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Études littéraires

Espace et Rythme du chanté au Québec Bruno Roy

Poétiques de la chanson Article abstract Volume 27, Number 3, hiver 1995 Orality defines the format of the song. This article examines lis historical character within the context of Québec (1960-1980) and with special reference URI: https://id.erudit.org/iderudit/501096ar to the singers, the Osstidcho show, Québec performing groups and the lyrics DOI: https://doi.org/10.7202/501096ar sung by female singers. In song, spoken language is as it were appropriated by literary expression. Since Osstidcho, however, the characteristic earmark of the See table of contents Québec song has been to give up literary language in favour of popular idiom. Performing groups, for example, have relinquished their use of meter in order to emphasize the accentual nature of French, whose pulsating movement expresses a more explicit North American sense of rhythm. Publisher(s) In their bid for complete creation, female singers for their part have Département des littératures de l'Université Laval questioned the link between the body and orality. This fact has not been without consequences for the use of the French language. Since 1980, it is thus ISSN through the individual voice that many songs have found their «musical personality». 0014-214X (print) 1708-9069 (digital)

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Cite this article Roy, B. (1995). Espace et Rythme du chanté au Québec. Études littéraires, 27(3), 61–73. https://doi.org/10.7202/501096ar

Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1995 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

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• Même s'il y a des liens analogiques parfois, une continuité, ont établi des ruptures. C'est la musique n'est pas l'écho sonore des paro­ ainsi qu'une nouvelle éthique du rythme, les. Les paroles, par leurs éléments phoné­ donc du sens, va redéfinir, dans un nouvel tiques (consonnes fricatives ou explosives espace du chanté au Québec, une certaine et voyelles), structurent la musique. Nonobstant réalité socio-linguistique. le timbre, une sorte de trinité musicale mani­ La musique des phrases feste le son : Une théorie de la chanson poétique, par — mélodie : successivité — harmonie : simultanéité exemple, a d'abord insisté sur une interpréta­ — rythme pulsivité tion « moralo-linguistique » : « voyez comme les chansonniers maîtrisent bien leur langue », De fait, l'oralité constitue le format de la entendait-on. Le chansonnier laissant réson­ chanson. Le discours parlé qui s'y trouve, ner en lui la musique des phrases (la matière du poétique au familier, oralise les struc­ sonore) a permis au parcours du texte de tures de phrases chantées. Cet effet de prendre « forme mélodique ». Il ne restait à la persistance a son historicité que nous pou­ chanson qu'à devenir « œuvre » poétique. Ce vons examiner, dans le contexte de la chan­ qui lui a été reconnu. son québécoise, à travers quatre expressi­ De la même manière, l'interprète fémi­ vités : celle des chansonniers, celle de YOsstid- nine des années 60 au Québec appuyait sa cbo, celle des groupes québécois et celle performance scénique sur un code esthéti­ des femmes. Rythme du verbe et rythme du que consonnant : harmonie vocale résultant son sont l'espace même du chanté. L'oralité d'une certaine intonation des mots dominée québécoise, à la fois histoire de rythme et par une qualité d'émotion. L'accord, c'est de performance, impose ses propres codes. l'unité. Tout ce qui ne correspond pas à Ce sont ces codes qui, tout en maintenant cette unité est dissonant. Pour ces voix

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féminines, pourrait-on dire, l'art de la Sachant la vie sur son dernier printemps chanson est mélodie. Or, à cette époque Pauvres immortelles plutôt triomphante des poètes-chansonniers, « les Immortelles » (1961) l'esthétique de l'interprète féminine est plu­ C'est dans son chant que le chansonnier est tôt assurée par une compétence vocale que poète \ que nous le sentons tel. Le terme guide aussi une conception harmonique des chant, selon Paul Zumthor, renvoie à un mode paroles. Les voix de femmes, en ce début de d'existence esthétique qui n'est pas du même « révolution tranquille », proposent une chanson ordre que ce que nous nommons couramment d'ici et d'ailleurs dont les qualités littéraires poésie. Certes, poème et musique sont en sont établies par relations injonctives avec la conjonction affective et englobent, pourrait- voix : on dire, les mécanismes de la sonorité pure. Chanter est bien le mot. Car est une L'évidence du chant, dans les premières chanteuse qui... chante. Elle ne « dit » pas, elle « emmusique » chansons des chansonniers, définit, par l'oc­ tout ce qu'elle veut faire passer. [...] Sa façon d'être en cupation d'un espace oral précis, un certain scène, sa façon bien à elle de chanter, de laisser longuement porter sa voix, de décupler, en émotion, une sonorité, tout idéal de la voix humaine, évitant de faire de la cela est hautement neuf et original (la Presse, p. 6). chanson ce que les analystes en ont fait : un objet exclusif de langue écrite. On reconnaît Or, l'éclat de la parole poétique a favorisé la que l'art de la chanson poétique est mélodi­ « pureté du message » que les chansonniers que. Le chant s'ajoute aux syllabes. La rime ont longtemps adoptée comme critère de du chansonnier par exemple, comme une sorte qualité de leurs productions. Ici, la prosodie d'extension rythmique 2, marque pour l'oreille chante avec les paroles. La mélodie naît de la l'imitation la plus parfaite du beau. L'ensem­ langue parlée. Pour le chansonnier, le parlé- ble est homophonie. Voyelles et consonnes chanté est une pratique naturelle comme en sont musicales. Les chansonniers cherchent fait foi cet extrait d'une chanson de Jean- les mots et « les notes qui s'aiment », pour Pierre Ferland : paraphraser Mozart. Toutefois, ils ont consi­ Mais vous ne saurez jamais le soir d'une vieillesse déré le vers moins comme un vers syllabique Où vieil amour sur vieil amour, las, on se berce que comme un vers accentué. Ils ont référé Le cœur usé mais plus tendre qu'avant Fragile à l'œil, sensible au vent aux artifices de la versification (suppression,

1 « Toute poésie destinée à n'être que lue, écrit Ferré, enfermée dans sa typographie n'est pas finie. Elle ne prend vraiment son sexe qu'avec la corde vocale... », cité par Robert Giroux, p. 405. 2 Alors que le chant « scat » est fait d'onomatopées et de syllabes comme dans « Gros Pierre » de G. Vigneault : « da babidou »...

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enjambement 3) pour établir une nouvelle chansonniers québécois posent que le rythme répartition des éléments phoniques que sont adhère à un phrasé condensé. Ces procédés les syllabes. La figure rythmique l'emporte ; et techniques relèvent d'une même rythmique 5 : elle est le vers composé de plusieurs groupes musique légère, cotillon, quadrille et gigue, mu­ rythmiques qu'un Claude Léveillée a, parmi sique de mots, de phrases répétées en écho, de d'autres, su exploiter avec bonheur : vers intercalés au milieu d'une phrase et la Mon pays c'est grand à se taire coupant telles de pures ritournelles chantantes. C'est froid c'est seul Il n'y a pas de doute que les chansonniers C'est long à finir à mourir ont assimilé à la langue poétique des sonori­ Entendez-vous les vents, les pluies, les neiges et les forêts 4 Mon pays quand il te parle tés d'ici que l'on a associées à une dimension Tu n'entends rien tellement c'est loin, loin, loin, loin archaïsante de notre langue. L'oralité, chez « Mon pays » (1964) Vigneault, entre dans un rapport d'opposi­ tion ancien/ nouveau dont les pôles sont une Certes, le mot participe de l'usage que l'auteur-compositeur ou l'interprète fait de « synonymie stylistique » : l'archaïsme et le sa langue, tantôt littéraire, tantôt rythmique, néologisme. Chez et ses tantôt joualisante. Malgré la prédominance paroliers, cette synonymie compte également d'une langue poétique, l'écriture, chez cer­ les anglicismes. tains chansonniers, a toujours intégré des Leur voix et leur rythme déterminent un procédés oraux qui montrent que ce qui est rapport important à la culture orale. Luc encore présent, c'est ce vieux fond français Plamondon a bien identifié ce rapport : « Le de la langue d'oïl. québécois est ici le langage de l'émotion Or, le vieux français est au centre du mou­ directe » (Je Devoir, p. 17). Favorisant ce vement rythmique de la langue française du lien direct, les auteurs exploitent une écri­ Québec. N'oublions pas que certains élé­ ture traversée par un langage oral. Chez eux, ments qui paraissent être empruntés à l'an­ l'utilisation du discours parlé, jusqu'au ton le glais, sont en réalité dérivés du français du plus familier, est un fait de culture populaire XVIe siècle. Dans les chants anciens, par exemple, qui n'a jamais caché ses origines. l'addition de syllabes exprimait du rythme. De fait, ce qui se produit, c'est une espèce C'est ce qu'on nomme aujourd'hui* turlutage » d'appropriation du langage parlé par le lan­ chez ou chez Gilles Vigneault. gage littéraire. Vigneault et les autres chan­ Ainsi, les « chansons de danse » de plusieurs sonniers avec lui ont réinvesti la langue

3 « L'enjambement nie partiellement le mètre ; la phrase d'un vers empiétant sur le vers suivant, il y a rupture du parallélisme entre mesure syllabique et forme syntaxique », Groupe JLl, p. 75. 4 Ce vers correspond à une « ligne d'horizon ». Et la note « tenue » (sur le mot forêt) marque bien la trajectoire musicale de la chanson : l'espace infini. 5 Les chansons rythmées de Gilles Vigneault, comme « la Danse à St-Dilon », s'inspirent beaucoup du folklore celtique.

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populaire dans la langue littéraire. Or, cherché à consigner, dans la chanson, son depuis Charlebois, ce qui caractérise la espace nord-américain. Le rock qui s'y dé­ chanson québécoise, c'est l'abandon d'une ployait était une forme d'expression authen­ langue littéraire au profit d'une langue popu­ tique. laire. Dans la chanson, le texte est un texte Issu de divers usages, le jouai va malgré de paroles. Ce que confirme Luc Plamon- tout à rencontre d'une norme esthétique. don lors d'une interview : « Ce qui m'excite Quant au jouai de Y Osstidcho, il a renoncé dans l'écriture, c'est la transposition du lan­ à la métrique amplifiant plutôt le caractère gage parlé. Je n'ai jamais écrit quoi que ce accentuel de la langue française. Voilà com­ soit pour être lu, j'ai toujours écrit des ment Charlebois a rompu avec les normes choses pour être entendu » (Tremblay, p. 17). de la chanson à texte. Sa pratique rythmi­ Or, ce qui est intéressant, c'est que la mu­ que fut une rupture (plus ou moins cons­ sique rock, qui inscrit des charges pulsion­ tante d'ailleurs) avec le modèle français du nelles, tolère difficilement la superposition poème versifié. Les écarts produits sont du texte poétique traditionnel et son com­ autant de variations significatives mais qui mentaire musical ainsi que le pratiquaient n'affectent pas le message en profondeur. les chansonniers. La prise de parole est Ce qui est modifié, c'est l'aspect oral, non la alors en tension entre le jouai (langue par­ forme phonique. Ainsi dans « Lindberg », si lée) et la langue française (langue écrite). le sacre est une adjonction (fond sonore de la chanson) qui s'actualise en valeur séman­ Culture du jouai, culture du rythme tique, au plan sonore, le sifflement des Avec Y Osstidcho, spectacle multidis- fricatives (hostie, sacristie, Christ) rend le ciplinaire présenté en 1967, l'idée d'une rythme plus agissant. nouvelle stylistique de la chanson est insé­ Or la distribution des accents, dans le parable d'une nouvelle rhétorique du texte jouai, est de l'ordre du discours, non de la chanté. Pour l'essentiel, le jouai remplit une métrique. À l'inverse du poème versifié, le fonction de langue, c'est-à-dire dans le mi­ jouai ne peut pas tenir de la notion de lieu qui l'utilise, une fonction de communi­ rythme dans son sens de périodicité. Dans cation. Charlebois et ses paroliers ont expé­ les chansons de Charlebois, le retour à l'ac­ rimenté des « brisures linguistiques » qu'il cent est très irrégulier, phénomène qui rap­ ne faut pas confondre avec une rupture to­ proche ses paroles de la chaîne parlée. Sa tale de la langue. L'éclatement des paroles « métrique »jouale, par rapport au langage, est un indice de la transformation d'un monde est naturelle. La métrique, ici, repose sur que Y Osstidcho a imposé. Sa musique prend des accents de mots forts et fixes ou égaux : une valeur instauratrice pour la modernité Elle s'appelait Conception 6 de la chanson québécoise parce qu'elle a Elle avait besoin d'affection

6 Entendre conceptionne, affectionne, en prisonne...

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Elle avait un chum en prison Les unités rythmiques de ce refrain, bien Parce qu'il jouait trop bien du gun Conception qu'appartenant à une structure binaire, sont différentes du rythme de marche où « Conception » (1972), Robert Charlebois c'est le premier temps qui est accentué. Chez Charlebois, on retrouve un retour L'effet de balancement est indiqué par le constant d'un accent de hauteur sur les ac­ retour constant d'une montée/ chute : telle cents de mot primaires et secondaires par est la « ligne » musicale de « Lindberg ». Ainsi, 7 une remontée/ descente de la voix. D'autres la blue note , chez les Québécois, se ren­ forces sonores que la seule mélodie se sont contre presque toujours à la fin de la phrase imposées. Le rythme secret de la langue orale ou du groupe de souffle : là, tsé, sti, kriss, est l'une de ses forces. Il repose souvent sur etc. Mots et ponctuation monosyllabique le même nombre de syllabes, comme dans la à la fin des phrases ou dans des groupes de chanson « les Ailes d'un ange » où il n'y en a souffle, telles des exclamations, ponctuent que quatre : ce mouvement de haut et de bas : « Enwoueil ! Grouille-toi ! Donnzi ! Dépêch ! Fly ! Patinn ! Avec Aline Pourvu qu'ça pine Pédall ! Fa ça vite ! Plus vite que ça ! Tu 8 Avec Thérèse fournis pas ! » Fraise contre fraise Ce qui serait plus spécifique à l'américain Faut pas qu'ça niaise populaire et qui conviendrait très bien au « les Ailes d'un ange » (1968), Robert Charlebois jouai, c'est la syncopation. Ce terme, utilisé La forme linguistique des chansons de Char­ par Laurent Santerre, veut décrire ce phéno­ lebois est manifestée grâce à une substance mène d'écrasement de la syllabe qui était rythmique dont la structure peut être dite très courant en vieux français. L'effet com­ iambique par une suite de stimulations don­ biné de réduction et d'allongement de la nées : syllabe permet la diphtongue : «c't'euxaut', dans'a tête, tous'ès jours, l'aut'soer, ché' Des hélices : astros-jets, whisper-jets, clipper-jets puuuuu», etc. Nombre de chansons québécoises Turbos à propos Chu pas rendu chez Sophie sont dominées, en effet, par un mouvement Qui a pris l'avion Saint-Esprit pulsionnel et une rythmicité nord-américaine. De Duplessis Plus intéressant encore, la diphtongaison Sans m'avertir pourrait être associée au phénomène de « Lindberg ! » (1968), Claude Péloquin/ Robert Charlebois syncopation pris dans son sens musical :

7 Blue notes : altérations d'un quart de ton par rapport au 3e et 7e degrés de la gamme temporee. « La blue note, déclare Ben Sidran, c'est la note soûl ». Le blues est considéré comme la musique des Noirs. Avec la diffusion massive de musique rock (et de la musique afro-américaine en général), les blue notes sont moins rares. 8 Charlebois, Robert, et Réjean Ducharme, « Mon pays ce n'est pas un pays c'est un job », 1970.

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procédé rythmique qui consiste à déplacer, Des lignes de mots sur en le prolongeant, un temps fort sur un des lignes de musique temps faible. Nous assistons donc à l'émis­ Chez les chansonniers québécois, le ré­ sion anticipée d'une note qui est ainsi atta­ seau des signes s'est déployé sur une com­ quée entre deux temps. Cette sorte d'élan préhension des paroles ; les groupes, sur pris pour la production d'un temps fort cor­ une appréciation de la musique. Meschonnic respond, dans le texte chanté, au phéno- rappelle que « le plan où avait lieu la confu­ mème d'accentuation dont nous parlions sion entre la musique et le langage, et qui, plus haut. L'accent correspond à l'éclate­ historiquement, justifiait une définition com­ ment de la phrase, c'est-à-dire, chez Charlebois, mune du rythme, était le chanté » (Critique à une rupture esthétique. du rythme, p. 133). Incidence inévitablement Un fait s'impose : l'élément dissonant mo­ linguistique : la langue joualisante des grou­ difie les formes musicales jusque-là établies. pes québécois oblige à repenser le rythme : Combinées à une dimension ludique, elles oralité, diction, engendrement sonore, etc. débouchent sur de nouvelles activités créa­ Une langue est un lieu de rencontre dont les trices (conceptuelles). Ce qui, formellement, référents géo-culturels sont repérables. De­ apparaît comme un déséquilibre rythmique puis le spectacle de VOsstidcho, on l'a vu, on devient, dans les chansons de Charlebois, ne peut plus négliger la dimension nord- un terme marqué rythmiquement. Le rythme, américaine de notre chanson. dans VOsstidcho, est sens, il fait sens ; il détermine un ensemble de rapports socio­ Ainsi pour Robert Charlebois, Lucien culturels qui lui assure, outre une valeur Francœur, Plume Latraverse ou Gerry Bou­ instauratrice, une valeur manifestaire. let, les syllabes longues (moins nombreuses À partir du moment où la chanson québé­ qu'en français standard), alternent avec plu­ coise s'est mise à faire du rock en français, sieurs syllabes courtes (plus nombreuses). elle s'est redéfinie en fonction d'une modernité L'équilibre rythmique trouve son point d'ap­ musicale. VOsstidcho, sens et sujet du rythme, pui sur une sorte de réduction syllabique a donné des assises sémantiques à notre propre à la langue parlée, et plus précisé­ américanité francophone. ment au jouai de certaines chansons ; tout

FRANÇAIS STANDARD FRANÇAIS QUÉBÉCOIS Depuis que je sais que ma terre est à moi Depuis qu'sais qu'ma terr' est à moé (Harmonium) Oui, même mes blues ne passent plus dans porte Oui, mêm'mes blues passent pu dans porte (Offenbach) Je suis prisonnier de la ville à longueur d'année Chu pogné dans l'bas d'ia ville à l'année (Aut'chose)

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cela dépendant, bien sûr, d'une syntaxe qu'mots/ d'même 9 ». Ces trois groupes de syncopée. Ce jouai que chantent les Québé­ mots ont à peu près la même durée en raison cois est souvent marqué par le retour cons­ du même schéma rythmique : une syllabe tant d'une montée-chute ; ce qui produit un courte, la deuxième portant sur un accent de effet de syncopation (et de balancement) plus hauteur. La syncope est dans le troisième élevé. Le tableau suivant vise à mettre en groupe. Le d' (le e étant écrasé/ effacé) sert évidence les différences qui existent entre de point d'appui pour la production d'éner­ français standard et français québécois (voir gie accentuelle de la syllabe même (allon­ tableau à la page ci-contre). gement/ diphtongaison). Même chose pour Ce phénomène, différent entre l'anglais et « Mes blues passent pu dans'porte » d'Offen- le français, combiné à un retour d'énergie à bach : le dans sert de point d'appui pour la l'intérieur d'un même groupe de souffle, syllabe Mongécporte. caractérise l'intonation « québécoise » : Certes, le désir est grand de coller des « lignes de mots sur des lignes de musique » L'aut'soer, l'aut'soer j'ai chanté du blues L'aut'soer, l'aut'soer, ça l'a rendu jalouse (la formule est de Lucien Francœur), mais le Anyway, les femmes sont jalouses du blues déroulement mélodique nous paraît cons­ Câline de blues faut qu'j'te jouze truit par sons, c'est-à-dire par cris, comme « Câline de blues » (1971), Offenbach des éclats de vitre se brisant. L'élocution de Francœur, par exemple, va au devant de la Le jouai ne révolutionne rien ; il « joue » musique. Sa voix, ne se fondant pas aux mieux que le français écrit. Car les règles de instruments, ne se laisse pas porter par la la versification française n'ont toujours été ligne mélodique. À l'inverse, avec Harmonium, que des conventions et non des lois obligées. les musiciens placent l'auditeur, au moyen La chanson québécoise a tout simplement de longs développements musicaux, dans un refusé ces règles tout en continuant de con­ présent musical qui impose une complexité server des formes archaïques (métriques et mouvante bien contemporaine et simulta­ musicales). C'est ce modèle qui pose pro­ née du geste de renonciation musicale. Har­ blème à ceux qui étudient la chanson. monium n'est pas le seul groupe québécois à Desdémone Bardin, dans Culture du rythme, s'être comporté d'abord comme des musi­ culture du verbe, a bien montré que la ligne ciens. C'est en cela que leur comportement mélodique, dans la langue française du Québec se différencie de la démarche des premiers se caractérise par son balancement dû à un chansonniers québécois. Toutefois, leur con­ retour fréquent d'accents. C'est ce mouve­ ception du rythme s'inscrit dans le prolonge­ ment rythmique qui le différencie du fran­ ment de la structure poétique des œuvres çais standard. Ainsi chez Plume : « J'ai mis/ chansonnières. En effet, note Robert Giroux,

9 «Bossa-Mota», 1974.

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les marques formelles de la chanson « Comme aux sonorités intempestives, aux accords un fou », par exemple, relatives à des structures frappés, sur un rythme surexcitant, intensément répétitives qui sont celles de la versifi­ urbain. Certes, l'époque s'y prête. Le rythme cation traditionnelle, correspondent à des commence avec le corps. contraintes proprement linguistiques. En favorisant la recherche de synthèses La musique moderne brise le rapport con­ musicales, les groupes québécois ont démon­ ventionnel en provoquant une nouvelle inter­ tré une maturité créatrice qui a reflété d'em­ action du texte poétique et de sa mise en blée une double évolution : celle de la chan­ musique. C'est ainsi que le rock renonce en son québécoise certes mais aussi celle de quelque sorte à la signification issue du texte, toute une société. La pratique artistique, procédant plutôt de l'éclatement de son ma­ globalement et à sa manière, a aidé la langue. tériau phonique. En ce sens, le langage verbal On sait comment celle-ci n'a pas toujours eu est défait. L'opposition verbe/ son n'a plus, à le soutien nécessaire à son affirmation « nord- tout le moins, le même impact. Au Québec, américaine ». La chanson, parmi d'autres on ne peut nier que la musicalité américaine moyens (poésie, roman, théâtre, cinéma) a ou anglaise a imposé à long terme quelques redonné à la langue d'ici sa concrétude, c est- traits phoniques au développement de notre à-dire ses espaces rythmiques réels. Ce fai­ phrase parlée ou chantée. L'oralité y transpa­ sant, le Québec a suivi le reste du monde et, raît. Le discours de l'écriture se ré-oralise, peut-être, par son aspect linguistique, l'a-t-il concentrant, à la manière de Raoul Duguay devancé. Nos chanteurs n'ont-ils pas été les (période de l'Infonie), l'énergie d'une civili­ premiers de toute la francophonie à faire du sation dans l'œuvre de la voix vive. rock avec des paroles françaises ? Par ailleurs, les emprunts au blues et au La voix du corps jazz ont souvent modifié la manière de cou­ per les mots ou d'accentuer les syllabes. La Dans un pays de « langue belle », il n'a pas répartition des temps forts et des temps fai­ été facile de parler la « langue de chez nous » bles en a été bouleversée. De tels change­ pour reprendre les termes d'Yves Duteil. ments sont dus à un nouvel esprit musical Pour les interprètes féminines, le problème moderne né d'une sensibilité rock et de sa se dédoublait puisque dans les années 60, dynamique, plutôt qu'aux impératifs de la sauf exception, une langue (leur) était attri­ prosodie. Construction d'un texte et mise en buée. À cette époque, on pouvait presque forme d'une mélodie changent : le nouveau affirmer qu'à une interprète correspondait codage illustre davantage la constitution phy­ une variété linguistique. Ce que Plamondon, sique du son et son effet sur l'organisme. à sa façon, reconnaît : La musique rock d'Aut'Chose, d'Octobre Les chansons que j'ai faites pour Monique Leyrac sont ou d'Offenbach met en évidence l'instinct écrites en « beau français ». Pour Renée Claude, c'est un rebelle grâce à leurs chansons courtes, français plus libre, plus swing, un français parlé mais on

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voit mal Renée Claude parler jouai. [...] Diane Dufresne Démasquer son identité française, était-ce vient de l'est de Montréal et je fais parler les personnages plus difficile pour une interprète québécoise ? qu'elle peut être (la Presse, p. 4). Louise Forestier — du Charlebois paiement Absentes du langage créateur, réservé aux féminisé, disait-on — fut la première fille à hommes, les chanteuses étaient absentes de chanter en jouai, ce jouai si excessif associé la création tout court, confinées à leur rôle au langage de YOsstidcho. Elle et Diane Dufresne d'interprète du langage des autres. Il est demeurent les interprètes les plus audacieu­ intéressant de noter que l'acte créateur donne ses de cette époque contre-culturelle. Ten­ accès à toutes les dimensions de la langue et, tant de naturaliser leurs accents, leurs cris qu'à cet égard, les interprètes féminines de­ ont changé le rapport à l'oralité ; nouveau vaient, pour elles-mêmes, reconstituer cet rapport dont ont bénéficié les chanteuses acte. On pense ici à Diane Dufresne et à qui ont suivi 10. Or, les chanteuses modernes Pauline Julien qui le confessent : se donnent non plus à travers le code de la chanson poétique, mais à travers celui du À l'époque des cabarets, je chantais, en surveillant ma diction, « La solitude » de Barbara, « La scène » d'Anne rock'n'roll et cela dans une langue organi­ Sylvestre. [...] Pendant des années, j'ai même travaillé à que qui, comme Dufresne, a apprivoisé la faire disparaître les vibrations que j'ai dans la voix. Je les ai culture populaire de son temps. retrouvées ou plutôt, je ne les freine plus maintenant (citée par Puize, p. 10). J'avais des shakes dans l'corps Avec ton coq en six et ta guitare chromée Petit à petit, Julien qui fait carrière en Quand j'entendais Hound-Dog France, interprétant entre autres du Raymond Dans l'juke-box du snack-bar Lévesque, reconquiert un accent qu'elle avait Où j'vendais des hot-dogs eu jusque-là. À ce titre, son interprétation de « Chanson pour Elvis » (1975), « Bozo les culottes », écrit par Raymond Lé­ Luc Plamondon/ François Cousineau vesque a valeur emblématique : « De peur Le son. La voix. Le corps. Chez les femmes, qu'en aurait d'autres comme toué qu'auraient le fond sonore, à la Moody Blues, c'est les le goût de r'commencer ». vocalises par où passe l'électricité de leur voix. C'est presqu'un cliché. Mais cette voix, Ce « toué-là », elle se sent incapable de le dire, toute baignée qu'elle est du toi parisien. [...] et, Pauline, pendant deux c'est aussi une relation, affirme Diane Du­ ans, va donc chanter « d'autres comme toi » au mépris de la fresne : « Ma voix, c'est un fait intermédiaire rime. Et puis un soir, comme ça, le « toué » est sorti, presque entre moi et le public ; c'est avec ma voix que à son insu. Un détail, bien sûr, mais significatif d'une certaine forme de redécouverte de sa propre spécificité je montre aux gens où j'en suis rendue » (Calvet, p. 13). (Dufresne, p. 35).

10 C'est maintenant un phénomène linguistique normalisé ; l'accent montréalais est indissociable de la chanteuse dont Jean Beaunoyer dit : « qu'elle est la seule interprète qui chante avec l'authentique accent québécois ».

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Trouver son langage et son autonomie défini selon la loi masculine du spectacle. Car, en Amérique. Être femme et artiste dans on ne peut l'ignorer, les techniques de la voix sa propre langue. Privilège du créateur ou et du corps sont sociales. Sous-tendent-elles concession du parolier ? Le langage de Monique une transformation réelle des pratiques artisti­ Leyrac, celui de Renée Claude, celui de Diane ques d'abord, sociales ensuite ? Dufresne, est-ce le leur ou celui, exclusif, de La découverte de la voix du corps, de l'oralité, écrit Meschonnic, Luc Plamondon ? Je cherche, avoue-t-il, un se met dans la pulsion. Tout un féminisme s'y est pris. Pris dans son personnalisé en fonction de la personna­ le dualisme classique du rationnel et de l'irrationnel devenu lité de l'interprète. Ainsi, sur un même sujet, paradigme du masculin-féminin, alors qu'il se croyait libéré/ libérateur (Henri Meschonnic, 1982, p. 9). il y aura deux écritures distinctes. Pour Renée Claude, il écrit : Affirmer sa féminité, celle définie par les hommes, c'est l'utiliser à des fins féministes. J'ai vu des femmes par milliers qui ouvraient leurs fenêtres J'ai vu leurs vies suspendues à une corde à linge Nul besoin du jargon militant. Affirmation pié­ J'sais pas c'que j'ai aujourd'hui... gée exigeant le détournement et la défense de tout ce que les hommes refusent générale­ J'ai dit bonjour à la vie J'aurais envie aujourd'hui ment aux femmes : agressivité, ironie, déduc­ De faire l'amour avec tout l'monde tion, domination, etc. « Avec ses trépigne­ ments à la Rod Stewart, Marjo chasse impi­ « C'est pas un jour comme les autres » (1972), Luc Plamondon/ L. Aronson toyablement les mythes féminins de la grâce et de la fragilité », écrit Mireille Simard {le Tandis que pour Diane Dufresne, il pousse Devoir, p. 24). Il est devenu évident que de l'effraction un peu plus loin : plus en plus de femmes chantent en leur pro­ pre nom. À l'occasion plus intellectuelles, Qu'est-ce qui m'arrive ? Qu'est-ce qui s'passe à matin Louise Portai ici ou Yoko Ono ailleurs, elles se J'étais sortie situent à l'opposé de la « poupée qui se déhan­ Just' pour ach'ter du pain che ». La question demeure : comment le rock peut-il permettre une « défense et illustration », Tout l'monde est beau pleine et entière, de la femme dans un milieu Les hommes me r'gardent les seins aussi masculin que le rock ? Féminisation et J'ai soif, j'ai chaud électrification seraient-ils des termes qui s'ex­ J'sens que j'vas r'voler loin cluent d'emblée ? Car les chanteuses rock se « J'me sens ben » (1973), débattent, tout compte fait, dans une forme Luc Plamondon/ François Cousineau d'expression de nature « machiste » dans la­ L'écriture de la chanson au féminin a requis quelle s'agitent une certaine violence et un un nouveau rapport au corps dans une conti­ certain comportement artistique. nuité au langage. Faire du rock au féminin a Et s'il n'a pas manqué sur les scènes de la rock-music, de chan­ exigé une renonciation au texte littéraire teuses sensibles et passionnées, de personnalités féminines

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fascinantes, de femmes-auteurs et compositeurs, il en est peu composé de musiciennes qui a emprunté son qui aient totalement assumé leur carrière, affirmant leur indé­ pendance, dans la vie comme dans la musique (Alessandrini, nom à une marque réputée de soutien-gorge, p. 90). fut fracassante. Leur sexe n'avait rien à voir avec leur musique. Entre le new wave et le Toutefois avec les années 70, les femmes jazz, elles ont marié leur rythme de femmes deviennent de plus en plus actives dans un aux dissonances sonores qui rappellent celles domaine où, traditionnellement, on les confi­ de Nina Hagen, Caria Bley ou Laurie Anderson. nait à la passivité et au voyeurisme. Ainsi, le La présence des femmes dans la musique rock n'est plus une forme d'expression exclu­ moderne relève d'une prise de conscience sivement masculine. Le phénomène est uni­ d'un ensemble de potentialités qui ont d'abord versel : provoqué un déséquilibre par une utilisation Mais aussi, à travers toutes les manières différentes, voire autre que la voix poétique. Cet espace du contradictoires, dont le rock au féminin s'exprime, une chanté, dans le théâtre des femmes, par exemple, chose est certaine : il n'y a pas un rock des femmes opposé est davantage inscrit dans ce qu'il convient au rock des hommes ; il n'existe pas une musique spécifiquement féminine ! Et si leur entrée massive dans le d'appeler des créations collectives et l'on monde du rock est passée par une prise de conscience mesure bien à quelles règles cet espace doit agressive, des proclamations ardentes, violentes ou ironi­ se soumettre. Les textes, formellement, s'ap­ ques, il semble qu'elles aient désormais le droit à la parole, au même titre que les mâles rockers, dans une musique qui est parentent certes au théâtre, cela sans perdre l'expression vivante de la réalité d'aujourd'hui (Ibid, p. 207). leur identité de chanson. Ces femmes ont développé, par la chanson, une présence En effet, jusque-là, les femmes musiciennes orale qui les rapproche du chant populaire : n'arrivaient pas à briser certains préjugés le bouche à oreille. C'est une forme qui se socio-historiques. L'utilisation de certains ins­ rapproche d'une communication immédiate truments, la batterie par exemple, reste ta­ qui exige voix et sonorité, dont la structure, bou. « Dresser l'inventaire des chansons anti­ dans les chansons, peut s'approcher par la féministes, affirme Susan Hiwatt, reviendrait musique. à faire un historique complet du rock » (Ibid, La représentation scénique des chanteu­ p. 47). Apprivoiser les sonorités électriques, ses de rock, par exemple, exige une double au Québec ou ailleurs, les utiliser, les maîtri­ distanciation : pour la chanteuse elle-même ser, ce fut longtemps le domaine privilégié qui doit contrôler l'envoi de ses signes so­ des hommes, c'est-à-dire de la masculinité et nores ou corporels ; pour le symbole qu'elle de la virilité. Dans ce contexte, peu de fem­ représente par un comportement qui est à la mes sont devenues musiciennes. Ce n'est pas limite de l'interdit collectif. La chanteuse une question de compétition, bien que celle- rock vit et chante ce qu'elle vit ; elle affirme ci ne soit jamais absente, mais l'on se deman­ sa propre vie. Or, cette « pulsion d'écriture » dait ce qu'elles avaient à offrir en contrepar­ dont parlait plus haut Meschonnic se lie tie à la musique « masculine ». La réponse de quelque part à la révolte contre la loi au Wondeur Brass, un groupe exclusivement masculin dans le milieu du spectacle, mais

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elle fait corps avec une symbolisation Gerry Boulet, Pauline Julien ou Marjo, socio-historique caractéristique du groupe correspondait à une rare authenticité. artistique au féminin. Dans la chanson, elles Dans chaque pays, c'est l'uniformisation questionnent les rapports entre la forme et de la langue qui étouffe les variantes dia­ le contenu ; questionnant pour l'essentiel le lectales, pour ne pas dire musicales. La ba­ lien entre le corps et l'oralité. Ce qui n'a pas taille du jouai, à sa manière, fut une sorte de été sans conséquence pour l'exploitation de manifeste, une sorte de « Défense et illus­ la langue française au Québec. tration de la langue québécoise », pour re­ prendre le titre d'un texte de la poète Michèle Conclusion Lalonde. Dans la chanson, le jouai a sauve­ Dans la reconnaissance de notre langue, gardé la capacité d'accentuation de notre les phénomènes linguistiques ne peuvent plus langue et, par le fait même, cette propriété être réduits à des catégories phonétiques naturelle de la langue : le rythme. puisque, justement, ils dépassent le niveau Voilà comment la chanson québécoise est premier de la communication. Les nouvelles née à un moment historique donné : une manifestations de la langue, sans distinction forme lyrique de discours a trouvé sa fonc­ de sexe, nous font mieux saisir son expressivité, tion sociale. Le public est visé comme sujet c'est-à-dire ses rythmes profonds qui, on l'a québécois. La chanson s'institue en lieu de vu, passent par la mémoire, mais aussi par la convergence culturel. Celle-ci, si on parle de voix et le corps « au présent ». C'est par un langage, a privilégié d'abord les fonctions effet de voix particulier que beaucoup de poétiques puis conatives, qui visent à faire chansons ont trouvé leur « personnalité so­ pression sur l'auditoire. L'idéologie du chan­ nore ». sonnier, s'il en est, s'est située à ce point de L'expression humaine, en tant que perfor­ rencontre, l'une basculant au profit de l'autre. mance, est une condition nécessaire à une C'est ainsi que le concept d'une chanson pleine actualisation vocale et gestuelle du québécoise a constitué l'exercice d'une fonction texte chanté. Zumthor parle des chanson­ critique de la culture, et cela à une période niers comme des seuls « poètes oraux » de la précise de l'histoire du Québec. civilisation des modèles littéraires. Cette poésie Accéder à la conscience de sa situation n'a orale ne change pas de nature : « De nos d'autre espace que celui de son affirmation. jours, précise-t-il, et depuis longtemps, il est Cet exercice est devenu la condition d'une vrai, la chanson s'écrit. Peu importe : la vi­ pratique culturelle, scénique ou théâtrale sée du discours reste néanmoins la seule qui passe par des paroles et une musique tou­ corporéité de la voix » (Zumthor, p. 144). jours reconsidérées. Les étapes historiques Cette corporéité a révélé une pratique vo­ dans lesquelles les chansons s'inscrivent dé­ cale qui, chez Gilles Vigneault ou, plus tard, limitent les conceptions esthétiques qui ont

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court mais chacune affirme une rupture conditions de son évolution sont inscrites avec celle qui précède. dans son environnement nord-américain qui Depuis la période des « Boîtes à chan­ l'a fait accéder à sa modernité. À chaque son », la chanson québécoise fait du rock fois s'est imposée une pratique langagière, en français ; celle-ci est donnée comme la musicale ou scénique qui a fait accéder la totalité de la production chansonnière. Les chanson québécoise à son état présent.

Références

ALESSANDRINI, Marjorie, le Rock au féminin, Paris, Albin Michel/ Rock & Folk, p. 90, 1984. BARDIN, Desdemone, Culture du rythme, culture du verbe, Paris VIII, thèse de doctorat, 3e cycle, Département Pays anglophones, 1982. BEAUNOYER, Jean, la Presse, 8 décembre 1986, p.B-5. CALVET, Louis-Jean, Pauline Julien, Paris, Seghers, (Chansons d'aujourd'hui), 1974, p. 13. DUFRESNE, Diane, le Devoir, 20 mai, 1978, p. 35. GIROUX, Robert, « Des textes qui chantent » dans Urgences, Rimouski, n* 26, p. 56-63. GROUPE Ll, Rhétorique générale, Paris, Seuil (Points), 1982. KEABLE, Jacques, « Une voix comme un vent long et doux, c'est Monique Leyrac» la Presse, 30 octobre 1965, p. 6. LALONDE, Michèle, Défense et illustration de la langue québécoise, Paris, Seghers/ Laffont (Change), 1979. MESCHONNIC, Henri, Critique du rythme, Paris, Verdier, 1982. MESCHONNIC, Henri, « Qu'entendez-vous par oralité ? » dans Langue française, n* 56, décembre, 1982, p. 9. PLAMONDON, LUC, le Devoir, 19 mai, 1973, p. 17. PLAMONDON, LUC, la Presse (Perspectives), vol. 5. n° 20, 1er mai, 1982, p. 4. PUIZE, Simone, « la Nouvelle Diane Dufresne et l'homme de sa vie : François Cousineau », la Presse, Perspectives, 3 février, 1973, p. 10. SANTERRE, Laurent, cité par Desdemone Bardin, dans Culture du rythme, culture du verbe, Université de Paris VII, Département de recherches linguinstiques, Doctorat, 1982, p. 47. SIMARD, Mireille, le Devoir, 9 avril, 1983, p. 24. TREMBLAY, Gisèle, « les Muses de Luc Plamondon » dans le Devoir, 19 mai, 1973, p. 17. ZUMTHOR, Paul, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil (Poétique), 1983, p. 144.

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