour « rumeur » montre que c’est une citation : le journaliste considère peut-être que les accusations à l’encontre de Baudis ne relèvent pas que de la rumeur. Le sous-titre de l’article est : « L’ex maire de Toulouse attaque sur tous les fronts pour se défendre ». Les trois intertitres sont : « des collaborateurs écartés », « le maire suspecté », « la presse accusée ». Cette titraille donne l’impression que Dominique Baudis, « ex maire de Toulouse », est puissant. Il est en guerre, il attaque, il se défend. Les intertitres sont tous formés de la même manière, une manière qui renvoie au passif. Le journaliste Gilbert Laval sous entend ainsi que Dominique Baudis a du pouvoir, que ce soit auprès de « collaborateurs », du « maire » ou de la « presse ». L’illustration de l’article, placée en son centre, renforce ce sentiment de puissance. C’est une photographie, qui représente Baudis en 1994 en congrès, alors qu’il était encore maire de Toulouse (d’après la légende). Il est seul, face à un pupitre, pris de profil et entouré de noir. La photographie donne à la fois l’impression que cet homme est isolé, mais, du fait de sa situation sur une estrade et face à un pupitre, qu’il est aussi un homme important et puissant. Encore une fois, nous ne pourrons pas analyser cet article dans tous les détails. Nous allons chercher seulement les éléments renvoyant à la puissance du personnage Baudis. Ceux-ci ne tardent pas à venir : à la fin du paragraphe, Gilbert Laval parle de lui comme 73 74 75 d’un « lion » . Baudis a une « stratégie » , c’est un « guerrier » . Le pouvoir de Baudis passe aussi dans cet article par la description de son action, qui a eu à chaque fois des conséquences importantes. Ceci se retrouve avec l’utilisation de 76 77 termes tels que : « qui a fait beaucoup de dégâts » , « victime » , « Dominique Baudis 78 79 80 obtenait de Philippe Douste-Blazy » , « immédiatement licencié » , « il tire à vue » . L’homme politique est ainsi décrit comme n’ayant rien à perdre, et pouvant utiliser de tout son pouvoir pour faire face à la « rumeur ».

72 Annexe 8. 73 Ligne 18 Annexe 8. 74 Ligne 21 Annexe 8. 75 Ligne 26 Annexe 8. 76 Ligne 48 Annexe 8. 77 Ligne 49 Annexe 8. 78 Lignes 58 et 59 Annexe 8. 79 Ligne 60 Annexe 8. 80 Ligne 137 Annexe 8. 33 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

Dans cet article du 16 juin 2003, des éléments diffèrent des deux autres articles étudiés jusqu’alors. Si Baudis y est encore une fois décrit comme une personne puissante, comme un homme politique qui a du pouvoir, le début du doute quant aux accusations qui lui sont dirigées commence à percer. Cependant, l’image que les accusatrices ont eue dans les médias a mis du temps à s’effondrer et, en mai et juin 2003, elles avaient l’avantage face aux notables. Justement, il vient maintenant le temps de parler du portrait fait dans la presse des deux principales accusatrices de notables, les prostituées « Patricia » et « Fanny ». Il semble qu’elles aient rapidement obtenu la faveur des journalistes.

II.2. « Patricia » et « Fanny », des victimes désignées d’office.

II.2. 1 . Une victimisation favorisée par l’empathie. Nous avons déjà parlé de la victimisation des ex prostituées par le quotidien régional La Dépêche du Midi. Nous y revenons dessus mais cette fois-ci, nous voulons l’expliquer au travers d’article titrés de la « presse de référence », celle qui est censée prendre plus de recul face à des sujets et des accusations aussi graves. Nous allons nous intéresser en particulier à un article de Libération. Il a été publié dans 81 l’édition du 11 juin 2003. Il est intitulé « Fanny, ses vérités et ses contes cruels » et il est signé, comme l’article précédent, par Patricia Tourancheau. C’est un long article : il occupe deux pages du quotidien. L’article est dans la section « Grand angle » du journal, une rubrique censée donner plus d’ampleur et de détails sur les sujets qui sont traités. C’est aussi une façon originale de traiter l’affaire, la rubrique « Grand angle » traitant de tous les sujets, qu’ils soient culturels, sportifs, judiciaires, économiques ou politiques. Le lecteur peut donc s’attendre à voir le personnage de « Fanny » être abordé différemment. L’article est aussi catégorisé en « société ». Ceci est déjà, en soi, intéressant. Libération classe en « société » le récit de vie d’une ex prostituée, principale accusatrice de notables toulousains. On peut donc voir que « Fanny » est considérée comme faisant partie de la société. Elle est plus proche du lecteur que les notables qui l’auraient faite souffrir. Le sur titre de l’article est « témoin numéro 1 dans l’affaire Alègre », ce qui donne une toute autre importance à « Fanny ». Celle-ci devient l’actrice d’une procédure judiciaire, elle en est même le témoin principal. Le titre met en valeur son prénom, qui est légèrement plus gros que la suite du titre. Cela donne encore une importance plus grande au personnage et, en même temps, cela insiste sur un mystère. Il faut en effet ne pas oublier que la véritable identité de « Fanny » n’est pas connue lors de la publication de cet article. Donc, malgré le portrait qui va être fait dans cet article, « Fanny » est encore un personnage mystérieux. Le contraste entre la grosseur du prénom et son absence sur les illustrations est d’ailleurs flagrant. La première page comprend une grosse photographie située au centre 81 Annexe 9. 34 Chapitre II : Le scandale établit un clivage entre élites et victimes

du texte. Elle est sombre, prise de nuit, elle montre un restaurant. La photographie est prise d’une voiture dont on peut voir le rétroviseur gauche refléter ce qui se situe à l’arrière du véhicule. Cette illustration est faite de façon à ce que le mystère et la noirceur du crime prévalent. C’est ainsi que la légende indique : Le restaurant La Meunière, à Toulouse, où Fanny croisait Patrice Alègre et son père, policier, avec ses collègues. Dès la légende donc, la journaliste considère que ce que dit « Fanny » est vrai, puisque le temps utilisé est l’imparfait. Les trois autres photographies qui sont alignées au bas de la seconde page de l’article répondent à la même volonté d’installation du mystère et de prédominance du crime. Elles sont floues, les personnages ne sont pas reconnaissables. Elles indiquent néanmoins des lieus toulousains : le « café de l’étincelle », « l’hôtel de la dépêche et l’hôtel de Toulouse ». Mais encore une fois, si « Fanny » figure sur les légendes, elle ne figure pas dans les illustrations. Le reste de la titraille met aussi « Fanny » en valeur. L’article comporte quatre intertitres : « “ J’ai mon p’tit vécu, c’est tout ” », « “ il n’y avait plus de retour ” », « “comme un animal blessé ” » et « “ bagues et tatouages à l’épaule ” ». La première chose à remarquer est que les quatre titres sont des citations de « Fanny », qui renvoient tour à tour à son courage et sa modestie avec le premier intertitre, et les difficultés qui l’ont touchées avec les trois autres. La mention des bagues et tatouages fait référence au magistrat Marc Bourragué, que « Fanny » avait accusé avec force détails. En mettant en valeur cette citation, Patricia Tourancheau accrédite les accusations de « Fanny ». Il faut, dans la même idée, étudier le texte mis en valeur dans la deuxième page de l’article. Celui-ci est placé entre la première et la seconde colonne, il y est écrit : Ex prostituée, Fanny relate à Libération ses années entre les mains du tueur en série Patrice Alègre et d’un magistrat toulousain. Son témoignage, avec une telle mise en valeur, est donc perçu comme vrai par la journaliste. Elle emploie le mot « relate », qui implique un transfert d’informations qui soient vérifiées. L’étude de la titraille et des illustrations, sans compter la longueur de l’article, accréditent notre thèse selon laquelle les ex prostituées de l’affaire Alègre ont tout de suite vu leur discours être bien reçu par certains journalistes, qui n’ont pas cru un instant qu’elles puissent mentir. Voyons à présent si le contenu de l’article confirme ces dires. Il faut d’abord relever que, malgré le mystère qui entoure la personne de « Fanny », la journaliste n’utilise pas de guillemets pour nommer l’ex prostituée. Elle prend pour acquis ce nom d’emprunt, et lui donne un aspect véridique. La description physique est un aspect important de cet article. Ainsi, la journaliste parle d’une « Fanny » à la bouche « édentée », elle est « frêle », a des « prunelles dorées » et des « cheveux châtain - roux », des « bras tatoués ». Et à Tourancheau de conclure : 82 elle « paraît plus zonarde que call-girl » . La journaliste, par cette description, rentre en empathie avec « Fanny ». Elle l’observe, la juge, et tire des conclusions à partir de cette observation : la jeune fille ne peut pas mentir. Un élément physique qui revient de manière 83 84 courante est la blessure : « bridges agrafés à son palais » , « cicatrices » .

82 Lignes 8 à 12 Annexe 9. 83 Ligne 107 Annexe 9. 35 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

L’empathie pour la victime « Fanny » se développe au fil de l’article. Les temps les plus utilisés sont le présent et le passé composé. Aucune place au conditionnel ou autrement dit, aucune place pour le doute. La journaliste ne veut pas relater des dires, elle veut relater des faits qui d’après elle, se sont passés. Le lecteur assiste aussi à une « héroïsation » de la jeune fille. Ainsi, Patricia Tourancheau parle d’elle comme de « la fugueuse à la peau 85 laiteuse » . C’est aussi afin de faire un héros de cette victime que la journaliste ne veut pas douter. Elle alterne discours direct et indirect, contant la vie de « Fanny ». Dans cet article, Patricia Tourancheau veut donner une image ambivalente du protagoniste « Fanny » : c’est à la fois une héroïne, une jeune fille qui se bat pour dire la vérité, et une victime fragile, dont la force du témoignage est renforcée par le discours direct utilisé par la journaliste. Le contenu de l’article emmène donc le sentiment que la journaliste a sympathisé avec « Fanny », et que le mystère qui enveloppe la jeune fille ne l’a pas troublée, au contraire. Elle accepte ses propos tels quels, et les présente comme des vérités. Pourtant, un indice contenu dans le titre de l’article laisse penser que la journaliste possède une part de doute : elle évoque les « contes cruels » de Fanny. Que voulait-elle dire par là ? Il est possible que dans une démarche de victimisation, elle veuille évoquer des histoires tellement horribles et atroces qu’elles n’auraient pas du avoir lieu. Mais, en même temps, il faut se demander : peut-être que Tourancheau nourrissait encore un certain doute concernant Fanny, et qu’elle a voulu, par le titre, exprimer ce doute en parlant de « contes ». Ainsi, nous pouvons aussi voir cet article sous un autre angle. Dans un éditorial du 19 septembre 2003 intitulé « Charivari », le journal Libération est défendu par Antoine de Gaudemar. A cette date en effet, la presse écrite nationale est sous le feu des critiques pour sa couverture de l’affaire Alègre. Ses détracteurs estiment qu’elle a donné trop de place aux accusations, et pas assez de place à la défense. Pour se défendre, de Gaudemar utilise l’article que nous venons d’étudier. Il écrit : Quand nous avons donné la parole à « Fanny » en juin dernier, c’était pour souligner en titre « ses vérités et ses contes cruels » et en conclusion la difficulté des enquêteurs à faire la part dans son témoignage du « vécu réel et de l’imaginaire cauchemardesque ». Première chose intéressante : les guillemets sont de retour. Dans l’article de Patricia Tourancheau, ou dans les articles de La Dépêche du Midi, le surnom de l’ex prostituée ne comporte pas de guillemets, il est pris comme tel, comme un nom réel. Dans l’éditorial, de Gaudemar a compris la nécessité de ces guillemets. Mais ce que montre aussi cet éditorial, c’est que l’on peut lire un article de plusieurs manières. Le rédacteur a raison d’évoquer ces passages qui étaient les seuls à laisser une petite place au doute. Cependant, le reste de l’article, écrit au présent et ne laissant pas de place à une quelconque défense, faisait bien de « Fanny » une victime.

II.2. 2 . Le retournement de situation : les victimes deviennent coupables. Nous allons maintenant nous intéresser à un article du Monde, qui lui, date du 28 juin 2003. Depuis la publication du portrait de « Fanny » dans Libération, il s’est passé beaucoup de choses. Patrice Alègre a fait des aveux publics qu’il a ensuite retirés, tout comme ses 84 Ligne 109 Annexe 9. 85 Lignes 57 à 58 Annexe 9. 36 Chapitre II : Le scandale établit un clivage entre élites et victimes

accusations à l’encontre de Dominique Baudis. Mais, surtout, Dominique Baudis a retrouvé ses « agendas », qui indiquent qu’il était à Paris le soir du supposé viol de « Patricia ». Une bande visuelle le montrant à l’Assemblée Nationale est venue confirmer ses dires. L’article que nous étudions maintenant marque donc une certaine rupture. Les journalistes, en cette fin juin 2003, ne croient plus vraiment aux accusations des ex prostituées. Il est donc intéressant de voir comment ils vont traiter ce retournement de situation, et ce qui va changer dans le portrait qu’ils feront des accusatrices. L’article est signé Ariane Chemin, il s’intitule « “ Patricia” maintient ses accusations face 86 à M. Baudis » . Un premier élément apparaît : les guillemets sont de retour. La journaliste considère de nouveau que « Patricia » n’est qu’un surnom, un mystère, qui a surement perdu son caractère attirant. Cependant, dans le contenu du texte, il semble qu’Ariane Chemin n’y accorde que peu d’attention, puisqu’il arrive que ces guillemets apparaissent avant de disparaître à nouveau. Le seul intertitre est « “ Ambiguë ” sur le viol ». Retournement ici aussi, de situation. L’intertitre met en cause les propos de Patricia, il les considère comme peu crédibles. L’article est assez court. C’est un compte rendu de la confrontation entre Baudis et « Patricia », et il ne contient pas d’illustration. Il n’est plus question ici, de laisser de la place aux propos de « Patricia ». Seul l’avocat commis d’office de « Patricia » est cité, en fin d’article. Pourtant, malgré ces changements de situation, la journaliste ne descend pas en flèche « Patricia ». Elle lui accorde une description physique : « Patricia, pull blanc, jean et baskets noires, est donc entrée dans le bureau du juge entre deux gendarmes, mais sans menottes » 87 . Par cette description, la journaliste rapproche « Patricia » du lecteur. Elle la place aussi en position d’infériorité par rapport à Dominique Baudis. Et, même si l’accusation semble s’être écroulée, la journaliste relate encore la description que « Patricia » a faite de son supposé viol par Dominique Baudis. Enfin, avant de conclure sur cet article, il faut remarquer que les rapports de domination réapparaissent à la fin de l’article, avec une citation de l’avocat de « Patricia » qui affirme que celle-ci a mis en cause un « homme de pouvoir ». On peut donc voir, grâce à cette citation, que le rappel des différences sociales entre accusés et accusatrices était aussi une technique de défense des « victimes ». Cet article du Monde montre donc qu’à partir de la fin juin 2003, le discours des journalistes sur les deux ex prostituées « Fanny » et « Patricia » a évolué, au gré notamment des décisions de justice. Cependant, le discours de ces jeunes femmes, même fantasmé, a suffisamment touché les journalistes pour qu’ils prennent leurs accusations comme des faits avérés.

86 Annexe 10. 87 Ligne 20 à 24 Annexe 10. 37 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

Conclusion du chapitre : le scandale, source d’erreurs pour le journaliste.

Le scandale n’est pas un élément isolé sur la scène sociale, médiatique et politique. Il en fait partie et y prend même ses racines. Il n’est alors pas étonnant de voir des rapports de domination surgir dans le traitement médiatique de ce scandale, que ce soit dans la presse régionale ou nationale. Ainsi, l’analyse des articles de La Dépêche du Midi et des articles de la presse nationale nous laisse parvenir à la même conclusion : les journalistes ont choisi dans un premier temps de rejoindre le « camp » des ex prostituées, surement de bonne foi, car touchés par les propos courageux de deux jeunes femmes face à des notables puissants. Il faut néanmoins préciser qu’il existe une différence dans ce traitement entre la presse régionale et la presse « de référence ». Nous avons vu que La Dépêche du Midi s’investit en faveur des ex prostituées, elle se range de leurs côtés pour les défendre. Dans la presse de référence, si l’empathie est présente, celle-ci ne reste « que » de l’empathie. Les journalistes sont choqués par les faits qui leur sont décrits, mais n’ont pas besoin de véhiculer l’affaire sur un plan médiatique supérieur au leur, comme c’était le cas pour La Dépêche du Midi. Ils vont donc sympathiser avec les ex prostituées, les écouter et retranscrire leurs propos, mais leur motivation ne sera qu’émotionnelle. La Dépêche du Midi et ses journalistes possédaient d’autres motivations, que nous avons évoquées plus haut. Notre travail étant celui d’une analyse de corpus médiatique, et non pas un travail de sociologie, nous ne nous tournerons pas vers Pierre Bourdieu pour justifier l’utilisation de la notion de rapports de domination. Le but de cette partie était simplement de voir et d’expliquer, au travers des articles, la volonté des journalistes de favoriser un camp plutôt que l’autre dans l’affaire Alègre. Notre hypothèse était finalement assez surprenante. Les médias dans leur ensemble sont souvent accusés de connivence avec le milieu politique. Les critiques disent que les frontières entre champ médiatique et champ politique sont trop perméables, et que tous les acteurs de ces champs font finalement partie d’un seul et même champ. L’indépendance de la presse ne serait plus qu’une illusion, tellement elle est liée économiquement et symboliquement au champ politique. Cela est surement vrai, et beaucoup de travaux universitaires l’ont démontré. Mais dans le cas de notre affaire, la tendance se renverse. Les notables toulousains sont « présumés coupables » alors que, judiciairement, le dossier est encore vide. Les accusations des ex prostituées sont écoutées et retranscrites presque religieusement, sans nécessiter de vérifications. Alors que s’est-il passé ? Pourquoi les journalistes ont-ils ressenti le besoin de privilégier les accusatrices ? Il est possible que l’idée selon laquelle les journalistes soient proches des politiciens ne s’applique pas aux scandales, qu’ils soient financiers ou sexuels. Le fait que des hommes politiques soient accusés de sado masochisme et autres atrocités dessine une ligne parfois oubliée entre les deux champs médiatiques et politiques. Les journalistes veulent se démarquer des atrocités possiblement commises par les notables, pour se trouver dans un camp plus confortable, celui de « victimes ». Il en va, finalement d’un réflexe propre à l’image que la profession se fait d’elle même. Même si, en temps normal,

38 Conclusion du chapitre : le scandale, source d’erreurs pour le journaliste.

le journaliste entretient des relations très proches avec les hommes politiques, il a le réflexe de protecteur des plus faibles qui s’éveille en lui lorsque le scandale éclate. Le scandale bouleverse donc les repères des journalistes, qui vont vouloir aider ceux qui, habituellement, sont desservis par la presse. En quelque sorte, les journalistes font l’erreur de prendre position en faveur des accusatrices pour éviter de faire l’autre erreur, celle de soutenir les notables. C’est très certainement cette volonté de démarcation, de retour à l’indépendance, qui explique les procédés de victimisation et d’héroïsation des ex prostituées. Lorsque le discours du « tous pourris » traverse l’opinion, les journalistes préfèrent ne pas être inclus dans le lot. Dans cette partie, nous nous sommes intéressés aux décisions parfois inconscientes des journalistes de soutenir un camp plutôt que l’autre. Elles relèvent de l’émotion, du sentiment humain. Le journaliste du Monde ou de Libération est tous les jours confronté à l’homme politique. Il connaît son discours, il sait reconnaître sa stratégie, et peut alors développer un certain recul à l’égard de ce discours. Mais ces mêmes journalistes n’ont pas eu tous les jours à rencontrer des ex prostituées, dont les « récits de vie » dépassent l’entendement. Le recul que le journaliste pouvait prendre face à l’homme politique s’efface alors, pour être remplacé par l’émotion que suscite la rencontre. Pourtant, une autre catégorie d’erreur est entrée en jeu dans l’affaire Alègre. Celle- ci ne relève plus de l’émotion. C’est l’erreur mécanique, celle de la déontologie et de la vérification des sources. Nous allons analyser et essayer d’expliquer la survenance de cette erreur dans notre dernier chapitre.

39 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

Chapitre III : La nécessité de faire vite, obstacle à l’investigation

La « nouvelle affaire Alègre », ou « Affaire Baudis » même si elle n’impliquait pas seulement l’ancien maire de Toulouse, était une affaire médiatique. Par « affaire médiatique », nous entendons un fait embarrassant pour un certain nombre de personnalités, dont la nature porte à une médiatisation. Cette affaire implique un « serial-killer », le tueur en série Patrice Alègre, dont les yeux bleu acier et le faux air de Tintin fascinent. Il avait en son temps, fait quelques gros titres de journaux pour des meurtres qui avaient fait trembler Toulouse. Mais l’affaire implique aussi des ex prostituées, visages voilés, qui se disent menacées par des notables puissants et tortionnaires. La presse d’information nationale et les médias télévisés ne pouvaient pas laisser cette affaire de côté. De nombreuses unes y ont été consacrées, notamment à la fin du mois de mai 2003, après le passage de Dominique Baudis au 20 heures de TF1. Mais cette large couverture n’est pas allée sans accrocs. Avant d’évoquer ceci, nous allons tenter de définir quelles sont les caractéristiques idéales d’un travail de recherche réussi pour un journaliste, pour ensuite comprendre ce qui a fait défaut durant l’affaire Alègre. Nous devons bien sur préciser que ces caractéristiques sont « idéales », et qu’elles relèvent plus du but ultime mais inatteignable que d’un objectif réel. L’enseignement des écoles de journalisme insiste sur une composante majeure du métier : la déontologie. Le journaliste se doit de respecter un certain nombre de règles pour bien travailler. Il doit vérifier ses sources, dont il conserve l’anonymat si celles-ci le souhaitent. Il ne peut jamais leur faire totalement confiance, d’où le besoin de recouper les informations. Le journaliste doit aussi être objectif : il doit toujours donner une opinion et son contraire, et ne jamais laisser transparaitre son propre point de vue. Ce sont là des règles de base du métier de journaliste, qui ne font généralement pas l’objet de discussion au sein de la profession. Pourtant, ces règles ont été sérieusement ébranlées au fil des révélations de l’affaire Alègre. Ainsi, nous allons voir que l’emballement médiatique et la succession effrénée des événements ont bouleversé les repères des journalistes, qui n’ont plus su que ou qui croire. Puis nous verrons que les médias de « référence », pris en flagrant délit d’erreurs répétées, vont tenter de restaurer leur légitimité par la contre enquête.

III.1. « L’ère du soupçon » s’installe : la presse écrite désarmée face à des rebondissements quotidiens.

40 Chapitre III : La nécessité de faire vite, obstacle à l’investigation

88 Dans son article « les révélations du “ journalisme d’investigation” » , Dominique Marchetti s’intéresse à la fonction de « chercheur de vérité », de justicier, des journalistes. Marchetti prétend que si une petite part seulement des journalistes participe au travail d’investigation, c’est cette part-là qui assure de manière régulière une légitimation du journalisme par la découverte « d’affaires » dans le champ politique. Le film « All the President’s men » et l’affaire du Watergate sont les figures de proue de ce type d’investigation, qui au fond, fait rêver beaucoup de journalistes. Dans le prolongement du travail de Dominique Marchetti, nous pouvons dire que le journalisme d’investigation place les journalistes du côté de l’opinion, considérée comme demandeuse de transparence. Le problème est que ce type d’enquête nécessite du temps, des ressources financières, et qu’il n’aboutit pas toujours. Il est de plus en plus concurrencé par les nouvelles technologies, qui publient et permettent à des informations nouvelles de se propager très rapidement. La vérification des sources laisse place à la rumeur, et le journaliste d’investigation se trouve peu à peu sans moyens face à cette rapidité excessive. Le journalisme d’investigation est donc devenu très minoritaire dans le champ médiatique. Dans le cas de l’affaire Alègre, un fait nouveau et qui augure bien des difficultés pour l’avenir du journalisme s’est produit. La presse d’information générale a en effet considéré que l’affaire Alègre était l’une de ces affaires concernée par l’investigation, ce qui était surement le cas. Car, qu’est-ce qu’une affaire digne d’être investiguée ? D’après nous, celle- ci contient d’abord un bon nombre de protagonistes, ce qui permet de les confronter et de faire émerger de nouvelles informations. Elle contient aussi une bonne part de mystère, des « coins sombres » dans lesquels le journaliste peut aller fouiller pour trouver la vérité. Mais l’affaire digne d’être investiguée relève aussi du scandale. Elle doit être choquante, pour que le temps et les moyens investis dans la recherche ne soient pas vains. Bref, l’affaire Alègre est une affaire qui méritait investigation. Le Monde, Libération, Le Figaro, ont donc envoyé des journalistes à Toulouse pour qu’ils puissent enquêter et découvrir la vérité. L’affaire mêlant policiers, prostituées, proxénètes, magistrats et politiciens, il y avait surement beaucoup de « scoops » à déterrer. Mais le problème est que les journalistes ont été soumis à des contraintes qui les ont empêchés d’investiguer. Ils devaient donner des informations au plus vite, être les premiers à savoir. La télévision et internet avaient souvent la primeur des nouvelles révélations des ex prostituées. De la sorte, la condition majeure de l’investigation, celle d’avoir du temps, avait disparu. Lorsque l’on observe les articles parus durant la période mai et juin 2003, au plus fort des accusations, l’investigation, celle qui implique du temps pour vérifier et recouper ses sources, est absente. Ou plutôt, elle n’est qu’une illusion. Les « envoyés spéciaux » sont évoqués, pour donner un sentiment d’expertise. Mais sur le terrain, les contraintes étaient trop fortes. Les journalistes de presse écrite quotidienne « de référence » ont ainsi publié des erreurs, fait passer pour des vérités des accusations qui ne tenaient pas. Ceci n’était surement pas dans leur intention. Un journaliste ne se trompe pas délibérément. Nous voulons alors comprendre les mécanismes qui ont emmené les journalistes à travailler de la sorte. Nous pensons que l’un des responsables de la propagation des rumeurs et d’informations erronées est le mécanisme de reprise des informations d’un média vers l’autre. En juin 2003, lorsque Karl Zéro lit à l’antenne du Vrai Journal la lettre d’aveux de 88 Marchetti Dominique. Les révélations du "journalisme d'investigation". In:Actes de la recherche en sciencessociales. Vol. 131-132, mars 2000. Le journalisme et l'économie. pp. 30-40. 41 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

Patrice Alègre, il remplace les noms des personnalités impliquées par des « Mr Machin » et des « Mr Bidule ». Mais, le lendemain, la plupart des unes de la presse de « référence » reviennent sur cette lettre, en nommant les personnes citées dans la lettre. La logique commerciale fait que les informations se précipitent beaucoup plus vite, et que les journaux ne peuvent se permettre de rester en arrière. Mais justement, nous devons évoquer rapidement ces contraintes que nous tenons comme responsables de l’erreur journalistique dans le cas de l’affaire Alègre. Et, pour cela, nous allons nous tourner vers Pierre Bourdieu et son article « l’emprise du journalisme » 89 . Dans celui-ci, il explique comment le champ journalistique est parvenu à imposer des normes particulières, répondant à des logiques commerciales, aux champs culturel, artistique, littéraire ou encore scientifique. L’élément qui nous intéresse dans cet article est l’affirmation par Bourdieu que si le champ journalistique agit de la sorte, c’est qu’il est lui même soumis à des contraintes d’ordre commercial. Il relève d’abord une perte d’autonomie des journalistes par rapport aux annonceurs, du fait d’une concentration croissante du marché de la publicité. Dans la même idée, Bourdieu croit que le milieu de la presse est de plus en plus concentré, et il est en effet difficile de contrer cette idée-là. Bourdieu ne s’arrête pas là. Hormis ces contraintes économiques, il met en relief des difficultés plus difficiles à cerner. Il décrit le champ journalistique comme un vase clos. Les journalistes de la presse « de référence » fonctionnent par « reconnaissance des pairs ». Il n’y a pas de mécanisme de sanction dans le cas d’une erreur journalistique. Et la déontologie n’est, pour Bourdieu, qu’un moyen pour les journalistes de se donner plus de valeur. Enfin, Bourdieu écrit sur la concurrence qui s’exerce dans le champ journalistique. Pour lui, celle-ci est une concurrence pour la « priorité », les journalistes sont à la recherche des « nouvelles les plus nouvelles ». Dans cet article, Pierre Bourdieu résume bien les contraintes qui, selon nous, pèsent aujourd’hui sur le champ journalistique. Celles-ci ont eu de lourdes conséquences dans l’affaire Alègre. C’est ce que nous allons voir avec l’analyse, d’une part, d’un article de Libération, et d’autre part, l’analyse d’un article du Monde.

III.1. 1 . Libération dans le doute Le premier article que nous souhaitons analyser est un article paru dans le quotidien national Libération, les 19 et 20 avril 2003. Son titre pose une question : « Alègre, tueur sous 90 protection policière ? » . Il est signé par Gilbert Laval, journaliste correspondant à Toulouse qui couvrira l’Affaire Baudis pour Libération. Ainsi, l’article est annoncé comme étant écrit de « Toulouse », par « notre correspondant », ce qui rajoute un degré d’expertise et de véracité aux informations qui sont fournies. Il occupe une page entière du journal, ce qui laisse penser que l’affaire prend de l’importance. L’article est placé dans les pages « Société » du journal. L’affaire concerne donc bien la France dans son ensemble, elle est dépaysée. Cependant, l’article évoque Toulouse dans le sous titre, qui annonce : « A Toulouse, des enquêteurs soupçonnés de négligence ». La titraille montre la prudence du journaliste, qui préfère ne pas insister sur une possible 89 Bourdieu, Pierre. L'emprise du journalisme. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 101-102, mars 1994.L’emprise du journalisme. pp. 3-9. 90 Annexe 11. 42 Chapitre III : La nécessité de faire vite, obstacle à l’investigation

implication de notables dans des soirées sado masochistes pour plutôt se tourner vers les négligences policières. Il ne faut pas oublier que l’article date de mi avril, date à laquelle aucun média n’avait ouvertement évoqué les accusations à l’encontre des notables. Cette prudence se ressent aussi par le fait que le journaliste n’affirme rien, il ne fait que poser la question du lien entre Patrice Alègre et la Police toulousaine. Les intertitres ne font pas non 91 plus référence aux notables toulousains. Il y en a trois : « Proxénétisme » , « Enquête 92 93 espagnole » et « Dossier disparu » . Ces trois intertitres font référence au travail de la police et à l’investigation. Une phrase de l’article est mise en valeur, elle est placée au centre des six colonnes : Patrice Alègre a une enquête de la gendarmerie sur le dos pour les cinq autres meurtres. Et une information a été ouverte pour viols et proxénétisme en bande organisée. Le journaliste Gilbert Laval veut insister sur la gravité des faits reprochés à Patrice Alègre, faits qui seraient d’autant plus graves s’ils avaient été couverts par des policiers. L’article comprend aussi une iconographie, placée au centre de la page, juste en dessous du titre. La photographie est un gros plan sur le visage couvert par la main de Patrice Alègre. Malgré le fait que le visage ne soit pas visible, les signes distinctifs du tueur en série Alègre sont reconnaissables : une tête rasée complétée par une frange. Un homme est visible en arrière-plan. Il s’agit très certainement d’un gendarme ou d’un policier, puisque la légende de la photographie indique que celle-ci a été prise lors du procès d’Alègre aux assises de février 2002. L’utilisation de cette photographie montrant le tueur en série accompagné par un représentant des forces de l’ordre n’est pas anodin : elle essaie d’illustrer la « protection policière » évoquée dans le titre. Nous l’avons dit, la légende apporte une indication de lieu et de temps (le procès aux assises de février 2002). Elle apporte aussi une autre information : « le tueur en série, reconnu coupable de six viols et cinq meurtres, a été condamnée à la réclusion à perpétuité ». Ce rappel des actes morbides d’Alègre le détache des tueurs ordinaires. « L’affaire Alègre » est plus qu’un simple fait divers. Mais intéressons nous à présent au contenu même de l’article. Le « soupçon » 94 domine, notamment avec l’utilisation répétée du conditionnel. Celui-ci qualifie le plus souvent l’attitude des policiers lors de leurs investigations : « qui se seraient employés » 95 96 97 , « ils pourraient avoir » , « cette brigade aurait aussitôt alerté » ,... Le soupçon et le reproche de l’enquête bâclée prédominent aussi dans l’énonciation des faits. L’article est composé de plusieurs retours dans le passé. D’abord, il retourne au 3 janvier 1992, le 98 jour de la découverte du corps de Line Garibaldi . Gilbert Laval utilise le présent pour 91 Ligne 34 Annexe 11. 92 Ligne 89 Annexe 11. 93 Ligne 175 Annexe 11. 94 Ligne 4 Annexe 11. 95 Lignes 7 et 8 Annexe 11. 96 Ligne 11 Annexe 11. 97 Lignes 32 et 33 Annexe 11. 98 Des lignes 59 à 88 Annexe 11. 43 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

raconter ces faits, et peut ainsi souligner de manière plus insistante les possibles erreurs des enquêteurs d’alors. Cette impression est renforcée par les trois points de suspension de la fin du paragraphe, qui laissent planer un doute sur les conclusions de l’enquête. Le paragraphe suivant, qui débute avec l’intertitre « Enquête espagnole », continue de décrire les manquements des enquêteurs dans leur investigation sur le meurtre de l’Hôtel de l’Europe. L’intertitre lui même donne un sentiment d’amateurisme, et comme pour le paragraphe précédent, les points de suspension viennent achever le soupçon. Gilbert Laval est donc sévère envers les policiers et, en utilisant le présent et les points de suspension à plusieurs reprises, il exprime son doute envers le travail des enquêteurs. Ainsi, s’il pose la question d’une protection policière d’Alègre dans le titre de son article, il semble déjà avoir la réponse lors qu’il en rédige le contenu. Le dernier paragraphe évoque les circonstances de la disparition d’un dossier de manière assez ironique. Encore une fois ici, Gilbert Laval ne doute pas que ce dossier a été volontairement perdu. Il écrit ainsi : « Elles ont ainsi malheureusement disparu des archives 99 du palais » . L’utilisation de « malheureusement » est une preuve d’ironie du journaliste, qui n’avance plus seulement l’hypothèse que les policiers ont protégé Alègre, mais que ce sont aussi des membres de la justice toulousaine qui s’en sont occupé. La fin de l’article est très intéressante à analyser, car elle augure beaucoup pour le déchainement médiatique à venir. Laval parle d’un mystérieux « substitut du procureur » 100 qui n’aurait pas poussé son enquête sur le meurtre de Line Garibaldi. Puis le journaliste fait entrer en scène les notables toulousains, au détour d’une phrase qui pourrait presque passer pour anodine : « Cette prostituée et deux de ses pareilles donnent d’ailleurs dans le détail quant à de supposées parties sado-maso organisées par Alègre avec différentes 101 autorités de la ville. » Ici, on ne parle pas encore des « notables », mais seulement des « autorités ». Mais la machine est lancée puisque quelques lignes plus loin, Gilbert Laval cite Me Georges Catala, l’avocat de la famille Garibaldi, qui fait un rapprochement avec l’affaire Dutroux et parle de « déflagration sociale ». C’est d’ailleurs l’une des seules citations de cet article. Cet article de Libération est publié près d’un mois avant que Dominique Baudis ne s’exprime publiquement. Il contient pourtant déjà le soupçon et les éléments nécessaires à des accusations solides contre la police et des notables toulousains. Il reprend les éléments de doute et les accusations voilées que l’on retrouve dans La Dépêche du Midi. Gilbert Laval est convaincu d’une protection policière d’Alègre, et est prêt à en croire plus, si plus d’éléments lui parviennent.

III.1. 2 . Le Monde dans l’erreur Nous venons de voir que, pour des raisons que nous tenterons de dégager en conclusion de ce chapitre, des journalistes se sont rapidement affolés à l’idée d’une affaire médiatique et politique d’une ampleur nationale. Cela a favorisé le soupçon et, après l’intervention

99 Lignes 182, 183 et 184 Annexe 11. 100 Ligne 184 Annexe 11. 101 Lignes 202 à 208 Annexe 11. 44 Chapitre III : La nécessité de faire vite, obstacle à l’investigation

de Dominique Baudis sur TF1, les accusations parfois fantasmées se sont accrues. Nous allons à présent étudier l’article qui est le plus à même de représenter ces erreurs dues à l’affolement. L’idée n’est pas de pointer du doigt les « mauvais élèves » qui auraient mal fait leur travail, mais simplement de montrer que même la presse dite « de référence » a pu se leurrer dans cette affaire. L’article que nous allons analyser est tiré du Monde, il date de l’édition du 17 juin 2003. Il est intitulé « Affaire Alègre : les enquêteurs reconstituent l’histoire de la “ maison du lac 102 de Noé”» . Il est signé par Jean Paul Besset et Nicolas Fichot. Avant d’étudier cet article, il faut préciser un élément : Jean Paul Besset est, d’après Dominique Baudis, le journaliste 103 lui ayant confirmé son implication dans l’affaire Alègre au mois de mai 2003 . Autant dire donc que Besset ne faisait pas partie du groupe des premiers accusateurs. L’article est composé de quatre colonnes et occupe une demi page du journal. Il contient un encadré, situé au centre du texte. Le titre de l’encadré est : « Jean Michel Baylet : “ Ridicule, M. Baudis ! ” ». L’article ne contient qu’un intertitre, à glacer le sang des lecteurs : 104 « “ Messe rouge” » . Fait assez remarquable, il n’y a aucune illustration de cet article. Ceci est regrettable puisque le titre et l’article évoque une maison, celle du « Lac de Noé », qui aurait abrité des atrocités dans les années 1990. Ne pas avoir de photographie donne à cette maison une dimension mystérieuse, et permet d’imaginer plus que ce que la description peut apporter. La maison du Lac de Noé est ainsi ancrée dans l’irréel. Comme pour l’article de Libération, la mention « Toulouse - de nos correspondants » en tête de l’article rajoute un sentiment de véracité aux informations qui sont données. D’une manière générale, la titraille de cet article laisse penser à une découverte déterminante pour la suite de l’enquête, qui implique des personnalités importantes puisque l’encadré mentionne Dominique Baudis. A tout cela, se rajoute la violence d’une « messe rouge ». Jean-Paul Besset et Nicolas Fichot relatent donc dans cet article les possibles atrocités qui ont eu lieu dans la « maison du lac de Noé ». Pour eux, les gendarmes ont fait un pas décisif dans leur enquête, et à aucun moment, les journalistes ne questionnent la véracité des faits qui leur sont rapportés. Ainsi, tout un champ lexical fait croire au succès des gendarmes, à leur efficacité dans l’enquête. Ceci commence dès le titre, « les enquêteurs reconstituent », ils savent donc quels sont les faits originaux. Dans l’article, beaucoup de verbes viennent souligner la réussite des gendarmes : « Les gendarmes sont parvenus » 105 106 , « ils ont recueilli éléments et témoignages » , « les gendarmes ont découvert » 107 108 109 , « les gendarmes détiennent la preuve » , « les gendarmes ont établi » , « les

102 Annexe 12. 103 Dominique Baudis relate sa conversation téléphonique avec Jean Paul Besset, correspondant du Monde à Toulouse, dans les pages 28 et 29 du livre Face à la calomnie. 104 Ligne 75 Annexe 12. 105 Ligne 1 Annexe 12. 106 Lignes 14 et 15 Annexe 12. 107 Ligne 49 Annexe 12. 108 Ligne 61 et 62 Annexe 12. 109 Ligne 67 Annexe 12. 45 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

110 gendarmes sont convaincus » . A aucun moment, les journalistes ne citent l’un de ces gendarmes. Ils ne font que relater leurs faits, comme s’ils avaient pu observer en direct toutes les découvertes effectuées par la gendarmerie. A aucun moment non plus n’est utilisé le conditionnel. Tout est au temps présent, ce qui rajoute de l’importance aux affirmations des journalistes. A ces certitudes se rajoute un vocabulaire très violent, faisant référence aux supposées 111 112 atrocités ayant eu lieu dans cette maison : « actes de torture » , « soirées suspectes » 113 114 115 , « anneaux fixés aux murs » , « sévices » , « à hauteur d’enfant » , « sang séché » 116 117 , « sacrifice d’animaux » . Et ce vocabulaire transparait même lorsqu’il ne qualifie pas 118 ces atrocités : « un maillon important de la chaîne » . L’utilisation d’une telle terminologie renvoie aux images d’un film d’horreur, ou aux plus sombres heures de l’Histoire. Besset et Fichot ne remettent pas en question ces informations, les gendarmes sont présentés comme des chercheurs de vérité qui trouvent tous les éléments dont ils ont besoin dans cette « maison du lac de Noé ». En ce qui concerne le discours rapporté et les citations, la tendance est la même que pour l’article de Libération. L’article ne compte pas de vraies citations, seulement quelques mots mis entre guillemets. Besset et Fichot ne citent pas leurs sources, ils ne disent pas qui les a informés de ces découvertes horrifiantes. A la fin de l’article, ils évoquent des « habitants » de Noé, des « employés » d’un hôtel, sans établir d’identité précise. Il en est de même pour les gendarmes. Ceux-ci sont vus comme un groupe homogène, aucun nom n’est indiqué. Il n’est pas indiqué quelle brigade de gendarmerie a fait ses recherches, ni qui est leur dirigeant. Puis, comme dans La Dépêche du Midi, les deux ex prostituées « Fanny » et « Patricia » sont présentées comme des protagonistes centraux de l’affaire, alors que leur vraie identité n’est pas connue. La seule personne à voir son identité déclinée dans cet article est Henri Masse, l’ancien propriétaire de la maison du lac de Noé. Besset et Fichot voient en lui un suspect de premier plan. Ils expliquent qu’il a cédé sa maison à un parent, dont le lecteur ne connaitra pas 119 l’identité . C’est alors qu’intervient la désignation de suspect : ce parent était « connu des 120 services de police » et « vivait avec une ancienne prostituée » . La suspicion s’accroît lorsque les journalistes nous apprennent à la fin de l’article que « Henri Masse est décédé

110 Lignes 85 et 86 Annexe 12. 111 Lignes 9 et 10 Annexe 12. 112 Ligne 18 Annexe 12. 113 Lignes 42 et 43 Annexe 12. 114 Ligne 43 Annexe 12. 115 Ligne 54 Annexe 12. 116 Lignes 84 et 85 Annexe 12. 117 Lignes 88 et 89 Annexe 12. 118 Lignes 2 et 3 Annexe 12. 119 Lignes 28 à 35 Annexe 12. 120 Lignes 33 et 34 Annexe 12. 46 Chapitre III : La nécessité de faire vite, obstacle à l’investigation

récemment au mois de mai d’un traumatisme cérébral (...) Son crâne portait une plaie au 121 côté droit » . Cet homme a donc sans doute été assassiné. L’article comporte aussi un encadré. Il fait état de la colère de Jean-Michel Baylet à l’égard de Dominique Baudis, qu’il a exprimée dans un éditorial de la Dépêche du Midi. L’encadré sert surtout à retranscrire une partie de l’éditorial. Dans un petit paragraphe, le lecteur apprend qu’un comité de soutien pour Dominique Baudis a été créé. L’élément intéressant de cet encadré est le choix des verbes suivant les citations. Tandis que M. Baylet « écrit », le président du comité de soutien à Dominique Baudis, Claude Llabrès, « menace ». Le premier verbe, « écrire », renvoie à une situation calme et réfléchie. La menace tient plus de la spontanéité et de la violence. A la lecture de cet article, il n’y a plus de doute possible sur l’implication de « puissants » dans les soirées sado masochistes organisées par Patrice Alègre. La « maison du lac de Noé » est érigée en édifice symbole de la violence des tortionnaires. Décrite dans l’article 122 comme une « grosse bâtisse isolée » , la maison n’a pas besoin d’être représentée en photographie car les descriptions faites dans l’article sont suffisamment imagées. Nous ne pouvons par ailleurs passer à côté d’une autre remarque. Dans notre deuxième chapitre, nous avons évoqué les rapports de domination qui transparaissaient dans les articles de la « presse de référence ». Ici, on retrouve aussi cette toute puissance attribuée aux notables, cette toute puissance ayant peut-être rajouté du crédit aux « découvertes » des gendarmes. Cet article a eu de grands retentissements dans la suite des événements. Il présentait d’abord un tournant, celui de la découverte des premières preuves matérielles de tortures et actes de barbarie. Seulement, le jour suivant la publication de l’article, le procureur chargé de l’affaire Michel Bréard a démenti par dépêche AFP toutes ces informations. Il a prétendu dans cette dépêche ne rien savoir de ces constatations. La maison du Lac de Noé n’était finalement qu’un leurre. En quelques lignes, Michel Bréard démontait un article paru dans Le Monde, journal de référence s’il en est un. Ce petit choc médiatique qui a frappé ce journal a eu des répercussions visibles dans les mois qui ont suivi, et celles-ci se sont traduites en particulier par le retour de la « contre-enquête ».

III.2. La contre-enquête, un moyen de rétablir la vérité.

Nous venons d’analyser un article du Monde qui accable le quotidien lorsque l’on sait que son contenu était faux. Pourtant, la presse de « référence » n’est pas désignée comme telle sans raison. En effet, Le Monde a aussi su apprendre de ses erreurs. Le jeudi 23 octobre 2003, quelques mois après la publication de l’article sur la maison du lac de Noé, et suite au blanchissement de Dominique Baudis, Le Monde publie un dossier de trois pages intitulé 123 « Contre-enquête sur l’affaire Alègre » .

121 Lignes 126 à 130 Annexe 12. 122 Lignes 22 et 23 Annexe 12. 123 Annexe 13. 47 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

III.1. 1 . Mise en forme et en mots de la contre enquête. Le dossier fait la une du quotidien. Sur cette une se trouve un texte de deux colonnes qui fait office d’introduction au dossier. Au dessus de la seconde colonne et en dessous du titre se trouve un dessin de Plantu. Sur la droite de la page, le lecteur peut trouver une sorte de « menu » fléché, qui renvoie à six aspects différents de l’affaire. Il se détache du reste de la page grâce à une police plus forte. Ce menu semble vouloir couvrir la totalité de l’affaire Alègre : il évoque tour à tour « l’instruction », la « manipulation », des « méthodes d’investigation du gendarme Roussel », « les récriminations de Dominique Baudis », « des policiers », de la « colère ». Ce menu illustre la gravité de l’affaire et exprime le besoin ressenti par la rédaction du Monde d’examiner les éléments de l’affaire en profondeur. Ce besoin se retrouve dans le titre. La phrase est averbale, directe, comme si cette « contre-enquête » apportait des réponses exactes et ultimes à l’affaire. Le fait que le titre fasse la une du quotidien confirme cette volonté du Monde d’en faire une affaire de premier plan, qui ne peut plus souffrir d’approximations. Dans ce contexte, le dessin de Plantu vient apporter à la fois de la légèreté et un autre regard sur l’affaire. La légèreté est attachée à la propriété même du dessin : une photographie aurait eu un effet plus grave sur la une du journal. Cependant, le dessin apporte aussi un recul sur l’affaire que la photographie n’aurait pas procuré. Plantu représente une main venue du ciel qui tient un jeu de marionnettes qui forme le nom de la ville de Toulouse, les marionnettes représentant des politiciens, magistrats, des journalistes et des prostituées. Elément intéressant, la souris de Plantu censée représenter « l’opinion », le citoyen ordinaire, est une marionnette tenue par...sa télévision. Ce dessin donne un angle ironique à l’affaire : tous les acteurs de celle-ci n’étaient finalement que les marionnettes les uns des autres. Dans le texte d’introduction, Le Monde veut de nouveau mettre en valeur la qualité de l’enquête que la rédaction a menée. Ceci se voit d’abord grâce à plusieurs verbes indiquant une découverte de la vérité : « Pour comprendre, Le Monde a mené une contre enquête » 124 125 126 , « L’enquête du Monde révèle » , « elle met en évidence » . Cette volonté de qualité se retrouve aussi par le recours au collectif : le « nous » désignant les membres de la rédaction du Monde est cité à plusieurs reprises. Enfin, Le Monde se pose des questions, notamment dans le premier paragraphe. Ainsi, le quotidien est dans une vraie démarche d’investigation. Il se pose d’abord des questions, puis indique comment il a voulu répondre à ces questions. Il cite ses sources, ce qui n’était pas le cas dans l’article sur la maison du lac de Noé. De même, des personnalités sont abondamment citées avec du discours direct. Le Monde ne prend pas la responsabilité de leur dire. Nous allons à présent nous intéresser au contenu même du dossier. Celui-ci est composé de cinq articles. Le premier article s’étend en trois colonnes sans illustration sur une page entière, il est intitulé « Affaire Alègre : le temps des règlements de comptes ». Le second article est plus court, il détaille de manière synthétique qui sont « les principaux personnages de l’affaire ». Le troisième article est une interview, celle de Marc Bourragué, ancien substitut du procureur de Toulouse, mis en cause dans l’Affaire Alègre. Le quatrième article concerne l’ex procureur général Jean Volff, lui aussi mis en cause dans l’affaire 124 Lignes 19 et 20 Annexe 13. 125 Ligne 45 Annexe 13. 126 Lignes 48 et 49 Annexe 13. 48 Chapitre III : La nécessité de faire vite, obstacle à l’investigation

Alègre. Si l’article ne prend pas la forme d’une interview, il est néanmoins composé de beaucoup de citations directes du procureur. Enfin, le dernier article, plus petit puisqu’il ne s’étend que sur deux colonnes d’une demi page, concerne les accusations encore d’actualité contre des policiers « accusés d’avoir touché des enveloppes ». Avant de passer à l’analyse approfondie de deux de ces articles, nous allons traiter la globalité de ce dossier du Monde. Comme pour la une, le dossier est monté de manière à montrer le sérieux de l’investigation qu’a mené le journal. On remarque que tous les articles sont rédigés par Gérard Davet. Le « nous » collectif n’est donc utilisé qu’en soutien de la fiabilité des informations qu’apporte un journaliste. A remarquer aussi, la place laissée aux « notables » dans ce dossier : elle est beaucoup plus conséquente que celle accordée aux accusations. L’accusation de corruption de policiers ne constitue qu’une petite part du dossier, comme si Le Monde voulait à présent prendre plus de recul avant de décrire des accusations. Nous avons choisi d’analyser deux articles appartenant à ce dossier. Nous les avons choisis en regard des articles étudiés précédemment, afin de permettre une comparaison plus aisée.

III.2. 2. Un retour sur l’affaire avec plus d’objectivité. Le premier article que nous allons analyser est l’article intitulé « Affaire Alègre : le temps des règlements de compte ». Il est donc, comme tous les autres, signé par Gérard Davet. La première chose à remarquer est que « l’expertise » représentée par la mention « Toulouse » en début d’article n’est plus. Ici, point d’envoyé spécial, de correspondant ou de situation géographique. L’expertise se trouve maintenant ailleurs ; elle se trouve dans les capacités d’investigation et de recul de son journaliste. L’article est long mais ne comprend qu’un sous titre : « néant procédural ». Il comprend un encadré, situé en bas à gauche de la page. Il est intitulé « le “ sentiment d’abandon ” de Patrice Alègre » ». Mais revenons sur le titre de l’article. Celui-ci évoque le règlement de compte. Cette notion renvoie à un combat viril et sans pitié. Le règlement de compte survient généralement dans les westerns. Mais ce titre montre aussi qu’une page s’est tournée, puisqu’on nous parle du « temps ». Quelle est donc cette page qui a disparu ? Celle de l’erreur surement, puisque maintenant viennent les « règlements de compte », lesquels ne pourraient pas survenir s’il n’y avait pas eu erreur auparavant. Concernant le titre, il faut aussi noter que, même si l’article est situé dans un dossier sur l’affaire Alègre, le journaliste Gérard Davet a encore ressenti le besoin de situer des règlements de comptes dans « l’affaire Alègre ». On retrouve par cet élément le besoin de précision exprimé tout au long de ce dossier. L’article commence de la même manière que l’introduction de « une ». Le journaliste énumère les grandes caractéristiques de l’affaire pour ensuite poser la question de la manipulation. Cette énumération donne une impression de désordre à l’affaire, et renvoie 127 128 aussi au champ lexical de l’obstacle : « embuches » , « chausses – trapes » . Ces allusions supposent que le lecteur sache déjà ce qu’est l’affaire Alègre. La question que pose Gérard Davet est une question qui se veut assoiffée de vérité. Ceci se comprend surtout

127 Ligne 2 Annexe 13. 128 Ligne 3 Annexe 13. 49 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

129 avec l’utilisation du « Et si oui, pourquoi ? » à la fin de celle-ci. Demander « pourquoi » revient à chercher des raisons et en posant une question de la sorte, le journaliste se met en position d’ignorant : il est en dehors de l’affaire, et comme le lecteur, il veut connaître les raisons de ce « fiasco judiciaire ». Nous observons alors que le contenu de l’article montre que Gérard Davet a voulu faire preuve d’une très grande objectivité. Il ne veut pas donner son sentiment sur l’affaire, il préfère donner celui des autres. C’est ainsi qu’il met en scène les personnalités : « M. 130 131 Bourragué, lui, voit » , « l’ex substitut toulousain ne croit pas » , « son conseil, Me 132 133 Laurent de Caunes, résume son sentiment » , « Thierry Perriquet aimerait » . Ce sont les personnes qui interviennent dans l’article qui pensent et réfléchissent, le journaliste ne veut que relater ce qu’ils disent. Dans le même ordre d’idée, Davet a recours plus d’une dizaine de fois à la citation directe. En d’autres mots, le journaliste ne veut pas faire d’hypothèses sur l’affaire Alègre, ce sont les protagonistes de l’affaire qui en font. C’est avec cet objectif que le journaliste finit son article par une citation de Jean Volff. Cette caractéristique distingue largement cet article de tous ceux que nous avons pu étudier jusqu’alors. Davet ne fait preuve d’empathie ni pour les accusés, ni pour les « victimes », il veut simplement dire les faits et se poser en dehors des conflits. Dans ce souci d’information non biaisée, Davet veut aussi rappeler les faits. Il le fait dans le second paragraphe de l’article, de manière synthétique, et passe sur tous les rebondissements politiques et médiatiques qui ont donné une ampleur exceptionnelle à l’affaire. On remarquera d’ailleurs qu’à aucun moment dans cet article ne seront mentionnées les erreurs de certains médias. A la décharge de Gérard Davet, il faut dire qu’il n’en est aucunement responsable. Un autre élément important à remarquer dans la lecture de cet article est le portrait des ex prostituées. Celles-ci, en mai et juin dernier, étaient vues comme des victimes faibles mais courageuses, face à des notables tortionnaires et trop puissants. Dans cet article, la donne change. La première caractéristique qu’apporte le journaliste au sujet des ex prostituées est leur mythomanie. Ainsi, il évoque les « accusations imprécises, souvent 134 135 fausses, de « Fanny » » , les « déclarations mensongères » , le « faux témoignage » 136 de Fanny. Des lignes 98 à 119, il met en exergue les contradictions des deux jeunes femmes, et leurs errements face à la vérité. Toujours dans le même ton, il conclut : « difficile, 137 pour le magistrat, de démêler le vrai du faux » .

129 Lignes 9 et 10 Annexe 13. 130 Ligne 72 Annexe 13. 131 Lignes 77 et 78 Annexe 13. 132 Lignes 83 et 84 Annexe 13. 133 Ligne 94 Annexe 13. 134 Lignes 36 et 37 Annexe 13. 135 Ligne 67 Annexe 13. 136 Ligne 90 Annexe 13. 137 Lignes 120 et 121 Annexe 13. 50 Chapitre III : La nécessité de faire vite, obstacle à l’investigation

Il faut enfin noter un élément intéressant dans cet article. Dans le dernier paragraphe, 138 Gérard Davet évoque un « procès verbal d’analyse et de constatations » , rédigé par un adjudant de gendarmerie. Celui-ci émettait des doutes sur les accusations des ex prostituées. Le procès verbal date du 14 mai, alors comment se fait-il que l’information ne soit publiée qu’en octobre, soit six mois après le début du scandale ? Le journaliste n’avait peut-être pas eu l’information avant. Ou peut-être n’avait-elle pas été jugée utilisable en mai. L’article se termine comme il a commencé : par une énumération. Cette fois-ci, Davet ne parle pas de l’affaire passée mais de ce qui reste encore de mystérieux dans le présent. Passons maintenant à l’analyse de l’encadré intitulé « le “ sentiment d’abandon” de Patrice Alègre ». Le titre est déjà intéressant, car le journaliste parle ici du sentiment d’un tueur en série, dont les actes ont fait les gros titres de la presse. Lui prêter un sentiment, et en plus un sentiment d’abandon, semble donc en décalage avec la personne de Patrice Alègre, et nous pourrions presque penser à de l’ironie exprimée par le journaliste. Le contenu de l’encadré donne à lire une partie d’une lettre adressée par Alègre au procureur général de Toulouse. Le texte accompagnant la citation de sa lettre est très factuel et ne reflète pas l’ironie qu’exprimait le journaliste dans son titre. Pour conclure sur cet article, nous pourrions souligner encore une fois le souci d’objectivité du journaliste Gérard Davet. L’article ne met plus en exergue les atrocités dont sont accusées les personnalités toulousaines, mais plutôt les manquements de l’affaire, sans que le journaliste ne vienne donner son avis sur la question. Il veut faire « parler les faits » et l’on sent que sur cette affaire, le journaliste a le sentiment de ne plus avoir droit à l’erreur. Lui-même n’est pas responsable des erreurs de ses collègues, mais on discerne ici le sentiment de corporation journalistique : si un journaliste se trompe, c’est toute la profession qui est montrée du doigt. Nous avons donc vu que par ce dossier qui se veut « contre – enquête », Le Monde cherche à rétablir une déontologie journalistique quelque peu oubliée au cours de l’affaire Alègre. Mais une autre volonté s’exprime au travers de ce dossier : faire parler les « notables toulousains », anciens accusés devenus nouvelles victimes. C’est pour analyser cette parole accordée aux notables que nous allons travailler sur l’article intitulé « “ Toutes les règles judiciaires ont été bafouées ”, déplore l’ex procureur général Jean Volff ». Il est de nouveau signé Gérard Davet. L’article est long de deux colonnes et demies, ce qui représente environ une moitié de page du Monde. Une place assez conséquente est donc accordée à Jean Volff. A remarquer, comme pour l’article que nous venons d’analyser, que l’illustration est presque absente. Il subsiste seulement une petite photographie de gros plan sur le visage de Jean Volff, avec l’une des citations de l’article mise en valeur à côté. Ce manque d’illustration s’explique possiblement par le fait que le journaliste ait souhaité accorder plus de place aux mots, afin de permettre à Volff de se justifier. Il est aussi très certainement du à un simple manque de place dans le journal. Le titre de l’article est donc une citation. D’entrée, le journaliste montre qu’il veut laisser de la place à la parole de l’ex procureur. Toute la titraille est basée sur cette parole, puisque le seul sous titre est «“ allumer un contre feu” », également une citation de Volff. Contrairement à l’article précédemment étudié, nous retrouvons ici un sous titre. Celui-ci est anaphorique, il renvoie aux événements passés qui ont touchés le magistrat. Il lui donne aussi un statut de victime : « Accusé de viol puis innocenté par “ Fanny ”, le magistrat a dû quitter son

138 Ligne 150 Annexe 13. 51 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

poste ». L’utilisation du verbe « devoir » fait ressortir la contrainte. Celle-ci paraît d’autant plus injuste qu’il nous est indiqué juste avant que Jean Volff « innocenté ». C’est la même victime de la calomnie qui nous est présentée dans le premier paragraphe de l’article. D’abord, avec une indication de lieu : « cette soupente du palais de 139 justice de Paris, baptisée salle Tronchet, par où transite le courrier » . La fin du paragraphe nous rappelle l’injustice déjà décrite dans le sous titre, dans une phrase pratiquement similaire. Gérard Davet se veut proche de Jean Volff. Cela se remarque grâce à deux procédés. D’abord, il parle des sentiments du magistrat. Il commence ainsi son article par « il rêvait ». 140 141 Il écrit sur son « amertume » . Il le désigne comme « guère étonné » du départ du gendarme Roussel. Dans le dernier paragraphe de l’article, le journaliste parle de la 142 143 « certitude » de Volff, de son « envie » . L’ex procureur est donc décrit avec des sentiments, mais il est aussi décrit, et ce sera notre second procédé, comme un homme d’action. Un riche vocabulaire de verbes d’actions représente l’homme comme une 144 145 146 personne d’initiative : «prévient » , « il téléphone » , « assure » , « suit de très 147 148 près » , « il refuse » . Comme dans l’article précédent, Gérard Davet pose des questions. Ici, à deux reprises : 149 « comment gérer une telle affaire quand son propre nom est cité dans le dossier ? » 150 et « que subsistera-t-il, d’après lui, de cette affaire incroyable ? » . Encore une fois, le journaliste veut se montrer volontairement ignorant. Il ne veut pas donner son opinion et attend que Jean Volff donne la sienne. C’est aussi pour cela que l’on retrouve autant de citations directes du magistrat. Nous pouvons en effet en compter dix, toutes émanant de la même personne. Le journaliste ne fait que rajouter des éléments de contexte à ce que dit le magistrat, afin de donner plus de rythme à son article. Il utilise aussi des verbes 151 citant qui laisse penser que Volff est un homme qui réfléchit : « a-t-il expliqué » , « se 152 153 souvient » , « se rappelle-t-il » . A partir du seul interligne de l’article, les verbes 139 Lignes 2, 3 et 4 Annexe 13. 140 Ligne 14 Annexe 13. 141 Ligne 101 Annexe 13. 142 Ligne 124 Annexe 13. 143 Ligne 137 Annexe 13. 144 Ligne 67 Annexe 13. 145 Ligne 69 Annexe 13. 146 Ligne 74 Annexe 13. 147 Ligne 99 Annexe 13. 148 Lignes 140 et 141 Annexe 13. 149 Lignes 36, 37 et 38 Annexe 13. 150 Ligne 111 et 112 Annexe 13. 151 Ligne 17 Annexe 13. 152 Lignes 31 et 32 Annexe 13. 52 Chapitre III : La nécessité de faire vite, obstacle à l’investigation

citant disparaissent. Le discours de Volff est directement intégré à l’article, il fait partie de la narration des événements que le journaliste décrit. Enfin, nous ne pouvons terminer d’analyser cet article sans remarquer qu’il y est question des médias. Dans le troisième paragraphe, Gérard Davet relate les propos de Volff : Un délicat numéro d’équilibriste, accentué, selon Jean Volff, par la pression médiatique. « La Dépêche du Midi avait des comptes à régler avec la justice, dit-il. 154 Son attitude a été scandaleuse. » Le paragraphe est surprenant. Le rôle de La Dépêche du Midi avait en effet été peu évoqué durant l’affaire Alègre. Ici, les mots sortent de la bouche de Jean Volff, mais Gérard Davet leur laisse toute la place. Il le laisse accuser la presse et rendre un journal responsable des tourments judiciaires d’un homme. Dans le sixième paragraphe, Davet cite nouveau Volff 155 en train de critiquer la « déontologie » de certains journaux. Cette fois-ci, aucun nom de journal n’est donné. Ces quelques situations pourraient-elles faire office de mea culpa pour Le Monde ? Gérard Davet sait que l’une des plus grosses erreurs médiatiques survenue durant l’affaire Alègre est l’article sur la maison du lac de Noé, publié dans Le Monde. Citer une personnalité qui en veut aux médias n’est surement pas une reconnaissance de responsabilité absolue, mais elle augure une autocritique qui percera notamment dans plusieurs éditoriaux. En conclusion de l’analyse de cet article, nous pourrions dire que Gérard Davet a voulu accorder une grande place à Jean Volff. Il semblerait presque que celui-ci n’en ayant pas eu suffisamment auparavant, le journal veut réparer son erreur. La transformation de l’accusé, coupable d’avance, en victime d’un système qui n’a pas voulu l’écouter est perceptible dans cet article. Il faut remarquer par exemple que le journaliste n’utilise plus le conditionnel pour qualifier les actes relatés par Jean Volff. Tout est au présent ou au passé composé, comme s’il n’y avait aucun doute possible sur la véracité de ce qui est rapporté.

Conclusion du chapitre : l’objectivité et l’investigation au secours de l’erreur Les journalistes ne sont pas des personnages assoiffés de sang. D’une manière générale, ils ne poussent pas à leur perte des personnalités sans qu’ils aient des preuves à présenter. Lorsque Jean Pierre Besset et Nicolas Fichot écrivent leur article sur la maison du Lac de Noé, ou lorsque Gilbert Laval insinue que des « autorités » auraient participé à des soirées sado masochistes, ils sont convaincus de dire la vérité et de détenir là un scoop retentissant. Dans l’affaire Alègre, le problème majeur qui se soit posé est celui de la vérification des sources. Ceci se retrouve dans les articles que nous avons analysés. Les journalistes présentent leurs dires comme des faits, et non comme des suppositions, alors que le travail de recoupement n’a pas été fait. Ainsi, pourquoi les journalistes du Monde n’ont-ils pas contacté Michel Bréard, procureur chargé de l’affaire, afin de valider les faits relatés par des gendarmes ? C’est ici que notre hypothèse émerge. Les journalistes de la presse « de référence » sont aussi soumis aux impératifs économiques, tout comme la presse dite « sensationnelle ». Ils doivent recueillir de nouvelles informations et ce, avant tout le monde.

153 Lignes 62 et 63 Annexe 13. 154 Lignes 41 à 44 Annexe 13. 155 Ligne 105 Annexe 13. 53 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

La description de la maison du Lac de Noé a donc pu paraître incontournable pour Besset et Fichot, même s’ils n’avaient pas recoupé toutes leurs sources. Lorsque l’on connaît la tournure qu’a pris l’affaire, le manque d’illustration de cet article est alors flagrant : les journalistes ont parlé d’une maison qu’ils n’ont même pas photographiée. Nous avions également avancé le mécanique de reprise de l’information d’un journal à l’autre pour expliquer les erreurs ainsi que leur propagation. Après avoir analysé ces articles, il semble que ce mécanisme ne soit pas le responsable des errements médiatiques de l’affaire Alègre. Chaque journal avait ses propres envoyés spéciaux à Toulouse, qui recueillaient leurs propres informations, ce qui fut le cas avec Besset et Fichot ou avec Gilbert Laval. Il y avait une course à l’exclusivité, les journalistes devaient obtenir l’information fatidique avant tous les autres. D’où la précipitation, ensuite complétée par la propagation rapide de l’information dans le cercle médiatique, permise par les nouvelles technologies. Mais, afin de disculper des journalistes que nous traitons durement depuis le début de ce travail, il faut également s’intéresser à un élément de contexte : nous parlons en 2010, et depuis 2003, les multiples investigations ont montré que les notables toulousains n’étaient pas impliqués dans l’affaire Alègre. En mai 2003, ce n’était pas le cas. Les journalistes et une bonne partie de l’opinion étaient convaincus de la culpabilité des notables, la découverte de preuves matérielles n’étant qu’une question de temps. L’intervention de Dominique Baudis sur TF1 avait été perçue comme l’acte désespéré d’un homme pris au piège. Pour autant, les journalistes ne sont pas l’opinion. Un conscience raisonnée de leur travail aurait peut- être du les pousser à se poser plus de questions. Mais il faut saluer la capacité de la presse de référence à restaurer sa légitimité de manière rapide. Ceci s’est fait grâce à la « contre-enquête », dont le dossier du Monde est un exemple intéressant. Les événements s’enchainant moins rapidement, le besoin de scoop étant moins pressant, un journaliste a pu revenir sur six mois d’enquête. Il a dégagé des questions de fond et a montré que l’investigation était bien le procédé correspondant à la couverture de l’affaire Alègre. Dans la même idée, Libération a eu le courage de se demander, en une, si les médias étaient coupables des errements de l’affaire Alègre. C’est là toute la différence entre la leçon tirée par Le Monde ou Libération et celle tirée par La Dépêche du Midi. Même après que l’innocence de Dominique Baudis ait été prouvée, le quotidien régional a continué à s’acharner, et à parler de « zones d’ombre » là où plus rien ne subsistait. Il faut aussi remarquer que les journalistes de la presse « de référence » se sont trompés « de bonne foi » : ils pensaient avoir toutes les informations nécessaires. Les journalistes de La Dépêche du Midi possédaient beaucoup d’informations, dont certaines disculpant Dominique Baudis, mais celles-ci n’ont pas été publiées. Ce sont là deux erreurs de nature différente.

54 Conclusion générale

Conclusion générale

Tout au long de ce travail, nous nous sommes donc intéressés aux ressorts médiatiques de l’affaire Alègre. Celle-ci a constitué un objet de recherche et d’analyse très riche du fait notamment de sa résonnance médiatique.

Retour sur l’hypothèse de départ

Nous croyons que l’argumentation développée répond à notre problématique de départ. La Dépêche du Midi, par une dramatisation et un soutien sans faille apporté aux accusations des ex prostituées, a déclenché une tornade médiatique qui est remontée jusqu’à la presse « de référence ». C’est La Dépêche du Midi qui a donné à l’affaire Alègre sa dimension d’affaire scandaleuse, une dimension qui a eu un écho encore plus fort lorsque Dominique Baudis est intervenu au 20 heures de TF1. Nous ne pouvons finalement être étonnés de la tournure qu’a prise l’affaire. Celle-ci, malgré les exagérations de La Dépêche du Midi, contenait tous les éléments nécessaires à faire d’elle un « scandale ». Ainsi, la chose intéressante à relever ici est que le scandale n’a, dans ce cas, pas nécessité que les faits soient avérés. Il suffisait de les imaginer et d’en donner une description suffisamment crédible. Le caractère scandaleux de l’affaire a alors eu des conséquences sur le travail des journalistes. Ils ont perdu l’objectivité dont ils avaient besoin pour couvrir au mieux cette affaire. Nous avons vu que beaucoup se sont rangés au côté des accusatrices. Cependant, nous apporterons ici un élément de nuance : tous n’ont pas adopté ce comportement. Des éditoriaux et des tribunes écrites par des journalistes sont venus soutenir Dominique Baudis et les autres accusés de l’affaire Alègre. Cependant, nous ne nous sommes pas arrêtés sur ces éditoriaux car ils étaient souvent écrits par des personnages médiatiques (Alain Duhamel en tête), et le but de ce travail était d’analyser le travail de journalistes « communs ». De plus, ils étaient des éditoriaux, et nous aurions alors du sortir de notre grille d’analyse : nous ne devions plus analyser un discours informatif mais un discours argumentatif. Cependant, l’affaire Alègre, du fait surement de cette dimension scandaleuse, a eu une autre implication sur le travail des journalistes. Ils ne se sont pas seulement laissés aller à un manque d’objectivité dans le portrait des protagonistes. Ils ont aussi manqué de méthode. L’affaire Alègre nécessitait une investigation poussée qui, à cause de contraintes lourdes pesant sur les journalistes, n’a pas eu lieu. Ces derniers ont alors voulu faire « comme si » l’investigation était bien présente, et l’article sur la « maison du lac de Noé » est une bonne illustration de ce faux semblant. Dans ce travail, nous avons voulu à la fois dresser le portrait médiatique des protagonistes de l’affaire, mais nous avons aussi voulu aller plus loin, en utilisant ces portraits pour comprendre les erreurs qui ont traversé l’affaire. A ce propos, nous devons préciser quelques éléments. Nous avons en effet été convaincus qu’il y a eu erreur, et que

55 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

les ex prostituées ont accusé plusieurs personnes à tort. Certains livres, tel que « La vérité 156 assassinée » de Gilles Souillès, sorti en 2007, affirment le contraire . Mais, au vu du déroulement des événements, des articles que nous avons pu lire, et des décisions de justice qui ont suivi l’affaire, nous avons décidé de croire en l’innocence des « notables toulousains ». Il fallait préciser cela, car cette conviction a anglé toute notre argumentation : nous avons voulu comprendre pourquoi les journalistes se sont-ils trompés.

Soyons subjectifs : les journalistes ne sont pas si méchants

Malgré toutes les critiques que nous adressons aux journalistes dans ce travail, nous avons tendance à vouloir relativiser leurs erreurs. Car d’abord, parler « des journalistes » semble être un raccourci un peu rapide : il y a autant de type de journalisme que de journalistes, car le travail implique une subjectivité inhérente à chacun. Tous les journalistes n’ont pas eu à couvrir l’affaire Alègre, et certains ne l’auraient peut-être pas fait de la même manière. 157 C’est, par exemple, ce qui se murmure dans les couloirs de La Dépêche du Midi . Il faut aussi remarquer qu’à la suite de l’affaire Alègre, la presse « de référence » s’est remise en question. Des éditorialistes ont exprimé leurs remords, et les journaux ont su décrire les dysfonctionnements qui les ont affectés. Ils ont voulu réparer leurs erreurs et ont accordé une couverture assez conséquente aux procès pour diffamation intentés par les anciens accusés. Et puis, ce mémoire n’a pas été écrit innocemment. Afin de s’expliquer, il faut que je passe à la première personne. Je souhaite devenir journaliste, et je sais que les erreurs faites par les journalistes durant l’affaire Allègre, je les aurais peut-être faites. L’idée n’est pas de donner de leçons, elle est de comprendre comment les ressorts du milieu médiatique contemporain emmènent les journalistes à mal travailler. Je dois avouer que la réalisation de ce mémoire me laisse pessimiste quant aux perspectives d’avenir de la profession. Mais je vais repasser au « nous » formel pour m’expliquer.

Affaire Alègre, Affaire oubliée ?

Pierre Bourdieu, dans son article « l’emprise du journalisme » que nous avons évoqué précédemment, insiste sur une notion importante. C’est la notion « d’amnésie permanente ». Il explique que la concurrence entre journalistes est telle que de nouvelles informations sont créées en permanence. Cela oblige le lecteur à vivre « au jour le jour » l’actualité, d’où la crainte d’une perte de recul sur cette actualité. Nous craignons ainsi que l’affaire Alègre soit victime de cette « amnésie permanente ». Car, aussi retentissantes soient-elles, ce type d’« affaires » s’oublie. Les « affaires » se vivent dans l’instant, elles font beaucoup de bruit pendant plusieurs mois puis disparaissent

156 Affaire Alègre, la vérité assassinée, Souillès Gilles, Hugo et compagnie, 2007, 276 p. 157 Ceci peut s’affirmer suite à une expérience personnelle : un stage dans la rédaction toulousaine du quotidien régional. 56 Conclusion générale

face à un flot nouveau d’actualité. Les erreurs et les leçons disparaissent aussi. En 2006 a éclaté l’affaire d’Outreau, qui ressemble étrangement à l’affaire Alègre. Les « notables » ne sont pas impliqués, mais des gens « ordinaires » sont accusés d’actes de pédophilie ignobles. Les journaux, encore une fois, vont croire ces accusations sans trop poser de questions, avant de se rendre compte de leurs erreurs. Mais ce n’est pas tout. Début juin, « l’affaire Woerth » a éclaté. Il était intéressant, en réalisant ce travail, d’écouter d’une autre oreille les médias parler de l’affaire Woerth. Bien sur, sa configuration est bien différente de celle de l’affaire Alègre. C’est un scandale financier et non sexuel, il n’a donc pas les mêmes implications. Il a démarré sur internet, par l’intermédiaire du site Mediapart, et non pas dans un journal de presse régionale. Il n’a donc pas de lien avec un « terroir », avec un climat politique particulier. Les informations de Mediapart semblent par ailleurs être vérifiées, puisqu’il existe des preuves matérielles. Enfin, les conflits d’intérêts du couple Woerth sont avérés. Pourtant, nous retrouvons ici la même tendance à vouloir « aller vite » des journalistes. Tous les journaux rebondissent sur l’enquête fouillée de Mediapart, et veulent « faire pareil ». Ils sont à la recherche du prochain scoop, au risque de se décrédibiliser en donnant des informations non vérifiées. Car, tout comme l’affaire Alègre, l’affaire Woerth nécessite un travail d’enquête, une vérification minutieuse des faits et des sources. Mediapart n’a pas enquêté deux semaines avant de lancer l’information. Les journalistes du site ont patiemment constitué un dossier, qu’ils ont pu dévoiler lorsqu’ils avaient suffisamment d’information. A l’heure de l’écriture de ce travail, nous ne savons pas quel tournant va prendre l’affaire Woerth. Beaucoup poussent le ministre du travail à la démission. Mais nous pouvons déjà prévoir quelles sont les critiques qui vont émerger à l’égard des médias et ce, quelle que soit l’issue de l’affaire. Les journalistes vont être décrits comme subjectifs, biaisés, trop proches ou trop éloignés des milieux politiques. En d’autres mots, ils auront, dans tous les cas, mal fait leur travail. Ainsi, l’affaire Woerth, au même titre que l’affaire Alègre, pourrait bien, un jour, faire l’objet d’un autre mémoire.

57 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

Bibliographie

Ouvrages

Face à la calomnie, Baudis Dominique, XO Editions, 2005, ISBN : 2-266-15639-X. Mauvaise presse : une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Lemieux Cyril, Paris : Métailié, 2000, 466 p. L’affaire Calas : hérésie, persécution, tolérance à Toulouse au XVIIIe siècle, Bien David D., Toulouse : Eché, 1987. La nouvelle histoire de Toulouse, Taillefer Michel, Privat, 2002. Affaire Alègre, la vérité assassinée, Souillès Gilles, Hugo et compagnie, 2007, 276 p. Hérésie et inquisition dans le Midi de la France, Jean-Louis Biget, Paris, Picard (Les médiévistes français, 8), 2007.

Travaux universitaires

Dubied, Annick. Les récits de faits divers et les récits people : norme, intimité, identités. In : Médias et Culture, novembre 2008, n° spécial, p 33-47. Bourdieu, Pierre. L'emprise du journalisme. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 101-102, mars 1994. L’emprise du journalisme. pp. 3-9. Taïeb E., La « rumeur » des journalistes, Diogène 2006/1, N° 213, p. 133-152. De blic D. et Lemieux C., Le scandale comme épreuve. Éléments de sociologie pragmatique, Politix 2005/3, n° 71, p. 9-38. Lacassagne P., Le pouvoir politique et médiatique à Toulouse de la Libération au face à face Dépêche-Baudis, Temps des Médias 2006/2, N° 7, p. 87-101. Marchetti Dominique. Les révélations du "journalisme d'investigation". In:Actes de la recherche en sciencessociales. Vol. 131-132, mars 2000. Le journalisme et l'économie. pp. 30-40. Champagne Patrick, Marchetti Dominique. L'information médicale sous contrainte. In: Actes de la recherche ensciences sociales. Vol. 101-102, mars 1994. L’emprise du journalisme. pp. 40-62. Dakhlia J., La représentation politique à l’épreuve du people : élus, médias et peopolisation en France dans les années 2000, Le Temps des Médias 2008/1, N° 10, p. 66-81. 58 Bibliographie

Lavergne, Nicolas. Le faits divers : l’événement froid d’une puissance politique à contenir. In : Medias et Culture, novembre 2008, n° spécial, p 139-153. Constant, Jérome. La mise en page des quotidiens français au prisme du faits divers. In : Medias et Culture, novembre 2008, n° spécial, p 123-139.

Articles de presse

Nous citons ici les articles qui ont fait, d’une part, l’objet d’une analyse, mais nous citions également des articles ayant apporté des informations supplémentaires sur le cadre général de l’affaire Alègre.

Articles ayant fait l’objet d’une analyse

Souillès Gilles, « Affaire Alègre, Affaire d’Etat » in La Dépêche du Midi, lundi 19 mai 2003. Cariès Françoise, « L’intervention de Dominique Baudis n’a pas dissipé le malaise »,in La Dépêche du Midi, mardi 20 mai 2003. Cohadon Jean, « Témoins clés, les deux jeunes femmes vont devoir convaincre les juges », in La Dépêche du Midi, jeudi 22 mai 2003. Anonyme, « Elles maintiennent leurs accusations », in La Dépêche du Midi, vendredi 23 mai 2003. Besset Jean-Paul, « Dominique Baudis nie toute implication dans l’affaire Patrice Alègre », in Le Monde, mardi 20 mai 2003, p. 11. Tourancheau Patricia, « Baudis en victime chez le juge », in Libération, vendredi 27 juin 2003. Anonyme, « Baudis s’invite chez le juge », in Libération, vendredi 27 juin 2003. Laval Gilbert, « Baudis en guerre contre la “rumeur” », in Libération, lundi 16 juin 2003. Tourancheau Patricia, Chaumeil Marc, «Fanny, ses vérités et ses contes cruels », in Libération , mercredi 11 juin 2003 , p 18 et 19. Chemin, Ariane, « “Patricia” maintient ses accusations face à M. Baudis », in Le Monde , samedi 28 juin 2003 , p 12. Laval Gilbert, « Alegre, tueur sous protection policière ? », in Libération , samedi 19 avril 2003 , p 13. Besset Jean-Paul, Fichot Nicolas, « Affaire Alègre : les enquêteurs reconstituent l’histoire de la “ maison du lac de Noé”», in Le Monde , mardi 17 juin 2003 . Davet Gérard, « Contre-enquête sur l’affaire Alègre », in Le Monde , jeudi 23 octobre 2003 , p. 1 et 12-13. 59 La Dépêche du Midi, Le Monde et Libération face au scandale : le traitement médiatique de « l’affaire Alègre ».

Articles dont nous avons utilisé les informations

Chemin Ariane, Davet Gérard, « Un enchevêtrement de plaintes et de personnages », in Le Monde, samedi 12 juillet 2003, p. 6 et 7. Pereira Acacio, « Cinq meurtres, six viols : le parcours de Patrice Alègre devant les assises », in Le Monde, mardi 12 février 2002. Besset Jean-Paul, Broussard Philippe, « Affaire Alègre : Toulouse Doute, Baudis accuse », in Le Monde, dimanche 15 juin 2003, p. 1 et p. 6-7. Davet Gérard, « Accusée de faux témoignages, l’ex prostituée “Fanny” refuse d’être confrontée à “Patricia” dans l’affaire Alègre », in Le Monde, mercredi 17 décembre 2003, p. 13. Besset Jean-Paul, « Audition décisive de deux ex prostituées dans l’affaire Alègre », in Le Monde, vendredi 23 mai 2003, p. 11. Thoraval Armelle, « Alègre : Bourragué en passe d’être blanchi », in Libération, mercredi 24 septembre 2003. Thoraval Armelle, « Affaire Alègre : la justice change de tête à Toulouse », in Libération, jeudi 29 mai 2003. Chemin Ariane, « Dominique Baudis entendu comme partie civile dans le dossier Alègre », in Le Monde, vendredi 27 juin 2003, p. 34. Bacqué Raphaëlle, Besset Jean-Paul, « Affaire Alègre : Dominique Baudis dénonce un “complot politique” », in Le Monde, dimanche 15 juin 2003, p. 1 et p. 6-7. Collectif, « Dominique Baudis innocenté dans l’affaire Patrice Alègre », in Le Monde, vendredi 19 septembre 2003, p. 1 et p. 10-11. Thoraval Armelle, « La nouvelle Affaire Alègre ébranle la justice », in Libération, mercredi 28 mai 2003. Davet Gérard, « La Dépêche du Midi se défend d’être allée trop loin, » in Le Monde, jeudi 23 octobre 2003, p. 1 et p. 12-13.

Sites internet www.ojd.com : OJD, Association pour le contrôle de la diffusion des médias. www.ina.fr : INA, Insitut National de l’Audiovisuel. www.ladepeche.fr : La Dépêche du Midi. http://doc-iep.univ-lyon2.fr/accueil.html : site du web de la doc, IEP de Lyon. www.investigateur.info : magazine L’Investigateur. 60 Annexes

Annexes

A consulter sur place au centre de documentation de l'Institut d'Etudes politiques de lyon.

Résumé

« L’affaire Alègre », « affaire Baudis » ou « nouvelle affaire Alègre » impliquait des accusations graves de la part d’ex prostituées à l’encontre de notables toulousains. Avant même que ces accusations ne soient prouvées ou infirmées, l’affaire relevait du scandale. Ceci est du à une mécanique particulière. L’affaire Alègre a démarré à Toulouse, dans un milieu politique et médiatique très particulier. Elle a fait sortir le quotidien régional La Dépêche du Midi de sa neutralité, qui a pris position en faveur des accusatrices. Ce traitement particulier a accéléré l’enchainement des événements et a propulsé l’affaire sur la scène médiatique nationale. Celle-ci est alors devenue un sujet difficile à manipuler pour la presse « de référence », qui, gouvernée par l’émotion et le besoin de rapidité, a commis des erreurs altérant sa légitimité.

Mots clefs

scandale, calomnie, erreur journalistique, investigation.

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