Après le 11-Septembre Anniversaire Comment la fiction peut-elle surgir d’un tel Il y a cinquante ans se tenait à Paris événement ? Réponses à travers plusieurs le premier congrès international romans américains et le point de vue des écrivains et artistes noirs. René Depestre de Frédéric Beigbeder. Dossier. Pages 6-7. et témoignent. Page 2. 0123

DesLivresVendredi 22 septembre 2006 Littérature française « L’Elégance du hérisson », MICHEL SCHNEIDER de Muriel Barbery ; « Des chevaux noirs », de Daniel Arsand ; « Démolir Nisard », d’Eric Chevillard. MARILYN, Pages 3 et 4. L’ÉTERNELLE ÉNIGME Arts Les « Ecrits sur l’art » de J. K. Huysmans ; la vie secrète d’Anthony Blunt, de Miranda Carter ; « Anachroniques », de Daniel Arasse. Page 10.

Luc Lang Trois ans après « 11 septembre, mon amour », il publie « La Fin des paysages ». Rencontre avec un écrivain à la recherche de la « voix libérée ». Page 12.

Stéphane AUDEGUY Fils unique

L’écrivain s’est penché sur le destin ph. C. Hélie © Gallimard roman

« De l’espoir désordonné à l’ordre de la Terreur, de la comédienne, à partir de la relation Audeguy, sans le moindre instant de fléchissement, se coule dans la voix véhémente de François pour faire intense et singulière qu’elle entretint voyager, rêver (réfléchir aussi), son lecteur. » Patrick Kéchichian, Le Monde des livres avec son dernier thérapeute. Page 3. Rentrée littéraire Gallimard 0123 2 Vendredi 22 septembre 2006 FORUM

« Le Monde » publie de larges extraits du discours prononcé par René Depestre à la Sorbonne, pour le cinquantenaire du Congrès des écrivains noirs Soulever les pics montagneux de nos malheurs

phénomène de racialisation de l’histoire gamme composite de l’expérience Le moment n’est-il pas venu d’une Le congrès de 1956 répondait à cette des relations humaines. humaine de la planète. Avant nous, au réorientation du sacré lui-même vers les logique panhumaniste qui permettait René Depestre En dressant, dès « l’équipée océane » XXe siècle, de grands esprits comme W. idéaux de la société civile internationale d’outrepasser les revendications fondées de Colomb aux Caraïbes, une couleur de E. Du Bois, Rabindranath Tagore, José en formation ? Mêlés de plus en plus les sur les essentialismes et les indigénismes l y a eu décolonisation des peau contre une autre, alors que la Marti, Alfonso Reyes, Jorge Luis Borges, uns aux autres, les peuples attendent des qui ont pris pour fonds de commerce et institutions impériales, différence de teinte épidermique n’a Neruda, Carpentier, Senghor, Césaire, intelligentsias de nouveaux cris de d’ignominie l’abominable conjonction de décolonisation des mentalités aucune signification esthétique et morale, Fanon, suivis de près par Carlos Fuentes, ralliement, qui devraient pouvoir se la violence et du sacré. L’expérience colonialistes et racistes, mais ne les colonisateurs mirent en place la plus Naipaul, Edward. W. Said, Gabriel Garcia passer de l’aide des improbables spirituelle du Congrès de 1956 n’a pas reste-t-il pas encore à décoloniser néfaste opération de haine et de solitude Marquez, Wole Soyinka, Rushdie, protagonistes surnaturels dérisoirement pris une ride. Elle invite plus que jamais lesI concepts mythologiques dévalorisant de toute l’histoire des humanités. Glissant, Walcott, ont effectué dans la extra-historiques. la jeunesse à un effort d’imagination et des négros, bicots, coolies, pêle-mêle (…) Le processus capitalistique actuel Weltanschauung européenne un voyage « La francophonie, a dit un jour de volonté capable de soulever les pics indigènes des temps du mépris de la est en train d’invalider toutes nos d’exploration sans précédent. Nous leur Léopold Sédar Senghor, c’est cet montagneux de nos malheurs. condition humaine ? discussions sur l’identité culturelle, sur devons comme à nos maîtres d’Europe et humanisme intégral qui se tisse autour de Quant à mon vieil âge d’homme, la Un bilan des cinquante dernières l’état des lieux des religions du salut, sur des Etats-Unis, de l’Inde, de la Chine et la terre : cette symbiose des “énergies photo de famille de 1956 le saisit au années, avec l’automne 1956 pour point les anciennes sagesses, comme sur notre du Japon, et des autres civilisations, la dormantes” de tous les continents, de toutes collet, et lui dit : Garde tes lampes de repère, permet de constater que le sens traditionnel du bien et du mal. La possibilité d’accéder à une vision les races, qui se réveillent à leur chaleur allumées jusqu’à ton dernier souffle et racisme d’origine colonial est en net nécessité s’impose d’une nouvelle synoptique et intégrante de l’histoire des complémentaire. » rappelle-toi, dans la fidélité à Léopold recul dans le monde. L’Apartheid a été conscience intellectuelle, politique et idées de tous les peuples. Cette idée de la complémentarité des Sédar Senghor et à Aimé Césaire, qu’il démantelé dans l’Afrique du Sud de morale, comme d’une sensibilité La passion « identitaire », en énergies qui dorment dans les n’est pas du tout utopique de rendre Nelson Mandela. On n’entend plus dans rafraîchie aux données d’un tournant dans la haine les individus et imaginaires mondiaux me paraît l’abc du joyeusement contagieuse l’idée de les médias parler des rites barbares par panhumanisme mondial. Tout devrait les peuples les uns contre les autres, panhumanisme universel qui serait fraternité universelle comme « rapport lesquels le KKK déshonorait, toute honte désormais nous conduire à une conduit à des hubris vengeresses, des capable, de façon synergique, d’élever, à unique et évident entre les hommes ». a bue, l’histoire du Vieux Sud évaluation intelligente, imaginative, de vendettas, des attentats terroristes, un niveau jamais vu, le coefficient de nord-américain. La notion même de race l’ensemble des réalités historiques des quand ce n’est pas à la folie meurtrière civilité démocratique qui manque Ecrivain franco-haïtien, René Depestre a a perdu tout crédit anthropologique. Au sociétés. Gens originaires du Sud, on a comme il y a un lustre, à monter à dramatiquement à l’aventure de la notamment obtenu le prix Renaudot en pays de Walt Whitman, de William Du aujourd’hui librement accès à toute la l’assaut du World Trade Center ? mondialisation. (…) 1988. Bois et de Martin Luther King, des femmes et des hommes, issus des légendes atroces du coton, accèdent aujourd’hui aux plus hautes responsabilités. (…) Il y a cinquante ans, l’« épiphanie du monde noir » Sur le plan culturel, il n’est pas vrai qu’en France, ou en Occident en général, il existe dans les sphères du pouvoir une aris, 19 septembre 1956, amphi- apports de la civilisation africaine, invisi- richesse des sujets abordés par ces remar- monde noir » (3), a accompli ce que le volonté d’occultation du passé colonial. théâtre Descartes de la Sorbonne. ble ou déniée comme telle, à la culture quables orateurs (2). Tous posèrent pour Malgache Rabemananjara, dans son dis- L’anthropologie, par exemple, qui avait PLe premier Congrès international universelle. Civilisation « négro-africai- la photo de famille, prise dans la cour de cours inaugural, a nommé « épiphanie du souvent dérapé à ses débuts du temps des écrivains et artistes noirs s’ouvre sur ne », précisera Léopold Sédar Senghor, la Sorbonne. Mais quelle « famille » ? monde noir »,un« rendez-vous du donner des Lumières, s’est brillamment le discours d’un homme qui a porté de qui, avec Aimé Césaire et Léon-Gontran La question agitera quatre jours et du recevoir » selon Césaire, cité par Pri- rattrapée depuis. Au Brésil, dans la bout en bout cette première réunion de Damas, a forgé le concept de négritude. durant ce rassemblement d’hommes de ce-Mars qui prononça le discours de clô- Caraïbe, aux Etats-Unis, en Europe, l’intelligentsia du monde noir, représen- « Jusqu’au dernier moment, se souvient culture, dont la plupart se découvrent ture. La Société africaine de culture, issue comme en Afrique, le bilan est tée par 63 délégués venus d’Afrique, Christiane Diop, nous ne savions pas si le pour la première fois. Le retour à la mère de ce congrès, en organisera d’autres : à impressionnant. d’Amérique, d’Inde et des Caraïbes. gouvernement nous allouerait la salle Des- Afrique, le concept de négritude cher aux Rome en 1959, puis en terre africaine Outre les préoccupations, avant tout Alioune Diop (1910-1980) a déjà derriè- cartes. Sartre, Malraux, Camus nous ont francophones, mais encore la « situation pour le Festival mondial des arts nègres esthétiques, qui sont consubstantielles à re lui « plus de quinze années d’obstina- protégés par leur amitié, mais sans jamais coloniale », dont Aimé Césaire affirme de Dakar (1966), avant Alger (1969) et leurs fonctions, les littératures africaines, tion au service de la culture noire ». Il est intervenir dans nos réunions. » Picasso qu’elle est leur commun dénominateur, Lagos (1977). Devenue Communauté afri- caribéennes, afro-américaines n’ont pas le fondateur de la revue (1947) puis de la signe l’affiche du Congrès, Claude Lévi- sont loin de résonner également pour caine de culture (CAC), l’association est arrêté de jouer un rôle incandescent de maison d’édition Présence africaine, que Strauss, comme beaucoup d’autres tous. La délégation américaine ne se actuellement présidée par l’écrivain nigé- décolonisation des structures dirige toujours, à la libraire de la rue des absents, envoie un message de sympathie reconnaît pas dans ce discours. Richard rian Wole Soyinka, premier Prix Nobel psychologiques héritées des temps de Ecoles, sa veuve, Christiane Diop : «La aux congressistes. L’Américain James Wright se fait le porte-parole le plus véhé- de littérature africain (en 1986), dont la l’imperium. (…) préoccupation principale de monsieur Baldwin, venu couvrir l’événement, a lais- ment de ce grand écart. Lumières noires, présence à la célébration du Congrès de Césaire fit bien de rappeler que Diop était le manque de reconnaissance, sé sur ces heures historiques un texte qui le documentaire que Bob Swaim a réalisé 1956, à Paris, grâce au soutien de l’insti- l’indépendance politique n’était pas tout. qui le rendait malade. Il n’était pas un en décrit à la fois l’atmosphère et les sur ce Congrès pour France 2, montre tut W. E. B. Du Bois de Harvard, établit Un déplacement du colonialisme ou de homme politique, mais un homme de enjeux : « Princes et pouvoirs » (1). Le comment, quoique « purement culturel- le lien avec force. Cinquante ans plus l’indigénisme, d’une couleur de peau à culture, au sens où la culture est le préala- docteur Price-Mars, anthropologue et rec- le », cette rencontre se déroule sous sur- tard, les femmes, qui étaient les grandes l’autre, était un malheur toujours ble au rééquilibrage de la société. » teur de l’université d’Haïti, préside le veillance. On est en pleine guerre froide. absentes de la tribune de 1956, auront le possible. Il y avait le danger d’un Sénégalais, musulman converti au Congrès. Il a 80 ans, l’âge de René Depes- Et au temps de la guerre d’Algérie. Le dernier mot des rencontres 2006 processus d’intériorisation de la catholicisme, Diop avait réuni au « comi- tre aujourd’hui, présent à l’époque, tout psychiatre et écrivain martiniquais « Bilans et perspectives » qui se dérou- servitude, le risque d’un surplace té de patronage » de sa revue André comme Edouard Glissant. Frantz Fanon prendra la parole sur lent cette semaine à l’Unesco. a existentiel qui coincerait les peuples Gide, Théodore Monod, Emmanuel Mou- « Racisme et culture ». Dans le contexte Valérie Marin La Meslée dans des manœuvres et des rites nier, l’écrivain américain Richard Wri- « Situation coloniale » de la décolonisation en marche, la com- d’auto-victimisation, prétendument ght, mais encore Sartre, Leiris, Camus et Les communications, qui portent sur munication prononcée le même jour par (1) Personne ne sait mon nom (Gallimard, identitaires. N’est-ce pas la tragédie qui Césaire. En rassemblant à Paris des intel- l’esthétique négro-africaine (Senghor), la Aimé Césaire, « Culture et colonialis- 1954). accable les Haïtiens, à deux siècles de lectuels noirs de tous horizons, c’est un culture peule (Amadou Hampaté Bâ), le me », crée l’événement : « Laissez entrer (2) Présence africaine, numéro spécial leur indépendance nationale. Bandoung de la culture africaine que réalisme merveilleux des Haïtiens (Jac- les peuples noirs sur la grande scène de l’his- VIII-IX-X. Choix de textes mis en onde sur Pour éviter aux générations qui Diop a en tête, depuis son retour de la ques-Stephen Alexis), l’écrivain noir (le toire. » René Depestre assure que «la France Culture le 24 octobre à 20 h 30. montent de subir les vicissitudes d’un conférence qui avait donné naissance, en Caribéen anglophone George Lamming), parole de ce Congrès fut celle de Césaire ». (3) Alioune Diop, le bâtisseur inconnu du processus d’haïtianisation de leur avril 1955, au mouvement des non-ali- ou encore le passé et le présent de la Au terme de ces journées où les monde noir, de Frédéric Grah Mel (Presses parcours décolonial, il convient, dès gnés. A l’aube de la décolonisation, il culture africaine (l’égyptologue Cheikh notions de culture, de métissage et de universitaires de Côte d’Ivoire, 1995). l’école et l’université, qu’on leur s’agit de se connaître soi-même, en fai- Anta Diop), à lire dans les Actes publiés colonisation ont suscité d’ardents débats, www.unesco.org inculque une claire vision du sant l’inventaire pluridisciplinaire des par Présence africaine, témoignent de la Alioune Diop, « le bâtisseur inconnu du www.dubois.fas.harvard.edu Wole Soyinka : « Le discours racial est, hélas, bel et bien vivant »

Wole Soyinka, écrivain nigérian, tension structurelle. Sa revue a Prix Nobel de littérature 1986, pré- ouvert le chapitre de la civilisa- sident de la Communauté africai- tion, de la culture et de l’histoire ne de culture (CAC), était présent, africaines. Nous qui apparte- mardi 19 septembre, à la Sorbon- nons à la génération plus jeune ne. « Le Monde » a recueilli ce des années 1950, nous sommes témoignage de filiation à Alioune ralliés à sa bannière malgré les Diop. réserves que nous nourrissions sur certains aspects de sa formu- ’ai accepté de devenir prési- lation initiale de la négritude. dent de la Communauté afri- La leçon la plus importante caine de culture il y a un an, du congrès de 1956 est que la J me à la requête de M Diop et race reste une question tenace, avec les vifs encouragements que le discours racial est, hélas, d’Aimé Césaire. J’ai accepté par- Wole Soyinka. AFP bel et bien vivant. Nous devons ce qu’Alioune Diop, un homme rappeler, à ceux qui en doute- immensément respecté qui a culturelle, et encore moins d’as- raient, que le racisme est la succombé à la stupidité du gou- sumer la prise en charge. conséquence des actions des vernement militaire du Nigeria Présence africaine est un espa- autres, non des personnes d’ori- lors du Festival mondial des ce d’accueil pour l’ensemble de gine africaine : ces dernières arts nègres (Festac), en 1977, l’Afrique et de la diaspora, n’éprouvent aucun malaise d’or- était comme mon frère aîné. c’est-à-dire de la « famille dre racial, mais elles sont Je remboursais ainsi une dette nègre », où qu’on la trouve, la contraintes de répondre à ces nationale. Alioune Diop a en reconnaisse, l’affirme ou la met- gens dont le comportement effet consacré sa vie au deuxième te en cause. C’est cette identité obéit à une pulsion raciste. Ceux Festival des arts nègres de 1977. que l’organisation elle-même qui ne parviennent pas à com- Ses projets ont été contrecarrés : s’est efforcée d’exprimer et de prendre cela devraient regarder il fut chassé par le régime militai- diffuser. Présence africaine s’ins- ce qu’il se passe au Darfour. » a re, responsable de l’organisation crit dans le prolongement de l’ac- Recueilli par V. M. L. M. d’un événement dont il était inca- tivité noire intellectuelle et créa- Traduit de l’anglais (Nigeria) pable de percevoir l’ampleur trice du XXe siècle, elle en est l’ex- par Christine Vivier 0123 LITTÉRATURES Vendredi 22 septembre 2006 3 Hollywood transfert Michel Schneider se penche sur la relation intense et peu orthodoxe de Marilyn Monroe avec son dernier psychanalyste

es mythes sont toujours cher, il faut d’abord définir une distance. juifs russes, qui ren- moins riches que la réalité. Et, justement, la psychanalyse – dont contra Freud à On peut les cerner, reconsti- Michel Schneider est un praticien – est Vienne en 1933. tuer leurs origines et repé- une science assez souple, assez interroga- Lorsque la cure rer la main de l’homme qui tive d’elle-même, pour permettre d’éta- débute dans son les a bâtis à sa mesure. Déce- blir et de penser cette distance. De plus, cabinet de Beverly Lvante ou inouïe, la réalité, elle, reste elle met de la parole et du langage là où Hills, il est « deve- indéchiffrable, abyssale. Mythe moder- le silence fait souffrir et tue, là où les ima- nu la vedette de l’in- ne, donc simpliste, Marilyn Monroe ges sont désespérément muettes. Enfin, conscient freudien convient trop parfaitement à nos rêves. elle construit un certain type de relation made in Hol- Des rêves que l’industrie cinématogra- où une histoire, non seulement se racon- lywood ».Unde phique et la photogra- te, mais s’échange. ses confrères disait MARILYN phie ont soigneuse- même de lui qu’il DERNIÈRES ment encadrés. Bien « Droguée du freudisme » était « l’épine dorsa- SÉANCES sûr, il serait naïf d’op- A la fin de son livre, Michel Schneider le de la psychanaly- de Michel poser l’image et le explique la nature de cet échange : se dans tout l’ouest Schneider. modèle, ce rêve élé- « Une histoire n’est vraie que lorsqu’on y des Etats-Unis ». mentaire que la comé- croit, et elle change de contenu à chaque Peter Lorre, Vivien Grasset, dienne blonde a fait narrateur. Un cas clinique n’est pas un Leigh, Tony Curtis, 532 p., 20 ¤. naître et de la réalité roman racontant ce qui s’est passé, mais Frank Sinatra ou de sa personne tragi- une sorte de fiction que l’analyste donne encore Vincente Photographie refusée par Marilyn, tirée du catalogue de l’exposition « Marilyn Monroe, la que et de son existence dévastée. de lui-même. La vie de l’analyste n’est pas Minnelli se sont dernière séance » (musée Maillol, jusqu’au 30 octobre 2006). BERT STERN/GALLIMARD/MUSÉE MAILLOL Michel Schneider n’a pas du tout cher- détachable du cas de patient. » C’est à allongés sur son ché à se faire une place dans la foule partir de cette « sorte de fiction » et de ce divan. L’analyse de Marilyn durera vingt dre les impasses du transfert ». « Mais où Capote. Manière de mettre l’énigme à compacte des biographes et des enquê- « non-détachement » qu’il a construit mois. Une relation très peu orthodoxe se ça s’arrête, la thérapie par l’amour ? », lui son juste niveau, loin de l’anecdote et du teurs qui se sont penchés sur Marilyn, et raconté sa propre histoire de Marilyn. noue entre celle qui, selon Anna Freud, avait demandé un jour, agressif et fantasme. « A qui appartenez-vous ? », avec une certaine prédilection pour son Véritable « droguée du freudisme », n’est pas du tout « une patiente analyti- anxieux, son collègue Milton Wexler. avait demandé Greenson à sa patiente ; cadavre… Mais, curieusement, son Marilyn Monroe eut le temps d’avoir, quement idéale » mais un nœud d’angois- « Incompatibles et inséparables, « A la peur », avait-elle répondu. roman n’est pas non plus un rêve ajouté dans sa courte vie, quatre psychanalys- se, de détresse et de demande infinie, et Marilyn et Ralph allaient bientôt se per- Fresque passionnante et minutieuse aux autres rêves, une divagation ou une tes, dont Anna Freud, fille du père fonda- un praticien qui navigue à vue, avec sa dre. Pas se quitter, se perdre l’un dans mais jamais pesante ou convenue de ce spéculation – notamment sur la mort. teur, qu’elle alla voir à Londres à l’autom- propre boussole, impuissant à bien pen- l’autre. » Dans la nuit du 4 août 1962, monde réduit à la dimension d’Hol- Son intérêt pour Marilyn, tel qu’il le ne 1956. En janvier 1960, l’actrice com- ser la distance qui le sépare de sa patien- Marilyn est retrouvée morte chez elle, lywood, avec ses décors, ses mirages et manifeste, n’est pas de l’ordre de la fasci- mence ce qui sera sa dernière analyse. te. D’ailleurs, un jour, Greenson avance- probablement suicidée. « C’est la mort ses complots, avec sa foule de figurants, nation, de l’amour éperdu pour une icô- Elle choisit Ralph Greenson, un méde- ra la notion problématique d’« alliance qui l’a tuée. Personne d’autre, ni elle ni qui magnifiques ou médiocres – Clark ne. D’ailleurs, pour prétendre s’appro- cin connu, né à Brooklyn en 1911, fils de thérapeutique » comme « moyen de résou- que ce soit », conclut son ami Truman Gable, Yves Montand, John Huston, George Cukor, Billy Wilder, Lee Stras- berg, ou encore John et Robert Ken- nedy… –, le roman de Michel Schneider « D’un mythe, j’ai dû faire une personne » va bien au-delà d’une simple reconstitu- tion d’époque. Il fait surgir, sous une lumière ambivalente et complexe, les Dans votre livre, le cinéma n’est-il studios. Un écran nommé désir. Cette Le roman est découpé en séquences toires, tourmentées, blessées. Celles deux figures de l’actrice et de son théra- pas bien plus qu’un décor ? histoire d’amour et de désamour, de ou en séances qui reprennent les élé- que le désir déchire, comme dit Baude- peute. Cependant, entre Marilyn en Je m’intéressais aux rapports entre la malentendu et de haine entre le cinéma ments du passé pour éclairer le présent laire, pas celles que vivre contente. exposition perpétuelle – en « surexposi- psychanalyse et le cinéma pour un scéna- et la psychanalyse atteignit un point d’in- et répètent des thèmes, des images, des Greenson était de ceux-là, et Marilyn tion », dira Mankiewicz – et le psychana- rio de documentaire. J’ai découvert que candescence dans la relation de Marilyn mots. Comme au cinéma, ou dans une plus encore. Mais d’un mythe, j’ai dû lyste qui s’appuie sur la règle analytique dans les années 1945-1965, nombre de à Ralph Greenson. On croit voir un film cure. Mais, au risque de heurter, je ne faire une personne. D’un monstre un comme un funambule marche sur la cor- cinéastes et de psychanalystes ayant fui noir mettant en scène des histoires de crois pas que la vérité guérisse, ni que la personnage. de raide, la partie ne se joue pas qu’à l’Europe et le nazisme s’étaient retrou- drogue, de sexe, de solitude et de meur- psychanalyse en permette l’élucidation. J’ai cru plus aisé de mettre en deux. Propagateur de toutes les illu- vés à Los Angeles dans une même com- tre. Ils n’ont pas couché ensemble mais A la fin d’une cure comme à celle d’un roman des personnes réelles, mais cela sions, miroir de séduction donnant sur munauté d’origine et de langue, parta- ils ont vécu une histoire passionnelle roman, ce qui se sera vraiment passé, a été en fait plus difficile, car leur ima- le vide, le cinéma est à la fois un parte- geant cette culture « Mitteleuropa » d’emprise et de dépendance récipro- personne n’en saura rien. La psychana- ge est déjà formée dans l’œil du lec- naire et un révélateur. disparue dans la guerre. Entre ces deux ques, à mille lieues de l’orthodoxie freu- lyse vise à donner aux êtres qui s’y enga- teur et je ne peux les imaginer trop ou D’une admirable disponibilité à mondes, il y eut une sorte d’osmose dienne. Mais le vrai conflit qui sous-tend gent un récit vivable de ce qu’ils sont et trop loin de ce qu’on croit qu’ils ont l’égard de son sujet – une disponibilité assez effrayante. Les psychanalystes par- le roman n’est pas entre le cinéma et la à raconter comment les choses pour- été. A la fin, Marilyn reste une énigme, qui est le contraire de la complaisance et ticipaient aux scénarios et aux tourna- psychanalyse, c’est celui – commun aux raient s’être passées. Ce n’est pas si mal. une ombre blanche, le rayonnement de la séduction –, Michel Schneider ges, et les réalisateurs, les acteurs, les deux et qui nous traverse tous – entre les Tout en dégageant Marilyn de son d’une étoile morte qui nous parvient construit, orchestre son roman avec une producteurs étaient tous sur des divans. mots et les images. mythe, vous en faites une personne des années après sa disparition. Com- intelligence en tout point remarquable. En toile de fond, Los Angeles en Techni- Si la psychanalyse est un bon opaque et infiniment souffrante, me les êtres, peut-être que les romans Et, soudain, une image depuis long- color et New York en noir et blanc. Ce instrument d’enquête, elle semble, marquée par la fatalité… ne sont pas faits pour être compris, temps figée, enfermée dans son mythe, que Freud appelait l’autre scène se à vos yeux, impuissante à rendre Dans la vie comme dans le roman, je mais pour être aimés. a prend vie et consistance. a jouait alors dans et autour des grands compte de la vérité d’un être… n’aime que les personnalités contradic- Propos recueillis par P. K. Patrick Kéchichian

Deux solitaires dans l’ordinaire d’un immeuble bourgeois Se cacher ou disparaître

L’ÉLÉGANCE Deux personnages silencieux, du hérisson ». Elle-même est DU HÉRISSON méconnus, qui portent, sur le hypersensible aux dissonances, de Muriel Barbery. microcosme de l’immeuble, un comme si elle avait « un genre regard sévère et caustique. On d’oreille absolue pour les couacs, Gallimard, 368 p., 20 ¤. trouve ici un diplomate, un pour les contradictions ». Ces conseiller d’Etat, un député incomprises se reconnaissent e premier roman de ancien ministre, un industriel de comme des « âmes sœurs » à tra- Muriel Barbery, Une gour- l’armement, leurs épouses, leurs vers leur passion partagée pour L mandise (Gallimard, 2000, enfants, leurs animaux, leurs le Japon, leur recherche de la puis « Folio »), était une réussi- employés de maison. On décou- « beauté pure » :la« contempla- te : le « pape de la critique gastro- vre leurs ridicules, leurs préju- tion de l’éternité dans le mouve- nomique » – grand gourmet gés, leurs fautes de tact et leurs ment même de la vie ». méchant homme – cherchait, à manquements à la grammaire… Peut-on infléchir son destin, la fin de sa vie, une saveur d’en- Si les riches ont le « devoir du échapper au déterminisme fance oubliée. Beau », ceux-ci n’en savent rien. social ? Renée aurait pu choisir Tout naturellement, son la révolte : elle préfère se cacher deuxième livre se greffe sur le « Princesse clandestine » derrière les stéréotypes, au ris- premier : on retrouve, à la veille Tout change dans cet immeu- que de disparaître. Mais sa déri- de sa mort, Arthens, le critique, ble figé, après la mort d’Arthens, sion fait mouche, qu’elle s’exerce dans son immeuble parisien de lorsque son appartement est sur les autres ou sur elle-même. la rue de Grenelle. Le récit est racheté par un Japonais raffiné A sa confession répondent, mené par deux voix, que distin- et bienveillant : curiosité, excita- avec beaucoup d’humour dans le gue la typographie : celle de tion générale, fraîcheur. Kakuro désespoir, les « pensées profon- Renée, la concierge – autodi- Ozu sait discerner, en la revêche des » de Paloma qui tente égale- dacte cultivée, qui s’enlaidit concierge, une « princesse clandes- ment de capter le « mouvement pour se camoufler –, et celle tine et érudite » : comme elle, il du monde ». Et c’est surtout ce d’une petite fille surdouée, Palo- apprécie Tolstoï et les natures journal savoureux d’une préado- ma, 12 ans, qui veut mettre le mortes hollandaises. lescente, au regard lucide et acé- feu à l’appartement de ses La petite Paloma a déjà com- ré, qui, dans sa fougue rageuse, parents si elle ne trouve pas une pris que, bardée de piquants à emporte la conviction. a raison sérieuse de vivre. l’extérieur, Renée a « l’élégance Monique Petillon 0123 4 Vendredi 22 septembre 2006 LITTÉRATURES

Daniel Arsand donne la parole à un fou criminel dont le récit familial ouvre sur les passions les plus obscures de l’esprit humain L’imaginaire du crime

ans une prison, un assassin son de geste orientale. On le pensait semble s’entretenir avec un cantonné à cet univers-là, certes délibé- interlocuteur, un psychiatre rément lyrique, passionnel, animé de D sans doute, puis écrit comme fureurs presque animales. Et il a révé- un fou pour raconter non pas son cri- lé, immédiatement après, une autre me, qu’il avoue tout de suite, mais aus- veine, beaucoup plus classique, avec si toute l’histoire de ses ancêtres, une des récits familiaux, sombres, mais lignée d’illuminés. Sa capacité d’identi- retenus. Dans Ivresses du fils, un livre fication aux hommes qui l’ont précé- de commande censé célébrer le vin dé, depuis le XVIIIe siècle (« tous les (2), il se livrait de façon directe : son sédiments par lesquels s’est constitué adolescence, sa sexualité, sa solitude, mon nom »), inquiète le lecteur, qui, à ses passions. On avait parfois du mal à mesure que les destins successifs se relier entre elles ces zones assez dis- rapprochent de celui du narrateur, semblables de la vie intérieure. Et voi- commence à douter de l’épopée. là que dans ce roman on en comprend Quel poème lyrique est-on en train l’unité. De la Province des ténèbres,ila de lire ? Ces Renaud, ces Christophe, retenu le rêve, la langue précise dans ces Serge, ces Eric, ces Vincent qui pré- la description de la folie, le souffle. De cèdent Jo Harfang, le criminel, dans ses textes romanesques plus classi- quelle couche incons- ques, une élégante facilité à esquisser DES ciente se terrent-ils ? de multiples existences familiales. Et Raymond Depardon, 1979. MAGNUM PHOTOS CHEVAUX Daniel Arsand décrit- de son récit intime, une violence dans NOIRS il vraiment la genèse sa façon d’interroger en lui-même les d’un roman anglo-saxon. Car c’est un comprendra pas. Ces « hommes familier au lecteur, le convainc de sa de Daniel d’un crime ? Ne met- pulsions les plus obscures. homme exalté et pressé qui s’exprime. libres » qu’il chante et qui sont ses déraison. Tout dans la narration Arsand. il pas plutôt à plat D’une lignée de suicidés que va-t-il ancêtres constituent seulement une devient douteux. L’espèce de genèse l’imaginaire poéti- Noires épaves ressortir ? se demande-t-il dès les pre- légende familiale. Cavaliers, soldats, qui l’annonçait participe à augmenter Stock, 180 p., que du mal ? Ces che- Julien Green est un des rares écri- mières pages. « Serai-je demain comme chirurgien, architecte : ces figures l’étrangeté angoissante du récit. Plus 15,50 ¤. vaux libérés en hor- vains de langue française à avoir tracé si je n’avais jamais été ? Moins qu’un brouillées de la virilité permettent au les tragédies se multiplient, plus la de égarée, fuyant un cette voie-là. Mais Julien Green était feu éteint ? Moins que rien ? Et mort, on narrateur de construire son propre parole de Jo Harfang s’éloigne, s’em- incendie, dans la tradition des romans de culture anglo-saxonne. Poe, devient quoi, hein ? » Mais aux guer- tombeau, dans une très belle page bue, se délite. Et l’écrivain prouve avec sanglants ou gothiques, qui seront la Hawthorne, Thomas Hardy étaient ses res, aux suicides, aux meurtres, qui située au centre du livre : « Je suis né éclat la force imaginative de ses rêves, fixation fantasmatique du narrateur et maîtres. On sent que Daniel Arsand résonnent dans sa tête de fou, celui d’eux. Je suis un agglomérat magnifique qu’une seule page finale fait éclater la représentation du désir coupable et est nourri de littérature anglo- qui parle préfère les amours, entre de silence et de lave, comme tous les comme une bulle. a de la volonté de tuer, expriment, saxonne, non pas dans ses références hommes ou entre hommes et femmes, dieux le sont, non ? Aucun mot ne pour- René de Ceccatty mieux que tout, le rapport de l’écrivain (car, à part un épisode londonien, l’ac- sans distinction, dans une sorte de rait me décrire. Je suis plus qu’une phra- à son livre, à ce qui l’inspire, à ce qu’il tion, de siècle en siècle, se déroule à sexualité ardente, lawrencienne. «Ber- se, plus qu’un chapitre, plus qu’un livre. (1) Phébus, 1998. Prix Femina du premier tente d’affronter, aux frontières de la Paris et dans des paysages provin- nard Horst. Renaud Harfang. Deux Je suis quelqu’un. Je suis l’indicible et je roman. conscience. ciaux qu’il connaît bien), mais dans sa amants. Ça me fait du bien d’écrire suis de feu. » (2) Stock, 2004. Romancier tardif, Daniel Arsand a façon de pointer en chaque être ces leurs noms. J’ai l’impression de respirer Et c’est alors que commence vrai- étonné avec La Province des ténèbres noires épaves qu’une vie entière ne suf- à leur rythme. Pendant quelques heures ment l’autobiographie du jeune mytho- Signalons également la parution en (1), roman intemporel, sensuel, guer- fit pas à laisser émerger. Bien enten- je serai ces deux-là. Et je vais compren- mane, qui, en se rejoignant lui-même, format poche d’En silence (Phébus rier, rédigé dans le style d’une chan- du, le rythme est plus vif que celui dre ce que c’est qu’aimer. » Mais il ne le en animant un décor moderne plus « Libretto », 224 p, 8,50 ¤. Pour en finir avec tous les Nisard

n vingt ans, quinze livres l’animal. Il est temps La compagne du narrateur, (1), une constante liberté d’interrompre cette descendance, Métilde, une femme qui a, elle, E de ton, un sens de de tarir cette sève où grouillent les pieds sur terre, tente de l’autodérision et du jeu, du brio comme têtards dans une vasière comprendre, voire de modérer et de l’humour : voilà les les agents morbides de la les pulsions meurtrières d’un qualités d’Eric Chevillard, propagation du Nisard et qui homme qu’elle aimait pour ses 42 ans. Terribles défauts en un s’écoule hors de lui par saccades « baumes », ses « onguents », temps où la lourdeur passe pour comme une hémorragie ». Vaste ses « caresses ». le sérieux et le ton lugubre pour programme. On a le choix entre prendre de la profondeur. Encore faut-il se prémunir son parti, et, au contraire, Déjà, en 1987, commentant le contre la tentation nisardienne décider de s’enrôler pour premier roman de Chevillard, de se faire le champion du démolir Nisard, car le Mourir m’enrhume, Bertrand passé, de diviser la littérature en narrateur sollicite assistance : Poirot-Delpech déplorait une deux camps, la littérature facile « Je ne cracherais pas sur un époque malade de « la solennité. et la littérature difficile. Ou bien, peu d’aide. Rejoignez-moi. Que dis-je ? La componction, à l’inverse, s’imaginer tuer Mettons-nous à plusieurs », laquelle est à la gravité ce que Nisard en vantant une supposée contre tous les Nisard de la sont, au caviar, les lentilles. Tant modernité conduisant à dire : terre pour qui « la littérature d’empois au pays d’Aymé, « Oui, je peux aimer Corneille, est un bien triste missel, une Audiberti, Queneau, Vialatte et quand il s’y met, même si la école de résignation. Le lecteur y Perec : quelque chose ne va vient tête basse entendre des plus. » Depuis, la situation s’est sermons et des réprimandes. (…) fortement aggravée. PARTI PRIS La folie, la fantaisie, la satire, la Après l’invention d’un JOSYANE hargne et le défi, la mélancolie critique hargneux (L’Œuvre et tous les autres soleils noirs de posthume de Thomas Pilaster, SAVIGNEAU la poésie ont roulé dans le 1999), après un autoportrait de fossé. » l’artiste en hérisson (Du littérature a évolué depuis, Ensuite, et enfin, grâce au hérisson, 2002), ce n’est progressé peut-être. » geste salutaire de Chevillard et certainement pas ce Démolir Le narrateur sait tout cela, et de tous ceux qu’il a gagnés à Nisard, où l’on rit à chaque ne fait pas de triomphalisme : sa cause, les artistes pourront page, qui va donner à Chevillard « C’est une grande douleur de passer à la phase suivante : le fameux empois nécessaire au savoir que Nisard a pesé de tout ignorer Nisard. a succès. son poids sur le cours des choses, Pourtant, quoi de plus grave qu’il fut à l’origine d’une chaîne DÉMOLIR NISARD et de plus sérieux pour un infinie de conséquences dont les d’Eric Chevillard. artiste que le désir d’en finir, roues tournent encore. » Quelle Ed. de Minuit, 176 p., 14 ¤. pour les siècles des siècles, avec est la part du masochisme dans une critique nourrie de la volonté frénétique de démolir (1) Aux éd. de Minuit, sauf grandiloquence et de Nisard ? Heureusement, D’Attaque (éd. Argol, 2003) et ressentiment ? Chevillard a Chevillard sait subvertir cette Scalps (éd. Fata Morgana, 2004). choisi comme emblème de sa obsession en inflation comique. passion destructrice Jean Nisard est partout. Ses Tous ceux que Chevillard aura Napoléon Désiré Nisard réincarnations contemporaines intoxiqués à Nisard se feront (1806-1888), élu à l’Académie sont parfois compromises dans une joie, en cette année des cent française en 1850 contre Alfred des faits divers plus ou moins cinquante ans de Madame de Musset, mais il vise tous ses glauques. Bovary, de lire le Discours avatars, ceux dont on peut La démonstration par prononcé à l’Académie française aujourd’hui encore écrire : « Par l’absurde est un art auquel par M. Désiré Nisard pour la ses idées étroites et arriérées, par Chevillard est rompu. Il se fait réception de M. Gustave sa morgue pédantesque, Nisard aider ici de Pierre Larousse, qui, Flaubert, de Paul Reboux (éd. du était naturellement désigné aux dans son premier dictionnaire, Trianon, « Réceptions suffrages de l’Académie » (pour consacra une longue notice à posthumes », 1931), où la liste, voir le site Nisard, encore vivant. Toutefois, Monsieur Homais, selon Nisard, (Existe aussi en version électronique) www.lerobert.com www.academie-francaise.fr). certaines phrases de Larousse « est le symbole de l’esprit Car Nisard « ne s’est déjà que ont un furieux air de modéré, clairvoyant et trop prolifiquement reproduit, Chevillard… rationnel ». 0123 LIVRES DE POCHE Vendredi 22 septembre 2006 5

« Les Cahiers rouges » rééditent quatre textes de Klaus Mann Une œuvre de jeunesse et un roman inachevé L’ombre du désespoir Capote inabouti

ustaf Gründgens est un acteur PRIÈRES EXAUCÉES Là où Proust met distance, humour, allemand célèbre quand, en (Answered Prayers) observations et descriptions minutieu- 1933, Goering le nomme direc- Suivi de Lettres inédites ses, Capote crache du venin. Ses G teur des théâtres. L’histoire se de Truman Capote. « Monstres à l’état pur » ne sont pas de souviendra de lui sous le nom de son beaux monstres. Il ne suffit pas de voir double littéraire, Höfgen, personnage Préface de Joseph M. Fox, en Sartre un « louchon » « au teint ter- de Mephisto, de son beau-frère Klaus traduit de l’anglais (Etats-Unis) reux », en Beauvoir « une taupe » « sen- Mann (1). par Marie-Odile Fortier-Masek, tant la jeune fille prolongée » et en Comme Gründgens, Höfgen est un Grasset, « Les Cahiers rouges », 230 p., Arthur Koestler « un nabot agressif » comédien qui ne pense qu’à sa réussite. 8,60 ¤. pour faire le portrait du milieu intellec- Pour l’atteindre et la garder, il se fait ser- tuel du Paris de l’après-guerre – on sau- viteur du nazisme, « clown pour la dis- LA TRAVERSÉE DE L’ÉTÉ vera néanmoins une évocation de Nata- traction des assassins ». De façon magis- (Summer Crossing) lie Barney et une visite à Colette, rares trale, le roman développe trois thèmes : de Truman Capote. traces de ce qu’aurait pu être un Prières la vie de Klaus elle-même, l’ubiquité du exaucées réussi. comédien de la scène à la réalité, et le ris- Préface de Charles Dantzig, que pour les intellectuels de perdre leur postface d’Alain U. Schwartz, Rêve proustien âme au profit des hommes du pouvoir. traduit par Gabrielle Rolin, Mais ce rêve proustien de Capote, A la parution de ce texte, en 1936, Grasset, 210 p., 12,90 ¤. grand et bon lecteur, est touchant, com- Klaus Mann a 30 ans. Fils de Thomas me est touchant le désir fitzgeraldien Mann, il est né à Munich. Enfance heu- uand on aime un écrivain, tout de La Traversée de l’été. Toutefois, Capo- reuse, adolescence d’un garçon espiègle est intéressant, la correspon- te a été bien avisé d’oublier ce coup très lié à sa sœur Erika. A 18 ans, criti- dance, les brouillons divers, les d’essai et de commencer sa carrière, en que dramatique dans un journal berli- Q échecs, les succès. Aussi les lec- 1948, par Les Domaines hantés, beau nois, il écrit Anja et Esther, une comédie teurs passionnés des Domaines roman de son Sud natal, où il était que joue un jeune acteur : Gustaf Gründ- Klaus et sa sœur Erika Mann, 1930. RUE DES ARCHIVES/SPPS/THOMAS MANN ARCHIVES hantés,dePetit déjeuner chez Tiffany,de retourné à la fin de l’adolescence, peut- gens. L’année suivante, il publie La Dan- l’étonnant De sang-froid (1), de la biogra- être, comme disait Carson McCullers, se pieuse (2) et, avec sa sœur Erika, il fait Klaus, son père écrivait : « Mes rapports forme de biographie romancée, Sympho- phie de Gerald Clarke (2) seront enchan- « pour ranimer son sens de l’horreur ». un séjour à Paris. Il rencontre Gide, Coc- avec lui étaient difficiles et point exempts nie pathétique est à la fois le tableau pré- tés de pouvoir relire Prières exaucées,le Car cette Traversée de l’été, commen- teau, Crevel, et part aux Etats-Unis. A d’un sentiment de culpabilité puisque cis de l’Europe de la fin du XIXe siècle et livre posthume, inachevé, de Truman cée alors qu’il avait 19 ans, a le charme son retour en Allemagne, il est plus pré- mon existence projetait par avance une un autoportrait quand Klaus parle de Capote (1924-1984), et de découvrir La des débuts, mais en rien la force des occupé de littérature que de politique, ombre sur la sienne. » L’ombre est désor- Piotr en soulignant « ses complexes, ses Traversée de l’été, son premier manus- Domaines hantés, ni même celle d’une mais quand, en 1933, son père doit s’exi- mais dissipée. angoisses, (…) la solitude presque insup- crit, qu’on croyait perdu, et qu’on a très belle nouvelle écrite en 1946, Un ler en Suisse, il s’installe à Amsterdam, Sur l’œuvre se posent les zones lumi- portable qui fut son lot » ; c’est aussi une retrouvé dans une vente aux enchères, été indien (3). L’héroïne, Grady McNeil, où il dirige une revue antifasciste, Die neuses du talent d’un écrivain qui, bien œuvre romantique par la quête d’un chez Sotheby’s, en 2005. 17 ans, « enfant inaboutie » selon sa Sammlung, tout en collaborant au Pari- que souvent isolé dans ses amours et pri- amour inaccessible et par les affres de la Le début et la fin : deux textes ina- mère, est une petite sœur de l’Holly ser Tageblatt, le journal des émigrés alle- sonnier de la drogue, ne vit pas les yeux création qui ne va pas sans bonheurs – boutis (Capote s’est toujours refusé à Golightly de Petit déjeuner chez Tiffany mands en France. fermés sur ce qui l’entoure, et fut, bien quel talent pour nous transmettre ces publier La Traversée de l’été), qui enca- – désormais inséparable de l’image que jeune, des premiers à prévoir l’arri- émotions contradictoires en évoquant drent l’œuvre d’un petit frère sudiste d’Audrey Hepburn dans le film de Bla- Zones lumineuses vée du nazisme. Si l’on excepte sa comé- Brahms, Moussorgski, Schumann… de Carson McCullers – dont il fut l’ami ke Edwards. Riche héritière habitant la Dans le même temps, il publie Sym- die et un recueil de nouvelles, c’est avec « Roman de l’émigration alleman- puis l’ennemi – devenu une commère Ve Avenue, elle tombe amoureuse de phonie pathétique (3), Mephisto et Fuite La Danse pieuse, Livre d’aventures d’une de. » Le sous-titre de Volcan (4) ré- planétaire à la méchante langue, com- Clyde Manzer, fils d’une famille juive au Nord, un appel aux intellectuels à jeunesse qu’il entre vraiment en littératu- sume ce qui fit de Klaus Mann un écri- me l’un de ses adversaires favoris, de Brooklyn, gardien dans un parking, s’engager dans la lutte politique. Natura- re, et par la porte du scandale. Non seu- vain. Du 15 avril 1933 à Berlin au 1er jan- Gore Vidal. sur Broadway. Pendant l’été où ses lisé tchèque, il quitte Amsterdam pour lement le roman décrit le désarroi de la vier 1939 à Marseille, le récit dit les Prières exaucées devait être l’aboutisse- parents sont en Europe, elle l’épouse New-York. Il y donne des conférences jeunesse allemande après la défaite de vies de tourments et d’humiliations des ment de l’œuvre de Capote. Il en avait en secret. Désastre garanti. qui dénoncent le nazisme, y fait paraître 1918 – Thomas Mann l’évoquait deux proscrits en exil. Vienne qui se prépare défini le projet dès 1966. Un grand Voilà un petit roman bien mené, par Le Volcan et Le Tournant, son autobio- ans plus tôt dans La Montagne magique à l’Anschluss, Paris et ses Parisiens, roman proustien placé sous le signe de un très jeune homme. Mais devenu un graphie. Naturalisé américain en 1943, – mais, avec l’histoire d’Andreas, un « ceux qui rient, ceux qui grondent », Thérèse d’Avila – « Il y a plus de larmes écrivain reconnu, Truman Capote écri- il est mobilisé, participe aux campagnes peintre qui, en compagnie d’une jeune Barcelone sous les bombes… ce volcan, versées sur les prières exaucées que sur cel- vait dans sa préface à Musique pour d’Afrique du Nord, d’Italie et d’Allema- fille particulièrement androgyne, fré- c’est l’Europe et « la disparition d’une les qui ne le sont pas. » En nommant caméléons : « Pour commencer, je crois gne. La guerre finie, il revient à Munich, quente les milieux homosexuels, il heur- splendeur qui a fait son temps ». Sans Proust, il avait fixé la barre très haut. Il que la plupart des écrivains envisage de reprendre son activité de te les bien-pensants. L’homosexualité doute trop méconnue, l’œuvre de le savait et c’est probablement pourquoi “surécrivent”. Je préfère, moi “sous-écri- journaliste mais supportant difficile- n’avait pas encore eu une telle place Klaus Mann se prolonge sans être mar- il semble n’avoir plus travaillé à ce pro- re”. » Ce qui était le cas, notamment ment qu’Erika fasse sa vie loin de lui, et dans la littérature allemande. Elle est ici quée par le temps. a jet, tout en continuant d’en parler, dans le très clinique De sang-froid. La déçu par une Allemagne qui n’accueille un thème qui se confond avec la crainte Pierre-Robert Leclercq après la publication, dans Esquire,des Traversée de l’été est épouvantablement pas ses exilés de retour comme il l’espé- de l’avenir ; le roman s’ouvre sur une trois seuls chapitres qui demeurent : surécrit, bourré de métaphores impro- rait, il s’installe aux Etats-Unis où son citation de Radiguet, et Andreas attend (1) Mephisto (traduit par Louis Servicen, « Des monstres à l’état pur » ; « Kate bables que Capote a dû ensuite détes- sort n’est pas meilleur, apatride dont le « l’apocalypse, une nouvelle guerre, un sui- préface de Michel Tournier, 416 p., 11,20 ¤). McCloud » ; « La Côte basque ». ter. Il a eu raison de ne pas le publier, pays d’origine ignore l’œuvre. La dro- cide de l’humanité ». (2) La Danse pieuse (traduit par Cette recherche du temps perdu, mais on est heureux de lire aujourd’hui gue est un vain remède au désespoir. A Piotr Tchaïkovski, un agent musi- Michel-François Demet, 252 p., 9¤). menée par un personnage assez médio- ce document. a Venu en France pour une cure, il se sui- cal déclare : « Vous êtes le plus grand (3) Symphonie pathétique (traduit par cre, P.B. Jones, cette plongée dans une Jo. S. cide, à Cannes, le 21 mai 1949. compositeur vivant. » Ces paroles d’un Frédérique Daber et Gabrielle Merchez, société cosmopolite, de New York à Tan- Thomas Mann, le père, Heinrich de ses personnages, Klaus Mann aurait 384 p., 10,80 ¤). ger, en passant par Paris et quelques (1) Le premier dans « L’Imaginaire », les Mann, l’oncle… voilà des ascendants qui voulu les dire lui-même à son composi- (4) Le Volcan (traduit par Jean Ruffet, autres villes, est un échec grandiose, deux autres en « Folio », Gallimard. ne facilitent pas l’entrée en littérature. teur préféré dont il a pris la dernière 556 p., 13,20¤). Tous dans « Les Cahiers dont se détache une belle figure, celle (2) Gallimard, 1990. Quelques semaines après la mort de composition pour titre. Hommage sous rouges », Grasset. de Kate McCloud. (3) Rivages, 1987. 0123 6 Vendredi 22 septembre 2006 DOSSIER

Comment, cinq ans après la catastrophe, la littérature s’est-elle emparée de l’événement Le roman à l’ombre des tours

ans les minutes qui suivent tions monolithiques imposées par la la catastrophe, un grand peur ou l’émotion collective. silence est réputé s’abattre Vue du côté du lecteur, la fiction sur les lieux – c’est du pose un autre problème, qui explique moins la représentation pourquoi elle peut difficilement surgir qu’en donnent, le plus sou- des cendres à peine refroidies : celui de vent,D les images filmées. Ainsi vit-on les la légitimité. Contrairement au docu- millions de débris des tours jumelles mentaire, elle propose un détourne- retomber en pluie sur Manhattan : sans ment flagrant de l’histoire, une réinter- bruit. Comme si l’ampleur du désastre prétation qui la rend incroyablement coupait radicalement court au commen- subversive. Sans compter qu’elle pro- taire, le souffle de l’effondrement met un plaisir, sinon scandaleux (éprou- balayant d’un coup toutes les paroles. ver « la terreur et la pitié » aristotélicien- Ensuite, peu à nes par l’intermédiaire d’un récit, sans EXTRÊMEMENT peu, les mots en être la victime), du moins vague- FORT ET reviennent. ment coupable. L’auteur de bandes des- INCROYABLE- D’abord ceux sinées Art Spiegelman, qui eut toutes MENT PRÈS de l’épouvante les peines du monde à faire paraître ses (Extremely Loud et de la descrip- dessins sur ce sujet, rassemblés dans imagine, de façon plus indirecte, com- héros d’Extrêmement fort et incroyable- Pourtant, ce roman fait montre d’une and Incredibly tion, puis ceux un extraordinaire album, In The Sha- ment la menace permanente engendrée ment près, n’avait que 8 ans quand son vitalité, d’un pouvoir de réinvention du Close) de l’explication dow of No Tower, en 2004 (A l’ombre par ces attentats contamine la vie des père est mort dans l’attentat contre le réel assez remarquables. Construit com- de Jonathan et, enfin, plus des tours mortes, Casterman), le décou- gens, sans même qu’ils s’en rendent World Trade Center. Un an après ce me une alternance de points de vue, Safran Foer. ou moins long- vrit à ses dépens, comme il l’a expliqué compte. Enfin, dans Terrorist (éd. Kno- qu’il appelle « le pire jour », le petit gar- celui de l’enfant et celui de son grand- temps après, à l’époque (Le Monde 2 du 4 septembre pf), John Updike perturbe les schémas çon trouve par hasard une clef dans le père, le texte se déploie suivant des Traduit de l’anglais ceux de la 2004). Aussi n’est-ce pas un hasard s’il classiques en se plaçant du point de placard de ce père disparu. Caché dans axes différents, tous deux dominés par (Etats-Unis) par fiction. fallut attendre cinq ans pour voir surgir vue de l’agresseur, comme le fait aussi un vase bleu, l’objet se trouve dans une l’ombre de la catastrophe. Du côté du Jacqueline Huet Car il faut la première vague de romans et de Martin Amis. Après plusieurs textes de enveloppe au nom de Black. grand-père, un juif originaire de Dres- et Jean-Pierre du temps, de la films tournant autour du 11-Septembre. réflexion sur le 11-Septembre, le roman- A partir de ce nom très répandu, de, celle de la seconde guerre mondiale Carasso, distance, pour Encore les films (World Trade Center, cier britannique a publié dans la revue l’auteur flamboyant de Tout est illuminé et de la hantise de l’effacement. Du côté éd. de L’Olivier, que le geste lit- d’Oliver Stone, et Vol 93, de Paul Green- The New Yorker d’avril 2006 une lon- (éd. de L’Olivier, 2002) se lance dans de l’enfant, la catastrophe du 11-Sep- 426 p., 22 ¤. téraire succède grass), offrent-ils une vision réaliste, gue et saisissante nouvelle baptisée The une ébouriffante entreprise de lutte tembre, qui débouche sur la recherche au documentai- voire naturaliste, de l’événement, Last Days of Muhammad Atta (« Les contre la disparition : malgré ses de la vérité, donc de la vie. Calqué sur re. Naturellement, les contre-exem- contrairement aux romans. derniers jours de Mohammed Atta »), « semelles de plomb » et ses phobies, la fragmentation qui résulte de l’explo- ples existent : en France, Frédéric où il prétend se glisser dans la tête du Oskar entreprend de visiter tous les sion, le livre entraîne dans un formida- Beigbeder a fait paraître, chez Gras- Pouvoir de l’imagination chef des terroristes : un homme profon- Black de New York et des environs ble processus de récupération : à tra- set, son Windows on the World, roman Dans The Good Life (éd. Knopf), à dément inhibé, atteint de constipation pour trouver la serrure correspondant à vers la litanie de tous les objets qu’il col- du 11-Septembre, deux ans après les paraître en France au printemps 2007, chronique, de maux d’estomac, de sa mystérieuse clef. Parsemé d’images, lectionne, de tous ses souvenirs (amas- faits, tandis que Didier Goupil l’Américain Jay McInerney ne s’intéres- migraines et d’une violente détestation de schémas et de mille « trucs » sés dans un carnet baptisé « Les Trucs publiait Le Jour de mon retour sur ter- se pas à la catastrophe proprement de soi-même. visuels, le livre a des aspects exaspé- qui me sont arrivés »), des listes qu’il re, Le Serpent à plumes. Mais, aux dite, mais à ses effets immédiats. Ou Plus originale, la démarche du jeune rants (quand nous délivrera-t-on des établit et bien sûr de tous ces Black, Etats-Unis, lieu de l’impact, les réac- comment la chute des tours modifie romancier américain Jonathan Safran personnages furieusement pittores- hommes et femmes, qu’il rencontre, tions se sont fait attendre. Car l’esprit radicalement l’existence de Corrine et Foer consiste à s’introduire dans les ques ? Oskar en est un prototype : végé- Oskar devient une métaphore de cette doit s’arracher à la compacité de l’évé- Russell, les héros de l’un de ses livres décombres pour tenter de remettre de talien, ne s’habillant qu’en blanc, il fiction qui se réapproprie le réel en le nement pour l’interpréter, l’infiltrer antérieurs, Trente ans et des poussières la vie, là où la mort semblait avoir n’emprunte jamais d’ascenseurs ni de reconstruisant. Et qui, scandale ou en quelque sorte : s’extraire à la fois (L’Olivier, 1993). Dans Saturday (Galli- gagné. N’est-ce pas l’un des pouvoirs ponts, etc.), franchement poseurs (les miracle, fait de la vie sur la mort. a de l’horreur légitime et des représenta- mard, 2006), l’Anglais Ian McEwan de l’imagination ? Oskar Schell, le pages blanches) et un peu longuets. Raphaëlle Rérolle Des geôles du Caire à la tragédie de New York

ù que vous soyez, la mort Yorker et scénariste à Hollywood, une dimension quasi romanes- dans cette mémoire de la torture Zawahiri était celui qui restait ennemi politique et militaire. Sur vous trouvera, même dans pour le titre de son magistral que dans la construction. The et de l’humiliation. « Une certai- convaincu que seule la violence ce paradoxe idéologique, Wright Ocette tour qui pointe à l’hori- nouveau livre, The Looming Looming Tower se lit donc com- ne ligne de pensée suggère que la pouvait mettre en branle et modi- offre également quelques infor- zon » : les mots de la quatrième Tower : Al-Qaeda and the Road to me un thriller, un roman histori- tragédie de l’Amérique, le 11-Sep- fier le cours de l’histoire. Ben mations inédites, notamment au sourate du Coran, que Ben 9/11 (Knopf, 470 p, 27,95 $). que et une fable philosophique tembre, est née dans les prisons de Laden, quant à lui, possédait un sujet des camps d’entraînement Laden répète par trois fois, dans Ce livre – qui fait l’unanimité sur les racines de la terreur. l’Egypte », écrit-il. réseau puissant, mais, raconte terroristes en Afghanistan, où, un chant incantatoire, le matin dans la critique américaine – est Construit à partir de plus de Or, le plus célèbre élève de Wright, pendant de nombreuses semble-t-il, les recrues d’Al-Qai- du 11 septembre 2001. Les mots, l’un de ces très rares essais qui cinq cents interviews, le livre se Qutb est un médecin égyptien années, il hésita à prendre le par- da regardaient souvent des films aussi, dont s’inspire Lawrence mêlent, à une capacité d’investi- concentre sur quatre « personna- nerveux et réservé, Ayman ti de la violence, « l’attrait de la hollywoodiens à la tombée de la Wright, grand reporter au New gation d’une étonnante rigueur, ges »-clés : Oussama Ben Al-Zawahiri, qui est lui aussi paix étant aussi fort que le cri de nuit, afin, peut-être, de mieux Laden ; Ayman Al-Zawahiri – sa emprisonné et torturé, en 1981, guerre du jihad ». Il aurait même « connaître » l’ennemi, dont la « tête » politique et, probable- par les autorités égyptiennes, confié à un ami qu’il rêvait secrè- star incontestée était Arnold ment, l’éminence grise derrière le alors qu’au même moment, un tement de devenir fermier, quel- Schwarzenegger. 11-Septembre ; l’ancien chef des jeune arabe millionnaire dénom- que part dans le désert. L’argument central du livre est renseignements saoudiens, le mé Oussama Ben Laden s’enga- que le 11-Septembre n’était pas Prince Turki Al-Faisal ; et l’an- ge en Afghanistan contre les Paradoxe idéologique inévitable, et que c’est essentielle- cien chef antiterroriste du FBI, Soviétiques… Les deux hommes The Looming Tower revient ment une absence tragique de John O’Neill, qui mourut, par se rencontrent pour la première donc sur les débuts de la vie de communication entre la CIA et le une monstrueuse ironie, dans les fois à Peshawar, au Pakistan, en Zawahiri et de Ben Laden, sur FBI qui a empêché certains hom- tours du World Trade Center (il 1986. « Chacun d’eux comblait un leurs frustrations et fractures res- mes comme John O’Neill et Ali venait, deux semaines plus tôt, manque chez l’autre », commente pectives. On y apprend de nom- Soufan d’y voir plus clair aux d’en être nommé directeur de la Wright. « Zawahiri avait besoin breux détails étonnants sur l’en- moments décisifs. O’Neill fut sécurité, après avoir démissionné d’argent et de contacts… Ben fances de Ben Laden, son côté l’un des premiers agents du FBI du FBI). Laden, lui, était un idéaliste en quê- « timide, presque efféminé », son à saisir le danger que représen- te de causes à défendre ; c’est exac- goût pour les westerns et les tait Al-Qaida pour les Etats-Unis, Mémoire de l’humiliation tement ce que Zawahiri, propagan- séries américaines. Sa métamor- et c’est lui qui affecta Ali Soufan, The Looming Tower s’ouvre diste infatigable, lui offrit. » phose religieuse à l’adolescence, l’un des seuls agents arabopho- sur le premier voyage en Améri- D’après Wright, le 11-Septem- peut-être après sa rencontre avec nes du FBI, à la ville de New que de Sayyid Qutb, qui devien- bre puise ainsi sa source dans la un professeur de gymnastique York. Celui-ci pressentit l’existen- dra le grand théoricien, et le pre- personnalité charismatique de syrien, persuasif et charmant, ce d’un complot, près de deux mier martyr, du djihadisme quelques maîtres. « Est-ce que le qui appartenait aux Frères musul- ans avant le 11-Septembre. Il lui contemporain. Pour Qutb, l’Amé- 11-Septembre ou une tragédie de mans. Son premier mariage avec manquait cependant une infor- rique est raciste et sexuellement cet ordre se serait produit sans Ous- une adolescente, sa permissivité mation cruciale, que la CIA lui dépravée. Ce voyage radicalisera sama Ben Laden pour l’orches- avec ses enfants, à qui il autori- soumit avec un an et demi de définitivement sa pensée anti- trer ? » Sa réponse : « Certaine- sait les consoles Nintendo. Ses retard, le 12 septembre 2001 : occidentale. De retour en Egyp- ment pas. » Bien sûr, « la tectoni- femmes, dont deux étaient doc- depuis vingt mois, l’Agence te, il adhère aux Frères musul- que des plaques de l’histoire était teurs de l’Université, et dont une savait que deux des futurs kami- mans ; il est rapidement empri- en mouvement », mais la naissan- autre raffolait de lingerie et de kazes se trouvaient sur le territoi- sonné, torturé, puis exécuté sous ce et la montée en puissance d’Al- cosmétiques américains… re américain. Lorsqu’il ouvrit l’en- Nasser. Selon Wright, une part Qaida fut le fait d’une « conjonc- Ben Laden ne se considérait veloppe, Soufan courut aux toilet- essentielle du mouvement djiha- tion unique de personnalités ». pas comme un ennemi culturel tes pour vomir. a diste trouvera sa motivation Qutb avait été le fondateur, mais des Etats-Unis, mais comme un Lila Azam Zanganeh 0123 DOSSIER Vendredi 22 septembre 2006 7

Le 11-Septembre a-t-il changé la littérature ? par Frédéric Beigbeder

e préfère répondre tout de suite : Le monde corrige nos romans. L’hy- c’est oui. Je suis en train de lire The perterrorisme nous contraint à une JGood Life, le dernier roman de Jay hypervulnérabilité, une hyperprécision, McInerney. Il y reprend les personna- une hyperfrayeur, un hyperhumour. La ges de Trente ans et des poussières après nouvelle réalité donne aussi à la fiction le 11-Septembre. Leur cynisme a pris un un rôle différent, peut-être une nouvelle sacré coup de vieux. L’un d’entre eux est mission, mais ne soyons pas trop didacti- même mort au World Trade Center. ques. Personne n’est obligé de suivre C’est aussi le cas du père d’Oskar, le mes conseils sauf moi. héros du deuxième roman de Jonathan J’estime que le roman permet de com- Safran Foer : Extremely Loud and Incre- prendre mieux un événement comme dibly Close (voir ci-contre). L’orphelin de celui-là, parce que l’image est muette. Je 9 ans trouve une clé dans la veste de son n’ai rien ressenti quand j’ai vu les avions père disparu et cherche la serrure qui perforer les tours sur CNN. J’ai pleuré correspondrait. Il abuse de l’humour seulement quand j’ai fermé les yeux et noir mais bizarrement plus il est drôle, imaginé les innocents qui petit-déjeu- plus on a les larmes aux yeux. A la fin, naient là-haut. Mourir au bureau est on voit un « jumper » monter dans le une mort encore plus absurde que la ciel au lieu de se fracasser sur le bitume. moyenne des morts absurdes de toutes Le 11-Septembre est une tragédie par- les guerres. J’ai honte d’avoir à dire une mi beaucoup d’autres, pourquoi celle-ci horreur pareille mais le 11-Septembre aurait-elle modifié notre façon de lire et est une chance pour les écrivains. Il d’écrire plus que tous les massacres qui montre qu’ils servent encore à quelque l’ont précédé ou les centaines de milliers chose. Par exemple, quand Laurent de civils assassinés depuis, partout dans Mauvignier décrit le drame du Heysel le monde ? A cause du spectacle interna- en suivant des supporteurs de football tional en direct. Le 11-Septembre, c’est qui prennent des trains pour finir par comme si le premier homme qui a posé s’entre-tuer pendant une finale de Cou- le pied sur la Lune avait sauté sur une pe d’Europe, je vois enfin cette tragédie mine devant le monde entier. Vous ima- pour la première fois. Les photos de ginez le tableau ? « It’s a small step for a grappes humaines écrasées contre les man but a giant… BOOM ! » Le 11-Sep- grillages disent moins sur ce qui est arri- tembre a détruit l’utopie capitaliste. vé ce jour-là qu’une page de Dans la fou- Seuls les romanciers l’avaient prévu. La le (Editions de Minuit). Depuis le CIA devrait embaucher Don DeLillo, J. 11-Septembre, la littérature retrouve Panorama G. Ballard, Bret Easton Ellis. Il n’était une utilité : humaniser l’inhumain, du site depuis pas très sorcier de deviner que le pro- décrire l’indescriptible (complétez la lis- John Updike dans la peau le World grès technologique et l’orgueil humain te vous-même, il y avait aussi « dire l’in- Financial finiraient par s’entrechoquer pour implo- dicible », « imaginer l’inimaginable », center, 2001. ser en direct à la télévision. Et ce n’est etc.). Le roman est là pour nous aider à que le début, nous n’avons encore rien voir autrement qu’avec des yeux blasés d’un terroriste JOEL MEYEROWITZ vu. Ce qui a changé est esthétique et de téléspectateur. Je ne pense pas que IN « LENDEMAINS » générationnel. Les auteurs de mon âge Jonathan Littell aurait pu écrire Les (ÉD. PHAIDON,2006). aître américain et devenir be ». Muni de toute la bonne foi de l’American way of life. Seule- ne peuvent plus décrire les choses com- Bienveillantes avant 2001. Le roman a terroriste : c’est l’énigme d’un quêteur de vérité, il s’est ment voilà, pour Ahmad, point me avant l’apocalypse new-yorkaise. failli mourir ; il est en train d’évoluer Nposée par John Updike mis à la recherche de sourates de salut dans les ébats sexuels Dans un livre, quand un avion passait comme s’il voulait nous avertir de quel- dans Terrorist (Knopf, 310 p., du Coran susceptibles de dan- et les épiphanies sensualistes : dans le ciel avant 2001, c’était beau et que chose. Comme s’il voulait nous pré- 24,95 $), son vingt-deuxième ser dans la tête d’un terroriste. c’est Allah seul qu’il lui faut poétique. Maintenant c’est triste et venir que l’humanité pourrait disparaî- roman (non encore traduit en « C’était, bien sûr, un sujet ris- retrouver. menaçant. tre avant lui. a français). Singulière perspecti- qué. Mais j’avais une telle envie Or la mère d’Ahmad, blanche ve, dans ce florilège de livres ins- de me réinventer… » et catholique, se promène en pirés par le 11-Septembre, que Le résultat, à l’aune de l’œuvre petite culotte. Son père, égyp- celle du terroriste – et non de la d’Updike, célébrée pour l’acuité tien, machiste et colérique, s’est victime. John Updike a choisi et le lyrisme aigre-doux de sa volatilisé à sa naissance. Aussi d’emprunter, à contre-courant vision de l’Amérique moyenne, Ahmad s’est-il converti à l’is- des écrivains de son pays, «la est pour le moins étrange. Un lam, à l’âge de 11 ans, afin de voix de l’autre ». Dans le sillage thriller cousu de fil blanc où un retrouver la trace de ce père per- de Dostoïevski, Conrad et jeune « Arabe-Américain » est du. Et, fatalement, il étudie le Malraux, il a souhaité donner appelé à faire exploser un Coran sous la férule d’un imam corps à ce que Victor Serge appe- camion dans le Lincoln Tunnel, machiavélique, qui lui conseille lait « le fou d’une idée ». à New York. Un roman didacti- d’apprendre au plus vite à « Rien n’est en deçà d’un acte que, qui frise la caricature cultu- conduire… des camions. Obéis- de fiction, c’est-à-dire d’empa- relle et semble par moments un sant, Ahmad accepte de se faire thie », expliquait Updike il y a « abécédaire du fondamentalis- tueur et martyr afin « d’alléger quelques mois à la New York me » pour lecteur avide d’exégè- la solitude de Dieu ». Mais voici Public Library. A ses yeux, se culturelle illustrée. que l’intrigue rebondit, et l’Amérique est aux prises avec qu’un vieux conseiller d’éduca- ROMAN un sentiment de désespoir, et Marasme spirituel tion, juif et athée, vient soudain c’est – en dernier recours – aux Le terroriste en question, en aide au jeune islamiste, afin, écrivains qu’il revient de jeter Ahmad Mulloy, semblait pour- in extremis, de le détourner de la lumière sur ceux qui haïssent tant un lointain descendant du ses velléités meurtrières… “Une narration inversée hantée par les drames du le pays alors même, parfois, personnage de Rabbit Angs- C’est peu dire que Updike ne qu’ils en sont. trom dans la remarquable tétra- convainc pas. Il semble confron- xxe siècle. (…) On est ému à la lecture de ce roman A 74 ans, Updike s’est donc logie des « Rabbit », qui, à elle té ici à un problème assez attelé à la lecture du Coran, seule, valut une place à Updike curieux chez un romancier de brillant, par la rigueur de sa construction, son style, qu’il cite abondamment dans dans le canon littéraire améri- son calibre : l’étonnante absence Terrorist, y compris en langue cain. Tout comme Rabbit, de plausibilité, et surtout, l’incon- son réalisme et sa vivacité de ton.” originale, « dans cette musique Ahmad est frappé de plein sistance. Rabbit, come back ! a lancinante et pinçante de l’ara- fouet par le marasme spirituel L. A. Z. René de Ceccaty, Le Monde des livres

à l’idée que Marshall est dans WORLD TRADE ANGEL, ZOOM l’une des tours, cependant que de Fabrice Colin “Un livre de sagesse plein d’échos répercutés, un Marshall n’est pas malheureux et Laurent Cilluffo UN DÉSORDRE à l’idée que Joyce était dans l’un Au soir du 11 septembre 2001, récit obsédant qui (…) continue à vous tourmenter AMÉRICAIN, des avions. Hélas pour ce Stanley Middle a perdu sa de Ken Kalfus couple en instance de divorce, il femme, Marion, enceinte de longtemps, et dont les personnages pourraient bien Il y a et il y aura longtemps bien n’en est rien. La guerre leur premier enfant, et son des façons d’évoquer le conjugale menée avec une rare père qui accompagnait la jeune s’immiscer dans vos rêves.” 11-septembre. Celle qu’a choisie violence se poursuit en parallèle femme chez un éditeur dans la Ken Kalfus est des plus avec celle que Bush, «un tour nord. Depuis lors, Stanley Catherine David, Le Nouvel Observateur originales, sinon des plus mormon qui n’arrive pas à est en fuite de lui, des autres, douces. Apprenant la prononcer une phrase d’une douleur indicible. Au catastrophe alors qu’elle roule cohérente », prépare puis lance bord de l’abîme, sa rencontre vers l’aéroport, Joyce se réjouit contre l’Irak avec, en guise de avec Sarah va l’entraîner à “Un superbe roman.” victoire, l’arrestation de Saddam affronter ses mensonges, son Hussein, célébrée où étaient les passé et le deuil nécessaire Pascale Frey, Elle tours, maintenant « vide infini pour reprendre pied dans la qui s’élevait vers les cieux ».Un vie. C’est avec une infinie style dont la sécheresse étudiée délicatesse, tant dans le trait n’est pas sans susciter de Laurent Cillufo que dans le Sélection prix Goncourt l’émotion, une évocation subtile style tout en retenue de d’un couple qui se déchire, une Fabrice Colin, que les deux description prodigieuse d’un auteurs font leur de très belle pays « déstabilisé et sans manière cette assertion de Don repères », c’est là un roman qui DeLillo inscrite en exergue de équilibre parfaitement sa part leur roman graphique : «Le © John Foley / Opale romanesque et son caractère récit s’achève dans les gravats, et polémique. P.-R. L. c’est à nous qu’il appartient de Traduit de l’anglais (Etats-Unis) créer la contre-narration. » par Marie-Hélène Dumas, Ch. R. Plon, 230 p., 19,50 ¤. Denoël graphic, 188 p., 22 ¤. 0123 8 Vendredi 22 septembre 2006 ESSAIS

camps s’y adonnèrent, Beevor met l’accent sur le fait que la férocité blanche tenait à la volonté bien arrêtée d’instaurer un régime de terreur. Par ailleurs, la répression menée par les nationalistes se prolongea longtemps encore après la fin de la guerre, à bas bruit, au moins jusqu’à la fin des années 1950. Alors que Franco sut s’imposer dans le camp des rebelles, Beevor démontre que le désintéresse- ment et l’esprit de sacrifice des combattants répu- blicains ne suffirent pas à compenser les poisons distillés par les affrontements politiques et idéolo- giques qui les divisaient et par les lourdes erreurs stratégiques de leur commandement et des conseillers soviétiques. La cause étant entendue en mars 1939 avec l’entrée des troupes nationalis- tes dans Madrid, commença pour les vaincus une longue période de grandes souffrances sans espoir de changement tant le régime de Franco paraissait inexpugnable.

La parole aux victimes C’est à l’après-guerre civile, jusqu’à la période la plus récente, qu’est consacré le livre que signe le journaliste Patrick Pépin. Issu d’un long docu- mentaire diffusé sur France Culture pendant l’été 2004, c’est un travail engagé – revendiqué comme tel – qui ne fait place et ne donne la paro- le qu’aux victimes du coup d’Etat franquiste et à leurs descendants. Sa visée est de comprendre les cheminements complexes de la réhabilitation de la mémoire républicaine dont il entend mon- trer qu’elle ne commença que très tardivement. L’Asociacion para la recuperacion de la memoria historica (Association pour la récupération de la mémoire historique), créée en 2000 par le jour- naliste Emilio Silva, coauteur en 2003 de Las Fosas de Franco (traduit par Patrick Pépin et édi- té par Calmann-Lévy en 2005 avec pour titre Les Miliciens républicains sur le front de Tolède, septembre 1936. WALTER REUTER/DR/COLLECTION PARTICULIÈRE Fosses du franquisme), a joué un rôle majeur dans le déclenchement de ce processus. A travers des textes synthétiques et la retrans- cription de témoignages (dont quatre sont repro- Antony Beevor publie duits dans les deux CD insérés dans l’ouvrage), Les plaies de la guerre c’est la réalité des souffrances intimes des républi- cains et de leurs descendants qu’il s’agit d’explo- une synthèse remarquable rer. « Hurgar en el pasado » (« tisonner le pas- sé ») : l’expression revient fréquemment dans les sur la guerre civile, tandis entretiens avec les militants de la mémoire. S’il que Patrick Pépin recueille faut être attentif au risque d’instrumentalisation des Espagne de la mémoire historique que peut comporter une telle démarche, il reste qu’elle répond manifeste- les récits des victimes ment à un besoin sincère et irrépressible. En ce sens, elle révèle beaucoup du traumatisme que de la répression franquiste fut et que demeure la guerre d’Espagne. Elle four- nit de quoi alimenter la réflexion de ceux qu’inté- resse la question de la cicatrisation des blessures ans l’immense bibliographie relati- qui se posent », non sans ajouter que le fait qu’il civile et non un coup d’Etat violemment contre- d’un passé enfoui sous toutes les latitudes et à ve à la guerre d’Espagne (la dernière ait, en vingt-cinq ans, « perdu quelques-unes des cer- carré. Si la République était apparemment en toutes les époques. a synthèse française sur le sujet, La titudes les plus passionnées de sa jeunesse » n’est pro- position avantageuse, avec la maîtrise des gran- Laurent Douzou Guerre d’Espagne et ses lendemains, bablement pas étranger à la vision plus complexe des villes industrielles, des zones minières, de Perrin, « Tempus », 2006, étant due qu’il a de la guerre d’Espagne. l’essentiel de la marine de guerre et marchande, LA GUERRE D’ESPAGNE à Bartolomé Bennassar), les histo- des deux tiers du territoire métropolitain, des (The Battle for Spain) riensD anglo-saxons sont depuis toujours en premiè- Atermoiements républicains réserves d’or, de l’exportation des agrumes de d’Antony Beevor. re ligne. Le présent ouvrage d’Antony Beevor – Après avoir planté le décor d’un pays traversé Valence, les nationalistes bénéficiaient du contrô- auteur de livres à succès sur la bataille de Stalin- de très longue date par de vives tensions de tous le des principales régions agricoles. Surtout, Traduit de l’anglais par Jean-François Sené, grad ou la chute de Berlin (éd. de Fallois, 1999 et ordres, l’historien anglais suit chronologique- dans le mois qui suivit le coup d’Etat, il devint Calmann-Lévy, 706 p., 26,50 ¤. 2002) – n’est pas la simple traduction française de ment l’évolution de la guerre civile. Le récit excel- manifeste qu’ils recevraient une assistance mili- celui qu’il avait entrepris en 1976 au lendemain de le tout particulièrement dans l’exposé de la taire de l’Allemagne et de l’Italie, alors que les HISTOIRES INTIMES DE LA GUERRE la mort de Franco et fait paraître en anglais en dimension militaire du conflit. L’attention por- démocraties refusaient de donner des armes à la D’ESPAGNE, 1936-2006. 1982 sous le titre The Spanish Civil War. C’est une tée aux mouvements de troupes n’empêche pas République. L’Espagne eut tôt fait de se muer en La mémoire des vaincus nouvelle mouture, dont la version espagnole a vu l’auteur de s’intéresser aux représentations qui un terrain d’expérimentation idéal pour l’arme- de Patrick Pépin. le jour en 2005, qui intègre les acquis des recher- souvent les guidèrent. Les atermoiements du ment et la tactique militaire nazis. ches des vingt dernières années et tient compte gouvernement républicain au commencement La bataille pour l’opinion internationale ne bas- France Culture/Nouveau Monde éd., 208 p., 26 ¤. des fonds d’archives devenus accessibles, à com- d’une crise qui aurait nécessité des décisions cula réellement qu’à la fin du mois d’avril 1937, mencer par ceux de l’ex-Union soviétique. L’expo- rapides et énergiques eurent des effets désas- avec le bombardement de la ville basque de Guer- Signalons l’édition, bilingue franco-castillane, de sé y a gagné en précision même si l’auteur pré- treux. C’est dans les premiers jours d’août 1936, nica, mais à cette date les républicains étaient l’Album souvenir de la retirade, 100 photographies vient que « l’augmentation énorme des informa- quand les zones respectives et les fronts se préci- déjà en train de perdre la guerre, malgré l’apport préfacées et commentées par René Grando, Al tions disponibles aujourd’hui tend à multiplier plu- sèrent, que les contemporains commencèrent à des Brigades internationales. Dans l’intervalle, la Campo ! Espagne 1939 Exode-frontière-exil (éd. tôt qu’à réduire le nombre de questions importantes comprendre que l’Espagne affrontait une guerre terreur s’était abattue sur l’Espagne. Si les deux Mare Nostrum, 96 p., 20 ¤). Fragments de corps à travers les siècles

es cimetières sont des surgir quantité d’informations, d’Agnès Sorel, la célèbre calciné collé sur le bronze d’un ex-voto et les textes médicaux temps psychique », souligne bibliothèques, des insoupçonnables autrement. maîtresse du roi Charles VII, vase grec du Louvre. Le nous renseignent sur l’état de Georges Didi-Huberman. L banques de données, des Toutefois, si les outils révèle une intoxication au parcours se termine par un santé des populations du passé. » Le résultat du rapprochement mines de renseignements nouveaux prolifèrent, il y a mercure. A-t-elle été guide indiquant, pays par pays, Le philosophe et historien de est paradoxal. Les fragments inexploitées. Si tous les pénurie de corps anciens. empoisonnée sur ordre du roi ? des curiosités à ne pas manquer l’art Georges Didi-Huberman organiques les plus anonymes ossements et le reste partaient Certains jours, il n’y a pas S’agit-il d’une surdose de son ou des énigmes qui restent à éclaire une autre face de ce finissent par livrer des au laboratoire, notre vision de grand-chose à se mettre sous le traitement contre les vers, résoudre. On peut donc faire de phénomène. Si l’on parcourt du informations sur l’individu et l’histoire en serait sûrement scalpel pour ceux qui ce livre, indépendamment de regard ces milliers d’ex-voto sur son temps. Les ex-voto, qui modifiée. Car les moyens de pratiquent, comme Philippe ses découvertes objectives, un déposés dans les temples grecs témoignent au contraire d’une faire parler ces innombrables Charlier, la « paléopathologie », CHRONIQUE usage rêveur et ludique. et romains aussi bien que dans souffrance subjective, cadavres existent désormais. Au étude des maladies de nos ROGER-POL Ou encore un objet de les églises contemporaines, on ressemblent à des icônes vieux bistouri et aux classiques ancêtres. Les curieux récits de ce réflexion. Car il y a quelque s’aperçoit que rien ne change. impersonnelles où les histoires rayons X se sont ajoutés « médecin des morts » le DROIT chose de troublant dans cette Ce sont toujours les mêmes singulières se fondent dans scanners, fibroscopes, recherche montrent à l’affût d’un longue durée des traces de la façons, maladroites et simples, l’anonymat. Voilà de quoi d’ADN, microscopes sarcophage à explorer ou d’un pathologie très répandue chez vie. Depuis des générations, ces de figurer un pied, un bras, un troubler bien des partages trop électroniques, analyses en tous reliquaire à expertiser. Le les personnalités d’autrefois ? hommes, ces femmes, ces pénis, un sein, un poumon. simples entre l’éphémère et le genres. Ces techniques font cadavre antique est exquis, mais Près de six siècles après son enfants sont morts, Aucune évolution, nulle durable, l’organisme et ses c’est une denrée rare. Le savant trépas, ses beaux restes décomposés, disloqués, terreux. modification du style. éléments, le corps intime et le doit attendre que des fouilles continuent d’intriguer. Malgré tout, leurs bouts d’os ou Du paganisme au cours de l’histoire. Il y a, mettent au jour quelque crypte Médecin des morts est pour d’ongles parlent encore. Les christianisme, de l’Antiquité à décidément, bien des leçons ou qu’une belle urne funéraire ceux qui ont le cœur bien molécules renseignent. Le tartre nos jours, esthétique immobile. qui dorment dans les tombes. a arrive dans une collection accroché. Des hypersensibles indique, mille ans plus tard, Ces fragments de corps privée. que révulsent le tartre des dents comment le pain était moulu. représentés, façonnés dans le MÉDECIN DES MORTS Quand une telle aubaine lui séculaires, ou quelques résidus Les vieilles vertèbres décrivent bois, la pierre, la cire ou le Récits de paléopathologie tombe sous la trousse, le sans nom aux teintes les métiers, ou la cavalerie métal traversent les siècles, eux de Philippe Charlier. gentleman-chirurgien s’en incertaines, risqueraient des guerrière. Des fragments de aussi. Mais ils semblent donne à cœur joie. Il y a de difficultés. Car le périple passe corps à travers les siècles correspondre à des manières Préface d’Irène Frain, l’Arsène Lupin et du Sherlock par les cœurs, bien décrochés, gardent mémoire des gens immuables de signifier des Fayard, 394 p., 20 ¤. Holmes chez cet eux, et dispersés, de multiples enfuis. souffrances et d’indiquer les historien-légiste. La lecture de rois de France, croise ensuite Et de leurs souffrances, voire symptômes. Ce sont des EX-VOTO ses 28 dossiers mêle insolite et quelques bols tibétains faits de de leurs prières, dans le cas des représentations archaïques du Image, organe, temps découvertes, érudition et calottes crâniennes, s’arrête aux ex-voto. « Outre les squelettes, corps. Leur pérennité serait liée de Georges Didi-Huberman. humour noir. Par exemple : trépanations gréco-romaines et note Philippe Charlier, les au fait que ces figures l’analyse des poils pubiens débouche sur un humérus figurations d’organes sur les stéréotypées « donnent forme au Bayard, 112 p., 23 ¤. 0123 ESSAIS Vendredi 22 septembre 2006 9

Christian Biet exhume des textes méconnus dans une passionnante anthologie LES AUTEURS DU « MONDE »

DANS LE VENTRE DE LA JUSTICE, de Pascale Robert-Diard La cour d’assises est le théâtre d’une dramaturgie unique. La société s’y confronte à elle-même. Des Aux premières heures hommes et des femmes y sont aux prises avec l’humain et, souvent, avec l’inhumain. Chroniqueur judiciaire au Monde, Pascale Robert-Diard fait paraître les protagonistes des procès criminels qu’elle a suivis, de l’accusé aux jurés, du président à l’expert, de l’avocat de la défense aux témoins, de l’avocat du tragique moderne général aux parties civiles, des policiers ou gendarmes aux journalistes. Surgissent tantôt des personnages qui ont fait l’actualité judiciaire des dernières années, THÉÂTRE DE LA CRUAUTÉ ET William Shakespeare, que propose la C’est pourtant la façon dont l’événe- tantôt des types anonymes, les grands et les petits rôles du répertoire pénal. RÉCITS SANGLANTS EN FRANCE passionnante anthologie dirigée par ment historique saisit le spectateur (ou Au-delà des visages, des dégaines, des regards, des poses et des gestes, parfois (XVIe -XVIIe siècle) Christian Biet, Théâtre de la cruauté et le lecteur) qui fait le prix de ce corpus rituels ou théâtraux, « le silence est le vrai grand maître de l’audience ». C’est Sous la direction de Christian Biet récits sanglants. captivant. L’écriture comme moment de celui du jugement qui se fabrique, bien ou mal, juste ou erroné, dans A l’heure où Isabelle Adjani donne à mémoire. Spectacles saisissants, détails l’entrelacs des consciences rassemblées ce jour-là. Une vie au moins, à chaque Ed. Robert Laffont, « Bouquins », vivre La Dernière Nuit de Marie Stuart effroyables et pittoresques, adhésion fois, en dépend. 1120 p., 30 ¤. (Le Monde du 18 septembre), bourreau implicite à la souffrance de la victime, Perrin, 16 ¤. et hache en scène, la reine d’Ecosse est tout concourt à la tension entre commé- ors du retour à l’antique opéré à toujours l’image parfaite de la fascina- moration et nécessité de l’oubli. L’extrê- ARTHUR CRAVAN N’EST PAS MORT NOYÉ, de la Renaissance, il est un domai- tion morbide pour le crime d’Etat, me visibilité des questions posées – en Philippe Dagen ne littéraire qui fut relativement d’autant plus terrible que la victime sem- ce sens, la pièce donnée à Marigny, bien De son vrai nom Fabian Avenarius Lloyd, né à L négligé : celui de l’héritage des ble désarmée, sinon innocente (1). Le que composée par Wolfgang Hildeshei- Lausanne en 1887, Arthur Cravan, neveu d’Oscar tragiques. Les drames ne manquaient martyre de la reine catholique, en mer au XXe siècle, relève de cette Wilde, fut poète et boxeur. Et aussi beaucoup d’autres pas cependant qui offraient quelques février 1587, aggrave encore les tensions conception désormais archaïque – à tra- choses, dont éleveur de kangourous. Dans les années échos aux sombres intrigues campées internationales quand l’appel au régici- vers l’exceptionnalité des situations à 1910, à Paris, il dirigea les cinq numéros de la revue par Eschyle, Sophocle ou Sénèque. Et de fragilise toujours plus les sphères peine mises à distance par la perception Maintenant ; seul rédacteur, il signait les articles sous les conflits civiques qui déchirent la Flo- politiques (bientôt, en France, Henri III du passage du temps historique (ce qu’il- des noms divers. Flamboyant précurseur du dadaïsme rence des Médicis, pour n’évoquer que puis Henri IV tomberont sous le poi- lustre tout un pan du théâtre de Shakes- – rôle qu’il contestait –, Arthur Cravan disparut, la conjuration des Pazzi que vient d’ana- gnard de fanatiques). Et la démesure de peare) rend sensibles les contradictions après quelques coups d’éclat, dans le golfe du lyser Lauro Martines avec une belle la riposte espagnole – cette Invincible d’une société partagée entre la nécessité Mexique en 1918. Critique d’art au Monde, Philippe autorité (Le Sang d’avril, Albin Michel, Armada envoyée par Philippe II à l’as- de la mémoire et celle de l’oubli. Dagen, pour écrire ce roman, est parti d’une autre « Le Monde des livres » du 24 août), saut de l’Angleterre, dont la tempête La scène comme échafaud ou estrade hypothèse, formulée avec aplomb dès le titre du livre. Homme insaisissable, auraient pu répondre au débat qu’arbi- scella la déroute – rappelle celle de l’en- judiciaire, le tragique prend une force Cravan se prêtait admirablement à cette « seconde vie, multiple, accidentée, trait Créon à Thèbes. tourage du Valois Charles IX program- contemporaine si flagrante que bientôt commandée seulement par [son] horreur de l’ennui et [sa] passion folle pour la Mais il faut attendre la partition sans mant, en 1572, l’exécution des chefs pro- le filtre des convenances viendra paci- disparition ». Dagen, au travers des métamorphoses et des vies diverses de remède de la chrétienté en confessions testants réunis à Paris à l’occasion des fier, voire éteindre un théâtre de violen- son héros, fait revivre un monde où l’on côtoie Breton, Duchamp ou encore rivales, acquise dès le milieu du XVIe siè- noces de la reine Margot, autre person- ce que l’Etat ne peut plus guère tolérer. Félix Fénéon. Son roman est aussi une réflexion joueuse sur l’identité et la cle, pour que la violence des temps, que nage de tragédie incarné naguère par On lira donc avec curiosité, en marge place de l’artiste et sur son désir contradictoire d’apparaître ou de résume la formule des « guerres de reli- Adjani pour Patrice Chéreau (1994). des pièces d’autant plus « libres » que disparaître. gion », ne donne une vie nouvelle à la les conventions « classiques » n’ont pas Grasset, 300 p., 17,90 ¤. scène tragique. Bien sûr, plus personne Spectacle du terrible encore cours, histoires tragiques et ne connaît Jean Bretog, dont le nom est De fait, ce contexte sanglant inspire récits sanglants qui fondent la moderni- GOOD BYE MAO ?, de Frédéric Bobin presque la seule information qui l’arra- les créateurs et si ce « théâtre d’écha- té du tragique. François de Belleforest et Le point d’interrogation du titre de l’ouvrage de che à l’obscurité ; il n’en signe pas faud », pour reprendre la formule ima- Pierre Boitel, François de Rosset et Pier- Frédéric Bobin, qui fut durant six ans, de 1998 à moins, dès 1571, une Tragédie française gée de Christian Biet dans son introduc- re Mainfray, Jean-Pierre Camus et 2004, correspondant du Monde à Pékin, renvoie à à huit personnages qui tient du théâtre tion, s’est effacé des mémoires, il n’en Alexandre Hardy peineront encore à une inquiétude qu’il résume ainsi : « D’où vient ce médiéval, du mystère sacré et de l’allégo- reste pas moins le moment où s’invente intégrer les histoires littéraires à usage pénible sentiment que la Chine n’en a pas fini avec le rie morale. « Tragédie » : le terme est le théâtre moderne. scolaire, interdites aux « canards san- Timonier qui l’a plongée dans une série de désastres ? » là, pour dire l’histoire de l’assouvisse- Le volume explore la progressive pro- glants » si décisifs dans l’invention du Selon lui, le Parti communiste chinois (PCC) a ment d’un désir sexuel par le crime fessionnalisation du théâtre, qui autori- fait divers. Au moins ne pourra-t-on survécu au prix d’une mue considérable, la vieille et d’adultère, un an à peine avant le massa- se une scène plus peuplée et des évoca- plus nier le troublant synchronisme répressive élite communiste, gardienne de la stabilité cre de la Saint-Barthélemy, bientôt por- tions plus ambitieuses, l’expansion des entre la violence politique et le retour du politique, s’alliant avec la nouvelle élite économique, té sur les tréteaux par Christopher Mar- publics aussi, avec l’impression des tex- tragique littéraire. Un ouvrage capital créatrice de richesses. Frédéric Bobin dissèque les lowe (The Massacre at Paris, Londres, tes, la promotion de la vie culturelle donc, qui interroge la portée morale de paradoxes de cette mue identitaire, montrant bien à 1591), mais bien avant déjà sujet de la urbaine (et là Lyon et Rouen rivalisent ce spectacle du terrible où le voyeurisme quel point l’obsession du PCC à s’accrocher au pouvoir fait peser sur le pays de pièce de François de Chantelouve, La avec Paris), tandis que le monde du col- n’est jamais loin de la compassion. a dangereuses hypothèques. Corruption massive, disparités sociales Tragédie de feu Gaspard de Coligny, jadis portage et les métiers du spectacle grandissantes, société civile atrophiée : comment éviter, écrit-il, que la amiral de France, publiée en 1575. ambulant profitent de l’embellie qui (1) Les éditeurs profitent de cette actualité prochaine vague de colère ne prenne la forme d’un national-populisme C’est ce champ presque inexploré du accompagne le retour à la paix civile et littéraire pour ressortir d’anciennes autoritaire ? Avec en toile de fond, de la part des exclus et des tragique dans la littérature française la reprise économique qui l’accompa- biographies de la souveraine : Perrin, qui laissés-pour-compte de l’expansion économique, la permanence d’une avant Corneille et Racine, ce monde de gne. Arrêt sur image à un moment cultu- reprend le livre de Philippe Erlanger véritable nostalgie de Mao. On aurait tort, écrit Frédéric Bobin, de « réduire à fureur et de sang contemporain des dra- rel qui ne se résume pas au thème tragi- (286 p., 20 ¤) comme Pygmalion avec un folklore inoffensif » la persistance du « néo-maoïsme ». mes de John Ford, Ben Johson et que en retour de fortune. celui de René Guerdan (350 p., 21 ¤). Editions de La Martinière, coll. « Doc en stock », 264 pages, 18 ¤.

Une réflexion sur l’affaire des caricatures de Mahomet Publication en français du premier ouvrage de Ian Kershaw, spécialiste d’Hitler Iconophobie et religions La fascination du « Kaiser du peuple »

CARICATURER DIEU grands textes bibliques ou coraniques l aura fallu attendre vingt-six ans « charisme », défini non pas comme cadeaux et de lettres – dont on lira ici (Pouvoirs et dangers de l’image) qu’invoquent partisans et adversaires de pour lire en français le premier livre une qualité première d’un chef mais quelques extraits édifiants – qui de François Boespflug. la représentation de Dieu. Il réside sans I de l’historien britannique Ian Kers- comme un attribut que lui prêtent ceux affluaient quotidiennement à la chancel- doute dans la distinction qu’établit haw sur le nazisme, un sujet dont il est qui sont convaincus de sa grandeur et lerie. Autant de signes d’une ferveur que Bayard, « études et essais », l’auteur entre le statut – théologique et devenu l’un des meilleurs spécialistes. du bien-fondé de la « mission » dont il la propagande n’a pu créer de toutes piè- 224 p., 13 ¤. juridique – et la situation effective de C’est ici que se trouve formulée l’idée se sent investi. Pour Kershaw, Hitler ces : « La propagande n’était efficace que l’image et dans son souci de toujours dis- qu’il n’a cessé d’affiner depuis, en parti- jouissait d’une « autorité » de type parce qu’on avait déjà cultivé et répandu e titre pourrait sonner comme une tinguer le droit du fait, la théorie des pra- culier dans Hitler. Essai sur le charisme « charismatique », en ceci qu’il tirait l’es- la crédulité, la disposition naïve à faire provocation, ou comme une sen- tiques, l’idéal d’une foi détachée de toute en politique (Gallimard, 1995), qui reste sentiel de sa légitimité de la « vertu pleinement confiance à une autorité politi- L tence. Il n’en est pourtant rien et contingence humaine et de tout support sans doute son livre le plus captivant. héroïque » que ses « fidèles » voulaient que libre de toute entrave », observe Kers- ce petit livre vigoureux, parfois même matériel de réalités plus banales. Cette idée, la voici : Hitler lui reconnaître. haw. rugueux, écrit en réponse à la contro- n’aurait pu accéder au pou- A n’en pas douter, l’expli- verse soulevée par la publication de des- Tradition de la caricature voir et s’y maintenir pen- cation par le « charisme » « Symbole de la nation » sins associant le prophète Mahomet à la L’image et son culte peuvent ainsi fai- dant douze ans s’il n’avait aide à comprendre l’ascen- Il est pourtant une chose que les servi- violence des fondamentalistes dans un re l’objet de critiques sévères, par exem- joui d’une réelle popularité. sion d’un homme dépeint ces de Goebbels ont diaboliquement journal danois, le Jyllands-Posten,le ple dans les premiers siècles du christia- En étant le premier à mon- par la gauche comme un réussie : c’est cette capacité à préserver 30 septembre 2005, décevra ceux qui en nisme marqués par la lutte contre le trer aussi clairement que des laquais du grand capital, par d’Hitler une image « immaculée », à éri- attendraient un jugement sur l’honneur paganisme et ses idoles, et pourtant pans entiers de la société les catholiques comme un ger le Führer en intouchable « symbole de Dieu ou la liberté de la presse. s’imposer peu à peu dans les pratiques allemande – et pas seule- antéchrist néo-païen, et par de la nation » auquel devaient revenir Fin connaisseur de l’iconographie des ordinaires des croyants. La réticence de ment des nazis convaincus – l’ensemble de ses opposants toutes les réussites du régime. Les personnes divines dans l’art occidental, l’islam à la représentation figurative des avaient adulé Hitler, Kers- comme un bravache aux échecs et les excès, eux, furent systémati- François Boespflug s’attache en effet personnes n’est, de même, pas incompa- haw n’hésitait pas à prendre idées courtes. Car Hitler est quement attribués aux autres dirigeants d’abord à dissiper quelques illusions tible localement avec le développement à rebours l’historiographie bel et bien venu combler un nazis, souvent dépeints comme une confortables et quelques certitudes trop d’une tradition de la caricature politique dominante de l’époque, besoin : il fut ce « Kaiser du « bande d’escrocs » corrompus et dépra- bien acquises. Abordant en parallèle les et religieuse, comme la presse iranienne pour laquelle le nazisme LE MYTHE peuple » que la droite natio- vés. En réactivant ainsi le vieux cliché trois grands monothéismes, il rappelle en apporte la preuve. avait d’abord été un despotis- HITLER naliste, déçue par Guillau- du bon roi entouré de mauvais ainsi qu’il n’y a pas de religion absolu- Ecrit à chaud, citant abondamment me, voire un « totalitaris- Image et réalité me II, commença à appeler conseillers, la propagande a fait d’Hitler ment iconophobe ou absolument icono- articles de presse, éditoriaux, tribunes me », principalement fondé sous le IIIe Reich de ses vœux dès avant la pre- une « force d’intégration cruciale au systè- phile, qu’aucun texte révélé, dans la libres publiés pendant la controverse sur la terreur. Dans cette de Ian Kershaw. mière guerre mondiale ; ce me de gouvernement nazi ». En le faisant Bible ou le Coran, ne vient trancher défi- sur les caricatures danoises, l’ouvrage entreprise, il fut soutenu par chef « dur, impitoyable réso- passer pour un modéré, notamment sur nitivement et sans la moindre ambiguï- de François Boespflug n’est donc pas Martin Broszat (1926-1989), Traduit de l’anglais lu, intransigeant, et radical » la question de l’antisémitisme, elle a té la question de l’image, et que le chris- une prise de position supplémentaire alors directeur de l’Institut par Paul Chemla, que de plus en plus d’Alle- réussi à créer le « consensus de base » tianisme, malgré l’Incarnation qui pou- dans cette affaire mondialisée, mais une d’histoire contemporaine de Flammarion, mands finirent par réclamer qui permit au régime de poursuivre son vait fonder une légitimité de la représen- réflexion sur ses ressorts mêmes : la Munich et promoteur d’une 414 p., 24 ¤. à la fin de la République de entreprise criminelle. a tation figurative de la divinité puisque confusion du statut et de la situation, nouvelle façon d’écrire l’his- Weimar (1919-1933). Thomas Wieder le Christ s’est fait homme, fut et est enco- l’essentialisation de positions construi- toire du nazisme, plus atten- Une fois au pouvoir – et re traversé par des contestations radi- tes très progressivement et parfois diffi- tive à la vie quotidienne qu’aux structu- pratiquement jusqu’à sa chute, malgré (1) De Ian Kershaw, rappelons également cales des images visibles de l’invisible. cilement au cours de l’histoire, mais res de pouvoir du IIIe Reich. les revers militaires des années un très didactique Qu’est-ce que le L’essentiel est pourtant ailleurs, et aussi l’actualité évidente d’un pouvoir Sur le plan théorique, cependant, c’est 1943-1945 –, Hitler est demeuré un nazisme ? Problèmes et perspectives l’apport de ce livre ne se résume pas des images jamais aussi manifeste que à Max Weber que Ian Kershaw doit sa « chef adoré auquel son peuple témoignait d’interprétation (Gallimard, 1992) et une qu’à ces rappels théologiques et histori- lorsqu’il est contesté. a principale intuition. Au sociologue alle- adulation et servilité à un degré sans précé- monumentale biographie d’Hitler (2 vol., ques et à cette exégèse méticuleuse des Olivier Christin mand, l’historien emprunte la notion de dent ». Pour preuve, ces milliers de Flammarion, 1999-2000). 0123 10 Vendredi 22 septembre 2006 ARTS

ZOOM La réédition des « Ecrits sur l’art » d’un critique passionné et génialement lucide

CAHIERS D’ART sous la direction de Christian Derouet. Publié à l’occasion de l’ouverture du Musée Zervos à Vézelay, Huysmans, l’œil et la plume l’ouvrage dirigé par Christian Derouet est bien plus qu’un catalogue. Il retrace l’histoire d’un omme la plupart des grands criti- Femme lieu et d’une revue mythiques, Les ques d’art, Huysmans ne l’est se séchant Cahiers d’art. Le lieu, c’était le 14, que parce qu’il était d’abord écri- les cheveux rue du Dragon, à C vain, comme Baudelaire et com- après son Saint-Germain-des-Prés. On y me Zola, auxquels il rend hommage à bain, pastel croise Kandinsky, Miro, Ernst, l’occasion dans ses articles. Et, comme sur papier Man Ray, Hélion. La revue, créée eux, Huysmans aime d’un amour aussi par Edgar en février 1926, est une des plus intense œuvres et artistes passés et pré- Degas. importantes pour l’histoire de l’art sents. Parmi les uns et les autres, il choi- BROOKLYN e au XX siècle. L’une et l’autre sont sit avec la même liberté, sans se laisser MUSEUM OF ART, l’œuvre d’un émigré grec, impressionner par les réputations dic- NEW YORK/ Christian Zervos, et de son épouse, tées par les historiens et les modes. Ain- BRIDGEMAN/ Yvonne. Et d’un chauffard si peut-il être avec autant de vigueur le GIRAUDON anonyme qui, renversant le jeune découvreur stupéfait de Grünewald et éditeur à l’été 1926, permit à la l’admirateur enthousiaste de Degas. revue de survivre un temps grâce à Pour la même raison du reste : l’un et l’argent de l’assurance. Zervos l’autre ont cristallisé leur temps, ses publia également les 33 volumes mœurs, ses croyances, ses passions du catalogue raisonné des œuvres dans des formes artistiques aussi singu- de Picasso, milita pour la lières que l’étaient leurs époques elles- République espagnole, participa à mêmes. Il ne croit donc pas à des la Résistance (il aurait été dénoncé canons éternels ou à un quelconque par Le Corbusier !) et mourut en idéal. A propos de l’Etude de nu de Gau- 1970, léguant ses collections à sa guin, il lance que « la beauté n’est point ville d’adoption. H. B. uniforme et invariable, qu’elle change, Ed. Hazan/Conseil général de suivant la climature, suivant le siècle, que l’Yonne, 288 p., 69 ¤. la Vénus de Milo, pour en choisir une, n’est ni plus intéressante, ni plus belle JACQUES-ÉMILE BLANCHE. maintenant que ces anciennes statues du Le Peintre écrivain Nouveau Monde, bigarrées de tatouages de Georges-Paul Collet et coiffées de plu- Il a son collège, à ECRITS mes ». Ceci paraît Saint-Pierre-lès-Elbeuf, et un bel SUR L’ART, en 1881, dix ans ensemble de tableaux, plus élégants 1867-1905 avant que Gauguin promeut est défini en peu de mots : sion se présente, il lui consacre les à pousser loin l’analyse visuelle : ses que révolutionnaires, conservés à de Joris Karl ne s’en aille en Océa- « L’imbécillité d’une part, la lâcheté de développements les plus détaillés. hommages à Forain et à Caillebotte Rouen. Mais à part les élèves et les Huysmans. nie et l’année même l’autre. Imbécillité pour les gens du mon- Quand il décrit un de ses pastels, paraissent, rétrospectivement, d’une Rouennais, qui donc connaît de la naissance de de. Lâcheté pour la presse qui les dirige. » Huysmans le critique écrit comme justesse qui a tardé à s’imposer. Ainsi Jacques-Emile Blanche ? Et bien, Edition établie Picasso. Beau pres- Réunis, ils donnent ce qu’Huysmans Huysmans le romancier. La cohérence de Caillebotte, dès 1880 : « Celui-là est tout le monde : André Gide, Pierre par Patrice sentiment. déteste par-dessus tout, l’éclectisme ver- entre le peintre et le critique est abso- un grand peintre. » Et de Manet : en Louÿs, René Crevel, Max Jacob, Locmant, Les Ecrits sur l’art satile et commode : « L’on n’a pas de lue. « Voyez cet Examen de danse, une 1877, quand Nana est refusée par le Colette, mais aussi Barrès, Claudel, éd. Bartillat, d’Huysmans, qui véritable talent si l’on n’aime passionné- danseuse pliée qui renoue un cordon et jury du Salon, Huysmans publie l’apo- Mauriac, Valéry, Proust, Cocteau, 598 p., 40 ¤. reparaissent dans ment ou si l’on ne hait pas de même. » une autre, la tête sur l’estomac, qui logie de cette toile qui fait « sentir Stravinsky ou le groupe des Six, une nouvelle édition bombe sous une crinière rousse un nez l’odeur de la chair qui bouge sous la tout entier, passèrent sous son augmentée de textes retrouvés dans « L’odeur de la chair » busqué. Près d’elles, une camarade en batiste ». pinceau. Et on en oublie. Fils journaux et revues, accomplissent trois Ayant fait place nette, il peut com- tenue de ville, au type populacier, aux De l’art ancien, Huysmans ne retient d’aliéniste – le docteur Blanche taches, inséparables. La première, mencer à argumenter en faveur de joues criblées de son, à la tignasse refou- donc ceux qui, chacun selon les exigen- anima une fameuse clinique à nécessaire et dangereuse, est de déblaie- ceux dont il sait qu’à la fin, ils l’empor- lée sous un caloquet hérissé de plumes ces des circonstances, ont fait preuve Passy –, polyglotte et anglophile, ment. Il faut, dans le Paris des teront sur les fabricants d’images pieu- rouges, et une mère quelconque (…).» des mêmes qualités de réalisme. A l’Ita- Jacques-Emile Blanche était doté années 1870 et 1880, faire tomber com- ses, mythologiques ou historiques : les On se croirait dans Les Sœurs Vatard. lie, il préfère le Nord de Bosch et de d’une certaine fortune et d’une me autant de monuments de plâtre les peintres de la vie moderne, autrement De même que Degas a inventé une Rembrandt, de Breughel et de Hals – culture raffinée qui lui ouvrit les gloires installées du Salon et de l’Insti- dit, l’impressionnisme. Mais il ne le nouvelle manière de dessiner et de qui est aussi celui d’Ensor et de Rops : portes du tout-Paris. A sa mort en tut, ces académiques et pompiers qui considère pas comme un groupe à peindre pour le monde contemporain, « les primitifs des Flandres ont été les 1942, François Mauriac et André étaient les officiels intolérants et adulés défendre comme tel. Les paysagistes confiné dans des villes et éclairé au plus grands peintres du monde. » Il Salmon rédigèrent des nécrologies. d’alors. Huysmans mitraille. La Vénus peuvent, de temps en temps, le séduire gaz, Huysmans invente son style, au remonte le Rhin et c’est ainsi qu’en Georges-Paul Collet le fait revivre de Bouguereau est « une baudruche mal mais ni Monet, ni Pissarro – même s’il vocabulaire ahurissant de précision et 1888, il découvre Grünewald au musée aujourd’hui dans une monumentale gonflée. (…) Un coup d’épingle dans le tor- lui arrive de faire l’éloge de telle de de variété, termes savants et argot de Cassel. En 1905, l’un de ses derniers et définitive biographie qui est se et le tout tomberait. » Merson, Pon- leurs toiles – ne le captivent autant ensemble. livres sera pour lui. Mais il l’a célébré aussi le portrait d’une époque. san, Lefebvre, Gérôme, Baudry : « Cho- que Degas, ses scènes d’intérieur, ses Quand il ne fait pas l’éloge de son dès 1891 : dans Là-bas, un roman. H. B. ses nulles, dilutions de maîtres blaireau- toilettes, ses répétitions de danse, ses alter ego, Huysmans a la lucidité de C’est logique. a Ed. Bartillat, 568 p., 28 ¤. teurs. » Le système qui les protège et les cafés-concerts. Chaque fois que l’occa- reconnaître qu’ils sont quelques autres Philippe Dagen

La vie secrète de Sir Anthony Blunt, espion et historien d’art Quand l’histoire de l’art saute les frontières Au service secret de l’URSS Arasse, pour le plaisir

GENTLEMAN ESPION. Blunt travaillait pour le MI 5, les homosexuels. Les tabloïds ne se Mais un universitaire distin- ANACHRONIQUES étudie les images fabriquées de Les doubles vies services de contre-espionnage privèrent pas d’exploiter ce der- gué ne peut guère faire de de Daniel Arasse. Cindy Sherman en songeant au d’Anthony Blunt, britanniques. Qu’il trahissait allé- nier point pour stigmatiser de la dégâts, hormis en recrutant des maniérisme. Quand il se prend de Miranda Carter. grement au profit des Soviéti- manière la plus sordide la trahi- étudiants influençables, ce à quoi Préface de Catherine Bédard, de passion pour les Exhibitions ques, auxquels il a transmis, de son des élites du Royaume-Uni. Blunt s’employa. Les choses Gallimard, « Art et artistes », pornographiques de Fleischer, il Traduit de l’anglais par Bernard 1941 à 1945, pas moins de 1 771 Ne nous épargnant aucun secret changèrent avec la guerre. Les 192 p., 38 ill., 20 ¤. fait observer en passant qu’«il Blanc, Payot, 580 p., 25 ¤. documents « top secret ». d’alcôve, Miranda Carter y insis- Anglais, pragmatiques, recrutè- ne faut pas oublier ce dont se sou- C’est ce scandale qu’analyse la te aussi. Mais comme d’un élé- rent dans leurs services secrets en croire les distinctions venaient les auteurs anciens et les ovembre 1979. Margaret journaliste Miranda Carter, dans ment à décharge : l’homosexuali- des jeunes gens polyglottes. Ce communes, il y aurait une peintres classiques : “pinceau” Thatcher lâche une bom- une biographie qui est aussi un té est demeurée un crime en qu’étaient ceux de Cambridge. A histoire de l’art et une his- veut dire “petite queue”, “petit N be à la Chambre des com- monument d’histoire culturelle Angleterre jusqu’au mitan des C’est là que l’histoire devient toire de l’art contemporain. pénis”. L’ancrage de la pulsion munes. Anobli par la reine en et sociale. Blunt est « le quatriè- années 1960. Les gays avaient hallucinante : « J’ai pris un Daniel Arasse ne croyait pas à artistique dans la pulsion sexuelle 1956, directeur du célèbre Cour- me homme », celui dont l’identi- eut à pâtir du système quasi car- grand plaisir à transmettre aux cette séparation. Avoir travaillé était connu de toute l’Antiquité, tauld Institute, conservateur des té, après qu’eurent été révélées céral des public schools de l’épo- Russes les noms de tous les officiers des années sur la Renaissance avant que les théories chrétienne tableaux de la collection royale, dans les années 1950 les trahi- que, dont la description fait fré- du MI 5 », confie un jour Blunt, italienne ne l’empêchait pas de et “humaniste” de l’art ne vien- Sir Anthony Blunt est un espion. sons de Kim Philby, Guy Burgess mir. Et justifie toutes les révoltes. ce qui aurait dû suffire à le s’intéresser aux artistes actuels nent occulter et refouler cette réali- Durant la seconde guerre mon- et Donald MacLean, a été gardée Ils grandissaient enfin dans une mener devant un peloton. «Il et d’écrire sur eux. Il était té première. » diale, tout en rédigeant le catalo- secrète. Angleterre où la pauvreté restait n’existe aucune preuve que Blunt convaincu que ce qu’il avait De telles notations abondent gue raisonné des dessins de Pous- Blunt, Philby, Burgess et terrifiante, et dans un monde où ait été responsable d’un seul appris en fréquentant Antonello dans le livre, qui est autant une sin, tout en publiant un essai Maclean avaient des points com- la montée du fascisme et du mort », clame sa biographe. Les de Messine et Léonard de Vinci leçon de plaisir qu’une leçon de consacré à l’architecte François muns. Lorsqu’ils se sont rencon- nazisme, puis la guerre d’Espa- agents secrets ou les agents dou- lui était précieux en présence de liberté de pensée. Pour Arasse, Mansart, et tandis qu’autour de trés, dans les années 1930, à gne, obligeaient à prendre posi- bles employés sur le terrain Rothko et Kiefer. Et que, récipro- ces deux notions allaient néces- lui les maisons de Londres s’ef- Cambridge, ils étaient jeunes, tion, à s’engager. Ce que leur pro- apprécieront. Comme ils appré- quement, la création actuelle ne sairement ensemble. a fondraient sous les bombes, beaux, intelligents, cultivés et pre pays ne faisait pas. Ils s’en cieront la description des servi- pouvait qu’aiguiser son regard Ph. D. trouvèrent donc un autre : Blunt ces secrets que fait Miranda Car- et le rendre plus sensible à ce fut recruté par le NKVD en 1934. ter. Les Russes paranoïaques et qui se révèle dans les œuvres débordés, qui exploitent mal les anciennes, surprises ou incon- Opinions variables renseignements que Blunt leur gruités dans certains détails. Blunt devint donc communis- transmet. Les Anglais confiants, Aussi est-ce par provocation te. Cela influa en partie sur ses puis si apeurés par le scandale – une provocation dans son sty- travaux d’historien et de critique que, après avoir découvert la tra- le – que le volume qui réunit ses d’art : il adopta ainsi, contre son hison de Blunt, ils la laissent textes sur l’art vivant trois ans propre goût, le point de vue néga- impunie. Pour ne pas fragiliser le après sa mort s’intitule Anachro- tif que les tenants du réalisme gouvernement. Et ce serait pour niques. Il n’est d’anachronisme socialiste donnaient d’un certain détourner l’attention de la triste en effet que si l’on croit que les nombre de mouvement artisti- situation où se trouvait le sien en époques ne peuvent communi- ques d’avant-garde. Ses opinions 1979 que Margaret Thatcher jeta quer et s’éclairer. Arasse pénétre variables, et répétées sa vie le nom de Blunt en pâture à la dans la morgue où gisent les durant, sur Picasso par exemple, presse. Des traîtres ? Oui. Des Transis de Serrano avec, en sont un intéressant baromètre de Branquignols, sûrement. a mémoire, les morts de la peintu- l’évolution de son engagement. Harry Bellet re baroque et néoclassique. Il 0123 ACTUALITÉ Vendredi 22 septembre 2006 11

Plus de 170 000 exemplaires du roman de Jonathan Littell ont d’ores et déjà été imprimés L’ÉDITION

Le jury du prix Femina a Hein (Métaillié) ; Histoire de annoncé sa première sélection l’amour, de Nicole Krauss Le phénomène « Les Bienveillantes » en vue du prix qui sera décerné (Gallimard) ; Le retour du le 30 octobre. Pour les romans hooligan : une vie, de Norman français ont été retenus : Fils Manea (Seuil) ; Train de nuit a rentrée littéraire 2006 fera date. Sa cial au grammage plus important, « afin d’as- propos et son personnage, suscitant malaise, unique, de Stéphane Audeguy pour Lisbonne, de Pascal production était riche et prometteuse. surer une meilleure prise de main », précise révolte, on ne sait pas contre qui et quoi ». (Gallimard) ; Des Chevaux noir, Mercier (éd. Maren Sell) ; Chacun avait sa chance. Mais un pro- Daniel Ingwiller, le directeur de la fabrica- Jonathan Littell a prévenu. Il n’entend pas de Daniel Arsand (Stock) ; L’Histoire de Chicago May,de Ljectile littéraire hors catégorie est tion. Un papetier isérois a pu in fine fournir faire de télévision, un média où il ne se sent Bonne nuit doux prince,de Nuala O’Faolain (éd. Sabine venu jouer les trouble-fête. Un pavé de 1 kilo à la demande. Début septembre, les trois pas à l’aise. Il sera présent aux Correspon- Pierre Charras (Mercure de Wespieser) ; Il faut qu’on parle et 150 grammes, qui compte 912 pages et Cameron de l’imprimeur CPI (Bussière à dances de Manosque, les 23 et 24 septem- France) ; L’Amant en culottes de Kevin, de Lionel Shriver coûte 25 euros. Saint-Amand-Montrond, Firmin Didot, près bre, puis dans quatre librairies : le 3 octobre courtes, d’Alain Fleischer (Belfond) ; Un jour dans Les Bienveillantes, de Jonathan Littell (Gal- de Dreux et Brodard & Taupin, à La Flèche) chez Sauramps, à Montpellier, le 4 chez (Seuil) ; Fuir les forêts,de l’année, de limard), est le phénomène de la rentrée. ont tourné à plein régime pour assurer les Ombres blanches, à Toulouse, le 5 au maga- Fabrice Gabriel (Seuil) ; Coma, (Fayard). Enfin pour les essais : Jeudi 21 septembre, soit pile un mois après réassorts. Depuis, l’ensemble de la produc- sin Virgin des Champs-Elysées, à Paris, et le de Pierre Guyotat (Mercure de Qui dit je en nous ?, de Claude sa date de parution, ce premier roman écrit tion a été concentré sur le site de La Flèche. 6, chez Kléber, à Strasbourg. Pour Laurent France) ; Le Rêve de Martin,de Arnaud (Grasset) ; Crescendo en français par un auteur de nationalité amé- L’imprimeur a pour consigne de « tirer au Bonelli, qui a cru en ce livre très tôt, «ilya Françoise Henry (Grasset) ; avis aux amateurs, de Catherine ricaine a atteint les 170 000 exemplaires. Et papier », d’aller à l’épuisement des bobines. beaucoup de vingt-trentenaires masculins Lignes de faille, de Nancy David (Actes Sud) ; Le Village ce n’est qu’un début : le livre figure sur les Depuis dix jours, Gallimard n’appose plus parmi les acheteurs, un public comparable à Huston (Actes Sud) ; La métamorphosé, de Pascal Dibie premières sélections du Goncourt, du le bandeau rouge qui reprend les premiers celui de Houellebecq, mais en plus nom- Maison aux orties, de Vénus (Plon) ; Alfred Dreyfus,de Renaudot, du Médicis et du Femina. Tous mots du roman, « Frères humains, laissez- breux ». Autre point, « les gens ne veulent que Khoury-Ghata (Actes Sud) ; Le Vincent Duclert (Fayard) ; les espoirs lui sont donc permis. Surtout si moi vous raconter… » pour gagner vingt-qua- ce livre-là », dit-il. Bois amoureux, de Gilles Bardadrac, de Gérard Genette l’on se réfère à la lettre des deux frères Gon- tre heures. Philippe Le Tendre, le directeur De fait, plusieurs maisons d’édition consta- Lapouge (Albin Michel) ; Les (Seuil) ; Une vie parfaite,de court, qui recommandait que le prix soit des ventes, a « fermé l’article à la vente », tent un certain assèchement du marché. Au Bienveillantes, de Jonathan Catherine Millot (Gallimard) ; donné « à la jeunesse, à l’originalité du une procédure exceptionnelle qui lui permet Seuil, L’Amant en culottes courtes, d’Alain Littell (Gallimard) ; Dans la Par les monts et les plaines d’Asie talent, aux tentatives nouvelles et hardies de la tous les matins de faire le point avec la Fleischer, présent aussi dans les quatre lis- foule, de Laurent Mauvignier centrale, d’Anne Nivat pensée et de la forme ». Sodis, le diffuseur du groupe, afin de lister tes, est encore loin des 10 000 exemplaires, (éd. de Minuit) ; Dévorations, (Fayard) ; Augiéras, le dernier « Il s’agit certes d’un succès hors norme », les commandes prioritaires – les libraires malgré une presse très élogieuse. « Si tous les de Richard Millet (Gallimard) ; primitif, de Serge Sanchez reconnaît Richard Millet, son éditeur, mais avant les grossistes – et de faire la chasse acheteurs du Littell se transforment en lecteurs Disparaître, d’Olivier et Patrick (Grasset) ; C’était Marguerite qui « repose sur les deux outils traditionnels de aux invendus. effectifs, le reste de la rentrée littéraire sera com- Poivre d’Arvor (Gallimard). Duras, de Jean Vallier promotion : les libraires et la presse écrite. » me aspirée par un trou noir», constate Olivier Pour les romans étrangers : (Fayard) ; Désir et mélancolie, L’ouvrage a été en amont sélectionné par le Assèchement du marché Nora, PDG de Grasset. Car le livre demande L’Immeuble Yacoubian, d’Alaa de Jean-Didier Vincent (Odile magazine Pages qui réunit les libraires indé- Chez Gallimard, en littérature générale, un temps de lecture important. El Aswani (Actes Sud) ; Les Jacob). La deuxième sélection pendants, par les maisons de la presse ; il pour trouver un phénomène du même type, Outre Gallimard, le succès foudroyant des choses s’arrangent mais ça ne va sera donnée le 3 octobre. figurait dans la liste des Virgin-Furet du il faut remonter à Balzac et la petite tailleuse Bienveillantes fait un deuxième heureux, pas mieux, de Kate Atkinson Nord et dans celle des Espaces Leclerc. Fait chinoise, de Dai Sijie, dont 100 000 exemplai- Andrew Nurnberg, l’agent de Jonathan Lit- (éd. de Fallois) ; A la vitesse de Christine de Rivoyre, exceptionnel pour un roman, jeudi 24 août, res s’étaient vendus en janvier 2000. L’autre tell, qui détient les droits mondiaux de son la lumière, de présidente du jury Médicis, a un bandeau « Attention chef-d’œuvre » se rap- référence, c’est bien entendu Harry Potter. livre. Une partie d’entre eux se négocieront à (Actes Sud) ; Terre des oublis, communiqué, par erreur, le portant aux Bienveillantes barrait la « une » « Le phénomène nous échappe », constate la Foire de Francfort, début octobre. Pour le de Duong Thu Huong (éd. 13 septembre, une première du Nouvel Observateur. Pascale Richard, l’attachée de presse chargée manuscrit d’origine écrit en français, il avait Sabine Wespieser) ; Blanche et sélection pour les essais de ce Le livre a été initialement tiré à du suivi du livre. En quinze ans de Galli- été envoyé sous le pseudonyme de Jean Petit, Marie, de Per Olov Anquist prix. Or, depuis plusieurs 12 000 exemplaires, avec une mise en place mard, c’est la première fois qu’elle vit une tel- à quatre éditeurs, « en même temps », dit-il. (Actes Sud) ; Encore une nuit de années, les jurés ne divulguent de 5 000, ce qui constitue déjà un dispositif le frénésie. Actuellement, elle passe la majeu- C’est après coup que fut dévoilé que derrière merde dans cette ville pourrie,de la liste des nominés pour les plus important que la norme (3 000 exem- re partie de son temps à protéger l’auteur de ce nom se cachait le fils d’un auteur de Nick Flynn (Gallimard) ; Prise essais que lors de la deuxième plaires pour un premier roman), mais confor- demandes d’interviews les plus saugrenues. polars à succès, américain, mais élevé en de territoire, de Christophe réunion, le 10 octobre. me aux engagements pris avec l’agent L’ambiance est d’autant plus électrique que France et imprégné de culture européenne. anglais Andrew Nurnberg, qui a apporté l’af- plusieurs critiques négatives ont été publiées Le montant de la transaction avec l’agent faire à Gallimard. A 12 000 exemplaires, la (notamment dans Les Inrockuptibles et dans anglais reste secret à ce jour. Mais l’éditeur maison de la rue Sébastien-Bottin ne ren- Libération). Sans parler d’un article de français assure toutefois que celle-ci était LES CHOIX DU « MONDE DES LIVRES » trait pas dans ses frais. Depuis, elle ne cesse Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah, « raisonnable ». Dans cette négociation, Gal- de courir après les ruptures de stock. qui, dans Le Journal du dimanche du 17 sep- limard a aussi bénéficié d’un atout supplé- LITTÉRATURES Les premières alertes se sont fait sentir tembre, écrit : « Ces 900 pages torrentielles mentaire : « Jonathan Littell voulait la Blan- Mangez-moi, d’Agnès Desarthe (L’Olivier). dès le 1er septembre. Gallimard avait anticipé n’accèdent jamais à l’incarnation. Le livre che, à cause de Jean Genet, de Maurice Blan- Lignes de faille, de Nancy Huston (Actes Sud). un stock de papier pour 25 000 exemplaires, entier demeure un décor et la fascination de Lit- chot et de Louis-René des Forêts », assure Dans la foule, de Laurent Mauvignier (Minuit). qui fut vite écoulé. Vu le volume de l’ouvra- tell pour l’ordure, pour le cauchemar et le fan- Richard Millet. a Elle, tant aimée, de Melania G. Mazzucco (Flammarion). ge, Gallimard avait opté pour un papier spé- tastique de la perversion sexuelle, irréalise son Alain Beuve-Méry Bon vent, de Pascal Morin (éd. du Rouergue). Accouplement, de Norman Rush (Fayard). Fraternité, de Marc Weitzmann (Denoël).

ESSAIS Samuel Brussel était en désaccord avec les nouveaux dirigeants du Rocher Introduction à l’histoire de la philosophie, de Jean-Toussaint Desanti (PUF). Marie-Antoinette. Anthologie et dictionnaire, La collection « Anatolia » rejoint le groupe Libella de Catriona Seth (Laffont, « Bouquins »). Un autre monde. Contre le fanatisme du marché, de Joseph Stiglitz (Fayard). avier Patier et Vincent blait scellé. Tout du moins, une d’entamer une deuxième vie en tion de la marque Anatolia », Les Trois Exils. Juifs d’Algérie, de Benjamin Stora (Stock). Wackenheim n’en sont réduction drastique de sa pro- Folio. Son catalogue comprend explique-t-elle. C’est le groupe Danser sur les ruines. Une jeunesse tchétchène, pas revenus. Ils ont vrai- duction était souhaitée. près de 280 titres. Volumen qui en assurera la dif- de Milena Terloeva (Hachette littératures). Xment eu du mal à croire Las ! c’est Samuel Brussel qui La séparation d’avec les édi- fusion. Ecrits d’un tueur de bergers, Samuel Brussel, directeur de la a tiré le premier. « Pour moi, le tions du Rocher est consommée Il y a quelques mois, fin avril, de Joseph Vacher (éd. A Rebours). collection « Anatolia », quand Rocher, c’était Jean-Paul Ber- depuis le 14 septembre. Samuel pendant le Salon international Kalila et Dimna. Fables indiennes de Bidpaï, ce dernier leur a annoncé son trand, et Jean-Paul Bertrand, Brussel est libre de repartir avec du livre de Genève, Samuel de Ramsay Wood (Albin Michel). intention de les quitter. c’était le Rocher, dit-il, ajoutant : sa marque et ses titres à venir. Brussel avait demandé à Vera Le premier est président des C’est un aventurier, excité par les Avant cela, il termine les trois Michalski si elle était intéressée éditions du Rocher, depuis que livres, qui m’accordait une com- livres qu’il a sous contrat au par le travail d’« Anatolia », cel- cette maison a été rachetée à plète liberté d’action. » Rocher pour 2006, notamment le-ci avait spontanément répon- Jean-Paul Bertrand par les labo- Le Feu noir, de Vassili Rozanov. du « très ». ratoires Pierre Fabre, en Vingt livres par an Pour rebondir, Samuel Brus- L’accord porte sur la publica- mai 2005. Le second a été nom- Samuel Brussel est un érudit sel disposait, avec sa coéquipiè- tion d’une vingtaine de livres mé directeur général, au prin- polyglotte (il parle six lan- re Valérie Berranger, de trois par an. Et ce dans les domaines temps. « Le Rocher n’a pas voca- gues) ; il ne s’épanouit que lors- propositions. Lundi 18 septem- de prédilection de Samuel Brus- tion à être la danseuse de Pierre qu’on lui fait confiance et qu’on bre, il a finalement signé avec sel, à savoir la littérature étran- Fabre », expliquait-il alors. Le le laisse tranquille. C’est de cet- Vera Michalski. A compter du gère – anglo-saxonne ou d’Euro- sort d’« Anatolia », une collec- te manière qu’il a déniché L’Elo- 1er janvier, le groupe Libella pe centrale –, mais aussi les tion littéraire éclectique et ge des femmes mûres, de Stephen qu’elle dirige (Buchet-Chastel, livres d’anthologie, les recueils inclassable, hébergée au Rocher Vizinczey – plus de 120 000 Phébus, Maren Sell, Noir sur d’aphorismes… a depuis bientôt quinze ans, sem- exemplaires vendus – avant Blanc, etc.) « reprend l’exploita- A B.-M.

AGENDA

DU 21 AU 24 SEPTEMBRE. à 17 h 30, Maison de la coréenne « Écrits de Corée », de la parution de la nouvelle ÉCRIT. A l’abbaye de Noirlac recherche, 28, rue Serpente, avec Hwang Sok-Yong, Yun édition de La Destruction des (18), « Les Futurs de l’écrit », 75006, salle D 035) ; et Hung-Kil, Kim Hoon et Eun Juifs d’Europe (Gallimard, manifestation proposée par le Journée d’hommage à Claude Hee-Kyung, JMG Le Clezio, « Folio »), Raul Hilberg conseil général du Cher, Esteban, mort en avril (le 27, René de Ceccatty, Catherine prononcera trois conférences (le abordera les nouveaux « jeux » salle des Actes ; rens. : Lépront et François Tallandier 26 à 17 h 30, 56, rue Jacob, d’écritures (entrée gratuite ; www.crlc.paris4.sorbonne.fr). (à partir de 18 heures, Société 75006, salle des conférences, rens. : www.futursecrit.com). des gens des lettres, hôtel de rdc. Le 27 à 20 h 30, auditorium LE 24 SEPTEMBRE. Massa, 38, rue du Faubourg- du Mémorial de la Shoah, 17, DU 22 SEPTEMBRE AU WHITE. A Paris, Edmund Saint-Jacques, 75014 ; rens. : rue Geoffroy-l’Asnier, 75004 ; le 22 OCTOBRE. White sera l’invité de la 01-53-10-12-00). 28 à 19 h 30, au Centre ITALIE. A Bordeaux et en librairie Blue Book, pour la Pompidou, grande salle). Gironde, festival Lettres du sortie de son dernier livre Mes DU 26 AU 30 SEPTEMBRE. monde, autour du thème vies (Plon) (à 18 h 30, 61, rue BIBLIOTHÈQUE. A Strasbourg, LE 28 SEPTEMBRE. ph. © DR « Désirs d’Italie », avec Quincampoix, 75004). les rencontres littéraires La VERNANT. A Paris, à la Maison Giulio Angioni, Alessandro Le 26, l’auteur sera reçu à bibliothèque idéale… de l’Amérique latine, rencontre Piperno, Fabio Gambaro l’IMEC, dans le cadre des accueilleront, notamment, avec Jean-Pierre Vernant, en et Erri de Luca (rens. : soirées d’Ardenne Serge Rezvani, Alberto compagnie de Maurice Olender www.lettresdumonde.com). (à 19 h 30, à l’abbaye Manguel, Amélie Nothomb et et de François Vitrani, à d’Ardenne, près de Caen ; Alain Mabanckou (rens. : l’occasion de la parution du LES 23 ET 27 SEPTEMBRE. rens. et rés. : 02-31-29-37-37). www.strasbourg.fr). livre de Victor Leduc, Les DEBORD/ESTEBAN. A Tribulations d’un idéologue, chez Paris-Sorbonne, colloque Guy LES 25 ET 26 SEPTEMBRE. LES 26, 27 ET Galaade éditions (à 18 h 30, Debord, organisé par Pierre CORÉE. A Paris, deux journées 28 SEPTEMBRE. 217 boulevard Saint-Germain, Brunel et Yalla Seddiki (9 h 30 de découverte de la littérature HILBERG. A Paris, à l’occasion 75007, rens. : 01 49 54 75 35). 0123 12 Vendredi 22 septembre 2006 RENCONTRE Luc Lang « Travailler à obtenir une voix libérée »

Trois ans après « 11 septembre, mon amour », l’écrivain revient au roman, en reprenant la trame de « Liverpool, marée haute »

vec autant de discrétion que ce. Je pense à la scène très concrète de ce d’obstination, Luc Lang mène passager qui téléphone de l’avion pour à bien les chantiers les plus témoigner du drame en cours et dont la Luc Lang, septembre 2006. DAVID BALICKI ambitieux. Pour accueillir ses standardiste du mégastore choisit de diffu- quatre enfants – il leur a dédié ser l’appel que tout le monde entend donc cette impression d’inachèvement. Et bien- que je lis. Mais il est certain que je me sens son nouveau roman, La Fin en direct. Comme l’irruption dans le tem- tôt tout s’est emballé. J’avais un autre pro- « Ce livre-là, aujourd’hui plus libre. Là encore c’est Céli- desA paysages –, il a choisi de s’installer aux ple du commerce de la métaphysique, le jet romanesque mais je l’ai laissé en je ne l’ai pas ne qui m’a affranchi, celui de Nord et D’un portes de Paris, à Montreuil. Le romancier, surgissement soudain de la mort qui vient. jachère. J’ai découvert Malcolm Lowry par château l’autre. Je m’en réclame d’autant qui enseigne depuis plus de dix ans l’esthé- Mais il est vrai que le projet n’était pas le film que John Huston a tiré d’Au-dessous voulu. J’ai été plus volontiers que ces deux textes m’ont tique à l’Ecole nationale supérieure des comparable aux cinq romans précédents. du volcan, et me suis abîmé dans le livre, comme dopé, me donnant l’énergie nécessaire beaux-arts de Cergy-Pontoise, y a inventé Ce livre-là, je ne l’ai pas voulu. J’ai été com- comme j’ai plongé dans Joyce que j’avais “pris dans pour bousculer ma phrase, travailler les un lieu adapté à la retraite nécessaire à l’es- me « pris dans le machin », piégé par l’évé- jusque-là ignoré. voix et prolonger sur le terrain du style le sayiste écrivain. Un peu à l’écart du vacar- nement, et je n’ai trouvé que l’ambition lit- Nourri de Proust et de Céline, j’ai long- le machin”, goût des éclats narratifs que je dois à Dos me urbain, dans le tempo juste d’une vie téraire pour en sortir. temps craint de ne pas être réceptif à son piégé par Passos. en retrait. En un sens, malgré la référence univers. Ce fut une révélation. Cette évolution annonce-t-elle d’autres C’est là que Lang a mis la dernière main explicite à Liverpool marée haute, dont Liverpool ne passait-elle pas, il y a un l’événement, voies d’expérimentation créatrice ? à son nouveau roman, le sixième, puisque il reprend scrupuleusement l’intrigue, siècle, pour la Little Dublin ? Si le et je n’ai J’aimerais écrire un polar à la façon du le précédent, 11 septembre, mon amour le nouveau roman est bien dans la sillage impressionne, le mélange de trouvé Faulkner de Sanctuaire ; réaliser un court- (Stock, 2003), relevait davantage du récit. continuité des Indiens (Stock, 2001). fulgurances et d’opacités, le sens du métrage aussi, tant le rapport image-mou- Un exercice inédit en fait puisqu’il s’agit de Avec Les Indiens, je reprenais le point de phrasé et la voix du monologue que l’ambition vement m’obsède. J’aimerais savoir si j’en la réécriture du deuxième opus de Luc vue du Kafka de La Métamorphose,me attestent d’une réelle filiation dans La littéraire pour suis capable, si ça me plaît en fait. C’est Lang, Liverpool marée haute (Gallimard, situant du côté de la vermine qui renaît à Fin des paysages. pour moi l’opposé de l’économie extrême 1991). Une reprise comme une transposi- la perception du monde, avec son change- D’habitude je suis dans le regard qui en sortir » de l’écriture littéraire. Il y faut sans doute tion, à la façon dont les musiciens réécri- ment d’état. Le paralysé est dans cette terri- cherche loin la ligne d’horizon, à la hune, les qualités d’une architecture : les lignes vent parfois leurs œuvres ou celles des ble optique qui oblige à une recomposition en haut du bateau. Là, je pouvais enfin de force, la faisabilité, les matériaux, l’es- autres en changeant l’instrumentarium. complète des sensations et des appréhen- m’accorder une écriture de myope. Repre- thétique, la maîtrise des ouvertures et des Partition plus électrique donc. Plus tendue. sions. Il y avait là autant un projet nourri nant l’intrigue d’un roman déjà écrit, je niveaux et la justesse de la circulation des Parcourue d’une vibration qui renforce le d’une expérience autobiographique que la savais ce qui allait se passer. J’ai pu choisir corps dans l’espace. défi d’une enquête policière, avec son lot de volonté de choisir l’électricité comme maté- de regarder par terre, à l’affût du moindre N’est-ce pas ce dont témoigne votre vols spectaculaires, de suicides déguisés en riau même de l’écriture. grain de poussière. Corps penché, tête ren- toute nouvelle adresse ? accidents et de passé trouble en profondeur Comme dans Les Indiens, il est d’entrée trée. Comme un boxeur sous les coups. Sans doute, mais il s’agit là d’un autre de champ, qui se révèle une quête autre- question d’élément en suspension, de Mais l’ancien livre m’empêchait d’avancer. chantier où j’ai encore à faire mes preuves. ment grave sur la fin d’un monde. rupture et de chute, d’impact au sol Il a fallu que je m’ouvre une voie. Libératoi- Propos recueillis Trois ans après 11 septembre, mon comme un brutal coup d’envoi de la re. Je me suis enfoncé dans l’écriture, m’y par Philippe-Jean Catinchi amour, vous opérez un vrai retour au fiction. Mais là on prend l’intrigue en suis abandonné comme jamais. romanesque. Mais fallait-il comprendre marche, comme si le mouvement était Pour faire sourdre une nouvelle voix ? ce texte comme un roman ? déjà lancé, happant le lecteur dans une Pour faire chanter des voix sans sujet. Je Il y a eu comme un malentendu sur ce machinerie sonore qui l’entraîne voulais que « ça chante », que « ça parle ». livre. Il s’agissait d’un texte hybride. A la irrésistiblement. Travailler à obtenir une voix libérée, éman- fois le projet d’une road storie, à la façon Quand j’ai fini Liverpool marée haute, cipée, plus dans l’énergie et dans le flux, dont l’illustre une tradition américaine, et j’étais épuisé par trois ans de travail dont sans prendre le temps de se référer à une un récit politique. Une fiction romanesque je ne savais plus trop s’il tenait le pari ini- personne pour exister. sur l’événement qui m’avait rattrapé alors tial. J’en étais parfois à craindre de ne pas D’où ce besoin de casser la syntaxe, de que j’étais du même côté de l’Atlantique, avoir eu assez de force pour mener à bien mêler imparfait, présent et passé simple… au cœur d’un monde indien traditionnel le projet. Ce sentiment d’inabouti ne m’a déroulant des phrases nominales à l’anglai- voué à la disparition, et une réflexion sur pas quitté et j’ai eu envie de reprendre le se. Pour que ce soit aussi l’action énoncée, les paysages. C’est cette tension qui don- texte. En fait je l’ai relu et je ne pense pas le geste ou la parole qui définissent le nait sa nécessité structurelle au récit. que ce soit « loupé » ; « il tient ! », me suis- sujet, a posteriori… Et qu’il n’y ait d’autre

Mais la fiction y avait pleinement sa pla- je dit, rassuré, mais je vivais toujours avec impératif que la fulgurance. Sassier Que ce ne soit plus que de la voix.

Le titre, lui, cependant est encore de Ph:©J. facture classique C’était nécessaire. Pour garantir un mini- Un tempo démoniaque mum de clarté. Il s’agit de donner une for- me au chaos, à ce qu’on a perdu. Ça per- met de rendre l’avenir possible, de ne pas iverpool, Thatcher derniers temps. Avec un style virtuose, où les phrases se s’y perdre. On cherche à ouvrir, pas à être Quartier des docks. Pendant les opéra- télescopent, hachées, court-circuitant le guidé. Je persiste à croire à l’intelligence Pierre CHARRAS Ltions de déchargement d’un cargo en bel ordonnancement d’une séquence logi- humaine pour inventer le devenir. provenance d’Afrique, un plateau suspen- que impossible, Luc Lang parvient à réécri- On sent cependant un autre du entre ciel et terre se balance et chute, re Liverpool marée haute avec la tension changement, comme si le voyage fracassant une part de la cargaison desti- paroxystique amorcée dans Les Indiens. physique, nécessaire pour camper les Bonne nuit, née au conservateur de la Walker Art Galle- Déflagrations minuscules et sautes brus- intrigues jusqu’ici, ne s’imposait plus. ry, sir Abel Manson, commissaire général ques ne laissent pas même l’espace de dési- Je suis passé du repérage à la vérifica- de l’exposition « Un siècle d’africanisme gner le locuteur, de préciser les interrup- tion, une fois ma documentation faite ; je doux prince 1850-1950 », prévue pour l’ouverture de la tions ou de canaliser le déferlement des ne vais sur place que pour éprouver mes nouvelle Tate Gallery de Liverpool. Un voix. Electrique comme jamais, l’écriture intuitions. Ça me permet en outre d’ajou- “L’un des plus beaux romans écrits par un fils à son père. espace culturel voulu comme un emplâtre de Lang impose un tempo démoniaque ter des détails vrais que je ne pourrais ima- sur une plaie sociale ouverte qu’on néglige qui rend sensible le bug général qui efface giner. C’est souvent minuscule mais c’est Une pépite, une perle précieuse, un éclat de diamant.” de traiter. des paysages, fait entrevoir d’autres pro- ce qui fait le corps même de l’immersion. Bernard Lehut, RTL L’accident et ses suites – un vol, un suici- grammes, confus à force d’instantanéité, Reste que cette nouvelle mouture est de bientôt déguisé en accident et une énig- et laisse la trace d’un présent en surten- plus que jamais musicale. “Des gestes que l’on n’a pas faits, des mots que l’on n’a me dont la clé dévoile un passé dont la pos- sion dont l’écrivain est moins le scribe que Dès Voyage sur la ligne d’horizon (Galli- pas dits… les occasions manquées entre un père et son fils. ture du conservateur défunt masquait la le griot, mariant musiques du monde et mard, 1988), à en croire certains de mes Un chant d’amour.” dimension tragique – propulsent l’assis- électronique. Une réécriture aussi magis- lecteurs, jazz et blues étaient déjà présents. Edmonde Charle-Roux, La Provence tant de la victime au premier rang. Chargé trale qu’aboutie. a Comme un rythme venu en soutien de de l’expo et en quête d’une vérité brouillée, Ph.-J. C. l’écriture. Il est vrai que je viens d’un uni- comme ces ondes où les voix se chevau- vers visuel, mais depuis toujours je crois chent, s’altèrent, se perdent pour ressurgir La Fin des paysages, de Luc Lang, écrire à l’oreille. Et pour moi le rythme de plus tard. Stock, 504 p., 20,99 ¤. la phrase prime, quel que soit l’écrivain