A.O. Barnabooth; Son Journal Intime
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% ^ VALERY LARBAUD A. 0. BARNABOOTH SON JOURNAL INTIME mrs» édUion ^"X-i PARIS Librairie Gallimard ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE 3, rue de Grenelle (vi"') A. O. BARNABOOTH VALERY LARBAUD A. O. BARNABOOTH SON JOURNAL INTIME SIXIÈME ÉDITION /zr2 PARIS ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE 3, RUE DE GRENELLE. 1922 IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE CENT EXEMPLAIRES SUR PAPIER VELIN PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA-NAVARRE NUMÉROTÉS DE I A loo TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD 1922 JOURNAL PREMIER CAHIER FLORENCE Florence, hôtel Carlton. Lung'Arno Amerigo Vespucci. II avril 190... Je suis depuis bientôt quatre heures dans cette curieuse ville américaine, bâtie dans le style de la Renaissance italienne, et où il y a trop d'Allemands. Hier matin j'étais à Berlin ; sur le quai de la gare d'Anhalt, Stéphane agitait son grand mouchoir. Traversé, en Harmonika-Zug, une Allemagne qui hésitait encore beaucoup entre l'hiver et le printemps, — le petit museau froid sous la voilette. Je me suis penché sur elle tendrement : au revoir, ma Germanie aimée.... Quand je reviendrai, les marronniers des restaurations verseront sur les tables une ombre vigoureuse. Mais c'est l'automne que je préfère dans les guinguettes des ban- lieues. On y est presque seul, parmi les larges feuilles tombées, et devant vous est un grand pot de bière blanche. lo A. O. BARNABOOTH très amère. Vers quatre heures du soir on s'en va douce- ment. Au-dessus de la sortie, il y a un transparent de " " toile sur lequel on peut lire : Auf Wiedersehen ! Mais vient l'hiver de l'Europe Centrale ! le froid immense et plein de dignité. C'est alors que je retrouve mon Allemagne, comme une épouse aimable et comme un foyer chaud. La vie devient décente et propre, avec des occupations sérieuses ; c'est le temps des études philo- logiques, avec des cigarettes et des baisers. Et le soir, sur la glace bleue des étangs, on patine jusqu'à la nuit dans les jardins royaux, tandis qu'au loin les lumières de la ville mouillent le ciel entre les branchages couverts de neige. A travers les hautes glaces de mon wagon-salon, j'ai vu venir et s'éloigner toutes les petites villes. Et j'aurais d'elles, voulu passer ma vie dans chacune humblement ; allant tous les dimanches à la chapelle ; prenant part aux fêtes locales ; fréquentant la noblesse du pays. Au loin, les grandes destinées feraient leur tapage inutile. Pendant l'arrêt à la frontière autrichienne, le valet attaché au wagon-salon m'apporte plusieurs brassées de journaux. Eprouvé une secousse : un grand illustré de Vienne publie ma photographie (peu ressemblante, et rajeunie, on me donnerait seize ans !) avec ce seul com- mentaire : M'' A. Oison Barnabooth 10,450,000 livres sterling de rentes ! Quelques pages plus loin, une note apprend au lecteur JOURNAL II que je suis " probablement un des hommes les plus riches de cette planète " et qu'en tous cas je suis " certainement le plus jeune des grands milliardaires ". Le chroniqueur qui me vieillit d'un an, me félicite d'avoir fondé des hôpitaux et des asiles dans l'Amérique du Sud ; mais " il ajoute : La manière de vivre du jeune multi-million- naire ne diiFère pas de celle de la plupart des oisifs de son " monde. J'ai d'abord pesté contre l'impertinent. J'ai même eu un instant de véritable chagrin, tout seul dans mon wagon-salon ; y avait-il au monde un homme plus injustement traité que moi ? un caractère plus méconnu que le mien ? C'était si peu moi, mes rêves, mes aspira- tions, ma physiologie et mes élans d'enthousiasme, c'étaient tellement " les autres ", ce jeune multi-millionnaire fondateur d'hôpitaux ! Et " oisif" moi qui consume ma vie dans la recherche de l'absolu ! C'est toi qui es un oisir, petit journaliste courbé toute la nuit sur une table. Puis, j'ai bientôt reconnu, dans cette note, l'ironie cérémonieuse que je remarque chez tous les hommes de fortune modeste avec lesquels j'entretiens des rapports (de plus en plus rares, heureusement). Je les aborde sans arrière-pensée, d'homme à homme, familièrement, à l'américaine. Et eux, ils me font des courbettes, et en baissant la tête, ils me tirent la langue. Dans la raçon obséquieuse dont ils me serrent la main, je sens tout leur mépris pour moi. Ils ne cherchent même pas à se cacher, 12 A. O. BARNABOOTH quand ils me font ces grimaces ; ils estiment qu'un mil- liardaire est trop stupide, pour s'apercevoir qu'on le flagorne. Ils sont tellement subtils. J'ai d'abord cru que cette ironie n'était qu'un rictus d'envie. Oh, mais alors, le malentendu se dissiperait dès les premières paroles. Et je faisais des bassesses pour qu'un pauvre consentît à m'admettre sur un pied d'égalité. Eh bien, non, ce n'est pas de l'envie ; c'est l'incapacité de voir et d'aller au-delà de certains concepts, de certains faits. C'est de la sottise, tout simplement. — " Mais com- prenez donc que, malgré mes 10.450.000 livres sterling, " je vous vaux bien ! Ils ne comprennent pas, ils continuent à rire du gros richard stupide. Tous les gestes que je fais, toutes les idées que j'exprime leur paraissent d'un comique prodigieux. Songez donc : un milliardaire se permettre d'avoir des idées. Il me faudrait entreprendre de grandes choses, lancer de grandes affaires de finance, comme fit mon père — mon père que Wall Street, éblouie, surnomma " l'Inca ", — il me faudrait troubler toute l'économie d'un monde, pour que ces petits hommes comprennent enfin qu'ils sont tout juste dignes d'être mes instruments. Et je pourrais faire cela. Mais à quoi bon ? jamais ils ne sentiront la tendresse de mon cœur solitaire, et le reste n'est rien.... Une fois de plus, mon expérience dément tout ce que m'avaient dit mes instituteurs : je n'ai trouvé d'esprits fins et d'âmes délicates que chez les riches et parmi les grands. JOURNAL 13 Un instant, songé à écrire au chroniqueur viennois : " Monsieur, je n'ai que vingt-trois ans ; mais ne rectifiez pas, c'est inutile. Pour le reste, je vous demande humble- ment pardon d'avoir été cause que vous avez montré " votre inintelligence, Mais il aurait pris cela pour une raillerie. Et cependant.... Et, comme toujours, j'ai trouvé moyen de passer mon ressentiment sur moi-même. A la gare frontière d'Ala, j'ai abandonné mon wagon-salon pour un compartiment de seconde, presque plein. Public d'honnêtes bourgeois de Munich. J'ai choisi la face la plus épanouie, et pendant une heure, je n'ai fait que parler de mes châteaux, de mes villas, de mon yacht, de mes automobiles, de mes " immenses propriétés " (en restant au-dessous de la réalité, car ils ne m'auraient pas cru ; et en me gardant bien de dire que j'ai fait vendre tout cela — ils n'auraient plus compris). — " Ah, vous ne voulez voir en moi qu'un homme riche, pauvres petits hommes satisfaits de vos vingt mille marks l'an, — eh bien, vous êtes servis ! Riez, ' riez donc du ridicule parvenu vantard de sa richesse ! Pendant ce temps, je sentais couler en moi de brûlantes larmes intérieures. — J'avais certainement la fièvre ; j'étais ébloui de honte. Eux souriaient, ils retrouvaient en effet leur type favori du " Parvenu vantard de la bourse ", c'était tout à fait ça. Pas un ne comprenait. " Je pensais finir par un éclat de rire : Messieurs, je viens de me moquer de vous, copieusement !" Ou bien j'aurais dit que " le mépris du pauvre est le commcn- 14 A. O. BARNABOOTH cément de la sagesse ", ou quelque lamentable bouffonnerie de ce genre. Mais, pas du tout. A Vérone je suis descendu tranquillen.ent en saluant l'honnête compagnie, et je suis rentré dans mon wagon-salon. J'étais comme un enfant après une crise de sanglots. Mon chagrin m'avait quitté, tout s'apaisait en moi ; je me sentais très bon. J'avais expié la peine qu'on m'avait faite, et l'harmonie était rétablie entre le monde et moi. J'ai fait la dernière partie du voyage, de Bologne jusqu'ici, dans un wagon de troisième, plein de jeunes Pfarren prussiens. Je n'oublierai jamais ces gargouilles penchées à la portière, dégorgeant toute la bêtise d'un grand peuple sur les paysages trop savants pour eux et trop sinriples, de l'Italie. Les villages les plus lointains en étaient éclaboussés. L'art et la religion, naturellement... "Sensualité déréglée... pratiques superstitieuses..." Tout le rouleau du phonographe. Et la lumière italienne sur tout cela ; la douce, l'in- dulgente, l'intelligente lumière toscane, légère, et un peu attristée. Florence, 12 Avril. Courses, une partie de la journée ; Via Tornabuoni, via de Vecchietti, via Strozzi, place Victor-Emmanuel. Reconnu par plusieurs personnes (le petit comte Bettino, etc.), les anciens hôtes du Casino Barnabooth. Télé- grammes à Poole, à Charvet, à Briggs, à Thomas et à JOURNAL 15 Lock, pour qu'ils m'adressent ici ma garde-robe d'été. Comme ils me préparent tout à l'avance, j'aurai cela dans trois jours. J'ai cependant fait de nombreux achats dans les boutiques florentines. Des chemises, des cannes, des articles de voyage, des objets de cuir, de la papeterie de luxe. Tout cela est étalé sur les tables et les fauteuils de mes deux salons.